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La Chanson Grise
24 novembre 2013

Bug à Rach

Im. JCP IMG_2276 copie

 

                Bug à Rach

 

Le site planétaire au départ salvateur 

Ne vit pas seulement l'ombre d'un aviateur :

Le vaisseau ne vint pas, privant tous les fidèles

Du grand séjour céleste où la vie serait belle.

 

Alors la tête basse et foulant de son pas

Les offrandes à Ceux qui ne paraissaient pas,

Une foule affligée, affaiblie par le jeûne,

Demeurait là sans voix, les vieux comme les jeunes.

 

Privés de leur futur d'un caprice Maya,

Délaissés au Rocher des dieux de l'au-delà,

Certains croyant voler, le regard impavide,

Les deux bras déployés se jetaient dans le vide.

 

On éleva la stèle au rocher meurtrier,

Petit vaisseau de marbre à la pointe d'acier;

Et l'on vient célébrer, en mémoire au désastre,

Le souvenir de ceux qui crurent trop aux astres.

 

 

JCP 11 2012, à l'autre "Montagne de l'Âme"

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17 novembre 2013

La Création

  Im. x aimages

                   "L'Univers est infiniment vaste

                 -  sauf peut-être dans les coins."

 

                                        Hubert Lesélène

9 novembre 2013

Haïku : 333 ...

                           Im. x                          

 dieu_2_copie

 

Dieu c'est attristant

ne peut aller à confesse

en cas de péché

 

JCP

3 novembre 2013

Charles Ferdinand Ramuz, ALINE

 

517OSDBb5oL

 

Bibliothèque numérique romande ebooks-bnr..com

 Texte libre de droits

 

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I

 

                   Julien Damon rentrait de faucher. Il faisait une grande chaleur. Le ciel était comme de la tôle peinte, l’air ne bougeait pas. On voyait, l’un à côté de l’autre, les carrés blanchissants de l’avoine et les carrés blonds du froment ; plus loin, les vergers entouraient le village avec ses toits rouges et ses toits bruns.

 

Il était midi. C’est l’heure où les grenouilles souffrent au creux des mottes, à cause du soleil qui a bu la rosée, et leur gorge lisse saute à petits coups. Il y a sur les talus une odeur de corne brûlée.

 

Lorsque Julien passait près des buissons, les moineaux s’envolaient de dedans tous ensemble, comme quand une pierre éclate. Il allait tranquillement, ayant chaud, et aussi parce que son humeur était de ne pas se presser. Il fumait un bout de cigare et laissait sa tête pendre entre ses épaules carrées. Parfois, il s’arrêtait sous un arbre ; alors l’ombre entrait par sa chemise ouverte ; relevant son chapeau, il s’essuyait le front avec le bras. Puis il se remettait en chemin, sortant de l’ombre, et sa faux au soleil brillait comme une flamme. Il reprenait sa marche d’un pas égal. Il ne regardait pas autour de lui, connaissant toute chose et jusqu’aux pierres du chemin dans cette campagne où rien ne change, sinon les saisons qui s’y marquent par les foins qui mûrissent ou les feuilles qui tombent. Il songeait seulement que le dîner devait être prêt et qu’il avait faim.

 

Mais, comme il arrivait à la route, il s’arrêta tout à coup, mettant la main à plat au-dessus de ses yeux. C’était une femme qui venait. Elle semblait avoir une robe en poussière rose. Il se dit : « Est-ce que ça serait Aline ?… » Lorsque celle qui venait fut plus près, il vit que c’était bien Aline. Il eut un petit coup au cœur.

 

Elle marchait vite, ils se furent bientôt rejoints. Elle était maigre et un peu pâle, étant à l’âge de dix-sept ans, où les belles couleurs passent souvent aux filles, et elle avait des taches de rousseur sur le nez. Pourtant, elle était jolie. Son grand chapeau faisait de l’ombre, sur sa figure, jusqu’à sa bouche qu’elle tenait fermée. Ses cheveux blonds, bien lissés par devant, étaient noués derrière en lourdes tresses. Elle avait un panier au bras ; ses gros souliers dépassaient sa jupe courte.

 

Julien dit :

— Bonjour.

 

Elle répondit :

— Bonjour.

 

C’est de cette façon qu’ils commencèrent. Julien dit ensuite :

 

— D’où est-ce que tu viens ?

— De chez mon oncle.

— Il fait bien chaud.

— Oh ! oui.

— Et puis c’est loin.

— Trois quarts d’heure.

— C’est que c’est pénible avec ce soleil et cette poussière.

— Oh ! je suis habituée.

 

Ils se tenaient l’un devant l’autre comme des connaissances qui se font la politesse de causer un peu, s’étant rencontrées. Julien avait une main dans sa poche, l’autre sur le manche de sa faux, et il tournait la tête de côté tout en parlant. Mais les oreilles d’Aline étaient devenues rouges. Et, lui aussi, malgré son air, il avait quelque chose à dire, qui n’était pas facile à dire, c’est pourquoi il ne chercha d’abord qu’à gagner du temps.

 

Il demanda à Aline :

— Où est-ce que tu vas ?

 

Elle dit :

— Je rentre.

— Moi aussi. Veux-tu qu’on fasse route ensemble ?

 

Et, pendant qu’ils marchaient l’un près de l’autre, Julien allait fouillant dans sa tête, mais il y a des fois où on a les tuyaux de la tête bouchés. Il regardait en l’air. On apercevait dans les branches les cerises qui étaient blanches du côté de l’ombre et rouges du côté du soleil. Les abeilles buvaient aux fleurs toutes ensemble. Bientôt le village parut. Le temps passait. Alors Julien poussa plus profond encore, jusque là où les idées se cachent, et recommençant :

 

— J’ai fauché toute la matinée, c’est pas commode par ce sec. C’est des jours de la vie où on n’a pas courage à vivre.

— C’est vrai, répondit Aline, on n’a de plaisir à rien.

— Et puis, dit-il, ayant trouvé, il y a longtemps qu’on ne s’est pas revu.

 

Aline baissa la tête. Elle dit :

— C’est que c’est le moment où le jardin demande. Et puis, maman qui est toute seule…

 

Mais, comme il était têtu :

— Écoute, reprit-il, si tu étais gentille, eh bien, on se reverrait.

 

Aline pâlit.

 

— Hein ? dit-il.

— Je ne sais pas si je pourrai.

— Du diable pourtant ! on a des choses à se dire.

 

Ce fut le moment où elle hésita, et son cœur se balançait comme une pomme au bout de sa branche ; puis l’envie fut la plus forte.

 

— Si je me dépêche bien, dit-elle, peut-être une fois.

— Alors quand ?

— Quand tu voudras.

— Ça va-t-il ce soir, vers les Ouges ?

— Oh ! oui, peut-être.

 

Ils arrivaient au village ; les maisons se tenaient au bord de la route avec leurs jardins, leurs fontaines et leurs fumiers.

 

Julien dit encore :

— À ce soir.

 

Elle répondit :

— Je tâcherai bien.

— Pour sûr ?

— Pour sûr.

 

Aline vivait seule avec sa mère dans une petite maison. Elles avaient encore une chèvre et un champ qui leur faisait deux cents francs par an, étant bien loué. La vieille Henriette aimait l’argent, qui est doux à toucher, comme du velours, et il a une odeur aussi. Mais, si elle aimait l’argent, c’est qu’elle avait tant travaillé pour le gagner qu’il lui en restait un cou tordu, un dos voûté et des poignets comme deux cailloux. Les veines sous la peau de ses mains ressemblaient à des taches d’encre. Comme elle n’avait plus de dents, son menton remontait jusqu’à son nez quand elle mangeait. Elle allait dans la vie avec tranquillité et sans hésitation, ayant fait ce qu’il fallait faire ; elle voyait ce qui est bien, ce qui est mal ; et puis elle attendait de mourir à son heure, car Dieu est juste, et on ne va pas contre sa volonté. Elle avait un bonnet noir sur ses cheveux tirés aux tempes. Les jours s’en venaient, les jours s’en allaient et les plantes poussaient, chacune en sa saison.

 

Elle dit à Aline :

— Tu es restée bien longtemps.

 

Aline répondit :

— J’ai été aussi vite que j’ai pu.

 

Elle pensait à Julien, c’est pourquoi elle était distraite. Elle se rappelait les premières fois qu’elle l’avait vu, et ils se connaissaient depuis l’école, seulement il était déjà depuis longtemps dans les grands qu’elle était encore dans les toutes petites. Et, un jour, ils s’étaient rencontrés, Julien l’avait accompagnée, ensuite il était revenu : au commencement, elle n’y avait pas pris garde ; puis, peu à peu, elle avait eu plaisir à le voir, parce que l’amour entre dans le cœur sans qu’on l’entende ; mais, une fois dedans, il ferme la porte derrière lui.

 

L’après-midi passa lentement. La chaleur alourdit les heures comme la pluie les ailes des oiseaux. Aline cueillait des laitues avec un vieux couteau rouillé. Quand on coupe le tronc, il en sort un lait blanc qui fait des taches brunes sur les doigts et qui colle. Les lignes dures des toits tremblotaient sur le ciel uni, on entendait les poules glousser, les abeilles rebondissaient à la cime des fleurs comme des balles de résine. Le soleil paraissait sans mouvement. Il versait sa flamme et l’air se soulevait jusqu’aux basses branches des arbres où il se tenait un moment, puis retombait ; les fourmis couraient sur les pierres ; un merle voletait dans les haricots. Lorsque son tablier fut plein, Aline considéra le jour, le jardin, la campagne ; déjà le soleil descendait en vacillant vers la montagne à l’horizon ; un peu plus tard, il s’aplatit dessus comme une boule de cire qui fond. Des charrettes roulaient sur la route. L’heure était venue. Elle avait dit : « Pour sûr. »

 

Elle se sauva à travers les prés jusque vers les Ouges. C’était un endroit humide où un ruisseau s’était creusé un lit dans la terre noire ; et il y avait un bois à côté.

 

Elle arriva la première, mais Julien ne tarda pas. Il avait passé sa veste du dimanche par-dessus sa chemise. Ils s’assirent à la lisière du bois. Une cendre rose tombait du haut de l’air ; les oiseaux, au-dessus de leurs têtes, regagnaient leurs nids en battant de l’aile ; un chien aboyait au loin ; quelquefois, un bruit de voix venait jusqu’à eux.

 

Julien dit :

— Tu vois que tu as bien fait de venir. Qui est-ce qui nous verrait ?

 

Aline répondit :

— Et si on me cherche ?

— Tu as bien le droit de sortir un moment. On ne fait point de mal, ou quoi ?

— Oh ! non, dit-elle.

 

Et, tout à coup, elle sentit tellement de bonheur entrer dans son cœur que son cœur était trop petit. L’ombre caressait ses cheveux. Elle pensait qu’elle ne faisait point de mal, en effet. Elle était venue là parce que Julien était son bon ami. Et elle aurait aimé à ne pas parler et à ne pas bouger, pour voir le ciel et les arbres et tout ce qu’il y avait de doux dans l’air ; mais voilà que Julien dit :

 

— Je t’ai apporté quelque chose.

 

Il tira un petit paquet de sa poche.

— C’est pour toi.

 

Elle fut bien surprise d’abord ; et son grand bonheur s’en alla, et elle eut un peu peur ; elle dit :

— Je n’ose pas.

— Quelle bêtise !

 

Mais ensuite elle ouvrit la main ; le petit paquet était léger et noué d’une ficelle. Il y avait d’abord un papier gris ; dessous, un papier de soie attaché d’un ruban bleu ; enfin, dans le papier de soie, une boîte de carton. Un monsieur et une dame tout petits et assis sous une tonnelle étaient peints sur le couvercle.

 

— Qu’est-ce que c’est ?

— Regarde, je ne veux pas te dire.

 

Ayant ouvert la boîte, elle vit dans la ouate rose deux boucles d’oreilles en argent doré avec une boule de corail. Elle ne dit rien. Quelque chose se serrait dans sa poitrine.

 

Julien demanda :

— Est-ce que ça te plaît ?

— Oh ! tellement.

— J’ai acheté ça à Lausanne.

 

Elle reprit :

— Oh ! merci bien.

 

Et il la considérait d’un air satisfait, jouissant d’être assez riche pour acheter des cadeaux à sa bonne amie, sans se priver de son verre de vin et de son cigare.

 

— Touche voir, dit-il, c’est lourd.

 

Aline hocha la tête.

 

— Il y en a que c’est creux, tu sais ; ça, c’est du massif.

 

Il ajouta :

— Seulement, il te faut aussi me donner quelque chose.

— Oh ! dit-elle, je voudrais bien, mais je n’ai rien.

— Que oui, quelque chose que tu as.

— Quoi ? dit-elle.

— Oh ! dit-il, rien qu’un petit baiser.

 

Aline devint toute rouge. Julien répétait :

 

— Rien qu’un petit baiser, un tout petit, sur le bout du nez, pour rire.

— Oh ! alors non.

— Est-ce que tu sentiras seulement ? On n’a pas le temps de compter un que c’est fini.

— Oh ! non, dit-elle, je ne peux pas.

 

Elle savait bien que les baisers sont défendus. Celles qui se laissent embrasser, on se les montre entre filles en se poussant du coude. Et il y a encore le catéchisme, où on va pendant deux ans, à la maison d’école. Le pasteur lit dans un livre. On apprend ce qui est permis et ce qui n’est pas permis. On apprend aussi que les méchants sont punis et les justes récompensés. Et Aline était de bonne volonté pour le bien.

 

Mais Julien, s’enhardissant, lui avait passé le bras autour de la taille. Et elle chercha bien à se défendre, mais le crépuscule la poussait, l’herbe aussi, avec sa rosée, les branches, l’ombre qui disait : « Va vers lui. » Son cœur s’était gonflé et il pesait avec toutes ces choses, l’inclinant vers Julien. Elle sentit la bouche de Julien sur sa bouche, et son corps se fondit comme la neige dans le soleil. Elle rajusta ses cheveux défaits.

 

Les dernières clartés du jour se dissipaient à l’horizon. Elle comprit qu’il était tard et elle partit en courant.

 

Que la campagne était déserte ! Le frôlement de ses pieds dans l’herbe était pareil à un grand bruit. La première étoile était venue. Elle avait comme un petit grelot dans le cœur qui sonnait tout le temps, disant : « J’aime bien Julien… j’aime bien Julien… » Elle tenait la boîte dans sa main fermée ; elle pensait par moment : « Julien m’aime bien aussi. »

 

Les nuits d’été sont courtes. Au tout petit matin, les ouvriers partent faucher, pendant que l’herbe est encore tendre. On remue dans les maisons, les coqs chantent de poulailler en poulailler. La vieille Henriette se leva la première ; elle était toujours debout avant l’aube, ses habitudes étant réglées comme la mécanique des pendules. Et dès qu’elle fut habillée, elle alla appeler Aline.

 

Le soleil s’éleva d’un bond sur la forêt. C’était un nouveau jour de la vie. L’eau sur le fourneau se mit à bouillir. Quand le café fut prêt, les deux femmes s’assirent à table. Et Aline avait bien un peu honte, n’étant plus aujourd’hui ce qu’elle était la veille ; pourtant, elle mangeait et buvait ; et même, à la fin, elle dit :

 

— Maman, comment est-ce qu’on se fait des trous dans les oreilles ?

 

Henriette fut bien étonnée.

 

— Pour quoi faire ?

— Comme ça.

— Est-ce que je sais, moi ? c’est bon pour les dames.

 

Aline se tut. Mais, quand elle fut seule, elle alla devant son miroir et, prenant une aiguille, elle se l’enfonça dans l’oreille. Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier, tellement elle eut mal, et une petite perle de sang se forma sur la peau ; le trou pourtant n’était pas fait, elle vit que c’était trop difficile. Elle cacha la boîte au fond d’un tiroir ; elle se levait la nuit pour aller la regarder.

 

 

 

II

 

Une fois qu’elles avaient déjeuné, – et les vieilles n’aiment rien autant que leur café, – Henriette et Aline faisaient le ménage ; ensuite, elles portaient à manger à la chèvre. Comme elle était blanche, on l’appelait Blanchette ; elle mangeait en bougeant le museau ; il fallait encore la traire, l’heure du dîner était bientôt là. Alors, quand la journée a tourné, le temps va vite ; c’est comme un seau qui s’est rempli lentement, et qui se vide tout d’un coup. Si bien que ce n’était qu’après le souper qu’Henriette avait un petit moment à elle, pour aller faire une visite ou une emplette.

 

Mais c’était surtout le jardin qui prenait du temps, parce qu’il faut bêcher et arroser sans s’arrêter, si on veut avoir de bons légumes ; et il a besoin de beaucoup d’eau durant l’été, de bonne heure le matin et tard le soir, car l’eau avec le soleil met le feu aux plantes, comme on dit. Enfin, les mauvaises herbes viennent bien toutes seules, mais rien de ce qu’on sème et de ce qu’on plante, au contraire.

 

Henriette était fière de son jardin. C’était le plus beau du village ; la terre en était belle noire, les carreaux y étaient droits comme sur un papier, les choux gros comme la tête. Et, lorsqu’elle avait bien sarclé, elle levait son dos, et disait d’abord : « Aïe ! » parce que les reins lui faisaient mal, mais elle était bien contente quand même de voir comme tout était en ordre. Il y avait aussi des arbres qui donnaient des fruits, et un vieux prunier devant les fenêtres. Le soleil venait par-dessus l’église, il regardait dans le jardin avec son œil rond qui fait le jour ; on sentait l’odeur de la terre.

 

Aline, étant bonne travailleuse, aidait sa mère tant qu’elle pouvait. Elle tendait le cordeau ; elle comptait les graines dans le creux de sa main, parce qu’elle avait de bons yeux ; ou bien elle allait puiser l’eau et la pompe grinçait comme un âne qui crie, pendant qu’elle levait et abaissait ses bras nus.

 

Souvent aussi elle allait dans le village. Ses amies l’appelaient de dessus le pas de leur porte et elles avaient, comme elle, les cheveux ébouriffés et les manches retroussées, car c’est le sort des filles dans les familles de se rendre utiles de bonne heure ; il faut qu’elles sachent tenir une maison si elles veulent se marier. Aline souriait à toutes ; et c’était le bonheur qui soulevait ses lèvres et découvrait ses dents. Il semble que tout est facile quand on aime. Le soleil est plus clair, les fleurs sont plus belles, les hommes meilleurs. Le monde se découvre à vous, paré comme un champ de fête de ses arbres, de ses prairies et de ses montagnes.

 

Elle se regardait dans le miroir. Elle se disait : « Est-ce que je suis jolie ? je n’en suis pas sûre ; peut-être quand même un peu. » Et elle était devenue bien jolie ; ses joues étaient plus roses, ses lèvres plus rouges, ses yeux plus bleus. C’est la jeunesse qui vous sort du cœur, parce que le cœur est content, et elle est devant vous comme le matin sur les prés. Aline se disait quelquefois : « J’aime pourtant bien ma mère. Je ne suis pas gentille de me cacher d’elle » ; mais elle se disait qu’on ne peut pas faire autrement. Et puis l’idée lui passait vite. L’amour faisait qu’elle avait pitié des bêtes qui souffrent, des vers qu’on coupe en labourant, des fleurs qu’on écrase. Il y avait au village une petite fille qu’on menait dans une charrette à trois roues ; ses jambes avaient séché quand elle était petite, elle ne pouvait ni marcher, ni se tenir debout ; aussi n’avait-elle pas grandi, elle était restée comme un enfant, mais sa tête était très grosse. Et Aline pensait : « Mon Dieu ! la pauvre fille ! » « Et puis, pensait-elle, si j’étais comme elle ! » Et elle se réjouissait d’être alerte et vive, avec ses bonnes jambes, pour aller à ses rendez-vous.

 

Julien venait, les mains dans les poches. Quand il arrivait le premier, il se cachait. Aline le cherchait et, tout à coup, lorsqu’elle était tout près de lui, il criait : « Hou ! » dans l’ombre. Il s’amusait de la voir faire un saut en arrière, disant :

 

— Tu es bien peureuse !

 

Ils s’asseyaient l’un à côté de l’autre. Les escargots sortaient leurs cornes noires et tiraient leurs coquilles qui branlaient sur leur dos collant ; quand la terre était humide, les champignons poussaient en une seule nuit dans les feuilles pourries. Les noisettes étaient à peine formées encore et molles dans leur peau verte qui fait cracher, mais on trouvait quelquefois une fraise oubliée, qui vous tombait entre les doigts. Il faisait déjà noir dans le petit bois ; c’était comme une maison qu’ils avaient pour eux seuls et où on ne pouvait pas les voir, mais d’où ils pouvaient tout voir, car il y avait une porte ronde et des trous comme des fenêtres, avec le ciel comme une vitre. Les feuilles secouaient leurs gouttelettes sur eux, le ruisseau sonnait ses petites sonnettes, le temps était vite passé.

 

Elle disait :

— C’est le moment de rentrer.

 

Il répondait :

— Tu as bien le temps.

 

Et elle attendait encore, mais il fallait bien s’en aller une fois. Un dimanche matin, pendant qu’ils étaient ensemble, les cloches se mirent à sonner. Elles sonnaient pour avertir le monde, une heure avant le sermon. Et, comme elles étaient mal accordées, l’une très basse, l’autre très haute, l’une battant vite, l’autre à longs coups sourds, elles avaient l’air, par les champs, d’un ivrogne avec sa femme qui s’en vont se querellant. Quelquefois elles sonnaient plus fort dans un accès de colère, puis elles se radoucissaient ; le clocher brillait comme un tas de vieilles bouteilles.

 

Julien dit :

— Bourbaki a bu un coup de trop, ce matin.

 

Bourbaki, c’était le sonneur, et on lui avait donné ce surnom parce qu’il avait été à la frontière pendant la guerre de Septante et qu’il disait toujours quand il était saoul :

— Bourbaki ! je le connais.

Aline riait.

 

— Tu sais, dit-elle, une fois, le pasteur était déjà dans l’église qu’il sonnait toujours.

— C’est que le vin n’est pas cher, cette année.

— Et, une fois, il a roulé en bas de l’escalier, il s’est fait un trou à la tête.

 

Alors ils pensèrent à l’escalier de bois du clocher où on va pour voir loin dans le pays ; il est tout branlant, la charpente crie, les cordes des cloches traînent sur le palier. Et on voit par la lucarne la route qui est comme une bande d’étoffe pointue du bout, les toits qui sont rouges, les jardins qui sont verts et les tilleuls devant l’église qui sont ronds comme des choux.

 

Aline disait :

— Moi, j’aime bien les cloches.

— Elles ne sont pourtant pas bien belles.

— Ça ne fait rien, ça serait triste si elles ne sonnaient plus.

— Oh ! bien sûr.

— N’est-ce pas ?

 

Julien dit :

— Pourquoi est-ce que tu n’as pas mis tes boucles d’oreilles ?

— Je n’ose pas, maman les verrait.

— C’est dommage.

 

Aline répondit :

— Oh ! oui.

 

Ensuite les cloches cessèrent de sonner. On entendit encore comme un bourdonnement qui se tut et le silence du dimanche vint derrière.

 

Et Aline dit :

— Il va falloir que je rentre, j’ai juste le temps.

 

Julien la suivit du regard. Son chapeau blanc battait dans la brise, et, lorsqu’elle passait derrière les haies, on le voyait seul dans le bout des branches, sautant là comme un gros oiseau.

 

Mais les cloches sonnèrent pour la seconde fois. C’est à ce moment que le pasteur entre. Il entre et le chantre est à sa place sous la chaire. Quand le chantre chante, à chaque note, il se dresse sur la pointe de ses bottines à élastiques pour faire sortir sa voix et il la pousse en l’air devant lui comme une bulle de savon. Il y a des psaumes qu’on sait, d’autres qu’on ne sait pas ; ils sont tous de l’ancien temps, avec beaucoup de blanches et un silence entre elles pour qu’on puisse reprendre son souffle. Les carreaux ne sont pas très propres, le jour est un peu triste même quand il fait du soleil ; on entend par moment les gens qui causent sur la place.

 

Julien, resté seul, s’était couché sur le ventre, et il mâchait un brin d’herbe en songeant. Il était content parce qu’il se sentait comme un homme qui a une femme à lui. Et il se représentait Aline dans sa tête, avec ses petits bras minces, son cou brun en haut, blanc en bas, sa poitrine qui bougeait. Il se disait : « Pourquoi est-ce qu’elle va au sermon ? Je m’ennuie. » Il se disait encore que les baisers ne sont pas tout.

 

 

 

III

 

Seulement le monde est ainsi fait qu’à un bout, il y a les jeunes qui rient ou qui pleurent, parce que c’est l’âge où on rit et où on pleure beaucoup, et au milieu les hommes qui travaillent ; mais, à l’autre bout, les vieux qui regardent la vie, ayant vécu. Ils ont les yeux pointus comme des clous. Ils ont amassé de l’expérience pour les jeunes gens qui n’en ont pas. Ils branlent leurs figures creuses. Quand on n’a qu’une fille, on aime au moins qu’elle soit de la bonne espèce. Les filles de la bonne espèce savent faire la cuisine, travailler aux champs, tricoter leurs bas ; elles ne s’amusent qu’à temps perdu. Et la vieille Henriette, voyant qu’Aline commençait à sortir tous les soirs, comme il ne faut pas faire, s’inquiétait, à cause des tentations, et disait :

 

— Je ne veux pas que ça continue.

 

Un lundi soir, neuf heures sonnèrent qu’Aline n’était pas rentrée. On entendait les portes se fermer l’une après l’autre, les portes des granges, qui sont hautes et larges et qu’on pousse de l’épaule et qui grincent, celles des écuries, qui sont rouillées, celles des maisons, qui ne font presque pas de bruit. Le ciel était vert comme une prairie et les arbres déjà noirs dedans.

 

Henriette alluma la lampe. Ensuite elle se dit : « Elle n’est pas rentrée, qu’est-ce qu’elle fait ? » Ensuite le quart sonna, elle dit tout haut :

 

— Mon Dieu ! est-ce qu’il lui serait arrivé un malheur ?

 

Elle ouvrit la fenêtre et elle appela : « Aline ! Aline ! » deux fois et personne ne répondit, mais les groseilliers avaient un mauvais air dans le jardin, comme des bêtes accroupies. Ensuite la demie sonna.

 

Tout à coup Aline parut.

Henriette dit :

— D’où viens-tu ?

 

Comme elle avait couru, Aline ne put pas répondre tout de suite ; la lumière de la lampe l’éblouissait, elle mit la main sur ses yeux ; et elle se tenait là avec le cœur qui lui sautait, quand Henriette répéta, d’une voix dure :

 

— D’où viens-tu ?

 

Aline dit :

— J’ai été chez Élise.

— C’est bien les heures de rentrer.

 

Il se passa un petit moment. Aline s’était assise. Alors elle sentit que sa mère la regardait. Elle ne pouvait pas la voir, ayant détourné la tête, mais elle sentait ses yeux comme deux brûlures sur sa peau. Puis son sang commença à remuer, d’abord tout au fond, ensuite en montant, et il vint bientôt dans sa gorge, comme de l’eau bouillante qui fit un flot rouge sous ses joues et chanta dans ses oreilles ; toute sa tête fut en feu. Elle aurait voulu la cacher dans ses mains, mais sa mère était là ; et sa mère :

 

— Menteuse !

 

Aline ne répondit pas ; la racine de ses cheveux lui piquait la peau.

 

— Tu entends, dit Henriette, d’où est-ce que tu viens ?

 

Aline dit à voix basse comme les enfants qu’on gronde :

— J’ai été un petit bout dans le bois.

— Toute seule ?

— J’ai rencontré aussi Julien.

— Qui ça ?

— Julien.

 

Henriette dit :

— C’est du joli !

 

Elle ajouta :

— Ça n’a pas dix-huit ans ! une gamine !

 

Après quoi, elle secoua sa vieille main devant elle et reprit :

 

— À présent, c’est fini, tu sais.

 

Aline était comme un oiseau qui s’est bâti un nid : le vent souffle, le nid tombe. Elle voyait qu’elle n’avait pas bien connu le monde et tous les empêchements qu’il vous fait de s’aimer. On va où le cœur vous pousse, mais le cœur n’est pas le maître ; à peine si on s’est donné un ou deux baisers que c’en est déjà fini des baisers.

 

Et Henriette, de son côté, pensait : « Mon Dieu ! quelle peine ! quelle peine ! On souffre d’abord pour les avoir, ces enfants ; au commencement, ils sont si petits qu’on ne peut pas croire que ça pousse ; ils ont toute sorte de maladies ; bon ! ça fait un peu plaisir plus tard ; et, voilà, les garçons, il leur vient de la barbe, les filles mettent des jupes longues, on a plus de soucis qu’avant ; heureusement encore qu’on est là. »

 

C’est ainsi qu’Aline ne put plus sortir seule, en tous cas pas le soir où l’ombre porte au mal. Et Aline fut obéissante. Mais on lui avait pris ce qui fait que la vie est de nouveau douce, une fois passé le temps de l’enfance où elle a un goût sucré. Les premiers jours, elle secoua son chagrin, prenant de bonnes résolutions ; elle se disait : « C’était pas permis, je n’y pensais pas ; c’est dur, mais puisqu’il le faut… Si je rencontre Julien, je ferai semblant de ne pas le voir ; s’il m’aime, c’est lui qui viendra. Il finira peut-être par se dire : « Je veux me marier avec elle. » Ce sera bien plus agréable, je n’aime pas quand on se cache. » C’est ce qu’elle se disait. C’est ce qu’elle se disait au commencement, et elle allait dans le jardin, avec sa petite ombre bleue et l’été qui chantait parmi les carottes et dessus les murs.

 

Mais il se passa que son amour, ayant grandi comme une plante sous une dalle, dérangea ses raisonnements. Il poussa toujours plus fort, elle souffrit toujours plus. Il lui semblait que chaque jour en passant jetait une pierre dans son cœur ; il devenait si pesant qu’elle tombait de fatigue. Elle perdit ses joues roses et son appétit. Elle regardait vers la route, cherchant Julien des yeux : « Où est-il ? se disait-elle ; comme je voudrais le revoir ! »

 

Et, chaque soir, au soleil couchant, quand venait l’heure, elle se sentait un peu triste, revoyant le petit bois, le pré et le ruisseau où son esprit s’en retournait, car l’esprit a la liberté et il est rapide, mais le corps est attaché et l’esprit se moque de lui. Elle enviait les hirondelles qui sont libres dans le ciel.

 

Cependant le temps s’en allait quand même, à pas traînants, comme un mendiant sur la route. Elle continuait de travailler, elle portait la même robe, et le même chapeau ; qui est-ce qui se douterait de ce qui se passe en vous, quand en apparence, ainsi, rien ne change et que c’est dans le fond des yeux qu’il faudrait vous regarder ?

 

Et, de la sorte, le temps passa encore jusqu’à un certain soir où Aline était au jardin, et sa mère pensa bien faire. Aline était assise sous le prunier, la tête contre le tronc, quand la vieille Henriette arriva ; et elle avait son tricot, mais on n’y voyait plus assez pour tricoter, alors elle avait croisé les mains sur ses genoux.

 

Et, se tournant vers sa fille :

 

— Tu vois que tu avais bien tort de te faire tant de mauvais sang ; c’est des choses qui passent vite.

 

Ce fut tout ce qu’elle dit, mais une petite parole est suffisante. Aline sentit son cœur qui se levait tout droit, ayant retrouvé le courage et la volonté. Son cœur disait : « Non, c’est des choses qui ne passent pas. » Alors elle connut le véritable amour ; il éclata soudain comme un feu dans la nuit.

 

Car son premier amour était l’amour des petites filles qui sont seules, et un garçon passe. On aime quelqu’un de fort, parce qu’on est femme et faible, et que le monde est grand. Mais son nouvel amour marchait debout devant elle, à présent. Elle aurait voulu aller vers Julien tout de suite, se jeter contre lui, lui demander pardon.

 

Henriette était là et ne savait rien de toutes ces choses. Elle ne bougeait pas ; elle ne disait rien, n’ayant plus rien à dire. On voyait son nez courbe et un tas d’années sur son dos voûté. Et Aline, regardant sa mère, désira qu’elle mourût. C’est que l’amour va droit devant lui comme les pierres qui roulent des montagnes.

 

 

 

IV

 

Quand Henriette fut couchée, Aline prit une feuille de papier. C’était un papier bleuâtre, comme on en voit dans les vitrines des boutiques de village, parmi les pipes, les vieux savons, les épingles à cheveux. En haut, dans le coin, il y avait deux mains roses enlacées avec des belles manchettes de dentelles et une couronne de myosotis autour ; on lisait dessous : « Ne m’oubliez pas. » On se sert de ce papier entre amies pour les anniversaires et entre amoureux pour les billets doux ; on se le donne aussi en cadeau ; on en achète deux ou trois feuilles qui jaunissent sur les bords dans une armoire. Aline trempa sa plume dans l’encrier et écrivit au milieu de la page :

 

« Cher Julien, »

 

mais elle n’alla pas plus loin d’abord, parce qu’elle avait besoin de réfléchir. On a beau aimer tant qu’on peut, on ne sait pas toujours comment dire qu’on aime. Et il est plus difficile encore de l’écrire ; il semble que les mots s’accrochent à la plume et ne veulent pas se laisser amener sur le papier. La bougie brûlait sur la table. Parfois un moustique se jetait dans la flamme, alors on entendait un petit pétillement et il tombait dans la cire fondue. Il y avait un courant d’air ; de grandes ombres bougeaient sur le mur.

 

Mais, tout à coup, Aline reprit sa plume et elle ne s’arrêta plus, les idées lui étant venues. Comme elle avait perdu l’habitude d’écrire, depuis qu’elle n’allait plus à l’école, et que ses doigts s’étaient raidis, elle était obligée de s’appliquer beaucoup ; c’est pourquoi elle tirait la langue. La plume était rouillée. Pourtant toutes les lettres étaient bien arrondies et les majuscules avaient de belles boucles, des pleins et des déliés, comme sur les modèles d’écriture. Il arrivait seulement que les lignes remontaient du côté droit, car il est difficile d’écrire sur du papier tout blanc ; quelquefois aussi, à la fin des phrases, les mots étaient un peu tremblés. Aline écrivit pendant longtemps. Ensuite elle signa. C’était une longue lettre qui prenait presque deux pages. Il était dit dedans :

 

« Mon cher Julien,

 

« J’ai tellement peur que tu sois fâché que je veux te dire que je ne suis pas fâchée, seulement c’est maman qui ne veut pas que j’aille, parce qu’elle m’a vue et j’aurais bien voulu retourner, mais je n’ai pas pu ; seulement je ne peux plus ; si tu veux, nous nous reverrons comme avant, mais plus tard, j’ai pensé, si tu veux m’attendre demain soir vers les dix heures vers la maison, elle dort et si tu ne peux pas, mets une lettre sous la haie, là où il y a le prunier, mais tu pourras bien, parce que je t’aime et je te dis adieu à demain.

« Ton amie qui t’aime de tout son cœur.

 

« Aline. »

 

Lorsqu’elle relut sa lettre, elle ne put pas croire que c’était elle qui l’avait écrite. Il lui semblait que quelqu’un la lui avait dictée. Elle colla l’enveloppe et mit l’adresse : Monsieur Julien Damon. Comme l’écriture était grosse et que l’enveloppe était étroite, le dernier mot se trouvait être coupé en deux.

 

La bougie était presque brûlée. Elle pensa à sa mère qui dormait dans la chambre à côté. Qu’arriverait-il si sa mère savait ? Mais elle était bien résolue. Elle ouvrit la fenêtre et se glissa dehors. Il était onze heures. Le vent soufflait par intervalle sur la route déserte. Il y avait partout la nuit qui fait peur avec son silence et ses formes noires qui remuent, mais Aline avançait quand même, longeant les murs. Sur la place, l’auberge était encore éclairée. Ses fenêtres découpaient deux carrés rouges de pavés où on voyait l’angle du perron aux degrés usés et une mangeoire ; tout le reste était dans l’ombre. Sous la grosse lampe en cuivre de la salle à boire, la servante allait et venait, rangeant les escabeaux sur les tables, afin que tout fût prêt pour balayer le lendemain matin. Aline s’arrêta un instant. Puis la lettre, en tombant dans la boîte, fit un grand bruit. C’était fini. Alors son courage s’en alla d’un seul coup.

 

Elle rentra à la hâte. Les grillons criaient sans s’arrêter dans la campagne ; parfois la voix des crapauds, molle comme du coton, arrivait de l’étang. Un chat glissa près d’elle. Elle chancelait sur ses jambes.

 

La lumière pourtant la rassura. Elle craignait surtout que sa mère ne l’eût entendue, mais rien ne bougeait dans la maison. Elle dormit mal. Ses rêves se mêlaient à la réalité. Parfois elle se disait, sortant de ses songes : « C’est peut-être pour demain soir. » Puis elle pensait : « Non, c’est déjà pour ce soir ! » car minuit était passé. Elle frissonnait. Elle avait chaud à la tête et froid aux pieds. Enfin l’aube s’agita devant les croisées comme un lambeau de toile grise, elle entendit sa mère se lever et elle se leva, elle aussi.

 

Henriette lui dit :

— Comme tu es matineuse aujourd’hui !

 

Elle répondit :

— Je n’avais pas sommeil.

 

Elle sortit dans le jardin, les nuages se défaisaient un à un. De petits lambeaux de ciel bleu se montraient dans les déchirures. Les nids étaient vides, les oiseaux ne chantaient plus. Et des gouttelettes restées au creux des feuilles brillaient comme des morceaux de miroir.

 

Aline était comme quelqu’un qui va partir pour un grand voyage. Toute sorte d’attaches s’étaient brisées dans son cœur. Il y avait dedans le regret du passé et la crainte de l’inconnu ; mais il y avait aussi de grands désirs comme des vagues qui la portaient vers Julien.

 

Elle se mit à récurer la cuisine, frottant à genoux le carreau, un tablier de serpillière noué autour des reins. Elle frottait de toutes ses forces avec une brosse et du savon, pour faire passer le temps, pendant que l’eau faisait de l’écume et que ses mains devenaient violettes, à force de tordre le torchon.

 

Elle nettoya ensuite le râtelier aux assiettes luisantes, ternies au milieu par l’usure.

 

À l’heure du café, une voisine entra emprunter du cerfeuil pour sa soupe du soir. Ce sont des services qu’on se rend entre ménages. Elle s’assit pour faire un bout de causette.

 

— Voilà un air de bise.

— Oui.

— C’est pour le beau.

— Peut-être bien.

 

Aline n’entendait rien de ce qu’on disait. Il lui semblait qu’elle avait les oreilles bouchées avec de la cire. Mais comme le temps dure ! Et elle pensait : « Est-ce qu’on voit comment je suis par dedans ? » Elle croyait que tout le monde devait pouvoir lire dans son cœur. Déjà la journée penchait vers le soir. Depuis longtemps la voisine s’en était allée, portant son cerfeuil sous le bras dans une feuille de papier. Et Aline commença d’avoir bien peur.

 

Elle avait peur d’avoir osé faire ce qu’elle avait fait. Tout à coup, elle se dit : « Comme le temps va vite ! » elle venait de se dire : « Comme le temps va lentement ! » Mais l’amour est ainsi. Elle se disait encore : « Voilà le soleil qui se couche, il faudra bientôt que j’aille. Oh ! non. » Et aussitôt son cœur lui répondait : « Quel bonheur ! »

 

La nuit venait. Elle alla voir sous la haie s’il n’y avait point de lettre et il n’y en avait point. Elle pensa : « Il va venir ! » Henriette finissait de mettre en ordre la cuisine. Le soir ramène la fatigue, elle avait sommeil.

 

Elle dit à Aline :

— Tu vois, quand tu veux t’y mettre ! On a bien avancé aujourd’hui.

 

Et Aline répondit :

— Oh ! oui.

 

 

 

V

 

Le facteur qui fait sa tournée a des pantalons bleus, une casquette à liserés rouges, une blouse grise. Il range ses lettres dans son sac de cuir ; il va de maison en maison ; puis il sort du village, sa blouse grise gonfle au vent, il devient tout petit. Plus tard, il s’en revient, jette son sac sur un banc et dit :

 

— Ça y est.

 

Et, à chaque lettre qu’il tend, c’est des choses qui arrivent. Le facteur dit à Julien :

— C’est pour vous, aujourd’hui, ça ne vient pas de bien loin.

 

Comme Julien ne recevait pas beaucoup de lettres, il eut de l’étonnement, il pensa : « Ça vient du village. C’est une écriture de femme, pour sûr. Qu’est-ce que ça peut bien être ? » Il entra dans la grange pour lire.

 

— Tonnerre ! dit-il. Aline !

 

Alors il lut la lettre une seconde fois pour être bien sûr que c’était vrai. Il riait tout seul en se donnant des coups du plat de la main sur la cuisse. Il se disait : « Moi qui croyais que c’était fini, ça m’ennuyait bien ; et puis, voilà ! rien du tout. Faut-il qu’elle m’aime ! »

 

Il se mit à siffler, tellement il était heureux. La grange était haute comme une église ; on voyait le foin, la paille et, plus haut, dans l’ombre, le dessous des tuiles et les lattes du toit qui descendaient en pentes égales jusqu’au faîte des murs où un peu de jour passait ; on entendait, dans l’écurie, le ruminement des vaches et le bruit des chaînes ; le foin qui fermentait sentait fort ; la porte, dans le jour, brillait comme une plaque d’argent.

 

Julien enfonça ses mains dans ses poches. Il se sentait solide sur ses talons. On disait dans le village : « Pour un beau parti, c’est un beau parti. » Sa mère aimait à répéter : « On ne voit pas beaucoup de garçons comme lui. » Et, tout au fond de son idée, il trouvait que sa mère avait raison.

 

Le père Damon était syndic et riche. Il avait de la chance. C’est pourquoi son bien allait s’arrondissant tout seul année après année, comme une courge qui mûrit. C’est de ces gens qui sont partis sur le bon pied, les héritages viennent, et on n’a rien qu’un fils par-dessus le marché. Le monde est le monde ; les uns ont tout, les autres n’ont rien.

 

Il avait une grande maison bâtie en bonnes pierres, avec des murs peints en jaune, un large avant-toit et de grosses cheminées. Les chambres étaient à un bout, les écuries à l’autre bout ; le fumier, sur le devant, était lui-même gros, carré et bien lissé sur les côtés comme une autre maison plus basse. Les hirondelles nichaient sous les poutres de la remise ; elles partaient chaque automne, elles revenaient chaque printemps. Les contrevents étaient verts, et, parmi les tuiles brunes, il y avait deux grandes lettres L. D. faites de tuiles neuves d’un rouge vif qu’on distinguait de très loin.

 

Julien dîna de bon appétit, après quoi il attela les chevaux au char à échelles pour aller chercher le froment. Le champ moissonné, au penchant de la colline, ressemblait à un drap de toile jaune déroulé dans les prés gris. Les gerbes étaient couchées tout le long du champ, l’une à côté de l’autre. Et il n’y avait qu’un seul arbre, parce que les troncs gênent pour labourer.

 

Alors les ouvriers, qui s’étaient assis à l’ombre, empoignèrent leurs fourches ; ils les enfonçaient d’un seul coup dans les gerbes bien liées qu’ils chargeaient d’un mouvement sinueux des reins, les bras levés ; Julien, sur le char, les rangeait de manière que le poids fût partout également réparti.

 

Il songeait à Aline. Il se disait : « Elle a les yeux bien jolis ; on ne sait pas si elle les a bleus ou noirs ; ils sont bleus, mais noirs aussi suivant comme elle est tournée ; on dirait des yeux de poupée ; et puis elle a de bien jolis cheveux. Je suis rudement content de la revoir. C’est sa mère qui n’est pas commode ; c’est une vieille femme ; elle s’imagine des choses ; à dix heures qu’elle a dit. » Et il tâtait la lettre dans sa poche.

 

Les taons bourdonnaient autour de l’attelage ; il y en avait qui étaient gros comme des guêpes et velus, ceux-ci s’abattaient soudain ; d’autres, petits et minces, tournaient longtemps avant de se poser. Ils faisaient comme une buée noire et les chevaux, dedans, avec leurs ventres saignants et leurs queues battantes, clignaient doucement leurs grands yeux bleuâtres.

 

Toutefois, les gerbes furent vite chargées. Julien prit ses bêtes par la bride et cria : « Hue ! Coco. Hue ! Bichette. » Les traits se tendirent ; les roues enfoncées dans le sol se dégagèrent lentement. C’était la fin des cerises qui pendaient sèches aux hautes branches où les oiseaux viennent piquer autour du noyau qui blanchit. Le chemin descendait, les roues sautaient dans les ornières et les épis, dépassant la masse oscillante des gerbes, tintaient à chaque choc avec un bruit de métal.

 

Julien faisait claquer son fouet. Les filles qui moissonnaient au bord du chemin levaient la tête pour le voir passer. Quand la pente devenait raide, il serrait la mécanique qui grinçait. Les roues enrayées soulevaient une grosse poussière pleine de l’odeur du froment. Et lui, pendant ce temps, continuait à penser, se disant : « À dix heures, il y a bien ceux qui sortent de l’auberge, mais aujourd’hui ils seront fatigués ; un jour de moisson, ça coupe les bras ; on sera seuls, alors tant mieux. Elle fera tout ce que je voudrai. »

 

À mesure que le soleil baissait, les ombres des arbres s’allongeaient, puis elles pâlirent et se confondirent dans le crépuscule qui montait du fond des vallons. Des hommes et des femmes, le râteau sur l’épaule, s’en venaient le long de la route rose, et, disparaissant derrière les arbres, reparaissaient plus loin sur le ciel doré. On entendit un harmonica qui jouait. Mais la nuit, qui venait déjà, prit tous les bruits contre elle en passant et les emporta. Julien sortit de chez lui. Il cueillit une gaule dans un buisson, il la pliait entre ses doigts. L’air était frais et léger comme une eau fine. Toute sorte de choses embrouillées tournaient dans sa tête qui faisaient ensemble du plaisir. Il avait besoin de marcher.

 

Le village s’endormait comme tous les soirs ; c’est le moment où les étoiles s’allument ; elles brillent au ciel et les lumières sur la terre ; ensuite les lumières s’éteignent, le repos descend sur l’homme. Les grands lits ont des draps froids. Le maître se couche auprès de sa femme ; les ouvriers dorment sur le foin. Et les étoiles restent seules au-dessus des espaces noirs.

 

Julien, étant arrivé près de chez Henriette, s’arrêta de l’autre côté de la route, sous un saule qui est là, et attendit.

 

La vieille Henriette n’était pas couchée, il y avait deux lumières aux fenêtres de la maison. Julien se dit : « Aline doit m’attendre, mais la vieille n’est pas pressée d’aller se mettre au lit, ce n’est pas encore le moment. »

 

Il était bien sûr qu’Aline viendrait, pourtant il trouvait le temps long. Il se mit à compter jusqu’à cent, et, toutes les fois qu’il était à cent, il se disait : « Encore une minute ! »

 

Puis il dit :

— Voilà dix heures.

 

L’horloge sonnait rauque comme un cheval qui tousse, et on entendait le battant retomber. « Oui, voilà dix heures, la vieille ne dort toujours pas. Heureusement qu’on entend les heures, il fait bien trop nuit pour voir à sa montre, et puis Aline n’a point de montre. Il faudra que je lui en donne une, si ce n’est pas trop cher ; une en acier, c’est plus solide. »

 

Il se remettait à compter : « Un… deux… trois… dix… vingt. » Tous ces chiffres pour finir lui faisaient mal à la tête.

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ? À dix heures, pour des femmes, on est couchée, bien couchée ; ce serait le moment de dormir. Est-ce embêtant ! » Ses jambes devenaient raides comme des bâtons plantés dans la terre. « Elle s’est peut-être moquée de moi, pensait-il ; elle le paiera. » Mais, tout à coup, les deux lumières, l’une après l’autre, s’éteignirent.

 

Julien s’avança au milieu de la route. Il se disait : « Est-ce qu’elle me voit, à présent ? » Il y eut un petit bruit, comme un frôlement, une forme grise se montra à la fenêtre : c’était elle. Il la vit venir, elle était sans chapeau ; son visage était dans l’ombre comme un rond pâle.

 

— Est-ce que c’est toi ? dit-il.

 

Elle répondit :

— Oui, il faut faire doucement.

— Ah ! reprit-il, tu es tout de même une toute bonne !

 

Elle dit :

— Je t’aime bien.

 

Elle était contre lui, il sentait sa chaleur. Alors il la prit dans ses bras et la serra contre son ventre. Il lui semblait qu’il ne pourrait jamais la serrer assez fort. Il serrait si fort qu’Aline avait de la peine à respirer et lui aussi. Ils crurent qu’ils allaient mourir. La nuit avait attiré les nuages, ils couvraient de nouveau le ciel, ils étaient noirs dans l’obscurité. On voyait par les trous de petites étoiles qui tremblaient. Le vent passa dans les branches.

 

— Où est-ce qu’on va ? dit Aline.

— C’est vrai qu’on ne peut pas rester ici.

— Bien sûr que non. Allons dans le bois.

— Il fait trop nuit.

— Alors mène-moi.

 

Il répondit :

— Oui, laisse-moi faire.

 

Il l’emmena par un petit chemin qui se perdait par places dans l’herbe. Il était bordé de noyers. L’ombre s’écartait à leur passage et se refermait derrière eux, comme un rideau qui retombe. Aline s’inclinait vers Julien. Il éprouvait ce poids, il sentait le sang rouler dans ses veines, il avait la bouche sèche et de l’eau sous la langue. Ils allèrent ainsi un petit moment. Puis ils s’assirent au revers d’un talus ; l’herbe y était épaisse.

 

— On serait bien là pour dormir, dit Aline.

 

Julien répondit :

— N’est-ce pas que oui ?

— Tu ne sais pas comment j’ai été toute la journée ? Je me demandais : « Est-ce qu’il viendra ? » Ce soir, j’ai été voir s’il y avait une lettre, et il n’y avait point de lettre ; alors j’ai pensé que tu viendrais et j’ai été guérie parce que j’étais malade de ne plus t’avoir.

 

Julien dit :

— Embrasse-moi.

 

Elle l’embrassa.

 

Elle reprit :

— On est tellement bien ici. On est comme chez nous.

 

Ensuite elle s’abandonna, cédant peu à peu comme un jonc qui plie, et ils se trouvèrent étendus côte à côte, tellement près que leurs visages se touchaient. Elle vit encore au-dessus d’elle un coin du ciel noir ; puis elle ne vit plus rien.

 

Le vent avait éteint les dernières étoiles et portait les nuages d’un seul mouvement vers le nord. Bientôt, il commença de pleuvoir. Les gouttes tombèrent, d’abord larges et espacées, on aurait pu les compter ; puis elles devinrent fines et drues. L’air passa comme une grosse boule molle. On entendit une grenouille sauter dans le ruisseau. Aline soupira ; Julien répétait :

 

— Tu es une bonne, une toute bonne. Il ajouta :

— C’est que tu sais, il pleut.

— Est-ce vrai ? dit-elle. Mon Dieu ! je suis toute mouillée.

 

Il dit :

— Embrasse-moi quand même encore une fois.

 

 

 

VI

 

Comme elle se peignait devant son miroir, Aline vit la joie qui était cachée dans le fond de son cœur se lever près d’elle et l’appeler par son nom. Elle sourit. Ses cheveux lissés éclairaient son front ; elle était lavée d’eau fraîche. Et ce fut le jour de la plénitude, mais ce jour est court.

 

Elle avait d’abord failli être découverte, le vent ayant fait battre ses croisées après son départ.

 

— Qu’avais-tu besoin, dit Henriette, de laisser ta fenêtre ouverte, cette nuit ?

 

Elle n’avait pas su que répondre. Elle avait dit :

— C’est que je dormais.

 

Et elle fut bien grondée, mais sa mère ne s’était doutée de rien. Et il aurait mieux peut-être valu pour elle qu’il n’en fût pas ainsi, seulement il y a un arrangement des choses qui est fait depuis toujours ; nous entrons par celles des portes qui s’ouvrent d’elles-mêmes devant nous et les autres restent fermées.

 

Le fourneau fumait, la fumée sentait la vanille, le feu tirait mal, il faisait toujours un gros vent. Aline s’émerveillait des choses, car rien n’était plus comme avant. C’était bien sa mère, c’était bien la table et les chaises, le foyer noir et les fagots auprès, mais ce n’était plus rien de tout cela. Ou bien c’était tout cela avec autre chose encore. Elle, non plus, n’était plus comme avant. Elle ne serait jamais plus comme avant.

 

Cependant la vie l’avait reprise. Elle voyait qu’il faut être prudente et qu’elle ne l’avait pas été. Elle arrangea soigneusement tout dans sa tête. Quand elle s’asseyait sur le rebord de la fenêtre, elle n’avait qu’un tout petit saut à faire, on pouvait sortir de la maison sans faire de bruit. Elle soufflerait sa lampe comme elle avait fait, mais ensuite elle écouterait à la cloison ; on reconnaît quand les gens dorment à leur façon de respirer ; puis elle attacherait les croisées avec des ficelles. Elle aurait aussi ses souliers à nettoyer en rentrant, sa jupe à brosser ; enfin il lui faudrait se coucher sans lumière. Elle pensait : « Il y a en tout quatre ou cinq choses. » Elle ne rougissait plus de mentir.

Quand le soir fut venu, elle fit donc comme elle avait pensé. Elle avait même troussé sa jupe. Julien avait bien dormi et bien mangé ; il rit, disant :

 

— On te voit les mollets, tu as du bonheur qu’il fasse nuit.

— C’est que tu sais, j’ai été grondée.

 

Elle raconta tout ce qui s’était passé pendant la journée, vidant son cœur comme on vide un sac, parce qu’il lui semblait que tout ce qui était à l’un était à l’autre et qu’ils n’avaient plus qu’une vie entre les deux.

 

— Et puis, disait-elle, pendant que je dînais, j’ai pensé que tu dînais aussi, pendant que je mangeais mon pain, j’ai pensé que tu mangeais ton pain, et j’ai été bien contente. Est-ce que tu penses à moi, quand je pense à toi ?

 

Il répondit :

— Bien sûr !

 

Chaque soir, ils se retrouvèrent. Ils suivaient le sentier jusqu’à l’endroit qu’ils s’étaient choisi. C’était un endroit solitaire ; une haie bordait le talus du côté du chemin ; de l’autre côté, les champs se relevaient en pente douce ; au fond, coulait une rigole ; un gros poirier les enveloppait de ses branches retombantes, l’herbe était molle comme un lit. Les étoiles les regardaient. Il y en a trop, on ne peut pas les compter. Il y en a qui sont jaunes, d’autres vertes, d’autres rouges. Les unes tremblent comme des chandelles dans le vent ; les autres sont fixes comme des clous enfoncés dans une planche. Il y en avait aussi qui étaient comme de la poussière.

 

La lune sortait de derrière la colline ; elle s’élargissait lentement, découpée dans le bas en dents de scie à cause des sapins ; puis elle se poussait toute ronde et cahotante sur les pentes du ciel. On voyait autour d’elle une lueur trouble comme une couronne. Sa lumière en tombant détachait des branches une ombre froide, et le ciel tout à coup était vide de ses étoiles.

 

— Tiens, disait Julien, voilà la lune qui se lève.

 

Aline répondait :

— On dirait que c’est le bois qui brûle.

— Comme elle est rouge !

— Et puis, à présent, elle est toute blanche.

— Elle est grande comme un gâteau.

 

Leurs voix se tenaient un moment au-dessus d’eux, avec incertitude ; bientôt, rabattues par la lune, elles s’égaraient dans les buissons.

 

Aline reprenait :

— Elle a deux yeux, un nez et une bouche comme une personne.

— Oh ! disait Julien, elle est comme une tête de mort.

— Ne parle pas de ça, disait Aline, ça porte malheur.

 

Les bêtes de la nuit bougeaient dans les haies, la chouette criait dans les bois ; c’était ensuite comme s’ils tombaient dans un trou ; ils y restaient longtemps, étourdis. Mais, peu à peu, la terre, le ciel, la nuit ressortaient autour d’eux ; et ils sentaient une fatigue douce dans tous leurs membres. Le plus souvent, ils parlaient peu, ils ne savaient pas que se dire.

 

Aline disait :

— Je t’aime tellement ! tellement !

 

Il répondait :

— Moi aussi.

 

C’était tout. Ils n’avaient pas besoin d’autre chose que de se voir et de se toucher. Aline mettait sa main dans celle de Julien et se blottissait contre son épaule ; le drap rugueux grattait contre sa joue.

 

Elle disait :

— Ça me pique, c’est comme du poil.

— C’est que c’est de la bonne étoffe.

 

Parfois ils parlaient du passé. Elle regrettait le temps perdu sans Julien. Quand on aime, le temps où on ne s’est pas aimé est comme une belle robe qu’on n’a pas mise.

 

— Sais-tu, dit-elle, j’étais toute petite, j’avais une poupée ; un jour, elle est tombée dans le ruisseau, on l’a repêchée avec une grande perche, seulement le son avait fondu. À présent, ça m’amuse, mais j’ai eu beaucoup de chagrin.

 

Il disait :

— C’est comme moi, une fois que je m’étais fourré dans les pois. C’est pas bien grand un carreau de pois, pourtant c’est haut ; quand on y est on ne voit plus rien ; ça a des branches qui cachent tout et qui vous prennent comme des bras. J’étais gourmand ; les pois, c’est bon ; et puis, on m’a cherché, moi je ne répondais rien, parce que j’avais peur d’être attrapé. Ah ! la… la… tu vois, trois quarts d’heure ; et puis, mes amis, quelle fouettée !

 

Ils riaient. Une fois, elle se mit à pleurer. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait.

 

Il dit :

— Qu’as-tu ?

Elle répondit :

— Je ne sais pas.

— Est-ce que je t’ai fait du chagrin ?

— Oh ! non. C’est parce que je t’aime.

 

Mais l’idée de Julien était qu’on n’a pas besoin de pleurer parce qu’on aime. On n’a qu’à se prendre et à s’embrasser. Les femmes n’ont pas la tête bien solide. Elles pleurent pour le bonheur, elles pleurent pour le malheur. Il voyait qu’Aline n’était pas faite comme lui. Il eut un peu pitié d’elle.

 

Il pensait aux filles qu’il avait rencontrées. On part en bande le dimanche, on va dans les villages voisins. Et là, on fait des connaissances. Il y avait une grande fille rouge qui s’appelait Jeanne, qui riait en secouant la tête ; elle n’avait pas pleuré, celle-là. Et une autre petite et maigre qui avait toujours des pommes dans sa poche et qui disait :

 

— En veux-tu une ?

 

Et elle mordait dans sa pomme en ouvrant la bouche toute grande et on entendait la pomme craquer. Julien pensait : « Et puis, quand même, elles se ressemblent toutes. Elles ont les cheveux comme ci, comme ça, elles sont grandes ou bien petites, elles rient ou bien elles pleurent, ça n’y fait rien ; elles y viennent l’une après l’autre. Elles ne peuvent pas se passer de nous… » Mais Aline, tout à coup :

 

— À quoi penses-tu ? tu ne dis plus rien.

 

Il se rappela qu’elle était là.

 

— À quoi je pense ? À toi, bien sûr.

 

Alors il lui serra le bras pour la faire crier.

 

— Oh ! disait-elle en riant, lâche-moi, tu me fais mal.

 

Mais il serrait plus fort.

— C’est pour qu’on sache pourquoi tu pleures.

— Tu me fais bien mal, reprit-elle, tu sais.

 

Et lui :

— C’est que je ne serre presque pas, c’est à peine si je te touche. Ah ! si je voulais, tu verrais.

 

Ensuite, comme ils se levaient pour rentrer, il la prit des deux mains par la taille et la souleva pour lui faire voir qu’il était fort.

 

Il disait :

— Veux-tu que je te porte ?

— Tu ne pourrais pas bien longtemps.

— Moi ! attends que j’essaie.

 

Et il l’emporta dans ses bras le long de la haie, comme un petit enfant.

 

— Tu n’es pas bien lourde, disait-il. Ah ! non. J’en porterais d’autres.

 

Et, comme elle marchait de nouveau près de lui :

— Tu n’es pas bien grande non plus.

 

Il pensait : « Elle se laisse faire, elle est bien commode… seulement, ajoutait-il dans sa tête, c’est toujours la même chose. »

 

La semaine s’écoula. Le dimanche soir, on dansa au village.

 

On avait construit un pont de danse sous les ormes derrière l’auberge. Vers les cinq heures, la musique arriva. Ils étaient six, trois pistons, une clarinette, un bugle et un trombone. Alors, ayant bu un verre pour se donner du souffle, ils s’assirent sur l’estrade enguirlandée et la danse commença.

 

Les gros souliers battaient les planches en mesure ; les musiciens, gonflant leurs joues, regardaient à droite et à gauche sans s’occuper de leur musique, tant ils en avaient l’habitude. On n’entendait de loin que le trombone qui poussait ses grosses notes espacées comme un ronflement ; de plus près, les pistons aigus, mêlés au bruit des pas qui marquaient la cadence, faisaient un grand tapage. Après chaque danse, les musiciens remplissaient leurs verres qu’ils vidaient d’un seul coup, la foule envahissait l’auberge, et les filles avec leurs ceintures de toutes les couleurs se promenaient dans le village.

 

Des drapeaux rouges à croix blanche et d’autres verts et blancs flottaient aux fenêtres de la salle à boire ; il y avait aussi des lanternes de papier pendues au-dessus du perron. Tout autour du rond de danse, des branches de sapin qui sentaient la poix cachaient la charpente. Les enfants tiraient des pétards ; des charrettes aux brancards relevés attendaient devant les maisons ; le crépuscule était rose. Enfin la nuit tomba.

 

Aline et Julien écoutaient de loin la musique. Elle leur arrivait nette ou presque indistincte, selon que la brise hésitante la poussait jusqu’à eux ou la laissait retomber. Elle sortait de l’ombre et elle était triste.

 

Julien disait :

— Voilà qu’ils dansent une polka… à présent, c’est une valse. Quand même, si on avait pu y aller !

— On ne pouvait pas.

— Naturellement.

 

Il reprit :

— C’est que c’est bien joli au moins, c’est une bien bonne musique, des gens qui jouent toujours ensemble et qui les savent toutes par cœur. On commence tard, on n’a pas trop chaud. L’aubergiste a du fameux vin. Enfin, voilà !

Ils se turent. À la fin d’un air, la musique cessait ; elle reprenait presque aussitôt ; et, pendant les silences, on entendait des éclats de voix et de gros rires.

 

— Ils ne s’ennuient pas, recommença Julien.

— On est encore mieux ici.

— Oui, seulement adieu la danse.

— Écoute, dit Aline, si on en dansait une ; on entend assez la musique.

— Oh ! allons-y, si tu veux.

 

Elle dit :

— Je n’osais pas te le demander.

— Pourquoi pas ?

— Comme ça.

— Comme ça, dit-il, on sera du bal, nous aussi.

 

Ils dansèrent sous le grand poirier. Leurs haleines confondues leur échauffaient le visage. Aline fermait les yeux, la tête appuyée sur l’épaule de Julien ; leurs jambes se mêlaient. Parfois la musique faiblissait et ils piétinaient sur place ; quand elle recommençait, ils tournaient plus rapidement pour rattraper la mesure. Et toute la nuit tournait autour d’eux, avec le poirier, les collines, le bois, le ciel et les étoiles, comme dans une grande danse du monde.

 

Ils tournèrent ainsi longtemps. Mais Julien glissa sur l’herbe. Il se dit tout à coup que les autres dansaient sur un plancher avec de la lumière et de quoi boire, – eux dans un pré mouillé, sous un arbre, comme des fous. Une espèce de colère lui entra dans le cœur.

 

— J’en ai assez !

— Déjà ?

— Déjà ? il y a un bon quart d’heure qu’on tourne.

 

Ils se regardèrent, ils se voyaient à peine. Des noyers noirs et compacts comme des blocs de rocher fermaient la prairie.

 

Aline dit :

— Tu es fâché ?

— Oh ! dit-il, c’est la fatigue.

 

Elle soupira. L’orchestre commençait la dernière valse. Le vrai amour ne dure pas longtemps.

 

 

 

VII

 

Le lendemain, il se mit à pleuvoir. Le ciel pendant la nuit s’était chargé du côté de Genève, d’où vient le mauvais temps ; au petit matin, le soleil fut rouge. Les premières gouttes tombèrent peu après.

 

Mais les moissons étaient rentrées, la pluie arrivait au bon moment. Elle tombait sur les toits avec un bruit égal qui donne sommeil. Elle débordait des gouttières comme une chevelure. Il y avait sur la route des mares rondes et entre les mares de petits canaux entrecroisés comme les mailles d’un filet. Les regains nourris s’enflèrent et verdirent. Julien regardait pleuvoir. Il pensait : « Adieu pour ce soir. Après tout, on pourra se coucher de bonne heure. » Et cette idée lui était agréable, parce qu’il avait du sommeil en retard.

 

Mais le surlendemain, il plut encore. L’ennui est vite là quand on n’a rien à faire. Julien se dit : « Allons à l’auberge. » Alors, à l’auberge, il y eut Constant.

 

Les charpentiers démolissaient le pont de danse. On avait ôté les drapeaux et les guirlandes, et tout. L’auberge avait l’air d’avoir vieilli tout à coup, plus noire, toute ridée et montrant son crépi tombé par place sous les fenêtres. Tout était devenu mort comme quand l’orage a passé. On lisait sur un écriteau noir à lettres jaunes : Auberge Communale. L’enseigne en tôle où un paysan tient les cornes de la charrue pendait tristement au bout de sa potence.

 

Julien monta le perron. L’odeur du vin sortait par bouffées du corridor. C’est une odeur qu’on aime à sentir de nouveau. En entrant dans la salle, il revit les tables de bois brun, le poêle de faïence, les tableaux au mur, et il fut content. Constant était assis tout seul dans le bout d’une des tables. Et il fut content, lui aussi, car il s’ennuyait.

 

Il dit :

— Tiens ! c’est toi. Salut !

 

Ils s’assirent l’un en face de l’autre.

— Qu’est-ce qu’on prend ?

— Un demi.

— Va pour un demi.

 

Constant était un grand garçon avec une barbe de la même couleur que sa peau, c’est-à-dire rouge, et des cheveux ras un peu roux. C’était un tireur. On lui voyait des grains de poudre au coin de l’œil. Il se mettait devant la cible bien assis sur le talon, il visait longtemps en levant lentement son fusil de bas en haut. Le coup partait, le fanon rouge montait sur la butte. Il ne manquait presque jamais son carton. Alors il faisait sauter la douille et disait tranquillement :

 

— Encore un de décroché.

 

Et il allait chercher son prix qui était toujours le premier prix, une belle soupière ou une pendule-régulateur. C’est pourquoi il avait de l’importance. La servante apporta le demi-litre. Julien remplit les verres. Ils trinquèrent.

 

— À ta santé !

— À la tienne !

— Un joli petit nouveau, dit Constant.

 

Il reprit :

— Qu’est-ce que tu fais ? On ne te voit plus.

— C’est ces moissons, répondit Julien, a-t-on eu à faire !

— Rien que les moissons ? répondit Constant en hochant la tête d’un air malin. Charrette ! elles t’auront pris du temps cette année.

— Je pense bien, dit Julien, je les ai encore dans les bras.

— Et le soir, est-ce que tu moissonnes ? Et ce bal, toi qui n’en manquais pas un. Ah ! le gaillard.

 

Constant s’égayait. Ses épaules sautaient en l’air et retombaient. Entre deux bouffées, il crachait par terre. Ensuite il frottait avec le pied.

 

— Tu es un vieux fou, pourquoi n’es-tu pas venu ? est-ce qu’on se fâche, c’est bête. Un bal ! jusqu’au milieu de la nuit, roulement, tu sais, un bal, toutes les jolies filles, la Julie, l’Héloïse et des douzaines d’autres et une musique, il fallait voir, que les vieilles s’en mettaient et le vieux Gaudard qui est dans les huitante aussi, eux qui ont de la peine à se tenir debout, tonnerre ! Et on n’est que deux ou trois amis dans les jeunes, et en voilà un qui ne vient pas.

 

La servante écoutait, debout près de la vigneronne à jupe courte, qui souriait parmi les pampres sur une affiche clouée au mur. Constant vida son verre. Ensuite il poussa Julien du coude.

 

— Dis donc, qui est-ce ?

— Rien, dit Julien.

— Et ce qu’on dit par le village !

— Qu’est-ce qu’on dit par le village ?

— Rien, dit Constant du même ton.

 

Julien était mal à l’aise. Il avait posé ses poings devant lui, et il serrait les mâchoires d’un air têtu.

 

— Dis-moi au moins son nom.

 

Julien dit :

— Tu m’ennuies.

— Ah ! dit l’autre, tu es de mauvaise. Eh bien, c’est comme tu voudras.

 

Julien ne répondit rien. Ils sortirent. Sur la place, il y avait une grande flaque. Des enfants, les culottes troussées, couraient dedans en poussant des cris.

 

— Au revoir, dit Constant, ce sera pour une autre fois.

 

Il plut toute la journée. Julien eut le temps de s’asseoir l’esprit et de se regarder en dedans. Et il vit en dedans de lui que le meilleur encore est de vivre tranquille. Est-ce que ça vaut tant d’histoires, une petite fille, une robe bleue, un rien de plaisir ? Mais le plaisir durait encore ; de sorte qu’il prit le moyen parti.

 

Alors, le lendemain, le ciel secoua ses nuages comme un oiseau ses plumes ; et, lorsqu’Aline aperçut Julien, elle courut à sa rencontre, elle disait :

 

— Ah ! te voilà, quel bonheur ! c’est bien long, trois jours.

 

l répondit :

— Hein ? quelle pluie !

 

Le talus était trempé et le sol glissait.

 

Il reprit :

— On ne pourra pas rester là.

— Crois-tu ?

— On serait dans l’eau.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— On ira faire un petit tour.

— Rien que ça ?

— Que veux-tu, c’est pas ma faute s’il a plu.

 

Comme ils marchaient, Aline eut une idée.

 

— Sais-tu ? Allons dans ta chambre.

— C’est pour rire ?

— Non, dit-elle.

— Et l’escalier qui est en bois, toute la maison entendrait.

— Eh bien, dans la mienne.

— Ah ! tu sais, dit-il, on pourrait croire des fois que tu as perdu la tête.

 

On entendait respirer les arbres, il semblait que la nuit bougeait ; elle était tiède. Une petite vapeur traînait sur les bois.

 

— Tout de même, dit Aline, on serait bien mieux chez nous.

 

Elle était inquiète, ne sachant pourquoi, parce que c’est l’air qu’on respire et ce qui va venir qui est déjà sur nous. Elle suivait Julien. Ils allaient au hasard. Alors il pensa que le moment était venu.

 

— Vois-tu, dit-il, c’est que tu es une femme, les femmes ne comprennent pas ce que c’est. Est-ce que vous sortez seulement ? Comment voulez-vous voir les choses ? Nous, qu’on est des hommes, on voit plus clair, il faut me croire. Tu sais comment ils sont jaloux au village, c’est plein de jaloux. Et toutes les mauvaises langues. Si on nous faisait des misères !

 

— Qu’est-ce que ça fait ?

— Qu’est-ce que ça fait ? ça fait beaucoup. On ne pourrait plus se revoir.

 

Il reprit :

— Je me suis dit, avec ce temps et puis tout le reste, on devrait s’arranger une fois la semaine…

 

Aline ne comprit pas tout de suite.

 

— Pour quoi faire ?

— Pour se rencontrer.

 

Elle disait parmi ses larmes :

— Non, je ne veux pas.

 

Il disait :

— Ça me fait aussi de la peine, c’est pour ton bien que je te dis ça.

 

Mais elle répétait :

— Non, non, je ne veux pas.

 

Ses larmes coulaient toujours.

— Tu n’es pas raisonnable, dit-il ; tu ne sais pas ce qui pourrait m’arriver.

 

Elle renifla et, se tournant vers lui :

 

— Quoi ? dit-elle.

— Est-ce qu’on sait ? veux-tu être gentille ? c’est pour moi.

 

C’était pour lui, elle dit oui avec la tête, ils s’arrêtèrent. Ils se trouvaient à mi-côte sur le versant de la colline. Le village se tenait au-dessous d’eux, tout emmêlé dans l’ombre avec ses arbres et ses toits ; les hommes étaient là, et les hommes sont méchants.

 

— Ah ! disait Julien, je t’aime encore mieux, mais non, ça n’est pas possible, je t’aime autant, je ne peux pas plus.

 

Il la baisa au front, ses lèvres étaient froides. Cependant elle éprouvait, parmi son chagrin, une espèce de bonheur triste comme un soleil d’hiver, ayant consenti. On peut tout donner à celui qu’on aime, quand l’amour est grand.

 

Les semaines passèrent encore. À présent, elles étaient bien vides et bien noires pour Aline, avec de temps en temps un jour comme une lumière dedans, et tout le reste du temps n’est plus rien. Et à son tour cette lumière pâlit. Cela se fit lentement. Elle pâlit et décrût par degrés, comme une lampe où l’huile manque. Il y avait quelque chose qui était changé, qui allait changeant toujours plus. Elle restait la même, mais Julien n’était plus le même. Il était pareil à un homme qui s’est assis à une table servie et se lève quand il n’a plus faim. Il se lève et on voit qu’il va s’en aller et qu’on ne peut plus le retenir, parce que l’amour qu’il avait était une faim qui passe comme la faim passe. Et voilà que la saison, elle aussi, s’élevait contre eux. Les jours devenaient courts, les nuits devenaient froides. Aline cherchait les étoiles des yeux et ne les trouvait plus. On avait fauché les regains. La lune, au commencement de sa carrière, était comme un anneau brisé. Quand on met les vaches en champ, elles sortent toutes ensemble en branlant leurs sonnailles. C’est l’automne qu’elles ramènent et qui sonne aux cloches sur les chemins. On cueillait les premières pommes.

 

Et un jour vint la peur. C’était une fois qu’ils étaient ensemble sous l’arbre. Un homme passa tout près d’eux. Ils s’étaient glissés en rampant dans la haie. Ils ne pouvaient rien voir à cause des branches, mais les pas se rapprochèrent. L’homme s’arrêta. Julien pensa qu’ils étaient découverts. Enfin on aperçut une petite lueur rouge, c’était l’homme qui allumait sa pipe. L’homme reprit son chemin ; les pas s’éloignèrent. On n’entendit plus rien. Aline se risqua dehors la première :

 

— Viens, dit-elle, c’est fini.

 

Seulement Julien avait eu si peur qu’il fut un moment sans parler. Sa voix tremblait.

 

Il dit :

— C’est bête ! Il vaudrait mieux qu’on s’en retourne chacun de son côté.

 

Le mercredi suivant, il ne vint pas au rendez-vous.

 

 

 

VIII

 

C’était un soir comme tous les soirs. Elle était à sa fenêtre. Lorsque Julien venait, il sifflait doucement. Quelquefois aussi, par les nuits claires, elle l’apercevait sous le saule. La route éclairait doucement dans l’ombre, les murs étaient tièdes encore, parce que c’était l’été ; mais, à présent, il faisait noir.

 

D’abord elle crut seulement que Julien était en retard. On ne fait pas toujours ce qu’on veut ; voilà ce qu’elle se disait. Mais, à mesure que le temps passait, elle devenait plus agitée, à cause de ses imaginations. On pense à la maladie, on pense à la mort : elle ne pensait pas à la seule chose véritable, qui est la cruauté des hommes.

 

Quand onze heures furent là, les jambes lui démangèrent d’attendre ; elle sortit sur la route. La route s’en va d’abord tout droit, puis elle se courbe vers la maison d’école ; de l’autre côté, elle descend dans le pays, sous les pommiers. Les jardins se tenaient derrière leurs barrières. Il n’y avait personne.

 

Elle prit dans la direction du village. Elle pensait au soir où elle avait porté la lettre ; c’était autrefois, le temps qui n’est plus. Comme la vie tourne ! La vie a un visage qui rit et un visage qui pleure ; elle tourne, on la voit rire ; elle tourne encore et on la voit pleurer.

 

Une fois qu’elle fut devant chez Julien, Aline s’arrêta. La maison, lourde et carrée, montrait ses volets fermés. Elle semblait dire : « Va-t’en ! » comme quelqu’un qui veut dormir. On n’entendait rien que la fontaine. Aline regardait vers la fenêtre de Julien. Est-ce qu’il ne devait pas la sentir dehors avec ses yeux tendus vers lui ? Mais rien ne bougeait sous le rond du ciel où est le silence.

 

Alors, s’appuyant contre un mur, elle attendit longtemps encore. Et puis elle eut froid, étant sans châle et tête nue. L’air de la nuit l’enveloppait comme un linge humide. La solitude pesait sur elle comme un poing. Elle ne rentra qu’après minuit.

 

Le jour suivant, une troupe de montreurs de bêtes traversa le village. On était dans la matinée quand le tambour battit. Le chameau marchait en tête. Il avait des plaques de peau nue, des poils comme de la ficelle défaite, une bosse pendante, un long cou recourbé. Ses jambes allaient s’écartant l’une de l’autre à partir de ses genoux cagneux, d’où venait son allure comme celle d’un bateau qui roule. Le singe, habillé en général, était assis sur le dos de l’âne qui tirait une charrette. Il cherchait ses puces en faisant des grimaces. La chèvre suivait.

 

Mais, le tambour ayant battu pour la seconde fois, la représentation commença. Tout le village faisait cercle. Les hommes tenaient leur pipe au coin de la bouche et souriaient, parce qu’on est des hommes, pour dire : « C’est bon pour les enfants. » Le montreur avait un foulard rouge autour du cou et un chapeau de feutre pointu. Il fit d’abord coucher le chameau qui plia les jambes de devant, en balançant sa croupe un long moment en l’air comme un arbre qu’on coupe ; puis, s’abattit. Et l’homme, montant dessus, dit avec l’accent italien :

 

— Voilà comme oun charge le chameau au désert. On lui met dessus des tonneaux, des sacs, tout ce qu’on veut, mille kilos. Ils ne boivent pas pendant quinze jours.

 

— Ah ! disait-on, si on était tous comme ça, l’aubergiste n’irait pas bien loin.

 

Le singe tira du pistolet. Sa queue sortait de dessous les basques de sa tunique. Et comme, au milieu de ses tours, ayant lâché son sabre, il se grattait le crâne, l’homme le corrigea d’un coup de lanière.

 

La vieille Henriette ne parlait pas ; elle gardait toutes ses forces pour comprendre, tellement ce qu’elle voyait sortait de sa vie ordinaire. Les autres femmes se turent d’abord comme elle, puis elles se mirent à parler.

 

Elles disaient :

— Autrefois, on ne voyait pas de ces bêtes, d’où est-ce que ça vient ?

— Ça vient d’Afrique.

— Croyez-vous ?

— Oh ! je sais bien.

— Pas la chèvre ?

— Non, rien que le singe et le chameau.

— Vous souvenez-vous ? Dans le temps, il y avait les Calabrais, avec des peaux de mouton autour des jambes et des espèces de flûtes avec des vessies qui se gonflaient.

— On n’en voit plus.

— Dieu soit béni ! d’où est-ce que ça sortait ?

 

Et Aline était là aussi, mais Aline n’écoutait pas. Elle était triste, c’est pourquoi elle plaignait le singe. Il était si maigre, il avait de si grosses larmes dans les yeux. Quand on le battait, elle aurait voulu le prendre et l’emporter dans ses bras ; et le chameau de même, mais il était trop gros. Et puis les grimaces du singe la faisaient rire malgré son chagrin. Et puis elle redevenait triste à cause de la chèvre. On avait installé une sorte d’échafaudage, avec un dessus pointu et quatre étages. La chèvre y grimpait. À chaque étage, elle en faisait le tour et saluait, levant la patte. Pour monter plus haut, elle se dressait toute droite. Plus elle montait et plus la place était petite. Et l’échafaudage avait bien deux mètres de hauteur. On pensait : « Si elle tombe, elle se cassera les jambes. » L’homme faisait claquer son fouet.

 

Et c’est au moment où la chèvre, les sabots joints au sommet de la machine, tournait comme une toupie en faisant des révérences, qu’Aline aperçut Julien. Elle ne l’avait pas vu venir et il était là, tout à coup. Elle ne pensa plus ni au singe, ni à la chèvre, ni au chameau.

 

On faisait la quête, c’est le mauvais quart d’heure ; tout le monde tourna le dos. Le petit garçon pâle secouait son assiette, elle était presque vide. Le patron compta l’argent dans le creux de sa main en haussant les épaules, et un instant après, la représentation recommençait à l’autre bout du village.

 

Henriette s’en était allée. Aline avait suivi la troupe ; Julien aussi. Peu à peu, elle s’approcha de lui par derrière ; elle lui posa la main sur l’épaule et, comme il se retournait, elle lui sourit. Ses yeux étaient redevenus clairs comme les lacs de la montagne quand le soleil se lève.

 

Lui, il fut embarrassé. Pourtant personne ne faisait attention à eux, à cause des bêtes. D’en haut, les têtes rapprochées étaient comme une couronne sombre où les nuques et les visages figuraient des fleurs roses. D’en bas, on voyait la petite tête du singe et sa casquette à plumet attachée sous le menton. Le singe fit partir son pistolet.

 

Et Aline :

— Qu’as-tu fait, hier soir, Julien ? Pourquoi n’es-tu pas venu ?

 

Il répondit :

— On me voyait aller rôder tout le temps. C’est par précaution, tu comprends.

— Je t’ai attendu.

— Longtemps ?

— Oh ! oui, longtemps.

 

Le singe fouetté hurla. Julien dit :

— Ils tourmentent ces bêtes !

 

Il disait :

— Eh ! regarde le singe, il a le dedans des mains comme un homme.

 

Elle disait :

— C’est pour la semaine prochaine ; sûr, cette fois ?

— Que oui.

 

Mais il s’écartait déjà d’elle, et, se poussant du coude entre les groupes, il fut vite au premier rang. Il se tint là sans remuer jusqu’à la quête. Alors il jeta deux sous dans l’assiette, tandis que l’Italien, s’étant découvert, disait :

 

— Mesdames et Messieurs, avant de quitter votre honorable village, je tiens à vous remercier.

 

Le chameau allongea son long cou, le singe rongeait une carotte ; l’âne se mit à trottiner tirant la charrette où on voyait des morceaux de pain sec, la machine de la chèvre, et de l’étoffe rouge à galons dorés.

 

Et Julien, en s’en retournant, se représentait Aline, et comment elle était venue vers lui, et la promesse qu’il lui avait faite. Mais on promet et on ne tient pas. Les paroles s’oublient, ce n’est qu’un petit bruit qui s’en va en l’air avec les nuages. Les raisonnements sont plus solides, ils sont faits de pierre comme des maisons où on va se mettre pour être à l’abri. Il se disait : « C’est qu’elle s’y met trop ; elle est déjà comme une folle. Qu’est-ce que ça va être si ça continue ? Je ne peux pourtant pas me marier avec elle ; dans les bons ménages, on a des deux côtés. »

 

Ensuite il se disait : « Voilà, à présent, comment faire ? Une qui pleure, qui peut crier ! Elles font des scènes, ça serait du beau. » Le moyen, c’est de se cacher. « Elle vient, eh bien, on s’en va. Elle finira bien par comprendre. » Il ajoutait dans sa pensée : « Je ne suis pas seul après tout, elle en trouvera bien un autre. »

 

Les colchiques avaient fleuri, petites flammes qui tremblotent, que le vent souffle, qui ne sont rien, petites sœurs pâles de la brume.

 

 

 

IX

 

Quand Aline vit son malheur, elle n’y voulut pas croire. C’est ainsi que les petites filles qui ont peur de la nuit se cachent sous les couvertures. Elle s’était accrochée à tous les petits espoirs qu’il y avait sous sa main ; ils avaient cassé l’un après l’autre comme des branches sèches. On n’a pas même le temps de bien s’aimer ; le temps de s’aimer est comme un éclair.

 

L’automne s’était posé à la cime des arbres et les feuilles touchées jaunirent. Elles ressemblaient dans les branches à de jolis oiseaux clairs qui vont s’envoler. La lumière adoucie était molle comme un fruit trop mûr. Les chiens bâillaient en s’étirant dans la cour déserte des fermes. Vers le soir, les fumées des feux de broussailles traînaient sur les champs comme des chenilles.

 

Aline éprouvait qu’il est quelquefois tellement difficile de vivre qu’on aimerait mieux en finir tout de suite. On fermerait les yeux et on se laisserait aller comme la feuille dans le ruisseau. Mais elle songeait : « Ce n’est pas possible que ce soit pour toujours. » Elle séchait ses larmes, elle relevait la tête.

 

Un matin, la petite infirme mourut. Elle était dans sa charrette à roues de bois comme d’habitude ; à midi, on la trouva froide ; elle était morte sans que personne s’en doutât, on n’avait rien entendu, elle n’avait même pas bougé. Et on dit : « Comme ça se fait ! Enfin, à présent, au moins, elle ne souffrira plus. » Mais Aline comprit que c’était un signe pour elle.

 

Il vint de grandes pluies. Le temps était ainsi cette année-là. L’averse était comme des ficelles tendues ; le vent, pareil à une main, sautait de l’une à l’autre en les courbant et les brouillait ; on ne voyait plus rien qu’une sorte de toile grise qui se soulevait par moment, découvrant un coin de bois noir et triste au fond de la prairie.

 

Parfois Henriette, sa jupe relevée par-dessus la tête, courait mettre une seille sous la gouttière. Aline pensait : « Ah ! oui, c’est maman qui porte la seille. » Et Henriette se secouait dans la cuisine, en disant : « C’est plus un jardin, c’est un lac. »

 

Alors, durant la nuit, la maison repliait son toit comme des ailes, se faisant petite sous le ciel ; les nuages glissaient sur la lune ; elle se montrait un instant et semblait fuir. Et Aline voyait sa clarté vaciller et s’éteindre parmi le vent à sa fenêtre, car elle ne dormait pas.

 

Son chagrin l’empêchait de dormir. Elle cherchait tout le long des heures, dans sa tête, reprenant les jours un à un, comme un collier qu’on égrène. Elle n’accusait pas Julien, c’était elle qu’elle accusait. Un jour, elle avait un peu boudé, les garçons n’aiment pas qu’on boude. « Julien se sera fâché, mais il n’a rien dit, parce qu’il ne dit rien. » « Et puis, le soir de la danse, qu’est-ce qu’il a eu de ne plus vouloir ? C’était bien joli, j’ai pourtant fait tout ce qu’il a voulu. Ah ! mon Dieu, c’est bien difficile ! »

 

Elle pensait : « On ne sait pas ; il était bien bon, oui il était bien bon. Il m’a donné des boucles d’oreilles. On s’est fait des petits cadeaux. Le jour qu’il m’a apporté des framboises, je lui ai pourtant bien dit merci. Est-ce que peut-être il croit que je n’ai pas été contente ? »

 

Elle se tenait assise sur son lit, les yeux ouverts et fixés devant elle. L’obscurité était quelque chose de profond et d’épais comme une fourrure à poils noirs. De petits soleils rouges et bleus montaient dans l’air en tournant. Elle se frottait les yeux. Elle se demandait : « Qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce que j’ai ? Pourquoi est-ce que je suis comme ça ? Est-ce le bon Dieu qui me punit ? » Ses pensées étaient comme les abeilles qui sont sorties un jour d’orage, et ne peuvent plus rentrer à la ruche. Elle ne trouvait pas la bonne place dans son lit, son oreiller était brûlant ; tantôt elle se découvrait, et elle avait des frissons ; tantôt elle se recouvrait et les draps étaient lourds sur elle comme de la pierre. Et, lorsque le sommeil venait enfin, elle avait des rêves, avec leurs tromperies, où tantôt elle était heureuse, et qui se brisaient comme un vase qui tombe des mains au réveil ; d’autres pareils à la réalité, et bien tristes ; d’autres encore, si horribles, qu’elle criait en dormant.

 

Une fois, elle était en bas d’un grand arbre, et Julien était en haut qui lui disait : « Viens. » Elle fit comme il disait. Il était assis au bout d’une branche, elle s’assit à côté de lui. Mais voilà que l’arbre se mit à pencher et à craquer parce qu’ils étaient trop lourds, ensemble ; elle sentait Julien glisser et elle aussi ; ils tombaient dans le trou, l’air entrait dans sa bouche comme une plume qui chatouille, et un grand serrement à la gorge qui l’éveilla.

 

Une fois aussi, elle rêva qu’on l’enterrait. On la descendait dans un grand creux où il faisait tout noir. Il y avait un étroit carré de ciel au-dessus d’elle ; il devenait toujours plus petit, il fut enfin comme un point blanc ; en même temps, elle étouffait. Elle avait pâli. Ses belles couleurs étaient parties comme quand l’églantine s’effeuille. Elle avait beaucoup maigri ; ses poignets ronds étaient devenus carrés et trop minces ; elle avait des cordes sur les mains comme les vieilles femmes ; on voyait à ses tempes qui s’étaient enfoncées un petit bouquet de violettes ; elle ne mangeait plus.

 

Henriette lui disait :

— Allons, mange.

 

Elle répondait :

— Je n’ai pas faim.

 

Comme elle toussait, sa mère reprenait :

— Voilà que tu tousses, tu ne vas pas bien. Pourquoi ne veux-tu pas te soigner ?

— C’est le mauvais temps qui fait ça.

— Moi, je dis qu’il faut se soigner. On tousse, on s’en va de tousser. Si on consultait.

— Oh ! non.

 

Henriette se méfiait, parce qu’elle trouvait que cette maladie avait un drôle d’air. Seulement les femmes, comme on sait, ont beaucoup de mauvais moments à passer. Et Aline, de son côté, avait cru d’abord que c’était le chagrin qui la rendait malade. Mais ensuite elle eut de grandes douleurs dans le dos, dans l’estomac ; un matin, elle se mit à vomir.

 

Tout à coup, elle comprit.

 

Et la seule pensée qu’elle eut fut celle-ci : « Il faut que j’aille le lui dire tout de suite. »

 

 

 

X

 

À la fontaine, les laveuses lavaient le linge. Elles frottaient des deux mains sur la planche lisse, le savon faisait sa mousse, et l’eau était bleue et douce d’odeur. On a beaucoup d’ouvrage le matin. Une femme s’en revenait de la boutique avec une livre de sucre. Une autre balayait devant sa porte. Une grande fille menait un bébé par la main. On entendait le menuisier raboter dans sa boutique. Il faisait un petit temps gris un peu frais, et il soufflait un rien de bise. Le ciel avait des nuages blancs tout ronds qui se touchaient comme les pavés devant les écuries. Les vaches dans les champs branlaient leurs sonnailles de tous les côtés. Et une des laveuses dit en rinçant le linge :

 

— C’est le treize aujourd’hui.

— Non, dit une autre, c’est le quatorze.

— Tant mieux.

— Moi, reprit une troisième, moi je vous dis que c’est le treize.

 

À ce moment Aline passa. Elles s’arrêtèrent toutes de causer. Julien coupait du bois près de la porte de la grange, derrière la maison. Des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. À gauche, le verger rejoignait la campagne. On voyait par les trous des branches les pommes rouges d’un pommier tardif. Les autres n’avaient plus de fruits et presque plus de feuilles. Julien travaillait sans se presser, étant chez lui. Il avait ôté son gilet, parce que le mouvement donne chaud. Sa hache montait et retombait ; à chaque coup, il fendait une bûche. Et, quand Aline arriva, il resta une bonne minute comme il était, sa hache à la main.

 

Un pigeon s’envola au-dessus de leurs têtes. Julien ouvrit la bouche comme pour parler, mais il ne dit rien. Elle non plus ne dit rien au commencement, mais ensuite les paroles lui vinrent aux lèvres comme l’eau dans une pompe ; elles jaillirent toutes à la fois.

 

— Tu ne sais pas, dit-elle, je voudrais bien que non… seulement… oui, c’est la vérité. Je n’étais pas sûre… C’est la première fois… Et puis il a bien fallu, n’est-ce pas ? Et puisque c’est toi, il valait mieux que je te le dise tout de suite…

 

Elle parlait en tâtonnant avec ses mots comme une aveugle avec ses mains. Elle tordait entre ses doigts les attaches de son tablier. Elle avait les pommettes rouges comme deux petits feux allumés. Elle avait un corsage de toile bleue, une vieille jupe brune.

 

Julien dit :

— Quoi ?

 

Elle montra son ventre. Un second pigeon s’envola.

 

Julien dit :

— Charrette !

 

Il reprit :

— Charrette !

 

Son cou s’enfonça dans sa nuque ; il avança la tête comme un bélier qui va corner ; il se retint pourtant, pensant qu’Aline mentait peut-être ; il dit encore :

 

— Tu es folle !

 

Elle ne répondit pas.

 

Il dit :

— En es-tu sûre ?

— Oh ! oui.

— Sûre ? Sûre ?

— Oh ! oui.

 

Alors, il avança de nouveau la tête, et dit :

— Eh bien, tu n’es qu’une grosse bête ; ça ne me regarde plus.

 

Et, jetant sa hache, il s’en alla. Mais Aline le suivait, marchant à côté de lui comme un pauvre qui mendie, disant :

— Écoute, écoute, s’il te plaît ; on serait tellement bien les deux ! Tu es fâché, ça passera…

 

Il s’arrêta et dit :

— Fiche-moi le camp !

 

Alors elle se prit la joue comme si elle voulait la mordre avec ses doigts ; de l’autre main, elle tenait Julien par sa chemise ; elle s’attachait à lui pour le retenir ; elle aurait aimé à être battue et qu’il la battît bien fort, mais rester avec lui ; elle disait :

 

— Oh ! tu sais, je t’aime bien, je t’aime toujours plus et puis le petit est à toi, marions-nous, je serai tant bonne.

 

Il ne songeait pas à la battre ; il aurait seulement voulu qu’elle fût loin ou pouvoir souffler dessus comme sur un peu de fumée, c’est pourquoi il répétait :

 

— Je m’en moque. Fiche-moi le camp !

 

À ce moment, le père Damon sortit de l’écurie. Il était court et tassé, il écartait les jambes d’étonnement. Aline eut peur. Il lui parut que les arbres du verger s’abattaient tous ensemble et que la nuit venait dans le ciel. Elle courut. Les maisons du village couraient à sa rencontre, le long de la route. Elle avait comme de l’eau trouble dans les yeux. Et lorsqu’elle vit sa mère, les forces lui manquèrent. Elle tomba sur une chaise. Elle tenait sa tête dans ses mains.

 

Henriette eut de la peine à comprendre, mais une fois qu’elle eut compris, ce fut fini. Son amour allait à rebours. Il y a un amour sévère et rude qui châtie. Quand on est honnête, on a des enfants honnêtes. Elle eut d’abord une grande colère ; elle disait :

 

— Es-tu ma fille ?

 

Puis cette colère durcit le cœur.

— Une fille, une seule, et la voilà ! Je devrais te dire : « Va voir ailleurs comme il y fait. » Je te garde, mais va droit à présent ; si tu vas courbe…

 

Elle ferma la porte. Les idées se dressaient dans sa tête comme le bois vert dans le feu ; elle remuait le bras et toute sa bouche remuait avec. Puis elle regarda sa fille. Aline sur sa chaise était comme un paquet que les sanglots soulevaient du dedans. On ne voyait que ses cheveux défaits et ses mains toutes pleines de petites secousses. Elle lui dit :

 

— Va te mettre au lit.

 

Aline obéit. Elle se déshabilla sans penser à rien. Ses doigts allaient et venaient tout seuls, par un reste d’habitude. Elle se blottit sous les draps, ayant honte du jour même. Cependant Henriette fit de la camomille. On met sept fleurs dans une tasse, ni plus, ni moins, sept est le nombre ; la camomille est bonne pour toutes les maladies. Aline but : c’était amer comme sa vie. Ensuite elle se tourna vers le mur. Et la fatigue l’emporta sur sa douleur. L’ombre s’allongeait longuement sur ses paupières. Il lui semblait redevenir une toute petite fille ; c’est le temps où on joue aux haricots ; on fait un trou au pied d’un mur ; il y a des haricots de toutes les couleurs.

 

 

 

XI

 

Novembre était venu.

 

— Oui, dit un jour Henriette, il te faudrait au moins avoir de quoi mettre ton enfant au propre quand il sera là.

 

Aline prit son fil, de la toile et se mit à coudre. Sa mère avait fait le compte :

 

— Deux ou trois langes, quatre chemises, des mouchoirs : tu as de la besogne tant que tu voudras et juste le temps.

 

La toile était grossière, les petits des pauvres n’ont pas des draps fins. Aline cousait ; les doigts s’envolent, l’aiguille brille ; mais c’était un ouvrage qu’elle n’aimait pas beaucoup faire ; elle ne le faisait que parce qu’il le fallait. Et Henriette la surveillait, assise à côté d’elle, disant à tout moment :

 

— C’est pas comme ça. À quoi est-ce que ça sert de t’avoir appris ? Regarde-moi cet ourlet. C’est tout plissé, une misère ! Elle prenait l’ouvrage et le défaisait. Aline s’appliquait pourtant de son mieux. Seulement il faut que l’ourlet soit bien droit et il faut encore que les points soient égaux et faire attention de ne pas casser son fil : il y a tant de choses qu’on s’y perd. Et elles étaient là, rien que les deux, en face l’une de l’autre.

 

Elles étaient là rien que les deux. La cuisine avait quatre murs et une petite fenêtre. Il faisait triste. Elles ne parlaient pas. Et Aline pensait au petit qu’elle aurait. Elle se demandait : « Comment est-ce qu’il fera pour sortir ? Est-ce que ça fait mal ? Oh ! oui, ça doit faire bien mal ! » Elle se rappelait des amies qui avaient eu des petits frères. Elles disaient :

 

— On nous avait mises dans la chambre d’en haut, mais on a bien entendu maman crier tout de même.

 

Il y a la sage-femme qui vient et, des fois aussi, le médecin. Et Aline avait peur. Puis elle se disait : « Comment est-ce qu’il sera ? Je me demande. Comme ce serait drôle d’avoir un petit garçon ! Ou bien ce sera peut-être une petite fille. On ne sait jamais d’avance. C’est seulement quand ils sont là, ça fait toujours une surprise ; mais j’aimerais mieux un garçon. » Elle l’imaginait dans ses pensées ; il aurait une grosse tête et des cuisses comme des saucissons ficelés.

 

Elle voyait aussi la robe qu’il aurait mise.

 

Ils font bien plaisir quand ils commencent à parler. Mais, tout à coup, elle se souvenait qu’elle n’était pas comme les autres. Les autres, qui ont un mari, peuvent être joyeuses et rire ; elles mangent tout le jour pour avoir du lait. Le soir, à la fraîcheur, elles prennent leurs enfants ; elles s’en vont dans le village de porte en porte. On leur dit : « Comment allez-vous ? » – « Pas mal, merci. » – « Et le petit ? » – « Oh ! le petit, regardez-moi ça ! » – « Oh ! le beau petit ! » – « N’est-ce pas ? Savez-vous combien il pèse ? Il fait déjà ses cinq kilos. » – « Pas possible ! » Et la mère est tout heureuse qu’on ne veuille pas la croire.

 

Seulement, les enfants qui n’ont pas de père, ceux-là on n’ose pas les montrer. On les garde à la maison ; on les fait taire, quand ils crient ; ils deviennent grands et vont à l’école, les autres enfants ne jouent pas avec eux, on leur donne des surnoms. Aline pensait : « Ce n’est pas seulement moi qui suis punie, lui aussi sera puni. » Pourquoi ? Et pourquoi est-ce que Julien ne serait pas puni ? Elle sentait qu’il y a dans la vie des choses qui sont bien difficiles à comprendre.

 

Les feuilles tombaient. Quand les feuilles tombent, l’une tombe, l’autre suit. Elles se montrent le chemin, elles se disent l’une à l’autre : « Allons-y ! » et se plaignent un peu en touchant la terre qui est froide et noire. Les bois ressemblent à des fumées ; la campagne est mouillée et grise, avec les carrés noirs des forêts de sapins.

 

Il n’y avait plus dans le jardin que deux ou trois choux qui laissaient pendre leurs feuilles flétries ; les autres étaient cueillis et enfouis sous la paille, dans un coin. On ne se servait plus de la pompe. On voyait par la fenêtre, depuis que les feuilles étaient tombées, un beaucoup plus grand nombre de toits.

 

On entra dans le mois de décembre. Aline continuait à coudre. Elle cousait du matin au soir. Elle cousait une chemise, puis elle la mettait dans la corbeille. Il n’arrivait rien d’autre dans sa vie.

 

Elle ne sortait presque plus, parce qu’on se retournait pour la voir et que les garçons riaient en dessous. Quelquefois, pourtant, elle était si triste qu’elle ne pouvait pas rester assise plus longtemps, et elle sortait dans la campagne.

 

Elle allait un bout de chemin. L’herbe était courte et jaune comme du poil de bête et les buissons pareils à des pelotes de fil de fer. Elle marchait le haut du corps en arrière, car son ventre devenait lourd. On voyait qu’elle était bien maigre. Quand il faisait sec, elle s’asseyait un petit moment sous un arbre pour se reposer. Elle aurait voulu pleurer, elle ne pouvait pas pleurer. Elle s’en revenait ; sa mère lui disait :

 

— Qu’as-tu encore à courir ? quand on est comme tu es.

 

Et elle ne répondait pas, n’ayant plus le droit de rien dire. Elle n’avait plus que le droit de faire ce qu’on lui disait de faire. Et voici ce qu’elle aurait aimé faire, c’eût été d’aller vers sa mère et de lui demander pardon, de se mettre par terre devant elle, de poser sa tête sur ses genoux, pour que tout fût oublié, mais Henriette restait fermée et sombre ; et Aline n’osait pas. Elle se remettait à coudre, pendant qu’on allumait la lampe.

 

Elle n’avait personne pour la plaindre. Il y a des paroles qui font du bien comme l’huile sur les brûlures. Il n’y avait que le silence. L’estomac lui faisait toujours bien mal. Il lui était venu des taches jaunes le long du nez et un goût amer dans la bouche. Ses joues étaient comme du papier sale. Elle avait tellement vieilli qu’on ne l’aurait pas reconnue. Son ventre était devenu si gros qu’elle s’effrayait de le voir.

 

Vers la fin du mois, il gela. Les glaçons pendaient en longues barbes blanches aux fontaines. On entendit les sabots des vaches sonner sur la route durcie. Aline toussa davantage, couchant dans une chambre sans feu. Ensuite elle eut des engelures. Ses doigts étaient si gros, si raides, qu’elle ne pouvait plus les plier ; souvent la peau crevait et le sang sortait. Son aiguille lui paraissait pesante comme une barre de fer. Le petit chat jouait avec son peloton.

 

Quand vint Noël, les cloches sonnèrent. C’est le jour de la joie et des promesses. On « fait l’arbre » dans l’église et les enfants viennent et les femmes aussi viennent pour voir. D’abord il fait sombre et on chante ; puis on allume les bougies. Elles sont comme de petites larmes qui bougent parmi l’arbre vert et les noix d’or. Le sapin est un grand sapin qui touche presque le plafond. Il y a une bougie tout au bout, avec une grande étoile, parce que, dans la nuit de Noël, les bergers virent l’étoile et l’ayant suivie virent l’étable, la crèche et l’enfant Jésus. Mais Aline pensa que le bon Dieu l’avait abandonnée à cause de son péché.

 

Puis à minuit, la nuit de l’an, elle pensa : « Qu’est-ce qui va venir ? » Qu’est-ce qui peut venir, quand le malheur est là ? Deux ou trois mois qui passent et le petit enfant ; et les saisons qui tournent comme une ronde sous les arbres. L’année s’ouvrit devant elle : c’était comme une longue route nue. On ne voit rien, loin devant soi, rien que la route. Elle fermait les yeux. Est-ce qu’on peut arrêter le temps qui passe ? Ce n’est pas même de l’air qui passe, qu’on sent passer ; on ne sent pas le temps et on ne le voit pas, mais il passe quand même. Et le petit bougeait en elle. Elle se disait : « Les choses viennent, on ne peut pas les empêcher. »

 

Le froid dura longtemps, car l’hiver était rude. Puis le ciel, comme une bouche ouverte, souffla une grande haleine chaude qui fit mollir les routes et tomber la neige des toits et verdir l’herbe dans les prés. On dit : « Voilà l’hiver qui est bien malade. » Les enfants couraient devant les maisons…

 

Bientôt les vents de mars s’élancèrent d’au-delà les montagnes, bondissant par-dessus le lac qu’ils ont remué en passant. Alourdis d’eau, ils vinrent heurter les nuages dans un grand choc qui fendit le ciel ; le ciel croula avec un grand bruit. Le soleil éclata, les primevères fleurirent.

 

Il y a comme une voix qui encourage à vivre à cet endroit de l’année. Elle est dans l’oiseau qui crie, dans le jour, dans les bourgeons qui se gonflent. Le printemps saute sur un pied par les chemins. On voit les vieux qui viennent sur le pas de leur porte, ils hument l’air comme un qui a soif, ils font trois pas dans le jardin. Seulement on vit mieux aussi les taches bleues autour des yeux d’Aline et les deux trous qu’elle avait dans les joues.

 

 

 

XII

 

À la fin de mars, elles eurent une première alerte. Henriette pensa : « Pourvu que le petit ne vienne pas avant terme, ça serait tout à la fois. » Et comme elle était précautionneuse, elle appela la sage-femme.

 

La sage-femme arriva un matin. Elle entra sans heurter, elle dit :

 

— Bonjour, ça ne va pas ?

 

Elle avait une figure noire et une petite moustache. Elle prisait, ensuite elle éternuait et elle prisait de nouveau. Elle avait toujours une goutte brune qui lui pendait au bout du nez. On ne savait plus quel âge elle avait. Et si, parlant de quelqu’un, on disait :

 

— Il tourne bien mal, elle, elle répondait :

— C’est le plus gros garçon que j’aie vu.

 

Et si on parlait de quelqu’un d’autre :

— Lui est venu sans qu’on s’y attende.

 

Elle voyait le monde de cette façon-là. Elle avait toutes sortes de recettes dans son métier, et l’habitude faisait qu’elle s’essuyait tout le temps les mains à son tablier. Elle disait aux femmes :

 

— La belle affaire ! toutes y passent, il n’y a qu’à vouloir.

 

Et on disait d’elle :

— Il faudrait aller bien loin pour en trouver une pareille. Ça ne lui fait ni chaud, ni froid.

 

Et enfin, étant bien payée, avec un cadeau à chaque baptême, elle avait pu mettre de l’argent de côté, ce qui ajoutait à sa réputation.

 

Elle examina Aline. Elle la trouva, comme elle disait, pauvre de sang et bien nerveuse ; mais il est connu que la jeune génération ne vaut pas l’ancienne ; et puis les circonstances n’étaient pas pour aider. Elle tournait autour du lit en se mouchant dans son grand mouchoir rouge, parlant beaucoup, et répétant :

 

— Oui, oui, on n’en est pas encore là.

— Seulement, ajouta-t-elle, d’ici trois semaines, un mois…

 

Il arriva comme elle avait dit. Avril avait paru, poussant devant lui ses petits nuages comme des poules blanches dans un champ de bleuets. La journée avait été chaude. Les feuilles dépliées se dressaient, ayant pris des forces ; on voyait l’air trembler sur la campagne. Les douleurs commencèrent dans l’après-midi ; avec le soir, elles grandirent. La sage-femme dit :

 

— Hein ? je ne m’étais pas trompée.

 

Et comme Aline gémissait :

— Ma fille, reprit-elle, crie seulement, ça soulage ; et puis pousse quand tu sentiras que ça vient.

 

Après quoi, elle troussa ses manches pour être prête, mais rien ne pressait. Henriette avait mis sur le feu la grande marmite pleine d’eau. Les bûches pétillaient ; elle tournait autour, comme seulement occupée du ménage. Mais, quoiqu’elle s’en cachât, elle était bien émotionnée. Ce qu’il faut surtout, dans ces moments-là, c’est ne pas perdre la tête. Elle se raidissait. La vapeur était rose, l’eau bouillait.

 

La sage-femme but son café et mangea un morceau de pain et de fromage. Elle coupait son fromage sur la table avec la pointe de son couteau et piquait dedans d’une main ; de l’autre, elle tenait son pain, ou bien vidait sa tasse à petites gorgées ; et puis la remplissait, disant :

 

— Moi, j’aime le café, ça me donne des forces. Mais il me le faut chargé à la cartouche.

 

On continua d’attendre. Dans la nuit, les douleurs devinrent plus vives. Aline commença de crier. Elle criait par intervalles, doucement, puis plus fort, puis cessant tout à coup ; alors elle plaignait ; et les cris reprenaient, longs et ensuite aigus comme des pointes de rocher ; et quand elle était épuisée, sa tête tombait en arrière ; et puis sa gorge se resserrait et les cris recommençaient. La sage-femme se frotta le nez.

 

— Oui, oui, dit-elle de nouveau.

 

Elle se moucha de nouveau.

— Ne vous effrayez pas, je l’examine, tout va bien ; on crie, vous savez, c’est les nerfs.

 

Elle avait son amour-propre, qui était de faire seule. Mais, cette fois, c’était sérieux. Finalement, elle dit :

 

— Peut-être bien qu’un médecin ne serait pas de trop.

 

Le médecin arriva dans sa petite voiture. Il avait un petit cheval blanc qui trottait en levant haut les jambes. On entendit de loin le bruit clair des sabots sur la route, puis le roulement des roues ; et il parut. Il ôta sa pèlerine et son chapeau. Il se lava les mains avec de l’eau chaude et du savon. Il entra dans la chambre en cachant sa trousse derrière son dos. La porte resta ouverte pour qu’on pût aller et venir. Le petit chat, éclairé par le feu, dormait dans les copeaux, la tête entre ses pattes.

 

Quand tout fut fini, les lampes pâlirent ; c’était l’aube qui venait.

 

— Ah ! dit le médecin, il est heureux que les enfants ne fassent pas toujours tant de façons pour venir au monde. On n’en voudrait plus.

 

Et, montant sur le siège, il toucha du fouet le petit cheval qui partit comme le vent, ayant mangé son avoine. Mais la sage-femme était de mauvaise humeur. Elle dit :

 

— C’est encore un faiseur d’embarras. Je l’aurais eu aussi bien que lui.

 

Sur le lit, il y avait Aline, et le petit qui était né. On l’avait roulé dans ses langes. C’était un petit garçon. Aline était assoupie. Elle était blanche comme la mort et ses cils faisaient de l’ombre sur ses joues.

 

La chambre était en désordre. On avait tiré le lit au milieu du plancher. La seille où on avait baigné l’enfant était auprès et, dans le coin, un tas de linges et de serviettes. Des habits traînaient sur les meubles.

 

Cependant les voisines, averties par la voiture du médecin, frappaient à la porte l’une après l’autre. Il y avait longtemps qu’elles n’étaient pas revenues. Quand on a fait ce qu’Aline avait fait, les honnêtes gens restent chez eux. Mais la curiosité était la plus forte. Et elles s’excusaient, disant :

 

— Je suis venue voir comment ça allait.

 

La sage-femme leur répondait :

— Ça va bien.

— Tant mieux, je repasserai.

 

Et, une fois qu’elles étaient dehors, elles disaient :

 

— Au premier enfant que j’ai eu, ç’a été bien plus facile. J’ai laissé faire, voilà tout. Seulement, cette Aline, elle est punie, et c’est bien fait. A-t-on eu besoin d’un médecin, nous autres ? Et puis l’enfant, ça ne sera sûrement pas grand’- chose, s’il vit.

 

Alors toutes applaudissaient. Et les langues branlaient comme les clochettes des vaches quand le petit berger claque du fouet.

 

 

 

XIII

 

Aline resta quinze jours au lit. Ensuite on lui permit d’aller jusqu’au grand fauteuil à dossier droit, près de la fenêtre. Elle s’asseyait là et allongeait ses jambes engourdies. Elle était encore comme sont les malades qui ont du sommeil en retard dans tout le corps, et sont enfermés dans leur maladie, de telle façon qu’ils voient la vie comme un jardin dans le brouillard. Les gens qui passent, les nuages, les fleurs et le soleil semblent des choses d’un autre monde ; il y a une séparation qui s’est faite ; et la journée s’écoule d’un mouvement égal. Puis, tout à coup, un jour, elle aperçut l’enfant que la vieille Henriette tenait dans ses bras. Alors elle fut impatiente de l’avoir tout à elle, pour s’y attacher et s’y oublier ; car les petits coûtent beaucoup de peine, ils se salissent, il faut les bercer, leur donner à manger et beaucoup d’autres choses qu’elle aurait voulu faire, mais elle était trop faible encore.

 

Elle regardait dehors. Des moineaux, tombant par grappes, passaient devant les vitres comme des pierres noires. Un petit lilas se couvrait de verdure et ses feuilles encore froissées semblaient des papillons battant de l’aile aux souffles du printemps, mais la chambre était noire et triste, avec ses murs nus, ses poutres enfumées, sa fenêtre close. Henriette prétendait que l’air est mauvais pour les nouveaux nés. On respirait l’odeur aigre du lait.

 

L’enfant n’avait pesé que quatre livres le jour de sa naissance et son poids n’augmentait presque pas. Il avait une très grosse tête, comme tous les enfants qui viennent de naître, mais une tête plus grosse encore et un tout petit corps. Ce n’était rien qu’un peu de chair. Sa figure était comme une boule rouge où il y avait des plis qui étaient les yeux et la bouche, deux trous qui étaient les narines. Il tenait ses poings serrés contre ses joues. Il n’avait pas de cheveux, ni de sourcils, mais une espèce de poil sur le front et sur les épaules.

 

On le mettait coucher dans une corbeille à linge posée sur deux chaises, garnie d’une paillasse de feuilles de maïs, avec un petit drap, une couverture de laine et un gros édredon pour qu’il fût bien au chaud. Mais, sitôt qu’on l’avait posé dans son berceau, il commençait à crier. Il avait un petit cri si faible qu’il fallait s’approcher pour l’entendre et son visage se gonflait et il entrouvrait ses gencives nues. La sage-femme venait chaque jour, apportant les nouvelles :

 

— Vous savez, disait-elle à Henriette, on ne parle plus que de votre fille. Il faut voir ça, c’est comme un bâton dans une fourmilière. Et ce qu’on raconte ! que le bébé a une tache de vin comme la main sur la figure, parce que le père avait bu, et puis tout le reste ; ils ont méchante langue.

— Ah ! disait Henriette, laissez-les causer.

 

Peu à peu, cependant, Aline reprit des forces. Elle put se tenir debout, puis marcher. D’abord elle marchait en branlant sur elle-même ; le poids de sa tête était comme une lourde pierre qui la faisait pencher de côté. Mais ensuite ses pas s’affermirent. Elle prenait le petit contre elle et s’étonnait de ne pas le sentir, tant il était léger. Elle pensait : « Il ne pèse pas plus qu’une paille ; il faudra qu’il mange beaucoup. » Son grand bonheur aurait été de le nourrir elle-même, mais elle n’eut pas de lait, car tout lui fut refusé. Et l’enfant ne prenait le biberon qu’avec répugnance, se fatiguant vite ; le lait de vache était trop lourd pour son estomac.

 

Aline disait :

— Bois, mon petit, bois vite, si tu veux être un grand garçon.

 

Seulement les tout petits enfants ne comprennent pas ce qu’on leur dit. Ils n’ont qu’un peu de force pour remuer les jambes et il fait nuit encore dans leur tête comme dans une chambre aux contrevents tirés. L’amour lui-même n’y peut rien. Aline apprenait ce que toutes les mères apprennent quand le moment est venu. Elles se heurtent à cette vie obscure ; et puis il y a tous les soins à donner et il y a les cris qu’on doit apprendre à distinguer, ceux de la douleur, ceux de la faim, ceux dont on ignore la cause et dont on dit : « C’est de la méchanceté. »

 

Elle posait l’enfant sur la table et déroulait ses bandes. Le petit ventre nu se montrait, tout renflé et blanc comme un ventre de grenouille et la tête inerte roulait sur le coussin. Ou bien elle le baignait ; il était si petit qu’il suffisait d’une cuvette ; l’eau tiède ruisselait sur sa peau en petites boules brillantes comme de la rosée.

 

Aline avait encore les mains maladroites ; tantôt elles appuyaient trop fort et tantôt elles hésitaient. Il semble qu’un rien va briser ces membres fragiles. Elle se perdait par moment dans ces soins. Alors le monde s’en va. Il n’y a plus qu’un petit enfant sur la table. Elle souriait parfois comme au temps de son bonheur. Elle chantait :

 

Dodo, l’enfant do,

L’enfant dormira bientôt…

Dodo, l’enfant do,

Pour avoir du bon gâteau.

 

Mais son sourire ne s’ouvrait qu’à peine comme si un poids pesait dessus, et sa voix retombait comme un oiseau en cage, parce que l’enfant pleurait. Il était si malingre qu’il faisait pitié.

 

Sa douleur alors revenait. Un soir, on entendit de la musique dans le village. On dansait à l’auberge. Aline était assise près du berceau, et ses souvenirs l’entraînèrent en arrière jusque sous le grand poirier. Une autre fois qu’elle fouillait dans un tiroir, elle y trouva les boucles d’oreilles que Julien lui avait données dans le petit bois, au commencement de l’été. La boîte de carton aux personnages peints dessus était encore enveloppée de son papier de soie. Les grains de corail ressemblaient à deux gouttes de sang pâle. C’était tout ce qui restait de son amour, avec l’enfant. Elle se dit : « Et lui où est-il ? Ah ! il ne pense plus à moi. » Les larmes lui vinrent aux yeux et elle se moucha sans bruit.

 

Elle se soulevait ainsi, aussitôt reprise et ramenée, étant comme attachée à une chaîne qui l’empêchait de s’échapper. Elle s’encourageait pourtant avec des paroles qu’elle se répétait dans le fond de son cœur, se disant encore : « Il faut bien que je l’aime, ce petit ; il faut que je l’aime tant que je peux pour lui faire du bien et qu’il prenne de la vie. C’est un mauvais temps à passer. Quand il aura son année, ça ira tout seul. Il faut bien que je l’aime, puisqu’il n’a rien que moi. Maman est vieille ; on ne sait pas, à son âge, ce qui peut arriver. Et puis il deviendra grand, pour quand je serai vieille aussi. » Et sa chair tressaillait en se penchant sur lui.

 

Cependant l’enfant n’allait pas mieux, au contraire. On voyait sa peau se plisser comme celle d’un fruit qui sèche. Il ne pouvait presque plus remuer, une humeur jaune suintait de ses paupières. Aline regardait l’ombre se répandre sur son front bombé. Elle pensait : « Est-ce que c’est possible, est-ce que c’est possible ? » Elle sentait des forces invisibles et malfaisantes rôder autour de son enfant. Un tout petit qui n’a point fait de mal pourtant ! Elle pensait : « C’est ça qui l’étouffe. Il y a des choses qui se couchent sur lui. »

 

La sage-femme avait bon cœur et l’aidait. Le médecin venait aussi. Mais que faire ? Quand la maladie est là, que peut-on contre elle ? Les remèdes trompent le mal. On les prend pour les prendre et les docteurs font des ordonnances, mais est-ce qu’on sait où on va ? Les médecins ne sont pas les plus forts. La vie, qui est venue sans qu’on le veuille, s’en reva sans qu’on le veuille et malgré nous, qui sommes peu de chose ; on se tord les mains ; et elle est partie. Et puis les tout petits qui n’ont pas de raison ne peuvent pas se défendre. Un jour, ils serrent les gencives, ils deviennent verts, on dit : « Il est mort. »

 

— Quand même, disait la sage-femme, quand on pense que c’est ce Julien qui est cause de tout ça ! Il faudrait lui tordre le cou !

 

 

 

XIV

 

Julien, toutefois, était en bonne santé et content de vivre. Quand il s’était montré dans le village, après l’aventure d’Aline, on l’avait accueilli comme si rien ne s’était passé. On avait jugé qu’il avait bien fait, et puis ces histoires-là ne vous regardent pas. Julien payait à boire à l’auberge, ses amis le recherchaient. Et, comme on faisait cercle autour de lui, il finit par parler d’Aline ; il disait :

 

— Tu sais, c’est qu’elle ne voulait pas me lâcher ; comme une sangsue, je te dis, tant elle était prise, hein ?

 

Les autres admiraient ses cheveux frisés, son front bas et la grosse veine qui se gonflait entre ses sourcils quand il s’animait. Ils pensaient : « Celui-là, il a eu au moins une femme qui l’a aimé. »

 

Julien frappait du poing sur la table en riant. Le petit vin vert qui sent le soufre sautait dans les verres. Et, parmi le silence, on entendait un vieux qui disait à la table du fond :

 

— C’est une bête qui vaut bien ses quatre cents.

 

Mais le père et la mère Damon étaient inquiets pour l’avenir. Ils s’étaient dit : « Où est-ce qu’on s’arrête, une fois qu’on a commencé ? Il faut le marier le plus tôt possible ! » Ils lui avaient cherché une femme. Ils avaient eu de la peine. Ce n’est pas qu’il manque de filles qui seraient heureuses d’avoir un mari, mais les bonnes sont plus rares, et il faut bien des qualités. À la fin, pourtant, ils trouvèrent quelqu’un à leur convenance au village voisin. Celle qu’ils avaient choisie était riche et fille unique. Au milieu du mois de mai, Julien se fiança. C’était le soir. La sage-femme dit en entrant :

 

— Il y a du nouveau et du beau ! Voilà Julien qui vient de se fiancer.

 

Aline entendit de sa chambre. Elle sentit par tout son corps comme de la glace, puis comme du feu. Et, depuis ce moment-là, elle ne sut plus très bien ce qu’elle faisait.

 

D’abord le petit allait toujours plus mal. Il se refroidissait lentement. On avait beau chauffer des linges qu’on lui posait brûlants sur le ventre et mettre aussi des bouteilles d’eau bouillante autour de lui dans le berceau, il demeurait engourdi dans ses couvertures ; et ses yeux remuaient sans voir.

 

Vers onze heures, Henriette alla se coucher un moment car les deux femmes veillaient chacune son tour. Aline s’accouda près du berceau. Elle avait perdu conscience de ce qui l’entourait. Elle regarda son enfant. Elle pensa : « Quel nom est-ce que je vais lui donner, à ce petit ? Henri, à cause d’Henriette, ou bien peut-être… non. Il faudra, en tout cas, qu’on le baptise avant ses trois mois. » Mais elle se reprit bien vite : « Ah ! C’est vrai, il est trop malade, il faut attendre de voir. » Elle pensa : « Il a une bien grosse tête et les yeux tout collés ; mais il a un peu moins de poils sur la figure quand même. C’est des poils qui tombent vite, on ne les verra bientôt plus.»

 

Elle s’était levée, elle se mit à marcher dans la chambre. Il n’y avait qu’un étroit passage entre le lit et le berceau. Elle allait jusqu’à la fenêtre et s’en revenait, et recommençait. Quelque chose comme une main se tenait sur sa nuque et la poussait en avant. Ses pas retentissaient dans sa poitrine. Il lui semblait qu’elle marchait depuis deux jours.

 

Elle s’assit, elle prit les boucles d’oreilles dans sa poche ; elle les tournait et les retournait entre ses doigts. Elle pensait : « Elles sont bien jolies, ces boucles d’oreilles ; si je pouvais seulement les mettre, mais je ne peux pas les mettre. Il y a du corail au bout. C’est beau, le corail. »

 

Elle se remit à marcher. Et, pour la première fois, songeant au passé, elle sentit la colère et le besoin de vengeance entrer dans son cœur. Elle se disait : « Ils m’ont fait trop de mal. Le pauvre petit ! c’est leur faute ! Ce n’est pas à moi que je pense, c’est à lui. Ah ! mon Dieu. » Ses doigts se crispaient comme pour griffer, ses dents grincèrent. Elle répétait : « Ils m’ont fait trop de mal, ils m’ont fait trop de mal, ils m’ont fait trop de mal ! »

 

Le plancher craquait sous ses pas. Henriette cogna à la paroi et dit :

 

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien, répondit-elle.

 

Elle se rassit. La bougie coulait en se consumant. Henriette éternua ; et puis on n’entendit plus rien, elle s’était endormie.

 

Minuit avait sonné. Tout à coup, Aline se mit à sangloter. Il se fit un grand cri dans sa tête : « Il est fiancé ! Il est fiancé ! C’est fini. Ah ! le pauvre petit, il vaudrait mieux qu’il meure. Et moi… »

 

L’enfant remua dans son berceau. Sa respiration était sifflante et rare, avec un bruit de déchirement. Aline considérait son fils de ses grands yeux hébétés. « C’est fini, pensait-elle, il va mourir, il va mourir ! » Ses paupières à elle restaient sèches. Elle voulut prendre l’enfant ; il vomit une sorte de bile verdâtre. Elle détourna la tête.

 

— Oh ! non, dit-elle, oh ! non, je ne veux pas.

 

Les matières épaisses et visqueuses s’étaient répandues sur la brassière et y restaient attachées. Les efforts que l’enfant faisait tordaient son petit corps. Il semblait que la vie se réfugiait plus profond, à chaque secousse, pour le faire souffrir plus longtemps. Aline frissonna.

 

Et, à ce moment, il y eut une force qui vint en elle et qui agit en elle sans qu’elle pût résister. Ses mains s’agitèrent convulsivement. Elle replia le traversin sur la tête du petit, elle pesa par-dessus de tout son poids. On entendit un faible bruit pareil au murmure de l’eau dans le goulot d’une fontaine ; elle appuya plus fort, on n’entendit plus rien. Elle ôta le coussin ; l’enfant avait la bouche et les yeux ouverts ; ses yeux étaient blancs, s’étant retournés. Un peu de sang avait coulé sur son menton.

 

Elle essuya le sang avec son tablier. Elle se dit : « Il est mort, il est mort ! » Elle n’éprouva aucune douleur, mais de la surprise. Elle souleva dans ses bras le petit cadavre ; puis, l’ayant étendu sur le lit, s’assit auprès et resta là. Soudain, elle vit le chameau, le petit singe et la chèvre savante ; tout revivait devant elle dans ses moindres détails. L’homme avait un foulard rouge, le ciel était gris. Le tambour battait, le chameau allongeait sa tête pointue. Puis Julien parut sur la place ; il portait un gilet à manches de coutil, le ruban de son chapeau avait une agrafe d’acier. Elle lui parlait, il répondait ; le singe agitait son épée et une petite fille qui avait la coqueluche toussait d’une toux sèche et rauque.

 

Mais ses rêves s’éparpillèrent tout d’un coup comme le brouillard dans le vent et elle se retrouva près du petit cadavre. La bougie fumait sur la table. Elle se dit de nouveau : « Il est mort ! il est mort ! » Elle poussa un cri, elle ouvrit la porte, elle sortit en courant.

 

La lune, à son dernier quartier, s’était couchée derrière les bois. Il n’y avait que les étoiles et leur cendre insensible qui tombait dans les arbres. La nuit était pure. L’air léger passait par bouffées, hérissant l’herbe. Aline courait au hasard en pleins champs, sautant les rigoles, butant aux talus. Devant elle de vagues formes occupaient l’espace. Derrière elle, sous le ciel paisible, les maisons du village, groupées autour de l’église, semblaient un troupeau de moutons couchés près du berger resté debout.

 

 

 

XV

 

Ce fut le taupier qui trouva Aline au petit matin. Il avait sa hotte sur le dos. Il était petit et si maigre que ses pantalons paraissaient pleins de vent. Sa barbe au creux de ses joues était semblable à la mousse grise qui croît sur les rochers. Il allait boitant tout le long du jour, tendant ses trappes de taupinière en taupinière. On lui donnait deux sous par taupe, ce qui lui faisait chaque jour deux ou trois francs, qu’il allait boire à l’auberge seul dans un coin.

 

Aline s’était pendue avec sa ceinture aux branches basses d’un pommier. Comme ses pieds touchaient terre, elle avait dû plier les genoux ; et elle était restée à demi suspendue, adossée au tronc de l’arbre. Le vent la berçait doucement ; on aurait dit de loin une petite fille qui s’amuse ; mais, de près, on voyait son visage bleui et ses yeux vitreux.

 

Alors le taupier posa sa hotte et courut au village, boitant plus fort et parlant tout seul.

 

Le soleil était levé quand la justice arriva. Il y avait le juge de paix, le greffier et deux ou trois hommes qui avaient suivi. Le juge était gros, avec une barbiche blanche. Le greffier était grand et tout rasé. Ils s’arrêtèrent au pied de l’arbre. On dépendit Aline, elle était froide. Ses bras pendaient. Ses tresses dénouées tombaient jusqu’à ses reins ; l’étoffe rude de la ceinture avait pénétré dans la peau.

 

Le greffier écrivait sur une feuille de papier, le juge tenait ses mains derrière son dos ; les autres, un peu à l’écart, causaient à voix basse ; et le taupier disait :

 

— C’est comme ça, je sortais de la haie là-bas, parce qu’il y a par là des prés pleins de souris que j’en avais pour toute la matinée ; et puis voilà, je vois du noir, une robe, mais pas la tête qui était cachée ; je me dis : « C’est drôle. » Je me dis : « C’en est une qui s’est levée matin toujours, et encore qu’est-ce qu’elle fait ? » Et puis voilà ! je suis venu voir ; et puis voilà…

 

Le pommier était tout rose comme un bouquet de fiancée ; les cerisiers alentour perdaient déjà leurs fleurs. L’herbe sentait l’oseille acide et la menthe doucereuse. Le bois était poudré de vert ; on entendait le ruisseau couler ; un grincement confus sortait des arbres. Quand le greffier eut fini d’écrire, on mit Aline sur un brancard et on l’emporta…

 

Cependant la maison était pleine de monde. Au milieu de la nuit, la vieille Henriette avait appelé, et alors on était venu. On avait vu de tout côté arriver les falots qui semblaient courir tout seuls au ras des chemins. Et puis les hommes étaient rentrés chez eux, mais les femmes étaient restées. Le malheur les attire comme le sucre les mouches.

 

Elles avaient couché Henriette dans le fauteuil, là où on avait mis Aline ; et elle se laissait faire. On lui donnait à boire et elle buvait. Mais, lorsqu’on apporta le corps, se dressant soudain toute droite, elle cria :

 

— C’est bien fait ! C’est bien fait ! elle ne l’a pas volé !

