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La Chanson Grise
livres libres de droits
6 juin 2013

La Parure, Guy de Maupassant (texte intégral)

 

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(nouvelle parue dans Le Gaulois le 17 février 1884)

 

 ◄►

 

                                C'était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans une famille d'employés. Elle n'avait pas de dot, pas d'espérance, aucun moyen d'être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué ; et elle se laissa marier avec un petit commis du ministère de l'Instruction publique.

Elle fut simple ne pouvant être parée, mais malheureusement comme une déclassée, car les femmes n'ont point de caste ni de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur finesse native, leur instinct d'élégance, leur souplesse d'esprit, sont leur seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plus grandes dames.

Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l'usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et l'indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres muettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets, parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l'attention.

Quand elle s'asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d'une nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en déclarant d'un air enchanté : " Ah ! le bon pot­-au-­feu ! je ne sais rien de meilleur que cela..." elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d'oiseaux étranges au milieu d'une forêt de féerie ; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair rose d'une truite ou des ailes de gélinotte.

Elle n'avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et elle n'aimait que cela ; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être séduisante et recherchée.

Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu'elle ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des jours entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de détresse.

 

Or, un soir, son mari rentra, l'air glorieux, et tenant à la main une large enveloppe.

- Tiens, di-t­il, voici quelque chose pour toi.

Elle déchira vivement le papier et en tira une carte imprimée qui portait ces mots :

- Le ministre de l'Instruction publique et Mme Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel de leur faire honneur de venir passer la soirée à l'hôtel du ministère, le lundi 18 janvier.

Au lieu d'être ravie, comme l'espérait son mari, elle jeta avec dépit l'invitation sur la table, murmurant :

- Que veux­-tu que je fasse de cela ?

- Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente. Tu ne sors jamais, et c'est une occasion, cela, une belle ! J'ai eu une peine infinie à l'obtenir. Tout le monde en veut ; c'est très recherché et on n'en donne pas beaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel.

- Elle le regardait d'un œil irrité, et elle déclara avec impatience :

- Que veux-­tu que je me mette sur le dos pour aller là ?

 Il n'y avait pas songé ; il balbutia :

- Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle me semble très bien, à moi...

Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme pleurait. Deux grosses larmes descendaient lentement des coins des yeux vers les coins de la bouche ; il bégaya :

- Qu'as-­tu ? Qu'as­-tu ?

Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa peine et elle répondit d'une voix calme en essuyant ses joues humides :

- Rien. Seulement je n'ai pas de toilette et par conséquent je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque collègue dont la femme sera mieux nippée que moi.

Il était désolé. Il reprit :

- Voyons, Mathilde. Combien cela coûterait­-il, une toilette convenable, qui pourrait te servir encore en d'autres occasions, quelque chose de très simple ?

Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses comptes et songeant aussi à la somme qu'elle pouvait demander sans s'attirer un refus immédiat et une exclamation effarée du commis économe. Enfin elle répondit en hésitant :

- Je ne sais pas au juste, mais il me semble qu'avec quatre cents francs je pourrais arriver.

- Il avait un peu pâli, car il réservait juste cette somme pour acheter un fusil et s'offrir des parties de chasse, l'été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient tirer des alouettes, par là, le dimanche. Il dit cependant :

- Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche d'avoir une belle robe.

 

Le jour de la fête approchait, et Mme Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Sa toilette était prête cependant. Son mari lui dit un soir :

- Qu'as­-tu ? Voyons, tu es toute drôle depuis trois jours. Et elle répondit :

- Cela m'ennuie de n'avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J'aurai l'air misère comme tout. J'aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée. Il reprit :

- Tu mettras des fleurs naturelles. C'est très chic en cette saison­-ci. Pour dix francs, tu auras deux ou trois roses magnifiques.

- Elle n'était point convaincue.

- Non ... il n'y a rien de plus humiliant que d'avoir l'air pauvre au milieu de femmes riches.

Mais son mari s'écria :

- Que tu es bête ! Va trouver ton amie Mme Forestier et demande­-lui de te prêter des bijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela. Elle poussa un cri de joie :

- C'est vrai. Je n'y avais point pensé. Le lendemain, elle se rendit chez son amie et lui conta sa détresse. Mme Forestier alla vers son armoire à glace, prit un large coffret, l'apporta, l'ouvrit, et dit à Mme Loisel :

- Choisis, ma chère.

Elle vit d'abord des bracelets, puis un collier de perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries, d'un admirable travail. Elle essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les quitter, à les rendre. Elle demandait toujours :

- Tu n'as plus rien d'autre ? ­

- Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce qui peut te plaire.

Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe rivière de diamants; et son cœur se mit à battre d'un désir immodéré. Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l'attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante, et demeura en extase devant elle­-même. Puis, elle demanda, hésitante, pleine d'angoisse :

- Peux­-tu me prêter cela, rien que cela ? ­

- Mais oui, certainement.

Elle sauta au cou de son amie, l'embrassa avec emportement, puis s'enfuit avec son trésor.

 

Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que toutes, élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le ministre la remarqua.

Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douce au cœur des femmes.

Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres messieurs dont les femmes s'amusaient beaucoup.

Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu'il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté jurait avec l'élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s'enfuir, pour ne pas être remarquée par les autres femmes qui s'enveloppaient de riches fourrures. Loisel la retenait :

- Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre.

Mais elle ne l'écoutait point et descendait rapidement l'escalier. Lorsqu'ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas de voiture ; et ils se mirent à chercher, criant après les cochers qu'ils voyaient passer de loin.

Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin ils trouvèrent sur le quai un de ces vieux coupés noctambules qu'on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s'ils eussent été honteux de leur misère pendant le jour.

Il les ramena jusqu'à leur porte, rue des Martyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C'était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu'il lui faudrait être au Ministère à dix heures.

Elle ôta les vêtements dont elle s'était enveloppé les épaules, devant la glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire. Mais soudain elle poussa un cri. Elle n'avait plus sa rivière autour du cou ! Son mari, à moitié dévêtu déjà, demanda :

- Qu'est­-ce que tu as ?

Elle se tourna vers lui, affolée :

- J'ai... j'ai... je n'ai plus la rivière de Mme Forestier.

Il se dressa, éperdu :

- Quoi !... comment!... Ce n'est pas possible!

Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les plis du manteau, dans les poches, partout. Ils ne la trouvèrent point. Il demandait :

- Tu es sûre que tu l'avais encore en quittant le bal ? ­

- Oui, je l'ai touchée dans le vestibule du ministère. ­

- Mais, si tu l'avais perdue dans la rue, nous l'aurions entendue tomber. Elle doit être dans le fiacre. ­

- Oui. C'est probable. As­-tu pris le numéro ? ­

- Non. Et toi, tu ne l'as pas regardé ? ­

- Non.

Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel se rhabilla.

- Je vais, dit­-il, refaire tout le trajet que nous avons fait à pied, pour voir si je ne la retrouverai pas.

Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans force pour se coucher, abattue sur une chaise, sans feu, sans pensée.

Son mari rentra vers sept heures. Il n'avait rien trouvé. Il se rendit à la préfecture de Police, aux journaux, pour faire promettre une récompense, aux compagnies de petites voitures, partout enfin où un soupçon d'espoir le poussait. Elle attendit tout le jour, dans le même état d'effarement devant cet affreux désastre. Loisel revint le soir, avec la figure creusée, pâlie ; il n'avait rien découvert.

- Il faut, dit-­il, écrire à ton amie que tu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais réparer. Cela nous donnera le temps de nous retourner.

Elle écrivit sous sa dictée.

Au bout d'une semaine, ils avaient perdu toute espérance.

Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara :

- Il faut aviser à remplacer ce bijou.

Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l'avait renfermé, et se rendirent chez le joaillier, dont le nom se trouvait dedans. Il consulta ses livres :

- Ce n'est pas moi, madame, qui ai vendu cette rivière ; j'ai dû seulement fournir l'écrin.

Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier, cherchant une parure pareille à l'autre, consultant leurs souvenirs, malades tous deux de chagrin et d'angoisse.

Ils trouvèrent, dans une boutique du Palais­ Royal, un chapelet de diamants qui leur parut entièrement semblable à celui qu'ils cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à trente­-six-mille.

Ils prièrent donc le joaillier de ne pas le vendre avant trois jours. Et ils firent condition qu'on le reprendrait, pour trente­-quatre-mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin de février. Loisel possédait dix-­huit-mille francs que lui avait laissés son père. Il emprunterait le reste.

Il emprunta, demandant mille francs à l'un, cinq-cents à l'autre, cinq louis par­-ci, trois louis par-­là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races de prêteurs. Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir même s'il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de l'avenir, par la noire misère qui allait s'abattre sur lui, par la perspective de toutes les privations physiques et de toutes les tortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du marchand trente-­six mille-francs.

 

Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme Forestier, celle­-ci lui dit, d'un air froissé :

- Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car, je pouvais en avoir besoin.

Elle n'ouvrit pas l'écrin, ce que redoutait son amie. Si elle s'était aperçue de la substitution, qu'aurait­-elle pensé ? Ne l'aurait-­elle pas prise pour une voleuse ?

 

Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d'ailleurs, tout d'un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne ; on changea de logement ; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu'elle faisait sécher sur une corde ; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l'eau, s'arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l'épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.

Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d'autres, obtenir du temps. Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les comptes d'un commerçant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page.

Et cette vie dura dix ans.

Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l'usure, et l'accumulation ses intérêts superposés.

Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s'asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d'autrefois, à ce bal, où elle avait été si belle et si fêtée.

Que serait-­il arrivé si elle n'avait point perdu cette parure? Qui sait? qui sait? Comme la vie est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver ! Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs­-Élysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant. C'était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue. Allait­-elle lui parler ? Oui, certes. Et maintenant qu'elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas ?

Elle s'approcha.

- Bonjour, Jeanne.

L'autre ne la reconnaissait point, s'étonnant d'être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise. Elle balbutia :

- Mais... madame !... Je ne sais... Vous devez vous tromper. ­

- Non. Je suis Mathilde Loisel.

Son amie poussa un cri :

- Oh ! . . . ma pauvre Mathilde , comme tu es changée ! ... ­

- Oui, j'ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t'ai vue ; et bien des misères... et cela à cause de toi !... ­

- De moi... Comment ça ? ­

- Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m'as prêtée pour aller à la fête du ministère. ­

- Oui. Eh bien ? ­

- Eh bien, je l'ai perdue. ­

- Comment ! puisque tu me l'as rapportée. ­

- Je t'en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n'était pas aisé pour nous, qui n'avions rien... Enfin c'est fini, et je suis rudement contente. Mme Forestier s'était arrêtée.

- Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne ? ­

- Oui. Tu ne t'en étais pas aperçue, hein? Elles étaient bien pareilles."

Et elle souriait d'une joie orgueilleuse et naïve. Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux mains. "

- Oh ! ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !...

 

 

FIN

 

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 "La Parure", de Claude Chabrol

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6 juin 2013

Histoire d'une mouette et du chat qui lui apprit à voler, Luis Sepúlveda

 

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Luis Sepúlveda

HISTOIRE D’UNE MOUETTE

ET DU CHAT QUI LUI APPRIT À VOLER

 

Traduit de l’espagnol (Chili) par Anne-Marie Métailié

Éditions SUITES Métailié/Seuil, 2004

TITRE ORIGINAL Historia de una gaviota y del gato que le enseño a volar © Luis Sepúlveda, 1996 by arrangement witch Dr. Ray-Güde Mertin, Litterarische Agentur, Bad Homburg Traduction française © Éditions Métailié et Éditions du Seuil, Paris 1996 Illustration couverture : © Yann Arthus-Bertrand/Corbis

 

 À mes enfants Sebastián, Max et León, le meilleur équipage de mes rêves. Au port de Hambourg car c’est là qu’ils sont montés à bord et au chat Zorbas évidemment.

 

 

Première partie

 

1 Mer du Nord

— Banc de harengs à bâbord ! annonça la vigie et le vol de mouettes du Phare du Sable Rouge accueillit la nouvelle avec des cris de soulagement.

Il y avait six heures qu’elles volaient sans interruption et bien que les mouettes pilotes les aient conduites par des courants d’air chaud agréables pour planer au-dessus de l’océan, elles sentaient le besoin de refaire leurs forces, et pour cela quoi de mieux qu’une bonne ventrée de harengs.

Elles survolaient l’embouchure de l’Elbe dans la Mer du Nord. D’en haut elles voyaient les bateaux à la queue leu-leu, comme des animaux marins patients et disciplinés, attendant leur tour pour gagner la pleine mer et là, mettre le cap vers tous les ports de la planète.

Kengah, une mouette aux plumes argentées, aimait particulièrement regarder les pavillons des bateaux, car elle savait que chacun représentait une façon de parler, de nommer les choses avec des mots différents.

— Comme c’est difficile pour les hommes. Nous, les mouettes, nous crions de la même manière dans le monde entier, cria un jour Kengah à l’une de ses compagnes de vol.

— C’est comme ça. Et le plus étonnant c’est que parfois ils arrivent à se comprendre, répondit sa compagne.

Au-delà de la ligne de la côte, le paysage était d’un vert intense. C’était un immense pré dans lequel on distinguait les troupeaux de moutons en train de paître à l’abri des digues et les ailes paresseuses des moulins à vent.

Suivant les instructions des pilotes, la bande de mouettes du Phare du Sable Rouge prit un courant d’air froid et se jeta en piqué sur le banc de harengs. Cent vingt corps trouèrent la mer comme des flèches et en ressortant de l’eau chaque mouette tenait un hareng dans son bec. Délicieux harengs. Délicieux et gros. Juste ce qui leur fallait pour reprendre de l’énergie avant de continuer à voler jusqu’à Den Helder, où les rejoindraient les vols des îles Frisonnes.

Le plan de vol prévoyait de continuer ensuite jusqu’au Pas-de-Calais et à la Manche où elles seraient reçues par les bandes de la Baie de Seine et de Saint-Malo, en compagnie desquelles elles voleraient jusqu’au ciel de Biscaye.

Elles seraient alors un millier qu’on verrait comme un rapide nuage d’argent et que grossiraient les bandes de Belle-Ile, d’Oléron, des caps Machichaco, de l’Apio et de Peñas. Lorsque toutes les mouettes autorisées par la loi de la mer et des vents voleraient au-dessus de la Biscaye, la grande convention des mouettes des mers Baltique, du Nord et de l’Atlantique pourrait commencer.

Ce serait une belle réunion. Kengah y pensait en pêchant son troisième hareng. Comme tous les ans on y raconterait des histoires intéressantes, en particulier celles des mouettes du Cap de Peñas, voyageuses infatigables, qui parfois volaient jusqu’aux îles Canaries ou aux îles du Cap-Vert. Les femelles, comme elle, feraient de grands festins de sardines et de calamars pendant que les mâles construiraient les nids au bord d’une falaise. Elles y pondraient leurs œufs, les couveraient à l’abri de toutes les menaces, et quand les premières plumes résistantes pousseraient aux poussins viendrait la plus jolie partie du voyage : leur apprendre à voler dans le ciel de Biscaye.

Kengah plongea pour attraper un quatrième hareng et n’entendit pas le cri d’alarme qui ébranla l’air.

— Danger à tribord, décollage urgent !

Lorsque Kengah sortit la tête de l’eau, elle était seule sur l’immensité de l’océan.

 

 

 

2 Un chat grand noir et gros

— J’ai beaucoup de peine de te laisser tout seul, dit l’enfant en caressant le dos du chat grand noir et gros.

Puis il continua à remplir son sac à dos. Il prenait une cassette du groupe PUR, un de ses favoris, la rangeait, hésitait, la sortait et ne savait pas s’il la remettait dans le sac ou s’il la laissait sur la table. Il n’arrivait pas à décider ce qu’il allait emmener en vacances et ce qu’il allait laisser à la maison. Le chat grand noir et gros le regardait avec attention, assis sur le bord de la fenêtre, son endroit préféré.

— J’ai pris mes lunettes pour nager ? Zorbas, t’as pas vu mes lunettes ? Non, tu ne les connais pas, toi, tu n’aimes pas l’eau. Tu ne sais pas ce que tu perds. La natation est un des sports les plus amusants. Des croquettes ? proposa l’enfant en prenant une boîte de croquettes pour chat. Il lui en servit une ration plus que généreuse, et le chat grand noir et gros se mit à mastiquer lentement, pour faire durer le plaisir : quelles croquettes délicieuses, craquantes, au bon goût de poisson ! “C’est un garçon formidable”, pensa le chat la bouche pleine. “Comment ça, un garçon formidable ? Le meilleur”, corrigea-t-il en avalant.

Zorbas, le chat grand noir et gros, avait de bonnes raisons de penser cela de cet enfant qui dépensait son argent de poche en délicieuses croquettes, qui nettoyait la litière de la caisse où il faisait ses besoins et qui l’instruisait en lui parlant de choses importantes.

Ils passaient de longues heures ensemble sur le balcon à regarder l’activité incessante du port de Hambourg, et là, par exemple, le garçon lui disait :

— Tu vois ce bateau, Zorbas ? Tu sais d’où il vient ? Du Liberia, un pays d’Afrique très intéressant parce qu’il a été fondé par des hommes qui avaient été des esclaves. Quand je serai grand, je serai capitaine d’un grand voilier et j’irai au Liberia. Tu viendras avec moi, Zorbas. Tu seras un bon chat de mer. J’en suis sûr.

Comme tous les enfants des ports, il rêvait de voyages dans des pays lointains. Le chat grand noir et gros l’écoutait en ronronnant et se voyait aussi à bord d’un voilier sillonnant les mers. Oui. Le chat grand noir et gros avait beaucoup de tendresse pour le garçon et il n’oubliait pas qu’il lui devait la vie.

Zorbas avait contracté cette dette exactement le jour où il avait quitté le panier dans lequel il vivait avec ses sept frères. Le lait de sa mère était tiède et doux mais lui, il voulait goûter ces têtes de poisson que les gens du marché donnaient aux grands chats. Il ne pensait pas en manger une entière, non, il voulait la traîner jusqu’au panier et là, miauler à ses frères :

— Assez de téter notre pauvre mère ! Vous ne voyez pas comme elle a maigri ? Mangez du poisson, c’est la nourriture des chats des ports.

Peu de temps avant de quitter le panier, sa mère lui avait miaulé très sérieusement :

— Tu es agile et malin, c’est très bien, mais tu dois faire attention et ne pas sortir du panier. Demain ou après-demain les humains vont venir décider de ton destin et de celui de tes frères. Ils vont sûrement vous donner des noms sympathiques et vous serez assurés d’être nourris. C’est une grande chance de naître dans un port, car dans les ports on aime et on protège les chats. La seule chose que les humains attendent de nous, c’est que nous éloignions les rats. Oui, mon enfant, être chat de port est une grande chance, mais tu dois faire attention car il y a en toi quelque chose qui peut faire ton malheur. Mon enfant, si tu regardes tes frères, tu verras qu’ils sont gris ou rayés comme les tigres. Toi, tu es né tout noir, sauf la petite tache blanche que tu as sous le menton. Il y a des humains qui croient que les chats noirs portent malheur ; c’est pourquoi, mon petit, il ne faut pas sortir du panier.

Mais Zorbas, qui était alors une petite boule de charbon, quitta le panier. Il voulait goûter une de ces têtes de poisson. Et il voulait aussi voir un peu le monde.

Il n’alla pas très loin. La queue dressée et vibrante, en trottant vers un étal de poissonnier, il passa devant un grand oiseau qui somnolait, la tête penchée. C’était un oiseau très laid avec une énorme poche sous le bec. Soudain le petit chat sentit que le sol s’éloignait de ses pattes et, sans comprendre ce qui lui arrivait, il se retrouva en train de faire une cabriole en l’air. Se souvenant de l’une des premières leçons de sa mère, il chercha un endroit pour retomber sur ses quatre pattes, mais en bas l’oiseau l’attendait le bec ouvert. Il tomba dans la poche, il y faisait noir et ça sentait horriblement mauvais.

— Laisse-moi sortir ! Laisse-moi sortir ! miaula-t-il, désespéré.

— Ah bon. Tu parles. Quelle bête tu es ? croassa l’oiseau sans ouvrir le bec.

— Laisse-moi sortir ou je te griffe, miaula-t-il, menaçant.

— Je crois que tu es une grenouille. Tu es une grenouille ? croassa l’oiseau, toujours le bec fermé.

— Je m’étouffe, oiseau idiot ! miaula le petit Zorbas.

— Oui. Tu es une grenouille. Une grenouille noire. Comme c’est étrange, croassa l’oiseau.

— Je suis un chat et je suis en colère ! Laisse-moi sortir ou tu vas le regretter ! miaula le petit Zorbas en cherchant où planter ses griffes dans la poche sombre.

— Tu crois que je ne sais pas distinguer un chat d’une grenouille ? Les chats sont poilus, rapides et ils sentent la pantoufle. Toi, tu es une grenouille. Une fois j’ai mangé des grenouilles, c’était pas mauvais, mais elles étaient vertes. Dis donc, tu ne serais pas une grenouille vénéneuse par hasard ? croassa l’oiseau inquiet.

— Oui ! Je suis une grenouille vénéneuse et en plus je porte malheur !

— Quel problème ! L’autre jour j’ai avalé un hérisson vénéneux et il ne m’est rien arrivé. Quel problème ! Je t’avale ou je te crache ? réfléchit l’oiseau, mais il ne croassa rien de plus car il s’agita, battit des ailes et ouvrit finalement le bec.

Couvert de bave, le petit Zorbas sortit la tête et sauta par terre. Il vit alors le garçon qui tenait l’oiseau par le cou et le secouait.

— Tu es aveugle ou quoi ? Pélican imbécile ! Viens mon chat. Un peu plus tu finissais dans le ventre de cet oiseau, dit l’enfant, et il le prit dans ses bras. C’est ainsi qu’avait commencé cette amitié qui durait depuis cinq ans. Le baiser de l’enfant sur sa tête éloigna ses souvenirs. Il le vit enfiler son sac à dos, marcher vers la porte et de là lui dire encore adieu.

— À dans deux mois. Je penserai à toi tous les jours Zorbas, je te le promets.

— Au revoir Zorbas ! Au revoir mon gros ! crièrent les deux petits frères du garçon.

Le chat grand noir et gros entendit qu’on fermait la porte à double tour et il courut jusqu’à la fenêtre sur la rue pour voir sa famille adoptive avant qu’elle ne s’éloigne. Le chat grand noir et gros poussa un soupir de satisfaction. Pendant deux mois il allait être le seigneur et maître de l’appartement. Un ami de la famille viendrait tous les jours lui ouvrir une boîte de nourriture et changer sa litière. Deux mois pour se prélasser dans les fauteuils, sur les lits, ou sortir sur le balcon, grimper sur les toits, aller jusqu’aux branches du vieux marronnier et descendre le long de son tronc jusqu’à la cour, où il retrouvait les chats du quartier. Il n’allait pas s’ennuyer. Pas du tout.

C’est ce que pensait Zorbas, le chat grand noir et gros, car il ne savait pas ce qui allait lui tomber dessus très bientôt.

 

 

 

3 Hambourg en vue

Kengah déplia ses ailes pour prendre son envol, mais la vague fut plus rapide et la recouvrit toute. Quand elle sortit de l’eau, la lumière du jour avait disparu, et après avoir secoué énergiquement la tête, elle comprit que la malédiction des mers obscurcissait sa vue.

Kengah, la mouette aux plumes argentées, plongea sa tête dans l’eau à plusieurs reprises jusqu’à ce que quelques étincelles de lumière arrivent à ses pupilles couvertes de pétrole. La tache visqueuse, la peste noire, collait ses ailes à son corps et elle se mit à remuer les pattes dans l’espoir de nager vite et de sortir du centre de la vague noire.

Tous les muscles tétanisés par l’effort, elle atteignit enfin la limite de la tache de pétrole et le frais contact de l’eau propre. Lorsque, à force de cligner des yeux et de plonger sa tête sous l’eau, elle réussit à nettoyer ses yeux, elle regarda le ciel et ne vit que quelques nuages qui s’interposaient entre la mer et l’immensité de la voûte céleste. Ses compagnes de la bande du Phare du Sable rouge devaient être loin, très loin.

C’était la loi. Elle aussi, elle avait vu des mouettes surprises par les vagues noires mortelles, et malgré son désir de descendre leur apporter une aide aussi inutile qu’impossible, elle s’était éloignée, respectant la loi qui interdit d’assister à la mort de ses compagnes.

Les ailes immobilisées, collées au corps, les mouettes étaient des proies faciles pour les grands poissons, ou bien elles mouraient lentement asphyxiées par le pétrole, qui en glissant entre leurs plumes bouchait tous leurs pores.

C’était le sort qui l’attendait et elle désira disparaître rapidement dans le gosier d’un grand poisson.

La tache noire. La peste noire. Tandis qu’elle attendait l’issue fatale, Kengah maudit les humains.

— Pas tous. Il ne faut pas être injuste ! cria-t-elle faiblement. Souvent elle avait vu d’en haut comment les grands pétroliers profitaient des jours de brouillard côtier pour aller en haute mer nettoyer leurs réservoirs. Ils jetaient à la mer des milliers de litres d’une substance épaisse et pestilentielle qui était entraînée par les vagues.

Elle avait aussi vu que parfois des petites embarcations s’approchaient des pétroliers et les empêchaient de vider leurs réservoirs. Malheureusement, ces petits bateaux aux couleurs de l’arc-en-ciel n’arrivaient pas toujours à temps pour empêcher qu’on empoisonne les mers. Kengah passa les heures les plus longues de sa vie, posée sur l’eau à se demander, atterrée, si ce n’était pas la plus terrible des morts qui l’attendait ; pire que d’être dévorée par un poisson, pire que l’angoisse de l’asphyxie, mourir de faim.

Désespérée à l’idée d’une mort lente, elle remua et se rendit compte avec étonnement que le pétrole n’avait pas collé ses ailes contre son corps. Ses plumes étaient imprégnées de cette substance épaisse mais au moins elle pouvait étendre les ailes.

— J’ai peut-être encore une chance de sortir de là et, qui sait si en volant haut, très haut, le soleil ne fera pas fondre le pétrole. Une histoire racontée par une vieille mouette des îles Frisonnes revint à sa mémoire. Cela parlait d’un humain, nommé Icare, qui pour réaliser son rêve de voler s’était fabriqué des ailes avec des plumes d’aigle et avait volé très haut, tout près du soleil, si bien que la chaleur avait fait fondre la cire qui collait les plumes et qu’il était tombé.

Kengah battit des ailes, replia ses pattes, s’éleva de quelques centimètres et retomba dans l’eau. Avant de recommencer, elle plongea complètement et remua ses ailes sous l’eau. Cette fois elle s’éleva d’un mètre avant de retomber.

Ce maudit pétrole collait les plumes de sa queue, de sorte qu’elle ne pouvait pas guider son ascension. Elle replongea et avec son bec retira la couche de saleté qui couvrait sa queue.

Elle supporta la douleur de l’arrachage des plumes jusqu’à ce que sa queue soit un peu moins sale. Au cinquième essai, Kengah réussit à s’envoler.

Elle battait des ailes désespérément car le poids de la couche de pétrole l’empêchait de planer. Un seul arrêt et elle tomberait. Par chance, elle était jeune et ses muscles répondaient bien.

Elle vola très haut. Sans cesser de battre des ailes, elle regarda en bas et vit à peine la côte comme une ligne blanche. Elle vit aussi quelques bateaux comme de minuscules objets sur une nappe bleue. Elle monta plus haut, mais les effets du soleil qu’elle attendait ne l’atteignaient pas. Peut-être les rayons donnaient-ils une chaleur trop faible, peut-être la couche de pétrole était-elle trop épaisse.

Kengah comprit qu’elle n’aurait pas suffisamment de force pour continuer à battre des ailes et vola vers l’intérieur des terres en suivant la ligne verte et sinueuse de l’Elbe, à la recherche d’un endroit pour se poser.

Son battement d’ailes devint de plus en plus lourd et lent. Elle perdait ses forces. Elle ne volait plus aussi haut. Dans un effort désespéré pour reprendre de l’altitude, elle ferma les yeux et battit des ailes avec ses dernières énergies. Elle ne sut pas combien de temps elle vola les yeux fermés, mais quand elle les rouvrit elle était au-dessus d’une haute tour ornée d’une girouette d’or.

— Saint-Michel ! cria-t-elle en reconnaissant la tour de l’église de Hambourg.

Ses ailes refusèrent de la porter plus loin.

 

 

 

4 La fin d’un vol

Le chat grand noir et gros prenait le soleil sur le balcon en ronronnant et en pensant comme c’était bon d’être là à recevoir les rayons du soleil, le ventre en l’air, les quatre pattes repliées et la queue étirée.

Au moment précis où il se retournait paresseusement pour présenter son dos au soleil, il entendit le bourdonnement d’un objet volant qu’il ne sut pas identifier et qui s’approchait à grande vitesse. Inquiet, il se dressa d’un seul coup sur ses quatre pattes et arriva tout juste à se jeter de côté pour esquiver la mouette qui s’abattit sur le balcon.

C’était un oiseau très sale. Tout son corps était imprégné d’une substance noire et malodorante. Zorbas s’approcha et la mouette essaya de se redresser en traînant les ailes.

— Ce n’était pas un atterrissage très élégant, miaula-t-il.

— Je regrette. Je ne pouvais pas faire autrement, croassa la mouette.

— Dis donc, tu es dans un drôle d’état. Qu’est-ce que tu as sur le corps ? Tu sens vraiment mauvais !

— J’ai été atteinte par une vague noire. La peste noire. La malédiction des mers. Je vais mourir, croassa plaintivement la mouette.

— Mourir ? Ne dis pas ça. Tu es fatiguée et sale. C’est tout. Pourquoi ne vas-tu pas jusqu’au Zoo ? Ce n’est pas loin et il y a des vétérinaires qui pourront t’aider, miaula Zorbas.

— Je ne peux pas. C’était mon dernier vol, croassa la mouette d’une voix presque inaudible, et elle ferma les yeux.

— Ne meurs pas ! Repose-toi un peu et, tu verras, tu iras mieux. Tu as faim ? Je vais t’apporter un peu de ma nourriture mais ne meurs pas, miaula Zorbas en s’approchant de la mouette évanouie.

Surmontant son dégoût le chat lui lécha la tête. Cette substance qui la couvrait avait un goût horrible. Quand il lui passa la langue sur le cou il remarqua que la respiration de l’oiseau était de plus en plus faible.

— Écoute, mon amie. Je veux t’aider mais je ne sais pas comment. Essaye de te reposer pendant que je vais demander ce qu’on fait avec une mouette malade, miaula Zorbas avant de grimper sur le toit.

Il s’éloignait vers le marronnier quand il entendit la mouette l’appeler.

— Tu veux que je te laisse un peu à manger ? miaula-t-il, soulagé.

— Je vais pondre un œuf. Avec les dernières forces qui me restent je vais pondre un œuf. Chat, mon ami, on voit que tu es bon, que tu as de nobles sentiments. Je vais te demander de me promettre trois choses. Tu vas le faire ? demanda-t-elle en secouant maladroitement ses pattes dans un essai manqué pour se redresser.

Zorbas pensa que la pauvre mouette délirait et qu’avec un oiseau dans un état aussi lamentable on ne pouvait qu’être généreux.

— Je te promets tout ce que tu voudras. Mais maintenant repose-toi, miaula-t-il avec compassion.

— Je n’ai pas le temps de me reposer. Promets-moi que tu ne mangeras pas l’œuf, dit-elle en ouvrant les yeux.

— Je promets de ne pas manger l’œuf.

— Promets-moi de t’en occuper jusqu’à la naissance du poussin, croassa-t-elle en soulevant la tête.

— Je promets de m’occuper de l’œuf jusqu’à la naissance du poussin, miaula Zorbas.

— Et promets-moi que tu lui apprendras à voler, croassa-t-elle en regardant fixement le chat dans les yeux.

Alors Zorbas pensa que non seulement cette malheureuse mouette délirait, mais qu’elle était complètement folle.

— Je promets de lui apprendre à voler. Et maintenant repose-toi, je vais chercher de l’aide, miaula Zorbas en sautant sur le toit. Kengah regarda le ciel, remercia les bons vents qui l’avaient accompagnée et juste au moment où elle poussait son dernier soupir, un petit œuf blanc taché de bleu roula à côté de son corps imbibé de pétrole.

 

 

 

5 À la recherche d’un conseil

Zorbas descendit rapidement le long du tronc du marronnier, traversa la cour de l’immeuble à toute vitesse en évitant de se faire remarquer par les chiens vagabonds, sortit dans la rue, s’assura qu’il n’y avait pas d’auto, traversa et courut jusqu’au Cuneo, un restaurant italien du port.

Deux chats qui reniflaient une caisse à ordures le virent passer.

— Eh, mon pote, tu vois ce que je vois ? Quel joli petit gros ! miaula l’un des chats.

— Ouais, mon vieux. Comme il est noir, c’est pas une boule de graisse, c’est une boule de goudron. Où tu vas petite boule de goudron ? demanda l’autre. Même préoccupé par la mouette, Zorbas n’était pas disposé à laisser passer les provocations de ces deux voyous. Alors il s’arrêta, hérissa les poils de son dos et sauta sur le couvercle de la poubelle.

Lentement il étira une patte de devant, sortit une griffe longue comme une allumette et l’approcha du museau de l’un des provocateurs.

— Elle te plaît ? J’en ai neuf autres du même modèle. Tu veux les essayer ? miaula-t-il très calmement. Le chat qui avait la griffe sous le nez avala sa salive avant de répondre sans quitter la griffe des yeux.

— Non chef. Quelle belle journée ! Pas vrai ?

— Et toi, qu’est-ce que tu en dis ? demanda Zorbas à l’autre chat.

— Moi aussi je dis que c’est une bien belle journée, idéale pour se promener, un peu fraîche peut-être.

Cette affaire réglée, Zorbas reprit son chemin jusqu’à la porte du restaurant. À l’intérieur, les garçons préparaient les tables pour les clients de midi. Zorbas miaula trois fois et attendit assis sur le seuil. Peu après, Secrétario, un chat de gouttière très maigre avec seulement deux poils de moustache, un de chaque côté du nez, s’approcha de lui.

— Nous regrettons beaucoup, mais si vous n’avez pas réservé, nous ne pouvons pas vous accueillir. Nous sommes complet, miaula-t-il en guise de salut. Il allait ajouter quelque chose encore, mais Zorbas le coupa :

— Je dois miauler avec Colonello. C’est urgent !

— Urgent ! Toujours des urgences de dernière minute. Je vais voir ce que je peux faire, mais c’est bien parce qu’il s’agit d’une urgence, miaula Secrétario, et il rentra dans le restaurant. Colonello était un chat d’un âge indéterminé. Certains disaient qu’il avait le même âge que le restaurant qui l’abritait, d’autres soutenaient qu’il était encore beaucoup plus vieux. Mais cela n’avait pas d’importance, car Colonello avait un étrange talent pour conseiller ceux qui avaient des problèmes, et même s’il ne résolvait jamais aucune difficulté, ses conseils réconfortaient. Par son âge et par son talent Colonello était une autorité chez les chats du port.

Secrétario revint en courant.

— Suis-moi. Colonello va te recevoir, exceptionnellement.

Zorbas le suivit. Passant sous les tables et sous les chaises de la salle, ils arrivèrent à la porte de la cave. Ils descendirent en sautant les marches d’un escalier étroit et, en bas, trouvèrent Colonello, la queue dressée, en train d’examiner les bouchons des bouteilles de champagne.

— Porca miseria ! Les rats ont rongé les bouchons du meilleur champagne de la maison. Zorbas, caro amico, salua Colonello qui avait l’habitude de miauler des mots en italien.

— Excuse-moi de te déranger en plein travail, mais j’ai un problème grave et j’ai besoin de tes conseils, miaula Zorbas.

 — Je suis là pour ça, caro amico. Secrétario ! Sers à mi amico un peu de ces lasagnes alforno qu’on nous a données ce matin, ordonna Colonello.

— Mais vous les avez toutes mangées ! Je n’ai même pas pu les sentir, se plaignit Secrétario. Zorbas remercia en disant qu’il n’avait pas faim et raconta rapidement la tumultueuse arrivée de la mouette, son état lamentable et les promesses qu’il avait été obligé de faire. Le vieux chat écouta en silence, puis il réfléchit en caressant ses longues moustaches et finalement miaula avec énergie.

— Porca miseria ! Il faut se débrouiller pour que cette pauvre mouette puisse reprendre son vol. — Oui, mais comment ? demanda Zorbas.

— Le mieux c’est de consulter Jesaitout, indiqua Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais suggérer. Pourquoi faut-il toujours qu’il m’enlève les miaulements de la bouche, celui-là ? protesta Colonello.

— Oui ? C’est une bonne idée. Je vais aller voir Jesaitout, approuva Zorbas.

— On va y aller ensemble. Les problèmes d’un chat du port sont les problèmes de tous les chats du port, déclara solennellement Colonello. Les trois chats sortirent de la cave et coururent à travers le labyrinthe des cours des maisons alignées en face du port jusqu’au temple de Jesaitout.

 

 

 

6 Dans un endroit étrange

Jesaitout habitait un endroit assez difficile à décrire car, à première vue, cela aurait pu être un bric-à-brac d’objets étranges, un musée des extravagances, un dépôt de machines hors d’usage, la bibliothèque la plus chaotique du monde ou le laboratoire d’un savant inventeur d’engins impossibles à nommer. Mais ce n’était rien de tout cela, ou plutôt, c’était beaucoup plus que cela.

L’endroit s’appelait “Harry, Bazar du Port” et son propriétaire, Harry, était un vieux loup de mer qui au cours de cinquante ans de navigation sur les sept mers s’était employé à réunir toute sorte d’objets dans les centaines de ports qu’il avait connus.

Lorsque la vieillesse s’installa dans ses os, Harry décida de troquer sa vie de navigateur contre celle de marin à terre et d’ouvrir le bazar avec tous les objets qu’il avait réunis.

Il loua une maison de trois étages dans la rue du port, mais elle était trop petite pour exposer ses collections insolites, si bien qu’il loua la maison voisine, à deux étages, mais ce n’était toujours pas suffisant. Finalement, après avoir loué une troisième maison, il réussit à ranger tous ses objets – ranger évidemment selon son sens de l’ordre très particulier.

Dans les trois maisons réunies par des couloirs et des escaliers étroits, il y avait près d’un million d’objets parmi lesquels il faut signaler :

7200 chapeaux à bord souple pour que le vent les emporte

160 gouvernails de bateaux pris de vertige à force de faire le tour du monde

245 feux de navires qui avaient défié les brumes les plus épaisses

12 télégraphes de commandement écrasés par des capitaines irascibles

256 boussoles qui n’avaient jamais perdu le nord

6 éléphants de bois grandeur nature

2 girafes empaillées contemplant la savane

1 ours polaire naturalisé, dans le ventre duquel se trouvait la main, naturalisée aussi, d’un explorateur norvégien

700 ventilateurs dont les pales rappelaient les brises fraîches des crépuscules tropicaux

1200 hamacs de jute, garantissant les meilleurs rêves

1300 marionnettes de Sumatra qui n’avaient interprété que des histoires d’amour

123 projecteurs de diapositives montrant des paysages où l’on pouvait toujours être heureux

54 000 romans dans 47 langues

2 maquettes de la tour Eiffel, l’une construite avec un demi-million d’aiguilles à coudre et l’autre trois cent mille cure-dents

3 canons de bateaux corsaires anglais ayant attaqué Cartagena de Indias

17 ancres trouvées au fond de la Mer du Nord 200 tableaux de couchers de soleil

17 machines à écrire ayant appartenu à des écrivains célèbres

128 caleçons longs de flanelle pour hommes de plus de 2 mètres

7 fracs pour nains

500 pipes d’écume de mer

1 astrolabe s’obstinant à indiquer la position de la Croix du Sud

7 coquillages géants dans lesquels résonnait l’écho lointain de naufrages mythiques

12 kilomètres de soie rouge

2 écoutilles de sous-marins

Et beaucoup de choses encore qu’il serait trop long de nommer.

Pour visiter le bazar d’Harry on devait payer une entrée et une fois à l’intérieur il fallait un grand sens de l’orientation pour ne pas se perdre dans le labyrinthe de chambres sans fenêtres, couloirs étroits et escaliers qui faisaient communiquer les trois maisons.

Harry avait deux mascottes : un chimpanzé nommé Matias qui tenait la caisse à l’entrée, assurait la sécurité et jouait aux dames avec le vieux marin – évidemment très mal. Il buvait de la bière et essayait toujours de tricher en rendant la monnaie.

La deuxième mascotte c’était Jesaitout, un chat gris, petit et maigre, qui consacrait l’essentiel de son temps à l’étude des milliers de livres qu’il y avait là.

Colonello, Secrétario et Zorbas entrèrent dans le bazar la queue en l’air. Ils regrettèrent de ne pas voir Harry derrière le comptoir car le vieux marin avait toujours des paroles affectueuses et des saucisses pour eux.

— Un instant sacs à puces ! Vous oubliez de payer l’entrée ! glapit Matias.

— Et depuis quand est-ce qu’on paye, nous les chats ? demanda Secrétario.

— Sur la porte il y a : Entrée deux marks. Nulle part il est écrit que les chats entrent gratis. Huit marks ou vous fichez le camp ! glapit énergiquement le chimpanzé.

— Monsieur le singe, je crains que les mathématiques ne soient pas votre fort, miaula Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais dire. Une fois de plus vous m’enlevez les miaulements de la bouche, protesta Colonello.

— BLABLABLA ! Payez ou fichez le camp ! cria Matias.

Zorbas sauta sur le comptoir et regarda fixement le chimpanzé dans les yeux. Il soutint son regard jusqu’à ce que Matias cligne des yeux et commence à pleurer.

— Bon, en réalité, ça fait six marks. Tout le monde peut se tromper, reprit timidement Matias. Sans cesser de le regarder dans les yeux, Zorbas sortit une griffe de sa patte droite de devant. — Ça te plaît Matias ? J’en ai neuf autres pareilles. Tu peux les imaginer plantées dans ce cul rouge que tu as toujours à l’air ? miaula-t-il tranquillement.

— Pour cette fois je ferme les yeux. Vous pouvez passer, glapit le chimpanzé en prenant un air calme.

Les trois chats, la queue orgueilleusement dressée, disparurent dans le labyrinthe de couloirs.

 

 

 

7 Un chat qui sait tout

— Terrible ! Terrible ! Il est arrivé quelque chose de terrible, miaula Jesaitout en les voyant. Nerveux, il se promenait devant un énorme livre ouvert sur le sol, et par moments il portait ses pattes de devant à sa tête. Il avait l’air vraiment inconsolable.

— Qu’est-ce qui est arrivé ? miaula Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais demander. Il semble que m’enlever les miaulements de la bouche soit une obsession chez vous, protesta Colonello.

— Allons. Ce n’est pas si grave, suggéra Zorbas.

— Quoi ! Pas si grave. C’est terrible ! Terrible. Ces maudites souris ont mangé une page entière de l’Atlas. La carte de Madagascar a disparu. C’est terrible ! insista Jesaitout en tirant sur ses moustaches.

— Secrétario, rappelez-moi qu’il faut organiser une battue contre ces mangeurs de Masagas… Masagamas… enfin vous voyez ce que je veux dire, miaula Colonello.

— Madagascar, précisa Secrétario.

 — Continuez. Continuez à m’enlever les miaulements de la bouche. Porca miseria ! s’exclama Colonello.

— On va te donner un coup de main, Jesaitout, mais maintenant nous sommes ici parce que nous avons un grand problème et comme tu sais tant de choses, tu peux peut-être nous aider, miaula Zorbas, et il lui raconta la triste histoire de la mouette.

Jesaitout écouta avec attention. Il approuvait en remuant la tête et quand les mouvements nerveux de sa queue exprimaient avec trop d’éloquence les sentiments qu’éveillaient en lui les miaulements de Zorbas, il essayait de la retenir avec ses pattes de derrière. - … et je l’ai laissée comme ça, très mal, il y a un instant… conclut Zorbas.

— Terrible histoire ! Terrible ! Voyons, laissez-moi réfléchir. Mouette, pétrole… pétrole… mouette… mouette malade… c’est ça. Il faut consulter l’encyclopédie ! s’exclama-t-il plein de jubilation.

— La quoi ? miaulèrent les trois chats.

— L’en-cy-clo-pé-die. Le livre du savoir. Il faut chercher dans les tomes 13 et 16, les lettres M et P, indiqua Jesaitout d’un ton décidé.

— Voyons cette enplico… empyco… hum ! proposa Colonello.

— En-cy-clo-pé-die, épela lentement Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais dire. Je vois que vous ne pouvez pas résister à la tentation de m’enlever les miaulements de la bouche, protesta Colonello.

Jesaitout grimpa sur un énorme meuble dans lequel étaient alignés de gros livres à l’air imposant et après avoir cherché les lettres M et P, il fit tomber les deux volumes. Il descendit et, d’une griffe très courte, usée à force de feuilleter les livres, il tourna les pages. Les trois chats gardaient un silence respectueux tandis qu’il marmottait des miaulements presque inaudibles.

— Je crois qu’on va y être. Comme c’est intéressant ! Merlan, Migration, Milan. Comme c’est intéressant ! Écoutez ça : Il semble que le milan soit un oiseau terrible ! Terrible ! Il est considéré comme l’un des rapaces les plus cruels ! Terrible ! s’exclama Jesaitout avec enthousiasme.

— Le milan ne nous intéresse pas. Nous sommes ici pour une mouette, l’interrompit Secrétario. — Auriez-vous l’amabilité de cesser de m’enlever les miaulements de la bouche ? grogna Colonello.

— Pardon. Mais pour moi l’encyclopédie est irrésistible. Chaque fois que je regarde dans ses pages j’apprends quelque chose de nouveau. Morue. Mouette. On y est ! s’écria Jesaitout. Mais ce que l’encyclopédie disait des mouettes ne leur fut pas très utile. Ils apprirent que la mouette qui les préoccupait appartenait à l’espèce argentée, appelée ainsi à cause de la couleur de ses plumes. Ce qu’ils trouvèrent sur le pétrole ne les amena pas non plus à savoir comment aider la mouette, même s’il leur fallut supporter une interminable dissertation de Jesaitout, qui parla longuement d’une guerre du pétrole dans les années 70.

— Par les piquants du hérisson ! Nous sommes toujours au même point, miaula Zorbas.

— C’est terrible ! Terrible ! C’est la première fois que l’encyclopédie me déçoit, s’exclama Jesaitout, désolé.

— Et dans cette enplico… encymolé… enfin tu vois ce que je veux dire. Il n’y a pas de conseils pratiques, du genre comment enlever les taches de pétrole ? s’enquit Colonello.

— Génial ! Terriblement génial ! C’est par là qu’on aurait dû commencer. Je prends tout de suite le tome 4, la lettre D, Détachant, annonça Jesaitout en grimpant sur le meuble.

— Vous vous rendez compte, si vous aviez évité cette odieuse habitude de m’enlever les miaulements de la bouche nous saurions déjà quoi faire, indiqua Colonello au silencieux Secrétario.

À la page consacrée au mot « Détachant » ils trouvèrent, outre la façon d’enlever les taches de confiture, d’encre de Chine, de sang et de sirop de framboise, la solution pour éliminer les taches de pétrole.

— « On nettoie la surface affectée avec un linge humecté de benzine » Ça y est ! miaula Jesaitout, euphorique.

— Ça y est pas du tout ! Et où on va trouver de la benzine ? grogna Zorbas avec une mauvaise humeur évidente.

— Mais, si je me souviens bien, dans la cave du restaurant il y a un pot avec des pinceaux qui trempent dans de la benzine. Secrétario sait ce qu’il doit faire, miaula Colonello.

— Pardon monsieur, mais je n’ai pas bien saisi votre idée, s’excusa Secrétario.

— Très simple : vous humectez convenablement votre queue avec la benzine et nous irons nous occuper de cette pauvre mouette, répondit Colonello en regardant ailleurs.

— Ah non ! Ça alors non ! Pas question ! protesta Secrétario.

— Je vous rappelle qu’au menu de ce soir il y a une double portion de foie à la crème, susurra Colonello.

— Tremper ma queue dans la benzine… Vous avez dit du foie à la crème ? miaula Secrétario consterné.

Jesaitout décida de les accompagner et les quatre chats coururent jusqu’à la sortie du bazar d’Harry. À leur passage le chimpanzé, qui venait de boire une bière, leur adressa un rot sonore.

 

 

 

8 Zorbas commence à tenir ses promesses

En arrivant sur le balcon les quatre chats comprirent qu’il était trop tard. Colonello, Jesaitout et Zorbas regardèrent avec respect le corps sans vie de la mouette tandis que Secrétario agitait sa queue dans le vent pour en chasser l’odeur de benzine.

— Je crois qu’on doit lui fermer les ailes. C’est ce qui se fait dans ces cas-là, affirma Colonello. Surmontant leur répugnance devant cet être imprégné de pétrole, ils replièrent ses ailes le long de son corps et en la déplaçant ils découvrirent l’œuf blanc taché de bleu.

— L’œuf ! Elle a réussi à pondre l’œuf ! s’exclama Zorbas.

— Tu t’es fourré dans une drôle d’histoire, caro amico, une drôle d’histoire, remarqua Colonello.

— Qu’est-ce que je vais faire avec l’œuf ? s’interrogea Zorbas de plus en plus angoissé.

— Avec un œuf on peut faire plein de choses. Une omelette par exemple, proposa Secrétario. — Oh oui ! Un coup d’œil dans l’encyclopédie nous dira comment préparer la meilleure des omelettes. Ce thème est traité dans le tome 15, lettre 0, assura Jesaitout.

— Pas question. Pas un miaulement de plus ! Zorbas a promis à cette pauvre mouette qu’il s’occuperait de l’œuf et du poussin ! Une promesse sur l’honneur faite par un chat du port engage tous les chats du port. Aussi on ne touche pas à cet œuf ! déclara solennellement Colonello.

— Mais je ne sais pas comment on s’occupe d’un œuf ! Je n’ai jamais eu d’œuf, moi ! miaula Zorbas désespéré.

Alors les chats regardèrent Jesaitout. Peut-être y avait-il quelque chose là-dessus dans sa fameuse ency-clo-pé-die.

— Je dois consulter le tome 15, lettre o. Il y a sûrement tout ce que nous devons savoir sur l’œuf, mais pour l’instant je conseille la chaleur, la chaleur du corps, beaucoup de chaleur du corps, indiqua Jesaitout sur un ton pédant et didactique.

— C’est-à-dire se coucher sur l’œuf, mais sans le casser, conseilla Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais suggérer. C’est effrayant cette capacité que vous avez de m’enlever les miaulements de la bouche. Zorbas, reste près de l’œuf, nous, nous allons accompagner Jesaitout pour voir ce que dit son enpylo… encymo… enfin tu sais ce que je veux dire. Nous reviendrons ce soir avec les informations et nous donnerons une sépulture à cette pauvre mouette, décida Colonello avant de sauter sur le toit.

Jesaitout et Secrétario le suivirent. Zorbas resta sur le balcon, avec l’œuf et la mouette morte. Il se coucha en faisant très attention et attira l’œuf contre son ventre. Il se sentait ridicule. Il pensait aux railleries que pourraient faire les deux voyous qu’il avait affrontés le matin si jamais ils le voyaient.

Mais une promesse est une promesse et, réchauffé par les rayons du soleil, il s’assoupit avec l’œuf blanc taché de bleu tout contre son ventre noir.

 

 

 

9 Une nuit triste

À la lumière de la lune Secrétario, Jesaitout et Zorbas creusèrent un trou au pied du marronnier. Peu auparavant ils avaient jeté la mouette du haut du balcon dans la cour en faisant attention qu’aucun humain ne les voie. Ils la déposèrent rapidement dans le trou et le recouvrirent de terre. Alors Colonello miaula gravement :

— Camarades chats, cette nuit nous disons adieu à la dépouille d’une malheureuse mouette dont nous ne connaissons même pas le nom. Tout ce que nous savons d’elle, grâce aux connaissances de notre camarade Jesaitout, c’est qu’elle appartenait à l’espèce des mouettes argentées et qu’elle venait peut-être de très loin, du pays où le fleuve rejoint la mer. Nous savons peu de choses d’elle, mais ce qui importe c’est qu’elle est arrivée mourante chez Zorbas, l’un des nôtres, et qu’elle a mis en lui toute sa confiance. Zorbas a promis de s’occuper de l’œuf qu’elle a pondu avant de mourir, du poussin qui naîtra et, ce qui est plus difficile, camarades, il a promis de lui apprendre à voler.

— Voler, tome 23, lettre v, entendit-on Jesaitout murmurer.

— C’est exactement ce que monsieur Colonello allait dire. Ne lui enlève pas les miaulements de la bouche, conseilla Secrétario.

- … Promesses difficiles à tenir, poursuivit Colonello impassible, mais nous savons qu’un chat du port respecte toujours ses miaulements. Pour l’y aider, j’ordonne que notre camarade Zorbas n’abandonne pas l’œuf jusqu’à la naissance du poussin et que notre camarade Jesaitout regarde dans son enplico… entiplo… enfin dans ses bouquins tout ce qui concerne l’art de voler. Et maintenant disons adieu à cette mouette, victime du malheur provoqué par les humains. Tendons nos cous vers la lune et miaulons le chant d’adieu des chats du port.

Au pied du vieil arbre les quatre chats se mirent à miauler une triste litanie et à leurs miaulements se joignirent très vite ceux des chats des alentours, puis ceux des chats de l’autre rive du fleuve, et aux miaulements s’unirent les hurlements des chiens, le pépiement plaintif des canaris en cage et des moineaux dans leurs nids, le coassement triste des grenouilles, jusqu’aux glapissements désordonnés de Matias le chimpanzé.

Les lumières de toutes les maisons de Hambourg s’allumèrent et les habitants s’interrogèrent sur les raisons de l’étrange tristesse qui s’était subitement emparée des animaux.

 

 

 

Deuxième partie

 

 

 

1 Portrait de chat en mère poule

Le chat grand noir et gros passa des jours couché contre l’œuf, le rapprochant avec toute la douceur de ses pattes de velours chaque fois qu’un mouvement involontaire de son corps l’éloignait de quelques centimètres. Ce furent des jours longs et inconfortables qui lui parurent parfois totalement inutiles, car il s’occupait d’un objet sans vie, une sorte de pierre fragile, même si elle était blanche tachée de bleu.

Un jour, ankylosé par le manque de mouvement, puisque, suivant les ordres de Colonello, il n’abandonnait l’œuf que pour aller manger et se rendre à la caisse où il faisait ses besoins, il eut la tentation de vérifier si un poussin de mouette grandissait vraiment à l’intérieur de l’ogive de calcaire. Il approcha alors une oreille de l’œuf, puis l’autre, mais il n’entendit rien. Il n’eut pas plus de chance lorsqu’il essaya de mirer l’intérieur de l’œuf en le plaçant à contre-jour. La coquille blanche tachée de bleu était épaisse et on ne voyait absolument rien à travers.

Toutes les nuits Colonello, Secrétario et Jesaitout venaient le voir, ils examinaient l’œuf pour vérifier si ce que Colonello appelait « les progrès espérés » se manifestait, mais après avoir constaté que l’œuf était le même qu’au premier jour, ils changeaient de sujet.

Jesaitout ne cessait de regretter que son encyclopédie n’indique pas la durée exacte de l’incubation et que la donnée la plus précise qu’il avait réussi à trouver dans ses gros livres était que cela pouvait durer entre dix-sept et trente jours, selon les caractéristiques de l’espèce à laquelle appartenait la mère.

 

Couver n’avait pas été facile pour le chat grand noir et gros. Il ne pouvait oublier le matin où l’ami de la famille chargé de s’occuper de lui avait pensé qu’il y avait trop de poussière par terre et avait décidé de passer l’aspirateur.

Tous les matins pendant les visites de l’ami, Zorbas avait caché l’œuf au milieu des pots de fleurs du balcon pour consacrer quelques minutes à ce brave type qui changeait sa litière et ouvrait ses boîtes de nourriture. Il lui miaulait sa gratitude, se frottait contre ses jambes et l’humain s’en allait en répétant qu’il était un chat très sympathique. Mais ce matin-là, après l’avoir vu passer l’aspirateur dans la salle de séjour et dans les chambres, il l’entendit dire :

— Et maintenant, le balcon. C’est entre les pots de fleurs qu’il y a le plus de saleté. En entendant le bruit d’un compotier volant en mille éclats, l’ami courut dans la cuisine et cria depuis la porte:

— Zorbas, tu es devenu fou ? Regarde ce que tu as fait ! Sors de là, chat idiot ! Il ne manquerait plus que tu t’enfonces un bout de verre dans une patte.

Quelles insultes injustes ! Zorbas sortit de la cuisine en prenant l’air penaud, la queue entre les pattes, et trotta jusqu’au balcon. Ce ne fut pas facile de faire rouler l’œuf jusque sous un lit, mais il y arriva et il y attendit que l’humain ait fini le ménage et s’en aille. Le soir du vingtième jour Zorbas somnolait et ne s’aperçut pas que l’œuf bougeait, légèrement, mais il bougeait, comme s’il voulait se mettre à rouler par terre.

Un chatouillement sur le ventre le réveilla. Il ouvrit les yeux et ne put s’empêcher de sauter en voyant que par une fente de l’œuf apparaissait et disparaissait une petite pointe jaune.

Zorbas prit l’œuf entre ses pattes de devant et vit comment le poussin donnait des coups de bec pour faire un trou par lequel sortir sa petite tête blanche et humide.

— Maman ! cria le poussin de mouette. Zorbas ne sut que répondre. Il savait qu’il était noir mais il crut que la chaleur de l’émotion le transformait en un chat violet.

 

 

 

2 Il n’est pas facile d’être maman

— Maman ! Maman ! cria le poussin qui avait quitté son œuf.

Il était blanc comme du lait et des plumes minces, clairsemées et courtes couvraient à moitié son corps. Il essaya de faire quelques pas et s’écroula contre le ventre de Zorbas.

— Maman ! J’ai faim ! piailla-t-il en lui picorant la peau.

Qu’est-ce qu’il allait lui donner à manger ? Jesaitout n’avait rien miaulé à ce sujet. Il savait que les mouettes se nourrissaient de poisson, mais d’où est-ce que, lui, il allait sortir un morceau de poisson ? Zorbas courut à la cuisine et revint en faisant rouler une pomme.

Le poussin se dressa sur ses pattes mal assurées et se précipita sur le fruit. Le petit bec jaune toucha la peau et se tordit comme s’il était en caoutchouc et en se redressant il catapulta le poussin en arrière en le faisant tomber.

— J’ai faim ! Maman ! J’ai faim ! cria-t-il en colère.

Zorbas, regrettant d’avoir vidé son plat avant la naissance du poussin, essaya de lui faire picorer une pomme de terre, ses croquettes – avec les vacances de la famille il n’y avait pas beaucoup de choix. Rien à faire. Le petit bec était tendre et se pliait contre la pomme de terre. Alors, dans son désespoir, il se souvint que le poussin était un oiseau et que les oiseaux mangeaient des insectes.

Il sortit sur le balcon et attendit qu’une mouche se pose à portée de ses griffes. Il ne tarda pas à en attraper une et la donna à l’affamé. Le poussin la mit dans son bec, la serra et l’avala en fermant les yeux.

— C’est bon ! Encore ! Maman, encore ! cria-t-il avec enthousiasme.

Zorbas sautait d’un bout à l’autre du balcon. Il avait chassé cinq mouches et une araignée lorsque du toit de la maison d’en face lui parvinrent les voix connues des chats voyous qu’il avait rencontrés quelques jours auparavant.

— Dis donc, regarde ! Le petit gros fait de la gym. Quel corps, c’est un vrai danseur, miaula l’un.

— Moi je crois qu’il fait de l’aérobic. Quel joli petit gros. Qu’il est gracieux et quel style ! Holà boule de graisse, tu vas te présenter à un concours de beauté ? miaula l’autre.

Les deux voyous riaient, à l’abri de l’autre côté de la cour.

Zorbas leur aurait volontiers fait goûter le fil de ses griffes, mais ils étaient loin, si bien qu’il revint vers l’affamé avec son butin d’insectes.

Le poussin dévora les cinq mouches mais refusa de goûter à l’araignée. Rassasié, il eut un hoquet et se blottit tout contre le ventre de Zorbas.

— Maman, j’ai sommeil.

— Écoute, je regrette mais je ne suis pas ta maman, miaula Zorbas.

— Bien sûr que si, tu es ma maman. Et tu es une très bonne maman, fit-il en fermant les yeux. À leur arrivée Colonello, Secrétario et Jesaitout trouvèrent le poussin endormi contre Zorbas.

— Félicitations ! C’est un très joli poussin. Il pesait combien à la naissance ? demanda Jesaitout. — Qu’est-ce que c’est, cette question ? Je ne suis pas la mère de ce poussin ! rétorqua Zorbas. — C’est la question qu’on pose d’habitude. Ne le prends pas mal. C’est vraiment un joli poussin, miaula Colonello.

— C’est terrible ! Terrible ! miaula Jesaitout en posant ses pattes sur sa bouche.

— Tu pourrais nous dire ce qui est terrible ? demanda Colonello.

— Le poussin n’a rien à manger. C’est terrible ! Terrible ! insista Jesaitout.

— Tu as raison. J’ai dû lui donner des mouches et je crois qu’il va très vite avoir encore faim, miaula Zorbas.

— Secrétario, qu’est-ce que vous attendez ? interrogea Colonello.

— Excusez-moi, monsieur, mais je ne vous suis pas, se défendit Secrétario.

— Allez au restaurant et ramenez une sardine, ordonna Colonello.

— Et pourquoi moi ? Hein ? Pourquoi c’est toujours moi qui fais les courses ? Moi qui trempe ma queue dans la benzine ? Moi qui vais chercher une sardine ? Pourquoi c’est toujours moi ? protesta Secrétario.

— Parce que ce soir, monsieur, il y a des calamars à la romaine pour le dîner. Ça ne vous semble pas une raison suffisante ? indiqua Colonello.

— Et ma queue qui empeste encore la benzine ?… Vous avez dit des calamars à la romaine ?… demanda Secrétario en sautant sur le toit.

— Maman, qui c’est ? cria le poussin en montrant les chats.

— Maman ! Il t’a dit maman ! C’est terriblement attendrissant !… arriva à s’exclamer Jesaitout avant que le regard de Zorbas ne lui conseille de fermer sa bouche.

— Bon, caro amico, tu as tenu ta première promesse, tu es en train de tenir la deuxième, il ne te reste plus que la troisième, déclara Colonello.

— La plus facile ! Lui apprendre à voler, miaula ironiquement Zorbas.

— On y arrivera. Je consulte l’encyclopédie, mais le savoir a besoin de temps, assura Jesaitout. — Maman, j’ai faim ! coupa le poussin.

 

 

 

3 Le danger à l’affût

Les difficultés commencèrent le lendemain de la naissance. Zorbas dut agir énergiquement pour éviter que l’ami de la famille ne le découvre. Dès qu’il l’entendit ouvrir la porte il retourna un pot de fleur vide sur le poussin et s’assit dessus. Par chance l’humain ne sortit pas sur le balcon, et de la cuisine on n’entendait pas les cris de protestation.

Comme d’habitude l’ami nettoya la caisse, changea la litière, ouvrit la boîte de nourriture et avant de partir vint à la porte du balcon.

— J’espère que tu n’es pas malade, Zorbas, c’est la première fois que tu n’accours pas quand j’ouvre une boîte. Qu’est-ce que tu fais assis sur ce pot ? On dirait que tu caches quelque chose. Bon, à demain, chat fou !

Et s’il avait eu l’idée de regarder sous le pot ? Rien que d’y penser il eut mal au ventre et dut courir jusqu’à sa caisse. Il était là, la queue bien dressée, soulagé, à penser aux paroles de l’humain. “Chat fou.” Il avait dit “chat fou”. Il avait peut-être raison, parce qu’il aurait été plus pratique de lui laisser voir le poussin. L’ami aurait pensé qu’il avait l’intention de le manger et il l’aurait emmené pour s’en occuper jusqu’à ce qu’il grandisse. Mais lui, il l’avait caché sous un pot, est-ce qu’il était fou ?

Non, pas du tout. Simplement il suivait rigoureusement le code d’honneur des chats du port. Il avait promis à la mouette agonisante qu’il apprendrait à voler au poussin, et il le ferait. Il ne savait pas comment, mais il le ferait.

Zorbas recouvrait consciencieusement ses excréments lorsque les cris effrayés du poussin le ramenèrent sur le balcon. Et ce qu’il vit lui glaça le sang. Les deux voyous étaient devant le poussin, excités ils remuaient la queue et l’un le maintenait d’une griffe posée sur le croupion. Par chance ils tournaient le dos à Zorbas et ne le virent pas arriver. Zorbas banda tous ses muscles.

— Qui aurait pensé qu’on allait trouver un déjeuner comme ça, mon pote. Il est petit mais il a l’air délicieux, miaula l’un.

— Maman, au secours ! criait le poussin.

— Dans les oiseaux, ce que je préfère ce sont les ailes. Là, elles sont petites mais les cuisses ont l’air bien charnues, remarqua l’autre.

Zorbas sauta. En l’air il sortit les dix griffes de ses pattes de devant et en retombant entre les deux voyous il fit cogner leurs têtes par terre. Ils essayèrent de se relever, mais ne le purent pas car chacun avait une oreille transpercée par une griffe.

— Maman ! Ils voulaient me manger ! cria le poussin.

— Nous, manger votre enfant ? Non, madame. Pas du tout ! miaula l’un la tête contre le sol.

 — Nous sommes végétariens, madame, super-végétariens, assura l’autre.

— Je ne suis pas « madame », imbéciles ! miaula Zorbas en les tirant par les oreilles pour

qu’ils puissent le voir.

En le reconnaissant les deux voyous se hérissèrent.

— Vous avez un très joli petit, mon ami. Ce sera un beau chat ! affirma l’un.

— Oui, ça se voit de loin. Quel joli chaton ! confirma l’autre.

— C’est pas un chat ! C’est un poussin de mouette, imbéciles !

— Je le dis toujours à mon copain, il faut avoir des enfants mouettes ! Pas vrai ? déclara le premier. Zorbas décida d’en finir avec cette farce, mais ces deux crétins allaient se souvenir de ses griffes. D’un mouvement décidé il replia ses pattes et ses griffes déchirèrent les oreilles des deux lâches. Miaulant de douleur, ils s’enfuirent en courant.

— J’ai une maman très courageuse, pépia le poussin.

Zorbas comprit que le balcon n’était pas un endroit sûr, il ne pouvait pas mettre le poussin dans l’appartement, il allait tout salir et l’ami de la famille le découvrirait. Il fallait chercher un endroit sûr.

 — Viens, on va se promener, miaula Zorbas avant de le prendre délicatement entre ses dents.

 

 

 

4 Pas de repos pour le danger

Réunis dans le bazar d’Harry les chats décidèrent que le poussin ne pouvait pas rester dans l’appartement de Zorbas. Les risques qu’il courait étaient nombreux et le plus grand n’était pas la présence menaçante des deux voyous mais bien l’ami de la famille.

— Les humains sont hélas imprévisibles ! Souvent, avec les meilleures intentions du monde ils causent les pires malheurs, déclara Colonello.

— C’est bien vrai. Prenons Harry, par exemple, c’est un brave homme, il a bon cœur, mais, comme il a une grande affection pour le chimpanzé et qu’il sait qu’il aime la bière, chaque fois que le singe a soif il lui en donne une bouteille. Ce pauvre Matias est un alcoolique qui a perdu toute honte, et quand il se soûle il se met à glapir des chansons terribles. Terribles ! miaula Jesaitout.

— Sans parler du mal qu’ils font intentionnellement. Pensez à cette pauvre mouette qui est morte par la faute de cette maudite manie d’empoisonner la mer avec des ordures, ajouta Secrétario. Après une courte délibération, ils décidèrent que Zorbas et le poussin vivraient dans le bazar jusqu’à ce que le poussin ait appris à voler. Zorbas irait chez lui tous les matins pour que l’humain ne s’inquiète pas et il reviendrait ensuite s’occuper du poussin.

— Ce ne serait pas mal que ce petit oiseau ait un nom, suggéra Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais proposer. Je crains qu’arrêter de m’enlever les miaulements de la bouche ne soit au-dessus de vos forces ! se plaignit Colonello.

— Je suis d’accord. Il doit avoir un nom, mais d’abord il faut savoir si c’est un mâle ou une femelle, miaula Zorbas. Il avait à peine terminé sa phrase que Jesaitout avait fait tomber de la bibliothèque un tome de l’encyclopédie : le volume 19 correspondant à la lettre S, et il le feuilletait en cherchant le mot “sexe”. Malheureusement l’encyclopédie ne disait rien sur la façon de reconnaître le sexe d’un poussin de mouette.

— Il faut bien dire que ton encyclopédie ne nous a pas été très utile, maugréa Zorbas.

— Je n’admets pas qu’on mette en doute l’efficacité de mon encyclopédie ! Tout le savoir est dans ces livres, répondit Jesaitout, vexé.

— Mouette. Oiseau de mer. Vent-debout, le seul qui puisse nous aider à savoir si c’est un oiseau ou une oiselle, c’est Vent-debout ! miaula Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais miauler. Je vous interdis de continuer à m’enlever les miaulements de la bouche ! grogna Colonello.

Pendant que les chats miaulaient, le poussin se promenait au milieu de douzaines d’oiseaux empaillés. Il y avait des merles, des perroquets, des toucans, des paons, des aigles, des faucons, qu’il regardait avec crainte. Soudain un animal aux yeux rouges, et qui n’était pas empaillé, lui barra la route.

— Maman ! À l’aide ! cria-t-il désespéré. Zorbas fut le premier à arriver près de lui, et à temps car à cet instant précis un rat tendait ses pattes de devant vers le cou du poussin. En voyant Zorbas, le rat s’enfuit vers une lézarde ouverte dans le mur.

— Il voulait me manger, cria le poussin en se serrant contre Zorbas.

— On n’avait pas pensé à ce danger. Je crois qu’il va falloir miauler avec les rats, déclara Zorbas.

— D’accord. Mais ne fais pas trop de concessions à ces insolents, conseilla Colonello. Zorbas s’approcha de la lézarde. Dedans il faisait très noir, mais il réussit à voir les yeux rouges du rat. — Je veux voir ton chef, miaula-t-il, décidé.

— Je suis le chef des rats, lui répondit-on dans l’obscurité.

— Si c’est toi le chef des rats, alors vous ne valez même pas les cafards. Préviens ton chef, insista Zorbas.

Zorbas entendit le rat s’éloigner. Ses griffes faisaient grincer le tuyau par lequel il se glissait. Quelques minutes après il vit reparaître les yeux rouges dans la pénombre.

— Le chef va te recevoir. Dans la cave des coquillages, derrière le coffre du pirate il y a une entrée, couina le rat. Zorbas descendit jusqu’à la cave. Il chercha derrière le coffre et vit dans le mur un trou par lequel il pouvait passer. Il écarta les toiles d’araignée et s’introduisit dans le monde des rats. Cela sentait l’humidité et les ordures.

— Suis les tuyaux d’égout, cria un rat qu’il ne put voir.

Il obéit. À mesure qu’il avançait en rampant sur le ventre il sentait que sa peau s’imprégnait de poussière et de saleté. Il avança dans l’obscurité jusqu’à un réservoir d’égout à peine éclairé par un faible rai de lumière du jour. Zorbas supposa qu’il était au-dessous de la rue et que le rai de lumière entrait par la grille de l’égout.

L’endroit empestait, mais était suffisamment haut pour qu’il puisse se redresser sur ses quatre pattes. Au milieu coulait un canal d’eaux immondes. C’est alors qu’il vit le chef des rats, un grand rongeur à la peau sombre, couturé de cicatrices et qui s’amusait à nettoyer les anneaux de sa queue avec une griffe.

— Eh bien, eh bien ! Regardez qui vient nous voir ! Le gros chat, couina le chef des rats.

— Le gros ! Le gros ! glapirent en chœur des dizaines de rats dont Zorbas ne voyait que les yeux rouges.

— Je veux que vous laissiez le poussin tranquille, miaula-t-il fermement.

— Alors comme ça les chats ont un poussin. Je savais. On raconte beaucoup de choses dans les égouts. On dit que c’est un poussin délicieux. Hé ! Hé ! Hé ! glapit le rat.

— Vraiment délicieux ! Hé ! Hé ! Hé ! reprit le chœur des rats.

— Vous le mangerez quand il sera grand ? Sans nous inviter ? Égoïstes ! couina le rat.

— Égoïstes !

— Égoïstes ! répétèrent les autres rats.

— Comme tu le sais j’ai liquidé plus de rats que j’ai de poils. S’il arrive quoi que ce soit au poussin vos heures sont comptées, affirma Zorbas avec sérénité.

— Écoute, boule de graisse, tu as pensé comment tu peux sortir d’ici ? On peut faire de toi un bon pâté de chat, menaça le rat.

— Pâté de chat ! Pâté de chat ! reprirent les autres rats.

Alors Zorbas sauta sur le chef des rats. Il lui tomba sur le dos en lui tenant la tête entre ses griffes.

— Tu es sur le point de perdre tes yeux. Tes sbires vont peut-être faire de moi un pâté de chat, mais tu ne pourras pas le voir. Alors, vous laissez le poussin tranquille ? miaula Zorbas.

— Comme tu es mal élevé ! Ça va. Ni pâté de chat, ni pâté de poussin. On peut tout négocier dans les égouts, couina le chef des rats.

— Négocions. Qu’est-ce que vous demandez en échange du respect de la vie du poussin ? demanda Zorbas.

— Le libre passage dans la cour. Colonello a ordonné qu’on nous coupe le chemin du marché. Libre passage dans la cour, couina le chef des rats.

— Libre passage dans la cour, reprit le chœur.

— D’accord. Vous pourrez passer dans la cour, mais la nuit, quand les humains ne vous verront pas. Nous les chats, nous devons faire attention à notre prestige, déclara Zorbas en lui lâchant la tête. Il sortit de l’égout à reculons, sans perdre de vue le chef des rats et les dizaines d’yeux rouges qui le regardaient pleins de haine.

 

 

 

5 Oiselle ou oisillon

Il leur fallut trois jours pour arriver à voir Vent-debout, un chat de mer, un authentique chat de mer.

Vent-debout était la mascotte du Hannes II, un puissant bateau de dragage chargé de nettoyer et d’enlever les écueils du fond de l’Elbe. L’équipage du Hannes II appréciait Vent-debout, un chat couleur de miel aux yeux bleus, qu’il considérait comme un compagnon supplémentaire pendant les durs travaux de dragage du fleuve.

Les jours de tempête ils le couvraient avec un ciré jaune à sa taille, semblable à ceux qu’ils utilisaient eux-mêmes, et Vent-debout se promenait sur le pont avec l’air sombre des marins qui affrontent le mauvais temps.

Le Hannes II avait nettoyé les ports de Rotterdam, Anvers, Copenhague, et Vent-debout racontait des histoires amusantes sur ces voyages. Oui. C’était un authentique chat de mer.

— Ahoy ! miaula Vent-debout en entrant dans le bazar.

Le chimpanzé cligna des yeux, perplexe, en voyant s’avancer le chat qui remuait son corps en chaloupant de gauche à droite à chaque pas et qui ignorait l’importance de sa dignité de caissier de l’établissement.

— Si tu ne sais pas dire bonjour, paie au moins l’entrée, sac à puces, glapit Matias.

— Idiot à tribord ! Par les crocs du barracuda ! Tu m’as appelé sac à puces ? Sache que cette fourrure a été piquée par tous les insectes de tous les ports. Un jour je te miaulerai l’histoire de certaine tique qui s’est hissée sur mon dos et qui pesait tellement que je ne pouvais pas la soulever. Par la barbe de la baleine ! Et je te miaulerai les poux de l’île de Cacatua, qui doivent sucer le sang de sept hommes à l’apéritif pour être rassasiés. Par les ailerons du requin ! Lève l’ancre, macaque. Ne me coupe pas le vent ! ordonna Vent-debout, et il suivit son chemin sans attendre la réponse du chimpanzé.

En arrivant dans la pièce des livres, il salua depuis le seuil les chats qui y étaient réunis.

— Miaou ! miaula Vent-debout qui aimait miauler le dialecte à la fois rêche et doux de Hambourg.

— Tu arrives enfin, capitano. Tu ne sais pas comme nous avons besoin de toi ! répondit Colonello.

Ils lui miaulèrent rapidement l’histoire de la mouette et des promesses de Zorbas, promesses qui, ils le répétèrent, les engageaient tous. Vent-debout écouta en hochant la tête, préoccupé.

— Par l’encre du calamar ! En mer il arrive des choses terribles. Parfois je me demande si quelques humains ne sont pas devenus fous, ils essayent de faire de l’océan une énorme poubelle. Je viens de draguer l’embouchure de l’Elbe et vous ne pouvez pas imaginer la quantité d’ordures que charrient les marées ! Par la carapace de la tortue ! Nous avons sorti des barils d’insecticide, des pneus, des tonnes de ces maudites bouteilles de plastique que les humains laissent sur les plages, indiqua Vent-debout avec colère.

— Terrible ! Terrible ! Si ça continue comme ça, bientôt le mot « pollution » occupera tout le tome 16, lettre P de l’encyclopédie, s’exclama Jesaitout scandalisé.

— Et qu’est-ce que je peux faire, moi, pour ce pauvre oiseau ? demanda Vent-debout.

— Toi seul, qui connais la mer, peux nous dire si ce poussin est un mâle ou une femelle, répondit Colonello.

Ils l’emmenèrent auprès du poussin qui dormait rassasié après avoir réglé son compte à un calamar apporté par Secrétario qui, selon les ordres de Colonello, était chargé de son alimentation.

Vent-debout tendit une patte de devant, lui examina la tête et ensuite souleva les plumes qui commençaient à pousser sur sa queue. Le poussin chercha Zorbas de ses yeux effrayés.

— Par les pattes du crabe ! C’est une jolie petite qui un jour pondra autant d’œufs que j’ai de poils sur la queue, s’exclama le chat de mer amusé. Zorbas lécha la tête de l’oiselle. Il regretta de ne pas avoir demandé son nom à la mère, car si la fille était appelée à poursuivre son vol interrompu par la négligence des humains, il aurait été beau qu’elle porte le même nom.

— Si on considère que l’oiselle a eu la chance, la fortune, de tomber sous notre protection, je propose qu’on l’appelle Afortunada, la fortunée, déclara Colonello.

— Par les ouïes de la merlu ! C’est un joli nom. Il me fait penser à une charmante mouette que j’ai vue en mer Baltique. Elle s’appelait comme ça, Afortunada, et elle était toute blanche, miaula Vent-debout.

— Un jour elle fera quelque chose de remarquable, d’extraordinaire, et son nom sera dans le tome 1 de l’encyclopédie, lettre A, assura Jesaitout. Tous tombèrent d’accord sur le nom proposé par Colonello. Alors les cinq chats se mirent en rond autour de l’oiselle, se dressèrent sur leurs pattes de derrière en tendant les pattes de devant pour former un toit de griffes et miaulèrent le rituel de baptême des chats du port.

— Nous te saluons Afortunada, la fortunée, amie des chats !

— Ahoy ! Ahoy ! Ahoy ! s’écria Vent-debout heureux.

 

 

 

6 Afortunada, vraiment fortunée

Afortunada grandit rapidement entourée de l’affection des chats. Au bout d’un mois dans le bazar d’Harry c’était une jeune mouette svelte, aux plumes soyeuses couleur d’argent.

Quand des touristes visitaient le bazar, suivant les instructions de Colonello, elle restait tranquille parmi les oiseaux empaillés, faisant semblant d’être l’un d’eux. Mais le soir, quand le musée fermait et que le vieux loup de mer se retirait, alors elle se promenait de sa démarche maladroite d’oiseau de mer, dans toutes les pièces, s’émerveillant devant les mille objets qu’il y avait là, tandis que Jesaitout cherchait et cherchait dans tous les livres la méthode pour que Zorbas lui apprenne à voler.

— Voler consiste à pousser l’air vers l’arrière et vers le bas. Ah bon ! Voilà quelque chose d’important, marmonnait-il, le nez fourré dans ses livres.

— Et pourquoi je dois voler ? demandait Afortunada, les ailes bien collées contre le corps.

— Parce que tu es une mouette et que les mouettes volent. C’est terrible ! Terrible que tu ne saches pas le faire ! répondait Jesaitout.

— Mais je ne veux pas voler. Je ne veux pas non plus être une mouette. Je veux être un chat et les chats ne volent pas, protestait Afortunada.

Un soir elle s’approcha du comptoir de l’entrée et fit une rencontre désagréable avec le chimpanzé.

— Ne viens pas faire caca par ici, espèce d’oiseau ! glapit Matias dès qu’il la vit.

— Pourquoi vous dites ça, Monsieur le singe ? pépia-t-elle timidement.

— C’est tout ce que savent faire les oiseaux. Caca. Et tu es un oiseau, répéta-t-il, très sûr de son affirmation.

— Vous vous trompez. Je suis un chat et un chat très propre. J’ai la même caisse que Jesaitout, pépia-t-elle en cherchant à gagner la sympathie du chimpanzé.

— Ah ! Ah ! Cette bande de sacs à puces t’a convaincue que tu es un des leurs. Regarde-toi : tu as deux pattes, les chats en ont quatre. Tu as des plumes, les chats ont des poils. Et la queue ? Hein ? Où est ta queue ? Tu es aussi folle que ce chat qui passe son temps à lire et à miauler : Terrible ! Terrible ! Espèce d’oiseau idiot ! Et tu veux savoir pourquoi tes amis te cajolent ? Parce qu’ils attendent que tu grossisses pour faire un grand banquet ! Ils te mangeront tout entière, avec tes plumes et tout ! glapit le chimpanzé.

Ce soir-là, les chats s’étonnèrent que la mouette ne vienne pas manger son plat préféré : les calamars que Secrétario chapardait dans la cuisine du restaurant. Inquiets, ils la cherchèrent et ce fut Zorbas qui la trouva, abattue et triste parmi les animaux empaillés.

— Tu n’as pas faim, Afortunada ? demanda Zorbas. Il y a des calamars.

La mouette n’ouvrit pas le bec.

— Tu n’es pas bien ? Tu es malade ? insista Zorbas inquiet.

— Tu veux que je mange pour que je grossisse ? demanda-t-elle sans le regarder.

— Pour que tu grandisses et que tu sois forte et en bonne santé, répondit Zorbas.

— Et quand je serai grosse, tu inviteras les rats pour me manger ? cria-t-elle les yeux pleins de larmes.

— D’où sors-tu toutes ces bêtises ? miaula énergiquement Zorbas.

Retenant ses sanglots, Afortunada raconta tout ce que Matias lui avait glapi. Zorbas lécha ses larmes et s’entendit soudain miauler comme il ne l’avait jamais fait auparavant.

— Tu es une mouette. Là, le chimpanzé a raison, mais seulement pour cela. Nous t’aimons tous, Afortunada. Et nous t’aimons parce que tu es une mouette, une jolie mouette. Nous ne te contredisons pas quand tu cries que tu es un chat, car nous sommes fiers que tu veuilles être comme nous, mais tu es différente et nous aimons que tu sois différente. Nous n’avons pas pu aider ta mère, mais toi nous le pouvons. Nous t’avons protégée depuis que tu es sortie de ton œuf. Nous t’avons donné toute notre tendresse sans jamais penser à faire de toi un chat. Nous t’aimons mouette. Nous sentons que toi aussi tu nous aimes, que nous sommes tes amis, ta famille, et il faut que tu saches qu’avec toi, nous avons appris quelque chose qui nous emplit d’orgueil : nous avons appris à apprécier, à respecter et à aimer un être différent. Il est très facile d’accepter et d’aimer ceux qui nous ressemblent, mais quelqu’un de différent c’est très difficile, et tu nous as aidés à y arriver.

Tu es une mouette et tu dois suivre ton destin de mouette. Tu dois voler. Quand tu y arriveras, Afortunada, je t’assure que tu seras heureuse et alors tes sentiments pour nous et nos sentiments pour toi seront plus intenses et plus beaux, car ce sera une affection entre des êtres totalement différents.

— J’ai peur de voler ! piailla Afortunada en se redressant.

— Quand ce sera le moment je serai avec toi. Je l’ai promis à ta mère, miaula Zorbas en lui léchant la tête.

La jeune mouette et le chat grand noir et gros se mirent à marcher. Lui, il lui léchait la tête avec tendresse et elle, elle lui couvrait le dos de l’une de ses ailes.

 

 

 

7 On apprend à voler

— Avant de commencer, récapitulons une dernière fois les aspects techniques, miaula Jesaitout. Depuis la plus haute étagère d’une bibliothèque, Colonello, Secrétario, Zorbas et Ventdebout observaient attentivement ce qui se passait en bas.

Là, il y avait Afortunada, debout à l’extrémité d’un couloir, appelé piste de décollage, et à l’autre extrémité Jesaitout, penché sur le tome 12, correspondant à la lettre L de l’encyclopédie. Le livre était ouvert à l’une des pages consacrées à Léonard de Vinci, et on y voyait un engin bizarre baptisé « machine à voler » par le grand maître italien.

— S’il vous plaît, vérifions d’abord la stabilité des points d’appui (a) et (b), indiqua Jesaitout. — Points (a) et (b) vérifiés, répéta Afortunada en sautant d’abord sur sa patte gauche et ensuite sur la droite.

— Parfait. Maintenant vérifions l’extension des points (c) et (d), miaula Jesaitout, qui se sentait aussi important qu’un ingénieur de la NASA.

— Extension des points (c) et (d) vérifiée ! cria Afortunada en étendant les deux ailes.

— Parfait. Répétons tout encore une fois, ordonna Jesaitout.

— Par les moustaches du turbot ! Laisse-la voler une bonne fois ! s’exclama Vent-debout.

— Je vous rappelle que je suis responsable du vol ! Tout doit être parfaitement assuré car les conséquences peuvent être terribles pour Afortunada. Terribles ! rétorqua Jesaitout.

— Il a raison. Il sait ce qu’il fait, intervint Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais, moi-même, miauler. Est-ce qu’un jour vous allez cesser de m’enlever les miaulements de la bouche ? grogna Colonello.

Afortunada était là, sur le point de tenter son premier vol. Au cours de la dernière semaine, en effet, deux événements avaient fait comprendre aux chats que la mouette désirait voler, même si elle dissimulait très bien ce désir. Le premier événement s’était déroulé un après-midi où Afortunada avait accompagné les chats prendre le soleil sur le toit du bazar d’Harry. Alors qu’ils étaient là à profiter des chauds rayons du soleil, ils virent planer au-dessus d’eux, très très haut, trois mouettes. Elles étaient belles, majestueuses, se découpant contre le bleu du ciel. Parfois elles avaient l’air immobiles, flottant simplement dans l’air, les ailes étendues, mais il leur suffisait d’un léger mouvement pour se déplacer avec une grâce et une élégance qui donnaient envie d’être avec elles là-haut. Soudain les chats cessèrent de regarder le ciel et posèrent les yeux sur Afortunada. La jeune mouette observait le vol de ses congénères et sans s’en rendre compte étendait les ailes.

— Regardez ça. Elle veut voler, fit remarquer Colonello.

— Oui ! Il est temps qu’elle vole. C’est maintenant une mouette grande et forte, approuva Zorbas.

— Afortunada. Vole ! Essaye ! suggéra Secrétario. En entendant les miaulements de ses amis Afortunada replia ses ailes et s’approcha d’eux. Elle se coucha près de Zorbas et fit résonner son bec comme si elle ronronnait. Le deuxième événement eut lieu le lendemain, tandis que les chats écoutaient Vent-debout raconter une histoire.

— … Et comme je vous le miaulais, les vagues étaient si hautes que nous ne pouvions pas voir la côte et, par la graisse du cachalot, pour comble de malheur notre boussole était cassée. Nous avions passé cinq jours et cinq nuits en pleine tempête et nous ne savions plus si nous naviguions vers la côte ou si nous nous enfoncions vers le large. Alors, au moment où nous nous sentions perdus, le timonier vit un vol de mouettes. Quelle joie mes amis ! Nous nous sommes efforcés de suivre le vol de mouettes et nous avons réussi à atteindre la terre ferme. Par les dents du barracuda ! Ces mouettes nous ont sauvé la vie. Si nous ne les avions pas vues, je ne serais pas là pour vous miauler cette histoire.

Afortunada, qui suivait toujours avec attention les histoires du chat de mer, l’écoutait en ouvrant de grands yeux.

— Les mouettes volent les jours de tempête ? demanda-t-elle.

— Par les tortillements de l’anguille ! Les mouettes sont les oiseaux les plus forts du monde. Aucun oiseau ne vole mieux qu’une mouette, affirma Vent-debout.

Les miaulements du chat pénétraient au plus profond du cœur d’Afortunada. Elle frappait le sol de ses pattes et remuait son bec avec nervosité.

— Tu veux voler, jeune fille ? demanda Zorbas. Afortunada les regarda un à un avant de répondre.

— Oui, s’il vous plaît, apprenez-moi à voler ! Les chats miaulèrent leur joie et se mirent immédiatement à l’œuvre. Ils avaient longtemps espéré ce moment. Avec toute la patience dont seuls les chats sont capables, ils avaient attendu que la jeune mouette leur fasse part de son désir de voler, car la vieille sagesse des chats leur avait fait comprendre que voler est une décision très personnelle.

Et le plus heureux de tous était Jesaitout, qui avait trouvé les principes du vol dans le tome 12, lettre L, de l’encyclopédie, et serait donc responsable de la direction des opérations.

— Prête pour le décollage ? demanda Jesaitout.

— Prête pour le décollage ! cria Afortunada.

— Commencez à avancer sur la piste en repoussant le sol à l’aide des points d’appui (a) et (b), ordonna Jesaitout.

Afortunada se mit à avancer, mais lentement, comme si elle patinait avec des patins mal graissés.

— Plus vite ! exigea Jesaitout.

La jeune mouette avança un peu plus vite.

— Maintenant étendez les points (c) et (d) ! indiqua Jesaitout.

Afortunada étendit ses ailes tout en avançant.

— Maintenant levez le point (e) !

Afortunada leva les plumes de sa queue.

— Et maintenant remuez de haut en bas les points (c) et (d) en poussant l’air vers le bas, repliez simultanément les point (a) et (b) ! miaula Jesaitout.

Afortunada battit des ailes, replia ses pattes, s’éleva de quelques centimètres, mais retomba immédiatement comme un sac. D’un bond les chats descendirent de l’étagère et coururent jusqu’à elle. Ses yeux étaient pleins de larmes.

— Je ne suis pas capable ! Je ne suis pas capable ! répétait-elle, affligée.

— On ne vole jamais du premier coup. Tu vas y arriver. Je te le promets, miaula Zorbas en lui léchant la tête. Jesaitout essayait de trouver l’erreur en examinant encore une fois la machine à voler de Léonard de Vinci.

 

 

 

8 Les chats décident de briser un tabou

Afortunada essaya dix-sept fois de s’envoler, et dix-sept fois elle retomba par terre après avoir réussi à s’élever de quelques centimètres.

Jesaitout, plus maigre encore que d’habitude, s’était arraché les poils de la moustache à la suite des douze premiers échecs, et se disculpait avec des miaulements tremblants.

— Je ne comprends pas. J’ai consciencieusement révisé la théorie du vol, j’ai comparé les instructions de Léonard de Vinci avec tout ce qui se trouve à l’article « Aérodynamique », tome 1, lettre A de l’encyclopédie, et pourtant on n’a pas réussi. C’est terrible ! Terrible !

Les chats acceptaient ses explications et toute leur attention se concentrait sur Afortunada, qui après chaque essai de vol manqué devenait de plus en plus triste et mélancolique. Après le dernier échec, Colonello décida d’arrêter les essais, son expérience lui disait que la mouette commençait à perdre confiance en elle et c’était très dangereux si elle voulait vraiment voler. — Peut-être qu’elle ne peut pas. Peut-être qu’elle a trop vécu avec nous et qu’elle a perdu sa capacité de voler, suggéra Secrétario.

— Si on suit les instructions techniques et si on respecte les lois de l’aérodynamique, on peut voler. N’oubliez pas que tout est dans l’encyclopédie, affirma Jesaitout.

— Par la queue de la raie ! C’est une mouette et les mouettes volent ! protesta Ventdebout.

— Elle doit voler. Je l’ai promis à sa mère et je le lui ai promis à elle, elle doit voler, répéta Zorbas.

— Et tenir cette promesse nous concerne tous, ajouta Colonello.

— Reconnaissons que nous sommes incapables de lui apprendre à voler et qu’il faut chercher de l’aide en dehors du monde des chats, suggéra Zorbas.

— Miaule clair, Zorbas. Où veux-tu en venir ? demanda sérieusement Colonello.

— Je demande l’autorisation de briser le tabou pour la première fois de ma vie, miaula Zorbas en regardant ses compagnons dans les yeux.

— Briser le tabou ! miaulèrent les chats en sortant leurs griffes et en se hérissant. “Miauler la langue des humains est tabou.”

C’est ce que disait la loi des chats, et ce n’était pas parce qu’ils n’avaient pas intérêt à communiquer avec les humains. Le grand risque c’était la réponse des humains. Que feraient-ils d’un chat qui parle ? Certainement ils l’enfermeraient dans une cage pour le soumettre à toutes sortes d’expériences stupides, car les humains sont en général incapables d’accepter qu’un être différent d’eux les comprenne et essaye de se faire comprendre.

Par exemple, les chats étaient au courant du triste sort des dauphins, qui s’étaient comportés de façon intelligente avec les humains et que ceux-ci avaient condamnés à faire les clowns dans des spectacles aquatiques. Et ils savaient aussi les humiliations que les humains font subir à tout animal qui se montre intelligent et réceptif avec eux. Par exemple, les lions, les grands félins, ont été obligés de vivre derrière des grilles et d’accepter qu’un crétin mette sa tête dans leur gueule, les perroquets sont en cage et répètent des sottises. De sorte que miauler dans le langage des humains était un très grand risque pour les chats.

— Reste auprès d’Afortunada. Nous allons nous retirer pour discuter ta requête, ordonna Colonello.

La conférence des chats dura de longues heures. De longues heures pendant lesquelles Zorbas resta couché près de la mouette qui ne cachait pas sa tristesse de ne pas savoir voler. Il faisait nuit quand la conférence prit fin.

Zorbas s’approcha pour connaître la décision.

— Nous, les chats, t’autorisons à briser le tabou une seule fois. Tu ne miauleras qu’avec un seul humain, et nous déciderons ensemble avec lequel d’entre eux, déclara solennellement Colonello.

 

 

 

9 Le choix de l’humain

Il ne fut pas facile de décider avec quel humain miaulerait Zorbas.

Les chats firent une liste de tous ceux qu’ils connaissaient et les écartèrent l’un après l’autre. — René, le cuisinier, est sans aucun doute un humain juste et bon. Il nous garde toujours une part de ses spécialités, que Secrétario et moi dévorons avec plaisir. Mais ce brave René ne s’y connaît qu’en épices et en casseroles, il ne nous serait pas d’un grand secours pour notre problème, affirma Colonello.

— Harry aussi est un brave type. Compréhensif et aimable avec tout le monde, même avec Matias auquel il pardonne des abus terribles. Terribles ! Comme s’inonder de patchouli, ce parfum qui a une odeur terrible, terrible ! De plus il connaît bien la mer et la navigation, mais je crois qu’il n’a pas la moindre idée sur le vol, assura Jesaitout.

— Carlo, le chef des garçons du restaurant, affirme que je lui appartiens et je le lui laisse croire parce qu’il est gentil. Malheureusement, il s’y connaît en football, basket-ball, volleyball, courses de chevaux, boxe, tous les sports, mais je ne l’ai jamais entendu parler de vol, expliqua Secrétario.

— Par les cils de l’anémone ! Mon capitaine est un homme très doux qui, au cours de sa dernière bagarre dans un bar d’Anvers, a affronté douze types qui l’avaient insulté et n’en a mis hors de combat que la moitié. Par ailleurs il a le vertige sur une chaise. Par les tentacules du poulpe ! Je ne pense pas qu’il puisse nous être utile, décida Vent-debout.

— Le garçon de chez moi me comprendrait. Mais il est en vacances. Et que peut savoir un enfant sur le vol ? miaula Zorbas.

— Porca miseria ! On a fini la liste, se désola Colonello.

— Non. Il y a un humain qui n’est pas sur la liste. Celui qui vit chez Bouboulina, indiqua Zorbas.

Bouboulina était une belle chatte blanche et noire qui passait de longues heures parmi les fleurs d’un balcon. Tous les chats du port se promenaient lentement devant elle, montrant l’élasticité de leur corps, le brillant de leur fourrure bien soignée, la longueur de leurs moustaches, l’élégance de leur queue dressée, ils essayaient de l’impressionner.

Mais Bouboulina paraissait indifférente et n’acceptait que les caresses d’un humain qui s’installait sur le balcon avec une machine à écrire. C’était un humain bizarre qui, parfois, riait en lisant ce qu’il venait d’écrire et d’autres fois froissait sans les lire les pages arrachées à la machine. De son balcon s’échappait toujours une musique douce et mélancolique qui endormait Bouboulina et provoquait de gros soupirs chez les chats qui passaient tout près.

— L’humain de Bouboulina ? Pourquoi lui ? demanda Colonello.

— Je ne sais pas. Il m’inspire confiance. Je l’ai entendu lire ce qu’il écrit. Ce sont de beaux mots qui rendent joyeux ou triste, mais qui donnent toujours du plaisir et le désir de continuer à écouter, expliqua Zorbas.

— Un poète ! Ce qu’il fait s’appelle poésie. Tome 16, lettre P de l’encyclopédie, précisa Jesaitout.

— Et qu’est-ce qui te fait penser qu’un humain sait voler ? voulut savoir Secrétario.

— Il ne sait peut-être pas voler avec des ailes d’oiseau, mais en l’entendant j’ai toujours pensé qu’il volait avec ses mots, répondit Zorbas.

— Que ceux qui sont d’accord pour que Zorbas miaule avec l’humain de Bouboulina lèvent la patte droite, ordonna Colonello.

C’est ainsi que Zorbas fut autorisé à miauler avec le poète.

 

 

 

10 Une chatte, un chat et un poète

Zorbas prit le chemin des toits pour arriver jusqu’au balcon de l’humain choisi. En voyant Bouboulina étendue parmi les fleurs il soupira avant de miauler :

— Bouboulina, n’aie pas peur. Je suis sur le toit.

— Qu’est-ce que tu veux ? Qui es-tu ? demanda la chatte en se levant.

— Ne t’en va pas, s’il te plaît. Je m’appelle Zorbas et j’habite près d’ici. J’ai besoin de ton aide. Je peux descendre sur le balcon ? La chatte lui fit un signe de tête.

Zorbas sauta sur le balcon et s’assit. Bouboulina s’approcha pour le sentir.

— Tu sens les livres, l’humidité, les vieux habits, l’oiseau, la poussière, mais on voit que ta peau est propre, constata la chatte.

— Ce sont les odeurs du bazar d’Harry. Ne t’étonne pas si je sens aussi le chimpanzé, l’avertit Zorbas.

Une musique douce arrivait jusqu’au balcon.

— Quelle belle musique ! miaula Zorbas.

— Vivaldi. Les Quatre Saisons. Qu’est-ce que tu attends de moi ? demanda Bouboulina.

— Que tu me fasses entrer et que tu m’amènes à ton humain.

— Impossible. Il travaille et personne, même pas moi, ne peut le déranger, affirma Bouboulina. — Je t’en prie. C’est urgent. Je te le demande au nom de tous les chats du port, implora Zorbas. — Pourquoi veux-tu le voir ?

— Je dois miauler avec lui !

— Mais c’est tabou ! Va-t’en ! miaula Bouboulina hérissée.

— Non. Et si tu ne veux pas m’amener à lui, qu’il vienne. Tu aimes le rock, minette ? Dans l’appartement, l’humain tapait à la machine à écrire. Il était heureux car il était sur le point de terminer un poème et les vers lui venaient avec une fluidité étonnante. Soudain du balcon lui parvinrent les miaulements d’un chat qui n’était pas sa Bouboulina. C’étaient des miaulements discordants et qui avaient cependant l’air d’avoir un rythme. Ennuyé mais intrigué, il sortit et dut se frotter les yeux pour croire ce qu’il voyait.

Sur le balcon, Bouboulina se bouchait les oreilles avec ses pattes de devant et en face d’elle un chat grand noir et gros, assis sur son derrière, tenait dans une de ses pattes de devant sa queue comme un instrument de musique et de l’autre patte la grattait comme une corde de guitare, en même temps il poussait des miaulements exaspérants. Remis de sa surprise, il ne put retenir son hilarité et au moment où il se pliait de rire en se tenant le ventre, Zorbas en profita pour se glisser dans l’appartement. Quand l’humain se retourna toujours en riant, il vit le chat grand noir et gros assis sur un fauteuil.

— Quel concert ! Tu es un séducteur original, mais je crains que Bouboulina n’aime pas ta

musique. Quel concert ! dit l’humain.

— Je sais que je chante très mal. Personne n’est parfait, répondit Zorbas dans le langage des humains. L’humain ouvrit la bouche, se frappa la tête et s’appuya contre un mur.

— Mais tu… tu… parles ! s’exclama l’humain.

— Toi aussi tu parles et je ne m’étonne pas. S’il te plaît calme-toi, conseilla Zorbas.

— Un… un… chat… qui parle, dit l’humain en se laissant tomber sur le sofa.

— Je ne parle pas, je miaule, mais dans ta langue. Je sais miauler dans beaucoup de langues, indiqua Zorbas.

L’humain porta ses mains à sa tête et se cacha les yeux en répétant « c’est la fatigue, c’est la fatigue, je travaille trop ».

Quand il enleva les mains de sur ses yeux, le chat grand noir et gros était toujours sur le fauteuil. — C’est une hallucination. Tu es une hallucination n’est-ce pas ? demanda l’humain.

— Non. Je suis un vrai chat qui miaule avec toi. Les chats du port t’ont choisi parmi beaucoup d’humains pour te confier un grand problème et pour que tu nous aides. Tu n’es pas fou. Je suis réel, affirma Zorbas.

— Et tu dis que tu miaules dans beaucoup de langues ? demanda l’humain incrédule.

— Oui, tu veux une preuve ? proposa Zorbas.

— Buon giorno, dit l’humain.

— Il est tard. Il vaut mieux dire Buona sera, corrigea Zorbas.

— Kalimera, insista l’humain.

— Kalispera. Je t’ai déjà dit qu’il est tard.

— Doberdan, cria l’humain.

— Dobreutra. Tu me crois maintenant ?

— Oui. Et si tout ça est un rêve, quelle importance ? Ça me plaît et je veux continuer à rêver, répondit l’humain.

— Alors je peux en venir au fait ? interrogea Zorbas.

L’humain approuva, mais lui demanda de respecter le rite de la conversation des humains. Il servit au chat une soucoupe de lait et il s’installa lui-même sur le sofa, un verre de cognac à la main.

— Miaule, chat, dit l’humain et Zorbas lui rapporta l’histoire de la mouette, de l’œuf, d’Afortunada et des efforts infructueux des chats pour lui apprendre à voler.

— Tu peux nous aider ? demanda Zorbas lorsqu’il eut fini son récit.

— Je crois que oui. Et cette nuit même, répondit l’humain.

— Cette nuit ? Tu es sûr ?

— Regarde par la fenêtre, chat, regarde le ciel. Qu’est-ce que tu vois ? demanda l’humain.

— Des nuages, des nuages noirs. Il va pleuvoir, observa Zorbas.

— C’est bien pour ça, dit l’humain.

— Je ne comprends pas. Je regrette, mais je ne comprends pas, reconnut Zorbas.

Alors l’humain alla dans son bureau, prit un livre et chercha dans ses pages.

— Écoute, chat. Je vais te lire quelque chose d’un poète appelé Bernardo Atxaga. Des vers d’un poème intitulé « Les Mouettes ».

 

Mais leur petit cœur

– cœur d’équilibristes –

ne soupire jamais autant

que pour cette pluie bête

qui amène le vent presque toujours

qui amène le soleil presque toujours

 

— Je comprends. J’étais sûr que tu pouvais nous aider, miaula Zorbas en sautant du fauteuil. Ils se donnèrent rendez-vous à minuit à la porte du bazar et le chat grand noir et gros courut informer ses compagnons.

 

 

 

11 Le vol

Une pluie fine tombait sur Hambourg et, des jardins, montait l’odeur de la terre humide. L’asphalte des rues brillait et les enseignes de néon se reflétaient déformées sur le sol mouillé. Un homme seul, enveloppé dans une gabardine, marchait dans la rue du port en direction du bazar d’Harry.

— Il n’en est pas question ! Même si vous me plantez vos cinquante griffes dans le derrière, je ne vous ouvrirai pas la porte, glapit le chimpanzé.

— Mais personne n’a l’intention de te faire de mal. Nous te demandons une faveur. C’est tout, miaula Zorbas.

— l’horaire d’ouverture, c’est de 9 h le matin à 18 h le soir. C’est le règlement et on doit le respecter, glapit Matias.

— Par les moustaches du morse ! Est-ce que tu ne pourrais pas être aimable une fois dans ta vie, macaque ? miaula Vent-debout.

— Je vous en prie, Monsieur le singe ! supplia Afortunada.

— Impossible ! Le règlement m’interdit de tendre la main et d’ouvrir le verrou que vous, comme vous n’avez pas de doigts, sacs à puces, vous ne pourrez pas ouvrir, précisa malicieusement Matias.

— Tu es un singe terrible ! Terrible ! s’écria Jesaitout.

— Il y a un humain dehors et il regarde sa montre, avertit Secrétario qui regardait par la fenêtre. — C’est le poète ! Il n’y a plus de temps à perdre, s’exclama Zorbas en courant à toute vitesse vers la fenêtre.

Les cloches de l’église Saint-Michel commencèrent à sonner les douze coups de minuit et l’humain sursauta au bruit des vitres cassées. Le chat grand noir et gros tomba dans la rue au milieu d’une pluie d’éclats de verre, mais il se releva sans s’occuper des blessures qu’il s’était faites à la tête, et il sauta de nouveau sur la fenêtre d’où il venait de sortir. L’humain s’approcha au moment précis où une mouette était hissée sur le bord de la fenêtre par plusieurs chats. Un chimpanzé se tripotait la figure en essayant de se cacher les yeux, les oreilles et la bouche en même temps.

— Aidez-la ! Qu’elle ne se blesse pas avec la vitre, miaula Zorbas.

— Venez ici tous les deux, dit l’humain en les prenant dans ses bras.

L’humain s’éloigna rapidement de la porte du bazar. Sous son imperméable il emportait un chat grand noir et gros et une mouette aux plumes argentées.

— Canailles ! Bandits ! Vous allez me le payer, glapit le chimpanzé.

— Tu l’as cherché ! Et tu sais ce que Harry va penser demain ? Que c’est toi qui as cassé le carreau, affirma Secrétario.

— Caramba ! Vous avez encore réussi à m’enlever les miaulements de la bouche, protesta Colonello.

— Par les crocs de la murène ! Sur le toit ! Nous allons voir voler notre Afortunada ! s’écria Vent-debout.

Le chat grand noir et gros et la mouette étaient bien installés sous l’imperméable, ils sentaient la chaleur du corps de l’humain qui marchait d’un pas rapide et sûr. Ils écoutaient leurs cœurs battre à des rythmes différents mais avec la même intensité.

— Chat, tu es blessé ? demanda l’humain en voyant des taches de sang sur les revers de son imperméable.

— Ça n’a pas d’importance. Où est-ce qu’on va ?

— Tu comprends le langage de l’humain ? demanda Afortunada.

— Oui. Et c’est un homme de cœur qui va t’aider à voler, lui assura Zorbas.

— Tu comprends le langage de la mouette ? demanda l’humain.

— Dis-moi où on va, insista Zorbas.

— On ne va plus, on est arrivés, répondit l’humain.

Zorbas sortit la tête. Ils étaient en face d’un grand bâtiment. Il leva les yeux et reconnut la tour Saint-Michel éclairée par des projecteurs. Les faisceaux de lumière frappaient en plein la structure svelte recouverte de cuivre, à laquelle le temps, la pluie et les vents avaient donné une patine verte.

— Les portes sont fermées, miaula Zorbas.

— Pas toutes. Je viens souvent ici fumer et penser, seul, les jours de tempête. Je connais une entrée, répondit l’humain. Ils firent le tour et entrèrent par une petite porte latérale que l’humain ouvrit avec son couteau. De sa poche il sortit une lampe et, éclairés par son mince rayon de lumière, ils commencèrent à monter un escalier en colimaçon qui paraissait interminable.

— J’ai peur, pépia Afortunada.

— Mais tu veux voler n’est-ce pas ? Interrogea Zorbas.

Du clocher de Saint-Michel, on voyait toute la ville. La pluie enveloppait la tour de la télévision et sur le port, les grues ressemblaient à des animaux au repos.

— Regarde là-bas, on voit le bazar d’Harry. C’est là que sont nos amis, miaula Zorbas.

— J’ai peur ! Maman ! cria Afortunada.

Zorbas sauta sur la balustrade qui protégeait le clocher. En bas, les autos ressemblaient à des insectes aux yeux brillants. L’humain prit la mouette dans ses mains.

— Non ! J’ai peur ! Zorbas ! Zorbas ! cria-t-elle en donnant des coups de bec sur les mains de l’homme.

— Attends ! Pose-la sur la balustrade, miaula Zorbas.

— Je ne voulais pas la lancer, dit l’humain.

— Tu vas voler, Afortunada. Respire. Sens la pluie. C’est de l’eau. Dans ta vie tu auras beaucoup de raisons d’être heureuse, et l’une d’elles s’appelle l’eau, une autre le vent, une autre le soleil qui arrive toujours comme une récompense après la pluie. Tu sens la pluie ? Ouvre les ailes, miaula Zorbas. La mouette ouvrit les ailes. Les projecteurs la baignaient de lumière et la pluie saupoudrait ses plumes de perles. L’humain et le chat la virent lever la tête, les yeux fermés.

— La pluie, l’eau. J’aime !

— Tu vas voler, assura Zorbas.

— Je t’aime. Tu es un chat très bon, cria-t-elle en s’approchant du bord de la balustrade.

— Tu vas voler. Le ciel tout entier sera à toi ! miaula Zorbas.

— Je ne t’oublierai jamais. Ni les autres chats, cria-t-elle les pattes à moitié au-dehors de la balustrade, comme le disaient les vers d’Atxaga, son petit cœur était celui des équilibristes.

— Vole ! miaula Zorbas en tendant une patte et en la touchant à peine.

Afortunada disparut de leur vue et l’humain et le chat craignirent le pire.

Elle était tombée comme une pierre. En retenant leur respiration, ils passèrent la tête par-dessus la balustrade et la virent qui battait des ailes, survolait le parking. Ensuite ils la virent monter bien plus haut que la girouette d’or qui couronnait la beauté singulière de Saint-Michel. Afortunada volait solitaire dans la nuit de Hambourg. Elle s’éloignait en battant énergiquement des ailes pour s’élever au-dessus des grues du port, au-dessus des mâts des bateaux, puis elle revenait en planant et tournait autour du clocher de l’église.

— Je vole ! Zorbas ! Je sais voler ! criait-elle euphorique depuis l’immensité du ciel gris. L’humain caressa le dos du chat.

— Eh bien, chat, on a réussi, dit-il en soupirant.

— Oui. Au bord du vide, elle a compris le plus important, miaula Zorbas.

— Ah oui ? Et qu’est-ce qu’elle a compris ? demanda l’humain.

— Que seul vole celui qui ose le faire, miaula Zorbas.

— Je pense que maintenant ma compagnie te gêne. Je t’attends en bas.

Et l’humain s’en alla. Zorbas resta à la contempler jusqu’à ne plus savoir si c’étaient les gouttes de pluie ou les larmes qui brouillaient ses yeux jaunes de chat grand noir et gros, de chat bon, de chat noble, de chat du port.

 

FIN

 

Laufenburg, Forêt-Noire, 1996

 

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6 juin 2013

Le pigeon, Patrick Süskind (texte intégral)

 

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Patrick Süskind

 (Allemand, né en 1949)

 

Le Pigeon

 

 Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary

 Cet ouvrage est la traduction intégrale du livre de langue allemande :

"DIE TAUBE"

 

 

 ÉDITIONS YAPADVIRUS

 

 

1

                         LORSQUE lui arriva cette histoire de pigeon qui, du jour au lendemain, bouleversa son existence, Jonathan Noël avait déjà dépassé la cinquantaine, il avait derrière lui une période d’une bonne vingtaine d’années qui n’avait pas été marquée par le moindre événement, et jamais il n’aurait escompté que pût encore lui arriver rien de notable, sauf de mourir un jour. Et cela lui convenait tout à fait. Car il n’aimait pas les événements, et il avait une véritable horreur de ceux qui ébranlaient son équilibre intérieur et chamboulaient l’ordonnance de sa vie. La plupart des événements de ce genre se situaient, Dieu merci, fort loin dans les temps anciens de son enfance et de sa jeunesse, et il préférait ne plus s’en souvenir du tout, ou bien alors ce n’était qu’avec un extrême déplaisir. Ainsi, un après-midi d’été, du côté de Charenton, en juillet 1942, comme il revenait de pêcher à la ligne – il avait fait un orage, ce jour-là, et puis il avait plu, après une longue période de chaleur, et sur le chemin du retour, il avait ôté ses chaussures, avait marché pieds nus sur l’asphalte chaud et trempé, il avait pataugé dans les flaques, plaisir indescriptible… – il revenait donc de pêcher à la ligne et avait couru à la cuisine, pensant trouver sa mère en train de préparer le repas, et voilà que sa mère n’y était plus, il n’y avait plus que son tablier, jeté sur le dossier de la chaise. Son père lui avait dit que sa mère était partie, elle y avait été obligée, pour un voyage qui durerait assez longtemps. On l’a emmenée, dirent les voisins, on l’a d’abord menée au Vélodrome d’Hiver, puis au camp de Drancy, de là on part vers l’Est, et personne n’en revient. Et Jonathan ne comprit rien à cet événement, l’événement l’avait complètement désorienté, et quelques jours plus tard son père avait disparu lui aussi, et Jonathan et sa petite sœur se retrouvèrent dans un train qui roulait vers le sud, et d’abord des hommes complètement inconnus leur firent traverser un pré, les traînèrent à travers un bois et les mirent à nouveau dans un train qui roula vers le sud, très loin, incompréhensiblement loin, et un oncle qu’ils n’avaient encore jamais vu vint les chercher à Cavaillon et les emmena dans sa ferme, près de la localité de Puget, dans la vallée de la Durance, et les y cacha jusqu’à la fin de la guerre. Ensuite, il les fit travailler dans les champs de légumes.

Au début des années cinquante – Jonathan commençait à prendre goût à sa vie de travailleur agricole – l’oncle exigea qu’il parte pour l’armée, et Jonathan s’engagea docilement pour trois ans. Pendant la première année, il fut exclusivement occupé à s’accoutumer aux désagréments de la vie grégaire et brutale des casernes. La deuxième année, il fut embarqué pour l’Indochine. Il passa le plus clair de la troisième année à l’hôpital, avec une blessure au pied, une blessure à la jambe et une dysenterie amibienne. Quand il revint à Puget, au printemps 1954, sa sœur avait disparu ; émigrée au Canada, lui dit-on. L’oncle exigea alors que Jonathan se marie dans les plus brefs délais, et ce avec une jeune fille du nom de Marie Baccouche, du village voisin de Lauris, et Jonathan, qui n’avait encore jamais vu la jeune fille, fit gentiment ce qu’on lui disait, et le fit même de bon cœur ; car, bien qu’il n’eût qu’une idée peu précise de ce qu’était le mariage, il espérait néanmoins y trouver enfin cet état de calme monotone et exempt d’événements qui était tout ce qu’il désirait. Mais au bout de quatre mois déjà, Marie Baccouche mit au monde un petit garçon, et dès l’automne de la même année elle filait avec un Tunisien, fruitier à Marseille…

De toutes ces péripéties, Jonathan Noël tira la conclusion qu’on ne pouvait se fier aux humains et qu’on ne saurait vivre en paix qu’en les tenant à l’écart. Et comme de surcroît il était à présent l’objet des railleries du village – ce qui ne le dérangeait pas à cause des railleries en elles-mêmes, mais à cause de l’attention générale qu’il suscitait par là –, pour la première fois de sa vie il prit une décision par lui-même : il alla au Crédit Agricole, retira ses économies, fit sa valise et prit le train pour Paris.

Il eut alors, par deux fois, beaucoup de chance. Il trouva du travail comme vigile d’une banque de la rue de Sèvres, et il trouva un logement, une chambre de bonne, au sixième étage d’un immeuble de la rue de la Planche. On y accédait en passant par l’arrière-cour, par le petit escalier de service et par un étroit couloir prenant maigrement le jour par une seule fenêtre. Sur ce couloir donnaient deux douzaines de petites chambres aux portes numérotées et peintes en gris, et tout au fond se trouvait le numéro 24, la chambre de Jonathan. Elle mesurait trois mètres quarante de long, deux mètres vingt de large et deux mètres cinquante de haut, et offrait pour tout confort un lit, une table, une chaise, une ampoule électrique et un portemanteau, rien d’autre. Il fallut attendre les années soixante pour qu’on renforce les lignes électriques, de sorte qu’on put brancher un réchaud et un radiateur, et pour qu’on installe des conduites d’eau, si bien que les chambres furent dotées de lavabos et de chauffe-eau. Jusque-là, tous les habitants des chambres de bonne, sauf s’ils utilisaient indûment un réchaud à alcool, mangeaient froid, dormaient sans chauffage, et lavaient leurs chaussettes, leur petite vaisselle, et se lavaient eux-mêmes à l’eau froide, à un seul point d’eau, dans le couloir, juste à côté de la porte des w-c communs. Tout cela ne gênait nullement Jonathan. Ce n’était pas le confort qu’il recherchait, mais une demeure sûre, qui lui appartînt à lui et à lui seul, qui le mît à l’abri des surprises désagréables de la vie, et d’où personne ne pourrait plus le chasser. Et lorsqu’il pénétra pour la première fois dans la chambre numéro 24, il sut aussitôt à quoi s’en tenir ; c’est ça, c’est ce que tu voulais en fait depuis toujours, c’est là que tu demeureras. (Tout comme c’est, paraît-il, le cas de bien des hommes qui connaissent ce qu’on appelle le coup de foudre et qui, en un éclair éblouissant, savent que cette femme qu’ils n’avaient jamais vue est la femme de leur vie, qu’ils la posséderont et qu’ils resteront auprès d’elle jusqu’à la fin de leurs jours.)

Jonathan Noël loua cette chambre pour cinq mille anciens francs par mois ; de là il se rendait chaque matin à son travail dans la toute proche rue de Sèvres, rentrait le soir avec du pain, du saucisson, des pommes et du fromage, mangeait, dormait, et était heureux. Le dimanche, il ne quittait pas sa chambre, il y faisait le ménage et mettait des draps propres à son lit. Il vécut ainsi tranquille et content, année après année, lustre après lustre. Certaines réalités extérieures changèrent entretemps, comme le montant des loyers et le style des locataires. Dans les années cinquante, beaucoup de bonnes logeaient encore dans les autres chambres, et de jeunes couples, et quelques retraités. Par la suite, on vit fréquemment emménager et déménager des Espagnols, des Portugais, des Maghrébins. À partir de la fin des années soixante, il y eut une majorité d’étudiants. Finalement, les vingt-quatre chambrettes ne furent plus toutes louées. Beaucoup restèrent vides, ou bien servirent à leurs propriétaires, occupants des appartements bourgeois des étages moins élevés, de débarras ou de chambres de dépannage pour des hôtes occasionnels. Au cours des années, le numéro 24 de Jonathan était devenu un logis relativement confortable. Il avait acheté un lit neuf, installé un placard, recouvert de moquette grise ses sept mètres carrés et demi de sol, et habillé son coin-toilette-et-cuisine d’un beau papier plastifié de couleur rouge. Il possédait une radio, un appareil de télévision et un fer à repasser. Ses provisions n’étaient plus accrochées comme auparavant dans un sac, à l’extérieur de la fenêtre, il les conservait dans un minuscule frigo placé sous le lavabo, si bien que, même au plus fort de l’été, il n’avait plus son beurre qui coulait ou son jambon qui séchait. À la tête de son lit, il avait installé une étagère, où il n’y avait pas moins de dix-sept livres : une petite encyclopédie médicale en trois volumes, quelques beaux ouvrages illustrés sur l’homme de Cro-Magnon, la métallurgie de l’âge du bronze, l’Égypte des pharaons, les Étrusques, et la Révolution française ; un livre sur la marine à voile, un sur les drapeaux, un sur la faune tropicale, deux romans d’Alexandre Dumas père, les Mémoires de Saint-Simon, un livre de cuisine sur les repas à plat unique, le Petit Larousse et le Manuel des personnels de garde et de surveillance, comprenant en particulier les consignes concernant l’utilisation du pistolet réglementaire. Sous le lit était entreposée une douzaine de bouteilles de vin rouge, dont une de Château Cheval-Blanc, grand cru classé, que Jonathan gardait pour le jour où il prendrait sa retraite, en 1998. Une ingénieuse disposition des lampes électriques faisait qu’en trois différents endroits de sa chambre – à savoir au pied comme à la tête de son lit, et devant sa petite table – Jonathan pouvait s’asseoir et lire son journal sans être ébloui et sans se faire de l’ombre.

Du fait de ces nombreuses acquisitions, il est vrai que la chambre était devenue encore plus petite, elle s’était quasiment développée vers l’intérieur comme un coquillage qui aurait sécrété trop de nacre, et avec tous ses aménagements divers et raffinés elle ressemblait plutôt à une cabine de bateau, ou à un compartiment luxueux de wagon-lit, qu’à une modeste chambre de bonne. Mais elle avait conservé, trente années durant, sa qualité essentielle : elle était et demeurait pour Jonathan, dans un monde peu sûr, un îlot de sécurité, elle restait son ancrage et son refuge, sa maîtresse, oui, sa maîtresse, car elle l’accueillait tendrement en elle, sa petite chambre, lorsqu’il rentrait le soir, elle le réchauffait et le protégeait, elle nourrissait son corps et son âme, elle était toujours là quand il avait besoin d’elle, et elle ne l’abandonnait jamais. Elle était de fait la seule chose qui, dans sa vie, se fût avérée digne de confiance. Et c’est pourquoi il n’avait jamais songé un instant à se séparer d’elle-même maintenant qu’il avait plus de cinquante ans et qu’à l’occasion il éprouvait quelque peine à gravir jusqu’à elle tous ces escaliers, et que ses appointements lui auraient permis de louer un véritable appartement et d’avoir sa cuisine, ses w-c et sa salle de bain. Il restait fidèle à sa maîtresse, il était même sur le point de resserrer encore les liens qui les unissaient l’un à l’autre. Il entendait rendre leur liaison à tout jamais indissoluble, il voulait en effet l’acheter. Il avait déjà passé contrat avec Mme Lassalle, sa propriétaire. Cela allait lui coûter cinquantecinq mille nouveaux francs. Il en avait déjà versé quarante-sept mille. Les huit mille restants étaient payables à la fin de l’année. Et dès lors elle serait définitivement à lui, et rien au monde ne pourrait désormais les arracher l’un à l’autre, lui, Jonathan, et sa chambre chérie, jusqu’à ce que la mort les sépare. Voilà où en étaient les choses lorsqu’en août 1984, un vendredi matin, se produisit l’histoire du pigeon.

 

 

2

JONATHAN venait juste de se lever. Il avait mis ses pantoufles et son peignoir de bain, afin de se rendre, comme chaque matin avant de se raser, aux w-c de l’étage. Avant d’ouvrir la porte, il y appliqua son oreille pour s’assurer qu’il n’entendait personne dans le couloir. Il n’aimait pas rencontrer des voisins, et surtout pas en pyjama et en peignoir, et encore moins sur le chemin des w-c. Trouver les toilettes occupées eût déjà été passablement déplaisant ; mais ce qui était proprement atroce, c’était l’idée de se heurter à un autre locataire devant les toilettes. Une seule fois, cela lui était arrivé, dans l’été 1959, voilà vingt-cinq ans, et il frémissait rien que d’y repenser : cette frayeur simultanée à la vue de l’autre, cette perte simultanée de l’anonymat dans une entreprise qui précisément exigeait l’anonymat, cette façon simultanée de battre en retraite et d’avancer à nouveau, ce bredouillement simultané de politesses, je vous en prie, après vous, mais non, après vous Monsieur, j’ai tout le temps, non, vous d’abord, j’insiste… et tout cela en pyjama ! Non, il ne voulait plus jamais vivre un moment pareil, et d’ailleurs il ne l’avait jamais plus vécu, grâce à l’application prophylactique de son oreille. En l’appliquant ainsi sur la porte, il voyait, à travers, ce qui se passait dans le couloir. Il savait le sens de chaque grincement, de chaque bruit de serrure, il savait interpréter chaque clapotis et chaque sifflement discret, voire le silence lui-même. Et maintenant qu’il avait écouté seulement quelques secondes, l’oreille contre la porte, il avait la certitude qu’il n’y avait pas âme qui vive dans le couloir, que les toilettes étaient libres, que tout le monde dormait encore. De la main gauche il tourna le bouton du verrou de sécurité, de la droite la poignée de la serrure, le pêne rentra, Jonathan tira d’une secousse légère, et la porte s’entrebâilla, puis s’ouvrit.

Pour un peu, il avait déjà enjambé le seuil, son pied était déjà en l’air, le gauche, sa jambe était déjà lancée en avant… quand il le vit. Il était posé devant sa porte, à moins de vingt centimètres du seuil, dans la lueur blafarde du petit matin qui filtrait par la fenêtre. Il avait ses pattes rouges et crochues plantées sur le carrelage sang de bœuf du couloir, et son plumage lisse était d’un gris de plomb : le pigeon.

Il avait penché sa tête de côté et fixait Jonathan de son œil gauche. Cet œil, un petit disque rond, brun avec un point noir au centre, était effrayant à voir. Il était fixé comme un bouton cousu sur le plumage de la tête, il était dépourvu de cils et de sourcils, il était tout nu et impudemment tourné vers l’extérieur, et monstrueusement ouvert ; mais en même temps il y avait là, dans cet œil, une sorte de sournoiserie retenue ; et, en même temps encore, il ne semblait être ni sournois, ni ouvert, mais tout simplement sans vie, comme l’objectif d’une caméra qui avale toute lumière extérieure et ne laisse passer aucun rayon en provenance de son intérieur. Il n’y avait pas d’éclat, pas de lueur dans cet œil, pas la moindre étincelle de vie. C’était un œil sans regard. Et il fixait Jonathan.

Une frayeur mortelle : c’est sans doute ainsi qu’après coup il aurait décrit ce moment, mais ce n’eût pas été juste, car la frayeur ne vint que plus tard. C’était bien plutôt une mortelle stupéfaction.

Pendant peut-être cinq, peut-être dix secondes – il lui parut à lui que c’était pour toujours –, il resta figé, la main sur la poignée et le pied levé pour faire son premier pas, sans pouvoir avancer ni reculer. Puis il se produisit un petit mouvement. Ou bien le pigeon prit appui sur son autre patte, ou bien il se rengorgea un petit peu, en tout cas une brève secousse parcourut son corps, et en même temps deux paupières se refermèrent d’un coup sec sur son œil, l’une d’en bas et l’autre d’en haut, pas vraiment des paupières, en fait, mais plutôt des sortes de clapets en caoutchouc qui, comme des lèvres surgies de nulle part, avalèrent l’œil. Pour un moment, il avait disparu. Et c’est là seulement que Jonathan sentit la fulguration de la frayeur, là que ses cheveux se hérissèrent d’une horreur panique. D’un bond en arrière, il se jeta dans sa chambre et claqua la porte avant que l’œil du pigeon ait eu le temps de se rouvrir. Il tourna, le verrou, fit en titubant les trois pas jusqu’à son lit et s’y assit en tremblant, son cœur battant la chamade. Il avait le front glacé et, sur sa nuque et le long de son échine, il sentit la sueur qui se mettait à ruisseler.

Sa première pensée fut qu’il allait avoir un infarctus ou une attaque, ou pour le moins une syncope ; tu as l’âge qu’il faut pour toutes ces choses-là, songea-t-il ; passé cinquante ans, la moindre occasion est bonne pour ce genre de tuile. Et il se laissa tomber de côté sur son lit, tira la couverture sur ses épaules frissonnantes et attendit la douleur convulsive, l’élancement dans la poitrine ou dans l’épaule (il avait lu un jour dans sa petite encyclopédie médicale que tels étaient les symptômes infaillibles de l’infarctus), ou bien un lent obscurcissement de la conscience. Mais voilà qu’il ne se produisait rien de tel. Les battements du cœur se calmaient, le sang de nouveau irriguait uniformément la tête et les membres, et les signes de paralysie caractéristiques d’une attaque n’apparaissaient pas. Jonathan pouvait bouger les orteils et les doigts, et contraindre son visage à faire des grimaces, signe qu’organiquement et neurologiquement tout était à peu près en état de fonctionner.

Mais, en revanche, il tourbillonnait dans son cerveau une masse confuse d’idées terrifiantes sans coordination aucune, comme un vol de noirs corbeaux, et cela criait et battait des ailes dans sa tête et cela croassait : tu es fini ! tu es vieux et tu es fini, tu laisses un pigeon te faire une frayeur mortelle, un pigeon t’oblige à te réfugier dans ta chambre, te flanque par terre, te tient prisonnier. Tu vas mourir, Jonathan, tu vas mourir, si ce n’est tout de suite ce sera pour bientôt, et ta vie aura été ratée, tu l’as gâchée, car la voici toute chamboulée par un pigeon ; il faut que tu le tues, mais tu es incapable de le tuer, tu es incapable de tuer une mouche, ou bien si, une mouche encore à la rigueur, ou un moustique, ou un petit insecte, mais jamais une chose qui a du sang chaud, un être à sang chaud et qui pèse son poids comme un pigeon, tu tirerais plutôt sur un homme, pan-pan, c’est vite fait, ça fait juste un petit trou, de huit millimètres, c’est propre et c’est permis, en cas de légitime défense c’est permis, paragraphe un du règlement pour les personnels de surveillance ayant droit au port d’arme, c’est même recommandé, personne ne te fera le moindre reproche si tu abats un homme, au contraire, mais un pigeon ? comment abat-on un pigeon ? ça volette, un pigeon, ça se rate facilement, c’est troubler l’ordre public que de tirer sur un pigeon, c’est interdit, cela entraîne le retrait du port d’arme, la perte de ton emploi, tu te retrouves en prison si tu tires sur un pigeon, non, tu ne peux pas le tuer ; mais vivre, tu ne peux pas non plus vivre avec lui, jamais, dans une maison habitée par un pigeon un homme ne saurait continuer à vivre, un pigeon, c’est le chaos et l’anarchie en personne, ça voltige en tous sens de façon imprévisible, ça s’agrippe et ça vous picore les yeux, un pigeon, ça salit sans arrêt et ça dégage une nuée de bactéries pernicieuses et de virus de la méningite ; ça ne reste pas seul, un pigeon, ça en attire d’autres, ça s’accouple et ça se reproduit à une vitesse folle, tu vas être assiégé par une armée de pigeons, tu ne pourras plus quitter ta chambre, tu mourras de faim, tu seras asphyxié par tes excréments, tu seras forcé de te jeter par la fenêtre et tu iras te fracasser sur le trottoir ; non, tu seras trop lâche, tu resteras enfermé dans ta chambre et tu crieras au secours, tu crieras qu’on appelle les pompiers, pour qu’ils viennent avec des échelles et qu’ils te sauvent d’un pigeon, d’un pigeon ! Tu seras la risée de l’immeuble, la risée de tout le quartier, on s’exclamera : « Regardez M. Noël ! » et on te montrera du doigt : « Regardez, M. Noël a besoin qu’on vienne à son secours à cause d’un pigeon ! » Et on te mettra dans une clinique psychiatrique. Oh, Jonathan. Jonathan, ta situation est désespérée, tu es perdu, Jonathan !

Voilà les cris et les croassements qui retentissaient dans sa tête, et Jonathan en était si désorienté et si désespéré qu’il fit une chose qu’il n’avait plus faite depuis ses années d’enfance : dans sa détresse, il joignit les mains et pria. « Mon Dieu, mon Dieu, pria-t-il, pourquoi m’as-Tu abandonné ? Pourquoi ai-je droit de Ta part à pareil châtiment ? Notre Père qui est aux cieux, sauve-moi de ce pigeon ! Amen. » Ce n’était pas, on le voit, une prière en bonne et due forme, c’était plutôt, fait de pièces et de morceaux empruntés à ses rudiments d’instruction religieuse, un bredouillis qu’il émettait là. Mais cela l’aida tout de même, car cela exigeait un certain degré de concentration intellectuelle, et cela chassa toutes ces pensées confuses. Autre chose l’aida encore davantage. C’est qu’à peine sa prière terminée, il éprouva une si impérieuse envie de pisser qu’il se rendit compte qu’il allait souiller le lit où il était étendu, son beau matelas à ressorts, ou bien sa belle moquette grise, s’il ne trouvait pas moyen de se soulager autrement dans les secondes qui venaient. Cela le fit revenir tout à fait à lui. Il se leva en gémissant, jeta un regard désespéré vers la porte… Non, il ne pouvait franchir cette porte, même si ce maudit oiseau était à présent parti, il ne pourrait pas arriver jusqu’aux toilettes… Il alla vers le lavabo, ouvrit d’un coup son peignoir, rabattit d’un coup le pantalon de son pyjama, ouvrit le robinet et pissa dans le lavabo.

Il n’avait jamais fait une chose pareille. Quelle horreur, la simple idée de pisser carrément dans un beau lavabo blanc, impeccablement récuré, servant à la toilette et à la vaisselle ! Jamais il n’aurait cru qu’il tomberait si bas, jamais qu’il serait même physiquement capable de commettre un tel sacrilège. Et en voyant maintenant son urine couler sans la moindre retenue ni contrainte, se mélanger à l’eau et disparaître en gargouillant par la bonde, et en sentant comment le ballonnement de son bas-ventre s’atténuait merveilleusement, voilà que les larmes en même temps se mirent à lui couler des yeux, tellement il avait honte. Lorsqu’il eut fini, il laissa l’eau couler encore un moment et nettoya le lavabo à fond avec un détergent liquide, pour effacer jusqu’aux plus petites traces de son forfait. « Une exception n’est pas la règle », se dit-il à mi-voix comme pour s’excuser devant le lavabo, devant la chambre ou devant lui-même, « l’exception n’est pas la règle, c’était une situation d’urgence exceptionnelle, cela ne se reproduira sûrement pas… ».

Dès lors, il se calma. Les gestes de nettoyer, de ranger le flacon de détergent, de tordre son chiffon pour l’essorer – ces gestes souvent faits, familiers et rassurants – lui firent retrouver le sens pratique. Il regarda l’heure. Il était tout juste sept heures et quart passées. Normalement, à sept heures et quart, il était déjà rasé et il faisait son lit. Mais le retard était encore raisonnable, il allait pouvoir le rattraper, au besoin en renonçant à son petit déjeuner. S’il y renonçait, calcula-t-il, il serait même en avance de sept minutes sur son horaire habituel. Ce qui comptait, c’était uniquement qu’il quittât sa chambre à huit heures cinq, car il fallait qu’il fût à la banque à huit heures un quart. Comment il allait s’y prendre, il n’en savait rien encore, mais enfin il avait encore un délai de grâce de trois quarts d’heure. C’était beaucoup. Trois quarts d’heure, cela faisait beaucoup de temps lorsqu’on venait de voir la mort en face et d’échapper de justesse à un infarctus. Cela faisait deux fois plus de temps encore lorsqu’on n’était plus soumis à la pression impérieuse d’une vessie pleine. Il résolut donc de se comporter pour l’instant comme si rien ne s’était passé et de vaquer à ses habituelles occupations du matin. Il fit couler l’eau chaude dans le lavabo et se rasa. Tout en se rasant, il réfléchit sérieusement. « Jonathan Noël, se dit-il, tu as été soldat en Indochine deux années durant, et tu t’y es tiré de plus d’une situation critique. Si tu rassembles tout ton courage et toute ton ingéniosité, si tu te cuirasses en conséquence et si tu as de la chance, on peut penser que tu réussiras une sortie hors de cette chambre. Mais, la sortie effectuée, que se passera-t-il ? Qu’arrivera-t-il si effectivement tu contournes cette affreuse bête devant la porte, si tu atteins sain et sauf la cage de l’escalier et si tu prends le large ? Tu pourras te rendre à ton travail, tu pourras survivre sans encombre à cette journée… Mais que feras-tu alors ? Où iras-tu ce soir ? Où passeras-tu la nuit ? » Car ce pigeon – s’il réussissait à lui échapper une fois – il ne voulait pas le rencontrer une seconde fois, il ne voulait à aucun prix vivre sous le même toit que ce pigeon, pas un seul jour, pas une nuit, pas une heure : c’était pour lui une décision irrévocable. Il fallait donc qu’il se tînt prêt à passer cette nuit dans une pension, et peut-être aussi les nuits suivantes. Cela signifiait qu’il lui fallait emporter de quoi se raser, sa brosse à dents, et du linge de rechange. En outre, il avait besoin de son carnet de chèques et, par sécurité, aussi de son livret d’épargne. Il avait douze cents francs sur son compte courant. Cela suffirait pour deux semaines, à condition de trouver un hôtel bon marché. Si alors le pigeon bloquait toujours sa chambre, il faudrait entamer ses économies. Sur son compte d’épargne, il avait six mille francs, c’était énormément d’argent. De quoi vivre à l’hôtel pendant des mois. Et puis, par-dessus le marché, il touchait son salaire, trois mille sept cents francs par mois, impôts déduits. En revanche, il fallait payer à la fin de l’année huit mille francs à Mme Lassalle, le solde du prix de la chambre. De sa chambre. De cette chambre qu’il n’allait plus habiter du tout. Comment expliquer à Mme Lassalle qu’il sollicitait un délai pour ce dernier versement ? Il ne pouvait tout de même guère lui dire : « Madame, je ne puis vous verser ces derniers huit mille francs parce que j’habite depuis des mois à l’hôtel, du fait que la chambre que je veux vous acheter est bloquée par un pigeon… » Il ne pouvait tout de même guère lui dire cela. Il lui revint alors à l’esprit qu’il possédait encore cinq pièces d’or, cinq napoléons dont chacun valait bien ses six cents francs et qu’il s’était achetés en 1958, pendant la guerre d’Algérie, par peur de l’inflation. Il ne fallait surtout pas qu’il oublie d’emporter ces cinq napoléons… Et il possédait encore un mince bracelet d’or qui lui venait de sa mère. Et son poste à transistors. Et un stylo à bille en argent, très chic, que tous les employés de la banque avaient eu comme cadeau de Noël. S’il vendait tous ces trésors, il pourrait, en étant très économe, vivre à l’hôtel jusqu’à la fin de l’année et verser tout de même ses huit mille francs à Mme Lassalle. À partir du premier janvier, la situation serait déjà plus favorable, car alors il serait propriétaire de la chambre et n’aurait plus à payer de loyer. Et peut-être que le pigeon ne survivrait pas à l’hiver. Combien de temps cela vivait-il, un pigeon ? Deux ans, trois ans, dix ans ? Et si c’était un vieux pigeon ? Peut-être qu’il mourrait dans une semaine ? Peut-être qu’il allait mourir dès aujourd’hui ? Peut-être qu’il n’était venu que pour mourir…

Il avait fini de se raser ; il vida le lavabo, le rinça, le remplit de nouveau, se lava le torse et les pieds, se brossa les dents, vida encore le lavabo et le nettoya avec le chiffon. Puis il fit son lit. Sous l’armoire, il avait une vieille valise en carton où il entreposait son linge sale, pour le porter une fois par mois à la laverie. Il alla prendre cette valise, la vida et la posa sur le lit.

C’était avec cette valise qu’il avait fait en 1942 le trajet de Charenton à Cavaillon, et qu’il était arrivé à Paris en 1954. Quand il vit cette vieille valise posée sur son lit et qu’il commença de la remplir, non pas de linge sale, mais avec du linge propre, une paire de souliers bas, son nécessaire de toilette, un fer à repasser, un carnet de chèques et ses objets de valeur – comme pour un voyage –, voilà encore que les larmes lui vinrent aux yeux, non de honte cette fois, mais de désespoir muet. Il avait l’impression d’être rejeté trente ans en arrière dans sa vie, d’avoir perdu trente années de sa vie.

Lorsqu’il eut bouclé sa valise, il était huit heures moins un quart. Il s’habilla, en commençant par l’uniforme habituel : pantalon gris, chemise bleue, blouson de cuir, ceinturon de cuir avec l’étui du pistolet, casquette réglementaire grise. Puis il s’équipa pour la rencontre avec le pigeon. Ce qui lui répugnait le plus, c’était l’idée que le pigeon puisse entrer en contact physique avec lui, que, par exemple, il lui picore les chevilles ou qu’en s’envolant il lui effleure de ses ailes les mains ou le cou, ou bien, pis encore, qu’il se pose sur lui avec ses pattes écartées et crochues. Aussi ne mit-il pas ses souliers bas en cuir fin, mais ses grandes bottes inélégantes, avec semelles de peau de mouton, dont d’habitude il ne se servait qu’en janvier ou février ; il enfila son manteau d’hiver, le boutonna du bas jusqu’en haut, s’enroula une écharpe de laine autour du cou jusqu’à se couvrir le menton, et se protégea les mains avec des gants de cuir fourrés. Dans sa main droite, il prit son parapluie. Ainsi équipé, à huit heures moins sept, il était prêt à tenter sa sortie.

Il ôta sa casquette réglementaire et appliqua son oreille contre la porte. On n’entendait rien. Il remit sa casquette, se l’enfonça solidement sur le front, prit sa valise et la posa à portée de main près de la porte. Pour avoir la main droite libre, il accrocha le parapluie à son poignet, puis de la main droite il saisit le loquet, de la gauche le bouton du verrou de sécurité, tourna pour faire rentrer le pêne, et entrebâilla la porte. Il jeta au-dehors un regard inquisiteur.

Le pigeon n’était plus devant la porte. Sur le carreau où il s’était posé, il n’y avait plus désormais qu’une tache vert émeraude de la taille d’une pièce de cinq francs, et une minuscule plume, duveteuse et blanche, qui frémissait légèrement dans le courant d’air de la porte entrebâillée. Jonathan frissonna de dégoût. Pour un peu, il aurait immédiatement claqué la porte à nouveau. Sa nature instinctive voulait reculer, se réfugier dans sa chambre, à l’abri, fuir l’horreur qui se trouvait là, dehors. Mais alors il vit qu’il n’y avait pas là une tache unique, mais qu’il y avait beaucoup de taches. Toute la portion du couloir qu’il pouvait parcourir du regard était constellée de ces taches vert émeraude à l’éclat humide. Et il se passa alors cette chose étrange que la multiplicité de ces ignominies, loin d’augmenter le dégoût de Jonathan, accrut au contraire sa détermination à résister : la première tâche isolée et la première petite plume l’auraient sans doute fait reculer, et il aurait refermé la porte à jamais. Mais que le pigeon eût manifestement conchié tout le couloir, cette universalité de l’odieux phénomène mobilisa tout son courage. Il ouvrit grand la porte. Alors il vit le pigeon. Il était posé vers la droite, à une distance d’un mètre et demi, tassé dans un coin tout à l’extrémité du couloir. Il y avait si peu de lumière, et d’ailleurs Jonathan jeta dans sa direction un regard si bref, qu’il ne put distinguer la bête était endormie ou éveillée, si elle avait les yeux ouverts ou fermés. Il n’avait d’ailleurs aucune envie de le savoir. Il aurait préféré ne l’avoir pas du tout. Dans son livre sur la faune tropicale, il avait lu un jour que certains animaux, surtout les orangs-outans, ne se jetaient sur les hommes que si on les regardait dans les yeux ; si on les ignore, il paraîtrait qu’ils vous laissent tranquille. Peut-être que cela valait aussi pour les pigeons. En tout cas, Jonathan décida de faire comme si le pigeon n’existait plus et, au moins, de ne pas le regarder.

Il poussa lentement sa valise dans le couloir, tout à fait lentement et prudemment, entre les taches vertes. Puis il ouvrit le parapluie, le tint de la main gauche devant sa poitrine et son visage comme un bouclier, sortit dans le couloir, sans cesser de prendre garde aux taches sur le sol, et referma la porte derrière lui. Quoiqu’il se fût bien promis de faire comme si de rien n’était, l’angoisse le saisit tout de même à nouveau, et il sentit son cœur battre jusqu’au fond de sa gorge ; et quand, de ses doigts gantés, il ne parvint pas tout de suite à extraire sa clé de sa poche, il se mit à trembler de nervosité au point que le parapluie faillit lui échapper ; et quand il le rattrapa de la main droite pour le coincer entre son épaule et sa joue, voilà que la clé tomba pour le coup, et il s’en fallut de très peu qu’elle ne tombât en plein dans une de ces taches, et il dut se pencher pour la ramasser ; et lorsqu’il l’eut enfin bien en main, l’excitation fit qu’il la mit trois fois à côté de la serrure avant de l’y introduire et de lui faire faire deux tours. À ce moment, il eut l’impression d’entendre derrière lui un bruit d’ailes… À moins qu’il n’eût seulement heurté le mur avec le parapluie ?… Alors il entendit à nouveau, sans aucun doute possible, un battement d’ailes bref et sec, et là il fut saisi de panique. Il arracha la clé de la serrure, empoigna au vol sa valise et détala. Le parapluie ouvert raclait contre le mur, la valise bringuebalait contre les portes des autres chambres, à mi-distance les vantaux de la fenêtre obstruaient le couloir, il passa en force, tirant derrière lui le parapluie d’une manière si violente et maladroite que la toile partit en lambeaux, il n’y fit pas attention, tout lui était égal, il ne songeait qu’à partir, partir, partir.

Ce n’est qu’une fois arrivé sur le palier qu’il s’arrêta un instant pour refermer ce satané parapluie, et qu’il jeta un coup d’œil en arrière : par la fenêtre, les premiers rayons du soleil matinal tombaient dans le couloir, découpant dans la pénombre un bloc de lumière aux arêtes précises. On ne pouvait guère voir au travers, et ce n’est qu’en clignant des yeux et en y regardant à deux fois que Jonathan parvint à voir, tout au fond, le pigeon qui s’arrachait à son coin sombre, faisait en avant quelques pas rapides et vacillants, puis se posait à nouveau juste devant la porte de sa chambre.

Avec horreur il se détourna, et descendit l’escalier. Il était sûr à cet instant de ne jamais pouvoir revenir.

 

 

3

DE marche en marche, il se calma. Sur le palier du deuxième étage, une soudaine bouffée de chaleur lui rappela qu’il avait toujours son manteau d’hiver, son écharpe et ses bottes fourrées. D’un moment à l’autre, par l’une des portes de service donnant des cuisines sur l’escalier, une bonne pouvait sortir pour faire les courses, ou bien M. Rigaud, pour poser dehors ses bouteilles de vin vides, ou bien même éventuellement Mme Lassalle, pour une raison ou pour une autre ; elle se levait de bonne heure, Mme Lassalle, elle était d’ailleurs déjà debout, on sentait l’arôme envahissant de son café dans tout l’escalier ; et Mme Lassalle ouvrirait donc sa porte de service, et il se trouverait en face d’elle sur le palier, lui, Jonathan, grotesquement emmitouflé comme en plein hiver, sous ce soleil éclatant du mois d’août ; ce serait beaucoup trop gênant pour faire semblant de rien, il faudrait qu’il donne une explication, mais que pourrait-il bien trouver ? Il allait devoir inventer un mensonge, mais lequel ? Pour sa tenue présente, il n’existait pas d’explication plausible. On ne pouvait que penser qu’il était fou.

Peut-être qu’il était fou. Il posa sa valise, en retira sa paire de souliers bas et ôta prestement ses gants, son manteau, son écharpe et ses bottes ; il mit les souliers, fourra dans la valise l’écharpe, les gants et les bottes, et prit le manteau sur son bras. Dès lors, il jugea que son allure était justifiable aux yeux de n’importe qui. Au besoin, il pourrait toujours prétendre qu’il portait son linge à la laverie et son manteau chez le teinturier. Nettement soulagé, il reprit sa descente.

Dans la cour, il tomba sur la concierge, en train de rentrer les poubelles vides sur un petit chariot. Aussitôt il se sentit pris en faute et son pas fut hésitant. Il ne pouvait plus battre en retraite vers la pénombre de l’escalier, elle l’avait déjà vu, il fallait continuer d’avancer.

« Bonjour, monsieur Noël, dit-elle tandis qu’il passait près d’elle d’un pas délibérément martial. — Bonjour, madame Rocard », marmonna-t-il.

Ils ne se parlaient jamais davantage. Depuis dix ans qu’elle était dans l’immeuble, il ne lui avait jamais dit autre chose que « bonjour, madame » et « bonsoir, madame », et puis « merci, madame » quand elle lui tendait son courrier. Non qu’il eût quelque chose contre elle. Ce n’était pas une personne désagréable. Elle n’était pas différente de la concierge précédente, ni de celle qui avait encore précédé celle-là. Elle était comme toutes les concierges : d’un âge indéfinissable, entre la cinquantaine et soixante-dix ans ; comme toutes les concierges, elle avait le pas traînant, la silhouette massive, le teint blafard, et elle sentait le renfermé. Quand elle n’était pas en train de sortir ou de rentrer les poubelles, de nettoyer les escaliers ou de faire rapidement quelques courses, elle était assise sous l’éclairage au néon de sa petite loge donnant sur le couloir entre rue et cour, laissait sa télévision toujours allumée, faisait de la couture, du repassage ou bien la cuisine, et s’enivrait au gros rouge et au vermouth, comme n’importe quelle autre concierge. Non, il n’avait vraiment rien contre elle. Il avait seulement quelque chose contre les concierges en général, car les concierges étaient des gens qui, par profession, observaient en permanence les autres gens. Et Mme Rocard, tout spécialement, était quelqu’un qui l’observait tout spécialement en permanence, lui, Jonathan. Il était parfaitement impossible de passer devant Mme Rocard sans qu’elle s’en aperçût, ne fût-ce que d’un infime coup d’œil à peine perceptible. Même lorsqu’elle s’était assoupie sur sa chaise, dans sa loge – ce qui était surtout le cas dans les premières heures de l’après-midi et après le repas du soir –, le discret grincement de la porte d’entrée suffisait à l’éveiller pour quelques secondes et à lui faire observer qui passait. Nul être au monde ne remarquait Jonathan aussi souvent et aussi précisément que le faisait Mme Rocard. Il n’avait pas d’amis. À la banque, il faisait en quelque sorte partie des meubles. Les clients le considéraient comme un élément du décor, et non comme une personne. Au supermarché, dans la rue, dans l’autobus (mais quand prenait-il le bus ?), son anonymat était préservé par la masse des autres gens. Il n’y avait en tout et pour tout que Mme Rocard qui le connaissait et le reconnaissait quotidiennement et lui accordait au moins deux fois par jour son attention effrontée. À cette occasion, elle était en mesure d’apprendre sur son compte les choses les plus intimes : quels vêtements il portait ; combien de fois par semaine il changeait de chemise ; s’il s’était lavé les cheveux ; ce qu’il rapportait pour son dîner ; s’il recevait du courrier, et de qui. Et quoique Jonathan, on l’a déjà dit, n’eût vraiment rien à reprocher à Mme Rocard personnellement, et bien qu’il sût fort bien que ses regards indiscrets ne tenaient pas à sa curiosité, mais à sa conscience professionnelle, il n’en sentait pas moins ces regards peser toujours sur lui comme un reproche muet, et chaque fois qu’il passait devant Mme Rocard même après tant d’années –, il était brièvement envahi par une vague brûlante d’indignation : pourquoi diable s’occupe-t-elle une fois de plus de moi ? Pourquoi diable suis-je une fois encore examiné par elle ? Pourquoi ne me laisse-t-elle pas, une bonne fois pour toutes, mon intégrité, en ne faisant pas attention à moi ? Pourquoi les gens sont-ils si importuns ?

Et comme, ce jour-là, compte tenu de ce qui s’était passé, il était particulièrement susceptible, et qu’il pensait transporter avec lui, de la façon la plus visible, toute la misère de son existence, concrétisée par une valise et un manteau d’hiver, les regards de Mme Rocard le touchaient particulièrement au vif, et sa manière de lui lancer « bonjour, monsieur Noël » lui parut être un sarcasme, ni plus ni moins. Et la vague d’indignation que jusque-là il avait toujours endiguée déborda tout d’un coup et déferla en une rage avouée, et il fit ce qu’il n’avait encore jamais fait : alors qu’il avait déjà dépassé Mme Rocard, il s’arrêta, lâcha sa valise et y posa son manteau, puis se retourna ; se retourna, farouchement résolu à répondre enfin à l’insistance de ce regard et de ce bonjour en y opposant quelque chose. Il ne savait pas encore, en marchant vers elle, ce qu’il allait faire ou dire. Mais il savait qu’il allait faire ou dire quelque chose. La vague d’indignation qui avait débordé le porta vers elle, et son courage était sans limite.

Elle avait déchargé ses poubelles et s’apprêtait à regagner sa loge, quand il se planta devant elle, à peu près au milieu de la cour. Ils s’immobilisèrent à environ un demi-mètre de distance. Il n’avait jamais vu de si près son visage blafard. La peau de ses joues tombantes lui parut d’une finesse extrême, comme une soie ancienne et cassante, et ses yeux, ses yeux marron, quand on les voyait de près, n’avaient plus rien d’importun ni d’indiscret, ils avaient plutôt une sorte de douceur et de timidité de jeune fille. Mais Jonathan ne se laissa pas troubler par la vue de détails qui correspondaient bien peu à l’image qu’il avait en lui de Mme Rocard. Pour donner à son intervention un aspect plus officiel, il toucha du doigt sa casquette réglementaire et articula, d’une voix assez tranchante :

« Madame, j’ai un mot à vous dire. » (Pour l’instant, il ne savait toujours pas ce qu’en fait il voulait dire.)

« Oui, monsieur Noël ? » dit Mme Rocard en rejetant la tête en arrière d’un petit mouvement nerveux. On dirait un oiseau, pensa Jonathan ; un petit oiseau qui a peur. Et il répéta son exorde d’un ton tranchant :

« Madame, j’ai à vous dire ceci… » Et puis, à son propre étonnement, il entendit l’indignation, qui le portait toujours, prendre, sans qu’il y fût pour rien, la forme d’une phrase :

« Devant ma chambre, il y a un oiseau, madame. » Puis, plus concrètement :

« Un pigeon, madame. Il est posé devant ma chambre, sur le carrelage. »

Et ce n’est qu’à partir de là qu’il réussit à reprendre le contrôle des paroles qui jaillissaient en bouillonnant de son inconscient et à leur faire emprunter une certaine direction, en ajoutant à titre d’explication :

« Ce pigeon » madame, a déjà sali, avec ses fientes, tout le couloir du sixième étage. »

Mme Rocard se balança à plusieurs reprises d’un pied sur l’autre, rejeta encore un peu plus la tête en arrière et dit :

« D’où vient ce pigeon, monsieur ?

— Je n’en sais rien, dit Jonathan. Sans doute est-il entré par la fenêtre du couloir. Cette fenêtre est ouverte. Cette fenêtre devrait rester toujours fermée. C’est ce qui est dit dans le règlement de l’immeuble.

— C’est sans doute un des étudiants qui l’a ouverte, dit Mme Rocard, à cause de la chaleur.

— C’est bien possible, dit Jonathan. Il n’empêche qu’elle doit toujours rester fermée. Surtout en été. Quand il fait un orage, elle peut battre et se briser. C’est arrivé une fois, dans l’été 1962. À l’époque, cela a coûté cent cinquante francs de remplacer la vitre. Depuis, le règlement de l’immeuble stipule que cette fenêtre doit toujours rester fermée. »

Il se rendait bien compte que cette façon de se référer sans cesse au règlement avait quelque chose de ridicule. Et d’ailleurs cela ne l’intéressait nullement de savoir comment le pigeon était entré. Il ne voulait pas parler plus en détail de ce pigeon, car enfin cet affreux problème ne concernait que lui. Il voulait donner libre cours à l’indignation que lui causaient les regards indiscrets de Mme Rocard, et voilà tout, et c’était chose faite depuis ses premières phrases. L’indignation était à présent retombée. Maintenant, il ne savait plus comment continuer.

« Eh bien, il faut chasser ce pigeon, et refermer la fenêtre », dit Mme Rocard.

Elle disait cela comme si c’eût été la chose la plus simple du monde, et comme si tout, alors, pouvait rentrer dans l’ordre. Jonathan ne disait rien. Son regard était pris au piège au fond de ces yeux marron, et il avait le sentiment de s’y enfoncer comme dans un marécage doux et marron ; il fut obligé de fermer les yeux une seconde pour échapper à ce risque et se dégager, puis de se racler la gorge pour retrouver sa voix.

« Ce qu’il y a, commença-t-il en se raclant encore la gorge, c’est que c’est déjà taché partout. Rien que des taches vertes. Et aussi des plumes. Il a sali tout le couloir. C’est surtout ça, le problème.

— Naturellement, monsieur, dit Mme Rocard, il faut nettoyer le couloir. Mais d’abord on doit chasser ce pigeon.

— Oui, dit Jonathan. Oui, oui… »

Et il pensait : qu’est-ce qu’elle veut dire ? Qu’est-ce qu’elle veut ? Pourquoi dit-elle qu’on doit chasser le pigeon ? Est-ce que par hasard elle veut dire que c’est moi qui dois chasser ce pigeon ? Et il aurait voulu ne s’être jamais risqué à aborder Mme Rocard.

« Oui, oui, reprit-il en bredouillant, on… on doit le chasser. Je… je l’aurais chassé depuis longtemps moi-même, mais je n’en ai pas eu le temps. Je suis pressé. Comme vous voyez, j’ai là mon linge, et mon manteau d’hiver. Il faut que je porte le manteau chez le teinturier, et le linge à la laverie, ensuite il faut que j’aille à mon travail. Je suis très pressé, madame, c’est pour cela que je n’ai pas pu chasser le pigeon. Je voulais simplement vous signaler l’incident. Surtout à cause des taches. Le couloir est sali par les taches qu’a faites ce pigeon, c’est surtout cela le problème, et c’est contraire au règlement. Le règlement stipule que le couloir, l’escalier et les toilettes doivent toujours être tenus propres. »

Il ne se rappelait pas avoir jamais tenu, de toute sa vie, un discours aussi abracadabrant. Il lui semblait que les mensonges y sautaient aux yeux, et l’unique vérité qu’ils auraient dû dissimuler (à savoir que jamais, au grand jamais, il ne pourrait chasser ce pigeon, et que c’était au contraire le pigeon qui l’avait depuis longtemps chassé lui-même), cette vérité éclatait au grand jour et de la manière la plus gênante ; et même si Mme Rocard ne l’avait pas perçue à travers ses propos, elle ne pouvait pas ne pas la lire maintenant sur son visage, car il sentait qu’il avait terriblement chaud, que le sang lui montait à la tête et que ses joues étaient brûlantes de honte. Mais Mme Rocard fit comme si elle n’avait rien remarqué (ou peut-être n’avait-elle vraiment rien remarqué ?), elle dit seulement :

« Je vous remercie de m’avoir prévenue, monsieur. Je m’en occuperai, à l’occasion. »

Et elle baissa la tête, contourna Jonathan et, en traînant les pieds, se dirigea vers le réduit où se trouvaient ses toilettes, à côté de sa loge, et y disparut. Jonathan l’avait suivie des yeux. S’il avait eu encore le moindre espoir que quelqu’un le délivre du pigeon, cet espoir s’évanouit au spectacle désolant de Mme Rocard disparaissant dans le réduit de ses toilettes.

Elle ne va s’occuper de rien, songea-t-il, de rien du tout. Pourquoi le ferait-elle, d’ailleurs ? Elle n’est que concierge, après tout, et tenue à ce titre de balayer l’escalier et le couloir, et de nettoyer une fois par semaine le w-c commun, non de chasser un pigeon. Cet après-midi au plus tard, elle se soûlera au vermouth et oubliera toute l’affaire, si elle ne l’a pas déjà oubliée à cet instant…

 

 

4

JONATHAN fut ponctuellement à huit heures quinze devant la banque, cinq minutes exactement avant que n’arrivent le sous-directeur, M. Vilman, et Mme Roques, la caissière en chef. À eux trois, ils ouvrirent la grande porte : Jonathan la grille articulée extérieure, Mme Roques la porte extérieure en verre blindé, M. Vilman la porte intérieure en verre blindé. Puis, avec leurs clés spéciales, Jonathan et M. Vilman coupèrent le dispositif d’alarme ; ensuite, Jonathan et Mme Roques ouvrirent la porte coupe-feu à deux serrures qui donnait sur le sous-sol, où Mme Roques et M. Vilman disparurent alors, afin d’aller ouvrir la salle des coffres avec leurs clés complémentaires, tandis que Jonathan, ayant enfermé son parapluie, sa valise et son manteau d’hiver dans le placard métallique qui se trouvait à côté des toilettes, prenait place derrière la porte intérieure en verre blindé et faisait entrer les uns après les autres les employés qui arrivaient, appuyant pour cela sur deux boutons qui déverrouillaient électriquement, l’une après l’autre, les deux portes en verre blindé du sas d’accès. À huit heures quarante-cinq, le personnel était au complet, chacun s’était installé à son poste, derrière les guichets, à la caisse ou dans les bureaux, et Jonathan sortait de la banque pour prendre sa faction sur les marches de marbre, devant la grande porte. Son service proprement dit commençait.

Ce service, depuis trente ans, consistait purement et simplement, pour Jonathan, le matin de neuf heures à treize heures et l’après-midi de quatorze heures trente à dix-sept heures trente, à rester debout devant la grande porte, ou tout au plus à arpenter d’un pas posé la plus basse des marches de marbre. Vers neuf heures et demie, ainsi qu’entre seize heures trente et dix-sept heures, il y avait une petite diversion, provoquée par l’arrivée ou bien le départ de la limousine de M. Roedel, le directeur. Il s’agissait alors de quitter sa faction sur la marche de marbre, de longer rapidement, sur douze mètres environ, la façade de la banque jusqu’au porche qui donnait accès à la cour intérieure, d’en ouvrir la lourde grille de fer, de porter la main à la lisière de sa casquette en un respectueux salut, et de faire entrer la limousine. Une procédure analogue pouvait aussi se dérouler en début de matinée ou en fin d’après-midi, quand se présentait la camionnette blindée bleue de la Brink’s, pour les transports de fonds. Ce véhicule aussi exigeait qu’on ouvrit la grille, ses occupants aussi avaient droit à un salut, mais ce n’était pas le salut respectueux, la main bien tendue portée à la lisière de la casquette, c’était le petit salut plus expéditif, de collègue à collègue, l’index seul venant effleurer la casquette. À part cela, il ne se passait rien. Jonathan restait là debout, regardait fixement devant lui, et attendait. Parfois, il regardait ses pieds ; parfois, il regardait le trottoir ; parfois, il regardait le café, de l’autre côté de la rue. Parfois, sur la plus basse des marches, il faisait sept pas vers la gauche et sept pas vers la droite, ou bien il quittait la marche du bas et se mettait sur celle du milieu, et parfois, quand le soleil tapait trop fort et que la chaleur faisait sourdre la sueur contre le cuir de sa casquette, il gravissait même la troisième marche, qui était à l’ombre du fronton de la grande porte, et, après s’être brièvement découvert pour s’essuyer le front du bas de sa manche, il y restait debout, regardait fixement devant lui, et attendait.

Il avait calculé un jour que, jusqu’à sa retraite, il aurait passé, debout sur ces trois marches de marbre, soixante-quinze mille heures. Il serait alors à coup sûr la personne qui dans tout Paris – et sans doute aussi dans toute la France – serait restée le plus longtemps debout à un seul et même endroit. C’était vraisemblablement déjà le cas, bien qu’il n’eût encore passé que cinquante-cinq mille heures sur les marches de marbre. Car il n’y avait plus que de très rares vigiles à être ainsi, dans la ville, employés à poste fixe. La plupart des banques avaient passé contrat avec des sociétés de gardiennage et se faisaient fournir par elles ces jeunes types qui se plantaient devant leurs portes, jambes écartées et l’air vachard, et qui au bout de quelques mois, ou souvent de quelques semaines seulement, étaient remplacés par d’autres types à l’air tout aussi vachard, et ce, pour de prétendues raisons psychologiques : à ce qu’on disait, l’attention d’un vigile se relâchait s’il était trop longtemps affecté au même endroit, sa perception de ce qui se passait alentour s’émoussait, il devenait paresseux, négligent et donc inapte à sa mission…

Des âneries, tout ça ! Jonathan savait à quoi s’en tenir : l’attention du vigile se relâchait complètement en quelques heures déjà. Ce qui se passait autour de lui, et à plus forte raison ces centaines de personnes qui entraient dans la banque, dès le premier jour il ne les percevait pas consciemment, et d’ailleurs ce n’était nullement nécessaire, car de toute manière on ne pouvait pas distinguer un bandit d’un client. Et même si le vigile en avait été capable et s’était jeté au-devant du bandit, il se serait fait abattre et supprimer bien avant d’avoir même pu déboutonner l’étui de son pistolet, car le bandit possédait sur le vigile l’avantage irrattrapable de la surprise.

Une sorte de sphinx, voilà comment Jonathan – qui, en effet, avait lu un jour quelque chose sur les sphinx dans l’un de ses livres – voyait le vigile : une sorte de sphinx. Son efficacité ne tenait pas à quelque action, mais à sa simple présence physique. C’est elle et elle seule qu’il opposait au bandit potentiel. « Il faudra que tu passes devant moi », dit le sphinx au pilleur de sépultures, « je ne puis pas t’empêcher d’agir, mais il faudra que tu passes devant moi ; et si tu l’oses, alors gare à la vengeance des dieux, et des mânes du pharaon ! » Et le vigile, lui, dit : « Il faudra que tu passes devant moi, je ne puis pas t’empêcher d’agir, mais si tu l’oses, il faudra que tu m’abattes, et alors gare à la vengeance des tribunaux, sous la forme d’une condamnation pour meurtre ! »

Cela dit, Jonathan savait fort bien que le sphinx disposait de sanctions beaucoup plus efficaces que le vigile. La vengeance des dieux, un vigile ne pouvait en brandir la menace. Et même dans le cas où le bandit se moquait des sanctions, le sphinx ne courait guère de danger. Il était taillé dans le basalte, dans le rocher massif, il était coulé dans le bronze ou solidement scellé. Il survivait sans peine de cinq mille ans à un pillage… tandis que, si l’on tentait de piller une banque, le vigile ne pouvait immanquablement qu’y laisser sa vie au bout de cinq secondes. Et cependant ils se ressemblaient, trouvait Jonathan, le sphinx et le vigile, car leur pouvoir, à l’un comme à l’autre, n’était pas d’ordre instrumental, mais d’ordre symbolique. Et c’est avec la conscience de ce pouvoir symbolique qui faisait toute sa fierté et tout son amour propre, qui lui donnait énergie et endurance, qui le cuirassait mieux que l’attention, que son arme ou bien le verre blindé, que Jonathan Noël se tenait sur les marches de marbre de la banque et y restait en faction depuis bientôt trente ans, sans éprouver ni peur, ni doutes, ni le moindre sentiment d’insatisfaction, et sans prendre l’air vachard, jusqu’à ce jour. Mais aujourd’hui, tout était différent. Aujourd’hui, rien à faire, Jonathan n’arrivait pas à retrouver son calme de sphinx. Au bout de quelques minutes seulement, il sentit tout le poids de son corps peser douloureusement sur la plante de ses pieds, il reporta ce fardeau d’un pied sur l’autre et, en changeant ainsi plusieurs fois, se mit à perdre un peu l’équilibre et dut exécuter des petits pas de côté pour que son centre de gravité ne s’écartât point du strict fil à plomb sur lequel il l’avait jusqu’à présent toujours impeccablement maintenu. Et puis, tout d’un coup, il sentit des démangeaisons sur le haut de ses cuisses, sur les flancs de sa poitrine et derrière son cou. Au bout d’un moment, le front lui démangea comme s’il était devenu sec et rugueux, comme parfois en hiver, et pourtant il faisait à présent très chaud, et même anormalement chaud pour neuf heures un quart, son front était déjà humide comme il n’aurait dû l’être en fait que vers onze heures trente… La démangeaison gagnait les bras, la poitrine, les jambes, gagnait tous les endroits où il y avait de la peau, et Jonathan aurait voulu se gratter, goulûment et sans retenue aucune, mais c’était tout à fait hors de question, qu’un vigile se gratte en pleine rue ! Aussi il respira bien à fond, bomba le torse, puis courba l’échine, décontracta son dos, leva et rabaissa les épaules et, de la sorte, se frotta de l’intérieur contre ses propres vêtements, afin de se soulager. À vrai dire, ces contorsions et tressaillements insolites ne firent qu’accentuer l’impression de déséquilibre, et bientôt les petits pas de côté ne suffirent plus pour rester droit, et Jonathan se vit contraint de renoncer, contre toute habitude, à sa posture de sentinelle figée avant même que n’apparaisse, vers neuf heures et demie, la limousine de M. Roedel, et de passer déjà au va-et-vient, sept pas vers la gauche, sept pas vers la droite. Il s’efforça alors de river son regard sur l’arête de la deuxième marche de marbre et de l’y faire aller et venir comme une sorte de wagonnet sur un rail bien fixé, afin que cette image, constante et distillée avec monotonie, de l’arête de marbre ramène en lui l’impassibilité de sphinx à laquelle il aspirait, qui lui ferait oublier le poids de son corps, la démangeaison de sa peau et, plus généralement, tout cet étrange tumulte qui régnait dans son corps et dans son esprit. Mais il n’y avait rien à faire. Le wagonnet déraillait sans cesse. Chaque fois qu’il clignait des yeux, son regard lâchait cette satanée arête de pierre et dérapait vers autre chose : un bout de journal sur le trottoir ; un pied dans une chaussette bleue ; un dos de femme ; un panier à provisions avec des pains dedans ; la poignée de la porte extérieure en verre blindé ; la carotte rouge et lumineuse signalant le bureau de tabac du café d’en face ; une bicyclette, un chapeau de paille, un visage… Et nulle part il ne parvenait à s’agripper, à se fixer un nouveau point de repère qui lui permit de s’y retrouver et de se ressaisir. À peine venait-il de cadrer ce chapeau de paille sur sa droite qu’un autobus emportait le regard vers le bas de la rue, à gauche, pour passer le relais, quelques mètres plus loin, à une voiture de sport blanche qui faisait remonter le regard vers la droite où, entre-temps, le chapeau de paille avait disparu : l’œil le cherchait en vain dans la foule des passants, dans la foule des chapeaux, il s’accrochait à une rose qui se balançait sur un tout autre chapeau, il s’en arrachait, retombait enfin sur l’arête de la marche, ne pouvait à nouveau s’y poser tranquillement, s’égarait encore, sans pouvoir tenir en place, de point en point, de tache en tache, de ligne en ligne… On aurait dit qu’il y avait dans l’air cet ondoiement de grosse chaleur qu’on voit seulement par les après-midi de canicule. Des voiles transparents frémissaient devant les choses. Les contours des immeubles, les arêtes et les rebords des toits se détachaient avec un éclat cru et, en même temps, ils étaient flous, comme effrangés. Les bordures des caniveaux et les joints des dalles du trottoir, que d’habitude on aurait dit tracés à la règle, ondulaient en courbes chatoyantes. Et les femmes aujourd’hui semblaient toutes porter des robes de couleurs vives, elles passaient comme une flamme qui court, captaient irrésistiblement le regard et pourtant ne le laissaient pas se poser. Plus rien n’avait de contours nets. Rien ne se laissait plus fixer précisément. Tout tremblotait. Ce sont les yeux, pensa Jonathan. Du jour au lendemain, je suis devenu myope. Il me faut des lunettes. Enfant, il avait dû à un certain moment porter des lunettes, pas fortes, zéro dioptrie soixante-quinze de chaque côté. C’était très étrange, que cette myopie revînt le tracasser maintenant, à son âge. En vieillissant, on devenait plutôt presbyte, d’après ce qu’il avait lu, et si l’on était myope, ça s’atténuait Peut-être que ce n’était pas du tout d’une myopie classique qu’il souffrait, mais d’une affection à laquelle des lunettes ne pourraient rien : une cataracte, un glaucome, un décollement de la rétine, un cancer de l’œil, une tumeur au cerveau qui comprimait le nerf optique… Il était tellement occupé par cette idée atroce que des coups de klaxon réitérés ne parvinrent pas vraiment jusqu’à sa conscience. Ce n’est qu’à la quatrième ou cinquième fois – on klaxonnait à présent longuement – qu’il entendit et réagit et leva la tête : et effectivement, voilà que la limousine de M. Roedel était arrêtée devant la grille du porche ! On klaxonnait de nouveau, et l’on faisait même signe de la main, comme si l’on attendait depuis déjà quelques bonnes minutes. Devant la grille du porche ! La limousine de M. Roedel ! Jamais il n’avait raté son approche. D’habitude, il n’avait même pas besoin de regarder, il la sentait venir, il l’entendait au chuintement du moteur ; il aurait pu dormir, il se serait réveillé comme un chien quand approchait la limousine de M. Roedel. Il ne se hâta pas, il se précipita – dans son empressement, il manqua tomber –, il déverrouilla la grille, la fit coulisser, salua, fit passer la voiture ; il sentit que son cœur battait et que sa main tremblait contre sa casquette. Quand il eut fermé la grille et qu’il fut revenu devant la grande porte, il était inondé de sueur. « Tu as raté la limousine de M. Roedel », murmura-t-il à part lui d’une voix étranglée de désespoir, et « répéta, comme s’il ne parvenait pas lui-même à le comprendre : « Tu as raté la limousine de M, Roedel… Tu l’as ratée, tu n’as pas fait ce que tu devais, tu as gravement failli à ta mission, tu n’es pas seulement aveugle, tu es sourd, tu es vieux et fini, tu n’es plus capable d’être vigile. » Il était parvenu jusqu’à la marche la plus basse du perron de marbre, il la gravit et tenta de reprendre sa posture de factionnaire. Il se rendit compte tout de suite qu’il n’y arrivait pas. Les épaules ne voulaient plus tenir droites, les bras pendouillaient le long de la couture du pantalon. Il savait qu’en cet instant il avait une allure ridicule, et il ne pouvait rien y faire. Du fond de son désespoir muet, il regardait le trottoir, la chaussée, le café d’en face. La vibration de l’air avait cessé. Les choses étaient de nouveau d’aplomb, les lignes filaient tout droit, le monde devant ses yeux était limpide. Il entendait le bruit de la circulation, le souffle aigu des portes d’autobus, les commandes lancées par les garçons du café, et les talons hauts des femmes qui claquaient sur le trottoir. Ni sa vue ni son ouïe n’étaient amoindries en aucune façon. Mais la sueur ruisselait à flots de son front. Il se sentait faible. Il se retourna, monta sur la deuxième marche, monta sur la troisième et se mit à l’ombre, juste devant la colonne qui flanquait la porte extérieure en verre blindé. Il croisa les mains derrière son dos de telle sorte qu’elles touchaient la colonne. Puis il se laissa légèrement aller en arrière et s’appuya sur ses mains, sur la colonne, pour, la première fois de ses trente ans de service. Et quelques secondes durant, il ferma les yeux. Tellement il avait honte.

 

 

5

PENDANT la pause de midi, il alla chercher dans le placard métallique sa valise, son manteau et son parapluie, et il se rendit dans la rue Saint-Placide toute proche, où se trouvait un petit hôtel hébergeant surtout des étudiants et des travailleurs immigrés. Il demanda la chambre la moins chère, on lui en proposa une à cinquante-cinq francs, il la prit sans la voir, paya d’avance et laissa son bagage à la réception. Dans un stand, sur le trottoir, il s’acheta deux petits pains aux raisins et un carton de lait, puis gagna le square Boucicaut, devant les grands magasins du Bon Marché. Il s’assit sur un banc à l’ombre, et mangea. Deux bancs plus loin, un clochard s’était installé. Il avait une bouteille de vin blanc entre les cuisses, une demi-baguette dans une main et, à côté de lui sur le banc, un sachet en papier avec des sardines fumées. Il tirait les sardines du sachet l’une après l’autre par la queue, puis d’un coup de dent il leur coupait la tête, la crachait au loin et mettait tout le reste d’un seul coup dans sa bouche. Là-dessus une bouchée de pain, une bonne gorgée au goulot, et un soupir de contentement. Jonathan connaissait l’homme. En hiver, il était toujours assis devant l’entrée des livreurs du grand magasin, sur les grilles de la chaufferie ; et, en été, devant les boutiques de la rue de Sèvres, ou le porche du foyer, ou à côté du bureau de poste. Il vivait depuis des dizaines d’années dans ce quartier, depuis tout aussi longtemps que Jonathan. Et Jonathan se rappelait qu’à l’époque, trente ans plus tôt, lorsqu’il l’avait vu pour la première fois, il avait senti une espèce de furieuse jalousie monter en lui, une jalousie pour la manière insouciante dont cet homme menait sa vie. Tandis que Jonathan prenait son service tous les jours à neuf heures pile, le clochard ne rappliquait souvent que vers dix ou onze heures ; tandis que Jonathan devait se tenir au garde-à-vous, l’autre se vautrait tout à son aise sur son bout de carton, et en fumant ; tandis qu’heure après heure, jour après jour et année après année, Jonathan montait la garde devant une banque en y risquant sa vie et qu’il gagnait durement de quoi vivre en exerçant cette activité, ce type se contentait de s’en remettre à la pitié et à la charité de ses semblables, qui jetaient de l’argent liquide dans sa casquette. Et jamais il ne paraissait de mauvaise humeur, même pas quand la casquette restait vide ; jamais il ne semblait souffrir, ou avoir peur, ou même seulement s’ennuyer. Il émanait toujours de lui une assurance et une satisfaction révoltantes, l’aura ostentatoire et provocante de la liberté. Mais voilà qu’un jour, au milieu des années soixante, en automne, comme Jonathan allait à la poste de la rue Dupin, trébuchant presque en y entrant sur une bouteille de vin posée sur le bout de carton, entre un sac en plastique et la casquette qu’il connaissait bien, avec ses quelques pièces de monnaie, et comme pendant un instant il cherchait involontairement des yeux le clochard – non que celui-ci lui manquât en tant que personne, mais parce qu’il manquait le centre de cette nature morte à la bouteille, au carton et au sac –, voilà qu’il l’aperçut de l’autre côté de la chaussée, accroupi entre deux voitures arrêtées, et il vit qu’il faisait là ses besoins : il était à croupetons à côté du caniveau, la culotte baissée jusqu’aux genoux, son derrière était tourné vers Jonathan, le derrière était complètement nu, les gens passaient, tout le monde pouvait le voir, un derrière blanc comme un navet, bigarré de taches bleues et d’escarres rougeâtres, aussi mal en point que le derrière d’un vieillard grabataire – et cet homme n’était pas plus vieux que ne l’était alors Jonathan lui-même, trente ans peut-être, trente-cinq ans tout au plus. Et de ce pauvre derrière maltraité, voilà qu’un jet de brouet brun giclait sur le pavé, avec une violence et une abondance énormes, il se formait une mare, un lac qui déferlait sur les chaussures, et des éclaboussures en tous sens maculaient les chaussettes, les cuisses, le pantalon, la chemise, tout…

Ce spectacle était si misérable, si répugnant, si atroce qu’aujourd’hui encore Jonathan frissonnait rien qu’à se le rappeler. À l’époque, après être resté un moment figé d’effroi, il s’était jeté dans le bureau de poste comme en un refuge, il avait payé sa facture d’électricité, puis il avait acheté des timbres, quoiqu’il n’en eût pas besoin, uniquement pour prolonger sa visite et pour être sûr qu’en sortant de la poste il ne tomberait plus sur le clochard en train de poser culotte. Quand il ressortit enfin, il plissa les yeux, baissa la tête et se força à ne pas regarder de l’autre côté de la chaussée, mais carrément vers la gauche et vers le bout de la rue Dupin, et c’est d’ailleurs par là qu’il partit à grands pas, vers la gauche, bien qu’il n’eût rien à y faire, pour éviter surtout d’avoir à passer là où se trouvaient la bouteille, le carton ci la casquette ; et il prêtera s’imposer un long détour, par la rue du Cherche-Midi et le boulevard Raspail, avant de rejoindre la rue de la Planche et de regagner sa chambre et l’abri sûr qu’elle lui offrait. Dès lors, dans l’âme de Jonathan, il n’y eut plus la moindre place pour un sentiment de jalousie envers le clochard. Si jusque-là il avait encore, de temps à autre, senti poindre en lui un léger doute sur le sens qu’il pouvait y avoir pour un homme à passer un tiers de sa vie debout devant les portes d’une banque, en ouvrant parfois une grille et en saluant la limousine du directeur, toujours la même chose, en ayant peu de congés et un maigre salaire dont le plus clair filait aussitôt en impôts, loyer et cotisations sociales…, désormais, la réponse à ce doute sur le sens que tout cela pouvait avoir s’imposait à ses yeux avec la même lumineuse évidence qu’avait eue cette image effroyable aperçue dans la rue Dupin : oui, cela avait un sens. Cela avait même beaucoup de sens, car cela le préservait d’avoir à montrer son derrière en public et à déféquer sur la chaussée. Y avait-il rien de plus misérable que d’en être réduit à montrer son derrière en public et à déféquer sur la chaussée ? Y avait-il rien de plus humiliant que ces culottes baissées, cette posture accroupie, cette nudité laide et contrainte ? Y avait-il détresse plus honteuse que cette nécessité mortifiante de faire ses besoins sous les yeux de tout le monde ? Ses besoins ! À lui seul, le mot disait bien tout l’inconfort de la chose. Et comme tous les actes que nous impose une nécessité inéluctable, ces besoins exigeaient, pour être du moins tolérables, l’absence totale de nos semblables… ou en tout cas leur absence apparente : un bois, lorsqu’on se trouvait à la campagne ; un buisson, quand cela vous prenait en plein champ, ou du moins un sillon, ou le crépuscule du soir ou, à défaut, un terrain découvert où l’on pût voir à un kilomètre à la ronde et s’assurer qu’il n’y avait personne à l’horizon. Et en ville ? Là où cela grouillait de gens ? Où jamais il ne faisait vraiment sombre ? Où même une propriété abandonnée et en ruine ne mettait pas à l’abri des regards indiscrets ? En ville, rien ne permettait de se mettre à l’écart des hommes, sinon un réduit pourvu d’un bon verrou. Qui n’en possédait point, qui n’avait pas ce havre sûr pour ses besoins, était le plus misérable et le plus pitoyable des êtres humains, liberté ou pas. Jonathan aurait pu vivre avec peu d’argent. Il aurait pu s’imaginer portant une veste élimée et un pantalon en loques. À l’extrême limite et en mobilisant toute son imagination romanesque, il lui aurait même semblé pensable de dormir sur un bout de carton et de restreindre l’intimité de son chez-soi à quelque recoin, à une grille de chauffage ou à un palier dans l’escalier de la station de métro. Mais si, dans une grande ville, on n’avait même plus une porte à refermer derrière soi pour déféquer – ne fût-ce que la porte des w-c de l’étage –, si l’on était privé de cette liberté-là, de cette liberté fondamentale qui consiste à se retirer à l’écart des autres quand le besoin vous presse, alors, toutes les autres libertés étaient sans valeur. Alors, la vie n’avait plus de sens. Alors, mieux valait être mort. Lorsque Jonathan eut ainsi compris que l’essence de la liberté humaine consistait en la jouissance d’un w-c à l’étage et qu’il jouissait, lui, de cette liberté essentielle, il fut envahi d’un sentiment de profonde satisfaction. Oui, il avait eu bien raison d’organiser sa vie ainsi ! Il menait là une existence intégralement réussie. Elle ne comportait rien, absolument rien qui justifiât le moindre regret, ou la moindre jalousie envers autrui. Dès ce moment, c’est d’un pied en quelque sorte plus ferme qu’il monta la garde devant la banque. Il se dressait là comme coulé dans le bronze. Cette imperturbable satisfaction et assurance qu’il avait jusque-là cru percevoir dans le caractère du clochard, elle s’était déversée en lui comme un métal en fusion qui, en se refroidissant, lui avait fait une cuirasse intérieure et lui avait donné plus de poids. Désormais, rien ne pouvait plus l’ébranler, aucun doute ne pouvait plus le faire broncher. Il avait trouvé sa sérénité de sphinx. Envers le clochard – lorsqu’il le rencontrait ou qu’il l’apercevait assis quelque part –, il n’éprouvait plus dorénavant que ce sentiment qu’on désigne généralement par le terme de tolérance : un mélange fort tiède de dégoût, de mépris et de pitié. Cet être ne lui causait plus d’émotion. Cet être lui était indifférent. Il lui avait été indifférent jusqu’à ce jour où Jonathan, assis dans le square Boucicaut, avalait ses petits pains aux raisins en buvant du lait à même le carton. D’habitude, pendant la pause de midi, il rentrait chez lui. Il n’habitait qu’à cinq minutes de là. D’habitude, chez lui, il se préparait quelque chose sur son réchaud électrique, une omelette, des œufs sur le plat avec du jambon, des pâtes avec du fromage râpé, un reste de potage de la veille, et puis de la salade et une tasse de café. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas passé sa pause de midi assis sur un banc du square, à manger des petits pains aux raisins et à boire du lait à même le carton. En fait, il n’aimait pas particulièrement les choses sucrées. Ni le lait. Mais enfin il avait déjà dépensé cinquante-cinq francs, aujourd’hui, pour la chambre d’hôtel ; dans ces conditions, il aurait eu l’impression de jeter l’argent par les fenêtres s’il était allé dans un café et qu’il y eût commandé une omelette et une bière. Là-bas, sur son banc, le clochard avait fini son repas. Après les sardines et le pain, il avait encore pris du fromage, des poires et des gâteaux secs, il avait avalé une grande gorgée de vin blanc, poussé un soupir de profonde satisfaction, et puis avait roulé sa veste pour s’en faire un oreiller, il y avait logé sa tête et avait étendu de tout son long, sur le banc, son corps paresseux et repu pour faire la sieste. À présent, il dormait. Des moineaux arrivaient en sautillant et picoraient les miettes de pain ; puis, attirés par les moineaux, quelques pigeons s’approchèrent du banc en clopinant et piquèrent leurs becs noirs dans les têtes de sardines. Le clochard n’était nullement dérangé par les oiseaux. Il dormait profondément et paisiblement. Jonathan le regarda. Et, en le regardant, il fut saisi d’une inquiétude étrange. Cette inquiétude n’était pas alimentée par la jalousie, comme jadis, mais par l’étonnement : comment se faisait-il, se demandait Jonathan, qu’à plus de cinquante ans, cet homme vécût encore ? Avec son mode de vie complètement irresponsable, n’aurait-il pas dû depuis longtemps être emporté par le froid, la famine, la cirrhose du foie…, et en tout cas être mort ? Au lieu de cela, il mangeait et buvait du meilleur appétit, dormait du sommeil du juste et, dans son pantalon rapiécé – qui naturellement n’était plus depuis longtemps celui qu’il avait baissé à l’époque rue Dupin, mais un pantalon de velours côtelé plutôt chic, presque à la mode, juste un peu réparé par endroits – et avec sa veste de coton, il donnait l’impression d’un personnage bien installé dans l’existence, parfaitement en accord avec le monde et avec lui-même, et jouissant de la vie… Tandis que lui, Jonathan – et son étonnement augmentait peu à peu jusqu’à la nervosité et à la confusion mentale –, tandis que lui qui pourtant, toute sa vie, avait été quelqu’un de sage et de rangé, frugal, presque ascétique et propre et toujours ponctuel et docile digne de confiance et parfaitement comme il faut… ! lui qui avait gagné par lui-même chaque sou qu’il possédait, et qui avait toujours tout payé rubis sur l’ongle, facture d’électricité, loyer, étrennes à la concierge… et qui n’avait jamais fait de dettes n’avait jamais été à la charge de personne, qui n’avait même pas été malade et n’avait rien coûté à la Sécurité Sociale… qui jamais n’avait fait le moindre tort à qui que ce fût, et qui, jamais, jamais, n’avait voulu autre chose dans la vie que s’assurer et se préserver sa modeste petite tranquillité d’esprit… tandis que lui, dans sa cinquante-troisième année, se voyait précipité cul par-dessus tête dans une crise qui bouleversait le projet si ingénieusement élaboré pour toute son existence, qui le désarçonnait et le perturbait et lui faisait ingurgiter des petits pains aux raisins, à force de trouble et de peur. Oui, il avait peur ! Dieu sait qu’il tremblait et qu’il avait peur, rien qu’à regarder ce clochard endormi : il avait tout d’un coup une peur terrible de devenir inévitablement comme cette loque humaine, là-bas, sur le banc. Comme cela pouvait vous arriver vite, de devenir pauvre et de sombrer ! Comme il s’effritait vite, le fondement apparemment bien assis de toute une existence ! « Tu as raté la limousine de M. Roedel », songea-t-il à nouveau en un éclair. « Ce qui ne s’était jamais passé et n’aurait jamais dû se passer, c’est tout de même arrivé aujourd’hui : tu as raté la limousine. Et si aujourd’hui tu rates la limousine, peut-être que demain tu rateras ton service tout entier, ou bien que tu perdras la clé de la grille articulée, et le mois suivant tu es licencié de façon infamante, et tu ne trouves pas de nouveau travail, car qui voudrait d’un employé capable de telles défaillances ? Personne ne peut vivre de l’indemnité de chômage ; ta chambre, tu l’as de toute façon perdue depuis longtemps, elle est habitée par un pigeon, par une famille de pigeons qui salit et dévaste ta chambre ; les notes de l’hôtel atteignent des sommes énormes, tu te soûles pour oublier tes soucis, tu bois de plus en plus, tu bois toutes tes économies, tu deviens définitivement esclave de la bouteille, tu tombes malade, c’est la déchéance, la pouillerie, la décrépitude, on te met à la porte de la dernière et la moins chère des pensions, tu n’as plus un sou, tu n’as devant toi que le néant, tu es à la rue, tu dors et tu habites dans la rue, tu défèques dans la rue, c’est la fin, Jonathan, avant moins d’un an ce sera la fin, tu seras un clochard en haillons couché sur un banc de square comme cette loque, là-bas, qui est ton frère. Il avait maintenant la bouche sèche. Il détourna les yeux du spectre terrible qu’était l’homme endormi, et il avala la dernière bouchée de son petit pain aux raisins. Cela dura une éternité avant que cette bouchée ne soit dans l’estomac, elle descendait l’œsophage à la vitesse de l’escargot, parfois elle semblait même s’arrêter en chemin, elle oppressait et faisait mal, comme un clou enfoncé dans la poitrine, et Jonathan croyait que cette répugnante bouchée allait l’étouffer. Mais ensuite la chose repartait, faisait un petit bout de chemin, puis un autre, et enfin elle eut fini sa descente, et la douleur convulsive se dissipa. Jonathan respira un grand coup. À présent, il voulait partir. Il ne voulait pas rester plus longtemps, bien que sa pause de midi ne se terminât que dans une demi-heure. Il en avait assez. Il était dégoûté de cet endroit. Du dos de la main, il balaya les quelques miettes de petit pain qui étaient tombées sur son pantalon en dépit de ses précautions, tira sur les pinces de ses plis de pantalon, se leva et partit, sans jeter un nouveau regard vers le clochard. Il avait déjà regagné la rue de Sèvres quand il songea qu’il avait laissé son carton de lait vide sur le banc du square, et cela lui fut désagréable, car il détestait que d’autres gens laissent leurs détritus sur les bancs, ou simplement les jettent dans la rue, au lieu de les mettre dans les endroits faits pour les détritus, à savoir dans les corbeilles disposées un peu partout à cet effet. Pour sa part, jamais il n’avait ainsi jeté au petit bonheur des détritus, ni n’en avait laissé sur un banc de square, jamais, même par négligence ou par oubli – ce genre de choses ne lui arrivait tout simplement pas… Aussi ne voulait-il pas non plus que cela lui arrive aujourd’hui, surtout pas aujourd’hui, en cette journée critique où étaient déjà arrivés tant de malheurs. Il était déjà, de toute façon, sur la mauvaise pente ; il se comportait déjà, de toute façon, comme un énergumène, comme un individu irresponsable, presque comme un asocial… Rater la limousine de M. Roedel ! Manger à midi des petits pains aux raisins dans le square ! Si maintenant il ne faisait pas attention, surtout dans les petites choses, s’il ne résistait pas avec la dernière énergie à des étourderies apparemment accessoires, comme l’oubli de ce carton de lait, il perdrait bientôt pied et partirait à la dérive, et plus rien ne pourrait empêcher qu’il connaisse une fin lamentable. Il fit donc demi-tour et retourna dans le square. De loin, il vit que le banc où il s’était assis était toujours libre, et en s’approchant il eut le soulagement de constater, à travers les lattes peintes en vert du dossier, que le carton blanc était toujours là. Manifestement, sa négligence n’avait encore été remarquée par personne, il pouvait gommer cette faute impardonnable. Arrivant jusqu’au banc par-derrière, il se pencha très bas par-dessus le dossier, saisit le carton de lait de la main gauche et se redressa en se tournant nettement vers la droite, dans la direction approximative où il savait que se trouvait la plus proche corbeille à papiers… et il sentit alors que cela tirait brusquement et violemment sur son pantalon, vers le

bas et en oblique, mais sans qu’il pût rien faire pour que cette traction se relâchât, car elle était intervenue trop brusquement, alors qu’il était déjà en train d’exécuter son mouvement ascendant et giratoire en sens inverse. Et, en même temps, cela fit un vilain bruit, un « crrr ! » très fort, et il sentit passer sur sa cuisse gauche la caresse d’un courant d’air : il n’était pas douteux que l’air extérieur pénétrait là sans rencontrer d’obstacle. Pendant un moment, il fut si atterré qu’il n’osa pas regarder. Et puis ce « crrr ! » — il résonnait encore à ses oreilles – lui semblait avoir fait un bruit énorme, comme si non seulement quelque chose s’était déchiré à son pantalon, mais comme si une déchirure se produisait en lui-même, dans le banc, dans le square tout entier, comme la faille béante d’un séisme, et comme si tous les gens alentour l’avaient nécessairement entendu, ce terrible « crrr ! », et regardaient à présent Jonathan, qui l’avait produit. Mais personne ne regardait. Les vieilles dames continuaient à tricoter, les vieux messieurs à lire leurs journaux, les quelques enfants qui étaient dans l’aire de jeu continuaient leurs descentes sur le toboggan, et le clochard dormait Jonathan baissa lentement les yeux. La déchirure avait environ douze centimètres de long. Elle allait du bas de la poche gauche, qui lors du mouvement tournant s’était accrochée à une vis qui dépassait du banc, elle descendait le long de la cuisse, mais sans suivre proprement la couture, en plein milieu au contraire de la belle gabardine du pantalon d’uniforme, et puis elle repartait à angle droit sur environ la largeur de deux pouces jusqu’au pli, si bien que cela ne faisait pas juste une fente discrète dans le tissu, mais un accroc qu’il était impossible de ne pas voir, et sur lequel flottait un petit drapeau triangulaire. Jonathan sentit que son sang recevait une dose d’adrénaline, cette substance stimulante dont il avait lu un jour que les surrénales la sécrètent dans les moments de danger physique et de tension psychique extrêmes, pour mobiliser les ultimes réserves du corps en vue de la fuite, ou d’un combat à la vie, à la mort. De fait, il avait le sentiment d’être blessé. Il aurait dit que ce n’était pas seulement son pantalon, mais sa propre chair qui était ouverte sur douze centimètres et laissait s’écouler son sang, sa vie dont la circulation normale était pourtant si hermétiquement refermée sur elle-même ; et il allait nécessairement mourir de cette blessure s’il ne parvenait pas à la fermer très bientôt. Mais il y avait aussi cette adrénaline qui, alors qu’il pensait perdre tout son sang, lui donnait une vivacité merveilleuse. Son cœur battait puissamment, son courage était grand, ses pensées étaient d’un coup tout à fait claires et visaient un seul but : « Il faut tout de suite faire quelque chose », criait en lui une voix, « il faut immédiatement entreprendre quelque chose pour refermer cet accroc, sinon tu es perdu ! » Et tandis qu’il se demandait ce qu’il pourrait entreprendre, il savait déjà la réponse : si rapide est l’action de l’adrénaline, cette drogue magnifique, et tant il est vrai que la peur donne des ailes à l’intelligence et au dynamisme. Résolument, il empoigna de la main droite le carton de lait qu’il tenait encore de la main gauche, il le froissa en boule, le jeta n’importe où, sur le gazon, sur l’allée sablée, il ne s’en souciait pas. Il appliqua sa main gauche désormais libre sur l’accroc de sa cuisse gauche, et puis il partit à toute allure, tenant sa jambe gauche aussi raide que possible pour éviter que sa main ne dérape, et ramant furieusement du bras droit, se déhanchant fougueusement comme peuvent faire les boiteux, il sortit du square et prit la rue de Sèvres, il n’avait plus qu’une petite demi-heure. Au rayon « alimentation » du Bon Marché, au coin de la rue du Bac, il y avait une couturière. Il l’avait vue à peine quelques jours plus tôt. Elle était installée tout de suite près de l’entrée, à l’endroit où on laissait les chariots. Elle avait un écriteau accroché à sa machine à coudre et l’on pouvait y lire, il s’en souvenait précisément : Jeannine Topell – Retouches et réparations – Travail rapide et soigné. C’était cette femme qui allait l’aider. Il faudrait qu’elle l’aide – si elle n’était pas elle-même en train de faire la pause de midi. Mais elle ne serait pas en train de faire la pause, non, non, ce serait trop de déveine. Il ne pourrait pas avoir autant de déveine en un seul jour. Pas maintenant. Pas quand l’urgence était telle. Quand l’urgence était à son comble, c’est alors qu’on avait de la chance et qu’on trouvait de l’aide. Mme Topell serait à sa place et elle l’aiderait.

Mme Topell était à sa place ! Il la vit de l’entrée du rayon « alimentation », assise à sa machine et en train de coudre. Oui, on pouvait compter sur Mme Topell, même pendant la pause de midi elle était à son travail, rapide et soigné. Il courut jusqu’à elle, se planta près de la machine à coudre, ôta la main de sa cuisse, jeta un coup d’œil sur sa montre-bracelet, il était quatorze heures cinq, il se racla la gorge et commença :

« Madame… »

Mme Topell termina le plissé d’une jupe rouge qu’elle avait en chantier, arrêta la machine et releva le pied-de-biche pour dégager le tissu et couper les fils. Après quoi, elle leva la tête et regarda Jonathan. Elle portait une très grande paire de lunettes à grosse monture nacrée, avec des verres fortement bombés qui lui faisaient des yeux immenses et transformaient ses orbites en des lacs profonds et pleins d’ombre. Ses cheveux châtains tombaient droit jusque sur ses épaules et ses lèvres étaient fardées de violet argenté. Elle pouvait avoir dans les cinquante ans, ou peut-être cinquante-cinq, son allure était celle des dames capables de lire votre destinée dans les boules de verre ou les cartes, l’allure de ces dames qui ont connu des temps meilleurs et à qui cette appellation de « dame » ne convient plus vraiment, mais avec qui l’on se sent néanmoins tout de suite en confiance. Ses doigts aussi – elle repoussa un peu ses lunettes du bout des doigts vers le haut de son nez, pour mieux considérer Jonathan –, ses doigts aussi, courts, boudinés et pourtant – en dépit de tout ce travail manuel – soignés et vernis de violet argenté, étaient d’une semi-élégance qui inspirait confiance.

« Vous désirez ? » dit Mme Topell d’une voix légèrement rugueuse.

Jonathan se présenta de biais, montra l’accroc de son pantalon et demanda :

« Pouvez-vous réparer ça ? »

Et comme sa question lui parut formulée d’une manière un peu rogue qui pouvait trahir l’excitation due à l’adrénaline, il ajouta pour l’atténuer, sur un ton aussi anodin que possible :

 « C’est un accroc, une petite déchirure… un incident stupide. Est-ce qu’on peut y faire quelque chose ? »

Mme Topell déplaça le regard de ses yeux immenses le long de Jonathan, découvrit l’accroc sur la cuisse et se pencha en avant pour l’examiner. À cette occasion, la surface lisse de sa chevelure châtain se sépara en deux, des omoplates à la nuque, découvrant un cou blanc, court et grassouillet ; et en même temps il montait d’elle un parfum si lourd et si entêtant que Jonathan fut involontairement contraint de rejeter la tête en arrière et de déplacer d’un bond son regard, qui quitta les abords de cette nuque pour les lointains du supermarché ; et, l’espace d’un moment, il eut sous les yeux la totalité des lieux avec tous les rayonnages, les bacs réfrigérés, les présentoirs de fromages et de charcuterie, les tables d’offres spéciales, les pyramides de bouteilles et les montagnes de légumes, avec les clients zigzaguant au milieu de tout cela en poussant leurs chariots et en traînant derrière eux de petits enfants, avec les vendeurs et vendeuses, les magasiniers, les caissières…, une foule de gens, grouillante et bruyante, au bord de laquelle, livré à tous les regards, lui, Jonathan, était debout avec son pantalon en lambeaux… Et l’idée lui traversa le cerveau en un éclair que M. Vilman, ou Mme Roques, voire M. Roedel, pourraient fort bien se trouver là dans la foule et l’observer, lui, Jonathan, en train de se faire examiner en public une partie critique de son individu par une dame aux cheveux châtains qui avait connu des temps meilleurs. Et il commença de se sentir un peu mal, d’autant qu’à présent l’un des doigts boudinés de Mme Topell effleurait la peau de sa cuisse, ouvrant et refermant le petit volet de tissu déchiré… Mais voici que cette dame émergeait à nouveau de ces profondeurs, qu’elle se carrait en arrière sur sa chaise et que l’effluve direct de son parfum s’en trouvait interrompu, si bien que Jonathan put baisser à nouveau la tête et ramener son regard, depuis les espaces vertigineux du magasin, dans la région rassurante des grands verres de lunettes bombés de Mme Topell.

« Alors ? demanda-t-il, et il répéta : Alors ? Avec une sorte d’impatience angoissée, comme un patient debout devant une femme médecin dont il aurait redouté le diagnostic accablant.

— Pas de problème, dit Mme Topell. Il faut seulement mettre une pièce en dessous. Et il y aura une petite couture qui se verra. Pas moyen de faire autrement.

— Mais ça n’a pas d’importance, dit Jonathan ; une petite couture, ça n’a aucune importance, qui est-ce qui irait regarder à un endroit pareil ? »

Et il jeta un coup d’œil sur sa montre, il était quatorze heures quatorze. Il reprit :

« Vous pouvez donc arranger ça ? Vous pouvez m’aider, madame ?

— Oui, naturellement, dit Mme Topell en remontant sur son nez ses lunettes qui avaient un peu glissé pendant l’examen de l’accroc.

— Oh, je vous remercie, madame, dit Jonathan ; je vous remercie beaucoup. Vous me tirez d’un grand embarras. Mais je voudrais encore vous demander une petite faveur : pourriez-vous… auriez-vous l’extrême amabilité – il faut vous dire que je suis pressé, je n’ai plus que… (et il regarda de nouveau sa montre)… je n’ai plus que dix minutes devant moi. Pourriez-vous faire cela tout de suite ? Je veux dire là, immédiatement ? »

Il est des questions qui impliquent une réponse négative, du simple fait qu’on les pose. Et il est des demandes dont la parfaite inutilité éclate au grand jour, lorsqu’on les formule en regardant quelqu’un d’autre dans les yeux. Jonathan regardait les yeux immenses et bordés d’ombre de Mme Topell, et il sut aussitôt que tout cela n’avait pas de sens, que c’était sans espoir et sans issue. Il le savait déjà en finissant de bredouiller sa question, il l’avait senti physiquement, à la baisse du taux d’adrénaline dans son sang au moment où il avait regardé sa montre : dix minutes ! Il avait l’impression de baisser lui aussi, de sombrer comme quelqu’un qui se trouve debout sur un bloc de glace molle qui ne va pas tarder à fondre en eau. Dix minutes ! Comment voulait-il qu’en dix minutes il y eût quelqu’un qui pût repriser cet affreux accroc ? Jamais cela ne se pourrait. Jamais de la vie. Car enfin, on ne pouvait tout de même pas réparer l’accroc sur la cuisse elle-même. Il fallait mettre une pièce en dessous, et cela signifiait qu’il fallait quitter le pantalon. Mais, pendant ce temps, où trouver un autre pantalon, en plein milieu du rayon « alimentation » du Bon Marché ? Retirer son pantalon et rester là debout en caleçon… ?

Cela n’avait pas de sens. Pas le moindre sens.

« Tout de suite ? » demanda Mme Topell.

Et bien qu’il sût que tout cela n’avait pas de sens, et bien qu’il eût sombré dans un défaitisme sans fond, Jonathan confirma d’un signe de tête. Mme Topell sourit :

« Regardez, monsieur : tout ce que vous voyez là (et elle montra une tringle à vêtements de deux mètres de long, toute encombrée de robes, de vestes, de pantalons et de corsages), tout cela, je dois le faire tout de suite. Je travaille dix heures par jour.

— Oui, naturellement, dit Jonathan ; je comprends parfaitement, madame, c’était tout simplement une question stupide. Combien de temps pensez-vous que cela prendra, pour que mon accroc soit réparé ? »

Mme Topell s’occupait de nouveau de sa machine ; elle remit en place le tissu de la jupe rouge et rabaissa le pied-de-biche :

« Si vous m’apportez le pantalon lundi prochain, il sera fait dans trois semaines.

— Dans trois semaines ? répéta Jonathan abasourdi.

— Oui, dit Mme Topell, dans trois semaines. Cela ne peut pas aller plus vite. » Et elle remit la machine en marche, l’aiguille piqua en ronronnant, et en même temps Jonathan eut l’impression qu’il n’était plus du tout là. Certes, il voyait encore à portée de son bras, Mme Topell assise devant la console de sa machine à coudre, il voyait sa tête châtain avec ses lunettes nacrées, il voyait ses doigts grassouillets qui s’activaient agilement, et l’aiguille bourdonnante piquer l’ourlet de la jupe rouge… et il voyait encore vaguement, à l’arrière-plan, l’agitation du supermarché… mais soudain il ne se voyait plus lui-même, c’est à dire qu’il ne se voyait plus comme faisant partie du monde qui l’entourait ; il eut, quelques secondes durant, l’impression d’être placé très loin à l’extérieur et de regarder ce monde par le petit bout de la lorgnette. Et de nouveau, comme le matin, il fut pris de vertige et perdit un peu l’équilibre. Il fit un pas de côté, se détourna et gagna la sortie. Les mouvements de la marche le remirent dans le monde, l’effet de lorgnette disparut. Mais, intérieurement, son équilibre était toujours précaire. Au rayon « papeterie », il acheta un rouleau de ruban adhésif. Il en colla sur la déchirure de son pantalon de telle sorte que l’accroc triangulaire ne puisse plus béer à chaque pas. Puis il regagna son travail.

 

 

6

IL passa tout l’après-midi dans un état de détresse et de rage. Il se tenait devant la banque, sur la marche la plus haute, tout près de la colonne, mais il ne s’y appuyait pas, car il ne voulait pas céder à sa faiblesse. D’ailleurs il ne pouvait pas, car pour s’appuyer discrètement il eût fallu qu’il croisât les mains derrière son dos et ce n’était pas possible, car il fallait bien que sa main gauche restât pendante afin de dissimuler le collage sur sa cuisse. Au lieu de cela, pour rester ferme sur ses jambes, il fut obligé de les écarter de cette façon odieuse qu’avaient ces jeunes imbéciles, et il constata qu’alors la colonne vertébrale se cambrait, que le cou, d’habitude dégagé et bien droit, rentrait dans les épaules, suivi par la tête et la casquette, et que cela donnait ainsi automatiquement ce regard soupçonneux et méchant qui filtrait sous la visière, et cet air vachard qu’il méprisait tellement chez les autres vigiles. Il se sentit comme infirme, comme la caricature d’un vigile, comme la parodie de lui-même. Il se méprisa. Il se détesta, pendant ces heures. Il éprouvait pour lui-même tant de haine rageuse qu’il aurait voulu n’être plus dans sa propre peau, il aurait même voulu changer littéralement de peau, car la sienne le démangeait à présent sur tout le corps, et il ne pouvait plus se frotter contre ses vêtements, car sa peau transpirait par tous ses pores et ses vêtements y collaient comme une seconde peau. Et là où ils ne collaient pas, où il restait encore un petit peu d’air entre vêtements et peau, le long des jambes, des avant-bras, dans le sillon au-dessus du sternum, et surtout dans ce sillon-là, où cela le démangeait de manière vraiment insupportable, parce que la sueur y roulait à grosses gouttes qui chatouillaient…, il ne voulait précisément pas se gratter, non, il ne voulait pas s’accorder cette petite chance de soulagement, car, loin de modifier l’état d’immense détresse où il se trouvait, cela n’aurait fait que le souligner de façon encore plus nette et plus ridicule. Il voulait souffrir, à présent. Plus il souffrirait, mieux cela vaudrait. La souffrance lui convenait tout à fait, elle justifiait et attisait sa haine et sa rage ; et la rage et la haine attisaient en retour la souffrance, car elles lui faisaient de plus en plus bouillir le sang et faisaient sourdre des pores de sa peau d’incessantes vagues de sueur. Il avait le visage ruisselant, l’eau gouttait de son menton et des cheveux de sa nuque, et le bord de sa casquette entamait son front congestionné. Mais pour rien au monde il n’aurait ôté sa casquette, même pour un bref moment. Il fallait qu’elle demeurât vissée sur sa tête comme le couvercle d’une cocotte-minute et qu’elle encerclât ses tempes à la manière d’un anneau d’acier, sa tête dût-elle en éclater. Il ne voulait rien faire pour atténuer sa détresse. Il resta là complètement immobile, pendant des heures. Il nota seulement que sa colonne vertébrale se cambrait de plus en plus, que ses épaules, son cou et sa tête s’affaissaient toujours plus bas, que son corps adoptait une posture de plus en plus tassée, pataude. Et pour finir – sans qu’il pût ni ne voulût rien y faire – la haine de soi qui s’était ainsi accumulée déborda et jaillit hors de lui, jaillit par ces yeux qui avaient sous la visière un regard de plus en plus fixement méchant et sinistre, et se déversa sur le monde extérieur sous forme d’une haine tout à fait ordinaire. Tout ce qui tombait dans son champ de vision, Jonathan le revêtait de l’affreuse patine de sa haine ; on peut même dire que, par ses yeux, ce n’était plus du tout une image réelle du monde qui pénétrait en lui, mais que ses yeux, comme si le sens des rayons lumineux s’était inversé, ne servaient plus que de portes donnant sur l’extérieur, crachant sur le monde les caricatures grinçantes nées en lui : ces garçons de café, par exemple, à la terrasse du café d’en face, ces jeunes garçons stupides et bons à rien qui vaquaient mollement entre tables et chaises, effrontés, bavardant entre eux et ricanants et grimaçants et barrant la route aux passants et sifflant les filles, ces petits péteux qui ne faisaient rien que répercuter vers le comptoir, par la porte ouverte, la commande qu’on leur avait lancée : « Un express ! Un demi ! Un soda-citron ! », pour ensuite consentir à rentrer enfin, pour ressortir en feignant l’empressement et en jonglant avec la commande qu’ils servaient avec de fausses acrobaties de garçons de café : la tasse atterrissait sur la table au terme d’une trajectoire en spirale, la bouteille de Coca-Cola se trouvait coincée entre leurs cuisses et ouverte d’un coup sec, le ticket de caisse tenu d’abord entre les lèvres était craché dans une main qui le glissait ensuite sous le cendrier, tandis que déjà l’autre main encaissait à la table voisine et ramassait des tas d’argent, des prix astronomiques : cinq francs pour un express, onze francs pour un demi, avec quinze pour cent en sus pour leur service de singes, sans parler du pourboire supplémentaire ; car figurez-vous qu’ils en attendaient un, ces messieurs les bons à rien, avec leurs têtes à claques, un pourboire supplémentaire ! Sinon ils ne desserraient même pas les dents pour dire merci, sans même parler de dire au revoir ; sans pourboire supplémentaire, le client n’avait plus droit à un regard et, en quittant les lieux, ne voyait que dos dédaigneux et culs pleins de morgue, surmontés de ces porte-monnaie noirs et rebondis que les garçons arboraient à la ceinture parce qu’ils trouvaient ça chic et décontracté de faire ainsi étalage de leurs escarcelles, ces pauvres crétins, comme la vénus hottentote de son postérieur difforme… Ah, Jonathan aurait été capable de les poignarder du regard, ces imbéciles à l’air blasé dans leurs chemises de garçons de café aérées, fraîches et à manches courtes ! Il aurait voulu traverser en courant jusqu’à l’ombre de leur toile et les en tirer par les oreilles, et les gifler en pleine rue, pif, paf, aller et retour, à toute volée, et leur botter le derrière… Mais pas seulement à eux ! Non, pas seulement à ces morveux de garçons, car les clients aussi méritaient qu’on leur botte le derrière, cette bande de touristes abrutis, vautrés là en corsages d’été, chapeaux de paille et lunettes de soleil, à siroter des rafraîchissements à des prix exorbitants, pendant que d’autres étaient à la tâche, debout, à la sueur de leur front. Et les automobilistes, pareil ! Ces débiles mentaux dans leurs bagnoles puantes, en train de polluer l’air et de vous casser la tête, parce que d’un bout de la journée à l’autre ils n’avaient rien de mieux à faire que de passer et repasser à fond de train dans la rue de Sèvres. Ils trouvent que ça ne pue pas suffisamment ? Qu’il n’y a pas assez de boucan dans cette rue, dans toute la ville ? Cela ne suffit pas, cette chaleur brûlante qui tombe du ciel ? Est-ce qu’il faut encore que vous aspiriez dans vos moteurs le peu d’air respirable qui reste, pour le brûler et le renvoyer ensuite dans le nez des honnêtes citoyens, additionné de poison, de suie et de fumée brûlante ? Bande de salauds ! Bande d’assassins ! Il faudrait vous exterminer. Parfaitement ! Vous fouetter et vous exterminer. Vous fusiller. Un par un et tous ensemble. Oh ! Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de dégainer et de tirer n’importe où, en plein dans le café, en plein dans les vitres, que ça dégringole à grand fracas, en plein dans ce magma de voitures, ou tout simplement en plein dans l’un des gigantesques immeubles d’en face de ces grands immeubles laids et menaçants, ou bien de tirer en l’air, vers le haut, dans le ciel, oui, dans le ciel brûlant, dans ce ciel horriblement pesant, brumeux, gris-bleu comme un pigeon, afin qu’il éclate, afin que cette capsule de plomb se déchire et s’effondre sous ce coup de feu, et s’écroule, écrasant tout, enterrant tout sous elle, tout, tout cet ignoble monde importun, bruyant et puant : la haine de Jonathan Noël était, cet après-midi-là, si universelle et si titanesque qu’il aurait voulu mettre le monde à feu et à sang, à cause d’un accroc à son pantalon !… Mais il n’en fit rien ; Dieu merci, il ne fit rien. Il ne tira pas vers le ciel, ni vers le café d’en face, ni sur les autos qui passaient. Il resta debout, à suer sans bouger. Car la même force qui faisait sourdre en lui cette haine fantastique et la projetait sur le monde à travers ses regards le paralysait si complètement qu’il ne pouvait bouger bras ni jambe, ni encore moins porter la main à son arme ou plier le doigt sur la détente ; il n’était même plus capable de dodeliner de la tête pour faire tomber du bout de son nez une petite goutte de sueur qui le gênait. Cette force le pétrifiait. Elle le métamorphosa effectivement, pendant ces heures, en une statue de sphinx, menaçante et impuissante. Elle avait quelque chose, cette force, de la tension électrique qui aimante un noyau de fer doux et le maintient en l’air, ou de la forte pression qui s’exerce dans la voûte d’un édifice et y retient chaque pierre à un emplacement tout à fait précis. Elle était du mode conditionnel. Tout son potentiel résidait dans le « je ferais, je pourrais, j’aurais envie », et Jonathan, proférant en pensée les plus épouvantables menaces et malédictions conditionnelles, savait fort bien dans le même instant que jamais il ne les mettrait à exécution. Il n’était pas homme à cela. Il n’était pas un de ces convulsionnaires prêts à commettre un crime par détresse psychique, par désarroi intellectuel ou par haine spontanée ; non parce qu’un tel crime lui aurait paru moralement répréhensible, mais tout simplement parce qu’il était absolument incapable, que ce fût par les actes ou par les mots, de s’exprimer. Il n’était pas fait pour agir, mais pour subir. Vers cinq heures de l’après-midi, il se trouvait dans un tel état de détresse qu’il crut que cette place, devant la colonne, sur la troisième marche de la banque, il ne la quitterait plus jamais et qu’il y mourrait. Il se sentait plus vieux d’au moins vingt ans, et plus petit de vingt centimètres, bombardé qu’il était depuis des heures par l’ardeur extérieure du soleil et l’ardeur intérieure de sa rage qui le liquéfiaient ou le ramollissaient, oui, c’était plutôt une impression de ramollissement qu’il avait, car il ne sentait déjà plus du tout l’humidité de la sueur ; il était ramolli et érodé, chauffé à blanc et écaillé comme un sphinx de pierre au bout de cinq mille ans, et avant longtemps il serait totalement desséché et calciné et ratatiné et émietté, il tomberait en poussière ou en cendre, à cet endroit où il se tenait encore à grand-peine sur ses jambes, et n’y serait plus qu’un minuscule tas d’ordure, jusqu’à ce qu’enfin un coup de vent violent l’emporte, ou que la femme de ménage le balaye, ou que la pluie l’entraîne. Oui, c’est ainsi qu’il allait finir : non sous les traits d’un respectable vieux monsieur vivant de sa retraite, avec un lit à lui entre quatre murs à lui, mais là, devant la porte de la banque, sous la forme d’un petit tas d’ordure ! Et il souhaitait en être déjà là, souhaitait que la déchéance s’accélère et que la fin arrive. Il souhaitait perdre conscience, sentir ses genoux se dérober, et s’effondrer. Il cherchait de toutes ses forces à perdre conscience et à s’effondrer. Enfant, il était capable de choses semblables. Capable de pleurer à volonté ; capable de retenir sa respiration assez longtemps pour perdre conscience, ou pour que son cœur cessât un instant de battre. À présent, il n’était plus capable de rien du tout. Il n’était plus du tout maître de lui. Il n’était littéralement plus capable de plier les genoux pour s’affaisser. Il n’était plus capable que de rester planté là et d’encaisser ce qui lui arrivait. Il entendit alors le chuintement discret de la limousine de M. Roedel. Non pas un coup de klaxon, mais juste ce discret chuintement, ce pépiement qui se faisait entendre quand la voiture, venant tout juste de démarrer, s’avançait du fond de la cour vers le porche. Et tandis que ce bruit infime frappait son oreille, y pénétrait, et que ce chuintement parcourait tous les nerfs de son corps comme un électrochoc, Jonathan sentit craquer ses articulation, et s’étirer sa colonne vertébrale. Il sentit que, sans qu’il y fût pour rien, sa jambe droite abandonnait l’écart et se ramenait contre la gauche le pied gauche pivotait sur son talon, le genou droit pliait pour faire un pas, puis le genou gauche, puis de nouveau le droit…, et qu’il mettait un pied devant l’autre, qu’il marchait pour de bon, qu’il courut même, qu’il dévalait les trois marches, longeait la façade d’une démarche élastique jusqu’au porche, ouvrait la grille, rectifiait la position, portait énergiquement la main droite à la visière de sa casquette et faisait sortir la limousine. Ce furent autant de gestes d’automate, sans aucune volonté propre, et sa conscience n’y eut part que dans la mesure 014 elle enregistra exactement déplacements et manipulations. Jonathan n’apporta dans cette affaire qu’une seule contribution personnelle, en décochant à la limousine qui filait en silence un regard noir et quantité de malédictions muettes. Mais ensuite, lorsqu’il eut repris sa faction, le feu de cette rage s’éteignit à son tour, cette seule impulsion propre qui fût encore en lui. Gravissant mécaniquement les trois marches, il sentit s’éteindre en lui le dernier reste de haine et, une fois en haut, ses yeux n’exprimèrent plus rien de venimeux ni d’écumant, il jeta désormais sur la rue un regard qui avait quelque chose de défait. Il lui sembla que ces yeux n’étaient plus du tout les siens, mais qu’il était lui-même logé en arrière de ses yeux et regardait à travers eux comme par des fenêtres rondes et mortes ; bien plus, il lui semblait que tout ce corps autour de lui n’était plus le sien, mais que lui, Jonathan – ou ce qui restait de lui –, n’était plus qu’un minuscule gnome recroquevillé dans la gigantesque bâtisse d’un corps étranger, qu’un nain désemparé, captif à l’intérieur d’une machinerie humaine beaucoup trop vaste, beaucoup trop complexe, qu’il n’était plus capable de maîtriser et de commander à sa guise, et qui n’était plus commandée, tout au plus, que par elle-même ou par quelque puissance autre. À l’instant, elle s’immobilisa devant la colonne – non plus avec la sérénité du sphinx, mais comme une marionnette posée ou raccrochée là –, et elle y resta pendant les dix minutes que durait encore son service, jusqu’à ce que M. Vilman, à dix-sept heures précises, apparût un instant à la porte extérieure en verre blindé et lançât : « Nous fermons ! » Alors, cette machine humaine, cette marionnette répondant au nom de Jonathan Noël se mit docilement en marche et rentra dans la banque, se posta devant le pupitre de verrouillage électrique des portes, le brancha et appuya alternativement sur les deux boutons commandant les deux portes en verre blindé du sas d’entrée, pour faire sortir les employés les uns après les autres ; puis, avec Mme Roques, elle ferma la porte coupe-feu menant à la salle des coffres, laquelle avait été préalablement fermée elle-même par Mme Roques et M. Vilman ; puis, avec M. Vilman, elle mit en route le dispositif d’alarme, débrancha le verrouillage électrique des portes, quitta la banque en compagnie de Mme Roques et de M. Vilman et, lorsque celui-ci eut fermé la porte blindée intérieure et celle-là l’extérieure, elle mit en place comme il convenait la grille articulée. Sur quoi la marionnette adressa à Mme Roques et à M. Vilman une discrète inclinaison de son corps de bois, puis ouvrit la bouche et souhaita aux deux le bonsoir et un agréable week-end, reçut à son tour leurs souhaits de bon week-end et, de Mme Roques, un « À lundi ! », puis elle attendit avec déférence que les deux se fussent éloignés de quelques pas, et se glissa dans le flot des passants pour se laisser emporter dans l’autre direction.

 

 

7

LA marche apaise. La marche recèle une énergie bénéfique. Cette façon de poser régulièrement un pied devant l’autre tout en ramant au même rythme avec ses bras, la fréquence accrue de la respiration, la légère stimulation du pouls, les activités oculaire et auriculaire indispensables pour déterminer sa direction et préserver son équilibre, la sensation de l’air qui vous frôle l’épiderme : autant de phénomènes qui, d’une manière tout à fait irrésistible, rameutent et rattachent le corps à l’esprit, et font que l’âme, si étiolée et estropiée qu’elle soit, prend de l’ampleur et grandit. C’est bien ce qui arriva à ce Jonathan dédoublé, gnome logé dans le corps d’une poupée trop grande. Pas après pas, il grandit et reprit les dimensions de son corps, il le remplit de l’intérieur, il s’en rendit progressivement maître et finit par coïncider avec lui. Cela se passa à peu près au coin de la rue du Bac. Et il traversa la rue du Bac (alors que la marionnette Jonathan, à cet endroit, aurait automatiquement pris à droite » suivant l’itinéraire habituel qui menait à la rue de la Planche), laissa sur sa gauche la rue Saint-Placide où se trouvait son hôtel et continua tout droit jusqu’à la rue de l’Abbé-Grégoire, qu’il prit jusqu’à la rue de Vaugirard pour gagner ensuite le jardin du Luxembourg. Il y pénétra et en fit trois fois le tour par l’allée la plus longue et la plus loin du centre, longeant comme les joggers la grille sous les arbres ; puis il piqua au sud et rejoignit le boulevard du Montparnasse, puis le cimetière du même nom, dont il fit le tour une fois, deux fois, continuant ensuite vers l’ouest en direction du quinzième arrondissement, qu’il traversa tout entier jusqu’à la Seine, pour remonter alors le quai vers le nord-est et se retrouver dans le septième, puis dans le sixième arrondissement et, continuant toujours – ces soirées d’été n’en finissent pas –, arriver de nouveau au Luxembourg ; au moment où il y parvenait, le jardin fermait tout juste. Il s’arrêta devant la grande grille, à gauche du Sénat. Il pouvait être neuf heures environ, mais il faisait encore presque grand jour. L’imminence de la nuit ne se devinait qu’à la nuance délicatement dorée que prenait la lumière, et aux franges mauves des ombres. La circulation, dans la rue de Vaugirard, était à présent plus réduite et presque sporadique. Les masses humaines s’étaient égaillées. Les petits groupes qui sortaient encore du jardin ou se formaient au coin des rues avaient vite fait de se disperser et de disparaître par bribes individuelles dans toutes les petites rues autour de l’Odéon et de l’église Saint-Sulpice. On allait prendre l’apéritif, on allait au restaurant, on rentrait chez soi. L’air était moelleux et sentait un peu les fleurs. Le silence s’était fait. Paris mangeait. Tout d’un coup, il s’aperçut à quel point il était fatigué. Il avait les jambes, le dos et les épaules endoloris d’avoir marché pendant des heures, et les pieds lui brûlaient dans ses chaussures. Et soudain il avait faim, tellement faim qu’il avait des crampes à l’estomac. Il avait envie d’un potage, d’une salade avec du pain blanc bien frais et d’un morceau de viande. Il connaissait un restaurant tout près, dans la rue des Canettes, où l’on avait tout cela au menu à quarante-sept francs cinquante, service compris. Mais il ne pouvait tout de même pas y aller dans l’état où il était, tout en sueur et sentant mauvais, et avec un pantalon déchiré. Il prit la direction de son hôtel. Sur son chemin, rue d’Assas, il y avait une épicerie tenue par des Tunisiens. Elle était encore ouverte. Il s’acheta une boîte de sardines à l’huile, un petit fromage de chèvre, une poire, une bouteille de vin rouge et un pain arabe.

 

 

8

LA chambre de l’hôtel était encore plus petite que la chambre de la rue de la Planche : à peine plus large, dans un sens, que la porte par laquelle on y entrait, et longue au plus de trois mètres dans l’autre. À vrai dire, les murs n’étaient pas droits, ils allaient en s’écartant à partir de la porte, jusqu’à être distants d’environ deux mètres, ensuite de quoi ils se resserraient brusquement et se rejoignaient pour former au fond une sorte d’abside à trois pans. Le plan de la chambre était donc celui d’un cercueil, et elle n’était pas beaucoup plus spacieuse qu’un cercueil. Sur un des côtés, il y avait le lit, sur l’autre était fixé le lavabo avec, en dessous, un bidet mobile ; dans l’abside, il y avait une chaise. À droite, au-dessus du lavabo, au ras du plafond, on avait découpé une fenêtre, ou plutôt une petite trappe vitrée qui donnait sur un puits à poussière et qu’on pouvait ouvrir et fermer à l’aide de deux cordons. Il pénétrait par cette trappe un faible courant d’air tiède et moite, qui apportait dans le cercueil quelques bruits très assourdis provenant du monde extérieur : tintements de vaisselle, bruits de chasse d’eau, bribes de mots espagnols et portugais, quelques rares éclats de rire, le pleurnichement d’un enfant et parfois, de très loin, le klaxon d’une voiture, Jonathan s’était assis sur le bord du lit, en caleçon et tricot de corps, et il mangeait. En guise de table il avait approché la chaise, il y avait posé sa valise en carton, et étalé par-dessus le sac où il avait rapporté ses achats. Il coupait en deux les sardines avec son couteau de poche, en piquait la moitié et la plaquait sur une bouchée de pain, qu’il se fourrait dans la bouche. Une fois mâchée, la chair friable et saturée d’huile formait avec le pain fade et non levé une masse au goût délicieux. Il manque peut-être quelques gouttes de citron, songea-t-il, mais c’était déjà là une gourmandise frivole, car en buvant à la bouteille, après chaque bouchée, une petite gorgée de vin rouge qu’il faisait rouler sur sa langue et entre ses dents, il mêlait l’arrière-goût métallique du poisson au parfum aigrelet et tenace du vin, et le résultat était si convaincant que Jonathan fut certain de n’avoir jamais de sa vie mieux dîné qu’en cet instant. La boîte contenait quatre sardines, cela fit huit bouchées posément mâchées avec du pain, et huit gorgées de vin pour les faire glisser. Il mangea très lentement. Il avait lu un jour dans une revue que manger précipitamment, surtout quand on avait très faim, était très mauvais pour la digestion et pouvait même entraîner des nausées et des vomissements. S’il mangea lentement, c’est aussi parce qu’il pensait que c’était son dernier repas. Quand il eut fini les sardines et saucé avec du pain l’huile qui restait dans la boîte, il mangea le fromage de chèvre et la poire. La poire était si ; juteuse qu’elle faillit lui glisser des doigts pendant qu’il la pelait, et le fromage de chèvre était si bien égoutté et si compact qu’il collait au couteau, et il avait soudain dans la bouche un goût tellement amer et sec que les gencives se rétractaient avec une sorte d’effroi et que la salive manquait, l’espace d’un instant. Mais il suffisait alors d’un peu de poire, d’un morceau de poire fondante et sucrée, pour que tout glisse à nouveau et se détache du palais et des dents, et fonde sur la langue et descende… Et encore un morceau de fromage, léger effroi, et puis à nouveau la poire qui arrangeait tout, et puis du fromage, et puis de la poire… C’était si délicieux qu’il racla au couteau tout ce qu’il restait de fromage sur le papier, et qu’il rongea tout ce qui entourait les pépins de la poire et qu’il avait d’abord détaché. Il resta assis là, pensif, un moment encore, se passant la langue sur les dents, avant de finir le pain et de boire le reste du vin. Puis il rassembla la boîte de sardines vide, les pelures de poire et le papier du fromage, les enveloppa dans le sac de l’épicerie avec les miettes de pain et déposa le tout, avec la bouteille vide, dans le coin derrière la porte ; il ôta sa valise de la chaise, remit la chaise à sa place dans l’abside, se lava les mains et se coucha. Il rabattit la couverture de laine au pied du lit et ne garda sur lui que le drap. Puis il éteignit la lampe. Il faisait tout à fait noir. Même d’en haut, du côté de la lucarne, il ne pénétrait pas dans la chambre le moindre rai de lumière ; mais uniquement le faible courant d’air moite et, de très, très loin, les bruits. Il faisait très lourd. « Demain, je me suicide », dit-il. Puis il s’endormit.

 

 

9

DANS la nuit, il y eut un orage. Ce fut l’un de ces orages qui n’éclatent pas d’un coup avec toute une série d’éclairs et de coups de tonnerre, mais qui prennent au contraire tout leur temps et retiennent longuement leurs forces. Deux heures durant, celui-là se tapit çà et là dans le ciel, avec de délicats éclairs de chaleur et des grondements discrets, glissant d’un quartier à l’autre de la ville comme s’il ne savait où se concentrer, et s’étendant de plus en plus, gonflant et gonflant sans cesse jusqu’à finir par recouvrir toute la ville comme une fine chape de plomb, puis attendant encore et se chargeant à force d’hésiter d’une tension plus puissante, toujours sans éclater… Sous cette chape, rien ne bougeait, ni le moindre souffle d’air dans l’atmosphère pesante, ni une feuille, ni un grain de poussière ne bougeait, la ville était là comme pétrifiée au point d’en trembler, pour ainsi dire, elle tremblait de cette tension paralysante, comme si c’avait été elle l’orage, et qu’elle avait attendu d’éclater vers le ciel. Et puis, enfin, c’était déjà vers le matin et il commençait de poindre un peu de lumière, il y eut une déflagration, une seule, aussi violente que ai la ville entière avait explosé, Jonathan fit un saut de carpe dans son lit. Il n’avait pas consciemment entendu la déflagration, il avait encore moins distingué que c’était un coup de tonnerre, c’était bien pis : la déflagration, à la seconde du réveil, l’avait traversé et secoué d’une frayeur totale, d’une frayeur dont il ignorait la cause, d’une frayeur mortelle. Tout ce qu’il perçut, ce fut le retentissement de cette déflagration, l’écho multiple du tonnerre et ses grondements en cascade. Cela faisait le bruit d’immeubles s’écroulant au-dehors comme des rangées de livres, et sa première pensée fut : ça y est, voilà, c’est la fin. Et il ne songeait pas seulement à sa propre fin, mais à la fin du monde, à l’apocalypse ; à un tremblement de terre, à la bombe atomique, ou aux deux à la fois…, en tout cas, à la fin absolue. Mais voici que, tout d’un coup, ce fut le silence total. On n’entendit plus de grondement, plus d’écroulement, plus de craquement, absolument rien, même pas l’écho de rien. Et ce silence soudain, qui durait, était presque plus épouvantable encore que le fracas d’un monde qui s’effondre. Car à présent Jonathan avait bien le sentiment d’être encore là, mais il lui semblait qu’à part lui il n’y avait plus rien, plus rien en face, plus rien en haut ni en bas, rien d’extérieur, rien d’autre d’après quoi il aurait pu se repérer. Toute espèce de perception, la vue, l’ouïe, le sens de l’équilibre, tout ce qui aurait pu lui dire où il était et ce qu’il était lui-même, tout cela sombrait dans le vide total de l’obscurité et du silence. Il ne sentait plus que son cœur qui battait la chamade et son corps qui tremblait Tout ce qu’il savait encore, c’est qu’il se trouvait dans un lit, mais il ne savait pas quel lit, ni où il était placé… à supposer qu’il fût placé et non en train de tomber dans quelque abîme sans fond, car il semblait tanguer, et Jonathan se cramponna des deux mains au matelas pour ne pas chavirer, pour ne pas perdre cette seule chose qu’il avait encore dans les mains. Il s’efforça de trouver prise dans l’obscurité avec ses yeux, dans le silence avec ses oreilles, il n’entendit rien, ne vit rien, absolument rien, son estomac se souleva, un affreux goût de sardine lui revint, « surtout ne pas rendre », pensa-t-il, « surtout ne pas vomir, surtout ne pas aller maintenant te retourner et te répandre au-dehors ! »… Et puis, après une éternité atroce, il vit tout de même quelque chose, à savoir une lueur infime, vers le haut, sur la droite, un tout petit peu de lumière. Il y riva son regard et s’y cramponna des yeux, à cette petite tache carrée de lumière, une ouverture, un passage entre l’intérieur et l’extérieur, une sorte de fenêtre dans une chambre…, mais quelle chambre ? Ce n’était pas sa chambre à lui ! Ce n’est pas ta chambre, jamais de la vie ! Dans ta chambre, la fenêtre se trouve au-dessus du pied de lit, et non comme ça, en haut, près du plafond. C’est… ce n’est pas non plus ta chambre chez ton oncle, c’est la chambre d’enfant dans la maison de tes parents, à Charenton… Non, ce n’est pas la chambre d’enfant, c’est la cave, oui, la cave, tu es dans la cave de la maison de tes parents, tu es un enfant, tu n’as fait que rêver que tu étais devenu une grande personne, un vieux vigile répugnant, à Paris, mais tu es un enfant et tu es dans la cave de la maison de tes parents, et dehors c’est la guerre, et tu es prisonnier sous les décombres, et oublié. Pourquoi n’arrivent-ils pas ? Pourquoi ne viennent-ils pas me sauver ? Pourquoi ce silence de mort ? Où sont les autres hommes ? Mon Dieu, où sont donc les autres hommes ? Je ne peux tout de même pas vivre sans les autres hommes ! Il était sur le point de crier. Il allait lancer dans le silence cette phrase criant qu’il ne pouvait tout de même pas vivre sans les autres hommes, tellement sa détresse était grande, tellement était désespérée cette peur d’être abandonné qu’éprouvait l’enfant sénile Jonathan Noël. Mais au moment où il allait crier, il reçut une réponse. Il entendit un bruit. On frappait. Tout doucement. Et l’on frappait encore. Puis une troisième fois et une quatrième fois, quelque part en haut. Et puis, au lieu de frapper, on se mit à tambouriner délicatement et régulièrement, et ce roulement de tambour devint de plus en plus fort, et finalement ce ne fut plus un roulement, mais un crépitement puissant et opulent, et Jonathan reconnut le crépitement de la pluie. Alors l’espace se remit tout d’un coup en ordre, et Jonathan reconnut dans la petite tache claire et carrée la lucarne donnant sur le puits à poussière, et reconnut dans la pénombre les contours de la chambre d’hôtel, le lavabo, la chaise, la valise, les murs. Il détacha du matelas ses mains crispées, il ramena ses jambes contre sa poitrine et les enserra dans ses bras. Ainsi replié sur lui-même, il resta assis longtemps, peut-être une demi-heure, à écouter le crépitement de la pluie. Puis il se leva et s’habilla. Il n’eut pas besoin d’allumer, il s’y retrouvait tout à fait dans la pénombre. Il prit sa valise, son manteau, son parapluie, et quitta la chambre. Il descendit sans bruit l’escalier. Le portier de nuit, à la réception, dormait. Jonathan passa devant lui sur la pointe des pieds et, pour ne pas le réveiller, n’appuya qu’un tout petit coup sur le bouton électrique commandant l’ouverture de la porte. Il y eut un petit « clic » et la porte s’ouvrit. Il sortit à l’air libre.

 

 

10

DEHORS, dans la rue, il se trouva plongé dans la lumière fraîche et gris-bleu du matin. Il ne pleuvait plus. Seuls les toits s’égouttaient encore, et les auvents ruisselaient, et les trottoirs étaient pleins de flaques. Jonathan descendit vers la rue de Sèvres. À perte de vue, on ne voyait personne, et pas une auto. Les immeubles étaient là, silencieux et modestes, dans une innocence presque touchante. C’était comme si la pluie les avait lavés de leur fierté, de leur arrogance pompeuse et de tout ce qu’ils avaient de menaçant. De l’autre côté, devant le rayon d’alimentation du Bon Marché, un chat fila le long des vitrines et disparut sous les éventaires de fruits et légumes vides. À droite, dans le square Boucicaut, les arbres craquaient d’humidité. Quelques merles commençaient à siffler, leurs roulades se répercutaient contre les façades, amplifiant encore le silence qui régnait sur la ville. Jonathan traversa la rue de Sèvres et prit par la rue du Bac, pour rentrer chez lui. À chaque pas, ses semelles trempées faisaient « floc » sur l’asphalte trempé. C’est comme de marcher pieds nus, pensa-t-il, songeant plus encore au bruit qu’à la sensation poisseuse d’humidité dans ses chaussures et ses chaussettes. Il eut soudain grande envie de quitter chaussures et chaussettes, et de continuer nu-pieds ; et s’il n’en fit rien, ce ne fut que par paresse, et non parce qu’il trouvait cela inconvenant. Mais il pataugeait avec application dans les flaques, flanquant ses pieds en plein milieu, marchant en zigzag d’une flaque à l’autre ; à un moment, il changea même de trottoir parce qu’il avait vu de l’autre côté une flaque particulièrement belle et grande, et il y posa bien à plat ses semelles clapotantes, faisant gicler l’eau contre les vitrines d’un côté et les voitures garées de l’autre, et sur ses jambes de pantalon, c’était un délice, il dégustait cette petite cochonnerie enfantine comme une grande liberté retrouvée. Et il était encore tout exalté et ravi lorsqu’il arriva rue de la Planche, pénétra dans l’immeuble, passa devant la loge fermée de Mme Rocard, traversa la cour et gravit l’étroit escalier de service. C’est seulement en haut, en approchant du sixième étage, qu’il eut le cœur serré en songeant au terme du trajet : là-haut, le pigeon l’attendait, la bête atroce. Il allait la trouver posée au fond du couloir, sur ses pattes rouges et crochues, entourée d’excréments et de duvet flottant alentour, elle serait là à attendre, avec son œil épouvantablement nu, et elle prendrait son essor en claquant des ailes et l’effleurerait, lui, Jonathan, impossible d’esquiver, dans le couloir exigu… Il posa sa valise et s’arrêta, bien qu’il n’eût plus que cinq marches à monter. Il ne voulait pas faire demi-tour. Il voulait seulement faire une petite pause d’une minute, reprendre un peu son souffle, laisser son cœur se calmer un peu avant de faire la dernière portion du trajet. Il regarda en arrière. Ses yeux suivirent, dans les profondeurs de l’escalier, les volutes ovales de la rampe, et il vit à chaque étage les rayons lumineux qui faisaient irruption par côté. La lumière du matin avait perdu sa teinte bleutée pour devenir plus jaune et plus chaude, lui sembla-t-il. Venant des appartements bourgeois, il entendit les premiers bruits de l’immeuble qui s’éveillait : le tintement de bols, le claquement sourd d’une porte de réfrigérateur, la musique en sourdine d’une radio. Et puis soudain parvint à sa narine un parfum familier, l’arôme du café de Mme Lassalle, et il en aspira quelques bouffées : il eut l’impression qu’il buvait de ce café. Il prit sa valise et se remit en marche. Tout d’un coup, il n’avait plus peur. En pénétrant dans le couloir, il vit aussitôt deux choses, d’un seul coup d’œil : la fenêtre refermée, et une serpillière étalée, pour qu’elle sèche, sur le petit lavabo, à côté des w-c de l’étage. Il ne voyait pas encore jusqu’au fond du couloir, la vive lumière qui passait à travers la fenêtre formait un bloc éblouissant qui lui barrait la vue. Il continua d’avancer avec une sorte d’absence de crainte, il traversa la lumière et pénétra dans l’ombre qui venait derrière. Le couloir était complètement vide. Le pigeon avait disparu. Les taches, sur le sol, étaient nettoyées. Sur le carrelage rouge ne frémissait pas la moindre plume ni le moindre duvet.

 

 

 

Fin

 

Du même auteur, lire aussi : "Le parfum" (roman) et "La contrebasse" (théâtre)

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6 juin 2013

La maison Tellier, Guy de Maupassant (texte intégral)

 

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                                                               Bains à la Grenouillère, Claude Monet

 

Remerciements à :

https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Maupassant.htm

 

Édition de référence : Paris, Paul Ollendorff, Éditeur, 1891.

 

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            Hommage d’une affection profonde et d’une grande admiration

 Guy de Maupassant

 

GUY DE MAUPASSANT

 

 La maison Tellier

 

 

I

 

On allait là, chaque soir, vers onze heures, comme au café, simplement.

Ils s’y retrouvaient à six ou huit, toujours les mêmes, non pas des noceurs, mais des hommes honorables, des commerçants, des jeunes gens de la ville ; et l’on prenait sa chartreuse en lutinant quelque peu les filles, ou bien on causait sérieusement avec Madame, que tout le monde respectait.

Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens quelquefois restaient.

La maison était familiale, toute petite, peinte en jaune, à l’encoignure d’une rue derrière l’église Saint-Étienne ; et, par les fenêtres, on apercevait le bassin plein de navires qu’on déchargeait, le grand marais salant appelé « la Retenue » et, derrière, la côte de la Vierge avec sa vieille chapelle toute grise.

Madame, issue d’une bonne famille de paysans du département de l’Eure, avait accepté cette profession absolument comme elle serait devenue modiste ou lingère. Le préjugé du déshonneur attaché à la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n’existe pas dans la campagne normande. Le paysan dit : – « C’est un bon métier » ; – et il envoie son enfant tenir un harem de filles comme il l’enverrait diriger un pensionnat de demoiselles.

Cette maison, du reste, était venue par héritage d’un vieil oncle qui la possédait. Monsieur et Madame, autrefois aubergistes près d’Yvetot, avaient immédiatement liquidé, jugeant l’affaire de Fécamp plus avantageuse pour eux ; et ils étaient arrivés un beau matin prendre la direction de l’entreprise qui périclitait en l’absence des patrons.

C’étaient de braves gens qui se firent aimer tout de suite par leur personnel et des voisins.

Monsieur mourut d’un coup de sang deux ans plus tard. Sa nouvelle profession l’entretenant dans la mollesse et l’immobilité, il était devenu très gros, et sa santé l’avait étouffé.

Madame, depuis son veuvage, était vainement désirée par tous les habitués de l’établissement ; mais on la disait absolument sage, et les pensionnaires elles-mêmes n’étaient parvenues à rien découvrir.

Elle était grande, charnue, avenante. Son teint, pâli dans l’obscurité de ce logis toujours clos, luisait comme sous un vernis gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisés, entourait son front, et lui donnait un aspect juvénile qui jurait avec la maturité de ses formes. Invariablement gaie et la figure ouverte, elle plaisantait volontiers, avec une nuance de retenue que ses occupations nouvelles n’avaient pas encore pu lui faire perdre. Les gros mots la choquaient toujours un peu ; et quand un garçon mal élevé appelait de son nom propre l’établissement qu’elle dirigeait, elle se fâchait, révoltée. Enfin elle avait l’âme délicate, et, bien que traitant ses femmes en amies, elle répétait volontiers qu’elles « n’étaient point du même panier ».

Parfois, durant la semaine, elle partait en voiture de louage avec une fraction de sa troupe ; et l’on allait folâtrer sur l’herbe au bord de la petite rivière qui coule dans les fonds de Valmont. C’étaient alors des parties de pensionnaires échappées, des courses folles, des jeux enfantins, toute une joie de recluses grisées par le grand air. On mangeait de la charcuterie sur le gazon en buvant du cidre, et l’on rentrait à la nuit tombante avec une fatigue délicieuse, un attendrissement doux ; et dans la voiture on embrassait Madame comme une mère très bonne, pleine de mansuétude et de complaisance.

La maison avait deux entrées. À l’encoignure, une sorte de café borgne s’ouvrait, le soir, aux gens du peuple et aux matelots. Deux des personnes chargées du commerce spécial du lieu étaient particulièrement destinées aux besoins de cette partie de la clientèle. Elles servaient, avec l’aide du garçon, nommé Frédéric, un petit blond imberbe et fort comme un bœuf, les chopines de vin et les canettes sur les tables de marbre branlantes, et, les bras jetés au cou des buveurs, assises en travers de leurs jambes, elles poussaient à la consommation.

Les trois autres dames (elles n’étaient que cinq) formaient une sorte d’aristocratie, et demeuraient réservées à la compagnie du premier, à moins pourtant qu’on n’eût besoin d’elles en bas et que le premier fût vide.

Le salon de Jupiter, où se réunissaient les bourgeois de l’endroit, était tapissé de papier bleu et agrémenté d’un grand dessin représentant Léda étendue sous un cygne. On parvenait dans ce lieu au moyen d’un escalier tournant terminé par une porte étroite, humble d’apparence, donnant sur la rue, et au-dessus de laquelle brillait toute la nuit, derrière un treillage, une petite lanterne comme celles qu’on allume encore en certaines villes aux pieds des madones encastrées dans les murs.

Le bâtiment, humide et vieux, sentait légèrement le moisi. Par moments, un souffle d’eau de Cologne passait dans les couloirs, ou bien une porte entrouverte en bas faisait éclater dans toute la demeure, comme une explosion de tonnerre, les cris populaciers des hommes attablés au rez-de-chaussée, et mettait sur la figure des messieurs du premier une moue inquiète et dégoûtée. Madame, familière avec les clients ses amis, ne quittait point le salon, et s’intéressait aux rumeurs de la ville qui lui parvenaient par eux. Sa conversation grave faisait diversion aux propos sans suite des trois femmes ; elle était comme un repos dans le badinage polisson des particuliers ventrus qui se livraient chaque soir à cette débauche honnête et médiocre de boire un verre de liqueur en compagnie de filles publiques.

Les trois dames du premier s’appelaient Fernande, Raphaële et Rosa la Rosse.

Le personnel étant restreint, on avait tâché que chacune d’elles fût comme un échantillon, un résumé de type féminin, afin que tout consommateur pût trouver là, à peu près du moins, la réalisation de son idéal.

Fernande représentait la belle blonde, très grande, presque obèse, molle, fille des champs dont les taches de rousseur se refusaient à disparaître, et dont la chevelure filasse, écourtée, claire et sans couleur, pareille à du chanvre peigné, lui couvrait insuffisamment le crâne.

Raphaële, une Marseillaise, roulure des ports de mer, jouait le rôle indispensable de la belle Juive, maigre, avec des pommettes saillantes plâtrées de rouge. Ses cheveux noirs, lustrés à la moelle de bœuf, formaient des crochets sur ses tempes. Ses yeux eussent paru beaux si le droit n’avait pas été marqué d’une raie. Son nez arqué tombait sur une mâchoire accentuée où deux dents neuves, en haut, faisaient tache à côté de celles du bas qui avaient pris en vieillissant une teinte foncée comme les bois anciens.

Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en ventre avec des jambes minuscules, chantait du matin au soir, d’une voix éraillée, des couplets alternativement grivois ou sentimentaux, racontait des histoires interminables et insignifiantes, ne cessait de parler que pour manger et de manger que pour parler, remuait toujours, souple comme un écureuil malgré sa graisse et l’exiguïté de ses pattes ; et son rire, une cascade de cris aigus, éclatait sans cesse, de-ci, de-là, dans une chambre, au grenier, dans le café, partout, à propos de rien.

Les deux femmes du rez-de-chaussée, Louise, surnommée Cocote, et Flora, dite Balançoire parce qu’elle boitait un peu, l’une toujours en Liberté avec une ceinture tricolore, l’autre en Espagnole de fantaisie avec des sequins de cuivre qui dansaient dans ses cheveux carotte à chacun de ses pas inégaux, avaient l’air de filles de cuisine habillées pour un carnaval. Pareilles à toutes les femmes du peuple, ni plus laides, ni plus belles, vraies servantes d’auberge, on les désignait dans le port sous le sobriquet des deux Pompes.

Une paix jalouse, mais rarement troublée, régnait entre ces cinq femmes, grâce à la sagesse conciliante de Madame et à son intarissable bonne humeur.

L’établissement, unique dans la petite ville, était assidûment fréquenté. Madame avait su lui donner une tenue si comme il faut ; elle se montrait si aimable, si prévenante envers tout le monde ; son bon cœur était si connu, qu’une sorte de considération l’entourait. Les habitués faisaient des frais pour elle, triomphaient quand elle leur témoignait une amitié plus marquée ; et lorsqu’ils se rencontraient dans le jour pour leurs affaires, ils se disaient : « À ce soir, où vous savez », comme on se dit : « Au café, n’est-ce pas ? après dîner. »

Enfin la maison Tellier était une ressource, et rarement quelqu’un manquait au rendez-vous quotidien.

Or, un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrivé, M. Poulin, marchand de bois et ancien maire, trouva la porte close. La petite lanterne, derrière son treillage, ne brillait point ; aucun bruit ne sortait du logis, qui semblait mort. Il frappa, doucement d’abord, avec plus de force ensuite ; personne ne répondit. Alors il remonta la rue à petits pas, et, comme il arrivait sur la place du Marché, il rencontra M. Duvert, l’armateur, qui se rendait au même endroit. Ils y retournèrent ensemble sans plus de succès. Mais un grand bruit éclata soudain tout près d’eux, et, ayant tourné la maison, ils aperçurent un rassemblement de matelots anglais et français qui heurtaient à coups de poings les volets fermés du café.

Les deux bourgeois aussitôt s’enfuirent pour n’être pas compromis, mais un léger « pss’t » les arrêta : c’était M. Tournevau, le saleur de poisson, qui, les ayant reconnus, les hélait. Ils lui dirent la chose, dont il fut d’autant plus affecté que lui, marié, père de famille et fort surveillé, ne venait là que le samedi, « securitatis causa », disait-il, faisant allusion à une mesure de police sanitaire dont le docteur Borde, son ami, lui avait révélé les périodiques retours. C’était justement son soir et il allait se trouver ainsi privé pour toute la semaine.

Les trois hommes firent un grand crochet jusqu’au quai, trouvèrent en route le jeune M. Philippe, fils du banquier, un habitué, et M. Pimpesse, le percepteur. Tous ensemble revinrent alors par la rue « aux Juifs » pour essayer une dernière tentative. Mais les matelots exaspérés faisaient le siège de la maison, jetaient des pierres, hurlaient ; et les cinq clients du premier étage, rebroussant chemin le plus vite possible, se mirent à errer par les rues.

Ils rencontrèrent encore M. Dupuis, l’agent d’assurances, puis M. Vasse, le juge au tribunal de commerce ; et une longue promenade commença qui les conduisit à la jetée d’abord. Ils s’assirent en ligne sur le parapet de granit et regardèrent moutonner les flots. L’écume, sur la crête des vagues, faisait dans l’ombre des blancheurs lumineuses, éteintes presque aussitôt qu’apparues, et le bruit monotone de la mer brisant contre les rochers se prolongeait dans la nuit tout le long de la falaise. Lorsque les tristes promeneurs furent restés là quelque temps, M. Tournevau déclara : – « Ça n’est pas gai. – Non certes », reprit M. Pimpesse ; et ils repartirent à petits pas.

Après avoir longé la rue que domine la côte et qu’on appelle : « Sous-le-Bois », ils revinrent par le pont de planches sur la Retenue, passèrent près du chemin de fer et débouchèrent de nouveau place du Marché, où une querelle commença tout à coup entre le percepteur, M. Pimpesse, et le saleur, M. Tournevau, à propos d’un champignon comestible que l’un d’eux affirmait avoir trouvé dans les environs.

Les esprits étant aigris par l’ennui, on en serait peut-être venu aux voies de fait si les autres ne s’étaient interposés. M. Pimpesse, furieux, se retira ; et aussitôt une nouvelle altercation s’éleva entre l’ancien maire, M. Poulin, et l’agent d’assurances, M. Dupuis, au sujet des appointements du percepteur et des bénéfices qu’il pouvait se créer. Les propos injurieux pleuvaient des deux côtés, quand une tempête de cris formidables se déchaîna, et la troupe des matelots, fatigués d’attendre en vain devant une maison fermée, déboucha sur la place. Ils se tenaient par le bras, deux par deux, formant une longue procession, et ils vociféraient furieusement. Le groupe des bourgeois se dissimula sous une porte, et la horde hurlante disparut dans la direction de l’abbaye. Longtemps encore on entendit la clameur diminuant comme un orage qui s’éloigne ; et le silence se rétablit.

M. Poulin et M. Dupuis, enragés l’un contre l’autre, partirent, chacun de son côté, sans se saluer. Les quatre autres se remirent en marche, et redescendirent instinctivement vers l’établissement Tellier. Il était toujours clos, muet, impénétrable. Un ivrogne, tranquille et obstiné, tapait des petits coups dans la devanture du café, puis s’arrêtait pour appeler à mi-voix le garçon Frédéric. Voyant qu’on ne lui répondait point, il prit le parti de s’asseoir sur la marche de la porte, et d’attendre les événements.

Les bourgeois allaient se retirer quand la bande tumultueuse des hommes du port reparut au bout de la rue. Les matelots français braillaient la Marseillaise, les anglais le Rule Britania. Il y eut un ruement général contre les murs, puis le flot de brutes reprit son cours vers le quai, où une bataille éclata entre les marins des deux nations. Dans la rixe, un Anglais eut le bras cassé, et un Français le nez fendu.

L’ivrogne, qui était resté devant la porte, pleurait maintenant comme pleurent les pochards ou les enfants contrariés.

Les bourgeois, enfin, se dispersèrent.

Peu à peu le calme revint sur la cité troublée. De place en place, encore par instants, un bruit de voix s’élevait, puis s’éteignait dans le lointain.

Seul, un homme errait toujours, M. Tournevau, le saleur, désolé d’attendre au prochain samedi ; et il espérait on ne sait quel hasard, ne comprenant pas, s’exaspérant que la police laissât fermer ainsi un établissement d’utilité publique qu’elle surveille et tient sous sa garde.

Il y retourna, flairant les murs, cherchant la raison ; et il s’aperçut que sur l’auvent une pancarte était collée. Il alluma bien vite une allumette-bougie, et lut ces mots tracés d’une grande écriture inégale : « Fermé pour cause de première communion. »

Alors il s’éloigna, comprenant bien que c’était fini. L’ivrogne maintenant dormait, étendu tout de son long en travers de la porte inhospitalière.

Et le lendemain, tous les habitués, l’un après l’autre, trouvèrent moyen de passer dans la rue avec des papiers sous le bras pour se donner une contenance ; et d’un coup d’œil furtif, chacun lisait l’avertissement mystérieux : « Fermé pour cause de première communion. »

 

 

 

II

C’est que Madame avait un frère établi menuisier en leur pays natal, Virville, dans l’Eure. Du temps que Madame était encore aubergiste à Yvetot, elle avait tenu sur les fonts baptismaux la fille de ce frère qu’elle nomma Constance, Constance Rivet ; étant elle-même une Rivet par son père. Le menuisier, qui savait sa sœur en bonne position, ne la perdait pas de vue, bien qu’ils ne se rencontrassent pas souvent, retenus tous les deux par leurs occupations et habitant du reste loin l’un de l’autre. Mais comme la fillette allait avoir douze ans, et faisait, cette année-là, sa première communion, il saisit cette occasion d’un rapprochement, et il écrivit à sa sœur qu’il comptait sur elle pour la cérémonie. Les vieux parents étaient morts, elle ne pouvait refuser à sa filleule ; elle accepta. Son frère, qui s’appelait Joseph, espérait qu’à force de prévenances il arriverait peut-être à obtenir qu’on fît un testament en faveur de la petite, Madame étant sans enfants.

La profession de sa sœur ne gênait nullement ses scrupules, et, du reste, personne dans le pays ne savait rien. On disait seulement en parlant d’elle : « Madame Tellier est une bourgeoise de Fécamp », ce qui laissait supposer qu’elle pouvait vivre de ses rentes. De Fécamp à Virville on comptait au moins vingt lieues ; et vingt lieues de terre pour des paysans sont plus difficiles à franchir que l’Océan pour un civilisé. Les gens de Virville n’avaient jamais dépassé Rouen ; rien n’attirait ceux de Fécamp dans un petit village de cinq cents feux, perdu au milieu des plaines et faisant partie d’un autre département. Enfin on ne savait rien.

Mais, l’époque de la communion approchant, Madame éprouva un grand embarras. Elle n’avait point de sous-maîtresse, et ne se souciait nullement de laisser sa maison, même pendant un jour. Toutes les rivalités entre les dames d’en haut et celles d’en bas éclateraient infailliblement ; puis Frédéric se griserait sans doute, et quand il était gris, il assommait les gens pour un oui ou pour un non. Enfin elle se décida à emmener tout son monde, sauf le garçon à qui elle donna sa liberté jusqu’au surlendemain.

Le frère consulté ne fit aucune opposition, et se chargea de loger la compagnie entière pour une nuit. Donc, le samedi matin, le train express de huit heures emportait Madame et ses compagnes dans un wagon de seconde classe.

Jusqu’à Beuzeville elles furent seules et jacassèrent comme des pies. Mais à cette gare un couple monta. L’homme, vieux paysan, vêtu d’une blouse bleue, avec un col plissé, des manches larges serrées aux poignets et ornées d’une petite broderie blanche, couvert d’un antique chapeau de forme haute dont le poil roussi semblait hérissé, tenait d’une main un immense parapluie vert, et de l’autre un vaste panier qui laissait passer les têtes effarées de trois canards. La femme, raide en sa toilette rustique, avait une physionomie de poule avec un nez pointu comme un bec. Elle s’assit en face de son homme et demeura sans bouger, saisie de se trouver au milieu d’une si belle société.

Et c’était, en effet, dans le wagon, un éblouissement de couleurs éclatantes. Madame, tout en bleu, en soie bleue des pieds à la tête, portait là-dessus un châle de faux cachemire français, rouge, aveuglant, fulgurant. Fernande soufflait dans une robe écossaise dont le corsage, lacé à toute force par ses compagnes, soulevait sa croulante poitrine en un double dôme toujours agité qui semblait liquide sous l’étoffe.

Raphaële, avec une coiffure emplumée simulant un nid plein d’oiseaux, portait une toilette lilas, pailletée d’or, quelque chose d’oriental qui seyait à sa physionomie de Juive. Rosa la Rosse, en jupe rose à larges volants, avait l’air d’une enfant trop grasse, d’une naine obèse ; et les deux Pompes semblaient s’être taillé des accoutrements étranges au milieu de vieux rideaux de fenêtre, ces vieux rideaux à ramages datant de la Restauration.

Sitôt qu’elles ne furent plus seules dans le compartiment, ces dames prirent une contenance grave, et se mirent à parler de choses relevées pour donner une bonne opinion d’elles. Mais à Bolbec apparut un monsieur à favoris blonds, avec des bagues et une chaîne en or, qui mit dans le filet sur sa tête plusieurs paquets enveloppés de toile cirée. Il avait un air farceur et bon enfant. Il salua, sourit et demanda avec aisance : « Ces dames changent de garnison ? » Cette question jeta dans le groupe une confusion embarrassée. Madame enfin reprit contenance, et elle répondit sèchement, pour venger l’honneur du corps : « Vous pourriez bien être poli ! » Il s’excusa : « Pardon, je voulais dire de monastère. » Madame, ne trouvant rien à répliquer, ou jugeant peut-être la rectification suffisante, fit un salut digne en pinçant les lèvres.

Alors le monsieur, qui se trouvait assis entre Rosa la Rosse et le vieux paysan, se mit à cligner de l’œil aux trois canards dont les têtes sortaient du grand panier ; puis, quand il sentit qu’il captivait déjà son public, il commença à chatouiller ces animaux sous le bec, en leur tenant des discours drôles pour dérider la société : « Nous avons quitté notre petite ma-mare ! couen ! couen ! couen ! – pour faire connaissance avec la petite broche, – couen ! couen ! couen ! » Les malheureuses bêtes tournaient le cou afin d’éviter les caresses, faisaient des efforts affreux pour sortir de leur prison d’osier ; puis soudain toutes trois ensemble poussèrent un lamentable cri de détresse : – Couen ! couen ! couen ! couen ! – Alors ce fut une explosion de rires parmi les femmes. Elles se penchaient, elles se poussaient pour voir : on s’intéressait follement aux canards ; et le monsieur redoublait de grâce, d’esprit et d’agaceries.

Rosa s’en mêla, et, se penchant par-dessus les jambes de son voisin, elle embrassa les trois bêtes sur le nez. Aussitôt chaque femme voulut les baiser à son tour ; et le monsieur asseyait ces dames sur ses genoux, les faisait sauter, les pinçait ; tout à coup il les tutoya.

Les deux paysans, plus affolés encore que leurs volailles, roulaient des yeux de possédés sans oser faire un mouvement, et leurs vieilles figures plissées n’avaient pas un sourire, pas un tressaillement.

Alors le monsieur, qui était commis voyageur, offrit par farce des bretelles à ces dames, et, s’emparant d’un de ses paquets, il l’ouvrit. C’était une ruse, le paquet contenait des jarretières. Il y en avait en soie bleue, en soie rose, en soie violette, en soie mauve, en soie ponceau, avec des boucles de métal formées par deux amours enlacés et dorés. Les filles poussèrent des cris de joie, puis examinèrent les échantillons, reprises par la gravité naturelle à toute femme qui tripote un objet de toilette. Elles se consultaient de l’œil ou d’un mot chuchoté, se répondaient de même, et Madame maniait avec envie une paire de jarretières orangées, plus larges, plus imposantes que les autres : de vraies jarretières de patronne.

Le monsieur attendait, nourrissant une idée :

« Allons, mes petites chattes, dit-il, il faut les essayer. » Ce fut une tempête d’exclamations ; et elles serraient leurs jupes entre leurs jambes comme si elles eussent craint des violences. Lui, tranquille, attendait son heure. Il déclara : « Vous ne voulez pas, je remballe. » Puis finalement : « J’offrirai une paire, au choix, à celles qui feront l’essai. » Mais elles ne voulaient pas, très dignes, la taille redressée. Les deux Pompes cependant semblaient si malheureuses qu’il leur renouvela la proposition. Flora Balançoire surtout, torturée de désir, hésitait visiblement. Il la pressa : « Vas-y, ma fille, un peu de courage ; tiens, la paire lilas, elle ira bien avec ta toilette. » Alors elle se décida, et relevant sa robe, montra une forte jambe de vachère, mal serrée en un bas grossier. Le monsieur, se baissant, accrocha la jarretière sous le genou d’abord, puis au-dessus ; et il chatouillait doucement la fille pour lui faire pousser des petits cris avec de brusques tressaillements. Quand il eut fini, il donna la paire lilas et demanda : « À qui le tour ? » Toutes ensemble s’écrièrent : « À moi ! à moi ! » Il commença par Rosa la Rosse, qui découvrit une chose informe, toute ronde, sans cheville, un vrai « boudin de jambe », comme disait Raphaële. Fernande fut complimentée par le commis voyageur qu’enthousiasmèrent ses puissantes colonnes. Les maigres tibias de la belle Juive eurent moins de succès. Louise Cocote, par plaisanterie, coiffa le Monsieur de sa jupe ; et Madame fut obligée d’intervenir pour arrêter cette farce inconvenante. Enfin Madame elle-même tendit sa jambe, une belle jambe normande, grasse et musclée ; et le voyageur, surpris et ravi, ôta galamment son chapeau pour saluer ce maître mollet en vrai chevalier français.

Les deux paysans, figés dans l’ahurissement, regardaient de côté, d’un seul œil ; et ils ressemblaient si absolument à des poulets que l’homme aux favoris blonds, en se relevant, leur fit dans le nez « Co-co-ri-co ». Ce qui déchaîna de nouveau un ouragan de gaieté.

Les vieux descendirent à Motteville, avec leur panier, leurs canards et leur parapluie ; et l’on entendit la femme dire à son homme en s’éloignant : « C’est des traînées qui s’en vont encore à ce satané Paris. »

Le plaisant commis Porteballe descendit lui-même à Rouen, après s’être montré si grossier que Madame se vit obligée de le remettre vertement à sa place. Elle ajouta, comme morale : « Ça nous apprendra à causer au premier venu. »

À Oissel, elles changèrent de train, et trouvèrent à une gare suivante M. Joseph Rivet qui les attendait avec une grande charrette pleine de chaises et attelée d’un cheval blanc.

Le menuisier embrassa poliment toutes ces dames et les aida à monter dans sa carriole. Trois s’assirent sur trois chaises au fond ; Raphaële, Madame et son frère, sur les trois chaises de devant, et Rosa, n’ayant point de siège, se plaça tant bien que mal sur les genoux de la grande Fernande ; puis l’équipage se mit en route. Mais, aussitôt, le trot saccadé du bidet secoua si terriblement la voiture que les chaises commencèrent à danser, jetant les voyageuses en l’air, à droite, à gauche, avec des mouvements de pantins, des grimaces effarées, des cris d’effroi, coupés soudain par une secousse plus forte. Elles se cramponnaient aux côtés du véhicule ; les chapeaux tombaient dans le dos, sur le nez ou vers l’épaule ; et le cheval blanc allait toujours, allongeant la tête, et la queue droite, une petite queue de rat sans poil dont il se battait les fesses de temps en temps. Joseph Rivet, un pied tendu sur le brancard, l’autre jambe repliée sous lui, les coudes très élevés, tenait les rênes, et de sa gorge s’échappait à tout instant une sorte de gloussement qui, faisant dresser les oreilles au bidet, accélérait son allure.

Des deux côtés de la route la campagne verte se déroulait. Les colzas en fleur mettaient de place en place une grande nappe jaune ondulante d’où s’élevait une saine et puissante odeur, une odeur pénétrante et douce, portée très loin par le vent. Dans les seigles déjà grands des bluets montraient leurs petites têtes azurées que les femmes voulaient cueillir, mais M. Rivet refusa d’arrêter. Puis parfois, un champ tout entier semblait arrosé de sang tant les coquelicots l’avaient envahi. Et au milieu de ces plaines colorées ainsi par les fleurs de la terre, la carriole, qui paraissait porter elle-même un bouquet de fleurs aux teintes plus ardentes, passait au trot du cheval blanc, disparaissait derrière les grands arbres d’une ferme, pour reparaître au bout du feuillage et promener de nouveau à travers les récoltes jaunes et vertes, piquées de rouge ou de bleu, cette éclatante charretée de femmes qui fuyait sous le soleil.

Une heure sonnait quand on arriva devant la porte du menuisier.

Elles étaient brisées de fatigue et pâles de faim, n’ayant rien pris depuis le départ. Mme Rivet se précipita, les fit descendre l’une après l’autre, les embrassant aussitôt qu’elles touchaient terre ; et elle ne se lassait point de bécoter sa belle-sœur, qu’elle désirait accaparer. On mangea dans l’atelier débarrassé des établis pour le dîner du lendemain.

Une bonne omelette que suivit une andouille grillée, arrosée de bon cidre piquant, rendit la gaieté à tout le monde. Rivet, pour trinquer, avait pris un verre, et sa femme servait, faisait la cuisine, apportait les plats, les enlevait, murmurant à l’oreille de chacun : – « En avez-vous à votre désir ? » – Des tas de planches dressées contre les murs et des empilements de copeaux balayés dans les coins répandaient un parfum de bois varlopé, une odeur de menuiserie, ce souffle résineux qui pénètre au fond des poumons.

On réclama la petite, mais elle était à l’église, ne devant rentrer que le soir.

La compagnie alors sortit pour faire un tour dans le pays.

C’était un tout petit village que traversait une grande route. Une dizaine de maisons rangées le long de cette voie unique abritaient les commerçants de l’endroit, le boucher, l’épicier, le menuisier, le cafetier, le savetier et le boulanger. L’église, au bout de cette sorte de rue, était entourée d’un étroit cimetière ; et quatre tilleuls démesurés, plantés devant son portail, l’ombrageaient tout entière. Elle était bâtie en silex taillé, sans style aucun, et coiffée d’un clocher d’ardoises. Après elle la campagne recommençait, coupée çà et là de bouquets d’arbres cachant les fermes.

Rivet, par cérémonie, et bien qu’en vêtements d’ouvrier, avait pris le bras de sa sœur qu’il promenait avec majesté. Sa femme, tout émue par la robe à filets d’or de Raphaële, s’était placée entre elle et Fernande. La boulotte Rosa trottait derrière avec Louise Cocote et Flora Balançoire, qui boitillait, exténuée.

Les habitants venaient aux portes, les enfants arrêtaient leurs jeux, un rideau soulevé laissait entrevoir une tête coiffée d’un bonnet d’indienne ; une vieille à béquille et presque aveugle se signa comme devant une procession ; et chacun suivait longtemps du regard toutes les belles dames de la ville qui étaient venues de si loin pour la première communion de la petite à Joseph Rivet. Une immense considération rejaillissait sur le menuisier.

En passant devant l’église, elles entendirent des chants d’enfants : un cantique crié vers le ciel par des petites voix aiguës ; mais Madame empêcha qu’on entrât, pour ne point troubler ces chérubins.

Après un tour dans la campagne, et l’énumération des principales propriétés, du rendement de la terre et de la production du bétail, Joseph Rivet ramena son troupeau de femmes et l’installa dans son logis.

La place étant fort restreinte, on les avait réparties deux par deux dans les pièces. Rivet, pour cette fois, dormirait dans l’atelier, sur les copeaux ; sa femme partagerait son lit avec sa belle-sœur, et, dans la chambre à côté, Fernande et Raphaële reposeraient ensemble. Louise et Flora se trouvaient installées dans la cuisine sur un matelas jeté par terre et Rosa occupait seule un petit cabinet noir au-dessus de l’escalier, contre l’entrée d’une soupente étroite où coucherait, cette nuit-là, la communiante.

Lorsque rentra la petite fille, ce fut sur elle une pluie de baisers ; toutes les femmes la voulaient caresser, avec ce besoin d’expansion tendre, cette habitude professionnelle de chatteries, qui, dans le wagon, les avait fait toutes embrasser les canards. Chacune l’assit sur ses genoux, mania ses fins cheveux blonds, la serra dans ses bras en des élans d’affection véhémente et spontanée.

L’enfant bien sage, toute pénétrée de piété, comme fermée par l’absolution, se laissait faire, patiente et recueillie.

La journée ayant été pénible pour tout le monde, on se coucha bien vite après dîner. Ce silence illimité des champs qui semble presque religieux enveloppait le petit village, un silence tranquille, pénétrant, et large jusqu’aux astres. Les filles, accoutumées aux soirées tumultueuses du logis public, se sentaient émues par ce muet repos de la campagne endormie. Elles avaient des frissons sur la peau, non de froid, mais des frissons de solitude venus du cœur inquiet et troublé.

Sitôt qu’elles furent en leur lit, deux par deux, elles s’étreignirent comme pour se défendre contre cet envahissement du calme et profond sommeil de la terre. Mais Rosa la Rosse, seule en son cabinet noir, et peu habituée à dormir les bras vides, se sentit saisie par une émotion vague et pénible. Elle se retournait sur sa couche, ne pouvant obtenir le sommeil, quand elle entendit, derrière la cloison de bois contre sa tête, de faibles sanglots comme ceux d’un enfant qui pleure. Effrayée, elle appela faiblement, et une petite voix entrecoupée lui répondit. C’était la fillette qui, couchant toujours dans la chambre de sa mère, avait peur en sa soupente étroite.

Rosa, ravie, se leva, et doucement, pour ne réveiller personne, alla chercher l’enfant. Elle l’amena dans son lit bien chaud, la pressa contre sa poitrine en l’embrassant, la dorlota, l’enveloppa de sa tendresse aux manifestations exagérées, puis, calmée elle-même, s’endormit. Et jusqu’au jour la communiante reposa son front sur le sein nu de la prostituée.

Dès cinq heures, à l’Angélus, la petite cloche de l’église sonnant à toute volée réveilla ces dames qui dormaient ordinairement leur matinée entière, seul repos des fatigues nocturnes. Les paysans dans le village étaient déjà debout. Les femmes du pays allaient affairées de porte en porte, causant vivement, apportant avec précaution de courtes robes de mousseline empesées comme du carton, ou des cierges démesurés, avec un nœud de soie frangée d’or au milieu, et des découpures de cire indiquant la place de la main. Le soleil déjà haut rayonnait dans un ciel tout bleu qui gardait vers l’horizon une teinte un peu rosée, comme une trace affaiblie de l’aurore. Des familles de poules se promenaient devant leurs maisons ; et, de place en place, un coq noir au cou luisant levait sa tête coiffée de pourpre, battait des ailes, et jetait au vent son chant de cuivre que répétaient les autres coqs.

Des carrioles arrivaient des communes voisines, déchargeant au seuil des portes les hautes Normandes en robes sombres, au fichu croisé sur la poitrine et retenu par un bijou d’argent séculaire. Les hommes avaient passé la blouse bleue sur la redingote neuve ou sur le vieil habit de drap vert dont les deux basques passaient.

Quand les chevaux furent à l’écurie, il y eut ainsi tout le long de la grande route une double ligne de guimbardes rustiques, charrettes, cabriolets, tilburys, chars à bancs, voitures de toute forme et de tout âge, penchées sur le nez ou bien cul par terre et les brancards au ciel.

La maison du menuisier était pleine d’une activité de ruche. Ces dames, en caraco et en jupon, les cheveux répandus sur le dos, des cheveux maigres et courts qu’on aurait dits ternis et rongés par l’usage, s’occupaient à habiller l’enfant.

La petite, debout sur une table, ne remuait pas, tandis que Mme Tellier dirigeait les mouvements de son bataillon volant. On la débarbouilla, on la peigna, on la coiffa, on la vêtit, et, à l’aide d’une multitude d’épingles, on disposa les plis de la robe, on pinça la taille trop large, on organisa l’élégance de la toilette. Puis quand ce fut terminé, on fit asseoir la patiente en lui recommandant de ne plus bouger ; et la troupe agitée des femmes courut se parer à son tour. La petite église recommençait à sonner. Son tintement frêle de cloche pauvre montait se perdre à travers le ciel, comme une voix trop faible, vite noyée dans l’immensité bleue.

Les communiants sortaient des portes, allaient vers le bâtiment communal qui contenait les deux écoles et la mairie, et situé tout au bout du pays, tandis que la « maison de Dieu » occupait l’autre bout.

Les parents, en tenue de fête, avec une physionomie gauche et ces mouvements inhabiles des corps toujours courbés sur le travail, suivaient leurs mioches. Les petites filles disparaissaient dans un nuage de tulle neigeux semblable à de la crème fouettée, tandis que les petits hommes, pareils à des embryons de garçons de café, la tête encollée de pommade, marchaient les jambes écartées, pour ne point tacher leur culotte noire. C’était une gloire pour une famille quand un grand nombre de parents, venus de loin, entouraient l’enfant : aussi le triomphe du menuisier fut-il complet. Le régiment Tellier, patronne en tête, suivait Constance ; et le père donnant le bras à sa sœur, la mère marchant à côté de Raphaële, Fernande avec Rosa, et les deux Pompes ensemble, la troupe se déployait majestueusement comme un état-major en grand uniforme. L’effet dans le village fut foudroyant.

 À l’école, les filles se rangèrent sous la cornette de la bonne sœur, les garçons sous le chapeau de l’instituteur, un bel homme qui représentait ; et l’on partit en attaquant un cantique.

Les enfants mâles en tête allongeaient leurs deux files entre les deux rangées de voitures dételées, les filles suivaient dans le même ordre ; et tous les habitants ayant cédé le pas aux dames de la ville par considération, elles arrivaient immédiatement après les petites, prolongeant encore la double ligne de la procession, trois à gauche et trois à droite, avec leurs toilettes éclatantes comme un bouquet de feu d’artifice.

Leur entrée dans l’église affola la population. On se pressait, on se retournait, on se poussait pour les voir. Et les dévotes parlaient presque haut, stupéfaites par le spectacle de ces dames plus chamarrées que les chasubles des chantres. Le maire offrit son banc, le premier banc à droite auprès du chœur, et Mme Tellier y prit place avec sa belle-sœur, Fernande et Raphaële. Rosa la Rosse et les deux Pompes occupèrent le second banc en compagnie du menuisier.

Le chœur de l’église était plein d’enfants à genoux, filles d’un côté, garçons de l’autre, et les longs cierges qu’ils tenaient en main semblaient des lances inclinées en tous sens.

Devant le lutrin, trois hommes debout chantaient d’une voix pleine. Ils prolongeaient indéfiniment les syllabes du latin sonore, éternisant les Amen avec des a-a indéfinis que le serpent soutenait de sa note monotone poussée sans fin, mugie par l’instrument de cuivre à large gueule. La voix pointue d’un enfant donnait la réplique, et, de temps en temps, un prêtre assis dans une stalle et coiffé d’une barrette carrée se levait, bredouillant quelque chose et s’asseyait de nouveau, tandis que les trois chantres repartaient, l’œil fixé sur le gros livre de plain-chant ouvert devant eux et porté par les ailes déployées d’un aigle de bois monté sur pivot.

Puis un silence se fit. Toute l’assistance, d’un seul mouvement, se mit à genoux, et l’officiant parut, vieux, vénérable, avec des cheveux blancs, incliné sur le calice qu’il portait de sa main gauche. Devant lui marchaient les deux servants en robe rouge, et derrière, apparut une foule de chantres à gros souliers qui s’alignèrent des deux côtés du chœur.

Une petite clochette tinta au milieu du grand silence. L’office divin commençait. Le prêtre circulait lentement devant le tabernacle d’or, faisait des génuflexions, psalmodiait de sa voix cassée, chevrotante de vieillesse, les prières préparatoires. Aussitôt qu’il s’était tu, tous les chantres et le serpent éclataient d’un seul coup, et des hommes aussi chantaient dans l’église, d’une voix moins forte, plus humble, comme doivent chanter les assistants.

Soudain le Kyrie Eleison jaillit vers le ciel, poussé par toutes les poitrines et tous les cœurs. Des grains de poussière et des fragments de bois vermoulu tombèrent même de la voûte ancienne secouée par cette explosion de cris. Le soleil qui frappait sur les ardoises du toit faisait une fournaise de la petite église ; et une grande émotion, une attente anxieuse, les approches de l’ineffable mystère, étreignaient le cœur des enfants, serraient la gorge de leurs mères.

Le prêtre, qui s’était assis quelque temps, remonta vers l’autel, et, tête nue, couvert de ses cheveux d’argent, avec des gestes tremblants, il approchait de l’acte surnaturel.

Il se tourna vers les fidèles, et, les mains tendues vers eux, prononça : « Orate, fratres », « priez, mes frères. » Ils priaient tous. Le vieux curé balbutiait maintenant tout bas les paroles mystérieuses et suprêmes ; la clochette tintait coup sur coup ; la foule prosternée appelait Dieu ; les enfants défaillaient d’une anxiété démesurée.

C’est alors que Rosa, le front dans ses mains, se rappela tout à coup sa mère, l’église de son village, sa première communion. Elle se crut revenue à ce jour-là, quand elle était si petite, toute noyée en sa robe blanche, et elle se mit à pleurer. Elle pleura doucement d’abord : les larmes lentes sortaient de ses paupières, puis, avec ses souvenirs, son émotion grandit, et, le cou gonflé, la poitrine battante, elle sanglota. Elle avait tiré son mouchoir, s’essuyait les yeux, se tamponnait le nez et la bouche pour ne point crier : ce fut en vain ; une espèce de râle sortit de sa gorge, et deux autres soupirs profonds, déchirants, lui répondirent ; car ses deux voisines, abattues près d’elle, Louise et Flora, étreintes des mêmes souvenances lointaines gémissaient aussi avec des torrents de larmes.

Mais comme les larmes sont contagieuses, Madame, à son tour, sentit bientôt ses paupières humides, et, se tournant vers sa belle-sœur, elle vit que tout son banc pleurait aussi.

Le prêtre engendrait le corps de Dieu. Les enfants n’avaient plus de pensée, jetés sur les dalles par une espèce de peur dévote ; et, dans l’église, de place en place, une femme, une mère, une sœur, saisie par l’étrange sympathie des émotions poignantes, bouleversée aussi par ces belles dames à genoux que secouaient des frissons et des hoquets, trempait son mouchoir d’indienne à carreaux et, de la main gauche, pressait violemment son cœur bondissant.

Comme la flammèche qui jette le feu à travers un champ mûr, les larmes de Rosa et de ses compagnes gagnèrent en un instant toute la foule.

Hommes, femmes, vieillards, jeunes gars en blouse neuve, tous bientôt sanglotèrent, et sur leur tête semblait planer quelque chose de surhumain, une âme épandue, le souffle prodigieux d’un être invisible et tout-puissant.

Alors, dans le chœur de l’église, un petit coup sec retentit : la bonne sœur, en frappant sur son livre, donnait le signal de la communion ; et les enfants, grelottant d’une fièvre divine, s’approchèrent de la table sainte.

Toute une file s’agenouillait. Le vieux curé, tenant en main le ciboire d’argent doré, passait devant eux, leur offrant, entre deux doigts, l’hostie sacrée, le corps du Christ, la rédemption du monde. Ils ouvraient la bouche avec des spasmes, des grimaces nerveuses, les yeux fermés, la face toute pâle ; et la longue nappe étendue sous leurs mentons frémissait comme de l’eau qui coule. Soudain dans l’église une sorte de folie courut, une rumeur de foule en délire, une tempête de sanglots avec des cris étouffés. Cela passa comme ces coups de vent qui courbent les forêts ; et le prêtre restait debout, immobile, une hostie à la main, paralysé par l’émotion, se disant : « C’est Dieu, c’est Dieu qui est parmi nous, qui manifeste sa présence, qui descend à ma voix sur son peuple agenouillé. » Et il balbutiait des prières affolées, sans trouver les mots, des prières de l’âme, dans un élan furieux vers le ciel.

Il acheva de donner la communion avec une telle surexcitation de foi que ses jambes défaillaient sous lui, et quand lui-même eut bu le sang de son Seigneur, il s’abîma dans un acte de remerciement éperdu.

Derrière lui le peuple peu à peu se calmait. Les chantres, relevés dans la dignité du surplis blanc, repartaient d’une voix moins sûre, encore mouillée ; et le serpent aussi semblait enroué comme si l’instrument lui-même eût pleuré.

Alors, le prêtre, levant les mains, leur fit signe de se taire, et passant entre les deux haies de communiants perdus en des extases de bonheur, il s’approcha jusqu’à la grille du chœur.

L’assemblée s’était assise au milieu d’un bruit de chaises, et tout le monde à présent se mouchait avec force. Dès qu’on aperçut le curé, on fit silence, et il commença à parler d’un ton très bas, hésitant, voilé. – « Mes chers frères, mes chères sœurs, mes enfants, je vous remercie du fond du cœur ; vous venez de me donner la plus grande joie de ma vie. J’ai senti Dieu qui descendait sur nous à mon appel. Il est venu, il était là, présent, qui emplissait vos âmes, faisait déborder vos yeux. Je suis le plus vieux prêtre du diocèse, j’en suis aussi, aujourd’hui, le plus heureux. Un miracle s’est fait parmi nous, un vrai, un grand, un sublime miracle. Pendant que Jésus-Christ pénétrait pour la première fois dans le corps de ces petits, le Saint-Esprit, l’oiseau céleste, le souffle de Dieu, s’est abattu sur vous, s’est emparé de vous, vous a saisis, courbés comme des roseaux sous la brise. »

Puis, d’une voix plus claire, se tournant vers les deux bancs où se trouvaient les invitées du menuisier : « Merci surtout à vous, mes chères sœurs, qui êtes venues de si loin, et dont la présence parmi nous, dont la foi visible, dont la piété si vive ont été pour tous un salutaire exemple. Vous êtes l’édification de ma paroisse ; votre émotion a échauffé les cœurs ; sans vous, peut-être, ce grand jour n’aurait pas eu ce caractère vraiment divin. Il suffit parfois d’une seule brebis d’élite pour décider le Seigneur à descendre sur le troupeau. » La voix lui manquait. Il ajouta : « C’est la grâce que je vous souhaite. Ainsi soit-il. » Et il remonta vers l’autel pour terminer l’office.

Maintenant on avait hâte de partir. Les enfants eux-mêmes s’agitaient, las d’une si longue tension d’esprit. Ils avaient faim, d’ailleurs, et les parents peu à peu s’en allaient, sans attendre le dernier évangile, pour terminer les apprêts du repas.

Ce fut une cohue à la sortie, une cohue bruyante, un charivari de voix criardes où chantait l’accent normand. La population formait deux haies, et lorsque parurent les enfants, chaque famille se précipita sur le sien.

Constance se trouva saisie, entourée, embrassée par toute la maisonnée de femmes. Rosa surtout ne se lassait pas de l’étreindre. Enfin elle lui prit une main, Mme Tellier s’empara de l’autre ; Raphaële et Fernande relevèrent sa longue jupe de mousseline pour qu’elle ne traînât point dans la poussière ; Louise et Flora fermaient la marche avec Mme Rivet ; et l’enfant, recueillie, toute pénétrée par le Dieu qu’elle portait en elle, se mit en route au milieu de cette escorte d’honneur.

 

Le festin était servi dans l’atelier sur de longues planches portées par des traverses.

La porte ouverte, donnant sur la rue, laissait entrer toute la joie du village. On se régalait partout. Par chaque fenêtre on apercevait des tablées de monde endimanché, et des cris sortaient des maisons en goguette. Les paysans, en bras de chemise, buvaient du cidre pur à plein verre, et au milieu de chaque compagnie on apercevait deux enfants, ici deux filles, là deux garçons, dînant dans l’une des deux familles.

Quelquefois, sous la lourde chaleur de midi, un char à bancs traversait le pays au trot sautillant d’un vieux bidet, et l’homme en blouse qui conduisait jetait un regard d’envie sur toute cette ripaille étalée.

Dans la demeure du menuisier, la gaieté gardait un certain air de réserve, un reste de l’émotion du matin. Rivet seul était en train et buvait outre mesure. Mme Tellier regardait l’heure à tout moment, car pour ne point chômer deux jours de suite on devait reprendre le train de 3 h 55 qui les mettrait à Fécamp vers le soir.

Le menuisier faisait tous ses efforts pour détourner l’attention et garder son monde jusqu’au lendemain ; mais Madame ne se laissait point distraire ; et elle ne plaisantait jamais quand il s’agissait des affaires.

Aussitôt que le café fut pris, elle ordonna à ses pensionnaires de se préparer bien vite ; puis, se tournant vers son frère : – « Toi, tu vas atteler tout de suite » ; et elle-même alla terminer ses derniers préparatifs.

Quand elle redescendit, sa belle-sœur l’attendait pour lui parler de la petite ; et une longue conversation eut lieu où rien ne fut résolu. La paysanne finassait, faussement attendrie, et Mme Tellier, qui tenait l’enfant sur ses genoux, ne s’engageait à rien, promettait vaguement : on s’occuperait d’elle, on avait du temps, on se reverrait d’ailleurs.

Cependant la voiture n’arrivait point, et les femmes ne descendaient pas. On entendait même en haut de grands rires, des bousculades, des poussées de cris, des battements de mains. Alors, tandis que l’épouse du menuisier se rendait à l’écurie pour voir si l’équipage était prêt, Madame, à la fin, monta.

Rivet, très pochard et à moitié dévêtu, essayait, mais en vain, de violenter Rosa qui défaillait de rire. Les deux Pompes le retenaient par les bras, et tentaient de le calmer, choquées de cette scène après la cérémonie du matin ; mais Raphaële et Fernande l’excitaient, tordues de gaieté, se tenant les côtes ; et elles jetaient des cris aigus à chacun des efforts inutiles de l’ivrogne. L’homme furieux, la face rouge, tout débraillé, secouant en des efforts violents les deux femmes cramponnées à lui, tirait de toutes ses forces sur la jupe de Rosa en bredouillant : – « Salope, tu ne veux pas ? » – Mais Madame, indignée, s’élança, saisit son frère par les épaules, et le jeta dehors si violemment qu’il alla frapper contre le mur.

Une minute plus tard, on l’entendait dans la cour qui se pompait de l’eau sur la tête ; et quand il repartit dans sa carriole, il était déjà tout apaisé.

On se remit en route comme la veille, et le petit cheval blanc repartit de son allure vive et dansante.

Sous le soleil ardent, la joie assoupie pendant le repas se dégageait. Les filles s’amusaient maintenant des cahots de la guimbarde, poussaient même les chaises des voisines, éclataient de rire à tout instant, mises en train d’ailleurs par les vaines tentatives de Rivet.

Une lumière folle emplissait les champs, une lumière miroitant aux yeux ; et les roues soulevaient deux sillons de poussière qui voltigeaient longtemps derrière la voiture sur la grand-route.

Tout à coup Fernande, qui aimait la musique, supplia Rosa de chanter ; et celle-ci entama gaillardement le Gros Curé de Meudon. Mais Madame tout de suite la fit taire, trouvant cette chanson peu convenable en ce jour. Elle ajouta : – « Chante-nous plutôt quelque chose de Béranger. » – Alors Rosa, après avoir hésité quelques secondes, fixa son choix, et de sa voix usée commença la Grand-mère :

 

    Ma grand’mère, un soir à sa fête,

    De vin pur ayant bu deux doigts,

    Nous disait, en branlant la tête :

    Que d’amoureux j’eus autrefois !  

 

          Combien je regrette  

          Mon bras si dodu,  

          Ma jambe bien faite,  

          Et le temps perdu !

 

Et le chœur des filles, que Madame elle-même conduisait, reprit :

          Combien je regrette

          Mon bras si dodu,  

          Ma jambe bien faite,  

          Et le temps perdu !

 

– Ça, c’est tapé ! déclara Rivet, allumé par la cadence ; et Rosa aussitôt continua :

 

  Quoi, maman, vous n’étiez pas sage !

  – Non, vraiment ! et de mes appas,

  Seule, à quinze ans, j’appris l’usage,

  Car, la nuit, je ne dormais pas.

Tous ensemble hurlèrent le refrain ; et Rivet tapait du pied sur son brancard, battait la mesure avec les rênes sur le dos du bidet blanc qui, comme s’il eût été lui-même enlevé par l’entrain du rythme, prit le galop, un galop de tempête, précipitant ces dames en tas les unes sur les autres dans le fond de la voiture.

Elles se relevèrent en riant comme des folles.

Et la chanson continua, braillée à tue-tête à travers la campagne, sous le ciel brûlant, au milieu des récoltes mûrissantes, au train enragé du petit cheval qui s’emballait maintenant à tous les retours du refrain, et piquait chaque fois ses cent mètres de galop, à la grande joie des voyageurs. De place en place, quelque casseur de cailloux se redressait, et regardait à travers son loup de fil de fer cette carriole enragée et hurlante emportée dans la poussière.

Quand on descendit devant la gare, le menuisier s’attendrit : – « C’est dommage que vous partiez, on aurait bien rigolé. »

Madame lui répondit censément : – « Toute chose a son temps, on ne peut pas s’amuser toujours. » – Alors une idée illumina l’esprit de Rivet : – « Tiens, dit-il, j’irai vous voir à Fécamp le mois prochain. » – Et il regarda Rosa d’un air rusé, avec un œil brillant et polisson. – « Allons, conclut Madame, il faut être sage ; tu viendras si tu veux, mais tu ne feras point de bêtises. »

Il ne répondit pas, et comme on entendait siffler le train, il se mit immédiatement à embrasser tout le monde. Quand ce fut au tour de Rosa, il s’acharna à trouver sa bouche que celle-ci, riant derrière ses lèvres fermées, lui dérobait chaque fois par un rapide mouvement de côté. Il la tenait en ses bras ; mais il n’en pouvait venir à bout, gêné par son grand fouet qu’il avait gardé à sa main et que, dans ses efforts, il agitait désespérément derrière le dos de la fille.

– Les voyageurs pour Rouen, en voiture, cria l’employé. Elles montèrent.

Un mince coup de sifflet partit, répété tout de suite par le sifflement puissant de la machine qui cracha bruyamment son premier jet de vapeur pendant que les roues commençaient à tourner un peu avec un effort visible.

Rivet, quittant l’intérieur de la gare, courut à la barrière pour voir encore une fois Rosa ; et comme le wagon plein de cette marchandise humaine passait devant lui, il se mit à faire claquer son fouet en sautant et chantant de toutes ses forces :

  Combien je regrette  

  Mon bras si dodu,  

  Ma jambe bien faite,  

  Et le temps perdu !

Puis il regarda s’éloigner un mouchoir blanc qu’on agitait.

 

 

III

Elles dormirent jusqu’à l’arrivée, du sommeil paisible des consciences satisfaites ; et quand elles rentrèrent au logis, rafraîchies, reposées pour la besogne de chaque soir, Madame ne put s’empêcher de dire : – « C’est égal, il m’ennuyait déjà de la maison. »

On soupa vite, puis, quand on eut repris le costume de combat, on attendit les clients habituels ; et la petite lanterne allumée, la petite lanterne de madone, indiquait aux passants que dans la bergerie le troupeau était revenu.

En un clin d’œil la nouvelle se répandit, on ne sait comment, on ne sait par qui, M. Philippe, le fils du banquier, poussa même la complaisance jusqu’à prévenir par un exprès M. Tournevau, emprisonné dans sa famille.

Le saleur avait justement chaque dimanche plusieurs cousins à dîner, et l’on prenait le café quand un homme se présenta avec une lettre à la main. M. Tournevau, très ému, rompit l’enveloppe et devint pâle : il n’y avait que ces mots tracés au crayon : « Chargement de morues retrouvé ; navire entré au port ; bonne affaire pour vous. Venez vite. »

Il fouilla dans ses poches, donna vingt centimes au porteur, et rougissant soudain jusqu’aux oreilles : « Il faut, dit-il, que je sorte. » Et il tendit à sa femme le billet laconique et mystérieux. Il sonna, puis, lorsque parut la bonne : – « Mon pardessus vite, vite, et mon chapeau. » – À peine dans la rue, il se mit à courir en sifflant un air, et le chemin lui parut deux fois plus long tant son impatience était vive.

L’établissement Tellier avait un air de fête. Au rez-de-chaussée les voix tapageuses des hommes du port faisaient un assourdissant vacarme. Louise et Flora ne savaient à qui répondre, buvaient avec l’un, buvaient avec l’autre, méritaient mieux que jamais leur sobriquet des « deux Pompes ». On les appelait partout à la fois ; elles ne pouvaient déjà suffire à la besogne, et la nuit pour elles s’annonçait laborieuse.

Le cénacle du premier fut au complet dès neuf heures. M. Vasse, le juge au tribunal de commerce, le soupirant attitré mais platonique de Madame, causait tout bas avec elle dans un coin ; et ils souriaient tous les deux comme si une entente était près de se faire. M. Poulin, l’ancien maire, tenait Rosa à cheval sur ses jambes ; et elle, nez à nez avec lui, promenait ses mains courtes dans les favoris blancs du bonhomme. Un bout de cuisse nue passait sous la jupe de soie jaune relevée, coupant le drap noir du pantalon, et les bas rouges étaient serrés par une jarretière bleue, cadeau du commis voyageur. La grande Fernande, étendue sur le sopha, avait les deux pieds sur le ventre de M. Pimpesse, le percepteur, et le torse sur le gilet du jeune M. Philippe dont elle accrochait le cou de sa main droite, tandis que de la gauche, elle tenait une cigarette.

Raphaële semblait en pourparlers avec M. Dupuis, l’agent d’assurances, et elle termina l’entretien par ces mots : – « Oui, mon chéri, ce soir, je veux bien. » – Puis, faisant seule un tour de valse rapide à travers le salon : – « Ce soir, tout ce qu’on voudra », cria-t-elle.

La porte s’ouvrit brusquement et M. Tournevau parut. Des cris d’enthousiasme éclatèrent : – « Vive Tournevau ! » – Et Raphaële, qui pivotait toujours, alla tomber sur son cœur. Il la saisit d’un enlacement formidable, et sans dire un mot, l’enlevant de terre comme une plume, il traversa le salon, gagna la porte du fond, et disparut dans l’escalier des chambres avec son fardeau vivant, au milieu des applaudissements.

Rosa, qui allumait l’ancien maire, l’embrassant coup sur coup et tirant sur ses deux favoris en même temps pour maintenir droite sa tête, profita de l’exemple : – « Allons, fais comme lui », dit-elle. Alors le bonhomme se leva, et rajustant son gilet, suivit la fille en fouillant dans la poche où dormait son argent.

Fernande et Madame restèrent seules avec les quatre hommes, et M. Philippe s’écria : – « Je paie du champagne : Mme Tellier, envoyez chercher trois bouteilles. »

– Alors Fernande l’étreignant lui demanda dans l’oreille : – « Fais-nous danser, dis, tu veux ? » – Il se leva, et, s’asseyant devant l’épinette séculaire, endormie en un coin, fit sortir une valse, une valse enrouée, larmoyante, du ventre geignant de la machine. La grande fille enlaça le percepteur, Madame s’abandonna aux bras de M. Vasse ; et les deux couples tournèrent en échangeant des baisers. M. Vasse, qui avait jadis dansé dans le monde, faisait des grâces, et Madame le regardait d’un œil captivé, de cet œil qui répond « oui », un « oui » plus discret et plus délicieux qu’une parole !

Frédéric apporta le champagne. Le premier bouchon partit, et M. Philippe exécuta l’invitation d’un quadrille. Les quatre danseurs le marchèrent à la façon mondaine, convenablement, dignement, avec des manières, des inclinations et des saluts.

Après quoi l’on se mit à boire. Alors M. Tournevau reparut, satisfait, soulagé, radieux. Il s’écria : – « Je ne sais pas ce qu’a Raphaële, mais elle est parfaite ce soir. » – Puis, comme on lui tendait un verre, il le vida d’un trait en murmurant : – « Bigre, rien que ça de luxe ! »

Sur-le-champ, M. Philippe entama une polka vive, et M. Tournevau s’élança avec la belle Juive qu’il tenait en l’air, sans laisser ses pieds toucher terre. M. Pimpesse et M. Vasse étaient repartis d’un nouvel élan. De temps en temps un des couples s’arrêtait près de la cheminée pour lamper une flûte de vin mousseux ; et cette danse menaçait de s’éterniser, quand Rosa entrouvrit la porte avec un bougeoir à la main. Elle était en cheveux, en savates, en chemise, tout animée, toute rouge : – « Je veux danser », cria-t-elle. Raphaële demanda : – « Et ton vieux ? » Rosa s’esclaffa : – « Lui ? il dort déjà, il dort tout de suite. » Elle saisit M. Dupuis resté sans emploi sur le divan, et la polka recommença.

Mais les bouteilles étaient vides : – « J’en paie une », déclara M. Tournevau. – « Moi aussi », annonça M. Vasse. – « Moi de même », conclut M. Dupuis. Alors tout le monde applaudit. Cela s’organisait, devenait un vrai bal. De temps en temps même, Louise et Flora montaient bien vite, faisaient rapidement un tour de valse, pendant que leurs clients, en bas, s’impatientaient ; puis elles retournaient en courant à leur café, avec le cœur gonflé de regrets.

À minuit on dansait encore. Parfois une des filles disparaissait, et quand on la cherchait pour faire un vis-à-vis, on s’apercevait tout à coup qu’un des hommes aussi manquait.

– D’où venez-vous donc ? demanda plaisamment M. Philippe, juste au moment où M. Pimpesse rentrait avec Fernande. – « De voir dormir M. Poulin », répondit le percepteur. Le mot eut un succès énorme ; et tous, à tour de rôle, montaient voir dormir M. Poulin avec l’une ou l’autre des demoiselles, qui se montrèrent, cette nuit-là, d’une complaisance inconcevable. Madame fermait les yeux ; et elle avait dans les coins de longs apartés avec M. Vasse comme pour régler les derniers détails d’une affaire entendue déjà.

Enfin, à une heure, les deux hommes mariés, M. Tournevau et M. Pimpesse, déclarèrent qu’ils se retiraient, et voulurent régler leur compte. On ne compta que le champagne, et, encore, à six francs la bouteille au lieu de dix francs, prix ordinaire. Et comme ils s’étonnaient de cette générosité, Madame, radieuse, leur répondit :

– Ça n’est pas tous les jours fête.

 

 

FIN

 

  

6 juin 2013

Jonathan Livingston le goéland, Richard BACH (texte intégral)

 

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 ÉDITIONS YAPADVIRUS

 

Première partie

 

                          C’était le matin et l’or d’un soleil tout neuf tremblait sur les rides d’une mer paisible.

À une encablure du rivage, le bateau de pêche, relevant ses filets, invitait au petit déjeuner, et son appel transmis dans les airs attira mille goélands virevoltant et se disputant les débris de poisson.

Une nouvelle journée de labeur commençait ainsi.

Mais, seul, loin du bateau et du rivage, Jonathan Livingston le Goéland s’exerçait. À une trentaine de mètres d’altitude, il abaissait ses pattes palmées, relevait son bec et s’efforçait douloureusement d’imprimer à ses ailes une plus forte cambrure. Cette cambrure freinait son vol. Il se sentait ralentir jusqu’à ce que sur sa tête le vent ne fût plus qu’un léger souffle et que là en bas, sous lui, s’immobilise l’Océan. Les yeux à demi fermés, retenant sa respiration, se concentrant furieusement, il s’efforçait d’incurver ses ailes un peu plus... un peu plus encore... Puis la perte de vitesse ébouriffait ses plumes, il décrochait et tombait.

Les goélands, nous le savons tous, n’ont jamais la moindre défaillance en vol ; ils ne connaissent pas la perte de vitesse. Tomber des airs toute sustentation enfuie, c’est pour eux la honte, c’est pour eux le déshonneur.

Mais Jonathan Livingston le Goéland, sans la moindre vergogne, tordant à nouveau ses ailes, les cambrait en frémissant – ralentissant, ralentissant, pour s’effondrer encore en perte de vitesse...

Jonathan Livingston le Goéland n’était certes pas un oiseau ordinaire.

La plupart des goélands ne se soucient d’apprendre, en fait de technique de vol, que les rudiments, c’est-à-dire le moyen de quitter le rivage pour quêter leur pâture, puis de revenir s’y poser. Pour la majorité des goélands, ce n’est pas voler mais manger qui importe. Pour ce goéland-là cependant, l’important n’était pas de manger, mais de voler.

Jonathan Livingston le Goéland aimait par-dessus tout à voler.

Cette façon d’envisager les choses – il ne devait pas tarder à s’en apercevoir à ses dépens – n’est pas la bonne pour être populaire parmi les autres oiseaux du clan. Ses parents eux-mêmes étaient consternés de voir Jonathan passer des journées entières, solitaire, à effectuer des centaines de planés à basse altitude, à expérimenter toujours.

Il se demandait pourquoi, par exemple, lorsqu’il survolait l’eau à une hauteur de la moitié de son envergure, il pouvait demeurer en l’air plus longtemps à moindre effort. Ses planés ne se terminaient pas par l’habituel éclaboussement que provoque sur la mer l’impact des pattes abaissées mais par un long sillage plat lorsqu’il touchait la surface, pattes escamotées. Quand il se mit, au milieu de la plage, à atterrir sur le ventre puis à mesurer à pas comptés la longueur de sa glissade sur le sable, ses parents furent vraiment plongés dans une véritable consternation.

— Mais Jon, lui demanda sa mère, pourquoi, mais pourquoi ? t’est-il donc si difficile, Jon, d’être comme tous les autres membres de la communauté ? Ne peux-tu pas laisser le vol en rase-mottes aux pélicans et aux albatros ? Pourquoi ne manges-tu pas ? Fiston, tu n’as plus que la plume et les os !

— Maman, cela m’est égal de n’avoir que la plume et les os. Ce que je veux, c’est savoir ce qu’il m’est possible et ce qu’il ne m’est pas possible de faire dans les airs, un point c’est tout. Et je ne désire pas autre chose.

— Voyons, Jonathan, lui dit non sans bienveillance son père, l’hiver n’est pas loin. Les bateaux vont se faire rares et les poissons de surface gagner les profondeurs. Si étudier est pour toi un tel besoin, alors étudie tout ce qui concerne notre nourriture et les façons de se la procurer. Ces questions d’aérodynamique, c’est très beau, mais nous ne vivons pas de vol plané. N’oublie jamais que la seule raison du vol, c’est de trouver à manger !

Jonathan, obéissant, acquiesça.

 

 

 

Durant les quelques jours suivants, Jonathan s’efforça de se comporter à l’instar des autres goélands. Il s’y efforça vraiment, criant et se battant avec ses congénères autour des quais et des bateaux de pêche, plongeant pour attraper des déchets de poisson et des croûtons de pain. Mais le cœur n’y était pas. « Cela ne rime à rien, se disait-il, abandonnant délibérément un anchois durement gagné à un vieux goéland affamé qui lui donnait la chasse. Dire que je pourrais consacrer toutes ces heures à apprendre à voler. Il y a tant et tant à apprendre ! » Il ne fallut donc pas longtemps à Jonathan le Goéland pour se retrouver à nouveau seul en pleine mer, occupé à apprendre, affamé mais heureux. L’objet de son étude était maintenant la vitesse et, en une semaine d’entraînement, il apprit plus sur la vitesse que n’en savait le plus rapide des goélands vivants. Battant des ailes de toutes ses forces, à une hauteur de trois cents mètres il se retournait pour piquer à tombeau ouvert vers les vagues, et il comprit alors pourquoi les goélands s’abstiennent de s’engager dans des piqués prolongés. En moins de sept secondes il atteignait les cent dix kilomètres à l’heure, vitesse à laquelle les ailes des goélands deviennent instables. Et à chaque fois la même mésaventure lui advenait. Quelque soin qu’il prît à mettre en jeu dans cet exercice toutes ses facultés, il perdait aux vitesses élevées tout contrôle sur ses

mouvements.

... Grimper à trois cents mètres. Accélérer d’abord à l’horizontale, tout droit, à pleine puissance de ses muscles, puis piquer par l’avant, ailes battantes, à la verticale... Alors invariablement son aile gauche décrochait au sommet d’un battement, il roulait brutalement vers la gauche puis, pour retrouver son équilibre, essayait de tendre l’aile droite, et c’était alors de ce côté que se déclenchait une vrille folle.

Il ne parvenait pas à maîtriser son coup d’aile ascendant. Dix fois il s’y essaya, et dix fois, à l’instant où il dépassait les cent dix kilomètres à l’heure, il perdait sa sustentation dans un éperdu désordre de plumes et allait s’abattre sur l’eau.

« La clé du problème, finit-il par penser en se séchant, doit résider dans la nécessité de garder les ailes immobiles aux grandes vitesses – c’est sans doute cela : battre des ailes jusqu’à quatre- vingt-dix puis les conserver immobiles ! »

Il monta à six cents mètres, il tenta encore une fois de s’engager sur le dos et de piquer à la verticale, bec tendu, ailes totalement déployées et raidies à partir de l’instant où il dépassait quatre-vingts kilomètres à l’heure. Cela exigeait un terrible effort qui fut couronné de succès. En dix secondes Jonathan dépassa les cent trente-cinq kilomètres à l’heure, établissant ainsi un record mondial de vitesse pour goélands.

Mais bien court fut son triomphe. À l’instant où il amorçait sa ressource[1], quand il voulut modifier l’angle d’attaque de ses ailes, il fut victime du même incontrôlable et terrible désastre que précédemment mais, cette fois, à cent trente-cinq kilomètres à l’heure, cela fit sur lui l’effet de la dynamite. Jonathan le Goéland s’écartela littéralement au milieu des airs et s’écrasa sur une mer dure comme pierre.

Lorsqu’il revint à lui, la nuit était depuis longtemps tombée et, au clair de lune, il flottait à la surface de l’Océan. Ses ailes dépenaillées étaient de plomb mais l’échec lui pesait davantage encore. Sans forces, il souhaitait que leur poids fût suffisant pour l’entraîner doucement vers le fond et pour qu’ainsi tout fût consommé.

Tandis qu’il sombrait, une étrange voix profonde parlait en lui.

« Il n’y a pas d’illusions à me faire, je suis un goéland. De par ma nature un être borné. Si j’étais fait pour apprendre tant de choses sur le vol, j’aurais des cartes marines en guise de cervelle. Si j’étais fait pour voler à grande vitesse, j’aurais les ailes courtes du faucon et je me nourrirais de souris et non pas de poisson. Mon père avait raison. Il me faut oublier toutes ces folies. Je dois à tire-d’aile revenir chez moi, vers ceux de ma race, et me contenter d1’être ce que je suis, c’est-à-dire un pauvre goéland borné. »

La voix se tut et Jonathan approuva. La place d’un goéland, la nuit, est sur le rivage et il jura que désormais il serait un goéland comme les autres. Tout le monde s’en trouverait mieux d’ailleurs.

Péniblement, il parvint à décoller de l’eau noire et il se dirigea vers la terre, bien heureux alors de ce qu’il avait appris sur l’art d’économiser ses forces en planant à basse altitude.

« Eh bien, oui, pensa-t-il, j’en ai assez de tout ce que j’ai appris. Je suis un goéland comme tous les autres goélands et je me contenterai de voler comme vole n’importe lequel d’entre eux. »

Et dans sa hâte à gagner le rivage, il se mit à battre des ailes avec énergie, se hissant non sans peine à une trentaine de mètres.

D’avoir décidé de redevenir l’un quelconque des membres de la communauté, il se sentit réconforté. Il combattrait désormais cette force qui le poussait à apprendre. Il n’y aurait plus de défi et donc plus d’échec. Il était plaisant de ne plus penser, enfin, et de voler ainsi dans le noir, vers les lumières de la plage !

«Le noir ! La voix en lui s’étrangla. Les goélands jamais ne volent dans le noir ! » Mais Jonathan ne l’entendit pas. Tout était si beau – la lune là-haut, les lumières se reflétant sur l’eau, allumant dans la nuit comme des faisceaux de phares montrant la route. Tout était tellement paisible et silencieux...

« Hé ! Veux-tu descendre ! Ne sais-tu pas que les goélands ne volent jamais dans le noir ? Si tu étais fait pour voler dans le noir, tu aurais les yeux de la chouette ! Tu aurais des cartes marines en guise de cervelle ! Tu aurais les ailes courtes du faucon ! »

Et soudain, là, dans la nuit, à trente mètres de la surface des flots, Jonathan Livingston le Goéland sursauta – sa souffrance était oubliée, ses sages résolutions s’évanouirent.

« Évidemment ! Des ailes courtes ! Des ailes courtes de faucon !

« Voilà la solution ! J’étais stupide ! Tout ce dont j’ai besoin c’est d’une aile minuscule. Tout ce qu’il me faut faire c’est replier la plus grande partie de mes ailes et ne voler qu’avec l’aide des seules extrémités.

« Des ailes courtes ! »

Il se hissa derechef à six cents mètres au- dessus de l’Océan sombre et, sans se laisser arrêter un seul instant par l’éventualité d’un échec ou même de la mort, il plaqua, serrée, contre son corps, la partie antérieure de ses ailes, n’opposant à l’air que la mince lame de ses rémiges, et piqua à la verticale vers les flots.

Le mugissement du vent devint monstrueux dans ses oreilles. Cent cinq, cent quarante-cinq, cent quatre-vingts kilomètres à l’heure, et toujours plus vite... La poussée du vent sur sa voilure[2] à deux cents kilomètres à l’heure était maintenant bien moindre qu’elle ne l’avait été à cent cinq. Une minime torsion des extrémités de ses ailes lui permit de redresser à l’horizontale, volant au ras des vagues tel un gris boulet de canon sous la clarté de la lune.

Les paupières presque closes, les yeux réduits à deux fentes pour se protéger du vent, il se réjouit. « Deux cents kilomètres à l’heure ! Et tout bien contrôlé ! Alors, si je pique de quinze cents mètres au lieu de six cents, je me demande quelle allure... »

Ses promesses d’un instant étaient oubliées, balayées par le grand vent de la vitesse. Il n’éprouvait aucun remords à se renier. De telles promesses étaient bonnes pour les goélands qui se contentent de la médiocrité. Lui qui a frôlé, qui a entrevu la perfection peut se dispenser de les tenir !

Quand le jour se leva, Jonathan le Goéland s’entraînait encore. Vues des quinze cents mètres d’altitude où il évoluait, les barques de pêche n’étaient que des copeaux de bois posés sur l’eau plate et bleue, et le vol des goélands en quête du petit déjeuner qu’un tourbillon de poussière dans un rayon de soleil. Il vivait, frémissant de bonheur, fier de dominer sa peur ! Alors, sans autre forme de procès, il plaqua encore une fois contre lui la partie antérieure de ses ailes, déploya les courtes et tranchantes extrémités de sa voilure et piqua droit vers la mer. À l’instant où il dépassait en chute libre les douze cents mètres, il avait déjà atteint sa vitesse limite, le vent devenant alors une sorte de mur contre lequel il butait. Il fonçait à trois cent soixante kilomètres à l’heure. Il avala sa salive, sachant que si ses ailes se dépliaient à pareille vitesse il éclaterait en mille petits morceaux de goéland. Mais la vitesse c’était la puissance, la vitesse était joie et la vitesse était beauté pure !

À trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer, il amorça sa ressource. Ses bouts de plans vibrèrent, sonores, dans le vent formidable tandis que le bateau et la volée de goélands basculaient, se ruant vers lui à la vitesse des météores, dans Taxe de sa trajectoire. Il ne pouvait plus freiner. Il ne savait même pas comment virer à pareille vitesse. Une collision et ce serait la mort sans phrases. Il ferma les yeux...

 

 

 

C’est ainsi que ce matin-là, tout juste après le lever du soleil, Jonathan Livingston le Goéland fonça, les yeux fermés, à la vitesse de trois cent quatre-vingts kilomètres à l’heure, les plumes sifflant au vent, au beau milieu du vol de la tribu en quête du petit déjeuner. Le Goéland de la chance, une fois de plus, lui sourit et nul n’en mourut.

Le temps de relever son bec droit vers le ciel et il montait encore à cent quarante kilomètres à l’heure. Lorsqu’il eut ralenti à trente et qu’il put enfin redéployer ses ailes, le bateau, à douze cents mètres au-dessous de lui, n’était qu’une miette de pain flottant sur la mer... Ses pensées étaient triomphales. « La vitesse limite ! Un goéland volant à trois cent soixante kilomètres à l’heure ! Quel exploit ! Quelle percée vers l’avenir ! »

C’était sans nul doute le plus grand événement de l’histoire de la communauté des goélands ! Et dès lors une ère nouvelle s’ouvrirait pour Jonathan le Goéland !

Revenu à sa zone solitaire d’entraînement, il replia ses ailes pour repartir en piqué d’une hauteur de deux mille quatre cents mètres et se mit immédiatement à chercher comment virer.

Une seule rémige, découvrit-il, déplacée d’une fraction de centimètre lors d’un vol à très grande vitesse, permettait un virage souple et majestueux. Avant toutefois de le constater, il remarqua qu’aux vitesses extrêmes plusieurs plumes dressées simultanément le faisaient tournoyer comme une balle de fusil... Jonathan venait de réussir la première acrobatie aérienne de toute l’histoire terrestre des goélands.

Il ne perdit pas son temps, ce jour-là, à causer avec les autres goélands, mais il vola bien après le coucher du soleil. Il découvrit le looping, le tonneau lent, le tonneau à facettes, la vrille inversée, la cabriole de la mouette, la roue.

 

Lorsque Jonathan le Goéland rejoignit les siens sur le rivage, il faisait nuit noire. Il éprouvait des vertiges et il était terriblement las. Malgré cela, dans sa joie, il effectua à l’atterrissage un dernier looping suivi d’un tonneau déclenché, juste avant de se poser.

Quand ils apprendraient ce qu’il avait réalisé, les exploits qu’il avait accomplis, pensait-il, les goélands seraient fous de joie. Combien désormais les perspectives de leur vie allaient s’étendre ! Au lieu du terne labeur consistant à aller et venir entre les bateaux de pêche et le rivage, il allait y avoir pour eux une raison de vivre ! Désormais ils pourraient sortir de leur ignorance, se révéler des créatures pleines de noblesse, d’habileté et d’intelligence. Être libres !

Apprendre à voler ! Apprendre à voler ! Les années à venir vrombissaient et rayonnaient de promesses...

Au moment où il atterrit, les goélands étaient assemblés en Grand Conseil et, semblait-il, se tenaient ainsi depuis un certain temps. En fait, ils l’attendaient. — Jonathan Livingston le Goéland ! Veuille te placer debout au centre de l’Assemblée !

La voix de l’Ancien, alors qu’il clamait ces paroles, était hautement cérémonieuse. Etre invité à se tenir debout au centre de l’Assemblée ne pouvait signifier que grande honte, ou grand honneur. Le Cercle de l’Honneur était, pour les goélands, le mode traditionnel pour désigner les chefs de rang élevé.

« Bien sûr, se dit-il, c’est la volée de goélands que j’ai rencontrés ce matin, qui ont assisté au grand exploit et l’ont raconté ! Mais je ne veux aucun honneur, je n’ai aucune envie de devenir un chef, je veux seulement partager ma découverte, montrer ces horizons qui s’ouvrent à nous. »

Il s’avança.

— Jonathan Livingston le Goéland, dit l’Ancien, tiens-toi debout en signe de honte au centre de l’Assemblée, bien en vue de tous les goélands tes semblables ! Ce fut comme si on l’eût frappé d’un coup de massue. Ses pattes flageolèrent, ses plumes retombèrent, un grand bruit lui emplit les oreilles. Placé au centre en signe de honte ? Impossible ! Et le grand exploit ? Ils ne comprennent rien ! Ils commettent une erreur, une terrible erreur !

— ... pour sa totale absence de sens des responsabilités, continuait la voix pompeuse, ... l’amenant à bafouer la traditionnelle dignité de la famille des goélands...

Être placé au centre en signe de honte, cela voulait dire qu’il allait être mis au ban de la société des goélands, exilé, condamné à mener une vie solitaire sur les Falaises lointaines.

— … un jour, Jonathan Livingston le Goéland, tu apprendras que l’irresponsabilité ne paie pas. La vie, c’est peut-être pour toi l’inconnu et l’insondable, mais nous, nous sommes mis au monde pour manger et demeurer vivants aussi longtemps que possible !

Un goéland jamais ne réplique au Grand Conseil ; pourtant la voix de Jonathan s’éleva :

— Irresponsabilité ? Mes frères ! s’écria-t-il, qui donc est plus responsable que le goéland qui découvre un sens plus noble à la vie et poursuit un plus haut dessein que ceux qui l’ont précédé ? Mille années durant, nous avons joué des ailes et du bec pour ramasser des têtes de poisson, mais désormais nous avons une raison de vivre : apprendre, découvrir, être libres ! Offrez- moi seulement une chance de vous convaincre, laissez-moi vous montrer ce que j’ai découvert... Ce fut comme si Jonathan eût parlé à des pierres.

— La fraternité est rompue, entonnèrent en chœur les goélands, et unanimement, faisant solennellement la sourde oreille, ils tournèrent le dos à Jonathan.

 

Jonathan le Goéland s’en alla passer, bien au-delà des Falaises lointaines, solitaire, le reste de ses jours. Son unique chagrin, il ne le devait pas à la solitude, mais au fait que les autres goélands ne voulaient pas croire à la gloire du vol, au fait qu’ils se refusaient à ouvrir les yeux et à voir !

Lui, il en savait chaque jour davantage. Il apprit qu’un piqué vertical à grande vitesse pouvait l’amener à découvrir les rares et savoureux poissons qui nagent à trois mètres au-dessous de la surface de l’Océan. Pour survivre, il n’avait plus besoin des bateaux de pêche et de leur pain rassis. Il apprit à dormir dans les airs. Il prenait un cap à la tombée de la nuit, par le travers du vent de terre, et pouvait, entre le crépuscule et l’aube, parcourir quelque cent cinquante kilomètres. Sans se départir d’une complète maîtrise de soi, il traversait en grimpant à tire d’aile les épais brouillards marins, les survolait en des cieux baignés d’une éblouissante clarté, alors que tous les autres goélands restaient cloués au sol dans la brume et la pluie. Il apprit à se laisser porter par les vents ascendants bien loin vers l’intérieur des terres où il pouvait se repaître de délicats insectes.

Ce qu’il avait autrefois souhaité pour la communauté, il le conquérait maintenant pour lui seul. Il apprenait à voler et ne trouvait pas trop élevé le prix payé. Jonathan le Goéland comprit que l’ennui, la peur et la colère sont les raisons pour lesquelles la vie des goélands est si brève et, comme il les avait chassés de ses pensées, il vivait pleinement une existence prolongée et belle.

 

 

 

C’est un soir qu’ils arrivèrent, rencontrant Jonathan qui planait, serein et solitaire, dans son ciel bien-aimé. Les deux goélands qui apparurent à toucher ses ailes étaient purs comme la lumière des étoiles, et l’aura qui émanait d’eux, dans l’air de la nuit profonde, était douce et amicale. Mais plus merveilleuse que tout au monde était la grâce avec laquelle ils volaient, leurs rémiges ramant avec précision et régularité à trois centimètres des siennes.

Sans mot dire, Jonathan voulut les éprouver -et cette épreuve, aucun goéland ne l’avait jamais passée. Il cambra ses ailes, ralentissant jusqu’à la limite de la perte de vitesse – les deux oiseaux radieux ralentirent avec lui, en souplesse, ailes encastrées dans les siennes. Ils n’ignoraient donc rien du vol lent.

Il replia alors ses ailes, et partit en piqué à deux-cents kilomètres à l’heure – ils piquèrent avec lui en formation impeccable.

Finalement, il convertit la vitesse de sa chute libre en une chandelle qui lui permit d’enrouler un long tonneau lent vertical – ils exécutèrent le tonneau avec lui en se jouant...

Jonathan se remit à voler en palier, demeurant un bon moment silencieux.

— Fort bien, dit-il enfin. Oui êtes-vous ?

— Nous sommes les tiens, Jonathan, nous sommes tes frères, répondirent-ils avec assurance et calme. Nous sommes venus te chercher pour te mener plus haut encore, pour te guider vers ta patrie.

— De patrie, je n’en ai point. Les miens, je les ignore. Je suis un exclu. Tenez, vous voyez bien, nous volons à la crête des grandes ondes de la montagne. Encore quelques dizaines de mètres d’altitude et il me faudra renoncer à hisser plus haut ma vieille carcasse.

— Mais non, Jonathan, tu peux t’élever davantage encore, car tu as voulu apprendre. Ton apprentissage élémentaire est terminé et il est temps pour toi de passer à une autre école. Jonathan le Goéland avait eu l’intuition, toute sa vie durant, qu’un jour elle s’illuminerait de cet instant unique. Oui, ils avaient raison ! Il volerait ainsi plus haut encore et le moment était bien venu pour lui d’aller vivre en sa vraie patrie.

Longuement il promena un ultime regard sur les cieux, sur cette magnifique terre argentée où il avait appris tant de choses.

— Je suis prêt, dit-il enfin.

Et Jonathan Livingston le Goéland, accompagnant les deux goélands-étoiles, s’enleva pour disparaître avec eux dans le ciel d’un noir absolu.

 

 

 

Deuxième partie

 

« C’est donc cela, le paradis », pensa Jonathan, et il ne put s’empêcher de sourire intérieurement. Il était sans doute assez irrespectueux d’analyser le paradis au moment même où il y était conduit.

Comme il s’élevait de la terre, montant dans les nuages en formation serrée avec les deux oiseaux brillants, il constata que son propre corps devenait aussi radieux que les leurs. Et pourtant, le jeune Jonathan le Goéland, qui avait vécu derrière ses yeux dorés, était toujours présent, car seule son enveloppe extérieure changeait. Il se sentait toujours un vrai goéland, mais déjà il volait beaucoup mieux que son ancien corps n’avait jamais volé. « Oui, pensa-t-il, je suis persuadé qu’avec un effort moindre je pourrais doubler ma vitesse et accomplir des performances deux fois supérieures à celles réalisées lors de mes plus beaux jours terrestres ! »

 

Ses plumes étaient désormais d’une éclatante blancheur et ses ailes lisses et parfaites comme des voiles d’argent poli. Heureux, il se mit à étudier leurs réactions afin d’en utiliser au mieux les forces nouvelles.

À trois cent quatre-vingts kilomètres à l’heure, il sentit qu’il approchait de la vitesse maximale de son vol en palier. À quatre cents, il estima qu’il était impossible d’aller plus vite. Il en fut un peu chagrin. Il y avait donc une limite à ce que son nouveau corps pouvait accomplir et, bien que son ancien record fût pulvérisé, il était tout de même une frontière qu’il ne ferait reculer que moyennant un grand effort. « C’est injuste, pensa-t-il, il ne devrait pas y avoir de telles limites au paradis. »

Les nuages s’entrouvrirent, les goélands qui l’escortaient lui crièrent : «Bon atterrissage, Jonathan ! » et s’évanouirent dans l’espace.

 

Il vit qu’il survolait la mer vers un rivage tourmenté. Une poignée de goélands s’y exerçaient à utiliser les courants ascendants engendrés par les falaises. Bien loin, au nord, à la limite de l’horizon, quelques autres de ses congénères volaient. Spectacles nouveaux, nouvelles pensées – les questions se pressaient dans sa tête. «Pourquoi ces goélands sont-ils en si petit nombre alors que le ciel devrait en être rempli ? Et pourquoi suis-je tout à coup si las ? Comment m’imaginer que les goélands au paradis puissent être las ou avoir envie de dormir ? »

Où avait-il entendu cela ? Les souvenirs de la vie qu’il avait menée sur terre se détachaient de lui par lambeaux. La terre avait été un lieu où il avait beaucoup appris, bien sûr, mais les détails s’en effaçaient. Il y était vaguement question d’oiseaux se disputant leur pâture, et aussi de sa condition d’exclu...

Des goélands, au nombre d’une douzaine, qui se trouvaient près du rivage, vinrent à sa rencontre. Sans que nul d’entre eux ne dît mot, il comprit qu’il était le bienvenu et qu’il était désormais chez lui. Cela avait été une bien longue journée, une journée dont, déjà, il oubliait l’aurore.

Il vira pour atterrir sur la plage, battant des ailes afin de demeurer stationnaire à trois centimètres du sol, se laissant choir ensuite légèrement sur le sable. Les autres goélands se posèrent eux aussi mais sans qu’aucun n’agitât la moindre plume. Ailes brillantes déployées, ils se laissaient porter par le vent puis cambraient leurs pennes et s’immobilisaient à l’instant même où leurs pattes touchaient le sol. C’était étonnant d’assurance mais pour l’instant Jonathan, muet, trop las pour essayer de les imiter, dormait déjà paisiblement sur la plage.

 

 

 

Dans les jours qui suivirent, Jonathan comprit qu’en ces lieux il y avait encore autant à apprendre sur le vol que dans l’existence dont il avait pris congé. Avec, toutefois, une différence. Les goélands d’ici partageaient sa façon de penser. Pour chacun d’eux, l’important était de voler et d’atteindre la perfection dans ce qu’ils aimaient le plus : voler. Ils étaient tous de magnifiques oiseaux et, heure par heure, chaque jour, ils s’exerçaient en vol aux techniques aériennes les plus avancées.

Longtemps Jonathan oublia le monde d’où il était venu, où les siens vivaient, aveugles aux joies du vol, ne se servant de leurs ailes qu’aux fins de trouver et de se disputer la nourriture. Puis, un jour, les souvenirs remontèrent un court instant à sa mémoire.

Ce fut un matin où il était parti avec son moniteur, cependant qu’ils faisaient tous deux, ailes repliées, une pause sur la plage après une séance de tonneaux déclenchés.

— Sullivan, que sont-ils devenus ? interrogea-t-il silencieusement, habitué désormais à la facile télépathie qui pour eux remplaçait les sons rauques et criards des goélands terrestres. Pourquoi ne sommes-nous pas ici plus nombreux ? Dans l’univers d’où je viens, ils étaient...

— ... des milliers et des milliers de goélands ? Je le sais.

Sullivan hocha la tête.

— La seule réponse que je puisse te faire, Jonathan, c’est que je n’ai jamais rencontré, sur un million d’oiseaux, un seul qui fût semblable à toi. Pour la plupart nous progressons si lentement ! Nous passons d’un monde dans un autre qui lui est presque identique, oubliant sur-lechamp d’où nous venons, peu soucieux de comprendre vers quoi nous sommes conduits, ne vivant que pour l’instant présent. As-tu idée du nombre de vies qu’il nous aura fallu vivre avant que de soupçonner qu’il puisse y avoir mieux à faire dans l’existence que manger, ou se battre, ou bien conquérir le pouvoir aux dépens de la communauté ? Mille vies, Jon, dix mille ! et cent autres vies ensuite avant que nous ne commencions à comprendre qu’il existe une chose qui se nomme perfection, et cent autres encore pour admettre que notre seule raison de vivre est de dégager cette perfection et de la proclamer Cette règle est toujours valable pour nous, bien sûr, car nous ne choisissons le prochain monde où nous vivrons qu’en fonction de ce que nous apprenons dans celui-ci. N’apprenons rien et le prochain monde sera identique, avec les mêmes poids morts à soulever, les mêmes interdits à combattre...

Il déploya ses ailes et se tourna face au vent.

— Mais toi, Jon, tu en as tant appris en une seule vie que tu n’as pas eu à voyager au travers de mille vies avant d’atteindre celle-ci.

Un instant plus tard, il reprit l’air pour s’entraîner. Les tonneaux à facettes, en formation, étaient d’une exécution difficile car, durant une partie de la figure, Jonathan, la tête en bas, devait penser à inverser la cambrure de son aile et la retourner en harmonie parfaite avec celle de son moniteur.

— Essayons encore une fois, disait Sullivan, inlassable. Essayons encore.

Puis finalement : « Bien ! »

Et ils passèrent aux loopings à l’envers.

 

Un soir que les goélands qui n’étaient pas de vol de nuit se tenaient assemblés sur le sable, méditant, Jonathan s’arma de courage et s’avança vers l’Ancien des goélands qui, disait- on, devait bientôt quitter leur monde.

— Chiang..., murmura-t-il un peu nerveusement. Le vieux goéland le regarda avec bonté.

— Oui, mon fils ?

Au lieu d’affaiblir l’Ancien, l’âge avait accru sa puissance ; il pouvait, en vol, surclasser tous les autres goélands de la communauté et il avait acquis la parfaite maîtrise de domaines où les autres n’osaient s’aventurer qu’à petits pas.

— Chiang, n’est-il pas vrai que ce monde-ci n’a rien à voir avec le paradis ?

La lune éclaira le sourire de l’Ancien.

— Ah ! Tu as découvert cela tout seul, Jonathan le Goéland ?

— Je le crois, mais alors quoi ? Où allons-nous ? Existe-t-il, ce lieu que l’on nomme le paradis ?

— Non, Jon, il n’existe rien de tel. Le paradis n’est pas un espace et ce n’est pas non plus une durée dans le temps. Le paradis, c’est simplement d’être soi-même parfait.

Il demeura un moment silencieux et ajouta :

— Tu es, n’est-il pas vrai, un oiseau très rapide ?

— J’…aime la vitesse, balbutia Jonathan, interloqué mais fier de ce que l’Ancien l’eût remarqué.  

— Sois persuadé, Jonathan, que tu commenceras à toucher au paradis à l’instant même où tu accéderas à la vitesse absolue. Et cela ne veut pas dire au moment où tu voleras à quinze cents kilomètres à l’heure ou à quinze cent mille kilomètres à l’heure, ou même à la vitesse de la lumière. Car tout nombre nous limite et la perfection n’a pas de bornes. La vitesse absolue, mon enfant, c’est l’omniprésence.

Sans avertissement, Chiang disparut pour simultanément apparaître à une quinzaine de mètres de distance, puis il s’éclipsa à nouveau et dans le même milliardième de seconde il était déjà là, revenu à toucher l’épaule de Jonathan...

— Tu verras, cela peut être assez drôle.

Jonathan fut si éberlué de ce qu’il venait de voir qu’il en oublia de poser ses questions à propos du paradis.

— Comment faites-vous cela ? Quel effet cela vous fait-il ? Jusqu’où pouvez-vous aller ?

— Tu dois pouvoir te rendre en tout endroit existant à tout moment où tu souhaites y aller, répondit l’Ancien. J’ai voyagé vers tous les pays et en toutes les époques auxquels j’étais capable de penser.

Il parcourut des yeux l’étendue des flots.

— C’est étrange. Les goélands qui, par amour du voyage, méprisent la perfection ne vont, lentement, nulle part. Ceux qui, par amour de la perfection, oublient le voyage peuvent instantanément aller n’importe où. Souviens-toi, Jonathan, le paradis n’est ni un lieu, ni un instant, car instant et lieu sont des notions totalement dénuées de sens. Le paradis, c’est... Devant la perspective de conquérir de nouveaux fragments d’inconnu, Jonathan le Goéland frémissait déjà d’impatience.

— Pouvez-vous m’enseigner à voler comme cela ?

— Bien sûr, si tel est ton désir.

— Oui, je le veux. Quand pouvons-nous commencer ?

— À l’instant, si cela te fait plaisir.

— Oui, je veux apprendre à voler comme cela, dit Jonathan, et une étrange lueur brillait dans son regard. Dites-moi ce qu’il faut faire.

Chiang parla alors lentement tout en observant son cadet.

— Pour voler à la vitesse de la pensée vers tout lieu existant, dit-il, il te faut commencer par être convaincu que tu es déjà arrivé à destination...

Selon Chiang, la bonne méthode pour Jonathan consistait à cesser de se considérer lui- même comme pris au piège d’un corps limité par les trois dimensions, ayant une envergure d’un mètre sept centimètres et dont les déplacements pouvaient être tracés sur un planisphère. Le secret de Chiang ne pouvait résider que dans la conviction absolue que son être, aussi parfait qu’un nombre imaginé et pas encore transcrit en chiffres, était partout présent dans la durée et dans l’espace.

 

 

 

Jour après jour, Jonathan s’efforça farouchement d’accéder à cet état, de l’aurore naissante à minuit passé, mais en dépit de tous ses efforts il ne progressa pas de l’épaisseur d’un duvet.

— Oublie la foi ! lui répétait Chiang sans cesse. Tu n’as eu nul besoin d’avoir la foi pour voler, tout ce qu’il t’a fallu, c’est comprendre le vol, ce qui d’ailleurs signifie exactement la même chose. Va, essaie encore...

... Un beau jour, posé sur le rivage, Jonathan fermant les yeux et se concentrant eut la révélation subite de ce que Chiang voulait dire. « Mais oui, c’est vrai ! Je suis un goéland parfait et sans limites ! » Il en ressentit un grand choc joyeux.

— Bravo ! dit Chiang, triomphant.

Quand Jonathan ouvrit les yeux, il se retrouva seul avec l’Ancien sur un rivage différent – un rivage où les arbres poussaient jusqu’au bord des flots, sous un ciel où gravitaient, jaunes, deux soleils jumeaux.

— Tu as enfin saisi le principe, dit Chiang, mais tu verras que la maîtrise totale demande plus de travail...

Jonathan était stupéfait.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il.

Sans se laisser impressionner le moins du monde par l’étrange environnement, l’Ancien balaya d’un geste la question de son disciple.

— Bah ! Nous sommes, de toute évidence, sur quelque planète dont le ciel est vert et à laquelle une étoile double tient lieu de Soleil.

Jonathan poussa un cri de victoire qui était aussi le premier son émis par lui depuis qu’il avait quitté la Terre.

— Ça marche ! Ça marche !

— Oui, bien sûr, ça marche, Jon, dit Chiang. Ça marche toujours lorsqu’on sait ce qu’on fait. Et maintenant, voici comment te contrôler totalement...

 

À leur retour, il faisait nuit. Les autres goélands fixaient respectueusement Jonathan de leurs yeux d’or car ils l’avaient vu disparaître de l’endroit où il était resté si longtemps immobile.

Il ne supporta pas plus d’une minute leurs félicitations.

— Je suis ici le nouveau venu ! Je suis un débutant ! C’est moi qui ai tant à apprendre de vous !

— Je me le demande, Jon, dit Sullivan qui se tenait près de lui. Apprendre te fait moins peur qu’à aucun des goélands que j’ai rencontrés depuis mille ans.

Le silence tomba sur le petit groupe. Jonathan, embarrassé, se dandinait d’une patte sur l’autre. — Nous pouvons désormais, si tu le désires, nous mettre à travailler sur la durée, dit Chiang, jusqu’à ce que tu sois capable de survoler le passé et l’avenir, et c’est alors que tu seras prêt à entreprendre le plus difficile, le plus puissant, le plus merveilleux de tous les exercices. Tu seras prêt à prendre ton vol pour aller là-haut connaître le sens de la bonté et de l’amour...

Un mois – ou quelque période qui lui donna l’impression de correspondre à la durée d’un mois – passa et Jonathan apprenait avec une effarante célérité. Il avait toujours tiré très vite la leçon des faits et maintenant, devenu le disciple attitré de l’Ancien en personne, il assimilait les notions nouvelles comme l’eût fait un ordinateur ailé.

 

Vint alors le jour où Chiang disparut. Il conversait tranquillement avec eux tous, les exhortant à ne jamais mettre fin à leur poursuite de la connaissance, à leur entraînement physique, à leurs efforts en vue de comprendre le principe invisible de toute vie parfaite. Alors qu’il parlait, ses plumes devinrent de plus en plus étincelantes jusqu’à ce que tous les goélands eussent baissé les yeux tant ils étaient éblouis.

— Jonathan – et ce furent là ses dernières paroles –, continue à étudier l’Amour !

Lorsque les goélands purent à nouveau ouvrir les yeux, Chiang avait disparu.

 

 

 

Au fil des jours, Jonathan se surprenait de plus en plus à penser à la Terre d’où il était venu. S’il avait connu alors la dixième, la centième partie de ce qu’il savait ici, combien sa vie s’en serait trouvée enrichie ! Il demeurait posé sur le sable, se demandant s’il n’y avait pas quelque part là- bas un goéland luttant pour échapper à la servitude, entrevoyant lui aussi dans le vol autre chose qu’un moyen de locomotion permettant d’aller ramasser un croûton de pain jeté d’une barque. Peut-être même y en avait-il un autre, réduit à la condition d’exclu pour avoir proclamé sa vérité face au clan.

Plus Jonathan apprenait à pratiquer la bonté, plus il s’appliquait à comprendre la nature de l’amour, plus profond était son besoin de retourner sur la Terre. Car, en dépit de son passé solitaire, Jonathan le Goéland était un apôtre-né et, pour lui, démontrer l’Amour, c’était transmettre à un goéland trébuchant dans la solitude, à la recherche de la vérité, un peu de cette vérité que lui, Jonathan, avait découverte.

Son ami Sullivan, désormais adepte du vol à la vitesse de la pensée et partisan, lui aussi, de l’aide à autrui, se montrait sceptique.

— Jon, tu as été jadis banni. Pourquoi crois-tu que l’un quelconque des goélands que tu as autrefois connus t’écouterait à présent ? Tu connais le proverbe et il est véridique : Le goéland voit le plus loin qui vole le plus haut. Les goélands du pays d’où tu viens restent accrochés au sol à pousser des cris rauques et à se battre entre eux. Ils sont à mille lieux du paradis et tu espères pouvoir leur en montrer le chemin ? Jon, ils ne voient pas plus loin que le bout de leurs propres ailes ! Reste avec nous, aide nos petits nouveaux. Ils sont les seuls goélands à planer assez haut pour comprendre ce que tu as à leur dire...

Il se tut un instant avant d’ajouter :

— Qu’aurais-tu dit si Chiang s’en était retourné vers ses anciens mondes à lui ? Où en serais-tu aujourd’hui ?

Cet ultime argument porta. Sullivan avait raison. Le goéland voit le plus loin qui vole le plus haut.

Jonathan demeura donc à travailler avec les oiseaux nouveau venus, tous très intelligents et prompts à assimiler renseignement qu’il leur dispensait. Mais la nostalgie qu’il avait éprouvée lui revenait souvent et il ne pouvait s’empêcher de songer qu’il y avait peut-être là-bas, sur la Terre, un ou deux goélands capables eux aussi d’apprendre. Combien plus savant eût-il été à présent si Chiang était venu à lui le jour même de son bannissement !

— Sully, je dois m’en retourner, finit-il par dire un jour Tes élèves font merveille, ils peuvent t’aider à perfectionner les nouveaux venus.

Sullivan soupira mais s’abstint de discuter.

— Je crois, Jonathan, que tu me manqueras...

— Sully, n’as-tu pas honte ! lui reprocha amicalement Jonathan. Soyons sérieux ! Qu’essayons-nous d’atteindre chaque jour ? Si notre amitié ne dépend que de notions telles que l’espace et le temps, alors, quand finalement nous aurons transcendé l’espace et le temps, notre fraternelle amitié sera détruite ! Si c’est ainsi que nous concevons l’espace, tout en nous sera limité. Si nous concevons ainsi le temps, seul nous restera l’instant présent. N’es-tu pas convaincu que nous pourrons nous rencontrer quand même une fois ou deux dans le temps et dans l’espace ?

Sullivan le Goéland ne put s’empêcher de rire.

— Fol oiseau que tu es, fit-il gentiment. Si quelqu’un s’avère un jour capable de montrer à un goéland posé sur le sol comment voir à quinze cents mètres, ce sera Jonathan Livingston le Goéland.

Il baissa les yeux vers le sable.

— Au revoir, Jon, au revoir, mon ami.

— Au revoir, Sully, à bientôt donc.

Alors Jonathan se concentra en pensée sur l’image des grands rassemblements de goélands survolant les rivages d’antan et, avec l’assurance que donne l’habitude, il connut une fois encore qu’il n’était pas plume et os mais liberté et espace que rien au monde ne pouvait plus limiter.

 

 

 

Fletcher Lynd le Goéland était très jeune encore et convaincu qu’aucun oiseau n’avait jamais été traité aussi durement que lui ou avec autant d’injustice par aucune communauté.

« Peu m’importe ce qu’ils disent », pensait-il, farouche, et sa vue se brouillait de larmes cependant qu’il volait vers les Falaises lointaines. « Le vol, c’est tellement autre chose que de sautiller d’un point à un autre en battant des ailes ! Peuh ! Un moustique peut le faire. Un seul petit tonneau bien barriqué autour d’un Ancien, pour rire un brin, et me voilà réduit à la condition d’exclu. Sont-ils aveugles ? Sont-ils incapables de penser à la gloire que ce serait pour nous que d’apprendre vraiment à voler ? Je n’ai cure de ce qu’ils pensent. Je leur montrerai ce que c’est que voler ! Je serai un vrai hors-la-loi si c’est là ce qu’ils cherchent et je leur ferai regretter... »

C’est alors que la voix s’insinua en lui et, bien qu’elle fût très douce, elle le fit sursauter si violemment qu’il perdit l’équilibre.

— Ne les juge pas trop sévèrement, Fletcher le Goéland. En te rejetant, les autres goélands n’ont fait de tort qu’à eux-mêmes et un jour ils le comprendront, et un jour ils verront ce que tu vois. Pardonne-leur et aide-les à y parvenir.

À deux centimètres du plan droit de Fletcher volait le plus étincelant de tous les goélands blancs du monde. Il glissait dans les airs sans effort apparent, sans mouvoir une seule plume, avec une vitesse proche de la vitesse limite de Fletcher.

Il y eut chez le jeune oiseau un instant de stupeur totale.

— Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? Suis-je fou ? Suis-je mort ? et que vois-je ?

Basse et calme, dans sa pensée en quête d’une réponse, la voix interrogea :

— Fletcher Lynd le Goéland, veux-tu voler ?

— Oui, je veux voler !

— Fletcher Lynd le Goéland, veux-tu voler au point d’oublier les tiens et apprendre, puis revenir un jour vers eux les aider ?

Aussi blessé dans son orgueil que fût Fletcher le Goéland, il ne pouvait mentir à cet être magnifique.

— Oui, je le veux, murmura-t-il.

— Alors, Fletcher, lui dit l’être éblouissant dont la voix était empreinte de bonté, commençons par le vol en palier...

 

 

 

Troisième partie

 

Jonathan, attentif, décrivant des cercles, survolait lentement les Falaises lointaines. En tant qu’élève, ce rude gaillard de Fletcher approchait de très près l’idéal. Il était puissant et léger et il volait vite, mais mieux encore il avait le feu sacré.

En cette minute même il arrivait, forme ronflante, grise et floue, frôlant son moniteur à deux cent vingt kilomètres à l’heure. Ensuite, sans ralentir, il s’arrachait au piqué pour tenter de tourner un tonneau lent vertical à seize facettes, tout en les comptant à haute voix : — ...huit... neuf... dix... vous voyez, Jonathan -aïe ! -, je n’ai plus de vitesse... onze... ah ! je voudrais bien arriver à faire de bons arrêts bien nets pareils aux vôtres !... douze... sacrebleu ! j’y- arriverai-pas... treize... oh !... ces trois dernières facettes !... quatorze... aaakk !

Le décrochage en coup de fouet, au faîte de sa trajectoire ascendante, mit le comble à sa rage d’avoir échoué. Il culbuta à la renverse, tomba, repartit brutalement en vrille sur le dos et, haletant, finit par reprendre le contrôle de la situation à une trentaine de mètres au-dessous du niveau du maître.

— Vous perdez votre temps avec moi, Jonathan, je suis trop borné ! Je suis trop stupide ! J’essaie, j’essaie, mais je ne réussirai jamais !

Jonathan hocha la tête en abaissant vers lui son regard.

— Une chose en tout cas est certaine, jamais tu n’y parviendras tant que tu feras des ressources aussi brutales. Mon petit Fletcher, tu perds ainsi au départ soixante kilomètres à l’heure ! Souplesse ! Fermeté mais souplesse ! Compris ?

Il descendit rejoindre le jeune goéland.

— Essayons maintenant ensemble, en formation. Accompagne bien ma ressource. Vois comment nous amorçons la manœuvre en douceur...

 

Au bout de trois mois, Jonathan avait six autres élèves, tous des exclus, tous intéressés par cette étrange notion nouvelle du vol pour la joie de voler. Pourtant, il leur était plus aisé de réussir de hautes performances que de comprendre la raison profonde pour laquelle ils les réalisaient. — Chacun de nous, en vérité, est une idée du Grand Goéland, une image illimitée de la liberté, leur expliquait Jonathan lors de leurs réunions du soir sur la plage. Le vol de précision n’est qu’un pas de plus franchi dans l’expression de notre vraie nature. Tout ce qui nous limite, nous devons l’éliminer. C’est le pourquoi de tout cet entraînement aux vols à haute vitesse et aux acrobaties aériennes...

Ses élèves, épuisés par les vols de la journée, sommeillaient. Ils aimaient l’entraînement à cause de la vitesse, parce que c’était grisant et que cela leur permettait aussi d’étancher une soif de savoir qui grandissait à chaque leçon. Mais aucun d’entre eux, pas même Fletcher Lynd le Goéland, n’était parvenu à admettre que le vol des idées pût être aussi réel que celui de la plume et du vent.

— Votre corps, d’une extrémité d’aile à l’autre, disait parfois Jonathan, n’existe que dans votre pensée, qui lui donne une forme palpable. Brisez les chaînes de vos pensées et vous briserez aussi les chaînes qui retiennent votre corps prisonnier...

Mais quelle que fût sa façon de leur dire, ce n’était pour eux que l’expression de quelque plaisante construction de l’esprit et le besoin de dormir prenait vite le dessus.

À peine un mois passé, Jonathan leur fit savoir que le moment était venu de s’en retourner tous vers le clan.

— Nous ne sommes pas prêts ! objecta Henry Calvin le Goéland. Nous serons mal reçus ! Nous sommes des exclus ! Comment pouvons-nous aller là où nous ne sommes pas les bienvenus ? — Nous sommes libres d’aller où bon nous semble et d’être ce que nous sommes, répondit Jonathan en décollant du sable et mettant le cap à l’est vers les territoires du clan.

Une brève angoisse étreignit ses élèves car, selon la loi du clan, un exclu ne doit jamais revenir au sein du groupe et jamais, en dix mille ans, cette loi n’avait été transgressée. La loi leur ordonnait de rester ; Jonathan leur demandait de l’accompagner là-bas. Il volait déjà à quinze cents mètres du rivage. S’ils hésitaient plus longtemps à le suivre, il allait devoir affronter, seul, une communauté hostile.

— Ma foi, après tout, si nous n’appartenons pas à la communauté, pourquoi obéir à sa loi ? dit Fletcher embarrassé. En outre, s’il y a bataille, nous serons plus utiles là-bas qu’ici...

Ils arrivèrent donc de l’ouest, ce matin-là, formés en double losange de parade, rémiges encastrées. À deux cents kilomètres à l’heure, ils survolèrent la plage du Conseil du clan ; Jonathan en tête, Fletcher à son aile droite, Henry Calvin luttant crânement pour maintenir sa position à gauche. Puis toute la formation passa lentement sur le dos, par la droite, comme un seul et unique oiseau... puis redressa... puis roula une seconde fois... puis à nouveau revint en palier, tandis que le vent les fouettait tous.

Le passage de la formation trancha aussi net qu’un couteau géant les couacs et les cris rauques de la vie quotidienne communautaire et quatre mille paires d’yeux écarquillés de goélands se mirent à les observer. Un à un, chacun des huit intrus décrivit un looping serré qui s’acheva en fin de boucle sur le sable par un atterrissage de précision, pattes tendues, parfaitement amorti. Puis, comme si ce genre d’exercice appartenait à la routine, Jonathan le Goéland entreprit la critique du vol effectué.

— Tout d’abord, dit-il avec un sourire narquois, vous avez tous un peu ramé au rassemblement...

 

 

 

La nouvelle se répandit dans la communauté comme une traînée de poudre. Ces oiseaux sont des exclus ! Et ils sont revenus ! Et cela... cela est impensable ! Les prophéties de Fletcher, l’éventualité d’un affrontement, s’évanouirent dans la confusion générale du clan.

— Oui, d’accord, ce sont des exclus, dirent certains parmi les goélands les plus jeunes, mais alors, où ont-ils appris à voler comme cela ?

Le message de l’Ancien mit près d’une heure à faire le tour de la communauté. « Ignorez-les. Tout goéland qui parlera à un exclu sera exclu lui-même. Tout goéland qui regardera un exclu sera en infraction avec la loi du clan. »

Désormais, Jonathan ne vit plus que des dos gris tournés vers lui, mais ne parut pas les remarquer. Il tint ses séances d’entraînement juste au-dessus de la plage du Conseil et pour la première fois poussa ses élèves jusqu’à la limite de leurs possibilités, et même au-delà.

— Martin le Goéland ! s’écriait-il à travers l’espace, tu prétends savoir ce qu’est le vol lent. Eh bien, tu ne sais rien du tout tant que tu ne m’as pas prouvé le contraire ! Vole !

C’est ainsi que le petit Martin William le Goéland, piqué au vif par les sarcasmes de son maître, s’étonnant lui-même, devint le magicien du vol lent. Dans la brise la plus légère, il parvenait à incurver ses rémiges de façon à s’élever, sans un seul battement d’ailes, du sable aux nuages puis à revenir à son point de départ.

 

Charles-Roland le Goéland se fit porter par les ondes du grand vent de la montagne à plus de sept mille mètres d’altitude et, bleui par le froid de l’air raréfié, redescendit, éberlué et ravi, résolu à monter plus haut encore le lendemain.

De même Fletcher le Goéland, qui plus que tout autre aimait la voltige, réussit son tonneau vertical à seize facettes et le jour suivant le couronna d’un triple déclenché vertical, ses plumes blanches étincelant aux rayons du soleil, au- dessus d’une plage d’où plus d’un œil furtif l’observait.

À toute heure, Jonathan, démontrant, suggérant, insistant, guidant, était là, aux côtés de chacun de ses élèves. Il volait avec eux, de nuit, dans les nuages, dans la tempête, pour l’amour de l’art, tandis que les membres du clan croupissaient misérablement au sol.

Quand le vol était terminé, les élèves se détendaient sur le sable et, avec le temps, écoutaient désormais Jonathan plus attentivement. Il énonçait bien encore quelques idées folles qu’ils ne parvenaient pas à saisir mais aussi quelques- unes, excellentes, qui étaient à leur portée.

Petit à petit, la nuit, un second cercle commença à se former autour de celui des élèves – un cercle de goélands curieux, attentifs, debout dans l’obscurité des heures durant, ne souhaitant ni se voir les uns les autres ni être vus, s’éclipsant avant l’aube.

Ce fut un mois après le Grand Retour que le premier goéland du clan passa la ligne de démarcation pour demander à apprendre à voler. Par ce geste, Terrence Lowell le Goéland devint un oiseau condamné, portant le stigmate des Exclus ; et par surcroît, le huitième élève de Jonathan...

La nuit suivante, ce fut Kirk Maynard le Goéland qui arriva du clan, boitillant, traînant son aile gauche sur le sable. Il s’effondra aux pieds de Jonathan.

— Aidez-moi, dit-il très bas, d’une voix agonisante. Plus que n’importe quoi je désire voler ! — Alors viens, dit Jonathan. Monte avec moi bien loin de la Terre, et nous allons tout de suite essayer.

— Mais mon aile ? Vous ne comprenez pas ? Mon aile est paralysée !

— Maynard le Goéland, tu es libre d’être à l’instant toi-même, vraiment toi-même et rien ne saurait t’en empêcher. Ainsi dit la Loi du Grand Goéland, qui est fondamentale.

— Voulez-vous dire que je suis capable de voler quand même ?

— Je dis que tu es libre.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Kirk Maynard le Goéland, sans effort apparent, déploya ses ailes et s’enleva dans la nuit noire. Les goélands du clan furent tirés de leur sommeil par le cri qu’il poussa à deux cents mètres de hauteur, de toute la force de ses poumons.

— Je vole ! Écoutez tous ! Je vole ! Je vole !

À l’aube, ils étaient près d’un millier d’oiseaux à faire cercle autour du petit groupe des élèves et ils observaient Maynard avec curiosité. Ils ne se souciaient plus d’être vus ou non et ils écoutèrent Jonathan le Goéland en s’efforçant de le comprendre.

Il parla de choses fort simples, disant qu’il appartient à un goéland de voler, que la liberté est dans la nature même de son être, que tout ce qui entrave cette liberté doit être rejeté, qu’il s’agisse d’un rite, d’une superstition ou d’un quelconque interdit.

— Rejeté ? demanda une voix partant de la multitude. Rejeté, même s’il s’agit en l’occurrence de la Loi du clan ?

— La seule loi digne de ce nom est celle qui montre le chemin de la liberté, dit Jonathan. Il n’en est point d’autre.

— Comment voulez-vous que nous parvenions à voler comme vous le faites ? fit une autre voix. Vous êtes un voilier exceptionnel, comblé de tous les dons et d’essence divine, bien au-dessus de tous les autres oiseaux !

— Regardez Fletcher, et Lowell, et Charles-Roland, et Judy-Lee ! Sont-ils aussi des voiliers exceptionnels comblés de tous les dons et d’essence divine ? Pas plus que vous ne l’êtes, pas plus que je ne le suis. La seule différence est qu’ils ont commencé à comprendre ce qu’ils sont vraiment et qu’ils ont commencé à mettre en œuvre les moyens que la nature leur a accordés.

 

À l’exception de Fletcher, les élèves de Jonathan se sentaient mal à l’aise, car ils n’avaient pas encore bien compris que c’était là ce qu’ils faisaient eux-mêmes...

Chaque jour s’accroissait la foule de ceux qui venaient poser des questions, ou admirer, ou critiquer.

— On prétend au clan que si vous n’êtes pas le fils du Grand Goéland en personne, dit un matin Fletcher à Jonathan après l’entraînement aux vitesses de pointe, alors vous êtes mille années en avance sur votre temps.

Jonathan soupira. « C’est cela le prix du malentendu, pensa-t-il. Il fait de vous un démon ou il vous proclame dieu. »

— Qu’en penses-tu, Fletch ? Sommes-nous en avance sur notre temps ?

Long silence.

— Bah, cette façon de voler a toujours été là, à la portée de tous, prête à être apprise par quiconque la voulait découvrir ; cela n’a rien à voir avec notre temps.

voulait découvrir ; cela n’a rien à voir avec notre temps. Tout au plus sommes-nous peut-être en avance sur une mode, en avance sur la façon de voler de la plupart des goélands.

— C’est déjà quelque chose, dit Jonathan en effectuant un tonneau qui fit un instant miroiter son ventre. C’est même beaucoup mieux que d’être en avance sur notre temps.

 

 

 

L’accident se produisit tout juste une semaine après cet entretien. Fletcher exposait les notions élémentaires du vol aux vitesses critiques à un petit groupe d’élèves nouveaux. Il venait à peine de sortir d’un piqué de deux mille mètres et il passait, comme un long éclair gris, à quelques centimètres au-dessus de la plage lorsqu’un bébé-oiseau, qui n’en était qu’à son premier vol, traversa sa route, appelant sa mère. Ne disposant que d’une fraction de seconde pour éviter l’oisillon, Fletcher Lynd le Goéland vint percuter sur sa gauche, à plus de trois cents kilomètres à l’heure, contre un rocher de granit.

Pour lui, ce fut comme si ce roc était la porte massive et solide s’ouvrant brutalement sur un autre monde. Un sursaut d’effroi, le choc et le noir au moment de l’impact, puis il se retrouva dérivant dans un très étrange ciel, sans mémoire, se ressouvenant, puis oubliant à nouveau, angoissé, triste et aussi navré, terriblement navré...

La voix se fit alors entendre en lui comme elle s’y était fait entendre le jour de sa première rencontre avec Jonathan Livingston le Goéland.

— La bonne méthode, mon cher Fletcher, consiste à n’essayer de transcender nos limites que l’une après l’autre, avec patience. Nous ne devions nous attaquer à l’étude du vol à travers le roc qu’après avoir avancé encore un peu dans notre programme...

— Jonathan !

— ... également connu en tant que fils du Grand Goéland, répondit son maître avec un humour froid.

— Mais que faisons-nous ici ? Le rocher ! N’ai-je pas... ne suis-je pas... mort ?

— Oh ! voyons, Fletch, réfléchis ! Si tu es maintenant en train de me parler, alors de toute évidence tu n’es pas mort. Ce que tu as réussi à faire, c’est de sauter, d’une manière assez brusque j’en conviens, d’un niveau de connaissances à un autre. Tu as, à présent, le choix. Tu peux demeurer où tu te trouves et poursuivre ton étude à ce niveau qui – soit dit en passant – est considérablement au-dessus de celui que tu as quitté, ou bien tu peux revenir en arrière et continuer de travailler avec le clan. Les Anciens souhaitaient voir se produire quelque désastre et ils sont enchantés de constater que tu as si bien comblé leurs vœux.

— Je veux retourner vers le clan, bien sûr, j’ai à peine commencé à entraîner ma nouvelle classe !

— Fort bien ! Fletcher, tu comprends maintenant ce que je voulais dire à propos du corps qui n’est rien d’autre qu’un effet de la pensée !

Fletcher, au pied du rocher, remua la tête, déploya ses ailes et ouvrit les yeux au beau milieu du clan tout entier rassemblé. Lorsqu’il bougea pour la première fois, il s’éleva de la foule un grand concert de cris et de grincements de becs.

— Il vit ! Lui qui était mort est maintenant vivant !

— Le fils du Grand Goéland ! Il l’a touché du bout des ailes ! Il l’a ressuscité !

— Non ! Il nie, c’est un démon, un démon ! Un démon venu pour détruire le clan !

Ils étaient quatre mille goélands réunis, effarés par ce qui venait d’arriver et le cri de démon les secoua comme un vent de tempête. Becs aiguisés pointés, yeux exorbités, ils s’approchèrent, prêts à déchirer.

— Te sentirais-tu mieux, Fletch, si nous partions d’ici ? s’enquit Jonathan avec sollicitude.

— Je n’y verrais certes aucune objection...

Instantanément, ils réapparurent ensemble à un kilomètre de là et les becs meurtriers de la foule se refermèrent sur le vide.

— Comment se fait-il, fit observer Jonathan, rêveur, que la chose la plus difficile au monde soit de convaincre un oiseau de ce qu’il est libre et de ce qu’il peut s’en convaincre aisément s’il consacre une partie de son temps à s’y exercer ? Pourquoi faut-il que cela soit si difficile ?

Les paupières de Fletcher battaient encore, ses yeux s’ajustant au nouveau décor...

— Par quelle magie avons-nous été transportés ici ?

— Tu as voulu échapper à ces imbéciles, n’est-il pas vrai ?

— Oui, mais comment avez-vous...

 — Il en va de cela comme de toute autre chose, Fletcher : question d’entraînement.

La matinée ne s’était pas écoulée que le clan avait déjà oublié sa crise de démence mais Fletcher, lui, n’avait pas oublié.

— Vous souvenez-vous, Jonathan, de ce que vous avez dit il y a bien longtemps à propos de votre amour de la communauté, assez fort pour vous pousser à retourner vers elle, l’aider à apprendre ?

— Oui, bien sûr.

— Je ne comprends pas comment vous faites pour aimer cette racaille à plumes qui vient tout juste de tenter de vous tuer.

— Oh ! Fletch, ce n’est pas cela qu’il s’agit d’aimer ! Tu n’aimes ni la haine, ni le mal, c’est évident. Il faut t’efforcer de voir le Goéland véritable – celui qui est bon – en chacun de tes semblables et l’aider à le découvrir en lui-même. C’est là ce que j’entends par amour. C’est au fond un bon tour à leur jouer lorsqu’on sait s’y prendre. Je me souviens par exemple d’un jeune oiseau intraitable. Il s’appelait Fletcher Lynd le Goéland, exclu de fraîche date. Prêt à lutter à mort contre le clan, il commençait à bâtir sur les Falaises lointaines son propre enfer d’amertume, et le voici aujourd’hui, échafaudant son propre paradis, qui va mener vers ce paradis toute la communauté...

Fletcher se tourna vers son maître et dans son œil passa une lueur d’effroi.

— Moi, guider autrui ? Que voulez-vous dire en parlant de faire de moi le guide ? Ici, c’est vous. Vous n’avez pas le droit de partir !

— Ah ! vraiment ? Ne penses-tu pas qu’il puisse y avoir d’autres clans, d’autres Fletcher qui, plus que ce clan-là et que ce Fletcher-ci, ont besoin d’un maître capable de les guider vers la lumière ?

— Moi ? Mais, Jon, je ne suis qu’un goéland quelconque alors que vous êtes...

— … le Fils Unique du Grand Goéland, je suppose ? soupira Jonathan en contemplant la mer. Tu n’as plus besoin de moi. Ce qu’il te faut désormais, c’est continuer de découvrir par toi-même, chaque jour un peu plus, le véritable et illimité Fletcher le Goéland qui est en toi. C’est lui qui est ton maître. Il te faut le comprendre et l’exercer.

À cet instant même, le corps de Jonathan se mit à vaciller, comme vibrant dans les airs, puis devint progressivement transparent...

— Ne les laisse pas répandre sur mon compte des bruits absurdes ou faire de moi un dieu. D’accord, Fletcher ? Tu sais, je ne suis qu’un goéland qui aime voler, Fletcher ? Tu sais, je ne suis qu’un goéland qui aime voler, pas plus...

— Jonathan !

— Pauvre Fletcher, ne te fie pas à tes yeux, mon vieux. Tout ce qu’ils te montrent, ce sont des limites, les tiennes. Regarde avec ton esprit, découvre ce dont d’ores et déjà tu as la conviction et tu trouveras la voie de l’envol...

L’éblouissement s’éteignit. