Datée du 18 Mars 2020, cette modeste analyse du poème de Baudelaire étant devenue l'article le plus consulté du bog, son auteur a cru bon d'en augmenter la visibilité.
Grands poètes : Baudelaire
Charles Baudelaire (1821-1867)
Les Hiboux (Les Fleurs du Mal, 1857)
Sous les ifs noirs qui les abritent,
Les hiboux se tiennent rangés,
Ainsi que des dieux étrangers,
Dardant leur œil rouge. Ils méditent.
Sans remuer ils se tiendront
Jusqu’à l’heure mélancolique
Où, poussant le soleil oblique,
Les ténèbres s’établiront.
Leur attitude au sage enseigne
Qu’il faut avant tout qu’il craigne
Le tumulte et le mouvement.
L’homme ivre d’une ombre qui passe
Porte toujours le châtiment
D’avoir voulu changer de place.
Petite analyse hypothétique du poème
Les poètes ne chantent guère le hibou, et connaissant Baudelaire on est plutôt sur ses gardes.
Le premier quatrain nous plonge en effet dans une atmosphère sombre et inquiétante : « les ifs noirs » (est-on dans un cimetière ?). « Dardant leur œil rouge » : la couleur des yeux grandit la menace que représente cet oiseau de malheur que l’on clouait alors, victime de la superstition des hommes, sur le portail des granges.
Mais ces hiboux, de redoutables, se complexifient de « dieux étrangers » et de méditants.
On pense au Bouddha en posture de méditation mais, est-ce vraiment à lui que Baudelaire fait allusion ? Ou à de « mauvais » dieux, païens redoutables au culte barbare ?
On peut penser aussi au vers 77 du Voyage (Les Fleurs du mal) : « Nous avons salué des idoles à trompe », s’agissant probablement du dieu hindou à tête d'éléphant, Ganesh.
En sus de la crainte il y a donc là, bonne ou mauvaise on ne sait, une composante spirituelle : ces oiseaux méditent, pratique largement méconnue qui grandit le mystère.
Le second quatrain nous les montre toujours plus immobiles, attendant les ténèbres « sans remuer ». D’un logique désamour pour la lumière, ils attendent que la nuit « pousse le soleil oblique » sans ménagements pour que soit enfin restauré leur domaine de prédilection, ceci en méditant. Nuit mélancolique et ténébreuse à souhait, critères baudelairiens par excellence.
Le premier tercet nous fait l’éloge de la sédentarité, présentée comme sagesse : les hiboux, sages eux-mêmes, enseignent à qui veut l’être qu’il ne doit pas bouger. Encore vague, une menace se fait jour pour qui enfreindrait la règle : le sage doit « craindre le tumulte et le mouvement ».
De dieux, étrangers et suspects, voire redoutables, les hiboux sont désormais qualifiés de sages.
Le dernier tercet confirme le bien-fondé de l’immobilité, et la menace est là : on doit ignorer jusqu’à l’« ombre qui passe » sous peine de « châtiment ». Qui ne semble pas être celui que le christianisme lie au péché.
Ce respect absolu de l’immobilité conduirait à la sagesse.
Sagesse atteignable à travers une certaine pratique spirituelle, dans la pénombre, se tenant parfaitement immobile sous peine d’échec (le châtiment ?).
Le poème qui s’achève nous incite, plus résolument encore, à la sédentarité, voire à nous retirer du monde. Baudelaire lui-même, citons encore "Le Voyage", n'était pas un grand voyageur et détestait la campagne ("Rêve parisien"). Voir ces deux poèmes ci-dessous).
https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/charles_baudelaire/le_voyage
https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/charles_baudelaire/reve_parisien
On peut encore, avec ou sans conviction, comparer la silhouette, massive et figée, yeux mi-clos (bien que rouges) du hibou à celle du Bouddha en posture de méditation…
Qu’en est-il réellement ?...
On peut imaginer que, suite au mauvais souvenir du voyage de jeunesse qu’il dut écourter, Baudelaire écrivit ces trois poèmes qui ne sont pas sans lien : « Les Hiboux », « Le Voyage », et « Rêve parisien ». Les trois semblent en effet dénigrer voyage et nature.
Cependant, si la bonne poésie est celle qui se déchiffre incomplètement, laisse sa part obscure et se prête à diverses interprétations (et même à écrire à sa suite), ce court sonnet octosyllabique en fait éminemment partie.
CONFINEMENT
Quant au lien qui semble unir ces trois poèmes, "Les Hiboux", "Le voyage" et "Rêve parisien", une remarque vient à l'esprit : dénigrant le voyage (« Le Voyage »), la nature (« Rêve parisien ») et louant sédentarité et immobilité (« Les Hiboux »), on pourrait tirer de ces trois poèmes une merveilleuse consolation au confinement qui nous frappe !
Ces trois poèmes nous disent, il suffit de le lire :
- Tu ne peux voyager, tu te sens prisonnier dans ta propre maison, la nature te manque : fort bien, réjouis-toi ! Demeure donc chez toi, tu es un sage et tu ne le savais pas !
J'ai bien cru entendre dire, par-dessus mon épaule : "Sagesse forcée ne fait pas long chemin" ...?...
JCP 03/2020