 

Et tomba sur le carreau. Toute la matinée, la boutique aussi fut pleine de monde. Il y avait sur les rayons des bocaux de verre pleins de sucre candi, de tablettes à la menthe ou de cannelle, bien alignés ; des caisses de fer-blanc où on met les biscuits et des boîtes de boutons. Une odeur fade régnait là, avec une odeur de salé, car un jambon et des saucisses étaient pendus à des chevilles au-dessus de la grande balance à chaînettes rouillées. Alors la boutiquière, au milieu de ses sacs, ayant pesé sa soude, s’appuya sur le comptoir et dit :

 

— Quelle affaire !

 

Les femmes parlaient toutes à la fois :

 

— On dit qu’avant de se pendre, elle a étouffé son petit.

— Est-ce qu’on sait jamais ?

— Enfin il est mort.

— Mais puisqu’il était bien malade…

— Le sang lui coulait par le nez.

— Et elle ?

— Ah ! elle, elle avait la langue qui lui sortait.

— Moi, j’ai toujours pensé que ça finirait mal.

— Cette Aline, disait une autre, elle avait l’air tellement douce ! Est-ce qu’on se serait attendu à ça ? C’est ce Julien après tout.

 

Et une autre :

 

— Le médecin a dit : « La mort est venue ra-ta-plan pour la mère, mais pour le petit !… »

 

Et la boutiquière ajouta :

— Mon Dieu ! quelle horreur.

 

Le soleil, qui s’était caché depuis un moment, sortit de derrière un nuage et la façade s’éclaira tout à coup. Sur le fumier voisin, un coq au bec ouvert chanta.

 

— Voyez-vous, les caractères, c’est ainsi ; avec ces eaux dormantes, il faut s’attendre à tout.

— Oh ! oui.

— Et qu’il y a à tous les deux de leur faute.

 

Les femmes à ce moment se turent. C’était le juge qui passait. On dit :

 

— En voilà un qui a de rudes corvées.

 

Puis aussitôt les conversations recommencèrent. Et l’animation grandissait à mesure que les nouvelles survenaient.

 

— Et Henriette ?

— On n’ose pas dire.

— Quoi ?

— Elle a dit que c’était bien fait.

— Pas possible !

— Et elle s’est roulée par terre. À présent, elle ne dit plus rien.

— Ça se comprend.

 

Puis, comme la matinée s’avançait, les femmes s’en allèrent une à une mettre la soupe sur le feu. On fit la toilette d’Aline. On lui ôta sa vieille robe usée, et on lui mit en échange celle qu’elle avait portée à sa première communion. Les manches étaient un peu courtes, la taille trop juste, la jupe laissait voir les chevilles, mais c’était la plus belle robe qu’elle avait, et il faut être bien mise pour aller en terre.

 

On disait :

— Comme elle est maigre, c’est une pitié.

— Oui, c’est que le chagrin, ça ronge.

— Faut-il qu’elle ait pourtant souffert !

 

Les femmes se montrèrent sur le cou l’anneau noir qu’avait fait la corde. Elles attachèrent une mentonnière autour de la tête pour retenir la mâchoire qui tombait. Elles chuchotaient à cause d’Henriette. Ensuite, ayant lavé l’enfant et l’ayant enroulé dans des langes propres, elles le posèrent sur le lit à côté de sa mère. Et ils étaient là, la mère et l’enfant, comme le jour où l’enfant était né.

 

Aline était pâle aussi comme ce jour-là, seulement son visage était calme, les traits s’étaient détendus, on n’aurait pas dit qu’elle avait tant souffert ; une grande paix était venue sur elle. On lui avait joint les mains sur la poitrine, on entrevoyait ses yeux sous les paupières mal closes. L’édredon à demi tiré cachait son corps jusqu’à la ceinture ; son corsage noir se détachait vivement sur le lit blanc.

 

Elle paraissait très longue et l’enfant tout petit. Quand tout fut prêt, on leur recouvrit la figure d’un mouchoir pour empêcher les mouches d’y venir. Comme le soir tombait, les femmes se préparèrent à veiller. Elles étaient trois pour se donner du courage. Elles s’assirent autour de la table. Les merles se poursuivaient en criant dans le jardin ; le crépuscule se glissa sous la porte comme une chatte brune.

 

Elles se dirent :

— On ne va pas rester comme ça sans lumière.

— Bien sûr que non.

 

Elles allèrent chercher la lampe en se hâtant, car la cuisine était déjà sombre et elles avaient un peu peur ; mais la lumière les tranquillisa. L’abat-jour de papier rose laissait la chambre dans l’obscurité ; la table était éclairée. On distinguait mal dans l’ombre le lit étroit et les deux formes sur le lit.

 

Au bout d’un moment, l’une des femmes reprit :

— J’ai froid aux pieds.

— Oh ! dit la seconde, c’est d’être assise qui fait ça.

 

Et la troisième :

— Mettez-vous au moins un châle sur les épaules.

 

Henriette n’avait pas bougé de sa place depuis sa chute du matin. Ses regards étaient tournés en dedans, ses mains ne remuaient pas, elle gardait la tête inclinée. Les femmes la considérèrent. Elles branlèrent la tête.

 

— Voilà ! dirent-elles.

— Oui, voilà !

— Quel coup quand même !

— Elle est assommée.

— Oh ! oui.

 

Puis elles parlèrent d’autre chose. Petit à petit, le sommeil les gagnait. Leurs pensées s’affaissèrent comme les branches sous la neige. Mais, à peine leurs yeux s’étaient-ils fermés, qu’ils se rouvraient d’eux-mêmes. Elles s’agitaient sur leurs chaises. Parfois elles échangeaient un regard. Elles sentaient la mort rôder autour d’elles ; l’air en était comme épaissi.

 

À la fin, pourtant, elles s’assoupirent l’une après l’autre. La lampe brûlait en grésillant, on n’entendait pas d’autre bruit.

 

Quelquefois seulement, une des dormeuses se mettait à souffler plus fort, accoudée sur la table, le front dans ses mains. Un papillon de nuit attiré par la flamme, frôlait l’abat-jour ; ou le vent passait dans les arbres.

 

Puis l’aube, s’étant levée sur la colline, descendit se mirer aux fontaines. Les bois s’ouvraient devant elle, l’herbe frissonnait sous ses pas. Une petite flamme trembla vers l’orient, des banderoles roses flottaient au sommet des sapins. Et l’espérance nouvelle, poussant la porte des maisons, souriait debout sur le seuil, pendant que, dans la chambre, la lampe achevait de s’éteindre et que les femmes s’éveillaient.

 

Le bruit de la mort d’Aline s’était vite répandu. La matinée n’était pas finie qu’on venait aux nouvelles de tous les environs.

 

— Est-ce vrai ?

— Oui, c’est vrai.

 

Il y avait des chars arrêtés devant l’auberge. Il y avait des femmes qui venaient de loin, qui passaient avec leurs souliers blancs de poussière, marchant à grands pas, et qui entraient chez une connaissance. Et aussi on commençait à plaindre Aline, parce qu’elle était morte et qu’on est moins dur pour les morts ; et puis, c’était trop triste ; et on disait :

 

— Elle est morte ; et puis, mourir comme ça !

— Comme ça !

— S’enlever la vie !

— Mon Dieu ! mon Dieu !

 

Alors on se taisait un moment pour se représenter le pommier, la corde, la petite Aline pendue ; on disait encore :

 

— Ah ! oui, c’est quand même drôle de vivre. Voilà, comme qui dirait, on commence, et puis on va vers le milieu, et puis on finit ; et, quand on a fini, c’est bien la même chose que si on n’avait pas commencé.

 

 

 

XVI

 

À la nuit close, on apporta le cercueil. Il était fait de quatre planches mal rabotées, vernies en noir. Le menuisier avait travaillé toute la journée dans sa boutique claire et ouverte au soleil, pleine de copeaux roses. Il plantait ses clous en sifflant. Comme il était habile, l’ouvrage avait été fini avant le soir. Alors il avait allumé sa pipe, et il s’était dit : « Ce sera bientôt le moment que j’aille jusque là-bas. »

 

On déposa le cercueil près du lit, puis on mit Aline dedans avec le petit enfant couché dans ses bras. Elle avait l’air de s’être endormie en le berçant et il semblait dormir aussi. On les couvrit d’un drap. On rabattit le couvercle pour voir s’il joignait bien, mais l’enfant prenait peu de place ; on n’avait plus qu’à attendre les porteurs.

 

Il y eut un orage pendant la nuit, c’était le premier de l’année. D’abord un silence, puis un bruit comme un char qui roule, et les éclairs étaient verts aux fenêtres. Au bout d’un moment, les nuages crevèrent et s’abattirent dans les branches ; puis les éclairs s’espacèrent, le tonnerre alla diminuant ; la pluie devint fine, tombant doucement partout, et les gouttières chantaient sous l’averse. Au matin, le vent dispersa les nuages ; le ciel parut descendre sur les chemins trempés de bleu.

 

Un peu avant onze heures, qui était l’heure de l’enterrement, le pasteur se prépara pour le culte. Il ôta le veston qu’il portait chez lui et mit un col propre, une cravate noire et sa redingote ; et encore son chapeau de soie ; en soupirant, car rien n’est difficile comme ces morts particulières ; il faut éviter toute allusion, consoler cependant et promettre le ciel, quand le ciel est douteux. C’est pourquoi il partit à regret, ayant sa Bible de cuir souple à tranches dorées sous le bras.

 

Le culte se fit dans la chambre d’Henriette. Il n’y avait pas beaucoup de monde, parce qu’Aline n’était pas morte de sa belle mort. Il n’y avait que quelques voisines et deux hommes, des cousins ; ils se tenaient assis le long du mur. Au milieu de la chambre, on avait mis une table et une chaise pour le pasteur.

 

Il fit d’abord une prière, on se leva, on se rassit. Le pasteur lut un passage des Psaumes. Il y est dit :

 

« L’œil de l’Éternel est sur ceux qui le craignent, sur ceux qui s’attendent à sa bonté pour délivrer leur âme de la mort et pour les faire vivre durant la famine.

« Notre âme s’attend à l’Éternel. Il est notre aide et notre bouclier. Car notre cœur se réjouit en lui, car nous nous confions en son saint nom.

« Que ta bonté soit sur nous, ô Éternel ! comme nous nous attendons à toi. »

 

La voix du pasteur s’élevait au commencement des phrases et retombait à la fin. Sa lecture finie, il se mit à parler sur ce qu’il avait lu, montrant que Dieu est miséricordieux et qu’il ne faut pas s’abandonner à sa douleur, mais lever la tête, parce que le jour du revoir est proche. Enfin il pria de nouveau.

 

On entendit des pas lourds dans la chambre à côté. Les porteurs venaient chercher le cercueil. Ils étaient de bonne humeur, ayant bu un verre à l’auberge en passant.

 

Ils disaient :

— Heureusement qu’elle n’est pas pesante, quand il y en a qui vont dans les cent kilos !

 

Les hommes avaient pris leurs chapeaux, les femmes tout en larmes entouraient Henriette. Henriette ne pleura pas. Seulement, lorsque le pasteur s’approcha d’elle, elle se dressa comme un ressort et l’on n’eut pas le temps de la retenir qu’elle avait ouvert la porte et vu la boîte noire et les hommes ; alors elle leva les bras et se jeta sur eux. Il fallut se mettre à trois ou quatre pour lui faire lâcher prise. On n’aurait jamais cru qu’une vieille femme pût être si forte. Et puis, comme on continuait à la tenir, elle se mit à crier.

 

Le cercueil s’en allait le long du chemin qui mène au cimetière. On doit traverser le village. Les gens étaient sortis devant chez eux pour voir. Le charron qui battait son fer près du gros soufflet de cuir jaune et du feu clair leva la tête et mit les mains sur ses hanches ; l’apprenti lâcha la corde du soufflet et le feu devint sombre. Un petit garçon qui tirait un cheval à roulettes s’était arrêté, un doigt dans la bouche. Une grosse fumée sortait du four communal. Et puis, une fois que le petit cortège fut passé, les gens rentrèrent chez eux, l’apprenti se pendit de nouveau à la corde, le charron reprit son marteau, l’enclume recommença de sonner dans le soleil. Le four communal fumait toujours.

 

Sitôt qu’on est hors du village, le chemin devient raide. Les flaques étaient sèches, la rigole tarie. Le capillaire sortait en touffes noires des fentes du mur. On marcha plus lentement. Une fois, les porteurs s’arrêtèrent pour s’essuyer le front. Puis on repartit. Le cimetière était sur la colline. De grands arbres en marquaient l’entrée. On approchait, les porteurs reprirent courage. La grille rouillée grinça. Le cercueil entra le premier, les deux parents suivirent ; et on vit dans un coin l’herbe haute, la fosse ouverte et le fossoyeur à côté, avec sa pelle. Henriette toutefois n’avait pas cessé de crier.

 

Tout ce qu’on pouvait faire ne servait à rien, les femmes disaient :

— Il faudrait pouvoir l’attacher.

— Oui, mais si on l’attache, elle deviendra enragée. Il vaut mieux que ça passe tout seul.

 

On reprenait :

— Voilà la troisième fois que ça lui arrive ; c’est des espèces de crises qu’elle a.

 

 

 

XVII

 

Vers le soir pourtant, Henriette se calma. Il arrive un moment où les forces s’épuisent ; la douleur reste, mais cachée, comme le feu qui se retire sous la cendre. Alors les femmes s’en allèrent.

 

On ne la vit pas de deux ou trois jours. Une après-midi, elle reparut. Elle était mise à son ordinaire, mais sa robe était froissée, comme si elle ne s’était pas déshabillée depuis le jour de l’enterrement. La dentelle de son bonnet noir lui pendait sur l’oreille, sa jupe était blanche au genou, son corsage à petites fleurs violettes sortait de sa ceinture. Elle but au goulot de la fontaine, puis elle ramassa sur la route un bouton perdu ; elle ne saluait personne ; parfois elle secouait la tête et agitait la main devant elle. On pensait : « Elle devient folle. »

 

Elle n’était pas folle, mais seulement perdue. Quand on n’est plus utile à rien, on ne sait pas que faire, ni où aller. Elle était toute seule. Elle serait morte qu’on ne s’en serait même pas aperçu.

 

Et on disait :

— Elle irait au moins rejoindre sa fille. À quoi est-ce que ça lui sert de rester par ici ?

 

On répondait :

— Voyez-vous, c’est ceux-là qui n’ont plus rien à faire dans la vie qui s’y cramponnent le plus.

 

Elle était comme une vieille vigne qui ne donne plus de fruits et dont les feuilles sont tombées, mais qui tient ferme encore à la muraille et résiste au vent. Puis les jours firent des semaines et les semaines des mois. Elle allait dans le village, entrant à la boulangerie acheter son pain et à la boutique son café ; les femmes la suivaient du regard, curieuses ; les enfants avaient peur d’elle, à cause de ses yeux qui s’étaient enfoncés. Sa peau faisait des plis sur ses os.

 

Le matin, elle était toujours au cimetière. C’est un endroit plein d’oiseaux, de fleurs et d’ombre. Il y a un vieux mur qui croule pierre à pierre parmi les orties et les coquelicots. Des ifs et des saules pleureurs ombragent les tombes aux noms effacés ; les couronnes de verre, suspendues aux croix de bois, tintent quand il fait du vent. Il y a aussi des tombes oubliées, pleines de mousse et de pervenches. Les fauvettes, les mésanges qui sont farouches et les chardonnerets qui sont verts et gris, avec un petit peu de rouge, nichent dans les branches. Et les marguerites, l’esparcette, la sauge, le trèfle, fleurs des champs semées là par la brise, s’ouvrent parmi les hautes graminées.

 

Henriette venait, portant, selon les jours, des boutures ou des graines, une bêche ou un plantoir. Aline avait toujours des fleurs. Sa petite tombe était comme un jardin. On ne voyait pas la terre, tellement les fleurs étaient serrées. Il y a des géraniums écarlates, des pensées comme un petit visage, des ne-m’oubliez-pas, des violettes ; et les violettes viennent les premières, puis viennent les myosotis qui aiment l’eau et les fontaines, puis les autres fleurs, chacune à son tour.

 

Quand elle avait fini, Henriette s’asseyait dans l’herbe à côté de la tombe, les bras autour des genoux. D’où elle était, on voit le lac et les montagnes de Savoie. Le pays, avec ses prairies, ses champs et ses bois, descend par lentes ondulations vers les eaux lisses et nuancées où les nuages du ciel traînent leurs ombres grises comme de grands filets. La montagne était bleue à cause de la distance. Elle soufflait parfois, comme une lessive qui sèche, une petite fumée ; et la petite fumée devenait un nuage rond qui s’en allait. Les bateaux à vapeur, s’approchant du rivage, semblaient des points noirs. Personne ne passait sur le chemin ; il n’y avait personne non plus dans le cimetière ; il n’y avait rien là que les oiseaux, l’herbe, les arbres, les fleurs, les morts.

 

Henriette ne bougeait pas. Alors les oiseaux venaient, sautillant autour d’elle. Elle était comme le tronc des arbres ou les pierres des tombes. Le soleil montait le long de ses jambes. Midi sonnait. Elle se levait.

 

La clé craquait dans la serrure rouillée. La maison était devenue branlante et bien triste, car les maisons sont comme les gens. On sentait le malheur qui était entré et qui s’était posé là, avec sa tête accoudée et son mauvais air qui pèse. De grosses araignées couraient dans le corridor ; le jardin était abandonné. Les légumes montaient en graine ; le pommier, mangé par la vermine, avait laissé tomber ses pommes avant la maturité ; les taupes avaient fait leurs trous dans les plates-bandes, les grenouilles sautaient sous les feuilles.

 

Et les hommes, revenant des champs :

— Quelle saleté que ce jardin !

— Ça pousse vite, la mauvaise herbe.

 

Et un troisième :

— Et puis dire que tout ça, c’est de la terre perdue. Si seulement on vous la donnait !

 

Henriette buvait son café. Elle mangeait son pain. Elle vivait. C’est le sang qui va quand même, monte au cœur et en redescend, quand le reste est presque mort. On est là, on se regarde, on se voit comme dans l’eau noire un buisson qui a brûlé ; et on s’en retourne en arrière, parce qu’en avant tout est fermé. Henriette entrait dans la chambre d’Aline. Le lit et le fauteuil y étaient à la même place. Il y avait encore une photographie au mur. Elle la prenait dans ses deux mains.

 

On y voyait Aline toute petite, avec une robe blanche et une chaise sculptée plus haute qu’elle ; dans le fond, un château peint, des feuillages ; sur le devant un tapis ; c’était comme chez les riches sur cette photographie. Aline avait les cheveux frisés et de grands yeux ; le temps de l’enfance est le beau temps où on ne sait rien de la vie.

 

Elles étaient montées tout en haut d’une grande maison, dans une chambre en verre. Ce jour-là, il faisait bien chaud. Comme Aline pleurait, le photographe avait été chercher un pantin à bonnet pointu et à grelots dorés. Elles étaient revenues par le chemin de fer. Henriette avait perdu son mari l’année avant. Il était mort d’avoir trop bu.

 

Elle remettait la photographie à sa place. La maison faisait de l’ombre sur la route. Le facteur passait, ouvrant son sac de cuir, pour y prendre une lettre. Les vaches qu’on venait de traire allaient boire à la fontaine. Un homme rentrait de la laiterie, sa hotte en fer sur le dos.

 

À l’automne, Julien se maria. On avait attendu la fin des récoltes, qui sont un temps où on a trop à faire pour se mettre en ménage. La mort d’Aline aussi avait été un mauvais moment à passer. Le père et la mère Damon avaient dit comme les autres :

 

— C’est bien triste !

 

Au fond ils pensaient : « À présent, on est débarrassé pour de bon. » Seulement on avait parlé d’eux, et pas en bien. Alors Julien avait été passer deux ou trois jours chez sa fiancée. Ensuite il était revenu. Et puis on avait oublié.

 

Les noces furent de bien belles noces. La fiancée arriva la veille avec sa robe, son voile et ses souliers fins dans un grand carton. Elle était large et haute. Elle avait les cheveux de trois couleurs, qui viennent de sortir tête nue au soleil. Julien l’attendait devant la porte. Et, quand elle sauta du char, sa jupe, en se relevant, découvrit sa jambe forte et ses grands pieds.

 

Le lendemain, les invités parurent. Les femmes avaient mis des robes de laine noire, les hommes des vestes de drap, et ceux de la ville des redingotes. On servit d’abord à manger et à boire. Il y avait du thé et du sirop pour les femmes ; du vin de trois espèces, de la viande froide, du jambon, de la salade ; des merveilles et des gaufres. Les deux chambres d’en bas étaient pleines. Les femmes riaient, parce que le vin fait rire, et qu’il faut bien s’amuser dans les noces.

 

Les Damon étaient heureux. La mère Damon suait dans son corsage de soie trop étroit ; sa figure semblait huilée ; et elle causait sans s’arrêter. À tout moment, le père Damon descendait à la cave et remontait, chargé de bouteilles qu’il débouchait entre ses genoux. Et Julien, parmi ses amis de noce et leurs demoiselles, était un peu gêné par son habit neuf et par son faux-col.

 

Après le repas, on partit pour l’église. Le sonneur guettait par la lucarne ; les cloches sonnèrent ; l’harmonium se mit à jouer ; quand les époux entrèrent, les filles du village chantèrent un cantique.

 

Les voitures se rangèrent devant le porche. Il y en avait trois. Leurs rideaux de coutil flottaient au vent. Les roues, fraîchement vernies, brillaient comme des flammes. Les cochers avaient des fouets à rubans mauves, roses et bleus, des gants de fil blanc ; les chevaux, des fleurs en papier de soie aux œillères.

 

Et lorsque la noce sortit, les mortiers tirèrent, bourrés jusqu’à la gueule de mottes de gazon, au risque d’éclater. C’étaient les garçons de la société de jeunesse et on leur payait à boire. La place était noire de monde. Les chevaux se cabraient, les femmes se bouchaient les oreilles ; il y en avait qui portaient des enfants dans leurs bras. Les mortiers tiraient toujours.

 

Cependant, les invités étaient montés dans les voitures qui partirent au grand trot. Julien et sa femme étaient dans la première. Quand Henriette la vit venir, et qu’elle vit ensuite Julien et le voile blanc de l’épouse, elle se leva de devant sa porte où elle se tenait assise, comme pour rentrer dans la maison. Mais la voiture avait déjà passé. Les autres suivirent. Elle, elle restait là, les mains pendantes. Le bruit des grelots, des roues, des voix alla s’affaiblissant, puis cessa tout à coup au tournant de la route ; et on ne vit plus rien qu’une petite poussière grise qui s’abattit lentement sur l’herbe courte des talus.

 

 

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Ce livre numérique a été édité par la bibliothèque numérique romande https://ebooks-bnr.com/ en mars 2018. – Élaboration : Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : MicheleS (ELG), Jean-Marc (ELG), MichelB (ELG), PatriceC (ELG), Coolmicro (ELG), Sylvie (BNR), Françoise (BNR). – Sources : Ce livre numérique est réalisé d’après la numérisation du Groupe des ebooks libres et gratuits que nous avons adaptée à notre édition de référence : C. F. Ramuz, Œuvres complètes 1, Petits poèmes en prose, Le Petit Village, Aline, La grande Guerre du Sonderbund, Fragments de journal inédit, Lausanne, H. L. Mermod, s. d. [1940]. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page En ballade vers Froideville, a été prise par Laura Barr-Wells le 18.10.2011. – Dispositions : Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Biblio- – 115 – thèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Nous sommes des bénévoles, passionnés de littérature. Nous faisons de notre mieux mais cette édition peut toutefois être entachée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rapport à l’original n’est pas garantie. Nos moyens sont limités et votre aide nous est indispensable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et à les faire connaître… – Autres sites de livres numériques : Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui répertorie un ensemble d’ebooks et en donne le lien d’accès. Vous pouvez consulter ce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

3 novembre 2013

Charles-Ferdinand RAMUZ, Si le soleil ne revenait pas

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Charles Ferdinand Ramuz

 

SI LE SOLEIL NE REVENAIT PAS

 

 

Bibliothèque numérique romande ebooks-bnr.com

 

Cette édition se réfère à l’édition Mermod (1941) pour laquelle C. F. Ramuz a effectué un important travail de correction et voire de réécriture du texte original. La bibliothèque numérique romande dédie cette édition numérique de « Si le soleil ne revenait pas » à Donald Barr-Wells, décédé le 6 février 2018.

 

 

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I

 

Vers les quatre heures et demie, ce jour-là, Denis Revaz sortit de chez lui. Il boitait assez bas.

 

C’était son genou qui n’« allait pas », comme il disait ; et on lui disait : « Comment va votre genou ? » il répondait : « Il ne va pas fort. »

 

Ainsi il a longé non sans difficulté la petite rue qui traverse le village, et on l’a vu ensuite s’engager sur sa gauche dans un sentier qui menait à une vieille maison.

 

À peine si on l’apercevait encore dans l’ombre, cette maison ; on distinguait pourtant que c’était une maison de pierre avec un toit couvert en grosses dalles d’ardoise, et il se confondait par sa couleur avec la nuit, mais est-ce bien la nuit ? ou est-ce le brouillard ? ou encore autre chose ? parce qu’il y avait déjà plus de quinze jours que le soleil était disparu derrière les montagnes pour ne reparaître que six mois plus tard.

 

Et puis c’était ce genou qui n’allait pas.

 

Revaz s’était arrêté pour laisser se calmer un instant la douleur ; alors, dans l’obscurité grandissante, par l’ouverture des fenêtres qu’il y avait sur le devant de la maison, une lueur roussâtre s’était mise à bouger comme une aile de chauve-souris.

 

Ces fenêtres n’avaient ni contrevents, ni rideaux, tandis que la façade elle-même, traversée par une large lézarde, faisait penser à une page de cahier qu’on aurait biffée à la plume ; et c’est dans le bas de cette façade qu’on voyait cette lueur monter, descendre, paraître, disparaître, comme un lambeau d’étoffe déteinte qu’on aurait agité derrière les carreaux.

 

Ce qui a fait que Revaz a été tout de suite assuré qu’Anzévui était chez lui (d’ailleurs comment n’y aurait-il pas été ?) et Revaz s’était remis en route malgré son genou malade, mais heureusement que le trajet n’était pas long.

 

Il est arrivé devant le perron. C’étaient trois marches sur le côté de la maison, et par un bout elles étaient enterrées dans la pente. C’étaient trois marches qui bougeaient sous le pied parce qu’elles étaient descellées ; elles menaient à une vieille porte cintrée dans le haut. Et il n’y avait plus de poignée à la porte ; c’était une grosse ficelle qui faisait manœuvrer à l’intérieur le loquet, car tout était ancien ici et ruiné, devant quoi Revaz s’était arrêté, ayant fait du bruit avec ses gros souliers à clous sur les marches de schiste ; pourtant on n’avait pas bougé dans la maison.

 

Il a cogné du poing contre la porte.

 

— Antoine Anzévui, êtes-vous là ?

On ne répondait pas :

— C’est moi Revaz, Denis Revaz ; est-ce qu’on ne pourrait pas entrer ?

 

Cependant il ne tirait toujours pas sur la cordelette et ainsi a dû attendre encore qu’on se levât à l’intérieur, comme il a entendu enfin qu’on faisait au bruit d’un meuble qui a été déplacé ; puis, la porte ayant été lentement tirée, quelque chose de blanc s’est montré dans l’entrebâillement :

 

— Ah ! c’est toi. Qu’est-ce que tu veux ?

— Je voudrais vous parler.

 

Alors la porte s’était ouverte toute grande, de sorte que Revaz n’avait eu qu’à entrer.

 

Au premier moment, on ne voyait rien ; puis on voyait qu’il y avait un feu qui brûlait sur le foyer.

 

Ensuite on voyait qu’il y avait un grand manteau qui s’avançait hors du mur vers le milieu de la pièce et, sous l’avancement, une vieille table de noyer était couverte de toute espèce d’objets disposés dessus pêle-mêle, tandis qu’un fauteuil à siège de paille défoncé était tiré entre elle et le feu.

 

La porte s’était refermée ; Anzévui s’avança devant Revaz en traînant les pieds. Il prit un escabeau qu’il plaça en face du fauteuil devant le feu : « Assieds-toi là », avait-il dit ; ensuite il avait regagné sa place ; mais alors on avait vu qu’elle était occupée par un gros livre à reliure de parchemin veiné de rouge, usée aux nervures, rongée dans les coins, qu’Anzévui souleva avec lenteur et respect, puis posa sur la table, les feuillets en dessous.

 

Il avait une grande barbe blanche ; il avait de longs cheveux blancs qui lui tombaient sur les épaules.

 

— Eh bien ? dit-il.

— Antoine Anzévui, dit Revaz, je suis bien fâché de vous déranger. Vous étiez en train d’étudier. Vous êtes un savant ; vous lisez dans les livres. Qu’est-ce que c’est ? c’est-il la Bible ?

 

Anzévui ne bougeait pas.

Il tenait l’une dans l’autre sur ses genoux ses mains noires ; et, comme il faut du temps pour s’habituer à l’obscurité, c’est seulement à présent que la vue pouvait percer jusqu’aux murs et permettait de distinguer que la pièce où on se trouvait était une très grande pièce. La lueur du feu faisait un demi-cercle sur les dalles disloquées ; elle s’élargissait parfois, gagnant jusqu’aux fenêtres qui étaient percées dans le mur opposé ; et on s’apercevait aussi que cette pièce avait été une très belle pièce, comme il arrive dans nos montagnes où on trouve souvent parmi les petites maisons de bois une de ces grandes maisons de pierre qui ont été bâties par un homme du village de retour au pays après s’être enrichi au service étranger. Seulement, avec le temps, et parce que l’argent a manqué, elles ont été négligées ; c’est ainsi qu’il y avait des trous dans le plafond, que la plupart des carreaux avaient été remplacés par des feuilles de papier d’emballage et que, la fumée du foyer s’étant déposée sur les murs passés à la chaux, il n’y avait dans la chambre qu’une seule tache encore blanche qui était les cheveux et la barbe d’Anzévui.

 

Anzévui était un homme qui se connaissait en maladies de toute espèce ; on venait de loin lui demander conseil parce qu’il allait chercher des herbes dans les montagnes, et on lui achetait ses herbes, et ses herbes vous guérissaient.

 

C’était de quoi Anzévui vivait ; c’était également la raison pour laquelle Revaz était venu, ce soir-là ; de sorte qu’il avait repris :

— Écoutez, Antoine Anzévui, il faut me dire si je vous dérange, j’aurais besoin de vos conseils ; j’ai le genou droit qui ne va pas.

— Qu’est-ce que tu t’es fait au genou ?

— Je ne sais pas, dit Revaz, je me le suis maillé. C’est en faisant les regains. C’est déjà vieux, comme vous voyez. J’ai dû faire un faux mouvement… Et, depuis ce temps-là, il ne désenfle pas, bien au contraire ; chaque fois que je bouge, tout est à recommencer.

— Montre-moi ça.

 

L’autre releva son pantalon. À la lueur du feu, on vit sa jambe qui était maigre, de couleur grise, avec des nœuds de veines vertes, et cependant il tirait sur l’étoffe qui était de la grosse mi-laine brune et résistait ; mais il continuait de la ramener en arrière.

 

— Vous comprenez, c’est pourquoi je me sers d’un bâton, je peux plus sortir sans bâton, c’est ennuyeux. Je suis comme les vieux. Et c’est pourquoi je me suis dit : « Je vais aller demander conseil à Anzévui », et c’est pourquoi je vous demande : « Qu’en pensez-vous, Antoine Anzévui ? »

 

Il était penché sur son genou, tenant des deux mains son pantalon ramené sur sa cuisse ; et son genou était comme une grosse betterave rouge, la jambe se renflant brusquement à la place de l’articulation en même temps qu’elle changeait de couleur, puis au-dessous de l’articulation elle s’amincissait de nouveau.

 

— Approche-toi, dit Anzévui.

 

Revaz, d’un coup de reins, avança son tabouret, puis l’avança encore un peu, l’autre n’ayant pas quitté son fauteuil, mais sa barbe vint en avant et en même temps il tendait la main ; alors on a été étonné de voir combien elle était précautionneuse et délicate, parce qu’il avait posé le doigt sur la place malade :

 

— Ça te fait mal ?

Revaz secoua la tête. Anzévui appuya plus fort, plus de côté :

— Et à présent ?

— Un peu.

Et Anzévui :

— C’est pas grand’chose. Je vais te donner une tisane. Tu prends une bonne poignée d’herbe, tu la mets sur le feu avec le contenu d’un verre d’eau ; tu la laisses bouillir un petit quart d’heure. Et puis, quand le liquide est bien réduit, tu l’étends toute bouillante dans un linge, tu te l’appliques sur le genou.

 

Il s’était levé. Il tendit la main, il vous tournait le dos. On le voit qui mettait la main dans des sacs de papier qui étaient rangés sur le bord de la table, tirant de l’un une poignée d’herbages rosâtres, de l’autre une autre d’herbages jaunes, puis une autre et une autre encore ; il mélangea le tout sur une feuille de journal qu’il tordit aux quatre coins :

 

— Tu peux seulement rebaisser ton pantalon, disait-il à Revaz.

 

Et Revaz :

— Combien est-ce qu’on vous doit ?

— Attends de voir l’effet que ça te fera. Tous les soirs, en te mettant au lit, un bon cataplasme bien chaud. Mais ça sera peut-être long et il ne faut pas te décourager … Quand tu seras au bout de la provision, tu n’auras qu’à revenir, si tu n’es pas tout à fait guéri.

 

Revaz avait rebaissé son pantalon ; Anzévui s’était rassis ; et heureusement qu’il y avait toute une pile de bûches contre le mur tout à côté de la cheminée, parce qu’Anzévui n’avait qu’à tendre le bras pour raviver le feu ; cependant qu’on devinait que Revaz était un peu gêné parce qu’il avait une dette et il aurait voulu s’en acquitter.

 

— Écoutez, disait-il, écoutez, Anzévui ; j’aimerais mieux si ça ne vous faisait rien…

 

Mais Anzévui n’a pas paru l’entendre. Anzévui avait repris son livre. Il s’était déplacé légèrement de côté et l’avait tiré à lui non sans peine, car il semblait peser lourd, ce livre, qu’Anzévui retourna de manière à l’avoir sur ses genoux. Il prit également un papier et un crayon qui étaient à côté du livre sur la table ; c’était une page de carnet déchirée tout de travers et un bout de crayon de charpentier, de forme plate, large et mince ; puis voilà qu’il mouillait le bout du crayon entre ses lèvres :

 

— Tu sais calculer, Revaz… hein ?... tu as l’habitude ? Eh bien, 8 fois 237, combien ça fait-il ?… Moi, je me fais vieux ; j’ai peut-être oublié mon arithmétique.

— Ma foi, dit Revaz, faire ce calcul de tête…

— Tiens. Anzévui lui avait passé le crayon, la feuille de papier ; et Revaz, au bout d’un instant :

— Ça ferait 1896…

— C’est bien ça… Ajoute 41.

— 1937.

— Tu vois, dit Anzévui.

 

Il avait repris le papier ; il examinait ses propres calculs ; pendant ce temps Revaz cherchait à voir ce qu’il y avait dans le livre, mais, à cause de son inclinaison et parce que, par rapport à lui, le texte en était renversé, il voyait seulement que les pages étaient partagées en deux colonnes, l’une imprimée en noir, l’autre en rouge, avec beaucoup de chiffres et toute espèce de signes qui étaient des croissants, des globes surmontés d’une croix et d’autres qui l’avaient en bas ; des lunes, des circonférences, des triangles.

 

— C’est bien ça… Et alors 4 et 13 : le 13 du 4… Peut-être que ça se voit déjà. Tu n’as rien remarqué ?…

— À quoi ?

— À l’air, à la couleur de l’air, parce qu’il se pourrait bien qu’il fût déjà malade. Le ciel, dit-il… Parce qu’il est possible qu’il s’assombrisse peu à peu… Les bêtes, parce qu’elles auront peur… Tu comprends ? C’est dans le voisinage du soleil que ça se passe… Tu n’as pas fait attention, ces jours-ci…

— Ma foi, nous autres, c’est bien sûr, on n’est pas tant privilégiés.

 

Il faut dire que, pour eux, chaque année, vers le 25 octobre, le soleil était vu pour la dernière fois et il ne reparaissait pour eux que le 13 avril. Le 25 octobre, à l’heure de midi, au-dessus de la montagne qui est au sud, il y avait encore une traînée de feu, une vague gerbe d’étincelles comme quand avec un bâton on attise un brasier ; et c’était fini pour six mois. Même quand le ciel est dans toute sa pureté, l’astre est trop bas derrière la chaîne pour s’annoncer autrement à nous que par une certaine coloration plus pâle de l’azur, qui dit qu’il est là, mais il passe sans se montrer.

 

C’est une commune haut perchée dans la montagne et sur son versant nord : ce qui donne un petit village qui n’a même pas d’église ; et il est accroché là, derrière un premier mamelon, au pied d’un autre mamelon lui-même dominé par des pointes de rocher. D’en bas, du fond de la grande vallée où coule le Rhône, on vous dit : « Vous voyez, là-haut ?… » On ne voit rien. On voit seulement les hautes pentes noires qui se dressent, moussues de taillis, barbues de sapins, tachées de gris de place en place par l’affleurement des roches qui sont suintantes d’humidité ; coupées par des gorges et à d’autres endroits couturées par d’énormes tubes d’acier où l’eau fait une chute de quinze cents mètres pour faire tourner les turbines des usines électriques qui sont dans le bas ; mais on a beau renverser la tête, on ne voit pas autre chose. Alors les gens vous disent : « Plus à droite. Là où la montagne fait avancement parce qu’il y a une vallée derrière. Juste sur la crête, vous voyez. Il y a une encoche dans la crête. Eh bien ?… » Alors on finit par apercevoir, entre les pointes des sapins qui font comme les dents d’une scie, une petite tache grise qui se confond presque tout d’abord avec la terre et les prés d’alentour ; c’est les toits couverts de bardeaux qui empruntent à la roche sa couleur. C’est les cent habitants à peine de Saint-Martin d’En Haut où ils n’ont même pas d’église, mais descendent pour la messe à Saint-Martin d’En Bas ; c’est presque séparé du monde par l’hiver, c’est séparé du soleil tout l’hiver à cause de la hauteur de la montagne.

 

— Et justement, a dit Anzévui, ce qu’il faudrait savoir, c’est si on ne va pas en être séparé pour toujours.

— On n’est pas tellement privilégiés, disait Revaz, mais enfin quoi ? on prend patience…

— Tu as pourtant refait les calculs et tu es arrivé au même résultat que moi… Eh bien, je vais te dire, parce que tu n’as pas compris. Eh bien, dans le livre, il y a une guerre ; – il y a justement une guerre à présent. Mais il y a aussi une guerre dans la région du soleil. 1896 et 41, ça fait le compte. Il est dit aussi, dans le livre, que le ciel s’obscurcira de plus en plus et, un jour, le soleil ne sera plus revu par nous, non plus seulement pour six mois, mais pour toujours.

 

Revaz demande :

— Rien que pour nous ?

— Pour tout le monde.

 

Un petit vent s’était mis à souffler ; il descendait dans la cheminée où il faisait tourbillonner la cendre mêlée à la fumée, tout en poussant par moment une espèce de long soupir.

 

Un petit vent s’était mis à souffler. Il passait par-dessous la porte, faisant bouger sur la table le bord redressé des sacs en papier qui craquaient ; il passait sur le toit où il déplaçait par moment de menus cailloux ronds qu’on entendait rouler tout le long de sa pente ; et Revaz : « Ah ! » et Revaz : « J’ai pas bien compris. Vous étudiez dans des livres. C’est-il écrit dans vos livres que le soleil ne reviendra pas ?… »

 

Il semblait à la fois effrayé et incrédule ; c’était un assez gros homme, d’une cinquantaine d’années :

— Voyons, c’est pas possible, depuis le temps qu’il fait son même tour.

— Savoir.

— Depuis le temps qu’il est habitué à nous et nous habitués à lui. Et, l’hiver, je sais bien, il nous quitte, mais ce n’est que pour un temps ; il ne nous quitte pas pour dire, il s’écarte seulement de nous…

— Il s’écartera tout à fait.

— On avait fait amitié avec lui et il nous était bien utile.

— Eh bien, il faudra apprendre à s’en passer.

— Alors quoi ? il fera nuit ?

— Voilà, disait Anzévui, c’est un dérangement qu’il y aura dans les astres ; c’est une maladie que feront les étoiles. Qu’est-ce que tu veux ? c’est écrit. Seulement, disait-il, l’important est que les calculs soient justes. Je me demandais si je ne m’étais pas trompé. Mais du moment qu’on les a faits ensemble.

 

Il disait :

— Veux-tu qu’on recompte ?

 

 

 

II

 

Revaz était rentré chez lui et, ayant déposé le paquet d’herbages sur la table de la cuisine, il avait dit à sa femme : « Tu en mettras une poignée dans un verre d’eau que tu feras bouillir pendant une demi-heure. C’est pour mon genou. »

 

— Où as-tu été ?

— Chez Anzévui.

 

Il avait dit ensuite :

— Et Lucien, où est-il ?

— Tu sais bien.

— Oh ! avait-il dit, c’est pas le moment de fréquenter ; il faudra que je lui en touche un mot…

 

Et la femme de Revaz aurait bien voulu l’interroger plus longuement, mais il avait déjà passé la porte. Lucien, c’était son fils qui avait une bonne amie ; et, lui, il avait dit : « C’est pas le moment. » Il sort, il faisait nuit ; le jour était tout à fait tombé. Toute espèce de lumière s’était finalement éteinte à la hauteur du sommet des montagnes, là où le soleil se couche sans qu’on puisse le voir d’ici, mais il s’y marque d’ordinaire par des taches rouges comme des traces de sang sur un linge. Ce soir-là, le ciel était uniformément noir. Seule, de-ci de-là, à une petite fenêtre ou à une des rangées de petites fenêtres qui étaient alignées, les unes au-dessus des autres, sur le devant des maisons, la lumière d’une lampe indiquait à peu près la direction de la rue ; sans quoi on eût été comme l’aveugle et tout à fait privé de la faculté de se conduire ; de même qu’on n’entendait rien, mais rien du tout, les gens s’étant enfermés chez eux et ayant mis entre eux et vous l’épaisseur de la porte bien fermée, l’épaisseur de leurs doubles fenêtres. C’est une petite rue, longue d’une cinquantaine de mètres au plus, où beaucoup de passages aboutissent, serpentant entre les fenils et ce qu’ils appellent des raccards, qui sont des espèces de remises où ils logent leurs provisions ; c’est une centaine de bâtiments, dont une vingtaine habités, lesquels pour la plupart bordent la rue. Quelques-uns ont deux et même trois étages, étant bâtis en beau bois de mélèze sur un soubassement de pierre passé à la chaux, mais ils étaient eux-mêmes couleur d’ombre et de nuit, ajoutant encore à l’obscurité.

 

Revaz s’avançait avec lenteur et précautions, à cause de son genou malade, faisant un bruit sourd avec sa canne, au milieu de ce petit village dont on dirait qu’on l’a serré entre ses mains pour en réduire le volume, avant de le poser là-haut dans la montagne, hors du monde. Il y fait d’habitude une petite tache ronde ; – à cette heure, on n’aurait même pas su qu’il existait sans la vitrine du café à Pralong.

 

Il y avait dans le café plusieurs lampes électriques qui donnaient une forte lumière sur les murs revêtus d’une boiserie passée au copal et sur les quatre tables entre lesquelles la grosse Sidonie s’essuyait justement les mains à son tablier. Plusieurs lampes, une T.S.F., quatre tables ; et, par une porte ouverte, on voyait la cuisine qui servait de comptoir.

 

Sidonie riait à cause d’une voix de femme qui sortait de la boîte en bois poli où il y avait des découpures en forme de feuillages, garnies à l’intérieur d’un fin treillis métallique (est-ce pour empêcher les mouches d’entrer ?) pendant que les hommes écoutaient d’un air sérieux : ils étaient six.

 

« … toi, tu t’la mettras sur la tête,

moi, je m’la mets dans l’estomac. »

 

C’était fini. Revaz posa sa canne dans un coin. Une autre grosse voix se fit alors entendre ; elle parlait du nez ; et voilà que Morand disait : « Il a le rhume. » C’était une conférence sur la musique chinoise. Les hommes se sont tournés vers Revaz ; ils lui ont dit : « Comment vas-tu ? » Morand, Follonnier, Lamon, Antide ; Morand Ernest, Follonnier Placide, Lamon Érasme, Antide Augustin ; c’est-à-dire quatre hommes d’âge et un jeune ; et il y en avait encore un dont on ne voyait pas la figure, parce qu’il la tenait penchée vers la table où ses bras étaient posés l’un sur l’autre.

 

— Ça ne marche toujours pas, ton genou ? disait Follonnier.

— Pas tant.

— Je sais ce que c’est ; quel âge as-tu ?

— Cinquante et un.

— Eh bien, c’est l’âge.

— C’est pas des maladies, disait Follonnier, c’est qu’on s’use. On est comme les outils qui ont trop servi ; il y a toujours une place où ça frotte plus qu’aux autres.

 

Revaz s’était assis avec un soupir.

— Vois-tu, les genoux, ça nous porte ; les genoux, c’est la charnière. Et, dans un pays comme le nôtre, tout en bosses et en creux, ça travaille, la charnière. Le mal se met aux places qui travaillent le plus. Par exemple, ceux qui boivent, c’est le coude. Ceux qui sont trop retenus d’argent, c’est les boyaux.

 

Il parlait et riait beaucoup : c’était un homme de bonne humeur et la grosse Sidonie s’amusait ; mais Revaz gardait une figure soucieuse, n’ayant même pas regardé Follonnier à qui il a dit seulement : « Je voudrais t’y voir. »

 

Et il y avait Arlettaz qui ne disait rien.

 

C’est ainsi qu’ils ont été ensemble, chez Pralong, s’y étant retrouvés comme souvent l’hiver où les soirées sont longues ; dès cinq heures on n’y voit plus, et même avant cinq heures, quand le ciel est bouché, comme il l’avait été particulièrement aujourd’hui ; alors ils sont là de six à neuf heures et soupent au retour, si le cœur leur en dit, mais le vin est nourrissant, de sorte que les femmes ne les attendent même pas ; ils les trouvent le plus souvent couchées quand ils reviennent, se couchant alors eux-mêmes à leur côté dans le grand lit pour une nouvelle nuit qui est retranchée de leur vie, comme quand on arrache un feuillet à un livre qui n’en a déjà plus beaucoup.

 

Ils sont, pour le moment, chez Pralong, ils parlent de leurs affaires en buvant un litre ou deux de muscat. Ils discutent sur le prix des mulets et des vaches, s’il est à la hausse ou à la baisse, s’il faut vendre ou bien acheter ; sur la qualité du regain, sur le taux des prêts hypothécaires, sur les prochaines élections, sur les nouvelles de la guerre, car il y a toujours des guerres (il y en avait une en Espagne, cette année-là) ; et, à présent que cette télégraphie sans fil existe, de temps en temps, ils se taisent pour écouter les nouvelles.

 

C’est une voix qui vient on ne sait pas d’où, née de nulle part ou de partout, née de rien, fille du néant. C’est de la musique, des violons, des trompettes, des tambours ; c’est une femme, une foule, des canons qui tonnent, des fusils qui partent, dix mille hommes ou un seul, le bruit du vent, le bruit des vagues. Et ce bruit a été d’abord des choses, mais elles ne sont plus pour nous que du bruit. L’oreille n’en distingue même pas le point d’origine. Son plus ou moins d’intensité est sans signification quant à la distance qu’il a parcourue, les lieues ne le fatiguent pas, il est insoucieux des myriamètres ; de sorte qu’il est faible et on vous dit : « C’est Genève », il a toute sa force, mais il vient de New-York. Dans la montagne, l’écho dévie bien les sons et, en les répercutant, les entrecroise, faisant venir de la paroi opposée le son qui y a été projeté ; mais les yeux ont vite fait de vous renseigner quand même sur sa provenance réelle, parce qu’on est soi-même une réalité dans un monde qui lui aussi est quelque chose de réel ; – ici, dans cette salle à boire, les clients avaient eu beau se pencher au commencement sur la boîte, cherchant à distinguer par les ouvertures comment c’était fait en dedans et à connaître le truc ; ils ont eu vite fait de voir qu’il n’y avait rien à voir, point de rouleaux, ni de rouages, ni de disque, ni d’aiguille, rien que des lampes, et c’était la grosse Sidonie qui décidait d’un simple mouvement des doigts quel pays allait se faire entendre : une femme comme nous ; de sorte qu’ayant connu le miracle, du même coup ils l’avaient accepté.

 

Maintenant ils n’écoutaient même plus ce que disait le poste qui était comme un robinet et le matin on ouvrait le robinet. C’était Revaz qu’on écoutait, parce qu’il s’était mis finalement à répondre à Follonnier.

Il lui disait :

— Je voudrais t’y voir. Regarde-moi ça.

Il avançait son genou dans la direction de Follonnier :

— Tâte seulement, c’est comme une tête d’enfant ; à peine si je peux plier la jambe.

— C’est du rhumatisme, disait Lamon.

— Du rhumatisme ? j’en ai dans l’épaule, elle n’a pas enflé, tandis que, ce genou, à mesure qu’on s’avance dans la journée, il devient plus gros, il devient plus lourd, il devient plus chaud… Alors…

 

On voyait qu’il avait quelque chose à dire, et il hésitait à le dire, mais il ne pouvait pourtant pas ne pas le dire :

— Eh bien, oui, dit-il, j’ai fini par aller demander conseil à Anzévui.

Follonnier éclata de rire.

— Et il t’a donné de ses plantes ?

— Oui, des compresses à faire tous les soirs.

— Bien entendu.

— C’est un savant, disait Lamon.

— Oui, il s’entend à profiter du monde.

— C’est un savant, disait Morand.

— Il sait des choses qu’on ne sait pas, nous autres, disait Revaz.

 

Arlettaz ne disait toujours rien.

 

— Il étudie dans des gros livres.

Et Augustin écoutait et Revaz :

— Et même, quand j’ai été le trouver, il était en train de lire dans un de ses livres, il faisait des calculs…

— Des calculs sur quoi ? demanda Follonnier.

— Des calculs sur le soleil.

 

Alors Follonnier se mit à rire plus encore, et les autres devenaient attentifs, tandis que la grosse Sidonie, attirée par le bruit, était apparue sur la porte de sa cuisine.

 

— En tout cas, disait Follonnier, il a toujours su se tirer d’affaire. Il a toujours été sans le sou, mais il a toujours su vous en tirer, à vous, qui n’êtes pourtant pas faciles à vous laisser faire. Il a eu la chance que le monde soit fait pour une bonne moitié de femmes, hein ? avec ses herbes et ses tisanes…

— C’est pas ça, disait Revaz.

— Et qu’il y ait eu des filles qui avaient des inquiétudes à leurs fins de mois…

— C’est pas ça.

— C’est quoi ?

— C’est le soleil.

— Le soleil ?

— Oui.

— Et qu’est-ce qu’il va arriver au soleil ?

— Du pas tant bon, dit Revaz.

 

Il avait ramené à lui sa jambe qu’il tenait allongée sous la table et prit son verre et son autre jambe était pliée à angle droit ; il a vidé son verre d’un seul coup comme pour se donner du courage ; tout le monde le regardait, sauf Arlettaz, et tout le monde s’était tourné vers lui :

 

— Eh bien, il dit que le soleil n’en a plus pour longtemps à nous éclairer, nous autres. Il a fait des calculs. Il dit qu’ils donnent 1937 et ils donnent 4 et 13. Ça ne fait plus que quatre ou cinq mois. Et puis alors il s’en ira.

— Qui ça ? Anzévui ?

— Non pas, le soleil.

 

Follonnier se tapa sur la cuisse. Mais, au même temps, Arlettaz avait relevé sa grosse tête à petits yeux :

 

— Tant mieux.

— Pourquoi ?

— Je n’aurai plus besoin de la chercher…

— Tu es fou, criait Follonnier, tu es fou, Arlettaz, mais pas tant que le conseiller, et lui pas tellement qu’Anzévui, mais celui-ci on le connaît ! Alors, taisez-vous, disait-il, parce que Revaz n’a pas fini de s’expliquer… Il fit de nouveau claquer sa cuisse :

 

— Alors ce soleil ?

— Eh bien, je sais pas, moi ; je ne suis pas un savant comme Anzévui ; j’ai pas lu ses livres…

— On te demande seulement de nous dire comment ça se passera, le soleil qui n’éclaire plus. Pourquoi est-ce qu’il n’éclairera plus ?

— Je sais pas, il y a extinction, ou bien c’est nous qu’on cesse de tourner…

— Oh ! justement, disait Follonnier, c’est qu’on tourne et on ne peut pas cesser de tourner. Comment veux-tu qu’on cesse de tourner ?

— Je sais pas.

— On tourne même doublement, parce qu’on tourne autour du soleil et ensuite autour de nous-mêmes, et ça fait la nuit et le jour. Pour qu’il n’y ait plus pour nous que la nuit, il faudrait qu’on soit comme la lune.

— Justement…

— Ou bien que le soleil éclate en morceaux ; comment est-ce qu’il peut éclater en morceaux ? Il faudrait qu’il rencontre une comète.

— Justement.

— Mais il n’y a point de comète… Ou bien qu’il se refroidisse tout à coup et qu’il devienne noir comme quand on pisse dans le feu…

 

Mais une voix plus forte dans le poste de télégraphie sans fil disait à ce moment : « Événements d’Espagne. Les nationaux approchent de Malaga… Un de leurs détachements s’avance par la route qui longe la mer, l’autre vient de déborder la ville en passant par la montagne… La prise de Malaga ne semble plus être qu’une question de jours. »

 

C’est ce qui a encouragé Revaz :

— Il m’a dit (c’est Anzévui) qu’il y aurait une guerre et qu’avant la fin de cette guerre, le soleil se détournerait de nous. Et c’est tout ce que je sais, mais je voulais vous en prévenir, parce que, si par hasard Anzévui avait dit vrai, il ne serait pas mauvais qu’on le sache à l’avance. Il y aurait peut-être des précautions à prendre.

— Quelles précautions ? mon pauvre ami.

— Je sais pas, s’enfermer chez soi, faire des provisions.

— Mon pauvre vieux, tu serais tout de suite gelé.

— Justement, si on avait assez de bois, on pourrait attendre…

— Attendre quoi ?

— Qu’il revienne.

— Moi, dit Arlettaz, j’espère qu’il ne reviendra pas, ça m’arrangerait bien qu’il ne revienne pas.

 

C’est que depuis deux ans il courait le pays à la recherche de sa fille, une grande belle fille de dix-neuf ans, qui avait quitté la maison ; et elle avait laissé sur la table de la cuisine un billet où elle avait écrit qu’elle allait chez une cousine qu’elle avait à Sion. Et lui, Arlettaz, une ou deux semaines plus tard, avait été à Sion pour la voir ; elle n’y était déjà plus. La cousine avait ri. « Oh ! elle n’est pas restée longtemps chez moi ; pas moyen de la retenir. » — « Et où est-elle ? » — « Je ne sais pas. » Alors Arlettaz s’était mis à chercher sa fille partout, étant absent de chez lui des semaines entières et reparaissant tout à coup ; il avait été jusqu’à un des bouts du pays, du côté allemand, et jusqu’au glacier du Rhône : il ne l’y avait pas trouvée ; et, de l’autre côté, jusque par-delà Saint-Maurice, tout aussi inutilement ; – tandis qu’il tournait maintenant vers vous dans une figure tout en plis et de parmi sa grosse barbe, deux petits yeux bleus étonnés :

 

— Ça serait enfin le repos ; et pas seulement pour les jambes, disait-il, parce qu’il n’y a pas seulement les jambes qui se fatiguent, mais l’esprit aussi, à cause qu’on est tout le temps forcé de penser et d’imaginer…

Car ça va faire près de trois ans ; et sa tête était retombée.

 

Follonnier, par deux fois, hausse les épaules, mais il était peut-être le seul à être tout à fait d’aplomb, une vague inquiétude ayant gagné tous ceux qui étaient là, y compris Augustin ; et Augustin disait :

— Enfin, il faut bien dire qu’il fait un drôle de temps, cet hiver. C’était un jeune homme.

— Vous ne trouvez pas ? depuis un ou deux mois, depuis qu’on n’a plus revu le soleil… Mais enfin, ça, c’est dans la règle. Ce qui ne l’est pas, hein ? c’est ce brouillard, ce plafond qu’on a sur la tête. Peut-être bien qu’Anzévui a raison ; peut-être bien que le soleil s’affaiblit…

 

— Voyons, dit Follonnier, il ne faudrait pourtant pas qu’on en oublie de boire ; qu’en dis-tu, Arlettaz, toi qui n’aimes pas le goût de l’eau ?…

 

Mais il ne semblait pas qu’on l’écoutât et même la grosse Sidonie sur le seuil de sa cuisine s’était tournée vers Augustin à qui on répondait :

— Ma foi, peut-être bien.

— Moi, disait Morand, tout ce que je sais, c’est qu’Anzévui est un homme qui a de l’instruction et beaucoup… Et, après tout, ce qu’il annonce, oui, ses prédictions…

— Je pense, moi aussi, que la chose est possible, disait Lamon, et même très possible, bien que ça ne se soit jamais vu, mais je dis que c’est un savant…

 

« Mesdames, Messieurs, veuillez écouter les prévisions météorologiques pour demain : Temps incertain… Précipitations dans la plaine, brouillard sur la montagne… Température douce… Les taches que l’on constate dans le soleil seront peut-être la cause de troubles assez inhabituels en cette saison. »

 

— Tu entends, des taches dans le soleil, disait Revaz.

— Hein ? des taches dans le soleil, disait Arlettaz.

 

Pendant ce temps, elle attendait son mari, et s’impatientait à l’attendre ; ils n’étaient mariés que depuis six mois. C’était Isabelle Antide, la femme d’Augustin. Elle l’attendait dans leur chambre à eux, toute boisée de beau mélèze neuf, avec la lumière électrique et, autour de l’ampoule, un abat-jour en perles roses.

Elle était assise sur une chaise à côté du grand lit recouvert d’une guipure à fond grenat, qui était un cadeau de ses amies de noces ; elle se disait : « Qu’est-ce qu’il peut bien faire ? »

 

À ce moment, Augustin avait voulu se lever de dessus son banc chez Pralong ; on lui avait dit :

— Tu es bien pressé.

 

Elle, elle se tenait à côté du grand lit et, autour d’elle, sur le mur, il y avait toute leur parenté en agrandissements ou simples portraits photographiques : sa mère à elle dans un cadre noir à filet d’or, un cousin qui était gendarme, un cousin qui était sergent dans l’armée, un cousin qui était dans les chemins de fer, tous les trois en uniforme ; et il y avait encore un tableau représentant sainte Cécile, en robe de satin bleu, qui levait ses belles mains à hauteur de sa figure, les doigts à demi engagés entre les cordes de l’instrument.

 

C’est une harpe à pédales.

 

Augustin s’était levé de nouveau, chez Pralong ; on lui avait dit : « Attends un moment. » Mais alors Follonnier s’était mis à rire : « Laissez-le faire ! On sait bien pourquoi il est si pressé. » On avait laissé aller Augustin.

 

Et eux, dans le café, avaient repris leur discussion ; lui, il avait été un instant dans la nuit, puis la porte de la chambre s’était ouverte d’elle-même en haut de l’escalier de bois parce qu’elle, elle était derrière ; et c’est elle qui l’a reçu sous la lumière de la lampe avec la lumière de ses yeux.

— Ah ! te voilà enfin.

Mais, tout de suite :

— Qu’est-ce que tu as ?

 

On leur avait bâti une petite maison à côté de la vieille où habitaient le père et la mère Antide ; on l’avait bâtie tout exprès pour eux l’été d’avant, avec une chambre et une cuisine au rez-de-chaussée, et deux chambres encore au-dessus.

 

— J’ai rien.

— Que si, dit-elle, je vois qu’il y a quelque chose qui ne va pas.

— Ah ! c’est que c’est un savant, dit-il.

 

Elle avait la figure comme l’abricot quand il est bien mûr.

 

— Qui est-ce qui est tant savant que ça ?

 

Elle l’avait pris par le cou ; elle l’avait fait tomber sur une chaise ; elle s’est assise sur ses genoux.

Augustin a dit :

— Il lit dans les livres.

Et elle :

— Qui ça ?

— Anzévui.

— Et alors ?

— Alors, dit-il, ça ne va plus aller longtemps, parce que tout va s’arrêter…

— Quand ?

— Bientôt.

 

Mais elle l’a lâché. Elle s’est mise à rire. « Benêt ! dit-elle. Voyons, Augustin, voyons, est-ce que tu vas croire à ses histoires ?... Je le connais bien, ton Anzévui !… Quand on était petites filles, une fois on était montées à quatre ou cinq chercher des fleurs pour la Fête-Dieu dans le bois de Chassoures ; il y était justement. Tu sais bien, lui, c’est des plantes qu’il cherche ; on l’avait vu de loin qui les cherchait, mais lui ne nous avait pas vues. C’était il y a dix ans peut-être ; oh ! il n’était pas si vieux qu’aujourd’hui. Il avait bien une barbe, mais pas si longue et pas si blanche qu’à présent ; il n’était pas si mal habillé non plus, pourtant on avait déjà peur de lui, nous autres. On s’était cachées derrière des troncs. Et voilà qu’un peu plus loin, il y avait Brigitte, la vieille Brigitte, mais elle n’était pas si vieille non plus, et elle était en train de ramasser du bois. Sais-tu ce qu’il a fait, Anzévui ? il l’a appelée : elle ne voulait pas venir. Il lui disait des choses, oh ! des choses ; il lui disait : « Allons, arrive, on ne sera pas dérangés. » Mais elle lui a tiré la langue. Nous autres, on s’était mises à rire ; on riait même tellement qu’Ambroisine Pralong nous disait : « Taisez-vous, il va nous entendre… » Quant à lui, il s’était mis à courir après Brigitte qui s’était sauvée ; seulement elle avait de l’avance… Tais-toi, dit-elle, tais-toi… Elle le faisait taire avec sa bouche, parce qu’on voyait qu’Augustin avait envie de recommencer à parler. Elle lui mettait les lèvres sur les lèvres ; puis :

 

— Voilà ce que c’est, ton Anzévui. Ce n’est qu’un homme, et un pas très honnête homme. Tu sais, Ambroisine Pralong, elle a été chez lui, elle, il n’y a pas bien longtemps. Elle avait des tournements de tête ; elle disait : « Je ne sais pas ce que c’est. » Il lui a dit : « Ambroisine, tu as été avec des garçons. » Ah ! comme elle s’amusait en me racontant sa visite. Elle me disait : « Si seulement il avait pu dire vrai, ah ! si seulement c’était ça. » C’est qu’elle a bientôt vingt-quatre ans. « Ah ! disait-elle, il n’a pas été malin… Dieu sait pourtant si je voudrais… Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver… » Tais-toi ! Tais-toi, disait-elle. Et en effet le faisait taire ; puis :

 

— Qu’est-ce que ça peut nous faire, ses histoires ? il est vieux à présent, il est très vieux, il va mourir. Il y a bien longtemps qu’il ne paie plus le loyer de sa maison ; elle lui coule sur la tête ; un de ces jours, elle va tomber. C’est peut-être de sa maison qu’il veut parler ou bien de lui, parce qu’elle ne durera plus guère…

 

Elle lui disait : « Tais-toi ! » Elle lui mettait un baiser sur un œil, et puis sur l’autre. Elle lui disait : « Tu as les joues douces aujourd’hui, tu es bien rasé. »

Elle lui mettait un baiser sur chaque joue. Et un autre baiser encore plus bas, de sorte qu’il ne pouvait plus rien dire, il ne pouvait que secouer la tête ; pour finir, il n’avait même plus eu la force de la secouer du tout.

 

 

 

III

 

À quelque temps de là, le fils aîné de Denis Revaz était venu rendre visite à ses parents, parce qu’il travaillait dans les vignes au bord du lac. Il était arrivé le samedi soir ; et, le dimanche, comme c’est la coutume, il avait été faire la tournée des ménages avec qui il était lié d’amitié.

 

C’est ainsi que, vers les deux heures, il s’était présenté chez Augustin Antide, qui était un peu son cousin. On l’avait fait asseoir ; on lui disait :

— Comment es-tu venu ?

— Avec le camion de la Consommation.

— Jusque où ?

— Jusqu’à Saint-Martin d’En Bas.

— Il n’y a pas trop de neige ?

— Oh ! disait-il, c’est qu’ils ont un bon camion et un bon chauffeur ; c’est un Italien. Il passe partout, par tous les temps. Mais quel drôle de pays que le nôtre ; c’est un pays triste, disait-il. — Et celui de là-bas ?

— Ici, c’est gris ; là-bas, c’est bleu. On a eu le beau, cette année, tout le temps de la vendange. Ici, on n’a point de soleil de tout l’hiver, là-bas ils en ont deux tout le long de l’année. Vous comprenez, ça fait une différence.

On lui disait :

— Deux ?

— Oui, il y a celui qui est dans le ciel et puis celui qui est dans l’eau.

On lui disait :

— Celui qui est dans l’eau ?

— Oui, c’est qu’il y a le lac. Oh ! c’est raide là-bas, c’est encore plus raide qu’ici. C’est une côte au bord de l’eau, c’est comme un côté de baignoire, ça a deux cents mètres de haut. Et la terre n’y tiendrait pas toute seule, mais ils ont fait partout des murs qu’ils ont mis les uns au-dessus des autres, qui la soutiennent ; et où ils cultivent la vigne avec des fossoirs, remontant chaque hiver dans des hottes la terre qui est descendue. Ils sont là, voyez-vous, comme sur des marches d’escalier, et ils sont dans l’air, voyez-vous, parce qu’il y a de l’air partout. Il y a au-dessus d’eux l’air qui est bleu, en face d’eux la montagne qui est bleue, au-dessous d’eux le lac qui est bleu. Le soleil vous tape sur la tête, mais il y en a un autre, celui d’en bas, qui vous tape dans le dos. Ça en fait deux : celui d’en haut, qui est en un point, tout rassemblé ; celui d’en bas qui est tout cassé en morceaux et éparpillé, parce qu’il y a l’eau qui le balance et en bombarde la côte ; ça en fait deux qui chauffent ensemble : c’est pourquoi ils ont du bon vin.

 

— Alors tu te plais là-bas ?

— Ma foi, disait Julien Revaz, pas tant : vous comprenez, on a l’ennui de chez soi… Ou du moins pas tant jusqu’à hier, et j’étais content de rentrer…

— Et, à présent, tu n’es plus content ?

— Oh ! dit-il, c’est à cause du changement de temps. Jusqu’à Sion, il a fait clair.

— Et depuis Sion ?

— Eh bien, vous voyez… Parce que c’est à Sion que j’ai trouvé le camion, et, jusqu’au Rhône, il a fait clair. Mais, là, il y avait une barre à travers la plaine ; c’était l’ombre des montagnes. Et, jusque-là, il n’y avait pas eu de neige, mais ensuite tout est devenu blanc. En même temps c’est l’air qui a changé, la couleur de l’air, la couleur des choses, parce que vous n’avez plus le soleil. Et il n’y a plus d’eau non plus pour le doubler.

 

— C’est vrai qu’il fait gris cette année, dit le père Antide.

— Alors, disait Julien Revaz, on est monté ; la route est ouverte jusqu’à Saint-Martin d’En Bas, mais c’est tout juste si le camion peut y passer ; il y a un bon mètre de neige de chaque côté du chemin. Et heureusement encore, dit-il, parce qu’on dérape, mais c’est un bon chauffeur. Je lui disais : « Qu’est-ce que tu transportes ? » — « Du macaroni, du riz, des harengs pour le Carême, du sucre, un sac de café. » Le difficile, c’est les tournants ; il me disait : « Ne fais pas attention. » Et moi, je levais la tête ; eh bien, voyez-vous, il n’y avait plus rien, ni Corne du Diable, ni Dents Rouges, ni Grimpion : rien que comme une voûte de cave avec des taches d’humidité…

 

— C’est vrai qu’il fait bien couvert cette année, dit la mère Antide.

— Et l’ennuyeux, disait Julien Revaz, c’est qu’on n’ait pas le temps de s’y habituer, oui, disait-il, à ces différences, à ces changements, on va trop vite. J’avais encore le lac dans la tête et les vignes, c’était encore plein de fleurs, dans ma tête, aux fentes des murs : bon, je me sens glisser de côté, tu penches, tu regardes où tu penches, tu vois que tu es au-dessus du vide. C’était au tournant des Goillettes et là, vous savez, on est juste au-dessus de la gorge de la Serine ; vous savez bien, là où le roc fait avancement ; c’est un à pic qui a bien trois cents mètres. Mais, moi, ce n’était pas seulement cet à pic qui m’inquiétait : c’est qu’il faisait gris, c’est qu’il faisait triste… Heureusement qu’on est bien arrivé à Saint-Martin d’En Bas et qu’on y a trouvé de quoi boire.

 

— Eh bien, dit Isabelle, il te faut reboire. Nous autres, notre soleil est en bouteilles… Hé ! Augustin… Augustin avait été chercher une bouteille et des verres.

— Notre soleil à nous, on le tient à la cave, on n’a pas besoin d’aller loin pour le trouver.

 

Ils burent ; on a dit à Julien Revaz :

— Comment ça va-t-il chez toi ?

— Justement, ça ne va pas.

— Ça ne va pas ?

— Eh bien, non, ça ne va pas tant bien. Le père se plaint de son genou. Mon frère, eh bien, vous savez qu’il fréquente, mais, là non plus, on ne sait pas bien ce qui se passe, parce que le père est fâché, le père dit : « Ce n’est pas le moment de penser à se marier » ; alors Lucien est obligé de voir sa bonne amie en cachette, et personne n’est content.

 

Il regardait autour de lui.

 

— Ils ont mauvaise mine, et, vous, c’est vrai que vous n’avez pas bonne mine non plus, vous êtes tout pâles. Oui, vous, le père Antide, et vous, la mère Antide, et toi aussi, Augustin.

— Et moi ? dit Isabelle.

— Oh ! pas vous.

— Et moi ? dit alors Jean qui était le frère d’Augustin.

— Oh ! pas toi ; et comment est-ce que ça se fait, dit-il, puisque vous vivez tous à l’ombre, qu’il y ait cette différence ? Est-ce l’âge ? Mais tu n’es pas vieux, Augustin. Si vous veniez d’où je viens, vous auriez le soleil écrit sur la figure, parce qu’il va durer, il dure, on ne connaît pas l’hiver là-bas ; le soleil renoue par-dessus l’hiver le temps où les feuilles de la vigne sont jaunes avec celui où les souches pleurent serré et mouillent la terre sous elles, tellement il leur sort d’eau par le travers des bois taillés…

 

Est-ce parce qu’il avait déjà beaucoup bu, mais il était parti, on ne pouvait plus l’arrêter :

— Il renoue par-dessus l’hiver l’automne au printemps…

— Écoute, disait Augustin.

— Il renoue par-dessus l’hiver les grappes mûres aux grappes vertes : qu’est-ce que vous allez faire sans lui ?

— C’est justement…

 

Isabelle avait tiré Augustin par la manche. Il n’en continuait pas moins :

— Tu ne sais pas encore, il y a du nouveau… Il paraît que ça ne va pas…

 

Isabelle lui a mis la main sur la bouche, mais il a fait un brusque mouvement en arrière :

— Le soleil… Sa voix a été étouffée de nouveau ; il reprend :

— C’est Anzévui, il est savant, eh bien…

 

Il tenait à présent Isabelle par les poignets :

— Il dit qu’il ne reviendra pas, le soleil, et que c’est écrit dans ses livres.

— Alors, avait dit Julien Revaz, tu y crois, à ses histoires ?… Oh ! disait-il, ça ne m’étonne pas que tu y croies : un pays comme le nôtre, un pays pauvre, un pays triste, un pays où il n’est pas là pendant six mois. Ça vous donne des idées.

— Et moi, dit Brigitte, j’ai vu Anzévui.

 

Elle était là depuis un moment, mais personne n’avait fait attention à elle. Elle était tout habillée de noir, avec un mouchoir noir noué autour de la tête, et, assise un peu en arrière du monde dans un coin, sa petite personne s’y confondait toute avec l’ombre. On lui a demandé :

— Vous l’avez vu ?

— Bien sûr, j’ai été le trouver.

— Et qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Il m’a dit que c’était écrit…

— Et vous y croyez ?

— Moi, j’y crois.

 

L’étonnant est qu’à ce même moment Julien Revaz s’était levé.

 

On lui avait dit : « Qu’est-ce que tu fais ? »

— « Je m’en vais. »

— Mais voyons, tu as bien le temps. Tu nous avais dit que tu avais l’intention de rester jusqu’à demain.

— J’ai changé d’avis.

— Comment vas-tu t’y prendre pour t’en retourner ? Tu ne vas pourtant pas t’exposer à être sur la route de nuit…

— Je m’arrangerai bien. Au revoir ! Peut-être, au printemps prochain !

 

 

 

IV

 

« Le soleil vomira rouge, et puis il ne sera plus là. »

 

C’est ce qu’Anzévui avait dit à la vieille Brigitte et elle faisait peur aux femmes à qui elle racontait ce que lui avait dit Anzévui.

 

— Vous comprenez, il m’a demandé de venir tenir son ménage. Il se fait vieux, comprenez-vous ? Il marche difficilement, il toussote, il a trop couru dans sa vie, il est fatigué. Il est sous ses plantes ; si vous en voulez ?…

On lui disait :

— Peut-être bien… À l’occasion…

— Il se tient sous ses plantes ; des fois il tousse, des fois il ne tousse pas. C’est quand il allait rôder par la montagne ; il en faisait des bouquets, comprenez-vous ? Il les a pendus au plafond, la tête en bas. Oui, disait-elle, avec des ficelles, aux poutres et avec des ficelles. Il y en a qui font transpirer ; il y en a qui sont bonnes pour la poitrine ; d’autres, c’est pour l’estomac. Oh ! elles sont bien un peu vieilles, c’est sûr, ses plantes, mais enfin si vous en voulez… Et ça ne vous coûtera rien, disait-elle…

— Oh ! merci bien…

— Seulement il faudrait vous dépêcher, parce qu’il ne va plus y avoir que trois mois… Et lui, je pense qu’il passera en même temps que le soleil. Il dit qu’il va baisser comme lui, tout doucement, parce qu’il s’en va peu à peu, le soleil, et lui aussi il s’en va peu à peu ; et tant mieux pour lui, disait-elle, parce qu’il y a ceux qui devront tout lâcher d’un coup.

 

Justine Émonet venait d’avoir un enfant :

— C’est pas juste !

 

Elle le tenait dans ses bras, c’était un bébé en sucre. C’était un bébé en sucre, tellement il était bien enveloppé dans une couverture en grosse laine blanche ; elle lui ôtait de dessus la figure un mouchoir blanc aussi, dont elle l’avait couverte à cause du froid :

— Regardez-moi les belles couleurs qu’il a pourtant. Et il est intelligent, il sait déjà rire. Est-ce que ce serait juste qu’on finisse avant même d’avoir commencé ? Elle se baissait alors sur la petite place ronde et chaude qu’il y avait au creux de son bras gauche dans l’air froid ; dans l’air glacé ; elle y collait ses lèvres, elle n’arrivait pas à les décoller. Quant à Brigitte, elle continuait :

 

— Il m’a dit : « J’ai encore un peu d’argent dans le tiroir de la table. Il suffira bien. » J’y ai dit : « Oh ! vous n’avez plus besoin de grand-chose. Peut-être un peu de fromage. » — « J’en ai. »

— « Et puis du pain. » — « J’en ai aussi, mais il est sec. Il faudra le faire tremper. » J’ai dit : « Je le ferai tremper ; on vous fera des soupes au pain. » On s’est arrangé comme ça que c’est moi qui lui fais ses courses et, de temps en temps, je viens et je lui fais son lit ou je donne un coup de balai…

 

On a vu, à ce même moment, Cyprien Métrailler qui entrait chez son ami Tissières. Le jour continuait à être triste et bas. Il n’y avait plus de ciel ; il y avait seulement un brouillard jaunâtre qui était tendu d’une pente à l’autre, comme une vieille serpillière, un peu au-dessus du village, et les montagnes sont derrière, ou bien est-ce qu’elles n’existent plus, les pointues, les carrées, les rondes, celles qui sont comme des tours, celles qui sont comme des cornes, celles qui sont tout en rochers, celles qui sont tout en glace, et elles brillaient toutes ensemble autrefois sous le ciel bleu ? Métrailler avait trouvé Tissières qui se chauffait devant son feu. Métrailler s’était assis à côté de Tissières.

 

— Je m’ennuie. Et toi ?

— Je m’ennuie aussi.

— Eh bien, il te faut venir avec moi.

— Où ça ?

— Il te faut venir avec moi pour tâcher d’aller retrouver le soleil, quelque part au-dessus des forêts du Bisse(1). À nous deux, c’est bien le diable si on ne tire pas une chèvre, parce qu’elles doivent être descendues à présent.

 

Ils étaient de vieux amis, ils chassaient toujours ensemble, et pas seulement en temps de chasse, mais toute l’année ; et ils n’avaient jamais eu de permis, ce qui fait d’abord une économie, mais ce qui vous vaut surtout le plaisir de narguer le gouvernement. Ils connaissaient à fond tous les recoins de la montagne, tous ses passages, toutes ses cachettes, ce qui leur permettait de ne pas trop s’occuper des gardes-chasse. Seulement, ce jour-là, Tissières a secoué la tête. Métrailler lui a dit :

— Pourquoi ?

— Il y a trop de neige.

— Elle porte, disait Métrailler.

— Qu’en sais-tu ?

— Il a gelé fort toutes ces dernières nuits.

— Oui, mais il y a le vent.

— Il n’y a point eu de vent.

— Et puis c’est ce drôle de temps…

 

Tissières tendait le bras vers la fenêtre. Il faisait brun, en effet, entre les croisillons des vitres aux tout petits carreaux ; il faisait partout singulièrement brun et triste, avec une singulière immobilité de l’air, de sorte que le jour ne pénétrait qu’à peine dans la pièce.

 

— Le temps, disait Métrailler, qu’est-ce que tu veux que ça nous fasse, le temps ?

— Le brouillard…

— C’est pas du brouillard. Et puis, comme si c’était la première fois qu’on se mettait en route quand le ciel est couvert…

 

Mais Tissières ne voulut rien entendre. Il ne répondait même plus ; il secouait simplement la tête. Métrailler ne le reconnaissait pas.

Et il a dit :

— Eh bien, tant pis, j’irai quand même. Ça n’empêche rien, disait-il. Je veux aller retrouver le soleil, disait-il, parce qu’il se cache trop longtemps pour nous quand on reste enfermés dans le village ; et c’est bête, puisqu’on a des jambes ; et puis je m’ennuie, recommençait-il, et toi, je vois bien que tu t’ennuies aussi, seulement tu ne veux pas l’avouer.

 

Tissières ne disait toujours rien, en effet : alors Métrailler a pris congé. Il vivait avec son vieux père qui était devenu presque aveugle avec l’âge. Le père Métrailler ne voyait plus des choses du monde que la vague clarté qu’elles émettent, non leur forme ; il ne voyait plus du monde que des places sombres et des places claires ; et voilà que depuis quelque temps déjà il disait : « Est-ce que tout devient plus gris, parce que ça tend à s’égaliser ? »

On lui disait :

— C’est que le soleil n’est plus là.

On lui disait :

— Il vous faut attendre. Les choses sont sans couleur tant qu’il n’éclaire pas. Seulement prenez patience ; et le jour viendra bien où on pourra vous apporter un bouquet de gentianes et un bouquet de primevères ; vous ferez tout de suite la différence, vous verrez. Et c’est bientôt, père Métrailler.

 

Cependant Métrailler fils avait préparé son fusil. C’était un fusil à balles. C’était un mousqueton de cavalerie qui est une arme plus courte et plus légère que le fusil des fantassins. Un fusil trop long est gênant dans les rochers ; un fusil trop lourd serait mal commode, vu qu’il n’est pas toujours facile de prendre la position qu’il faut dans cette pierraille où on ne peut ni se mettre à genoux, ni rester debout, ni s’étendre, où il vous faut souvent lâcher votre coup à bras tendu et au jugé. Il avait préparé aussi tout ce qu’il lui fallait pour le lendemain en fait d’habits et de provisions ; et, maintenant, à la lumière de la lampe, vers les deux heures de l’après-midi, il était occupé à graisser son arme. Il avait complètement démonté la culasse dont les pièces étaient éparses devant lui sur la table, chacune étant posée sur un carré de chiffon, car il était un homme soigneux ; puis, prenant son fusil par le petit bout, il le dirigeait de telle façon que la lumière de la lampe (car d’ordinaire on vise le soleil, mais il n’y a plus de soleil) fût juste en face de lui à l’autre bout du canon. Et, de nouveau, il passait le cordeau dans le canon, jusqu’à ce qu’il ne restât plus la moindre tache sur l’acier où la lumière doit être comme un fil d’argent bien tendu, sans solution de continuité.

 

Personne ne le vit partir, le lendemain matin, parce qu’il n’était même pas six heures. Il avait pris grand soin en se levant de ne pas faire craquer son lit. Il avait réussi à poser ses pieds sur le plancher de façon qu’il restât parfaitement silencieux, ce qui n’était pas commode, vu la longueur des vieilles planches que l’âge a fini par faire jouer et qui sont simplement clouées sur les poutres qui les séparent de la chambre de dessous, sans aucun revêtement de plâtre. Il s’était habillé sans bruit ; il avait descendu l’escalier de bois, pieds nus, s’arrêtant à chaque marche ; il avait ainsi gagné la porte ; là, il s’était tenu immobile, un moment. Mais rien ne bougeait dans la maison et rien ne s’y faisait entendre que le battement régulier et sourd d’une vieille pendule à caisse. Il s’était réglé sur son battement pour tourner la clé dans la serrure, tirer à lui la lourde porte, la refermer.

 

Il a vu alors qu’il n’y avait rien à voir autour de lui ou que du moins il ne voyait rien, comme s’il avait lui-même perdu la vue. C’est en tâtonnant avec les mains qu’il avait fini par trouver le banc qui se trouvait placé tout contre le mur de la maison, à l’abri de l’avant-toit. Il s’y était assis pour mettre ses souliers. Il n’avait eu ensuite qu’à étendre la jambe pour que son pied rencontrât une bonne épaisseur de neige ; de sorte que, pour ce qui était du bruit, il n’avait plus rien à craindre ; mais il y avait l’obscurité et c’est ce qui le gênait. Métrailler levait la tête, il ne lui semblait pas qu’il la levât ; il la tournait de tout côté, il ne lui semblait pas qu’il la tournât, toute altitude se trouvant supprimée, toute profondeur et toute distance ; pendant qu’il se disait : « Cochon de Tissières ! » il se disait : « Qu’est-ce qu’il fait ? il dort, l’animal » ; et il se disait pour finir : « Eh bien, allons-y quand même ! » mais il y avait en lui une voix qui chuchotait : « Tu ne te tireras pas d’affaire tout seul, Cyprien ; tu ferais mieux de rester où tu es. »

 

Il s’était mis en route. Il lui fallait porter le pied de côté pour distinguer à travers la semelle la place et la direction du chemin. Il avait été ainsi amené à la rue, il l’avait suivie d’un bout à l’autre. Et, là, il était arrivé devant ce qui, en temps ordinaire, était toute une vaste vue ouverte sur la vallée, toute une perspective de hautes montagnes, de pâturages, de forêts, de rochers, de névés, de glaciers solitaires avec le double versant des pentes qui se rejoignaient bien plus bas dans les profondeurs ; mais il n’en restait rien dans la perfection de la nuit qui n’avait même plus de couleur, qui était seulement la négation de ce qui est ; il n’en restait qu’une faible lueur, quelque chose comme une émanation ou une vague phosphorescence.

 

Il avançait pourtant, n’écoutant point la voix de la prudence, laquelle voix lui répétait : « Ne va pas, Métrailler ! Même si tu devais tirer une chèvre, même si tu devais en tirer deux. Est-ce qu’il ne faudrait pas d’abord que tu sois sûr d’être en mesure de la descendre sur ton dos ? est-ce qu’il ne faudrait pas aussi que tu sois plus sûr que tu n’es de pouvoir te descendre toi-même, Cyprien, dans ces dessus ? »

 

Il s’est obstiné, tenant ses yeux fixés juste devant lui, où il faisait lever peu à peu par l’habitude qu’il en prenait, de dedans rien, une chose, une autre ; et opérait ainsi une séparation entre les choses qui sont en bas et celles qui sont en haut, entre le sol et l’air, entre ce qui résiste à votre venue et ce qui y cède, faisant sortir devant lui tantôt une barrière, tantôt plus loin un buisson, puis un bouquet de mélèzes, à quoi il avait reconnu qu’il était dans la bonne direction. Il s’élevait en travers de la pente qui domine le village. Il faut dire que la neige portait. Il faut dire qu’elle était peu à peu devenue distincte de la nuit à qui elle servait de base. Métrailler voyait maintenant ses pieds et même sa main quand il étendait le bras, étant d’ailleurs chaudement et solidement équipé (c’est un chasseur), pourvu de manger et de boire, armé aussi, son mousqueton pendu à l’épaule, les jambes prises dans des molletières, la tête et les oreilles dans le passe-montagne dont les deux brides se nouent sous le menton. Il a été encouragé ainsi dans sa résolution. Et, à mesure qu’il avançait, il séparait de plus en plus les éléments contraires ; il reconstruisait le monde tel qu’il devait être, tel qu’il allait être, imaginant le jour avant le jour, refaisant le jour d’avance avec ses yeux impatients. Les grands vents de la montagne n’avaient pas soufflé depuis longtemps sur le pays, étant restés enfermés dans leurs outres. Il y avait ainsi une grande égalité dans l’épaisseur et la consistance de la neige, qui, quand elle est au contraire chassée et partout promenée, devient comme le sable des déserts, s’entassant dans les replis du sol dont elle laisse à nu les exhaussements. Elle était du reste recouverte d’une mince feuille de glace pas plus épaisse qu’une vitre, laquelle cassait sous le pied avec un bruit comme quand un caillou arrive dans un carreau ; Métrailler laissait derrière lui des traces aussi nettes que si elles avaient été découpées avec des ciseaux dans une feuille de carton. Et il savait à chaque pas où il était, à cause de l’apparition d’objets qu’il attendait l’un après l’autre, tellement ils étaient connus de lui : c’était une croix, ou une grosse pierre, et il quittait la croix attendant de voir sortir devant lui la pierre, puis c’était un mélèze isolé. Il avait vu enfin paraître le village ; et le village, blanc sur blanc, aurait été pareil à rien du tout, s’il n’y avait pas eu le bois noir de ses façades qui, vues d’en haut et de côté, faisaient dedans comme des trous, comme s’il y avait eu des infiltrations d’eau dans la superposition des neiges. Et la nuit s’en allait quand même et c’est lui qui la dissipait. Il a tendu le bras en avant ; il voyait qu’au geste de son bras le jour s’éveillait par degré. Il se disait : « Et voilà ! ça y est ! Et, eux, ils sont morts là-dessous parce qu’ils consentent à la mort. Ils sont couchés ensemble dans le mauvais air sous un édredon, sous un plafond, sous un toit, puis sous un autre qui est la neige, et un troisième toit encore qui est la nuit ; eh bien, moi, je vais chercher la lumière parce que je suis vivant. Je vais leur ramener le soleil qu’ils n’ont plus ; et, pour le moment, je refais la lumière » ; parce qu’il croyait qu’il la faisait naître, quoique petite et incertaine encore, au-dessus de ce village qu’il a salué. D’ailleurs, presque en même temps, il l’avait perdu de vue. Il s’était engagé sur une arête qui surmontait la pente qu’il venait de dépasser. Là, en temps ordinaire, on est comme sur une corde raide. C’est le lieu de rencontre de deux penchants qui se trouvent ainsi coïncider à leur sommet ; c’est un chemin pas large, pendu dans les airs, d’où on a en temps ordinaire une vue magnifique sur les déserts haut perchés des glaciers et de la rocaille ; mais où il n’y avait rien d’autre, ce matin-là, que ce peu de neige et quelques bosses de rocher sur un espace de quelques mètres en avant de lui. Et, quand on se retournait, de quelques mètres derrière vous, pas autre chose. Une immensité vague et illimitée de fin brouillard, si c’était bien du brouillard et non pas un simple empêchement au jour ; car le jour s’était levé un peu, mais à présent il ne se levait plus, étant immobile et comme noué sur lui-même. Métrailler tira sa montre de sa poche ; il vit qu’il était huit heures. Et il poussa plus avant. Il y voyait très suffisamment pour se conduire, bien qu’il n’eût pas d’autres repères que ceux qui se trouvaient dans sa proximité immédiate, mais ils lui suffisaient, car on te connaît. On te connaît dans les plus petits détails, ô montagne ; tu es comme une femme avec qui on a longtemps couché ; il n’y a pas une tache, pas le moindre défaut, pas le moindre grain de beauté sur ta peau qu’on n’ait du moins touché une fois des doigts ou des lèvres. « Voilà comment tu es pour moi, se disait-il ; on peut souffler la lumière, je n’ai pas besoin de chandelle. Je vais suivre l’arête jusqu’au pied des rochers de Vire, et puis, par le couloir, j’arriverai au Grand-Dessus. Là on est en domination. Et même si Satan s’en mêlait, il n’empêchera pas que le soleil ne me fasse visite ; je leur en rapporterai, à ceux d’en bas, un peu dans mes poches ; je leur dirai : « Vous voyez bien qu’il existe toujours ! » parce qu’ils auraient fini par en douter… Je tirerai sûrement une chèvre pendant la traversée. Je leur rapporterai le soleil dans mes poches, la chèvre sur mon dos. »

 

C’est le temps, en effet, où les chamois, des gazons suspendus où ils passent l’été, descendent dans les basses combes où ils grattent la neige avec leurs petits sabots tranchants pour trouver la mousse qu’il y a dessous. Ils descendent ainsi jusque dans les forêts, et quelquefois jusqu’aux fenils où ils mangent le foin qui dépasse au dehors par l’intervalle entre les poutres. Métrailler s’était donc assuré, une fois de plus, que les six cartouches de son magasin étaient bien en place et il en avait une septième dans le canon de son fusil ; l’affaire n’étant plus maintenant que d’attendre que la vue se fût un peu élargie, comme il pensait bien que ce serait le cas quand il aurait gagné encore plus en hauteur.

 

Il avait maintenant laissé l’arête à sa gauche, se glissant dans le bas de son exhaussement. Entraînée par son propre poids, la neige n’avait guère tenu dans le haut des éboulis faits de menu gravier et de cailloux de petite grosseur que Métrailler s’était mis à longer et qui par place étaient à nu, quoique durcis et collés ensemble par la gelée. Il avançait toujours sans trop de peine ; alors, en même temps que lui, une sorte de chambre ronde de demi-clarté s’avançait, au milieu de laquelle il se déplaçait et elle se déplaçait du même mouvement que lui. Comme il avait fait halte, le bruit qu’il faisait avec ses semelles et son souffle s’était tu subitement ; et, dominant la secrète étendue, il l’avait imaginée et vue en esprit, qui venait seulement à lui par son silence et où il n’entendait plus que le bruit de son cœur. Elle venait, il écoutait ; il y avait seulement sous sa vareuse de gros drap brun ces coups réguliers qui étaient derrière ses côtes pareils aux battements d’une montre. Rien d’autre qui fût en vie et aussi bien derrière lui que devant lui et à sa droite qu’à sa gauche, si loin qu’il pût imaginer ; et la voix se faisait entendre de nouveau : « Retourne d’où tu es venu, Métrailler. Si tu glisses, il n’y aura personne pour te porter secours ; si tu te perds, qui t’entendra ? Si tu te cassais la jambe, qu’est-ce que tu ferais, Métrailler ? Il suffit d’un faux mouvement, Métrailler ; il y a de la glace sur les pierres. » Mais, lui, il secouait la tête pour dire non ; ayant gagné tout au travers des éboulis le pied de la paroi où se trouve le couloir qui mène au Grand-Dessus.

 

La montée dans le couloir fut longue et difficile. Il creusait avec la pointe de son soulier des trous dans la neige gelée et par ces trous de l’un à l’autre, comme à des degrés, se soulevait d’en bas, tandis qu’il se tenait avec les doigts dans la croûte dure comme aux barreaux d’une échelle.

 

Il se disait toujours : « Là-haut il y a le soleil. » Et, en effet, il semblait bien que le soleil dût bientôt se montrer, parce qu’il se faisait au-dessus de Métrailler un amincissement dans les nuées comme quand la trame d’un linge est usée, et, de l’autre côté de la crête, une coloration rousse avait commencé à paraître. Métrailler levait la tête, se disant : « Et Tissières verra bien, et eux, les autres, verront bien ! » s’enorgueillissant à présent de sa solitude. Il avait fini par arriver au Grand-Dessus. C’est une espèce de plateforme qui se détache de l’arête et culmine. Par le beau temps, la vue porte de là à plus de cent kilomètres de tous les côtés. On ne voyait rien, mais Métrailler ne cherchait pas à rien voir, de ce qui était la vue. Où il tenait son regard tourné, à présent, c’était vers en haut. Il s’était assis sur la neige gelée et levait la tête avec étonnement du côté d’une fenêtre qui venait d’être percée dans la voûte amincie du brouillard un peu au-dessus de lui vers le sud, de l’autre côté d’une grande chaîne qu’on commençait à deviner. Et c’est là qu’enfin, en effet, il était paru, le soleil, ou ce qui aurait pu être le soleil, et c’est là qu’il devait en effet sortir de derrière la chaîne pour aussitôt s’y recacher. Mais il était devenu rouge et la roche où Métrailler se tenait devint rouge ; et le soleil là-haut ne s’était pas montré, mais il semblait qu’on le montrât ; il ne s’était pas soulevé, il semblait qu’on le soulevât : échevelé, et tout enrubanné, tout enserpenté de nuées qui étaient elles-mêmes comme des caillots de sang.

 

Tout à fait pareil à une tête coupée autour de quoi la barbe et les cheveux pendraient encore fumants ; qu’on a levée en l’air un instant, puis qu’on a laissée retomber. Et déjà le brouillard et l’obscurité étaient revenus là où avait été sa place.

 

Alors, vers les quatre heures le père Métrailler était sorti de chez lui : « Est-ce qu’il fait jour encore ? Hé ! vous-autres, dites-moi ; Cyprien, où est-ce qu’il peut bien être ? »

 

— Hé ! vous autres, vous qui voyez. Parce qu’il est parti ce matin. Et voilà, je sors de chez moi parce qu’il faudrait l’aller chercher, seulement je n’y vois plus…

 

Il tâtait autour de lui le sol avec sa canne.

 

— Il n’a point fait de bruit, disait-il, il est sorti pieds nus de la maison. Et à présent où est-ce qu’il est ?

 

Il disait :

 

— Hé ! vous autres.

 

Car il était seul encore dans la rue, mais on venait, car il parlait haut et fort ; on venait, on lui parlait ; et il disait : « Toi, qui es-tu ? » et c’était Follonnier qui disait : « Placide Follonnier » ; puis Lamon qui disait : « Érasme Lamon » ; puis d’autres, des hommes, des femmes, et la vieille Brigitte encore.

 

Follonnier avait pris la parole :

 

— Ne vous en faites pas, sûrement qu’il va revenir, vous comprenez, il devait avoir des démangeaisons dans les jambes, à force de rester tranquille. C’est pas fait pour des garçons comme lui, la tranquillité. Il aura été faire un tour dans la montagne, du côté des chèvres, avec Tissières.

 

Mais quelqu’un, à ce moment-là :

— Il n’est pas avec Tissières.

— Comment le sais-tu ?

— Vous n’avez qu’à aller le lui demander, à Tissières, il n’a pas bougé de chez lui.

— Alors il faut vite aller le chercher, mon garçon, disait le père Métrailler… Ah ! disait-il, je ne vous vois pas, je vous vois tout pâles, vous êtes seulement comme les ombres de vous-mêmes ; ou bien si c’est que le jour est mauvais…

 

— C’est que le jour n’est pas tant bon et puis la nuit vient déjà ; vous savez bien qu’elle vient tôt, et puis le ciel est couvert.

 

Mais, lui, tournait de tout côté ses yeux déteints bordés de rouge, ses yeux comme des œufs de caille, c’est-à-dire gris et vaguement teintés de bleu. Cependant que Tissières était arrivé, et disait :

 

— J’ai pas voulu aller avec lui, je lui ai dit : « C’est pas prudent », mais il n’a pas voulu m’écouter…

 

Alors les larmes s’étaient mises à couler des yeux du vieux Métrailler, bien qu’il les gardât grands ouverts, et il ne faisait pas bouger ses paupières d’où l’eau suintait, avec difficulté, comme la résine de l’arbre. Puis il se porte brusquement en avant, faisant des trous dans la neige avec sa canne et on lui courait après ; on lui disait : « Où allez-vous ? » Il disait : « Je vais le chercher. » On le retenait par le bras, il se débattait : « Allez-vous le laisser périr tout seul ?... »

 

— On ne peut pas aller le chercher, il va faire nuit. Et puis où voulez-vous aller ?

— Eh bien, allumez des feux.

— Il y a du brouillard.

— Eh bien, il faut sonner la cloche, il faut tirer des coups de fusil ; il se dirigera d’après le son.

Tissières, va prendre ton fusil.

 

Le village avait été mis sens dessus dessous parce que Tissières va prendre son fusil d’ordonnance et des cartouches à blanc. Il tirait en l’air. De temps en temps, il lâchait un coup de feu, l’arme tournée vers le ciel qui était si bas qu’on aurait dit que Tissières allait le toucher avec le bout de son fusil. Pendant ce temps les maisons se vidaient une à une, laissant couler sur les perrons et jusque dans les ruelles leur contenu de femmes et d’enfants, qui demandaient : « Qu’est-ce qu’il y a ? »

 

— C’est Métrailler qui est perdu.

 

Il allait faire nuit, les lampes s’allumaient dans les cuisines, et aussi des hommes étaient survenus, tenant à la main leur falot-tempête, qui a une anse comme un panier ; de ceux dont on se sert dans les écuries pleines de paille ou dans les granges pleines de foin ; c’est pourquoi il convient que la flamme en soit protégée. C’est pourquoi elle est entourée d’un globe de verre épais, lequel est entouré à son tour d’une armature de fils de fer qui le tient à l’abri des chocs.

 

Les falots faisaient un peu au-dessus de terre des points rouges qui bougeaient à peine comme les gouttelettes d’une pluie arrêtée en route. Et ceux qui les portaient disaient aussi : « Qu’est-ce qu’il y a ? » pendant que Tissières lâchait encore un coup de feu ; après quoi tout le monde faisait silence, pour écouter s’il n’allait pas y avoir de réponse ; quelque part, dans la montagne, au-delà de ce mur de brume, et à quoi la nuit qui venait allait ajouter comme un second mur.

 

Un coup de feu, et ils écoutent et il y a un coup de feu à votre gauche ; ils écoutent encore, il y a au bout d’un moment un deuxième coup de feu à votre droite, puis trois ou quatre coups de feu de suite, mais sourds, mous, ralentis qui ne vous parvenaient plus que tout juste, et qui se terminaient par une espèce de long soupir, c’est tout.

 

Alors on a vu le vieux Métrailler s’agiter de nouveau ; et il est parti droit devant lui avec sa canne, disant : « Si vous ne venez pas, moi, j’y vais. »

 

Il n’y avait plus qu’à le suivre.

 

Ils inclinaient leurs falots tempête pour tâcher de lire dans la neige les places où il avait passé, écrivant dans la neige bout à bout des lettres qui faisaient des mots, des mots qui faisaient des phrases comme sur les télégrammes ; ils se démenaient en désordre sans trop savoir ce qu’ils allaient faire, quand ils ont entendu tout à coup derrière eux le son d’un cornet.

 

On vit que c’était Jean Antide qui venait ; il soufflait dans son cornet de cuivre qui avait un bout de corne.

 

C’est le cornet des bergers des chèvres et il faut qu’on l’entende de loin quand le berger de grand matin va, de maison en maison, recueillant une à une les bêtes de son troupeau ; il faut qu’on l’entende de loin aussi le soir, quand il rentre, de manière que les femmes puissent venir chercher leurs bêtes sans le faire attendre.

 

Jean Antide avait été berger des chèvres ; alors il souffle dans son cornet et rit.

 

Le beau-frère d’Isabelle, faisant voir ses dents blanches qui brillaient dans la nuit à cause de sa figure brune et il avait les cheveux frisés, comme on voyait.

 

— Écoutez, si vous voulez, j’irai devant et je soufflerai dans mon cornet. Parce qu’il en connaît bien le son, Métrailler, si toutefois il est perdu. Je souffle de temps en temps un coup, ça va bien, et même je peux faire deux notes quand je veux.

 

Il a fait ses deux notes grâce à un changement dans la position de la langue ; le cuivre du cornet brillait à la clarté des falots-tempête qu’on soulevait pour le mieux voir.

 

— Et ça porte plus loin que tes coups de fusil, Tissières, et on distingue mieux aussi d’où le son vient ; c’est plus prolongé, c’est doux ; tandis que, toi, tu sautes à tous les bouts de la montagne, tu es partout et nulle part. Voulez-vous ?

 

On avait rattrapé le père Métrailler, on l’avait pris par le bras, Jean Antide allait devant ; ils étaient une douzaine. Les femmes disaient : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Elles avaient fait rentrer les enfants, puis, étant ressorties et ayant refermé derrière elles la porte de la maison, elles regardaient de loin ces points de feu qui allaient s’éloignant, ces gouttes roses, qui ont pâli, qui en pâlissant se sont étalées comme de l’encre sur un buvard et peu à peu ont été dissipées, bien qu’elles eussent dû, en temps ordinaire, continuer d’être longtemps visibles à cause de la pente bien découverte pour le village où elles s’élevaient peu à peu.

 

C’est le temps. Ce n’est pas seulement qu’il fasse nuit ; c’est que l’air n’est plus de l’air. L’air est grenu comme de la cendre, il est opaque comme du sable.

 

Jean Antide soufflait tantôt une note, tantôt deux notes. On tenait le père Métrailler par le bras.

 

Il continuait à ne faire aucun vent, de sorte que les traces du matin n’étaient nullement effacées. Ils s’étaient dit : « Il faut les suivre aussi longtemps qu’on pourra, parce que, lui-même, sûrement, il devra les suivre au retour », bien qu’ils pensassent pour la plupart qu’il lui était sûrement arrivé un malheur, sans quoi il aurait déjà été là. Et le vieux Métrailler leur disait : « Êtes-vous bien sûrs qu’on soit sur ses traces ? » — « Pardieu ! » disait-on. On voyait leurs bouches fumer quand ils se penchaient sur leurs lanternes, à cause du grand froid qu’il faisait et toujours aucun vent ; et, penchant leurs lanternes, ils n’avaient qu’à les porter un peu de côté pour rendre les traces encore plus visibles parce que le creux s’en remplissait d’ombre ; c’est pourquoi ils disaient : « On ne peut pas s’y tromper. »

 

Mais Métrailler disait à Jean Antide : « Fais une note » ; et il se passait un petit moment et il disait à Jean Antide : « Fais deux notes. »

 

Ainsi Cyprien était appelé comme la grive par l’appeau, mais c’était un appeau qui portait à grande distance, bien plus loin que la voix de l’homme, – eux qui s’arrêtaient, et prêtaient l’oreille, puis repartaient, faisant ensemble dans la neige un bruit comme quand on casse une vitre, puis il y avait un bruit d’enfoncement comme le « han ! » que pousse le bûcheron quand il abat sa hache sur un tronc.

 

Ils ont marché ainsi une bonne demi-heure, ils commençaient à se décourager. Même, si le père Métrailler n’avait pas été là qui les houspillait à aller quand même, disant tout le temps à Jean Antide : « Souffle ! » et puis de nouveau : « Souffle ! » et Antide soufflait, ils fussent sûrement pour finir revenus sur leurs pas. Mais Antide soufflait toujours ; c’est ainsi qu’ils étaient arrivés jusque sur l’arête, hésitant à s’y engager, quand Antide a soufflé une nouvelle fois.

 

Et tous, arrêtés là-haut, ils se retenaient de respirer ; ils ont dû attendre aussi que leur cœur eût cessé de battre et il leur a fallu du temps à cause de ses battements durs, comme des coups de pied dans une porte, et qui ne se sont calmés que peu à peu.

 

Ils écoutent, mais il n’y a rien.

 

Ils écoutent encore, il n’y a rien que ce bruit au-dedans de vous qui va mourant et laisse venir à sa suite l’immense silence qui est sur le monde comme si le monde n’était plus ; comme si on n’était plus au monde, comme si on était suspendu bien au-dessus de la terre dans le grand désert où les astres en tournant sont silencieux.

 

Ils écoutent, il n’y avait rien, toujours rien ; mais tout à coup c’est le vieux Métrailler qui avait levé le bras à hauteur de son oreille et avait pris le pavillon de son oreille dans sa main. « C’est lui, c’est lui !… vous entendez ? »

 

On n’osait pas le contredire ; on n’osait même rien dire.

 

Et tous ils faisaient silence encore une fois, puis on n’a pas su si c’était de joie ou parce qu’il pleurait, et peut-être qu’il pleurait de joie, mais il y avait des larmes dans la voix du vieux :

 

— Écoutez ! Écoutez, il appelle, ça se rapproche.

— Où ça ?

— Là, dans le fond. Où est-ce qu’on est ?

— On est monté, on est sur l’arête.

— Eh bien, là, dans le fond, à main droite… Vous n’entendez pas ? ah ! a-t-il dit, c’est que vous y voyez et que jamais tout ne nous est donné à la fois ; vous, vous avez vos yeux, mais, moi, j’ai mes oreilles.

 

On lui disait :

— Alors taisez-vous !

Il s’était tu ; et eux alors, l’un après l’autre, avaient commencé à entendre des appels qui venaient d’en bas et de tout à fait au fond de la gorge ; faibles, incertains, qui s’étaient tellement usés en route qu’ils étaient comme sans poids et sans force dans l’air.

 

— Souffle ! Souffle deux fois !

Jean Antide a soufflé dans sa corne.

— Souffle encore et souffle plus fort, qu’il sache bien qu’on est là.

 

Maintenant les appels devenaient plus distincts, parce qu’on devait s’être rapproché, on s’était avancé vers eux, on devait chercher à les rejoindre. Mais, eux, qu’est-ce qu’il leur fallait faire ? C’est Tissières qui a dit :

 

— Il faut aller à sa rencontre. Je m’en charge. Antide viendra avec moi. Prêtez-moi une lanterne, et toi, Antide, prends la lanterne.

 

On lui disait :

— Est-ce prudent ?

— Laissez-moi faire, disait-il ; le pays, ça me connaît.

 

Ils avaient fait asseoir le père Métrailler dans la neige, regardant au-dessous d’eux les lumières des lanternes qui s’élargissaient vite et se sont tellement élargies en s’affaiblissant qu’elles ont fini de nouveau par ne plus être ; mais il y avait le son du cornet et il y avait cette voix qui lui répondait ; et le son du cornet et la voix avaient dû pour finir se rejoindre, parce qu’à présent on n’entendait plus ni la voix, ni le cornet…

 

Ils durent porter Cyprien, ou presque, pour le ramener au village. Ils éclairent devant Métrailler le jeune la place où il devait poser le pied, parce que c’est à peine s’il se tenait debout. Il chancelait comme un qui a trop bu. Il avait la figure blanche ; son passe-montagne arraché lui pendait dans la nuque. Il n’avait plus de fusil, il n’avait plus de chapeau. Il ne disait rien. Aux questions qu’on lui avait posées, il avait répondu par des signes et tout juste ; de sorte que Tissières et Antide lui avaient passé le bras autour de la taille et lui-même avait jeté les siens autour de leur cou. Heureusement qu’on était à la descente, heureusement que la neige était dure.

 

Et il y avait son père qui disait :

— Comment est-il ? Est-il abîmé ?

— Bien sûr que non.

— Alors pourquoi est-ce qu’il ne parle pas ?

— C’est la fatigue.

 

Et le père Métrailler disait :

— Cyprien, c’est vrai que tu es là ? Est-ce vrai que tu n’es pas blessé ? Pourquoi est-ce qu’il ne répond pas ? Laissez-moi que je le touche.

 

 

 

V

 

Cependant on voyait Brigitte aller, tous les matins, ramasser du bois mort dans un bosquet de mélèzes qui était un peu au-dessus du village. Elle s’était ouvert ainsi, avec ses souliers bien trop grands pour elle, un petit chemin dans la neige ; et, comme elle faisait chaque jour plusieurs voyages, il se trouvait que le chemin durait, pareil à un bout de faux fil qu’on aurait oublié sur un drap de ménage. Et ainsi le trajet était facile de chez elle jusque dans le bois ; mais c’était sous les mélèzes que commençaient les complications, à cause que les branches mortes se trouvaient prises dans la neige gelée, d’où généralement elles ne sortaient que par le bout ; de sorte qu’il lui fallait creuser tout autour avec ses mains. On avait commencé par se moquer d’elle :

 

— Qu’est-ce que vous faites ? Vous manquez de bois ?

— Que non, disait-elle.

— Alors ? disait-on.

— C’est pour le cas où le soleil ne reviendrait pas.

 

Toute courbée devant vous sous le poids de son fagot, sa jupe noire frottée d’une espèce de poussière grise, sa figure devenue toute jaune avec des taches de café sur le fond de la pente blanc :

— Et, continuait-elle, bien sûr que j’avais comme toujours ma provision pour jusqu’au printemps, mais s’il n’y a point de printemps, si au lieu de faire plus clair à ce moment-là il se met à faire nuit, si au lieu que la chaleur vienne le froid augmente… Il faut prendre ses précautions.

 

Les femmes commençaient à être inquiètes :

— Voyons, est-ce vrai ? Voyons, disaient-elles, est-ce que c’est possible, des choses comme ça ?

— Il a dit que la terre peut parfaitement se mettre à pencher de côté parce qu’elle est en l’air. — En l’air ?

— Oui, en l’air, supportée par rien, une boule qui tourne en l’air et pas fixe ; et, si on ne la voit pas bouger, nous autres, c’est seulement qu’on bouge avec… Alors, vous comprenez, rien qu’un coup de pouce…

— Comment savez-vous ça ?

— C’est Anzévui qui me l’a dit. Attendez, disait-elle, que j’aille poser mon fagot…

 

Elle entrait chez elle, puis reparaissait, parce qu’elle aimait à causer ; il y avait toujours ce même ciel bas, immobile et sombre, sous lequel à présent beaucoup de femmes l’entouraient.

 

— Il ne parle plus guère, disait Brigitte, mais des fois il parle. Il tourne les pages de son livre, ça fait du bruit. Il est sous ses plantes devant son feu, oh ! disait-elle, c’est qu’il ne va pas tant bien, il s’affaiblit tous les jours un peu plus, il peut à peine se déplacer. Il va de son lit à son fauteuil et de son fauteuil à son lit. Il m’a dit : « Je ne durerai pas plus que le soleil. Quand ce sera sa fin, ce sera la mienne… Vous me trouverez mort en bas et, lui, vous le chercherez dans le ciel, mais il ne bougera pas davantage que moi. » Et je lui ai dit : « Quand est-ce que ce sera ? » et, lui, il m’a dit : « Attendez ! » Vous comprenez, il recommence tout le temps ses calculs, avec un bout de crayon sur un bout de papier… Il dit que c’est là le difficile, il m’a dit que ça allait faire encore quinze semaines ; alors, moi, chaque dimanche, j’enfonce un clou et j’en ai déjà planté sept… Et moi, disait-elle, j’ai allumé ma lampe à huile, parce que j’ai encore toute une bonbonne d’huile de colza, pour qu’au cas où la nuit viendrait subitement, j’aie du moins ma lumière à moi.

 

Elle avait fait comme elle disait. On voyait toutes les nuits la fenêtre de sa cuisine être éclairée, et toute la nuit elle était éclairée, puis le jour venait, mais elle ne s’éteignait pas. Tout le jour, elle continuait à luire avec persévérance dans la façade de bois noir, où elle continuait à être vue, tellement le jour était sombre, tandis que Brigitte tirait à elle un tabouret.

 

C’est qu’elle était de petite taille, mais heureusement que le plafond était bas. Elle allait prendre une hache, elle allait prendre une boîte de carton sur laquelle était écrit : Pointes 6 cm. Elle montait sur le tabouret, elle levait le bras, et, renversant le haut du corps en arrière, enfonçait la pointe brillante dans le côté de la poutre encroûtée de fumée où il y en avait déjà sept.

 

Elle comptait, et, à présent, ça fait huit.

Je plante un clou chaque dimanche.

 

Puis allait voir s’il y avait encore de l’huile dans la lampe, pendant que la mèche pendait avec sa petite flamme au bout du bec ; et la mèche va vers en bas, mais la flamme vers en haut. Car c’est un crésus, comme on les appelle ; un récipient de laiton rond et plat, avec un bec et une poignée en demi-cercle par le moyen de laquelle il est suspendu en équilibre à un fil de fer.

 

Elle remplissait la lampe d’huile : elle mouchait la mèche sans l’éteindre, et ainsi on aura sa lumière à soi quand la grande ne sera plus.

C’était le dimanche matin. Qu’est-ce qu’on voit ici en hiver ? on ne voit rien. Le jour était quelque chose de gris et de vague qui se détortillait lentement hors de la nuit de l’autre côté des nuées comme derrière un carreau dépoli.

 

Qu’est-ce qu’on entend ? rien du tout. Même pas le bruit des pas à cause de la neige, même pas le bruit du vent, parce qu’il n’y a toujours point de vent. De temps en temps une voix, quelquefois un enfant qui pleure, pas un oiseau, pas même la fontaine, parce qu’elle coule dans un chéneau de bois pour éviter qu’elle ne se prenne peu à peu dans la glace, comme il arrive, si on la laisse couler librement à l’air.

 

Ils ne sonnent même pas les cloches ici, parce qu’ils ne sont pas une paroisse.

 

Il faut qu’ils descendent pour la messe à Saint-Martin d’En Bas où est l’église, c’est-à-dire qu’ils ont à faire une bonne demi-heure de chemin.

 

Et, le dimanche matin, on se prépare à descendre : c’est à-dire que les hommes se rasent devant la fenêtre aux croisillons de laquelle ils pendent un petit miroir rond cerclé de métal ou un petit miroir carré à cadre de bois noir ; quelques-uns avec le rasoir à lame, les jeunes avec des rasoirs mécaniques qu’on se passe sur la joue comme quand on rabote du bois ; mais ni les uns, ni les autres n’y voyaient, ce matin-là, et ils disaient : « Charrette ! » parce qu’ils se coupaient.

 

On n’avait ouvert la route qu’avec le petit triangle, de sorte qu’elle était beaucoup plus étroite que dans la belle saison, n’ayant guère plus qu’un mètre de large ; en outre, c’est un chemin de surface, parce qu’il ne descend pas jusqu’à l’empierrement. On s’avance entre deux petits murs qui ont environ deux pieds de hauteur sur une épaisse couche de neige battue. On avait vu venir d’abord trois vieilles, parce qu’elles vont plus lentement et elles prennent leurs précautions. Trois vieilles, tout en noir, toutes petites et voûtées, mais, à mesure qu’on avance dans la vie, on décroît. Penchées en avant, les mains jointes, la tête dans un fichu noir, un châle de laine épais croisé sur la poitrine et noué dans le dos ; elles ne disaient rien. Quelquefois on entend jusqu’ici les cloches de Saint-Martin d’En Bas, parce qu’ils en ont quatre et un bon sonneur qui sait s’y prendre et qui se connaît en toute espèce de carillons ; mais aujourd’hui on ne les entendait pas, soit à cause de l’immobilité de l’air ou bien à cause de la neige qui est comme du coton partout et boit le son ; c’était un dimanche sans cloches. Et, dans la petite lumière, il y avait à présent les femmes qui venaient, puis venaient les filles. C’est alors qu’on a entendu le rire d’Isabelle. Ah ! elle, du moins, elle riait, elle du moins était brillante ; elle, elle se voyait de loin, ayant un corsage de soie bleu ciel, un tablier à fines rayures de toutes les couleurs, un mouchoir rose autour du cou.

 

Elle était avec deux amies, et, comme le chemin n’avait pas assez de largeur pour qu’on pût y passer trois de front, ses deux amies allaient un peu devant, sur chaque bord, elle un peu en arrière et au milieu.

 

On les voit qui se retournent, elles lui posent la question.

 

Elle, elle a regardé tout autour d’elle, comme pour s’assurer qu’on n’allait pas l’entendre :

 

— Bien sûr, c’est Augustin.

— Encore une !

— Pourquoi pas ?

 

Les deux autres s’étonnaient :

— Seulement, disait Isabelle, il faut savoir s’y prendre.

 

Et alors, comme quand le merle, bien avant les autres oiseaux, pousse en l’air ses notes vives dans le silence du matin, son rire de nouveau a été entendu.

 

— Ah ! il faut savoir y faire. Il me disait : « Tu as déjà deux robes. » Je lui disais : « Deux, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que tu ne voudrais pas, des fois, que ta femme soit bien mise ? Allons toujours chez Anthamatten. » Augustin avait vendu un veau ; il faut savoir profiter de l’occasion. Je lui disais : « Ça ne fera que trois mètres en tout, à cinq francs le mètre. Et tu sais, c’est chez Anthamatten qu’on trouve les meilleures étoffes ; c’est du solide, c’est du durable, on n’est pas volé. » Il ne voulait pas. Mais on leur met alors la main sur l’épaule, ou bien on les prend par le bras ; il faut qu’ils sentent le chaud de vous à travers leur veste ou un peu plus bas. On leur dit : « Est-ce qu’on entre ? » Et, quand pour finir ils veulent bien, voyez-vous, c’est alors nous qu’on ne veut plus…

 

Et riait :

— On leur dit : « Peut-être que c’est trop cher ; allons-nous-en, ça vaut mieux. » Mais c’est à présent eux qui veulent, c’est eux qui vous forcent : « Pas de ça, puisqu’on y est ! » C’est eux qui choisissent la meilleure étoffe ; on n’a plus qu’à se laisser faire et puis à les récompenser. « Ah ! tu verras, on leur dit, tu verras, toutes les autres femmes vont être jalouses ! » Ils sont contents.

 

Elle riait.

— Et c’est justement… C’est justement quand il fait vilain qu’il faut se faire belles, c’est par les temps tristes qu’il faut être gai ; vous ne pensez pas ? Oh ! bien sûr, disait-elle, c’est dans le gros de l’hiver qu’on doit se tourner vers le printemps. Seulement, s’il n’y avait point de printemps, jamais plus : c’était de quoi les femmes plus âgées discutaient en descendant. Mais elles s’étaient dit : « Il ne faut pas leur en parler, à ceux d’en bas, ils se moqueraient de nous. » Et allaient, puis venaient les hommes par groupes, cinq ou six ensemble, habillés de brun ou de noir, avec des bonnets de poil ou des chapeaux de feutre, les mains dans les poches ; et il y avait le père Métrailler que son fils menait par le bras. Il y avait Revaz avec son genou, mais son genou allait mieux. Il disait : « Ça va mieux, il n’y a pas à dire… C’est Anzévui. » Il marchait à côté de Pralong ; il disait : « C’est ces compresses… L’enflure a disparu, j’ai seulement encore un peu de raideur dans la jambe, mais Anzévui m’a dit de la fatiguer. Et tu vois, ma canne ; eh bien, je la prends en cas de besoin, mais pour le moment… » Il la mettait sous son bras : « Tu vois ? »

 

— Ah ! disait-il, il est quand même intelligent, cet Anzévui : c’est un savant ; il ne comprend pas seulement les choses, mais la mécanique des choses. Tu vois que j’ai bien fait de l’écouter.

— Tu l’as revu ? demandait Pralong.

— Bien sûr, j’ai été lui montrer ma jambe. J’étais bien forcé : lui, ne sort plus. Oh ! il ne va pas tant bien, il est sous ses plantes, il fait ses calculs. Seulement, disait Revaz, s’il ne s’est pas trompé en ce qui touche mon genou, peut-être qu’il ne se trompe pas non plus en ce qui touche… Qu’en penses-tu ?

— C’est toujours pour le 13 avril ?

— À ce qu’il dit, mais le mieux serait de garder la chose pour nous…

— Et puis de se tenir prêt.

— Si tu veux.

— De mettre ses affaires en ordre…

 

Ils ont passé, ils ont disparu ; et maintenant c’était Follonnier qui venait avec Arlettaz. Arlettaz avait laissé pousser sa barbe. Il y avait bien trois semaines qu’il ne se rasait plus. Le poil avait poussé tout droit, noir et blanc, de tous les côtés, tout autour de sa figure, et il se mélangeait à ses cheveux qu’il n’avait pas coupés non plus, de sorte qu’il avait comme deux têtes, une de barbe, énorme et ronde, et au milieu une petite de peau, ronde aussi, où il y avait deux petits yeux bleus.

 

— Tu te souviens pourtant bien d’elle, Follonnier ? Il n’y a pas si longtemps qu’elle est partie. Combien ça va-t-il faire de temps ?

Il comptait dans sa tête :

— Ça fera trois ans au printemps… Eh bien, Follonnier, qu’en dis-tu, est-ce qu’elle n’était pas belle ?

— Oh ! que oui, disait Follonnier.

 

Ils étaient les derniers à venir sur le chemin et bien en arrière des autres, mais ils ne semblaient pas quand même être pressés, parce que tout le temps Arlettaz s’arrêtait.

 

— Je ne me rase plus, à quoi est-ce que ça servirait ? C’est qu’elle était belle, vois-tu…

 

Le chemin tourne. Le chemin est étroit et blanc. Le chemin est comme si on avait un tapis sous les pieds, à cause que la neige est élastique et porte : juste cette épaisseur de neige que le petit triangle a laissée entre nous et le macadam. La neige fait un petit mur du côté du mont, un autre petit mur du côté du vide ; on n’a pas besoin de s’occuper de la direction qu’on va prendre puisqu’elle vous est tout indiquée et qu’on est empêché par ces murs de s’en écarter. Mais, tout à coup, c’est Follonnier qui s’était arrêté, interrompant Arlettaz :

 

— Tu vois ?

 

Son bras s’était tellement abaissé qu’il semblait qu’il montrât le bout de ses semelles ; mais, par-dessus le petit mur de neige, c’est la ravine qu’il désignait. Il n’y avait plus qu’à laisser son regard rouler comme une pierre deux cents mètres plus bas :

 

— Là, à côté du sapin, tu vois ?… C’est carré, c’est gris, on dirait une grosse pierre. Eh bien, tu sais ce que c’est ? la voiture du docteur, celui qui s’est déroché l’année dernière.

 

Arlettaz avait seulement hoché la tête ; Arlettaz avait continué :

 

— Comme sur une médaille. Tu te rappelles, au café, quand ils me disaient pour me taquiner : « Alors quoi, Arlettaz, tu fais des affaires avec ta fille ; elle est ressemblante ; combien est-ce qu’il te donne, le gouvernement ? » Ils sortaient un écu de leur poche, tu te rappelles, Follonnier ? Moi, je ne disais rien, bien sûr, mais je pensais : « Ils ont raison, c’est ressemblant. » Ah ! dix-neuf ans, disait-il. Et comme sur une médaille ; ah ! belle et bien faite et grande ; et c’est à sa mère et à moi qu’elle devait ça, mais sa mère est morte ; alors est-ce qu’il n’était pas juste que je la garde ? Eh bien, dis donc, j’ai pas pu.

 

Follonnier a haussé les épaules ; Follonnier a dit : « On ne peut jamais. » La route tournait encore une fois, et la vue, en temps ordinaire, change du même coup tout entière parce que tantôt on va vers le nord, tantôt vers l’est, tantôt vers l’ouest. Tantôt on va dans la direction des montagnes qui se dressent de l’autre côté de la gorge à deux mille mètres au-dessus de vous, tantôt du côté de la plaine qui est à mille mètres plus bas et on plane au-dessus comme dans un avion ; – ce jour-là, on ne voyait rien qu’un bout de chemin devant soi, un bout de pente d’un côté, le trou de l’autre.

 

— Y comprends-tu quelque chose ?

— On ne comprend jamais rien à rien.

— Pourquoi est-ce qu’elle est partie ?

— Pourquoi est-ce qu’elle serait restée ?

— Parce que, disait Arlettaz, parce que… Tu dois pourtant m’accorder ça, Follonnier, que c’était ma fille… Et, une fille, à quoi est-ce que ça sert, si elle n’est pas là ? Une fille, c’est pour le plaisir, et, quand elle est loin, le plaisir est loin.

— Tu aurais dû le lui dire.

— J’osais pas.

 

Il a réfléchi, il a repris :

 

— Et aussi on ne sait pas bien…

 

Des corbeaux criaient de temps en temps dans les airs au-dessus de vous et n’étaient pas vus. De temps en temps, parmi les sapins redressés contre l’escarpement lui-même à pic, des geais qui n’étaient pas vus non plus faisaient entendre des grincements comme ceux d’une girouette rouillée, sous les à-coups d’une rafale. Et Arlettaz se disait : « C’est ça, j’ai pas su. » Il se disait encore : « Et peut-être que, si j’avais su ?… » On voyait Arlettaz secouer la tête, marchant les bras écartés, son chapeau à la main ; mais il n’y avait rien pour lui répondre que les cris des corbeaux et le ricanement des geais.

 

— Cette fois, disait Follonnier, c’est le camion d’Antonelli.

 

Il y avait cette fois une petite paroi de rocher qui était posée sur une autre petite paroi de rocher, avec un replat entre elles deux ; et là, sur ce replat, était le camion retourné, les roues en l’air, mais il ne lui en restait que deux.

 

— Et, disait Arlettaz, qu’est-ce qu’il faut faire ? Et tu sais que je l’ai cherchée. Deux ans que je la cherche, dis donc… Et tu comprends que, si on me dit que c’est la fin de tout, moi, je réponds : « Tant mieux ! » Comme ça je n’aurai plus besoin de la chercher. Jusqu’aux deux bouts du pays, aux sources du Rhône et au lac, ça va faire trois ans, ça me fera du repos. Et ça viendra au bon moment, dit-il, parce que je n’ai plus rien. Mais c’est là que sans doute Follonnier l’attendait :

 

— Plus rien ?

— Non, plus rien, disait Arlettaz ; c’est que ça coûte cher, ces voyages, et ils donnent soif, qu’est-ce que tu veux ? J’ai vendu mes chèvres, j’ai vendu mes vaches, j’ai vendu mes prés, il ne me reste que mes outils. Est-ce que tu m’achètes mes outils ?

— Non, dit Follonnier, en fait d’outils, j’ai déjà ce qu’il me faut. Mais il y a ton champ des Empeyres, si tu veux.

— Il n’est pas à vendre.

— À quoi est-ce qu’il te servira, si c’est la fin ?

— Et à toi ?

— Qu’est-ce qui te dit que je veux finir, moi ?

— C’est que c’est un bon champ ; on y fait le meilleur seigle du pays. Dis donc, Follonnier, tu le voudrais, ce champ ?

— Oh ! disait Follonnier, j’y tiens pas… Seulement, je vois bien ce qu’il te faut. Tu as raison, tu veux avoir ta liberté. Et tu te dis que, si c’est la fin, il ne serait pas mauvais d’avoir un peu d’argent en poche pour l’attendre. Moi, si je t’achetais ce champ, ce serait bien pour te rendre service…

 

La route traversait un bois de mélèzes qui avait perdu ses petites plumes vertes, mais la neige avait pris leur place avec son léger duvet. Le bois était gris et blanc au lieu d’être vert et gris. Il était comme une fumée avec des trous dedans et par ces trous on ne savait plus si, ce qu’on voyait, c’étaient les branches chargées de neige ou la pente qui était derrière.

 

Puis Saint-Martin d’En Bas était paru, qui se trouve au fond d’un repli et serre autour d’une grande église de pierre beaucoup de maisons aux toits bas.

 

— Combien ?

— Ma foi.

 

Ils firent encore quelques pas sans rien dire, puis Follonnier :

 

— Dans les cinq cents.

— Quinze cents, dit Arlettaz.

 

L’église ne sonnait plus depuis longtemps. On a entendu qu’ils avaient commencé à chanter sous les voûtes, parce que la porte reste ouverte à cause de ceux qui n’entrent pas, mais écoutent la messe depuis dehors, devant la porte, ôtant par moment leurs chapeaux.

 

— Écoute, dit Follonnier, veux-tu qu’on reparle de la chose ce soir chez Pralong ? Apporte un papier pour le cas où, des fois, on arriverait à s’entendre.

 

Ils avaient assisté à la messe, ils étaient remontés à Saint-Martin d’En Haut ; il y avait eu une courte journée de six ou sept heures, c’est tout, à cause du ciel malade et de la hauteur des montagnes ; après quoi on avait vu dans l’ombre trembler une goutte de feu. C’est que la journée est finie. Encore une. Et puis combien encore en tout ?

 

Combien ça va-t-il faire encore de semaines ?

 

— Et combien est-ce que tu dépenses par semaine ?

 

Pralong n’avait pas l’air d’écouter. Pralong lisait le journal. La grosse Sidonie était en train de régler la T.S.F. Mais Follonnier n’avait plus lâché Arlettaz, sachant bien qu’il ne faut jamais abandonner une affaire avant qu’on ne l’ait menée à bonne fin. Il avait donc fait asseoir Arlettaz en face de lui.

 

C’est un beau parleur, il disait à Arlettaz :

 

— Voyons, combien est-ce qu’il te faut par jour ?

 

Il avait sa pipe au coin de la bouche, et il y avait une espèce de sourire de l’autre côté de sa bouche ; mais ses yeux, eux, ne bougeaient pas, tandis qu’il regardait Arlettaz avec fixité :

 

— Combien est-ce qu’il te faut par jour ? et qu’est-ce que tu bois par jour ? Oh ! tu peux compter largement, disait-il… Eh bien, c’est ça, mettons cinq litres. Et puis il te faudra aussi aller chez le coiffeur. La nourriture, le vin, les impôts, mais bah ! les impôts ne comptent plus, si tout est fini en avril… Ça ne fait rien, mets le tout ensemble.

 

— Il y a aussi les déplacements, c’est ce qui coûte le plus cher.

— Quels déplacements ?

— Oh ! dit Arlettaz, il faudrait pourtant bien que j’aille à présent jusqu’au Bouveret ; c’est le seul bout du canton que je n’aie pas encore tenu ; et, Dieu sait ? c’est au bord de l’eau ; peut-être qu’elle aime l’eau…

— Tu m’as dit que ce n’était plus la peine.

— J’aimerais mieux qu’elle soit avec moi, quand le temps en sera venu, parce qu’on passerait ensemble.

— Eh bien, mets les déplacements.

— J’ai déjà été à Brigue, j’ai déjà été chez les Allemands (2) et, de l’autre côté, j’ai fait Martigny, Saint-Maurice, Monthey ; il n’y a que ces bords du lac où les poissons sont logés par étages, les petits en haut, les gros au fond.

 

— 750 ?

— Non.

— 800 ?

— Non.

 

Les garçons étaient entrés. Ils étaient six jeunes gens, dont Lucien Revaz ; ils ont dit : « Bonsoir, Sidonie. »

 

— Et moi qui me disais que tu étais détaché de tout.

 

Mais ils prenaient Sidonie par la taille, parce qu’ils étaient plusieurs et qu’être plusieurs rend entreprenant. Ils étaient gais, ils n’ont pas écouté ce que les deux hommes pouvaient bien se dire ; ils avaient été s’asseoir à l’autre bout de la salle à boire, trois sur un banc, trois sur l’autre banc. « Tu me lâches ? sans quoi attention ! » disait Sidonie en levant la main, et, eux, ils riaient.

 

— Eh bien apporte-nous à boire, lui disaient-ils.

 

Ils s’installent, ils portent leurs figures à la rencontre les unes des autres, étant soutenus plus en dessous par leurs coudes qu’ils ont appliqués sur le bois peint en brun des tables, et il y a tout autour d’eux un lambrissage qui monte jusqu’à mi-hauteur des murs. Ils avaient fait marcher la T.S.F., c’était une valse ; puis étaient venues des nouvelles de la guerre d’Espagne ; alors ils s’étaient tus tous ensemble, ils avaient écouté, et ensuite étaient restés un moment encore silencieux. C’est alors qu’on avait entendu Arlettaz qui disait :

 

— Je suis détaché…

— On ne le dirait pas, a répondu Follonnier.

 

Eux, ils se poussent du coude. Ils se penchent de nouveau les uns vers les autres :

 

— C’est la faute d’Anzévui ; ils ont tous perdu la tête.

 

Ils se sont tournés vers Arlettaz. Ils voient que les poils de sa barbe qui sont raides pointent en avant de deux bons centimètres tout autour de sa figure, au-dessus de la chemise au col déchiré, sous un bonnet de poil, qui semble les continuer ; et, au milieu, il y a le rond de sa figure, et, dans le rond de sa figure, il y a deux petits yeux bleus. « Il ne lui manquait plus que ça, pensaient-ils ; il était déjà devenu fou à cause de sa fille ; le voilà à présent devenu fou deux fois. » Ils se poussent du coude, ils parlent à voix basse ; mais Lucien, tout à coup : « Il n’y a pas que lui. »

 

Il disait :

 

— Il y a mon père…

 

Il appelle Sidonie :

 

— Toi, tu es au courant. Eh bien, as-tu seulement vu Gabrielle aujourd’hui ? Et, moi, j’ai pas pu aller la trouver. C’est mon père qui me défend… Il a, lui aussi, perdu la tête, parce que je pensais me marier à la fin de l’hiver ; eh bien, mon père ne veut pas. Elle n’ose plus venir me voir ; moi, je n’ose plus aller chez elle… Et on n’a point d’argent, ni l’un ni l’autre.

 

Il dit :

 

— C’est Sidonie qui fait nos commissions… Tu es une bonne fille, Sidonie.

 

Il a dit :

 

— Il y a mon frère qui est dans le vignoble ; eh bien, je crois que je vais aller le rejoindre parce qu’il a du moins le lac pour se distraire, lui, de l’eau, du bleu et deux soleils à ce qu’il dit ; et nous rien que du blanc…

— Du blanc ! disait un des garçons, c’est plutôt du gris.

— Oui, du gris et point de soleil.

— Et encore moins dans quelque temps…

 

Mais alors ils éclatent de rire ; et Follonnier à l’autre table dit :

 

— Neuf cents.

 

Puis ils ne disent plus rien du tout, c’est-à-dire Follonnier et Arlettaz, et ne se regardent même plus, bien qu’assis en face l’un de l’autre ; tout ce qu’ils font c’est de temps en temps lever leur verre et se disent : « Santé ! » C’est qu’Arlettaz a soif et Sidonie rapporte un litre. Follonnier articule un chiffre, Arlettaz secoue la tête, c’est tout. Et c’est de l’autre côté de la salle à boire que vient maintenant tout le bruit, parce que c’est de la jeunesse et que la jeunesse est bruyante. Ils disaient à Sidonie :

 

— Dis donc, tu viens avec nous ? Oh ! c’est qu’on a besoin de toi, il faut qu’il soit embêté, Anzévui, tu comprends. Il nous faut une fille… Tu lui dirais : « Monsieur Anzévui, ça ne va pas, ça ne va pas. Il me faudrait de la tisane de fenouil… » Ils regardaient son ventre qui bombait sous le tablier, car elle était forte de sa personne :

 

— Et Dieu sait peut-être que tu n’auras pas besoin de dire un mensonge.

— Malhonnêtes ! Lâchez-moi !

— Dieu sait ; tu diras à Anzévui : « C’est cette fin de mois ; est-ce que je peux entrer ? » Nous, pendant ce temps, on se cache.

 

Mais elle s’était sauvée dans la cuisine dont on l’entend qui ferme la porte à double tour :

 

— Mille !

 

Le mot avait été lâché par Follonnier, mais, eux, à la table du fond ils ne l’avaient pas entendu : ils riaient trop et de trop bon cœur. C’est Arlettaz qui l’a reçu en plein dans son bonnet de poil, parce qu’il continuait à baisser la tête ; le mot a fait que le bonnet de poil s’est relevé, amenant à sa suite une petite figure ronde qui était au milieu de sa barbe comme la lune dans un halo. Et, cette fois, il ne l’avait pas secouée, il n’avait pas dit non, il n’avait rien dit : il regardait seulement Follonnier avec ses deux petits yeux bleus.

 

— Oh ! c’est bien parce que c’est toi, disait Follonnier, et c’est bien parce que j’ai souci de t’assurer une bonne fin de vie ; c’est la moitié de plus qu’il ne vaut, ce champ… Mais enfin, disait-il, si tu es content comme ça. As-tu le papier ?… Arlettaz ne disait toujours rien.

 

— Je pensais bien que tu ne l’aurais pas, c’est bien pourquoi j’en ai préparé un.

 

Il tire de la poche intérieure de son veston un vieux portefeuille en cuir brun, tout déchiré, qui était noué d’une ficelle ; il a dénoué la ficelle difficilement avec ses gros doigts, y mettant plus de temps peut-être encore qu’il n’aurait fallu, mais c’était un moyen de ne pas trop laisser voir le sourire de contentement qu’il n’avait pas pu empêcher de se marquer sur son visage ; il sort du portefeuille un papier plié qu’il a tendu à Arlettaz, qui continuait à être immobile et silencieux.

 

— Tiens.

 

Il y avait sur le papier : « Le soussigné déclare vendre au citoyen Follonnier Placide son champ des Empeyres pour la somme de (il y avait un blanc). Dessous : Signature. »

 

— C’est en attendant qu’on aille chez le notaire, parce qu’il faudra d’abord qu’on prenne rendez-vous. Si tu es d’accord, tu signes.

 

— Combien est-ce que tu me donnes d’avance, argent comptant ? dit Arlettaz, j’ai plus rien.

— Combien veux-tu ?

— Cent francs.

— Cinquante.

 

Mais cette fois Arlettaz avait tenu bon. Il voulait ses cent francs et tout de suite. Follonnier soupira. Et puis :

 

— Il nous faudrait une plume et de l’encre ; on ajoutera sur le papier : reçu 100 francs, et tu signes. Hé ! Sidonie. Il vit qu’elle n’était plus là, il vit que la porte de la cuisine était fermée. Dans leur coin, les garçons s’étaient mis à parler bas ; et l’un ou l’autre, de temps en temps, jetait vers les deux hommes un regard par-dessus l’épaule. Follonnier se lève. Follonnier cherche à ouvrir la porte de la cuisine, elle était fermée à clé :

 

— Hé ! Sidonie, où es-tu ?… C’est pour avoir de quoi écrire.

 

Elle avait entr’ouvert la porte dont elle retenait le bas avec le pied.

— Qu’est-ce qu’il y a ? disait Follonnier, qu’est-ce qu’il te prend ? il me faudrait une plume et de l’encre… Où, disait-il, où ça, qu’est-ce que tu dis ? Parce qu’elle se refusait à le laisser entrer :

— Derrière la caisse de la T.S.F.

 

Elle avait refermé la porte ; il avait été voir derrière le poste de T.S.F. ; il s’était aperçu qu’il ne fonctionnait plus, quelqu’un avait dû tourner le bouton, puis était revenu s’asseoir ; et eux, les garçons :

 

— Alors, c’est entendu, on y va. C’est toi, Lucien, qui feras la fille. Seulement Sidonie ne voudra jamais nous prêter ses habits.

— Il faudra pourtant bien qu’elle vienne, si elle veut qu’on la paie.

— Une vieille jupe, un caraco, un fichu et puis de quoi te faire la figure belle blanche, Lucien ; et puis une allumette pour les sourcils, tout sera dit… Et quelque chose pour faire rond par devant.

 

— Tu roules ta veste en boule. Ils regardaient toujours à la dérobée vers l’autre table, comme pour s’assurer qu’ils n’avaient pas été entendus ; c’est ainsi qu’ils ont vu Arlettaz qui prenait la plume et Arlettaz a dû écrire quelque chose, puis Follonnier avait tendu la main comme s’il s’attendait à ce qu’on lui passât le papier, mais Arlettaz n’y avait pas consenti : alors Follonnier avait rouvert son portefeuille. Arlettaz s’était mis à taper avec son litre vide sur la table ; heureusement qu’il était fait de gros verre avec un cul épais, parce qu’on ne venait pas et Arlettaz tapait de plus en plus fort. Enfin la porte de la cuisine s’est ouverte :

 

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Et Arlettaz :

— Un litre. J’ai de l’argent.

 

Follonnier se lève et dit :

— Moi, je vais me coucher.

 

Il avait bien fallu que Sidonie vînt pour finir, à cause qu’il y a des obligations dans le métier, et, s’étant glissée par l’ouverture de la porte qu’elle avait seulement entrebâillée, était venue jusqu’à la table d’Arlettaz avec son litre.

 

— Oh ! disaient-ils, hé ! Sidonie, écoute, on te promet, on te laissera tranquille, on a quelque chose à te demander.

— Oh ! Sidonie, tu ne veux pas nous croire, eh bien, regarde…

 

Et Lucien et les autres, avec l’index de la main droite mis sur l’index de la main gauche, faisaient le signe de la croix. Arlettaz avait rempli son verre, l’avait vidé d’un coup, l’avait rempli de nouveau.

 

— Qu’est-ce que vous me voulez encore ? disait Sidonie.

 

Elle leur parlait de dessus le seuil de la cuisine, toute pleine de méfiance, prête à refermer la porte sur elle en cas de besoin ; et eux, riaient bas, eux d’un mouvement d’épaules désignaient Arlettaz assis à sa table, la tête penchée en avant sur ses bras rejoints ; mais il ne paraissait rien voir et ne paraissait rien entendre, étant tout occupé à des choses qui se passaient au dedans de lui, les yeux retournés vers l’intérieur.

 

— Tu viens ?

 

Elle a fait un pas de leur côté, ils lui ont fait signe de s’approcher encore.

— Écoute… Elle a vu qu’elle pouvait s’approcher tout à fait.

— Écoute, tu n’aurais pas une vieille jupe et un vieux caraco à nous prêter ?

— Pourquoi faire ?

 

Ils parlaient bas. Ils ont montré Arlettaz.

 

— On te dira ça une autre fois.

— Et puis un peu de farine et d’eau…

— Et puis un miroir…

 

Et ils ont dit :

 

— Si on allait à la cuisine ?…

 

Sidonie était intriguée ; en même temps, elle voyait bien que les garçons ne pensaient plus à elle, ayant sans doute leur idée ; la curiosité a été la plus forte :

 

— Si vous voulez.

 

Ils ont passé devant Arlettaz ; Arlettaz n’a pas bougé. On ne savait pas si, ce qu’on voyait, c’était son bonnet de poil ou bien le dessus de sa tête. On ne savait pas si, ce qu’on voyait, c’était sa barbe ou ses cheveux. Ils avaient pensé : « Il est saoul, ça lui arrive. » Et, étant entrés dans la cuisine, ayant poussé la porte derrière eux :

 

— Tu comprends, Sidonie, puisque tu ne veux pas venir, c’est Revaz qui va faire la fille. Oui, mets-toi là qu’il te copie… Il faudrait seulement encore un traversin, tu en as un ; on te le rapportera. On va aller en visite chez Anzévui avec une fille, mais c’est blanc, les filles, et c’est rond les filles, alors il faut que tu nous aides…

— Sidonie, disaient-ils, il faut que tu nous donnes un baiser…

 

Mais cette fois elle avait ri, puis était sortie de la pièce, pendant qu’eux allaient fouiller dans l’armoire où ils ont trouvé de la farine et ils en ont mis un peu dans une tasse. Sidonie revenait avec des habits sur le bras. C’était une jupe et un corsage.

 

Elle disait :

 

— Ah ! les malins. Et puis, demandait-elle, vous irez ? et puis quoi ?

— C’est pour lui faire peur, dis donc… Est-ce qu’il ne le mérite pas ?

— Comment est-ce que vous allez lui faire peur ?

— Eh bien, tu comprends, Revaz, c’est une fille et il entre.

 

Anzévui doit avoir l’habitude de recevoir des visites la nuit. Il vous dit : « C’est cinq francs » ; on les lui donne, on peut entrer… Il te faut seulement faire attention, Lucien, qu’il ne te reconnaisse pas… Pendant que Revaz enfilait la jupe, puis c’est Sidonie elle-même qui lui a arrangé la poitrine, parce qu’elle s’y connaissait.

 

— Et puis fais attention à ce que tu vas lui dire et puis fais attention à ta voix. Essaie d’abord, puisqu’on est là, on te dira si ça va.

— « Eh ! monsieur Anzévui, mon pauvre monsieur Anzévui, ça ne va pas. » Revaz avait une petite voix de fille ; on disait :

— Ça va.

— « Je ne sais pas ; ça n’a pas voulu venir le mois dernier ; ça va faire déjà quinze jours. Alors je suis venue voir si vous n’auriez pas quelque chose pour moi… quelque chose, monsieur Anzévui… »

— Ça va.

 

Ils éclataient de rire, puis se tiennent devant Lucien Revaz avec la tasse de farine et, avec le coin d’un linge qu’ils ont mouillé, lui faisaient le visage blanc.

— Parce qu’il faut, bien sûr, que tu aies mauvaise mine et puis ça va cacher ta barbe… À présent, mets ton fichu. Avance-le un peu sur le front… As-tu une allumette ? bon, allume-la.

 

Et, avec le charbon de l’allumette, ils lui ont mis du noir sous les yeux.

 

— Il te faudrait encore un peu de rouge à lèvres, comme les demoiselles de la ville. T’en as pas, Sidonie ? tant pis… Dis donc, un peu de sirop ? Parce qu’il y avait tout plein de bouteilles de sirop à moitié vides sur un rayon à côté de la porte ; et ils débouchent une bouteille de sirop de framboise avec quoi ils ont humecté l’autre coin du linge qu’ils ont passé sur la bouche de Lucien, lui tendant le miroir :

 

— Qu’en dis-tu ? — Ah ! charrette.

 

Lucien ne s’était pas trouvé vilain, même il s’est trouvé joli. Il s’était mis à rire pour mieux montrer ses dents qui étaient devenues plus blanches à cause des lèvres rouges :

 

— Eh bien, ça y est. Est-ce qu’on y va ?

— On y va. Et tu comprends, Sidonie, nous autres, on va faire la police, parce qu’on laissera entrer Revaz et puis on cogne à la porte : « Ouvrez-nous, au nom de la loi ! Inutile de chercher à vous expliquer, on a tout entendu… Arrivez !… »

 

Ils parlaient maintenant tout haut, et Sidonie a dit :

 

— Attention, il y a Arlettaz. Il pourrait vous vendre…

 

Mais quelqu’un, qui avait entre-bâillé la porte, passant la tête par l’ouverture, a regardé ce que faisait Arlettaz ; Arlettaz n’avait pas bougé, seulement son litre était vide.

 

— Il te faudra aller le lui remplir, ont-ils dit à Sidonie… Êtes-vous prêts ? se disaient-ils les uns aux autres… Parce que, tu comprends, on emmène Anzévui ; on lui dira qu’on va l’enfermer ; et il se trouvera bien quelque part un creux avec une bonne épaisseur de neige en poudre pour l’y envoyer nager…

 

Ils n’ont pas eu besoin de passer par la salle à boire : la cuisine avait une seconde porte qui ouvrait sur le dehors. Il était peut-être onze heures du soir. Il n’y avait pas une seule étoile. Heureusement qu’un des garçons a sorti de sa poche une lampe électrique. Ils sont modernes. Ils aiment les nouveautés. On n’avait qu’à peser sur un bouton. Ils s’étaient ainsi avancés tout le long de la ruelle ; alors ils avaient vu ces deux gouttes de feu pendre dans rien du tout, l’une plus proche et un peu au-dessous d’eux à main droite, l’autre plus lointaine et vague, au-dessus d’eux.

 

— Regarde-moi ça ! disaient-ils. C’est encore de sa faute au vieux… Montrant le point de feu d’en bas : c’était la lampe à huile de Brigitte parce qu’elle ne s’éteint plus jamais ; et il y avait là-haut l’autre fenêtre éclairée : c’est ce vieux fou, parce qu’il passe une partie de la nuit à lire dans ses livres ; juste de quoi attirer le malheur sur la commune, disaient-ils, parce qu’il doit être un peu sorcier, mais on va lui montrer qu’on l’est encore plus que lui, quand on veut.

 

Lucien Revaz s’est avancé tout seul dans la direction de la fenêtre éclairée ; eux, avaient été se cacher, deux d’un côté de la maison, trois de l’autre. Ils regardaient Revaz s’approcher et le distinguaient vaguement à cause de la lueur qui dépassait un peu le mur et dans laquelle il était entré : tout à fait une fille de chez nous, une pauvre fille ; laquelle alors avait joint ses mains sur sa ceinture et penchait la tête sous son fichu, pendant qu’ils étouffaient leurs rires, les garçons.

 

— Monsieur Anzévui… Oh ! mon pauvre monsieur Anzévui, ouvrez-moi…

 

Elle a heurté aux carreaux. Les autres regardaient de derrière chacun des angles de la maison et il s’est passé un petit moment, pendant qu’elle recommençait :

 

— Ouvrez-moi, monsieur Anzévui, c’est que j’ai besoin de vous. Oh ! je suis bien malheureuse… On ne venait pas ; elle cogne de nouveau aux carreaux.

 

— Monsieur Anzévui, c’est que c’est pressant… Oh ! monsieur Anzévui, ayez pitié de moi.

 

Mais alors les garçons avaient vu Revaz reculer un peu, reculer un peu plus encore ; puis faire brusquement demi-tour et disparaître dans la nuit. Ils s’y sont jetés à sa suite, essayant bien de le rejoindre, mais ils n’osaient pas appeler ; et il y avait seulement la lumière de la lampe de poche qui s’allumait soudain, faisant un rond blanc sur la neige, puis s’éteignait tout aussitôt.

 

 

 

VI

 

« Je plante un clou ; ça en fait douze… Je plante un clou tous les dimanches ; ensuite je vais voir s’il y a encore de l’huile dans la lampe, et il faut aussi la moucher. » Je monte sur un tabouret avec ma hache, je tiens la pointe de la main gauche et avec le dos de la hache je tape dessus. » La lampe éclairera quand le soleil sera éteint. Si le soleil s’en va tout à fait, elle, elle me reste. » C’est pourquoi il faut y mettre tous ses soins. Il faut veiller à ce que l’huile n’épaississe pas dans le récipient ; il faut prendre garde à ce que la mèche ne soit ni trop courte, ni trop longue ; quand elle est trop courte elle s’éteint, quand elle est trop longue elle charbonne. »

 

Elle s’était assise près de la fenêtre, elle était pleine de contentement ; elle ne savait pas pourquoi. Car le jour venait et ne venait pas. Il venait bien, parce que c’était l’heure, mais est-ce le jour ou le brouillard, cette coloration de l’air ? Ce n’était pas le vrai jour, c’était une fausse lumière ; et elle semblait monter de la neige à la couche accrue, comme si le peu de clarté qu’il y avait dans le peu d’espace qu’on pouvait voir provenait d’en bas, non d’en haut. Mais, Brigitte, elle était au chaud derrière sa fenêtre ; elle, elle avait sa lumière à elle, de sorte qu’elle n’avait qu’à laisser faire et était dans le repos.

 

« Et il dit qu’il ne sait pas, il ne sait pas bien encore, mais il calcule. Il est sous ses plantes et il calcule. Il voit que la terre va balancer un peu et le soleil n’éclairera plus, et, nous, nous serons dans la nuit, mais qu’est-ce que ça fait ? si nous sommes prêtes, nous autres, si nous avons notre petite lampe, et nous serons assises sous notre petite lampe, disant : « Que ce qui doit s’accomplir trouve son accomplissement. »

 

Elle écoutait ; on n’entendait rien. Il avait encore neigé pendant la nuit. Il n’y avait pas eu de vent, et la neige tombait du ciel, puis tombait, comme quand un arbre perd ses feuilles. Il n’y avait jamais eu autant de nez d’enfants aplatis derrière les vitres que ce matin-là, parce qu’on les empêchait de sortir. Sitôt levés, ils couraient à la fenêtre où leur haleine faisait fondre la glace ; du dehors, on voyait leurs figures être au milieu d’un petit rond noir, avec un nez écrasé et deux yeux qui vous regardaient. Elle se tenait bien tranquille.

 

« À midi, pensait-elle, j’irai chez Anzévui. Il est bien tranquille, lui aussi ; c’est que tous les deux on a fait sa vie. » Et on la repasse dans sa tête avant qu’elle finisse, songeant aux moments de bonheur qu’on a eus, qui font dedans comme des nœuds à une corde, ce qui l’empêche de vous glisser trop vite dans les mains, c’est ce qu’elle se disait ; pendant qu’Isabelle était dans son lit avec son mari Augustin Antide, et il y avait au-dessus du lit leur cousin le gendarme dans son bel uniforme.

 

— Quelle heure est-il ?

— Huit heures.

— Déjà.

 

C’était à cause du peu de jour qui se voyait dans les petites fenêtres, car on ne peut pas dire qu’il entrait. Il venait, il se heurtait au verre et là il était arrêté.

 

« L’été, j’y mettrai des fleurs dans des caisses ; mais, toi, qu’est-ce que tu fais, Augustin ? Qu’as-tu besoin de bouger comme ça ? »

 

— Je vais me lever.

— Tu as le temps.

— Et les bêtes ?

— Tu sais bien que c’est Jean qui gouverne ce matin. Ah ! l’agité…

 

Puis, se penchant à son oreille : « Qu’est-ce qu’il y a, Augustin ? On ne va pas pouvoir aller à la messe aujourd’hui ; il y a trop de neige. Et voilà alors que, pour une fois qu’on aurait l’occasion de faire la grasse matinée, tu ne peux pas rester en place. »

 

Elle passait doucement sa jambe contre sa jambe à lui, doucement frottait sa cuisse à sa cuisse ; puis, parce qu’il lui tournait le dos, a avancé à sa rencontre la bonne chaleur de sa poitrine.

 

— Ah ! le grand fou, disait-elle. Et puis elle lui disait : « Bouge pas ! » Et lui passant un bras par-dessous, l’autre bras par-dessus le corps, avec ses mains va le chercher.

 

— Est-ce que c’est à cause d’Anzévui ? Eh bien, si le soleil, sais-tu ce qu’on ferait ? si le soleil ne revenait pas. Dis donc, sais-tu ce qu’on ferait, nous deux ? On se mettrait au lit pour ne pas avoir froid. Elle lui soufflait chaud dans la nuque, peu à peu l’amenait à elle, peu à peu le faisait se tourner de son côté :

— Et puis sais-tu ce qu’on ferait ?

 

Alors elle a été le chercher avec sa bouche, et, faisant dans la nuit comme si elle se trompait :

 

— Augustin, où es-tu ? Oh ! disait-elle, c’est pas toi. C’est ton menton, tu piques… Et ça, qu’est-ce que c’est ? c’est ton nez, c’est pas toi… Mais, dis, sais-tu ce qu’on ferait ensuite ?… parce qu’il n’y aurait plus besoin de bouger ou on bougerait seulement un petit peu. Augustin, dis, si le soleil ne revenait pas… Eh bien, on serait là, on serait là ensemble… On ne verrait rien, on n’entendrait rien, on ne saurait rien ; et on ne serait que nous deux, parce que c’est bon, rien que nous deux.

 

Puis les mots ne sont plus venus ; mais c’est une souris qui est sortie de son trou dans le grenier au-dessus d’eux, et trotte ; puis il y a quelque chose qui dégringole, puis c’est comme si on roulait une noix ; – ce qui n’avait pas empêché, un instant plus tard, Augustin de se jeter à bas du lit et de s’habiller hâtivement.

 

Or, le lendemain ou deux jours après, Cyprien Métrailler était dans sa cuisine avec Tissières. C’était au commencement de l’après-midi ; eux, ils étaient dans la cuisine, et le père Métrailler était monté se reposer un moment dans sa chambre. On n’a pas beaucoup d’ouvrage l’hiver à la montagne, et il vaut encore mieux dormir que de ne rien faire. Toute la matinée, Métrailler avait été occupé à couper du bois et c’était le vieux qui le ramassait, empilant ensuite les morceaux contre le mur, ce qui est une besogne où on n’a pas besoin des yeux, parce que les mains y suffisent. Le vieux se baissait : on le voyait tâtonner sur le sol autour de lui ; et, ramassant les morceaux un à un, à mesure qu’il les rencontrait sous sa main, les logeait au creux de son bras comme un enfant qu’il aurait eu. Le vieux Métrailler tenait à montrer qu’il pouvait encore être utile. C’est ainsi que midi était venu.

 

Eux, étaient à présent dans la cuisine, c’est-à-dire juste au-dessous de la chambre du père Métrailler, avec une bouteille de marc. Cyprien avait posé la bouteille et les deux petits verres sur un tabouret, entre eux deux ; et, de temps en temps, ils tiraient tous les deux sur leur pipe, les pieds au chaud, ayant parlé de choses et d’autres, puis ils n’avaient plus rien dit. On voyait par la fenêtre au-dessus d’un premier toit, un second toit, c’était tout. Et ils n’étaient chacun, avec ses deux pentes, qu’un étroit triangle de bois noir, mais il y avait dessus deux énormes plumiers blancs de plus d’un demi-mètre d’épaisseur. Deux énormes sacs de plumes à demi-gonflés dans une couette bien propre, avec cette seule particularité qu’ils se présentaient par la tranche et sur cette tranche les différentes couches étaient marquées par un trait plus sombre, par le plus ou moins de densité de la neige, par son plus ou moins d’épaisseur. Ainsi venaient ces masses blanches qui s’appuyaient contre le gris du ciel, et c’était froid contre ce gris qui était triste.

 

Tout à coup Tissières avait levé la tête ; et, sans regarder Métrailler :

 

— Dis donc… Puis :

— Tu ne m’as jamais dit ce qui t’était arrivé.

— Quand ça ? — Quand on a été te chercher, tu sais…

— Oh ! je serais bien revenu tout seul…

 

Ils ne se regardaient ni l’un ni l’autre, parce que Tissières regardait le feu en fumant sa pipe, et Métrailler ses pieds, les coudes sur les genoux, penché en avant.

 

— C’est vrai ?

— Tu as bien vu ; j’étais pas loin d’être arrivé…

— Oui, mais où étais-tu ?

— Ah bien, oui, disait Métrailler, j’étais dans les fonds…

— Et il faisait nuit.

— Et puis quoi ? disait Métrailler.

 

Les mots lui sortaient difficilement de la bouche ; il ne répondait qu’avec peine et comme malgré lui. Seulement il semblait assez que Tissières fût décidé à tout savoir et à ne pas se laisser décourager par les silences de son collègue, de sorte qu’il avait poursuivi quand même :

— Ma foi, moi, j’étais inquiet, parce que ces fonds, la nuit… Et, nous autres, on suivait tes traces et on avait un falot : toi…

 

Cyprien s’était redressé, il a retiré sa pipe de sa bouche :

 

— Est-ce que je ne connais pas la montagne aussi bien que toi ?

— C’est pas ce que je veux dire ; seulement, disait-il, comment est-ce que tu avais fait, toi, pour perdre tes traces au retour ?

 

Ils étaient deux amis, ils chassaient toujours ensemble ; et voilà que Métrailler avait brusquement rebaissé la tête, ayant vu sans doute qu’il ne lui serait pas facile de tromper Tissières.

 

Il lui a dit : « Tu ne bois pas ? » Il a rempli les verres qui étaient vides. Ils ont bu, l’un et l’autre ; c’était un bon marc réchauffant. C’est une bouffée de chaleur avec un parfum qui vous descend par un tuyau jusque dans le ventre et par un autre vous monte dans la tête où elle vous dégèle les idées qu’on a. Si bien que Métrailler s’était décidé :

 

— Tu comprends, j’étais monté jusqu’au Grand-Dessus.

— Au Grand-Dessus !

— Oui.

— Pourquoi faire ? et puis tu as pu ?

— J’ai pu. Pourquoi est-ce que je n’aurais pas pu ? Et puis écoute bien. Tu te rappelles ce qu’a dit Anzévui. Eh bien, moi, ça m’a fait l’ennui du soleil et je me suis dit : « Allons le chercher… » Tu n’as pas voulu, toi ; c’est bien ta faute, tout ça, Tissières : oh ! je ne t’en veux pas, c’est oublié. Mais Dieu sait peut-être que, si tu avais été là, on aurait tiré une chèvre, quand même on n’y voyait pas à plus de vingt pas. Enfin on aurait été deux. Et tu aurais vu, toi aussi.

 

— Quoi ?

— Eh bien, dit Métrailler, la tête coupée, parce que c’est tout ce que j’ai vu.

— La tête coupée ?

— Ma foi oui, et, nous autres, on est dans le brouillard, mais peut-être vaut-il mieux qu’on y reste jusqu’à ce que… Parce qu’à moi ça m’a porté un coup. J’ai lâché mon fusil. J’ai voulu aller le chercher, j’ai glissé…

 

Mais alors on a entendu un craquement dans la chambre au-dessus d’eux, puis presque en même temps un bruit comme celui d’un corps qui tombe. Les deux hommes ont grimpé en courant l’escalier. Ils ont trouvé le père Métrailler étendu sur le plancher, à côté de son lit. Un peu d’écume lui sortait de la bouche ; il avait les yeux tout blancs. Ils l’ont pris l’un par les épaules, l’autre par les pieds ; il était raide, quoique chaud ; et eux le soulevaient comme s’il avait été une statue, une statue taillée dans de la pierre grise. Il y avait seulement un peu de sang sur le plancher parce qu’il était tombé à la renverse ; il y a eu seulement un peu de sang au creux de l’oreiller quand ils l’eurent couché sur le lit.

 

— C’est rien, disait Métrailler, père, c’est rien ? Dites donc, père, c’est moi, vous m’entendez ?

 

Tandis que Tissières avait ouvert la fenêtre et appelait par la fenêtre, puis est sorti en courant. Et alors le monde est venu. Et il est venu même plus de monde qu’on n’aurait voulu. Tout le village était arrivé, on disait : « Qu’est-ce qu’il y a ? » — « C’est le vieux Métrailler. » — « Qu’est-ce qu’il a eu ? » — « C’est un coup de sang, il est tombé de son lit. » Et les femmes disaient : « Il faut lui mettre des sangsues derrière les oreilles. » — « Oui, mais où les prendre ? » — « Il faut le faire boire chaud. » — « On ne peut pas lui ouvrir la bouche. » — « Il faut téléphoner au médecin. »

 

Et c’est bien à quoi on s’était décidé, mais le médecin ne put se mettre en route que le lendemain matin. Il avait fait la moitié du chemin dans son automobile, l’autre sur un mulet qu’on avait envoyé à sa rencontre. C’est Jean Antide, le beau-frère d’Isabelle, qui menait le mulet par la bride. Il la tenait solidement dans son poing fermé à côté du mors, parce que le pied vous manquait tout à coup là où la neige avait été entassée par le vent, tandis qu’à d’autres places le sol était gelé sous la neige qui le recouvrait et le fer du sabot ne mordait même pas.

 

On les vit venir vers les onze heures. Le vieux Métrailler n’avait pas bougé de toute la nuit : et c’était Brigitte qui l’avait veillé, avec d’autres femmes. On les a vus venir de loin, le médecin et Jean. Le mulet était sans jambes ; à côté du mulet il y avait un garçon sans jambes, un personnage raccourci. C’était comme si le ventre du mulet avait enflé. Il traînait presque au ras des gonfles (qui est le nom qu’on donne à ces accumulations de neige que fait le vent). Car il vient comme avec une pelle ; et c’est comme si toute une équipe d’hommes à certaines places avait travaillé, comblant entièrement le vide qu’il y a dans le bas des talus. Puis tout à coup la bête et l’homme se mettaient à pousser par en bas, s’allongeaient, étaient grandis, redevenaient complets : c’était aux places où le chemin avait été au contraire balayé, et eux apparaissaient dans toute leur hauteur avec, sur le mulet, le médecin et à côté Jean, avec sa figure drôlement brune, qui parlait en faisant des gestes : tantôt montrant le village qui était en vue, tantôt par-delà le brouillard des choses qu’on ne voyait pas, des choses qui avaient été, des choses qui ne sont plus, mais qui seront peut-être de nouveau, une fois ou l’autre : là-haut, sur la droite, et là-haut en face de lui, là où par le beau temps brille une pointe blanche, là où on voit par le beau temps des points noirs qui se déplacent devant une paroi de rochers : elle est rose, elle est grise, elle brille au soleil comme du verre ; elle est comme de l’or quand vient le soir. Mais, aujourd’hui, on ne voyait rien ; et eux seulement avaient été vus par les enfants qui les guettaient ; qui se mirent à courir jusqu’à la maison des Métrailler ; qui couraient en criant : « Les voilà ! les voilà ! »

 

Le vieux Métrailler n’avait pas bougé. Est-ce qu’il n’y avait pas une malédiction sur lui ? Il n’y avait plus que Brigitte et Cyprien dans la chambre.

 

On entre, les gros souliers à clous ont fait du bruit dans l’escalier. On entre : c’était le médecin, un homme encore jeune ; le vieux ne bouge pas. Et Cyprien avait commencé à raconter comment l’accident était arrivé.

 

Le médecin avait pris le poignet du père Métrailler, puis avait sorti sa montre. Le vieux Métrailler ne bouge pas. Il avait un peu d’écume autour des lèvres, comme les vieux mulets pas bien soignés ; un petit bruit régulier comme celui d’une lime à bois sortait de sa bouche. Le médecin a haussé les épaules. Il a dit : « Avez-vous de l’eau chaude ? »

 

— C’est qu’il n’y voyait presque plus, disait Cyprien.

— Quel âge a-t-il ?

— Septante-cinq.

— On va essayer de lui laver la bouche.

 

Il avait ouvert sa sacoche ; Brigitte avait été chercher de l’eau à la cuisine ; il a secoué dans le verre quelques gouttes d’un liquide brun :

 

— Il me faudrait une cuillère, une cuillère à soupe. Il disait à Cyprien :

— Il vous faut m’aider.

 

Ils ont cherché à asseoir le malade sur le lit, mais il résistait sans qu’il en eût conscience ; son corps tout entier résistait, par une espèce de volonté à lui et c’est que ses jointures ne voulaient plus jouer ; de sorte qu’ils n’ont pu qu’incliner un peu le corps du père Métrailler en lui glissant un traversin sous les épaules.

 

Le père Métrailler ne bougeait toujours pas. Ses yeux mi-clos ne vous regardaient plus ; en se penchant un peu, on aurait vu par-dessous les paupières qu’ils étaient gris comme sa peau. Ses yeux ne vous regardaient plus, ni personne, ni aucune chose ; et le médecin disait : « Enfin quoi ? il ne souffre pas, c’est déjà autant de gagné… » essayant pendant ce temps de lui ouvrir la bouche avec le manche de la cuillère qu’il avait introduit entre les gencives édentées ; et disait à Cyprien :

 

— C’est seulement pour essayer de lui faciliter la respiration. Tenez-lui la tête, c’est ça. Mais le manche pliait, les mâchoires restaient soudées ; et tout ce que le médecin avait pu faire avait été d’humecter un linge, avec lequel il lui avait lavé les lèvres et, l’enroulant autour de son doigt, l’avait passé sur le palais ; alors l’écume est reparue, tandis que le bruit de lime se faisait plus marqué, comme quand le menuisier reprend courage à son travail.

 

— Je vais essayer quand même de lui faire une piqûre… Vous lui mettrez un linge glacé sur la tête ; vous ferez chauffer du vinaigre, vous le lui appliquerez autour des chevilles. Il faut tout essayer, bien sûr… Vous n’aurez qu’à me donner un coup de téléphone, demain matin, s’il est encore là…

 

On entendait devant la maison le bruit de nombreuses personnes qui parlaient à voix basse. Car tout faisait silence à présent dans la chambre où brûlait une petite flamme d’alcool bleue et jaune. C’est tout le village qui avait profité de la présence du médecin pour venir lui demander une consultation, comme ils font ; et c’est bien un peu pourquoi, dans les montagnes, les médecins consentent à ces longs voyages qui leur feraient perdre sans cela toute la journée, à cause de la longueur et de la difficulté des chemins. Le médecin avait remis la seringue dans sa boîte :

 

— Attendons, disait-il, on ne sait jamais… Enfin téléphonez-moi et bon courage…

 

Il a serré la main à Cyprien, il est sorti. Et tout de suite Justine Émonet l’avait arrêté :

 

— Oh ! monsieur le docteur, je ne sais pas ce qu’il y a, c’est mon petit qui ne va pas.

 

Puis on avait vu Revaz s’approcher, c’était à cause de son genou.

 

Lui, là-haut, ne bougeait pas. Il a continué à ne pas bouger. Il a continué à faire son petit bruit régulier comme celui du ver au cœur d’une poutre. Le soir était venu, les gens s’en étaient retournés chez eux ; alors le bruit a commencé à se faire plus espacé, plus faible, comme le chant du grillon quand vient le mauvais temps. Revaz était arrivé, Revaz était entré dans la chambre, Revaz avait pris Cyprien à part :

 

— Sais-tu ? mon genou, le médecin l’a vu… Eh bien, il m’a dit qu’il était guéri. C’était une crise de rhumatisme articulaire. Eh bien, disait Revaz, qui est-ce qui l’a guéri ? Veux-tu que j’aille le chercher ? Cyprien secouait la tête :

 

— Il porte malheur, disait-il.

— Enfin qu’est-ce que tu vas faire ?

— J’en sais rien.

— Et tu vois bien que ton père va passer : alors qu’est-ce que ça te coûte d’essayer encore ?… — Oh ! bien sûr, disait Brigitte, qui s’était approchée. C’est qu’il est savant, lui, il voit profond… Et il y a son livre à lui, et c’est un vieux livre et un bien plus vieux livre que ceux des docteurs d’à présent… Il saura, lui, ce qu’il faut faire.

 

Cyprien n’avait plus rien dit. Revaz avait donc été chercher Anzévui. Et Anzévui tout d’abord n’avait pas voulu venir, mais Revaz lui disait : « Montrez-leur ce que vous pouvez faire… Vous m’avez déjà guéri le genou et lui, le vieux, Dieu sait où est le mal, mais vous le trouverez, le mal, et l’irez chercher où il est. »

 

Anzévui disait :

 

— C’est trop loin ; j’ai trop de peine à marcher.

— Le chemin est fait, vous savez bien, puisque c’est Brigitte qui le fait ; et moi, je suis solide de nouveau sur mes jambes. Il vous faudrait seulement un paletot.

 

Il y avait, pendus à un clou, une vieille pèlerine que Revaz lui a jetée sur les épaules et un gros cache-nez de laine qu’il lui a mis autour du cou. Alors Anzévui s’est penché sur son bâton. Il avait d’un côté son bâton, de l’autre Revaz ; et, appuyé d’une main sur la grosse tige d’épine à corbin, son autre bras était passé sur celui de Revaz, qui le soutenait. Ainsi il faisait un pas, puis encore un, dans la nuit noire. Il avançait le pied, puis s’arrêtait, puis il avançait l’autre pied. Revaz lui disait : « Là, faites attention, il y a une bosse, là il y a une bonne place, ça y est » ; et on n’y voyait goutte et ils étaient sans lumière. Seulement, ce soir-là, toutes les fenêtres du village étaient éclairées juste en avant d’eux et un peu au-dessous d’eux, de sorte que les bords surélevés du chemin se distinguaient à peu près ; où ils se sont avancés peu à peu les deux hommes, tandis qu’on entendait par moment Anzévui soupirer, et il toussotait ; mais Revaz disait : « On approche, on y est presque… Et puis c’est un brave homme, vous savez, et il était déjà en train de perdre la vue ; et il faudrait bien empêcher que tous les malheurs ne lui tombent dessus à la fois… Attention ! bon, allez-y toujours, je vous tiens… Et puis je crois bien qu’il avait votre âge, voyez-vous… Oui, c’est un coup de sang… Il est tombé à la renverse en voulant sortir de son lit… »

 

Ils durent se mettre à deux pour lui faire monter l’escalier. On avait fait sortir le monde de la chambre ; on avait poussé le fauteuil au chevet du lit ; on avait dit à Anzévui : « Mettez-vous là. » Il s’était laissé aller en arrière contre le dossier ; il tenait son bâton entre ses jambes. Le grand chapeau de feutre aux bords usés qu’il avait gardé sur sa tête laissait échapper de côté deux longues mèches de cheveux blancs qui lui tombaient sur les épaules et par devant sa barbe lui tombait jusque sur le ventre. Il regardait le vieux Métrailler avec ses petits yeux gris. Il l’a regardé ainsi un long moment sans bouger (sauf un léger tremblement qui était dans ses mains et un autre léger tremblement qui faisait remuer sa barbe sur sa poitrine) ; puis :

 

— Martin !...

— Martin, disait-il, tu me reconnais ?

 

Mais l’autre n’avait toujours pas bougé ; alors Anzévui l’avait considéré de nouveau, en hochant la tête ; après quoi, il avait dit :

 

— Martin, je vois ce que c’est ; il te faut seulement aller.

 

Alors on avait vu le corps du vieux brusquement se détendre ; sa souplesse lui avait été rendue comme à de la terre gelée quand un vent chaud souffle dessus ; il a levé un peu les mains, sa bouche s’est entr’ouverte comme s’il allait dire quelque chose ; et sa mâchoire est allée vers en bas lentement, à quoi on a vu qu’il était mort.

 

Alors les vieux du village sont venus, l’un après l’autre, lui faire visite, et ils n’étaient guère que trois ou quatre, pendant qu’on entendait les coups de marteau dans l’atelier du menuisier. Ils se tenaient sur le pas de la porte, ils regardaient vers le lit, ils disaient :

 

— C’est toi, Martin Métrailler ?

 

Ils s’avançaient, ils prenaient sur la table la brindille de mélèze qui trempait dans l’eau bénite ; et debout devant le lit :

— Au revoir, Martin Métrailler, bon voyage ! Tu as été un brave homme, Martin Métrailler… Ils le regardaient encore une fois ; on lui avait mis ses habits du dimanche, c’étaient des habits noirs. On lui avait mis sa chemise du dimanche, c’était une chemise blanche, et sa cravate du dimanche, c’était une cravate en soie ; ses mains, qui étaient comme deux paquets de petites choses dures et longues enveloppées dans du vieux papier de journal, tenaient le crucifix sur sa poitrine.

— Tu as été un bon camarade. Et puis :

— Tu te rappelles, à la grande cible, le dimanche du patron… Eh bien, c’est fini, Métrailler. Mais ça ne fait rien, disaient-ils. Tu as peut-être de la chance. Tu es mort de ta mort à toi, tu es mort quand tu as voulu…

 

Le menuisier avait fini de planter ses clous. Le menuisier s’était mis à peindre le cercueil en noir. Et, le lendemain matin, ils sont partis pour Saint-Martin d’En Bas où les morts sont enterrés dans le petit cimetière qui entoure l’église. Il continuait à geler dur ; la neige, sous les pas des porteurs, plaignait comme un enfant malade. Le chemin avait été ouvert à la pelle une fois de plus ; il était bordé par place de murs de neige de plus d’un mètre et il avait peu de largeur ; alors ils soulevaient le brancard à bout de bras et la caisse noire là-haut balançait d’arrière en avant, semblable, tout parmi le moutonnement de la neige, à un petit bateau sur une petite mer.

 

Est-ce pour te montrer le pays encore une fois, Métrailler, parce qu’il est grand et beau, vu d’ici d’ordinaire ? Est-ce que c’est pour que tu le voies de plus haut encore comme quand on plane, comme quand on est dans les airs, comme quand le bon-oiseau sur ses ailes ouvertes a au-dessous de lui tout un grand vide bleu ? – mais on ne voyait rien, on continuait à ne rien voir. Et la terre dans le cimetière était même tellement gelée qu’en attendant qu’on pût s’y attaquer, il leur avait fallu déposer le cercueil sous un tas de neige, dans lequel ils avaient enfoncé la croix.

 

 

 

VII

 

« Je plante un clou ; ça en fait quinze. »

 

C’était de nouveau un dimanche ; Follonnier s’était dit : « C’est demain qu’on doit descendre ; il faut que j’aille voir chez Arlettaz si c’est toujours entendu. »

 

La maison d’Arlettaz autrefois était une des plus jolies du village. Il avait de l’argent, en ce temps-là ; il avait aussi une fille qui venait bien, en ce temps-là, ce qui faisait qu’Arlettaz était content. Il avait fait repeindre les contrevents de sa maison ; et puis, quand Adrienne avait eu dix-sept ans, avait fait remettre à neuf la cuisine. Des rideaux blancs bien propres et bien repassés, tenus relevés par des embrasses rouges, se voyaient à toutes les fenêtres ; tout le jour la cheminée fumait gaiement son joli bleu qui se hâtait, le long des pentes, pour aller retrouver plus haut le bleu du ciel.

 

« Aujourd’hui c’est différent », pense Follonnier, en levant la tête vers les contrevents qui ne tiennent plus, et les vitres au premier étage sont cassées. C’est là qu’elle était ; à présent elle n’y est plus, et tout change. On n’avait même pas ouvert le chemin sur le côté de la maison ; il fallait passer par-dessus un gros tas de neige où des traces de pas faisaient une espèce de sentier. « Les choses changent », c’est ce que pensait Follonnier. Il heurte ; on ne répond pas, il s’y attendait ; si bien qu’après avoir heurté encore une fois, comme par acquit de conscience, il avait pesé sur la poignée sans plus de façons. En effet, Arlettaz était là. On ne l’a pas distingué d’abord à cause de l’obscurité ; ce n’est qu’ensuite qu’on a vu la tache plus claire de sa figure se tourner lentement vers vous, et qu’il était assis devant une bouteille de goutte et un verre, à une grande table couverte de toute espèce d’ustensiles de cuisine et d’écuelles sales, son chapeau sur la tête ; car le feu était éteint.

 

Il faut croire que Follonnier avait l’habitude des lieux. Il s’est simplement avancé jusqu’à la hauteur d’Arlettaz :

 

— Ben, je vois que tu n’es pas prêt. Oh ! c’est pas pressant, a-t-il dit.

 

Il s’est assis en face d’Arlettaz, de l’autre côté de la table ; puis a relevé le col de sa veste, en disant : « Il ne fait pas chaud, chez toi » ; puis :

 

— Tu sais que c’est demain.

 

Alors Arlettaz a dit :

— Quoi ?

— Demain qu’on va chez le notaire ; il nous attend. J’ai le papier.

— Ah !

— Tu ne veux pas venir ?

— Que si, dit Arlettaz, j’ai plus rien.

— Et les cent francs ? Arlettaz montre la bouteille.

— Alors on a dit mille francs ; tu m’en as avancé cent ; tu ne vas plus me donner que 900 francs, voleur !

— 900, dit Follonnier, 900 comptant, 900 sur la table.

— Voleur !

— 900 en billets de banque ou en écus, comme tu voudras.

— Voleur !

— Je vois que tu n’es pas de bonne humeur, ce matin… Mais, si on descend, c’est ce que je voulais te dire, il faudrait… Il faudrait, puisqu’on descend, que tu t’arranges un peu. Il faudrait te raser. Et puis Lamon a une tondeuse…

— À quoi ça servirait-il ?

— Bien sûr, ça ne sert à rien, mais enfin il y a le monde.

— Je me fous du monde.

— Comme tu voudras.

 

Arlettaz a rempli à nouveau son verre de goutte, sans même penser à en offrir à Follonnier, ce qui est une grande impolitesse ; et Follonnier :

 

— Alors, c’est entendu ; je passe te prendre demain matin de bonne heure.

 

Seulement Arlettaz ne semble pas avoir entendu ; il est de nouveau dans les nuages ; il regarde devant lui du milieu de sa grosse barbe où ses oreilles ont disparu :

 

— J’ai retrouvé sa lettre ; tu te souviens ? je te l’avais montrée. Elle l’avait mise à la poste à Martigny…

 

Il fouille dans la poche de sa veste et finit par en sortir une feuille de papier pliée en quatre, toute coupée aux angles : « J’avais pas compris », disait-il.

— Tu te souviens, j’avais été la chercher chez sa cousine à Sion et elle n’y était plus. Eh bien, c’est quelque chose comme trois mois après qu’elle me l’a écrite, cette lettre. Pourquoi est-ce qu’elle me l’a écrite ? Il avait relu : « Mon cher père, je vais bien, j’ai une bonne place. Je vous écris pour vous dire de ne pas vous inquiéter de moi. Je vous donnerai bientôt plus longuement de mes nouvelles. »

 

— Bête ! disait-il, j’avais pas compris. Une belle fille : qu’est-ce qu’on peut en faire d’une belle fille ?… Ah ! dit-il tout à coup, il vaut mieux dans ces conditions qu’elle disparaisse. Et tout, dit-il, et toi, et moi…

— Et ça.

 

Il montrait les murs et par les fenêtres les choses du dehors qu’on pouvait voir ; il a vidé son verre d’un coup, il hausse les épaules.

 

— Ça ne fait rien, disait Follonnier, je viens te prendre demain matin. Ce sera quand même pour toi une bonne occasion de voir si tu ne la trouveras pas peut-être, cette fois-ci. Si tu veux, on ira la chercher ensemble, en sortant de chez le notaire…

 

Arlettaz n’avait dit ni oui ni non. Ce qui n’empêche pas que le lendemain, au petit jour, les deux hommes s’étaient mis en route. À mesure qu’il faisait plus clair, l’accoutrement d’Arlettaz étonnait davantage par le contraste que sa tenue offrait avec la netteté de la neige alentour. C’était effrangé, ça ne tenait plus ; c’étaient deux vestes, l’une brune, l’autre noire, qu’il avait passées l’une par-dessus l’autre et celle de dessus était plus courte que celle de dessous. C’était un pantalon déchiré aux genoux et un chapeau sans couleur qui tenait à peine sur sa tête, tellement ses cheveux étaient épais ; tandis qu’il s’était noué en guise de col un bas de femme autour du cou. Il marchait difficilement, ayant les pieds pris dans de vieux souliers presque aussi larges qu’ils étaient longs, couleur de pierre, lourds comme la pierre, durs comme la pierre, de sorte qu’il les traînait après lui, n’ayant pas la force de les soulever. Mais qu’est-ce que ça fait ? et à quoi ça peut-il servir d’être bien mis, puisque tout va s’en aller, toi aussi, moi aussi, et puis elle ; mais enfin la consolation est qu’on s’en ira ensemble, elle et moi, au même moment, tout d’un coup ; – c’est ce qu’il se disait en hochant la tête, les mains dans les poches, son bâton sous le bras. Ils étaient arrivés à Saint-Martin d’En Bas ; on leur disait : « Où allez-vous ? » — « On va faire un tour. » Et Arlettaz avait déjà soif et aurait bien voulu s’arrêter à l’auberge : « Juste le temps de boire un verre », disait-il ; mais Follonnier : « Pas de ça ! pas avant qu’on soit allé chez le notaire. Il faut que tu y voies clair pour signer. Si tu es sage, c’est moi qui te paie à boire à Sion, une fois qu’on aura fini nos affaires. » Arlettaz s’était arrêté devant l’auberge ; il y avait des enfants qui se moquaient de lui ; ils criaient : « Eh ! le moustachu ! » en éclatant de rire ; « eh ! la barbichette ! » puis, comme Follonnier se tournait vers eux, ils se sont dispersés en tout sens à grand bruit comme un vol de moineaux.

 

Arlettaz avait fini par céder, Follonnier l’ayant précédé sur le chemin où ils ont rencontré un peu plus bas un camion qui les a amenés jusqu’à la ville. Là, ils avaient été chez le notaire. Arlettaz ne disait plus rien. On l’avait fait asseoir à côté du pupitre où le notaire, l’acte en mains, s’était mis à en lire l’énoncé de derrière ses lunettes, s’arrêtant longuement sur la somme à payer : « Mille, nous avons dit mille. » Arlettaz n’avait pas bronché. Il avait dit seulement : « J’aimerais qu’on me paie en petits billets. » — « Oh ! on nous fera bien de la monnaie », avait dit Follonnier. — « Des billets de cinquante francs et de vingt francs ? Je vais envoyer mon commis faire le change. Vous êtes d’accord ? Voulez-vous signer ? »

 

Ils avaient signé l’un et l’autre.

 

Il n’y avait pas beaucoup de monde dans les rues. Ils avaient bu, puis ils avaient mangé. Puis voilà que Follonnier avait dit : « À présent, veux-tu qu’on aille la chercher ? Où est-ce qu’on va d’abord ? » Arlettaz ne savait plus. Il disait : « J’ai déjà été partout et il y a bien sa cousine, mais elle rit quand elle me voit venir. » Il disait : « Allons dans la rue. » Puis il a dit : « C’est moi qui paie à présent ; allons la chercher dans les cafés parce qu’il y a les sommelières. » Ils avaient été dans les cafés et Arlettaz disait aux servantes : « D’où êtes-vous ? » Elles disaient : « Est-ce que ça vous regarde ? » — « Oh ! disait-il, c’est que j’ai ma fille qui est, je crois bien, dans le métier. » — « Comment s’appelle-t-elle ? » — « Adrienne Arlettaz. » — « On ne connaît pas. » — « Une grande fille, oh ! plus grande que vous, disait Arlettaz, et plus forte ; oh ! disait Arlettaz, et puis bien plus belle que vous… » — « Espèce de malhonnête ! » Mais lui ne riait pas : « Vingt-deux ans, elle aura justement vingt-deux ans à la fin du mois… Si vous voulez voir son portrait ? » Il tirait de son porte-monnaie une pièce de cinq francs : « Hein ? disait-il, vous voyez, c’est le gouvernement ; des cheveux qui faisaient trois fois le tour de sa tête, et grande et forte, je vous dis, et de beau port… Vous ne l’avez pas vue ? » Et, de ces filles, les unes riaient, les autres se détournaient en haussant les épaules ; mais, lui, était de plus en plus dans les fumées du vin, tandis qu’il cherchait dans toutes ses poches avec ses mains noires sa pipe, ne la trouvait pas, l’oubliait ; puis se fâchait contre sa pipe qu’il se mettait à chercher de nouveau ; heureusement que Follonnier était de bonne humeur et veillait sur lui, faisant la monnaie à sa place ; et puis, vers les deux heures, l’avait pris par le bras.

 

Ils avaient eu de la chance. Ils avaient eu d’abord la nouvelle occasion d’une camionnette qui les avait menés jusqu’au pied de la montagne, de l’autre côté de la vallée ; là, celle d’une autre voiture qui montait jusqu’à mi-chemin de Saint-Martin d’En Bas ; il ne leur restait plus qu’une heure pour y arriver ; et Follonnier tenait toujours Arlettaz par le bras, tantôt le tirant en avant, tantôt l’empêchant d’aller de côté, parce qu’il n’était plus bien solide sur ses jambes. Arlettaz parlait, parlait tout le temps… Se désolait au sujet de son champ, se reprochait de l’avoir vendu, puis n’y pensait plus, pensant à sa fille ; puis, s’adressant aux sapins qui bordaient la route, il leur disait : « Je suis seul. » Puis c’était aux corbeaux qu’il tenait un discours, il leur disait : « Je suis tout seul dans la vie. » Et maintenant on ne savait plus à qui il s’adressait, parce que les corbeaux étaient rentrés dans l’épaisseur des bois. « Oh ! c’est pas gai, disait-il, mais heureusement que ça tire à sa fin. Bonjour, disait-il, ou bien si c’est bonne nuit. Bonjour, les lampes ! »

Car elles venaient d’apparaître dans le lointain aux fenêtres de Saint-Martin d’En Bas : « Et qui êtes-vous ? disait-il, mais vous vous éteindrez bientôt, voilà tout, toutes, c’est comme nous. »

 

— Tais-toi, disait Follonnier, on arrive.

— Voleur ! disait Arlettaz. Et puis :

— Hein ? si c’était possible, elle serait là, dis, et pas toi ; tu es trop laid, tu es trop gros, tu es mal mis. Dis, si elle revenait ! J’aurais été la chercher ; elle aurait fait une moitié du chemin, moi, j’aurais fait l’autre moitié ; et on voit de loin que c’est elle rien qu’à sa façon de tenir la tête.

— On y est, disait Follonnier.

 

Arlettaz s’est mis à pleurer ; il a ôté le bas de femme qui lui entourait le cou, parce qu’il avait trop chaud. Il riait parce qu’il avait vu la lumière de l’auberge ; il s’était remis à pleurer. Et, de devant la porte, il appelait le monde (vers les cinq heures du soir, à Saint-Martin d’En Bas) ; disant : « Venez ! venez tous, c’est moi qui paie. J’ai de l’argent, j’en ai trop. Car combien de temps ça va-t-il durer, hé ! Follonnier, où es-tu ? Voyez-vous, c’est un voleur… Mon champ des Empeyres, eh bien, disait-il, c’était un beau champ… »

 

On l’avait fait entrer. « Qui est-ce qui dira le contraire ? le plus beau champ du pays, une pose, et d’un seul tenant, en belle exposition, tout près du village ; une pose de bon seigle hâtif : eh bien ! savez-vous ce qu’il m’en a donné ? Voleur, où es-tu ? »

 

On accourait ; il a dit :

 

— Entrons, c’est moi qui paie. Hé ! Follonnier. Mais Follonnier avait disparu, ce qui avait fait rire Arlettaz. Et pour vous donner confiance, voilà qu’il tirait de sa poche tous les billets qui y étaient, près de neuf cents francs en petites coupures, ce qui faisait beaucoup de morceaux de papier.

 

Il les tenait à la poignée :

 

— Hardi, disait-il, allons-y ; il n’y a plus que quinze jours. Vous êtes combien ? comptez vous !… Hé ! patron, dix litres…

 

Aux environs de minuit, le patron, qui était en train de fermer son établissement, avait été à l’écurie ; et là, donnant un coup de pied dans les jambes de la vache, donnant un autre coup de pied dans le ventre du mulet, il avait fait une petite place à Arlettaz entre la vache et le mulet.

 

 

 

VIII

 

Quant à Métrailler, il s’était dit : « Il faut que j’en aie le cœur net. » Car, depuis la mort de son père, il ne pensait plus qu’à une chose et qui était qu’Anzévui devait avoir jeté un sort au vieux. « Mais je vais aller trouver Anzévui et il faudra bien qu’il me dise ce qui en est. »

 

Il s’était mis en route un peu après midi.

 

Sur le chemin, il avait rencontré Brigitte qui justement rentrait chez elle.

 

— Où vas-tu ? lui avait-elle demandé.

 

Il ne lui avait rien répondu. Et elle, tournée vers lui qui passait devant elle :

— Ne te tourmente pas, voyons, Métrailler ; tout va bien… Mais, lui, écoute, ne le tourmente pas non plus, parce qu’il baisse. J’ai donné un coup de balai ; tu le trouveras sous ses plantes. Fais doucement.

 

Métrailler ne l’écoutait pas. Il a heurté à la porte, il entre. Il voit le feu. Il y a un bon feu. Anzévui est assis dans son fauteuil de paille avec un vieux traversin dans le dos ; sa tête va en avant à cause de son poids, sa barbe traîne sur ses genoux.

 

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je voulais vous voir.

— Eh bien ?

— Et puis vous parler.

— Eh bien, dit Anzévui, assieds-toi.

 

Il tousse. Les plantes étaient attachées par leurs racines aux poutres et pendaient, la tête en bas, comme des chauves-souris. Devant Anzévui il y avait une table ; sur la table, il y avait le livre ; il était recouvert d’un parchemin marbré de rouge comme certains savons dont on se servait autrefois pour les lessives à la fontaine.

 

Métrailler disait :

 

— Voilà. Est-ce vous ?

— Quoi ?

— Oui, disait Métrailler, vous êtes venu et il est mort.

— Et toi, disait Anzévui, est-ce que tu ne mourras pas aussi ?

 

Métrailler s’était tu un moment, ayant besoin de réfléchir ; il avait recommencé :

 

— Mais peut-être qu’il ne serait pas mort si vous n’aviez pas été là. Ils disaient que vous alliez le guérir et Revaz me disait aussi que vous lui aviez guéri le genou …

— Il a obéi.

— Oh ! disait Métrailler, je sais bien qu’il n’allait pas fort et que le médecin ne lui avait rien pu, mais on disait que vous étiez plus savant que les médecins ; eh bien, au lieu de le refaire, vous l’avez laissé se défaire.

— C’était écrit.

— Mais écoutez bien, père Antoine, parce qu’ils prétendent aussi que vous allez arrêter la lune et les étoiles et que le soleil ne reviendra plus ; alors je me suis dit que, si vous avez pouvoir sur les astres, vous en aviez d’autant plus sur les hommes et que vous pouviez aussi bien les faire mourir que les remettre en santé.

 

Anzévui a dit :

 

— C’est pas moi. C’est dans le livre. Il tousse. Et de nouveau il baisse la tête, ce qui entraîne sa barbe, qui ruisselle sur sa poitrine comme une mince épaisseur d’eau sur un lit de débris d’ardoise.

— Moi, j’obéis. Je ne fais que lire ce qui est écrit. J’ai vu que ton père avait fait son temps. Il était comme un homme qui s’est accroché à un buisson pour ne pas être emporté par l’eau ; je lui ai dit : « Lâche tout. »

 

La flamme du feu était sur sa figure et ensuite n’y était plus ; alors il y avait de l’ombre autour de ses yeux comme il y a de l’eau dans les creux d’une pierre. Métrailler n’a plus rien dit ; Anzévui ne disait rien non plus. Puis Anzévui tousse. Et Métrailler alors :

 

— Ah ! c’est que j’y ai été.

— Où ?

— Sur la montagne, au Grand-Dessus.

— Quoi faire ?

— Voir si le soleil n’y était plus ; et il y était bien encore, mais…

— C’est que ça balance.

 

Anzévui tousse.

 

— C’est pas moi, c’est dans le livre.

 

Il l’a pris sur ses genoux, pendant que la flamme du feu baissait, baissait encore comme si elle allait s’éteindre ; et lui :

— J’y vois plus. Métrailler, mets du bois.

 

Il y avait du bois de fagot empilé au pied du mur :

 

— Mets-y de la brindille d’abord, et puis des gros rangs qui tiennent le feu.

 

On le voit alors tout entier avec les grosses rides qu’il avait sur le front, ses longs cheveux, sa barbe blanche, ses petits yeux qui étaient clairs comme si on venait de les laver dans de l’eau fraîche ; et, s’étant mis à tourner les pages du livre :

 

— C’est là-dedans… Laisse-les rire, s’ils veulent rire. On va être comme la lune qui n’a qu’un côté qui voit clair. Nous, on sera du mauvais côté.

— Il était rouge, disait Cyprien ; il était comme une tête coupée. Il y avait plein de sang autour. — C’est qu’il va finir. Il y aura balancement. Et, nous autres, on ne le verra plus, parce qu’on va être du côté de la terre où il fera nuit tout le temps.

— C’est quand ?

— Bientôt. Tu vois, c’est là. J’ai fait le compte. Ça fait 37. Il lui montrait la page où des lettres noires étaient sur deux colonnes et il y avait une grande marge dans laquelle beaucoup de signes et des chiffres imprimés à l’encre rouge se voyaient : la lune, le soleil, les signes du zodiaque.

— J’ai compté, recompté et compté à nouveau, puis compté encore une fois : ça fait 37, puis ça fait 4, et puis ça doit faire douze ou treize, ce qui est justement la date où le soleil doit revenir pour nous. Eh bien, il ne reviendra pas. Et, au lieu qu’il fasse plus clair ce jour-là, il fera plus sombre, et plus sombre encore et toujours plus sombre. La modification des axes. C’est que la terre tourne en l’air, disait-il.

Et puis il a été essoufflé.

 

— Et puis elle ne tournera plus. Elle tourne de deux manières encore pour le moment, elle ne tournera plus que d’une.

— Et puis ?

— Et puis il fera nuit, il fera nuit pour nous. Il faudra allumer les lampes tout le jour. Il fera froid, toujours plus froid. Qu’est-ce qu’on peut avoir aujourd’hui ? trois ou quatre sous zéro. Et au commencement d’avril on a quatre au-dessus d’ordinaire. Eh bien, disait-il, il fera moins dix et puis moins vingt. L’eau sera comme de la pierre, les sapins se fendront en deux, on cassera le fromage à la hache, le pain deviendra dur comme une meule de moulin. C’est alors que Métrailler commença à avoir peur. Il considérait Anzévui qui respirait avec difficulté : Anzévui a ouvert la bouche. Anzévui tousse, tousse encore ; puis, la flamme ayant baissé de nouveau, ses yeux sont devenus comme les yeux d’un mort.

 

Il avait fini par reprendre son souffle :

— C’est ainsi.

— Eh bien, disait Métrailler, mon pauvre père, alors, il a bien fait de s’en aller ?

— Il a obéi.

— Et nous autres, qu’est-ce qu’il nous faut faire ?

— Il vous faut obéir aussi.

— C’est tout ?

— C’est tout.

 

Anzévui a ôté le livre de dessus ses genoux parce que c’était un gros livre et que le poids le fatiguait. Il y avait dedans tout le passé, tout le présent, tout l’avenir : ça fait lourd. C’était au mois de février ; c’était même déjà le 25 février. Métrailler avait pris congé d’Anzévui : c’était le temps où, dans les pays plus favorisés, les premières fleurs s’ouvrent et il y en a même, de ces pays, où la vigne pleure déjà. Là-bas, où est le fils Revaz, sur ces murs tournés au midi, peut-être qu’il fait un beau soleil et il y a des grappes jaunes ou violettes qui pendent dans les fentes de la pierre. Il fait bleu au-dessous de vous, il fait bleu en face de vous, il fait bleu au-dessus de vous : il y a trois espèces de bleu. C’est l’eau, la montagne et le ciel. Dans ce premier printemps, pensait-il, quand le ciel enfin s’est fendu en deux ; et il y a dans l’angle d’un mur, bien à l’abri, un petit pêcher de plein vent qui est comme un peu de ouate rose, celle qu’il y a sous les boucles d’oreilles qu’on achète à sa bonne amie ; moi, je n’en ai plus, ça ne fait rien. Mais est-ce que ce sera pour eux là-bas comme pour nous ? est-ce que ça s’éteindra pour eux aussi en une seule fois, tout à coup ? Parce qu’à présent ils sont au moins dans le soleil et s’en réjouissent ; dans la lumière et en pleine lumière ; dans les couleurs, dans toute espèce de couleurs ; nous, c’est noir et gris ; nous, pendant six mois, c’est noir et gris ; pour nous, du milieu d’octobre au milieu d’avril, rien ne change (il levait la tête) : ni en haut, ni en bas, et dans le milieu non plus. Ça baissera, avec une pauvre lumière ; il n’y aura plus de lumière du tout ; il n’y aura plus rien nulle part ; et, regardant les maisons du village, il n’y aura plus eux, pensait-il, il n’y aura plus moi, il n’y aura plus nous. À ce moment, il vit une petite fille qui était agenouillée devant une croix de bois. Cette croix se dressait dans l’angle que forme le sentier qui conduit chez Anzévui avec le chemin du village. Elle était supportée par un soubassement de pierre ; la petite fille l’avait débarrassé de sa neige avec le coin de son tablier ; puis s’était mise à genoux. De plus près, Métrailler avait vu que c’était la petite Lucienne Émonet. Elle avait peut-être huit ans, mais elle portait déjà des jupes longues comme une femme. C’était une vraie petite femme. Elle avait, comme les femmes, un fichu noir  sur la tête, un châle noué autour de la taille, des gros souliers à clous comme les femmes de là-haut. Elle ne l’avait pas vu venir ; Métrailler s’était arrêté, il se disait : « Qu’est-ce qu’elle fait là ? » Et il avait attendu qu’elle se fût relevée pour la rejoindre.

 

— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu vas te mouiller.

— Que non ! dit-elle.

 

Il y avait seulement comme un peu de farine sur son tablier à petits carreaux ; elle l’a brossé de la main :

— Vous voyez, c’est déjà parti.

 

C’est qu’il faisait froid encore et la neige était aussi sèche que la poussière des routes sur les objets qu’elle recouvrait autour de vous ; seules les mains de Lucienne étaient humides, rouges et couvertes d’engelures, mais les mains des petites filles en ont l’habitude, là-haut. Et Métrailler lui disait encore :

 

— Je t’ai dérangée ?

— Que non, je ne savais même pas que vous étiez là.

 

Ils marchaient l’un à côté de l’autre ; tout à coup Métrailler lui a demandé :

— Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Oh ! oui.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est ma tante Justine.

— Est-ce qu’elle est malade ?

— Non, pas elle, mais elle a un bébé, et elle est inquiète à cause de lui.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est tout petit et qu’elle dit qu’il va mourir.

— Ah ! dit Métrailler.

— Elle dit que nous allons tous mourir parce qu’il n’y aura plus de soleil. Elle dit que ça n’est pas juste. Et que, si c’est juste pour les vieux et les hommes et les femmes d’âge, ça ne l’est pas pour les petits enfants qui n’ont encore fait de mal à personne.

— Alors, dit Métrailler, tu es venue prier le soleil ?

— Oh ! non, dit-elle.

— C’est dommage, c’est pas le moment ; ça n’est pas le temps qu’il faut pour ça, continuait Métrailler. Il se cache, le soleil ; il ne t’a pas vue, il n’a pas pu t’entendre ; on ne sait même pas où il est aujourd’hui, tellement il y a loin de lui à nous.

— Voyons, disait-elle, c’est pas le soleil.

— Et qui c’est ?

— C’est le bon Dieu.

— Ah !

— Oui, dit-elle, parce que c’est le bon Dieu qui commande au soleil. Il fera bien revenir le soleil, s’il veut, lui ; et il voudra bien, n’est-ce pas ?

 

Tout à coup, Métrailler s’était senti délivré ; il se sentait léger de corps, il se disait : « À quoi est-ce que je pensais ? j’avais perdu la tête. C’est le mauvais temps qui vous donnait ces idées, c’est Anzévui ; c’est d’être enfermé sans rien faire tout le long du jour. C’est les femmes, parce qu’elles sont portées de nature à croire tout ce qu’on leur raconte ; c’est les vieux, parce qu’ils sont malades… »

 

— Bien sûr, a dit Isabelle.

 

Elle éclata de rire en renversant la tête ; le dessous de son menton bougeait comme la gorge du pigeon. Car il la voyait de bas en haut. Il avait continué son chemin ; il passait justement devant chez elle. Elle, elle était sur le perron de sa maison, et lui au-dessous d’elle, étant au milieu du passage. Elle éclatait de rire parce qu’elle lui avait dit : « D’où venez-vous ? » et lui, avait dit : « De chez Anzévui. »

 

— Bien sûr que non, c’est des histoires de vieilles femmes, mais montez un moment vous mettre au chaud. Je suis seule : c’est mon mari, mon vieux fou de mari…

— Où est-il ?

— Il a été chercher du bois, il fait comme Brigitte ; il me dit : « Elle a raison, c’est une femme prévoyante. » Il est parti avec Jean et la luge pour en chercher.

 

Métrailler était entré. Il faisait bon. Il y avait un fourneau. C’était un ménage bien monté, et à la nouvelle mode. C’était neuf, c’est une maison neuve. C’était en beau bois de mélèze passé au vernis qui brillait, avec des nœuds comme des yeux, des veines comme sur un bras d’homme. Isabelle avait allumé l’ampoule électrique qui pendait au-dessus de la table dans un abat-jour en papier rose finement plissé :

 

— Croyez-vous qu’il soit bête tout de même, ce pauvre Augustin, mon pauvre mari. Mais il ne veut rien entendre. Il dit : « On ne sait jamais. »

— Et Jean ?

— Oh ! ça le fait rire, mais il a bon cœur. Et puis, vous comprenez, il est le cadet, et puis, vous comprenez, il n’est pas majeur. Ils ont fait déjà six voyages.

Elle disait :

— Il vous faut toujours boire un verre ; ils ne vont pas tarder à être là.

 

Elle avait été remplir à la cave un litre en verre blanc qui laissait voir la couleur que le vin avait et c’est une couleur qui se reconnaît vite. Métrailler avait montré le litre du doigt :

— Eh bien, disait-il, le soleil… Est-ce qu’on ne dirait pas qu’il est déjà revenu ? Le vin est beau à regarder, c’est un commencement ; puis voilà, à présent, qu’il regarde Isabelle :

 

— Et, vous aussi, vous êtes belle à regarder. Et vous nous l’avez conservé, vous aussi, vous avez bien fait.

— Oh ! dit-elle, c’est que je l’aime…

— Vous avez bien fait, voyez-vous, et c’est bon de l’avoir de nouveau devant soi, sans quoi on perdrait l’espérance…

 

Il la regardait :

— C’est que vous prenez bien le soleil, disait-il, et moi pas. Vous, il vous dore ; moi, il me brûle.

— Eh bien, c’est peut-être qu’il y en a qu’il aime et qu’il y en a qu’il n’aime pas.

— Moi, je reste gris comme un caillou ou bien je deviens rouge comme une écrevisse. Moi, j’ai la peau qui se fendille comme la terre des jardins. Vous, ça vous mûrit, ça vous arrondit ; moi, ça me sèche, ça me creuse. Et pourtant Dieu sait, disait-il, s’il me connaît bien, le soleil, depuis le temps qu’il me voit circuler tout près de lui, là-haut, parmi les rochers, et sur la neige, et sur la glace, et sans ombrelle ; mais peut-être que vous avez raison, peut-être qu’il a ses préférences…

— Ah ! c’est que nous, dit-elle, on est dans les prés ; nous, c’est les foins ; nous, on manie le râteau et la fourche. Nous, on est dans le vert, disait-elle, on est parmi les sauterelles ; il nous regarde par-dessus les sapins. Oh ! il n’est pas aimable avec toutes les filles… Moi, je ne fais semblant de rien ; il me dit : « Ah ! c’est toi ? » je lui dis : « Oui, c’est moi. » Je lui tourne le dos ; alors il vient, il vous chatouille, c’est pour vous dire qu’il est là, les bras, les épaules, le dos…

 

Elle était assise sur la table ; elle lui parlait par-dessus l’épaule :

 

— Nous, on ne lui demande rien ; on ne prend que ce qu’il nous donne ; c’est pourquoi il nous veut du bien.

— Et, nous, peut-être qu’il nous veut du mal, disait Métrailler.

 

Elle montrait ses dents qui brillaient sous la lampe, elle a montré le bout de sa langue avec laquelle elle se mouillait les lèvres, tout en baissant la tête comme une petite fille qui a de la timidité :

 

— C’est pourquoi vous avez eu peur. Oh ! vous n’êtes pas le seul ; mais vous, vous n’avez plus peur, ou quoi ? On n’a plus peur quand on est avec moi… Santé ! Métrailler… Car elle avait son verre à elle, qu’elle lève ; et pendant ce temps s’appuyait sur la table de l’autre main :

— Car c’est bientôt fini, bientôt on saura à quoi s’en tenir ; et eux aussi, les pauvres.

— Qui est-ce ?

— Eh bien, Denis Revaz, sa femme, Brigitte, Justine Émonet, Morand, Lamon.

 

Elle dit :

 

— Et Augustin… Et puis Arlettaz, parce qu’il boit tout.

— Il a de quoi ?

— Bien sûr, il a vendu son dernier champ à Follonnier.

— Ah ! Follonnier, c’est un malin.

— Un tout malin, dit-elle, parce qu’il l’a eu pour la moitié de sa valeur, ce champ, vous comprenez ; et lui, le pauvre, tous les soirs il faut qu’on le rapporte chez lui, parce qu’il dit qu’il faut qu’il se dépêche s’il ne veut pas laisser de l’argent…

— À qui ?

 

Elle dit :

— Au diable, et qu’il n’a que le temps, et Pralong ne dit pas non.

 

Puis elle s’était remise à rire :

 

— Il ne faut pas faire des enfants si on n’est pas capable de les garder. Qu’en pensez-vous, Métrailler ?

 

Puis, tout à coup :

— Il ne faut pas prendre femme si on ne sait pas…

 

Puis tout à coup se tait ; et est assise sur la table, sous la lampe à abat-jour rose où elle montre tour à tour sa nuque qui est belle à voir, son chignon plein de reflets bleus, tour à tour le contour pelucheux de sa joue ou dans le coin de sa paupière son œil qui semble frotté d’huile :

— Il l’aimait bien pourtant (elle parlait à présent d’Arlettaz), seulement il ne savait pas bien aimer. Il faut savoir. Et nous autres, les filles, ce n’est peut-être pas de cet amour-là qu’on a besoin ; oui, un amour de cette espèce. Il n’a pas su. Elle était un peu plus âgée que moi, elle avait bien trois ou quatre ans de plus que moi. Quel âge pensez-vous que j’aie, Métrailler ?

 

Les mains à plat sur la table, sous la lampe, un soir que la nuit commence à venir, bien qu’elle vienne déjà plus tard :

 

— Je n’ai même pas dix-neuf ans : peut-être que je me suis mariée trop jeune. Augustin, lui, il a vingt-trois ans ; il a quatre ans de plus que moi. Il a juste l’âge de la fille d’Arlettaz. Oh ! je me souviens bien d’elle, elle s’appelait Adrienne ; et on était encore des petites filles et elle une grande fille, mais elle nous disait : « Je m’ennuie. » Et on lui disait : « Pourquoi est-ce que tu t’ennuies ? » – « Parce que c’est trop petit, ici. » Écoutez, Métrailler, vous qui êtes un  homme raisonnable, est-ce que vous trouvez que c’est trop petit, ici ? Est-ce que vous trouvez qu’à vingt-trois ans on soit vieux ?…

 

Mais il s’est fait un bruit devant la maison ; c’était un bruit de pas assourdi qu’accompagnait un sifflement léger : les glissoires de la luge chargée dans la neige. Métrailler a été regarder par la fenêtre ; mais, elle, elle est restée assise sur la table jusqu’à ce qu’ils fussent venus, ayant rentré leur charge de bois dans le bûcher ; et Augustin était maigre et pâle avec des cheveux plats et rares, Jean tout brun, les joues rouges, les yeux vifs, les cheveux frisés. On voyait qu’Augustin était inquiet ; il a dit :

 

— Qu’est-ce que vous faites là ? C’est ça, vous buvez et, nous, on s’éreinte… Vous êtes au chaud, vous vous reposez ; nous, on est à la fois gelés et en sueur ; on a la chemise qui nous colle au dos et on ne sent plus le bout de ses doigts…

 

Elle a dit :

 

— Jean, va chercher deux verres. Elle était restée où elle était ; Augustin, lui, s’est laissé tomber au bout du banc, puis va en avant avec le haut du corps, les coudes remontés, en secouant la tête. Et comme Métrailler lui disait :

— D’où viens-tu comme ça ?

— D’où je viens ? est-ce que ça se demande ? On n’a plus que quinze jours. Va demander à Brigitte où elle en est de sa provision : c’est qu’elle s’y est prise à temps… Elle a su faire. C’est qu’il en faudra du bois, hein ? si on veut tenir le coup.

 

 

 

IX

 

Ce matin-là, avant dix heures, il était déjà assis devant sa chopine vide. Il tapait avec le cul du verre sur la table ; la grosse Sidonie arrivait. Et la grosse Sidonie allait lui remplir sa chopine, puis inscrivait sur une ardoise le montant de la consommation ; ce qui faisait, le soir venu, un beau total, parce que tout le monde depuis quelque temps buvait sur le compte d’Arlettaz.

 

Mais c’est lui qui l’avait voulu. Il tirait tout un paquet de billets de sa poche : « Il faut m’en débarrasser ; sans quoi j’en laisserais et à qui serviraient-ils ? À la nuit, à rien du tout, à plus personne. »

 

C’est que la saison s’avance, c’est que les temps seront bientôt là. Moi, j’attends.

 

Il était seul. La T.S.F. ne fonctionnait pas. Ce n’était pas encore le moment où la salle à boire se remplit. Lui, est là assis et laisse les choses se faire, sans rien dire, sans bouger, allumant de temps en temps sa pipe, la laissant s’éteindre, puis la rallumant à travers le couvercle de laiton percé de trous, qu’il oubliait de relever ; et ses doigts tremblaient tellement que la flamme se promenait tout autour du fourneau sans jamais réussir à se fixer dessus.

 

Follonnier est entré.

— Eh bien, comment ça va ?

 

Follonnier s’assied en face d’Arlettaz. Arlettaz n’a pas répondu. Follonnier est de bonne humeur :

 

— Tu as de la chance, Arlettaz ; tu as fait une bonne affaire.

— Voleur ! Et, en même temps, Arlettaz tape avec le cul de la bouteille sur la table :

— Encore une, dit-il, et un verre.

 

C’est comme ça que ça allait. À mesure que les temps s’approchent, on buvait davantage chez Pralong, et à crédit.

 

— Voleur ! disait Arlettaz.

— On le sait, disait Follonnier.

— Eh bien, je te dis voleur quand même. Un champ qui me venait de ma mère ! Et pas seulement de ma mère, mais du père de ma mère, et puis du père du père… (mais il s’embrouillait) ; le plus beau champ de la paroisse, le plus plat, le mieux exposé, et sans le plus petit caillou, tu sais, tellement il avait été trié motte à motte à la main… Enfin, puisque c’est fini. Parce que c’est fini, ou quoi ?

— Bien sûr que c’est fini.

— Alors il faut boire.

— Est-ce que tu as été au Bouveret, comme tu disais que tu voulais faire ?

— Au Bouveret ?

— Chercher ta fille… Tu ne te souviens pas ? Tu disais que tu avais déjà été partout, sauf de ce côté-là.

— C’est plus la peine… Puisqu’on va se revoir, disait Arlettaz… Parce que, le soleil, dis donc, ce n’est pas seulement pour nous d’ici qu’il va s’en aller, pas seulement pour nous de Saint-Martin d’En Haut, qu’en dis-tu ? mais pour tout le monde ?…

 

Follonnier hochait la tête.

 

— Pour ceux de Saint-Martin d’En Bas, aussi, hein ? Et ceux de la vallée aussi ? Et ceux du bord du lac ? Bon. Alors…

— Alors ?

— Alors pour elle aussi… On se reverra quand même, Adrienne et moi. Oh ! dit-il, ce sera bien le moment. Mais alors à quoi bon courir ?

 

Des garçons étaient entrés, des jeunes, et Pralong lui-même :

 

— Puisqu’on va se retrouver…

 

Ils s’étaient mis à boire. Ils regardaient Arlettaz : sa barbe et ses cheveux avaient encore poussé. Et, à mesure qu’ils poussaient, comme dans un encadrement, sa figure au milieu devenait plus petite, plus réduite et était plissée, comme une pomme à la fin de l’hiver. Il portait toujours ses deux vestes l’une sur l’autre, mais les manches de celle de dessus, étant ouvertes sur le côté, pendaient de chaque côté de ses bras, laissant voir celles de dessous. De sorte qu’il semblait avoir mis des manchettes brunes, étant lui-même en habit noir, comme pour des espèces de noces ; mais sans col et peut-être bien sans chemise ou bien avec des lambeaux de chemise, mais il ne savait pas lui-même, parce qu’il ne se déshabillait plus depuis longtemps. Et les hommes le regardaient, mais lui ne regarde personne ; il regarde quelque chose à travers vous, comme si vous étiez en verre, sans vous voir.

 

— Ça sera bien le moment, disait-il.

 

Puis il s’est mis à se sourire à lui-même, ou s’il sourit à ce qu’il voit ? il demande :

 

— Comment est-ce que ce sera ?

— Ça sera beau, dit Follonnier.

 

Ils étaient tous autour de lui.

 

— On sera changés ?

— Bien sûr, et pas seulement changés, mais transfigurés… Transfigurés, ça veut dire qu’on n’aura plus la même figure…

— Oh ! dit-il, elle, elle n’aura pas besoin d’en changer.

— C’est toi qui en changeras, tu seras joli à regarder. Hé ! dis donc, Arlettaz, tu seras jeune…

 

Et un des garçons :

— Vous serez rasé.

Un autre :

— Vous serez tondu.

Un autre :

— Bien habillé.

— Voyons, voyons, disait Follonnier. Hé ! vous autres, allez-vous être sérieux ou quoi ?… Écoute, Arlettaz, tu te rappelles bien ce qui est dit dans les Écritures ? c’est qu’on sera ensemble au ciel une fois, les uns et les autres, pour toujours. Tu as raison, tu la retrouveras…

 

Mais on voyait qu’Arlettaz était un peu inquiet.

 

Il a dit :

— Comment est-ce qu’on fera pour se reconnaître ?

— C’est la lumière, dit Follonnier. On a vécu longtemps dans l’obscurité. Et tout à coup il y aura la lumière, une bien plus grande lumière qu’il n’y en a jamais eu ici ; on sera refaits par elle, renouvelés. Et portés par elle les uns vers les autres.

— Et puis il y a les anges, dit Lucien Revaz.

— Bien sûr, disaient les garçons.

— Le soleil, tu comprends, notre soleil à nous, eh bien, ce n’est rien, il a des taches : c’est un commencement de soleil, un essai, une imitation, un faux soleil, rien de plus…

 

Et, parce qu’ils voyaient bien qu’Arlettaz était déjà dans les vapeurs du vin et qu’il n’y avait plus à se gêner avec lui :

— Quel âge avez-vous ?

— Cinquante-deux.

— Vous en aurez vingt. Et, elle, quel âge est-ce qu’elle a ?

— Elle en aurait eu vingt-trois, le dix mai.

— Elle en aura dix-huit, parce que c’est le bel âge ; vous serez comme des amoureux.

— Taisez-vous, les garçons !

 

Seulement, Follonnier s’était mis à rire lui-même ; d’ailleurs, il voyait bien que les garçons étaient partis et qu’il n’y aurait plus moyen de les arrêter ; eux, en effet, continuaient :

 

— C’est qu’on se souvient bien d’elle, nous aussi, c’est qu’on l’a bien connue et ce n’est pas notre faute, à nous, si elle n’est pas restée ici. Qu’est-ce que vous voulez ? père Arlettaz, elle était trop belle, elle était trop belle pour nous. Mais là où on sera bientôt, il n’y aura plus de différences. Tout le monde sera jeune, tout le monde sera heureux. Sur les tableaux…

 

Ils se poussaient du coude sous la table :

 

— Vous savez bien, ceux de l’église… Eh bien, oui, elle aura des ailes ; elle sera comme un ange… Elle vous reconnaîtra de loin et d’en haut. Et c’est d’en haut qu’elle viendra…

 

L’un a dit :

— Rouge et grise comme un hochequeue.

L’autre :

— Verte, rouge et jaune comme un chardonneret.

Un autre encore :

— Noire et blanche comme une pie.

 

Mais alors ils avaient vu deux grosses larmes qui coulaient lentement sur les joues du père Arlettaz comme la gomme sur le tronc d’un pêcher. Il ne disait plus rien, il ne bougeait pas ; et il y avait ces deux grosses larmes qui avaient de la peine à descendre, tellement sa vieille peau était rugueuse et inégale.

 

 

 

X

 

Le père Revaz, lui, avait appelé sa femme. Il était assis devant une espèce de bureau qu’il y avait dans leur chambre à coucher et dont le couvercle en se rabattant formait pupitre ; il avait fait asseoir sa femme à côté de lui :

— Écoute, on ne sait pas ce qu’il va arriver, c’est pourquoi il nous faut mettre nos affaires en ordre. Tu vas d’abord écrire à Julien de revenir.

C’était celui de leurs deux fils qui travaillait dans le vignoble.

— Écris-lui qu’il s’arrange pour avoir un congé de quelques jours. Oui, dit-il, j’aimerais qu’il soit là, si jamais ça tourne mal.

 

Le père Revaz avait mauvaise mine, bien que son genou fût guéri. Il était gris de teint, trop gros : les joues molles et salies de barbe.

 

— Ah ! reprenait-il, a-t-on pourtant travaillé, ma pauvre femme ! S’est-on pourtant levé d’assez bonne heure le matin, l’été, et assez couché tard, dis donc, ce qui faisait bien quinze heures de temps ; et a-t-on assez couru les chemins, dis donc, combien de fois dans l’année d’ici aux mayens et d’ici aux vignes d’en bas. Et, justement, c’est au moment où on aurait pu commencer à profiter de son travail… Dommage !

 

Elle le considérait avec étonnement, elle-même grosse et pâle, ne l’ayant jamais entendu parler si longtemps ; mais il avait rabattu le couvercle du secrétaire :

 

— Enfin, c’est entendu que tu écris à Julien tout de suite. Et il y a Alphonsine (c’était leur fille), mais elle est mariée et il faut la laisser avec son mari… On sera les quatre, on sera ensemble et pour le reste tout est en ordre… J’ai partagé l’argent en trois. Il a ouvert un tiroir, il en a tiré trois paquets ficelés sur chacun desquels il avait écrit le nom d’un des enfants.

 

— J’ai fait à chacun sa part… Il n’y aura pas besoin que la justice s’en mêle… Quant à la maison et aux terres, tout est noté là-dedans.

 

Il a sorti du tiroir une enveloppe jaune où on lisait : « Dernières dispositions ».

 

— C’est pour que tu saches ce que tu auras à faire, si c’est moi toutefois qui m’en vais le premier.

— Mais, puisque, disait-elle, on s’en ira tous ensemble ou bien…

Elle hésitait :

— Ou bien personne ne s’en ira… Ça n’est pas comme si tu étais malade… Voyons, Denis, est-ce que tu y crois ?

— On ne sait jamais. Tu as fait des provisions ?

— Oh ! dit-elle, oui. On a du beurre pour trois mois et du fromage pour six mois… Et j’ai fait faire du pain pour huit. On a trois jambons, trente paires de saucisses, vingt-cinq saucissons. Dix-huit kilos de sucre…

 

Elle réfléchissait :

 

— Un bon sac de polenta, et il y a du foin de quoi nourrir les bêtes jusqu’au mois de juillet…

— Ça va bien, disait-il, parce qu’on ne pourra plus circuler.

— Circuler ?

— On ne pourra plus sortir de chez soi.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il fera nuit et qu’il fera trop froid.

— Qui est-ce qui t’a dit ça ?

— C’est Anzévui… Parce que jusqu’à présent il y avait la nuit, mais il y avait le jour ; jusqu’à présent il pouvait faire sombre, mais ensuite il faisait clair ; et il n’y aura plus que la nuit et puis la nuit et puis la nuit, et il fera d’abord huit degrés au-dessous, puis quinze, puis vingt degrés… Tu as assez de bois ?

 

— Voyons, dit-elle, tu sais bien ; on ne sait plus où le mettre. Il y en a des piles contre tous les murs de la maison…

— Savoir si on pourra aller les prendre…

— Il y en a plein le bûcher, plein la remise.

— Il te faudra en faire un tas dans la cuisine ; c’est plus prudent… Et puis encore prépare-nous des habits chauds, tout ce que tu pourras nous trouver en fait d’habits et on les rajoutera à mesure les uns par-dessus les autres.

 

Il a réfléchi encore ; puis a dit :

 

— Je crois que c’est tout.

 

Il n’était même pas deux heures ; ils avaient déjà allumé la lampe, pourtant la chambre donnait au midi. Et ils sont restés là l’un à côté de l’autre sans plus rien dire, pendant que la mère Revaz regardait, sur le couvercle rabattu où les veines, par une disposition du bois, étaient comme une gerbe d’épis, trembler les grosses mains molles et trop pâles. Pourquoi est-ce qu’elles avaient tellement pâli ? À ce moment, on était entré dans la cuisine. Le premier mouvement de Revaz avait été de refermer le secrétaire ; puis il avait pensé : « C’est sûrement Lucien. »

 

Il avait appelé :

— Lucien !

 

Et lui, avait ouvert la porte et regardait avec étonnement son père et sa mère assis sous la lampe devant le bureau.

 

— J’ai mis en ordre mes affaires, disait le père Revaz ; c’est pour le cas où… enfin tu sais bien…

 

Lucien disait :

 

— Non, je ne sais pas.

— Eh bien, ça ne fait rien… J’ai fait vos parts. Il y a trois paquets. Il y a le tien, il y a celui de ton frère, il y a celui de ta sœur. Et j’ai déjà montré où je les avais mis à ta mère. Mais peut-être que ta mère… oui, disait-il, il faut toujours compter avec les empêchements. Et si ta mère… Eh bien, toi, tu sauras… Là, tu vois… Il lui a montré les paquets. Puis il a dit : « Voilà le tien… Il y a votre nom à chacun dessus… »

 

Il a refermé le tiroir.

 

— Et pour le moment qu’est-ce que tu fais ?

— J’étais en train de réparer la herse.

— C’est pas pressant, a dit Revaz… Tu ferais mieux d’aller faire du bois…

 

Mais lui, n’avait pensé qu’à une chose et c’était : « On aura de l’argent, le père est bien plus riche que je ne croyais. Il ne m’avait jamais parlé de ce qu’il pouvait bien avoir, mais cette fois j’ai vu l’enveloppe… Il faut vite que j’aille le dire à Gabrielle. » Il avait empoigné sa hache ; puis, l’ayant cachée au pied d’un arbre dans le bois qui borde la route, avait couru à Saint-Martin d’En Bas. Non loin du village, il avait rencontré un gamin à qui il avait donné dix centimes :

 

— Tu sais où habite Gabrielle Dussex ?… Eh bien, va lui dire que je l’attends, mais tu ne le diras à personne qu’à elle. Si tu fais bien la commission, il y aura encore dix centimes pour toi. Le gamin était parti en courant. Et cependant Lucien se répétait : « C’était un gros paquet tout de même. Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir dedans ? Des billets ? Mais alors on sera riches !… »

 

Il avait été s’asseoir devant un fenil sur un tas de poutres. D’où il était, on domine Saint-Martin d’En Bas. D’où il était, on voit le village qui est dans son creux au-dessous de vous, semblable, en cette saison, à un fond effondré de glacier, c’est-à-dire plein de crevasses. « Ça va bien, disait-il. Je vais demander à mon père de me faire une avance ; il ne pourra pas me la refuser. Seulement, elle, est-ce qu’elle va venir ? elle doit être fâchée depuis que je lui ai dit qu’on ne pourrait plus se voir comme on voulait ?... » Mais il a vu qu’elle venait quand même. Il voyait qu’il y a des moments dans la vie où tout change d’aspect par un retournement des choses. Elle était apparue là-bas et s’en venait marquée en sombre sur le chemin lui-même marqué en sombre, à cause des patins des luges et du frottement des souliers. Par moment, elle tournait la tête vers le village ; puis elle continuait à s’avancer quand même, ce qui a fait qu’il s’est mis debout et lève son chapeau en l’air. « Tu comprends, disait-il par avance, c’est que tout ça, c’est du passé… Viens vite ! Hé ! Gabrielle. » Il l’appelait à haute voix maintenant : « Hé ! viens vite qu’on t’explique… » Elle, on voyait qu’elle était fine et douce, un peu timide, un peu moqueuse, mince et grande. Elle s’était arrêtée, elle a souri sous son fichu. Et lui : « Tu es venue quand même, tu n’as pas eu peur qu’on te voie ? » — « Oh ! disait-elle, pourquoi pas ? Est-ce que je fais quelque chose de défendu ? » — « J’avais à te parler, oh ! disait-il, les nouvelles sont bonnes, mais où est-ce qu’on pourrait se mettre pour causer tranquillement ? »

 

Elle avait dit :

 

— On n’a qu’à entrer dans le fenil ; il est à nous.

 

Elle avait été prendre la clé qui était cachée sous des poutres ; ils avaient laissé la porte ouverte, ils se sont assis dans le foin.

 

— Tu comprends, c’est que mon père est tourmenté par ces histoires qu’on raconte. Tu es au courant ? non. Ça ne fait rien. Mais enfin, lui, ne voulait pas entendre parler, pour le moment, de ce mariage… Eh bien, tu sais, tout va changer.

 

— Quand ?

— Bientôt, dans une semaine ou deux, vers le douze ou le treize, parce que le père a eu peur, mais alors il va bien voir qu’il avait eu tort d’avoir peur. Et puis c’est qu’il a de l’argent.

 

Elle avait dénoué les pointes de son fichu qu’elle avait rejetées en arrière sur ses épaules ; on voyait qu’elle était blonde avec des cheveux fins et doux noués en chignon sur la nuque. Elle écoutait sans trop comprendre.

 

Et lui :

 

— Il faut que je te dise tout… Eh bien, j’y ai cru, moi aussi, pendant un temps.

— À quoi ?

 

Le foin derrière eux était plein de pétillements ; est-ce que c’est les sauterelles qui sont restées prises dans sa masse ou les longs fétus élastiques qui ont été pliés en deux et se détendent brusquement ?

— Est-ce que tu connais le père Anzévui ?

— Bien sûr, on va chez lui pour les remèdes.

— Eh bien, c’est un savant, il lit toute la journée dans des gros livres. Et une fois il a dit à mon père… Oh ! il avait fait ses calculs, il les avait faits et refaits. Et mon père l’a cru. Et toi ?

— Et toi ?

— Moi pas, mais mon père me disait : « Il vous faut attendre. » Et moi j’ai fini par me dire aussi : « Il nous faut attendre. » C’est que, moi aussi, j’ai eu peur. J’étais en fille…

 

Elle a ouvert les yeux tout grands :

 

— J’étais en fille, j’avais emprunté la jupe et le caraco de Sidonie, celle qui est chez Pralong, tu sais. On était une bande de garçons. On s’était dit qu’on allait faire une farce à Anzévui. Ils m’avaient dit : « C’est toi qui feras la fille… » J’ai fait la fille, oui, avec de la farine et puis une allumette pour les sourcils. Tu es fâchée ?… Voyons, Gabrielle, laisse-moi te raconter… Parce qu’on arrive, eux s’étaient cachés, et c’est moi qui cogne à la vitre. Eh bien, il était assis devant son feu. C’était minuit. Je disais : « C’est moi, monsieur Anzévui », tu comprends, avec une toute petite voix de fille. Je disais : « Monsieur Anzévui, ouvrez-moi ; j’ai besoin de vous. » Je cogne de nouveau à la vitre. Et, lui, jusqu’alors avait été assis devant son feu, me tournant le dos, et il était tout noir devant son feu, mais le voilà qui se lève. Il avait changé de couleur, il était tout blanc devant moi. C’était sa barbe. Mais alors, moi, j’ai eu peur, parce qu’il était comme un nuage…

 

— Et qu’est-ce que tu as fait ?

— Je me suis sauvé…

 

Il disait :

 

— Tu comprends, ça dérange… J’ai pensé : « Ça n’est pas un homme, c’est plus qu’un homme » ; j’étais dérangé.

— Et à présent ?

— Ah ! justement, c’est ce que j’étais venu te dire. Moi, je n’y crois plus, à ces histoires, mais mon père y croit toujours. Alors il a mis ses affaires en ordre ; il a fait trois paquets ; tu comprends, on est trois : il y a mon frère, ma sœur, moi. Et tout à l’heure il m’a appelé, il m’a dit : « Voilà le tien. » Eh bien, je l’ai vu ; il est gros. Je ne sais pas ce qu’il y a dedans, ça doit être des billets ; et bien sûr que je ne sais pas s’ils sont de mille ou de cinquante, mais enfin il y en a, il y en a beaucoup. On va pouvoir se marier.

 

Elle souriait ; elle a dit :

 

— Mais, toi, pourquoi est-ce que tu as changé ?

— Parce qu’ils se sont moqués de moi.

— Qui ça ?

— Les garçons, Métrailler, Tissières.

— Et puis ?

— Eh bien, c’est aussi l’argent, cette après-midi. Ça m’a fait plaisir, ça encourage. C’est pas possible que ça aille mal quand on sait qu’on en aura. Tu ne trouves pas ?

 

— Oh ! dit-elle, moi, c’est pas tant l’argent que toi, depuis le temps qu’on ne t’avait pas vu.

— J’osais pas, j’étais triste.

— C’est oublié, puisque tu es là.

 

Mais lui, qui suivait son idée :

 

— Moi, n’est-ce pas ? je savais bien qu’on avait une maison à nous, des champs, des prés, de la vigne ; je ne pouvais pas ne pas le savoir puisqu’on les cultive, mais de l’argent… Eh bien, on en aura aussi, de l’argent. On va pouvoir faire les annonces.

 

— Attendons.

— Pourquoi attendre ? Enfin oui, si tu veux, jusqu’au treize, puisque c’est le treize… Mais, dis donc, ne trouves-tu pas que c’est quand même une drôle d’histoire ?… Oui, disait-il, le temps qu’il a fait cet hiver. Et bien sûr qu’on ne voit pas le soleil chez nous pendant six mois et chez vous pas beaucoup plus, mais ce n’est rien : l’affaire est qu’il n’a pas fait beau une seule fois depuis octobre, il n’a pas fait clair une seule fois, il n’y a pas eu un seul jour sans brouillard ; alors les vieux, tu comprends, les femmes, les malades… Et ce grand fou avec ses livres…

 

— Oh ! dit-elle, c’est peut-être que ce soleil-là n’est pas seul à compter. Il n’y en a pas qu’un, tu sais.

— Et l’autre, où est-il ?

 

Elle a souri en penchant la tête ; elle a porté sa main sur sa poitrine un peu à gauche.

 

 

 

XI

 

Isabelle avait fait venir Jeanne Emery, la couturière ; c’était le vendredi. Elles avaient été s’installer dans la chambre d’en haut. Jeanne Emery avait apporté sa machine à coudre. Un bon feu brûlait dans le poêle de pierre allumé dès le matin. Isabelle avait posé un carton sur la table qui avait été poussée jusque contre les fenêtres à cause du mauvais jour ; et, l’ayant ouvert :

 

— Est-ce qu’il y en a assez, est-ce que tu pourras faire ?

— Ma foi !

 

C’était une pièce d’alpaga bleu toute pleine à ses cassures de jolis reflets argent.

 

— J’avais demandé à Augustin de me laisser écrire à Anthamatten pour lui redemander de l’étoffe ; eh bien, représente-toi, il n’a pas voulu. C’est la première fois.

— Qu’est-ce qu’il a ?

 

Elle se touche le front ; puis pose le doigt sur ses lèvres.

 

— Il ne faut pas en parler : c’est des bêtises. Qu’est-ce que tu veux ? il ne pense plus qu’à son bois. Il est encore parti pour la forêt, ce matin, avec Jean…

— Eh bien, dit Jeanne Emery, on va toujours prendre les mesures. On va voir ce qu’il faut d’étoffe pour la jupe et on se rendra bien compte ensuite de ce qu’il en restera pour le caraco.

— Oh ! disait Isabelle, c’est drôle, c’est la première fois qu’Augustin me refuse quelque chose. Et pourtant, je sais y faire. Je lui ai dit : « C’est pour le printemps. C’est le printemps qui va venir, Augustin. » Il a haussé les épaules. Il a mauvaise mine : ils sont comme ça cinq ou six à avoir mauvaise mine dans le village, tu sais pourquoi. Et, moi, j’avais beau lui dire : « Ne trouves-tu pas pourtant que c’est à nous de commencer, à nous, les femmes, oui, à nous de nous faire belles ? ça encouragera le beau temps. » Il m’a dit : « Tais-toi ! tu ne sais pas ce que tu dis. ». Et je lui disais : « Voyons, Augustin, viens ici. » Je lui disais : « Est-ce que c’est encore non ? » Je lui ai donné, pour commencer, un baiser sur le bout du nez en attendant qu’il dise oui et que ce soit le tour du bon ; mais, le bon, il n’est pas venu… Tant pis !

 

Jeanne Emery avait pris son centimètre. Isabelle a ôté son corsage. Il s’était mis alors à faire clair dans la chambre comme si le soleil était déjà revenu. Il a semblé qu’on avait avancé de deux bons mois dans la saison.

— Oh ! disait Jeanne Emery, ce n’est pas seulement la figure, dis… Ce n’est pas seulement la figure que tu as dorée. Comment fais-tu ?

— Je fais rien, disait Isabelle.

— 87.

C’était la hauteur de la jupe.

— Tu la veux courte, hein ?

— Bien sûr… Quand c’est court, c’est plus commode pour aller danser aux mayens…

 

Jeanne Emery inscrivait les chiffres sur un carnet. 69. C’était le tour de taille.

 

— Et puis tu l’as fine, tu sais.

Mais Isabelle a soupiré :

— Qu’est-ce que tu veux ? c’est pas ma faute. C’est qu’il est paresseux, disait-elle, et pas adroit. Voilà déjà huit mois, hein ? qu’est-ce qu’il faut faire ? Oui, huit mois qu’on est mariés. Moi qui disais à Augustin : « Il faut que les enfants viennent en été, il faut qu’ils viennent quand le temps est beau, si on veut qu’ils profitent… » Et voilà, il ne viendra pas, l’enfant, s’il vient, avant l’hiver prochain ; et il ne viendra peut-être jamais. Jeanne Emery, je te dis : « Fais-la courte. »

 

Elles étaient bonnes amies, bien que Jeanne fût un peu plus âgée qu’Isabelle, et entre amies on se dit tout.

 

— Fais-moi une jupe de fille, et on pourra recommencer à aller danser aux mayens…

— Avec qui ?

— Avec qui voudra. Tu viendras, Jeanne ?

— Attends, disait Jeanne, il faut que je mesure la pièce à présent.

— Il y en a trois mètres cinquante.

— Attends, un, deux, trois ; pas tout à fait. Et il va falloir compter deux mètres cinquante pour la jupe… Il ne me restera même pas un mètre…

 

Elle venait avec sa chevillière en toile cirée, et Isabelle : « Bigre ! ça fait froid » ; la lui a posée sur la peau depuis la nuque jusqu’à l’épaule, et depuis l’épaule au poignet :

 

— C’est que tu es ronde ! Je n’aurai pas de quoi faire le col.

— Eh bien, n’en fais point.

— Qu’est-ce qu’on dira ?

— J’ai des fichus, personne n’y verra rien… Oh ! disait-elle, j’ai toute espèce de choses ; c’est quand on était fiancés, quand il me faisait encore des cadeaux, c’est quand on allait à la foire ensemble…

 

Elle est descendue l’escalier ; elle remonte avec une petite boîte toute couverte de coquillages, les gros collés sur le couvercle, les plus petits sur le côté ; qu’elle portait dans les deux mains ; avec un fermoir doré et une serrure :

 

— Et, ça aussi, ça vient du temps où on était fiancés.

 

Il y avait dans la boîte, pliés en quatre, des mouchoirs de soie, une broche en or, des boucles d’oreilles, un collier de corail, des épingles à cheveux, des peignes en cuivre.

 

— Tu vois, il y a de quoi faire, parce que c’était le beau temps, mais il reviendra, le beau temps ; on le fera bien revenir s’il ne veut pas revenir tout seul… Écoute, Jeanne, coupe toujours la jupe ; pour le reste, on s’arrangera. Quand est-ce que je pourrai essayer ?

— Dimanche après-midi, veux-tu ?

— Chez toi ?

— Chez moi, si tu veux.

— J’aime mieux, disait Isabelle ; j’aime autant qu’il ne sache rien.

 

Elle a essayé ses fichus devant la glace ; elle faisait soleil dans la glace. Elle faisait dans la glace une belle couleur qui était renvoyée sur elle et autour d’elle : c’était celle de l’abricot, c’était celle du muscat tout à la fin de la saison. Elle mettait autour de son cou ces carrés de soie qu’elle pliait en diagonale ; ils avaient des franges, elles étaient frisées, et entre les franges on voyait sa peau.

 

Et Jeanne Emery disait :

 

— Comment fais-tu avec tes cheveux pour qu’ils brillent tellement ?

— Je les lave avec de la soude.

— Et ensuite comment fais-tu ?

— Je les sèche devant le feu.

 

 

Moi, je plante un clou, c’est le dernier. « Et puis, pensait Brigitte, je ne bougerai plus. »

 

Elle avait encore été changer l’huile de sa lampe ; elle en avait mouché la mèche, elle était revenue s’asseoir ; et elle était là qui se disait : « Je serai prête quand le moment sera venu, mais comment est-ce que ce sera ? » Il continuait à faire sombre sur le village ; nulle part, ni en dehors de la maison, ni en dedans, il n’y avait le moindre bruit ; elle avait joint ses mains dans le creux de sa jupe, elle penchait la tête, faisant silence en elle-même : « Là où il y a le 13 un feu sur la montagne, il n’y aura plus rien du tout. Dans trois jours. Je ne bouge pas. Il faisait vert là-haut, il faisait jaune, il faisait rose, dans le temps ; et c’était tout à coup comme quand on jette une brassée de bois dans le feu : eh bien, il fera gris, et puis le gris deviendra plus sombre, et toujours un peu plus sombre. Je ne bouge pas. J’apprends. »

 

J’aurai allumé mon feu, j’ai une bouteille pleine d’huile : et, voilà, je me tiendrai bien tranquille jusqu’à ce qu’il fasse nuit ; mais il ne fera pas tout à fait nuit pour moi, ni tout de suite, parce que j’aurai ma lampe allumée et elle durera bien autant que moi. »

 

Anzévui a dit qu’il fera froid et toujours plus froid, mais j’aurai mon feu ; il durera bien aussi longtemps que j’aurai la force de tendre le bras. » Aussi longtemps que mon cœur battra, aussi longtemps que mon vieux sang aura gardé assez de chaleur sous ma vieille peau ; – ensuite que Votre volonté soit faite, à Vous qui décidez de tout, parce que, Vous voyez, je ne me défends pas, je ne proteste pas, je ne me débats pas, je ne discute pas ; et la flamme de la lampe sera là pour le dire quand Vous viendrez, entrant doucement dans les maisons l’une après l’autre et puis ce sera la mienne. »

 

Elle avait fermé les yeux, elle les rouvre ; c’était l’heure de descendre à la messe. Elle s’est enveloppée dans son châle, elle s’est noué autour de la tête un fichu de laine noire ; elle a été prendre son livre de messe, et, en même temps, ouvrant un tiroir, quatre petits objets durs et ronds, empaquetés chacun dans un morceau de journal, et qu’elle a mis dans sa poche. Elle ne marchait pas vite, c’est pourquoi elle est partie un peu d’avance ; et ainsi elle s’est trouvée être seule sur le chemin. Il était ouvert cette fois et bien battu, parce qu’il n’avait pas neigé depuis longtemps. Et, même quand la neige ne fond pas, à mesure qu’on avance dans la saison, elle se tasse et toujours davantage, diminuant sans cesse d’épaisseur ; de sorte qu’on circulait sans peine, et, à cause de la salissure que les pieds à la longue apportent où ils frottent, il n’y avait même plus besoin de mettre des pions de bas sur ses souliers, comme font les vieilles femmes pour s’empêcher de glisser. Ainsi la messe avait eu lieu, ce dimanche-là, comme tous les autres dimanches ; comme tous les autres dimanches, ceux de Saint-Martin d’En Haut y avaient assisté ; il ne s’est rien passé du tout ; même les hommes de ce Saint-Martin-là étaient restés un moment à causer devant l’église ; et il n’y a eu que Brigitte, parce qu’elle avait toujours les quatre petits paquets dans sa poche, qui s’est hâtée, à travers le village, jusqu’à une maison où habitait une sœur qu’elle avait.

 

— Eh ! disait sa sœur, qu’est-ce qui t’amène ?

— Je suis venue vous dire bonjour.

— Il y a bien longtemps qu’on ne t’avait pas vue. Reste à dîner avec nous.

— Je ne peux pas.

— Pourquoi est-ce que tu ne peux pas ?

— J’ai un ménage à faire.

— Bah ! dit sa sœur, une vieille fille comme toi.

— C’est pas le mien… C’est celui d’Anzévui.

— Le vieux aux herbes ?

— Oui.

— Comment va-t-il ?

— Il ne va pas bien… Mais, dit-elle, où sont les enfants ?

— Ils ne sont pas rentrés.

— Ah ! dit Brigitte.

— Que si, en voilà toujours deux.

 

C’étaient deux grandes filles qui étaient entrées à ce moment. Brigitte a pris deux des petits paquets dans sa poche :

 

— Je vous avais apporté, dit-elle, un petit… un petit souvenir. Il y en a un pour chacun.

 

Tout le monde était bien étonné, parce que Brigitte était pauvre. Des souvenirs ? qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ?

 

— Va chercher tes frères. Ils doivent être au café. Dis-leur que leur tante Brigitte est là… C’est ce que la mère avait dit à la plus grande de ses deux filles qui est sortie et est revenue, un instant après, avec deux garçons d’une vingtaine d’années.

 

Et Brigitte leur avait tendu à chacun son petit paquet. Ils disaient : « On peut voir ? »

 

C’était une pièce de cinq francs.

 

Ils disaient : « Oh ! merci bien… »

 

Elle disait : « C’est un souvenir. »

 

Mais eux riaient : « Ça ne pouvait pas mieux tomber. Il y a justement réunion de la Société de Tir, cette après-midi. Et on ne voulait pas y aller… »

 

— Ils ont fait leur service militaire tous les deux, disait leur mère ; ils sont tous les deux fusiliers…

— On ne voulait pas y aller parce qu’il faut boire et que ça coûte… Mais on va avoir de quoi faire… Merci bien.

 

 

 

XII

 

Il faut dire que la saison a été, jusqu’à la fin, de telle sorte qu’elle semblait donner raison à ceux qui avaient cru Anzévui. Il disait : « C’est que le soleil est malade. Il n’a plus assez de vertu pour dissiper le brouillard. »

 

Il disait : « Il baisse tous les jours un peu plus, il est diminué tous les jours un peu davantage, il se refroidit, il se rétrécit ; mais n’en dites rien à personne pour ne pas effrayer le monde avant le temps. »

 

C’est pourquoi Brigitte n’avait rien dit. Et lui, toussait sous ses plantes, mais ceux qui étaient au courant hochaient la tête : « On ne peut pas lui donner tort. »

 

Car, même au gros de l’hiver, même dans ces villages où le soleil ne se montre pas de tout le jour, rien n’est plus beau à voir, d’ordinaire, que la pureté du ciel et l’éclat de la neige. Même ici où on ne voit pas le soleil pendant six mois, on le sent qui est là, derrière les montagnes, et envoie en délégation ses couleurs, qui sont le rose pâle, le jaune clair, le roux, dont un pinceau minutieux revêt autour de vous les pentes. La neige sur les toits est comme du linge qu’on vient de passer au bleu ; elle est sur le côté des toits comme des piles de draps de lit pliés en quatre dont on voit les épaisseurs, lesquelles débordent ; et la masse dépassante, de temps en temps, se rompt et tombe, avec un bruit d’écrasement, comme un fruit mûr. La neige est à la pointe des pieux comme des bonnets en laine d’agneau. L’air est à la fois immobile et animé d’un mouvement secret ; il ne se respire pas, il se boit. Il est plus transparent que le cristal, si loin que porte le regard, de sorte qu’au lieu de ternir les choses ou de les brouiller, il les rend nettes, il les rapproche, comme des verres de lunette. Et il y a un moment où le soleil, tout en restant caché pour vous, éclaire brusquement les montagnes qui sont plus au fond de la vallée, toute une grande chaîne en demi-cercle qui est là : alors c’est comme un tas de copeaux où on viendrait de mettre l’allumette. Voilà ces grandes vues sur des lieues de montagnes et, pendant qu’on est soi-même dans l’ombre, de toutes parts elles flamboient ; des centaines de sommets alignés dans le ciel, de toutes les formes, de toutes les couleurs ; les triangulaires, les carrés, ceux à plusieurs pans, les arrondis, ceux qui ne sont qu’un redressement de l’arête, ceux qui dégagés à leur base se dressent dans l’isolement, comme des colonnes, comme des tours, comme des troncs d’arbres ; les pointus, les usés, les émoussés, les pas pointus ; ceux qui sont comme un tas de blé mûr, ceux qui sont transparents comme de l’air durci, comme des superpositions de blocs d’air ; ceux qui sont comme un glaçon dont un enfant a sucé la pointe ; – tandis qu’à leur pied les grandes pentes juxtaposent des bandes d’ombre et de lumière, rompues un peu plus bas par le pointillé des forêts. Tout s’entend jusqu’au fond de l’espace, tout se voit jusqu’au fond du ciel : même la légère fumée, comme celle d’un petit train, que soulève sur une crête le passage d’un skieur. Et, une fois que la nuit est venue et que tout s’est éteint, autant il y avait d’étincelles sur la terre blanche, autant il y a maintenant de scintillations dans le ciel noir.

 

Cet hiver-là, la neige restait grise, le ciel bas, tout était triste ; même, ces derniers jours, on eût dit que le peu de lumière qu’il y avait s’affaiblissait encore, particulièrement le dimanche après-midi où Julien Revaz était arrivé.

 

— Qu’est-ce qui se passe ? disait-il, c’est mon père qui m’a appelé.

— Des sottises, disait Follonnier… Mais enfin tant mieux pour toi ; ça va te faire des vacances.

On disait à Revaz :

 

— Et là-bas, quel temps fait-il ?

 

C’était plus tard, dans la soirée, chez Pralong ; malgré l’allongement des journées, il avait fallu, dès les quatre heures, allumer les lampes. Et les hommes avaient fait le chemin de chez eux chez Pralong, les inquiets et les pas inquiets, les mains dans les poches. Ils n’avaient pas quitté leurs bonnets faits avec des peaux de bête. Ils n’avaient pas quitté leurs vêtements d’hiver, c’est-à-dire qu’ils portaient comme en décembre, sous leur veste, de gros gilets à manches en laine non dégraissée. Car il continue à geler ; il gèle non seulement la nuit, mais tout le long du jour.

 

Ils avaient allumé leurs pipes, leurs cigares.

 

Les nouvelles de la guerre n’étaient pas meilleures. La T.S.F. les leur avait communiquées vers les sept heures. Il y avait eu ensuite un concert d’accordéons. Là-dessus, Julien Revaz était entré. Ils avaient appelé Sidonie :

 

— Dis donc, Sidonie, si tu les faisais taire ?

 

Elle vous supprime la musique rien qu’en tournant un bouton ; et, s’ils ne se voyaient plus très bien les uns les autres dans la fumée, du moins à présent pouvaient-ils s’entendre ; de sorte qu’ils disaient :

 

— Hé ! Julien, où es-tu ? Viens te mettre ici. Comment ça va-t-il par là-bas ?

— Pas mal.

— Et le temps ?

— Eh bien quoi ? Il fait beau, il fait mauvais, c’est de saison. Aujourd’hui, on a le soleil ; le jour d’après, le ciel fait la grimace.

— C’est pas comme ici.

— Eh ! dit Julien.

— Oui, c’est drôle. On n’a jamais autant brûlé d’électricité que cet hiver. Et ton père ?…

— Ben ! qu’est-ce que vous voulez ? c’est lui qui m’a dit de revenir. J’ai demandé congé. J’ai dû raconter là-bas qu’il était malade… Et puis quoi ? dit-il, c’est que c’est vrai, il a mauvaise mine, ma mère aussi… Ben, croyez-vous ?…

— Des sottises ! disait Follonnier… Si tu nous racontais plutôt ce que vous faites au bord du lac.

— C’est comme toujours ; on remonte la terre, on taille la vigne…

— Eh bien, on n’a encore rien pu faire par ici…

— On porte le fumier. Il fait des jours où c’est déjà le printemps ; on se dit : « On y est ! » on ôte son gilet, il y en a même qui ôtent leur chemise, et il pleut le lendemain ; mais ça n’empêche pas qu’on est déjà bien avancé et que ça chauffe déjà fort quand le lac au tournant d’un mur vous vient contre avec son soleil.

— C’est qu’ils en ont deux, disait Follonnier, et nous point.

 

Il se mit à rire.

 

— C’est pas juste ! Ils en ont trop, et nous autres, pas assez… Comment veux-tu, nous autres, qu’on remonte la terre ? il nous faudrait gratter la neige comme des poules. Comment veux-tu qu’on porte le fumier ? les tas glisseraient sur la neige et descendraient chez le voisin, et le voisin chez son voisin. Est-ce que ça ferait le compte ? Qu’en penses-tu, Arlettaz ?

 

Car Arlettaz était là comme toujours et Arlettaz était assis dans un coin devant cinq ou six litres vides : et Arlettaz a dit : « Voleur ! » et c’est tout. Alors Follonnier a ri de nouveau ; il disait à Julien Revaz :

 

— Tu vois comment on est, nous autres. Pas commodes, pas tant polis… C’est qu’on vit trop haut et trop à l’ombre, nous autres, parce qu’il y a trop de montagnes et qu’elles sont trop près de nous ; ça nous donne mauvaise mine, on est comme des pommes de terre qui sont restées trop longtemps en cave ; ça nous donne aussi l’humeur triste : pas à moi, dit-il, mais regardez… Toi aussi, Julien, je vois bien, quand même tu viens de là-bas.

 

— Il y a déjà des fleurs, disait-il, là-bas, il y a déjà des oiseaux qui chantent : et c’est de voir que rien ne bouge encore par ici et il y en a qui disent que rien ne va plus jamais bouger.

— Ah ! voilà, mais santé ! Julien. Encore quelques jours de patience et puis tu verras, tout ira bien. Hé ! Arlettaz…

— Voleur ! dit Arlettaz.

— C’est tout ce que tu sais nous dire ?

— Voleur !

 

Mais on voyait qu’Arlettaz ne se tenait même plus assis. On commence par ne pas pouvoir se tenir debout : lui, il avait beau être bien tassé sur son banc et bien calé sur ses deux coudes : on le voyait qui glissait de côté ; ses yeux se fermaient, ses yeux se rouvraient. Qu’est-ce qu’il va falloir en faire, hein ? Holà, Arlettaz !

 

Il a essayé de tourner la tête vers vous ; elle ne lui obéissait plus.

 

Voilà comment nous sommes, ce dimanche soir, à quatorze cents mètres, par temps bouché, assis ensemble une quinzaine chez Pralong, où c’est à peine si les lampes électriques arrivent encore à éclairer dans la fumée ; on dirait des jaunes d’œufs qui ont coulé. Ils regardaient tous à présent vers Arlettaz. Tout à coup, un de ses bras a quitté l’appui de la table ; et sa tête est venue donner sur le rebord du plateau de bois peint en brun.

 

— Eh !

 

Il ne cherche même pas à se relever, son chapeau est tombé par terre. Sa barbe trempe dans le vin répandu, parce qu’il a renversé son verre ; son bras pend le long de son corps comme une branche cassée. On est venu, on l’a redressé, on l’a remis d’aplomb sur ses deux coudes, on lui parle, il ne paraît pas vous entendre.

 

— Hé ! Sidonie, dit Follonnier, combien est-ce qu’il te doit ?

— Il y a trois litres ce matin, quatre cette après-midi et puis ce soir…

 

Elle compte les litres qui sont sur la table :

 

— Cinq et quatre et trois, douze…

— Douze à un franc cinquante, dix-huit francs. Eh bien, on va te payer. Et puis, vous autres, vous allez venir me donner un coup de main.

 

Il fouille dans la poche du pantalon d’Arlettaz. Il dit : « Mon pauvre Arlettaz, je te vole encore une fois, vois-tu, mais il le faut bien. »

 

Il a retiré sa main pleine de petite monnaie, de billets pliés, de pièces d’argent : « Tiens, tu es encore riche. » Puis : « Vous voyez, vous autres ? Cinq, dix, douze, quatorze », alignant à mesure sur la table les écus, les pièces, les piécettes… « Dix-sept francs cinquante, dix-huit francs ; ça fait le compte. Et, vous voyez, je remets ce qui reste où je l’ai pris ; si jamais il m’accuse encore, vous me servirez de témoins. »

 

Il riait. La soirée finissait mieux qu’elle n’avait commencé. Il y avait de la distraction. Ils ont dit : « Maintenant il s’agit de le porter chez lui, sans quoi il va rouler sur le plancher. » Ils s’y sont mis à cinq ou six ; les autres s’amusaient de les voir faire. Ils avaient tapé sur l’épaule d’Arlettaz ; ils lui avaient dit : « Arlettaz, il te faut venir, c’est l’heure, Pralong ferme… » Ce n’était pas vrai : « Tu viens, Arlettaz ? » disaient-ils. Mais il n’entendait même pas, étant enfermé en lui-même, le front appuyé sur le bras, si bien qu’on ne voyait plus que le mauvais côté de sa tête continuée en arrière des oreilles par la barbe ; alors voilà que Follonnier l’a empoigné par les cheveux : « Allons ! tu entends ? » disait Follonnier, et il lui a relevé la tête, mais sitôt qu’on la lâchait, elle retombait.

 

— Eh ! Lamon, prends-le par les pieds.

 

Les autres s’étaient mis debout pour ne rien perdre du spectacle : ils faisaient cercle autour de Follonnier :

 

— Eh ! Revaz, donne-nous, toi aussi, un coup de main. Occupez-vous du bas, moi je me veille le haut… C’est ça, tirez-le de côté. Attention au banc. Ça y est.

 

Il disait :

— Voyons, Arlettaz, sois gentil. Tu seras tout de même mieux dans ton lit…

 

Et puis, s’étant penché à l’oreille d’Arlettaz :

— Et puis tu sais, si tu te laisses faire, ta fille… Oui, elle reviendra.

 

Arlettaz s’était tout à coup redressé :

— Adrienne ?

— Tu ne voudrais pourtant pas qu’elle te voie en pareil état ?

— Où est-ce qu’elle est ?

— Viens toujours.

— Voleur ! a dit Arlettaz.

 

Il s’est laissé retomber sur la table ; mais Follonnier et le patron l’avaient empoigné par les épaules. On leur a ouvert la porte. La fumée cherchait à sortir et ne pouvait pas sortir, parce qu’en même temps le brouillard cherchait à entrer. Il y a eu lutte et rivalité entre le brouillard et la fumée, ce qui faisait une espèce de voûte au-dessus d’eux qui se tenaient penchés ; puis quelqu’un a dit, tellement il faisait sombre : « Il faudrait une lanterne. » On avait été chercher une lanterne. Heureusement. Sans lanterne on n’aurait même pas vu le chemin. Arlettaz gémissait. La lanterne allait devant, puis venaient ceux qui tenaient Arlettaz par les pieds, puis ceux qui le tenaient par les épaules, et Arlettaz pendait entre eux de sorte que le milieu de son corps traînait par terre où c’est gelé, où c’est un mélange de glace et de terre ; mais on ne voyait rien, tandis que par moment il essayait de se débattre, puis il y renonçait, puis plaignait ; et eux disaient : « On va y être » ; avançant derrière le rond pâle que faisait le falot sur le sol. Les lumières étaient éteintes dans les maisons qu’on ne voyait pas. Follonnier disait : « Ça va ? » Ils disaient : « Ça va » ; puis il y a eu un moment où ça n’est plus allé : ils ont déposé Arlettaz par terre. Et il est resté là sans bouger, comme un mort. Ils riaient ; la lanterne est repartie ; ils disaient : « Heureusement que le mort est léger. »

 

— On arrive, disait Follonnier.

 

La lanterne a pris à droite : « Va devant voir si c’est ouvert. »

Il n’y a plus eu de lanterne, mais une voix est venue, qui disait : « Oui, c’est ouvert. »

 

— Alors éclaire-nous, on ne sait plus où on met les pieds.

 

Parce qu’ils butaient contre des pierres, puis ils ont vu qu’il y avait, en travers du chemin, deux vieilles marches mal dégagées d’une croûte de terre et de glace qui en rendait la tranche glissante ; alors ils avaient essayé de remettre Arlettaz sur ses jambes, mais n’y avaient pas réussi.

 

Ils ont passé difficilement la porte de la cuisine, et, d’ordinaire, on ne porte pas les morts chez eux, on les en sort ; eux, ils portaient chez lui le mort.

 

À peine s’ils ont pu traverser la pièce tellement elle était encombrée. Il leur a fallu écarter du pied toute espèce d’objets qui traînaient par terre avant de parvenir à ce qui avait été un lit et qu’on reconnaissait pour être un lit aux montants de bois, entre lesquels il y avait un amas de chiffons sales qui étaient des lambeaux de draps et des débris de couverture.

 

Il était environ dix heures ; elle, elle s’étonnait qu’Augustin, son mari, ne fût pas encore de retour. Il l’avait quittée après le souper pour aller dire bonsoir à ses parents ; c’était la maison d’à côté. Eux, on leur avait construit une petite maison neuve rien que pour eux, quand ils s’étaient mariés : ainsi les vieux, comme il convient, sont parmi les vieilles choses ; eux, sont les jeunes, c’est pourquoi on les met parmi les choses neuves. Elle se demandait : « Qu’est-ce qu’il fait ? » Elle s’ennuyait vite quand elle était seule. À quoi ça servirait-il d’être belle, comme on est, s’il n’y avait pas des cœurs pour en être troublés, et des voix pour le dire au monde ? Elle avait passé une partie de l’après-midi avec Jeanne Emery, elle avait rencontré des gens en rentrant chez elle, elle avait ri comme toujours et bavardé ; à présent, plus personne. Et, quand l’aiguille du réveille-matin, qui était placé au-dessus du fourneau sur un rayon orné d’une dentelle de papier rose, eut dépassé le chiffre X, elle n’y avait plus tenu, elle s’était levée.

 

Elle les avait trouvés, les trois, qui étaient assis dans la cuisine de l’ancienne maison, Augustin, son père et sa mère.

 

Ils ne disaient rien, tous les trois.

 

Eux, le vieux et la vieille, ils étaient usés. Eux, il était dans la nature qu’ils fussent déshabitués de parler, parce que le sang se refroidit et puis qu’à force d’avoir dit, on finit par n’avoir plus rien à dire. Il y avait un journal sur la table, mais ni le père ni la mère Antide ne le lisait ; et c’est encore dans la nature, bien sûr, parce qu’ils étaient l’un et l’autre fatigués, mais Augustin ? Il ne parlait pas, il ne lisait pas, lui non plus ; ils étaient là tous les trois à se taire ; et, comme elle avait poussé la porte, ils ont tourné, tous les trois à la fois vers elle trois mêmes figures ravagées, de sorte qu’Augustin semblait aussi vieux que ses parents.

 

— Eh bien ?…

 

Ils ne répondaient pas ; ils étaient comme Arlettaz tout à l’heure.

 

— Savez-vous quelle heure il est ?

— Ma foi… a dit le père Antide.

 

Et la mère Antide, elle, a levé une de ses mains qui étaient posées l’une sur l’autre devant elle ; elle la laisse retomber comme pour dire : « Qu’est-ce que ça peut faire ? Est-ce qu’on s’occupe encore du temps quand on sait que le temps est une chose qui va finir ? » Isabelle avait pris Augustin par le bras, elle lui a dit : « Est-ce que tu viens ? »

 

— Et Jean, où est-il ? disait-elle.

— Oh ! dit la mère Antide, il y a longtemps qu’il est allé se coucher. Il est insoucieux, lui, il est jeune. Nous autres…

 

Isabelle n’avait pas eu l’air d’entendre. Et Augustin s’est laissé faire, il l’a suivie ; il tendait la main dans la nuit, demandant : « Eh ! où est-ce que tu es ? » Mais, elle, elle a ouvert la porte de leur petite maison à eux, faisant ainsi avancer jusqu’à lui la lumière de la lampe comme un tapis qu’on déroulerait sur les marches du perron. Il y avait maintenant autour d’eux sur les murs leurs parents qui les regardaient ; et le sergent d’artillerie croise les bras sur sa poitrine de façon à mettre en valeur les galons qu’il a sur les manches. Le lit était si haut perché qu’il fallait s’aider d’une chaise pour y atteindre. Le lit avait un beau couvre-pieds de dentelle à fond grenat. C’est un lit à la vieille mode avec une garniture à la nouvelle mode ; c’est qu’on est jeunes, n’est-ce pas ?

 

— Augustin…

 

Elle s’était couchée à côté de lui, elle avait éteint la lampe ; et il n’y avait plus rien eu à voir, ni à entendre, nulle part, dans le monde vide et silencieux. Ils en avaient été retirés, ils avaient été transportés dans un autre monde qui n’était qu’à eux. Elle avait fermé les portes, toutes les portes ; j’ai tout fermé, Augustin, disait-elle ; et on est chez nous à présent, on est chez nous, rien que les deux. Est-ce qu’elle lui parle avec des mots véritables ou si c’est en dedans qu’elle lui parle, parce qu’il y a beaucoup de façons de parler ? Mais il faut essayer encore et une dernière fois essayer : alors elle lui parle avec son pied qui va chercher le sien, avec sa main impatiente, avec son corps gourmand de lui ; il ne semble pas comprendre.

 

Il s’est tourné du côté du mur ; elle l’appelle à haute voix :

 

— Augustin ! Hé ! Augustin… Ah ! dit-elle, tu ne dormais pas ?… Eh bien, écoute, il y a une chose que je voulais te demander : « Est-ce que tu viendrais avec moi ? »

 

Il ne s’est même pas retourné.

 

— Où ça ?

— Là-haut, sur les crêtes.

 

Il ne disait de nouveau plus rien. Et elle :

 

— Oh ! Augustin, est-ce que tu es muet ? ou bien est-ce que tu ne m’entends pas ? C’est comme si je te parlais du haut d’une montagne et, toi, tu serais dans le bas. Comme si je t’appelais d’un côté de la vallée et, toi, tu serais de l’autre côté. Est-ce qu’on est si loin l’un de l’autre en même temps qu’on est si près ? Augustin, tu ne réponds rien : est-ce que tu viendras avec moi ?

 

— Quand ça ?

 

Elle a fait le compte ; elle a dit :

— Ça doit être le 13, mercredi prochain.

 

Il a demandé :

— Quoi faire ?

— Aller dire bonjour au soleil, Augustin. Parce qu’il va revenir quand même.

 

Mais il a grogné quelque chose, et puis s’écarte d’elle, gagnant, dans la largeur du lit, toujours plus du côté du mur.

 

 

 

XIII

 

Alors Jean était occupé à la remise le lendemain matin quand Isabelle est arrivée. Il était assis sur le gros plot de bois où est enfoncée la petite enclume qui sert à battre les faux ; il était en train de réparer une pelle, ce qui a fait qu’il avait dû lever la tête, recevant le jour de face, bien que ce fût un pauvre jour.

 

Elle a dit :

— Je suis vite venue parce qu’Augustin est allé au village. Heureusement que tu es là.

 

Il a posé la pelle en travers de ses genoux :

 

— Comment ça va ?

— Et toi ?

— Ça va bien, merci.

 

Il lui a fait le salut militaire en portant la main à ses cheveux frisés ; ses dents ont été belles blanches dans le bas de sa figure qui avait la couleur du bois dont sont faits les façades des chalets. Il était assis, elle était debout.

 

Elle a repris :

— Tu as bien dormi ?

— Oh ! moi, je dors toujours bien, tu sais.

— Eh bien, moi, je n’ai pas dormi, dit-elle.

 

Et puis regarde par la porte ouverte vers le chemin qui mène au village si Augustin n’allait pas se montrer peut-être, mais on ne voyait personne ; d’ailleurs, elle le verrait venir de loin.

 

— Il te faut prendre ton cornet, Jean, le cornet de quand tu gardais les chèvres, et puis tu souffleras dedans.

— Pourquoi faire ?

— Écoute, lui dit-elle, je ne t’ai pas encore expliqué ; c’est mercredi prochain. Tu sais bien ce qu’ils disent. Eh bien, nous, on ira, veux-tu ? Juste au moment où ils disent que le soleil ne se montrera plus jamais, nous on monte dans la montagne pour l’aider à sortir. Parce qu’il sortira, tu sais.

— Et Augustin ?

— Il ne veut pas venir. Et toi ?

— Moi je veux bien.

— Alors tu iras vite prévenir Métrailler parce qu’il connaît mieux les passages que nous. Demande à Métrailler de prendre son fusil. Moi, je dirai à Jeanne Emery de venir, on sera cinq ou six, on ne dira rien à personne, on partira de bon matin. Et, toi, tu souffleras dans ton cornet, comme quand tu gardais les chèvres…

 

Elle regardait toujours de temps en temps vers le chemin ; lui, riait assis sur son plot ; ils sont là, les deux, qui se parlent, avec des figures heureuses, pendant qu’elle jouait sur sa poitrine avec les pointes de son fichu.

 

— Tu étais petit, je me souviens, et moi pas beaucoup plus grande que toi. Tu te souviens ? Quand tu partais avec tes chèvres de bonne heure le matin ; nous, on regardait de derrière les vitres. Nous autres, on regardait pieds nus et en chemise ; et il y avait la grande blanche qui partait toujours en avant, il y avait la petite noire qui ne voulait jamais suivre, il y avait la mère Émonet qui était toujours en retard ; alors tu te mettais en colère et tu soufflais de toutes tes forces dans ton cornet.

— Je me souviens ; c’est pas si vieux.

— Eh bien, tu vas recommencer. Frotte-le avec de la poudre blanche pour qu’il soit bien brillant quand le soleil reviendra. C’est un instrument de cuivre avec une embouchure de corne noire ; lui, riait.

— Une bonne idée, disait Jean ; ça nous fera une promenade. Et puis ça marquera mieux la différence, disait-il. Parce qu’il y a ceux qui vivent dans les chambres et il y a ceux qui vivent en plein air. Nous, on est ceux qui vivent en plein air.

— Je vais m’entendre avec Jeanne Emery. On se donnera rendez-vous chez elle. Il faudra seulement qu’on se garde le secret les uns aux autres, ceux qui viendront. Toi, Métrailler, Tissières, Jeanne Emery, moi, et puis on verra… Métrailler avec son fusil, toi avec ton cornet. Et on le fera sortir d’où il est, le soleil, même s’il ne veut pas.

— Moi, je pense bien qu’il voudra.

— Parce qu’ici, au village, tu te rappelles, il ne se montre guère que vers les dix heures ; nous on l’aura avant huit heures et on le leur annoncera.

— C’est entendu.

 

Jean se lève. Il s’approche d’Isabelle :

 

— Seulement, Isabelle, puisqu’on s’entend bien entre nous, est-ce que tu me donnes quelque chose ?

 

Elle a dit :

— Quoi ?

— Oh ! dit-il, veux-tu ? sur le front.

 

Elle le prend par les deux oreilles. Et vite jette encore un regard du côté du chemin : et puis là où c’est doux, étroit, là où l’os est juste sous la peau, de sorte qu’elle est bien tendue ; au-dessous de l’endroit où sur une même ligne les cheveux sont plantés dru, comme au bord d’un champ de blé les tiges mêlées par le vent :

— Oh ! bien sûr, disait-elle, et c’est juste, puisque, lui, il ne veut pas.

 

Alors il a fait encore une journée triste, puis il a fait une seconde journée triste. C’était vers les dix heures du soir. Les lumières en s’éteignant aux fenêtres retranchaient les maisons du monde, et faisaient d’elles de la nuit dans la nuit. Les maisons avaient renoncé, l’une après l’autre, à être. Il n’y avait plus eu dans toute cette mort qu’une faible lueur qui indiquât la place du village et marquât encore qu’il était en vie ; c’était la lampe de Brigitte qui continuait à briller, mais à peine ; et est-ce qu’elle ne va pas s’éteindre et qu’est-ce qu’il restera de nous si elle s’éteint ?

 

Denis Revaz s’était couché, mais n’avait pas pu s’endormir.

Il était peut-être onze heures quand il s’est dit : « Est-ce qu’on m’appelle ou bien si je rêve ?… »

 

Mais on l’appelait de nouveau ; alors il a poussé sa femme du coude :

— Dis donc, Euphrosine, tu as entendu ?

 

Leurs deux garçons devaient dormir depuis longtemps ; mais, elle, il a bien vu qu’elle avait dû rester éveillée, bien qu’elle fût sans mouvement à ses côtés ; l’un et l’autre là sans rien dire, tous deux pensant sans doute aux mêmes choses ; parce qu’elle avait répondu tout bas :

 

— Qu’est-ce que c’est ?

— Denis !

 

Il n’a pas pu douter cette fois qu’on ne l’appelât ; la voix venait de devant la maison ; elle était à la fois faible et impérieuse, elle n’était qu’un murmure et en même temps comme un cri ; et il s’est assis sur le lit. Il a dit à sa femme : « Toi, tu restes là ! » puis est sorti du lit sans allumer la lampe, passe son pantalon, sa veste, ne faisant aucun bruit, à cause de ses garçons ; et on continuait d’appeler tout bas pendant ce temps : « Hé ! Denis ! hé ! vous entendez, Denis ? » puis il y avait un silence, puis la voix reprenait, et maintenant il lui semblait la reconnaître… Et c’était bien qui il pensait, parce qu’ayant ouvert la porte, il avait reconnu Brigitte.

 

— Denis, il vous faut vite venir, représentez-vous ; ah ! mon Dieu !

Il dit : « Quoi ? »

— Venez vite, son feu s’est éteint.

— Le feu de qui ?

 

Brigitte a dit :

— Anzévui…

— Eh bien ?

— Eh bien, dit-elle, il ne l’aurait pas laissé éteindre si… Je le connais, moi. À neuf heures, ça bougeait encore dans ses vitres. Et moi, je me suis endormie. Mais j’ai été réveillée en sursaut un moment après, comme s’il y avait quelqu’un qui me disait qu’il s’était passé quelque chose ; et là-haut ça ne bougeait plus… Denis, il vous faut venir.

— Je veux bien, mais il faudrait être deux ou trois.

— Appelez vos garçons. Il secoua la tête :

— Non, disait-il, pas eux. Mais vous ? Est-ce que vous ne pourriez pas aller chercher quelqu’un pendant que je me prépare ?

 

Elle était revenue avec Follonnier et Métrailler ; ainsi ils ont été les quatre. De la maison de Revaz on ne pouvait pas voir celle d’Anzévui. Il fallait être arrivé au tournant du chemin pour qu’elle se montrât enfin ; et, ce soir-là, elle ne s’est pas montrée. La lueur qui en marquait la place, et qui était un peu comme quand le garde-voie élève et abaisse son drapeau déteint, avait été roulée et emportée. La neige elle-même était sans couleur ; elle faisait seulement dans le bas de la nuit une vague lueur comme celle qui passe au-dessous d’un rideau qui traîne. C’est cette dernière nuit, ils viennent, ils étaient les quatre, ils étaient finalement arrivés devant la porte d’Anzévui, ils entrent ; et ils avaient été jusqu’alors dans la nuit, mais ils se sont trouvés dans une autre plus grande nuit.

 

— Charrette ! dit Métrailler, est-ce que j’ai des allumettes ?

— J’en ai, dit Follonnier.

 

Ils se tenaient sur le pas de la porte. Là, Follonnier frotte une allumette soufrée, puis tend le bras vers l’intérieur de la pièce. Seulement la petite flamme bleue n’avait pas éclairé et la flamme plus vive qui est venue ensuite pas assez :

 

— Oh ! disait Brigitte, c’est qu’il faudrait pouvoir aller chercher une bougie. Elle doit être sur le manteau de la cheminée, parce qu’il s’éclairait avec son feu et seulement avec son feu.

— J’y vais, dit Follonnier.

 

Il frotte encore une allumette, puis s’arrête. Le silence qui remplissait la pièce était comme quelque chose qui vous empêchait d’avancer. Brigitte avait fini par aller rejoindre Follonnier. L’allumette s’était éteinte ; ils se cognent à la table, puis voient la table, et Brigitte tout bas a dit : « C’est là. » Elle tenait Follonnier par le pan de sa veste : puis, la bougie ayant été allumée, ils ont été vus tous les deux.

 

— Qu’est-ce que je vous disais ?

 

Follonnier, élevant la bougie, s’était tourné vers les deux autres qui étaient restés sur le pas de la porte et qui s’approchent : Brigitte était là, les mains jointes, tournée vers le fauteuil qui se distinguait maintenant.

 

Elle s’est signée trois fois de suite.

 

Et, dans le fauteuil, il y avait le père Anzévui, parce qu’il était mort comme quand on s’endort, comme la lampe qui s’éteint faute d’huile, comme la fontaine qui cesse de couler par manque d’eau, comme se tait le son de la cloche quand le battant n’est plus en mouvement. Ses mains s’étaient seulement ouvertes ; le livre avait glissé de ses genoux ; sa tête avait penché de côté ; on ne voyait plus sa figure, mais seulement ses cheveux et sa barbe qui faisaient une tache blanche comme celle qu’il y a dans le haut des montagnes où l’hiver dure tout l’été.

 

— Bien quoi ?

 

C’était Follonnier. Il ne pouvait pas rester longtemps sans rien dire.

 

— Bien quoi ? il était vieux, il avait fait son temps, qu’est-ce que vous voulez ? il ne faisait besoin à personne. Il faut nous y mettre, disait Follonnier, pendant qu’il est chaud. Il a posé la bougie sur la table.

— C’est pas lui seulement, c’est nous, disait Brigitte, c’est nous autres… Oh ! allez doucement, disait-elle, ayant vu Follonnier et Métrailler qui s’approchaient du corps, se préparant à l’emporter ; et le père Revaz, lui, n’avait pas bougé de sa place, mais on voyait sa mâchoire trembler ; allez doucement, s’il vous plaît ; et où est-ce que vous voulez le mettre ?

 

— Il a bien un lit ? a dit Follonnier.

— Oh ! disait-elle, il n’est pas fait : il n’y couchait plus ces derniers temps ; il avait trop de peine à respirer. Attendez que j’aille faire de l’ordre.

 

À présent elle s’affairait ; et elle disait : « Éclairez-moi », s’étant dirigée vers l’angle de la pièce où il y avait, en effet, un vieux lit de sapin fait d’un simple cadre de bois avec une paillasse et des couvertures. Le traversin était sans housse, la paillasse sans draps. Mais elle a lissé la paillasse du mieux qu’elle a pu de la main, elle a mis le traversin où il fallait ; et eux, alors, avaient apporté Anzévui, c’est-à-dire Cyprien et Follonnier.

 

— Il ne pèse pas plus lourd qu’Arlettaz, disait Follonnier, et il se laisse encore mieux faire ; il n’est pas non plus beaucoup mieux logé que lui…

 

Pendant qu’ils couchaient Anzévui sur sa paillasse ; et Brigitte lui a joint les mains, et on lui a fermé la bouche en lui nouant un mouchoir autour de la tête ; puis Brigitte : « Il faut que j’aille chercher l’eau bénite et mon chapelet » ; alors Revaz lui avait dit :

 

— Je vais avec vous.

 

Il n’était pas revenu.

 

Brigitte, elle, à son retour avait tout disposé autour du mort comme c’est l’habitude jusqu’au moment où ils nous quitteront pour toujours ; elle avait allumé les bougies, mis une nappe propre sur le coin de la table ; elle s’était assise à côté du lit. Elle hochait la tête :

 

— C’est bien ce qu’il m’avait annoncé, parce qu’il m’avait dit : « Je passerai en même temps que lui. »

— Bah !

— C’est signe qu’il a vu clair, c’est signe qu’il ne s’est pas trompé.

— Il a confondu, disait Follonnier. Il s’est pris pour le soleil.

— Oh ! taisez-vous, disait Brigitte.

 

À ce moment, Métrailler s’était levé de dessus sa chaise :

 

— Ah ! tu nous quittes ? disait Follonnier.

— Oui, il faut que j’aille ; je vous enverrai quelqu’un.

— Moi, je reste encore un moment.

— Moi, je vais rester tout le temps, dit Brigitte. Seulement, Cyprien, disait-elle, regardez en passant si ma lampe brûle bien toujours.

 

Elle, c’est dès cinq heures, cette même nuit, qu’elle s’est réveillée, car, même par temps couvert, il commence à faire clair de bonne heure en avril. Elle bouge un genou, elle bouge l’autre. Elle les bouge juste assez pour qu’Augustin finisse par lui dire : « Qu’est-ce que tu fais ? » mais sans trop se réveiller. « Je sais pas, j’ai soif, je vais boire un verre d’eau à la cuisine. » Elle se glisse hors du lit. Elle n’avait pas allumé la lampe. Ses pieds sont légers et prudents. Elle est sortie de la maison. Elle a été ensuite dans la neige et dans la nuit, mais le chemin n’était pas long, si bien qu’elle a vu bientôt briller les fenêtres de la chambre de Jeanne Emery, qui étaient déjà éclairées. Et, de dessous les fenêtres de Jeanne Emery, elle n’a eu qu’à dire : « Jeanne, c’est moi. »

 

— Quelle heure est-il ? ils vont venir, disait Isabelle.

— Oh ! dit Jeanne, on a le temps.

— Tu es prête ?

— Je suis prête.

— Et mon costume ?

— Le voilà.

 

Sur le lit étaient étalés l’un à côté de l’autre la jupe et le corsage d’Isabelle : « Seulement, disait Jeanne Emery, j’ai peur que tu n’aies pas assez chaud, parce que c’est léger. »

 

— Oh ! disait Isabelle, j’ai mon châle.

 

Puis s’est mise devant le miroir, puis Jeanne a approché au bout de son fil l’ampoule électrique qu’elle a accrochée à un clou :

 

— C’est que j’ai manqué d’étoffe, disait Jeanne.

— Ça ne fait rien, j’ai mes colliers.

 

Elle levait les bras en riant devant le miroir. Son rire était comme de l’eau qui coule, ses dents comme les petites pierres blanches qu’on voit bouger au fond de l’eau.

 

— Ça me serre !

— Attends, disait Jeanne Emery.

 

Jeanne Emery tirait des deux mains sur le caraco :

 

— Il n’est pas en place et puis tu es ronde. Oh ! disait-elle, on va te voir par devant jusqu’au bas du cou.

— Ça ne fait rien, c’est le printemps. Où est-ce que tu as mis mon collier ? et où as-tu mis mes boucles d’oreilles ?

 

Le collier a été comme une entaille rouge à son cou brun, il y a eu comme deux gouttes de sang qui ont perlé à ses oreilles. Puis, inclinant le miroir, elle s’y est regardée des pieds à la tête ; elle avait les pieds petits dans ses gros souliers à clous. Elle se regarde encore ; elle a le mollet rond sous ses épais bas de laine, la taille fine, la nuque pleine.

 

— Dis donc, Jeanne, tu crois que ça va ?

 

Et Jeanne Emery :

— Je crois que ça va.

 

Alors Isabelle a pris son châle et se l’est noué autour de la poitrine ; a attaché sous son menton un fichu noir à petits bouquets de toutes couleurs :

 

— Ça y est !

 

Au même moment on a entendu la voix de Jean sous les fenêtres :

 

— Êtes-vous là ?

 

Isabelle lui a dit :

— As-tu ton cornet ?

 

Il l’a tiré de dessous sa veste.

 

Ensuite Métrailler et Tissières étaient parus ; Isabelle a dit à Métrailler :

— Et vous, avez-vous votre fusil ?

 

Mais on avait déjà vu le canon qui dépassait par-dessus son épaule.

 

— Et des cartouches, Métrailler ?

 

Il a fouillé dans sa poche : il en avait plein la main ; c’étaient des cartouches à balles comme celles dont on se sert pour aller chasser le chamois.

 

— J’en ai, vous voyez, et plus qu’il n’en faut. Parce qu’il faudra tirer combien de fois ?…

— Treize fois de suite.

— Pourquoi treize ?

— Parce que c’est le treize du mois.

 

À ce moment, ils avaient eu une surprise, car il n’y a pas eu que Lucien Revaz, le cadet, qui s’est présenté, mais aussi Julien qu’on n’attendait pas :

 

— Tiens, vous venez ?

— Tiens, tu viens, toi aussi ?

— Oui, disait Julien, parce que je suis pressé, moi aussi, de le voir et je m’en ennuie.

 

- Et cependant Métrailler avait dit :

— Vous savez qu’Anzévui est mort.

— Eh bien, voilà, ça y est, c’est fini ! disait Isabelle, tout commence ou tout recommence. Allez devant, Métrailler, c’est vous qui nous montrerez le chemin, et puis toi, Jean, tu vas ensuite.

 

Elle avait ouvert la porte et Métrailler :

— Oui, seulement il y en a d’autres qui prétendent que c’est la fin pour tout le monde du moment, qu’Anzévui est mort.

 

Mais Isabelle avait fait entendre son rire, et il a été de nouveau comme le chant du merle avant le temps.

 

Ils se sont tus d’abord parce qu’ils avaient à longer une partie de la rue qui traverse le village. Ils marchaient deux par deux, Métrailler en tête ; Jean était à côté d’Isabelle et elle lui avait pris la main. Du côté du levant, dans le bout du village, la lampe de Brigitte éclairait doucement derrière les carreaux. Et ils ont vu ensuite qu’il y avait, cette nuit-là, une autre fenêtre éclairée et beaucoup plus qu’à l’ordinaire, d’une lumière moins incertaine, et moins variable, et plus fixe : c’étaient les bougies qui brûlaient sur le coin de la table dans la cuisine d’Anzévui.

 

Ils avaient donc passé en silence près de la maison d’Anzévui ; ils avaient commencé à monter. La neige était gelée, parce qu’il n’avait pas cessé de geler la nuit. Mais, le jour, elle avait commencé à fondre d’en dessous, de sorte que son épaisseur était déjà diminuée. Métrailler marchait en tête, et la piste qu’il ouvrait était reprise par Tissières, puis par les autres, et élargie ; pendant qu’au-dessous d’eux le village continuait à dormir sous beaucoup de petits toits à peine aperçus, à peine dessinés sur leurs bords par un trait bleu. Aucun changement n’était encore visible autour d’eux, ni à leurs pieds ; il a fallu qu’ils se fussent élevés davantage pour que la neige prît enfin une apparence de couleur. Était-ce bien, d’ailleurs, une couleur ? On vit quelque chose de pâle naître peu à peu au-dessous de soi, sans dessin, ni contours, mais une vague clarté s’en dégageait quand même : c’est d’en bas que naissait le jour, et eux ils ont été portés par lui dans l’air encore occupé par la nuit. Est-ce qu’il faut que tu souffles dans ton cornet, Jean ? Oh ! pas encore. Car il y avait au-dessus d’eux la crête dont ils n’étaient pas loin, mais qu’ils avaient à atteindre d’abord, parce qu’on domine de là les deux versants, on est au point de rencontre des deux pentes de la montagne ; on peut se pencher d’un côté, on peut se pencher de l’autre, ayant un pays tout entier, puis un autre pays tout entier au-dessous de soi.

 

Et alors est-ce que tu vas pouvoir souffler dans ton cornet ?

 

Ils étaient les sept, ils sont arrivés sur l’arête. La neige en avait été balayée par les vents. C’est qu’ici ils ne sont contenus par rien, qu’ils soufflent du nord ou du sud. Eux, se sont trouvés faire face à ce dos où les blocs, posés à la suite l’un de l’autre, ont eu soudain une couleur et une forme ; ils sont devenus gris et on voit qu’ils sont gris ; ils ne sont pas seulement gris, mais veinés et on voit leurs veines, et tachés et on voit leurs taches. Dans les vides qu’ils laissaient entre eux un peu de neige était restée, on voyait la neige ; ailleurs on voyait la terre et il y avait dessus un peu de gazon jauni. Du jaune, du blanc, du gris, du brun. C’est alors qu’Isabelle avait tendu le bras :

 

— Regardez là-bas ; qu’est-ce que j’ai dit ?

 

Ils s’étaient arrêtés. On la voyait maintenant, elle ; elle aussi, elle les voyait. On voyait la couleur de leurs visages, on voyait la couleur de leurs vêtements : les guêtres de Métrailler, les jambières de Tissières, la moustache de Julien Revaz ; et, elle, ses joues brunes qui étaient dans leur milieu comme la pêche quand elle mûrit :

 

— Ça va être le beau temps. Souffle dans ton cornet, Jean, qu’ils nous entendent du village. Souffle comme à la caserne. Dis-leur : « Debout, les vieux, c’est le moment. »

 

Jean a soufflé dans son cornet. Alors on a vu le village renaître peu à peu à lui-même. De là-haut, ils l’ont vu ressusciter à la lumière, ayant baissé la tête en même temps que Jean tournait vers lui l’embouchure de son instrument. L’air avait été nettoyé entre eux et lui, l’air était devenu tout à fait transparent ; et là au fond, les toits s’apercevaient parfaitement, étroitement serrés l’un contre l’autre, faisant des carrés un peu bleus et qui penchaient dans des sens différents. Le cornet de Jean les désignait : et, au-dessus du bleu des toits, un autre bleu plus pâle s’était mis alors à bouger, ayant un mouvement comme celui des vagues que le vent doucement balance sur le lac par les beaux jours. Ils venaient, là en bas, d’allumer le feu dans les cuisines. Les femmes étaient devant leur fourneau ou bien penchées sur le foyer ; elles ont dit : « Qu’est-ce qu’on entend ? »

 

Elles lèvent la tête, elles se disent : « Qu’est-ce qu’on entend ? mais c’est le cornet du berger des chèvres » ; puis, se tournant vers la fenêtre : « Tiens ! il va faire beau aujourd’hui. »

 

« Oh ! mon petit, qu’est-ce qu’il y a ? » Justine Émonet avait pris son enfant contre elle, l’ayant soulevé droit en l’air ; elle avait appliqué sa tête contre sa tête et, joue à joue, elle lui parlait ; mais, lui, continuant d’ouvrir une grande bouche sans dents dans une figure toute rouge et où les yeux étaient disparus dans les plis de la peau que les cris faisaient remonter, tout à coup il perdait le souffle, et il y avait un long silence, d’où il ne sortait plus que par une espèce de déchirement.

 

— Oh ! mon petit, mon petit, qu’est-ce qu’il y a ? Où as-tu mal ? est-ce que vraiment tout est fini ?

 

Mais alors le grand jour est entré par la fenêtre ; elle s’en approche, elle se met dedans ; puis tourne l’enfant en pleine lumière :

 

— Oh ! se disait-elle, il n’a plus d’yeux tant il pleure, mais il est rouge, il est beau rouge. Il ne serait pas si rouge s’il n’était pas en bonne santé. Est-ce que ce serait peut-être seulement qu’il a faim ?

 

Elle s’est assise près de la fenêtre, elle a ouvert son caraco. Et, tout à coup, les cris se taisent. Elle a pris le bout de son sein entre ses doigts, elle se penche en avant ; la petite tête à fin duvet d’oiseau s’est alors tournée de côté. Et il s’est fait un petit bruit, à cause de quelque chose qui va de moi à lui, à cause d’une circulation. De sorte qu’elle ne bougeait plus ; elle levait seulement les yeux, non pas la tête ; et un sourire était sur sa figure penchée comme une seconde lumière, cependant qu’elle regardait par les petits carreaux la neige qui devenait rose, comme si les œillets de son jardin fleurissaient tous en même temps.

 

Jean Antide, là-haut, souffle dans son cornet ; voilà la mère Revaz qui appelle son mari : « Denis, Denis, viens voir, tu t’es trompé… Le temps s’éclaire… Sûrement qu’on va voir le soleil aujourd’hui » ; et Jean Antide, là-haut : « Ça y est », et il remet le cornet sous sa veste, parce qu’Isabelle lui a dit :

 

— Ça suffit pour le moment.

 

Puis a dit à Métrailler : « Il nous faut suivre la crête jusqu’en Sézymes ; on peut ? dites-donc, Métrailler. »

 

— Bien sûr qu’on peut, puisqu’il fait beau.

 

Ils ont marché sur ce dos de pierre qui était ensuite un dos de terre ; ils marchent, tantôt sur le roc où les clous grincent comme les dents contre un os, tantôt sur une épaisseur d’herbe pareille sous les pieds à un tapis de feutre. Ils sont parvenus ensuite à un élargissement où poussaient quelques mélèzes déjetés qui avaient l’air de fumées grises poussées de côté par le vent ; mais à travers ces fumées tout à coup qu’est-ce qu’on voit là-bas, sur notre gauche ?

 

— Jean, souffle dans ton cornet.

 

Il a soufflé dans son cornet et Métrailler continuait à tendre la main à Isabelle ; aux places difficiles, Métrailler qui était plus haut qu’elle la tirait par devant, Jean la poussait par derrière :

 

— Eh ! Jean, tu vois, souffle de nouveau.

 

Le cornet s’est mis à briller.

 

Et elle disait :

— J’ai trop chaud.

 

Ils s’étaient arrêtés de nouveau sur une pointe ; on commençait à voir la terre dans toute son étendue, le ciel au-dessus d’eux commençait à se dévoiler ; elle disait : « J’ai trop chaud » ; elle a ôté son fichu de tête.

 

Brune et rose, on voyait son cou, on voyait ses boucles d’oreilles, on voyait ses cheveux où un peu de neige qui avait fondu faisait des gouttelettes et elles ont été comme quand la rosée, à la pointe de l’herbe, brille dans le jour.

 

— Ah ! dit-elle ; mais on va y être, ou quoi ? et sa poitrine se gonflait sous son châle.

 

— On y est presque, disait Métrailler ; il n’y a plus qu’une dernière tirée. On sera juste là-haut au bon moment ; eh ! la dorée…

 

Regardant Isabelle :

— Et, vous deux, les dorés, disait-il en regardant Jean : et il y a nous autres, les brûlés, n’est-ce pas, Tissières ? Eh bien, c’est nous qu’on tire ; vous, vous n’avez qu’à vous laisser tirer.

 

Les nuages, à l’horizon, se rassemblaient en flocons comme fait le lait quand il caille ; les flocons étaient gris, ils sont devenus roses, ils se sont disposés en lignes régulières et tremblées comme celles que fait l’eau dans le sable au bord de la mer. Et c’est à gauche que ça a commencé. Une première pointe y a paru, comme une bougie avec sa flamme. Eux, ils étaient encore dans l’ombre, mais là-bas, du côté du levant, tous ces feux l’un après l’autre s’étaient maintenant allumés. Et pas seulement les imaginés, pas seulement ceux qu’on s’invente à soi-même, pas seulement ceux qu’on se représente en fermant les yeux, comme avant ; – mais les réels, les véritables, ceux qui se voient, qui pourraient se toucher, qui sont là, qui vous tirent le regard dehors, qui vous arrachent à vous-même. Les vapeurs se roulaient en boules qui étaient posées les unes à côté des autres comme des ballons prêts à partir, sur quelque étage plat de la montagne ; et tous ces globes et ballons, l’un après l’autre, ont été lâchés, découvrant derrière eux mille pointes qui s’aperçoivent, avec leurs robes éclatantes, agenouillées dans le matin.

 

— Souffle, Jean : ou bien si tu n’as plus de souffle…

 

Il souffle encore ; il n’y avait plus devant eux qu’un dernier escarpement qu’ils surmontent ; alors, au-dessus des montagnes, le ciel s’est doré tout à coup, devenu pareil avec ses rayons à un grand éventail qui s’ouvre. Isabelle a dit à Métrailler :

 

— Préparez-vous !

— Oh ! ça n’y est pas encore tout à fait.

Alors elle a dit :

— J’ai trop chaud.

 

C’est que l’air était de plus en plus tiède, c’était aussi le mouvement qu’on s’est donné.

 

— Tu vois, disait Lucien Revaz à son frère, si tu as bien fait de venir !

 

Tandis qu’elle, elle ôte son châle, et on a vu le collier rouge dans le bas de son cou nu.

 

— Oh ! disait Jeanne Emery, tu vois bien, ton caraco, il est trop court !

— Tant pis, et puis à Jean : « Et toi, trouves-tu ? » et rit et a fait bouger sous l’étoffe mince ses belles épaules.

— Il vient ?

— Pas tout à fait encore.

— Dommage, a-t-elle dit, dommage qu’on ne puisse pas descendre ensuite à notre mayen. Il est juste là-dessous.

— Je sais bien, disait Métrailler, mais il y a trop de neige et elle va se mettre à fondre.

— Dommage ! on pourrait y danser. Jean, est-ce que tu as ta musique à bouche ? Eh bien, garde-la dans ta poche, et on ira y faire les foins ensemble ; ce sera bientôt, disait-elle ; le temps va vite, qu’en dis-tu, Jean ? Puis :

 

— Métrailler, vous êtes prêt ?

 

Elle était en avant de nous, elle nous tournait le dos ; on voyait ses tresses pendre sur sa nuque comme une grappe de raisins noirs. Et le duvet qui était sur ses joues s’est illuminé tout à coup, en même temps que la ligne de son cou et le contour de ses épaules ont été marqués par un trait de feu.

 

Métrailler lève son fusil en l’air.

 

Un, deux, trois, quatre, voilà qu’ils comptaient les coups au village. Ils disaient : « Où est-ce qu’on tire ? » Ils ont compté jusqu’à treize coups. Et ni Brigitte, ni une autre vieille, qui veillaient Anzévui, n’avaient encore bougé ; mais alors on a entendu une mouche qui s’était réveillée se mettre à bourdonner quelque part dans la pièce.

 

— Eh ! a dit la vieille, dites donc, hein ? il semble bien qu’il se soit trompé…

 

Brigitte n’a rien répondu, mais elle s’était levée ; elle avait été prendre un linge, elle l’a étendu sur la figure du mort.

 

 

 

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1 – Petit canal (parfois en bois) courant à flanc de coteaux destiné à assurer l’irrigation des villages ou des prairies pour faire pousser le fourrage nécessaire à l’élevage. Certains de ces ouvrages sont étonnants et franchissent des parois à pic ou s’accrochent à elles. Aujourd’hui de très nombreux bisses ont disparu. (BNR.)

 

2 – Le Valais est francophone, en aval du Rhône, jusqu’au lac Léman et germanophone à partir de Sierre – et donc Brigue – en remontant vers les sources du Rhône. (BNR.)

 

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Ce livre numérique a été édité par la bibliothèque numérique romande https://ebooks-bnr.com/ en février 2018. — Élaboration : Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : pour les ELG : Jean-Marc, MichelB, Coolmicro ; pour la BNR : Sylvie, Françoise. — Sources : Ce livre numérique est réalisé à partir de la numérisation du Groupe des ebooks libres et gratuits que nous avons corrigée et adaptée en fonction de notre édition de référence, Œuvres complètes 18 Le Garçon savoyard Si le soleil ne revenait pas, Lausanne, Mermod. 1941. La photo de première page, Le cirque de Creux de Champ le matin, a été prise par Laura Barr-Wells le 14.02.2012. — Dispositions : Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu… – 192 – — Qualité : Nous sommes des bénévoles, passionnés de littérature. Nous faisons de notre mieux mais cette édition peut toutefois être entachée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rapport à l’original n’est pas garantie. Nos moyens sont limités et votre aide nous est indispensable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et à les faire connaître… — Autres sites de livres numériques : Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui répertorie un ensemble d’ebooks et en donne le lien d’accès. Vous pouvez consulter ce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

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3 novembre 2013

Ramuz, Adam et Ève

 

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Avertissement

Pour qui ne connaîtrait pas cet écrivain, Ramuz compte autant d'admirateurs que de détracteurs. Ceci tient essentiellement à son style unique qui, ayant été longuement critiqué, a vu sa marginalité accentuée, avant qu'il soit enfin reconnu, et désormais admiré par de nombreux passionnés de littérature.

Écrivain suisse francophone, ses écrits - et son style - ont été notablement inspirés, comme ici, par le monde paysan et montagnard de son pays, dont il cherche à reproduire au plus près parler et mentalité, au prix de quelques expressions et métaphores rarement, voire jamais lues, voire déplaisantes, voire savoureuses...

Reste que son style, comme vous le verrez dès les premières pages, peut pour le moins déconcerter et porter à abandonner la lecture (nul n'est tenu à la contrainte). Ou à poursuivre plus avant dans son oeuvre ("Derborence" est dans ce cas recommandé en priorité).

 

 

JCP

3 novembre 2013

Charles-Ferdinand RAMUZ, Adam & Ève

 

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PREMIÈRE PARTIE

 

I

 

                            Mme Chappaz jeta dans la poêle pleine d’huile bouillante les pommes de terre coupées en tranches minces, et elle recula vivement, tout en renversant la tête en arrière.

Puis elle s’est mise à secouer la poêle à petits coups, pendant que l’huile à la surface du récipient faisait des bosses, comme quand le lac « brasse » par le mauvais temps.

C’est alors qu’elle a vu Bolomey qui arrivait.

Quelle heure peut-il bien être ? L’horloge a sonné un coup dans le corridor. Une heure de l’après-midi. « C’est drôle », a pensé Mme Chappaz qui secoue de nouveau sa poêle, ayant sur les joues deux petits bouquets de roses minutieusement peints comme sur un vieux cadran de pendule.

Bolomey s’était assis à une des tables sous les arbres dont les bourgeons venaient seulement de s’entrouvrir, de sorte qu’ils étaient tout entourés encore d’une fine poussière, comme si on avait secoué dessus le contenu d’un vieux sac à ciment ; et Mme Chappaz : « À ces heures ! » Elle a pris dans le four le plat qu’elle y avait mis chauffer ; elle empoigne la poche plate percée de trous qui brillait comme de l’argent, étant fraîchement étamée ; elle s’est tournée vers sa fille Lydie qui entrait :

— Va lui demander ce qu’il veut.

— Qui ?

— Tu ne vois pas ?

— Tiens, c’est Louis, a dit Lydie ; qu’est-ce qu’il fait par là ?…

Lydie alors a déposé sur la table son plateau de bois à poignées, où il y avait une soupière et des assiettes ; une grande fille qui a dit : « Il fait chaud », et elle mord dans une pomme.

Lui, n’avait pas bougé de sa place. Il s’y était assis et accoudé ; elle venait, il ne bouge pas. La cuisine ouvrait directement sur la terrasse ; il avait dû pourtant entendre le bruit que la porte avait fait en s’ouvrant et qu’on venait : il n’a pas bougé. Elle lui a dit :

— Bonjour, Monsieur Louis.

Il n’a rien répondu.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

— Un café.

— Nature ? Il a hoché la tête ; c’est tout.

Elle a repris sa pomme, qu’elle avait fourrée avant de sortir dans la poche de son tablier et a mordu dedans tout en s’en retournant, pendant que les pommes de terre saupoudrées de gros sel attendaient sur leur plat ovale. Elle mordait dans sa pomme :

— Un café nature.

— Va toujours servir ces messieurs, dit Mme Chappaz ; je prépare le café pendant ce temps.

Mme Chappaz prit un linge où elle s’essuya les mains. La grande cafetière de cuivre était au chaud sur un coin du fourneau : « Qu’est-ce qu’il peut bien lui être arrivé, qu’il soit ici à des heures pareilles ? » Elle regarde Bolomey par la fenêtre ; elle voit qu’il est assis tout seul sur la terrasse et il ne bouge toujours pas. Puis elle le voit qui hoche la tête. Elle s’est essuyé les mains, elle pend le linge à son clou ; elle prend un verre sur le rayon où ils étaient rangés en grand nombre les uns à côté des autres ; elle voit Bolomey qui tire un papier de sa veste, qui l’a lu (c’était vite lu) ; alors il semble réfléchir, le plie à nouveau, le remet où il l’avait pris ; et, légèrement balancée par un peu de vent, l’ombre bougeait sur ses épaules, percée de trous comme une éponge. Elle avait retourné le verre qui était un verre ordinaire, haut et étroit, ayant un large pied épais et plein de bulles ; elle regarde de nouveau ; elle voit qu’il ne bouge plus. Elle prend une cuillère dans le tiroir, trois morceaux de sucre qu’elle pose l’un à côté de l’autre sur un petit disque de nickel guère plus grand qu’une pièce de cinq francs, – à pas plus de dix ou quinze mètres d’elle sous les arbres, où il y a des tables, avec son chapeau de tous les jours, son veston de tous les jours, son pantalon de tous les jours, bien reconnaissable et méconnaissable. « Il aurait mieux fait d’épouser Lydie, se disait Mme Chappaz ; peut-être qu’elle se serait calmée. Et, pour lui aussi, ça aurait mieux valu. »

Elle soupire. Elle soupire bruyamment, secouant la tête comme Bolomey vient de faire, un garçon qui a du bien, un garçon qui est indépendant depuis que sa mère est morte, – et son orgueil était cette cafetière en cuivre bien fourbie au brillant belge, qu’elle vient de soulever, versant dans le verre un liquide brunâtre et trouble. « C’est dommage, puisqu’on est voisins, pense-t-elle. Et ça doit mal aller chez lui… » rangeant sur un plateau d’aluminium le verre, la cuillère, le sucre : « c’est dommage. Et puis il y a Lydie, mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il va falloir que je fasse de cette grande fille ?… » Lydie revenait justement :

— Tâche de savoir ce qu’il a. Ça ne doit pas aller avec sa femme.

— Tu crois ?… Tu es bien curieuse, maman.

Lydie, elle, ne l’est pas. Elle fait son service. Des clients à la salle à manger, d’autres dans la salle à boire, celui-ci enfin qui est seul sur la terrasse : elle passe de l’un à l’autre avec un poulet, un litre de vin, un café. C’est le métier. Elle avait fini de manger sa pomme. Elle voit qu’il fait aussi doux dehors que dans la cuisine, où le fourneau pourtant brûle depuis de bonne heure le matin, mais c’est qu’elle est basse et humide. L’hiver se tient réfugié dans nos maisons particulières alors qu’il a été chassé depuis longtemps par le printemps de dessous le grand ciel qui est à tout le monde. Grande, et est-ce qu’elle est maigre ? On ne sait pas bien. À cause peut-être de son chandail de laine, qui est de couleur trop claire, et d’un vert un peu faux parmi ces autres verts. Il est brun, lui, de la tête aux pieds ; elle, elle est jaune et verte. Elle pose le plateau où est le café à côté de Bolomey sur la table pas nettoyée, mais c’est qu’on n’avait pas encore fait la toilette de la terrasse. On voyait la plupart des chaises et des tables, qui étaient pliantes et en fer, être encore empilées contre le mur sous un petit avant-toit, parmi les toiles d’araignées et entre des tas de feuilles mortes que la bise avait poussées là de son balai méticuleux. Elle était sans gêne et semblait sans timidité ; lui, avait les coudes dans la poussière.

Elle a dit :

— Vous auriez pu au moins me laisser donner un coup de torchon, Monsieur Louis.

Peut-être que Mme Chappaz les surveillait par la fenêtre, mais on ne pouvait pas voir ce qui se passait derrière les vitres que le soleil faisait briller.

Bolomey n’a rien répondu.

 

Ah ! il faisait doux ; ah ! il faisait beau dans le monde. Il faisait tiède. Le vent passe, il vient de tous les côtés. Il vient de l’ouest où est la Sorge dans son vallon, il vient du nord où est le mont couvert de bois, il vient du sud où est le lac ; il vient de partout à la fois, faisant des remous où un premier papillon jaune monte et descend, tandis que ses ailes bougent comme les pages d’un livre ouvert, car c’est l’air qui les fait bouger.

Et lui et elle étaient dans ce vent ; elle lui a dit :

— Alors quoi, ça ne va pas ?

Il a haussé les épaules, étant toujours accoudé, dans son habit de grosse laine brune, devant le café qui fume dans le verre et les trois morceaux de sucre, – en avril, vers le 15 ou le 16 avril. — Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

Il ne répond rien.

— Oh ! moi, a-t-elle dit, vous savez, ce n’est pas pour vous questionner… Mais si vous aviez besoin d’un coup de main, n’est-ce pas ?…

Il secoue la tête, il n’a toujours rien répondu. On voyait qu’il y avait en elle beaucoup de hardiesse. Une autre se serait rebutée : elle, elle ne s’en allait pas. Est-ce seulement sa nature, ou si c’est parce qu’on était bien ici, dans ce mélange d’ombre et de soleil, dans cet air tiède qui sent bon, qui sent l’herbe, la feuille verte, la mousse, le sapin, l’eau du lac ? Elle reste là, elle a dit :

— Attendez, je vais chercher un torchon.

Il ne bouge pas. Elle revient.

— Excusez-moi, c’est tout de suite fait. Ah ! ces oiseaux !…

Levant la tête, et il y en a en effet plein les arbres, des gros et des petits, criant tous à la fois et se poursuivant dans les branches. Elle doit élever la voix, parce qu’on ne s’entend plus.

— Levez les coudes ; là… C’était dégoûtant…

Il y a des merles, des mésanges, des pinsons, des fauvettes, sans compter des moineaux en grand nombre, qui bougeaient dans les branches, parmi les pousses vertes, comme des feuilles mortes, pas encore tombées ; puis voilà qu’elles tombent :

— Comme ça, ça va mieux, hein ?

Elle avait mis le torchon sous son bras ; lui continuait à ne rien dire. Et tout à coup :

— Écoutez.

Il s’arrête. On a été étonné de sa voix qui était changée, et il a regardé autour de lui.

— Je voulais vous demander…

Regarde encore autour de lui :

— Mais n’en dites rien à personne… Est-ce que vous ne l’auriez pas vue ? Vous ne l’avez pas vue passer ?…

Elle a dit :

— Non.

Et c’est tout, et elle a dit non tout de suite, sans même s’être informée de qui il s’agissait, comme si elle le savait bien (et en effet elle le savait bien, il n’avait pas eu besoin de le lui dire) :

— Oh ! alors, a-t-il dit, alors…

Un oiseau passe tenant dans son bec un brin de paille qui a brillé dans le soleil comme une petite chaîne d’or. C’est des choses qui arrivent. Elle ne semblait ni étonnée, ni désireuse d’en savoir davantage, ni excitée par la curiosité comme sont généralement les femmes ; – calme, au contraire, un peu plus attentive seulement.

— Il y a combien de temps que vous étiez ?…

Il a dit :

— Six mois.

— Oh ! dit-elle, elle a peut-être été faire une course.

 

Avec sa grande bouche, ses belles dents, son visage un peu maigre aux traits chiffonnés, ses cheveux bruns et raides coupés à hauteur des oreilles ; – une grande fille, qui connaît la vie. Et peut-être est-ce bien pourquoi il s’est ainsi adressé à elle. Il est là tout seul, il a besoin peut-être d’avoir quelqu’un qui partage son chagrin. Car il secoue la tête encore, tirant le papier de sa poche :

— Elle m’a laissé un mot. Seulement, je n’y pouvais pas croire.

Tenant le papier plié en quatre, au bout de ses doigts, tandis que le café devenait froid dans son verre.

 

 

 

II

 

Il y avait un peu plus d’une année que la mère de Bolomey était morte ; elle était morte le jour de Noël. Il ne se rappelait pas d’avoir connu son père, l’ayant perdu quand lui-même n’était qu’un tout petit garçon. C’était donc le jour de Noël. Il y avait un peu de neige, ce soir-là, pas beaucoup. Il était sorti, vers les six heures, pour aller acheter du tabac au village.

— Tu ne t’attardes pas, Louis, avait-elle dit. Je t’attends pour le souper.

La nuit était déjà tombée, mais elle était toute blanche d’étoiles ; elles étaient aussi nombreuses que les grains de sable au bord de la mer. Il y avait une vapeur dans le milieu du ciel qui éclairait doucement, faite d’une poussière d’astres, – un chemin blanc et nous les hommes étions dessous, sur nos chemins à nous. La cérémonie venait justement de finir à l’église, comme Bolomey arrivait sur la place, sous les étoiles, par un peu de neige, de sorte que beaucoup de femmes et d’enfants rentraient chez eux, et quelques hommes, parce que Jésus est né. Il avait rencontré des connaissances ; il avait été boire un verre avec des amis, étant bien obligé d’ailleurs d’entrer dans le café pour y acheter son tabac, car la boutique était fermée.

Il s’était ainsi mis légèrement en retard. C’est pourquoi au retour il se hâtait sous la Voie lactée pas changée, cette écharpe qu’il semblait que le vent eût fait se tordre sur elle-même, blanche et vaguement transparente, au-dessus de lui ; et il y avait au-dessous de lui un peu de neige blanche et vaguement transparente.

Il s’était étonné de loin, voyant que la porte de la maison, malgré le froid, était ouverte. Il se dépêchait, mais n’a pas compris, pendant qu’il était sous la Voie lactée qui se tord dans le milieu du ciel depuis toujours au-dessus de nous. Il a fallu qu’il eût d’abord poussé la porte du jardin.

Elle était drôlement couchée devant la porte dans la neige.

Qu’est-ce qu’elle a ? elle a glissé, elle s’est peut-être cassé la jambe. « Mère… » il l’appelle de loin. « Mère ! parce qu’il lui parle, qu’est-ce qu’il y a ? je viens. »

La porte de la maison continuait à être grande ouverte. Ah ! si drôlement couchée de côté, la joue droite dans la neige, et elle serrait encore une bûche sur sa poitrine des deux mains, comme si c’était un petit enfant qu’elle eût tenu, parce qu’elle revenait du bûcher : ce soir-là, le soir de Noël.

À peine si elle avait encore ouvert les yeux quand il l’avait prise dans ses bras, si légère et en même temps si lourde. Une vieille femme. Soixante-quatorze ans. Quelques vieux os, et puis beaucoup de vêtements autour et plusieurs épaisseurs de laine ; toute froide déjà, tout immobile, – qu’il avait portée sur son lit, puis il avait couru chercher le médecin.

 

Et il s’était trouvé seul dans la vie. Seul dans cette petite maison à toit brun dans les arbres où ils avaient vécu trente-six ans ensemble, elle et lui ; et il faisait le jardin, il soignait ses ruches, il allait pêcher ou chasser, il distillait les fruits du verger, il faisait du cidre avec ses poires et ses pommes, ayant ainsi ensemble un petit bien qui leur permettait de vivre, les deux ; – qu’est-ce qu’il reste de tout ça ? Il voit : c’est lui ; il reste moi.

Il doit maintenant apprendre à tenir le ménage. Il va être midi ; il est seul. Il s’était habillé, ce matin-là, une fois de plus, et, une fois de plus, avait remis ses vêtements pour les ôter, le soir venu ; il voyait que tout est recommencement dans la vie. C’était il n’y avait pas encore tout à fait une année. Une chose n’est faite, que pour être défaite, puis être refaite par nous, puis être défaite à nouveau. On y consent parce qu’il faut bien, mais avec fatigue. De sorte que même ses réveils étaient tristes, voyant devant lui la journée qu’il connaissait tout entière d’avance faire place déjà à la suivante, toute pareille, qui la niait.

 

Il s’était levé, ce matin-là, comme toujours ; il avait été travailler au jardin. Il faut bien se défendre contre les choses, quand même on sait qu’elles sont plus fortes que vous et l’emporteront pour finir.

Attacher des branches, – qui retomberont. Écheniller un rosier, – où la vermine se remettra. Il allait devant les ruches autrefois peintes en belles couleurs et qui peu à peu étaient devenues grises : alors il faudra les repeindre. Il voyait la nature tourner autour de lui avec ses saisons, ses nuits, ses sautes de vents, toute en répétitions. Et alors, lui aussi, il voyait qu’il se répétait, allant avec lui-même et son ombre sans fantaisie le long des touffes d’œillets de poète qui se resèment avec entêtement, – faisant toujours une même ombre à la même distance et à la même place, devant, puis à côté de lui.

 

Il y avait aussi dans la cuisine une vieille horloge à caisse sur le cadran de laquelle il allait jeter un coup d’œil de temps en temps, mais il connaissait l’heure d’avance. Il se disait : « Il doit être onze heures moins le quart », il était onze heures moins vingt. Ah ! là non plus, point de surprise.

 

C’était en mai ; c’était cinq mois après la mort de sa mère ; il avait empoigné les deux gros arrosoirs peints en vert à l’extérieur et en rouge au dedans. Il a porté les arrosoirs au filet d’eau qui coulait par un tuyau de fer dans un vieux bassin de granit ; c’est une toute petite source, parce que l’eau est rare dans la région. Il bourre sa pipe. Il fait une ombre qui est à présent derrière lui. Et il voit que tout est en vie pourtant autour de lui : il y a la chanson de l’eau ; il y a la rencontre d’une chose avec une chose, et le plaisir qu’elles y prennent. Elles vous le disent. Il écoute, en tirant sur sa pipe, l’histoire que l’eau commençait dans l’arrosoir d’une voix très haute, mais qui descend et s’assourdit. Tout est en vie, – regardez la terre qui a chaud, car il faisait très chaud ce jour-là, et il faisait sec depuis longtemps ; – et le plaisir qu’elle a à me voir venir, parce que je lui apporte la pluie, sous les hautes passe-roses pas encore ouvertes, sous les rosiers qui commencent à fleurir, – ouvrant toutes ses petites bouches, puis faisant entendre un bruit comme quand le chien courant après une longue chasse se jette sur sa soupe.

 

Une cloche s’était mise alors à sonner midi au village, de l’autre côté du vallon. Certains jours on ne l’entendait pas du tout, certains autres jours très bien.

 

Ça dépendait du vent et du temps ; c’était selon que le vent soufflait de l’est ou de l’ouest ; aujourd’hui, il devait souffler de l’ouest, et le vent prend le son en passant et il vous l’apporte en cadeau, disant la présence des hommes au-delà des régions désertes qu’il y a entre eux et nous. Eux, là-bas, revenant de leurs vignes ou des champs, vont s’asseoir devant un morceau de lard, puis iront dormir un moment ; ils donnent l’exemple.

 

Bolomey pose les arrosoirs retournés contre le mur, puis détourne ses yeux d’une certaine place qui est devant la porte et qu’il lui faut franchir quand même. Il allume son feu, il est seul.

Il met sa pipe qui s’est éteinte dans sa poche où elle fait une place chaude.

Il prend une assiette dans le vaisselier et un verre.

Il frotte avec un papier de journal le dedans de la poêle qu’il a d’abord mise chauffer légèrement sur le feu.

Il est seul ; il fait les travaux de l’homme et ceux de la femme.

Il casse deux œufs sur le bord de la poêle où il a mis un morceau de beurre.

Il vient s’asseoir à la table devant une bouteille entamée et son omelette ; il n’a pas faim.

 

C’était il n’y avait pas encore tout à fait une année, vers les midi et demi, et cinq mois après la mort de sa mère. Il n’y avait pas bien longtemps qu’elle était assise encore en face de lui : – là où étaient les vieilles rides sous le bonnet à ruche noire, il n’y a que de l’air, c’est tout, et il y a l’ombre, et c’est tout. Il y a l’ombre qui est traversée par une barre de soleil posée de champ sur le carreau par un de ses bouts. L’égouttoir pendu à un clou, la planche à hacher sa voisine. Il se dit : « Et il y a moi ? » Mais il se dit aussi : « Est-ce que j’existe seulement, est-ce que je compte ? » étant silencieux, étant secret, étant solitaire, tandis que la vie se poursuit.

 

Séparé de la vie, séparé de la nourriture. Il se verse à boire, il vide son verre d’un coup. Et ça ira ainsi, pense-t-il, jusqu’au bout. Le pain passe mal, l’omelette est rêche sur sa langue : à quoi est-ce qu’on peut bien servir ? Le grand bruit dure, qui est la vie ; lui, fait silence, n’ayant rien à dire, n’ayant personne à qui parler. Il repousse son assiette, il bourre sa pipe pour se consoler, mais est-ce qu’on se console ? Il bourre sa pipe qu’il allume, puis souffle devant lui une grosse bouffée de fumée qui prend forme dans le soleil en même temps qu’elle se revêt d’une belle couleur bleue.

 

Il s’est levé. Où est-ce qu’il va ?

 

On le voit qui sort dans le corridor ; il suit le corridor jusqu’à la porte d’entrée. Il titube dans la lumière comme un homme qui a trop bu. Frappé sur la tête et en pleine figure, il recule. L’air est comme une machine à battre en plein fonctionnement, avec ses roues, ses palettes, ses trémies, son tuyautage, tout un système d’engrenages ; elle bourdonne, elle gémit, elle craque, elle crie, elle ronfle, elle crache, elle tousse au-dessus de lui et autour de lui. Et plus bas que lui, et plus haut que lui, dans les arbres, parmi les rosiers, à ras de terre.

Ah ! ça vit trop, pense-t-il, ça s’agite trop, ça s’amuse trop (pour moi) ; il est triste, il est fatigué. Et la tête lui tournait, c’est pourquoi il avait cherché des yeux un endroit tranquille où il pourrait aller s’étendre.

 

Il jette encore un regard dans le vallon où nul être de son espèce ne se voyait, parmi toutes ces autres espèces d’êtres errantes et retentissantes, et en même temps plein d’un grand silence pour le cœur. Il y avait, dans le bout du jardin, un coin de pré où l’épaisseur de la terre végétale donnait naissance à une haute herbe bien verte et drue ; il s’y est laissé tomber dans l’ombre d’un gros noyer qui se dressait là. N’être plus, s’oublier soi-même. Il défait sa taille d’homme qui le gêne, se laissant aller en arrière sur le coude, puis avec le dos contre la pente qui le reçoit.

 

L’herbe s’est pliée sous lui, tandis que sur le côté de son corps elle le domine et le dépasse, comme si elle voulait dire : « Il n’y a plus personne, je l’ai repris, ne vous occupez plus de lui. »

Il ne voyait plus rien lui-même, sauf beaucoup de petites fleurs plus hautes que lui : des clochettes blanches, des clochettes bleues, des boutons d’or qui se penchaient sur sa personne. Elles semblaient lui dire : « Qui es-tu ? » Lui, disait : « Je ne suis rien, ne vous inquiétez pas de moi. »

 

Et, au-dessus de lui, ayant mis les mains sous sa tête, le ciel alors s’était montré entre les frêles pousses brunes du noyer pas encore complètement ouvertes (car l’arbre est tardif, c’est le plus tardif de tous les arbres de chez nous), ne donnant qu’une ombre clairsemée. Le ciel était tout bleu ; il était vu comme de haut en bas. Il était vu comme quand on se penche sur un lac du haut d’un rocher, et il y a une voile dessus qui était un petit nuage, comme dans un retournement du monde.

 

Il avait fermé les yeux, il les a rouverts et le monde se retournait. On voyait la voile glisser, se gonfler, et puis pencher de côté : c’était un petit nuage. Puis elle s’en va, toute légère, ne pesant pas plus qu’une pensée dans l’esprit, – et passe.

 

Ah ! se dit-il, où est-elle ? il la cherche des yeux et ne la trouve plus.

 

Il n’y a plus de nuage.

Il était bien.

Il était comme quand on va mourir.

 

 

*** *** ***

 

Et l’Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam ; et Adam s’endormit et Dieu prit une de ses côtes, et il resserra la chair à la place. Et l’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise à Adam et la fit venir vers Adam.

 

 

 

III

 

— Ah ! dit-il, ah ! je vous demande pardon…

Il se frottait les yeux. Elle était là, tandis qu’il n’avait pas bougé, étant étendu encore tout de son long sur la pente du talus. Elle était là et elle ne disait rien dans sa surprise ; alors il avait commencé à la voir, il s’était dit : « C’est quelqu’un. » Il s’était dit : « C’est une femme. » – « Et puis, non, se disait-il, ce n’est personne ; c’est seulement un rêve que j’ai fait. »

 

Car elle ne bougeait pas non plus. Mais il la regarde mieux et avait vu qu’elle ne se défaisait pas, bien au contraire, et qu’elle durait, étant quelque chose d’opaque, quelque chose de consistant, étant une réalité, ayant une forme et un poids ; alors il s’est tourné légèrement de côté sur le coude.

 

— Oh ! Monsieur…

Elle parlait.

— Oh ! Monsieur, vous ne pourriez pas me dire où est le chemin… Je crois que je me suis perdue.

Elle a une robe bleue, des bas de soie couleur chair. Il la voit de bas en haut.

— Ah ! dit-il, le chemin est tout près, là derrière. Elle a dit :

— Ah ! je vous remercie…

 

Il voit qu’elle a les cheveux noirs et bouclés (de bas en haut). Les joues rondes et brunes, de bas en haut, les épaules larges. Et voilà qu’elle se rassurait, pendant qu’il se mettait assis, parce qu’au lieu de se sauver, pendant qu’il se mettait assis, elle est demeurée là, ayant seulement reculé d’un pas ou deux. Il se frotte encore les yeux ; puis la regarde encore, puis sa propre personne :

— Excusez-moi, Mademoiselle, on n’est pas en tenue…

Il dit :

— C’est qu’il fait chaud.

 

Montrant sa chemise qui est ouverte sur sa poitrine et le pantalon de toile qu’il a, avec une ceinture de cuir, c’est tout ; pendant que les sauterelles lui sautent dessus, ouvrant leurs ailes rouges dans la belle herbe ou bien sont suspendues à la tige d’une fleur. Et tout d’un coup un grand changement s’était opéré en lui, pendant qu’elle recommençait à parler :

— Oh ! Monsieur, c’est moi…

Elle voulait dire : « C’est moi qui m’excuse » ; elle parle à présent d’une voix naturelle ; elle tenait son chapeau des deux mains contre sa jupe gonflée de vent, où le mélange de l’ombre et du soleil faisait comme une broderie.

 

— J’aurais dû faire attention, j’ai été distraite. Je ne vous avais pas vu. Et puis je me suis dit : « Eh ! un homme, eh ! un homme ! » Alors je n’ai plus eu la force de bouger.

Il a dit :

— Ça va mieux ?

— Oh ! oui.

Elle a ri en montrant ses dents ; elles étaient comme les petites pierres blanches qu’il y a au fond des ruisseaux. Puis recommence :

— Alors je n’ai qu’à prendre à droite, n’est-ce pas ?

Il dit :

— Oh ! je vais vous montrer, parce qu’on s’y connaît un peu.

 

Il se lève. Il est grand, pas beaucoup plus grand qu’elle. Grand, large d’épaules, solidement bâti, et elle de même. Il élève sa taille à côté de la sienne dans l’ombre du noyer où il a été étendu, mais il est debout. Il reboutonne d’une main le devant de sa chemise, qui est une chemise bleue à rayures blanches. Il était mort ; il est vivant. Il dormait, il est réveillé. Il est ressuscité dans son corps dans un monde ressuscité. Il s’est approché d’elle, le chant des oiseaux l’accompagne. Il vient, il marche avec elle ; il sort dans le soleil, elle sort dans le soleil ; ils sont deux, ils sont grands tous les deux, ils sont presque de la même taille, ils sont accordés (c’est ce qu’il lui semble) et comme depuis toujours et comme pour toujours (c’est ce qu’il lui semble), pendant qu’il disait :

— Vous comprenez, on est ici tout près de chez moi, alors je m’y connais…

Le chant des oiseaux les accompagne ; il se retourne :

— J’habite là.

— Ah ! dit-elle, c’est joli. — N’est-ce pas que c’est joli ?

Et puis il dit :

— Vous, vous avez pris par la passerelle ?…

Elle dit oui.

— Eh bien, on va faire quelques pas ensemble. Oh ! ça ne me dérange pas du tout… Alors vous faisiez un petit tour… Ah ! chez votre oncle… Ah ! pour quelques jours, ah ! c’est ça… La maison neuve ?… Ah ! il est retraité… Des chemins de fer ?…

 

Il parle, elle parle un peu ; il questionne, elle répond ; ils montent l’un à côté de l’autre la pente, parmi l’herbe haute, puis moins haute, l’herbe drue, puis moins drue, l’herbe verte, puis moins verte ; – la pente où le terrain enfin devient du sable avec quelques touffes de thym pleines d’abeilles. Elle s’appelle Adrienne, elle s’appelle Adrienne Parisod ; moi je m’appelle Louis, je m’appelle Louis Bolomey…

 

Le café est froid dans son verre. Il est toujours sur la terrasse ; il est seul, – il est seul de nouveau. Oh ! comment est-ce que c’est possible ? Il n’y a pas encore une année. Car, à l’automne, il l’avait épousée ; et on est seulement en avril.

 

Il a sorti de sa poche une pièce de cinquante centimes qu’il pose à côté de son verre resté plein. Où est-elle ?

Il cogne sur la table pour appeler et on ne vient pas : pourquoi est-ce que Lydie est partie ?

 

Et il voit qu’on ne vient pas, alors il se lève ; et retraverse la terrasse en sens inverse.

 

Six mois après son mariage.

Il avance sous un ciel tout dallé de petits nuages blancs, carrés et courts, juxtaposés, comme lorsque la glace vient de céder sur un étang ; et ils ne laissent entre eux que d’étroites fentes de ciel où le soleil se montre, se recache presque tout de suite, puis se montre de nouveau.

 

Lui, s’est avancé jusqu’à la vue : Où es-tu ? elle n’est pas là. D’où il se tient, on voit tout le vallon : il voit seulement qu’elle n’est pas là. On voit la pente qui descend jusqu’à la rivière, comment elle est plantée ou pas plantée, cultivée par places, pas à d’autres, avec de l’herbe, des buissons, puis des endroits où on exploite le sable, – il voit seulement qu’elle n’y est pas. C’est beau à regarder, c’est ennuyeux à regarder. Il regarde quand même ; il voit comment la route fait une grande courbe pour aller chercher la rivière, qu’elle passe sur un pont bas.

 

À ce moment, le soleil s’est caché : il n’y a plus eu de différences entre les choses. Tout devient gris et égal pour la vue comme après une petite pluie ; on n’apercevait plus que vaguement le tracé de la route, – qu’il suit de l’œil, – qui passe la rivière, puis remonte l’autre versant en une longue ligne oblique. Il attend avec patience que le soleil soit reparu, qui revient en effet bientôt, ayant eu pitié de lui, et lui a dit : « Voilà », comme quand on déplie une carte sur la table : hélas !  personne, toujours personne. On constate seulement qu’en amont de la route, il y a le viaduc du chemin de fer aux nombreuses et belles arches. La voie ferrée ne descend pas comme la route chercher l’eau, mais va tout droit d’un bord à l’autre du vallon soutenue par ses arches dans les airs ; c’est beau. Il compte ces arches de pierre, et elles sont de plus en plus hautes à mesure qu’on se rapproche du milieu du viaduc, puis diminuent de nouveau ; où est-elle ? en belle pierre grise veloutée qui brille doucement dans le soleil reparu. Les trains passent dessus ; les trains vont à plat et droit devant eux de l’un à l’autre bout du monde. Mais le soleil se cache de nouveau et Bolomey se dit :

« Quoi faire ? Pourquoi est-ce qu’elle est partie ? »

Il ne comprend pas, il ne comprendra jamais. Il s’est assis près d’un buisson sous les nuages et tire de sa poche le papier qui est plié en quatre dans une enveloppe pas collée : c’est une simple feuille de carnet, finement quadrillée en rose, où on a écrit à l’encre violette quelque chose ; et c’était posé sur la table. C’était un matin. Il était sorti. Il avait été voir ce que donnait le repeuplement de la Sorge. La société de pisciculture, car il était pêcheur aussi. Il y avait dans le fond des mares des petites fumées grises qui se dissipaient dès qu’on approchait. Et ce papier, quand il était rentré vers midi, était posé bien en vue sur la table de la cuisine ; mais il se dit une fois de plus : « Est-ce vrai ? est-ce possible ? » et il ne peut pas y croire, dépliant la feuille qu’il tire de son enveloppe.

 

Un train passe. Sa grande voix s’élève brusquement, comme quand il y a un coup de vent avant l’orage ; et toutes les autres voix se taisent, étouffées par lui, qui n’est qu’un fil noir. Mon cher Louis… Un mince trait noir jetant des étincelles, qui sont le soleil dans les vitres. Je m’en vais, ne m’en veux pas. Oh ! cher Louis… Car le soleil est reparu pendant que la rumeur grandit, grandit encore, remplit un instant l’espace, – puis, s’affaissant sur elle-même, tout à coup elle n’est plus.

 

On entend un merle. On entend le bruit de la Sorge. On entend les appels d’un klaxon sur la route. Il s’entend lui-même, il entend sa voix, parce qu’il lit tout haut et c’est sa voix qui dit : Je t’écris ce petit mot pour que tu ne sois pas fâché contre moi… Il entend son cœur. Je voudrais que tu ne sois pas fâché contre moi, peut-être est-ce seulement que je suis trop jeune… Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle s’ennuyait. Elle est partie.

Et, s’étant remis debout, voilà qu’il la demande aux arbres ; il leur dit :

« Vous ne l’avez pas vue ? »

Les terrains sablonneux d’en face, ayant été creusés pour l’exploitation du gravier, sont comme des caisses posées en retrait les unes sur les autres : « Vous ne l’avez pas vue ? Et, toi, tu ne l’as pas vue ? » C’est un cerisier, avec ses bouquets de fleurs grises, parce qu’elles ne sont pas encore entièrement ouvertes ; – tandis que les jeux de l’ombre et du soleil sur les étages de la gravière déplacent continuellement leur système d’empilage. « Tu ne l’as pas vue ? Toi non plus ? »

Cette fois, c’est un poirier pointu. Un haut poirier de poires étrangle-chat et l’ombre qu’il projette en réponse est comme les tristes restes d’un de ces grands feux de broussaille qu’on allume au premier printemps, quand les merles commencent à chanter. Non. Le poirier dit non avec son ombre.

Et toi ? c’est un petit bouleau. Il lui a dit : « Est-ce que tu comprends ? Après six mois seulement de mariage ? » Le petit bouleau a fait avec ses branches un mouvement plein d’indifférence, parce qu’un coup de vent à deux ou trois reprises le balance d’arrière en avant.

 

Alors pourquoi ? Il ne comprend pas, mais personne ne peut comprendre. Il est arrivé au bord de la rivière ; c’est sa vieille amie pourtant, c’est sa compagne de toujours : il ne la reconnaît plus. Elle, elle ne se tait pas assez. Elle parle trop, elle, et trop en désordre, – trouble, volubile, surabondante, riant et pleurant pêle-mêle. Tant de fois on est venu s’asseoir à côté d’elle. Il y avait des moments de l’année où l’eau était si calme qu’on se voyait dedans. Vous étiez devant vous-même, dans ces morceaux de miroir à peine rattachés ensemble par une mince chaînette dont on voyait briller les mailles parmi les pierres. Tout occupée de vous, toute pleine de vous, avec une petite voix comme quand un enfant lit laborieusement dans son livre une histoire. Tant de fois, pense-t-il, et cependant tu ne me reconnais pas. C’est une course précipitée ; elle passe, elle n’est déjà plus. C’est nouveau sans cesse et déjà passé. Écoulement, rapidité. Ça se construit et se détruit sans cesse comme nous ; ça s’élève, ça retombe. Ça vient, c’est déjà loin ; ça revient et c’est déjà loin.

L’eau jaune avait gagné les berges où elle avait entrelacé les longues herbes sèches de l’année précédente aux nouvelles petites pousses d’un beau vert, faisant comme un ouvrage de vannerie à mailles fines. La branche retombante d’un buisson qui trempait du bout dans le courant s’agitait inutilement, avec toujours le même geste.

 

 

 

IV

 

— Alors, a dit Gourdou, à un homme qui travaillait dans son champ, il faut croire que la terre est toujours basse par ici.

— Et heureusement encore que je ne suis pas tant grand !

— Toujours trop.

Gourdou interpelle un homme en passant, et avec familiarité, car il connaît tout le monde et tout le monde le connaît dans le pays, depuis vingt ans et plus qu’il y fait ses tournées. Il a un peu bu, pas trop. Il est grand et fort, corpulent, et encore vif et souple, malgré l’âge, car il a près de septante, comme il dit, septante ans, c’est-à-dire soixante-dix ; les joues rouges semées de poils blancs et de boutons comme des framboises. Un beau teint de soleil couchant. Les cheveux frisés sur le front, mais on ne peut pas les voir pour le moment, à cause de son chapeau de feutre ; à part quoi toute sa personne est vue, tout l’ensemble de son personnage, parce qu’il vient d’en haut, ayant sa canne d’épine à corbin dans la main droite, sur la hanche gauche un gros bissac de cuir. Il nous voit de haut en bas, quand il vient ; il nous domine.

 

Il est raccommodeur de faïence et rétameur ; c’est lui qui répare la vaisselle cassée ; c’est lui qui remet à neuf les fourchettes et les cuillères ; – il est tape-seillon comme on dit.

Le lac est gris clair comme du fer-blanc, lisse comme un toit de tôle. Il faut voir comment c’est ici et que c’est assez désert et peu peuplé, pendant que Gourdou vient à travers le vignoble, qui est là-haut comme beaucoup de serpillières mises à sécher en plein soleil ; puis, au moment où la pente faiblit, la couleur du pays change. Le pays noircit. Le pays tout à coup se couvre de vergers pleins d’arbres assez petits et bas, des pruniers, des poiriers, des cerisiers surtout, qui font de loin comme une planche de persil. Et il y a peu de monde dans les champs ; mais Gourdou parle à ce monde de près ou de loin, tout en venant.

— Ah ! éparpillés ! leur dit-il. Ah ! posés les uns à côté des autres ! Ah ! appliqués quand même pour pas grand’chose à un travail toujours le même ! ah ! couchés tard ! ah ! levés tôt ! Il lui arrive de parler tout seul, disant des choses tristes d’une voix gaie.

— Rien ne nous est donné qu’on ne le prenne, c’est à dire qu’il faut y mettre tout son temps et toute sa peine pour le morceau de pain qui fait besoin et l’assiette de soupe qui fait besoin, couchés tard, et levés matin, est-ce vrai ?

 

Maintenant il parle tout haut.

— Séparés et collés ensemble. Unis par le dehors, par les lois, par les habitudes, désunis du dedans : frères et étrangers, père et fille et étrangers, mère et fils, mari et femme…

 

Il repousse sa sacoche, il lève celle de ses mains qui tient la canne ; à qui est-ce qu’il parle, est-ce que c’est au vallon ? Le soleil est devenu rouge comme de la cire à cacheter derrière le brouillard ; on peut le regarder en face. Rouge et rond comme un cachet sur une lettre. Et le lac à présent est comme du papier sale. Le vallon se tient un peu plus en avant que le lac, un peu plus près de nous, ouvrant sa poche pas cultivée au milieu des terres cultivées.

À qui est-ce que Gourdou parle ? Est-ce au pays ou est-ce aux gens ? car il continue à parler. Et à présent il n’y a plus personne, mais il continue à parler.

— Ah ! oui, c’est qu’on est séparés !…

Il rit.

— Séparés dans la vie, séparés dans la mort.

Car on meurt seul, comme on est né. Pendant qu’on voit une femme qui pousse sur le chemin dans une voiture d’enfants à roues de bois, dont les galons déchirés pendent, une charge de bois mort qu’elle ramène de la forêt, – vue de loin, vue d’en haut pendant qu’il parle ; et des automobiles passent, une rouge, qui est découverte, une noire, qui est fermée, un camion qui traîne derrière lui une queue de fumée bleue que la vitesse soulève. — Posés les uns à côté des autres pour un petit moment, dit-il, ô les condamnés à mort ; mais ça ne fait rien, dit-il ; et condamnés aux travaux forcés, mais ça ne fait rien ; ils ne savent pas. Moi, je sais… Et puis il dit :

— Mais, moi, j’ai truqué…

La famille Chappaz était au complet. Mme Chappaz lisait la Feuille d’Avis dans la cuisine. Ses deux filles, Lydie et l’aînée, Mme Métraux, étaient en train de ranger la vaisselle. Dans la chambre voisine, dont la porte était entr’ouverte, il y avait son gendre, M. Métraux, et ses deux petites-filles : Gladys la plus grande (c’est des noms bien distingués, mais ils sont à la mode depuis quelques années dans nos villages) et Éliane. Gladys avait six ans, Éliane quatre. M. Métraux était comptable à la Verrerie de Saint-Prex. Elle a un nœud dans les cheveux, un énorme nœud grenat : c’est la petite. Elle porte par-dessus sa robe une sorte de jaquette en laine mauve crochetée : c’est la grande, c’est Gladys. La petite s’endort sur un livre d’images, mais la grande est debout, à côté de son père, devant un poste de T.S.F. à quatre lampes. Il fait beau, ce soir ; M. Métraux tourne un bouton : ça tousse, ça crachote. M. Métraux tourne un autre bouton : une voix enrhumée s’est mise à parler en italien.

— Oh ! papa, papa, d’où est-ce que ça vient ?

— Ça, c’est Milan.

— Où est-ce que c’est, Milan ?

Métraux fait un geste vague du côté de la montagne qui est au sud et que d’ailleurs on ne voit pas d’ici ; Éliane s’est tout à fait endormie sur son livre.

— C’est loin ? a dit Gladys.

M. Métraux est distrait :

— Oui.

— C’est plus loin que Morges ?

— Tu m’ennuies ! dit M. Métraux.

Et l’appareil tousse de nouveau, siffle, crache, puis émet une espèce de râle intermittent, – d’où tout à coup le chant d’un violon est né, et monte, solitaire et nu, couvrant le bruit de vaisselle qui arrive de la cuisine.

— Papa, et ça d’où est-ce que ça vient ?

— Ça vient de Stuttgart… C’est un opéra.

— Qu’est-ce que c’est, un opéra ?

— Tais-toi, je t’ai dit, tu m’ennuies.

— Oh ! écoute, papa, comment est-ce que ça vient ?… Ça vient à pied, ou quoi ?… Papa… Ou bien est-ce que ça a des ailes ?…

— Oui, dit M. Métraux, ça a des ailes…

Parce que l’orchestre éclate maintenant au complet, mais la petite voix n’a qu’à se faire encore plus aiguë :

— Alors, papa, est-ce que c’est comme les anges, tu sais ceux qu’il y avait sur la feuille de l’école du dimanche ?…

— Dis donc, Henriette… C’est Métraux qui appelle sa femme.

— Est-ce qu’on les voit, dis, papa ?

— Tu ne pourrais pas venir chercher les enfants ? dit Métraux, accompagné seulement par les flûtes. C’est pourtant l’heure de les mettre au lit. Puis par une clarinette.

— Je viens. Elle entre.

— Maman…

— Allons, Gladys, dépêche-toi… Dis bonsoir à ton père. Je t’expliquerai tout ça en te couchant… Oui, c’est des anges, seulement on ne les voit pas… On ne voit jamais les anges, viens vite… Pendant que les timbales commençaient à rouler de plus en plus vite, avec un effet de rapprochement, comme quand un gros camion cahote sur le pavé.

 

Gourdou, pendant ce temps, était entré par derrière, c’est-à-dire du côté où la bise souffle, du côté défavorisé, – la terrasse étant au midi. Il fallait traverser une espèce de hangar, fermé seulement à un de ses bouts par une paroi de planches ; on arrivait ensuite dans un corridor pas éclairé.

— Musique, disait-il, musique…

Il cherchait de la main la porte de la salle à boire qui se voyait mal dans l’obscurité. « Musique… » il l’a trouvée, il l’ouvre, il entre :

— Ah ! c’est pas vous, a-t-il dit, qui la faites…

Il y avait trois hommes qui étaient assis à une des tables, tout à côté d’un grand poêle en faïence blanche d’où débordait largement dans la salle l’énorme pavillon rose d’un phonographe qui se taisait :

— Je pensais bien, a dit Gourdou. C’est le patron… Bonsoir !

 

Eux, disent bonsoir ; on se connaît bien. C’étaient trois hommes des environs. On n’entendait plus rien, à présent, sauf qu’il y avait un peu de vent au-dessus du toit dans les branches. Mais une grande voix de femme a tout à coup percé le mur. Une grande voix de femme disant l’amour dans un long cri, et il monte, il monte, il monte encore ; puis brusquement se brise dans son élan comme la hampe d’un jet d’eau à bout de course, – se brise, retombe, s’éparpille.

— Charrette ! a dit Gourdou. Est-ce qu’on ne pourrait pas mettre deux sous dans l’appareil ?… Pour lui faire concurrence…

— Oh ! il ne marche plus bien, a dit quelqu’un.

— C’est dommage, a dit Gourdou.

Et la voix de femme reprend, plus basse, plus insinuante, obstinée, ressassant sans fin une même plainte ; – alors Gourdou donne un coup de poing sur la table.

— Hé ! y a-t-il quelqu’un ?

— Qu’est-ce qu’il vous faut ? a dit Lydie, qui est entrée.

La voix s’est tue.

— Ah ! bonsoir, Mademoiselle Lydie. C’est vous qui faites tout ce bruit ?

— Ah ! j’aimerais bien, a dit Lydie.

On voit par la porte restée ouverte Mme Chappaz qui lit son journal dans la cuisine.

Bulletin météorologique… vent du sud-ouest… Dépression sur la Finlande…

— C’était beau, hein ? a-t-elle repris.

— Ah ! a dit Gourdou, ça vous intéresse ?

Refroidissement général… Mais elle hausse les épaules ; elle disait :

— C’était Stuttgart.

Pendant que la voix continue : Précipitation à brève échéance… Pluie ou neige selon les régions…

— C’était du Wagner… C’est dommage… Mais mon beau-frère est trop impatient pour jamais laisser finir un morceau. Elle soupire.

— Et qu’est-ce que vous prenez ?

On voit sur le poêle le phonographe avec son pavillon rose qui se renfonce dans son silence comme s’il boudait.

— Si vous aviez un bout de saucisson, j’ai couru toute la journée.

La porte de la cuisine s’est refermée derrière Lydie. Et Gourdou, qui ne se tait plus : « Savez-vous encore où vous êtes, vous ? » C’est aux trois hommes qu’il s’adresse.

— Eh bien, vous avez de la chance. Parce que, c’est vrai, disait-il, on ne sait plus où on est au jour d’aujourd’hui. Est-ce en Allemagne, à Rome, à Bordeaux ?

Il s’était mis à boire et à manger ; il avait dit : « À votre santé. » On lui avait dit : « À votre santé. »

— En tout cas, pas chez nous… On lui avait dit : « Alors, toujours en tournée ? »

— Chez nous, est-ce que ça existe encore ? dites donc, vous qui en êtes, avec toutes ces importations, toutes ces primeurs, toutes ces musiques. On est trop petits et puis trop muets. Ça nous vient dessus, on se laisse faire, on est recouverts… Mangeant et buvant :

— Hein ? disait-il. Et la campagne, est-ce que ça existe toujours ?… Ah ! et comment est-ce qu’elle va ?… Pas trop mal, ah ! tant mieux. Vous comprenez, moi, je ne sais plus. Je ne sais plus où je suis, je passe… Moi, je n’ai rien, ni terre, ni maison, ni titres, ni femme. Vous êtes attachés, moi pas. Je suis indépendant de l’eau et du soleil, du ciel et de la terre…

 

Lydie, ayant fini de laver la vaisselle, avait été se mettre devant la fenêtre qui donnait sur la terrasse. Sa sœur Henriette couchait les enfants. Mme Chappaz lisait toujours le journal. Métraux continuait à tourner les boutons de son appareil. Lydie regardait par la fenêtre : c’était un mélange de vent et de lune. Elle pensait : « C’était beau, cette femme. Et maintenant où est-ce que c’est ? » C’est fini. Il n’y a plus que quelque chose de gris devant vous, comme du sable en suspension dans de l’eau. On sent qu’il fait plus frais déjà : le temps va changer. Quelquefois une feuille morte raclait la terre devant la porte, faisant un bruit qu’on entendait. C’est dépeuplé, c’est vide, pourquoi ? Elle s’ennuie. Pourquoi est-ce qu’on s’ennuie toute sa vie ? Elle voyait les tables de bois peintes en vert surnager vaguement au fond de l’ombre ; puis il y a eu un bruit de pas. Le gris de la lune a bougé un peu. Elle entend qu’on vient, et à présent on n’en peut plus douter : quelqu’un qui traîne les pieds quelque part là-bas sous les arbres. Comme quand on est très las, comme quand on vient de faire une longue marche. C’est lui, de nouveau. Bolomey. Ah ! après tout ce temps (et elle a vite fait le compte) : il était une heure de l’après-midi, il va être neuf heures du soir. Le pauvre garçon ! Il a dû aller la chercher, et il l’a cherchée tout ce temps, et il ne l’aura pas trouvée.

 

En effet, une forme noire se glisse le long d’une des tables et se laisse tomber là. Elle ouvre sans bruit la porte pendant que sa mère lui tourne le dos.

— Comment ? c’est vous, Monsieur Louis ?

C’est bien lui. Il était penché en avant, on le voit mal. Mais sa figure dans l’ombre grise fait un rond pâle qui se voit, – qu’il lève, qu’il a tourné vers vous.

— Oh ! a-t-elle dit, vous auriez dû être là il y a un petit moment… C’était beau, vous savez !

Mais elle s’est reprise :

— Et puis non, peut-être que non. Ça vous aurait peut-être fait de la peine.

Il n’a rien répondu.

— Ça ne va pas, hein ?… Ça ne va pas tant… C’est mon beau-frère… Oh ! à présent, c’est des bêtises… Le bulletin météorologique… N’écoutez pas.

 

Elle recommence.

— C’est pourtant drôle, ces machines, hein ? Il a dit :

— Quelles machines ?

— Ces télégraphies sans fil, ces caisses de bois… C’était une femme, ah ! si vous l’aviez entendue !

Pendant qu’éclatent là-bas, derrière les carreaux, les accents d’une retraite militaire, avec clairons et tambours.

— On ne peut pas comprendre…

C’est Bolomey qui parle. La marche se tait brusquement : qu’est-ce qu’on ne comprend pas ? On a vu que Métraux doit avoir sommeil, parce que tout à coup la lumière de la chambre s’est éteinte ; elle a dit :

— C’est mon beau-frère ; il va se coucher.

On le voit en effet derrière les vitres de la cuisine qui a dit quelque chose à Mme Chappaz, qui lève la tête de dessus son journal, puis il sort.

— Et vous, a-t-elle dit (et elle ne le voit plus qu’à peine), je suis sûre que vous n’avez pas soupé… Voulez-vous que je vous fasse chauffer un peu de soupe ?…

Il a dit :

— Vous ne l’avez toujours pas vue ?

Elle a dit :

— Non.

Il a dit :

— On ne comprend pas.

— Il vous faut entrer quand même, dit-elle, sans quoi vous allez prendre froid…

Elle en a été étonnée, mais il se lève. Ils entrent dans la cuisine. Mme Chappaz lève la tête. Elle regarde Bolomey à travers ses lunettes avec curiosité :

— Eh ! Monsieur Bolomey, à ces heures…

Elle ne s’est pas levée, il ne répond rien.

— Écoute, maman, il reste bien un peu de soupe.

— Bien sûr, dit Mme Chappaz.

— Entrez toujours, Monsieur Louis, a dit Lydie.

Il se laisse faire. Les yeux de Mme Chappaz l’interrogent encore quand il passe. Elle a deux bouquets de roses peints sur les joues ; ils brillent comme s’ils avaient été vernis. Et, un peu plus haut, les lunettes brillent aussi, cachant par moment le regard. Bolomey est entré dans la salle à boire.

— Ah ! a dit Gourdou, tiens, c’est Bolomey.

Il est seul, les trois autres hommes étant partis depuis un moment déjà. Il est tête nue, il s’adosse au mur en fumant sa pipe. Il connaît tout le monde et tout le monde le connaît. Bolomey s’est assis sans rien dire, son chapeau sur la tête ; lui, tire une bouffée de sa pipe, puis a regardé Bolomey de nouveau. Ils ne sont que les deux.

On entend dans la cuisine un bruit de casseroles qu’on remue ; on entend aussi par moment le vent qui fait bouger une branche et la branche, comme une main, passe et repasse doucement sur le toit.

 

— Alors, a dit Gourdou, ça ne va pas, ou quoi ?

Il tire une bouffée de sa pipe.

— Et qu’est-ce que c’est qui ne va pas ?

On voit le chapeau de Bolomey qui se lève ; on voit le menton, une moustache, on voit un nez, on voit deux yeux ; et tout de suite, cette fois :

— Peut-être que vous l’avez vue ?…

Mais Gourdou secoue la tête :

— Ma foi non ; j’ai pourtant couru les routes tout le jour.

— Ah !

Le chapeau de feutre va en avant. De nouveau Bolomey n’a plus eu de figure. Il l’avait demandée aux arbres, maintenant il la demande encore aux hommes ; puis il a recommencé :

— Je ne comprends pas.

— Qui est-ce qui peut se vanter de comprendre ?

Et, comme Lydie venait d’entrer avec l’assiette de soupe qu’elle pose devant Bolomey :

— N’est-ce pas ? personne, Mademoiselle Lydie ? ni vous, ni moi, et lui non plus.

— Oh ! vous !… dit-elle.

— Et le plus étonnant, dit-il, c’est que ça l’étonne de ne pas comprendre !

Il a ri. Bolomey s’était mis à manger. Il l’avait demandée aux arbres, aux buissons, à la rivière, à chaque repli de terrain, aux routes, aux chemins, aux sentiers ; mais, maintenant, une grande faim lui était venue. Il mangeait, il n’écoutait plus.

 

— Tu as voulu être propriétaire, Bolomey ; tu as voulu avoir une propriété, une maison, un peu de terre, et puis une petite femme à toi… Dis ?

Bolomey n’écoute pas.

— Comme si ça n’était pas périssable ! comme si ça pouvait durer !

— Voyons, Gourdou, a dit Lydie, taisez-vous !

— Non, disait Gourdou, pourquoi me taire ? je commence seulement. Hé ! Bolomey.

 

Bolomey relève la tête.

— Un peu de viande froide, hein, Monsieur Louis ? disait Lydie.

— Si vous voulez.

Le rouge lui est revenu sur la figure, il est repeint des couleurs de la vie. Et, Lydie étant de nouveau sortie :

— Je n’avais pas mangé depuis ce matin, la tête me tournait… Elle ne me tourne plus, dit-il, ça va mieux… C’est que tout ça, c’est impossible.

— As-tu été au catéchisme ?

— Oui.

— Il y a longtemps ?

— Il y a… dix-neuf… il y a vingt ans… Ah ! c’est peut-être, a-t-il dit tout à coup, c’est peut-être la différence d’âge.

Lydie lui apportait justement des tranches de jambon et de veau sur un plat avec une garniture de cornichons, tenant de l’autre main trois décis de vin blanc :

— Parce qu’elle aurait eu vingt ans, cet été, et moi j’en aurai trente-six au mois de mai…

— Moi, vingt-cinq, a dit Lydie… Et vous ? a-t-elle dit à Gourdou.

Mais Gourdou secoue la tête :

— C’est pas ça, a dit Gourdou…

Dans un nuage de fumée bleue où il disparaît, puis il reparaît peu à peu, parce qu’elle s’élève et se dissipe ; puis il a dit :

— Moi, septante…

 

Bolomey mange de nouveau avec appétit ; Lydie est debout devant lui, de l’autre côté de la table. Et voilà Gourdou qui recommence :

— C’est pas ça ! L’âge, ça ne compte pas. C’est quelque chose de bien plus grave. Tu ne te rappelles pas, Bolomey, c’est dans le Livre ! Parce qu’on n’était pas comme ça avant, dit-il. Vous ne vous en souvenez pas, Mademoiselle Lydie, du serpent ?… Eh ! eh ! regardez-moi, Mademoiselle Lydie. Alors elle a eu l’air gênée, et, comme elle haussait les épaules :

— Oui, oui, disait Gourdou, le serpent, et qui est-ce qui l’a écouté ?…

Il s’est mis à rire bruyamment pendant qu’elle disait :

— Qu’est-ce que vous voulez, comme dessert, Monsieur Louis ?… Il y a des noix. Ou bien une pomme, il y a des pommes…

— Une pomme, a dit Gourdou.

 

Elle est sortie précipitamment de la pièce. Bolomey finissait de manger ; Bolomey a eu soif : il remplit son verre.

— Avec quoi est-ce que tu l’as aimée ? avec toi ? ce n’est pas assez. Et qu’est-ce que tu as aimé en elle ? elle… Gourdou a dit :

— Ce n’est pas assez… Le verre de Bolomey est resté arrêté à mi-hauteur entre sa bouche et la table :

— Et puis, viens ici, a dit Gourdou. Rapproche-toi… C’est ça, mets-toi là ; comme ça on pourra du moins boire ensemble.

 

Est-ce qu’il n’avait pas lui-même déjà un peu trop bu ? Parce qu’ayant Bolomey en face de lui à présent, il se penche de son côté, il se met à parler plus bas :

— Hein ? quand elle avait mal aux dents, tu avais mal aux dents, toi aussi, c’est pas assez. Quand elle était triste, tu étais triste ; quand elle était contente, tu étais content, je vois ça, mais c’est pas assez. Parce qu’il ne s’agit encore que de toi, et d’elle. Et tu n’es qu’une créature et elle n’est qu’une créature. Tu as oublié… On a été chassé une fois, il y a longtemps, et on oublie. C’est tellement vieux.

 

Alors il s’est mis à appeler :

— Mademoiselle Lydie !

On répond dans la cuisine :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Vous n’auriez pas une Bible à nous prêter ?

La porte de la cuisine s’était ouverte ; on a entendu la voix de Mme Chappaz qui disait :

— J’ai bien la mienne, mais je ne vous la prête pas, j’y tiens trop. C’est ma Bible de mariage. Puis elle a dit :

— Mais il doit y en avoir une dans l’armoire de la chambre. C’est un pensionnaire qui l’a oubliée. Tu n’as qu’à aller voir, Lydie. Elle est avec les catalogues de graines et les almanachs. On entend la porte de l’armoire qui s’ouvre :

— Tu la trouves ?… Une petite Bible noire à tranche rouge. Mais qu’est-ce que vous voulez faire avec une Bible, Monsieur Gourdou ?… Bolomey écoute et ne bouge pas. On n’a pas vu Mme Chappaz. On a vu seulement Lydie qui a apporté la Bible. C’est un livre de petit format et pas trop épais, parce qu’il est imprimé sur du papier aussi mince que du papier à cigarettes.

— Merci bien, Mademoiselle Lydie.

Elle sort tout de suite : elle referme la porte.

— Et tu n’as pas besoin de chercher bien loin. C’est au chapitre II, page 3. Tu commences au verset 21. Et puis tu lis le chapitre III jusqu’à la fin, c’est tout. 24 versets, 29 en tout ; un peu plus d’une page. Oh ! dit-il, ce n’est qu’une explication, mais c’est la bonne…

 

 

 

V

 

Bolomey s’était mis à lire dans le Livre pendant qu’il neigeait sur le monde, et Adam est seul, page 3.

 

Il avait allumé du feu parce qu’il faisait froid, ce jour-là ; et, pendant que le feu brûlait derrière lui, secouant l’assemblage en feuilles de tôle du fourneau, page 3, Adam est d’abord couché tout seul, puis une femme est près de lui.

« Ah ! c’est comme moi », pense Bolomey.

 

Il avait ouvert le Livre sur la table de la cuisine ; un jour blanc, qui venait de la terre, non du ciel, entrait par la fenêtre et, frappant le plafond, était renvoyé sur les pages. Il neigeait en plein mois d’avril. Ça arrive. Il neigeait blanc sur les fleurs blanches des poiriers et des cerisiers ; il neigeait gris sur les boutons des pommiers qui sont roses. Bolomey était assis à sa table devant le Livre ; il y avait un silence qui était comme avant le commencement de la vie ou après la fin de la vie. De temps en temps seulement, un paquet de neige tombait d’une branche avec un bruit de fruit mûr ; de temps en temps, une troupe de corbeaux passait en criant au-dessus de la maison ou bien encore une bûche éclatait dans le fourneau comme quand on claque du fouet. C’était tout.

On entendait le bruit que faisait Bolomey en tournant les pages.

Il avait lu le chapitre III encore une fois ; puis il a fermé les yeux et il voyait.

 

Pendant qu’il était assis à sa table et que la neige couvrait le jardin derrière les carreaux, il voyait qu’il faisait un temps orageux, il voyait que le soleil était brûlant comme avant l’orage, parce que le sort de l’homme va être désormais de vivre, ou bien dans les trop grandes chaleurs, ou bien dans les trop grands froids. Ils venaient de sortir du Jardin : ils n’y pourraient jamais rentrer.

Ils étaient condamnés désormais aux saisons et à tourner en rond avec elles d’un bout de l’année à l’autre, passant des bises d’hiver qui vous fendent la peau des mains aux ardeurs de l’été qui vous consument le visage. Ils sortent de ce qui est fait pour l’homme et pour l’agrément de l’homme, ils entrent dans ce qui est fait contre lui ; ils sortent de ce qui aidait l’homme pour entrer dans ce qui le nie ; et Dieu avait placé un chérubin avec une lame d’épée de feu à la sortie du Jardin pour les empêcher d’y rentrer.

Oh ! il voit.

La neige tombe ou il fait trop chaud, c’est la même chose. C’est contre nous. C’est pour nous empêcher de vivre.

 

Ils sortaient du Jardin ; ils avaient devant eux l’aridité d’un sol pas cultivé. Ils vont avoir faim, ils vont avoir soif, oh ! ils ne connaissaient avant ni la faim, ni la soif. Ils vont connaître la fatigue. C’est notre Père et notre Mère : alors il les voit qui ont peur d’abord et se rejettent en arrière ; ils disent non devant la vie, – qui commence, qui finit (elle ne finissait, ni ne commençait) ; et ils sont pourtant forcés d’avancer.

L’homme va devant, la femme est derrière ; Adam va devant, Ève suit. Il a dû se laisser tomber en avant une première fois, allongeant la jambe et elle de même, et ils tombent et ils se redressent : ils tombent à nouveau, ils se redressent à nouveau.

 

Oh ! il voit, et il comprend tout. C’est Bolomey. Il a lu dans le Livre. Il vient de lire le chapitre III.

Il neige, il y a du feu dans le fourneau. Il ferme les yeux ; il est seul dans sa cuisine, seul dans la vie ; il se dit : « C’est à cause d’eux. » Il se dit : « C’est ça, la condamnation. »

 

Il fait le compte. Ils étaient maintenant un et un, elle et lui. Un et un, ça fait deux. Mais c’est ça, la condamnation, parce qu’un et un à présent ça fait deux et qu’avant ça ne faisait qu’un, – et on cherche à comprendre et on ne peut pas comprendre. Il voit qu’ils sont séparés, et nous sommes séparés. Il voit qu’ils sont désunis et nous sommes désunis. Car ce qui se passe hors d’eux-mêmes n’est que l’image de ce qui se passe en eux-mêmes ; car ils sont bien chassés du Jardin, mais c’est qu’ils sont premièrement chassés de leur nature véritable ; et ils se rejettent en arrière, parce qu’ils ont peur, mais c’est premièrement d’eux-mêmes qu’ils ont peur. Ils reculent, ils se refusent, ils disent non ; et puis, parce qu’un poids est en eux qui est leur faute, ils tombent quand même en avant. C’est leur façon de dire oui, et ils sont bien forcés de dire oui.

 

Elle est pourtant belle encore, belle et grande. Bolomey la voit de dos, et la voit tout entière, parce qu’Adam va devant et est caché par elle, mais elle ne l’est pas par lui. Oh ! notre Mère à nous, quand même, oh ! belle et grande ! Sa robe de peau, à cause des efforts qu’elle fait pour avancer, s’est détachée de ses épaules et lui tombe sur les genoux. Oh ! pas encore fanée par l’âge et la fatigue, pas encore desséchée par le trop dur travail et le trop grand soleil. Oh ! qu’est-ce que c’est que ces restes qui sont en nous dans le malheur, qu’est-ce que c’est que ce goût du bonheur et le goût de ce qui est beau qui est en nous quand tout est laid, le goût de ce qui est grand quand tout est petit ; le goût de ce qui est pur quand tout est corrompu ? – mais elle sort seulement du Jardin, elle, et la grâce est encore sur elle, et la force encore sur elle, comme on voit à ses bras, et on voit à ses reins, et on voit à ses hanches.

Elle s’arrête encore, il lui est dit : « Va ! » Elle repart, et Adam s’arrête et repart. Elle penche la tête, alors ses cheveux vont en avant sur ses joues. Elle pose ses pieds délicats sur les pierres avec précaution, puis elle se fatigue de la précaution. Elle tombe en avant, puis se retient, et puis retombe. Belle et grande, forte et douce.

Sa peau finement nuancée se creuse toute de plis et d’ombres qui s’effacent et se portent ailleurs, comme sur un bassin d’eau vive quand passe un souffle de vent. Lisse et brillante, lisse et mouvante, grande et pure, les épaules larges, les hanches saillantes, les bras lumineux, les bras ronds. Elle se penche encore, elle se redresse ; et son corps se défait et se refait sans cesse, un et divers, lié et libre, épars, puis de nouveau rassemblé.

L’ombre qu’il y a entre ses épaules est comme le blé dans le van. Sa cheville mince ploie, son mollet est comme de la soie, il y a des pétales de rose à son talon.

Mais alors où est-ce qu’elle va ? Est-ce qu’elle le sait elle-même ? Car elle s’est arrêtée encore une fois et elle a dit : « Adam ! » mais il ne se retourne même pas :

— Adam !

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Où est-ce qu’on va ?

— Est-ce que je sais ?

Il ne sait pas. Est-ce que nous le savons nous-mêmes ? Oh ! à présent Bolomey comprend tout.

 

On est ici dans les duretés de l’hiver, ils sont là-bas dans les duretés de l’été, parce que les saisons sont des choses pleines de méchanceté, à présent. Il y a des saisons à présent, et il n’y en avait point avant. Ils venaient là-bas d’entrer dans le temps avec leurs corps habitués à être beaux, non pas à souffrir.

Adam tire Ève par le poignet et tombe en avant, alors il avance. Il tombe et, en tombant, il la fait avancer. Adam porte son corps en avant, lui donnant une pente ; c’est cette pente en avant qui entraîne Adam, et Ève est entraînée par lui.

 

Oh ! Bolomey comprend tout, parce que c’est simple à comprendre : notre démarche, à nous aussi, n’est plus qu’une suite de chutes. Ils tombent, ils tomberont sans fin, – jusqu’à la fin : nous de même.

Leur front est lourd à cause de la faute et là où est la conscience de la faute, là également est le plus grand poids. Ils sont tirés tous deux en avant par le front. Ils sont menés par lui vers une fin et c’est en lui que se tient aussi la conscience de cette fin : c’est pourquoi leur front est penché vers la terre.

 

On entendait le vent gémir, pendant que Bolomey hochait lentement la tête sous son chapeau de feutre au ruban noir devenu rouge à cause de beaucoup d’averses et beaucoup de soleil pendant beaucoup d’années, – et, nous, nous sommes sortis d’eux, pense-t-il, nos malheurs tellement emmêlés dans les leurs et tellement noués aux leurs qu’on ne pourra plus jamais les débrouiller ; tout à fait comme des filards (ces grands filets à larges mailles dont on se sert pour transporter le foin à la montagne), une fois qu’ils sont pris l’un dans l’autre, pense Bolomey ; – avancés, malgré nous, dans le temps et dans la succession des temps, c’est-à-dire vers la mort ; – condamnés aux travaux forcés, condamnés à faire, puis à défaire, puis à refaire, jusqu’à ce que nous soyons défaits nous-mêmes ; parce qu’ils ont été chassés du Jardin une fois, lui et elle, Adam et Ève, ô notre Père et notre Mère à nous ; chassés une fois du Jardin et pour toujours ; – alors on ne se maintient soi-même en vie qu’en détruisant et tout est guerre, rien ne s’élève que sur des ruines pour devenir ruine à son tour.

 

 

 

VI

 

Il allait chercher ses provisions au village : il revenait, il se rasseyait à sa table ; – il avait neigé, il ne neigeait plus. Le soleil a brillé sur les prés reverdis où ont séjourné quelques heures encore des lambeaux d’étoffe grisâtre, vite effilochés sur leurs bords ; il se rasseyait à sa table, il se disait : « Comment est-ce que c’était avant ? » Comment est-ce qu’il était, le Jardin ? se disait-il, est-ce qu’il était grand ? Comment grand ? comme le district, comme le canton ?

 

Il se donne bien de la peine.

Il fait un grand effort dans le fond de sa tête, se disant : « Il fallait bien qu’il fût grand, parce qu’il est dit dans le Livre que trois fleuves l’arrosaient : et le nom du premier est Piscon, c’est celui qui coule dans le pays de Havila où on trouve de l’or ; et le nom du second est Guihon, et le nom du troisième est Hiddekel. »

 

Il met ensemble les choses qu’il connaît dans le pays qui est le sien et qui s’étend du Jura au lac et du lac aux Alpes ; il y fait couler trois Sorges (c’est la rivière) dans trois directions différentes. Il a choisi pour en garnir le fond les plus jolies pierres (ah ! il les connaît bien aussi) et de la plus jolie forme : des ovales, des rondes, des plates, quelques-unes à forme de cristaux, d’autres comme des coquillages, blanches comme des dents d’enfant, roses comme la gencive, bleues comme le bleu de l’œil, grises comme la souris ; – il choisit également les plus beaux arbres, il les plante sur le bord des trois rivières dans son pays. Les grands noyers, les petits pêchers de plein vent, des cerisiers en fleurs, d’autres avec leurs cerises (puisqu’il n’y a plus de saisons), des arbres avec la promesse de leurs fruits, d’autres qui l’ont déjà tenue ; des arbres pour leurs fleurs, des arbres pour leurs fruits, d’autres pour leur verdure.

Tous les verts : le clair, le sombre, le lustré, le mat, – oh ! entrelacés bellement. Le houx entremêlé au hêtre aux jeunes pousses, le cyprès parmi les saules pleureurs, à côté des platanes les hauts peupliers d’Italie ; ceux qui sont pointus, ceux qui s’étalent, ceux qui s’élancent, ceux qui traînent sur le sol, ceux qui aiment l’air, – dans une riche disposition.

 

Et puis par terre toutes les fleurs, qu’il mêle à la mousse, mêle au gazon et au sable pour faire doux sous leurs pieds qu’ils ont nus. Il a fait venir aussi toutes les bêtes qu’il connaît, disant : « Où es-tu, le petit renard fauve ? où es-tu, toi, le joli blaireau noir et blanc, dit tasson ? le lièvre, où es-tu, le lièvre ? » L’écureuil brun, l’écureuil rouge, celui qui joint ses pattes de devant, agenouillé à la pointe du sapin, comme s’il faisait sa prière ; celui qui chemine dans les airs d’une branche à l’autre avec tant d’adresse par-dessus le vide, ô grosses queues, longues queues, queues en panaches, ô petites têtes ! Toutes les bêtes et en amitié. Le gros sanglier aussi. Tous les oiseaux. Le hochequeue qui bat la mesure avec ses plumes de derrière ; le roitelet qui a sa maison au-dessus de l’eau dans la mousse humide ; les gris, les bruns, les roux, les lents, les nonchalants, les vifs, les agités, le merle paresseux, ceux qui aiment à voler, les pigeons qui se promènent sur les chemins comme des dames ; la fauvette, trois espèces de mésanges, le rouge-gorge, le moineau boulu, la huppe ébouriffée, le pic qui grimpe au tronc des arbres comme un homme, l’alouette qui scintille comme une étoile en plein jour dans le ciel.

 

Il se dit : « Il faut qu’ils y soient en amitié les uns avec les autres : c’est-à-dire encore la pie, le corbeau, l’épervier (dit le bon oiseau), toutes les espèces d’oiseaux de proie aussi : le milan, le hibou, l’effraie, – les oiseaux de jour et de nuit, car il n’y a plus ni jour ni nuit. » Il les fait chanter tous ensemble. L’air bouge comme un carreau de vitre dans son ciment. On donne des coups de marteau. On repique avec un outil dentelé les moellons de la voûte bleue. On tape sur des tôles.

 

Et lui, alors, sous le bruit, il s’avance, tout penché en avant pour ne pas être vu ; il est dans un pays qu’il connaît bien, puisque c’est le sien ; il va s’avancer en pensée jusqu’au-dessus du vallon où ils sont ; il n’a qu’à se glisser derrière un buisson qui surplombe. Ils sont nus, ils n’ont pas honte d’être nus.

Bolomey les voit de haut en bas ; ils sont étendus au bord de l’eau, sur le sable.

 

Oh ! Bolomey regarde bien, il regarde tant qu’il peut. Il les voit couchés sur le sable ; ils sont en conversation sans avoir besoin de parler. S’ils parlent, c’est pour le plaisir. S’ils parlent, c’est comme l’oiseau, pour le plaisir, comme l’eau qui coule, comme l’air qui passe.

 

Ils n’ont pas besoin de bouger ; s’ils bougent, c’est pour le plaisir de bouger. Les truites sautent dans la rivière, faisant beaucoup de points brillants ; le renard joue au bord de l’eau avec le petit du lièvre. Tout est beau, tout est bon ; eux, bougent ou ils ne bougent pas, selon qu’il est plus agréable pour eux de bouger ou le contraire, car ils n’ont pas besoin de se déplacer pour se nourrir, ils n’ont qu’à tendre la main ; ils n’ont qu’à se baisser pour boire.

 

Ils n’ont pas besoin d’être vêtus, étant vêtus d’air agréablement et agréablement enveloppés dans un tissu soyeux d’ombre et de soleil. Ils sont en pleine sécurité : s’ils se lèvent, c’est empêchés de vieillir, et s’ils sont assis, c’est empêchés de vieillir, et couchés, c’est empêchés de vieillir ; et Bolomey, à mesure qu’il regarde, s’enfonce davantage dans ses réflexions. Car comment comprendre à présent ; à présent que tout est gâté ? Et ils sont deux, mais ils sont un.

 

C’est justement, pense Bolomey, ce que l’homme, à présent, cherche vainement pour lui-même et de quoi il a faim et soif plus que de tout. Car elle est moi, et je suis elle (et c’est de quoi, depuis, on est privé). Il les voit, ils sont deux et un : ils sont la négation du nombre et en même temps tous les nombres, étant riches au fond d’eux-mêmes d’une infinie postérité, qu’ils n’ont pas encore été condamnés à dérouler misérablement derrière eux dans le temps, pièce à pièce, par morts et naissances successives, – pertes et récupérations.

 

Il regarde. Il les voit au-dessous de lui et en même temps au dedans de lui. Il les voit tout ensemble en arrière de lui dans le temps, et au-dessous de lui dans l’espace.

 

C’est le pays d’ici, c’est un pays qui est tous les pays, avec trois rivières, comme il est écrit. Adam se lève, il tend la main et le pinson vient se poser sur sa main. Il appelle : le blaireau vient se frotter à ses jambes. Il cueille une grappe de raisins : le renard vient, et mange et boit tout à la fois entre ses doigts. Elle se lève ; elle déploie son grand corps devant les eaux dans leur richesse, riche lui-même de ses trésors : sa nuque creuse, ses larges flancs, sa peau dorée ; les truites sautent hors de la rivière. Elle s’approche d’Adam, elle s’appuie sur son épaule. Elle ne bouge plus ; leurs cheveux sont mélangés. Elle a passé son bras derrière le cou d’Adam ; elle ne bouge pas, elle ne bougera plus jamais, – alors il tressaille, parce qu’elle touche innocemment avec son sein le milieu de son bras, et avec sa hanche le bas de sa hanche. Pas condamnés encore et n’ayant pas connu la faute ; nouée à lui comme la liane est à l’arbre, et la guirlande à son tuteur : alors est-ce qu’il faut croire à notre propre condamnation ? est-ce qu’il faut y croire même si on ne comprend pas ? voyant seulement que ce temps-là (qui n’était pas encore le temps) est quelque chose de fini pour toujours.

 

— Hé ! Bolomey.

Il était tellement enfoncé dans ses pensées qu’il n’a pas entendu d’abord qu’on l’appelait. Il avait été acheter ses provisions au village et il en revenait, les ayant mises dans un sac de serpillière qu’il avait jeté sur son épaule : une miche de pain, un paquet d’allumettes, du fromage, du tabac.

Il baissait la tête. À peine s’il répondait aux bonjours qu’on lui disait en passant. Il ne faisait pas attention aux femmes qui s’appelaient du geste dans leurs jardins par-dessus la barrière, pendant que la terre bien ratissée était rose, ou grise comme de la cendre, ou brune à cause du fumier qu’on y avait mis, et fumait entre les haies des groseilliers saupoudrées de vert pâle.

 

— Hé ! Bolomey.

C’était Gourdou. Gourdou qui lève le bras, étant sur le point de rejoindre la route où Bolomey s’était engagé ; Gourdou qui faisait sa tournée, Gourdou qui est venu, Gourdou qui a dit :

— Eh bien, tu n’entends pas… Comment ça va-t-il ? Allons boire un verre.

Bolomey s’était laissé faire ; ils sont entrés ensemble dans le café de la gare, qui, comme son nom l’indique, est à côté de la station.

— J’ai fini… Et toi ? Oh ! toi, a-t-il dit, tu n’as jamais fini, parce que tu ne commences pas… Toi, tu tournes avec le temps et le temps est sans fin, parce qu’il est sans commencement. Il y avait une dizaine de jours qu’ils s’étaient rencontrés à la Croix Blanche. Il avait neigé, puis il n’avait plus neigé. Il était tombé de la neige, elle avait fondu, le soleil avait reparu, le soleil s’était recaché ; oh ! nous tournons en effet avec les saisons, pris dedans, comme sur un pont de danse.

Il s’est assis en face de Gourdou, Gourdou le regarde.

Bolomey se met machinalement sur une chaise cannée face à Gourdou, qui est sur une chaise cannée de l’autre côté de la table. Gourdou le regarde, Gourdou lui a dit :

— Alors ça ne va toujours pas ? Gourdou lui a dit : — Pas tant, hein ?… Gourdou lui a dit : — Tu as lu ?

Une petite locomotive à vapeur, qu’on voyait par la fenêtre, faisait des manœuvres sur une voie de garage. Il lui pendait au derrière une sorte de mèche en coton blanc, pendant que des boules de fumée, pareilles à des tampons de ouate, sortaient tout le temps de sa cheminée.

 

— Qu’est-ce que tu veux ? c’est une explication ; c’est même la seule explication. On criait : « Six mètres. » Un homme, en blouse bleue et à casquette d’uniforme, criait : « Six mètres » ; alors la petite locomotive allait en arrière. « Quatre mètres… » et l’homme à la blouse lève le bras, tout en soufflant dans un sifflet.

 

— Autrement, a dit Gourdou, personne n’y pourrait rien comprendre.

On avait juste le temps de voir qu’il y avait un homme qui se tenait debout entre les tampons du wagon que le convoi refoulé par la locomotive allait rejoindre ; puis le choc s’est communiqué d’une voiture à l’autre, tout le long du convoi, comme quand le son est renvoyé de roche en roche par l’écho.

— L’explication que rien n’aille bien, disait Gourdou, et, quand ça va bien, c’est encore pis, puisqu’on sait que ça doit finir.

On ne pouvait pas savoir s’il parlait sérieusement ou non. On voyait ses cheveux blancs qui frisaient sur son front plissé, tout couvert de taches rouges. Cependant la locomotive s’était mise à souffler et à cracher, entraînant à sa suite le wagon tamponné ; et Gourdou a ri. La locomotive revenait. Ah ! tout se répète. De nouveau l’homme crie : « Six mètres » ; puis il crie : « Quatre mètres » ; puis il souffle dans son sifflet ; et Gourdou rit encore un peu parmi l’espèce de barbe blanche et rose qu’il a sur toute la figure, et qui est comme du moisi.

 

— Et tu comprends, c’est qu’ils avaient voulu savoir, dans le Jardin, au temps d’autrefois… La pomme, c’est savoir. Au lieu de se laisser faire, ils ont voulu faire. Et ils n’ont plus rien eu, en voulant tout avoir. Alors, nous, à notre tour, on est dans rien depuis ce moment-là ; et nous tous, j’entends toi, j’entends moi, j’entends nous, j’entends tout le monde.

« Six mètres… Quatre mètres… Halte ! » puis l’homme siffle ; tout recommence. Le convoi est revenu ; ils y ajoutent un wagon. Ils ajoutent un nombre à un nombre, une unité à une unité. Jusqu’où, jusqu’à quand ? c’est la vie. Et Gourdou riait de nouveau, mais Bolomey, lui, ne riait pas ; il lève la tête, c’est tout. Il regarde Gourdou, puis il baisse la tête, considérant les dessins que font les veines et les nœuds du noyer sur le plat de la table bien entretenue à la cire.

 

— Qu’est-ce qu’il faut faire ? Bolomey parle aux veines du bois. Il lui est répondu :

— Cinq mètres. Le temps est clair, qu’est-ce qu’il faut faire ? Le ciel est dans les rails qui brillent blanc. Répétitions et recommencements partout.

— Justement, c’est la différence ; car eux avant ne se répétaient pas… C’est Gourdou qui le dit, – alors il baisse la voix :

— C’est le temps qui fait ça. Et il n’y avait point de temps. Et tout était toujours nouveau. Car, le plus petit temps, c’est la même chose que le plus grand temps. Une drôle de conversation qu’ils avaient ainsi, ce soir-là, pendant que la locomotive continuait à manœuvrer et l’homme d’équipe à lever le bras, un mouchoir rouge autour du cou.

 

Qu’est-ce qu’il faut faire ?

Bolomey a posé la question tout bas. Il semble qu’il l’a posée d’abord aux dessins inscrits en noir dans le bois de la table brune, tout bas, puis plus haut : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? »

— Est-ce que tu ne sais pas ? « Quatre mètres… deux mètres cinquante. »

Bolomey de nouveau hoche la tête :

— Et vous, est-ce que vous savez ? Qu’est-ce qu’il va falloir que je fasse ?

— Ah ! disait Gourdou, si c’est comme ça… Il y a un moyen, il est dans le Livre. Tu n’as qu’à lire. Il a dit :

— Est-ce que tu l’as toujours ?

Bolomey fait signe que oui.

— Les soirées vont devenir courtes, c’est dommage, mais enfin tu pourras toujours le lire de jour. Et puis on dort trop, on dort toujours trop. Tu dors trop, ou quoi ? Tu dormiras moins. C’est que c’est long, tu sais. Il y a toute la Genèse. Puis viennent l’Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome. Ensuite il y a, attends… Josué, je crois bien, les Juges, puis Samuel et c’est pas fini. Il y a les Rois, il y a les deux livres des Rois… Et puis, je ne sais plus, les Chroniques, Esther, Job, et puis les Psaumes, les Proverbes, et c’est pas fini… Il y a l’Ecclésiaste, Ésaïe, Jérémie, Ézéchiel, les Prophètes… Alors il a dit :

— Et ça n’est encore que la première partie. Parce qu’il y a une seconde partie. Mais quoi ? Est-ce que tu n’as pas été au catéchisme ? Tu ne te rappelles pas ? Eh bien, tu n’auras qu’à lire… Oui, cette seconde partie. Et tu verras… Il s’arrête.

— Parce qu’on a été rachetés, à ce qu’on dit. Mais tu verras comment. Et que ce n’est pas pour cette vie. Il s’est mis à rire ; il disait :

— L’espérance et la charité. Tu ne te souviens pas, Bolomey ? Et il est défendu d’aimer la créature. La créature pour elle-même. Il faut l’aimer dans Celui qui l’a faite.

Il s’arrête.

— L’amour ne va pas tout droit, Bolomey. L’amour monte pour redescendre. « On n’aime pas tout droit » ; alors on voit Bolomey qui secoue la tête, qui se lève, qui dit :

— Il faut que j’aille.

— Tu n’as pourtant personne qui t’attende…

 

Mais Bolomey n’écoute pas ; il appelle le patron, c’est lui qui paie.

— Laisse-moi ça, disait Gourdou.

Bolomey n’a pas voulu. Et on entend encore : « Deux mètres… Halte ! » tandis que le retentissement des tampons fait bouger les vitres ; mais il est déjà sorti. Il a jeté son sac sur son dos. C’est le soir. C’est sur la route qu’il suit d’abord un petit moment, la route qui est toute noire (non pas rose), entre ses talus d’herbe verte. Une première automobile passe, puis deux, puis trois, puis plusieurs à la file, dans les deux directions, se croisant sans cesse en jetant des feux et faisant jouer leurs klaxons ; mais Bolomey quitte la route.

Il tire à droite. Il grimpe au talus.

Il arrive dans des feuilles mortes toutes transpercées de bas en haut par les anémones blanches et vertes, c’est-à-dire dans un petit bois. Le même feuillage léger et clair est au-dessus de lui dans le bout des branches. Sur le sentier qu’il suit, il y a par place des flaques rondes comme des verres de lunettes qu’il doit contourner.

Et ça fait combien de fois qu’il le suit, ce même sentier, car c’est un des sentiers qui mènent de chez lui au village, ou inversement, comme aujourd’hui.

Pourtant il se dit : « Où est-ce que je suis ? »

L’abeille commence à se taire ; les oiseaux, eux, pas encore.

Il leur a dit : « Taisez-vous, menteurs ! » Ô bruits de la terre, on ne va plus pouvoir vous aimer, c’est donc fini, taisez-vous ! Et toi, terre chaude, terre verte, terre rose, terre jaune, disparais, parce que tu mens.

Car il voit bien qu’elle est belle. Il ne peut pas s’empêcher de regarder autour de lui. Ah ! faux Jardin ! Mais pourquoi est-ce qu’alors il en reste ainsi partout des traces ou des copies ? – ne pouvant pas s’empêcher de voir, ni d’entendre, ni de sentir. Ah ! trompeuses similitudes, car il fait bon pourtant, se dit-il ; goûtant l’air avec sa bouche, le touchant avec ses mains, qui est rond, doux, élastique, l’air qui est frais, l’air qui est pur, est-ce que c’est vrai ? Il fait beau pourtant dans le monde, se dit-il ; mais c’est que ça ne tient plus ce que ça promet, car qu’est-ce que ça ne promet pas ? respirant avec toute sa poitrine, et une certaine vie vous est promise et elle ne vous est pas donnée…

 

Tout est promis, mais rien n’est tenu, se dit-il. Ça ment. Taisez-vous ! dit-il aux merles, aux pinsons, aux fauvettes. Il marche dans un épais tapis de tendres feuilles pâles tachées de blanc, où c’est comme si un peu de neige était tombée ; alors il pèse de tout son corps, écrasant sous ses pieds les tiges frêles, faisant des trous sombres et profonds dans leur belle continuité. Ah ! détruire les apparences ! Taisez-vous ! oiseaux, et ils ne veulent pas se taire ; bon ! je vais siffler ou chanter.

Il siffle et il chante ; ainsi je ne vous entends plus. Si on n’a pas tout, ne rien avoir. Elle, ou rien. Toute la vie, ou rien, tout de suite. Taisez-vous ! les oiseaux.

On n’aime pas directement ; oh ! si c’est comme ça !

Et puis : « Oh ! Adrienne, se disait-il, pourquoi ? » mais il se répond : « C’est écrit. »

 

Les hêtres cependant sont devenus plus grands dans la partie du bois où il est arrivé, taisez-vous ! plus forts, plus pleins, d’une plus humaine portée et ils renflent sous leur écorce lisse leurs flancs bombés et infléchis, comme une femme qui a ôté sa robe ; alors elle a été de nouveau là. Oh ! Adrienne. Il se détourne, mais elle est là, il se détourne encore, tenté de toute part, de toute part repoussé. Ah ! ah ! puisque rien n’est vrai, puisque tout finit, puisque tout nous trompe : il ferme les yeux, il avance les yeux fermés, les bras tendus, dans une grande nuit qu’il se fait ; puisque rien n’est vrai, puisque tout nous trompe, et il siffle et chante toujours, et il ne voit rien et n’entend plus. Chasseur, pêcheur, jardinier, ami des ruches, – rien du tout. Fils d’une femme, et puis plus de femme. Mari d’une femme, et puis plus de femme.

 

À ce moment, il sent que le sol s’incline sous ses pas ; c’est qu’il est arrivé à la sortie du bois, là où le vallon commence. Il a bien fallu qu’il regarde ; il voit que ces lieux connus sont inconnus, que ces lieux habités sont déserts. On voit tout, et c’est comme si on ne voyait rien, car la rivière brille toujours par place entre les buissons qui l’entaillent, mais à quoi est-ce qu’elle sert ? Ils n’y sont plus, les deux (ceux qui y avaient été mis), et il y a une beauté partout, mais c’est une beauté étrangère. Rien ne sert à rien, comme il voit, ni ces couleurs jaunes, ni ces couleurs roses, pendant que les oiseaux chantent moins fort déjà, ni tous ces petits nuages qui passent là-haut, tout ce fin duvet de nuages qui est là-haut, comme si les oiseaux y avaient perdu leurs plumes.

 

Pendant qu’il se laisse tomber dans l’herbe, car à quoi est-ce que ça sert d’exister ? Que je marche ou ne marche pas, que j’avance ou non, que je sois debout sur mes jambes ou couché comme je suis et immobile comme je suis : rien, – puisque tout doit finir. Rien parce qu’on a été chassé, c’est écrit.

Il regarde : ils ne sont plus là, ils ne sont plus où il les avait mis. L’amour doit monter pour descendre ; il ne compte plus pour nous.

Rien ne compte, puisque tout finit. On n’aime plus directement, est-ce la peine ?

 

Il voit que la nuit va venir. Il fait beau, les oiseaux se taisent sur sa tête. Il y a des fleurs partout autour de lui : des touffes de primevères larges comme des assiettes, des violettes sombres comme si des gouttes d’acide avaient fait des trous dans le gazon, des pervenches comme des yeux d’enfant qui le regardent : il voit seulement qu’il est seul.

Il voit qu’on ne peut pas ne pas être seul dans la vie.

Car elle serait là, à présent, qu’il n’en serait pas moins solitaire, et elle de même, l’être et l’être séparés à cause d’une malédiction.

Et voilà qu’elle vient alors ; il voudrait l’empêcher, il ne peut pas. Elle est au dedans de lui, elle l’habite. Elle habite le soir. Il voit leur petite maison, là-bas, et fermant les yeux il la voit, elle, et ouvrant les yeux il la voit, – dans la nuit qui monte, gagnée par l’ombre.

Elle ne dit rien. Ses bras pendent, ses beaux bras nus, hors de sa robe de toile bleue.

Elle ne dit rien ; elle dit : « Eh bien ? » puis elle ne dit rien et en même temps : « C’est comme ça. »

Il ne bouge pas, il est couché en haut de la pente qui descend vers la rivière ; le sac de serpillière où sont ses provisions est jeté dans l’herbe à côté de lui : ah ! en quoi est-ce qu’elle est faite ? mais en quoi sommes-nous faits ?

C’est ce qu’il se dit. Elle ne pèse pas, moi non plus, car rien n’a plus de poids. « Oui », dit-elle. Elle hoche la tête. Et puis quoi ?

— Oui, dit-il.

Elle a dit :

— N’est-ce pas ?

— Oui, dit-il.

Elle dit :

— Tu comprends ?

Il a dit :

— Je comprends.

Elle a dit :

— Quand même, je serais devenue vieille et tu n’aurais pas pu l’empêcher, moi non plus.

— C’est vrai.

— Toi aussi tu serais devenu vieux.

— C’est vrai.

 

Oh ! comme ses belles joues s’en vont ! Il voit que c’est plein de cordes à son cou. Où est la place de sa poitrine ? « Va-t’en ! » Il se met à rire. Tu as bien fait de t’en aller, je ne veux plus te voir ; je ne veux plus vous voir, choses du monde, parce que vous êtes périssables, et qu’en étant vous nous trompez.

Et il voit qu’elle n’est plus là. Il voit qu’il n’y a plus personne. Il voit qu’autour des choses l’air de plus en plus s’épaissit, les détruisant. Il rit. Rien. Il encourage la nuit à se faire.

Tout commence à faire silence autour de lui pendant qu’il se laisse aller en arrière ; et il est vu encore un petit moment, puis il ne l’est plus.

 

 

 

VI

 

Elle heurta une première fois, puis, au bout d’un petit moment, comme on n’avait pas répondu, elle a heurté de nouveau.

— Monsieur Louis, vous êtes là ?

Il a fermé le Livre où on voit que toutes les bêtes des champs et les oiseaux des cieux ont été formés de la terre ; il a été le cacher dans l’armoire.

— Monsieur Louis, Monsieur Louis !… Derrière la porte… Il avait été ouvrir.

— Ah ! Monsieur Louis, j’avais peur que vous ne soyez pas là… C’est qu’il y a tellement longtemps qu’on ne vous a pas vu… Ma mère m’a dit : « Il te faut aller voir, Lydie… Peut-être qu’il est malade… »

Il a dit qu’il n’était pas malade.

— Alors pourquoi n’êtes-vous pas revenu ? Ça vous aurait distrait. Il y a le sans-fil ; mon beau-frère m’a appris à m’en servir, je le ferai marcher pour vous, si vous voulez… Oh ! c’est beau.

Elle reprend tout à coup :

— Vous avez mauvaise mine, Monsieur Louis. Puis, regardant autour d’elle, hardie et timide à la fois :

— Oh ! vous voyez bien, Monsieur Louis, vous n’avez même pas fait le jardin, a-t-elle dit ; vous vivez trop enfermé, ça ne vous vaut rien. Et le ménage ? Vous lavez la vaisselle ?… Ma foi ! non, elle n’est pas lavée… Elle était entrée dans la cuisine.

— C’est plein de poussière partout. Est-ce que vous faites seulement votre lit ? Il faudra que je vienne vous donner un coup de main…

 

Elle était maintenant debout à côté de l’évier, et lui debout de l’autre côté de la table :

— Parce que ça n’est pas des ouvrages d’homme, tout ça. Les hommes, c’est fait pour vivre à l’air ; nous autres femmes, pour être à l’ombre. Déjà rien qu’à cause du teint… Dites donc, vous n’avez pas de nouvelles ?

Il a dit :

— De qui ?

— Mais d’elle, bien sûr, de qui voulez-vous qu’il s’agisse ?

Alors il s’était mis à se taire pendant qu’elle continuait à parler avec assurance. Ils étaient ensemble dans la cuisine. Elle était assise, lui debout. Elle levait vers lui ses beaux yeux un peu tristes, puis moqueurs, puis indifférents (comme si elle pensait à autre chose) dans sa figure fatiguée :

— Alors quoi, vous n’avez pas été la chercher ?… Vous ne vous êtes même pas informé d’elle ?…

 

Il avait un vieux pantalon, un vieil habit de drap brun avec des boutons de laiton ; une chemise sans col, grisâtre ; il n’était pas rasé, il était assez gros, assez fort, pas très grand :

— Vous ne savez pas où elle est ?… Vous n’auriez eu pourtant qu’à aller chez son oncle, parce que sûrement qu’il doit savoir, lui, où elle est. Vous êtes trop fier… Monsieur Louis, disait-elle… Il n’est pas bien effrayant, son oncle. Et puis, elle, elle était bien jeune, vous savez, sans expérience. Oh ! on est des femmes, on se comprend bien entre nous… Oui, quand on est triste, quand on est découragée. Vingt ans, même pas, hein ? Ah ! pensez donc, Monsieur Louis, quand on est seule tout le jour…

 

Il continuait à ne rien dire ; il n’a rien dit de tout ce temps.

— C’est que vous voulez trop avoir, Monsieur Louis… Vous voulez tout avoir : tout ou rien. Tout, et, nous autres, on ne peut vous apporter qu’un petit peu de quelque chose… D’ailleurs, vous, qu’est-ce que vous nous apportez ?

Elle a dit :

— Je parle des hommes. Nous, c’est les femmes ; voilà comment ça va. Parce que vous êtes d’un côté, nous de l’autre… Et vous dites : tout. Et nous, oh ! on voudrait bien, voyez-vous, mais on ne peut donner que ce qu’on a.

 

S’étant mise à parler plus bas dans la cuisine devant la table où traînaient des assiettes sales, des verres qui avaient servi, un plat à moitié vide, sur une toile cirée à carreaux blancs et rouges qui n’avait pas été lavée depuis longtemps.

— Il y en a qui sont trop grandes, d’autres trop petites… Il y en a qui savent coudre et pas faire la cuisine…

Elle a baissé les yeux.

— Il y en a qui savent seulement chanter… Il y en a qui savent seulement… Mais tout à coup elle s’est mise à rire, s’étant levée :

— Allons, bonsoir, Monsieur Louis… Et à un de ces prochains jours.

 

Cette seconde fois, ses deux petites nièces, Gladys et Éliane, avaient accompagné Lydie jusqu’à la porte du jardin. Il faisait chaud. Il n’y a plus de printemps, maintenant, chez nous. À peine la dernière neige a-t-elle fondu que l’été commence. Il faisait chaud et lourd comme au mois d’août ; l’herbe était déjà haute sur les bords du chemin, – c’est l’été, – déjà brunissante. Il était assis sur le vieux banc de bois peint en vert qui était à côté de la porte de la maison. Lydie avait dit aux petites filles :

— À présent, il vous faut rentrer.

Et elles ne voulaient pas, mais Lydie s’était fâchée. C’était de l’autre côté de la barrière du jardin :

— C’est bon ; pas tant de ces affaires… Gladys, donne la main à ta petite sœur… Et puis vous vous dépêchez… Il y a déjà longtemps que vous devriez être au lit…

 

Les petites filles s’en étaient retournées. On a entendu crier le portail qui est en bois. C’est vieux, c’est usé, c’est à moitié pourri, ça crie. Il n’avait pas bougé de son banc. Il lui avait dit bonsoir.

— C’est joli chez vous, avait-elle dit.

 

Le jardin descendait en assez forte pente du chemin jusqu’à la maison, de sorte que, d’où ils étaient, ils avaient les plantes des pensées (elles commençaient à passer) plus haut que la tête. On avait les soucis en fleurs sensiblement au-dessus de sa personne ; il fallait lever les yeux pour atteindre le bas des arbres fruitiers avec leurs champignons gris ou moussus de vert et de jaune.

 

Il avait dit :

— Vous trouvez ? Un gros bourdon pas encore couché avait heurté maladroitement l’arrosoir qui était posé debout au pied du mur ; deux merles se battaient dans les plates-bandes, où les vieilles hautes tiges sèches des phlox vivaces se dressaient au milieu de leurs repousses vertes déjà hautes de deux pieds.

— Oui, a-t-elle dit, et, moi, j’aime…

Pendant que les merles s’étaient envolés, se poursuivant avec des cris aigus dans les arbres.

— Oui, disait-elle, ça me repose. Chez nous, il y a trop d’allants et de venants, tandis qu’ici… Ici, c’est fait pour être deux, dit-elle. On ne voit rien, on n’est pas vu. Il n’y a que les oiseaux et les arbres. Et des fleurs, si seulement vous vouliez bien vous donner la peine de les soigner… Ah ! vous êtes paresseux…

 

Elle secoue un peu sa tête qu’elle tenait appuyée au mur et renversée, tandis que, lui, était assis les coudes sur les genoux, la tête en avant. Il a fait un petit peu de fumée avec sa pipe. On voyait la couleur bleue de la fumée se défaire dans l’air qui devenait gris.

Elle a dit :

— Moi aussi, je suis paresseuse.

Elle a dit :

— Ça ne fait rien ; si j’allais travailler ? Vous savez, ce soir, je fais votre chambre.

 

Il avait été lâche, il l’avait laissée entrer. Il ne bouge pas d’où il est, il ne remue seulement pas la jambe, ni l’autre jambe. On a entendu le bruit de l’espagnolette, puis la fenêtre qui est à côté de celle de la cuisine s’était éclairée.

 

— Comment, Monsieur Louis, disait-elle, vous laissez tout fermé par un temps pareil ? Oh ! a-t-elle dit, c’était le moment que je vienne !

 

Alors elle a ouvert aussi l’autre fenêtre qu’on ne voit pas et qui donne au midi sur l’autre face de la maison. Il laisse faire ; sa pipe était éteinte, il l’a mise dans sa poche. Il entend qu’on secoue les draps ; il entend qu’on tapote le gros plumier ; il ne fait qu’entendre, il ne veut pas voir, il se refuse à tourner la tête. C’est drôle comme on a les idées mal en ordre, quelquefois.

 

Il se dit : « J’aurais dû l’empêcher d’entrer. » Il se dit : « Pourquoi est-ce que je l’aurais empêchée ? C’est une bonne fille quand même ; et on se connaît depuis longtemps. »

Puis, comme il l’entend qui s’approche de la fenêtre et elle dispose les oreillers à l’air du soir sur le rebord, il s’est levé dans son malaise ; il se met à marcher le long des allées qu’on commence à ne plus bien distinguer de leurs bordures d’œilletons. Et il va un petit moment ainsi de long en large, puis il n’y voit plus du tout sous les arbres, il est ramené vers la maison.

 

— Dites donc, Monsieur Louis, vous ne la faites jamais, votre chambre ?

Il dit : — Moi ? Il a dit : — Que si !

 — Quand ça ?

— Quand ça me chante.

— Oh ! bien, dit-elle, il faut croire que ça ne vous chante pas souvent.

 

Alors elle s’avance de nouveau jusqu’à la fenêtre ; il voit sa main et le bas de son bras ; il se détourne, c’est comme ça. On est des hommes. Mais c’est fini quand même, ces choses-là, pense-t-il. C’est gâté ; je sais à présent que c’est gâté, je sais à présent pourquoi c’est gâté.

 

On a empoigné les oreillers des deux mains ; la fenêtre qui était à moitié bouchée est débouchée, comme il peut voir aux quatre angles bien nets qu’elle projette de nouveau en clair sur la terre brune et les feuilles vertes. Il hoche la tête : « C’est fini… » Oh ! comment est-ce qu’on est fait ? Car la soirée s’avance, et un oiseau de nuit s’est mis à crier dans le bois ; alors il entend qu’on lui dit :

— Vous ne voulez pas venir voir, Monsieur Louis, comme c’est propre…

Puis on s’est reprise :

— Non, attendez.

 

À ce moment, il était à l’autre bout de l’espèce de terrasse qui s’allongeait entre la maison et le jardin, étroite, bordée plus loin par la remise, puis le bûcher.

Il se retourne. Il la voit qui sort de la maison, qui traverse la terrasse, qui va jusqu’aux plates-bandes, qui se penche sur les plates-bandes ; il la voit à peine, elle est seulement une tache blanche qui bouge dans l’ombre un petit moment, puis on repasse devant lui.

— C’est tout de suite prêt.

Puis de nouveau la voix vient de la chambre, pendant que deux bras se tendent et tirent à eux les contrevents :

— Vous pouvez venir.

Pourquoi pas ? Mais il se met à rire : « C’est fini ! » C’est ce qu’il se dit en lui-même.

— Monsieur Louis !

Ah ! se dit-il, si j’y allais ! Pourquoi pas ? se dit-il de nouveau. Est-ce que j’ai peur ? Peur de quoi ? Bien sûr que j’irai ! Et il fait un pas. Puis : non. Il s’arrête.

— Vous venez, Monsieur Louis ?

Alors il voit qu’il se remet à avancer comme s’il y avait dans ses jambes une force étrangère à sa volonté ; il voit qu’il est entré dans le corridor ; il voit que la porte de sa chambre est ouverte, il voit par la porte ouverte qu’elle est là et qu’elle l’attend. Il a fait avec ses souliers un grand bruit maladroit sur le carreau rouge.

— Eh bien, a-t-elle dit, vous voyez ?

Il se prend le menton dans sa main gauche, il a son chapeau sur la tête.

— Ça ne vous semble pas plus joli qu’avant, quand même ?

 

Son autre main est dans sa poche. La lampe éclaire doucement sous l’abat-jour ; il y a dans l’angle, entre les fenêtres, le grand vieux lit de noyer à deux places. En face, contre le mur, il y a un vieux canapé en cerisier, de ceux qu’on nomme « lits de repos », recouvert d’une étoffe à carreaux bleus et blancs. Et puis il y a la table ; c’est une table ronde avec un tapis vert ; elle est poussée entre le lit et le canapé. Sur la table, il y a un verre. Et, dans le verre, un bouquet fraîchement cueilli montre ses tiges pâles, couvertes de fines bulles d’air, qui trempent dans la belle eau pure.

 

— Vous n’avez pas l’air bien content, Monsieur Louis.

Il a dit :

— Que si ! Il se reprend : — Et merci, seulement vous n’auriez pas dû prendre toute cette peine.

— Oh ! a-t-elle dit, ne parlez pas comme ça.

— Pourquoi ?

 — Ah ! Parce que ce n’est plus la peine de rien, si on commence seulement à y penser. Elle continue :

— Écoutez, Monsieur Louis… Ce Gourdou, vous le connaissez ?

— Qui est-ce qui ne le connaît pas ?

— Eh bien, il ne vous faut pas l’écouter. On ne sait jamais s’il a bu ou s’il n’a pas bu, s’il est sérieux ou s’il se moque du monde… Ses histoires… Elle a repris :

— C’est pas vrai… C’est trop ancien pour être vrai ; ça a changé, on a changé. Oui, cette histoire d’Adam et d’Ève. Ça l’amuse de tromper le monde. Lui n’a rien, vous comprenez. Ni maison, ni enfants, ni femme. Et c’est aussi qu’il a passé l’âge. C’est un vieux. Il est jaloux comme les vieux, Monsieur Louis. Il n’aime pas que les choses s’arrangent, une fois qu’elles sont dérangées…

 

Et puis, dit-elle, si c’était vrai, oh ! si c’était vrai, on serait trop malheureux ! Alors voilà qu’ayant tiré à elle une chaise, elle s’y est laissée tomber. Il la regarde. Ses bras pendent le long de son corps. « Qui voit ses veines voit ses peines », c’est un proverbe de chez nous. Il voit ses bras, oh ! un peu trop maigres, c’est dommage, comme il se disait, car on ne s’empêche jamais de penser ; il voit, malgré ce qu’elle dit, les marques de sa condamnation aux veines gonflées qu’il y a sous sa peau et aux taches bleues qu’elles font par place.

 

— D’ailleurs, je vous comprends, Monsieur Louis…

La chouette a recommencé à crier dans le bois.

— Oui, j’ai été comme vous. C’est la même chose, la même chose pour vous que pour moi.

Elle lève la tête ; elle souriait timidement :

— Vous ne vous souvenez peut-être pas, oh ! c’est que c’est déjà vieux ; ça va faire combien déjà ?… Ça va faire, dit-elle, cinq ans. Vous n’avez peut-être pas su… Il devait m’épouser… Édouard Saugy, de Saint-Prex, le dragon. Ah ! vous ne l’avez pas connu ? Oh ! n’est-ce pas ? ce n’était pas encore officiel, seulement… Oui, dit-elle… Alors elle soupire.

— Ah ! oui, moi aussi… Vous savez, j’ai lu ; oui, c’est vrai, on est chassé ; seulement, dans la Bible, ils sont deux. Oui, ils sont deux à être chassés et dans la vie… Alors elle a levé soudain les yeux sur lui et il voit que ses yeux sont beaux. Elle baisse brusquement la tête. Il se met à lui dire :

— Ah ! alors, vous aussi…

Elle relève la tête ; il voit que ses yeux sont devenus brillants.

— Seulement, moi, je ne suis pas comme vous, Monsieur Louis… Elle change encore une fois :

— Moi, me suis-je dit, je vais prendre les choses comme elles viennent. Tant pis. Dites donc, Monsieur Louis, j’ai pas raison ? Et il voit que ses yeux sont devenus moqueurs :

— Sans quoi, qu’est-ce qu’on deviendrait ? Et vous-même, disait-elle, vous voyez bien où vous en êtes…

Ayant baissé de nouveau la tête :

— Moi, je prends ce qui se présente… Les occasions ne manquent pas… Oh ! ma mère sait tout, ma sœur aussi. Elles ont fini par me laisser tranquille.

Il voit ses yeux levés sur lui encore une fois ; il voit qu’ils sont durs, ils sont fixes ; elle les détourne tout à coup.

— Au mois de février encore. Les ouvriers électriciens. Quand ils sont venus réparer la ligne. Un grand, tout en bleu, avec une petite moustache blonde. Ah ! dit-elle, celui-là… Il voulait absolument m’emmener, pensez-vous ? Oui, à Genève.

 

Et il voit que ses yeux deviennent troubles, pendant qu’elle rit :

— Eh ! oui, Monsieur Louis. Puisqu’on n’est plus dans le Jardin, c’est bien le moins qu’on ait la liberté…

Alors il n’avait plus osé la regarder.

— Sans quoi qu’est-ce qu’on deviendrait ?… Il faut se contenter d’une moyenne, une toute petite moyenne… Puisqu’on ne peut pas avoir autre chose. Qu’est-ce que vous en pensez, Monsieur Louis ? Un petit plaisir, un chagrin, et puis un petit plaisir de nouveau. On prend ce qui vient.

 

Alors l’oiseau de nuit a crié encore une fois ; et on n’a plus rien entendu que le bruit de la rivière, comme quand on marche dans les feuilles sèches. Il parlait pauvrement. Il disait :

— Ah ! vous aussi… Il a répété :

— Ah ! vous aussi, je ne savais pas.

Pendant qu’elle s’était levée, et, lui, il a fait un pas en avant :

— Alors, comme ça, a-t-il dit, on a été chassés tous les deux ?

— Eh bien ? dit-elle. — Vous êtes un homme, il ne faut pas l’oublier, et moi une femme ; on n’est pas des anges, qu’en pensez-vous ? Car elle n’était partie qu’au petit matin. — Est-ce qu’on fait du mal à quelqu’un, dites ? Et puis c’est qu’on a besoin de se consoler, n’est-ce pas ? On fait comme on peut…

 

Il voit que la lampe sous son abat-jour transparent continue à brûler doucement un peu au-dessus et en avant d’eux ; ils sont deux, ils sont deux ensemble. L’oiseau de nuit a crié de nouveau.

— N’est-ce pas, nous autres, on sait vivre, on a fait ses expériences ; on se dit : « Ça ira comme ça pourra. »

 

Elle s’est tue un petit moment ; il s’était soulevé sur le coude, et, sans quitter sa place, il avait tourné le commutateur. Alors une grande nuit s’est faite et il a semblé que l’oiseau de nuit s’était mis à crier plus fort, tandis qu’il ne bougeait plus.

— Dites donc, Monsieur Louis, est-ce qu’on ne pourrait pas se tutoyer ?… À présent… Oh ! seulement quand on serait seuls, bien entendu, mais voilà qu’on est seuls ; alors dis moi : tu, et je te dis : tu… Elle a repris :

— Et puis tire-toi seulement vers moi. Tu es tellement au bord que tu vas tomber…

Elle disait :

— Oh ! touche seulement, c’est rond, on ne dirait pas, on me croit maigre… Eh bien, est-ce que je suis si maigre que ça, hein ?… Elle a dit ensuite :

— Écoute, qu’est-ce qu’on peut demander de plus à la vie ?… Embrasse-moi.

Elle disait plus bas :

— Et puis toutes les femmes se ressemblent.

 

L’oiseau de nuit criait toujours. Et, approchant sa bouche de son oreille :

— Et puis les hommes aussi… Oh ! disait-elle, je ne suis pas si méchante qu’on croit, tu verras… Oh ! disait-elle, oh ! Louis…

 

 

 

VIII

 

J’ai été élevé un peu trop solitairement par ma mère. Voilà ce que c’est d’habiter une maison écartée comme la nôtre. Il me fallait une demi-heure pour aller à l’école. J’étais seul, j’ai été gâté. J’étais nourri, logé, chauffé, blanchi, sans avoir à m’occuper de rien.

Et puis, voilà, ma mère est morte.

 

Son cœur a été triste alors, mais il se disait : « Chacun son tour. » Ah ! mais pourquoi (se disait-il) chacun son tour ? j’avais pourtant besoin d’elle. Pourquoi est-ce qu’il faut qu’on meure ?

 

C’est dans le Livre où il est écrit : Tu retourneras à la terre, car tu en as été pris ; parce que tu es poudre, tu retourneras aussi à la poudre. C’est la condamnation, se dit-il. Il marchait derrière les porteurs dans un pays tout blanc ; eux, étaient noirs dans tout ce blanc. Elle était tombée tout à coup de côté, la joue contre la terre gelée ; c’est pourquoi il marche à présent derrière elle, ne pouvant pas empêcher qu’on ne l’emporte, n’ayant pas pu empêcher qu’on ne la cloue dans la caisse noire, n’empêchant rien, ah ! rien du tout ! bien docile, au contraire, bien sage, bien appliqué à suivre, habillé de noir, dans la neige, avec quelques parents et amis, dans la neige, habillés de noir… Et il y a un long chemin jusqu’au cimetière, un encore plus long chemin que celui de l’école. On n’empêche rien, c’est la condamnation. Il faut remonter la rivière jusqu’à la route ; il faut s’engager sur la route, passer le pont, et voilà comment on est fait. Il faut tourner avec la route à flanc de mont, pousser ensuite jusqu’au village, et là laisser le village à sa gauche, et aller encore.

 

On voit enfin ce petit mur construit en carré au milieu des champs. La grille est peinte en noir et argent. Il y a quelques thuyas ou cyprès, comme des fumées. Ah ! fumées nous-mêmes, pense-t-il. J’aurais eu besoin d’elle jusqu’au bout, et voilà qu’on me l’a prise, – parmi les couronnes de verre qui étaient là passées autour des croix de bois.

Et on veut dire non, on ne peut pas.

On dit non, ça ne sert à rien. Pourquoi ? Je me pose ces questions, parce que j’ai été élevé solitairement dans une maison écartée par ma mère qui était restée veuve de bonne heure. Ils vous disent : « C’est déjà de la chance d’avoir pu la garder avec vous si longtemps. »

Qu’est-ce que ça veut dire : longtemps ? Est-ce qu’il y a une mesure pour ces choses-là qui sont du cœur ; une mesure comme pour les femmes au marché, qui vous vendent les noisettes au verre, les poires à l’assiette, les pommes de terre aux cinq litres ou aux dix litres ? Qu’est-ce que c’est que longtemps quand on a besoin de toujours ? c’est ce qu’il se dit ; et, toujours, ça n’existe pas.

 

C’est la grande condamnation, car la grande condamnation est d’avoir surtout besoin de la chose dont on est le plus privé.

Et quand Adrienne est venue, j’ai cru aussi que c’était pour toujours. Toujours – et ça fait six mois. Toujours, c’est six mois pour les hommes.

On est condamné.

On est dans le temps qui est sans mesure, car la plus grande longueur de temps, se dit-il, est comme rien auprès de ce qui ne se mesure pas, qui est la seule chose qui compte pour le cœur, se dit-il, tant pis, – pendant qu’il est dans son jardin.

 

Alors on ira doucement, on ira tout petitement, il ne faut pas se faire remarquer, – ce qui vient, ce qui se présente, elle a raison peut-être, Lydie. Ne rien demander de plus que ce qu’on a, et aller tout doux dans la vie : un jour, un jour, et puis un jour, jusqu’à ce que ce soit fini ; manger, boire, dormir, et de temps en temps un petit plaisir, pense-t-il… ah ! c’est quand même une bonne fille ! Et raisonnable, pendant qu’il se penche sur la terre noire, et c’est dur de se pencher. Mais il le faut bien, – sur la terre noire, sur la terre humide et toute tiède, mais il le faut bien, parce qu’on est en retard.

 

Il râtelle les feuilles mortes dont le dessus est sec et le dessous à moitié pourri. Il se penche, dans sa chemise ouverte, sur les petites tiges qui ont poussé blanc dans les plates-bandes, ayant été privées de lumière ; une goutte de sueur lui coule le long de la joue et tombe en faisant un petit bruit sur son soulier, ou lui entre dans la bouche, ou, s’introduisant sous la paupière, lui brûle le globe de l’œil.

 

Il se redresse, il passe sur son front son bras nu. Il est écrit : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.

Oh ! il voit, car il est écrit : La terre sera maudite à cause de toi, et elle est maudite. Il est écrit : Tu en mangeras les fruits tous les jours de ta vie, et on est maudit. Car on est quand même attaché à la vie et elle se défait tout le temps et on la refait. La nature lutte contre nous, il nous faut lutter contre elle. Elle est malade, elle est gâtée, – nous aussi. Et, malades, il nous faut nous battre tout le temps contre ses maladies à elle, – jusqu’à la mort, comme il se dit.

 

Il voit les dartres et les champignons qui sont aux troncs des arbres. La chenille au bout des branches tisse son nid en velours blanc. Il y a sur les pousses vertes des rosiers une telle épaisseur de vermine verte qu’elle y fait comme une seconde écorce ; une même épaisseur noire est sur les tiges du sureau. Pourquoi tout est-il ainsi gâté et compromis d’avance, pendant que les mauvaises herbes poussent partout, pleines d’épines et de piquants, dangereuses à toucher, les chardons, les orties, les ronces ?

Et il faut pourtant, – pour manger. Arracher, desherber, racler, trier ; – on fait des tas, on y met le feu. Ils fument gris, ils fument blanc. Leur fumée traîne à terre comme une grosse chenille velue, puis, tout à coup, le vent la redresse et la fait basculer, vous l’envoyant dessus. On est pris dedans. On tousse, les yeux vous pleurent. On se protège la figure avec les mains, mais à ce moment la fumée s’écarte (il voit ces choses en pensée, tout en retournant la terre), puis se répand à travers l’air où elle fait comme un rideau. Il y a des trous dans ce rideau. On voit par les trous. Un coin de bois, on ne le voit plus.

Un… Qu’est-ce que c’est ? ah ! ça c’est un pommier.

Ah ! misère. Il est en train de retourner la terre : c’est dur… Sa chemise colle à son corps, il a un goût amer sur la langue. Il faut : tant pis. Jour après jour, tant pis. Ne rien désirer. Ce qui vient, l’occasion : manger, boire, dormir, ça fait un jour ; dormir, boire, manger, ça fait encore un jour.

 

Et les jours viendront se mettre l’un sur l’autre derrière nous comme les pages d’un livre, tandis que l’épaisseur de ceux qui restent à vivre diminue toujours plus. Il a été boire à la fontaine. Il change de costume. Il met son chapeau, il traîne les pieds. Il va sous le grand ciel rose, qui est au-dessus de nous comme une tromperie, avec son calme et sa pureté. Il a les mains dans les poches.

 

Il pousse la porte de la cuisine :

— Ah ! a dit Mme Chappaz en le voyant entrer, comment, c’est vous ? depuis le temps !

— Oui, dit-il, j’ai eu des ennuis…

— Ah ! dit Mme Chappaz.

 

Des bouquets de roses sont peints sur ses joues bien vernies ; sa poitrine fait étagère sous son menton dans une blouse de coton gris :

— J’espère bien que ça va mieux.

Bolomey a dit que oui…

— Et vous savez, Monsieur Bolomey, pendant que vous… vous êtes seul chez vous, oui, en attendant… eh bien, vous n’auriez qu’à venir manger ici… On s’arrangera, c’est facile… N’est-ce pas ? avec le monde qu’on a… Écoutez, a-telle dit, je vais appeler Lydie…

Mais il a dit :

— Non, ne la dérangez pas. Donnez-moi seulement une bouteille de bière et un verre…

— Eh bien, c’est ça, Monsieur Bolomey ; mais où est-ce que vous allez vous mettre ?

Il fait un signe de tête vers les bosquets où on ne va guère la semaine.

 

Il a été s’asseoir à l’écart derrière les fusains, la bouteille de bière sous le bras, son verre à la main. Il commence à faire nuit. On entend de l’autre côté des buissons un bruit de voix, et puis le bruit des gens qui se lèvent, et ils font alors un bruit de monnaie, et ils paient, puis s’en vont. Quelques-uns sont venus en auto et mettent le moteur en marche. Neuf heures. On ira comme ça tout doux. Un petit plaisir après le travail ; un verre de bière et elle est bien fraîche. Et un peu de musique aussi de temps en temps, pourquoi pas ? parce que le poste de sans-fil de Métraux s’était mis à fonctionner… Bulletin météorologique… Forte dépression sur l’Irlande… Température en hausse… Maximum, vingt-sept degrés, minimum seize. Silence. Tout à coup le saxophone a été introduit par un battement de tambour mêlé à des fuites de merles. Et ça se met à balancer autour de Bolomey. L’air balance. Les branches balancent (M. Métraux a laissé la fenêtre grande ouverte, parce qu’il fait chaud).

C’est fort, c’est douloureux et doux. Ça fait de la peine au cœur et ça divertit. On danse. Le divertissement des corps, et c’est pour ne plus penser. Alors aller comme ça, c’est ce qu’il se dit. De la bière fraîche, un air de danse, laisser faire.

 

— Coucou !…

Elle lui a mis les mains sur les yeux. Et il a tenté de se défaire d’elle, mais elle le serrait fortement, lui renversant la tête, et la forme de ses bras nus était contre les côtés de son cou. Et, se baissant vers lui : « Tu as eu peur ?… » dans la musique.

— Tu as eu peur, dis, petit ?

Alors la chaleur de son souffle et puis sa bouche, dans la musique ; ah ! laisser faire, pendant qu’elle le tient renversé contre elle des deux mains et sa bouche par-dessus ses mains va le chercher. Il laisse faire ; la musique.

Elle a dit : « C’est gentil d’être venu. »

 

Il la laissait dire et faire. Elle se glisse contre lui dans la musique ; elle s’est assise sur ses genoux.

— Je n’aurais peut-être pas pu aller te rejoindre, ce soir ; comme ça, je t’aurai eu quand même, dis…

Il a senti le goût de ses lèvres, encore une fois. Et elles le quittent, mais alors c’est lui qui les cherche, comme la musique dit de faire, et puis c’est aussi ce que dit la vie, ou quoi ? prendre ce qui vient ; autant de trouvé, se dit-il, serrant contre lui ce grand corps qui se dénoue et se répand comme quand on coupe le lien d’une gerbe.

— Oh ! fais seulement. On est bien cachés.

 

 

 

SECONDE PARTIE

 

I

 

— Hé ! Bolomey !

Il lui semble qu’on l’a appelé.

C’était à quelque temps de là, et il s’est dit : « Est-ce Gourdou ? » car il était encore à moitié endormi.

Il avait ouvert les yeux, il a vu qu’il n’y avait personne dans la chambre. Il a vu qu’il faisait grand jour ; un beau soleil entrait par l’entrebâillement des contrevents ; et encore une fois il est appelé : « Hé ! Louis ! » il a répondu présent comme au service militaire.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu n’es pas sérieux.

Il a demandé :

— Pourquoi ?

On lui a dit :

— Toutes ces histoires.

Il interroge, on répond. Il y a quelqu’un au fond de lui-même qui parle :

— Bolomey, tu es tombé sur la tête, tu as été étourdi par le coup. Mais c’est fini… Hé ! Louis… Il dit :

— Voilà.

— Regarde le beau temps qu’il fait, ce matin… Tu n’as qu’à vouloir, elle reviendra.

 

Il se réveille de plus en plus et, à mesure qu’il se réveille, il lui semble qu’il rejoint davantage la voix et la vérité qu’elle annonce ; il voit qu’il fait beau et clair dans le monde. Il s’est mis assis sur son lit, il regarde ; il voit que les rideaux s’avancent et entrent ensemble joyeusement dans la chambre comme une voile gonflée de vent.

Si c’était seulement qu’on n’a pas su s’y prendre ! Il repousse les contrevents qui empêchent le jour d’entrer ; il dit : « Qu’il entre ! » il dit : « Qu’il entre tout grand et tout entier », tandis qu’il rabat des deux mains les vieux panneaux de bois qui claquent contre le mur en même temps.

Et il voit que c’est un jardin, et que c’est le Jardin quand même. Chaque brin d’herbe y jette ses feux, chaque feuille porte son collier, chaque branche est comme un écrin de pierreries ; c’est bleu, rouge, jaune, violet, blanc ; ça brille de mille petites flammes de couleur qui bougent les unes devant les autres ; – est-ce que tu vois ?

 

Il dit : « Je vois. » – « Alors, viens ; tu es attendu. »

 

Est-ce qu’on lui parle ou si c’est lui qui parle ? il ne sait plus. Ce qui lui est dit et lui-même, c’est à présent la même chose.

Tout est changé, ce matin-là. Il sort dans le jardin parmi les cris du merle. Il regarde ce jardin, c’est le mien ; il est mal fermé, je le fermerai.

Les ruches ont perdu leurs couleurs, je les repeindrai. Les plates-bandes n’ont pas encore été retournées, je les retournerai, je suis là pour ça.

Tout y est dans un grand désordre, mais on y mettra de l’ordre, car l’ordre est en nous. L’ordre est en moi. Je n’étais plus ; je recommence à être. Il est entré dans la journée comme s’il était né avec elle, comme s’il venait seulement de naître ; il fait tout le tour du jardin.

 

Ensuite il a eu faim ; il y a du bonheur sur sa langue. Il casse les branches sèches enfagotées qu’il défagote, ah ! ça fait plaisir, avec des gestes attentionnés.

Il y a du bonheur jusqu’au bout de ses doigts. Les choses savent bien à qui elles ont affaire ; elles nous connaissent, les choses ; elles se plient à nous avec amitié ou bien entrent en lutte avec nous, car il y a accord ou désaccord.

 

Il est accordé tout à coup. Accordé aux choses et au monde, pense-t-il, accordé aux choses du monde, passant ses doigts pleins de précautions et caressants dans le nœud d’osier qui docilement cède et vient en arrière et est défait par les mêmes chemins qu’il avait suivis pour se faire.

C’est nous qui nous gâtons nous-mêmes, hein ? pense-t-il, ce matin-là, parce que tout change, avec nos rêvasseries, pendant qu’il a pris juste la quantité de bois qu’il faut dans ses deux poings, ni trop, ni trop peu, avançant le genou, debout sur l’autre pied dans un bel équilibre. Et les branches se cassent en deux avec un bruit gai dans la cuisine.

 

Il faudra seulement blanchir les murs, mais ce sera facile, se disait-il, ayant mis la double poignée de brindilles dans le fourneau sur le papier de journal chiffonné. Tout de suite une belle flamme se dresse, vive et claire, comme le coq qui chante en battant des ailes.

C’est des travaux de femme ; ça ne fait rien. Il se met un tablier de femme autour du ventre. Il verse l’eau dans la casserole ; elle est raide et brillante comme une corde neuve. Il va chercher le bidon où est le lait ; lui, s’étale au contraire dans sa chute et il s’ouvre en s’amincissant comme une feuille de papier. Chaque chose a sa nature, chaque chose veut être aimée dans sa nature.

Oh ! il y en a tant ! et ça va faire tant d’amours !

Car nous sommes là pour deviner les choses dans leurs natures particulières : alors elles nous en sont reconnaissantes, n’est-ce pas ? Une parenté intervient. Il n’est plus seul, il est parmi des amis, et des amies, lui semble-t-il, écoutant maintenant grogner le feu comme le chien de garde dans sa niche.

 

Le gros, l’épais, le tendre, le résistant, le dur, le lisse, le grenu, le brillant, le mat : il y a un langage des choses, seulement les hommes ne veulent pas l’entendre, c’est ce qu’il se dit ; et c’est pourquoi les hommes sont malheureux.

On n’est pas séparé, on communique, c’est ce qu’il se dit, prenant dans sa paume le gros bol de faïence, rond et tiède comme un sein. Il a faim. Il est dans la vie. Il s’est assis à la table sous un rayon de soleil tout neuf comme une planche de sapin qu’on vient seulement de raboter et qui, partant du haut de la fenêtre, pose par son autre bout sur le carreau.

 

Il raisonne son cas, il se dit : « Je suis un homme. » La vie passe d’une chose à l’autre. La vie entre en lui avec le pain qu’il mâche, pendant que dans la cafetière de fer-blanc le café qui s’égoutte sonne à coups séparés comme une petite cloche.

Alors voilà, se dit-il, comment est-ce que j’ai pu croire à ces histoires ? c’est peut-être une explication, mais c’est une mauvaise explication.

Il boit, il mange, le sang lui chante au cou et aux tempes.

On va voir.

Il se coupe encore un morceau de pain et de fromage. Le sang lui bat aux poignets. Le sang lui dit : « Maintenant debout. » Il retrousse ses manches. Il n’a que sa chemise et un pantalon de toile ; sa chemise est largement ouverte sur sa poitrine.

Il se dit : « Quel âge est-ce que j’ai ? »

Il empoigne la pelle carrée, la bêche à trois dents.

Trente-six ans ; c’est la jeunesse.

Son épaule gauche est dans l’ombre, son épaule droite dans le soleil, où il se penche, enfonçant d’un seul coup la pelle plate dans la terre.

Tout à coup la peine devient plaisir ; retournement.

Ça la fera revenir, c’est pour elle.

Plus c’est dur, plus c’est agréable ; retournement. C’est pour elle. Je l’attends, je prépare tout pour son retour. Elle reviendra sûrement. Il s’est redressé un moment, les mains sur le manche de sa pelle ; puis, la plantant dans le sol, il bourre sa pipe ; et les oiseaux éclatent de rire au-dessus de sa tête comme pour dire : « Il a enfin compris. »

C’est moqueur, ces merles.

L’oiseau de la pluie siffle ironiquement à petits coups au-dessus de vous : « Pluie… pluie… » et tu l’as cru, ou quoi ? ça fait rire l’oiseau… « Bolomey, tu crois tout », dit l’oiseau.

 

Le pic tape à petits coups avec son marteau pointu contre un tronc, pendant que Bolomey le cherche des yeux sans le découvrir. Ah ! il fait beau, il regarde le monde qui est rond autour de lui, la pipe à la bouche, le ciel qui est rond au-dessus du monde.

Je n’ai seulement pas su faire ; c’est clair. Je ne connaissais pas bien les femmes ; j’ai vécu trop seul.

Sa pelle déjà repolie par le frottement brille au soleil. Ah ! c’est délicat (j’entends les femmes) ! Ah ! c’est difficile ! Je n’ai pas su ; eh bien, on recommencera, c’est-à-dire on commencera.

 

Hé ! l’oiseau, hé ! le merle, ou quoi ?

Le petit rouge-gorge se tient juste à côté de lui, plein de confiance, perché dans le bout d’un tuteur, puis se laisse tomber sans crainte entre ses jambes, parmi les mottes que Bolomey vient de retourner, voyez-vous ça ! Eh ! le coquin, dit-il, pendant qu’il fait un geste pour le chasser ; mais le petit oiseau d’un coup d’aile retourne simplement d’où il est venu.

 

Il a confiance ; il faut avoir confiance. Je dirai à Adrienne : « Tout recommence » ; ce sera comme si on ne s’était jamais vu.

C’est un jardin, c’est le Jardin. Je le fermerai seulement pour empêcher le malheur d’y rentrer. Il regarde devant lui et voit que la plate-bande où il travaille sera bientôt entièrement retournée ; il se dit : « J’irai ce soir, il ne faut pas attendre ; j’irai faire ma commande chez Chevalley à Rolle ; je prendrai le train de cinq heures. »

 

C’est ce qu’il a fait. Et elle (Lydie), quand elle est venue ce soir-là, elle ne l’a pas trouvé.

 

 

 

II

 

Il avait pris les mesures avec une chevillière d’arpenteur. Il tendait sa chevillière d’une borne à l’autre. Elle était jaune, plate, en tissu gommé, avec les décimètres et les mètres marqués dessus par un trait noir et numérotés ; et le vent venait et la soulevait, la faisant flotter dans les airs. Il avait été obligé, étant seul, de l’attacher à un de ses bouts ; il tirait dessus pour la tendre. Il avait un carnet de poche ; il inscrivait les mesures sur son carnet. 22 mètres.

Ensuite commençait un autre segment de droite, faisant angle avec le premier ; il inscrivait : 15 mètres. C’est grand, chez nous ; il faisait l’addition. 22 + 15 + 20, total 57 mètres. Un vrai jardin.

Le vent venait pendant qu’il déplaçait de nouveau la chevillière et elle montait en l’air joyeusement au-dessus des touffes de coquelicots, des grosses marguerites, des sauges velues ; mais, de ce côté-ci de la barrière, se disait-il, quand elle sera en place, vous allez voir toutes les espèces de cultures qu’on aura : en fleurs, en fruits, en légumes.

 

Il commence à remonter la pente de l’autre côté du jardin ; les limites passent tout juste au-delà du tronc du noyer, qui est encore chez lui, comme il voit, – là où il était couché, là où elle lui a été donnée.

Il inscrit de nouveau : 36 mètres. Puis 17 mètres encore, ce qui le ramène au chemin ; et, la clôture qui le bordait étant encore en bon état, il n’a pas eu besoin de mesurer plus loin. 36 +17 = 53. Il met les trois chiffres l’un sous l’autre.

Puis il regarde encore une fois le jardin qui est au-dessous de lui, avec ses pruniers, ses cerisiers, ses poiriers, ses buissons de citronnelle, plein d’abeilles, plein d’oiseaux, ayant en son milieu le toit de la vieille maison tout recousu de pièces rouges ; et ça lui chante dans le cœur, parce qu’il pense : « Il est beau », il pense : « On y sera bien. »

 

Il descend vite s’habiller. Il a pris le train de cinq heures. 160 mètres de clôture Chabourit, avec un pieu tous les deux ou trois mètres. Chevalley a dit : « Je peux vous la livrer quand vous voudrez. »

— Combien ?

— Sept francs le mètre, pose comprise.

— Oh ! je la poserai moi-même.

— C’est que c’est tout un travail.

— Ça ne fait rien.

— Eh bien, alors, on arrondira la somme. 160 mètres à sept francs. Chevalley fait le compte. — On vous les laissera rendus à 1050 francs.

— 1000, a dit Louis.

 

Chevalley a cédé pour finir. Les affaires sont faciles : cette affaire-là s’est bien arrangée. Ils ont été boire un verre au café de la Gare en attendant le départ du train de 6 h. 40.

Bolomey monte dans le train. On voit qu’il fait beau. Le train est plein de gens qui chantent. Il n’a plus peur de voir les gens ; il ne recherche plus les chemins détournés. Il va droit devant lui, ce qui le mène au beau milieu du village où c’est plein de citoyennes et de citoyens en bleu et en blanc qui sont assis devant les maisons.

 

— Alors, comment ça va-t-il ? Il y avait longtemps qu’on ne vous avait pas vu.

— Oh ! disait-il, j’ai eu des ennuis.

— Ah ! ça arrive, ça arrive à tout le monde.

Sans rien lui demander d’ailleurs par politesse (et puis on savait bien de quoi il s’agissait).

— Oui, disait-il, mais à présent…

Il donnait avec la main un coup sec comme quand on tranche une branche avec la serpe :

— Fini !

— Ah ! bien, tant mieux.

 

Il a été invité à souper par ses cousins Reymond, qui ne l’avaient pas vu depuis longtemps. Il s’est tenu assis dans la cuisine devant une bonne soupe aux légumes, aux « herbettes », comme on dit chez nous.

Ça va bien. Il a parlé un peu avec ses cousins Reymond.

Des petites filles jouaient à « bête noire » dans les jardins pleins de pivoines qu’on voyait par la fenêtre, grosses comme des figures. Et on voyait les figures des petites filles qui se glissaient silencieusement, entre les buissons, sous les arbres ; puis elles criaient : « Bête noire ! » puis elles revenaient en courant.

Reymond a allumé la lampe. Bolomey avait dit à Reymond :

— Eh bien, sortons un moment, veux-tu ? On te le permettra bien, ou quoi ? avait-il demandé en s’adressant à Mme Reymond. Qu’en pensez-vous, Madame Reymond ? Pour une fois. C’est qu’il faut bien refaire connaissance.

 

Ils avaient été boire. Bolomey n’était rentré chez lui qu’après minuit, ce soir-là. La lune n’était pas encore levée.

Il avait travaillé de nouveau tout le jour au jardin, il s’était couché de bonne heure. La lune n’était pas encore levée, vers les onze heures, quand elle est sortie sans faire de bruit de sa chambre. Elle s’est trouvée sous les étoiles, et point de lune, mais énormément d’étoiles, faisant des lignes, des triangles, des carrés, comme s’ils étaient dessinés à la craie sur la planche noire, au-dessus d’elle, entre les arbres, entre les pommiers, les cerisiers, les poiriers, les pruniers.

 

Une belle nuit.

L’herbe haute sifflait avec douceur autour de ses chevilles, étouffant le bruit de ses pas. Elle sent le mouillé de l’herbe faire froid sur sa peau à travers la toile de ses espadrilles. Elle respirait le bon air, elle pensait à des choses agréables. Un petit bois s’était élevé à sa gauche avec ses étages de branches faisant une grande maison, où les oiseaux dorment et les bêtes qui bougent le jour ne bougent plus. Ça sent l’écorce, ça sent la mousse.

Tout à coup le bois avait pris fin, pendant qu’un souffle d’air plus vif passait par-dessus le chemin et elle ; alors elle a eu un petit frisson de plaisir dans les épaules, et c’est bon.

La lune se levait justement derrière les montagnes que le bois en se retirant avait découvertes par-delà un grand espace de pays. Elles étaient tellement bleues qu’on ne distinguait la place où elles commençaient dans le ciel que parce que c’était là que les étoiles prenaient fin.

 

Tout à coup, Lydie s’est arrêtée : « Il y a le feu ! » Elle s’était arrêtée et le cœur lui a battu : « Il y a le feu à la montagne. » Car une grande lueur rouge avait paru derrière, courant rapidement le long de son arête, qui est apparue toute noire et toute dentelée dans l’intumescence du brasier. Puis Lydie s’était mise à rire : « La lune ! » bien qu’elle ne se montrât toujours pas, et, à cause de sa forme ronde, elle a joué longtemps encore derrière les rochers pointus. Mais Lydie riait déjà, attendant sa venue ; puis : « Bonjour la lune », pendant que l’astre se montrait tout juste dans le bout à la fois et des deux côtés du sommet : ah ! quelle grandeur ! – lui dormait pendant ce temps. Énorme, rougeâtre, sans épaisseur, ronde comme une feuille à gâteaux ; puis, à mesure qu’elle montait, elle blanchissait davantage, et elle a été pour finir de la couleur des étoiles, tandis qu’il tombait d’elle quelque chose de gris et de cotonneux, comme beaucoup de petites plumes, – comme une fine poussière de poudre de riz.

 

Lydie s’était remise en marche.

Il a été réveillé par le tout petit bruit qu’a fait le portail du jardin quand on l’a ouvert.

Cette toute petite voix plaintive l’avait tiré de son sommeil, comme il arrive, alors que de bien plus grands bruits, mais habituels, ne vous dérangent nullement. Il voit, lui aussi, que la lune s’est levée et elle entre dans la chambre par l’entrebâillement des contrevents, la partageant en deux régions, dans l’une desquelles il est et il y a l’autre (on a refermé le portail).

 

Elle ne faisait aucun bruit en venant.

Il était dans la nuit de ce côté-ci de la lumière, et, de l’autre côté de la lumière, il y avait également la nuit, tandis qu’il ne bouge pas, s’amusant à ne pas bouger, et considère cette mince cloison de verre, qui se dresse là entre lui et rien.

 

Il est dans l’amusement, parce qu’il s’est dit : « C’est elle », et ne bouge pas pendant qu’on vient (ou il suppose qu’on doit venir, car ces semelles de corde sont singulièrement silencieuses).

Puis un caillou a roulé quand même sur la terre battue de l’allée. Ah ! il s’amuse. « Car il va falloir lui faire comprendre… »

Il va falloir. En effet, on l’appelle.

Son nom vient une première fois, seulement chuchoté, comme si on était sûr qu’il devait entendre : « Louis ! » puis encore une fois : « Louis ! »

Il ne répond pas.

On se déplace légèrement dans la lune.

Lydie est tellement près de lui qu’il lui semble à présent qu’il va l’entendre respirer et il entend aussi le frottement de sa jupe contre ses jambes, ce qui est un doux bruit, mais il ne répond toujours pas.

 

On a été alors jusqu’à la porte de la maison. On a heurté tout doucement : « Y a-t-il quelqu’un ? » pendant que les trois coups une seconde fois résonnent dans le corridor.

 

Ah ! il s’amuse.

Parce qu’il entend qu’on s’éloigne, puis un moment il n’y a plus personne, puis on revient (on a dû faire le tour de la maison). Il se laisse glisser tout doucement hors de son lit.

Il n’a même pas dérangé en s’y heurtant cette cloison de lune où il entre. Elle le laisse entrer sans se déformer, ni se ployer, car telle est sa substance. Elle est là, cette cloison, il tend les mains, elle est sur ses mains, elle n’a pas bougé. Il y entre, il y est à moitié, c’est-à-dire avec une moitié de son corps, puis n’y est plus, puis y est de nouveau et s’y avance et l’a eue sur la tête : il est dans l’amusement.

Il n’a eu qu’à se pencher à l’intérieur des contrevents et à regarder par la fente.

Et il voit que Lydie, elle non plus, n’est pas loin : il s’amuse.

Elle est un peu plus bleue que l’air qui est légèrement bleu, elle est transparente comme une fumée ; et c’est ça, les femmes : des fumées, – sauf une, se dit-il. Il voit que le jardin est bleu et noir, clair et sombre ; le jardin est en deux parties, il est dans l’amusement.

 

Il a dit :

— Qui est là ?

Puis, d’une voix qu’il s’efforce de rendre naturelle :

— C’est toi, Adrienne ? Pendant qu’il rit en dedans.

Et il regarde toujours ; il voit alors que Lydie s’est tournée vers lui, elle est toute claire sur ce fond noir qu’elle touche presque ; et, d’une voix d’abord un peu surprise, puis très nette :

— Non, c’est pas Adrienne.

 

Alors c’est lui qui a feint la surprise.

— Ah ! a-t-il dit, c’est toi, Lydie ?

— Ah ! c’est toi, Louis ? a-t-elle dit. Eh bien, tu as le sommeil lourd, si c’est toi.

Il a dit :

— C’est moi.

 

Elle n’a pas bougé ; elle lui parle, les mains croisées l’une sur l’autre, comme pleine d’indifférence.

— Eh bien, je n’aurais pas pensé… Il faut croire que tu as la conscience tranquille. Est-ce que tu dormais déjà hier soir ? parce que je suis déjà venue hier soir.

Il disait :

— Ah ! tu es venue ?

— J’ai heurté, je t’ai appelé ; tu n’étais pas là. Ou bien si c’est que tu ne m’as pas entendue ?

 

Elle parlait tranquillement, sans avoir bougé de sa place.

Il a dit :

— C’est que j’étais fatigué.

— Hier soir ?

— Non, ce soir.

— Et hier soir ?

— Hier soir, j’étais en route. C’est qu’il y a du changement… J’étais à Rolle, hier soir.

— Et qu’est-ce que tu y as été faire ?

— Ah ! tu le verras bien une fois. C’est qu’il y a du changement, dit-il. J’ai déjà commencé ; tu n’as pas vu ? Alors elle regarde et voit dans la lune autour d’elle les carreaux retournés, les haies taillées, les pierres et les mauvaises herbes mises en tas au bord des allées :

— Et il fallait faire de l’ordre, disait-il, et ça n’est pas fini, et ça donne sommeil.

— Oh ! dit-elle, je comprends.

 

Il a baissé un peu la voix :

— Et je ne te dis pas d’entrer, parce qu’il y a déjà quelqu’un.

Il ne se montrait toujours pas, de sorte qu’il semblait parler à rien et c’est rien qui lui répondait. Elle n’avait fait qu’un petit mouvement avec les mains ; celle qui était dessus était maintenant dessous.

— D’abord, est-ce que je t’ai demandé d’entrer ?

Elle se met à rire :

— Oh ! Louis, dit-elle, tu es drôle.

Elle n’a pas bougé.

— J’avais été faire un petit tour, et j’ai vu en passant, par-dessus la barrière… C’est de la curiosité. Qu’est-ce que tu fais ?

Il a dit :

— Je fais le jardin, parce qu’il n’était pas fait.

 

Et, tout à coup, il a ouvert tout grands les contrevents, les repoussant l’un et l’autre de chaque main, qui sont venus battre contre la muraille comme quand un grand vent se lève. Il est dans le contentement, il dit :

— Et le jardin se fait… Alors ce sera pour une autre fois…

— Oh ! dit-elle, bien sûr, pour une autre fois…

Elle lui a tourné le dos.

— Où vas-tu ?

— Je m’en vais.

— Écoute, dit-il, ne t’en va pas !

— Que veux-tu que je fasse ? Et puis, dit-elle, s’il y a quelqu’un…

— Oh ! c’est quelqu’un de commode, dit-il, et qu’on ne dérange pas facilement.

 

Elle attendait, de nouveau.

— Je voulais te dire, tu comprends, j’ai commandé une barrière, alors il faudra que tu viennes m’aider, parce que je veux la poser moi-même… Sept francs le mètre. En châtaignier. On enfonce les pieux, ils sont en chêne ; et puis on la fixe et puis c’est fermé. Ce sera fermé partout, tu comprends… Dis, tu ne viendras pas m’aider ? Il lui parle de la fenêtre. Il se tient debout dans le cadre où on le voit jusqu’à mi-corps, comme sur un tableau, recevant la lune en face et peint par elle ; elle, debout un peu plus haut et qui la reçoit dans le dos.

— Et que vas-tu faire avec ce jardin ? a-t-elle dit.

— Ah ! a-t-il dit, c’est pour nous.

— Pour nous ? a-t-elle dit.

— Oui, pour elle et pour moi.

— Ah ! a-t-elle dit. Et quand est-ce qu’elle revient ?

— Oh ! a-t-il dit, elle est déjà là.

 

Il rit. Il est dans l’amusement.

— Alors, tu n’y crois plus, Louis, à ces histoires ? Et Gourdou qu’est-ce qu’il va dire ? Et, tu sais, à présent, moi, j’y crois…

— Je n’y crois pas, Lydie, moi…

Alors elle a dit de nouveau :

— Eh bien, je rentre. Bonne nuit.

 

Elle a soupiré un petit peu, mais est-ce qu’il a seulement entendu ? Elle soupire, puis se détourne, baissant la tête. Il la regarde ; il la voit qui tourne lentement dans la lune sur elle-même, puis se met à monter l’allée, entrant dans l’ombre par en bas, de sorte qu’elle a été de deux couleurs d’abord et puis la couleur sombre a gagné toujours plus de bas en haut, le long de sa personne.

 

— Eh bien ! adieu, a-t-il dit, puisque tu es pressée. Adieu et à bientôt, ou quoi ?

Elle ne répondait rien. On ne pouvait plus la voir. Il a pris les contrevents par les poignées ; ils viennent l’un et l’autre contre lui en grinçant.

C’est alors que la voix de Lydie s’était fait entendre de nouveau. Il a retenu le mouvement de ses bras, de sorte que les deux panneaux étaient encore de l’un et de l’autre côté d’une barre de lumière ; et voilà qu’on disait :

— Où est-elle ?

— Elle est dans ma tête.

— Alors elle te défend de sortir ?

Il a dit :

— Je ne sais pas très bien si c’est la tête ou le cœur.

 

Elle s’était tue ; puis, tout à coup :

— Et l’hiver, Louis ? Et le mauvais temps ? Et la maladie ?

— Eh ! Bolomey, disait-on, et la mort ?

 

 

 

III

 

L’homme, ayant sauté à bas de son siège, a sifflé entre ses doigts. Il avait arrêté son attelage devant le portail du jardin ; il va caresser ses chevaux, qui sont deux beaux chevaux à la forte encolure, avec de longues crinières pâles comme des cheveux de femme décolorés par le soleil. Comme on ne venait pas, il a sifflé de nouveau.

Bolomey était en train de creuser des trous dans la terre. Il est venu. L’homme lui a dit :

— Je ne pouvais pas quitter à cause des bêtes. Je vous amène la barrière.

Bolomey a dit :

— Ça va bien.

 

Ils se sont mis les deux à la décharger. Elle était découpée en morceaux ayant à peu près trois mètres chacun. Ils les ont empilés à côté du portail. Ça fait un tas, c’est en attendant. Et les pieux ont été dressés à côté du tas, parce qu’ils vont bientôt servir de même. Pourquoi est-ce qu’on serait condamné, en effet ? pourquoi est-ce qu’on ne serait pas libre de faire chacun sa vie ?

Il avait mangé à midi de bon appétit dans sa cuisine, puis s’est remis tout de suite à sa besogne sous le grand soleil.

Il creuse des trous. Un trou tous les trois mètres à peu près. Dans chaque trou, il introduisait un pieu, qui était un pieu de chêne à la pointe soigneusement enduite de goudron. Il l’enfonçait avec un maillet de bois ; après quoi, il ne lui restait qu’à bien tasser la terre tout autour, comme il faisait également, dans son pantalon de toile bleue et sa chemise de flanelle coton à rayures roses, ayant autour de la taille une étroite ceinture de cuir, rajeuni, plein de force et d’entrain, pourquoi ?

 

Ah ! c’est que nous sommes d’avant la faute, nous autres, par notre seule volonté. La malédiction pèse sur ceux qui y croient.

Il voyait que ceux-ci se condamnent eux-mêmes (et pas nous), puis recommençait à creuser ses trous, levant le pic, enfonçant d’un coup de semelle dans l’herbe haute la pelle plate. Il voyait que nous sommes nos propres maîtres ; c’est nous qui créons la réalité.

Nous autres, on se fait notre vie ; on se la fait comme on l’entend. Grande ou petite, claire ou sombre, belle ou triste, – vous allez voir, c’est un travail.

Alors il fait bon travailler, parce qu’on a besoin de dépenser sa force et de la faire servir à quelque chose, c’est-à-dire de transformer, c’est-à-dire d’amener ce qui vous entoure à être à votre ressemblance, – vous allez voir.

 

Enfonçant sa pelle, tranchant les racines fines du chiendent, ou le gros pivot du pissenlit qui est vertical et saignait blanc, partagé dans le sens de sa hauteur contre le côté de la motte luisante. Et ainsi il n’a pas vu venir celui qui avait été la seconde visite de la journée : un petit homme sans menton avec une grosse moustache, qui s’est approché lentement sur le chemin, puis s’arrête, regardant du côté de la maison entre les arbres comme s’il cherchait quelqu’un.

 

Le bruit que Bolomey faisait avec sa pelle l’a empêché d’entendre le portail s’ouvrir ; ensuite il a donné des coups de maillet sur le pieu, ce qui l’a empêché d’entendre qu’on venait. Et le petit homme était depuis un moment derrière lui, quand tout à coup s’étant retourné :

— Eh ! Monsieur Burnier…

Il donne encore un coup de maillet sur son pieu, puis s’avance.

— Je vous dérange ?

— Non, a dit Bolomey.

Bolomey lui tend la main.

— C’est que j’aurais à vous parler, si vous aviez un petit moment.

 

Puis il regarde autour de lui.

— Ça devient beau chez vous. Qu’est-ce que vous faites ?

— Vous voyez, je fais de l’ordre ; ça en avait bien besoin.

— Et vous fermez ?

— Oui, a dit Bolomey. C’est pour savoir où on commence et où on finit. Je ne le savais plus.

— Ah ! Et justement, a dit Burnier, puisque vous faites des transformations…

 

Ils avaient été s’asseoir sur le banc devant la maison, jusqu’où la pointe d’un poirier avait développé son ombre ; ils y tenaient tout juste, l’un et l’autre, ayant à leur droite comme à leur gauche la vivacité de l’astre et encore sur le mur de la maison au-dessus d’eux.

— Parce que voilà, disait Burnier, vous devinez bien un peu ce qui m’amène.

 

Il parlait lentement et avec précaution, retournant chaque mot comme une pièce de monnaie dont on veut s’assurer d’abord de la valeur ; et, levant une main, puis levant l’autre main, il se tournait vers Bolomey :

— Ah ! c’est qu’on a bien regretté… oui, ma femme et moi…

Assis à côté de Bolomey qu’il regardait, puis ne regardait plus :

— Oui, n’est-ce pas, nous deux, parce qu’on n’y est pour rien, Monsieur Bolomey, parce qu’on n’a rien su nous-mêmes, voyez-vous… Oui, quand elle vous a eu… quand elle est… oui… eh bien, elle est allée directement chez sa mère à Genève… Et on n’a jamais compris pourquoi…

 

Il s’arrête ; il regarde Bolomey qui ne le regarde pas.

— C’est ma sœur qui nous l’a écrit… Qu’est-ce que vous voulez ? un coup de tête… C’est jeune… Et vous, je dois vous dire, on vous a attendu un peu. On a été étonnés de ne pas vous voir venir… On vous aurait expliqué. Et puis on aurait pu vous donner son adresse.

 

Il regarde de nouveau timidement vers Bolomey. Bolomey ne dit rien, il est tout à fait tranquille ; et voilà que le soleil, qui est sorti de derrière le poirier, avant de disparaître derrière l’arbre voisin (c’est un grand cerisier aux branches retombantes), allonge jusqu’à eux ses rayons, les frappant en plein visage, si bien qu’ils sont obligés l’un et l’autre de baisser la tête.

Burnier sous son chapeau de paille, Bolomey sous son chapeau de jonc.

— C’est pourtant une brave fille.

 

Burnier hoche la tête pour bien l’affirmer.

— Et on n’y a rien compris, on vous dit, ni ma femme, ni moi, ni sa mère, ni personne… On n’y a rien compris du tout. C’est ombrageux, c’est jeune, ça ne sait pas, voyez-vous. Et on avait pensé… Oui, que vous lui auriez écrit… Vous seriez seulement venu nous demander son adresse… Oh ! elle n’a pas été bien loin, comme je vous dis… Et à présent elle a pris une place de demoiselle de magasin à Genève. Oh ! elle a bonne façon, vous savez bien… Et puis il le fallait, parce que ma sœur est remariée et elle a deux enfants de son second lit… Mais elle s’ennuie, la petite…

 

Il parlait beaucoup, en cherchant ses mots. « Ah ! se disait Bolomey, déjà… » Il ne disait rien. Et Burnier s’étonnait de son silence, c’est pourquoi il a continué :

— Alors, j’en ai parlé à ma femme, parce qu’on l’aime bien et puis c’est notre nièce…

 

Le soleil a glissé peu à peu derrière le cerisier aux branches qui ressemblent à des tresses en paille noire, beaucoup de tresses en paille noire qui à présent pendent devant l’astre, si bien qu’il ne nous gêne plus.

— Oh ! il suffirait, Monsieur Bolomey… Oui, on en a parlé, ma femme et moi, et puis ma sœur qui est venue…

 

Bolomey se lève, Bolomey a dit :

— Attendez, je vais chercher une bouteille. « Je les laisserai venir, pense-t-il, l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’elle vienne. Parce qu’elle viendra pour finir… »

Il reparaît, une bouteille sous le bras, deux verres à la main ; et, tirant son couteau de sa poche, il a ouvert le tire-bouchon, parce que c’est un couteau militaire avec une grande lame, une petite lame, un outil à ouvrir les boîtes de conserve, un outil à percer le cuir ou poinçon. Il se penche, tenant la bouteille entre ses jambes, pendant qu’on voit une veine se gonfler sur le côté de son cou. Le bruit sec et clair du bouchon.

— Regardez-moi la belle couleur qu’il a ! dit Bolomey, versant le vin dans les verres. C’est du vingt-neuf…

 

Burnier a bu :

— Ah ! il est bon !

— N’est-ce pas qu’il est bon ?… Et, a dit Bolomey, c’est que tout est bon. Il suffit de savoir s’y prendre. Vous ne croyez pas ?

— Ma foi, a dit Burnier…

— Voyons, vous, vous avez une retraite, vous avez une maison à vous, une jolie maison neuve. Alors de quoi vous plaignez-vous ?

Burnier a dit :

— Je ne me plains pas.

— Et un jardin. Est-ce qu’il est fermé ? a dit Bolomey.

— Qui ça ?

— Votre jardin ?… À votre santé.

 

Il remplit les verres. Et voilà comment ça va, parce que Burnier a dit :

— Oui… mais enfin pas comme le vôtre… un simple treillage en fil de fer…

— C’est pour l’empêcher de sortir une fois qu’elle sera là.

 

Bolomey rit. Burnier a toussoté. L’essentiel de ce qu’il a à dire n’est pas encore dit ; et il perd le fil, et c’est Bolomey qui le lui fait perdre.

— Écoutez, Monsieur Bolomey.

— C’est de la bonne fabrication. Les pieux sont en chêne, les lattes en châtaignier, ça résiste à l’eau de pluie…

— Écoutez, Monsieur Bolomey…

— Et c’est une bonne protection, parce qu’une fois qu’on est derrière…

— Monsieur Bolomey, je voulais vous dire… Vous ne lui écririez pas un mot ?… Parce que je crois qu’elle s’ennuie, parce que je crois qu’elle aimerait bien revenir, seulement il faudrait d’abord qu’elle sache…

— Ah ! vous voyez ! Je savais bien, a dit Bolomey.

— Qu’est-ce que vous saviez ?

— Non, j’écris pas.

— Alors, Monsieur Bolomey, j’ai pensé qu’on pourrait peut-être arranger les choses autrement. Si elle venait chez nous. Je vous ferais dire…

— Non, je n’irai pas.

— Je vous assure, c’est une bonne fille, disait Burnier. Elle vous aime bien, je crois. Oh ! elle n’a rien à vous reprocher. Vous aviez vos habitudes, voilà tout, c’est naturel. Je crois qu’elle était un peu seule. Mais maintenant qu’elle est majeure, et puis qu’elle a vu ce qu’il en était… — Eh bien, j’attends, dit Bolomey.

— Mais qu’est-ce qu’il va falloir lui dire ?

— Il ne faut rien lui dire.

 

Tout à coup il s’est mis à rire et, remplissant encore une fois les verres, il disait :

— Monsieur Burnier, vous ne buvez pas ? La bouteille n’est même pas vide. Et puis il y en a d’autres, vous savez.

— Oh ! merci, disait Burnier.

— Ah ! les femmes ! disait Bolomey.

— Ah ! oui, les femmes ! disait Burnier.

— Santé !

— C’est difficile, disait Burnier.

— C’est beau, disait Bolomey.

— Et moi, disait Burnier, je ne peux pas encore en dire trop de mal.

— Et moi, disait Bolomey, je n’en dis point de mal.

— Mais alors qu’est-ce qu’il faut faire ? a dit Burnier en se levant.

— Il ne faut rien faire, a dit Bolomey.

— Ah ! a dit Burnier, qui ne comprenait toujours pas.

— Il faut attendre.

— Eh bien, on attendra. Puis : — Mais réfléchissez, Monsieur Bolomey…

 

Pendant qu’il se lève :

— Je sais bien que c’est elle qui a les torts, et elle le sait bien aussi.

 

Lui, il est gai. Lui, il s’amuse. Il continue à s’amuser. Il regarde l’heure à sa montre. Il voit qu’il est six heures passées. Il va chercher ses outils qu’il a laissés sur place et il faut faire de l’ordre pour la nuit.

Il rentre. Il casse deux œufs dans la poêle. « Ah ! se disait-il, Burnier n’a pas compris, mais c’est que personne ne peut comprendre. Moi, je comprends ; ça me suffit. » Il change de chemise ; il met un col propre et une cravate, s’étant lavé à grande eau. Il met un col devant sa glace, il met une cravate ; il s’est rasé. Il se tient devant son miroir et s’y voit très bien, car il fait clair encore sur le monde, quoique le soleil soit couché depuis un moment déjà. Mais c’est que tout le ciel est frotté de lumière. Elle ne vient pas d’un seul côté, comme des fois. Elle vient sur lui de partout et il est tout entier dedans, pendant qu’il se peigne devant la glace les cheveux, puis la moustache.

 

 

 

IV

 

— D’où viens-tu ?

— Du village.

— Et tu y as été toute seule ?

— Oh ! oui.

— Tu n’as pas peur de te perdre ?

— Oh ! non.

 

C’est Gourdou avec la petite Gladys qu’il a rejointe sur le chemin de l’auberge.

— Qu’est-ce que tu as dans ton panier ?

— Du beurre.

On voit l’auberge dans les arbres. Et, à l’angle du toit, plus haut, quand on regarde, il y a un petit quartier de lune tout ébréché sur un de ses bords. Gourdou a dit :

— Sais-tu ce que c’est ? La petite Gladys a dit :

— C’est la lune.

— Non, a dit Gourdou, c’est l’écuelle du chien.

— Quel chien ?

— Le chien du bon Dieu…

 

Il portait sur la hanche gauche sa grosse musette de cuir pleine d’outils, ce qui le faisait pencher un peu à droite ; elle portait son panier au bras droit, ce qui la faisait pencher du côté gauche. Ils penchaient l’un vers l’autre, la petite et le vieux.

— Tu comprends, disait Gourdou, le ciel, c’est le palais du bon Dieu…

— Qu’est-ce que c’est qu’un palais ?

— C’est une grande maison avec des colonnes où vivent les rois et les reines.

— Et, lui, a dit la petite, où est-ce qu’il est ?

— Lui, on ne le voit pas.

— Pourquoi est-ce qu’on ne le voit pas ?

— Tu es bien curieuse, a dit Gourdou ; tu ferais mieux de me laisser te raconter mon histoire… Tu veux ?… Eh bien, il y avait dans ce palais une princesse et il y avait bal au palais… Mais la petite, de nouveau, n’a plus pu se tenir :

— Comment est-ce que c’est, un bal ?

— C’est quand des messieurs et des dames sont ensemble.

— Ah ! a dit la petite, comme la tante Lydie avec M. Bolomey.

— Non, a dit Gourdou, parce qu’il y a beaucoup plus de monde dans les bals ; beaucoup de dames, beaucoup de messieurs, et il y a de la musique et on danse…

— Qui est-ce qui fait la musique ?

— Est-ce que tu vas te taire ? dit Gourdou. On parlera plus tard de la musique ; pour le moment, c’est de la princesse qu’il s’agit. Et il y avait bal, comme je t’ai dit. Et la princesse s’était faite belle pour aller au bal. Elle avait mis son collier de perles. Il lui faisait quatre fois le tour du cou, et ça faisait beaucoup de perles. Mais voilà que le fil du collier s’est cassé ; les perles ont roulé partout. Et, comme elle courait après pour les ramasser, elle a marché sur l’écuelle du chien, tu vois, là, dans le coin, qui s’est cassée par le milieu.

— Et les perles ? dit Gladys.

— On va les voir dans un moment. En voilà déjà une… Gourdou lui a montré du doigt une première étoile qui, dans le ciel clair, avait paru sur l’horizon.

— Et le chien ? dit Gladys.

— Le chien, il s’est sauvé.

— Et où est-ce que c’était ? dit Gladys.

— C’était dans la cour du palais. Une grande cour qui est bleue, le jour, et noire la nuit…

— Est-ce qu’elle sera bientôt noire ?

— Bientôt.

— Oh ! je voudrais voir.

— Oh ! c’est que tu seras au lit… Bonjour, Madame Chappaz, reprit-il. Comment allez-vous ? Et la petite :

— Grand’mère, grand’mère… Tu sais la lune, c’est pas la lune. C’est l’écuelle du chien. Et on la lui a cassée, et le chien s’est sauvé… Pourquoi est-ce qu’ils ne l’attachent pas ?

 

Elle avait posé son panier sur la table de la cuisine, pendant que Mme Chappaz s’affairait devant le fourneau. Gourdou avait été s’installer dans la salle à boire, ayant jeté comme toujours son bissac à côté de lui sur le plancher.

Tout était silencieux, ce soir-là, dans la salle à boire. Les trois fenêtres et les deux portes étant fermées, les bruits n’y arrivaient qu’à peine, tout étouffés et amortis, même celui du poste de Métraux, qui lui aussi avait fermé sa fenêtre (on avait dû le prévenir qu’il importunait les dîneurs).

Gourdou s’est trouvé seul dans le silence, auquel l’énorme pavillon rose du phonographe, tout béant au-dessus de lui, ajoutait encore son apport.

Du temps passe. Il semblait qu’on l’eût oublié. Enfin, comme par hasard, la porte de la cuisine a été poussée, et on avait vu paraître Lydie, qui a dit :

— Ah ! vous étiez là… Il me semblait bien.

— Bonsoir, Mademoiselle Lydie.

— Qu’est-ce que vous prenez ? Comme toujours ?

— On ne vous souhaite même plus le bonsoir ? a dit Gourdou.

— Bonsoir, a-t-elle dit. — Comment est-ce que ça va ?

 

Mais elle était déjà sortie, pendant que la porte reste ouverte et on entend que les dîneurs de la terrasse s’en vont les uns après les autres : une portière d’automobile claque, un moteur ronfle, une femme rit très fort. Puis une petite voix toute proche :

— Grand’mère, je veux voir les perles.

— Je t’ai déjà dit d’aller te coucher.

Mais la petite insiste : alors Gourdou se lève.

— C’est les perles du collier de la princesse, Madame Chappaz. On doit les voir maintenant. Le ciel a noirci, en effet, au-dessus des arbres et des hommes.

— Seulement, a dit Gourdou, tu promets que tu monteras tout de suite après.

Gladys a dit :

— Oh ! oui, je promets.

 

Gourdou a pris la petite par la main.

— Et il y en a une là-bas, tu vois ; eh ! une autre et puis une autre ; ça fait trois ; parce que Gourdou et la petite se sont avancés jusque sur le chemin d’où la vue est plus découverte à cause de l’écartement plus grand des feuillages.

— Quatre, a dit Gladys, et puis cinq, six, sept… Combien il y avait de perles à son collier ?

— Oh ! a dit Gourdou, il y en avait bien deux cents… Est-ce que tu peux compter jusqu’à deux cents ?…

— Moi, oh ! jusqu’à cent mille… Mais alors elle ne les a pas retrouvées ?

— Qui ?

— La princesse.

— Quoi ?

— Ses perles.

 

Mme Métraux appelle l’enfant de la fenêtre du premier étage.

— Et l’assiette du chien ?

Hélas ! on ne la voit plus. Un grand tilleul se tient debout contre le côté du ciel où elle est.

— Encore une… encore une…

— Gladys !

— Tu viens ? disait Gourdou ; tu sais ce que tu as promis.

 

Ils sont rentrés ensemble dans la cuisine. Mme Chappaz s’était laissée tomber sur une chaise devant son filtre à café. C’est un métier qui est tout par bourrées. L’hiver personne, et, quand il pleut, personne ; puis, pour peu seulement que la chaleur et le soleil reviennent, on ne sait plus où donner de la tête. Tout ou rien. Et on va tant qu’il faut, mais ensuite on n’en peut plus. Gourdou a passé à côté d’elle ; elle ne disait rien, étant tout occupée à s’éponger le front avec un grand mouchoir rouge à ramages jaunes.

Il est rentré dans la salle à boire. Il attend de nouveau un moment, on ne vient pas. Il donne un grand coup de poing sur la table. Et Lydie est revenue (où était-elle ?) ; neuf heures du soir.

— Eh bien, les clients, a-t-il dit, on les oublie ?

 

Elle sort, elle rentre. Elle pose devant lui une chopine de vin blanc. Puis voilà que tout à coup elle a bâillé, ayant eu juste le temps de porter la main à sa bouche, pendant qu’il la regarde, et il a ôté son chapeau, ce qui laisse voir son front rouge traversé de rides et surmonté de petits cheveux blancs, très courts, assez rares.

— Alors on s’ennuie ?

Elle hausse les épaules.

— Ou bien si c’est la fatigue ?

Elle soupire.

— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas, Mademoiselle Lydie ?

La lampe électrique l’éclaire de dos, en sorte qu’on voit mal ses traits ; lui, il est dans l’ombre qu’elle fait. On voit mal sa figure à elle, mais parfaitement bien, sur le fond éclairé qui en dessine le contour, son grand corps robuste et maigre, bien que déjà un peu voûté. Ses bras pendent.

— Rien.

— On est triste ?

— Et vous ?

— Moi, jamais.

Il a dit :

— Je ne peux pas, je n’ai plus rien.

Mais elle :

— C’est justement quand on n’a rien… à cause de ce qu’on voudrait avoir.

— Ah ! a-t-il dit, qu’est-ce que vous voudriez avoir, Mademoiselle Lydie ?… Un bracelet, une robe neuve, une montre en or ?… Non, c’est pas ça, a-t-il dit, je sais. Il continue : — Moi, voyez-vous, c’est simple, parce que je suis détaché… Ni terres, ni maisons, ni argent, ni titres, ni enfants, ni femme… Un peu trop vieux, dit-il ; il rit. De temps en temps, un verre de vin. Et on prend ce qui vient, et s’il ne vient rien…

 

Elle hausse les épaules. Mais alors il a dit :

— Je vois ce que c’est ; il n’est pas là. À ce même moment, on a entendu une voix qui venait de la cuisine :

— Bonsoir, Madame Chappaz !

— Eh ! mon Dieu, vous m’avez fait peur… Je crois bien que je m’endormais…

— Je vous rapportais le livre. — Quel livre ?

— Vous ne vous souvenez pas, le livre que vous m’avez prêté…

 

Et la Bible a fait du bruit parce qu’on l’a jetée sur la table.

— Ah ! disait Mme Chappaz, vous auriez pu seulement la garder.

— Ma foi, non !

— Pourquoi ?

— C’est des mensonges, a dit la voix.

— Oh ! Monsieur Bolomey, on ne parle pas comme ça.

 

Mais Bolomey a déjà passé à autre chose, parce qu’on l’entend qui demande :

— Et Mademoiselle Lydie ? elle n’est pas là ?

— Que si, disait Mme Chappaz… Elle était ici tout à l’heure. Hé ! Lydie. On ne répond pas.

— Il vous faudrait aller voir, Monsieur Louis… Aïe ! disait-elle, aïe, mes reins…

 

Alors Gourdou avait regardé autour de lui et il s’est aperçu que Lydie était sortie. Il y avait une seconde porte qui ouvrait sur le corridor ; elle avait dû s’échapper par là, pendant qu’il se versait à boire. De sorte qu’il a été seul de nouveau. De sorte qu’il était seul quand Bolomey est entré.

 

Il ne bougeait plus d’où il est, c’est-à-dire sous le pavillon trop rose du phonographe : il a seulement levé la tête. Et c’est lui qui commence (sans avoir rien dit d’autre) au moment où Bolomey entre :

— Je vois que tu as changé d’avis.

Bolomey a dit :

— J’ai changé d’avis.

— Oh ! dit Gourdou, j’ai tout entendu… Alors tu n’y crois plus, à mon explication ?

Bolomey a dit :

— Je n’y crois plus. C’est mon droit.

— C’est ton droit.

 

Et c’est ce que Gourdou a dit encore, pendant que Bolomey prenait place en face de lui, étant de belle humeur, et ayant besoin de causer, comme on le voyait tout de suite, parce qu’il rit encore ; il a dit : J’espère bien que c’est mon droit » ; il a dit : « Comment allez-vous ?… Toujours en route ?… Et toujours dans les mêmes dispositions, ou quoi ? Toujours heureux de tromper le monde, Monsieur Gourdou ? »

— Tu ne crois pas aux inventions ?

— Non.

Gourdou a dit :

— C’est pourtant beau, les inventions…

 

On entrait de nouveau. C’était Mme Métraux. Elle tenait à la main une chopine pleine et un verre qu’elle pose devant Bolomey.

— Je ne sais pas où est ma sœur, a-t-elle dit ; alors c’est moi qui fais le service.

 

La nuit était maintenant tout à fait installée là-haut. Toutes les perles du collier étaient visibles, avec leurs divers orients, les unes roses, les autres bleues, les autres blanches, certaines argentées et brillantes, certaines mates :

— Mais, dites donc, Gourdou, qu’est-ce que vous avez raconté à ma fille ? Elle m’a demandé avant de s’endormir de la porter à la fenêtre, parce qu’elle voulait voir les perles et puis il y avait l’écuelle du chien…

— C’est les inventions de Gourdou, a dit Bolomey. Et puis il y a le Jardin. Et puis il y a qu’on en a été chassés, Madame Métraux, oui, vous, lui, moi…

Mais Mme Métraux a dit :

— Ah ! ça, c’est dans la Bible.

— Moi, j’en refais un. Je refais le mien.

— Oh ! Monsieur Bolomey…

— Moi, je suis rentré de l’exil… C’est comme ça. Il y avait une femme et un homme ; eh bien, il y aura une femme et un homme. C’est moi qui l’ai décidé…

 

Alors, comme une grosse voix de nez s’était fait sourdement entendre quelque part derrière la cloison, tout à coup Bolomey avait montré le phonographe :

— Est-ce qu’il marche ? Il faut bien faire concurrence à la radio de votre mari… Comment est-ce qu’on fait ? on met deux sous ?

— Attendez, a dit Mme Métraux, il faut d’abord le remonter.

 

Elle va prendre la manivelle qui est enfermée dans l’armoire.

— À présent, il vous faut choisir le disque.

— Une danse, Madame Métraux.

— La Valse de Faust ?

— Non, quelque chose de plus vif.

— Un one-step ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est comme une polka.

— Allez-y !

 

Il a mis deux sous dans l’appareil. Une, deux… Le phonographe avait été descendu du poêle ; on l’avait posé à votre hauteur sur une table, tourné vers vous.

Et Bolomey ne s’entend plus parler, il ne s’entend plus penser, ça va bien. « Une, deux, une, deux… » Plein la bouche, plein les yeux, plein les oreilles. Et tous les autres bruits se sont tus, pendant qu’il se débat dans le bruit, comme s’il était seul au monde, puis voit qu’il n’est pas seul, et rit.

Il voit Gourdou qui écoute, les bras croisés sur la table ; il voit Mme Chappaz qui est debout sur le pas de la porte.

Il crie : « Ça va bien ! » il se lève ; il disait : « Une, deux, une, deux… » Il s’approche de Mme Métraux :

— Est-ce qu’on la danse ensemble ?

Elle a dit :

— Et Lydie ?

Et Mme Chappaz :

— Il faudrait appeler Lydie.

Elle appelle :

— Lydie !… Lydie !… Lydie ne vient pas.

Et lui :

— Dansons-la toujours… en attendant. Sans quoi, a-t-il repris, la danse va être finie.

Mme Métraux disait :

 — En attendant quoi ?

Il la tenait serrée contre lui. Elle était plus petite et plus forte que sa sœur.

Et puis tout à coup le phonographe s’est mis à faire un bruit avec la gorge comme quand on est enrhumé ; alors Mme Métraux, s’étant dégagée de ses bras, avait couru à l’appareil. – Plus rien.

 

Mais ça va bien et on a soif.

Il a dit : « Donnez-moi à boire. »

Gourdou le regarde. Il est revenu s’asseoir en face de Gourdou, pendant que Mme Métraux lui apporte encore trois décis. Mme Chappaz est montée se coucher. Il se fait tard. Pourtant Gourdou ne bouge pas et, comme Bolomey lève son verre :

— Dis donc, c’est vrai ? tu n’y crois plus ?

 

Parce qu’il revient en arrière. Il vous ramène où il en est resté. Et Bolomey secoue la tête, et Gourdou a dit :

— Eh bien, tu verras.

Bolomey a ri. Il tire son porte-monnaie de sa poche. Il a dit à Gourdou :

— Avez-vous deux sous ?

— Jusqu’où as-tu lu ?

— Ma foi, jusqu’à la fin de l’histoire.

— Quelle histoire ?

— Votre histoire.

— Et pas plus loin ?… Ah ! mon pauvre ami. C’est que tu es encore au commencement de tout…

— Ça, c’est vrai, dit Bolomey, pendant qu’il se lève, ayant finalement trouvé une pièce de dix centimes ; au recommencement de tout, mais un recommencement à moi… Il se reprend :

— Un recommencement à nous.

Puis a simplement retourné le disque, parce que Mme Métraux n’est plus là : encore un morceau de musique, c’est un tango comme il est indiqué en rouge et blanc sur le disque de caoutchouc ; c’est doux, c’est des violons, c’est une flûte, pendant qu’il reprend sa place, c’est un peu triste ; – c’est hésitant, ça s’interrompt, et Gourdou continuait :

— Tu verras, il y a trois amours, trois étages de l’amour : la chair, le cœur, l’esprit.

Est-ce qu’il est sérieux, ou non ? Est-ce seulement qu’il a trop bu ?

— Et il faut d’abord qu’ils n’en fassent qu’un. Et puis qu’au-dessus il y ait quelqu’un. Car on ne peut aimer que ce qui dure. On n’aime ce qui ne dure pas qu’au nom de ce qui peut durer. Il hoche la tête.

— Oui… Et, toi, tu ne sais pas encore. C’est triste, c’est lent.

— Voyons, dit Bolomey, voyons, Gourdou. C’est langoureux, c’est alangui ; heureusement que le morceau est à sa fin, et puis Bolomey n’y tient plus, il s’est levé ; d’ailleurs il se fait tard, tout le monde a été dormir ; il dit : « Au revoir », et Gourdou : « À bientôt. »

 

Bolomey cherche Mme Métraux pour lui payer ce qu’il lui doit ; elle est dans la cuisine qui est la seule pièce encore éclairée avec la salle à boire.

— Alors vous vous en allez, Monsieur Bolomey ? vous n’avez pas vu ma sœur ?

— Non.

— Et Gourdou ?

— Il est toujours là.

— Je vais lui dire qu’on va fermer, il est onze heures. Mais peut-être qu’il reste à coucher.

 

Lui, il est déjà sous les étoiles. Il voit qu’elles sont belles. Il fait d’abord quelques pas sous les arbres, puis les arbres commencent à s’espacer, laissant paraître une bande de ciel non moins opaque, ni moins noire que l’épaisseur de leur feuillage. Il pense : « Ah ! c’est comme des œufs de chenille (c’est un paysan). Comme des œufs de chenille, quand on racle le tronc d’un poirier, et il y a des poches sous l’écorce. Ça grouille, ça bouge, c’est blanc ! »

 

Ah ! il est rassuré, pourquoi ? Il est content, pourquoi ? Toutes les étoiles dans le ciel et de tous les côtés à présent, quelques-unes si basses à côté de vous qu’il semble qu’on va pouvoir les cueillir en passant. C’est si calme, c’est si tranquille, c’est plein de bonnes intentions. Ça bouge un petit peu sur place, chaque grain, et puis ça bouge encore d’un grand mouvement général. C’est le balancement du monde. Et on est dedans. Il consent à nous, parce qu’on y consent. Il ne peut nous en venir que du bien, comme il pense, dans l’air frais et tiède qui sent bon, où il s’avance tête nue et bien habillé, parce qu’il s’est mis en dimanche ; et je ne sais pas vos noms, voyez-vous, il faut que vous m’excusiez, disait-il aux étoiles, et puis vous êtes trop nombreuses ; mais, dites-moi, j’ai raison, hein ? j’ai raison d’avoir confiance ?

 

Il a eu envie de chanter.

— Dis donc.

On a parlé tout bas à côté de lui. Il devine que c’est Lydie au son de sa voix, pendant qu’on entend remuer les branches.

— C’est toi ?

— C’est moi.

Alors on l’a vue vaguement, claire dans le noir du feuillage, qui s’avance.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Oh ! a-t-elle dit, j’avais mal à la tête. J’ai été prendre l’air. Elle a repris :

— Et toi, tu rentres ?

— Oui.

— Eh bien, bonne nuit.

On la voit quand même assez bien pour distinguer qu’elle se détourne, étant sur le bord du chemin, puis a fait quelques pas, comme si elle s’en allait. Il l’appelle :

— Lydie !

Il a dit :

— On t’a cherchée partout, il y a un moment ; tu n’étais pas là, c’est dommage. On a dansé. On aurait dansé ensemble.

On entend qu’elle s’est arrêtée.

— Tu rentres, Bolomey ? a-t-elle dit de nouveau.

— Oui, et toi ?

— Moi aussi.

Elle s’en reva. Elle s’en reva un petit peu sur le chemin, très lentement, à tout petits pas, comme si elle n’y croyait pas elle-même ; lui, était toujours arrêté et la regardait s’en aller. Alors voilà qu’elle s’arrête encore une fois :

— Il fait bon, tu ne trouves pas, ce soir, Louis ?

— Oh ! oui, joliment.

— C’est dommage de dormir. Il faudrait profiter, le temps est court, Louis…

— Ah ! dit-il, c’est que…

— Et mon mal de tête a passé.

Elle se rapproche. Elle fait un ou deux pas dans sa direction.

— Dis donc, Louis… Et c’est aussi que j’ai cherché longtemps, Louis, et je croyais avoir trouvé…

Mais il a dit :

— Moi, j’ai trouvé.

— Alors, ça ne va pas, dit-elle.

— Et puis il faut encore que je me lève de bonne heure demain matin, j’ai à faire par-dessus la tête.

Elle semble réfléchir, elle soupire :

— Eh bien, bonne nuit.

Cette fois, elle s’en va pour de bon. Et, lui, riait, puis il appelle :

— Hé ! Lydie. On n’en reste pas moins bons amis, ou quoi ?… Hé ! Lydie… Et puis je compte sur toi, parce qu’il te faudra venir m’aider un de ces jours… C’est lui qui a élevé la voix, parce qu’elle continuait à s’éloigner : — Tu sais, je ferme… On a apporté la barrière… Je ferme le jardin… Si tu venais m’aider à faire mon bonheur ?

 

 

 

V

 

Lydie n’est venue ni le lendemain, ni le surlendemain. Il ne comptait plus sur elle. Il s’est tiré d’affaire comme il a pu, tordant son fil de fer avec la pince, fixant provisoirement les pièces à leurs pieux, puis les clouant dans le méchant soleil trop chaud du commencement de septembre dont il ne s’apercevait même pas.

Il est rare qu’il passe quelqu’un par ici, parce qu’on y est à l’écart des routes et que le sol est trop ingrat pour qu’on se donne la peine de le cultiver. Des buissons, quelques prairies naturelles, qui étaient fauchées depuis longtemps, quelques arbres fruitiers, c’est tout. De temps en temps seulement, un pêcheur, avec ses bottes de caoutchouc et son panier à couvercle, remontait au-dessous de Bolomey la rivière.

 

Et lui, ayant enfoncé un nouveau pieu, relevait la tête, et ne voyait plus rien, sauf qu’il y avait encore, de l’autre côté de la Sorge, deux ou trois ouvriers terrassiers, pas plus grands que le doigt, posés en permanence l’un au-dessus de l’autre sur les étages de la carrière.

Le bruit et la vie sont autour de lui, mais à distance ; l’air est comme une feuille de verre qui laisse bien passer ce qui se voit, mais pour le reste vous en sépare et c’est tant mieux.

Car il y a encore la route et sur la route les automobiles, toutes ces caisses roulantes, des caisses noires ou de couleur, klaxonnant ou jetant leurs feux ; mais à peine si Bolomey les entend, pas plus grosses elles-mêmes que des jouets d’enfants, – des jouets d’hommes ; les unes derrière les autres, circulant mécaniquement dans les deux sens, comme sur une de ces chevillières qu’on voit fonctionner dans la vitrine des boutiques à l’approche du Nouvel-An.

 

Il est seul. Il fait son ouvrage. Il sait pourquoi il le fait, il sait où il va. Et il a fixé encore un tronçon de la barrière (c’était ce troisième jour), de sorte qu’en ce moment il n’en restait plus qu’un à poser. Il ne comptait plus sur Lydie, c’est pourquoi il a été tout surpris quand il l’a vue qui venait. Et plus surpris encore quand il a vu comme elle était changée. À peine s’il l’a reconnue. Tout en blanc, avec une robe neuve, toute belle, tout endimanchée. Toute comme quand on va danser, et on ne danse pas, se dit-il. Et puis c’est aussi sa démarche qui est vive, c’est son visage qui est gai ; c’est sa voix. Parce qu’elle lui crie de loin :

— Tu ne m’attendais plus ? Eh bien, tu vois, je viens quand même. Et s’approche :

— Tu ne sais pas l’ouvrage qu’on a eu.

Il a dit :

— Oh ! je comprends bien.

 

Elle s’était arrêtée devant lui, entre les deux pieux ; et le dernier tronçon de barrière était posé debout contre la partie qui était déjà en place, tandis qu’il tenait la pince à fil de fer dans la main droite, le rouleau de fil de fer dans l’autre main. Une alouette était dans le ciel. On l’entendait grincer quelque part là-haut, on ne savait où, comme sur le clocher la vieille girouette, les jours où le vent souffle fort. Et, comme son cri était venu :

— Où est-ce qu’elle est ? dit Lydie en levant la tête.

— Là-haut, tu vois ?

 

Elle ne voyait rien, étant éblouie par le grand jour. Elle met la main pour se protéger le regard dans le haut de son visage ; il l’avait prise par l’épaule.

— Là-bas, du côté de la route, un peu avant le pont.

— Oh ! dit-elle, oh ! c’est tout petit, oh ! dit-elle, on ne voit rien, c’est seulement comme de l’air qui tremble.

— C’est qu’elle est haut perchée et puis elle n’est pas grosse et puis elle est grise.

 

Et sa main à elle retombe. Elle a dit alors :

— Tu vas bien ?

Il a dit :

— Oui, et toi ?

— Moi, je vais bien, merci… Et je venais t’aider, tu sais…

— Tu arrives trop tard.

— Tu as pu faire seul ?

— Tu vois.

— Et ça ? Car il y a la dernière pièce de la barrière, pas encore posée, qu’elle montre.

 — Il y a ça, et puis c’est tout.

— Eh bien ?

— Oh ! dit-il, belle comme tu es ! Laisse-moi seulement faire, tu pourrais abîmer ta robe. Pourquoi t’es-tu faite si belle ?

— Parce qu’il faisait beau.

— C’est pas une raison.

— Et puis, c’est mon jour de sortie… Et puis, dit-elle, qui sait ? pour toi…

Elle a ri. Puis :

— Allons-y !

Il disait :

— Fais attention au fil de fer.

Il disait :

— Tu prends la pièce par un bout, moi par l’autre. C’est ça, tu n’as qu’à me suivre. Pendant qu’il avançait et elle comme lui sous leur commune charge, de manière à faire se rejoindre la partie de la barrière pas encore posée et celle qui l’était déjà.

— Ça y est !

Puis il a dit : « Tu n’as qu’à la tenir », pendant qu’il la fixait à un de ses bouts, – et les hommes travaillaient toujours là-bas dans la gravière, les autos roulaient sur la route, l’alouette grinçait au-dessus d’eux, s’agitant sur place en plein ciel.

C’est fait. Il montre sa pince à fil de fer, et dit :

— Elle est bonne.

Il dit à Lydie :

— Ça, c’est pour pincer, tu vois. Cette autre partie-là, ça coupe. Et puis il y a un second tranchant. Là-dedans. Au-dessous du mécanisme. C’est pour le gros fil de fer. Le couteau, c’est pour le petit.

S’approchant d’elle avec l’outil, puis sans la regarder :

— Écoute, il te faut passer de l’autre côté de la barrière. Tu la soulèveras pendant que je tords le fil de fer. Il lui a fait un passage où elle a passé tout juste ; il le referme.

Et tout à coup :

— Lâche seulement.

 

Elle était derrière la clôture, et la clôture était complètement fermée ; il s’est redressé, il s’est mis à rire :

— Ah !

Puis il a dit :

— C’est que tu es du mauvais côté. Tant pis, a-t-il dit, c’est fait ! Eh bien, adieu, a-t-il dit.

 

Mais elle n’a pas eu l’air malheureuse. Elle n’a pas eu l’air gênée, ni intimidée, ni même surprise, – comme si elle savait désormais des choses que lui-même ne savait pas.

— Qui sait ? dit-elle, c’est peut-être au revoir.

— Oh ! ça me fait chagrin, Mademoiselle Lydie…

— Oh ! il ne faut pas que ça vous fasse chagrin, Monsieur Bolomey.

 

Elle sourit dans sa figure qui est seulement un peu tirée, un peu trop pâle :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Je vois que vous n’avez plus besoin de moi.

Elle a ajouté :

— Pour le moment.

Alors il a été un peu inquiet :

— Comment ? pour le moment ?

 — Oh ! fit-elle, c’est façon de dire…

— Ah ! bien, dit-il, alors on peut s’embrasser quand même. Venez par ici… Par-dessus la barrière. Et il s’approche, mais, elle, elle reste où elle est.

— Sur le front, en souvenir ? Vous ne voulez pas ? sur la joue ?

Mais elle a dit :

— Pas à présent.

— Quand alors ?

— Oh ! a-t-elle dit, une autre fois.

— Tant pis pour vous, disait Louis.

Et elle :

— Est-ce qu’elle est là ?

— Oh ! pas encore. Ça n’est pas prêt.

Et elle : — Vous savez, je suis toujours à votre service si vous avez besoin de moi. Si, par exemple, elle ne venait pas. S’il fallait aller la chercher…

— Oh ! a-t-il dit, elle viendra bien toute seule.

— On ne sait jamais, dit-elle.

 

Alors Bolomey a fait le tour du jardin où on ne pouvait plus entrer que par la porte et il l’avait fermée à clé. Il passe sous les pommes rondes qui déjà jaunissent ou rougissent ; les cerises sont cueillies, les groseilles sont cueillies, les framboises trop mûres deviennent brunes et tombent parmi les feuilles vertes des petites fougères qui poussent à leur pied. Il passe sous les pommes rondes, sous les poires étirées en longueur, pareilles dans leur forme à une goutte d’eau qui pend.

Elle reviendra. Elle ne pourra pas ne pas revenir. On l’attend. On y mettra le temps qu’il faut, car rien ne presse, mais elle reviendra quand même.

Il pense : « Il y a de l’ordre » ; il pense : « J’ai fait de l’ordre » ; il pense : « L’ordre vient de moi. J’ai tout arrangé ou vais le faire » ; – le long des plates-bandes bien plantées et semées et au soleil sont les carreaux où il cultive ses légumes et il a dit à Mme Chappaz : « En voulez-vous ? » et Mme Chappaz : « Ma foi, à l’occasion, si j’en manque… J’enverrai Lydie… »

 

Ça va bien. Les touffes des petits soleils sont plus hautes que sa personne. Les soucis, il y en a tant qu’on les arrache comme de la mauvaise herbe.

Ça va être beau, c’est pour toi. Il s’est trouvé alors devant le rucher, qui montre ses trois rangs de ruches : elles ont perdu leurs belles couleurs comme les filles qui ont des chagrins d’amour. Ça l’amuse. Ah ! il y a encore de l’ouvrage, ah ! je n’ai pas fini encore, pense-t-il. J’irai de main à Rolle. Un kilo de blanc, un kilo de rouge, un kilo de vert. Car tout ça est loin d’être encore en état, le jardin est loin d’être prêt ; mais on a le temps, j’irai à Rolle : trois pots de couleur et des pinceaux, car il faut bien qu’elle m’entende et elle ne pourra pas ne pas entendre quand ici tout dira : « C’est prêt », et tout lui dira : « Viens-tu ? »

 

Je vais lui parler de loin par les couleurs. Pendant que les abeilles passent au-dessus de lui dans les deux sens, allant et venant comme quand il y a une averse de grêle que le vent rebrousse et redresse ; et chaque grain lui siffle aux oreilles, pendant qu’on entend les coups secs de ceux qui heurtent le bois.

 

Il lui parle ; je mets le rouge, parce que le rouge, c’est l’amour. Et je mets l’amour au commencement ; je mets l’amour dans les dessous et à la base. Les trois ruches du rang d’en bas.

J’irai à Rolle : « Bonjour, Monsieur Giroud. Vous n’auriez pas un beau rouge écarlate, un beau rouge couleur de sang, pas le sombre qui est celui des veines, l’autre, celui des artères ; car, vous savez, on a deux espèces de sang, l’un qui va, l’autre qui revient, l’un qui est usé et fatigué, l’autre qui est tout frais, tout neuf ; l’un qui emporte ce qui est brûlé, l’autre qui apporte de quoi faire le feu. »

 

Il s’imagine dans la boutique, il s’amuse : « Et justement un rouge couleur de feu. » – « Bien sûr, dit M. Giroud, qu’on en a, vous n’avez qu’à choisir parmi les échantillons… »

 

Les ruches d’en bas pour dire l’amour, celles du milieu pour dire l’espérance. « Car maintenant il me faudrait un beau vert, Monsieur Giroud. Quelque chose de frais, quelque chose de clair, quelque chose qui se voie de loin, quelque chose qui fasse plaisir comme un champ de trèfle avant qu’il ait fleuri… » – « Du vert de Schweinfurth ? » – « C’est ça. »

Et à présent du blanc. Ce que vous avez de plus blanc. Il cherche ses mots. Il veut dire : ce que vous avez de plus pur. Pour les ruches de la rangée d’en haut, car en haut il y a la pureté, parce qu’il y a l’innocence. Et elle ne nous a pas été prise pour toujours.

 

Gourdou a menti et le Livre ment. C’est une histoire des temps passés, une histoire bonne pour les enfants, une histoire de vieille femme. L’innocence, il faut se la refaire ; il faut la retrouver en soi. Du blanc pur. Comme du beau linge. Et alors elle lui est apparue, vague encore, mais il l’a vue quand même un peu parmi les branches, parce que c’est sa place, oh ! comme la première fois, oh ! comme dans le vrai Jardin, – mais pourquoi est-ce que le mien ne serait pas vrai de nouveau, aussi vrai que l’autre et véritable ?

 

Il ne bouge pas, il attend.

 

 

 

VI

 

Or, ce vendredi soir-là, Adrienne avait dit à sa mère :

— Maman, je ne serai pas là demain.

— Où vas-tu ?

— Je vais faire visite à l’oncle Burnier.

— Comment, tu y retournes ?

— Pourquoi pas ?

— Tu sais bien ce qu’il m’a écrit ?

— Ça ne fait rien.

— Tu l’as prévenu ?

— Je lui téléphonerai.

 

On ne la connaît guère encore ; c’est Adrienne. Elle a pris le train. Elle est ramenée.

 

Elle retrouve cette petite maison proprette, dans un jardin nu et bien fossoyé ; un écriteau est fixé à la grille ; sur l’écriteau, on lit : Villa Chez Nous.

Son oncle l’attend. Il lui a dit :

— La seule chose qui te reste à faire, c’est d’aller le trouver.

— Oh ! non, a-t-elle dit.

— Alors ? a-t-il dit.

— Oh ! a-t-elle dit, ça n’est pas pour ça que je suis venue.

Ah ! Est-ce qu’elle ment ?

L’oncle a repris :

— Tu comprends, moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu. Je lui ai demandé de t’écrire, il ne veut pas ; je lui ai demandé de venir ici un jour où tu y serais, il ne veut pas… Tu n’as qu’à essayer, c’est ton tour. Je crois d’ailleurs qu’il te recevrait bien. Mais, n’est-ce pas ? il a aussi son amour-propre et puis c’est toi qui es partie…

Et puis, dit-il, pourquoi es-tu partie ?

Elle a dit :

— Je ne sais pas.

— Un garçon qui a de l’argent. Et il a tout arrangé chez lui, il a fermé le jardin…

Elle disait :

— Qu’est-ce que ça peut me faire ?

 

Est-ce qu’elle dit la vérité ?

 

— Et, bien entendu, disait l’oncle, tu feras ce que tu voudras, seulement…

Il a soupiré.

— C’est dommage.

Il la regarde :

— Tu as quand même bonne façon…

 

Il ne comprend pas ; mais, elle, est-ce qu’elle comprend ? Qui est-ce qui comprend rien à rien ? Elle s’étonne de ce qu’elle voit. Elle est partout une étrangère.

Elle avait pris à travers la forêt. Le soir venait avec l’odeur des feux que les enfants allument dans les champs où ils sont en train de garder les vaches. On met une pomme dans sa poche.

 

Qu’est-ce qui la ramène ainsi jusqu’à la vue de la maison ?

 

Un peu de sel dans un morceau de papier plié en quatre. Et on prend aussi avec soi quelques pommes de terre, qu’on enfonce dans la cendre chaude au bon moment, c’est-à-dire une fois que la flamme est tombée et il y a comme du moisi sur les braises qu’on ne voit plus.

 

Elle aperçoit la maison ; à qui est-elle ? à lui ? à moi ? à tous les deux ?

 

Ils disent : « Est-ce le moment ? C’est le moment… » Ils disent : « Mets les grosses au fond ; elles sont plus difficiles à cuire… » Il va y avoir juste une année. « Oh ! celle-là elle est toute grillée ! » – « Passe-moi le sel… » – « Elle est bonne. Oh ! je me brûle. »

 

Les feux.

On entend les cloches des vaches ; les petits bergers s’appellent entre eux. On voit que le soleil se couche sur la maison dont on aperçoit seulement le toit, mais la barrière neuve en beau châtaignier clair éclate singulièrement sur la pente, où elle fait un dessin irrégulier, en avant et autour des buissons et des arbres, des plates-bandes fleuries, des carreaux pleins de beaux légumes, – sur l’autre pente du vallon.

 

Les petits bergers s’appellent au loin.

 

 

 

VII

 

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Ma foi, a dit Gourdou, vous m’en demandez trop.

— C’est que vous comprenez, disait Mme Chappaz, Lydie… Qu’est-ce qu’il va falloir que je fasse de cette grande fille ?…

 

Le mauvais temps et la saison plus froide décourageaient les promeneurs ; Mme Chappaz était seule avec Gourdou dans la cuisine. Gourdou était assis devant un verre de café fumant ; Mme Chappaz, selon son habitude, se tenait debout près du fourneau. On voyait les feuilles tournoyer devant la fenêtre, puis tomber sur les tables où elles restaient collées.

— Moi, je pensais qu’il allait divorcer.

— Qui ça ?

— Bolomey… Et puis pas du tout.

 

Gourdou hausse les épaules.

 

Il a bu une gorgée de café.

Il a dit :

— Le chaud commence à faire plaisir, c’est signe que la saison tourne.

Puis, tout à coup, il a demandé :

— Vous y croyez, Madame Chappaz ?

— À quoi ?

— À la Bible.

— Bien sûr, a-t-elle dit, puisque c’est la Bible.

— Bon. Et vous vous souvenez, dans la Bible, au commencement… Vous n’en avez pas une sous la main… Il n’y a pas tellement longtemps que Bolomey vous a rapporté la sienne.

— Ah ! dit-elle, oui, je me rappelle… Elle doit être dans l’armoire de la salle à manger. Elle revient avec le vieux livre fatigué à tranches rouges.

Gourdou a dit :

— Parce qu’on peut parler de ces choses, nous deux, qu’en pensez-vous, Madame Chappaz ?

 

Il semble sérieux aujourd’hui.

— Oh ! a-t-elle dit, bien sûr, Monsieur Gourdou ; on peut causer ensemble, nous deux qu’on est des vieux.

— C’est que ça ne sait rien, cette jeunesse.

Il boit une gorgée de café chaud.

— Ah ! disait Mme Chappaz, ce qu’on a de peine ! ce qu’on a de peine ! Et, moi, je n’ai encore rien à dire. Ma fille aînée est mariée ; elle a un bon mari, leurs deux enfants se portent bien. Et le commerce n’a pas été trop mal, cet été… Eh bien, quand même, voyez-vous ! Tous les soucis qu’on a quand même !… Elle va avoir vingt-six ans… Comment est-ce que je vais faire à présent pour, la caser ?

 

Il a demandé :

— Où est-elle ?

— Elle est allée avec sa sœur et les enfants faire une visite à Aubonne.

Il a dit :

— Quel âge avez-vous ?

— Soixante-six ans.

Il a dit :

— On peut causer.

 

Alors il avait ouvert le livre. Et il se met à lire :

Dieu avait formé l’homme de la poudre de la terre et il avait soufflé dans ses narines une respiration de vie…

Il a tourné la page :

Tu retourneras à la terre, parce que tu en as été pris.

— Ça, c’est pour nous, Madame Chappaz… Soixante-six ans, moi septante.

Il a dit :

— Ça compte. Et peut-être qu’on sait un peu mieux ce qui en est que la jeunesse, à cause de l’âge, mais elle ne veut pas nous croire. Laissez-les seulement faire ; ils ont le temps de se tromper et de se corriger, le temps de se tromper encore et de se corriger encore une fois…

Nous…

Alors il a ri un peu, en secouant sa grosse tête rouge à poils blancs au-dessus de la table, dans la lumière triste qui lui tombait dessus de la fenêtre sans rideaux.

— Laissez-les faire !

Il a dit :

— Soixante-six ans. Alors est-ce que je peux lire, ou quoi ?… Oh ! je crois bien, je crois bien que oui, à notre âge… Je peux continuer, Madame Chappaz ?… Voyez-vous, je lui avais dit : « Lis attentivement, pèse chaque mot, ne saute pas un seul verset… » Alors il s’est mis de nouveau à lire tout haut :

 

Je mettrai inimitié entre toi et la femme, et entre ta semence et celle de la femme.

 

Mme Chappaz s’était assise sur un tabouret en face de lui. Il continuait à pleuvoir. Les feuilles des tilleuls continuaient à tomber. Il a hoché la tête, elle hoche la tête.

 

— Eh bien, c’est quand même une explication ou quoi ? c’est ce que je lui ai dit. Je lui disais : « Et le travail ? les mauvaises herbes ? les maladies ? » Je lui disais : « Et la mort, Bolomey ? » Eh bien, tout ça c’est dans le Livre.

 

Il a lu encore :

La terre sera maudite, tu en mangeras les fruits en travail tous les jours de ta vie…

 

— Je lui ai dit : « Tu es maudit, Bolomey » ; je lui ai dit : « Écoute seulement. »

 

Il lit de nouveau :

La terre produira des épines, tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage.

 

Il a dit :

— C’est quand même une explication.

Il a lu :

J’augmenterai beaucoup le travail de la femme et sa grossesse…

 

Vous vous souvenez, Madame Chappaz ?

— Ah ! dit-elle, ça c’est vrai…

 

Elle a soupiré. Il pleuvait.

Il lit :

Et l’Éternel Dieu a dit au serpent : Tu seras maudit entre tout le bétail et entre toutes les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre, tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie.

 

Il s’arrête ; il demande :

— C’est dit pourtant ? Elle te brisera la tête et tu lui mordras le talon. Qu’en pensez-vous, Madame Chappaz ?

— Oh ! dit-elle, bien sûr… Moi, je n’ai qu’à penser à mon pauvre mari.

— C’est vrai, hein ?

— Oh ! il me semble.

— Et c’est bien ce que j’ai dit à Bolomey. Et je lui disais : « Le plus triste, c’est qu’on ait une idée du monde à quoi le monde contredit. Oui, qu’il nous faille travailler et qu’il y ait en nous le goût du repos ; qu’il nous faille vivre dans l’inachevé et qu’il y ait en nous le besoin de l’achevé ; qu’il nous faille vivre parmi ce qui passe, ayant faim de ce qui dure ; dans l’obligation de la mort, ayant en nous l’horreur de la mort… »

 

Il a l’air sérieux tout à fait, cette fois. Il a soixante-dix ans d’âge. Elle est assise en face de lui ; elle est presque aussi vieille qu’il est vieux. Ils ont les cheveux blancs tous les deux.

— C’est qu’on se souvient du Jardin, Madame Chappaz, voyez-vous.

— Oh ! dit-elle, oui ; seulement il faudrait pouvoir le retrouver.

— C’est justement ce que je lui ai dit, à Bolomey, mais je lui ai dit : « C’est long, tu sais, parce qu’il te va falloir lire tout le Livre… » Vous l’avez lu, Madame Chappaz ?…

— Oh ! non, dit-elle, oh ! pas tout, mon Dieu… N’est-ce pas, quand on a deux filles à élever et puis un homme comme le mien, vous vous souvenez bien de lui ?… Buveur, fainéant, querelleur.

Il hoche la tête.

— Et un commerce à faire marcher…

— 1235 pages, a-t-il dit.

— Justement.

— Mais, Bolomey, il avait le temps.

— Oh ! dit-elle, lui…

— Eh bien… Il s’est fait un jardin lui-même, un jardin à lui…

 

Elle relève la tête. 1235 pages. Gourdou les a feuilletées rapidement, pendant qu’il pleut. C’est le milieu d’octobre, un jour de pluie, et déjà il fait bon entendre ronfler le feu dans le fourneau. Un nœud de hêtre et deux briquettes, voilà de quoi le maintenir jusqu’à l’heure du souper. Et 1235 pages, comme il constate, tenant le livre à la reliure noire dans sa main gauche, et faisant glisser peu à peu sous son pouce la tranche rouge.

 

— Ça fait quand même beaucoup de pages, ça en fait trop.

Il a dit :

— C’est jeune, c’est suffisant, ça n’a point de patience, c’est en bonne santé, ça croit en sa force… Laissez faire, Madame Chappaz. Parce que la santé s’en va et la force qu’on a dans le corps est une chose que le temps diminue. Ils le verront bien une fois.

 

Il rit. Il pleut toujours.

 

Il a dit :

— Est-ce qu’on peut avoir encore un verre de café ?

— Bien sûr, dit-elle.

— Est-ce qu’il est chaud ?

 

Elle lui montre la cafetière qui chantonne sur le fourneau. Son long goulot cylindrique a un petit couvercle, qui laisse échapper de temps en temps une bouffée de vapeur. La vapeur monte vers les vitres, où peu à peu une buée se forme, de sorte que pour finir on ne voit plus qu’il pleut. Elle lui a versé son café bien chaud.

 

Il disait :

— Eh bien, je pense qu’on ne se reverra plus avant le printemps, parce que voilà mes tournées finies… Et il faudra encore qu’on soit toujours en vie…

 

 

 

VIII

 

Et, lui, il riait ce jour-là, c’est-à-dire une semaine plus tard. Bolomey riait, il a dit :

— Bien sûr que je l’ai vue, mais je ne me suis pas montré.

 

C’était de nouveau un samedi, un samedi soir, et les temps approchent. C’est pourquoi il rit, il peut rire. Et Lydie, elle, était venue ; et elle n’avait paru ni gênée, ni hésitante, malgré qu’elle eût bien dû penser que sa visite allait le surprendre ; elle disait :

— Oh ! n’est-ce pas ? à présent on est sages, hein ? nous deux.

Elle lui disait vous ; il lui disait vous.

Elle disait :

— Vous devinez ce qui m’amène ?

 

C’est alors qu’il avait ri, tout en hochant la tête :

— Bien sûr que je l’ai vue, elle tournait autour de la maison. Il faut croire qu’elle n’a pas compris.

— Et est-ce que vous l’avez appelée ?

— Non.

— Et est-ce que vous vous êtes seulement montré ?

— Non.

— Oh ! Monsieur Louis… C’est que c’est déjà la seconde fois. Oui, la seconde fois qu’elle fait le trajet. Et elle aimerait bien, mais elle n’ose pas. C’est que c’est bien difficile pour elle. Voulez-vous que j’aille lui dire ?… oui, qu’elle peut venir, que vous l’attendez…

— Je le lui ai dit.

— C’est des signes, ça ne suffit pas. Il y faudrait des mots. Les mots, c’est pour l’intelligence ; les mots, c’est clair, ça se comprend. J’irais demain. Elle est chez son oncle. Je lui dirais : « Il vous attend, venez quand vous voudrez. » C’est moi qui irais le lui dire. Voulez-vous… ? Oh ! bien sûr que je ne viendrais pas de votre part. Je lui dirais que je l’ai vue et que je sais qu’elle peut venir… Moi, n’est-ce pas ? je ne suis plus rien…

 

Elle souriait avec sa figure tirée :

— Moi, n’est-ce pas ? je ne compte plus… Moi, je prends ce qui vient et j’ai pris ce qui est venu… N’est-ce pas, Monsieur Louis ?

 

Il a dit :

— Mademoiselle Lydie, faites comme vous voudrez. Moi, j’attends.

Elle a dit :

— Moi aussi, j’attends.

Il a dit :

— Mais on n’attend pas la même chose.

— Qui sait ? dit-elle.

 

Et tout à coup :

— Alors, écoutez, il faut qu’on s’entende… Voulez-vous que je lui dise de venir de demain en huit, c’est-à-dire le prochain dimanche ? Je lui dirai que vous comptez sur elle, je lui dirai de prendre sa valise…

— C’est ça, a-t-il dit, dimanche prochain, dans huit jours. Ça va bien. Parce qu’ainsi j’aurai encore un peu de temps pour tout préparer, et c’est pas fini. Pensez-vous que votre mère me vendrait le phonographe ? Elle, elle mettrait chaque fois deux sous dedans, ça lui ferait une tirelire.

— Peut-être bien. Vous n’avez qu’à le lui demander.

— J’irai, dit-il, j’irai un de ces prochains soirs. Il faudra seulement qu’avant je repeigne la porte d’entrée et que je colle dans la chambre un papier neuf. Vous avez vu ? j’ai refait la façade. Et les contrevents, hein ? c’est beau à voir. Mademoiselle Lydie, faites comme vous voudrez. Vous êtes une bonne fille. Mademoiselle Lydie, au revoir.

— Au revoir, Monsieur Louis… Mais, l’autre jour, vous vous souvenez bien, oui, le soir de la barrière, Monsieur Louis, vous m’aviez dit adieu…

— C’est au revoir, si vous voulez.

Elle a dit :

— Eh bien, au revoir.

 

Il est allé, le vendredi soir, à l’auberge ; et il disait : « J’y suis. C’est prêt. » Il est entré, il a dit :

— Bonsoir, Madame Chappaz.

Elle a dit :

— Comment, c’est vous ! Un peu fâchée.

— Eh bien, depuis le temps qu’on ne vous avait pas vu.

— Qu’est-ce que vous voulez ? j’ai eu à faire.

 

Et Mme Chappaz se défâche déjà, ne voulant plus voir qu’une chose, et c’est qu’il était revenu. — Ah ! bien… Comment ça va ? Asseyez-vous.

Mais lui, alors, sans s’être assis :

— Je venais seulement vous demander si vous me vendriez votre phonographe ?

— Mon phonographe ?

— Oui, puisque vous ne vous en servez pas… Il lève le doigt pour dire : « Écoutez. » C’est l’appareil de télégraphie sans fil qui s’était mis à fonctionner comme toujours de l’autre côté de la cloison :

— Oh ! dit-elle, l’un n’empêche pas l’autre. Il y a toujours des clients à qui un disque fait plaisir. Puis, avec méfiance :

— Qu’est-ce que vous voulez en faire ?

— Moi, c’est que je vais avoir besoin de musique. C’est qu’on va avoir besoin de musique. Et puis on met deux sous, ou quoi ? Elle mettra deux sous. Il faut faire l’éducation des femmes. Ça l’obligera à économiser…

— Ah ! Monsieur Bolomey.

— C’est oui ou non ?

 

Ils avaient discuté du prix.

— Je vois, disait Mme Chappaz, que vous avez des projets… Moi, je l’ai payé cent cinquante francs.

— Cinquante.

— Non.

Il a dit :

— Cent.

 

Elle s’était laissé tenter par la somme. Il est parti, le phonographe sous le bras. Comme il sortait, Lydie l’avait pris à part.

— Je l’ai vue.

— Ah !

— C’est entendu pour dimanche. Dimanche dans l’après-midi.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Elle n’a rien dit ; elle était contente… D’ailleurs, on s’entend toujours entre femmes. C’est nos secrets, vous comprenez.

 

Il se taisait.

— À bientôt, Monsieur Louis.

 

Et il n’eut plus alors qu’une dernière démarche à faire, ayant mis au fond de son sac deux gros bouquets de dahlias qu’il venait de cueillir dans le jardin. Ainsi personne n’a pu voir ce qu’il portait, pendant qu’il a d’abord remonté la rivière, puis il a suivi la route jusqu’au village. Personne n’a su où il allait. Il a poussé la grille noir et argent ; il tire les bouquets du sac, les deux bouquets ; il disait : « As-tu cru peut-être que je t’avais oubliée ? » C’était gai dans le cimetière. Les taches noires de la pluie sur le marbre gris, la coulure des clous le long du montant des croix, la poudre rouge qui est sur les entourages et vous tache le bout des doigts, tout disait seulement le plaisir d’exister.

Le plaisir d’exister était sur la mort et cachait la mort.

Tranquillement, il avait ôté son chapeau et avait sorti les bouquets du sac ; puis, se penchant, il les dispose l’un devant l’autre, dans l’encadrement de pierre tout neuf qui était autour de la tombe, comme quand on met une table et on la fleurit pour des invités.

Il y a un arrangement dans le monde. Il regarde la tombe : il fait doux et clair sur elle, et partout en ce soir d’automne sur les choses, sous un mince ciel, c’est-à-dire qu’il n’est recouvert que d’une très fine peau de brume comme du papier sur les confitures. Le soleil brille doucement en gris pâle, au travers : sur celle qui est là, sur moi. Il voit que la mort fait partie de la vie. La mort est une autre espèce d’arrangement, comme il se dit.

 

Et tu es ici, et tu es bien ; et moi je ne suis pas ici et je suis bien. On est voisins. On se fait visite. On reviendra. Tu es contente, j’en suis sûr ; c’est ce qu’il se dit, et il est content. Tu n’as plus besoin de t’inquiéter de moi, puisqu’elle revient. La maison est en bon état : je l’ai réparée.

 

 

 

IX

 

Lydie était arrivée, ce dimanche-là, vers les trois heures, avec la valise.

 

— C’est encore moi. Vous comprenez, ça la gênait de la porter, à cause des gens. Alors je lui ai dit : « Laissez-moi faire. »

— Ah ! a-t-il dit, je comprends.

— Où est-ce que je la pose ?

— Posez-la… II hésite, puis il lui a montré le banc qui est à côté de la porte.

— Dehors ?

— Je la rentrerai.

— Eh bien, à bientôt, a-t-elle dit…

 

Pourquoi est-ce qu’elle disait : « À bientôt ? » Il faisait assez froid. Après ces longues pluies, la bise avait pris le dessus. Elle sifflait sous la porte, elle chantait dans le grenier. Mais, aux places abritées, il faisait doux encore. C’est la bise, et elle a un fouet, et elle fait claquer son fouet. Alors on avait vu les nuages s’enfuir tous ensemble du côté du sud et ils s’étaient entassés là, devant la crête de la montagne, comme les moutons du troupeau devant la barrière du parc.

 

Il a été se coucher à une de ces places au soleil, sous un arbre. Dieu prit une des côtes d’Adam…

 

Il l’avait vue venir de loin, c’est pourquoi il était venu lui aussi, puis s’était étendu tout de son long dans l’herbe, comme une fois déjà : Et il forma une femme de la côte qu’il avait prise à Adam et la fit venir vers Adam. Il n’avait eu qu’à dire :

— C’est toi ?

 

Il parle avec douceur, avec tranquillité, avec satisfaction, avec contentement :

— C’est toi ?

Elle ne dit rien, il a dit :

— Je savais bien que tu reviendrais, Adrienne.

 

Alors il s’est soulevé lentement ; il se met assis. Et, à mesure que ses yeux montent le long d’elle, c’est comme s’il la refaisait. Elle ne bouge pas, comme si elle devait encore attendre qu’il eût fini, et il a fini ; il se met debout tout à fait, il l’a prise par la main. Ils se sont avancés ensemble. Leurs ombres étaient derrière eux et elles se confondaient. Ils n’ont plus eu, à eux deux, qu’une seule ombre. Ils marchaient l’un à côté de l’autre ; il la tenait par la main. La porte du jardin était fermée, il l’a ouverte, il lui a dit : « Entre », elle est entrée ; lui, entre derrière elle, il ferme la porte du jardin. Alors, il s’est arrêté, elle s’arrête : et, faisant de la main un geste, il a dit : « Regarde. » Et, dans son orgueil d’homme : « Est-ce que tu le reconnais ? »

 

— Et la maison, disait-il, est-ce que tu la reconnais ? C’est tout neuf. Et c’est tout refait. Et c’est pour toi que j’ai tout refait.

Elle n’avait rien dit encore, alors elle a dit quelque chose. Elle a dit :

— Oh ! est-ce vrai ?

Il disait :

— C’est vrai, tu n’as qu’à venir voir. On va faire le tour du jardin, si tu veux… Tu veux ?

Elle a dit :

— Oh ! oui.

Il voit qu’il a eu raison : c’est à nous-mêmes à nous faire notre vie.

Il disait :

— Quel âge as-tu ?

Elle disait :

— Mais tu sais bien.

— Dis quand même.

— Eh bien, j’ai eu vingt ans il y a deux mois.

— Ah ! tu es majeure, dit-il, tu es libre ! Eh bien dis : « Je suis libre » ; dis : « Et je me sers de ma liberté en choisissant d’être avec toi… » Ça va bien, car à présent on est ensemble. Et à présent, dit-il, Adrienne, est-ce que tu es contente ?

Elle avait dit de nouveau :

— Oh ! oui, je suis contente.

Il avait dit :

— En es-tu bien sûre, parce qu’à présent tu es à moi ?… Adrienne, est-ce que tu sais lire ? Parce qu’il l’avait amenée pour finir devant le rucher, et ils se tenaient l’un à côté de l’autre devant les trois rangées de ruches, fraîchement repeintes :

— J’ai pensé que tu saurais lire de loin et qu’ainsi je me ferais entendre et que de loin tu m’entendrais. Tu vois : rouge, tu sais le nom ? Et vert, tu sais le nom ? Et blanc, c’est toi, c’est moi aussi, c’est tous les deux… Est-ce vrai ? Elle a dit tout bas :

— Oui.

— Mais réfléchis bien encore, parce que c’est à toi de décider.

 

Ils étaient arrivés devant le banc sur lequel la valise était toujours posée :

— Et, tu vois, je l’ai laissée là. Et c’est à toi de décider. Réfléchis bien, petite, réfléchis bien encore une fois. Et, si tu veux entrer, prends-la, et va devant, parce que tu es chez toi.

 

Elle a pris la valise ; elle est entrée la première. Elle voit que les murs de la cuisine et les murs du corridor avaient été repeints par lui. Elle voit que la table est mise, avec du beurre, du fromage, de la confiture, un gros pain tout frais, deux tasses et deux soucoupes se faisant vis-à-vis. Elle s’est assise ; il s’est assis en face d’elle. Et c’est alors que, tout à coup, comme il avait été prendre la cafetière et ainsi lui tournait le dos, sa voix à elle était encore venue : car elle avait encore une chose à dire ; une voix toute changée, comme quand une petite fille récite sa leçon :

— Louis, écoute, je voulais… Oui, je voulais te demander pardon…

Il l’avait interrompue :

— De quoi ?

Elle avait dit :

— Tu sais bien.

— Je ne sais rien.

Il s’est mis à dire :

— On ne recommence pas, tu sais, on commence.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’avais peur.

Il dit :

— C’est oublié, tout ça. Il pose la cafetière sur la table :

— Tu es née seulement aujourd’hui.

Il s’est assis.

— Je ferme les yeux, tu n’es plus là ; je les ouvre, tu es là… Eh bien, toi, fais la même chose…

Il rit.

— Une, deux, trois, ça y est ?… Ça y est, dit-il, tu es belle et tout commence.

Mais elle continuait à dire :

— Et puis, j’ai été bien punie parce que je me suis terriblement ennuyée ensuite…

— Où ça ?

— Chez mon oncle… Sais-tu ce qu’on faisait ? On allait voir passer les trains. Il me disait : « Il va y avoir dans cinq minutes le grand rapide du Simplon, dépêchons-nous… »

— Et moi !… disait-il. Tu te rappelles Gourdou ? Un gros vieux avec une figure rouge, le tape-seillon ?… Sais-tu ce qu’il me disait ? Il me disait qu’on est maudits. Montre ta figure, petite. As-tu l’air maudit ? et moi… est-ce que j’en ai l’air ? Eh bien, il disait que nous sommes tous condamnés, à cause du Jardin, tu sais, et il m’a fait lire l’histoire dans le Livre. Tu l’as lue ?

 — Non… oui, c’est-à-dire…

— Tu ne sais plus, tu as bien raison. Adam et Ève, tu te rappelles. Ils sont chassés dans l’histoire. Alors, nous aussi, nous sommes chassés. C’est ce qu’il disait… Chassés à cause d’eux, punis à cause d’eux, tu comprends ? J’y ai cru.

 

Il rit.

— J’étais seul, tu étais partie. Et c’était une explication. Mais, à présent… Montre-moi seulement tes joues, montre-moi seulement tes yeux, petite fille…

 

Ils mangeaient avec appétit l’un et l’autre. La nuit venait déjà ; il avait été tourner le commutateur. Une jolie lumière était alors tombée sur la table, faisant comme un morceau de monde à eux au milieu du grand monde obscur et inconnu dont ils ont été entourés.

Et voilà qu’il disait :

— Alors quand Gourdou reviendra ?… Écoute, petite, on ne lui dira rien ; je t’appellerai, je lui dirai : « La voilà. » Je ne lui dirai rien d’autre… As-tu deux sous ?… Il disait : « C’est pour le dessert. » Elle s’est mise à chercher dans son porte-monnaie, il disait : « C’est une surprise, tâche de les trouver, tu les as ?… »

 

Et, ouvrant l’armoire, il en avait sorti le phonographe qu’il remontait. Il a dit : « Mets tes deux sous… Et tu auras de la musique, et tu fais des économies… » Elle a glissé la pièce dans l’appareil ; alors la musique est venue. II disait : « Encore une pièce… » Il disait : « Oh ! moi, je ne peux plus aller en chercher une ; je suis trop occupé », parce qu’il l’avait prise sur ses genoux. « Toi, tu as encore les mains libres… Et puis, tant pis, on ne mettra plus rien dans la machine.

Attends, il y a un truc. Mme Chappaz m’a montré. Il faut peser sur un bouton. Ça y est… Elle va marcher gratis pour une fois… C’est en ton honneur, disait-il, ou quoi ? En ton honneur, en notre honneur… »

 

Pendant qu’une valse venait encore, puis il y a eu un tango… Ah ! que de force il y a en elle ! ah ! quelle extrême pesanteur. C’est un poids qui pèse sur moi et en même temps il pèse sur elle. C’est une lourde charge, comme quand un arbre est sous la neige. On cède ensemble l’un vers l’autre, et on s’emmêle l’un à l’autre, comment est-ce qu’on se démêlera ? Mais c’est beau, c’est doux, c’est grand ! Comment me retrouver et toi ? comment nous retrouver l’un et l’autre à présent ? Comment est-ce qu’on se défera jamais l’un de l’autre ?

 

Il dit : « Où es-tu ? »

Elle dit : « Je ne sais plus bien. »

Il dit : « Tu n’as pas besoin de savoir… »

Il dit : « Tu n’as même pas besoin de bouger, je te porte. » Je suis fort, ou bien si c’est toi qui es forte ? On n’a qu’une force à présent ; on n’a qu’une force à nous deux.

 

Il l’avait prise, il la soulève, il la serrait contre lui, elle le chauffait sous l’oreille avec son haleine. Oh ! où es-tu ? parce que je te cherche, où es-tu ? Et, moi, où est-ce que je suis ? parce que je me cherche et ne sais déjà plus où tu commences et je finis. Où es-tu sous tes vêtements qui ne sont pas toi et te nient ?

Il voit ses yeux qui sont tout près de lui, l’un et l’autre, avec leur couleur ; il voit leur couleur pour la première fois. Il les croyait noirs, ils sont bleu foncé : fermez-vous. « Toi, dit-il, ça en fait un » ; et il met un baiser dessus. « Et puis toi, ça en fait deux. »

Il la pose à côté de lui, mais elle ne l’a pas lâché. Elle a noué ses bras autour de son cou, elle est consentante, elle ne parle plus ; elle dit oui, elle ne parle pas. Elle se laisse faire, c’est une femme.

Ô petite Ève d’avant la faute, parce qu’il n’y en a point, il n’y en a point eu. Ne bouge pas ; tu dis oui. Ton menton rond, ton cou qui est gras et marqué de trois petits plis qui sont dessus comme un collier. Collier bleu, collier gris, ô fil mince, c’est-à-dire trois fils l’un au-dessus de l’autre, trois minces fils, et je vous défais.

Car sa tête va en arrière, son menton a été plus élevé que sa figure, oh ! comme une petite colline qui cache ce qu’il y a derrière ; et on dit : adieu, où es-tu ?

Je la cherche et je me cherche. Je me trouverai moi-même en la trouvant. Une épaule et l’autre, sa gorge. Brune et blanche. Bruns et blancs, ses bras, blancs et bruns.

Est-ce toi ? pas encore ; petite, tu m’entends ; car il lui parle avec toute espèce de mots qui ne sont pas dits, car il ne sait plus s’il les parle en lui-même ou les profère. Elle dit oui, elle ne dit rien.

On est en dehors du monde, parce qu’on est dans un monde plus vrai, qui contient le monde d’où on vient, qui le dépasse, qui le complète, qui l’achève. Elle m’appelle, elle m’espère, elle m’attend, elle soupire après moi ; se soulevant un peu, retombée, mouvante, chaude et froide, lisse ou grenue, crevassée.

Toute la terre et toutes les saisons sont sur elle, mais est-ce bien toi encore ? car tu es tout : c’est-à-dire que nous sommes tout.

Je monte, je descends, je te parcours. Ses genoux sont comme deux pierres. Oh ! fraîche et froide, ou tiède ou chaude, toutes les saisons sont réunies et ne se contredisent plus. Non plus successives : juxtaposées. Tes genoux, c’est l’hiver.

Il connaît la nature entière, et tout entière du même coup. Ton cou, c’est le printemps ; l’été est sur tes joues. Toute la terre avec ses saisons que je parcours ; et l’automne est sur ton ventre. Toute la terre, nue ou moussue, ayant ses plaines et ses collines, ses bombements et ses replis, ses défilés, – et toute l’odeur de la terre en chacune de ses saisons : printemps, été, automne, hiver, l’odeur de l’herbe, l’odeur du foin, l’odeur du raisin qu’on écrase ; l’odeur de l’écorce du bois mort. Tu es la terre, tu es l’année ; tu es l’espace, tu es le temps. Et pourtant ce n’est pas tout encore, parce qu’il y a au-dessus de nous quelque chose qu’il nous faut atteindre et atteindre communément. Toi aussi, il y a quelque chose que tu cherches, que tu cherches à travers moi comme moi à travers toi. Il y a que je suis encore séparé de toi et toi de moi, parce qu’on est deux, petite ! Elle le sait ; elle l’attire à elle, maintenant. Elle noue ses bras autour de son corps, elle se soulève, elle se tend. Il cède avec le milieu de lui-même à une force irrésistible, ô faible femme, faible et forte ! Rejoints ? pas encore tout à fait rejoints. Mais est-ce moi seulement qui vois cette chose (car quel autre nom lui donner ?) cette chose en avant de nous, ou bien si c’est toi, ou bien si c’est nous : qui est une chose instantanée en même temps qu’une chose sans fin, à l’extrême pointe du présent et qui remplit tout le passé et l’avenir, imperceptible, démesurée ; qui n’est pas vue par moi, qui n’est pas vue par toi, parce qu’elle est au-delà de toi et de moi, qui est vue de nous et par nous ; toute proche et insaisissable, qu’il faut pourtant atteindre, qu’on va atteindre, où on ne sera plus deux, mais un. Où on sera tellement dans le temps qu’on sera dans l’éternité, tellement enfoncés dans la matière qu’elle sera du même coup dépassée, c’est-à-dire réalisée ; – n’est-ce pas ? avec ta sueur et la mienne, avec tes gémissements et mes pleurs, toute cette peine douloureuse et douce, cet avancement continuel…

 

Et deux encore, mais moins qu’avant ; et deux encore, mais toujours moins.

Un…

 

*** *** ***

 

Deux. C’est ce mot qui l’a réveillé.

Il n’y a rien eu d’autre d’abord en lui que ce nombre ; le nombre s’agite dans sa tête vide comme le battant d’un grelot, l’ayant tiré de son sommeil, car il a dormi ou il pense qu’il a dormi, et longtemps.

Le petit bruit, qui est un nombre, continue à se faire dans sa tête, et il s’exprime par un chiffre, et le chiffre n’est plus un, mais deux. Où est-ce que je suis ? Il se cherche avec sa main, et ma main est moi, se dit-il.

Il a besoin de se prouver à soi-même qu’il existe ; il porte sa main à la rencontre de lui-même, touchant sa poitrine, son cou. Est-ce encore moi ? c’est moi. Il bouge une jambe, il bouge l’autre jambe ; c’est moi.

 

Et, réveillé alors tout entier, il sent une grande fatigue qui est dans toute sa personne, il sent qu’une douleur est en arrière de ses yeux, une douleur dans les tendons de ses orteils, inexplicable, une douleur comme après une longue marche à la plante de ses pieds. Le froid l’habite au dedans d’une grande chaleur qui est autour comme une écorce ; au milieu même de sa force, il est faible comme un petit enfant. Ah ! pourquoi est-ce qu’on change ainsi, si vite, si complètement ?

 

Et il cherche à comprendre, mais il voit qu’il est plongé comme deux fois dans de la nuit, ici, dans son lit, sous les draps ; là, dans les dedans de sa tête. Une grande nuit entoure son corps, mais une même grande nuit est autour de ses pensées. Et il a déplacé son corps légèrement comme pour bien s’assurer encore qu’il est à lui ; alors il a frôlé cet autre corps qui est à côté du sien, qui n’est pas le sien, qui n’est plus le sien.

Il commence à comprendre.

Il se dit : « C’est sa faute, à elle. » Ah ! elle est là, c’est vrai. Et il y a moi qui suis moi, et il y a elle qui est elle.

 

Deux.

Le petit chiffre recommence à faire du bruit dans sa tête, comme le grelot de la chèvre quand elle s’obstine au bout de sa corde à atteindre une touffe d’herbe, tendant le cou.

 

C’est vrai, on croyait tout avoir. On a prétendu à tout, on n’a rien. Et il y a elle, qui est elle ; et, moi, je suis moi pour toujours.

Il a dû faire un grand effort pour allonger le bras, tournant doucement le commutateur qui est derrière lui dans le mur. Il a fait naître une petite flamme sous l’abat-jour : le monde lui a été rendu.

Il la voit ; ah ! il comprend tout. Elle m’a trompé. Elle dort et je ne dors pas. Elle dort en dehors de moi ; on existe chacun à sa façon. Elle respire profondément ; il la voit respirer, il l’entend respirer. Il entend les deux bruits qu’elle fait, l’un qui est plus sifflant quand l’air entre, l’autre moins distinct quand il sort. Elle aspire, elle expire. Lentement, régulièrement, fortement, oh ! de tout au fond d’elle-même, oh ! si obscurément et inconsciemment qu’elle se trahit toute et s’avoue tout entière. Heureuse ! elle l’avoue ; tranquille !

Et il ne la reconnaît plus, et il ne se reconnaît plus. Pourquoi est-ce qu’elle est là ? Une grande colère est en lui. Ah ! tu dors, femelle ; tu m’as empêché d’aimer assez haut, mais à toi ça te suffît ! Elle est contente, elle est nourrie, elle digère ; elle est dans le repos et l’assouvissement ; – moi, l’inquiétude me réveille et la faim.

 

Il se soulève sur le coude, puis fait légèrement basculer l’abat-jour pour la mieux voir et c’est bien elle, mais ce n’est plus elle. Elle est pâlie. Le rouge de ses joues n’était pas solide et a coulé. Elle est fardée avec ses propres couleurs. Le doré de sa peau a pris la teinte de la terre sèche. Sa bouche à moitié entr’ouverte est trop épaisse, toute meurtrie, trop éclatante, et a saigné.

Il regarde de toutes ses forces, plein de haine et de regrets. Pas coiffée. Ses cheveux sont épars en mèches noires sur l’oreiller, comme si on avait plumé un corbeau. Ses paupières tendues sur le globe lui font des yeux comme aux statues. Pas vraie, fausse, toute peinte ; elle se trahit, elle m’a trahi. Il veut l’appeler, il se retient. Il veut se lever, il se retient encore. Il n’a pourtant pas pu s’empêcher de tirer brusquement le drap qui la couvre. Puisque tu t’avoues en dormant, au moins avoue-toi jusqu’au bout. Et c’est ce qu’il se dit, mais elle dormait si profondément qu’elle n’a même pas été réveillée. Elle s’est seulement déplacée un peu de son côté, comme si elle le cherchait toujours. Elle a déplacé un peu son corps vers le sien, comme attirée par lui jusque dans son sommeil ; il s’écarte vivement. Il regarde avec cruauté et attention la beauté de ce corps qui est déjà toute niée. Il a vieilli, il est usé, ce corps ; il s’est comme détruit lui-même. Les seins pendent mollement, fatigués d’avoir servi. Il y a des taches noires à ses bras ; des plaques rouges sur son ventre. Elle ne bouge pas, elle est comme jetée là, toute défaite, toute dénouée ; et c’est qu’elle est morte, c’est ce qu’il se dit ; elle est morte pour moi. Ce n’est pas elle, ce n’est plus elle. Et une triste odeur, qui monte de sa ruine à elle, l’insulte alors, réveillant sa colère ; c’est pourquoi il n’a pas pu s’empêcher :

— Adrienne !

Qui est-ce qui appelle ainsi ? est-ce encore lui ? il ne sait plus.

— Adrienne !

 

Elle a ouvert les yeux. Elle ne l’a pas vu tout de suite. Une espèce de brume était devant son regard. Il a fallu premièrement que cette brume fût dissipée. Elle l’a aperçu comme dans le brouillard et hésite, et hésite encore ; puis le reconnaît et lui tend les bras. Il la regarde d’en dessus. Il se penche davantage sur elle, il la regarde davantage et plus fort. Elle sourit. Il serre les dents. On voit ses mâchoires saillir sous la peau de ses joues que la barbe qui repousse rend noires. Elle lui tend toujours les bras. Puis, peu à peu, ses yeux à elle changent, et on voit qu’ils changent ; ils s’ouvrent de plus en plus et ils deviennent blancs, parce que la peur est sur eux ; elle tend toujours les bras, elle a dit :

— Qu’est-ce qu’on entend ? on a marché dans le jardin.

Il a dit :

— C’est la bise.

— Oh ! dit-elle, écoute, on a ri.

Il a dit :

— C’est moi qui ris.

 

Elle a oublié qu’elle tend les bras, il la regarde, et il a repris :

— Oui, de te voir !

 

Et est-ce lui encore qui parle, mais alors ses bras à elle retombent, elle se recule :

— J’ai peur.

— Tu as peur ? Tu as peur de moi ? Tu as peut-être bien raison.

 

Alors elle se couvre la figure des deux mains ; puis elle s’aperçoit qu’elle est nue, et ramène le drap sur elle, parce qu’il est écrit : Adam et sa femme étaient tous deux nus et ils ne le prenaient point à honte ; mais plus loin il est écrit : Et, connaissant qu’ils étaient nus, ils cousirent ensemble des feuilles de figuier.

 

 

 

X

 

Un peu plus tard dans la matinée, Lydie était sortie de chez elle, s’étant enveloppé la tête et les épaules dans un châle noir à bords bruns. Elle a regardé autour d’elle : elle a vu qu’il allait faire beau, mais il faisait frais.

Il faisait blanc sur le monde, car il avait gelé légèrement pendant la nuit. Et le soleil n’était pas encore levé ; du moins on ne pouvait pas le voir d’où elle était, à cause des bois, – à cause aussi d’une vapeur qui montait de la terre comme quand le vent souffle sur les routes.

Elle s’est avancée sur le chemin. Elle avait le temps, elle ne se pressait pas. Et voilà qu’on l’avait appelée :

— Tante Lydie !

C’était la petite Gladys qui l’avait aperçue de loin, mais elle a fait semblant de ne pas entendre ; alors on l’a appelée de nouveau ; puis la petite Gladys a dit :

— Où est-ce qu’elle va, tante Lydie ? Oh ! moi, je sais bien ; elle va chez M. Bolomey.

 

Lydie avait continué son chemin. Elle a dépassé le bois. Il a fait rose dans tout l’air, puis il a fait jaune. Puis, comme quand une matière très fine est en suspension dans l’eau et se dépose, les vapeurs sont allées vers en bas, le soleil est allé vers en haut ; – le soleil s’était tout à coup montré dans le ciel pur, tandis que la brume faisait une mince épaisseur par terre.

Lydie était arrivée devant le portail ; elle regarde par-dessus le portail. Il n’y avait personne dans le jardin, qui, à cause de la pente, était dans l’ombre. Les contrevents de la maison étaient fermés, sauf ceux de la cuisine.

Rien ne paraissait bouger encore dans la maison, à moins que ce ne fût le contraire et qu’on eût cessé d’y bouger, – pendant qu’elle se tient là, regarde, et elle voit qu’un peu de fumée bouge faiblement, comme quand le feu s’éteint, dans l’ouverture noire de la grosse cheminée de pierre qui perce la pente du toit, ayant elle-même un petit toit recouvert de tuiles comme celui de la maison.

C’était bien ce qu’elle pensait : elle n’a plus qu’à attendre.

Il est sorti, mais il va revenir. Il est sorti, et ce qu’elle voit aussi, c’est qu’il y a des traces de pas dans l’allée, les unes plus petites, les autres plus grandes ; il n’était pas seul tout à l’heure, il sera seul pour revenir.

Le soleil monte dans le ciel. La blanche gelée se perce de trous comme un drap qui est mangé par les mites. À mesure que le soleil gagne davantage en hauteur, – il n’y a toujours personne, – il gagne aussi sur le jardin où la bande d’ombre se rétrécit. Des trous se font de place en place dans le givre, par où on voit apparaître la terre, qui, en même temps, change de couleur. Elle était gris clair, elle devient brune ; elle était sèche, elle devient humide ; elle était mate, elle devient luisante.

 

Lydie regarde (elle a le temps). Et c’est ainsi qu’elle a connu finalement la ruine du jardin, qui se montre mieux et de plus en plus, parce qu’il apparaît lui-même dans sa nudité, et un éclat trompeur qui était sur lui s’en va peu à peu, découvrant les zinnias brûlés, les capucines grimpantes qui font à terre des tas gluants, les hauts dahlias de près de deux mètres qui pendent tout noirs à leurs tuteurs. Et on voit encore qu’au-dessus de la porte du jardin, une branche de chèvrefeuille couverte de gelée se balance dans l’air léger et elle brille au soleil, tout en bougeant : Une lame d’épée de feu

 

Elle a compris.

Et un chérubin fut placé à l’entrée du jardin d’Eden, avec une lame d’épée de feu qui se tournait çà et là pour garder le chemin de l’arbre de vie.

 

Il devait l’avoir accompagnée à la gare ; il y a un train à 9 h. 15. Lydie ne bouge pas. Elle s’est seulement tournée du côté du vallon, où elle regarde maintenant, laissant ses yeux aller le long du sentier qui se voit jusqu’à la route et qu’il a dû prendre, – et pour revenir il doit le prendre également.

Le soleil commençait à lui chauffer le dos. À ce moment, quelqu’un était apparu sur la route : c’est un homme ; il passe le pont.

 

C’est un homme, il est seul. Il s’engage sur le sentier ; le terrain devient glissant. C’est un homme qui vient et il vient solitairement. On le voit qui se laisse aller en arrière ; il glisse. L’homme tombe, il se redresse, il tombe à nouveau sur la pente qu’il descend. Notre démarche n’est plus qu’une suite de chutes. La pente se met maintenant à monter, l’homme se rapproche ; on le voit qui allonge la jambe, mais alors il est ramené en arrière, et le pas qu’il a fait se trouve diminué de moitié.

 

Il tombe en avant, cette fois, puis se redresse, puis il retombe ; – pendant que Lydie est là, qui attend, dans son châle noir à bords bruns.

 

 

 

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Ce livre numérique a été édité par la bibliothèque numérique romande https://ebooks-bnr.com/ en octobre 2018.

— Élaboration : Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Anne C., Françoise.

— Sources : Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : C. F. Ramuz, Œuvres complètes 17, Adam et Ève, Derborence, Lausanne, H. L. Mermod, s. d. [1941]. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page, L'Expulsion d'Adam et Ève du Jardin d'Éden, fresque, 1426-28, a été peinte par Masaccio (Cappella Brancacci, Santa Maria del Carmine, Florence).

— Dispositions : Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…

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3 novembre 2013

La Mésange et la Colombe (535)

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La mésange et la colombe

 

- Vous me cèderez bien de ces grains que voici,

Fit dame mésange saluant son amie ;

Pour nous autres petits l'hiver est saison rude,

Et revoir le printemps est pauvre certitude.

 

- Alors que vous colombes, prospérez dans la paix,

Nous devons nous charger mieux que des porte-faix ;

Car dès les grands servis, il ne nous reste guère :

Voyez-vous, ces trois grains me seraient salutaires.

 

C'est gras à voler mal que l'oiseau roucouleur

Sur la mésange bleue pointa son bec vengeur :

- Ne vous avisez point de toucher à ces graines,

Vous le regretteriez, lui fit-il plein de haine.

 

Or il vint de grands froids, et lors grande disette ;

Ni grain ni moucheron, plus de panse replète.

Tombant d'une charrette, un sac de tournesol

Se vit crevé d'un trou grand comme un demi- sol.

 

Dame mésange accourt et fait son déjeuner,

Pénètre dans le sac comme on fait son marché.

- Vous me donnerez bien de ce grain que voilà,

Fit dame colombe, - je ne puis entrer là.

 

La mésange dit-on en demeura muette,

Et d'une aile assurée poursuivit ses emplettes.

 

JCP 19 01 13

3 novembre 2013

Thich Nhat Hanh, S’asseoir

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1 (TNH S’asseoir)

 

La première chose à faire est d’arrêter tout ce que vous étiez en train de faire.

 

 

2

 

Asseyez-vous à présent dans un endroit où vous vous sentez à l’aise.

 

Cela peut être n’importe où.

 

 

3

 

Observez votre respiration.

 

 

4

 

En inspirant,

soyez conscient

que vous inspirez.

 

En expirant, sachez que vous expirez.

 

 

 

5 - OBSERVATION DE L’ASSISE (TNH, S’asseoir)

 

Nombreux sont ceux qui passent beaucoup de temps, trop de temps à rester assis. Nous sommes assis devant l’ordinateur et nous sommes assis en voiture. S’asseoir, dans ce livre, signifie s’asseoir de telle sorte que vous savouriez l’assise. C’est s’asseoir dans la détente, l’esprit éveillé, calme et clair. C’est ce que nous appelons l’assise, et cela demande de l’entraînement et de la pratique.

 

 

6 - LE SOUFFLE, LE CORPS ET L’ESPRIT (TNH, S’asseoir)

 

Dans notre vie quotidienne, notre attention est éparpillée. Notre corps est en un endroit, notre souffle est ignoré et notre esprit erre en tout lieu. Dès que nous portons notre attention à notre respiration, le temps d’une inspiration, ces trois éléments : le corps, le souffle et l’esprit, se rassemblent. Une ou deux secondes peuvent suffire : vous revenez en vous-même, votre conscience rassemble ces trois éléments et vous devenez pleinement présent dans l’ici et le maintenant. Vous prenez soin de votre souffle, vous prenez soin de votre corps et vous prenez soin de votre esprit.

 

Quand vous préparez une soupe, vous ajoutez un à un tous les ingrédients afin qu’ils se mélangent harmonieusement, avant de les laisser mijoter. Notre souffle est le bouillon qui rassemble les différents éléments. Nous baignons notre corps et notre esprit dans le souffle pour qu’ils ne fassent plus qu’un. Nous sommes parfaitement présents, corps et esprit unis.

Nous n’avons besoin de contrôler ni notre souffle, ni notre corps, ni notre esprit. Il nous suffit d’être là pour eux. Nous les laissons être eux-mêmes. Voilà ce qu’est la non-violence.

 

 

7 – LA PAIX EST CONTAGIEUSE (TNH, S’asseoir)

 

L’énergie de pleine conscience peut vous aider à embellir tout vôtre être. Portez simplement votre attention à votre respiration. Laissez-la être telle qu’elle est et vous verrez que, d’elle- même, elle deviendra naturellement plus calme, plus profonde et plus harmonieuse. Tel est le pouvoir de la reconnaissance simple. Dès que votre souffle sera plus profond et plus paisible, il aura une influence sur votre corps et votre esprit. La paix et le calme sont contagieux.

 

 

8 – UN BATEAU SUR L’OCÉAN (TNH, S’asseoir)

 

Imaginez un bateau avec beaucoup de personnes à bord, qui en traversant l’océan se trouvent piégées dans une tempête. Si certaines se mettent à paniquer et à agir de façon inconsidérée, elles mettront tout le monde en danger. Mais la conscience d’une seule personne paisible peut inspirer les autres à garder leur calme. Elle peut sauver le bateau tout entier. C’est le pouvoir de la non-action. La qualité de l’être est le fondement de toute action juste. Quand nous examinons nos actes et ceux de notre entourage, nous pouvons voir la qualité de l’être qui les accomplit.

 

 

9 – NE RIEN FAIRE (TNH, S’asseoir)

 

Pensez aux arbres qui forment une forêt : ils ne parlent pas, mais chacun d’eux ressent la conscience de ses congénères. Quand vous les regardez, vous pouvez croire qu’ils ne font rien, mais en réalité ils poussent et fournissent de l’air pur aux êtres vivants, pour que ceux-ci puissent respirer. Plutôt que de présenter la méditation assise comme une pratique de concentration, de regard profond et de réalisation, je préfère la décrire comme le plaisir de ne rien faire. S’asseoir, c’est avant tout se délecter du plaisir de s’asseoir, d’être pleinement vivant et en contact avec les merveilles de notre corps qui fonctionne, avec les merveilles autour de nous : l’air frais, la voix des personnes près de nous, les chants des oiseaux, les couleurs du ciel toujours changeantes…

 

 

10 – LA MÉDITATION (TNH, S’asseoir)

 

L’expression utilisée pour l’assise consciente est méditation assise. Zen est le terme japonais pour dhyana en sanscrit, qui signifie méditation. La méditation est simplement la pratique de l’arrêt et du regard profond.

Vous n’avez pas besoin de vous asseoir pour méditer. Chaque fois que vous regardez en profondeur (que vous marchiez, coupiez les légumes, vous brossiez les dents ou vous rendiez aux toilettes), vous pouvez méditer.

Pour regarder profondément, vous devez prendre le temps de tout arrêter et de voir ce qui est là.

 

Avec la pleine conscience de la concentration, vous pouvez diriger votre attention vers ce qui est là et regarder en profondeur. Vous pouvez commencer à voir la nature véritable de ce qui se trouve devant vous. Il peut s’agir d’un nuage, d’un caillou ou d’un être humain, il peut s’agir de notre colère, ou encore de notre corps et de sa nature impermanente.

 

Chaque fois que nous nous arrêtons vraiment et que nous regardons en profondeur, nous parvenons à une meilleure compréhension de la nature véritable de ce qui est là en nous et autour de nous.

 

 

11 - NE RESTE PAS LÀ À FAIRE QUELQUE CHOSE, ASSIEDS-TOI (TNH, S’asseoir)

 

Quand quelqu’un vous dit : « Ne reste pas assis là sans rien faire, fais quelque chose », il vous pousse à l’action.

Mais si la qualité de votre être est médiocre (s’il n’y a pas assez de paix, de compréhension et de compassion en vous, si vous avez encore beaucoup de colère et de soucis), alors vos actes seront médiocres également.

Vos actions devraient se fonder sur une qualité élevée de votre être. Être, c’est ne pas agir ; la qualité de l’action dépend donc de la qualité de la non-action.

 

La non-action, c’est déjà quelque chose. Il y a des personnes qui semblent ne pas faire grand-chose, mais dont la présence est cruciale au bien-être du monde. Peut-être connaissez-vous de telles personnes : elles sont stables, n’ont pas un emploi du temps surchargé, ne gagnent pas beaucoup d’argent et ne sont pas engagées dans de nombreux projets, mais elles sont très importantes à vos yeux car la qualité de leur présence les rend vraiment disponibles.

Elles contribuent à la non-action par la belle qualité de leur être. Être dans l’ici et le maintenant, solide et pleinement vivant, est une contribution très positive à notre société.

 

 

12 - HISTOIRE : LE MOINE SUR L’ESTRADE (TNH, S’asseoir)

 

Quand j’étais moine novice au Vietnam, je me suis rendu dans un temple appelé Hai Duc, (et) j’y ai vu un maître pratiquer l’assise. Il n’était pas dans la salle de méditation. Il était assis sur une simple estrade faite (à peu près) de cinq planches de bois. Elle était peinte en marron et très propre, une petite table aux pieds légèrement arqués y était disposée, avec un vase posé dessus. J’ai regardé le maître zen assis sur l’estrade, derrière la table. Il avait l’air tout à fait naturel et paisible, le dos droit et le corps détendu.

 

Dans mon enfance, j’avais vu un dessin du Bouddha assis dans l’herbe. Il paraissait vraiment libre, détendu et paisible, tout en semblant très gentil. Et à ce moment-là, je voyais un véritable être humain assis comme lui. C’était une personne comme moi ; ce n’était ni une illustration, ni un être qui venait d’un autre monde. La vue de ce moine sur l’estrade fut pour moi une expérience mystique. Je voulus alors être capable de m’asseoir comme lui. Je savais que m’asseoir ainsi m’apporterait du bonheur.

 

 

13 - EN FAIRE MOINS (TNH, S’asseoir)

 

Beaucoup d’entre nous essayent d’en faire toujours plus. Nous sommes dans l’action parce que nous nous croyons obligés de l’être, ou parce que nous voulons gagner de l’argent, accomplir quelque chose, prendre soin des autres, ou rendre notre vie et ce monde meilleurs. Souvent, nous agissons sans réfléchir, par habitude, pour répondre aux attentes d’autrui ou parce que nous croyons que c’est notre devoir. Mais si les fondations de notre être ne sont pas suffisamment solides, alors plus nous agissons, plus nous embrouillons notre entourage.

 

Parfois, nous entreprenons beaucoup, mais en fait nous ne faisons vraiment pas grand-chose. Nombreuses sont les personnes qui travaillent énormément. Il y en a aussi qui ont l’air de méditer souvent, de consacrer de nombreuses heures par jour à la méditation assise, au chant, à des récitations, aux prières, mais qui ne transforment jamais leur colère, leur frustration et leur jalousie. C’est parce que le fondement de tous nos actes est la qualité de notre être. Si nous agissons dans la poursuite d’un but, dans le jugement ou dans le désir de possession, alors tous nos actes - même notre méditation - sont teintés par cet état d’esprit. La qualité de notre présence est l’élément le plus positif que nous puissions offrir au monde.

 

 

14 – SAVOUREZ VOTRE RESPIRATION (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous vous asseyez, la première chose à faire est de prendre conscience de votre respiration. Prendre conscience de sa respiration est la première étape de l’attention à soi. En prenant conscience de votre inspiration et de votre expiration, vous pouvez observer comment votre souffle se déplace dans votre corps. Vous commencez à prendre soin de votre corps et de votre esprit, et à trouver la joie dans le simple fait de respirer. Chaque inspiration peut apporter de la joie ; chaque expiration peut apporter calme et détente. C’est une raison suffisante pour s’asseoir. Nous n’avons pas besoin de devenir plus intelligent ou de nous éveiller pour nous asseoir. Nous pouvons nous asseoir simplement pour apprécier l’assise et la respiration.

 

 

15 – LA JOIE DE LA MÉDITATION (TNH, S’asseoir)

 

Si vous demandez à un enfant : « Pourquoi manges-tu du chocolat ? », celui-ci vous répondra sûrement : « Parce que j’aime ça ». Il n’y a aucun but derrière sa délectation de chocolat. Imaginez que vous gravissiez une colline et que vous vous teniez à son sommet pour regarder le paysage. Peut-être vous sentirez-vous bien, là-haut sur la colline. Aucune raison ne vous pousse à y être. Asseyez-vous pour vous asseoir. Soyez debout pour être debout. Il n’y a aucun but, aucun objectif à atteindre. Faites le parce que cela vous rend heureux.

 

 

16 – UNE CÉLÉBRATION (TNH, S’asseoir)

 

Si vous inspirez et expirez en pleine conscience, vous avez déjà la vision profonde. Tout le monde respire, mais tout le monde n’est pas conscient qu’il respire. Quand vous inspirez en pleine conscience, vous vous rendez compte que vous êtes en vie. Si vous n’étiez pas en vie, vous ne seriez pas en train d’inspirer. Être en vie est le plus grand de tous les miracles, et vous pouvez vous en réjouir. Quand vous inspirez ainsi, votre souffle devient une célébration de la vie.

 

 

 

17 – SUIVRE SON SOUFFLE (TNH, S’asseoir)

 

La pleine conscience est toujours une pleine conscience de quelque chose. Quand nous sommes en pleine conscience, nous sommes attentifs ; mais sur quoi portons-nous notre attention ? La pleine conscience a toujours un objet. Quand nous nous asseyons, nous prenons conscience de notre inspiration et de notre expiration. Suivez votre souffle du début de chaque inspiration jusqu’à la fin de chaque expiration. C’est la pleine conscience de la respiration. Chaque fois que nous pratiquons la respiration consciente, nous goûtons un peu plus à la pleine conscience.

 

 

18 – REGARDER EN PROFONDEUR (TNH, S’asseoir)

 

La méditation assise est une pratique qui nous aide à nous guérir et à nous transformer. Elle nous aide à être parfaitement présents, corps et esprit unis, et à regarder profondément en nous-mêmes ainsi que dans ce qui nous entoure, afin de voir clairement ce qui est vraiment là. En regardant en profondeur, nous faisons la lumière sur les recoins de notre esprit et pénétrons le cœur des choses pour voir leur nature véritable.

 

 

19 – LA MÉDITATION DANS LA VIE QUOTIDIENNE (TNH, S’asseoir)

 

Pour la plupart des gens, le terme méditation renvoie à la méditation assise. Mais il existe de nombreuses formes de méditation. La pleine conscience en est une, et peut être pratiquée n’importe où et quelle que soit la position de notre corps, que nous soyons assis, marchant, debout ou allongés. Chaque fois que nous accomplissons nos activités quotidiennes dans l’attention, nous pratiquons la méditation.

 

 

20 – LA VISION PROFONDE (TNH, S’asseoir)

 

En regardant en profondeur, le pratiquant de méditation acquiert la vision profonde ou la sagesse, prajña. La vision profonde a le pouvoir de nous libérer de nos souffrances et de nos attaches. Au cours de la méditation, les chaînes sont déliées, les blocs de souffrance intérieurs tels que le ressentiment, la peur, la colère, le désespoir et la haine sont transformés, les relations aux êtres humains et à la nature deviennent plus faciles, la liberté et la joie peuvent pénétrer en nous. Nous prenons alors conscience de ce qui est en nous et autour de nous ; nous sommes plus frais et plus vivants au quotidien. Comme nous sommes plus libres et plus heureux, nous cessons de faire souffrir les autres par nos actions et nous sommes capables d’apporter le changement en nous-mêmes, ainsi que d’aider notre entourage à devenir libre.

 

 

21 – POURQUOI S’ASSEOIR ? (TNH, S’asseoir)

 

Quand nous nous asseyons, nous apportons nourriture et joie, à nous-même et aux autres. Chaque fois que nous nous asseyons, faisons-le de sorte que le monde entier en bénéficie. Nous sommes solides. Nous sommes détendus. Nous sommes calmes. Nous sommes heureux de l’assise. Nous nous asseyons comme si nous étions sur une fleur de lotus et non sur un amas de charbons ardents.

 

 

22 - L’INSTANT D’ÉVEIL (TNH, S’asseoir)

 

Siddhartha, l’homme qui devint le Bouddha il y a bien longtemps en Inde, était resté assis un long moment au pied de l’arbre de la Boddhi. On aurait pu croire qu’il restait assis sans rien faire, mais son corps prenait aussi part à son éveil. Siddhartha observait son corps, ses sensations et ses perceptions de très près. Comme il continuait de pratiquer, son pouvoir de pleine conscience et de concentration se renforçait de plus en plus. Un jour, à l’aube, quand l’étoile du matin apparut dans le ciel, il ressentit un sentiment de libération qui dissipa en lui toutes les ténèbres. Ce fut l’instant d’éveil.

 

 

23 – LA PRATIQUE DE LA NON-FORME (TNH, S’asseoir)

 

Il y a des personnes qui sont très drôles quand elles s’assoient : elles essayent de montrer qu’elles sont en train de pratiquer la méditation assise. Quand vous inspirez dans la joie et la pleine conscience, n’essayez pas de vous mettre en avant, comme si vous disiez : « Regardez, je suis en train d’inspirer en pleine conscience. » Ne vous souciez pas de votre apparence extérieure quand vous êtes assis. Pratiquez la pratique de la non-forme. La meilleure façon de transmettre de transmettre l’essence de la pratique est de se centrer sur l’intérieur et non sur la forme.

 

 

24 - JE SUIS CHEZ MOI, JE SUIS ARRIVÉ (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous vous asseyez, faites-le de façon à ressentir que vous êtes chez vous. S’asseoir n’est pas lutter pour arriver quelque part. Quand vous vous asseyez, asseyez-vous de telle sorte que vous soyez arrivé dans l’instant présent. Savourez votre arrivée. Quelle merveille d’être arrivé ! Quelle merveille de vous sentir chez vous, de sentir que votre demeure véritable est dans l’ici et le maintenant ! En vous asseyant ainsi, la joie et la paix deviennent réalité. Vous irradiez cette joie et cette paix, et cela profite à tout votre entourage.

 

 

25 -  LA LIBERTÉ (TNH, S’asseoir)

 

Ancrés dans l’instant présent, nous pouvons être libres des regrets concernant le passé et des peurs à propos de l’avenir. Le bonheur est impossible sans liberté. En revenant à l’instant présent, nous nous libérons de nos soucis, de nos peurs, de nos regrets, de nos projets et de notre affairement.

 

 

26 - OÙ QUE VOUS SOYEZ, PRATIQUEZ (TNH, S’asseoir)

 

Disposer d’un lieu paisible où s’asseoir, à la maison ou au travail, est vraiment merveilleux. Mais vous pouvez pratiquer l’assise en pleine conscience où que vous soyez. Si vous prenez le train ou le bus pour vous rendre au travail, voilà deux endroits parfaits pour pratiquer l’assise. Plutôt que de penser à vos projets, à vos collègues où à votre liste de tâches, vous pouvez apprécier la pratique de l’inspiration et de l’expiration pour relâcher les tensions de votre corps et offrir à votre esprit une pause dans le flot de vos pensées. Vous pouvez transformer le bus ou le train en salle de méditation. Faites bon usage de votre temps, où que vous soyez, pour vous nourrir et vous guérir.

 

 

27 - ÊTRE ASSIS CONVENABLEMENT (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous vous asseyez, gardez votre colonne vertébrale bien droite, tout en permettant à votre corps d’être détendu. Quand votre posture assise est détendue et stable, vous pouvez rester assis confortablement pendant un long moment. Une posture stable calme le corps et l’esprit. En nous asseyant sans bouger, nous minimisons les actions du corps, de la parole et de l’esprit afin de ne pas être entraînés ça et là par des pensées ou des sensations dans lesquelles nous risquerions de nous noyer. Nous devenons ainsi plus solides.

 

 

28 - SOUS L’ARBRE DE L’ÉVEIL (TNH, S’asseoir)

 

Un gatha est un court poème traditionnel que vous pouvez réciter pendant votre méditation. Vous pouvez en inventer ou réciter ceux que vous avez appris. En voici un :

Assis ici sous l’arbre de l’éveil,

Mon corps est stable,

Ma pleine conscience inébranlable.

 

 

29 - HISTOIRE : S’asseoir en prison (TNH, S’asseoir)

 

Une de mes élèves vietnamiennes avait étudié la littérature anglaise à l’université d’Indiana avant de rentrer au Vietnam, où elle fut ordonnée moniale. En tant que moniale, elle essayait de soulager la souffrance des personnes dans leur quotidien, ce qui a fait peur au régime en place. Lorsqu’elle fut arrêtée par la police et emprisonnée pour ses actions, elle se mit à pratiquer la méditation assise dans sa cellule. C’était difficile, parce que les gardiens considéraient sa pratique comme un acte de provocation. Ils croyaient qu’elle les défiait en s’asseyant paisiblement. Elle devait attendre la nuit, une fois les lumières éteintes, pour pouvoir s’asseoir comme une personne libre. Les gens qui l’avaient emprisonnée essayaient de la contrôler. Il lui fallait pratiquer pour ne pas perdre la tête ; s’asseoir ainsi lui permettait d’avoir de l’espace dans son cœur.

Elle enseigna aussi aux autres détenus comment s’asseoir et respirer de façon à souffrir moins. Vue de l’extérieur, elle était emprisonnée, mais en fait elle était complètement libre.

Si vous pouvez vous asseoir ainsi, les murs disparaîtront. Vous serez en contact avec l’univers tout entier. Vous aurez plus de liberté que ceux qui sont dehors mais qui s’emprisonnent dans leur agitation et leur colère. Beaucoup de choses peuvent nous être volées, mais notre détermination et notre pratique ne peuvent pas l’être.

 

 

30 – DÉTENTE (TNH, S’asseoir)

 

Asseyez-vous de telle sorte que vous vous sentiez vraiment détendu. Détendez tous les muscles de votre corps, y compris ceux du visage. Le meilleur des moyens de détendre les muscles du visage est de sourire légèrement pendant l’inspiration et l’expiration. Ne faites pas de gros efforts, ne luttez pas, ne vous battez pas contre vous-même quand vous êtes assis. Lâchez prise de tout. Cela vous évitera d’avoir mal au dos, aux épaules ou à la tête. Si vous pouvez trouver un coussin bien adapté à votre corps, vous pourrez rester assis longtemps sans être fatigué.

 

 

31 – JUSTE S’ASSEOIR (TNH, S’asseoir)

 

Parfois, des personnes disent qu’elles ne savent pas quoi faire pendant l’assise. Juste s’asseoir : telle est la recommandation de l’école de méditation zen sôto et de notre tradition. Cela signifie que vous devriez vous asseoir sans attendre de miracle, pas même celui de l’éveil. Si vous vous asseyez en étant dans l’attente, vous n’êtes pas dans l’instant présent. L’instant présent comprend la totalité de la vie.

 

 

32 - LÂCHEZ PRISE (TNH, S’asseoir)

 

Asseyez-vous de telle sorte que vous vous sentiez léger, détendu, heureux et libre. Beaucoup d’entre nous ont tant de soucis et de projets qui pèsent lourdement sur leurs épaules. Nous portons nos peines du passé et notre colère comme des valises qui rendent notre vie pesante.

La méditation assise est un moyen de pratiquer le lâcher-prise quant à tout ce que nous portons inutilement. Ces choses-là ne sont rien d’autre que des obstacles à notre bonheur. La légèreté dans l’assise et la légèreté dans la respiration nourrissent le corps et l’esprit.

Quand nous sommes calmes, nous pouvons regarder une émotion difficile en profondeur pour en voir les racines et mieux la comprendre. D’abord, nous nous nourrissons de la joie de la méditation, en calmant notre souffle, notre corps et nos pensées. Cela nous apporte un certain apaisement et nous donne une fondation plus solide pour embrasser et regarder profondément nos difficultés.

Enfin, nous pouvons examiner notre émotion pour savoir si elle est fondée sur un évènement présent ou sur un évènement passé auquel nous sommes encore attachés. Si cela vient du passé, nous pouvons commencer à lâcher prise, pour mieux voir et vivre vraiment l’instant présent. Ainsi nous pouvons transformer cette émotion difficile et obtenir la guérison dont nous avons besoin.

 

 

33 -  SOURIRE (TNH, S’asseoir)

 

Pendant l’assise, songez à arborer un léger sourire. Ce sourire doit être naturel, ni grimace ni sourire forcé. Le sourire détend tous les muscles faciaux. Quand vous souriez à votre corps tout entier, c’est comme si vous preniez un bain dans une rivière d’eau douce et fraîche.

 

 

34 - LE BONHEUR (TNH, S’asseoir)

 

Quand nous nous détendons et que nous calmons notre corps pendant l’inspiration et l’expiration, nous pouvons déjà ressentir la joie et le bonheur. C’est la joie d’être en vie, de pouvoir nourrir le corps en même temps que l’esprit. S’asseoir tout en sachant que nous n’avons rien d’autre à faire qu’inspirer et expirer en conscience est un grand bonheur. Nombreux sont ceux qui s’agitent comme les puces dans leur vie surchargée sans jamais avoir la chance de goûter à cette joie. Ne vous inquiétez pas si vous n’avez pas beaucoup d’heures à consacrer à l’assise. Quelques instants d’assise et de respiration consciente peuvent déjà vous apporter un grand bonheur.

 

 

35 - UN COIN DE RESPIRATION (TNH, S’asseoir)

 

Chaque fois que vous vous asseyez, que ce soit au travail, au pied d’un arbre ou sur un coussin de méditation à la maison, savourez cette assise. Ce faisant, vous ne considèrerez pas l’assise comme une pratique difficile. Elle est très agréable. Réservez une pièce, un petit coin ou juste un coussin que vous utiliserez uniquement pour vous asseoir. Quand vous arriverez en ce lieu, vous ressentirez immédiatement cette sensation de joie et de détente de l’assise. Que vous vous asseyiez seul ou en compagnie de quelques amis, vous pourrez offrir votre présence authentique et véritable.

 

 

36 - S’ASSEOIR AVEC LA CLOCHE (TNH, S’asseoir)

 

Le son de la cloche est un merveilleux moyen de commencer la méditation assise. Le son de la cloche est la voix de votre véritable soi, vous appelant à revenir à l’instant présent. Son beau son nous rappelle que notre demeure véritable est dans l’instant présent. Il soutient notre pratique de méditation. Restez centré sur votre respiration pendant l’écoute de la cloche.

 

 

37 - INVITER LA CLOCHE (TNH, S’asseoir)

 

Plutôt que de frapper la cloche, je préfère inviter la cloche à sonner. Inspirez et expirez trois fois, puis réveillez la cloche en la touchant avec l’inviteur, que vous maintenez contre elle, produisant ainsi un demi-son. Ensuite, inspirez et expirez une fois avant d’inviter la cloche à offrir un son entier. Si vous n’avez pas de cloche, vous pouvez télécharger l’enregistrement d’un son de cloche sur votre téléphone ou sur votre ordinateur.

 

 

38 - ÉCOUTER LA CLOCHE (TNH, S’asseoir)

 

Quand nous nous asseyons pour écouter la cloche, nous pouvons permettre à toutes les cellules de notre corps d’en écouter le son. L’esprit est aussi composé de cellules, en quelque sorte : ce sont nos pensées, nos sensations et nos perceptions, ainsi que nos idées sur les phénomènes et sur ce qu’ils devraient être.

Toutes les formations mentales existent dans la conscience profonde sous forme de graines. Quand une graine, par exemple la graine de la colère, est stimulée, elle se manifeste dans la conscience mentale et est appelée alors une formation mentale. Nous pouvons permettre aux formations mentales qui se manifestent en nous d’écouter la cloche, qu’il s’agisse du souci, de la colère, de la peur ou de l’attachement.

Tout comme une fleur est composée d’éléments non-fleur, nous sommes composés d’éléments non-nous. Nous sommes faits d’ancêtres, de culture, de nourriture, d’air et d’eau. Nous sommes composés d’un corps, de sensations, de perceptions, de formations mentales et de conscience. Nous invitons donc chacun de ces composants à écouter la cloche. Cette façon d’écouter apporte la paix dans chaque cellule du corps et de l’esprit.

 

 

39 – ACCOMPAGNER LE SOUFFLE (TNH, S’asseoir)

 

Si vous avez une cloche à la maison, n’importe qui peut l’inviter, à n’importe quel moment, pour que chaque personne revienne à elle-même. Chaque fois que vous entendez la cloche, arrêtez de parler, d’agir et de penser. Concentrez-vous sur le son de la cloche et sur votre souffle pour revenir à votre demeure intérieure, pour revenir dans l’instant présent, dans l’ici et le maintenant. Vous apprenez l’art d’être en vie, d’être présent. Être en vie signifie être dans l’ici et le maintenant, pour pouvoir être en contact avec les merveilles de la vie qui sont en nous et autour de nous. La pratique est simple. Chaque fois que vous entendez la cloche, c’est comme si quelqu’un vous appelait en disant : « Reviens à la maison, mon enfant, ne cours plus. Reviens à la maison, en toi-même. Reviens à la vie. »

 

 

40 – CRÉÉER UNE BONNE HABITUDE (TNH, S’asseoir)

 

Si vous pratiquez l’assise régulièrement, cela deviendra une habitude. Vous n’essayerez plus d’arriver où que ce soit. Il n’y a nulle part où aller, à l’exception de l’instant présent. Même le Bouddha continuait de pratiquer l’assise tous les jours, après son éveil.

 

 

41 – ÊTRE CONSCIENT DE L’ÉNERGIE D’HABITUDE (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous vous asseyez, vous pouvez sentir une force qui vous pousse à vous lever pour faire autre chose. C’est une énergie qui est en chacun d’entre nous, et que l’on appelle énergie d’habitude : une énergie alimentée par un ancien schéma comportemental, un évènement passé ou une habitude. Elle n’est fondée ni sur nos besoins réels ni sur notre véritable situation présente.

L’énergie d’habitude nous pousse toujours. Nous avons tendance à croire que le bonheur n’est pas possible dans l’ici et le maintenant, que nous devons toujours partir à sa recherche, en nous tournant vers d’autres lieux ou vers l’avenir. C’est pourquoi nous ne cessons de courir. Nos parents aussi couraient. Ils nous ont transmis leur habitude de courir, qu’ils avaient eux-mêmes reçue de leurs ancêtres. C’est une habitude tenace. Nous croyons au plus profond de nous que nous pourrons avoir davantage de conditions de connaître le bonheur à l’avenir, et que la vraie vie est ailleurs.

C’est à cause de notre énergie d’habitude que l’instant présent nous semble ennuyeux.

Cette énergie est puissante. Si nous n’en sommes pas conscients, elle peut être plus forte que nous. Quand nous nous asseyons et invitons le son de la cloche, cela nous rappelle de lâcher prise de cette énergie d’habitude et de revenir en notre demeure.

 

 

42 – HISTOIRE : Dans un bus en Inde (TNH, S’asseoir)

 

Il y a quelques années, je me rendis en Inde pour offrir des retraites à des intouchables. Leur caste est considérée comme la plus basse de toute la société indienne, et ils sont victimes de discrimination depuis des milliers d’années. Beaucoup d’entre eux ont adopté le bouddhisme parce qu’il n’y a pas de castes dans la pratique bouddhique.

Un intouchable de la Société bouddhique aidait à organiser notre voyage. Il avait une famille, un appartement à Delhi et une vie confortable, mais il portait encore en lui l’énergie d’habitude de cette caste et de la discrimination dont il avait été victime.

J’étais assis à son côté dans le bus, contemplant les paysages de la campagne indienne par la fenêtre, quand je me retournai vers lui. Je vis alors qu’il était très tendu. Contrairement à moi, qui appréciais ce voyage en bus, il n’y prenait aucun plaisir.

Je lui dis : « cher ami, je sais que vous avez vraiment envie de rendre ma visite agréable et de me rendre heureux. Je me sens très bien et je suis heureux en ce moment, alors asseyez-vous confortablement et détendez-vous s’il vous plaît. Ne vous faites pas de souci. » Il répondit : « D’accord », s’adossa à son siège et se détendit, pendant que je regardais à nouveau par la fenêtre pour contempler les paysages.

Mais quand je tournai à nouveau la tête, quelques minutes plus tard, je vis qu’il était aussi crispé qu’auparavant, à cause de tous ses soucis, de toutes ces émotions et de cette tendance à lutter sans cesse qui lui avaient été légués par de nombreuses générations d’ancêtres.

S’arrêter simplement et reconnaître de vieilles énergies d’habitude, ce n’est pas facile. Nous avons tous besoin d’un ami qui nous aide à nous en souvenir de temps en temps. Si personne n’est à notre côté, le son de cloche peut faire office d’ami, nous rappelant de reconnaître nos vieilles énergies d’habitude et de leur sourire. Ainsi, nous pouvons nous en libérer.

 

 

43 – VOIR CLAIREMENT (TNH, S’asseoir)

 

La première chose à faire quand vous vous asseyez est de porter votre attention à votre inspiration et à votre expiration. Focalisez complètement votre attention sur le souffle. Si vous pratiquez sincèrement, votre souffle deviendra paisible. Cette respiration sereine apaisera à la fois votre corps et votre esprit. Tel est le but premier de la méditation assise : nous aider à nous calmer. Une fois que nous sommes calmes, nous pouvons voir avec clarté. Et quand notre vision n’est plus trouble, nous avons une meilleure compréhension de la réalité et, grâce à elle, nous ressentons de la compassion pour nous-même et pour les autres. C’est alors que le bonheur véritable devient possible.

 

 

44 – LES CADEAUX DE LA PRATIQUE (TNH, S’asseoir)

 

L’assise et la respiration consciente apportent quatre éléments importants dans notre vie : la paix, la clarté, la compassion et le courage. Quand nous avons l’esprit paisible et clair, cela nous inspire à avoir plus de compassion. La compassion apporte le courage et le courage engendre le bonheur véritable. Quand vous avez une grande compassion en vous, vous êtes capable d’agir courageusement. Vous avez assez de courage pour regarder profondément vos vieilles habitudes, pour reconnaître vos peurs et pour prendre des décisions qui peuvent couper court à l’avidité et à la colère. Si vous n’avez pas assez de compassion pour vous-même et pour les autres, vous n’aurez pas le courage de rompre les liens avec les afflictions qui vous font souffrir.

 

 

45 – RECONNAÎTRE LE CORPS (TNH, S’asseoir)

 

Quand notre inspiration et notre expiration deviennent paisibles et agréables, notre corps commence à en recevoir les fruits. Beaucoup de personnes oublient, dans leur quotidien, qu’elles ont un corps. Notre corps renferme souvent du stress, des douleurs et de la souffrance. Parfois, nous ignorons notre corps jusqu’à ce que les douleurs deviennent trop importantes. Si nous respirons paisiblement, la paix de notre souffle se diffusera dans le corps. En nous asseyant et en respirant en pleine conscience, nous ramenons l’esprit au corps et nous commençons à reconnaître sa présence ainsi qu’à relâcher les tensions qui s’y sont accumulées.

 

 

46 – S’ASSEOIR EST UNE PRATIQUE ET UN LUXE (TNH, S’asseoir)

 

S’asseoir est une pratique. D’habitude, nous nous asseyons pour travailler sur l’ordinateur, pour assister à des réunions ou pour rêvasser devant un écran. Nous devons à présent pratiquer l’assise simplement pour être avec nous-même, sans distraction. A notre époque, dans notre civilisation, s’asseoir sans rien faire est considéré soit comme un luxe soit comme une perte de temps. Mais l’assise peut procurer le calme et la joie les plus porteurs qui soient et nous pouvons tous nous offrir du temps pour nous asseoir. Quelle merveille d’être assis sans rien  faire !

 

 

47 – L’ESSENTIEL (TNH, S’asseoir)

 

L’essentiel est de s’entraîner à s’asseoir calmement et en pleine conscience. Plus vous vous entraînez et plus vous pourrez atteindre les couches les plus profondes de vos pensées et de vos ressentis. Vous vous dites peut-être : « Je m’ennuie ! », « C’est stupide ! » ou « J’ai autre chose à faire, maintenant ». Il se peut qu’il y ait des habitudes bien ancrées et de vieilles histoires qui créent ces pensées et ces sentiments. Qu’est-ce qui vous empêche de vivre l’instant présent ? Continuez de respirer. Restez assis. Telle est la pratique.

 

 

48 – NOMMER LES SENSATIONS (TNH, S’asseoir)

 

En chacun de nous coule une rivière de sensations : des sensations agréables, des sensations désagréables et des sensations neutres. Elles apparaissent les unes après les autres, telles les gouttes d’une rivière. Quand nous sommes assis, la rivière de sensations coule à travers nous et nous pouvons être tentés de nous laisser emporter par une sensation forte. Asseyons-nous plutôt sur la berge pour observer les sensations qui nous traversent. Nous pouvons les nommer : « Voici une sensation agréable », « Voici une sensation désagréable ». Nous pouvons faire de même avec nos formations mentales, telles la colère et la peur. Les nommer peut être un premier pas pour prendre de la distance par rapport à nos sensations : une sensation n’est rien d’autre qu’une sensation, et elle est impermanente. Elle se manifeste, mais elle finit par s’en aller.

 

 

49 – RÉSISTER A LA TEMPÊTE DES ÉMOTIONS FORTES (TNH, S’asseoir)

 

Une émotion forte est comme une tempête et elle peut créer beaucoup de dégâts. Nous avons besoin d’apprendre à nous protéger et à créer un environnement sûr, dans lequel nous pourrons résister à la tempête. Notre pratique est de maintenir notre corps et notre esprit en sécurité lors d’une tempête. Après chaque tempête, nous devenons plus forts, plus solides, et nous avons moins peur.

Nous pouvons apprendre à prendre soin des sensations douloureuses et des émotions fortes qui émergent des profondeurs de notre conscience. Nous sommes plus que nos émotions. Nous pouvons reconnaître ce qui est là : « En inspirant, je sais qu’il ne s’agit que d’une émotion. Je ne suis pas que des émotions. Je suis plus que des émotions. » C’est une vision profonde fondamentale. Les émotions se manifesteront, resteront en surface pendant un certain temps, puis s’en iront. Pourquoi mourir à cause d’une seule émotion ? Après quelques minutes de pratique, la tempête se calmera et vous pourrez voir avec quelle facilité vous y avez survécu. Commencez à pratiquer avant le début de la tempête, sinon il se peut que vous oubliiez de pratiquer lorsqu’elle surviendra, et vous risqueriez de vous laisser emporter par elle. Voilà pourquoi il est important d’avoir une pratique quotidienne.

 

 

50 – LA RESPIRATION ABDOMINALE (TNH, S’asseoir)

 

Chaque fois qu’une tempête éclate, asseyez-vous calmement et revenez à votre respiration ainsi qu’à votre corps. Détournez votre attention de tout ce que vous croyez être à l’origine de votre souffrance et focalisez-vous sur votre souffle. Dans la tempête, la respiration en pleine conscience est votre ancre.

Ne maintenez pas votre attention au niveau de la tête, mais faites-la descendre jusqu’à votre abdomen afin de ne plus être ni dans la réflexion ni dans l’imagination. Contentez-vous de suivre votre respiration de près. Rappelez-vous ceci : « J’ai traversé de nombreuses tempêtes. Chaque tempête finit par s’apaiser : aucune ne dure jamais. Cet état d’esprit passera ».

 

Quand nous regardons la cime d’un arbre secoué par une tempête, nous avons l’impression que l’arbre pourrait tomber à tout moment. Mais si nous regardons son tronc, nous voyons qu’il est très solide et nous savons qu’il restera debout.

Votre abdomen peut être comparé au tronc de l’arbre. Pratiquez la respiration en focalisant votre esprit uniquement sur votre souffle au niveau de votre nombril, et laissez simplement vos émotions vous traverser.

 

 

51 – LES SENSATIONS NEUTRES (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous vous asseyez et respirez en conscience, vous vous éveillez à toutes les émotions qui étaient restées ignorées tant que vous étiez plongé dans vos occupations. Vous prenez conscience non seulement de vos peines et de vos joies, mais aussi de vos sensations neutres. Une sensation neutre n’est ni agréable ni désagréable. Avec notre conscience, nous pouvons transformer une sensation neutre, telle que celle de l’absence de douleur d’une partie de notre corps, en sensation agréable.

Quand vous avez mal aux dents, la sensation que vous éprouvez est très désagréable. Quand vous n’avez pas mal aux dents, vous avez en général une sensation neutre ; vous n’êtes pas conscient de votre non-mal de dents. Mais si vous vous rendez compte que vous n’avez pas mal aux dents, ce qui était une sensation neutre devient alors une sensation de paix et de joie. Vous êtes si heureux de n’avoir pas mal aux dents en cet instant ! En transformant des sensations neutres en sensations joyeuses, nous nourrissons notre bonheur.

 

 

52 – REGARDER EN PROFONDEUR (TNH, S’asseoir)

 

La méditation assise a deux aspects. Le premier est l’arrêt, ce qui peut être en soi la source d’un grand bonheur. Le second est le regard profond. Dans la méditation silencieuse, vous pouvez calmer votre corps et votre esprit. Vous savez que rien ne perturbera votre état de légèreté, de paix et de joie. Mais si vous vous contentez de cela, vous ne pourrez avancer loin da le travail de transformation des profondeurs de votre conscience. Il y a des personnes qui méditent dans le seul but d’oublier les problèmes et les complications de la vie. Elles sont comme des lapins tapis sous une haie pour échapper à un chasseur potentiel, ou comme des gens qui prennent refuge dans une cave pour éviter les bombes.

 

 

53 – EMMENER NOTRE ASSISE AVEC NOUS DANS CHAQUE ACTION (TNH, S’asseoir)

 

Si vous commencez à sentir la sécurité et la protection qui émanent de l’assise en méditation, peut-être serez-voue réticent à quitter cet état. Mais nous ne pouvons rester assis à jamais. Cependant, nous pouvons maintenir cet état de conscience dans chaque action, dans notre façon de marcher, de parler et de travailler. Ainsi, nous nous engageons pleinement dans la vie et nous pouvons apporter la joie au sein de nos relations et dans le monde.

 

 

54 – EMBRASSER LE MONDE ENTIER (TNH, S’asseoir)

 

Où que nous soyons, quel que soit le moment où nous nous asseyons, il y a toujours un ciel d’étoiles au-dessus de nous. Nous sommes assis sur une planète, une très belle planète, qui tourne dans la voie lactée. Quand nous nous asseyons en pleine conscience, nous pouvons embrasser le monde entier, du passé jusqu’à l’avenir. Nous asseyant ainsi, le bonheur que nous ressentons est immense.

 

 

55 – SOYEZ PRÉSENT LÀ OÙ VOUS ÊTES (TNH, S’asseoir)

 

Quand nous sommes capables d’être en paix et dans la joie pendant l’assise, nous pouvons nous asseoir n’importe où. Nous pouvons pratiquer l’assise à l’aéroport. Nous pouvons pratiquer l’assise à la gare. Nous pouvons pratiquer l’assise sur la berge d’une rivière. Nous pouvons pratiquer l’assise en prison. Si tout le monde sur cette planète pouvait s’asseoir ainsi, il y aurait plus de paix, de joie et de bonheur en ce monde.

Quand nous nous asseyons, nous sommes vraiment là dans l’instant présent ; nous revenons en notre demeure, nous sommes arrivés. Nous sommes présents en cet instant et en ce lieu ; nous ne sommes pas emportés par le passé, par l’avenir, ou par la colère et la jalousie du présent. Quand nous nous asseyons ainsi, nous nous asseyons comme une personne libre.

 

 

56 – UNE FLEUR ENTRE DEUX ROCHERS (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous vous asseyez seul dans le calme, vous offrez de la beauté autour de vous, même si personne ne le voit. Quand une petite fleur apparaît dans une fissure entre deux rochers, c’est magnifique. Il se peut que personne ne la voie jamais, mais ce n’est pas grave.

 

 

57 – L’ASSISE ET LE MÉNAGE (TNH, S’asseoir)

 

Notre façon de nous asseoir peut être transposée à toute action de notre vie quotidienne. Par exemple, quand nous lavons le sol de la maison, nous passons la serpillère juste pour la passer, et nous apprécions ce travail. Nous sommes heureux. Le bonheur et la satisfaction que nous ressentons dans la méditation assise peuvent illuminer notre quotidien. Oui, nous pouvons être heureux en passant la serpillère.

 

 

58 – NOUS RESSOURCER (TNH, S’asseoir)

 

Dans la vie quotidienne, nous nous perdons parfois dans nos pensées, dans nos soucis et dans nos projets divers et variés. Nous asseoir, c’est nous restaurer, c’est devenir pleinement présent et pleinement vivant dans l’ici et le maintenant. En suivant votre respiration, en calmant votre corps et votre esprit, vous pouvez facilement et rapidement être présent. Cela nous prend cinq à dix secondes pour nous restaurer pleinement et pour générer notre présence véritable dans l’ici et le maintenant. Nous nous offrons cette qualité d’être et nous l’offrons à notre entourage et au monde.

 

 

59 – UNE NOURRITURE SPIRITUELLE (TNH, S’asseoir)

 

L’assise n’est pas une tâche ou une obligation. Elle peut au contraire faire partie intégrante de notre nourriture quotidienne, au même titre que les repas, et être considérée comme une sorte de nourriture spirituelle. Quand nous nous asseyons, nous produisons l’énergie de pleine conscience et une sensation de bien-être qui nourrit notre joie. Essayez de pratiquer régulièrement la méditation assise. Ne vous privez pas et ne privez pas le monde de ce type de nourriture. Quand nous pouvons voir que notre pratique est une nourriture pour nous-même et pour le monde, cela nous apporte de la joie et le sentiment d’être utiles à la vie.

 

 

60 – COMPTER NOS RESPIRATIONS (TNH, S’asseoir)

 

Quand nous commençons à apprendre la pratique de la méditation assise, cela peut nous aider de compter nos respirations. Comptez un pour la première inspire et la première expire. Comptez deux pour la deuxième, et ainsi de suite. Si votre esprit se met à errer et que vous perdiez le compte, revenez à zéro et recommencez. Cet exercice aide à développer la concentration. Vous croyez peut-être qu’il est facile de compter jusqu’à dix, mais compter jusqu’à dix tout en respirant en pleine conscience demande une grande concentration.

 

 

61 – UTILISER UNE HORLOGE (TNH, S’asseoir)

 

Si vous avez une horloge dont on entend le tic-tac, essayez d’accorder votre respiration à son rythme. Cela peut vous aider à arrêter de penser et à vous concentrer plutôt sur votre souffle.

 

62 – UN CARNET POUR L’ASSISE (TNH, S’asseoir)

 

Il peut être utile d’avoir un carnet pour prendre des notes pendant ou après la méditation. Si vous vous asseyez toujours à la même place, vous pouvez laisser votre carnet à cet endroit. Si vous vous asseyez en des lieux différents, gardez alors votre carnet sur vous, ou dans votre sac. Vous pouvez écrire les pensées qui vous viennent à l’esprit, les visions profondes qui surgissent. Vous pouvez aussi dessiner. Écrire après l’assise, quand votre esprit est clair, peut être très gratifiant. Nul besoin de vous relire tout de suite : vous pouvez laisser vos notes de côté pendant quelque temps, afin de continuer à méditer sans juger ce qui vient à votre esprit.

 

 

63 – NOUS SOMMES UN COURANT (TNH, S’asseoir)

 

Même quand vous croyez être seul, vos ancêtres sont avec vous. Vos parents, vos grands-parents et vos arrière grands-parents, que vous les connaissiez ou non, sont là, à l’intérieur de vous.

Prenez conscience de leur présence et invitez-les à respirer avec vous : « Cher papa, voici mes poumons, et mes poumons sont aussi les tiens. Je sais que tu es dans chaque cellule de mon corps. »

En inspirant, vous pouvez dire : « Chère maman, je t’invite à inspirer et à expirer avec moi. »

Dans toutes les cellules de votre corps, vos ancêtres sont présents. Vous pouvez inviter tous vos ancêtres à savourer l’inspiration et l’expiration en votre compagnie.

 

Vous n’êtes pas un être isolé. Vous êtes constitué d’ancêtres. Quand vous expirez calmement, tous vos ancêtres expirent calmement en vous. Lorsqu’ils étaient en vie, peut-être n’ont-ils pas eu la chance de s’asseoir en pleine conscience et de respirer paisiblement. Mais à présent, en vous, ils ont cette chance-là. Il n’y a pas de soi séparé. Nous sommes un courant. Nous sommes une rivière. Nous sommes une continuation.

 

 

64 – NOUS ASSEOIR AVEC NOS ANCÊTRES SPIRITUELS (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous êtes assis, vous êtes avec vos ancêtres génétiques, mais également avec vos ancêtres spirituels. Vos ancêtres spirituels font aussi partie de vous. Vous pouvez inviter ceux qui vous inspirent ; vous pouvez inviter le Bouddha, Moïse, Jésus et Mahomet à inspirer avec vous et à savourer cette respiration consciente. Eux aussi sont présents dans chacune de nos cellules.

 

 

65 – NOUS ASSEOIR ENSEMBLE (TNH, S’asseoir)

 

Il est merveilleux de s’asseoir seul, mais s’asseoir avec un ami rend la méditation plus facile. Il y a un proverbe vietnamien qui dit : » Quand vous mangez du riz, il vous faut de la soupe ». Quand vous pratiquez la pleine conscience, vous avez besoin d’amis. Quand nous nous asseyons ensemble, nous créons une énergie collective de pleine conscience qui est très puissante. Quand nous nous asseyons avec d’autres personnes, nous profitons de la qualité de leur présence ainsi que de leur pratique. Nous n’avons pas besoin de dire grand-chose, mais nous devenons un organisme et, ensemble, nous générons des visions profondes. Quand nous nous asseyons ensemble, chacun de nous contribue à la qualité du collectif. Cette énergie collective est plus puissante que notre énergie individuelle. En nous asseyant ensemble, c’est comme si nous permettions à l’eau de la rivière d’être embrassée par l’océan. Quand nous entendons ensemble le son de la cloche, nous revenons tous à notre respiration, créant une énergie collective de pleine conscience. L’énergie collective est d’un grand soutien et d’une grande efficacité pour accéder à des visions profondes et pour transformer les difficultés. En tant que pratiquants, nous pouvons tirer profit de cette énergie en l’utilisant pour embrasser notre douleur et notre souffrance. Vous pouvez dire en vous-même : « Chers frères et chères sœurs de la Sangha, voici ma souffrance. S’il vous plaît, mes frères et mes sœurs, aidez-moi à embrasser cette souffrance. »

 

 

66 – UN VOL D’OISEAUX (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous pratiquez l’assise avec d’autres personnes, vous n’avez absolument rien à faire. La pratique fondamentale est d’être là, de suivre votre respiration et de ressentir la joie d’être ensemble. Imaginez un vol d’oiseaux dans le ciel. Chaque oiseau a sa position et chacun contribue à la formation tout entière. Ils volent ensemble avec tant de grâce. Comme chaque oiseau fait partie de cette formation plus large, aucun d’eux n’a besoin de faire beaucoup d’efforts. Ils profitent de l’énergie collective et n’ont pas besoin de travailler dur. C’est un plaisir de voler ensemble dans le ciel. Quand nous nous asseyons ensemble, nous nous soutenons mutuellement. Nous générons chacun une présence véritable, que nous offrons à ceux qui nous entourent.

 

 

67 – NOUS ENTRAIDER (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous êtes assis avec d’autres personnes, vous prenez soin de vous-même et vous prenez soin d’elles. De même, si vous voyez quelqu’un qui est assis dans la solidité et le calme, cela peut vous aider. Une telle personne a une influence sur tout son environnement. Quand je vois quelqu’un assis de la sorte, je veux m’asseoir comme lui. Je veux offrir ma présence véritable. La qualité de ma présence peut aider la communauté. L’énergie collective nous pénètre tous. Tout le monde offre et tout le monde reçoit en même temps.

 

 

68 – AIDER UN AMI (TNH, S’asseoir)

 

Peut-être y a-t-il une personne, assise avec vous, qui porte en elle un gros bloc de peur ou de désespoir, mais qui ne dit rien. Elle essaie de le prendre dans ses bras pendant l’assise. Si vous êtes assis à ses côtés, dans la présence et la solidité, vous l’aidez déjà. Votre présence lui dit : « Ne t’inquiète pas, je suis là, avec toi. Je vais t’aider à embrasser et à bercer cette peur et ce désespoir qui sont en toi. » Seul, il est difficile de porter en soi beaucoup de douleur. Mais avec l’énergie collective, cela devient possible.

 

 

69 – UN JARDINIER QUI REVIENT À SON JARDIN (TNH, S’asseoir)

 

Quand vous pratiquez l’assise, vous êtes comme un jardinier qui revient à son jardin pour s’en occuper. Les plantes et les animaux du jardin profitent du retour du jardinier. Ils sont si contents qu’il soit de nouveau là. Quand vous vous asseyez, vous revenez en vous-même, vous revenez à votre corps, à vos sensations, à vos émotions et à vos perceptions afin de vous en occuper. C’est une bonne nouvelle.

 

 

70 – MÉDITATIONS GUIDÉES (TNH, S’asseoir)

 

Les méditations guidées ne sont pas une nouveauté. Elles étaient pratiquées au temps du bouddha, il y a de cela plus de 2.500 ans. Même si vois appréciez l’assise en silence, la méditation guidée peut être bénéfique. Une méditation guidée est une occasion de regarder profondément dans l’esprit, d’y semer de bonnes graines, de les renforcer et de les cultiver afin qu’elles deviennent des outils de transformation de notre souffrance intérieure. Une méditation guidée peut aussi nous aider à faire face à la souffrance que nous avons évitée. En la voyant plus clairement, nous pouvons comprendre ses racines profondes et nous libérer de ses attaches.

 

 

71 – MÉDITATION GUIDÉE (TNH, S’asseoir)

 

Moment présent,

moment merveilleux

 

Pendant l’assise, vous pouvez essayer ces méditations qui ont pour but d’apporter de la joie et du calme à votre corps. Chaque petite strophe est appelée un poème de pratique ou gatha. La première fois, lisez chaque vers en entier, silencieusement. La deuxième fois, vous pouvez simplement utiliser les mots clés qui sont écrits à la suite. Dites silencieusement un mot en inspirant et un mot en expirant. Vous pouvez rester avec ces mots le temps de quelques inspirations et expirations avant de poursuivre.

En inspirant, portez toute votre attention à votre inspiration. Où que soit le souffle dans votre corps, ressentez le calme qu’il apporte. Sentez comme le souffle rafraîchit les organes internes de votre corps, ressentez le calme qu’il apporte. Sentez comme le souffle rafraîchit les organes internes du corps, exactement comme lorsque vous buvez un verre d’eau fraîche au cours d’une chaude journée. En expirant, souriez et détendez tous les muscles du visage ; votre système nerveux se détendra également.

Ces méditations guidées sont des phares qui nous éclairent pour revenir à l’instant présent. Elles sont courtes, et elles peuvent être pratiquées n’importe où : dans la cuisine, au bord d’une rivière, dans un parc, que nous soyons debout, marchant, allongés ou assis, et même quand nous travaillons. Chaque phrase décrit comment le souffle s’accorde à ce qui est suggéré.

 

  1. J’inspire, je sais que j’inspire.

J’expire, je sais que j’expire.

J’inspire / j’expire

 

  1. J’inspire, ma respiration devient plus profonde.

J’expire, ma respiration devient plus douce.

Plus profonde / Plus douce

 

  1. J’inspire, je me sens calme.

J’expire, je me détends.

Calme / Détente

 

  1. Quand j’inspire, je souris.

Quand j’expire, je suis libre.

Sourire / Libre

 

  1. Conscient de mon corps, j’inspire.

Détendant mon corps, j’expire.

Conscient du corps / Détendre le corps

 

  1. Calmant mon corps, j’inspire.

Prenant soin de mon corps, j’expire.

Calmer le corps / Prendre soin du corps

 

  1. Souriant à mon corps, j’inspire.

Relâchant les tensions de mon corps, j’expire.

Sourire au corps / Relâcher les tensions

 

  1. J’inspire, je m’établis dans le moment présent.

J’expire, je sais que c’est un moment merveilleux.

Moment présent / Moment merveilleux

 

 

72 – MÉDITATION GUIDÉE (TNH, S’asseoir)

 

S’asseoir avec le Bouddha

 

Quand vous vous assoyez seul, vous pouvez imaginer le Bouddha assis avec vous. Vous pouvez dire : « cher Bouddha, je vous invite à vous asseoir avec moi. Faites bon usage de mon dos, s’il vous plaît. Mon dos est encore en bon état. Et je sais qu’en vous asseyant vous ferez en sorte qu’il soit droit et détendu. Quand vous respirez, je sais que la qualité de votre souffle est très bonne. Utilisez mes poumons pour respirer et mon dos pour vous asseoir. » Le Bouddha n’est pas une personne extérieure à vous. En chacun de nous, il y a des graines de pleine conscience, de paix et d’éveil. Quand vous vous asseyez, vous donnez à ces graines une chance de se manifester. Quand vous invitez le Bouddha qui est en vous à s’asseoir, il s’assoit immédiatement avec beauté. Vous n’avez rien à faire, si ce n’est apprécier son assise et sa respiration. Vous pouvez dire ces mots en vous-même en suivant votre souffle :

 

    Laisse Bouddha respirer.

     Laisse Bouddha s’asseoir.

Pas besoin de respirer.

   Pas besoin de m’asseoir.

 

Quand vous vous trouvez dans une situation difficile, ou quand vous êtes trop énervé ou trop agité pour vous asseoir, demandez au Bouddha de le faire pour vous. Alors, tout devient facile.

 

         C’est bouddha qui respire.

            C’est Bouddha qui est assis.

         J’apprécie la respiration.

J’apprécie l’assise.

 

Vous continuez ensuite :

 

                 Bouddha est la respiration.

       Bouddha est l’assise.

          Je suis la respiration.

Je suis l’assise.

 

Au début, vous et le Bouddha êtes deux êtres séparés. Peu à peu, vous vous rapprochez.

 

          Il n’y a que la respiration.

Il n’y a que l’assise.

Personne ne respire.

Personne n’est assis.

 

Quand le Bouddha respire, la qualité de sa respiration est légère et fluide. Quand le Bouddha est assis, la qualité de l’assise est parfaite.

Le Bouddha n’existe pas en dehors de la respiration et de l’assise. Il n’y a que la respiration et l’assise. Il n’y a personne qui respire. Il n’y a personne qui est assis. Quand la respiration et l’assise sont de haute qualité, quand les pensées, les paroles et les actes sont empreints de pleine conscience et de compassion, vous savez que le Bouddha est là. Il n’y a pas de Bouddha en dehors de ces actes. Je respire. Je suis assis. Il n’y a personne qui respire. Il n’y a personne qui est assis.

 

      Paix dans la respiration.

   Bonheur dans l’assise.

   Paix est la respiration.

Bonheur est l’assise.

 

 

73 – MÉDITATION GUIDÉE (TNH, S’asseoir)

 

Parler avec son enfant intérieur

 

Quand nous étions enfants, nous étions vulnérables, et nous dépendions des autres pour survivre. Peut-être ne vous sentiez-vous pas suffisamment en sécurité dans votre enfance pour parler de vos blessures ou de vos peurs, et c’est pour cela que vous les avez gardées en vous. Maintenant que vous êtes adulte, vous n’êtes plus cet enfant vulnérable. Vous pouvez prendre soin de vous. Vous pouvez vous protéger. Mais le petit enfant qui est en nous continue de s’inquiéter et d’avoir peur.

L’enfant que vous étiez et l’adulte que vous êtes à présent ne sont ni deux personnes complètement différentes, ni exactement la même personne. L’enfant intérieur est aussi réel que l’adulte. Ils s’influencent mutuellement, tout comme la graine de maïs vit dans l’épi de maïs. Cette méditation guidée vous donne l’occasion de parler avec votre enfant intérieur, de l’inviter à se manifester et à accueillir la vie dans l’instant présent. Nous pouvons lui faire savoir qu’il n’y  plus besoin de se faire du souci. Tout va bien, maintenant.

Pour cette méditation, placez deux coussins l’un devant l’autre. asseyez-vous sur un coussin et regardez l’autre en vous visualisant à l’âge de cinq ans. Vous pouvez vous visualiser à un plus jeune âge si cela vous aide. Ensuite, tout en respirant en pleine conscience, vous pouvez parler à ce petit enfant vulnérable qui est en vous.

 

 

 

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1 novembre 2013

Arnaud Desjardins, Zen et Vedanta

 

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 Arnaud Desjardins

 

Zen et Vedanta

 

Commentaire du Sin-sin-ming et traduction du Sin-sin-ming de Seng-Ts'an par L. Wang et Jacques Masui.

  

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             NOTE : ont été ajoutés à la suite des textes commentés par A. Desjardins (caractères gras) les textes équivalents traduits et présentés dans "Essais sur le bouddhisme Zen » (3 volumes) par Daisetz Teitaro Suzuki (volume I page 232). On pourra noter certaines différences entre les deux traductions. Par ailleurs, le texte 6 ne semble pas avoir son équivalent dans l'ouvrage de DT Suzuki.

 

J. C. Paillous

 

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                       En lisant, lors de sa parution en 1970, dans la revue Hermès, volume 7, la traduction du Sin-sin-ming écrit par Seng-Ts'an, troisième patriarche du Tch'an après Boddhidharma, je fus frappé par la similitude de cet enseignement avec celui du vedanta tel que je le découvrais à travers un maître bengali, Swâmi Prajnânpad.

Quelques années plus tard ont été enregistrées les remarques que ce traité - aussi célèbre que concis m'a amené à faire devant un petit groupe de personnes. C'est donc une interprétation védantique du « manifeste » fondamental du Tch'an - donc du zen - que les Éditions de La Table Ronde vous présentent aujourd'hui. Il y a de grandes variations entre les différentes traductions, que celles-ci soient faites à partir du texte chinois ou de sa version japonaise. Je m'en suis tenu à celle d'Hermès par L. Wang et Jacques Masui.

Arnaud Desjardins

 

 

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La grande Voie n’a rien de difficile,

mais il faut éviter de choisir !

Soyez libéré de la haine et de l’amour :

elle apparaîtra alors dans toute sa clarté !

 

La parfaite voie ne connaît nulle difficulté,

Sinon qu'elle se refuse à toute préférence.

Ce n'est qu'une fois libérée de la haine et de l'amour

Qu'elle se révèle pleinement et sans masque.

 

La grande Voie n'a rien de difficile mais il faut éviter de choisir.

Signalons tout d'abord que la tradition du Tch'an ou du zen se caractérise par un extrême dépouillement si on la compare aux méthodes beaucoup plus complexes offertes par certaines traditions et qui peuvent paraître d'un abord difficile, comme le bouddhisme tantrique tibétain par exemple avec son symbolisme ardu des différentes divinités. Ce qui est certain, en tout cas, c'est que la grande voie est parfaitement simple. Elle peut paraître difficile parce que le mental, lui, n'est que complexité. Mais la voie en elle-même, si le mental n'était pas empêtré dans ses contradictions et ne sécrétait pas sans arrêt des doutes, serait aisée.

Or, aussi étrange que cela puisse paraître pour nous qui sommes imprégnés de l'idée du libre arbitre et donc de celle du « choix » qui en découle, le grand facteur de complication du mental, c'est sa capacité à « choisir » en fonction de ses opinions et conceptions subjectives enracinées dans l'inconscient. C'est pourquoi il est dit : Il faut éviter de choisir. Cette formulation ne peut être que déroutante pour les Occidentaux modernes que nous sommes, imbus de leurs opinions, qui ont fondé leur existence sur un prétendu libre choix. « Je choisis le bien contre le mal. » Et, à partir de là, on peut se griser de belles paroles. Lors de la révolution russe, les bolchéviques ont choisi le bien contre le mal, mais les chrétiens orthodoxes dont les conceptions étaient diamétralement opposées choisissaient aussi, de leur côté, le bien contre le mal. La grande Voie consiste en une vision lucide de la réalité telle qu'elle est, sans prendre parti, sans «choisir». Cela n'exclut pas l'action, la réponse appropriée à la situation, pourvu que cette action libre et spontanée ne découle pas d'opinions, de parti pris et de préjugés qui l'entachent.

On peut donner un sens encore plus précis à cette parole : « Il faut éviter de choisir. » Nous avons pris l'habitude, depuis l'enfance, de choisir la moitié heureuse de l'existence et de refuser la moitié douloureuse, de rechercher ce que nous considérons comme agréable et de fuir ce que nous considérons comme pénible : nous ne connaissons donc qu'une moitié de l'existence, nous n'avons que la moitié des données du problème. Swâmi Prajnânpad disait : «Do you want half life or full life ?» voulez-vous la moitié de la vie ou la vie totale? - et aussi « Can you miss the fullness of life? », pouvez-vous manquer la plénitude de la vie?

Soyez libéré de la haine et de l'amour et elle apparaîtra dans toute sa clarté.

A première vue, cette affirmation n'est pas compréhensible. Nous sommes d'accord pour penser qu'il faut être libéré de la haine mais surtout pas être libéré de l'amour. En vérité, quel sens donnons-nous au mot « amour »? Il s'agit bien sûr ici du dépassement des émotions pour atteindre une vision qui n'a pas de contraire. Le Sin-sin-ming dans son intégralité nous invite à la vérité suprême, une vérité « non duelle » située au-delà de l'amour ordinaire qui n'est que l'opposé de la haine, du bonheur qui est simplement l'inverse de la souffrance. On pourrait traduire par : « Soyez libéré de l'attraction et de la répulsion », restez au centre, dans l'axe, avec cette vision nouvelle, révolutionnaire de la réalité qui n'est plus appréhendée d'un point de vue dualiste.

 

2

S’en éloigne-t-on de l’épaisseur d’un cheveu,

c’est comme un gouffre profond

qui sépare le ciel et la terre.

Si vous désirez la trouver,

ne soyez ni pour ni contre !

 

Une différence d'un dixième de pouce,

Et le ciel et la terre se trouvent séparés.

Si vous voulez voir la Parfaite Voie manifestée,

Ne concevez aucune pensée, ni pour elle, ni contre elle.

 

Le ciel et la terre, dans toutes les traditions, ont à peu près le même sens symbolique. « Que Ta volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel. » Les Évangiles sont fondés sur la reconnaissance d'un niveau ciel et d'un niveau terre, tout en proposant que s'efface cette séparation entre le ciel et la terre. Le Royaume des Cieux est « au-dedans de nous », donc est déjà ici-bas, sur cette terre. Et pourtant il existe bien deux niveaux : le niveau terre livré au Prince de ce Monde (ici, je n'utilise plus la formulation chinoise mais le langage évangélique) et le niveau ciel.

S'en éloigne-t-on de l'épaisseur d'un cheveu, c'est comme un gouffre profond qui, de nouveau, sépare le ciel et la terre.

Si, au lieu d'être libéré de l'attraction et de la répulsion, on réintroduit les polarités « agréable-désagréable », « j'aime-je n'aime pas », un gouffre profond sépare le ciel – la paix, la sérénité, la compréhension, la certitude, l'amour immuable – et la terre – la contradiction, la peur, le désir, la frustration. Autrement dit, l'adhésion à la réalité telle qu'elle est, composée de ce que nous aimons et de ce que nous n'aimons pas, doit être une adhésion à cent pour cent. Une adhésion à quatre-vingt-dix-neuf pour cent laisse « l'épaisseur d'un cheveu » entre la vérité et nous. Et un gouffre profond, de nouveau, sépare le « ciel » auquel nous aspirons et la « terre » avec son cortège de souffrances et son lot d'insécurité.

Si vous désirez la trouver (la grande Voie), ne soyez ni pour ni contre rien !

Là encore, je sais bien, en tant qu'Occidental, combien cette proposition est inhabituelle pour la mentalité moderne qui consiste à être toujours pour ou contre quelque chose. Si vous êtes pour la Droite, vous êtes contre la Gauche ; si vous êtes pour la liberté des mœurs, vous êtes contre le Vatican. Et l'intelligence, ou plutôt le mental, a, dans ces domaines, des arguments qui nous paraissent tout-puissants, impossibles à mettre en cause. « Je suis médecin, Monsieur, vous me permettrez de mettre l'homéopathie en doute. » « Je suis médecin, Monsieur, bien placé pour savoir l'efficacité de l'homéopathie. » Justement, parce que ces enseignements sont scandaleusement inhabituels, il est intéressant de constater qu'au VII siècle un texte venu jusqu'à nous comme un des plus importants pour tout l'Extrême-Orient (non seulement la Chine mais aussi la Corée et le Japon) disait en chinois ce que le vedanta enseigne aussi : ne soyez ni pour ni contre rien.

De nouveau, nous retrouvons l'attraction et la répulsion, la dualité fondamentale entre ce que j'aime et ce que je n'aime pas, ce que je veux et ce que je refuse. Et c'est vrai que le sage n'est ni pour ni contre rien. S'il est malade, il se soigne, bien sûr, mais à partir de cette neutralité, de cette équanimité, qui nous est tellement incompréhensible dans un monde où la vie consiste à prendre parti – et prendre parti émotionnellement.

Le conflit entre le pour et le contre,

voilà la maladie de l’âme !

Si vous ne connaissez pas la profonde signification des choses, vous vous fatiguerez en vain à pacifier votre esprit.

 

Opposer ce que vous aimez à ce que vous n'aimez pas -

Voilà la maladie de l'esprit :

Lorsque le sens profond [de la Voie] n'est pas compris,

La paix de l'esprit est troublée et rien n'est gagné.

 

Le conflit entre le pour et le contre, voilà la maladie de l'âme.

C'est la même idée qui se poursuit mais en voici une autre qui nous intéresse : Si vous ne connaissez pas la profonde signification des choses, vous vous fatiguerez en vain à pacifier votre esprit.

Ce qui est traduit par « les choses » dans ce texte correspond à ce que les hindous appellent this phenomenal world, le monde manifesté dans la multiplicité. Voilà deux petites lignes qui abordent un thème essentiel : savoir s'il faut chercher l'atman pour que toutes les limitations et les tensions s'effacent ou si, au contraire, quand les désirs, les peurs, les impressions qui nous ont marqués, tout ce qui nous limite se sera effacé, le Soi suprême se révélera. Si vous ne connaissez pas la profonde signification des choses, c'est à dire si vous n'avez pas affiné votre compréhension de la réalité relative, du monde phénoménal, si vous ne connaissez que l'apparence, la surface – apparence et surface que vous percevez d'autant plus mal qu'elles sont déformées aussi par vos projections inconscientes – si vous n'avez pas résolu la question de votre relation avec le monde manifesté, si vous n'avez pas découvert le secret de ce monde manifesté, l'essence derrière l'apparence, vous vous fatiguerez en vain à pacifier votre esprit. Vos méditations seront des méditations non pas de détente mais d'effort : je m'épuise à rester immobile, à ne pas bouger, à pacifier mon esprit, autrement dit à faire silence au milieu du vacarme.

Certains disent : « Cherchez directement la Réalité ultime et quand vous aurez découvert cette “vie éternelle", le monde entier perdra sa fascination pour vous. » L'approche pratique est inverse : quand le monde phénoménal aura perdu sa fascination pour vous, vous serez mûr pour l'illumination intérieure. Quand tous les désirs sont tombés, le Soi se révèle, exactement comme les fruits se détachent de l'arbre quand ils sont parvenus à maturité.

 

4  

Aussi parfaite que le vaste espace,

rien ne manque à la Voie, rien ne reste hors d’elle.

A accueillir et à repousser les choses,

nous ne sommes pas comme il faut.

 

[La Voie est] parfaite comme le vaste espace,

Rien n'y manque, rien n'y est superflu :

C'est parce que l'on fait un choix

Que sa vérité absolue se trouve perdue de vue.

 

L'espace tel que nous le voyons en plein jour, sans nuages (les nuages sont dans l'espace mais ils ne sont pas l'espace), cet espace est vide, infini, sans limite, homogène, autogène (vous pouvez dire que tel anticyclone a provoqué la présence des nuages mais l'espace, rien ne l'a provoqué, rien ne l'a causé). Cette image de l'espace infini évoque celle du Royaume des Cieux. L'espace est « parfait », plénitude absolue, pas de mesure, pas de limitation.

Il ne manque rien.

Rien ne manque à la Voie, rien ne reste en dehors d'elle.

Le risque, quand on s'engage dans la vie spirituelle, consiste à faire deux parts: d'un côté, une vie menée n'importe comment, dans le conflit, la crispation, souvent même la honte de soi et, de l'autre, les lectures spirituelles, Ramana Maharshi ou Nisargadatta Maharaj, et trois semaines par an dans un ashram. Cette division entre ce que nous considérons comme sacré et ce que nous considérons comme profane aboutit toujours à une impasse. Si nous voulons que la voie nous transforme, tous les aspects de notre existence doivent être intégrés à celle-ci, y compris les parts de nous-même que nous n'aimons pas, dont nous avons honte. Ou bien vous entrerez entier au Royaume des Cieux, ou bien vous n'entrerez pas. Vous n'aboutirez jamais à rien si vous ne commencez pas par vous réunifier : « Que peut un royaume divisé contre lui-même ? »

A accueillir et à repousser les choses, nous ne sommes pas comme il faut. Nous retrouvons de nouveau la même idée, ce que Swâmi Prajnânpad appelait half-life, la moitié de vie qui nous empêche d'avoir l'expérience de la totalité de la vie : the fullness of life – j'accueille ce qui me plaît, ce qui me fait plaisir et je nie tout ce qui ne me convient pas. Faites-le mais n'espérez pas découvrir la sagesse ou la libération ou l'éveil ou l'illumination.

 

Ne pourchassez pas le monde soumis à la causalité,

ne vous attardez pas dans une Vacuité excluant les phénomènes !

Si l’esprit demeure en paix dans l’Un,

ces vues duelles disparaissent d’elles-mêmes.

 

Ne poursuivez pas les complications extérieures,

Ne vous attardez pas dans le vide intérieur :

Lorsque l'esprit reste serein dans l'unité des choses,

Le dualisme s'évanouit de lui-même.

 

Ne pourchassez pas le monde soumis à la causalité.

Cette sentence est à rapprocher de la phrase du Christ : « Ne cherchez pas les trésors que la rouille peut détruire et que les voleurs peuvent dérober. » Ne pourchassez pas les joies, les satisfactions qui, étant causées par certaines conditions, peuvent être détruites par des conditions adverses. Cherchez ce qui échappe à la causalité, ce qui n'est pas produit, ce qui existe par soi-même, c'est-à-dire cette paix et ce silence préalables à toute la manifestation mais dont la manifestation est une expression – donc qui peuvent être conciliés avec le monde multiple dont nous sommes aujourd'hui prisonniers.

Ne vous attardez pas dans une Vacuité excluant les phénomènes.

Si par hasard vous êtes doués pour la méditation, ne prenez pas l'habitude d'une méditation sereine et silencieuse qui exclut les phénomènes. La réalisation doit être, comme on dit en Inde, all embracing, embrassant tout, n'excluant rien. Méfiez-vous de la dualité entre le Royaume des Cieux, le silence profond de la méditation, la sérénité que vous retrouvez dans votre petite chapelle personnelle et le monde ordinaire. C'est une erreur que de nombreux maîtres ont dénoncée, qui consiste à faire deux parts : le silence divin de la méditation et ce monde « merdique » fait de problèmes, d'ennuis, de difficultés. Si j'insiste sur ce thème, c'est parce que c'est un piège dans lequel tombent de nombreux chercheurs. Tant que la réalisation exclura le monde habituel avec tous ses « problèmes », tant que vous n'aurez pas découvert la profonde signification des choses (y compris de votre déclaration de revenus), vous n'êtes pas sur la grande Voie.

Il est capital de noter le rapprochement de deux idées paradoxales : d'une part ne pas pourchasser le monde soumis à l'implacable loi de cause à effet, d'autre part ne pas exclure les phénomènes. Nous retrouvons l'attitude de neutralité déjà préconisée : ni attraction ni répulsion.

Si l'esprit demeure en paix dans l'Un, ces vues duelles disparaissent d'elles-mêmes.

D'accord, mais comment faire pour que l'esprit demeure en paix dans l'Un? Il faut d'abord s'intéresser à la dualité, à la multiplicité, à ce qui fait les bonheurs, les peines, les déceptions, les frustrations, les joies habituelles. Et ce Un dont parle le taoïsme autant que le vedanta et le bouddhisme zen, c'est un unique océan dont font partie les innombrables vagues. Ce n'est pas le Un opposé au multiple. Vous ne pouvez pas opposer un océan et des milliers de vagues différentes. L'océan ce sont les vagues, les vagues sont l'océan; les vagues demeurent dans l'océan et l'océan demeure dans les vagues. Le Un est à la fois l'océan et les vagues. Le Un inclut le multiple, lequel n'est pas à proprement parler multiple puisqu'il est la manifestation, la danse – pour parler comme les hindous – du Un. Si vous demeurez en paix dans l'Un – le Un est aussi le multiple –, ces vues duelles disparaissent d'elles mêmes : vous cessez d'être écartelé entre le bon et le mauvais, le réussi et le raté, l'heureux et le malheureux, le rassurant et l'effrayant.

 

Quand l’activité cesse et que la passivité prévaut,

celle-ci à son tour n’en est que plus active.

Demeurant dans le mouvement ou dans la quiétude,

comment pourrions-nous connaître l’Un ?

 

Pas de texte équivalent chez Suzuki.

 

Que signifie « passif »? Si passif signifie simplement se laisser aller à la paresse et ne rien tenter, nous ne serons pas convaincus que là réside l'enseignement de la vérité ou de la sagesse. La passivité dont il est ici question correspond à un thème essentiel du taoïsme que l'on a traduit en français par « la non-action » ou « le non-agir » : une manière intime de ne plus être impliqué dans l'action, agité, emporté.

Extérieurement actif, intérieurement passif.

Swâmi Prajnânpad disait : « Intérieurement, soyez activement passif », c'est-à-dire une passivité vigilante, « et extérieurement, soyez passivement actif » c'est-à-dire soyez actif non pas à partir de vos demandes égocentriques et de votre désir de réussir coûte que coûte mais à partir d'un état que dans un langage complètement différent on appellerait « soumission à la volonté divine ». Ce texte athée, au sens où il ne fait intervenir aucun Dieu créateur, donne à cet égard le même enseignement que le christianisme des mystiques. La passivité préconisée, c'est la passivité intérieure, la soumission à la vérité, à la réalité. Il s'agit d'une attitude dans laquelle « je », en tant qu'entité égocentrique, ne veux rien; je ne refuse rien, je ne demande rien, je suis l'instrument de l'ordre juste des choses. Celui qui a renoncé à l'activité ordinaire, égocentrique, et qui est vraiment passif, complètement uni à la « volonté de Dieu », n'en est que plus actif. Et parfois, un homme qui n'a rien fait au sens où il n'a déployé aucune activité extérieure a eu, en vérité, une influence immense. Ramana Maharshi vivait retiré, il n'a jamais rien « fait », si l'on peut dire, que d'éplucher les légumes à la cuisine de l'ashram quand il était jeune et pourtant son rayonnement est tel que, plus de cinquante ans après sa mort, son ashram attire encore des visiteurs du monde entier.

Demeurant dans le mouvement ou dans la quiétude, comment pourrions-nous connaître l'Un ?

Le mouvement n'est pas uniquement celui du corps physique, c'est aussi le mouvement de ce que l'Inde appelle le corps subtil, les pensées, les émotions, les pulsions, les impulsions, les peurs, les désirs, les propensions. Si nous demeurons uniquement dans le mouvement, nous ne connaîtrons pas le Un. Mais si nous demeurons dans la quiétude, c'est-à-dire une forme de méditation qui est seulement un stupéfiant pour le mental, nous ne connaîtrons pas plus le Un. Pour nous, Occidentaux habitués à un rythme trépidant, la quiétude (peut-être même pourrait-on employer le mot de « quiétisme » qui a soulevé une telle polémique au XVII  siècle) ne semble pas représenter un risque réel. Mais pour le monde asiatique, en découvrant la beauté du silence, la beauté du monde intérieur, la beauté de cette sérénité qui émane de ce que l'on est et non pas de ce que la vie nous donne, nous refuse ou nous impose, la tentation existe d'éliminer l'aspect conflictuel de l'existence et de se réfugier dans le silence intérieur, l'arrêt des pensées.

Mais une telle attitude ne résout pas le problème de la dualité. Nous ne comprenons toujours pas la profonde signification des choses. Le Un comprend à la fois l'océan et les vagues. Si nous ne nous occupons que des vagues, nous demeurons dans le mouvement ; si nous ne nous occupons que de l'océan, nous demeurons dans la quiétude.

Dans les deux cas, comment pourrions-nous connaître le Un ? Il s'agit à nouveau de dépasser une opposition, une dualité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A ne pas comprendre l’unité de la Voie,

le mouvement et la quiétude conduisent à l’échec.

Si vous vous arrachez au phénomène, celui-ci vous engloutit ;

si vous poursuivez le vide, vous lui tournez le dos.

 

Et quand l'unité des choses n'est pas comprise jusqu'au fond,

De deux façons la perte est supportée.

Le déni de réalité peut conduire à son absolue négation,

Alors que le fait de soutenir le vide peut résulter en une contradiction avec soi-même.

 

C'est la même idée qui est reprise. Tant que nous opposons la sérénité de la méditation et l'agitation de la vie, nous demeurons partiels, conflictuels, prisonniers des opposés. Vous ne pouvez pas faire l'économie de ce que Seng-Ts'an nomme si justement la profonde signification des choses, des choses que vous aimez, des choses que vous n'aimez pas, des choses qui vous fascinent, des choses qui vous font horreur. Ce que vous niez ou refusez tant soit peu garde son pouvoir sur vous. Vous renforcez ce à quoi vous résistez, ce que vous tentez de nier.

Si vous vous arrachez au phénomène, c'est-à-dire si vous refusez ce qui ne vous convient pas, y compris en utilisant des techniques de méditation, de concentration, ou des exercices de respiration – car la respiration permet techniquement d'arrêter l'engrenage des pensées – le phénomène vous engloutit. Plus je refuse ce monde limité, soumis au temps et à l'espace, plus je suis emporté malgré moi. Le mot « Vide » pour les taoïstes ou les bouddhistes est un terme qui revêt un sens aussi fort que l'expression « Royaume des Cieux » pour les chrétiens. Il tente, parmi bien d'autres, de pointer vers la Réalité Suprême, le « non-né, non-fait, non-devenu, non-composé ». Comprenons-le d'abord comme « vidé de », vidé de tout ce qui est en trop. Quand le vent a emporté les nuages, l'immensité de l'espace et la lumière du soleil se dévoilent dans toute leur splendeur. Ce vide (shunyam) est plénitude (purnam). Analysée jusqu'à la découverte de son essence ultime, chaque perception et conception – chaque nama-rupa, nom et forme – se révèle sans substance individualisée propre. La « réalité » – la réalité relative – est le produit de notre système nerveux et de nos neurones. Et, même en demeurant prudent quant aux rapprochements abusifs, nous savons que le monde selon les physiciens ne ressemble guère au nôtre. C'est en ce sens, celui d'apparence, comme un tour de prestidigitation, qu'il faut comprendre le qualificatif d'« irréel »  (asat) tel que l'utilise le vedanta. Évacuons d'abord de notre esprit toutes les projections inconscientes qui l'encombrent et qui opèrent à notre insu. C'est la première étape concrète sur la Voie.

Si vous poursuivez le Vide, vous lui tournez le dos.

Si vous vous attachez au Vide exactement comme vous êtes attachés aux phénomènes dans la vie ordinaire, vous n'avez aucune chance de trouver ce que vous cherchez. L'attachement en lui-même est une impasse, aussi noble que puisse être l'objet de notre attachement.

 

Plus nous parlons et plus nous spéculons,

plus nous nous éloignons de la Voie.

Supprimant tout discours et toute réflexion,

il n’est point de lieu où nous ne puissions aller.

 

Phraséologie, jeux de l'intellect,

Plus nous nous y adonnons et plus loin nous nous égarons.

Éloignons-nous donc de la phraséologie et des jeux de l'intellect,

Et il n'est nulle place où nous ne puissions librement passer.

 

Nous rencontrons là un paradoxe. Tous les maîtres ont dénoncé l'inutilité des paroles (words, les mots) et tous ont parlé. Ramana Maharshi a inlassablement redit la même chose ; son enseignement tient en dix pages, mais il n'a pas cessé de le répéter pendant cinquante ans. Le bouddhisme zen, plus que toute autre voie, s'est présenté comme transmission directe de la vie en dehors des écritures, mais les monastères zen détiennent des manuscrits précieux, d'autant plus précieux pourrait-on dire qu'ils ont mieux prêché l'inutilité des mots.

Il est vrai que l'origine de tout le bouddhisme Tch'an ou zen tient dans une histoire bien connue. Au lieu de répondre à une question qui lui était posée, le Bouddha s'est contenté de lever une fleur. Personne n'a compris son geste parmi ceux qui l'entouraient, sauf un certain Mahakaçyapa.

Ananda, « le disciple bien-aimé » du Bouddha, en fait son cousin, et qui prenait en notes toutes les paroles du maître (c'est en quelque sorte l'évangéliste du Bouddha), Ananda est allé voir Mahakaçyapa et lui a dit : « Quand le maître, tout à l'heure, a levé la fleur, j'ai bien senti que tu as compris ce qu'il voulait signifier, tu es le seul, explique moi. » Kaçyapa a regardé Ananda, a présenté une fleur et Ananda a compris à son tour et n'a plus rien dit. Donc, nous n'aurons jamais d'explication verbale sur la célèbre histoire de la fleur !

Tout ce qui devient mot devient pensée et nous éloigne de la vérité indicible. Les mystiques chrétiens ont souvent employé le mot « indicible » pour décrire – ou justement ne pas décrire – leur réalisation spirituelle. Nous savons qu'aucune explication ne peut rendre compte de la réalité ultime. C'est aussi pour cette raison que, dans l'islam, on dénombre quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu mais que le dernier, le centième, est imprononçable.

Une grande part de l'enseignement du zen se transmet en dehors des mots, par un éclat de rire, un geste incongru, une réponse désarçonnante, une situation paradoxale qui, par leur caractère inattendu, peuvent pulvériser le mental et le mettre brusquement en contact avec une réalité d'un autre ordre. Malheureusement le mental peut s'emparer de tout et il ne suffit pas de prendre une attitude étrange ou de rire aux éclats pour avoir compris l'essence du zen.

 

Plus nous parlons et plus nous spéculons, plus nous nous éloignons de la Voie. Il est utile d'entendre ces paroles dans notre monde occidental où, phénomène nouveau propre au monde moderne, l'intellect tient de plus en plus de place, une place abusive et injustifiée. N'est-il pas étonnant qu'il faille, de nos jours, faire des études purement intellectuelles pour pouvoir devenir menuisier? Faudra-t-il bientôt détenir un bac C pour avoir le droit de travailler le bois et de faire un meuble?

Le « lieu » dont il est ici question ne se réfère pas seulement aux lieux physiques mais aux différents plans intérieurs. Vous avez peut-être entendu parler de ce que l'on appelle dans l'islam « les sept cieux » où a été conduit le Prophète Mohammed. Il s'agit de plans de la réalité plus ou moins subtils, de niveaux de conscience dits « supérieurs », auxquels on accède par la méditation.

 

Retournez à la racine : vous obtiendrez le sens ;

courez après les apparences, vous vous éloignerez du principe.

Si, pour un bref instant,

nous retournons notre regard introspectivement,

nous dépasserons le vide des choses de ce monde.

 

Lorsque nous remontons à la racine, nous obtenons le sens ;

Lorsque nous poursuivons les objets extérieurs, nous perdons la raison.

Au moment où nous sommes Illuminé en nous-même,

Nous dépassons le vide du monde qui s'oppose à nous.

 

On distingue souvent l'apparence et l'essence. Nous pouvons dire aussi la surface et la profondeur, la périphérie et le centre. De chaque manifestation, de chaque phénomène, en nous et hors de nous, nous pouvons chercher la source, la racine, l'essence – l'essence ultime, l'essence de l'essence si je puis m'exprimer ainsi, étant le Soi, l'atman, la nature-de-Bouddha. Si vous vous contentez de la surface, vous n'obtiendrez jamais la profonde compréhension des choses. Derrière tout manifesté, il y a un non-manifesté et c'est ce non-manifesté qui est réel.

Swâmi Prajnânpad disait aussi : « Deal with the cause, not with the effect », occupez-vous de la cause, pas de l'effet.

C'est un principe qui s'applique à tous les niveaux, y compris dans les relations humaines. Trop souvent, nous ne traitons avec les autres que de surface à surface. Nous croyons nous comprendre mais nous ne nous comprenons pas parce que nous réagissons au comportement de l'autre, à ce qu'il dit, à ce qu'il fait, à ce qu'il manifeste au dehors, sans nous préoccuper de ce qui se cache derrière l'apparence. L'autre, de son côté, en fait autant avec nous, ce qui aboutit au dialogue de sourds parce que personne ne s'intéresse à la cause latente dont le comportement n'est qu'un effet. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne l'éducation des enfants : un enfant capricieux, difficile, agressif est avant tout un enfant malheureux dont les besoins profonds n'ont pas été entendus et pris en considération.

Dans notre ashram du Bost, en Auvergne, nous faisions chaque semaine une réunion intime, en petit groupe, où la règle du jeu était d'apporter un ou plusieurs échantillons d'incidents qui s'étaient produits pendant le séjour à l'ashram. Il n'était pas nécessaire que l'incident soit important, il suffisait d'un léger différend entre deux personnes ou d'une incompréhension qui pouvait paraître sans importance. En laissant chacun des interlocuteurs s'exprimer librement sur ce qu'il avait vécu, il apparaissait très clairement à chaque fois que le comportement extérieur d'une personne avait une source cachée plus profonde qui avait complètement échappé à l'autre personne – et, le plus souvent, au sujet impliqué lui-même. Et cette source cachée était en fait toujours une souffrance. Il devenait patent que les conflits de surface n'étaient que l'expression d'une frustration.

Dans un premier temps, quand nous sommes en contact avec le comportement extérieur de quelqu'un, au lieu de tout de suite juger, tentons d'être en communion avec la surface, quoi que l'autre puisse dire, quelles que soient l'expression de son visage, la vibration de sa voix, l'absurdité scandaleuse – à nos yeux – des mots qu'il prononce. Cherchons plus profond, allons plus profond, de l'apparence à l'essence, nous ne risquons jamais de nous tromper en tentant cette approche nouvelle.

Retournez à la racine, vous obtiendrez le sens ; courez après les apparences, vous vous éloignerez du principe.

La réalité unique se manifeste sous forme d'apparences multiples. Si vous vous contentez de la surface des phénomènes, de la surface des êtres, c'est-à-dire de leurs réactions, et si vous n'êtes pas un avec l'apparence afin que celle-ci soit la porte ouverte vers l'essence, vous tournez le dos au principe fondamental de la réalité unique. Et quand vous commencerez à découvrir la profondeur derrière ces apparences, vous verrez qu'il y a des essences de plus en plus profondes. La Réalité ultime est neutre, réconciliant le positif et le négatif. La réalité relative en est l'expression multiple et changeante et nous pouvons en faire l'expérience à condition que nous la considérions comme neutre.

Si, pour un bref instant, nous retournons notre regard introspectivement, nous dépasserons le vide des choses de ce monde.

Revoici la même idée : même la découverte du vide – qui est relativement accessible à ceux qui méditent plusieurs heures par jour parce qu'ils ont rejoint un monastère et parce que le contexte s'y prête – même la découverte de ce vide, de ce silence, ne doit pas nous arrêter en chemin jusqu'à ce que nous ayons fait la vraie découverte, à savoir qu'il n'y a pas de différence irréductible entre le vide et la forme. Selon la parole célèbre du mahayana : le samsara est le nirvana, le nirvana est le samsara, le silence est le bruit, l'immobilité est le mouvement... Nous dépasserons le vide des choses de ce monde, c'est-à-dire nous irons plus loin que la vision ou la réalisation de la vacuité. Nous atteindrons la suprême non-contradiction.

 

10 

Si ce monde nous paraît sujet à des transformations,

c’est en raison de nos vues fausses.

Pas besoin de chercher la vérité ;

il suffit de mettre fin aux vues fausses.

 

Les transformations qui se déroulent dans le monde vide qui se trouve devant nous

Semblent toutes réelles à cause de l'ignorance :

N'essayez pas de chercher la vérité,

Cessez simplement de vous attacher à des opinions.

 

Nous savons que ce monde n'est que transformation incessante. Même les particules d'un atome ne demeurent pas en place. Que signifient alors ces paroles? « Vues fausses » correspond à ce que l'on appelle chez les hindous avidya, non-vision (vidya est à rapprocher du latin videre, voir). Cette non-vision ne veut pas dire être aveugle mais, pire, avoir des verres déformants devant les yeux. Tout psychologue admet que les projections nous font vivre dans un monde de vues fausses, depuis les projections les plus sommaires comme de projeter un père coléreux sur un homme inoffensif au point d'avoir peur de cet homme qui n'est animé que de sentiments bienveillants à notre égard, jusqu'aux projections plus subtiles qui s'opèrent à longueur de journée à notre insu et par lesquelles chacun vit dans son monde et personne ne vit dans le monde.

Mais dans cette ligne, nous pouvons aller plus loin. Si ce monde nous paraît sujet à des transformations, c'est en raison de nos vues fausses. Ce n'est pas un traité de psychologie, c'est un traité de sagesse. Quelle paix, quelle sécurité, quelle satisfaction absolue pouvons-nous trouver dans un monde sujet à des transformations, dans lequel ce qui vient s'en va, ce qui naît meurt, ce qui a été jeune vieillit, ce qui a été construit sera détruit ? Il est certain que le but des ascètes est de découvrir ce qui ne passe pas, ce qui ne périt pas, ce que l'on a si justement appelé « éternel ». Si ce monde nous paraît sujet à des transformations, c'est que nous ne voyons que la surface, le devenir. Nous sommes tellement fascinés par la surface changeante que nous n'avons pas accès à la profondeur immuable. C'est la démarche de tous les mystiques. Quel est le contraire de « sujet à transformations »? C'est « éternel ». S'il y a le changement, il y a le temps. Si tout changement s'arrêtait, le temps cesserait et nous découvririons l'éternité. En vérité, le temps c'est l'éternité et l'éternité c'est le temps, comme le danseur et la danse ne sont qu'un. Pas besoin de chercher la vérité ; il suffit de mettre fin aux vues fausses. Voilà aussi le cœur de l'enseignement de Swâmi Prajnânpad qui ne connaissait pourtant pas ce texte. Allez-vous écouter un disque de silence dans une pièce bruyante? Supprimez les bruits, vous aurez le silence. C'est l'erreur de trop d'êtres sincères – qu'ils soient chrétiens, hindous, européens émerveillés par l'hindouisme – qui vont faire des retraites dans des monastères, qui prient, qui se lèvent la nuit pour assister aux offices ou qui partent en Inde dans la chaleur en quête de vérité mais qui ne mettent pas en cause leurs vues fausses et qui, année après année, continuent à ne pas « voir » leur propre femme, leurs propres enfants ou leurs propres parents, à « penser » au lieu de « voir ».

Un jour où j'utilisais devant Swâmi Prajnânpad l'expression très connue en Inde seeker of truth, chercheur de vérité, Swâmiji m'a interrompu : « Nonsense! Don't be a see-ker of truth, Arnaud. Be a seeker of untruth », ne soyez pas un chercheur de vérité, soyez un chercheur de la non-vérité.

Une fois que vous aurez vraiment découvert une non-vérité, celle-ci disparaîtra sous vos yeux, cédant la place à la vérité sous-jacente. Si, ayant aperçu de loin, au crépuscule en Inde, un morceau de corde, je l'ai pris pour un serpent, je peux toujours chercher la vérité : tant que je « saurai » qu'il y a un serpent, je ne découvrirai pas la corde. Chercher la vérité, c'est chercher où est mon erreur, où est mon illusion, où est mon mensonge (mensonge sincère mais je n'en suis pas moins dans l'illusion). Alors j'ai toutes les chances de dépister les vues fausses et la vérité que celles-ci cachaient se révélera.

 

11 

Ne vous attachez pas aux vues duelles ;

évitez soigneusement de les suivre.

S’il y a la moindre trace de oui ou de non,

l’esprit se perd dans un dédale de complexités.

 

Ne vous attardez pas dans le dualisme ;

Évitez avec soin de le poursuivre ;

Aussitôt que vous avez le bien et le mal,

La confusion s'ensuit, et l'esprit est perdu.

 

Nous pouvons distinguer deux dualités : la première est en quelque sorte une dualité naturelle inhérente au monde des phénomènes tant que nous n'avons pas accès à la réalité ultime qui sous-tend ces phénomènes : la nuit et le jour, le haut et le bas, le chaud et le froid, l'hiver et l'été, l'arrivée et le départ, le succès et l'échec, la louange et la critique, ce que l'on appelle en Inde les dvandvas ou « paires d'opposées ». Mais à cette dualité naturelle, le mental superpose une autre dualité en établissant une distinction entre ce que nous aimons ou n'aimons pas. Nous réagissons au monde des phénomènes par le jeu de l'attraction et de la répulsion. Nous créons la distinction de l'heureux et du malheureux, du favorable et du défavorable, du bon et du mauvais et, pour finir, du bien et du mal. La première dualité à dépasser, c'est cette distinction massive, que nous avons rajoutée au réel, entre ce que nous aimons et ce que nous n'aimons pas. Une fois que nous sommes en communion avec le réel, nous avons accès au monde tel qu'il est. L'alternance des contraires pleinement acceptée, l'impermanence – notion chère aux bouddhistes – devient la voie d'accès à ce qui ne change pas. Le fait de pactiser avec notre mental, de nous identifier à nos états d'âme, nous fait osciller d'un extrême à l'autre : « C'est beau, c'est merveilleux, ça va être formidable, on va voir ce qu'on va voir » ou : « Je n'en peux plus, ce n'est plus possible, tout est trop difficile... » Chacun se laisse emporter, emporter au gré des événements. Ne vous attachez pas à ces vues duelles qui peuvent se lever encore en vous, évitez soigneusement de les suivre.

S'il y a la moindre trace de oui ou de non, l'esprit se perd dans un dédale de complexités.

Est-ce qu'il existe un oui absolu, un positif absolu en face duquel n'existe aucun négatif ? Dans ce texte, il s'agit du oui duel : je dis oui à ce que dont j'ai envie, je dis non à ce dont je n'ai pas envie. Ici, les mots oui et non signifient l'approche fondamentalement dualiste qui oppose la moitié de l'existence qui nous convient à la moitié qui ne nous convient pas et que nous refusons – niant par là même la moitié de la réalité. Il existe bien sûr un autre oui qui n'est pas le contraire du non parce qu'il ne s'oppose à rien, le oui à la multiplicité des phénomènes, le oui à la santé et le oui à la maladie – étant bien entendu que ce oui, qui est une attitude intérieure de réconciliation, ne m'empêche pas de me soigner. On ne discute pas l'indiscutable. Pas ce qui devrait être : ce qui est.

La vérité est simple, ce qui est est. En introduisant à chaque instant notre appréciation subjective sur le réel, « ça j'aime, ça je n'aime pas, à ceci je dis oui, à cela je dis non », nous solidifions à chaque instant l'évanescent et nous nous perdons « dans un dédale de complexités ».

 

12 

La dualité existe en raison de l’unité,

mais ne vous attachez pas à l’unité.

Quand l’esprit s’unifie sans s’attacher à l’un,

les dix mille choses sont inoffensives.

 

Les deux existent à cause de l'un,

Mais ne vous attachez même pas à cet un.

Lorsque l'esprit un n'est pas troublé,

Les dix mille choses ne peuvent l'offenser.

 

La dualité existe en raison de l'unité.

S'il n'y avait pas l'océan, il n'y aurait pas de vagues. Vous pouvez concevoir un océan sans vagues mais non des vagues sans océan. Ne vous attachez pas à l'océan comme différent des vagues, opposé aux vagues.

Ne vous attachez pas à cette unité.

Ce texte s'adresse à des moines qui ont l'habitude de rester plusieurs heures en méditation et une propension naturelle à l'intériorisation. Mais cette mise en garde ne concerne pas seulement les méditants assidus qui courent le risque de s'attacher à l'unité. Elle concerne tous ceux qui rêvent du Un par peur du multiple, qui n'ont pas « réglé leurs comptes » avec ce multiple.

Quand l'esprit s'unifie...

L'esprit s'unifie quand il n'y a plus coupure entre le conscient et l'inconscient, quand les tendances contradictoires qui nous composent ne tirent plus à hue et à dia mais surtout quand nous cessons d'être ballottés entre l'attraction et la répulsion, quand nous pouvons être le témoin non affecté de la multiplicité des états d'âme qui se succèdent en nous. L'unification de l'esprit n'existe qu'au centre, dans l'axe du balancier qui n'est plus soumis aux oscillations du «j'aime», «je n'aime pas».

Quand l'esprit s'unifie sans s'attacher à l'un, c'est-à-dire sans cette obsession du silence et de la sérénité contre les difficultés de l'existence, les dix mille choses sont inoffensives. Les dix mille choses signifient bien sûr la multiplicité. Il n'est pas écrit : les dix mille choses disparaissent – ce qui correspondrait à l'état de samadhi ordinaire – mais les dix mille choses sont inoffensives : elles ne peuvent plus nous faire souffrir, elles n'ont plus de pouvoir sur nous – y compris ce que nous appelons les épreuves ou les tragédies. Dieu sait avec quelle sérénité un maître tibétain comme Kangyur Rinpoché, réfugié en Inde, a pu vivre dans la misère pendant plusieurs années sans en être affecté. Il était sublimement, glorieusement, établi au-delà des paires d'opposées. Ce qu'en Inde on appelle sahaja samadhi ou état naturel est la réconciliation parfaite de l'un et du multiple, du temps et de l'éternité, conçus comme les deux aspects d'une même réalité.

 

13 

Si une chose ne vous offense pas,

elle est comme inexistante ;

si rien ne se produit, il n’est point d’esprit.

Le sujet disparaît à la suite de l’objet ;

l’objet s’évanouit avec le sujet.

 

Lorsque aucune offense ne vient d'elles, elles sont comme si elles n'existaient pas ;

Lorsque l'esprit n'est pas troublé, c'est comme s'il n'y avait pas d'esprit.

Le sujet est calmé sitôt que l'objet cesse ;

L'objet cesse sitôt que le sujet est calmé.

 

Comme l'a si bien dit Épictète : « Ce ne sont pas les choses qui nous font souffrir, c'est l'opinion que nous avons des choses. » C'est par nos réactions que nous donnons réalité à un monde que les enseignements ésotériques nous apprennent à considérer comme irréel, c'est-à dire n'ayant pas de réalité en soi. Le monde est un flux perpétuel et c'est nous qui le figeons, qui solidifions les phénomènes. En ce sens, l'océan est réel alors que les vagues sont irréelles. Supprimez l'irréel, le réel demeure.

Supprimez le réel, rien de demeure. Mais le réel (sat en sanscrit) est justement ce que rien, absolument rien, ne peut détruire. Quant au mot français « esprit », il peut prendre des sens bien différents. Le chrétien distingue « psùchê » et « pneuma », le psychisme et l'esprit. Pour le bouddhiste, l'esprit inclut toutes les fonctions. Là où les traductions des textes védantiques utilisent le mot conscience (chit), les textes mahayanistes mentionneront la vraie nature de l'esprit. Il s'agit ici de la conscience duelle, celle des opposés et des conflits.

Le sujet disparaît à la suite de l'objet ; l'objet s'évanouit avec le sujet. La distinction du sujet et de l'objet est à la racine de la dualité. C'est la distinction entre ce que j'appelle « moi » et ce que j'appelle « autre que moi », étant entendu qu'à l'intérieur de moi toutes sortes de phénomènes peuvent être « objectivés » : une pensée, une émotion, une sensation – objectivés et chéris ou détestés.

Tant que j'attache une importance primordiale à l'objet au lieu de le considérer simplement comme une expression fluctuante, évanescente, j'affirme aussi celui qui est là pour le percevoir. Prenons l'exemple d'un phénomène anodin : une douleur dans le dos. Si j'attache une importance à cette sensation douloureuse, même en désirant en être le témoin : « Il y a sensation douloureuse à la base du dos », j'affirme en même temps celui qui ressent la sensation douloureuse. Affirmer l'objet c'est affirmer le sujet. Si je ne m'attache pas à la sensation douloureuse, je ne m'attache pas non plus à celui qui est là pour ressentir la sensation douloureuse en question.

Le sujet disparaît à la suite de l'objet ; l'objet s'évanouit à la suite du sujet.

Et dans l'état de liberté parfaite, cette distinction d'un sujet limité prenant conscience d'un objet limité est dépassée. La dualité a fait place à l'unité. Le «témoin» est si parfaitement neutre, impersonnel, qu'il a disparu en tant qu'entité distincte.

Seule demeure « la lumière de la perception ».

 

14 

L’objet c’est par le sujet qu’il est objet ;

le sujet, c’est par l’objet qu’il est sujet.

Si vous désirez savoir ce qu’ils sont dans leur dualité illusoire, sachez qu’ils ne sont rien d’autre qu’un vide.

 

L'objet est un objet pour le sujet,

Le sujet est un sujet pour un objet :

Sachez que la relativité des deux

Réside en dernière analyse dans l'unité du vide.

 

Le Vedanta nous enseigne l'importance sur la voie de ce qu'on appelle la « position de témoin » ou « conscience témoin » qui consiste à considérer une émotion, une pensée, une angoisse comme un phénomène que nous pouvons voir et reconnaître au lieu d'être complètement « pris » par lui. Mais même cette distinction du sujet et de l'objet (« je suis le sujet qui voit les objets »), qui a d'abord sa place sur le chemin, doit être transcendée jusqu'à ce que la réalité apparaisse vraiment comme une. Le but est de dépasser toutes les dualités, y compris la perception erronée qui nous fait distinguer l'océan et les vagues, le silence et les bruits, l'immobilité et le mouvement. Non : l'océan-vagues au singulier, un seul mot pour les deux, une seule réalité. Le sage a dépassé la conscience duelle limitée, il ne se perçoit plus comme séparé du reste du monde. « Le sage a pour corps l'univers entier. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15 

Dans ce vide unique, les deux s’identifient ;

chacun contient les dix mille choses.

Ne faites pas de distinction entre le subtil et le grossier ;

comment prendre parti pour ceci contre cela ?

 

Dans l'unité du vide, les deux sont un,

Et chacun des deux contient en soi toutes les dix mille choses :

Lorsque nulle discrimination n'est faite entre ceci et cela,

Comment une vision partiale et préconçue peut-elle surgir ?

 

Dans le non-manifesté, toutes les possibilités du manifesté existent à l'état latent. Utilisons une image, même si elle est très imparfaite. Si je prends une attitude précise, toutes les autres attitudes sont exclues. Mais si je suis immobile, que je ne prends aucune attitude particulière, des milliers d'attitudes existent en moi à l'état latent ou potentiel. Donc dans le vide unique, toutes les potentialités que vous puissiez concevoir, toutes celles qui se réaliseront et même celles qui ne se réaliseront pas, tout est contenu à l'état latent. Si vous comprenez que l'océan n'est qu'une immense masse d'eau, vous pouvez regarder une petite quantité d'eau sur une plage de France tout en sachant qu'elle arrose aussi les plages de Tahiti puisqu'il s'agit d'une petite partie de l'eau de l'océan que vous avez sous les yeux. La Méditerranée elle-même, par le détroit de Gibraltar et maintenant le canal de Suez, communique avec tous les océans du monde. Chaque détail de la manifestation, étant lié à toute la manifestation, est en lui-même la totalité. Chaque grain de poussière est à la fois unique et infini.

Ne faites pas de distinction entre le subtil et le grossier ;

comment prendre parti pour ceci contre cela?

Tout est neutre. C'est et nous, nous qualifions, nous prenons parti. Voici un exemple que j'ai vécu à l'âge de vingt-quatre ans, aussi choquant qu'il paraisse. Du point de vue de ce que l'on appelle le BK (c'est-à-dire le bacille de Koch, celui de la tuberculose), la destruction du parenchyme pulmonaire est tout à fait favorable et positive. C'est nous qui, regardant une image évoluer de jour en jour sur une radiographie, prenons parti. Est-ce que nous pouvons quitter notre égocentrisme et avoir, comme centre, le centre même de cette création, le centre même de cette manifestation? Parce que les sages ne sont plus limités par la conscience individualisée, ils ne prennent pas parti contre ce que la plupart d'entre nous considéreraient comme fâcheux – si ce n'est désastreux – même s'ils sont personnellement concernés.

C'est ce qui explique les réponses déroutantes qu'ils peuvent parfois faire. Quelqu'un ayant demandé à Ramana Maharshi, atteint d'un « sarcome extensif de la gaine d'un nerf de l'épaule » : « Vous avez fait des miracles, des personnes ont été guéries après vous avoir approché. Est-ce que vous ne pouvez pas guérir votre propre cancer? » obtint pour tout commentaire : « C'est la loi de la cellule cancéreuse de proliférer.»

Ensuite, dans le cadre de la manifestation – c'est-à-dire dans le relatif – vous sentirez, vous saurez, ce qui vous est demandé, si c'est de vous soigner ou non et comment. J'ai été soigné et guéri de ma tuberculose.

La manifestation, la création, est « ainsi », en anglais isness, suchness, thatness. Et, de toute façon, si vous cherchez comment vous pourriez l'améliorer, vous vous apercevrez qu'il n'est pas possible de la refaire autrement. Imaginez un monde où les bébés continueraient à naître mais où, grâce aux « progrès de la médecine », personne ne mourrait jamais. Vous prenez parti pour le loup affamé ou pour le mouton? Du point de vue du loup, c'est un exploit de parvenir à s'emparer d'un mouton malgré les chiens et les bergers et de le manger. N'avons-nous pas parfois trop vite décrété que certains animaux sont nuisibles et que d'autres sont utiles? Nos mécanismes d'identifications et de projections nous amènent sans cesse à prendre parti. Je parle ici d'une prise de position intérieure et émotionnelle mais vous pouvez ensuite vous engager dans l'action, bien que beaucoup de sages non seulement n'aient pas pris parti émotionnellement mais aient aussi refusé de prendre parti par rapport au monde extérieur, ce qu'on leur a d'ailleurs souvent reproché. Ramana Maharshi par exemple n'a jamais été concerné par la résistance indienne contre la domination anglaise et un Indien éminent comme Rajago-palachari ne le lui a jamais pardonné !

 

 

16 

L’essence de la grande voie est vaste ;

en elle rien n’est facile, rien n’est difficile.

Les vue mesquines sont hésitantes et irrésolues :

plus on pense aller vite, plus on va lentement.

 

La grande Voie est calme et d'esprit large,

Rien n'est facile, rien n'est dur :

Les petites opinions sont irrésolues,

Plus hâtivement elles sont adoptées, plus tard elles disparaissent.

 

Comprendre signifie inclure. Dépassez l'étroitesse, la mesquinerie, devenez toujours plus vaste, jusqu'à contenir l'univers entier dans votre cœur, dans votre amour, dans votre propre « Soi » (atman).

En elle, rien n'est facile, rien n'est difficile.

Dépassez aussi cette dualité de ce que vous ressentez comme facile ou difficile. Combien souvent il s'agit d'une qualification à priori. Et les choses apparaissent ce que nous avons nous-même décidé qu'elles sont.

Les vues mesquines sont hésitantes et irrésolues :

plus on pense aller vite, plus on va lentement.

Visez haut. Ne cherchez pas de petites améliorations. Aspirez à la grande, la radicale transformation. Quant à l'impatience, c'est un obstacle sur lequel presque tous les chercheurs ont buté. Si vous voulez dépasser le temps et découvrir l'éternité, soyez déjà un peu moins impatient. Ici, maintenant, je fais ce qui m'est possible. Un pas devant l'autre, un pas après l'autre. On verra ensuite. Faites bien votre sixième, vous passerez tout naturellement en cinquième. Celui qui nage vers l'autre rive du lac repousse l'eau vers l'arrière exactement là où il se trouve.

 

 

 

 

 

 

17 

A nous attacher à la grande Voie,

nous perdons toute mesure ;

nous nous engageons sur un chemin sans issue.

Laissez-la aller et les choses suivront leur propre nature ;

dans l’essence rien ne se meut ni ne demeure en place.

 

L'attachement passionnel ne reste jamais dans de justes limites,

Il est sûr de se lancer dans la fausse voie :

Lâchez prise, laissez les choses comme elles peuvent être.

Leur essence ne part ni ne subsiste.

 

Chaque fois que nous nous attachons fût-ce à la vérité chrétienne, fût-ce à la vérité musulmane, fût-ce à la vérité hindoue, fût-ce à la vérité bouddhiste, nous nous éloignons en fait de la vérité tout court. Vous connaissez la formule célèbre qui vise à trancher ce qu'on pourrait appeler un «mental de bouddhiste»: «Si vous rencontrez le Bouddha, tuez-le.» C'est la beauté de tout enseignement authentique que de nous mettre en garde contre l'attachement à l'enseignement lui-même.

A nous attacher à la grande Voie, nous perdons toute mesure.

Le sens de la mesure exacte des choses à tous égards, c'est-à-dire vision juste de l'univers relatif, l'univers non pas infini mais l'univers mesurable dans une unité de mesure ou une autre, est le sol ferme sur lequel nous progressons. « Mesure » plutôt que « limite » car il n'y a pas de jugement mais seulement la vision, le constat et l'adhésion à ce qui est.

A nous attacher à la grande Voie ( ...), nous nous engageons sur un chemin sans issue.

Ne devenez pas taoïste, n'ayez pas un mental taoïste ou zen farci de paroles puisées dans les livres, même les plus vénérables. S'attacher à la forme que l'on a choisie pour marcher vers la vérité est un drame parmi d'autres puisque cela conduit à tant de souffrances.

Du fait que je suis chrétien, je ne peux plus être vraiment en communion avec les musulmans. Quels que soient mes efforts, l'idée demeure à l'arrière-plan que le musulman est dans l'erreur parce qu'il ne reconnaît pas la Trinité. Et si je suis musulman, je ne peux pas être vraiment un avec le chrétien parce que le chrétien adhère à cette abominable dogme de la Trinité. Ne vous attachez pas à l'enseignement que vous suivez, quel qu'il soit. Ne confondez pas les moyens avec la fin. Et ne vous attachez pas à l'idée du non-attachement. Au-delà, au-delà, toujours au-delà.

Laissez-la aller et les choses suivront leur propre nature ; dans l'essence, rien ne se meut ni ne demeure en place. L'intellect ordinaire et même la buddhi, c'est-à-dire l'intelligence objective qui n'est pas polluée par les émotions, doivent être dépassés si nous voulons atteindre ce que la Prajna Paramita désigne comme l'au-delà du par-delà de l'au-delà. Laissez aller la grande Voie, allez avec et « les choses suivront leur propre nature ». Du point de vue ultime, rien ne se meut.

Du point de vue relatif, rien ne demeure en place. Mais cette discrimination relève encore d'une logique dualiste. « Être » est affranchi de toute pensée. C'est la parfaite évidence, la suprême simplicité.

 

18 

Obéissez à la nature des choses :

vous serez en accord avec la voie,

libre et délivré de tout tourment.

Lorsque nos pensées sont enchaînées,

nous tournons le dos à la vérité ;

nous sombrons dans le malaise.

 

Obéissez à la nature des choses, et vous êtes en accord avec la voie,

Calme, détendu, exempt de tout ennui ;

Mais quand vos pensées sont liées, vous vous détournez de la vérité,

Elles deviennent plus lourdes, plus sombres, et cessent d'être saines.

 

L'accomplissement de ce sutra, c'est la réponse de Ramana Maharshi que j'ai citée tout à l'heure : « C'est la loi de la cellule cancéreuse de proliférer. » Dites oui à ce qui est. Mais c'est la nature des choses aussi qu'il existe aujourd'hui des antibiotiques. Utilisez des antibiotiques ou des anti-inflammatoires si vous le voulez mais avec un sentiment de réconciliation ou de communion. Communion signifie être un avec et non pas refus, séparation, déni. Si « celui qui souffre » s'est fondu dans la souffrance, comment sans point d'appui celle-ci pourrait-elle demeurer ?

Lorsque nos pensées sont enchaînées,

nous tournons le dos à la vérité,

nous sombrons dans le malaise.

Les pensées enchaînées sont les associations d'idées qui s'imposent à nous à longueur de journées, sous-tendues par notre monde émotionnel personnel. Nous n'avons pas normalement le contrôle de nos pensées. Celles-ci, mues par nos émotions qui s'enracinent dans l'inconscient, s'orientent dans une certaine ligne dont nous ne sommes pas maîtres. Est-ce que nous nous identifions à ce mécanisme compulsif des pensées? Les pensées sont enchaînées par quoi? Par le passé, les marques du passé. Le contraire d'enchaîné, c'est libre. Être libre du passé pour qu'une vision vierge, neuve, originale soit capable d'apprécier la situation maintenant selon le mérite intrinsèque de cette situation et non pas à travers des empreintes anciennes, des cadres ou des moules préétablis.

 

19 

Le malaise fatigue l’âme :

à quoi bon fuir ceci et accueillir cela ?

Si vous désirez prendre le chemin du Véhicule unique,

n’entretenez aucun préjugé contre les objets des six sens.

 

Lorsqu'elles ne sont pas saines, l'âme est troublée ;

Quel avantage y a t-il alors à avoir l'esprit partial et préconçu ?

Si vous désirez parcourir le chemin du Grand Véhicule,

N'ayez aucun préjugé contre les six objets des sens.

 

Dans toutes les significations du mot, y compris les plus techniques, le malaise, c'est-à-dire le conflit, consomme beaucoup d'énergie donc conduit à la fatigue émotionnelle. Un mot tout simple que Swâmiji utilisait volontiers, c'est le mot atease qui signifie « à l'aise » (disease signifie d'ailleurs « maladie ») ou ateaseness, le contraire du malaise, le « bien-aise » si l'on peut forger ce mot. Nous pourrions dire aussi : complète détente de toutes les tensions, physiques, émotionnelles et mentales.

A quoi bon fuir ceci et accueillir cela? c'est-à-dire rester dans ce conflit de ce que je veux et de ce je refuse, de ce que j'aime et de ce que je n'aime pas, de ce à quoi je dis oui, de ce à quoi je dis non. Cessez cette lutte incessante. Quel est le contraire du conflit ? La paix. Cessez d'entrer vous-même en conflit et vous serez en paix, paisible, apaisé, pacifié.

Si vous désirez prendre le chemin du Véhicule unique (le véhicule c'est le moyen de transport sur la voie), n'entretenez aucun préjugé contre les objets des six sens.

Les cinq sens produisent les perceptions et le sixième sens, qui correspond à la pensée, engendre les conceptions. C'est une idée aussi bien hindoue que bouddhiste : nama rupa, les noms et les formes. « N'entretenez aucun préjugé contre les objets des six sens. » En tant que soi-même, tout est parfaitement ce qui était destiné à être, ainsi et non autrement. Et ne jugez pas les objets de votre sixième sens qui est le mental.

« Oh, quelle pensée immonde est née en moi ! Un désir sexuel pour ma propre belle-sœur... » N'entretenez aucun préjugé contre, jamais. Juste voir. On ne peut être libre que de ce qu'on a vu, reconnu et intégré.

Le zen est apparu comme une réaction contre certains abus ritualistes, les points d'appui devenant un esclavage au lieu d'être une aide. C'est la raison pour laquelle tant de maîtres zen sont intervenus de façon déroutante pour donner un grand coup de pied dans cet esclavage. Ne soyez pas prisonnier : que ce qui constitue un support provisoire ne devienne pas une servitude.

 

 

 

 

 

20 

Lorsque vous ne les détesterez plus,

alors vous atteindrez l’illumination.

Le sage est sans rien ;

le fou s’entrave lui-même.

 

Lorsque vous n'aurez plus de préjugé contre les six objets des sens,

Vous vous identifierez à votre tour avec l'Illumination ;

Les sages sont non-agissants,

Alors que les ignorants s'enchaînent eux-mêmes.

 

Rien ni personne n'est nul, n'est moche, n'est immonde, n'est salaud, n'est con. C'est. Lorsque vous ne détesterez plus les objets, alors vous atteindrez l'illumination. Il n'est pas écrit : « Lorsque vous atteindrez l'illumination, les excréments et le bois de santal seront égaux à vos yeux », comme disent les sages hindous. Il est écrit l'inverse : lorsque le bois de santal et les excréments seront égaux à vos yeux, alors vous atteindrez l'illumination. Nous mesurons au passage combien cette vision égale (en sanscrit samadarshan, en anglais equal vision ou equanimity) est étrangère à la mentalité occidentale moderne qui passe si facilement de l'enthousiasme au mépris ou à l'indignation, mentalité entretenue par les médias qui encouragent à prendre parti, à juger avant même de chercher à comprendre.

Le sage est, sans rien faire, complètement détendu,

le fou s'entrave lui-même.

Nous sommes les véritables responsables de notre souffrance. Ce ne sont pas les événements mais la manière dont nous les prenons ou plutôt le fait même de les « prendre » au lieu de les laisser à leur place. Puisse votre conscience être semblable à un miroir qui ne refuse rien et ne prend rien ou encore à un écran de cinéma jamais affecté par le film projeté.

 

 

 

 

21 

Les choses ne connaissent pas de distinctions ;

celles-ci naissent de notre attachement.

Prendre son esprit pour s’en servir,

n’est-ce pas le plus grave de tous les égarements?

 

Tandis que dans le Dharma lui-même il n'y a nulle individualisation,

ils s'attachent par ignorance aux objets particuliers,

ce sont leurs propres esprits qui créent les illusions.

N'est-ce pas là la plus grande des contradictions ?

 

Cette perpétuelle opposition de la moitié favorable et de la moitié défavorable de l'existence naît de notre attachement et de nos jugements de valeur égocentriques.

« Ce qui fait le malheur des uns fait le bonheur des autres. » En soi, la pluie est neutre mais elle revêt une valeur inverse pour l'agriculteur et pour le touriste en vacances.

Prendre son esprit pour s'en servir, n'est-ce pas là le plus grave de tous les égarements ? Dans l'approche que je propose, nous traduirons « esprit » par «mental». Rester dans le mental, utiliser le mental tel qu'il fonctionne pour aller toujours plus loin dans l'opposition, le conflit, les contradictions, le refus de tous les aspects de l'existence qui ne nous conviennent pas, c'est le plus grave de tous les égarements. Il consiste à maintenir cette distinction fondamentale entre « ça c'est bien, ça c'est mal, ça c'est bon, ça c'est mauvais ». Bien ou mal correspondent simplement à bonheur et malheur. Le bien, pour nous, c'est le bonheur ; le mal, c'est le malheur. Tant que cette perception dualiste du bonheur et du malheur sera toute puissante, elle vous barrera l'accès au bonheur suprême, « béatitude » ou « félicité » – ou encore amour universel, amour qui n'a pas de contraire.

 

 

 

 

 

22 

L’illusion produit tantôt le calme, tantôt le trouble ;

l’illumination détruit tout attachement comme toute aversion.

Toutes les oppositions sont fruits de nos réflexions.

 

L'ignorance suscite le dualisme du repos et du non-repos,

Ceux qui sont illuminés n'ont ni attachements ni inimitiés :

Toutes les formes de dualisme,

C'est l'esprit lui-même qui les invente par ignorance.

 

Il ne s'agit pas d'aveuglement mais de fausse vision : « Untel a tort, Untel est merveilleux, Untel me déteste, Untel me veut du bien; ça, ça va me rendre heureux ; ça, c'est le pire qui pouvait m'arriver » comme si nous savions avec certitude les conséquences futures d'un événement ou d'un autre. Dans la condition ordinaire, nous oscillons :

heureux/malheureux, calme/troublé, en paix/conflictuel.

Nos moments de paix ne sont que l'autre face du conflit, l'inévitable concave du convexe. La spiritualité c'est l'indépendance, la non-dépendance.

L'illumination détruit tout attachement comme toute aversion.

Tout à l'heure, il semblait que la libération surviendrait quand nous aurions détruit tous les attachements. Et maintenant il est dit que c'est l'illumination elle-même qui détruit tout attachement et toute aversion. A partir d'un certain niveau de détachement, l'illumination peut naître et, fondamentalement, définitivement, l'attachement et l'aversion vont disparaître. Où réside la différence? Jusque-là, le dépassement de l'attachement et de l'aversion nous demandait un certain effort, l'effort de nous souvenir de l'enseignement et l'effort de le mettre en pratique. Et, après l'illumination, il n'y a plus d'effort en ce sens que la compréhension nous a touchés jusqu'à la dernière fibre de notre être, et que nous ne pouvons plus ne pas mettre l'enseignement en pratique ou, si vous préférez, que celui-ci se met de lui-même en pratique.

Avant le satori (j'emploie à dessein le terme japonais) ô combien il est encore possible de ne pas mettre l'enseignement en pratique et de rester dans les vieilles erreurs !

Une vigilance aiguisée nous est donc demandée. Après le satori, il y a encore à mettre l'enseignement en pratique mais il devient impossible de trahir celui-ci. Enfin nous avons vu et nous savons. Il n'est plus possible de dire non à ce qui est et de créer nous-même une dualité et un conflit. La vérité est toujours « une-sans-un-second » et le mental crée et projette ce « second » – ce qui devrait être, ce qui aurait pu être – sur ce qui est.

Toutes les oppositions sont fruits de nos réflexions. « Réflexions » – on traduit aussi par « cogitations » – correspond ici à ce que Swâmiji appelait thinking, terme auquel il donnait un sens péjoratif. Toutes les oppositions sont le fruit du mental, d'où la nécessité de ce que le vedanta dénomme manonasha, destruction du mental. Détruisez le mental et vous vivrez dans un monde où il n'y a plus de conflit. « Si ton mental meurt, tu vis; si ton mental vit, tu meurs. » Bien évidemment, un médecin dont le mental a été « détruit » fera encore la différence entre une fracture et un os intact mais sans que cette différence voile sa réalisation permanente de la réalité unique, éternelle, au-delà du temps, de l'espace et de la causalité.

 

23  Visions en rêve, fleurs de l’air :

pourquoi devrions-nous nous mettre en peine de les saisir ?

Le gain et la perte, le vrai et le faux,

qu’une fois pour toutes ils disparaissent!

 

Elles sont comme des visions et des fleurs dans les airs :

Pourquoi nous mettrions-nous dans le trouble en essayant de les saisir?

Gain et perte, justice et injustice,

Qu'ils disparaissent une fois pour toutes !

 

Selon la méthode orientale d'enseignement, ce texte reprend, martèle si l'on peut dire, la même vérité pour en imprégner l'être même du disciple. Il a un mot à nous dire : UN. Deux mots : non-dualité. Trois mots : être un avec. Quatre : du multiple à l'Un. Et il résume l'enseignement en une phrase : « Le gain et la perte » qui englobe la totalité du monde de l'avoir. Être, c'est être libre de l'avoir sous toutes ses formes, des plus grossières aux plus subtiles.

« Le vrai et le faux », c'est notre avoir mental le plus précieux, le plus chéri, le mieux protégé. C'est le monde des opinions qui se heurtent avec violence – il suffit de regarder n'importe quel débat télévisé –, chacun étant persuadé qu'il est dans le vrai et que l'autre se trompe.

Nous sommes appelés à la liberté, au non-attachement, y compris le non-attachement à ce qui est le plus raffiné mais qui n'en est pas moins néfaste pour autant, ce que nous considérons comme orthodoxe et ce que nous considérons comme hérétique. Rester crispé dans son attachement à « la vérité » et dans son hostilité à « l'erreur » est souvent la pire, parfois l'ultime servitude.

 

24 

Si l’œil ne dort pas, les rêves s’évanouissent d’eux-mêmes.

Si l’esprit ne se perd pas dans les différences,

les dix mille choses ne sont plus qu’identité unique.

 

Si un œil ne tombe jamais endormi,

Tous les rêves cesseront d'eux-mêmes :

Si l'esprit conserve son unité,

Les dix mille choses sont d'une seule et même essence.

 

L'œil désigne ici la vigilance et parfois ce que l'on a appelé « le troisième œil ». Il n'est plus possible de vivre dans des rêves infantiles si nous avons une vision réelle du monde des apparences et, pour commencer, de toutes les réactions physiques, émotionnelles et mentales qui se produisent en nous. « L'œil est la lampe du corps », a dit le Christ. « Si ton œil est sain (on traduit aussi : simple), tout ton corps est dans la lumière. » Si l'esprit ne se perd pas dans les différences, les dix mille choses ne sont plus qu'identité unique. Si l'esprit ne se perd pas dans les vagues multiples, les dix mille choses ne sont plus qu'un unique océan, une unique énergie infinie qui s'exprime sous d'innombrables formes toujours changeantes et toujours différentes l'une par rapport à l'autre. « everything is the Self and the Self alone », enseigne le sage hindou, tout est le Soi et le Soi seulement.

 

25 

Quand nous saisissons le mystère des choses en leur identité unique, nous oublions le monde de la causalité.

Lorsque toutes choses sont considérées avec équanimité, elles retournent à leur nature originelle.

 

Lorsque le profond mystère de cette essence une est sondé,

D'un seul coup nous oublions les complications extérieures :

Lorsque les dix mille choses sont envisagées dans leur unité,

Nous retournons à l'origine et restons ce que nous sommes.

 

« Beyond time, space and causation », au-delà du temps, de l'espace et de la causalité, enseigne aussi le sage. Et le Bouddha a dit : « Il existe bien un non-né, non-fait, non-devenu, non-composé », promesse de libération hors du né, du fait, du devenu, du composé. Aucune cause n'a prise sur le Soi suprême, sur la nature originelle de l'esprit.

Lorsque toutes choses sont considérées avec équanimité, c'est-à-dire lorsque nous les voyons en elles-mêmes en cessant de projeter sur elles notre propre monde, en cessant de nous les approprier par le refus ou l'attachement, alors les choses retournent à leur vérité neutre : elles sont ce qu'elles sont, instant après instant. Nous découvrons leur nature originelle qui est la réalité unique, infinie : être, vie, lumière. C'est ce qu'on appelle l'éveil, la vision réelle, libre de la saisie égocentrique qui déforme le monde, la vision qui transforme tout et qui fait de ce monde-ci un paradis au lieu d'un enfer.

 

 

 

 

 

 

 

26 

Ne cherchez pas le pourquoi des choses :

vous tomberiez dans le domaine du comparable.

Lorsque l’arrêt se met en mouvement, il n’y a plus de mouvement;

lorsque le mouvement s’arrête, il n’y a plus d’arrêt.

 

Oublions le pourquoi des choses,

Et nous atteindrons à un état au delà de l'analogie :

Le mouvement arrêté est non-mouvement

Et le calme mis en mouvement n'est pas du calme.

Lorsque le dualisme ne règne plus,

L'unité elle-même ne subsiste pas comme telle.

 

Ne cherchez pas le pourquoi des choses.

Il est bien sûr nécessaire de comprendre pourquoi une émotion, une peur se lève en nous, pourquoi nous sommes à nouveau fascinés par la multiplicité, oubliant toute idée d'une sagesse suprême. Que se passe-t-il ? Mais il y a une limite à la vertu du pourquoi. Le pourquoi vous conduit jusqu'à un certain seuil au-delà duquel la raison est transcendée. Ce que l'on découvre alors n'est pas « déraisonnable » mais suprarationnel. L'intellect, la buddhi, l'intelligence elle-même doivent être dépassés. Dans les états de samadhi ou d'extase des mystiques, il n'y a plus de pourquoi.

Rappelez-vous que la première question à vous poser, ce n'est pas la question « pourquoi? », c'est la question : « est-ce que? » Avant de vous demander : « Pourquoi suis-je triste? », demandez-vous : « Est-ce que je suis triste, oui ou non? » « Oui. » Alors je suis ce que je suis, ici et maintenant, sans division, sans conflit, sans dualité. Répondez d'abord oui ou non (« Que ton oui soit oui, que ton non soit non ») à la question « est-ce que? » pour être établi dans la vérité de ce que vous êtes, dans l'instant, au niveau relatif, conditionné et changeant.

Lorsque l'arrêt se met en mouvement, il n'y a plus de mouvement ;

lorsque le mouvement s'arrête, il n'y a plus d'arrêt.

Ces paroles paradoxales nous appellent au dépassement du monde de la logique qui ne peut percevoir les choses qu'en termes de mouvement ou d'immobilité.

Même les oppositions ou les distinctions qui nous paraissent les plus certaines se résorbent ou se réconcilient dans l'unité. Est-ce que vous ressentez, vous percevez l'essence unique de l'immobilité et du mouvement ? En Inde, on emploie certaines comparaisons dont les hindous font grand cas ; Ramana Maharshi disait : « Une toupie tourne si vite qu'elle paraît immobile. » Ce qui est certain, c'est que les particules des atomes se meuvent à de telles vitesses que nous avons une impression d'immobilité quand nous regardons un objet. Dans certains zikhrs soufis, le corps bouge très vite sur un rythme respiratoire rapide. Et pourtant, la sensation intérieure est une sensation d'immuabilité parfaite, identique à celle que l'on éprouve dans l'immobilité physique. Il y a un centre en nous, un centre de conscience de soi qui, lui, est libre de cette opposition entre mouvement et immobilité. Par conséquent, c'est aussi une dualité qui peut être dépassée si vous voulez atteindre le but suprême. La liberté c'est de réconcilier cette opposition entre silence et bruit, entre mouvement et immobilité, jusqu'à ce que vous soyez immobile au cœur de la danse, silencieux au cœur du vacarme et que vous découvriez l'essence unique, l'immobilité suprême qui n'est pas le contraire du mouvement.

 

27 

Les frontières de l’ultime ne sont gardées ni par des lois ni par des règlements.

Si l’esprit est harmonieusement uni à l’identité, toute activité s’apaise en lui.

 

L'ultime but des choses, là où elles ne peuvent pas aller plus loin,

N'est pas limité par les règles et les mesures ;

L'esprit en harmonie [avec la Voie] est le principe d'identité

Où nous trouvons toutes les actions dans un état de quiétude.

 

Le thème des lois et des règlements concerne plus particulièrement le bouddhisme. Le Bouddha, après avoir créé la sangha (c'est-à-dire ce qui était au départ une communauté de moines avant qu'il ne donne un enseignement pour les laïques), n'a pas cessé d'édicter des lois pour faire face aux situations nouvelles qui se présentaient au sein de celle-ci. Cependant, « la lettre tue et l'esprit vivifie. » Même si ces règles sont nécessaires, rien ne doit être idolâtré que la vérité suprême. A ce niveau règne la pure et parfaite spontanéité de prajna, la sagesse.

Hélas, nous ne le savons que trop, la doctrine prise au pied de la lettre peut devenir une prison et donc un obstacle majeur sur le chemin. C'est précisément ce contre quoi le bouddhisme zen s'est insurgé tout au long de son histoire et c'est pourquoi il est de notoriété publique qu'un certain nombre de maîtres ont, d'une manière évidente, violé les règlements et enfreint les tabous. Il existe une histoire bien connue à cet égard : un moine zen se rend dans un autre monastère, s'empare de la statue en bois de Bouddha qui se trouve dans le temple et la brûle pour se chauffer. Il fait scandale. Alors il fouille dans la cendre. On lui demande : « Qu'est-ce que vous cherchez? – Des reliques! » Il est dit en effet (c'est une idée bouddhiste toujours vivante à l'heure actuelle chez les Tibétains) que lorsqu'on incinère un sage, il subsiste de petites parcelles intactes considérées comme la preuve de sa réalisation. Ce moine répond donc : « Je cherche des reliques. – Comment voulez-vous trouver des reliques dans ce qui n'est qu'un morceau de bois ordinaire? – Si c'est un morceau de bois ordinaire, pourquoi me reprochez-vous de l'avoir brûlé pour faire du feu et me chauffer? »

Les frontières de l'ultime ne sont gardées ni par des lois ni par des règlements. Et nous pourrions ajouter : ni par des dogmes.

Si l'esprit est harmonieusement uni à l'identité, toute activité s'apaise en lui. Si l'esprit perçoit l'essence unique de tous les phénomènes, toute agitation, donc le penser superflu qui rajoute sans cesse un commentaire de son cru à la réalité, disparaît. L'intellect demeure capable de fonctionner si c'est nécessaire et la mémoire reste à sa disposition. Mais il s'agit d'un fonctionnement utile et non plus de pensées mécaniques et compulsives qui s'imposent à nous et devant lesquelles nous sommes la plupart du temps impuissants si nous n'avons pas mené loin un réel travail de purification et de transformation.

 

28 

Quand les doutes sont balayés, la foi

véritable réapparaît, confirmée et redressée.

Plus rien ne demeure, rien qu’il faille se remémorer.

 

Les irrésolutions sont complètement chassées

Et la juste foi est restaurée dans sa droiture originelle ;

Rien n'est retenu maintenant,

Il n'est plus rien dont on doive se souvenir.

 

La plupart du temps, nous ne réalisons pas à quel point nous sommes habités par le doute. Même nos convictions qui semblent les plus solidement enracinées sont très facilement remises en cause – y compris nos croyances religieuses. Il suffit de voir comme nous sommes vite déstabilisés si quelqu'un émet des opinions contraires aux nôtres, à quel point nous avons dans ce cas-là besoin de convaincre pour mieux faire taire nos propres doutes. Celui qui est établi dans la certitude n'a plus besoin de « convaincre » à tout prix autrui de la justesse de ses convictions. Le sage est conscient de ce qu'il ne sait pas mais il demeure unifié et paisible dans un climat d'inébranlable certitude.

 

Vous pouvez considérer que la Voie c'est le passage du doute à la certitude. Ne cherchez pas la certitude tant que vous êtes encore assailli par les doutes. Dissipez chaque doute l'un après l'autre, il ne restera plus que la certitude.

Pas les certitudes mais la certitude, un état d'être stable. Plus rien ne demeure, rien qu'il faille se remémorer. C'est la liberté par rapport au passé. Vous êtes neuf, vierge, spontané pour assumer chaque situation qui est toujours elle-même neuve, vierge, spontanée. Libre par rapport au passé, libre par rapport à l'éducation, y compris la « bonne éducation », et même libre par rapport à toutes les doctrines. Vous n'entrerez pas au Royaume des Cieux avec vos livres sous le bras.

29 

Tout est vide, rayonnant et lumineux par soi-même :

ne fatiguez pas vos forces spirituelles !

L’absolu n’est pas un lieu mesurable par la pensée, la connaissance ne peut le sonder.

 

Tout est vide, lucide, et porte en soi un principe d'illumination,

Il n'y a pas de tâche, pas d'effort, pas de gaspillage d'énergie.

Voici où la pensée ne parvient jamais,

Voici où l'imagination ne parvient pas à évoluer.

 

Tout devient lumineux si nous percevons l'essence profonde de chaque être, de chaque phénomène. Au lieu de nous épuiser « à faire des efforts », de nous tendre vers le but, il suffit d'accueillir à chaque instant la réalité telle qu'elle est en mettant fin aux cogitations du mental. Au lieu de lutter pour accepter que ce qui est est, cessons de dépenser notre énergie à refuser qu'instant après instant la réalité soit ce qu'elle est, telle qu'elle est. Alors l'essence se révélera d'elle-même.

L'absolu n'est pas un lieu mesurable par la pensée, la connaissance ne peut pas le sonder. La buddhi, l'intelligence lucide exempte des émotions et des projections, ne peut pas sonder l'absolu qui est au-delà des catégories de l'esprit.

Tant que nous sommes au niveau de la connaissance dualiste, nous percevons obligatoirement le monde à partir d'une conscience égocentrique. Or, « je » ne peut pas réaliser le Soi, pour reprendre la terminologie de l'Inde. Il ne peut pas subsister un sujet individualisé qui prend conscience du Soi car une conscience finie ne peut pas avoir l'expérience de l'infini. L'infini ne peut être appréhendé que si nous découvrons qu'il est en fait notre essence ultime dans laquelle toute notion de « je » et de « tu » s'évanouit. La nuit obscure dont parlent les mystiques est le passage dans lequel les fonctions habituelles font silence, où les références familières disparaissent et où l'on s'engage dans un monde intérieur inconnu tout à fait déroutant avant d'accéder à un autre niveau d'être et de conscience.

 

30 

Dans le monde de la vraie identité, il n’est ni autrui ni soi-même.

Si vous désirez vous accordez à elle, il n’est que de dire : non-dualité.

 

Dans le plus haut royaume de l'Essence vraie,

Il n'y a ni "autre" ni "soi"

Lorsqu'on réclame une identification directe,

Nous ne pouvons que dire "Pas-deux".

 

Il s'agit ici du dépassement de la dualité de base, le moi et le non-moi, le sujet et l'objet. Les hindous interprètent la célèbre parole du Christ : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » par « comme étant toi-même ». C'est ce qu'illustre aussi l'affirmation « Le sage a pour corps l'univers entier. » Swâmi Prajnânpad avait à cet égard prononcé une étonnante parole : « Personne n'a jamais agi autrement que pour lui-même. » Qu'en est-il alors du saint qui ne vit que pour les autres ou de tous ceux qui se dévouent pour soulager la souffrance dans le monde? Personne, saint ou sage, n'a jamais agi que pour lui-même.

Vous ne pouvez rien faire, jamais, pour « un autre ». Le sage, le saint n'agit que pour lui-même mais il reconnaît tout autre, « ami ou ennemi », comme étant lui-même, comme n'étant pas un autre que lui. Par conséquent, tout ce que le sage fait pour l'autre, il le fait pour lui-même, comme le plus fieffé des égoïstes. Mais au lieu que son « lui-même » se limite à sa petite personne, il est devenu vaste comme l'humanité entière. Rien ni personne ne lui est étranger. Cette manière de s'exprimer, nous le sentons, dépasse complètement les catégories habituelles du mental.

 

Si vous désirez vous accorder à elle (la vraie identité), il n'est que de dire : non-dualité.

To be one with, être un avec. La pratique de la non-dualité dans la vie quotidienne peut conduire au non-dualisme des métaphysiciens, l'Identité Suprême. Il n'est que de vivre la non-dualité, tout de suite, ici, maintenant, dans l'adhésion aux choses telles qu'elles sont, la fin de la division entre le moi et non-moi, la communion au sens rigoureux de ce terme.

 

31 

Dans la non-dualité, toutes choses sont identiques, il n’est rien qui ne soit contenu en elle.

Les sages, en tous lieux, ont accédé à ce principe cardinal.

 

En n'étant pas deux tout est le même,

Et tout ce qui est s'y trouve compris :

Dans les dix quartiers de la terre,

Tous les sages entrent dans cette foi absolue.

 

Que signifie « identiques » dans ce contexte? Certainement pas que le sage vit dans un état qui le rend incapable de distinguer un homme d'une femme ou un disciple d'un autre disciple. « Toutes les choses sont identiques » signifie qu'elles expriment toutes cette identité suprême. Rien dans le monde manifesté n'est jamais comparable à quoi que ce soit d'autre : il n'y a pas deux empreintes digitales semblables ; il n'y a jamais eu deux vagues qui soient identiques.

Mais si vous découvrez que l'essence de la vague, c'est l'océan, alors toute vague est identique : H2O, l'eau, c'est 2 tout. Il n'est rien qui ne soit contenu en elle. La non-dualité inclut tout alors que la conscience ordinaire sécrète l'exclusion.

« Oui, tout est un... sauf les fascistes. » Les fascistes pensent de leur côté : sauf les juifs ; les juifs vous diront : sauf les musulmans ; les musulmans maintiendront : sauf les Américains. Etty Hillesum, jeune juive hollandaise, a écrit des phrases admirables à ce sujet, à l'époque où l'étau de la persécution nazie se resserrait de jour en jour autour d'elle, avant qu'elle ne soit finalement déportée à Auschwitz à l'âge de vingt-neuf ans. « Il faut accepter toutes les contradictions : tu voudrais les fondre en un grand tout et les simplifier d'une manière ou d'une autre dans ton esprit, parce qu'alors la vie te deviendrait plus simple. Mais elle est justement faite de contradictions, et on doit les accepter comme élément de cette vie, sans mettre l'accent sur telle chose au détriment de telle autre. »

« La seule unité positive est celle qui intègre tous les contraires et toutes les forces irrationnelles, sous peine de s'escrimer à passer à la vie un corset qui la meurtrit. »

« La vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l'on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité ; alors la vie, d'une manière ou d'une autre, forme un ensemble parfait.

Dès qu'on refuse on veut éliminer certains éléments, dès que l'on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde : dès lors que l'ensemble est perdu, tout devient arbitraire. » (Une vie bouleversée, Le Seuil.)

Dans l'état de non-dualité, rien ne peut rester « au-dehors », non inclus en elle. Sinon, vous restez dans le monde des dix mille choses que ce texte vous appelle à dépasser. Plus de conflit, plus d'exclusion.

 

32 

Le principe est sans hâte ni retard ;

un instant est semblable à des milliers d’années.

Ni présent, ni absent et cependant partout devant nos yeux.

 

Cette foi absolue est au-delà de l'accélération (temps) et de l'extension (espace).

Un instant y est dix mille années.

Peu importe comment les choses sont conditionnées, que ce soit par "être" ou "ne pas être",

Tout cela est manifeste devant vous.

 

Ici, maintenant, la mesure du temps disparaît. Le « maintenant » rigoureux n'a plus de dimension, pas même un milliardième de seconde : le maintenant rigoureux étant infiniment petit est infini. C'est tout. Dans le ici et maintenant réel de la conscience éveillée, la notion même de temps s'évanouit. Les choses sont faites au moment où elles doivent être faites, sans impatience mais aussi sans les remettre au lendemain. La peur, liée à la notion de temps (« ça va durer encore six mois, ça n'en finira jamais ») disparaît aussi. Ni passé, ni futur : le maintenant éternel.

Ni présent, ni absent et cependant partout devant nos yeux. Une fois encore, dépassement des catégories habituelles du mental : c'est dans la non-distinction du relatif et de l'absolu ou du vide et de la forme que réside l'essentiel de l'enseignement du mahayana. Est-ce que l'on peut dire que le vide est présent, qu'une absence est une présence? Le vide est voilé par les formes multiples. Est-ce que l'on peut dire qu'il est absent? Non, il est sous-jacent à toutes ces formes multiples. Dépassez même cette distinction : ni présent ni absent pour le mental habituel et pourtant partout devant nos yeux. Ne soyez pas comme le fameux poisson qui, ayant entendu parler de l'eau, avait décidé dans un grand élan mystique de consacrer sa vie à chercher celle-ci. La réalité suprême n'est pas seulement présente quand vous avez sous les yeux le sage le plus accompli, elle est présente toujours. C'est la vision éclairée.

 

33 

L’infiniment petit est comme l’infiniment grand, dans l’oubli total des objets.

L’infiniment grand est pareil à l’infiniment petit, lorsque l’œil n’aperçoit plus de limites.

 

L'infiniment petit est aussi vaste que peut l'être l'immensité,

Lorsque les conditions extérieures sont oubliées ;

L'infiniment grand est aussi petit que l'infiniment petit peut l'être,

Lorsque les limites objectives sont reléguées hors de la vue.

 

C'est nous qui faisons exister les objets soit en les aimant et en nous y attachant, soit en les refusant, ce qui est une forme d'attachement inversé. L'oubli total des objets signifie le non-attachement, le dépassement de cette dualité qui crispe le monde en face de moi et moi en face du monde, qui crispe la dualité du sujet et de l'objet, l'objet de mon amour ou l'objet de ma peur. L'effacement du sens de l'ego individualisé est celui du sujet. Comment, dans la non-dualité, l'objet demeurerait-il objet?

 

34

L’existence est la non-existence, la non-existence est l’existence.

Aussi longtemps que vous ne l’aurez pas compris, votre situation demeurera intenable !

 

Ce qui est est la même chose que ce qui n'est pas.

Ce qui n'est pas est la même chose que ce qui est :

Lorsque cet état de choses manque de se produire,

Ne vous attardez surtout pas.

 

La vague est l'océan, l'océan est la vague. Inépuisable image. Si j'affirme je me trompe, si je nie je me trompe. Ce qui me paraît si réel ne l'est pas. Si je le déclare irréel, je suis dans l'erreur. Le monde de l'éveil n'est pas celui du sommeil et pourtant il n'y a qu'un seul monde. Le monde est à chaque instant ce qu'il ne peut pas ne pas être. Déclarez-lui la paix. Alors seule la compassion sera la source de toutes vos actions.

 

35 

Une chose est à la fois toutes les choses, toutes choses ne sont qu’une chose.

Si vous pouvez saisir cela, il est inutile de vous tourmenter au sujet de la connaissance parfaite.

 

Un en tout,

Tout en un.

Si seulement cela est réalisé,

Ne vous tourmentez plus sur votre imperfection !

 

Oui, toute chose est l'expression de l'unique réalité. Le cosmos (le mot le dit bien, qui signifie « tout ») est une totalité autant qu'un corps humain est une totalité. Chaque cellule est liée à toutes les autres par la circulation sanguine, laquelle est liée à la respiration, laquelle, etc... L'être humain est un microcosme à l'image du grand univers ou macrocosme. Si le mental ne fait intervenir aucune référence, aucune comparaison, le moindre grain de sable est unique, un-sans-un-second, et infini.

Si vous pouvez saisir cela, il est inutile de vous tourmenter au sujet de la connaissance parfaite.

C'est encore une des idées maîtresses de la sagesse, et notamment du Tch'an : la simplicité. Ne vous torturez pas l'esprit au sujet de la connaissance parfaite. Beaucoup d'entre vous connaissent certainement l'une des plus célèbres histoires zen. Un maître à qui l'on demande : « Que vous a apporté une vie d'ascèse? » répond : « Quand j'ai faim, je mange; quand j'ai sommeil, je dors. » « Mais moi aussi! – Non! Vous mangez mais ça ne         s'appelle pas manger ; vous dormez mais ça ne s'appelle pas dormir. » Une des paroles les plus fortes des maîtres zen c'est : « Soyez ordinaire! » C'est encore une tendance du mental de croire que plus c'est extraordinaire, plus c'est ésotérique, plus c'est compliqué, plus cela nous rapproche de la sagesse. Comme disait sainte Thérèse d'Avila : « Mes sœurs, vous trouverez Dieu dans les casseroles de la cuisine. »

Si vous pouvez saisir cela, il est inutile de vous tourmenter au sujet de la connaissance parfaite. Les grands théologiens ont su et affirmé beaucoup à propos de Dieu, au sujet de Dieu. Mais d'humbles moines convers, sans instruction, ont tout simplement connu Dieu.

 

36 

L’esprit de foi est non duel,

ce qui est duel n’est pas l’esprit de foi.

Ici les voies du langage s’arrêtent,

car il n’est ni passé, ni présent, ni futur.

 

L'esprit croyant n'est pas divisé,

Et indivisé est l'esprit croyant.

C'est là que les mots sont impuissants,

Car cela n'est pas du passé, de l'avenir ni du présent.

 

La foi c'est la certitude des choses invisibles, ce n'est pas la croyance qui relève des opinions et qu'une autre croyance peut venir battre en brèche. La distinction moi et ma foi s'est effacée. Le sage est ce qu'il professe. Il ne s'agit pas d'avoir la foi mais d'être la foi : c'est une certitude qui fait si intimement partie de notre être que rien ne peut l'ébranler. Je sais ce que je suis.

Ici les voies du langage s'arrêtent, car il n'est ni passé, ni présent, ni futur.

Le langage a besoin du temps pour se déployer. Il est donc inapte pour décrire ce qui est au-delà du temps : la réalité ultime, l'instant pur, l'éternité. Et pourtant tous les sages ont parlé – au moins un peu, même les plus silencieux. Un doigt pointe vers la lune, tant pis pour ceux qui regardent le doigt.

 

 

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LEXIQUE

 

Atman : La notion d'ātman est une des notions clés de la pensée indienne, une des plus anciennement attestées aussi. Sa signification première a sans doute été celle de «  souffle vital » (en allemand : Atem). Eu égard à son usage comme pronom réfléchi, à l'accusatif, en sanskrit, l'habitude s'est prise de la rendre par «  Soi » (en anglais : Self ; en allemand : Selbst). Sa grande originalité, par rapport aux conceptions grecques et occidentales en général, est de revêtir, au moins dans certains contextes, une signification à la fois personnelle et transpersonnelle ou cosmique, comme si l'âme individuelle pouvait être en même temps l'âme du monde.

 

Collection Les Petits Livres de la Sagesse, La Table Ronde Parution : 12-05-1995

 

 

 

              

05 2017 Écrits rassemblés par Jean-Claude Paillous.

Écrits plus personnels : http://chansongrise.canalblog.com/

 

1 novembre 2013

Tich Nhat Hanh, Marcher

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                                 La première chose à faire est de lever le pied. Inspirez, posez le pied devant vous : d’abord le talon, puis les orteils. Expirez. Sentez vos pieds solidement ancrés dans la terre. Vous êtes déjà arrivés.

 

Nous marchons souvent dans le seul but de nous rendre d’un endroit à un autre. Mais où sommes-nous entretemps ? A chaque pas, nous pouvons sentir le miracle de marcher sur la terre ferme. Nous pouvons arriver dans l’instant présent à chaque pas.

 

Quand nous apprenions à marcher, nous marchions simplement par plaisir. Nous marchions en découvrant chaque instant qui se présentait à nous. Nous pouvons réapprendre à marcher ainsi.

 

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OBSERVATION DE LA MARCHE

 

 

1 VOUS ÊTES ARRIVÉ

Quand vous marchez, arrivez à chaque pas. C’est la méditation marchée. Elle ne consiste en rien d’autre que cela.

 

2 POURQUOI MARCHER ?

Les amis me demandent parfois  « Pourquoi pratiquez-vous la méditation marchée ? » La meilleure réponse que je puisse leur donner est « Parce que j’aime ça ». Chaque pas me rend heureux. Rien ne sert de pratiquer la méditation marchée si ce n’est pour apprécier chacun de vos pas ; sans cela ce serait une perte de temps. Il en est de même avec la méditation assise. Si quelqu’un demandait : « A quoi ça sert de s’asseoir pendant des heures et des heures ? », la réponse la plus juste serait : « Parce que j’aime ça ». L’assise et la marche peuvent apporter la paix et la joie. Nous devons apprendre à nous asseoir et à marcher de telle sorte que nous puissions générer la paix et la joie pendant tout le temps de l’assise et de la marche. Nous devons apprendre à marcher de façon à apprécier chaque pas. La pleine conscience et la concentration peuvent améliore la qualité de notre souffle, de notre assise et de nos pas.

 

3 ARRIVER

Un des enseignements les plus profonds est aussi le plus court : « Je suis arrivé ». Quand nous revenons à notre respiration, nous revenons à l’instant présent, à notre vraie demeure. Il n’est pas nécessaire de lutter pour nous rendre ailleurs. Nous savons que notre destination finale est le cimetière. Pourquoi sommes-nous pressés d’y aller ? Pourquoi ne pas avancer dans la direction de la vie, qui est dans l’instant présent ? Si nous pratiquons la méditation marchée ne serait-ce que quelques jours, nous connaîtrons une transformation profonde et nous apprendrons à apprécier la paix de chaque instant. Nous sourions, et à travers le cosmos tout entier, d’innombrables êtres nous sourient en retour, tant notre paix est profonde. Toutes nos pensées, tous nos sentiments et tous nos actes ont des répercussions sur nos ancêtres et sur les générations futures, et retentissent dans le cosmos tout entier.

 

4 PRATIQUER LA JOIE

Vous croyez peut-être que la joie est un sentiment spontané. Rares sont les personnes qui se rendent compte qu’elle a besoin d’être cultivée et pratiquée pour se développer. La pleine conscience est une pratique assidue qui consiste à entrer en contact profond avec chaque moment de la vie quotidienne. Être en pleine conscience, c’est être vraiment présent avec votre corps et votre esprit, pour rendre vos intentions et vos actions harmonieuses et pour être en harmonie avec votre entourage. Nous n’avons pas besoin d’y consacrer un moment particulier en dehors de nos activités quotidiennes. Nous pouvons pratiquer la pleine conscience à chaque moment de la journée, quand nous marchons d’un endroit à un autre. Quand nous passons une porte, nous sommes conscients que nous passons une porte. Notre esprit est avec nos actes.

 

5 MARCHER SUR LA PLANÈTE TERRE

C’est vraiment merveilleux de marcher sur cette planète. Quand les astronautes reviennent de l’espace, les promenades font partie de leurs activités préférées : en arrivant chez eux, ils apprécient de voir l’herbe, les plantes, les fleurs, les animaux et les oiseaux qui les entourent à chacun de leurs pas. Mais combien de temps croyez-vous qu’ils se réjouissent de marcher sur Terre après être revenus de l’espace ? Je suppose que les dix premiers jours sont merveilleux pour eux, mais ensuite, ils s’y habituent et peut-être qu’un an plus tard, ils pas aussi heureux que les premiers mois. Chaque fois que nous faisons un pas sur cette Terre, nous pouvons nous réjouir de la terre ferme qui est sous nos pieds.

 

6 JE MARCHE POUR TOI

La plupart de ma famille et de mes amis sont décédés. Un ami proche est en chaise roulante et il ne peut plus marcher. Un autre a tellement mal aux genoux qu’il ne peut plus monter et descendre les escaliers. Alors je marche pour eux. Quand j’inspire, je dis en moi-même : « C’est merveilleux d’être encore capable de marcher ainsi ». Grâce à cette prise de conscience, je peux apprécier chaque pas. Je pense : « Je suis en vie ! » La pleine conscience me rappelle que mon corps est en vie et suffisamment fort pour pouvoir marcher, m’aidant ainsi à l’apprécier.

 

7 MARCHER COMME UN SOMNAMBULE

Quand nous sommes dans la précipitation, courant d’un endroit à un autre, à l’affût du bonheur, nous marchons comme des somnambules sans apprécier aucunement ce que nous faisons. Nous marchons, mais dans notre esprit nous sommes déjà ailleurs : en train de planifier, d’organiser ou de nous faire du souci. A présent, nous n’avons plus besoin de courir. Chaque fois que nous ramenons notre attention à notre souffle et à nos pas, c’est comme si nous nous réveillions. Chaque pas nous ramène ici et maintenant. Nous pouvons toucher la Terre, voir le ciel et prendre conscience de toutes les merveilles de la vie. A chaque pas, il existe une possibilité d’être dans la pleine conscience, la concentration et la vision profonde.

 

8 L’ÉVEIL

Ce n’est vraiment pas difficile d’apprécier la méditation marchée. Vous n’avez pas besoin de dix années de pratique pour être éveillé. Quelques secondes suffisent. Tout ce dont vous avez besoin, c’est de prendre conscience que vous êtes en train de marcher. La pleine conscience est déjà l’éveil. Chacun de nous est capable de prendre conscience de son inspiration et de son expiration. Quand vous inspirez, soyez conscient que vous inspirez. Soyez conscient que vous avez un corps, que vous inspirez et nourrissez ce corps. Soyez conscient que vos jambes sont assez fortes pour que vous puissiez assurer la marche. C’est aussi cela, l’éveil. Quand vous expirez, soyez conscient de l’ai qui quitte votre corps. Soyez conscient que vous êtes en vie. Cette prise de conscience peut vous apporter tellement de bonheur.

 

9 MARCHER DANS LE HALL DE L’AÉROPORT

Quand je me rends à l’aéroport, j’aime arriver en avance pour pouvoir pratiquer la méditation marchée avant de monter dans l’avion. Il y a une trentaine d’années, j’étais en train de marcher dans le hall de l’aéroport d’Honolulu, quand quelqu’un est venu me demander : « Qui êtes-vous ? Quelle est votre tradition spirituelle ? » Quand j’ai répliqué : « Pourquoi posez-vous cette question ? », il m’a répondu : « Parce que je vois que votre démarche est si différente de celle des autres. Elle est tellement paisible et détendue » Il est venu à ma rencontre uniquement en me voyant marcher. Je n’avais donné ni enseignement ni conférence. À chaque pas que vous faites, vous pouvez générer la paix en vous-même et offrir la joie à ceux qui vous entourent.

 

10 GRAVIR LA MONTAGNE

Une fois, lors d’un voyage en Chine avec une délégation, j’ai gravi le mont Wutaï, une montagne très connue là-bas. Le sentier qui mène à son sommet est très abrupt et en général, les gens sont épuisés quand ils l’atteignent. Il y a 1.080 marches à gravir. Avant que nous nous mettions en chemin, j’ai suggéré à notre délégation de respirer, de faire un pas et de se détendre ; puis de respirer, de faire un autre pas et de se détendre à nouveau. Notre intention était de gravir la montagne de telle sorte que nous puissions apprécier chaque instant de notre ascension. Tous les dix pas environ, nous nous asseyions, nous regardions le paysage, nous respirions et nous souriions. Nous n’avions pas besoin d’arriver là-haut ; nous étions arrivés à chaque pas, dans la paix, le calme, la solidité et la liberté. Quand nous parvînmes au sommet, tout le monde était si heureux et plein d’énergie. Chaque pas, même dans une montée, peut engendrer pleine conscience, concentration, joie et vison profonde.

 

11 MARCHER AVEC DANIEL BERRIGAN

Un jour, à New-York, j’ai invité Daniel Berrigan, un prêtre catholique, poète et artisan de la paix, à venir se promener à Central Park. Je lui ai dit : « Ne parlons pas, marchons sans rien faire d’autre. » Père Brerrigan est beaucoup plus grand que moi et il a de très grandes jambes ; lorsqu’il fait un pas, j’en fais deux. Nous avons commencé à nous promener ensemble, mais après quelques pas, il était loin devant moi. Quand il s’est retourné et s’est rendu compte que je n’étais pas à côté de lui, il s’est arrêté pour m’attendre. Je ne me dépêchais pas. J’étais résolu à marcher lentement en pleine conscience et à mon rythme. J’étais résolu à accorder une grande attention à mes pas et à mon souffle, car je savais que sinon, je me perdrais et me laisserais emporter par l’idée qu’il fallait se dépêcher. Chaque fois que je le rattrapais, nous marchions ensemble un petit peu, puis il se retrouvait de nouveau devant moi. Chaque fois, je maintenais mon rythme. Plus tard, il est venu me rendre visite en France et il a pu apprendre et pratiquer la méditation marchée. Il fut capable de marcher sans se dépêcher, même une fois rentré à New-York.

 

12 MARCHER DANS LA BEAUTÉ

Vous pouvez marcher en pleine conscience dans la rue la plus bondée qui soit. Cependant, il est utile de pratiquer dans un parc ou dans un autre lieu qui respire la beauté et la quiétude. Marchez lentement, mais pas au point d’attirer l’attention sur vous. C’est une sorte de pratique invisible. Appréciez la nature et votre sérénité sans rendre les personnes qui vous entourent mal à l’aise et sans vous donner en spectacle. Si vous quelque chose qui vous donne envie de vous arrêter pour l’apprécier plus encore – le ciel bleu, les collines, un arbre ou un oiseau-, arrêtez-vous simplement et continuez à inspirer et à expirer en pleine conscience. Si nous ne maintenons pas notre pleine conscience de la respiration, tôt ou tard notre pensée se remettra en route, et l’oiseau, et l’arbre disparaîtront.

 

13 COURIR

En chacun de nous, il y a une tendance à courir. Nous croyons que le bonheur n’est pas possible ici et maintenant, et c’est pourquoi nous avons tendance à courir vers l’avenir à la recherche du bonheur. Cette énergie d’habitude peut nous avoir été transmise par notre père, notre mère ou nos ancêtres. Courir est devenu une habitude. Même dans nos rêves, nous continuons à courir à la recherche de quelque chose. La pratique de la pleine conscience nous aide à arrêter de courir pour voir que tout ce que nous recherchons est déjà là. Beaucoup d’entre nous ont passé leur vie à courir. Un pas en pleine conscience peut nous aider à arrêter cette course. Quand l’attention est focalisée sur la respiration et sur la marche, nous unifions le corps, la parole et l’esprit, et nous sommes déjà chez nous.

 

14 D’UN ENDROIT À UN AUTRE

Il est possible d’apprécier chaque pas que nous faisons, non seulement au cours de la méditation marchée, mais à n’importe quel moment, chaque fois que nous avons besoin d’aller d’un endroit à un autre, même si la distance est très courte. Si vous n’avez que cinq pas à faire, faites-les en pleine conscience, en sentant la stabilité à chaque pas. Quand vous montez les escaliers, montez chaque marche dans la joie. À chaque pas, vous pouvez générer la plus belle énergie qui est en vous et la propager dans le monde.

 

15 LE SILENCE

Au village des Pruniers, le monastère où je vis dans le sud-ouest de la France, nous ne parlons pas quand nous marchons. Cela nous aide à apprécier pleinement notre marche, à cent pour cent. Si vous parlez beaucoup il vous sera difficile de vivre vos pas en profondeur, et vous ne les apprécierez pas vraiment. Il en est de même quand vous buvez une tasse de thé : si vous êtes concentré et si vous focalisez votre attention sur la tasse de thé, alors cette tasse vous procurera beaucoup de joie. La pleine conscience et la concentration apportent plaisir et vision profonde.

 

16 MARCHER POUR NOS ANCÊTRES ET POUR LES GÉNÉRATIONS FUTURES

Tous nos ancêtres et toutes les générations futures sont toujours présents en nous. Le bonheur n’est pas une affaire individuelle. Tant que les ancêtres que nous portons en nous souffrent, nous ne pouvons être heureux et nous transmettons cette souffrance à nos enfants et à leurs enfants. Quand nous marchons, nous pouvons marcher pour nos ancêtres et pour les générations futures. Peut-être ont-ils marché dans la douleur ; peut-être ont-ils été obligés de marcher au pas ou de fuir leur pays à pied. Quand nous marchons librement, nous marchons pour eux. Si nous pouvons faire un pas dans la liberté et le bonheur, en étant consciemment en contact avec la Terre, alors nous pouvons faire cent pas de la sorte. Nous le faisons pour nous-mêmes et pour toutes les générations passées et à venir. Nous arrivons tous en même temps et nous trouvons ensemble la paix et le bonheur.

 

17 L’ADRESSE DE LA VIE

Quand vous marchez en pleine conscience, appréciez simplement de marcher. La technique à pratiquer est de marcher en étant exactement là où vous êtes, même si vous êtes en train de vous déplacer. Votre destination véritable est ici et maintenant, car la vie n’est possible qu’en cet instant et en ce lieu. L’adresse de tous les grands êtres est « ici et maintenant ». C’est aussi l’adresse de la paix et de la lumière. Vous savez où vous allez. Chaque inspiration, chaque expiration, chaque pas que vous faites devrait vous ramener à cette adresse.

 

18 INVESTISSEZ TOUT VOTRE CORPS

Investissez cent pour cent de votre être dans le pas que vous faites. En touchant le sol de votre pied, vous produisez le miracle de la vie. Vous vous rendez réel et vous rendez la Terre réelle à chaque pas. La pratique devrait être empreinte de force et de détermination Vous vous protégez de l’énergie d’habitude qui vous pousse à toujours courir et à vous perdre dans vos pensées. Ramenez toute votre attention à vos plantes de pieds et touchez la Terre comme si vous l’embrassiez de vos pieds. Chaque pas est comme le sceau de l’empereur sur un décret. Marchez comme si vous imprimiez votre solidité, votre liberté et votre paix sur la Terre.

 

19 S’ARRÊTER POUR TROUVER LE CALME

La marche est un moyen merveilleux de nous calmer quand nous sommes énervés. Quand nous marchons, si nous focalisons toute notre conscience sur la marche, nous mettons fin aux pensées, aux histoires, aux reproches et aux jugements qui tournent dans notre tête et nous éloignent de l’instant présent. Pour arrêter le flot continu des pensées, il est utile de se focaliser sur le corps. Quand rien ne va, mieux vaut arrêter de réfléchir afin de calmer les énergies désagréables et destructrices. « S’arrêter » ne signifie pas « réprimer » ; cela veut dire avant tout « calmer ». Si nous voulons que l’océan soit calme, nous ne le vidons pas de son eau. Sans l’eau, il ne restera plus rien. Quand nous constatons la présence de la colère, de la peur et de l’agitation en nous, nous n’avons pas besoin de les rejeter. Il nous suffit d’inspirer et d’expirer consciemment et de faire un pas en pleine conscience. Autorisez-vous à entrer profondément dans l’ici et maintenant, parce que la vie n’est disponible que dans l’instant présent. Cela suffira déjà à calmer la tempête.

 

20 RETROUVER NOTRE SOUVERAINETÉ

Quand nous sommes sollicités de toutes parts, nous perdons notre souveraineté. Nous ne sommes pas libres. Ne vous laissez plus être emporté à droite à gauche. Résistez. Chaque pas en pleine conscience est un pas vers la liberté. Cette forme de liberté n’est pas la liberté politique. C’est la liberté par rapport au passé, au futur, à nos soucis et à nos peurs.

 

21 NE FAITES QUE MARCHER

Quand vous marchez, ne faites que marche. Ne réfléchissez pas. Ne parlez pas. Si vous voulez discuter ou grignoter quelque chose, vous pouvez vous arrêter. Ainsi, vous serez pleinement présent également pour la personne à qui vous parlerez. Vous pouvez vous asseoir quelque part pour passer votre appel en paix, pour manger ou pour boire votre jus de fruits en pleine conscience.

 

22 MARCHER EST UN MIRACLE

Notre demeure véritable est l’instant présent. Vivre dans l’instant présent est un miracle. Quand j’inspire, devenant ainsi vraiment vivant, je me vois comme un miracle. Quand je regarde une orange en pleine conscience, je vois que l’orange est un miracle. Quand j’épluche une orange en pleine conscience, je vois que l’action de manger une orange est aussi un miracle. Le fait que vous soyez encore en vie est un miracle. Alors, les miracles sont les actions que vous accomplissez plusieurs fois par jour avec le pouvoir de la pleine conscience. Le miracle n’est pas de marcher sur l’eau. Le miracle est de marcher sur la Terre dans l’instant présent, d’apprécier la paix et la beauté qui sont disponibles en ce moment. J’accomplis ce miracle chaque fois que je marche. Vous aussi, vous pouvez accomplir le miracle de la marche quand vous voulez.

 

23 LA TERRE MÈRE

Quand nous marchons, nous touchons la Terre. C’est un grand bonheur de pouvoir toucher la Terre, notre mère et la mère de tous les êtres sur cette planète. Quand nous pratiquons la marche, nous devrions être conscients que nous marchons sur un être vivant qui ne soutient pas que nous, mais la vie tout entière. Beaucoup de torts ont été faits à la Terre, et il est temps maintenant de l’embrasser de nos pieds, de notre amour. Pendant que vous marchez, souriez – soyez dans l’ici et maintenant. Ce faisant, vous transformez le lieu où vous marchez en un paradis.

 

24 IMPRIMER NOTRE SCEAU SUR LA TERRE

Nous marchons tout le temps, mais en général, nous marchons seulement parce que nous n’avons pas le choix, parce que nous devons passer à l’activité suivante. Quand nous marchons ainsi, nous marquons la Terre de notre anxiété et de notre peine. Nous avons la capacité de marcher de façon à n’imprimer à la Terre que la paix et la sérénité. Nous en sommes tous capables. N’importe quel enfant en est capable. Si nous pouvons faire un pas de la sorte, nous pouvons en faire deux, trois, quatre et cinq. Quand nous sommes capables de faire un pas dans la paix, dans le bonheur, c’est un pas de plus pour la paix et le bonheur de l’humanité toute entière.

 

25 TOUCHER LA PAIX

Le potentiel de paix est autour de nous, dans le monde et dans la nature. La paix est aussi en nous, dans notre corps et dans notre esprit. La marche va arroser les graines de paix qui sont déjà présentes en nous. Nos pas en pleine conscience nous aident à cultiver l’habitude de toucher la paix à chaque instant.

 

26 UN CONTRAT AVEC LES ESCALIERS

Passez un accord avec les escaliers que vous empruntez le plus souvent. Prenez la décision de pratiquer systématiquement la méditation marchée sur ces escaliers, que vous les montiez ou les descendiez ; ne les gravissez pas distraitement. Si vous vous y engagez, mais que vous vous rendez compte un jour que vous avez gravi plusieurs marches en étant dans l’oubli, redescendez-les, puis remontez-les à nouveau. Il y a plus de trente ans, j’ai signé un tel accord avec mes escaliers, et cela m’apporte depuis beaucoup de joie.

 

27 MARCHER AU CAPITOLE

Il y a quelques années, nous avons offert une retraite pour le personnel et les membres du Congrès à Washington. Certains des participants continuent de pratiquer la méditation marchée tous les jours. Tout le monde marche très vite là-bas, alors ils ont dû faire preuve de diligence pour continuer à pratiquer ce qu’ils ont appris au cours de la retraite, mais quelques-uns d’entre eux y sont parvenus. Ils m’ont raconté qu’ils pratiquaient toujours la méditation marchée pour aller aux urnes de leur bureau. Ils disent qu’ils survivent lieux dans leur environnement grâce à cette forme de pratique, même pendant les séances les plus difficiles et les plus animées.

 

28 MARCHER EN GROUPE

J’ai été dans des foules de deux ou trois mille personnes ; nous pratiquions la méditation marchée tous ensemble. C’est très puissant. Chaque personne ne fait qu’un pas à la fois, en étant complètement concentrée sur ce pas. S’il vous plaît, organisez-vous de telle sorte qu’au cours de la journée, vous ayez de nombreuses occasions d’expérimenter la marche méditative seul ; mais vous pouvez aussi pratiquer la marche avec d’autres personnes pour avoir leur soutien. Vous pouvez demander à un ami de venir avec vous. Si vous êtes avec un enfant, vous pouvez lui prendre la main et marcher avec lui ou avec elle.

 

29 UN CAHIER DE KUNG-FU

Les mots « kung-fu » signifient : « pratique quotidienne ». Vous n’avez pas besoin de faire des arts martiaux pour avoir une pratique quotidienne. La marche peut être cette pratique. Le soir, vous pouvez passer en revue votre pratique de la journée et écrire ce que vous avez observé sur votre marche, votre respiration, votre sourire ou vos paroles. Ce serait dommage de passer toute une journée sans savourer aucun pas. Vous avez des pieds et si vous ne vous en réjouissez pas, c’est une grande perte et un vrai gâchis. Si je vous dis cela aujourd’hui, c’est pour que vous ne puissiez pas dire plus tard : « Personne ne m’avait prévenu qu’il était important d’apprécier l’usage de mes pieds ».

 

30 LE FRUIT DE NOTRE PRATIQUE

Quand vous marchez avec beaucoup de tendresse et de bonheur sur cette belle planète, vous êtes la paix incarnée. Dans la pratique bouddhiste, on dit que le bodhisattva Avalokiteshvara, un être de grande compassion, passe tout son temps sur Terre à apprécier de marcher, de surfer sur les vagues de la naissance et de la mort, et de sourire. Nous devrions être capables de faire de même. Si nous pouvons vraiment arriver à chaque pas et nous sentir chez nous quand nous marchons, c’est la pratique – mais c’est aussi le fruit de notre pratique. Ce sont là des moments qui méritent d’être vécus.

 

31 EN METTANT VOS CHAUSSURES

Chaque jour, vous mettez vos chaussures pour vous rendre quelque part. Donc, chaque jour, vous avez une occasion de pratiquer la pleine conscience qui ne vous demande pas de temps supplémentaire. Vous enlevez vos chaussures et vous les mettez. C’est aussi un moment de pratique et de joie.

 

32 LES PIEDS DU BOUDDHA

Si vous dotez vos pieds de l’énergie de la pleine conscience, ils deviendront les pieds du Bouddha. Vous avez peut-être déjà vu des personnes qui marchent avec les pieds du Bouddha ; vous le reconnaissez rien qu’en les observant. C’est très facile. Si vous avez une voiture électrique, il vous faut plusieurs heures pour la recharger. Mais pour charger vos pieds de l’énergie de la pleine conscience, vous n’avez même pas besoin d’une demi-heure. Le pouvoir de la pleine conscience se manifeste immédiatement. Marcher ou non avec les pieds du Bouddha, cela dépend de vous.

 

33 MARCHER EN SILENCE

Souvent, pendant toute la marche, nous parlons à quelqu’un qui est à côté de nous, pensons à ce que nous devons faire ensuite, ou même gardons les yeux rivés sur notre téléphone, au lieu de regarder où nous sommes et où nous allons. Quand vous marchez, essayez de vous contenter de marcher. Essayez de ne pas parler en marchant. Si vous avez besoin de dire quelque chose, arrêtez-vous pour le dire. Cela ne vous prendra pas beaucoup plus de temps. Ensuite, quand vous aurez terminé de parler, vous pourrez reprendre votre marche.

 

34 MARCHER EN PRISON

Une de mes étudiantes moniales, après avoir été diplômée en littérature britannique à l’université de l’Indiana, est retournée pratiquer au Vietnam. Là-bas, elle fut arrêtée par la police et jetée en prison pour avoir publiquement appelé à la paix. Elle faisait de son mieux pour pratiquer la méditation marchée et assise dans sa cellule. C’était difficile, parce que dans la journée, quand les gardiens la voyaient pratiquer la méditation, ils considéraient cela comme une provocation. Elle devait attendre que les lumières fussent éteintes pour pouvoir pratiquer. Elle pratiqua la méditation marchée, bien que sa cellule ne fît qu’un mètre carré. En prison, ils ont essayé de lui voler sa liberté, mais sa détermination et sa pratique ont réussi à préserver sa liberté intérieure.

 

35 TROUVER LA DÉTENTE

Si vous trouvez qu’il est difficile ou éprouvant de pratiquer la marche méditative, arrêtez-vous. Laissez votre souffle vous guider. Ne le forcez pas. Un jour, je me trouvais dans un aéroport bondé. Des personnes s’étaient rassemblées autour de moi, si près que je ne pouvais même pas marcher. Je ne pouvais pas faire un seul pas. J’ai commencé par essayer de me frayer un chemin, avant de m’arrêter. Je me suis rappelé que je n’étais obligé de rien. Je me détendis alors complètement, parce que je sentis que c’était le Bouddha qui marchait et non moi. Si cela avait été moi, peut-être n’aurais-je pas été aussi détendu et compatissant envers mon entourage. Dès que je me fus arrêté et détendu, je pus marcher librement. L’aéroport était toujours bondé, mais je faisais chaque pas lentement, dans la détente et dans la joie.

 

36 MARCHER POUR LES AUTRES

Parfois, je dis que je marche pour ma mère ou que mon père apprécie de marcher avec moi. Je marche pour mon père. Je marche pour ma mère. Je marche pour mon maître. Je marche pour mes étudiants. Peut-être votre père n’at-il jamais su marcher en peine conscience, en appréciant chaque instant de la sorte. Alors, je le fais pour lui, et nous bénéficions tous deux de cette pratique.

 

37 UNE LONGUE MARCHE

Après son éveil à Bodhgaya, le Bouddha pratiqua la méditation marchée autour de l’étang aux lotus qui était à proximité. Ensuite, il voulut partager ses visions profondes avec ses amis proches qui étaient au parc des Cerfs, à Sarnath. Il s’est alors mis en route, marchant de Bodhgaya à Sarnath pour les y retrouver. Il marcha seul au milieu des rizières et des forêts. Cela a dû lui prendre au moins deux semaines, mais il apprécia chacun de ses pas. Quand le Bouddha retrouva ses amis de longue date, il partagea son premier enseignement.

 

38 LE NIRVANA

Le nirvana est quelque chose qui ne peut pas être décrit. Vous devez y goûter par vous-même. Si vous n’avez jamais mangé de kiwi, personne ne pourra vous décrire son goût. La meilleure façon  de le connaître est de mettre un morceau de kiwi dans votre bouche : vous découvrirez alors instantanément le goût du kiwi. Il en est de même pour le nirvana. Vous devez goûter le nirvana par vous-même. Le nirvana est disponible pour vous maintenant même, à chaque pas. Vous n’avez pas besoin de mourir pour entrer dans le nirvana. Il n’est ni vague ni lointain. Si chacun de vos pas vous mène sur la rive de la liberté, alors vous pouvez déjà goûter au nirvana.

 

39 RENTRER CHEZ SOI

La marche méditative rassemble le corps et l’esprit. Nous ne sommes vraiment ici et maintenant qu’une fois le corps et l’esprit réunis. Quand nous marchons, nous revenons chez nous-mêmes. Si, pendant que vous marchez, vous êtes occupé à discuter ou à planifier ce qui vous attend, vous n’apprécierez pas votre inspiration et votre expiration. Vous n’apprécierez pas d’être pleinement dans l’instant présent. Nous n’avons pas besoin de nous forcer à inspirer, car de toute façon, nous inspirons et expirons en permanence. Tout ce dont nous avons besoin est de focaliser notre attention sur le souffle et la marche. En un rien de temps vous revenez chez vous, dans votre corps, et vous voilà bien établi dans l’ici et maintenant.

 

40 L’ÉNERGIE COLLECTIVE

Quand nous marchons avec les autres, l’énergie collective de pleine conscience que nous générons est très puissante. Elle aide à guérir tout le monde. Quand nous marchons ensemble, produisant l’énergie de pleine conscience, revenant chez nous, ici et maintenant, nous pouvons sentir les paradis juste sous nos pieds ; vous pouvez voir ce paradis tout autour de vous.

 

41 APPRÉCIER CHAQUE PAS

Quand nous marchons, nous produisons l’énergie de pleine conscience. Au lieu de penser à ceci ou à cela, prenez simplement conscience du contact entre votre pied et le sol. L’attention à ce contact est vraiment porteuse de guérison. N’attendez pas l’heure prévue pour la méditation marchée, n’attendez pas d’être en groupe. Chaque fois que vous devez vous rendre d’un endroit à un autre, vous pouvez appliquer les techniques de la méditation marchée. Du salon à la cuisine, de la voiture à votre travail, prenez le temps d’apprécier chaque pas. Arrêtez de penser, arrêtez de parler et touchez la Terre de vos pieds. Si vous appréciez chaque pas, votre technique est bonne.

 

42 LA SOLIDITÉ

Quand le passé et le futur ne peuvent plus vous arracher au moment présent, chacun de vos pas est solide. Vous êtes fermement établi ici et maintenant. La solidité et la liberté sont les fondations du bonheur. Si vous n’êtes pas solide, si vous n’êtes pas libre, le bonheur n’est pas possible. Alors, chaque pas a pour but de cultiver plus de solidité et plus de liberté. En marchant, vous pouvez dire en vous-même : « Je suis solide, je suis libre ». Ce n’est ni une autosuggestion ni un vœu pieux. C’est une réalisation, car vous êtes bien établi ici et maintenant, vous réalisez cette vérité à chaque pas.

 

43 LÂCHER PRISE DU PASSÉ

Si la plupart d’entre nous marchent sans chaînes aux pieds, nous ne sommes pas libres pour autant. Nous sommes attachés aux regrets et aux chagrins du passé. Nous revenons vers le passé pour continuer à souffrir. Le passé est une prison. Mais à présent, vous avez la clé pour déverrouiller la porte et entrer dans l’instant présent. Vous inspirez, vous ramenez votre esprit à votre corps, vous faites un pas et vous arrivez ici et maintenant. Le soleil est là, les arbres splendides sont là, les chants des oiseaux aussi.

 

44 PRENDRE SOIN DE L’AVENIR

Il y en a parmi nous qui sont prisonniers de l’avenir. Nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve, nous nous faisons tellement de souci qu’il devient une sorte de prison. Le véritable avenir n’est composé que d’une substance : le présent. De quoi d’autre pourrait-il être fait ? Si nous savons prendre soin du mieux possible de l’instant présent, nous faisons déjà tout pour nous assurer un bon avenir. Nous bâtissons l’avenir en prenant soin de l’instant présent. Pour prendre soin de l’instant présent, nous respirons en pleine conscience, nous savourons notre inspiration et notre expiration. A chaque pas, vous arrivez dans le futur que vous bâtissez. Faites-en un avenir de paix et de compassion.

 

45 ÉCOUTEZ VOS POUMONS

Laissez vos poumons vous donner le rythme de votre respiration. Ne forcez jamais votre souffle. En marchant, accordez-vous à votre souffle, et non l’inverse. Vous pouvez commencer par faire deux pas sur votre inspiration et trois pas sur votre expiration. Si, tandis que vous continuez de marcher, vos poumons vous disent qu’ils seraient plus heureux si vous faisiez trois pas sur l’inspiration et cinq sur l’expiration, alors faites trois et cinq pas. Bien sûr, quand vous gravissez une colline, le nombre de pas que vous ferez à chaque respiration diminuera naturellement. Pendant la méditation marchée, je constate que j’inspire en général sur quatre pas et que j’expire sur six pas.  Mais quand je monte une colline, je fais deux pas sur chaque inspiration et trois sur chaque expiration. Quand la côte est très raide, je ne fais parfois qu’un pas pour l’inspiration et trois, deux, voire un seul pas pour l’expiration. Nous devons nous adapter. Écouter votre corps en marchant vous aidera à rendre chaque pas agréable.

 

46 GARDER LE CONTACT

Parfois, quand je rends visite à des amis ou à des étudiants qui vivent très loin, ils demandent que nous restions en contact. Cela fait quarante ans que je n’ai pas utilisé de téléphone. Beaucoup de personnes parlent au téléphone pendant des heures, mais cela ne veut pas dire qu’elles ont une bonne communication avec leur interlocuteur. Je n’ai pas de courriel non plus. Mais vous n’avez besoin ni de téléphone ni d’ordinateur pour être en contact avec moi. Si vous marchez en pleine conscience de votre maison à l’arrêt de bus en appréciant chaque pas, nous sommes reliés. Si vous pratiquez la respiration et la marche en pleine conscience, nous resterons tout le temps connectés. Quand quelqu’un me demande mon adresse, je réponds toujours : « c’est ici et maintenant ».

 

47 L’OUBLI

Nous vivons dans l’oubli depuis des années. L’oubli est le contraire de la pleine conscience. La pleine conscience consiste à se souvenir que la vie est une merveille ; nous sommes là et nous devrions vivre notre vie en profondeur. Nous savons que nous voulons être plus présents, mais très souvent, nous ne nous en donnons pas les moyens. Nous avons besoin d’un ami ou d’un enseignant pour nous le rappeler. La Terre peut être cet enseignant. Elle est toujours là, accueillant vos pas, vous permettant de rester solide et ancré.

 

48 S’ENTRAÎNER

Il y en a parmi nous qui, dès la première séance de marche méditative, sont capables d’arriver dans l’instant présent. D’autres, au contraire, trouvent cela difficile, tant ils ont l’habitude de courir. Je me souviens d’un journaliste parisien qui était venu m’interviewer. Il avait été invité à se joindre à nous pour la méditation marchée avant l’interview. Il souffrit beaucoup pendant la marche, et il rapporta plus tard que cela avait été épuisant : il avait tellement l’habitude de courir que, pour lui, marcher en pleine conscience et dans la lenteur était vraiment un dur labeur ! Nous devons donc nous entraîner à marcher. Nous marchons de telle sorte que chaque pas puisse nous aider à faire cesser cette course inutile et à entrer en contact avec les merveilles de la vie qui sont disponibles ici et maintenant.

 

49 CHAQUE PAS EST UN ACTE DE RÉSISTANCE

Chaque pas est une révolution contre l’affairement. Chaque pas fait en pleine conscience délivre un message : « Je ne veux plus courir. Je veux m’arrêter. Je veux vivre ma vie. Je ne veux pas passer à côté des merveilles de la vie. » Quand vous êtes capable d’arriver vraiment, la paix est en vous car vous ne luttez plus. Chacune de vos empreintes porte en elle la paix, chacune porte la marque « Ici et maintenant ». Vous pouvez vous réjouir d’être arrivé et de vous sentir chez vous le temps de trois, quatre, cinq ou dix minutes, aussi longtemps que vous le souhaitez. Une heure de pratique, c’est déjà le début d’une révolution.

 

50 RECONNAÎTRE LE CORPS

Nous avons un corps physique qui est une merveille. Mais ce corps physique se désintègrera un jour. C’est une vérité que nous devons accepter. En surface, il y a la naissance et la mort, l’être et le non-être. Mais si vous regardez plus en profondeur, vous reconnaîtrez que vous avez aussi un corps cosmique qui existe en dehors de la naissance et de la mort, de l’être et du non-être. Une vague sur l’océan ne dure pas très longtemps. Le corps physique d’une vague dure cinq, dix ou vingt secondes. Mais la vague a son corps d’océan, car elle vient de l’océan et retournera à l’océan. Si vous marchez en pleine conscience, si votre concentration et votre vision profonde sont puissantes, vous pouvez, à chaque pas, entrer en contact avec votre corps cosmique ; vous perdez alors toute peur et toute incertitude.

 

51 DÉVELOPPER L’HABITUDE DE LA MÉDITATION MARCHÉE

Chaque fois que vous avez besoin de vous rendre quelque part, même si la distance est si courte que vous n’avez que trois à cinq pas à faire, vous pouvez vous mettre en pratique de marche méditative. Cela deviendra rapidement une habitude. Vous vous surprendrez en train de marcher en pleine conscience pour décrocher le téléphone ou pour aller préparer le thé. Peut-être ne comprendrez-vous pas de prime abord pourquoi vous n’êtes plus pressé ou pourquoi vous êtes plus heureux qu’avant quand vous passez la porte. Développer l’habitude de la méditation marchée au quotidien ne coûte rien et ne nous fait pas perdre plus de temps que si nous marchions sans pleine conscience.

 

52 DONNER L’EXEMPLE

Quand vous marchez en pleine conscience, vous montrez l’exemple à tous ceux qui vous voient, même si vous ne vous en rendez pas compte. Quand nous vous voyons marcher dans la liberté, dans la paix, dans la joie, cela peut nous inspirer à vous prendre pour modèle. Ensemble, sans effort, nous créons une atmosphère plus paisible et plus heureuse.

 

53 L’I NTENTION

L’intention d’apprécier vos pas et votre souffle n’est pas suffisante ; vous avez besoin de pleine conscience et de vision profonde. Si chacun de vos pas vous apporte de la joie, c’est parce qu’en faisant un pas, vous êtes en pleine conscience et vous développez la vision profonde. Sans vision profonde, il vous est impossible d’apprécier votre inspiration et votre expiration. Vous ne pouvez pas vous forcer à apprécier votre souffle ou vos pas. En respirant en pleine conscience, en faisant des pas en pleine conscience, la joie vient naturellement et facilement.

 

54 LA PLANTE DES PIEDS

Vous pouvez focaliser votre attention sur votre plante de pied. Sentez le contact de votre pied avec le sol. Vous êtes tout en bas, dans votre pied, et non là-haut dans votre tête. Il y a en vous la sensation d’être ne contact avec la belle Terre Mère.

 

55 MARCHER PARTOUT EN PLEINE CONSCIENCE

Au temps du Bouddha, il n’y avait ni voiture, ni train ni avion. De temps à autre, le Bouddha montait à bord d’un bateau pour suivre le cours d’une rivière ou pour la traverser, mais la plupart du temps, il marchait. Pendant les quarante-cinq ans où il a enseigné, il a dû voyager à pied dans quatorze ou quinze royaumes du Népal et de l’Inde. Cela représente beaucoup de marche. Nombre de ses enseignements, nombre de ses visions profondes sont nés pendant qu’il marchait à travers ces royaumes.

 

56 MARCHER LE LONG DU GANGE

La première fois que je me suis rendu en Inde, j’avais quinze minutes pour contempler le paysage en dessous de moi avant d’atterrir dans la ville de Parna. Je vis alors le Gange pour la première fois. Lorsque j’étais novice, j’avais entendu parler du Gange et de ses grains de sable, trop nombreux pour être comptés. Ainsi dans l’avion je regardais en dessous de moi et je voyais les empreintes du Bouddha un peu partout le long des berges du Gange. Il est certain que le Bouddha a marché le long de cette rivière de nombreuses fois. Il a marché ainsi pendant quarante-cinq ans, propageant sa sagesse et sa compassion, et partageant sa pratique de la libération avec de nombreuses personnes, allant des rois et des ministres aux pauvres et aux pilleurs de poubelles.

 

57 LA PRATIQUE DE LA NON-PRATIQUE

Quand le Bouddha marchait, il ne semblait pas pratiquer la méditation. Il n’utilisait pas de machine spéciale : il n’avait que ses deux pieds, comme nous tous, et il appréciait de marcher. La meilleure pratique a l’apparence de la non-pratique, mais elle est très profonde. Vous ne faites aucun effort ; vous ne luttez pas ; vous appréciez simplement de marcher. « Ma pratique, dit le Bouddha dans le soutra des Quarante-deux Chapitres, est la pratique de la non-pratique, la réalisation de la non-réalisation. » Si votre pratique est naturelle, si votre pratique vous apporte du bonheur, c’est la meilleure forme de pratique. Vous semblez ne pas pratiquer, mais en réalité vous pratiquez très profondément.

 

58 L’INTENTION

La méditation marchée est un moyen de pratiquer le mouvement sans but ni intention. « Marcher en pleine conscience » signifie simplement marcher en étant conscient de chaque pas et de chaque respiration. Nous pouvons même pratiquer la respiration consciente et la méditation marchée entre deux rendez-vous d’affaires ou sur le parking du supermarché. Nous pouvons garder une démarche lente, calme et détendue. Rien ne presse, il n’y a nulle part où aller, il n’y a pas d’urgence. La marche en pleine conscience peut nous permettre d’abandonner nos peines et nos soucis, et nous aider à apaiser le corps et l’esprit.

 

59 AIMER LA TERRE

Quand nous sommes amoureux de quelqu’un ou de quelque chose, il n‘y a pas de séparation entre nous-mêmes et l’objet de notre amour. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour lui, ce qui nous apporte beaucoup de joie et nous nourrit beaucoup. Si nous regardons la Terre avec amour, nous marcherons sur elle avec plus de douceur.

 

60 MARCHER AVEC RESPECT

Quand nous ouvrons la porte pour respirer l’air frais, nous pouvons être immédiatement en contact avec l’air, la terre et tous les éléments qui nous entourent. Quand nous marchons, nous savons que nous ne posons pas le pied sur un objet inanimé. Le sol sur lequel nous marchons n’est pas une matière inerte. Avec cette compréhension de ce qu’est la Terre, nous pouvons marcher sur la planète avec autant de respect profond que si nous marchions dans une salle de culte ou tout espace sacré. Nous pouvons apporter notre conscience tout entière à chaque pas. De tels pas ont le pouvoir de nous sauver la vie.

 

61 LA PROMENADE MATINALE

Chaque matin, après m’être levé et habillé, je quitte ma cabane pour aller me promener. En général, il fait encore nuit et je marche doucement, conscient de la nature qui m’entoure et des étoiles qui pâlissent. Quand je pense à la Terre et à ma capacité à marcher sur elle, je me dis : « Je vais me rendre dans la nature et apprécier tout ce qui est beau, apprécier toutes ses merveilles. « Mon cœur déborde de joie ».

 

62 MARCHER EN VILLE

Essayez de pratiquer la marche méditative dans votre vie quotidienne. Quand vous vous rendez à l’arrêt de bus, transformez ce parcours en méditation marchée. Même si l’environnement que vous traversez est bruyant et agité, vous pouvez marcher en suivant le rythme de votre souffle. Dans le vacarme d’une grande ville, vous pouvez tout de même marcher en paix, dans le bonheur et avec un sourire intérieur. Voilà ce que signifie « vivre pleinement chaque instant de votre vie quotidienne.

 

63 LA CONSCIENCE DE L’AMOUR 

En marchant avec attention, amour et compréhension, nous pouvons développer une conscience profonde de chaque élément de cette planète. Nous constatons que les feuilles des arbres sont d’un vert vif au printemps, qu’elles prennent un vert éclatant en été, des teintes jaunes, orangées et rouge intenses en automne, et qu’en hiver, quand les branches sont nues, les arbres restent grands, forts et beaux, abritant secrètement le vie en eux. La Terre Mère reçoit les feuilles mortes, et les décompose pour créer une nourriture nouvelle grâce à laquelle l’arbre pourra continuer de pousser.

 

64 NOUS NE MARCHONS PAS SEULS

Quand nous marchons, nous ne sommes pas seuls. Nos parents et nos ancêtres marchent toujours avec nous. Ils sont présents dans chaque cellule de notre corps. Chaque pas qui nous apporte guérison et bonheur apporte donc aussi guérison et bonheur à nos parents et à nos ancêtres. Chaque pas en pleine conscience a le pouvoir de nous transformer et de transformer tous nos ancêtres en nous, y compris nos ancêtres animaux, végétaux et minéraux. Nous ne marchons pas seulement pour nous. Quand nous marchons, nous le faisons pour notre famille et pour le monde entier.

 

65 RETOURNER À LA TERRE

Inutile d’attendre notre mort pour retourner à la Terre Mère. En fait, nous retournons à la Terre Mère en ce moment même. Des milliers de cellules de notre corps meurent à chaque instant, et de nouvelles sont en train de naître. Chaque fois que nous respirons, chaque fois que nous marchons, nous retournons à la Terre.

 

66 LA GRATITUDE ENVERS LA TERRE

Quand nous pratiquons la méditation marchée, nous pouvons faire chaque pas dans la gratitude et dans la joie, parce que nous savons que nous marchons sur Terre. Nous pouvons marcher avec douceur, avec respect pour la Terre Mère qui nous a donné la vie et dont nous faisons partie. La Terre sur laquelle nous marchons est sacrée. Nous devrions avoir beaucoup de respect pour elle, car nous savons que nous marchons sur notre mère. Où que nous soyons, nous marchons sur la Terre Mère ; alors ce lieu, quel qu’il soit, peut être un sanctuaire sacré.

 

67 NOUS NOURRIR, NOUS GUÉRIR

Ne faites pas semblant de marcher en pleine conscience quand, en réalité, vous faites votre liste de courses ou préparez votre prochaine réunion. Marchez avec tout votre corps et tout votre esprit. Chaque pas renferme la vision profonde. Chaque pas contient l’amour – l’amour et la compassion pour la Terre et pour tous les êtres, ainsi que pour nous-mêmes. Pourquoi marchons-nous ainsi ? Pour être en contact avec la grande et belle Terre, pour être en contact avec le monde qui nous entoure. Quand nous sommes ainsi reliés, quand nous sommes pleinement conscients du miracle de marcher sur Terre, chaque pas nous nourrit et nous guérit. Trente pas de faits dans cette vision profonde sont trente occasions de nous nourrir et de nous guérir.

 

68 S’ÉVEILLER

La méditation marchée est une occasion de s’éveiller au moment merveilleux dans lequel nous vivons. Si notre esprit est emprisonné, préoccupé par nos soucis et par notre souffrance, ou si nous sommes distraits par autre chose pendant que nous marchons, nous ne pouvons pas pratiquer la pleine conscience ; nous ne pouvons pas apprécier l’instant présent. Nous passons à côté de la vie. Mais si nous sommes éveillés, alors nous voyons que c’est un moment merveilleux qui nous a été offert par la vie, le seul instant de notre vie qui nous soit disponible. Nous pouvons évaluer chaque pas que nous faisons, et chacun de nos pas nous apporte du bonheur, car nous sommes en contact avec la vie, avec la source du bonheur et avec notre planète bien-aimée.

 

69 MARCHER PLUTÔT QUE PRENDRE LA VOITURE

Parfois, nous n’avons pas besoin vraiment de prendre la voiture, mais comme nous voulons nous fuir nous-mêmes, nous partons faire un tour en voiture. Si nous nous récitons la phrase : « Avant de démarrer la voiture, je sais où je vais », cela peut être comme une lumière dans la pénombre : nous pourrions voir que nous n’avons besoin d’aller nulle part. Vous ne pouvez échapper à vous-même, où que vous alliez. Parfois, mieux vaut éteindre le moteur et partir en promenade. Cela peut être plus agréable.

 

70 OFFRIR UN MASSAGE À LA TERRE

Quand nous marchons en pleine conscience, nos pieds massent la Terre. Nous sommes des graines de joie et de bonheur à chaque pas. À chaque pas, une fleur éclot.

 

71 PRENEZ VOTRE TEMPS

Accordez-vous suffisamment de temps pour marcher. Si, d’habitude, vous vous donnez trois minutes pour vous rendre de votre voiture à la porte de la maison, octroyez-vous maintenant huit à dix minutes. Je me donne toujours une heure de plus quand je vais à l’aéroport pour pouvoir pratiquer la méditation marchée une fois que j’y suis. Parfois, mes amis veulent me dire au revoir jusqu’à la dernière minute, mais je résiste toujours. Je leur dis que j’ai besoin de temps pour moi et je leur fais mes adieux assez tôt.

 

72 LA MARCHE EST UNE CÉLÉBRATION

Quand vous marchez, si vous êtes conscient que vous êtes en vie, c’est déjà l’éveil. Vous êtes conscient que vous avez un corps ; c’est déjà l’éveil. Vous êtes conscient que vous avez des jambes assez solides pour apprécier de marcher ; c’est aussi l’éveil. Quand vous marchez, cela peut être une célébration. Quand vous respirez comme cela, vous célébrez la vie.

 

73 MARCHER AVEC DES ENFANTS

Marcher avec des enfants est une façon merveilleuse de marcher en pleine conscience. De temps en temps, un enfant aura envie de courir au-devant de vous et d’attendre que vous le rattrapiez. Un enfant est une cloche de pleine conscience, qui nous rappelle à quel point la vie est merveilleuse. Nous pouvons rappeler aux enfants que la méditation marchée est un moyen merveilleux de se calmer quand ils sont traversés par des émotions fortes ou quand ils sont énervés. Nous pouvons marcher avec eux sans rien dire, simplement marcher à leurs côtés. Notre souffle est pour eux un rappel bienveillant de respirer à chaque pas.

 

 

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MÉDITATIONS MARCHÉES

 

 

74 RESPIRER CONSCIEMMENT EN MARCHANT

Notre inspiration a tendance à être un peu plus courte que notre expiration. Quand vous inspirez, faites deux ou trois pas. Cela dépend de vos poumons. Si vos poumons veulent deux pas sur l’inspiration, alors donnez-vous exactement deux pas. Si vous vous sentez mieux en faisant trois pas, alors donnez-vous trois pas. Quand vous expirez, écoutez aussi vos poumons et laissez les décider combien de pas vous ferez sur l’expiration. Au début, pratiquez avec deux pas sur l’inspiration et trois sur l’expiration : deux, trois ; deux, trois ; deux, trois. Plus tard, cela pourra devenir trois, quatre ou trois, cinq. Si vous ressentez le besoin de faire un pas de plus sur l’inspiration, alors accordez-vous un pas de plus à apprécier. Quand vous ressentez le besoin de faire un pas de plus sur l’expiration, accordez-vous ce pas supplémentaire en expirant. Tous les pas devraient être source de plaisir.

 

75 LAISSER LE BOUDDHA MARCHER

Il y a quelques années, j’étais seul à Séoul, en Corée du Sud, où je menais une grande méditation marchée dans la ville. Quand vint le moment d’entamer la marche, je trouvai cela très difficile, parce que des centaines de cameraman étaient agglutinés devant moi. Il n’y avait absolument aucun endroit où je pouvais marcher. J’ai dit : « Cher Bouddha, je déclare forfait. Marchez pour moi. » Le Bouddha est venu immédiatement et il a marché. Après cette expérience, j’ai écrit une succession de poèmes qui peuvent être utilisés à n’importe quel moment, mais plus particulièrement quand la marche ou la respiration consciente s’avèrent fastidieuses.

 

Laisse Bouddha respirer,

Laisse Bouddha marcher.

Pas besoin de respirer,

Pas besoin de marcher.

 

C’est Bouddha qui respire,

C’est Bouddha qui marche.

J’apprécie la respiration,

J’apprécie la marche.

 

Bouddha est respiration,

Bouddha est marche.

Je suis la respiration,

Je suis la marche.

 

Il n’y a que la respiration,

Il n’y a que la marche.

Personne ne respire,

Personne ne marche.

 

Paix dans la respiration,

Paix dans la marche.

Paix est la respiration,

Paix est la marche.

 

76 MARCHER AVEC DES POÈMES

Vous pouvez marcher en utilisant des gathas, courts poèmes de pratique. Accordez votre souffle à vos pas et marchez en suivant le rythme du poème. Modifiez-le pour qu’il suive le rythme de vos pas. Parfois, mon inspiration fait deux pas et mon expiration en fait trois. Parfois, mon inspiration fait trois pas et mon expiration, quatre. En général, l’expiration est plus longue que l’inspiration. Vous pouvez modifier le poème, ajouter des mots ou en enlever pour qu’il s’accorde au rythme de vos pas. Quand vous pratiquez la méditation de la course ou du jogging, vous pouvez faire quatre pas sur l’inspiration, cinq pas sur l’expiration. Établissez-vous paisiblement sur le sens du poème dans l’instant présent. Ne laissez pas votre esprit divaguer. N’essayez pas d’être poétique au point d’en oublier la pratique. L’essentiel de la pratique est de cultiver plus de concentration.

 

J’inspire, j’expire,

Plus profonde, plus douce.

Je me calme, je relâche,

Je souris, je suis libre.

Moment présent, moment merveilleux.

 

77 LÎLE DU SOI

Le gatha dans lequel je prends souvent refuge s’appelle : « Revenir dans mon île intérieure ». Quand la vie ressemble à un océan tumultueux, nous devons nous rappeler que nous avons en nous une île paisible. La vie est faite de hauts et de bas, d’allées et venues, de gains et de pertes. En vous établissant dans l’île du soi, vous êtes en sécurité. Quand le Bouddha était mourant, il nous enseigna de ne prendre refuge en rien, en personne, si ce n’est en nôtre île intérieure. En inspirant, faites deux pas et dites : « Prendre refuge ». En expirant, faites trois pas et dites : « Dans l’île du soi ». Ou modifiez les vers et dites : « Je reviens. Prendre refuge. » Vous pouvez toujours ajuster les poèmes avec lesquels vous avez choisi de pratiquer.

 

Quand j’inspire, je retourne

dans mon île intérieure, chez moi.

Il y a de très beaux arbres dans mon île intérieure,

des sources d’eau claire,

des oiseaux tout joyeux,

le soleil et l’air pur.

Quand j’inspire, je suis bien.

Oh, comme j’aime revenir en mon île.

 

78 LA MARCHE LENTE

Quand vous êtes seul, vous pouvez pratiquer la méditation marchée lente. Choisissez une distance de dix pieds environ, soit trois mètres, et en parcourant ces trois mètres, faites un pas à chaque inspiration, et un pas à chaque expiration. Sur le premier pas, vous pouvez dire silencieusement : « Je suis chez moi ». Sur le pas suivant, vous pouvez dire silencieusement : « Je suis arrivé ». Si vous n’êtes pas arrivé à cent pour cent ici et maintenant, restez où vous êtes, et ne faites pas un pas de plus. Mettez-vous au défi. Inspirez et expirez à nouveau jusqu’à ce que vous soyez arrivé à cent pour cent ici et maintenant. Puis offrez un sourire de victoire. Ensuite, faites un deuxième pas. Vous agissez ainsi dans le but de développer une nouvelle habitude : l’habitude de vivre dans l’instant présent.

 

79 PRATIQUER EN FAMILLE

Sortez avec vos enfants pour vous promener tranquillement le soir, avant qu’ils aillent se coucher. Dix minutes suffisent. Si vos enfants le souhaitent, vous pouvez vous tenir la main en marchant. Vous leur transmettrez votre concentration et votre stabilité, et vous bénéficierez de leur innocence et de leur fraîcheur. Les jeunes aiment pratiquer ce poème très simple en marchant : ils peuvent dire en eux-mêmes : « Oui, oui, oui » sur l’inspiration et « merci, merci, merci » sur l’expiration. Je connais beaucoup d’enfants qui adorent ce poème.

 

80 ARRIVER DANS L’INSTANT PRÉSENT

Certains d’entre nous n’ont pas besoin de mots pour les aider à se concentrer, mais lorsque nous commençons à pratiquer, les mots peuvent être très utiles. Ils nous aident à être concentrés, à être ici et maintenant. Quand vous prenez une inspiration, faites deux pas et dites-vous : « Je suis chez moi. Je suis chez moi ». Prenez une expiration et dites en vous-même : « Je suis arrivé. Je suis arrivé ». Ce n’est pas une déclaration ; c’est une pratique. Arrivez ici et maintenant et prenez la résolution de vous arrêter et de ne plus courir. Vous pouvez dire : « Chez moi, chez Moi » sur l’inspiration, et « arrivé, arrivé, arrivé, en expirant. Après avoir passé quelque temps avec « chez moi, arrivé », vous pouvez changer en vous disant : » Ici, maintenant », puis : « solide, libre. »

 

Je suis chez moi,

Je suis arrivé.

Il n’y a  qu’ici

et maintenant.

Bien solide,

vraiment libre,

je prends refuge

en moi-même.

 

 

81 LE BEAU CHEMIN

Les pensées peuvent vagabonder dans un millier de directions

mais sur ce beau chemin, je marche en paix.

A chaque pas se lève une brise légère,

A chaque pas s’épanouit une fleur.

 

L’esprit se précipite en tous sens, tel un singe qui se balance sans s’arrêter pour se reposer. Les pensées ont des millions de trajectoires, et nous sommes à jamais entraînés par elles dans le monde de l’oubli. Si nous pouvons transformer notre sentier de promenade en un terrain pour la méditation, nos pieds feront chaque pas en toute conscience, notre souffle sera en harmonie avec nos pas et notre esprit sera naturellement détendu. Chaque pas que nous ferons renforcera notre paix et notre joie, et entraînera un flux d’énergie paisible qui circulera en nous.

 

82 PRENDRE REFUGE DANS LA TERRE

Quand nous pouvons revenir en nous-mêmes et prendre refuge en nôtre île intérieure, nous devenons à la fois une demeure pour nous-mêmes et un refuge pour les autres. En marchant avec cent pour cent de votre corps et de votre esprit, vous pouvez vous libérer de la colère, de la peur, et du désespoir. Chaque pas peut exprimer votre amour pour la Terre. En marchant, vous pouvez vous dire :

 

À chaque pas,

je reviens à la Terre.

À chaque pas,

je reviens à la source.

À chaque pas,

je prends refuge dans la Terre Mère.

 

Ou encore :

 

J’aime la Terre,

Je suis amoureux de la Terre.

 

83 UNE LETTRE À LA TERRE

Chère Terre Mère,

 

Chaque fois que je marcherai sur la Terre, je m’entraînerai à être conscient que je marche sur toi. Chaque fois que je poserai mon pied sur la Terre, j’aurai une occasion d’être en contact avec toi et avec toutes tes merveilles. À chaque pas, je peux sentir que tu n’es pas seulement en dessous de moi, chère Mère, mais que tu es aussi en moi. Chaque pas fait dans la pleine conscience et la douceur peut me nourrir, me guérir et me permettre d’être en contact avec moi-même et avec toi dans l’instant présent.

En marchant dans cet esprit-là, je peux vivre l’éveil. Je peux m’éveiller au fait que je suis en vie et que la vie est un précieux miracle. Je peux m’éveiller au fait que je ne suis jamais seul et que je ne pourrai jamais mourir. Tu es toujours là en moi et autour de moi, à chaque pas, en train de me nourrir, de m’embrasser et de me porter loin vers l’avenir. Chère Mère, je fais la promesse aujourd’hui de te rendre cet amour et je réaliserai ce vœu en faisant chacun de mes pas sur toi avec tout mon amour et ma tendresse. Je ne marche pas sur de la simple matière, mais sur de l’esprit.

 

 

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2015, et 2016 pour la traduction.

1 novembre 2013

Eckhart TOLLE, METTRE EN PRATIQUE LE POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT (1/9)

 

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JCP

Mettre_en_pr200esent copie

 

Eckhart Tolle

 

 

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Mettre en pratique

le pouvoir

du moment présent

 

 

Traduction Annie J. Ollivier

 

 

sépar 75 k copie

 

TABLE DES MATIÈRES

 

 

Introduction ................................................................................... 2

 

Première partie

Accéder au pouvoir

du moment présent

 

Chapitre un

L'Être et l'illumination ................................................................... 3

 

Chapitre deux

L'origine de la peur ........................................................................ 9

 

Chapitre trois

Accéder au pouvoir du moment présent ....................................... 11

 

Chapitre quatre

Éliminer l'inconscience ................................................................. 18

 

Chapitre cinq

La beauté naît dans le calme et la présence .................................. 23

 

Deuxième partie

Les relations en tant que

pratique spirituelle

 

Chapitre six

Dissiper le corps de souffrance ...................................................... 30

 

Chapitre sept

Des relations de dépendance aux relations éclairées ...................... 36

 

Troisième partie

Acceptation et lâcher-prise

 

Chapitre huit

Acceptation de l'instant présent ..................................................... 43

 

Chapitre neuf

Transformer la maladie et la souffrance ......................................... 56

 

 

 

 

sépar 75 k copie

 

La liberté commence quand vous prenez conscience

que vous n'êtes pas cette entité,

c'est à dire le penseur.

En sachant cela, vous pouvez

alors surveiller cette entité.

Dès l'instant où vous vous mettez à observer

le penseur, un niveau plus élevé

de conscience est activé.

Vous comprenez petit à petit qu'il existe

un immense royaume d'intelligence

au delà de la pensée et que celle-ci ne constitue

qu'un infime aspect de cette intelligence.

Vous réalisez aussi que toutes les choses vraiment

importantes - la beauté, l'amour,

la créativité, la joie, la paix - trouvent

leur source au-delà du mental.

 

Et vous commencez alors à vous éveiller.

 

 

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INTRODUCTION

 

Depuis sa parution en 1997, Le pouvoir du moment présent a eu une forte répercussion sur le conscient collectif de la planète, et ce, au delà de tout ce que j'aurais pu imaginer. En effet, il a été traduit en quinze langues et il amène des lecteurs de partout dans le monde à m'envoyer chaque jour des lettres dans lesquelles ils me confient à quel point leur vie a changé depuis qu'ils ont pris connaissance des enseignements qui y sont divulgués.

Bien que les effets de la folie propre à l'ego fassent encore partie de la réalité dans le monde entier, quelque chose de nouveau est cependant en train d'émerger. Jamais auparavant il n'y a eu autant de gens prêts à se libérer du joug des formes-pensées collectives qui maintiennent l'humanité dans la souffrance depuis la nuit des temps. Mais nous avons suffisamment souffert ! Il émerge en ce moment un nouvel état de conscience, un état qui fleurit en vous alors même que vous tenez ce livre entre les mains et lisez des mots qui évoquent la possibilité que les êtres humains vivent librement sans s'infliger de souffrance, ni à eux ni aux autres.

Nombre de lecteurs qui m'ont écrit ont exprimé le souhait que les aspects pragmatiques des enseignements divulgués dans Le pouvoir du moment présent soient présentés sous une forme plus pratique pouvant être mise à contribution tous les jours.

En plus des exercices, cet ouvrage contient aussi de courts passages du livre d'origine qui pourront servir à rappeler certaines notions et à les faire vôtres.

Nombre de ces extraits se prêtent particulièrement à une lecture méditative. Lorsque vous vous adonnez à cela, votre intention première n'est pas de colliger de nouvelles informations, mais plutôt d'accéder à un état de conscience modifié. Voilà pourquoi une même section lue à de multiples reprises aura toujours quelque chose de frais et de neuf à vous apporter. Seules des paroles écrites ou dites dans un état de présence totale à ce qui est ont un tel pouvoir de transformation. Un pouvoir qui éveille chez le lecteur ce même état de présence.

Prenez votre temps pour lire ces passages. Arrêtez-vous aussi souvent que nécessaire pour laisser place à la réflexion et à l'immobilité intérieure. Vous pouvez aussi, si tel est votre désir, ouvrir ce livre au hasard et n'en parcourir que quelques lignes à la fois.

Quant aux lecteurs qui se sont sentis un peu dépassés ou intimidés par la lecture du Pouvoir du moment présent, cet ouvrage pourra leur servir d'introduction.

 

Eckhart Tolle, 9 Juillet 2001

 

 

 

 

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PREMIÈRE PARTIE

 

ACCÉDER AU POUVOIR
DU MOMENT PRÉSENT

 

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Lorsque votre conscience est dirigée vers l'extérieur,

le monde et le mental voient le jour.

Lorsqu'elle est dirigée vers l'intérieur,

elle actualise sa propre source

et retourne à sa demeure originelle

dans le non-manifeste.

 

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CHAPITRE UN

 

 

L'ÊTRE ET L'ILLUMINATION

 

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Il ya LA vie éternelle et omniprésente qui existe au delà des myriades de formes assujetties au cycle de la naissance et de la mort. Plusieurs personnes utilisent le mot Dieu pour le décrire ; moi, je l'appelle "Être".

A l'instar du terme "Dieu", le mot "être" n'explique rien. Par contre, il a l'avantage d'être un concept ouvert. Il ne réduit pas l'infini invisible à une entité finie et il est impossible de s'en faire une image mentale. Personne ne peut se déclarer être l'unique détenteur de l'être, car il s'agit de votre essence même et celle-ci vous est accessible immédiatement sous la forme de la sensation de votre propre essence. Le pas à franchir entre le terme "Être " et l'expérience d' "Être" est donc plus petit.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

L'Être n'existe cependant pas seulement au delà mais aussi au cœur de toute forme ; il constitue l'essence invisible et indestructible la plus profonde. Mais ne cherchez pas à le saisir avec votre mental ni à le comprendre.

Vous pouvez l'appréhender seulement lorsque votre "mental" s'est tu. Quand vous êtes présent, quand votre attention est totalement et intensément dans le présent, vous pouvez sentir l'être. Mais vous ne pouvez jamais le comprendre mentalement.

 

Retrouver cette présence à l'Être et se maintenir dans cet état de "sensation de réalisation" c'est cela l'illumination.

Le terme "illumination" évoque l'idée d'un accomplissement surhumain, et l'ego aime s'en tenir à cela. Mais l'illumination est tout simplement votre état naturel, la sensation de ne faire qu'un avec l'"Être". C'est un état de fusion avec quelque chose de démesuré et d'indestructible. Quelque chose qui, presque paradoxalement, est essentiellement vous mais pourtant beaucoup plus vaste que vous.

L'ILLUMINATION, C'EST TROUVER VOTRE VRAIE NATURE AU-DELA DE TOUT NOM ET DE TOUTE FORME.

Et ce qui nous empêche de connaître cette réalité, c'est l'identification au "mental", car celle-ci amène la pensée à devenir compulsive.

L'incapacité à s'arrêter de penser est une épouvantable affliction. Nous ne nous en rendons pas compte parce que presque tout le monde en est atteint : nous en venons à la considérer comme normale. Cet incessant bruit mental vous empêche de trouver ce royaume de calme intérieur qui est indissociable de l' "Être". Ce bruit crée également un faux moi érigé par l'ego qui projette une ombre de peur et de souffrance sur tout.

L'identification au mental crée chez vous un écran opaque de concepts, d'étiquettes, d'images, de mots, de jugements et de définitions qui empêchent toute vraie relation. Cet écran s'interpose entre vous et vous-même, entre vous et votre prochain, entre vous et la nature, entre vous et le divin. C'est cet écran de pensées qui amène cette illusion de division, l'illusion qu'il y a vous et un "autre", totalement séparé de vous. Vous oubliez un fait essentiel : derrière le plan des apparences physiques et la diversité des formes, vous ne faites qu'un avec tout ce qui est.

Le mental est un magnifique outil si l'on s'en sert à bon escient.  Dans le cas contraire, il devient très destructeur. Plus précisément, ce n'est pas tant que vous utilisiez mal votre "mental" ; c'est plutôt qu'en général vous ne vous en servez pas du tout, car c'est lui qui se sert de vous. Et c'est cela la maladie, puisque vous croyez être votre mental. C'est cela l'illusion. L'outil a pris possession de vous.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

La liberté commence quand vous prenez conscience que vous n'êtes pas cette entité,

c'est à dire le penseur. En sachant cela, vous pouvez alors surveiller cette entité. Dès l'instant où vous vous mettez à observer le penseur, un niveau plus élevé de conscience est activé.

 

Vous comprenez petit à petit qu'il existe un immense royaume d'intelligence au delà de la pensée et que celle-ci ne constitue qu'un infime aspect de cette intelligence. Vous réalisez aussi que toutes les choses vraiment importantes - la beauté, l'amour, la créativité, la joie, la paix - trouvent leur source au-delà du mental.

ET VOUS COMMENCEZ ALORS A VOUS ÉVEILLER

 

 

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Comment se libérer du mental

 

La bonne nouvelle dans tout cela, c'est que vous pouvez effectivement vous libérer du mental. Et c'est là la vraie libération.

VOUS POUVEZ MÊME COMMENCER DÈS MAINTENANT.

 

 

EXERCICE

 

Écoutez aussi souvent que possible cette voix dans votre tête. Prêtez particulièrement attention aux schémas de pensée répétitifs, à ces vieux disques qui jouent et rejouent les mêmes chansons peut-être depuis des années. C'est ce que j'entends quand je vous suggère "d'observer le penseur". C'est une autre façon de vous dire d'écouter cette voix dans votre tête, d'être la présence qui joue le rôle de témoin.

Lorsque vous écoutez cette voix, faites-le objectivement, c'est à dire sans juger. Ne condamnez pas ce que vous entendez, car si vous le faites, cela signifie que cette même voie est revenue par la porte de service. Vous prendrez bientôt conscience qu'il y a la voix et qu'il y a quelqu'un qui l'écoute et qui l'observe. Cette prise de conscience que quelqu'un surveille, ce sens de votre propre présence, n'est pas une pensée. Cette réalisation trouve son origine au delà du "mental".

 

Ainsi, quand vous observez une pensée, vous êtes non seulement conscient de celle-ci, mais aussi de vous-même en temps que témoin de la pensée.

 

 

EXERCICE

 

Pendant que vous observez cette pensée, vous sentez pout ainsi dire une présence, votre moi profond, derrière elle ou sous elle. Elle perd alors son pouvoir sur vous et bat rapidement en retraite du fait que, en ne vous identifiant plus à elle, vous n'alimentez plus le mental. Ceci est le début de la fin de la pensée involontaire et compulsive.

Lorsqu'une pensée s'efface, il se produit une discontinuité dans le flux mental, un intervalle de "non-mental". Au début, ces hiatus seront courts, peut-être de quelques secondes, mais ils deviendront peu à peu de plus en plus longs. Lorsque ces décalages dans la pensée se produisent, vous ressentez un certain calme et une certaine paix. C'est le début de votre état naturel de fusion consciente avec l'Être qui est, généralement obscurcie par le mental.

Avec le temps et l'expérience, la sensation de calme et de paix s'approfondira et se poursuivra ainsi sans fin. Vous sentirez également une joie délicate émaner du plus profond de vous, celle de l'Être.

 

Dans cet état d'unité avec l'Être, vous êtes beaucoup plus alerte, beaucoup plus éveillé que dans l'état d'identification au mental. Vous êtes en fait totalement présent. Et cette condition élève les fréquences vibratoires du champ énergétique qui transmet la vie au corps physique.

Lorsque vous pénétrez de plus en plus profondément dans cet état de vide mental ou de "non-mental", comme on le nomme parfois en Orient, vous atteignez la conscience pure. Et dans cette situation, vous ressentez votre propre présence avec une intensité et une joie telles que toute pensée, toute émotion, votre corps physique ainsi que le monde extérieur deviennent relativement insignifiants en comparaison. Cependant, il ne s'agit pas d'un état d'égoïsme, mais plutôt d'un état d'absence d'ego. Vous êtes transporté au delà de ce que vous preniez auparavant pour "votre moi". Cette présence, c'est vous en essence, mais c'est en même temps quelque chose d'inconcevablement plus vaste que vous. Ce que j'essaie de vous transmette dans cette explication peut sembler paradoxal ou même contradictoire, mais je ne peux l'exprimer d'aucune autre façon.

 

 

EXERCICE

 

Au lieu "d'observer le penseur", vous pouvez également créer un hiatus dans le mental en reportant simplement toute votre attention sur le moment présent.

 

Vous en tirerez une profonde satisfaction. De cette façon, vous écartez la conscience de l'activité mentale et créez un vide mental où vous devenez extrêmement vigilant et conscient mais où vous ne pensez pas.

CECI EST L'ESSENCE MËME DE LA MÉDITATION

 

 

EXERCICE

 

Dans votre vie quotidienne, vous pouvez vous y exercer durant n'importe quelle activité routinière, qui n'est normalement qu'un moyen d'arriver à une fin, en lui accordant votre totale attention afin qu'elle devienne une fin en soi. Par exemple, chaque fois que vous montez ou descendez une volée de marches chez vous ou au travail, portez attention à chacune des marches, à chaque mouvement et même à votre respiration. Soyez totalement présent.

Ou bien lorsque vous vous lavez les mains, prenez plaisir à toutes les perceptions sensuelles qui accompagnent ce geste : le bruit et la sensation de l'eau sur la peau, le mouvement de vos mains, l'odeur du savon, ainsi de suite.

Ou bien encore, une fois monté dans votre voiture et la portière fermée, faites une pause de quelques secondes pour observer le mouvement de votre respiration. Remarquez la silencieuse mais puissante sensation de présence qui se manifeste en vous. Un critère certain vous permet d'évaluer si vous réussissez dans cette entreprise : le degré de paix que vous ressentez alors intérieurement.

 

L'illumination, c'est s'élever au delà de la pensée

 

Quand vous grandissez, vous vous faites une image mentale de qui vous êtes en fonction de votre conditionnement familial et culturel. On pourrait appeler ce "moi fantôme" l'ego. Il se résume à l'activité mentale et ne peut se perpétuer que par l'incessante pensée. Le terme "ego" signifie diverses choses pour différentes gens, mais quand je l'utilise ici, il désigne le faux moi créé par l'identification inconsciente au mental.

Aux yeux de l'ego, le moment présent n'existe quasiment pas, car seuls le passé et le futur lui importent. Ce renversement total de la vérité reflète bien à quel point le mental est dénaturé quand il fonctionne sur le mode "ego". Sa préoccupation est de toujours maintenir le passé en vie, car sans lui, qui seriez-vous ? Il se projette constamment dans le futur pour assurer sa survie et pour y trouver une forme quelconque de relâchement ou de satisfaction. Il se dit "un jour, quand ceci ou cela se produira, je serai bien, heureux, en paix.

Même quand l'ego semble se préoccuper du présent, ce n'est pas le présent qu'il voit. Il le perçoit de façon totalement déformée, car il le regarde à travers les yeux du passé. Ou bien il le réduit à un moyen pour arriver à une fin qui n'existe jamais que dans le futur projeté par lui. Observez votre mental et vous verrez qu'il fonctionne ainsi.

Le secret de la libération réside dans l'instant présent. Mais vous ne pourrez pas vous y retrouver et tant et aussi longtemps que vous serez votre mental.

Atteindre l'illumination signifie s'élever au delà de la pensée. Quand vous avez atteint ce degré d'éveil, vous continuez à vous servir de votre pensée au besoin. La seule différence c'est que vous le faites de façon beaucoup plus efficace et pénétrante qu'avant. Vous vous servez de votre mental principalement pour des questions d'ordre pratique. Vous n'êtes plus sous l'emprise du dialogue intérieur involontaire, et une paix profonde s'est installée.

Lorsque vous employez le mental, en particulier quand vous devez trouver une solution créative à quelque chose, vous oscillez toutes les quelques minutes enter la pensée et le calme, entre le vide mental et le mental. Le vide mental, c'est la conscience sans la pensée. C'est uniquement de cette façon qu'il est possible de penser de manière créative parce que c'est seulement ainsi que la pensée acquiert vraiment un pouvoir. Lorsqu'elle n'est plus reliée au très grand royaume de la conscience, la pensée seule devient stérile, insensée, destructrice.

 

Les émotions, une réaction du corps mental

 

Dans le sens selon lequel j'emploie le terme, le mental ne fait pas seulement référence à la pensée. Il comprend également vos émotions ainsi que tous les schèmes réactifs inconscients mettant en rapport pensées et émotions. Les émotions naissent au point de rencontre du corps et du mental.

Plus vous vous identifiez à vos pensées, à vos goûts, à vos jugements et à vos interprétations, c'est-à-dire moins vous êtes présent en tant que conscience qui observe, plus grande sera la charge émotionnelle. Et ceci, que vous soyez conscient ou non. Si vous ne réussissez pas à ressentir vos émotions, si vous en êtes coupé, vous en ferez l'expérience sur un plan purement physique, sous la forme d'un problème ou d'un symptôme physique.

 

 

EXERCICE

 

Si vous avez de la difficulté à ressentir vos émotions, commencez par centrer votre attention sur le champ énergétique de votre corps. Sentez votre corps de l'intérieur. Ceci vous mettra aussi en contact avec vos émotions.

Si vous voulez vraiment apprendre à connaître votre mental, observez l'émotion, ou mieux encore, ressentez-la dans votre corps, car celui-ci vous donnera toujours l'heure juste. Si, apparemment, il y a un conflit entre les deux, la pensée mentira, alors que l'émotion dira la vérité. Non pas la vérité ultime de votre essence, mais la vérité relative de votre état d'esprit à ce moment là.

Mais si vous n'êtes pas encore capable de conscientiser l'activité mentale inconsciente sous forme de pensées, celle-ci sera toujours reflétée dans le corps sous la forme d'une émotion. Et de cela vous pouvez prendre conscience.

Fondamentalement, on observe une émotion de la même façon qu'une pensée, comme je l'ai expliqué plus haut. La seule différence, c'est qu'une émotion est fortement reliée au physique et que vous la ressentirez principalement dans le corps, alors qu'une pensée se loge dans la tête. Vous pouvez alors permettre à l'émotion d'être là sans être contrôlé par elle. Vous n'êtes plus l'émotion : vous êtes le témoin, la présence qui observe.

 

Si vous vous exercez à cela, tout ce qui est inconscient en vous sera amené à la lumière de la conscience.

 

EXERCICE

 

Prenez l'habitude de vous poser la question suivante : "Qu'est-ce qui se passe en moi en ce moment ?" elle vous indiquera la bonne direction. Mais n'analysez pas. Contentez-vous d'observer. Tournez votre attention vers l'intérieur. Sentez l'énergie de l'émotion. S'il n'y a aucune émotion, soyez encore plus attentif à votre champ énergétique, à l'intérieur du corps. C'est la porte d'accès à l'être.

 

 

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Fin du chapitre 1

SUITE

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1 novembre 2013

Eckhart TOLLE, METTRE EN PRATIQUE LE POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT (2/9)

 

 AVERTISSEMENT : la lecture de ce type d'ouvrage, peut-être mal traduit, peut-être mal assimilé, ne peut remplacer l'enseignement d'un maître authentique : une pratique de la méditation mal comprise peut, dans certains cas, s'avérer préjudiciable.

JCP

 

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CHAPITRE DEUX

 

 

L'ORIGINE DE LA PEUR

 

 

La peur psychologique n'a rien à voir avec la peur ressentie face à un danger concret, réel et immédiat. La peur psychologique se présente sous une multitude de formes : un malaise, une inquiétude, de l'anxiété, de la nervosité, une tension, de l'appréhension, une phobie, etc. Ce type de peur concerne toujours quelque chose qui pourrait survenir et non pas ce qui est en train d'arriver. Vous êtes dans l'ici-maintenant tandis que votre mental est dans le futur. Cela crée un hiatus chargé d'anxiété. Et si vous êtes identifié à votre mental et que vous avez perdu contact avec la puissance et la simplicité de l'instant présent, ce hiatus sera votre fidèle compagnon. Vous pouvez toujours composer avec l'instant présent, mais vous ne pouvez pas le faire avec ce qui n'est qu'une projection du mental. Bref, vous ne pouvez pas composer avec le futur.

Tant que vous êtes identifié à votre mental, l'ego mène votre vie. A cause de sa nature fantomatique et en dépit de mécanismes de défense élaborés, l'ego est très vulnérable et inquiet. Il se sent constamment menacé. Ce qui est d'ailleurs le cas, même si de l'extérieur, il donne l'impression d'être sûr de lui. Alors, rappelez-vous qu'une émotion est une réaction du corps à votre mental. Quel message le corps reçoit-il continuellement de l'ego, ce moi faux et artificiel ? Danger, je suis menacé. Et quelle est l'émotion générée par ce message continuel ? La peur bien entendu.

La peur semble avoir bien des causes : une perte, un échec, une blessure, etc. Mais en définitive, tout revient à la peur qu'a l'ego de la mort, de l'anéantissement. Pour l'ego, la mort est toujours au détour du chemin. Dans cet état d'identification au mental, la peur de la mort se répercute sur chaque aspect de votre vie. Par exemple, même une chose apparemment aussi insignifiante et "normale" que le besoin compulsif d'avoir raison et de vouloir donner tort à l'autre - en défendant la position à laquelle vous vous êtes identifié - est due à la peur de la mort. Si vous vous identifiez à cette position mentale et que vous ayez tort, le sens de votre moi, qui est fondé sur le mental, est sérieusement menacé d'anéantissement. En tant qu'ego, vous ne pouvez vous permettre d'avoir tort, puisque cela signifie mourir. Cet enjeu a engendré des guerres et d'innombrables ruptures.

Lorsque vous vous serez désidentifié de votre mental, avoir tort ou raison n'aura aucun impact sur le sens que vous avez de votre identité. Et le besoin si fortement compulsif et si profondément inconscient d'avoir raison, qui est une forme de violence, ne sera plus là. Vous pourrez énoncer clairement et fermement la façon dont vous vous sentez ou ce que vous pensez, mais sans agressivité ni en étant sur la défensive. Le sens de votre identité proviendra alors d'un espace intérieur plus profond et plus vrai que le mental.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Prenez garde à toute manifestation de défensive chez vous. Que défendez-vous alors ? Une identité illusoire, une représentation mentale, une entité fictive? En conscientisant ce scénario, en étant le témoin, vous vous désidentifierez de lui. A la lumière de votre conscience, le scénario inconscient disparaîtra alors rapidement. Ce sera la fin des querelles et des jeux de pouvoir, si corrosifs pour les relations. Le pouvoir sur les autres, c'est de la faiblesse déguisée en force. Le véritable pouvoir est à l'intérieur et il est déjà votre.

Le mental cherche continuellement à dissimuler l'instant présent derrière le passé et le futur. Par conséquent, lorsque la vitalité et le potentiel créatif infini de l'Être, indissociables du moment présent, sont jugulés par le temps, votre nature véritable est éclipsée par le mental. Une charge de temps de plus en plus lourde s'accumule sans cesse dans l'esprit humain. Tous les individus pâtissent sous ce fardeau, mais ils continuent aussi de l'étoffer chaque fois qu'ils ignorent ou nient ce précieux instant, ou le réduisent à un moyen d'arriver à quelque instant futur qui n'existe que dans le mental, jamais dans la réalité. L'accumulation de temps dans le mental humain, collectif ou individuel, comporte également, en quantité immense, des résidus de souffrance passée.

Si vous ne voulez plus créer de souffrance pour vous et pour d'autres, si vous ne voulez plus rien ajouter aux résidus de cette souffrance passée qui vit encore en vous, ne créez plus de temps, ou du moins, n'en créez pas plus qu'il ne vous en faut pour faire face à la vie de tous les jours. Comment cesser de créer du temps ?

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Prenez profondément conscience que le moment présent est toujours uniquement ce que vous avez. Faites de l'instant présent le point de mire principal de votre vie. Tandis qu'auparavant vous habitiez le temps et accordiez de petites visites à l'instant présent, faites du "maintenant" votre lieu de résidence principal et accordez de brèves visites au passé et au futur lorsque vous devez affronter les aspects pratiques de votre vie.

Dites toujours "oui" au moment présent.

 

 

Mettez fin à l'illusion qu'est le temps

 

La clé, c'est de mettre fin à l'illusion qu'est le temps, parce que le temps et le mental sont indissociables. Si vous éliminez le temps du mental, celui-ci s'arrête. Sauf si vous choisissez de vous en servir.

Quand vous êtes identifié au mental, vous êtes prisonnier du temps et une compulsion vous incite à vivre presque exclusivement en fonction de la mémoire et de l'anticipation. Ceci génère une préoccupation permanente face au passé et au futur, une indisponibilité à honorer et à accueillir l'instant présent, ainsi qu'une incapacité à lui permettre d'être. La compulsion naît du fait que le passé vous confère une identité et que le futur comporte une promesse de salut et de satisfaction, sous une forme ou une autre. Passé et futur sont tous deux des illusions.

Plus vous êtes axé sur le temps, c'est à dire le passé et le futur, plus vous ratez le présent, la chose le plus précieuse qui soit.

Et pourquoi l'et-elle ? Parce qu'elle est l'unique chose qui soit. Parce que c'est tout ce qui existe. L'éternel présent est le creuset au sein duquel toute votre vie se déroule, le seul facteur constant. La vie, c'est maintenant. Il n'y a jamais eu un moment où votre vie ne se déroulait pas "maintenant" et il n'y en aura d'ailleurs jamais.

De plus, l'instant présent est l'unique point de référence qui puisse vous transporter au delà des frontières limitées du mental. Il est votre seul point d'accès au royaume intemporel et sans forme de l'Être.

Avez-vous jamais eu une expérience, fait, pensé ou senti quelque chose qui ne se situe pas dans le moment présent ? Pensez-vous que cela puisse vous arriver un jour ? Est-il possible que quelque chose soit en dehors de l'instant présent ? La réponse set évidente n'est-ce pas ?

RIEN NE S'EST JAMAIS PRODUIT DANS LE PASSÉ : CELA S'EST PRODUIT DANS LE PRÉSENT.

RIEN NE SE PRODUIRA JAMAIS DANS LE FUTUR : CELA SE PRODUIRA DANS LE PRÉSENT.

Le mental ne peut pas comprendre l'essence de ce que je suis en train de dire. Toutefois, dès que vous la saisissez, il se produit un basculement de la conscience, du mental à l'Être, du temps à la présence. Tout d'un coup, tout semble vivant, irradie d'énergie, s'anime de l'Être.

 

FIN DU CHAPITRE DEUX

 

SUITE

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1 novembre 2013

Eckhart TOLLE, METTRE EN PRATIQUE LE POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT (3/9)

 

 AVERTISSEMENT : la lecture de ce type d'ouvrage, peut-être mal traduit, peut-être mal assimilé, ne peut remplacer l'enseignement d'un maître authentique : une pratique de la méditation mal comprise peut, dans certains cas, s'avérer préjudiciable.

 

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CHAPITRE TROIS

 

 ACCÉDER AU POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT

 

 

La dimension de l'intemporel introduit une autre sorte de forme d'appréhension de la réalité qui ne "tue" pas l'esprit vivant en chaque créature et en chaque chose. Une appréhension de la réalité qui ne détruit pas le sacré et le mystère de la vie mais qui exprime plutôt un profond amour et une immense révérence pour tout ce qui est. Une appréhension de la réalité dont le mental ne sait rien.

 

EXERCICE

Brisez la vieille habitude qui vous fait nier le moment présent et y résister. Exercez- vous à soustraire votre attention du passé et du futur quand la nécessité ne se présente pas. Sortez de la dimension temporelle autant que vous le pouvez dans le quotidien.

Si vous éprouvez de la difficulté à accéder directement à l'instant présent, exercez-vous d'abord en observant la tendance habituelle de votre mental à vouloir fuir le moment présent. Vous constaterez qu'il imagine en général le futur comme étant meilleur ou pire que le présent. Dans le premier cas, il vous donne de l'espoir et du plaisir par anticipation. Dans le deuxième cas, il crée de l'anxiété. Chaque fois, il s'agit pourtant d'une illusion. En vous observant vous-même, vous pouvez automatiquement devenir plus présent dans votre vie. Dès l'instant où vous prenez conscience que vous n'êtes plus présent, vous l'êtes. Chaque fois que vous pouvez observer votre mental, vous n'êtes plus pris à son piège. Un autre facteur est entré en jeu, quelque chose  qui n'appartient pas au mental, la présence-témoin.

Soyez présent en tant qu'observateur de votre mental, c'est à dire de vos pensées, de vos émotions et de vos réactions dans diverses situations. Accordez au moins autant d'attention à vos réactions qu'à la situation ou à la personne qui vous fait réagir.

Remarquez aussi la répétitivité avec laquelle votre attention se fixe sur le passé ou le futur. Ne jugez pas et n'analysez pas ce que vous observez. Regardez la pensée, sentez l'émotion, surveillez la réaction. N'en faites pas une problématique. Vous sentirez alors quelque chose de plus puissant que n'importe lequel de vos sujets d'observation : la présence calme qui observe de derrière le contenu du mental, le témoin silencieux.

Lorsque certaines situations déclenchent des réactions empreintes d'une forte charge émotive, comme lorsque l'image de soi est menacée, qu'un défi se présente dans votre vie et suscite de la peur, que les choses vont mal ou qu'un nœud émotionnel du passé refait surface, la présence doit se faire intense. Dans de telles situations, vous avez tendance à devenir "inconscient". La réaction ou l'émotion prend totalement possession de vous, vous devenez elle et agissez en fonction d'elle. Vous vous justifiez, vous accusez, vous attaquez, vous vous défendez... Sauf qu'il ne s'agit pas de vous, mais du scénario réactif, du mental dans son habituel mode de survie.

S'identifier au mental, c'est lui donner de l'énergie. Observer le mental, c'est lui enlever de l'énergie. S'identifier au mental accentue la dimension temporelle. Observer le mental donne accès à la dimension intemporelle. L'énergie économisée se transforme en présence. Une fois que vous savez d'expérience ce qu'être présent signifie, il est beaucoup plus aisé de simplement sortir de la dimension temporelle chaque fois que vous n'avez pas besoin du temps pour des raisons pratiques et de plonger davantage dans le présent.

Ceci n'amoindrit pas votre aptitude à vous servir de la dimension temporelle - le passé ou le futur -  quand vous avez besoin d'y faire référence pour des questions d'ordre pratique. Cela n'amoindrit pas non plus votre capacité à employer votre mental. En fait, cela l'améliore. Quand vous utiliserez votre mental, celui-ci sera plus vif, plus pointu.

La personne illuminée maintient toujours son attention dans le présent, celle-ci est tout de même consciente du temps à la périphérie ? Autrement dit, elle continue à  se servir du "temps-horloge" mais est libérée du "temps psychologique.

 

 

Comment se défaire du temps psychologique

Apprenez à utiliser le temps dans les aspects pratiques de votre vie - on pourrait appeler cela le "temps-horloge" -, mais revenez immédiatement à la conscience du moment présent quand les choses pratiques ont été réglées. De cette façon, il n'y aura aucune accumulation du "temps-psychologique", qui est l'identification au passé et la perpétuelle projection compulsive dans le futur.

Si vous vous donnez un objectif et travaillez pour l'atteindre, vous vous servez du "temps-horloge". Vous êtes conscient de la direction que vous voulez prendre, mais vous honorez le pas que vous faites dans le moment et lui accordez votre attention le plus totale. Si vous devenez trop axé sur l'objectif parce que, à travers lui, vous recherchez peut-être le bonheur, la satisfaction et une certaine complétude, vous n'honorez plus le présent. Celui-ci se réduit à un tremplin pour le futur, sans aucune valeur intrinsèque. Le "temps-horloge" se transforme alors en "temps-psychologique". Votre périple n'est alors plus une aventure, mais seulement un besoin obsessionnel d'arriver quelque part, d'atteindre quelque chose, de réussir. Vous ne voyez ni ne sentez plus les fleurs sur le bord du chemin et vous n'êtes plus conscient de la beauté et du miracle de la vie qui sont révélés partout autour de vous quand vous êtes dans l'instant présent.

Désirez-vous toujours être ailleurs que là où vous êtes ? Le "faire" est-il pour vous seulement un moyen d'arriver à une fin ? La satisfaction doit-elle toujours être imminente ou se réduit-elle à des plaisirs de courte durée comme le sexe, la nourriture, la boisson, les drogues, à des sensations fortes et à une certaine surexcitation ? Votre objectif est-il constamment d'atteindre, de devenir et d'accomplir ? Ou bien êtes-vous à la poursuite de nouvelles sensations, d'autres plaisirs ? Croyez-vous qu'en ayant davantage  de possessions vous serez meilleur, plus satisfait ou psychologiquement plus complet ? Attendez-vous qu'un homme ou une femme donne un sens à votre vie ?

Dans l'état de conscience normal non éveillé, c'est à dire quand on s'identifie au mental, le pouvoir et l'infini potentiel créatif qui sont dissimulés dans le présent sont complètement éclipsés par le temps psychologique. Votre vie perd alors sa vitalité, sa fraîcheur et son sens de l'émerveillement. Les vieux scénarios de pensées, d'émotions, de comportements, de réactions et de désirs sont rejoués à l'infini. C'est là un script mental qui vous procure une sorte d'identité mais qui, en fait, déforme ou dissimule la réalité qu'est le présent. Et le mental fait alors du futur une obsession pour échapper à un présent insatisfaisant.

Ce que vous percevez comme le futur fait intrinsèquement partie de votre état de conscience dans le moment présent. Si votre mental traîne un lourd fardeau de passé, vous répèterez les mêmes expériences, car sans présence, le passé se perpétue de lui-même. La qualité de votre conscience dans cet instant-ci façonne votre futur qui, bien sûr, ne pourra être vécu que dans le présent.

 

SI LA QUALITÉ DE VOTRE CONSCIENCE A CE MOMENT-CI DÉTERMINE LE FUTUR, QU'EST-CE QUI DÉTERMINE LA QUALITÉ DE VOTRE CONSCIENCE ? VOTRE DEGRÉ DE PRÉSENCE. PAR CONSÉQUENT, LE SEUL DOMAINE A PARTIR DUQUEL LE VÉRITABLE CHANGEMENT PEUT S'OPÉRER ET OÙ LE PASSÉ PEUT SE DISSOUDRE, C'EST LE PRÉSENT.

 

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Il se peut qu'il vous soit difficile de reconnaître que le temps est à l'origine de votre souffrance ou de vos problèmes. Vous pensez en effet qu'ils sont occasionnés par des situations particulières dans votre vie, ce qui est vrai, si on considère la chose d'un point de vue conventionnel. Mais à moins que vous ne vous attardiez au dysfonctionnement du mental qui cause les problèmes, c'est à dire son attachement au passé et au futur ainsi que sa dénégation du présent, vos problèmes sont en fait interchangeables.

Si, par miracle, tous vos problèmes ou tout ce que vous percevez comme étant la cause de vos souffrances ou de vos malheurs étaient miraculeusement effacés aujourd'hui, sans que vous soyez devenu plus présent et plus conscient, vous vous retrouveriez tôt ou tard avec un ensemble semblable de problèmes ou de souffrances, comme si une ombre vous suivait où que vous alliez. En fin de compte, il n'y a qu'un problème : le mental prisonnier des mailles du temps.

Le salut n'existe pas dans le temps. Vous ne pouvez être libre dans le futur.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

La clé de la liberté, c'est la présence, vous ne pouvez être libre que dans l'instant présent.

Comment découvrir votre vie derrière vos conditions de vie actuelles

 

Ce que vous appelez "votre vie" devrait plutôt s'appeler plus justement "vos conditions de vie". Il s'agit de temps psychologique, du passé et du futur. Dans le passé, certaines choses ne se sont pas déroulées comme vous le vouliez. Vous résistez encore à ce qui s'est produit alors et à ce qui est maintenant. L'espoir vous fait vivre, mais il maintient votre attention sur le futur. Et c'est ce regard fixé sur le futur qui perpétue votre refus du présent et qui vous rend ainsi malheureux.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Oubliez un peu vos conditions de vie pendant un instant et prêtez attention à votre vie.

Vos conditions de vie existent dans un cadre temporel.

Votre vie, c'est l'instant présent.

Vos conditions de vie sont le produit du mental.

Votre vie est réelle.

 

Trouvez le "passage étroit qui vous conduit à la vie". On l'appelle l'instant présent. Ramenez votre vie au moment présent. Vos conditions de vie sont peut-être très problématiques, ce qui est le cas de la plupart des gens, mais essayez de voir si vous avez un problème en ce moment même. Pas demain ni dans dix minutes, mais maintenant. Avez-vous un problème maintenant ?

Lorsque vous êtes envahi par les problèmes, il ne reste aucune place pour la nouveauté ou les solutions. Alors, chaque fois que vous le pouvez, faites un peu de place à tout cela et vous trouverez votre vie qui se cache derrière vos conditions de vie.

 

 

EXERCICE

Utilisez pleinement vos sens. Soyez véritablement là où vous êtes. Regardez autour de vous. Simplement, sans interpréter. Voyez la lumière, les formes, les couleurs, les textures. Soyez conscient de la présence silencieuse de chaque objet, de l'espace qui permet à chaque chose d'être.

Écoutez les bruits sans les juger. Entendez le silence qui les anime. Touchez quelque chose, n'importe quoi, et sentez et reconnaissez son essence.

Observez le rythme de votre respiration. Sentez l'air qui entre et qui sort de vos poumons, sentez l'énergie de vie qui circule dans votre corps. Laissez chaque chose être, au dedans comme au dehors.

 

Reconnaissez en chaque chose son "être-là".

Plongez totalement dans le présent.

De la sorte, vous laissez derrière vous le monde assourdissant du mental et du temps. *

 

Vous sortez de la folie de ce mental qui vous dépouille de votre énergie vitale et qui empoisonne et détruit la Terre. Vous sortez du rêve qu'est le temps pour arriver dans le présent.

 

* Selon la traductrice : "De la sorte, vous laissez derrière vous le monde assourdissant de l'abstraction mentale, du temps."  (Contresens probable).

 
 

 

Tous les problèmes sont des illusions du mental

 

EXERCICE

Fixez votre attention sur le présent et dites-moi quel est votre problème maintenant.

 

Je n'obtiens aucune réponse de votre part parce qu'il est impossible d'avoir un problème lorsque votre attention est totalement dans le présent. Une situation a besoin d'être acceptée telle qu'elle est ou d'être solutionnée. Bon. Pourquoi en faire un problème ? Pourquoi faire de quoi que ce soit un problème ? La vie ne vous met-elle pas suffisamment au défi comme ça ? A quoi vous servent les difficultés ?

Inconsciemment, le mental les adore parce qu'elles vous confèrent, disons, une sorte d'identité. Ceci est la norme, mais c'est de la folie. Avoir un problème veut dire que vous vous appesantissez mentalement sur une situation sans qu'il y ait une véritable intention ou possibilité de passer immédiatement à l'action et que vous l'assimilez au sens que vous avez de votre identité personnelle. Vous êtes tellement pris par vos conditions de vie que vous perdez le sens même de votre vie, de votre Être. Ou bien vous entretenez mentalement le fardeau malsain de la centaine de choses que vous ferez peut-être ou pas dans le futur au lieu de fixer votre attention sur "la" chose que vous pouvez faire maintenant.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Quand vous créez un problème, vous créez de la souffrance. Tout ce qu'il faut, c'est simplement faire un choix, prendre une décision. C'est se dire, quoi qu'il arrive : je ne me créerai plus de souffrance. Je ne me créerai plus de difficultés.

 

Même s'il s'agit d'un choix simple, celui-ci est aussi très radical. Vous ne pouvez faire ce choix à moins d'en avoir vraiment ras le bol, d'en avoir vraiment assez. Et vous ne pourrez pas passer à travers si vous ne réussissez pas à accéder au pouvoir du moment présent. Si vous arrêtez de vous faire souffrir, vous arrêtez également de faire souffrir les autres, de polluer notre belle planète Terre, votre espace intérieur et la psyché humaine collective avec la négativité inhérente à la création de tout problème.

Si vous vous êtes déjà trouvé dans une situation de vie ou de mort, vous savez que celle-ci n'était pas un problème. En fait, le mental n'a pas eu le temps de tergiverser et d'en faire un problème. En cas de véritable urgence, le mental fige et vous devenez totalement disponible au moment présent.

 

 

La joie de l'être

Pour vous faire réaliser que vous avez permis au temps psychologique de prendre possession de vous, il vous suffit de faire référence à un critère simple.

 

 

EXERCICE

Demandez-vous s'il y a de la joie, de l'aisance et de la légèreté dans ce que vous entreprenez. S’il n'y en a pas, c'est que le temps a pris le dessus, que le moment présent est passé à l'arrière-plan, et que la vie est perçue comme un fardeau ou un combat.

 

S'il n'y a ni joie, ni facilité, ni légèreté dans ce que vous entreprenez, cela ne veut pas nécessairement dire que vous devez modifier ce que vous faites. Il suffit probablement d'en changer les modalités, le comment. Les modalités sont toujours plus importantes que l'action elle-même. Voyez si vous pouvez accorder plus d'attention au "faire" qu'au résultat que vous cherchez à atteindre. Accordez l'attention la plus totale à ce que l'instant présent peut offrir. Ceci sous-entend que vous acceptiez totalement ce qui est, parce que vous ne pouvez accorder votre totale attention à quelque chose et y résister.

 

Dès que vous honorez le moment présent, tout malheur et tout combat disparaissent, et la vie se met à couler dans la joie et la facilité.

 

Quand vous agissez en fonction de la conscience que vous avez dans le moment présent, tout ce que vous faites est imprégné d'une certaine qualité, d'un certain soin et d'un certain amour, même le plus simple des gestes.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Ne vous préoccupez pas des résultats de vos actions, accordez simplement votre attention à l'action elle-même. Le résultat arrivera de lui-même. Ceci est un exercice spirituel puissant.

 

Lorsque la compulsion à fuir le présent cesse, la joie de l'Être afflue dans tout ce que  vous entreprenez. Dès l'instant où votre attention se tourne vers le présent, vous sentez une présence, un calme, une paix en vous. Vous ne dépendez plus du futur pour vous sentir satisfait ou comblé, vous n'attendez plus de lui le salut. Par conséquent, vous n'êtes plus attaché aux résultats. Ni l'échec ni le succès n'ont le pouvoir de modifier votre état intérieur, votre Être. Vous avez alors découvert la vie qui se cachait derrière vos conditions de vie.

Une fois le temps psychologique disparu, le sens de votre moi profond provient de l'Être et non du passé de votre personnalité. Par conséquent, le besoin psychologique de devenir quelqu'un d'autre que ce que vous êtes déjà n'existe plus. Dans le monde extérieur, sur le plan de vos conditions de vie, vous pouvez bien sûr devenir quelqu'un de riche et d'érudit qui a réussi et qui s'est libéré de ceci ou de cela. Mais sur le plan profond de l'Être, vous êtes complet et entier maintenant.

 

 

La conscience intemporelle

Lorsque chaque cellule de votre corps est tellement présente que vous y sentez vibrer la vie et que, chaque instant, vous la ressentez comme la joie d'Être, on peut dire, alors, que vous êtes libéré du temps.

 

ÊTRE LIBÉÉ DU TEMPS, C'EST PSYCHOLOGIQUEMENT NE PLUS AVOIR BESOIN DU PASSÉ POUR ASSUMER VOTRE IDENTITÉ NI DU FUTUR POUR VIVRE VOTRE PLÉNITUDE. VOUS NE POUVEZ IMAGINER TRANSFORMATION PLUS PROFONDE DE LA CONSCIENCE.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Une fois que vous avez goûté fugitivement à l'état de conscience intemporel, vous commencez un aller-retour entre les dimensions du temps et de la présence. Vous prenez d'abord conscience du fait que votre attention est rarement dans l'instant présent. Et de savoir que vous n'êtes pas présent constitue déjà une grande réussite : cette reconnaissance est, en soi, une forme de présence, même si, initialement, elle ne dure que quelques secondes de temps-horloge avant d'être reperdue. Puis, vous choisissez de plus en plus souvent de focaliser votre conscience sur l'instant présent plutôt que sur le passé ou le futur, et chaque fois que vous réalisez que vous avez perdu de vue le présent, vous saurez y rester, non seulement quelques secondes, mais plus longtemps du point de vue du temps-horloge. Alors, avant d'être fermement ancré dans l'état de présence, c'est à dire avant d'être totalement conscient, vous faites des allers-retours répétitifs pendant un certain temps, entre la conscience et l'inconscience, entre la présence et l'identification au mental. Vous perdez de vue le présent et vous y retournez. Puis, la présence finit par devenir votre état prédominant.

 

 

 

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 FIN DU CHAPITRE TROIS

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1 novembre 2013

Eckhart TOLLE, METTRE EN PRATIQUE LE POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT (4/9)

 

 AVERTISSEMENT : la lecture de ce type d'ouvrage, peut-être mal traduit, peut-être mal assimilé, ne peut remplacer l'enseignement d'un maître authentique : une pratique de la méditation mal comprise peut, dans certains cas, s'avérer préjudiciable.

 

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CHAPITRE QUATRE

 

 

ÉLIMINER L'INCONSCIENCE

 

 

Il est donc nécessaire d'introduire dans votre vie plus de conscience dans des situations ordinaires où tout se passe en douceur. Ainsi, vous intensifierez votre capacité à être présent. Cette présence génère en vous et autour de vous un champ énergétique d'une fréquence vibratoire élevée. Aucune inconscience, négativité, discorde, ou violence entrant dans ce champ ne peut y survivre, pas plus que l'obscurité ne peut résister à la lumière.

En apprenant à être le témoin de vos pensées et de vos émotions, ce qui fait essentiellement partie de la capacité à être présent, vous serez peut-être surpris de constater pour la première fois le "parasitage de fond" propre à la conscience ordinaire. Vous serez étonné aussi de noter la rareté des moments - sinon leur totale absence - où vous vous sentez véritablement bien.

Dans vos pensées, vous verrez beaucoup de résistance sous forme de jugement, d'insatisfaction et de projections mentales. Celles-ci vous éloigneront de toutes du présent. Sur le plan émotionnel, il y aura un courant sous-jacent de malaise, de tension, d'ennui ou e nervosité. Ce sont deux des aspects du mental dans son mode de résistance habituel.

 

 

EXERCICE

 

Observez les nombreuses façons dont le malaise, l'insatisfaction et la tension se traduisent chez vous par le jugement inutile, la résistance à ce qui est et la dénégation du présent.

Tout ce qui est inconscient se résorbe lorsque vous envoyez la lumière de la conscience sur tout cela.

 

Quand vous saurez comment faire disparaître l'inconscience ordinaire, la lumière de votre présence brillera plus vivement et il vous sera beaucoup plus facile de faire face à l'inconscience profonde lorsque vous sentirez qu'elle vous happe. Toutefois, l'inconscience ordinaire peut ne pas être facile à détecter au départ, tant elle est normale.

 

 

EXERCICE

 

Prenez l'habitude de suivre de près votre mental émotionnel en vous observant. Il est bon de vous demander : "Suis-je à l'aise, en ce moment ?" Ou bien "Qu'est-ce qui se passe en moi en ce moment ?"

 

Soyez au moins aussi intéressé par ce qui se passe en vous que par ce qui se passe à l'extérieur. Si vous saisissez bien l'intérieur, tout ira bien à l'extérieur. La réalité première est à l'intérieur, et la réalité secondaire, à l'extérieur.

 

 

EXERCICE

 

Mais ne vous précipitez pas pour répondre à ces questions. Dirigez votre attention vers l'intérieur. Jetez un coup d'œil en vous.

Quel genre de pensées votre mental est-il en train de produire ? Que ressentez-vous ?

Tournez votre attention vers le corps. Y a-t-il des tensions ? Une fois que vous avez déterminé qu'il y a effectivement en vous un certain degré de malaise, ce "parasitage de fond", essayez de trouver de quelle manière vous évitez ou niez la vie, ou y résistez. C'est à dire comment vous reniez le présent.

 

Les gens utilisent bien des façons de résister au moment présent. Je vais vous en donner quelques exemples. La pratique vous permettra d'aiguiser votre capacité à vous observer, à surveiller votre état intérieur.

 

Où que vous soyez, soyez-y totalement

 

Êtes-vous stressé ? Êtes-vous si pressé d'arriver au futur que le présent n'est plus qu'une étape ? Le stress est provoqué par le fait que l'on soit "ici" tout en voulant être "là", ou que l'on soit dans le présent tout en voulant être dans le futur. C'est une division qui vous déchire intérieurement.

Le passé retient-il une grande partie de votre attention ? Vous arrive-t-il souvent d'en parler et d'y penser, en bien et en mal ? S'agit-il des grandes choses que vous avez accomplies, de vos aventures ou de vos expériences ? Ressassez-vous votre passé de victime et les affreuses choses que l'on vous a faites ou que vous avez faites à quelqu'un?

Vos mécanismes mentaux sont-ils en train d'engendrer de la culpabilité, de l'orgueil, du ressentiment, de la colère, du regret ou de l'apitoiement sur vous-même ? Alors, non seulement vous renforcez un faux sentiment de moi, mais vous accélérez également le processus de vieillissement de votre corps en provoquant une accumulation de passé dans votre psyché. Vérifiez cela en observant autour de vous ceux qui ont une forte tendance à s'accrocher au passé.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Laissez mourir le passé à chaque instant.

Vous n'en avez pas besoin. N'y faites référence lorsque c'est absolument de mise pour le présent. Ressentez le pouvoir de cet instant et la plénitude de l'Être.

Sentez votre présence.

 

Êtes-vous inquiet ? Avez-vous souvent des pensées anticipatoires ? Dans ce cas, vous vous identifiez à votre mental, qui se projette dans une situation future imaginaire et crée de la peur. Il n'y a aucun moyen de faire face à cette situation, car elle n'existe pas. C'est un ectoplasme mental.

Vous pouvez mettre fin à cette folie corrosive qui sape votre santé et votre vie : il vous suffit d'appréhender l'instant présent.

 

 

EXERCICE

 

Prenez conscience de votre respiration. Sentez le mouvement de l'air qui entre et sort de vos poumons. Ressentez le champ énergétique en vous. Tout ce que vous aurez jamais à affronter et à envisager dans la vie réelle, c'est à cet instant. Alors que vous ne pouvez le faire dans le cas de projections mentales imaginaires.

Demandez-vous quel "problème" vous avez à l'instant, et non celui que vous aurez l'an prochain, demain ou dans cinq minutes. Qu'est-ce qui ne va pas en ce moment ?

 

Vous pouvez toujours composer avec le présent, mais vous ne pourrez jamais composer avec le futur. Et vous n'avez pas à le faire. La réponse, la force, l'action ou la ressource juste se présenteront lorsque vous en aurez besoin. Ni avant ni après.

Êtes-vous quelqu'un qui attend généralement ? Quel pourcentage de votre vie passez-vous à attendre ? Ce que j'appelle "l'attente à petite échelle", c'est faire la queue au bureau de poste, être pris dans un bouchon de circulation, ou à l'aéroport. Ou encore anticiper l'arrivée de quelqu'un, la fin d'une journée de travail, etc. "L'attente à grande échelle", c'est espérer les prochaines vacances, un meilleur emploi, le succès, l'argent, le prestige, l'illumination. C'est attendre que les enfants grandissent et qu'une personne vraiment importante arrive dans votre vie. Il n'est pas rare que des gens passent leur vie à attendre pour commencer à vivre.

Attendre est un état d'esprit. En résumé, vous voulez le futur, mais non le présent. Vous ne voulez pas de ce que vous avez et désirez ce que vous n'avez pas. Avec l'attente, peu importe sa forme, vous suscitez inconsciemment un conflit intérieur entre votre ici-maintenant, où vous ne voulez pas être, et le futur projeté que vous convoitez. Cela réduit grandement la qualité de votre vie en vous faisant perdre le présent.

Par exemple, bien des gens attendent que la prospérité vienne. Mais celle-ci ne peut arriver dans le futur Lorsque vous honorez, reconnaissez et acceptez pleinement votre réalité présente et ce que vous avez - c'est à dire le lieu où vous êtes, ce que vous êtes et ce que vous faites dans le moment -, vous éprouvez de la reconnaissance pour ce que vous avez, pour ce qui est, pour le fait d'Être. La gratitude envers le moment présent et la plénitude de la vie présente, voilà ce qu'est la vraie prospérité. Celle-ci ne peut survenir dans le futur. Alors, avec le temps, cette prospérité se manifeste pour vous de différentes façons.

Si vous êtes insatisfait de ce que vous avez, ou même frustré ou en colère face à un manque actuel, cela peut vous motiver à devenir riche. Mais même avec des millions, vous continuerez à éprouver intérieurement un manque et, en profondeur, l'insatisfaction sera toujours là. Vous avez peut-être vécu de nombreuses expériences passionnantes qui peuvent s'acheter, mais elles sont éphémères et vous laissent toujours un sentiment de vide et le besoin d'une plus grande gratification physique ou psychologique. Vous ne vivez donc pas dans l'Être et, par conséquent, ne sentez pas la plénitude de la vie maintenant, qui est la seule véritable prospérité.

 

 

EXERCICE

 

Cessez d'attendre, n'en faites plus un état d'esprit. Lorsque vous vous surprenez à glisser vers cet état d'esprit, secouez-vous. Revenez au moment présent. Contentez-vous d'être et dégustez ce fait d'être. Si vous êtes présent, vous n'avez jamais besoin d'attendre quoi que ce soit. Ainsi donc, la prochaine fois que quelqu'un vous dira : Désolé de vous faire attendre", vous pourrez répondre ; "Ça va. Je n'attendais pas. J'étais tout simplement là, à m'amuser !"

 

Voilà seulement quelques-unes des stratégies habituelles qui font partie de l'inconscience ordinaire et que le mental utilise pour nier le moment présent. Elles font tellement partie de la vie normale, du "parasitage de fond", qu'il est facile de les ignorer. Mais plus on surveille son état mental et émotionnel intérieur, plus il est facile de savoir quand on s'est fait prendre au piège du passé et du futur. Plus il est facile de se rendre compte qu'on a été inconscient et de sortir du rêve du temps pour revenir au présent.

Mais attention : le faux-moi, tourmenté et fondé sur l'identification au mental vit du temps. Il sait que le moment présent signe son arrêt de mort et se sent de ce fait très menacé par lui. Il fera tout ce qu'il pourra pour vous en éloigner. Il essaiera de vous maintenir à tout prix dans le temps.

 

 

 

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Dans un certain sens, l'état de présence peut se comparer à de l'attente. Il existe une autre sorte d'attente dont la qualité est très différente et qui exige de votre part une vigilance totale. Quelque chose pourrait se manifester à tout moment, si vous n'êtes pas totalement éveillé, totalement immobile, vous passerez à côté. Dans cet état, toute votre attention se trouve dans le présent. Il n'en reste rien pour rêvasser, penser, se souvenir et anticiper l'avenir. Il n'y a là aucune tension ni aucune peur : seulement une présence vigilante. Vous êtes présent à tout votre être, à chaque cellule de votre corps.

Dans cet état, le "vous" qui a un passé et un futur, la personnalité si vous voulez, n'est quasiment plus là. Et pourtant, rien de significatif n'est perdu. Vous êtes encore essentiellement vous-même. En fait, vous êtes plus totalement vous-même que vous ne l'avez jamais été, ou plutôt ce n'est que dans le "maintenant" que vous êtes véritablement vous-même.

 

 

Le passé ne peut survivre en votre présence

 

Tout ce que vous avez besoin de savoir au sujet de votre passé inconscient, les défis du présent vous l'apporteront. Si vous commencez à fouiller votre passé, ce sera un trou sans fond, car vous trouverez toujours autre chose. Vous croyez peut-être qu'il vous faudra plus de temps pour comprendre le passé ou vous en libérer, donc que le futur finira par vous en délivrer. C'est là une illusion. Seul le présent peut vous amener à cela. Vous ne pouvez vous défaire du temps en y mettant du temps.

SACHEZ ACCÉDER AU POUVOIR DE L'INSTANT PRÉSENT. C'EST LA CLÉ. CE N'EST RIEN D'AUTRE QUE LE POUVOIR DE VOTRE PRÉSENCE, DE VOTRE CONSCIENCE LIBÉRÉE DES FORMES-PENSÉES.

Alors, faites face au passé à partir du présent. Plus vous accordez d'attention au passé, plus vous lui donnez d'énergie et plus vous êtes susceptible d'en faire un "moi". Ne vous méprenez pas : il est essentiel d'être attentif, mais pas au passé en tant que tel. Accordez de l'attention au présent : à votre comportement, à vos réactions, à vos humeurs, à vos pensées, à vos émotions, à vos peurs et à vos désirs à mesure qu'ils se présentent dans l'instant présent. C'est cela votre passé. Si vous pouvez être suffisamment présent pour observer toutes ces choses, non pas avec un regard critique ou analytique, mais sans les juger, alors vous faites face au passé et le dissipez par le pouvoir de votre présence.

VOUS NE POUVEZ VOUS TROUVER EN RETOURNANT DANS LE PASSÉ, MAIS C'EST POSSIBLE EN REVENANT DANS LE PRÉSENT.

 

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 FIN DU CHAPITRE 4

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1 novembre 2013

Eckhart TOLLE, METTRE EN PRATIQUE LE POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT (5/9)

 

AVERTISSEMENT : la lecture de ce type d'ouvrage, peut-être mal traduit, peut-être mal assimilé, ne peut remplacer l'enseignement d'un maître authentique : une pratique de la méditation mal comprise peut, dans certains cas, s'avérer préjudiciable.

 

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 SUITE DU CHAPITRE 4

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CHAPITRE CINQ

 

 

LA BEAUTÉ NAÎT DANS LE CALME DE LA PRÉSENCE

 

 

Il faut une certaine présence pour avoir conscience de la beauté, de la majestuosité et du sacré de la nature. Vous est-il jamais arrivé, par une belle nuit, de vous perdre du regard dans l'infini de l'espace et d'être ému par son immobilité absolue et son inconcevable immensité ? Avez-vous déjà écouté le murmure d'un torrent alpin dans la forêt ? Ou encore, le chant d'un merle en plein été, au crépuscule ?

Pour prendre conscience de telles choses, il faut que le mental se soit tu. Vous devez mettre momentanément de côté votre fardeau de problèmes, votre charge de passé et de futur, ainsi que toutes vos connaissances. Sinon, vous verrez, mais sans vraiment voir, vous entendrez sans vraiment entendre. Vous devez être totalement présent.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Au delà de la beauté des formes extérieures, il y a plus. Il y a quelque chose d'indéfinissable qui n'a pas de nom. Il y a une essence intérieure, profonde et sacrée. Là où il y a de la beauté, cette essence transparaît d'une façon ou d'une autre. Elle ne vous est révélée que si vous êtes présent.

Serait-il possible que cette essence indicible et votre présence soient une seule et même chose ?

Cette essence indescriptible serait-elle là sans votre présence ? Sondez-la en profondeur et découvrez la réponse.

 

Atteindre la conscience pure

Chaque fois que vous observez le mental, vous dégagez votre conscience des formes du mental et celle-ci devient alors ce qu'on appelle l'observateur ou encore le témoin. Par conséquent, le témoin - conscience pure au delà de toute forme - se renforce et les élaborations du mental faiblissent. En agissant de la sorte, vous personnalisez un évènement qui a vraiment une portée cosmique : à travers vous, la conscience sort de son rêve d'identification à la forme et se dissocie d'elle. Ceci laisse présager un évènement, déjà commencé en partie, mais encore dans le lointain futur du temps-horloge : LA FIN DU MONDE TEL QU'ON LE CONNAÎT

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Pour rester présent dans la vie quotidienne, il faut être bien ancré en soi, bien enraciné. Sinon, le mental vous entraînera dans son flot comme une rivière en furie, car son mouvement d'entraînement est incroyable.

Je veux dire habiter votre corps totalement. Avoir constamment votre attention en partie fixée sur le champ énergétique de votre corps. Sentir votre corps de l'intérieur, pour ainsi dire. La conscience du corps vous fait rester présent et vous ancre dans le présent.

 

Le corps visible et tangible ne peut vous amener à l'Être. Ce n'est qu'une enveloppe, ou plutôt une perception limitée et déformée d'une réalité plus profonde. Dans votre état naturel de rapport intime avec l'Être, cette réalité plus profonde est ressentie à chaque instant : c'est le corps subtil et invisible, la présence qui vous anime. Alors, "habiter son corps", c'est sentir le corps de l'intérieur, sentir la vie en vous et, par conséquent, découvrir que vous êtes autre chose au delà de la forme extérieure.

Tant que votre mental accapare toute votre attention, vous êtes coupé de votre Être. Lorsque c'est le cas - et pour la plupart des gens ça l'est continuellement -, vous n'êtes pas dans votre corps. Le mental absorbe toute votre conscience et la transforme en "balivernes mentales". Vous ne pouvez cesser de penser.

Pour devenir conscient de l'Être, vous devez vous réapproprier votre conscience, au détriment du mental. C'est l'une des tâches les plus fondamentales de votre voyage spirituel. Ceci démobilisera toute la conscience auparavant mobilisée par la pensée compulsive et inutile. Une façon très efficace de le faire consiste tout simplement à détourner votre attention de la pensée pour la diriger vers le corps, là où vous pouvez d'emblée sentir l'Être sous la forme du champ énergétique invisible qui donne vie à ce que l'on perçoit comme le corps physique.

 

Comment entrer en contact avec votre corps subtil

Essayez tout de suite, s'il vous plaît. Fermez les yeux : cela pourra peut-être vous aider. Plus tard, quand il vous sera devenu facile et naturel d'être dans le corps, ceci ne sera plus nécessaire.

 

 

EXERCICE

 

Dirigez votre attention sur le corps. Sentez- le de l'intérieur. Est-il vivant ? Sentez-vous la vitalité dans vos mains, vos bras, vos jambes, vos pieds, votre abdomen, votre poitrine ?

Sentez-vous le subtil champ énergétique qui infuse tout votre corps et vitalise chaque organe et chaque cellule ? Le sentez-vous simultanément dans toutes les parties du corps comme un seul et unique champ énergétique ?

Maintenez votre attention sur votre corps subtil pendant quelques instants. Ne vous mettez pas à y penser. Sentez-le seulement.

 

Plus vous y accordez d'attention, plus la sensation se clarifie et s'intensifie. Vous aurez l'impression que chacune de vos cellules se vivifie, et, si vous êtes très visuel, il se peut que vous perceviez votre corps sous la forme d'une image lumineuse.

Même si une telle image peut temporairement vous aider, accordez davantage d'attention à la sensation qu'à toute image pouvant se présenter. Peu importe sa beauté ou sa force, une image a déjà une forme définie. Elle empêche donc la sensation de s'approfondir.

 

 

Habiter pleinement son corps

Faites en une méditation. Cela n'a pas besoin d'être long. Dix à quinze minutes suffisent. Assurez-vous tout d'abord qu'aucune distraction extérieure - le téléphone - ou des gens, ne viendra vous déranger.

 

 

EXERCICE

 

Installez-vous sur une chaise sans vous renverser vers l’arrière. Gardez la colonne vertébrale bien droite. Ceci vous aidera à rester alerte. Ou bien alors, adoptez votre position préférée de méditation.

Assurez-vous que votre corps est détendu. Fermez les yeux et prenez quelques respirations profondes. Sentez-vous respirer dans la partie basse de l'abdomen, pour ainsi dire. Observez les légères expansion et contraction qui se produisent à l'inspiration et à l'expiration.

Puis prenez conscience du champ énergétique du corps tout entier. Ne réfléchissez pas à ce qui se passe ; ressentez-le plutôt. De cette manière, vous ne laissez pas le mental s'approprier votre conscience. Si cela peut vous être utile, servez-vous de la méditation de la lumière dont j'ai déjà parlé.

Quand vous arrivez à clairement sentir le corps subtil comme un seul champ énergétique, laissez aller, si c'est possible, toute image pour vous concentrer exclusivement sur la sensation. Si c'est possible aussi, abandonnez toute image mentale que vous pouvez encore avoir du corps physique. Ce qui reste alors, c'est une sensation de présence ou "d'être" qui englobe tout et l'impression que me corps énergétique n'a pas de frontière.

Puis concentrez votre attention encore plus profondément sur cette sensation. Ne faites plus qu'un avec elle, fusionnez avec votre champ énergétique afin d''éliminer toute dualité perceptuelle observateur-observé entre vous et votre corps. La distinction entre l'intérieur et l'extérieur se dissipe ; dorénavant, il n'y a plus de corps énergétique. En descendant profondément dans le corps, vous l'avez transcendé. Restez dans ce royaume de pur Être aussi longtemps que vous êtes à l'aise. Puis, reprenez conscience de votre corps physique, de votre respiration et de vos sens, et ouvrez les yeux.

Pendant quelques minutes, regardez autour de vous de façon méditative, c'est è dire sans étiquetage mental, tout en continuant à sentir votre corps énergétique.

 

Lorsque vous avez accès à ce royaume dépourvu de formes, vous êtes vraiment libéré du lien avec la forme et de toute identification à celle-ci. Il s'agit de la vie sous son aspect non particularisé, telle qu'elle existe avant sa fragmentation en la multiplicité. On pourrait l'appeler le non-manifeste, la source invisible de toutes choses. L'Être à l'intérieur de tous les êtres. C'est un royaume d'immobilité et de paix profonde, mais aussi de grande joie et d'intense vitalité. Chaque fois que vous faites preuve de présence, vous devenez dans une certaine mesure perméable à la lumière, à la conscience pure qui émane de cette source. Vous prenez également conscience que cette lumière n'est pas dissociée de ce que vous êtes et qu'elle constitue au contraire votre essence même.

Lorsque votre conscience est dirigée vers l'extérieur, le monde et le mental voient le jour. Lorsqu'elle est dirigée vers l'intérieur, elle actualise sa propre source et retourne à sa demeure originelle dans le non-manifeste.

Puis, quand votre conscience revient vers le monde manifeste, vous retrouvez l'identité de la forme que vous avez temporairement délaissée. De nouveau, vous avez un nom, un passé, des conditions de vie, un futur. Mais, essentiellement, vous n'êtes plus la même personne, car vous avez fugitivement eu un aperçu d'une réalité en vous qui n'est pas "de ce monde", bien qu'elle n'en soit pas dissociée, tout comme elle n'est pas dissociée de vous.

Laissez votre pratique spirituelle être la suivante :

 

 

EXERCICE

 

Quand vous vaquez à vos occupations, n'accordez pas toute votre attention au monde extérieur et à votre mental. Maintenez-en une partie vers l'intérieur. Il a déjà été question de cela précédemment.

Sentez votre corps subtil même quand vous êtes occupé par vos activités quotidiennes, en particulier dans le cadre de vos relations ou quand vous vous trouvez dans la nature. Sentez l'immobilité au plus profond de vous. Maintenez cette porte d'accès ouverte.

Il est tout à fait possible d'être conscient du non-manifeste dans votre vie. Il se présente comme une sensation profonde de paix à l'arrière-plan, une tranquillité qui ne vous quitte jamais, peu importe ce qui se produit dans le monde extérieur. Vous devenez un pont entre le non-manifeste et le manifeste, entre Dieu et le monde.

Ceci est l'état de rapport intime avec la source que nous appelons illumination.

 

 

Créez en vous de profondes racines

La clé, c'est d'être en contact permanent avec votre corps subtil, de le sentir en tout temps. Ceci approfondira et transformera rapidement votre vie. Plus vous dirigez votre conscience sur le corps énergétique, plus la fréquence de ses vibrations s'amplifie, un peu comme augmente l'intensité d'une ampoule quand vous tournez le rhéostat. À ce niveau vibratoire plus élevé, la négativité ne peut plus vous perturber et vous tendez naturellement à vous attirer des situations nouvelles qui reflètent cette fréquence vibratoire.

Si vous maintenez le plus possible votre attention sur votre corps énergétique, vous serez ancré dans le présent et ne vous égarerez ni dans le monde extérieur ni dans le mental. Les pensées et les émotions, les peurs et les désirs, seront dans une certaine mesure encore présents, mais du moins, ils ne prendront pas le dessus.

 

 

EXERCICE

Veuillez s'il vous plaît observer ce vers quoi est dirigée votre attention en ce moment. Vous êtes en train de m'écouter ou de me lire. C'est le point de mire de votre attention. Vous avez aussi une conscience périphérique du lieu où vous vous trouvez, des personnes qui vous entourent, etc. Il se peut en outre qu'une certaine activité mentale se joue autour de ce que vous entendez ou lisez, que votre mental émette des commentaires.

Il n'est cependant pas nécessaire que rien de ceci retienne toute votre attention; Voyez si vous pouvez en même temps être en contact avec votre corps subtil. Maintenez une partie de votre attention vers l'intérieur. Ne la laissez pas se tourner entièrement vers l'extérieur. Sentez votre corps entier de l'intérieur, comme un seul et unique champ énergétique. Comme si vous écoutiez ou lisiez avec tout votre corps. Exercez-vous à cela au cours des jours ou des semaines à venir.

N'accordez pas la totalité de votre attention au mental et au monde extérieur. Concentrez-vous sur ce que vous faites, bien sûr, mais sentez en même temps votre corps énergétique aussi souvent que possible. Restez en contact avec vos racines intérieures. Surveillez ensuite comment ceci modifie l'état de votre conscience et la qualité de ce que vous faites.

S'il vous plaît, n'acceptez pas simplement ce que je vous dis. Faites en l'essai vous même.

 

 

Comment renforcer le système immunitaire

Il existe une méditation simple mais puissante d'auto-guérison que vous pouvez faire à tout moment, quand vous sentez le besoin de renforcer votre système immunitaire. Elle s'avère particulièrement efficace si vous la pratiquez quand vous sentez les premiers symptômes d'une maladie. Mais elle fonctionne également dans le cas de maladies déjà installées si vous vous y adonnez à intervalles réguliers et avec intensité. Elle viendra aussi neutraliser toute perturbation occasionnée à votre champ énergétique par une quelconque forme de négativité. Cela ne remplace cependant pas la pratique, instant après instant, de la présence au corps. Sinon, cette méditation n'aura que des effets temporaires. Voici la méditation ou, si vous voulez, l'exercice :

 

 

EXERCICE

 

Quand vous avez quelques minutes de libre, particulièrement le soir juste avant de vous endormir et le matin juste après vous être réveillé et avant de vous lever, inondez votre corps de conscience.

Fermez les yeux. Étendez vous à plat dos. Choisissez différentes parties de votre corps pour tout d'abord y centre brièvement voter attention : les mains, les pieds, les bras, les jambes, l'abdomen, la poitrine, la tête, etc. Aussi intensément que vous le pouvez, sentez d'abord l'énergie vitale dans ces parties du corps, en restant environ quinze secondes sur chacune d'elles.

Puis, laissez votre attention parcourir à quelques reprises tout votre corps à la manière d'une vague, des pieds à la tête, et vice-versa. Cela ne prendra qu'une minute environ. Sentez ensuite votre corps énergétique dans sa totalité, comme un champ énergétique unique. Maintenez votre attention sur cette sensation durant quelques minutes.

Pendant toute la durée de l'exercice, soyez intensément présent dans chaque cellule de votre corps.

Ne vous inquiétez pas si le mental réussit de temps en temps à attirer votre attention sur autre chose que le corps et si vous vous perdez un peu dans vos pensées. Dès que vous le remarquez, dirigez de nouveau votre attention sur le corps énergétique.

 

 

Utilisation créative du mental

Si vous devez recourir à votre mental pour atteindre un objectif précis, faites-le de concert avec votre corps énergétique. C'est seulement quand vous êtes capable d'être conscient sans penser, que vous pouvez employer votre mental de façon créative. Et la manière la plus simple de se retrouver dans cet état-là, c'est de passer par le corps.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Chaque fois que vous avez besoin d'une réponse, d'une solution ou d'une idée originale, arrêtez-vous de penser pendant quelques instants en concentrant votre attention sur votre champ énergétique. Prenez conscience de votre calme intérieur. Lorsque vous reviendrez à la pensée, celle-ci sera fraîche et créative. Dans n'importe quelle activité intellectuelle, prenez l'habitude d'aller et de venir toutes les quelques minutes entre la pensée et l'écoute intérieure, le calme intérieur.

On pourrait dire aussi : ne pensez pas seulement avec votre tête, pensez avec tout votre corps.

 

 

Laissez la respiration vous amener dans le corps

Si, à n'importe quel moment, vous éprouvez de la difficulté à entrer en contact avec le corps énergétique, il est habituellement plus facile de vous concentrer en premier lieu sur la respiration. La respiration consciente, qui est une méditation puissante en elle-même, vous remettra graduellement en contact avec le corps.

 

 

EXERCICE

 

Suivez votre respiration en maintenant votre attention sur l'inspiration et l'expiration.

Respirez dans le corps et, à chaque inspiration, sentez comment votre abdomen se détend et se contracte légèrement.

Si vous avez de la difficulté à visualiser, fermez les yeux et imaginez-vous entouré de lumière ou immergé dans une substance lumineuse, dans une mer de conscience.

Puis, respirez cette lumière. Sentez cette substance lumineuse emplir votre corps et le rendre également lumineux. Vous êtes maintenant dans votre corps. Vous avez accédé au pouvoir du moment présent.

 

 FIN DU CHAPITRE 5

 SUITE

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1 novembre 2013

Eckhart TOLLE, METTRE EN PRATIQUE LE POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT (6/9)

 

AVERTISSEMENT : la lecture de ce type d'ouvrage, peut-être mal traduit, peut-être mal assimilé, ne peut remplacer l'enseignement d'un maître authentique : une pratique de la méditation mal comprise peut, dans certains cas, s'avérer préjudiciable.

 

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 SUITE DU CHAPITRE 5

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DEUXIÈME PARTIE

 

LES RELATIONS

EN TANT QUE PRATIQUE

SPIRITUELLE

 

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L'amour est un état.

L'amour n'est pas à l'extérieur

mais au plus profond de vous.

Il est en vous et indissociable de vous à tout jamais.

Il ne dépend pas de quelqu'un d'autre,

d'une forme extérieure.

 

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CHAPITRE SIX

 

DISSIPER LE CORPS DE SOUFFRANCE

 

La plus grande partie de la souffrance humaine est inutile. On se l'inflige à soi-même aussi longtemps que, à son insu, on laisse le mental prendre le contrôle de sa vie.

La souffrance que vous créez dans le présent est toujours une forme de non-acceptation, de résistance inconsciente à ce qui est.

Sur le plan de la pensée, la résistance est une forme de jugement. Sur le plan émotionnel, c'est une forme de négativité. L'intensité de la souffrance dépend du degré de résistance au moment présent, et celle-ci, en retour, dépend du degré d'identification au mental. Le mental cherche toujours à nier le moment présent et à s'en échapper.

Autrement dit, plus on est identifié à son mental, plus on souffre. On peut également l'énoncer ainsi : PLUS ON EST A MÊME DE RESPECTER ET D'ACCEPTER LE MOMENT PRÉSENT, PLUS ON EST LIBÉRÉ DE LA DOULEUR, DE LA SOUFFRANCE ET DU MENTAL.

D'après certains enseignements spirituels, toute souffrance est en définitive une illusion, et c'est juste. Mais est-ce vrai pour vous ? Le simple fait d'y croire n'en fait pas une vérité. Voulez-vous éprouver de la souffrance pour le reste de votre vie en continuant de prétendre qu'elle est illusoire ? Cela vous libère-t-il de la souffrance ? Ce qui nous préoccupe ici, c'est comment actualiser cette vérité, c'est à dire comment en faire une réalité dans la vie.

 

 

◄ ►

La douleur et la souffrance sont inévitables tant et aussi longtemps que vous êtes identifié à votre mental, c'est à dire inconscient spirituellement parlant. Je fais ici surtout référence à la souffrance émotionnelle, également la principale cause de la souffrance et des maladies corporelles. Le ressentiment, la haine, l'apitoiement sur soi, la culpabilité, la colère, la dépression, la jalousie, ou même la plus petite irritation sont sans exception des formes de souffrance. Et tout plaisir ou toute exaltation émotionnelle comportent en eux le germe de la souffrance, leur inséparable opposé, qui se manifestera à un moment donné.

N'importe qui ayant déjà pris de la drogue pour "décoller" sait très bien que le "planage" se traduit forcément par un "atterrissage", que le plaisir se transforme d'une manière ou d'une autre en souffrance. Beaucoup de gens savent aussi d'expérience avec quelle facilité et rapidité une relation intime peut devenir une source de souffrance après avoir été une source de plaisir. Si on considère ces polarités négative et positive en fonction d'une perspective supérieure, on constate qu'elles sont les deux faces d'une même pièce, qu'elles appartiennent toutes deux à la souffrance sous-jacente à l'état de conscience dit de l'ego, à l'identification au mental, et que cette souffrance est indissociable de cet état.

Il existe deux types de souffrance : celle que vous créez maintenant et la souffrance passée qui continue de vivre en vous, dans votre corps et dans votre esprit. Maintenant, j'aimerais vous expliquer comment cesser d'en créer dans le présent et comment dissoudre celle issue du passé.

Tant que vous êtes incapable d'accéder au pouvoir de l'instant présent, chaque souffrance émotionnelle que vous éprouvez laisse derrière elle un résidu. Celui-ci fusionne avec la douleur du passé, qui était déjà là, et se loge dans votre mental et votre corps. Bien sûr, cette souffrance comprend celle que vous avez éprouvée enfant, causée par l'inconscience du monde dans lequel vous êtes né.

Cette souffrance accumulée est un champ d'énergie négative qui habite votre corps et votre mental. Si vous la considérez comme une entité invisible à part entière, vous n'êtes pas loin de la vérité. Il s'agit du corps de souffrance émotionnel.

Il a deux modes d'être : latent et actif. Un corps de souffrance peut être latent quatre-vingt-dix pour cent du temps. Chez une personne profondément malheureuse, cependant, il peut être actif tout le temps. Certaines personnes vivent presque entièrement dans leur corps de souffrance, tandis que d'autres ne le ressentent que dans certaines situations, par exemple dans les relations intimes ou les situations rappelant une perte ou un abandon survenu dans leur passé, au moment d'une blessure physique ou émotionnelle.

N'importe quoi peut servir de déclencheur, surtout ce qui fait écho à un scénario douloureux de votre passé. Lorsque le corps de souffrance est prêt à sortir de son état latent, une simple pensée ou une remarque innocente d'un proche peuvent l'activer.

 

 

Briser l'identification au corps de souffrance

 

LECTURE MÉDITATIVE

En somme, le corps de souffrance ne désire pas que vous l'observiez directement parce que ainsi vous le voyez tel qu'il est. En fait, dès que vous ressentez son champ énergétique et que vous lui accordez votre attention, l'identification est rompue. Et une dimension supérieure de la conscience entre en jeu. Je l'appelle la présence. Vous êtes dorénavant le témoin du corps de souffrance. Cela signifie qu'il ne peut plus vous utiliser en se faisant passer pour vous et qu'il ne peut plus se régénérer à travers vous. Vous avez découvert votre propre force intérieure.

 

Plusieurs corps de souffrance sont exécrables mais relativement inoffensifs, comme c'est le cas chez un enfant qui ne cesse de se plaindre. D'autres sont des monstres vicieux et destructeurs, de véritables démons. Certains sont physiquement violents, alors que beaucoup d'autres le sont sur le plan émotionnel. Ils peuvent attaquer les membres de leur entourage ou leurs proches, tandis que d'autres préfèrent assaillir leur hôte, c'est à dire vous-même. Les pensées et les sentiments que vous entretenez à l'égard de votre vie deviennent alors profondément négatifs et autodestructeurs. C'est ainsi que les maladies et les accidents sont souvent générés. Certains corps de souffrance mènent leur hôte au suicide.

Si vous pensiez connaître une personne, ce sera tout un choc pour vous que d'être soudainement confronté pour la première fois à cette créature étrangère et méchante. Il est cependant plus important de surveiller le corps de souffrance chez vous que chez quelqu'un d'autre.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Remarquez donc tout signe de morosité, peu importe la forme qu'elle peut prendre. Ceci peut annoncer le réveil du corps de souffrance, celui-ci pouvant se manifester sous forme d'irritation, d'impatience, d'humeur sombre, d'un désir de blesser, de colère, de fureur, de dépression, d'un besoin de mélodrame dans vos relations, et ainsi de suite. Saisissez-le au vol dès qu'il sort de son état latent.

 

Le corps de souffrance veut survivre, tout comme n'importe quelle autre entité qui existe, et ne peut y arriver que s'il vous amène à vous identifier inconsciemment à lui. Il peut alors s'imposer, s'emparer de vous, "devenir vous" et vivre par vous.

Il a besoin de vous pour "se nourrir". En  fait, il puisera à même toute expérience entrant en résonance avec sa propre énergie, dans tout ce qui crée davantage de douleur sous quelque forme que ce soit : la colère, un penchant destructeur, la haine, la peine, un climat de crise émotionnelle, la violence et même la maladie. Ainsi, lorsqu'il vous aura envahi, le corps de souffrance créera dans votre vie une situation qui reflètera sa propre fréquence énergétique, afin de s'en abreuver. La souffrance ne peut soutenir qu'elle-même. Elle ne peut se nourrir de la joie, qu'elle trouve vraiment indigeste.

Lorsque le corps de souffrance s'empare de vous, vous en redemandez. Soit vous êtes la victime, soit le bourreau. Vous voulez infliger de la souffrance ou vous voulez en subir, ou bien les deux. Il n'y a pas grande différence. Vous n'en êtes pas conscient, bien entendu, et vous soutenez avec véhémence que vous ne voulez pas de cette souffrance. Mais si vous regardez attentivement, vous découvrez que votre façon de penser et votre comportement font en sorte d'entretenir la souffrance, la vôtre et celle des autres. Si vous en étiez vraiment conscient, le scénario disparaîtrait de lui-même, car c'est folie pure que de vouloir souffrir davantage et personne ne peut être conscient et fou en même temps.

En fait, le corps de souffrance, qui est l'ombre de l'ego, craint la lumière de votre conscience. Il a peur d'être dévoilé. Sa survie dépend de votre identification inconsciente à celui-ci et de votre peur inconsciente d'affronter la douleur qui vit en vous. Mais si vous ne vous mesurez pas à elle, si vous ne lui accordez pas la lumière de votre conscience, vous serez obligé de la revivre sans arrêt. Le corps de souffrance peut vous sembler un dangereux monstre que vous ne pouvez supporter de regarder, mais je vous assure que c'est un fantôme minable qui ne fait pas le poids face au pouvoir de votre présence.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Lorsque vous commencerez à vous désidentifier et à devenir l'observateur, le corps de souffrance continuera de fonctionner un certain temps et tentera de vous amener, par la ruse, à vous identifier de nouveau à lui. Même si la non-identification ne l'énergise plus, il gardera un certain élan, comme la roue de la bicyclette continue à tourner même si vous ne pédalez plus. A ce stade, il peur également créer des maux et des douleurs physiques dans diverses parties du corps, mais celles-ci ne dureront pas.

Restez présent, restez conscient? Soyez en permanence le vigilant gardien de votre espace intérieur. Il vous faut être suffisamment présent pour pouvoir observer directement le corps de souffrance et sentir son énergie. Ainsi, il ne peut plus contrôler votre pensée.

 

Dès que votre pensée se met au diapason du champ énergétique de votre corps de souffrance, vous y êtes identifié et vous le nourrissez à nouveau de vos pensées.

Par exemple, si la colère en est la vibration énergétique prédominante et que vous avez des pensées de colère, que vous ruminez ce que quelqu'un vous a fait ou que vous allez lui faire, vous voilà devenu inconscient et le corps de souffrance est dorénavant "vous-même". La colère cache toujours de la souffrance.

Lorsqu'une humeur sombre vous vient et que vous amorcez un scénario mental négatif en vous disant combien votre vie est affreuse, votre pensée s'est mise au diapason de ce corps et vous êtes alors inconscient et ouvert à ses attaques.

Le mot "inconscient" tel que je l'entends ici, veut dire être identifié à un scénario mental ou émotionnel. Il implique une absence complète de l'observateur.

 

 

 

Transformer la souffrance en conscience

L'attention consciente soutenue rompt le lien entre le corps de souffrance et les processus de la pensée. C'est ce qui amène la métamorphose. Comme si la souffrance alimentait la flamme de votre conscience qui, ensuite, brille par conséquent d'une lueur plus vive.

Voilà la signification ésotérique de l'art ancien de l'alchimie : la transmutation du vil métal en or, de la souffrance en conscience. La division intérieure est résorbée et vous redevenez entier. Il vous incombe alors de ne plus créer de souffrance.

 

 

EXERCICE

Concentrez votre attention sur le sentiment qui vous habite. Sachez qu'il s'agit du corps de souffrance. Acceptez le fait qu'il soit là. N'y pensez pas. Ne transformez pas le sentiment en pensée. Ne le jugez pas. Ne l'analysez pas. Ne vous identifiez pas à lui. Restez présent et continuez d'être le témoin de ce qui se passe en vous.

Devenez conscient non seulement de la souffrance émotionnelle, mais aussi de "celui qui observe", de l'observateur silencieux. Voici ce qu'est le pouvoir de l'instant présent, le pouvoir de votre propre présence consciente. Ensuite, voyez ce qui se passe.

 

 

Identification de l'ego au corps de souffrance

Le processus que je viens de décrire est profondément puissant mais simple. On pourrait l'enseigner à un enfant, et espérons qu'un jour ce sera l'une des premières choses que les enfants apprendront à l'école. Lorsque vous aurez compris le principe fondamental de la présence, en tant qu'observateur, de ce qui se passe en vous,- et que vous le "comprendrez" par l'expérience -, vous aurez à votre disposition le plus puissant des outils de transformation.

Ne nions pas le fait que vous rencontrerez peut-être une très grande résistance intérieure intense* à vous désidentifier de votre souffrance. Ce sera particulièrement le cas si vous avez vécu étroitement identifié à votre corps de souffrance la plus grande partie de votre vie et que le sens de votre identité personnelle y est totalement ou partiellement investi. Cela signifie que vous avez fait de votre corps de souffrance un moi malheureux et que vous croyez être cette fiction créée par votre mental. Dans ce cas, la peur inconsciente de perdre votre identité entraînera une forte résistance à toute désidentification. Autrement dit, vous préfèreriez souffrir, c'est à dire être dans le corps de souffrance, plutôt que de faire un saut dans l'inconnu et de risquer de perdre ce moi malheureux mais familier.

 

* Traduire plutôt par "très grande et intense résistance intérieure".

 

 

 

 EXERCICE

Examinez cette résistance. Regardez de près l'attachement à votre souffrance. Soyez très vigilant. Observez le plaisir curieux que vous tirez de votre tourment, la compulsion que vous avez d'en parler ou d'y penser. La résistance cessera si vous la rendez consciente. Vous pourrez alors accorder votre attention au corps de souffrance, rester présent en tant que témoin et ainsi amorcer la transmutation.

 

Vous seul pouvez le faire. Personne ne peut y arriver à votre place. Mais si vous avez la chance de trouver quelqu'un d'intensément conscient, si vous pouvez vous joindre à cette personne dans l'état de présence, cela pourra accélérer les choses. Ainsi, votre propre lumière s'intensifiera rapidement.

Lorsqu'une bûche qui commence à peine à brûler est placée juste à côté d'une autre qui flambe ardemment et qu'au bout d'un certain temps elles sont séparées, la première chauffera avec beaucoup plus d'ardeur qu'au début. Après tout, il s'agit du même feu. Jouer le rôle du feu, c'est l'une des fonctions du maître spirituel. Certains thérapeutes peuvent également remplir cette fonction, pourvu qu'ils aient dépassé le plan mental et qu'ils soient à même de créer et de soutenir un état intense de présence pendant qu'ils s'occupent de vous.

La première chose à ne pas oublier est la suivante : TANT ET AUSSI LONGTEMPS QUE VOUS VOUS CRÉEREZ UNE IDENTITÉ QUELCONQUE A PARTIR DE LA SOUFFRANCE, IL VOUS SERA IMPOSSIBLE DE VOUS EN LIBÉRER. Tant et aussi longtemps que le sens de votre identité sera investi dans la souffrance émotionnelle, vous saboterez inconsciemment toute tentative faite dans le sens de guérir cette souffrance ou y résisterez d'une manière quelconque. Pourquoi ? Tout simplement parce que vous voulez rester intact et que la souffrance est fondamentalement devenue une partie de vous. Il s'agit là d'un processus inconscient, et la seule façon de le dépasser est de le rendre conscient.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Réaliser soudainement que vous êtes ou avez été attaché à votre souffrance peut être la cause d'un grand choc. Mais dès l'instant où cette prise de conscience a lieu, l'attachement est rompu.

 

Un peu comme une entité, le corps de souffrance est un champ énergétique qui se loge temporairement à l'intérieur de vous. C'est de l'énergie vitale qui est prise au piège et ne circule plus.

Bien entendu, le corps de souffrance existe en raison de certaines choses qui se sont produites dans le passé. C'est le passé qui vit en vous, et si vous vous identifiez au corps de souffrance, vous vous identifiez par la même occasion au passé. L'identité de victime est fondée sur la croyance que le passé est plus puissant que le présent, ce qui est contraire à la vérité. Que les autres et ce qu'ils vous ont fait sont responsables de ce que vous êtes maintenant, de votre souffrance émotionnelle ou de votre incapacité à être vraiment vous-même.

La vérité, c'est que le seul pouvoir qui existe est celui propre à l'instant présent : c'est le pouvoir de votre présence à ce qui est. Une fois que vous savez cela, vous réalisez également que vous-même et personne d'autre êtes maintenant responsable de votre vie intérieure et que le passé ne peut pas l'emporter sur le pouvoir de l'instant présent.

L'inconscience le crée, la conscience le métamorphose. Saint Paul a exprimé ce principe universel de façon magnifique : "On peut tout dévoiler en l'exposant à la lumière, et tout ce qui est ainsi exposé devient lui-même lumière." Tout comme vous ne pouvez vous battre contre l'obscurité, vous ne pouvez pas non plus vous battre contre le corps de souffrance.

Essayer de le faire créerait un conflit intérieur et, par conséquent, davantage de souffrance. Il suffit de l'observer et cela suppose l'accepter comme une partie de ce qui est en ce moment.

 

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FIN DU CHAPITRE 6

SUITE

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1 novembre 2013

Eckhart TOLLE, METTRE EN PRATIQUE LE POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT (7/9)

 

AVERTISSEMENT : la lecture de ce type d'ouvrage, peut-être mal traduit, peut-être mal assimilé, ne peut remplacer l'enseignement d'un maître authentique : une pratique de la méditation mal comprise peut, dans certains cas, s'avérer préjudiciable.

 

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 SUITE DU CHAPITRE 6

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CHAPITRE SEPT

 

 

DES RELATIONS DE DÉPENDANCE

AUX RELATIONS ÉCLAIRÉES

 

 

 

Les relations d'amour et de haine

 

A moins d'avoir atteint la fréquence vibratoire de la présence consciente ou jusqu'à ce que cela soit, toutes les relations, et en particulier les relations intimes, sont profondément faussées et en définitive dysfonctionnelles. Elles peuvent sembler parfaites pendant un certain temps, par exemple quand vous êtes amoureux, mais cette apparente perfection en vient invariablement à s'effriter quand les disputes, les conflits, l'insatisfaction et la violence émotionnelle ou même physique se produisent à un rythme de plus en plus fréquent.

Il semble que la plupart des relations amoureuses deviennent tôt ou tard des relations à la fois d'amour et de haine. Sans la moindre difficulté, l'amour se transforme en sauvage agressivité, en sentiment d'hostilité, ou encore en un retrait complet d'affection l'un envers l'autre. On considère ceci comme normal.

Si, dans vos relations, vous connaissez aussi bien l'amour que son opposé, c'est à dire l'hostilité, la violence émotionnelle, etc., il est alors fort probable que vous confondiez amour et attachement de l'ego, amour et dépendance affective. Il est impossible que vous aimiez votre partenaire et que vous l'agressiez l'instant d'après. L'amour vrai n'a pas d'ennemi. Si votre "amour" en a un, c'est que ce n'est pas de l'amour mais plutôt un grand besoin de l'ego de se sentir plus complètement et plus profondément soi. Et ce besoin est temporairement comblé par l'autre. Pour l'ego, il s'agit d'un succédané de salut, et pendant un certain temps, cela donne presque effectivement l'impression qu'il s'agit de cela.

Mais vient un moment ou votre partenaire adopte des comportements qui ne réussissent pas à combler vos besoins, ou du moins ceux de votre ego. Les sentiments de peur, de souffrance et de manque qui font intrinsèquement partie de l'ego, mais qui étaient passés à l'arrière-plan grâce à la relation amoureuse, font de nouveau surface.

Comme avec toutes les autres dépendances, vous êtes au septième ciel quand vous avez de la drogue, mais vient invariablement le moment où celle-ci n'a plus d'effet sur vous. Quand ces émotions souffrantes refont surface, vous les sentez donc avec encore plus d'acuité qu'avant. Qui plus est, vous percevez maintenant votre partenaire comme étant à leur origine. Cela veut dire que vous les projetez à l'extérieur et que vous agressez l'autre avec toute la violence sauvage que votre douleur contient.

Cette agressivité peut éveiller la souffrance de votre partenaire, qui contre-attaquera. Rendu à ce point là, l'ego espère encore inconsciemment que son agressivité ou ses tentatives à vouloir manipuler constitueront une punition suffisante que amènera l'autre à changer de comportement. Ceci lui permettra de se servir à nouveau de ces comportements pour occulter votre souffrance.

Toute dépendance naît d'un refus inconscient à faire face à votre propre souffrance et à la vivre. Celle-ci commence et finit dans la souffrance. Quelle que soit la substance à laquelle vous êtes accroché - l'alcool, la nourriture, les drogues légales ou illégales, ou bien une personne -, vous vous servez de quelque chose ou de quelqu'un pour dissimuler votre douleur. C'est pour cette raison qu'après l'euphorie initiale il y a tellement de tourments et de souffrance dans les relations intimes. Mais ces dernières n'en sont pourtant pas la cause. Elles font simplement ressortir la souffrance et le tourment qui sont déjà en vous. Toutes les dépendances agissent ainsi. Toutes les dépendances atteignent un point où elles n'ont plus d'effet sur vous, vous ressentez alors la souffrance plus intensément que jamais.

D'ailleurs, la plupart des gens essaient toujours d'échapper au présent et cherchent le salut dans le futur, quel qu'il soit. La première chose sur laquelle ils pourraient buter s'ils concentraient leur attention sur le moment présent, c'est leur propre souffrance. Et c'est justement ce dont ils ont peur. Si seulement ils savaient combien il est facile de trouver dans le présent le pouvoir qui dissipe le passé et la souffrance, la réalité qui met un terme à l'illusion. Si seulement ils savaient à quel point ils sont près de leur propre réalité, de Dieu.

La réponse n'est pas non plus d'éviter les relations afin d'éviter la souffrance. Celle-ci est là de toute façon. Trois relations qui n'ont pas fonctionné en autant d'années vous amèneront fort probablement plus à vous réveiller que trois années sur une île déserte ou reclus dans votre chambre. Par contre, si vous réussissez à être intensément présent à votre solitude, cette solution fonctionnerait peut-être pour vous.

 

 

 

Des relations de dépendance aux relations éclairées

 

LECTURE MÉDITATIVE

Que vous viviez seul ou avec un partenaire, ceci reste la clé : pour que l'amourpuisse fleurir, la lumière de votre présence doit être suffisamment forte pour que vous ne vous laissiez plus contrôler par le penseur ou le corps de souffrance et que vous n'assimiliez plus ceux-ci à ce que vous êtes.

Vous connaître comme étant l'Être derrière le  penseur, le calme derrière le parasitage du mental, l'amour et la joie derrière la souffrance, c'est cela la liberté, le salut, l'illumination.

 

Se désidentifier du corps de souffrance, c'est devenir présent à la souffrance et ainsi la transformer. Se dissocier de la compulsion à réfléchir, c'est être le témoin silencieux des pensées et des comportements, en particulier des scénarios qui se répètent et des rôles joués par l'ego.

Si vous cessez d'insuffler une existence au mental, celui-ci perd son aspect compulsif, qui est fondamentalement l'obligation de juger et, par conséquent, à résister à ce qui est. Ceci crée conflits, mélodrames et nouveaux chagrins. En fait, dès l'instant où le jugement cesse par l'acceptation de ce qui est, vous êtes libéré du mental. Vous avez fait de la place pour accueillir l'amour, la joie, la paix.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

En premier lieu, vous cessez de vous juger vous-même, et vous arrêtez ensuite de juger votre partenaire. Le plus grand déclencheur de changement dans une relation, c'est l'acceptation totale de votre partenaire tel qu'il est, sans aucun besoin de le juger ou de le changer de façon quelconque.

Cette acceptation vous transporte immédiatement au delà de l'ego. Tous les jeux du mental et les dépendances profondes sont alors révolus. Il n'y a plus ni tyran ni victime, ni accusateur ni accusé.

 

Ceci met un terme à toutes les dépendances et au fait que vous êtes attiré par les scénarios inconscients d'une autre personne et que vous leur permettez ainsi de se perpétuer. Soit vous vous séparez dans l'amour, soit vous plongez encore plus profondément dans le présent ensemble, dans l'Être. Cela peut-il être aussi simple que cela ? Oui, ça l'est.

L'amour est un état. L'amour n'est pas à l'extérieur, mais au plus profond de vous. Il est en vous et indissociable de vous à tout jamais. Il ne dépend pas de quelqu'un d'autre, d'une forme extérieure.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

L'immobilité de la présence intérieure vous permet de sentir votre propre réalité intemporelle et sans  forme, c'est à dire la vie non manifeste qui anime votre forme matérielle. Elle vous permet aussi de sentir cette même vie au plus profond de chaque autre être humain et de toute autre créature. Vous voyez dorénavant au delà du voile de la forme et de la division. Ceci est la réalisation de l'unicité. CECI EST L'AMOUR.

 

Bien que de brèves incursions de l'amour soient possibles, celui-ci ne peut fleurir à moins que vous ne soyez définitivement libéré de l'identification au mental et que vous soyez intensément et suffisamment présent pour avoir pu dissiper le corps de souffrance. Ou encore à moins que vous puissiez rester présent en tant qu'observateur. Ainsi le corps de souffrance ne peut plus prendre possession de vous et détruire l'amour.

 

 

Les relations en tant que pratique spirituelle

 

Comme les humains sont devenus de plus en plus identifiés à leur mental, la plupart des relations ne sont pas ancrées dans l'Être et se transforment donc en source de souffrance du fait qu’elles sont régentées par les problèmes et les conflits.

Si les relations attisent et amplifient les schèmes mentaux et activent le corps de souffrance, comme c'est le cas présentement, pourquoi ne pas accepter cet état de fait au lieu d'essayer de lui échapper ? Pourquoi ne pas coopérer au lieu d'éviter les relations ou de continuer à poursuivre le fantôme du partenaire idéal qui doit prétendument solutionner tous vos problèmes ou vous combler ?

Reconnaître et accepter les faits amène aussi un certain degré de libération par rapport à eux. Par exemple, quand vous reconnaissez qu'il y a un manque d'harmonie et que vous vous appropriez cette prise de conscience, un nouveau facteur entre enjeu grâce à celle-ci, et le manque d'harmonie ne peut rester tel quel.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Quand vous reconnaissez que vous n'êtes pas en paix avec vous-même, cette reconnaissance crée une atmosphère de calme qui accueille le désaccord dans un mouvement tendre et aimant et le convertit par la suite en paix. En ce qui concerne la transformation intérieure, vous ne pouvez rien faire. Vous ne pouvez pas vous transformer vous-même à volonté, pas plus que vous ne pouvez changer votre partenaire ou quelqu'un d'autre. Tout ce que vous pouvez faire, c'est ménager un espace au sein duquel la métamorphose peut se produire, afin que la grâce et l'amour puissent venir.

 

Alors, à chaque fois que la relation entre vous et votre partenaire ne fonctionne pas, qu'elle suscite en vous deux la "folie", réjouissez-vous, car ce qui était inconscient vient d'être amené à la lumière. C'est là une occasion d'accéder au salut.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

A chaque instant, appropriez-vous la reconnaissance de ce moment, en particulier celle de votre état intérieur. S'il y a de la colère, reconnaissez-la. S'il y a en vous de la jalousie, une attitude défensive, une pulsion à vouloir vous disputer, un besoin d'avoir raison, si votre enfant intérieur exige amour et attention, ou bien si vous ressentez une quelconque souffrance émotionnelle, peu importe ce que c'est, reconnaissez la réalité de ce moment et appropriez-vous-la.

 

La relation devient alors sadhana, votre pratique spirituelle. Si vous identifiez chez votre partenaire un comportement inconscient, sachez vous approprier cette prise de conscience dans une attitude d'amour afin de ne pas réagir.

L'inconscience et la reconnaissance de ce qui est ne peuvent pas cohabiter longtemps, même si la reconnaissance se produit chez l'autre et non chez la personne qui agit par inconscience. Pour la forme d'énergie sui sous-tend l'hostilité et l'agressivité, la présence de l'amour est absolument intolérable. Si vous réagissez d'une façon quelconque aux attitudes inconscientes de votre partenaire, vous devenez vous-même inconscient. Mais si vous vous souvenez de reconnaître votre réaction, alors rien n'est perdu.

Jamais auparavant les relations n'ont été aussi problématiques et conflictuelles qu'elles le sont actuellement Comme vous avez peut-être pu le remarquer, elles ne sont pas là pour vous rendre heureux ni vous combler. Si vous continuez à utiliser les relations pour trouver le salut, vous serez constamment déçu. Par contre, si vous acceptez qu'elles existent pour vous rendre conscient et non pas heureux, elles vous amèneront effectivement le salut et vous serez alors en harmonie avec la conscience supérieure désireuse de voir le jour dans ce monde.

Pour ceux qui s'accrochent aux vieux scénarios, il aura une intensification de la souffrance, de la violence, de la confusion et de la folie.

Combien de personnes vous faut-il pour faire de votre vie une pratique spirituelle ? Peu importe que votre partenaire coopère ou pas. La conscience et la santé mentale ne peuvent advenir dans ce monde que par vous. Pas besoin d'attendre que le monde soit sensé ou que quelqu'un d'autre devienne conscient pour vous réaliser. Vous pourriez attendre indéfiniment.

Ne vous accusez pas réciproquement d'être inconscients. Dès l'instant ou vous commencez à vous disputer, c'est que vous venez de vous identifier à une position du mental et que vous défendez non seulement cette position mais également le sens de votre identité. C’est l'ego qui prend les choses en main, et vous tombez alors dans l'inconscience. Il est parfois approprié de faire remarquer à votre partenaire certains aspects de son comportement. Si vous restez très vigilant, très présent, vous pouvez y arriver sans faire entrer en jeu l'ego, sans proférer de reproches, sans accuser l'autre ou lui donner tort.

Lorsque votre partenaire se comporte avec inconscience, renoncez à tout jugement. Car d'un côté, le jugement amène à associer le comportement inconscient d'une personne avec ce qu'elle est en réalité ou, de l'autre, à projeter votre propre inconscience sur l'autre personne et à prendre cette projection pour ce que cette personne est en réalité.

Renoncer au jugement ne signifie pas que vous ne sachiez pas reconnaître une dysfonction ou l'inconscience quand vous les voyez. Cela veut dire que vous êtes "celui ou celle qui reconnaît" au lieu d'être "celui ou celle qui réagit" et qui juge. Vous serez alors totalement libéré de la réaction ou vous réagirez en reconnaissant ce que vous faites, créant ainsi un espace où vous observez la réaction et lui permettre d'être. Au lieu de vous battre contre l'obscurité, vous faites la lumière. Au lieu de réagir face à l'illusion, vous la voyez, et en même temps, vous voyez à travers elle.

Quand vous êtes celui ou celle qui reconnaît, vous ménagez un espace d'ouverture et de présence aimante qui permet à toute chose et à toute personne d'être telles qu'elles sont. Il n'existe aucun catalyseur aussi puissant que celui-ci pour aller vers la transformation. Si vous vous entraînez à agir ainsi, vote partenaire ne pourra pas rester avec vous tout en restant dans l'inconscience.

Tant mieux si vous tombez tous les deux d'accord pour faire de votre relation une pratique spirituelle. Cela vous permettra l'un l'autre d'exprimer vos pensées, vos sentiments et vos réactions aussitôt qu'ils se présentent. De la sorte, vous ne créerez pas le décalage temporel qui amène une émotion ou une doléance non exprimée ou non reconnue à s'envenimer et à grandir.

 

 

EXERCICE

Apprenez à dire ce que vous ressentez sans faire de reproches. Sachez écouter votre partenaire de façon ouverte et non défensive. Laissez-lui l'occasion de s'exprimer. Soyez présent. Accuser, attaquer, se défendre, tous ces scénarios destinés à protéger et à renforcer l'ego ou à combler ses besoins deviendront alors désuets. Il est vital de faire place aux autres et à soi-même. L'amour ne peut s'épanouir sans cela.

 

Une fois que vous aurez éliminé les deux facteurs de destruction d'une relation, c'est à dire que le corps de souffrance sera métamorphosé et que vous ne serez plus identifié à votre mental et à ses positions, et que votre partenaire aura fait de même, vous connaîtrez tous deux l'extase que représente l'épanouissement d'une relation. Au lieu de vous refléter l'un l'autre votre souffrance et votre inconscience, au lieu de satisfaire les besoins mutuels de vos egos dépendants, vous vous reflèterez l'un l'autre l'amour que vous sentez au plus profond de vous, celui qui advient avec la réalisation que vous ne faites qu'un avec le grand tout.

ET CECI EST L'AMOUR QUI N'A PAS D'OPPOSÉ.

Si votre partenaire est encore" identifié au mental et au corps de souffrance alors que vous en êtes déjà libéré, ceci représentera un défi de taille. Non pas pour vous, mais pour votre partenaire. Il n'est pas facile de vivre avec une personne illuminée, ou plutôt, c'est si facile que l'ego trouve cela extrêmement menaçant.

N'oubliez pas que l'ego a besoin de problèmes, de conflits et d'ennemis pour renforcer le sentiment de division dont dépend son identité. Le mental du partenaire qui ne s'est pas réalisé sera profondément frustré parce que plus rien ne s'opposera à ses positions fixes, ce qui voudra dire que celles-ci deviendront "chambranlantes" et affaiblies. Elles courent même le risque de "s'effondrer" complètement, ceci se" traduisant par la perte du sens de soi.

Le corps de souffrance exige une réaction et ne l'obtient pas. Son besoin de disputes, de mélodrames et de conflits n'est pas satisfait.

 

 

Renoncez à la relation que vous entretenez avec vous-même.

Illuminé ou pas, vous êtes soit un homme, soit une femme. Donc, sur le plan de l'identité par la forme, vous n'êtes pas complet; Vous êtes la moitié d'un tout. Cette incomplétude se fait sentir sous la forme de l'attirance homme-femme, l'attirance vers la polarité énergétique opposée, peu importe le niveau de conscience. Mais quand vous êtes en état d'harmonie intérieure, vous ressentez quez cette harmonie se produit plutôt à la périphérie de votre vie et non dans le centre.

D'ailleurs, quand vous êtes dans cet état de conscience réalisée, tout ce qui vous arrive se ressent à la périphérie. Le monde entier ne semble plus qu'ondulations ou vagues à la surface d'un vaste et profond océan. Vous êtes cet océan, mais vous êtes aussi une vague qui a réalisé sa véritable identité comme étant celle de l'océan. Et comparativement à l'immensité de cette profondeur, le monde des ondulations et des vagues n'est pas si important que ça.

Ceci ne veut pas dire que vous n'entrez pas profondément en relation avec les autres ou avec votre partenaire. En fait, vous ne pouvez y arriver que si vous êtes conscient de l'Être. Comme vous "fonctionnez" à partir de l'Être, vous pouvez voir au delà du voile qu'est la forme. Chez l'Être, masculin et féminin ne font plus qu'un. Il se peut que la forme ait certains besoins, mais l'Être, lui, n'en a point. Il est en soi complet et entier. Si les besoins de la forme sont comblés, tant mieux. Mais qu'ils le soient ou pas, cela ne fait aucune différence pour votre état intérieur profond.

Il est donc parfaitement possible chez une personne réalisée, si le besoin de contacter la polarité féminine ou masculine n'est pas comblé, de sentir un manque ou une incomplétude à la périphérie de son être et d'être en même temps totalement complète, comblée et intérieurement en paix.

Si vous ne réussissez pas à vous sentir bien avec vous-même quand vous êtes seul, vous chercherez à établir une relation avec une autre personne pour masquer le malaise. Mais vous pouvez être sûr que le malaise refera surface sous une forme ou une autre dans la relation et que vous en rendrez probablement votre partenaire responsable.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Tout ce dont vous avez vraiment besoin, c'est d'accepter l'instant présent. Vous êtes alors bien dans l'ici-maintenant et avec vous-même.

 

Mais avez-vous absolument besoin d'être en relation avec vous-même ? Pourquoi ne pouvez-vous simplement être vous-même ? Quand vous êtes en relation avec vous-même, vous êtes divisé : d'un côté il y a le "je" et de l'autre, le "moi-même", soit le sujet et l'objet. Cette dualité créée de toute pièce par le mental est la cause de toute complexité superflue, de tous les problèmes et conflits qui surgissent dans votre vie. Quand vous êtes réalisé, vous êtes vous-même. Autrement dit, le "vous" et le "vous-même" ne font plus qu'un. Vous ne vous jugez pas, vous ne vous prenez pas en pitié, vous n'êtes pas fier de vous, vous ne vous aimez pas, vous ne vous détestez pas, etc. La division causée par la conscience qui revient sur elle-même est résorbées, et sa malédiction éliminée. Il n'y a plus de "moi" à protéger, à défendre et à sustenter. Quand vous êtes réalisé, vous n'entretenez plus cette relation avec vous-même. Une fois que vous y avez renoncé, toutes les autres relations deviennent des relations d'amour.

 

 

Fin du chapitre 7

 SUITE

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1 novembre 2013

Eckhart TOLLE, METTRE EN PRATIQUE LE POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT (8/9)

AVERTISSEMENT : la lecture de ce type d'ouvrage, peut-être mal traduit, peut-être mal assimilé, ne peut remplacer l'enseignement d'un maître authentique : une pratique de la méditation mal comprise peut, dans certains cas, s'avérer préjudiciable.

 

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 SUITE DU CHAPITRE 7

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TROISIÈME PARTIE

 

ACCEPTATION ET LÂCHER PRISE

 

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Lorsque vous lâchez prise face à ce qui est

et que vous devenez donc totalement présent,

le passé perd tout pouvoir.

Le royaume de l'Être,

qui était masqué par le mental se révèle.

Tout d'un coup, un grand calme naît en vous,

une insondable sensation de paix.

et au cœur de cette paix, il y a l'amour.

Et au cœur de tout cela,

il y a le sacré, l'incommensurable.

Ce à quoi on ne peut attribuer de nom.

 

 

CHAPITRE HUIT

 

ACCEPTATION DE L'INSTANT PRÉSENT

 
 

 

Les choses de la vie et l'impermanence des choses

 

Il y a les cycles de succès au cours desquels tout semble vous sourire et bien aller, et les cycles de l'échec quant tout ce que vous avez entrepris s'étiole et se désintègre et que vous devez vous laisser aller afin de faire place à la nouveauté ou à la transformation.

Si vous vous accrochez et résistez à ce moment là, cela veut dire que vous refusez de suivre le courant de la vie et vous en souffrirez.

L'involution est nécessaire pour qu'une nouvelle croissance puisse se produire. L'une ne peut exister sans l'autre.

Le cycle de l'involution est absolument essentiel à la réalisation spirituelle. Vous devez avoir connu un grand échec sur un certain plan, une grande perte ou une profonde souffrance pour que la dimension spirituelle vous interpelle. Ou peut-être est-ce le succès lui même qui a perdu son sens, devenant ainsi un échec ?

Derrière tout succès, il y a l'échec, et derrière tout échec, le succès. Dans ce monde-ci, c'est-à-dire sur le plan de la forme, tout le monde "échoue" tôt ou tard bien entendu et tout accomplissement revient éventuellement au rien.

Aucune forme n'est permanente.

Dans un état de conscience réalisée, vous êtes toujours actif et prenez plaisir à créer de nouvelles formes et circonstances, mais vous n'êtes pas identifié à elles. Telle est la différence. Vous n'avez pas besoin d'elles pour trouver le sens de votre moi. Elles ne constituent pas votre vie, seulement vos conditions de vie.

Un cycle peut durer de quelques heures à plusieurs années. Et dans les cycles longs, des cycles courts s'intercalent. De nombreuses maladies proviennent de la résistance aux cycles où l'énergie est basse, cycles pourtant essentiels à la régénération. La compulsion à passer à l'action et la tendance à vouloir tirer le sens de votre valeur personnelle et de votre identité de facteurs comme l'accomplissement constituent une illusion inévitable aussi longtemps que vous restez identifié au mental.

Et c'est précisément cette identification qui rend l'acceptation des cycles bas difficiles. Sans parler de les laisser être. Par conséquent, et comme mesure d'autoprotection, l'intelligence innée de l'organisme prendra les choses en main et créera une maladie pour vous obliger à vous arrêter, afin que la régénération nécessaire à l'organisme puisse s'opérer.

Aussi longtemps que vous qualifiez mentalement une situation de bonne, qu'il s'agisse d'une relation, d'une possession, d'un rôle social, d'un lieu ou de votre corps physique, votre mental s'y attache et s'identifie à elle. Cette situation vous rend heureux, vous fait vous sentir bien face à vous-même et peut même devenir en partie ce que vous êtes ou pensez être.

Mais rien ne dure dans cette dimension où les mites et la rouille détruisent. Soit les choses se terminent, soit elles changent. Ou bien encore elles subissent une inversion de polarité : la situation qui était positive hier ou l'an passé est soudainement ou graduellement devenue négative. La même situation qui vous comblait alors de bonheur, vous rend maintenant malheureux. La prospérité d'aujourd'hui devient la course à la consommation vide de demain. Les heureuses célébrations nuptiales et de lune de miel cèdent la place aux tourments du divorce ou de la coexistence malheureuse.

Ou bien alors une situation donnée prend fin et c'est son absence qui vous rend triste. Quand une circonstance ou une situation à laquelle l'esprit s'est attaché et identifié se modifie ou prend fin, l'esprit ne peut pas l'accepter. Il voudra s'y accrocher et résistera au changement, comme si on lui arrachait un bras ou une jambe.

Ceci veut donc dire que le bonheur et le malheur ne font qu'un. Seule l'illusion du temps les sépare.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Quand on n'offre aucune résistance à la vie, on se retrouve dans un état de grâce et de bien-être. Et cet état ne dépend plus des circonstances, bonnes ou mauvaises.

Cela peut sembler presque paradoxal. Pourtant, lorsque vous êtes intérieurement libéré de votre dépendance à la forme, les conditions générales de votre vie, c'est à dire les formes extérieures, tendent à s'améliorer grandement. Les choses, les gens, ou les circonstances dont vous pensiez avoir besoin pour être heureux vous arrivent sans que vous jouiez des coudes ou ayez à fournir d'efforts. Et aussi longtemps qu'ils sont là, vous êtes libre de les goûter et de les apprécier.

Tout cela prendra fin bien sûr, les cycles viendront et iront, mais la peur de perdre ne sera plus là puisque la dépendance aura disparu. Et la vie se met alors à couler facilement.

Le bonheur qui provient d'une source secondaire quelconque n'est jamais bien profond. Ce n'est qu'un pâle reflet de la joie de l'Être, de l'intense paix que vous trouverez quand vous ne résisterez plus. L'être vous transporte au delà des contraintes polarisées du mental et vous libère de votre dépendance aux formes. Même si tout venait à s'écrouler et à être réduit en miettes autour de vous, vous sentiriez toujours ce profond noyau de paix intérieure. Vous ne seriez peut-être pas heureux, mais en paix.

 

 

Comment utiliser la négativité et y renoncer

 

Toute résistance intérieure se vit comme de la négativité, sous une forme ou une autre. Toute négativité est résistance. Dans ce contexte, les deux termes sont presque synonymes.

La négativité va de l'irritation ou de l'impatience à la colère féroce, d'une humeur dépressive ou d'un sombre ressentiment au désespoir suicidaire. Parfois, la résistance déclenche le corps de souffrance et, dans ce cas-là, celui-ci peut générer une puissante négativité comme la colère, la dépression ou un profond chagrin, même si le catalyseur est infime.

L'ego croit qu'il peut manipuler la réalité par la négativité et obtenir ainsi ce qu'il veut. Il croit que par ce biais, il peut créer une situation avantageuse ou dissiper une situation désavantageuse.

Si "vous" - le mental - ne croyiez pas que le malheur fonctionne, pourquoi alors le créeriez-vous ? Bien entendu, la négativité ne fonctionne pas. Au lieu de créer une situation favorable, elle l'empêche au contraire de se manifester. Au lieu de dissiper une situation défavorable, elle la maintient. Sa seule fonction "utile" est de renforcer l'ego, et c'est pour cette raison que l'ego l'aime tant.

Une fois que vous vous êtes identifié à une forme quelconque de négativité, vous ne voulez pas vous en départir et, à un niveau inconscient profond, vous ne désirez aucun changement positif, puisque cela menacerait votre identité de personne déprimée, en colère ou traitée injustement. Par conséquent, vous ignorerez, nierez ou saboterez ce qui est positif dans votre vie. C'est là un phénomène très commun. Et aussi dément.

 

 

EXERCICE

Observez n'importe quelle plante ou n'importe quel animal et laissez-le* vous enseigner ce qu'est l'acceptation, l'ouverture totale au présent, l'Être. Laissez-le* vous enseigner l'intégrité, c'est à dire comment ne faire qu'un, être vous-même, être vrai. Comment vivre, mourir et ne pas faire de la vie et de la mort un problème.

 

* "laissez-lui vous enseigner" selon la traduction.

 

Les émotions négatives contiennent parfois un message, comme les maladies. Mais les changements que vous effectuerez, qu'ils soient reliés à votre travail, à vos relations ou à votre milieu de vie, ne sont en fin de compte "qu'esthétiques", à moins d'être le fruit d'une modification du niveau de conscience. Et ceci ne peut vouloir dire qu'une seule chose : devenir plus présent. Quand vous avez atteint un certain niveau de présence, la négativité n'est plus nécessaire pour savoir ce dont vous avez besoin dans votre vie.

Mais aussi longtemps qu'elle est là, servez-vous en. Utilisez-la comme une sorte de signal qui vous rappelle d'être plus présent.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Chaque fois que vous remarquerez que la négativité se manifeste en vous, sous une forme ou une autre, ne la voyez pas comme un échec dans votre démarche mais plutôt comme un précieux signal qui vous dit : "Réveille-toi ! Sors la tête ! Sois présent !"

En fait, la moindre irritation est significative et doit être reconnue et approfondie. Sinon, il y aura une accumulation de réactions passées sous silence.

 

Il se peut que vous puissiez laisser tomber la négativité une fois que vous aurez réalisé que vous ne voulez pas de ce champ énergétique en vous et qu'il ne sert à rien. Dans ce cas, assurez-vous de mettre cette négativité définitivement de côté. Si vous n'y réussissez pas, acceptez simplement qu'elle soit là et centrez-vous sur la sensation.

 

 

EXERCICE

L'autre solution, si vous n'arrivez pas à éliminer une réaction négative, c'est de la faire disparaître en vous imaginant devenir "perméable" à la cause externe de la réaction.

Je vous recommande de vous y exercer tout d'abord avec de petites choses banales.

 

Disons, par exemple, que vous êtes tranquillement assis chez vous. Tout d'un coup, le son strident du système antivol d'une voiture vous parvient de l'autre côté de la rue. L'irritation monte en vous. Quelle est la raison d'être de cette irritation ? Il n'y en a absolument aucune. Pourquoi l'avez-vous créée ? Ce n'est pas vous qui l'avez créée, mais le mental. Cela s'est fait automatiquement, de façon tout à fait inconsciente.

Pourquoi le mental a-t-il engendré cette irritation ? Parce qu'il porte la croyance inconsciente que la résistance qu'il installe et que vous expérimentez sous la forme de négativité ou de tourment viendra d'une manière ou d'une autre dissiper la situation non désirée. Bien entendu, ceci est une illusion. La résistance que le mental crée, de l'irritation ou de la colère dans ce cas, est beaucoup plus dérangeante que la cause originale qu'il essaie de faire disparaître.

Utilisez ce genre  de situation pour en faire une pratique spirituelle.

 

 

EXERCICE

Sentez que vous devenez transparent, pour ainsi dire,comme si vous étiez dénué de la solidité de la matière corporelle. Permettez ensuite au bruit, ou à tout ce qui cause une réaction négative, de passer à travers vous. Ce bruit ne heurte plus de mur "solide" en vous.

 

Comme je l'ai spécifié, entraînez-vous d'abord avec de petites choses. L'alarme de voiture, le chien qui aboie, les enfants qui hurlent, les bouchons de circulation. Au lieu de maintenir en vous un mur de résistance sur lequel viennent constamment et douloureusement se heurter les choses "qui ne devraient pas se produire", laissez passer tout cela à travers vous.

Quelqu'un vous a dit quelque chose de grossier  ou destiné à vous blesser ? Laissez ses paroles passer à travers vous au lieu de vous mettre en mode négatif et inconscient. Agressivité, défense ou retenue, laissez aller tout cela. N'offrez aucune résistance à ce qui est proféré, comme s'il n'y avait plus personne à blesser. LE PARDON, C'EST ÇA. DE CETTE FAÇON VOUS, DEVENEZ INVULNÉRABLE.

Cela ne vous empêche pas de rappeler à la personne que son comportement est inacceptable, si c'est ce que vous choisissez de faire. Chose certaine, elle n'aura plus le pouvoir de contrôler votre état intérieur. Vous êtes alors sous votre pouvoir, pas sous le pouvoir de quelqu'un d'autre, et votre mental ne mène plus le bal. Qu'il s'agisse de l'alarme d'une voiture, d'une personne grossière, d'une inondation, d'un tremblement de terre ou de la perte de toutes vos possessions, le mécanisme de la résistance est toujours le même.

Vous êtes encore en train de chercher à l'extérieur et ne réussissez pas à vous extirper du mode "recherche". Peut-être le prochain atelier vous donnera la réponse, ou bien cette nouvelle technique !

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Ne cherchez pas la paix. Ne cherchez pas à trouver un quelconque autre état que celui dans lequel vous êtes dans l'instant présent. Sinon, vous instaurerez un conflit intérieur et une résistance inconsciente.

Pardonnez-vous de ne pas être en paix. Dès l'instant ou vous acceptez totalement l'absence de paix, celle-ci se métamorphose en paix. Tout ce que vous acceptez totalement vous amène à la paix. C'est le miracle du lâcher-prise.

Quand vous acceptez ce qui est, chaque quartier de viande, chaque moment est le meilleur qui soit. C'EST CELA L'ILLUMINATION.

 

 

La nature de la compassion

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Après avoir dépassé le système des oppositions créé par le mental, vous êtes semblable à un lac profond. Les circonstances extérieures et tout ce qui peut se passer dans votre vie sont comme la surface du lac. Parfois calme, parfois ventée et agitée, selon les cycles des saisons. En profondeur, cependant, l'eau du lac reste impassible. Vous êtes le lac tout entier et non seulement la surface. Vous demeurez en contact avec votre propre profondeur, qui est absolument paisible en tout temps.

 

Vous ne résistez pas au changement puisque vous ne vous accrochez pas à quelque situation que ce soit. Votre paix intérieure ne dépend d'aucune condition. Vous évoluez sur le plan de l'Être - immuable, intemporel, immortel - et vous ne dépendez plus du monde extérieur des formes en perpétuelle fluctuation pour vous sentir comblé ou heureux. Vous pouvez certes les apprécier, jouer avec elles, en créer de nouvelles et goûter la beauté de tout cela. Mais vous n'aurez pas besoin de vous attacher à quoi que ce soit.

Aussi longtemps que vous n'êtes pas conscient de l'Être, la réalité des autres humains vous échappe puisque vous n'avez pas encore trouvé la vôtre. Leur forme plaira ou déplaira à votre mental, non seulement sur le plan du corps mais aussi sur celui de l'esprit. Les véritables relations deviennent possibles seulement lorsqu'il y a conscience de l'Être.

En somme, quand vous existez à partir de l'Être, vous percevez le corps et l'esprit d'une autre personne comme un écran, pour ainsi dire, derrière lequel vous pouvez sentir sa véritable réalité, tout comme vous sentez la vôtre. Donc, quand vous êtes confronté à la souffrance ou au comportement inconscient d'une autre personne, vous restez présent et en contact avec l'Être, et êtes ainsi en mesure de voir au delà de la forme et d'apercevoir cette pure étincelle chez l'autre à travers l'Être.

A ce niveau, toute souffrance se conçoit comme une illusion. La souffrance est le fruit de l'identification à la forme. Des guérisons miraculeuses se produisent parfois chez les autres, s'ils sont prêts, lorsqu'un être réalisé vient éveiller leur conscience.

La compassion, c'est la conscience que vous avez un lien profond qui vous unit à toutes les créatures. La prochaine fois que vous affirmerez ne rien avoir en commun avec telle ou telle personne, rappelez-vous au contraire que vous avez au contraire beaucoup en commun avec elle : d'ici à quelques années - deux ans ou soixante-dix ans, peu importe -, vous serez tous les deux des cadavres en décomposition, puis simplement un amas de poussière et, à la fin, plus rien du tout. Cette prise de conscience vous fait humblement redescendre sur terre et ne laisse pas grand place à l'orgueil.

Est-ce pour autant une pensée négative ? Non, c'est un fait. Pourquoi fermer les yeux dessus ?

Dans ce sens-là, vous et toutes les autres créatures êtes sur un pied d'égalité totale.

 

 

EXERCICE

Un des plus puissants exercices spirituels consiste à méditer profondément sur la mortalité des formes matérielles, la vôtre y compris. Cela s'appelle "mourir avant de mourir".

Absorbez-vous profondément dans cette méditation. Votre forme matérielle se dissipe, n'existe plus. Puis arrive le moment où toutes les formes-pensées s'éteignent également. Pourtant, vous êtes encore là, en tant que cette divine présence, radieuse et totalement éveillée.

Ce qui a toujours été réel reste, et seuls les noms, les formes et les illusions meurent.

A ce niveau profond, la compassion devient une forme de guérison dans le sens le plus large. Dans un état de compassion, votre influence guérissante s'exerce surtout sur l'être, et non sur le faire. Chacune des personnes avec qui vous entrerez en contact sera touchée par votre présence et par la paix qui émanera de vous, que vous en soyez conscient ou pas.

 

Quand vous êtes totalement présent et que les gens autour de vous adoptent des comportements inconscients, vous ne sentez pas le besoin de réagir, ne leur accordant ainsi aucune substance. La paix en vous est si vaste et si profonde que tout ce qui n'est pas paix est absorbé par elle comme si rien d'autre n'avait jamais existé. Ceci met fin au cycle karmique de l'action et de la réaction.

Les animaux, les arbres, les fleurs sentiront eux aussi la paix qui est en vous et y seront sensibles. Votre enseignement se fait en étant, en vivant la paix de  Dieu.

Vous devenez "la lumière du monde", une émanation de la conscience pure et faites aussi disparaître la souffrance sur le plan de la cause. Vous éliminez l'inconscience du monde.

 

 

La sagesse du lâcher-prise

 

C'est la qualité de conscience chez vous, à cet instant même, qui est le principal agent déterminant du genre de futur que vous connaîtrez. Lâcher prise est donc la chose la plus importante que vous puissiez faire pour amener un changement positif. Tout geste que vous posez par la suite n'est que secondaire. Aucune action véritablement positive ne peut provenir d'un état de conscience qui n'est pas fondé sur le lâcher-prise.

Pour certaines personnes, ce terme peut avoir des connotations négatives. Il peut vouloir dire défaite, renoncement, incapacité d'être à la hauteur des défis de la vie, léthargie, etc. Cependant, le véritable détachement est quelque chose d'entièrement différent. Cela ne signifie pas endurer passivement une situation dans laquelle vous vous trouvez sans tenter quoi que ce soit pour l'améliorer. Et cela ne signifie pas non plus que vous devez cesser d'établir des plans pour transformer votre vie ou de poser des gestes positifs.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Le lâcher-prise est la simple mais profonde sagesse qui nous porte à laisser couler le courant de la vie plutôt que d'y résister. Et le seul moment où vous pouvez sentir ce courant, c'est dans l'instant présent. Par conséquent, lâcher prise, c'est accepter le moment présent inconditionnellement et sans réserve. C'est renoncer à la résistance intérieure qui s'oppose à ce qui est.

 

Résister intérieurement, c'est dire non à ce qui est, par le jugement de l'esprit et la négativité émotionnelle. Cette résistance s'accentue particulièrement quand les choses vont mal, montrant par là qu'il y a un décalage entre les exigences ou les attentes rigides du mental et ce qui est. Ce décalage est celui de la souffrance.

Si vous avez vécu suffisamment longtemps, vous saurez que les choses "vont mal" relativement souvent. Et c'est précisément dans ces moments-là qu'il vous faut mettre en pratique le lâcher-prise si vous voulez éliminer la souffrance et le chagrin de votre vie. Quand vous acceptez ce qui est, vous êtes instantanément libéré de l'identification au mental et vous reprenez par conséquent contact avec l'Être. La résistance, c'est le mental.

Le lâcher-prise est un phénomène purement intérieur; Cela ne veut pas dire que, sur le plan concret de la dimension extérieure, vous ne passiez pas à l'action pour changer telle ou telle situation.

En fait, quand vous lâchez prise, ce n'est pas la situation dans sa globalité que vous devez accepter, mais juste ce minuscule segment appelé instant présent.

Par exemple, si vous étiez pris dans la boue quelque part, vous ne diriez pas : "OK, je me résigne au fait d'être pris dans la boue". La résignation n'a rien à voir avec le lâcher-prise.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Il n'est pas nécessaire que vous acceptiez une situation indésirable ou désagréable. Il n'est pas nécessaire non plus que vous vous racontiez des histoires en vous disant qu'il n'y a rien de mal à être pris dans la boue. Au contraire, vous reconnaissez alors totalement que vous voulez en sortir. Puis, vous ramenez votre attention sur le moment présent sans mentalement l'étiqueter d'une façon ou d'une autre.

En somme, vous ne portez aucun jugement sur le présent. Par conséquent, il n'y a ni opposition ni négativité émotionnelle. Vous acceptez le moment tel qu'il est. Puis vous passez à l'action et faites tout ce qui est en votre pouvoir pour vous en sortir.

 

Voici ce que j'appelle une action positive. C'est de loin beaucoup plus efficace qu'une action négative, qui est le fruit de la colère, du désespoir ou de la frustration. Continuez à mettre en pratique le lâcher-prise en vous retenant d'étiqueter le présent, et ce, jusqu'à l'obtention du résultat voulu.

Laissez-moi vous donner une analogie visuelle afin d'illustrer ce que je tente de vous expliquer. Vous marchez le long d'un sentier la nuit, entouré d'un épais brouillard. Toutefois, vous disposez d'une puissante torche électrique qui fend ce brouillard et trace devant vous un passage étroit mais dégagé. Disons que ce brouillard représente vos conditions de vie du passé et du futur et que la torche électrique symbolise la présence consciente, le passage dégagé, le présent.

Le fait de ne pas lâcher prise endurcit la forme psychologique, la carapace de l'ego, et crée un fort sens de dissociation. Vous percevez le monde autour de vous et les gens en particulier comme une menace. Ceci s'accompagne de la compulsion inconsciente de détruire les autres par le jugement, ainsi que du besoin de rivaliser et de dominer. Même la nature devient votre ennemi et c'est la peur qui gouverne vos perceptions et vos interprétations. La maladie mentale que l'on appelle la paranoïa n'est qu'une forme légèrement plus aigüe de cet état normal, mais dysfonctionnel, de conscience.

Ce n'est pas seulement votre forme psychologique qui s'endurcit, mais également votre corps physique, qui devient dur et rigide en raison de la résistance. De la tension se crée dans diverses parties du corps, et celui-ci tout entier se contracte. La libre circulation de l'énergie dans le corps, essentielle à un fonctionnement sain, est grandement restreinte.

Le massage et certaines formes de physiothérapie peuvent certes aider ç restituer cette circulation. Mais, à moins que vous ne fassiez du lâcher-prise une pratique quotidienne, ces choses ne peuvent vous procurer qu'un soulagement temporaire des symptômes, puisque la cause, c'est à dire le comportement de résistance, n'a pas été résolue.

En vous existe quelque chose qui n'est pas affecté par les circonstances changeantes de votre vie et vous ne pouvez y avoir accès que par le lâcher-prise. Ce quelque chose, c'est votre Être même, qui se trouve éternellement dans le royaume intemporel du présent.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Si vous estimez que les circonstances de votre vie sont insatisfaisantes, ou même intolérables, ce n'est que tout d'abord en lâchant prise que vous pouvez rompre le comportement inconscient de résistance qui perpétue justement ces circonstances.

 

Le lâcher-prise est parfaitement compatible avec le passage à l'action, l'instauration de changements ou l'atteint d'objectifs. Mais dans l'état de lâcher-prise, le "faire "est mû par une qualité autre, une énergie totalement différente qui vous remet en contact avec l'énergie première de l'Être. Et si ce que vous faites en est imprégné, cela devient une célébration joyeuse de l'énergie vitale qui vous ramène encore plus profondément dans le présent.

Quand il y a absence de résistance, la qualité de la conscience chez vous et, par conséquent, la qualité de tout ce que vous entreprenez ou créez est grandement augmentée. Les résultats viendront d'eux-mêmes et reflèteront cette qualité. On pourrait appeler cela "l'action par le lâcher-prise".

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Quand vous êtes dans un état de lâcher-prise, vous voyez clairement ce qui doit être fait et vous passez à l'action. Vous vous concentrez sur une seule chose à la fois pour ensuite bien l'accomplir. Tirez des leçons de la nature : observez de quelle manière tout s'accomplit et comment le miracle de la vie se déroule sans insatisfaction ni tourment.

 

C'est pour cela que Jésus a dit : "Regardez comment les lys poussent : ils ne s'affolent ni ne se peinent."

 

 

EXERCICE

Si votre situation globale est insatisfaisante ou déplaisante, reconnaissez d'abord l'instant présent et lâchez prise face à ce qui est. C'est la torche électrique qui fend le brouillard. Votre état de conscience cesse alors d'être contrôlé par les circonstances extérieures. Vous n'êtes plus mû par la réaction et la résistance. Ensuite, envisagez la situation en détail et demandez-vous : "Est-ce que je peux faire quelque chose pour changer la situation ou l'améliorer, ou pour m'en dégager ?"

Dans l'affirmative, posez le geste approprié.

 

Ne concentrez pas votre attention sur les mille et une choses que vous pouvez faire maintenant. Ceci ne veut pas dire que vous ne devriez pas planifier. C'est peut-être LA chose à faire. Assurez-vous cependant de ne pas commencer à vous "passer mentalement des films", à vous projeter dans le futur : cela vous ferait perdre le contact avec le présent. Peu importe le geste que vous posez, il ne portera peut-être pas fruit immédiatement. Ne résistez pas à ce qui est jusqu'à ce que cela se produise.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Si vous ne pouvez poser aucun geste ni vous soustraire à la situation, utilisez celle-ci pour lâcher prise encore plus profondément, pour être encore plus intensément dans le présent, dans l'Être.

 

Quand vous pénétrez dans la dimension intemporelle du présent, le changement arrive souvent d'étrange façon, sans que vous ayez besoin de faire vous-même grand chose. La vie elle-même se met de la partie. Si des facteurs intérieurs comme la peur, la culpabilité ou l'inertie vous empêchaient jusque là de passer à l'action, ils se dissiperont à la lumière de votre présence consciente.

Ne confondez pas le lâcher-prise avec l'attitude je-m'en-foutiste du genre "ça m'est égal". Si vous y regardez de plus près, vous découvrirez qu'une telle attitude est teintée d'une négativité ayant la forme du ressentiment caché. Ce n'est donc pas du lâcher-prise mais bel et bien une résistance déguisée.

Au moment où vous lâchez prise, tournez votre attention vers l'intérieur pour vérifier s'il reste de la résistance en vous. Soyez très vigilant à ce moment là, sinon un restant de résistance pourrait encore se cacher dans quelque coin sombre sous la forme d'une pensée ou d'une émotion non conscientisée.

 

 

De l'énergie mentale à l'énergie spirituelle

 

EXERCICE

Commencez par reconnaître qu'il y a résistance. Soyez présent lorsque cela arrive. Observez la façon dont votre mental la crée, comment il étiquette la situation, vous même ou les autres. Attardez-vous au mental qui entre en jeu. Sentez l'énergie de l'émotion.

En vous faisant le témoin de cette résistance, vous verrez qu'elle ne sert à rien. En concentrant toute votre attention sur le présent, la résistance inconsciente est conscientisée et c'en est fait d'elle.

 

Il vous est impossible d'être conscient et malheureux, conscient et dans la négativité. Peu importe leur forme, la négativité, le tourment et la souffrance veulent dire résistance, et la résistance est toujours inconsciente.

Choisiriez-vous vraiment le tourment ? Si vous ne le choisissez pas, alors comment se produit-il ? Quelle est sa raison d'être ? Qui le maintient en vie ?

Vous dites être conscient de vos émotions tourmentées, mais la vérité, c'est que vous êtes identifié à elles et que vous entretenez ce processus par la pensée compulsive. Et tout cela est inconscient. Si vous étiez conscient, c'est à dire totalement présent à  l'instant, toute négativité disparaîtrait presque instantanément. Celle-ci ne pourrait pas survivre en votre présence. Elle ne peut y arriver qu'en votre absence;

Même le corps de souffrance ne peut survivre longtemps en votre présence. Vous maintenez donc votre tourment en vie par le temps. C'est son oxygène. Remplacez le facteur temps par la conscience intense du moment présent, et le temps meurt. Mais voulez-vous vraiment qu'il meure ? En avez-vous vraiment assez ? Qui voudrait s'en passer ?

A moins de mettre en pratique le lâcher-prise, la dimension spirituelle est quelque chose qu'on lit dans les manuels, dont on parle, qui nous enthousiasme, sur lequel on écrit des livres, on réfléchit, auquel on croit ou non, selon le cas. Cela ne fait pas aucune différence.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Du moins pas avant que le lâcher-prise devienne une réalité concrète dans votre vie. Quand c'est le cas, l'énergie qui émane de vous et mène votre vie a une fréquence vibratoire beaucoup plus élevée que l'énergie mentale qui contrôle encore le monde, c'est à dire l'énergie à l'origine des structures sociales, politiques et économiques de notre civilisation. Cette énergie mentale est aussi celle qui se perpétue en permanence par l'intermédiaire des médias et de l'éducation. C'est ainsi que l'énergie spirituelle advient dans ce monde.

Cette énergie n'occasionne aucune souffrance pour vous, les autres humains, ou n'importe quelle autre forme de vie planétaire.

 

 

Le lâcher-prise dans les relations interpersonnelles

 

Il est vrai que seule une personne inconsciente essaiera d'utiliser ou de manipuler les autres. Mais il est également vrai que seule une personne inconsciente peut être utilisée ou manipulée. Si vous offrez de la résistance au comportement inconscient des autres ou luttez contre cela, vous tombez vous-même dans l'inconscience.

Mais lâcher prise ne veut pas dire se laisser exploiter par les gens inconscients. Pas du tout. Il est parfaitement possible de dire "non" fermement et clairement à quelqu'un ou de se dissocier d'une situation tout en restant en même temps dans un état intérieur d'absence totale de résistance.

 

 

EXERCICE

Lorsque vous dites "non" à quelqu'un ou à une situation, faites en sorte que votre choix origine non pas d'une réaction, mais d'une prise de conscience, d'un discernement clair de ce qui est juste ou pas pour vous dans le moment.

Qu'il soit un "non" de grande qualité, libre de toute négativité, qui ne créera donc pas de souffrance ultérieure.

Si vous ne réussissez pas à lâcher prise, passez immédiatement à l'action : dites le fond de votre pensée aux personnes concernées, faites quelque chose qui modifiera la situation ou bien encore, dissociez-vous totalement de la situation. Assumez la responsabilité de votre vie.

 

Ne polluez pas votre beau et radieux Être intérieur ni la Terre avec de la négativité. Ne laissez pas le tourment s'immiscer en vous sous quelque forme que ce soit.

 

 

EXERCICE

Si vous ne pouvez pas passer à l'action, parce que vous êtes en prison par exemple, alors, il vous reste deux choix : résister ou lâcher prise. L'esclavage ou la libération intérieure devant les conditions externes. La souffrance ou la paix intérieure.

 

Le lâcher-prise viendra profondément modifier vos relations. Si vous ne réussissez jamais à accepter ce qui est, ceci sous-entend que vous ne pourrez jamais accepter les autres tels qu'ils sont. Vous jugerez, critiquerez, étiquetterez, rejetterez les gens ou essaierez de les changer.

Par ailleurs, si vous faites continuellement de moment présent un moyen pour arriver à une fin dans le futur, vous ferez de même avec tous les gens que vous rencontrerez ou avec qui vous serez en rapport. La relation - l'être humain - revêt une importance secondaire pour vous ou pas d'importance du tout. Ce que vous retirerez de la relation est de nature primaire, c'est à dire un gain matériel, un sentiment de pouvoir, du plaisir physique ou une forme quelconque de gratification de l'ego.

Laissez-moi vous expliquer de quelle façon le lâcher-prise peut fonctionner dans les relations. :

 

 

EXERCICE

Quand vous commencez à vous disputer ou à entrer en conflit avec votre partenaire ou un proche, observez d'abord à quel point vous vous tenez sur la défensive lorsque l'autre attaque votre position ou sentez la force de votre propre agressivité lorsque vous attaquez la position de l'autre personne. Remarquez votre attachement à vos points de vue et à vos opinions.

Percevez bien l'énergie mentale et émotionnelle derrière votre besoin d'avoir raison et de donner tort à l'autre. C'est l'énergie de l'ego. Vous la conscientiserez en la reconnaissant, en la sentant le plus totalement possible. Puis, un jour, vous réaliserez soudainement au beau milieu d'une dispute que vous avez le choix et déciderez peut-être tout simplement de ne pas réagir, juste pour voir ce qui se passe.

AINSI, VOUS LÂCHEZ PRISE.

 

Je ne veux pas dire que vous devez mettre de côté la réaction en disant juste : "Bon, tu as raison" avec une expression qui sous-entend : "Moi, je suis au-dessus de ces enfantillages inconscients". Ceci ne fait que transporter la résistance sur un autre plan : celui du mental, toujours actif, qui prétend être supérieur. Je parle ici de laisser tomber tout le champ énergétique mental et émotionnel qui luttait en vous pour avoir le pouvoir.

L'ego est rusé. Il vous faut donc être très vigilant, très présent et totalement honnête avec vous-même pour voir si vous avez véritablement renoncé à l'identification à une position.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

Si vous vous sentez soudainement très léger, dégagé et profondément en paix, c'est le signe indiscutable que vous avez vraiment lâché prise.

Regardez alors de près ce qui se passe chez l'autre personne, quant à la position qu'elle défendait, lorsque vous ne donnez plus d'énergie  cette dernière en lui résistant. Quand l'identification aux prises de position est terminée, une véritable communication s'instaure.

La non-résistance n'est pas nécessairement synonyme d'inaction. Tout ce que cela veut dire, c'est que toute action n'est plus forcément une réaction. Souvenez-vous de la profonde sagesse qui sous-tend la pratique des arts martiaux : ne pas offrir de résistance à l'adversaire.

Céder pour mieux triompher de lui.

Cela étant dit, "ne rien faire" quand vous êtes dans un état de présence intense est un puissant outil de transformation et de guérison, qu'il s'agisse de situations ou de personnes. Dans le taoïsme, il existe un terme chinois, wuwei, que l'on traduit habituellement par "activité sans action" ou par "être tranquillement assis sans rien faire". Dans la chine d'autrefois, ceci était considéré comme un des plus importants accomplissements ou une des plus grandes vertus.

C'est radicalement différent de l'inactivité dans l'état de conscience ordinaire, ou si vous préférez de l'inconscience, qui résulte de la peur, de l'inertie ou de l'indécision. Le véritable "non-faire" sous-entend l'absence de résistance intérieure et un état de vigilance intense.

D'un autre côté, si l'action est nécessaire, vous ne réagirez plus en fonction de votre conditionnement mental, mais agirez selon votre présence consciente. Dans cet état de présence, votre mental est libre de tout concept, y compris celui de la non-violence. Alors, qui peut prévoir ce que vous ferez ?

L'ego croit que votre force se trouve dans la résistance, alors qu'en vérité la résistance vous coupe de l'Être, le seul véritable pouvoir. La résistance, c'est de la faiblesse et de la peur qui se font passer pour de la force. Ce que l'ego voit comme de la faiblesse dans votre Être, ce sont sa pureté, son innocence et sa force. Et ce qu'il juge comme de la force est en fait une faiblesse. L'ego existe donc sur un perpétuel mode de résistance et loue de faux rôles pour masquer votre prétendue "faiblesse", qui est en vérité votre force.

Jusqu'à ce qu'il y ait lâcher-prise, les jeux de rôle inconscients constituent en grande partie l'interaction entre humains. Avec le lâcher-prise, vous n'avez plus besoin des défenses de l'ego et de faux masques. Vous devenez très simple, très vrai : "C'est dangereux, dit l'ego. Tu vas te faire blesser. Tu seras vulnérable."

Mais ce que l'ego ne sait pas, bien entendu, c'est que c'est seulement en renonçant à la résistance, en devenant vulnérable, que vous pouvez découvrir votre véritable et essentielle invulnérabilité.

 

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FIN DU CHAPITRE HUIT

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1 novembre 2013

Eckhart TOLLE, METTRE EN PRATIQUE LE POUVOIR DU MOMENT PRÉSENT (9/9)

AVERTISSEMENT : la lecture de ce type d'ouvrage, peut-être mal traduit, peut-être mal assimilé, ne peut remplacer l'enseignement d'un maître authentique : une pratique de la méditation mal comprise peut, dans certains cas, s'avérer préjudiciable.

 

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 SUITE DU CHAPITRE 8

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CHAPITRE NEUF

 

 

TRANSFORMER LA MALADIE ET LA SOUFFRANCE

 

 

Comment transformer la maladie en illumination

 

Lâcher-prise, c'est accepter intérieurement ce qui est sans réserve. Ce dont il est question ici, c'est de votre vie - en cet instant - et non des circonstances de votre vie ou de ce que j'appelle vos conditions de vie.

La maladie fait partie de vos conditions de vie. Elle a un passé et un futur qui se perpétuent sans fin, sauf si l'instant présent, qui a le pouvoir de racheter, est activé par votre présence consciente. Comme vous le savez, derrière les diverses circonstances qui constituent vos conditions de vie - présentes dans le temps -, il y a quelque chose de plus profond, de plus essentiel : votre vie, votre Être même dans l'éternel présent.

Comme il n'y a aucun problème dans le moment présent, il n'y a pas de maladie non plus. Quand quelqu'un adopte une croyance vis à vis de votre état et vous colle ainsi une étiquette sur le dos, celle-ci amène l'état à s'installer pour de bon, lui donne du pouvoir et fait d'un déséquilibre temporaire une réalité apparemment immuable. La croyance confère non seulement réalité et consistance à la maladie, mais aussi une continuité temporelle qu'elle n'avait pas auparavant.

 

 

EXERCICE

 

En vous concentrant sur l'instant et en vous retenant de l'étiqueter mentalement, la maladie est réduite à un ou plusieurs des facteurs suivants : la douleur physique, la faiblesse, l'inconfort ou l'invalidité. C'est ce face à quoi vous lâchez prise maintenant, et non pas à l'idée de la maladie.

Permettez à la souffrance de vous ramener de force dans le "maintenant", dans un état d'intense et consciente présence. Utilisez-la pour arriver à l'éveil.

 

Le lâcher-prise ne transforme pas ce qui est, du moins pas directement. Il vous transforme, vous. Et quand vous êtes transformé, c'est tout votre monde qui l'est. Pourquoi ? Parce que le monde n'est qu'un reflet. Nous avons déjà parlé de cela. Le problème, ce n'est pas la maladie, c'est vous, aussi longtemps que le mental contrôle les choses.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Lorsque vous êtes malade ou invalide, n'ayez pas le sentiment d'avoir échoué d'une manière ou d'une autre, ne vous sentez pas coupable. Ne reprochez pas à la vie de vous avoir traité injustement et ne vous faites pas non plus de réprimandes. Tout cela, c'est de la résistance.

Si vous avez une maladie grave, servez-vous-en pour atteindre l'illumination. Tout ce qui peut arriver de "mal" dans votre vie doit vous amener vers cet état.

Dissociez le temps de la maladie. Ne conférez ni passé ni futur à la maladie. Laissez-la vous ramener de force dans l'intense conscience du moment présent et observez ce qui se passe.

 

Devenez un alchimiste. Transformez le vulgaire métal en or, la souffrance en conscience, le malheur en une occasion d'éveil.

Êtes-vous gravement malade et ce que je viens de vous dire vous met-il en colère ? Alors, c'est le signe flagrant que votre maladie a fini par faire partie du sens que vous avez de vous-même et que vous protégez votre identité, en même temps que vous protégez votre maladie.

La circonstance qui porte l'étiquette "maladie" n'a rien à voir avec ce que vous êtes vraiment.

 

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Quand le malheur frappe ou que quelque chose va très "mal" - maladie, invalidité, perte d'un chez-soi, d'une fortune ou d'une identité sociale, rupture d'une relation intime, décès ou souffrance d'une personne chère, ou imminence de votre propre mort -, sachez qu'il y a un revers à cette médaille, que vous n'êtes qu'à un pas de quelque chose d'incroyable, de la transformation alchimique totale du vulgaire métal de la douleur et de la souffrance en or. Et ce pas, c'est le lâcher-prise.

Je ne dis pas que vous serez heureux dans une telle situation. Non, vous ne le serez pas. Par contre, la peur et la douleur se transformeront en cette paix et cette sérénité intérieures qui proviennent d'une profondeur insondable, du non-manifeste lui-même. Il s'agit de "la paix de Dieu, qui dépasse tout entendement". Comparativement à elle, le bonheur est plutôt superficiel.

Cette paix radieuse s'accompagne de la réalisation que vous êtes indestructible, immortel. Et cette réalisation s'effectue non pas sur le plan du mental mais au plus profond de votre être. Ce n'est pas une croyance ; c'est une certitude absolue qui n'exige aucune preuve extérieure.

 

 

Comment transformer la souffrance en paix

 

Dans certaines situations extrêmes, il vous sera peut-être toujours impossible d'accepter le présent. Mais pour le lâcher-prise, vous avez une seconde chance.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Votre première chance, c'est de lâcher prise chaque instant devant la réalité du présent. Sachant que ce qui est ne peut être défait - puisque cela est déjà -, vous dites oui à ce qui est ou vous acceptez ce qui n'est pas.

Ensuite, vous faites ce que vous avez à faire, selon les exigences de la situation. Si vous vous maintenez dans cet état d'acceptation, vous ne créez plus de négativité, de souffrance ou de tourment. Par conséquent, vous vivez dans un état de non-résistance, de grâce et de légèreté, libre de toute lutte intérieure.

 

Quand vous ne réussissez pas à vivre ainsi, c'est à dire quand vous laissez passer cette première chance parce que la présence de votre conscience n'est pas suffisamment intense pour empêcher des schèmes de résistance automatiques et inconscients de se produire ou parce que les circonstances sont telles qu'elles vous sont totalement inacceptables, vous créez alors une forme quelconque de douleur ou de souffrance. Vous pouvez avoir l'impression que ce sont les circonstances qui créent la souffrance, alors que, en fin de compte, ce n'est pas le cas. En réalité, c'est votre résistance.

 

 

EXERCICE

 

La seconde chance à votre portée pour lâcher prise, c'est d'accepter ce qui est en vous à défaut d'accepter ce qui est extérieur à vous. S'il vous est impossible d'admettre les circonstances extérieures, alors acceptez la situation intérieure.

Autrement dit, vous ne devez pas résister à la souffrance. Donnez-lui la permission d'être là. Lâchez prise face au chagrin, au désespoir, à la peur, à la solitude ou à toute autre forme adaptée à la souffrance. Soyez-en le témoin sans l'étiqueter mentalement. Accueillez-la.

Par la suite, observez la façon dont le miracle du lâcher-prise transforme la souffrance profonde en paix profonde. Cette situation est votre crucifixion. LAISSEZ-LA DEVENIR VOTRE RÉSURRECTION ET VOTRE ASCENSION.

 

Quand la souffrance est profonde, vous ressentez sans doute une forte pulsion à vouloir y échapper plutôt que de vouloir lâcher prise. Vous ne voulez pas sentir ce que vous sentez. Quoi de plus normal ? Mais il n'y a aucune échappatoire, aucune issue de secours.

Il y a par contre de fausses échappatoires comme le travail, l'alcool, les drogues, la colère, les projections, la répression, etc. Mais celles-ci ne vous libèrent pas de la douleur. La souffrance ne diminue pas en intensité quand vous la rendez inconsciente. Quand vous niez la douleur émotionnelle, tout ce que vous entreprenez ou pensez est contaminé par elle. Même vos relations. Pour ainsi dire, vous diffusez cette vibration de souffrance par l'énergie qui émane de vous, et les autres le sentent intuitivement. S'ils sont dans l'inconscience, il se peut qu'ils se sentent poussés à vous agresser ou à vous blesser d'une manière ou d'une autre. Ou bien alors c'est vous qui les blesserez par une projection inconsciente de votre souffrance. Vous attirez vers vous tout ce qui peut correspondre à votre état intérieur.

 

 

EXERCICE

 

Quand il n'y a plus moyen de s'en sortir, il y a toujours moyen de passer à travers. Alors, ne vous détournez pas de la souffrance. Faites-lui face et sentez-la pleinement. Je dis bien de la sentir, non d'y réfléchir ! Exprimez la si nécessaire, mais ne rédigez pas mentalement de scénario à son sujet. Accordez toute votre attention à l'émotion et non pas à la personne, à l'évènement ou à la situation qui semble l'avoir déclenchée.

Ne laissez pas le mental utiliser la souffrance pour en confectionner une identité de victime. Vous prendre en pitié et raconter votre histoire aux autres vous maintiendra dans la souffrance. Puisqu'il est impossible de se dissocier de l'émotion, la seule possibilité qui reste pour changer les choses, c'est de passer à travers la souffrance. Autrement, rien ne bougera.

Alors accordez toute votre attention à ce que vous sentez et retenez-vous de l'étiqueter mentalement. Soyez très vigilant quand vous plongez dans l'émotion.

Tout d'abord, vous aurez peut-être l'impression d'être dans un lieu sombre et terrifiant. Et quand un besoin pressant se fera sentir de lui tourner le dos, restez là à observer sans passer à l'action. Continuez à maintenir votre attention sur la souffrance, à sentir le chagrin, la peur, la terreur, la solitude ou toute autre chose. Restez alerte et présent. Présent avec tout votre être, avec chacune des cellules de votre corps. En faisant cela, vous laissez entrer un peu de lumière dans toute cette obscurité. Vous y amenez la flamme de votre conscience.

 

A ce stade là, vous n'avez plus besoin de vous préoccuper du lâcher-prise. Il s'est déjà produit. Comment ? Être totalement attentif, c'est accepter totalement. En accordant entièrement votre attention à ce qui est, vous recourez au pouvoir de l'instant présent, celui de votre propre présence.

Aucune résistance cachée ne peut survivre à une telle présence, car celle-ci élimine le temps. Et sans le temps, aucune souffrance, aucune négativité ne peut être.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Votre la souffrance, c'est cheminer vers la mort. Faire face à la souffrance profonde, lui donner la permission d'être, lui accorder votre attention, c'est entrer consciemment dans la mort. Quand vous avez connu cette mort, vous prenez conscience que la mort n'existe pas et qu'il n'y a rien à craindre. Seul l'ego meurt.

 

Imaginez qu'un rayon de soleil ait oublié qu'il fait inséparablement partie du soleil et qu'il se fasse des illusions en croyant devoir lutter pour survivre devoir se façonner une identité autre que le soleil, et qu'il y tienne dur comme fer. Ne pensez-vous pas que la mort de cette illusion serait incroyablement libératrice ?

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Voulez-vous une mort facile ? Préfèreriez-vous mourir sans souffrir, sans agoniser ? Alors laissez le passé mourir à chaque instant et laissez la lumière de votre présence faire disparaître le moi lourd et pris dans le piège du temps que vous pensiez être "vous".

 

 

Le chemin de croix - l'illumination à travers la souffrance

 

Le chemin de croix que vous avez mentionné est l'ancienne façon d'arriver à la réalisation et jusqu'à récemment, c'était la seule. Mais ne l'écartez pas ou n'en sous-estimez pas l'efficacité. Cela fonctionne encore.

Le chemin de croix est un renversement total des choses. En d'autres termes, ce qu'il y a de pire dans votre vie, votre croix, s'avère la meilleure chose qui ait pu vous arriver dans la vie. C'est quelque chose qui vous contraint à lâcher prise, à "mourir", à devenir rien, à devenir Dieu, parce que Dieu est également le néant.

Se réaliser par la souffrance - le chemin de croix - veut dire être forcé d'entrer dans le royaume des cieux à cor et à cri. Vous lâchez prise en fin de compte parce que vous ne pouvez plus supporter la souffrance, mais il se peut que la souffrance dure longtemps avant que cela ne se produise.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Choisir consciemment l'éveil correspond à renoncer à l'attachement au passé et au futur et à faire du présent le point de mire principal de votre vie.

Cela veut dire choisir de se maintenir dans l'état de présence plutôt que dans le temps. Cela signifie dire oui à ce qui est. Il n'est plus nécessaire alors de souffrir.

 

De combien de temps pensez-vous avoir besoin encore avant de pouvoir affirmer : "Je ne créerai plus de douleur ou de souffrance" ? Jusqu'à quand vous faudra-t-il souffrir avant de pouvoir effectuer ce choix ?

 

 

Avoir le pouvoir de choisir

 

Le choix sous-entend de la conscience, un degré élevé de conscience. Sans elle, vous n'avez pas de choix. Le choix existe à partir du moment où vous vous désidentifiez du mental et de ses schèmes de conditionnement, à partir du moment où vous devenez présent.

Et avant d'atteindre ce moment, vous êtes inconscient, spirituellement parlant. Ceci veut dire que vous êtes contraint de penser, de sentir et d'agir en fonction du conditionnement de votre mental.

Personne ne choisit le dysfonctionnement, le confit ou la douleur. Personne ne choisit la folie. Ceux-ci adviennent parce qu'il n'y a pas suffisamment de présence en vous pour dissoudre le passé, pas assez de lumière pour dissiper l'obscurité. Vous n'êtes pas totalement ici. Vous n'êtes pas encore tout à fait éveillé. Et, entre temps, c'est le mental conditionné qui gère votre vie.

De la même façon, si vous êtes une de ces nombreuses personnes à avoir une problématique parentale, si vous ressassez encore du ressentiment envers vos parents pour quelque chose qu'ils ont fait ou n'ont pas fait, c'est que vous croyez encore qu'ils avaient le choix, qu'ils auraient pu agir différemment. On a toujours l'impression que les gens avaient le choix : c'est une illusion. Tant et aussi longtemps que votre mental et son conditionnement gèrent votre vie, aussi longtemps que vous êtes votre mental, quel choix avez-vous ? Aucun. Vous n'êtes même pas là. L'identification au mental est un état hautement dysfonctionnel. C'est une forme de démence.

Presque tout le monde en souffre à des degrés variables. Dès l'instant où vous prenez conscience de cela, il ne peut plus y avoir de ressentiment. Comment pouvez-vous éprouver du ressentiment vis à vis de la maladie de quelqu'un ? La seule attitude possible est la compassion.

Si c'est votre mental qui mène votre vie, bien que vous n'ayez aucun choix, vous souffrirez encore des conséquences de votre inconscience et créerez davantage de souffrance. Vous aurez à porter le fardeau de la peur, du conflit, des problèmes et de la douleur. La souffrance ainsi créée vous forcera, à un moment ou à un autre, à sortir de votre état d'inconscience.

 

 

LECTURE MÉDITATIVE

 

Vous ne pas vraiment vous pardonner, ainsi qu'aux autres, aussi longtemps que vous cherchez votre identité dans le passé. C'est seulement en accédant au pouvoir de l'instant présent, qui est votre pouvoir propre, qu'il peut y avoir un véritable pardon. Cela rend le passé impuissant et vous permet de réaliser profondément que rien de ce que vous avez fait ou de ce qu'on vous a fait n'a pu le moins du monde toucher l'essence radieuse de votre Être.

Et dans cet esprit, le concept du pardon devient alors totalement inutile.

 

Lorsque vous lâchez prise face à ce qui est et que vous devenez donc totalement présent, le passé perd tout pouvoir. Lorsque vous lâchez prise face à ce qui est et que vous devenez donc totalement présent, le passé perd tout pouvoir. Vous n'en avez plus besoin. LA PRÉSENCE EST LA CLÉ. LE PRÉSENT L'EST AUSSI.

 

 

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Étant donné que la présence et le mental sont indissociables, le renoncement à la résistance - le lâcher-prise - met fin au règne du mental comme maître absolu, comme l'imposteur qui prétend être "vous", le faux Dieu. Tout jugement et toute négativité disparaissent.

Le royaume de l'Être, qui était masqué par le mental, se révèle. Tout d'un coup, un grand calme naît en vous, une insondable sensation de paix.

Et au cœur de cette paix, il y a une grande joie.

Et au cœur de cette joie, il y l'amour.

Et au cœur de tout cela, il y a le sacré, l'incommensurable. Ce à quoi on ne peut attribuer de nom.

 

 

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Fin de l'ouvrage.

 

Du même auteur, lire aussi : "Le pouvoir du moment présent" et "Nouvelle terre", ouvrages dont le volume n'autorise pas la reproduction ici.

 

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Commencer à méditer :

 

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JCP 03 2014

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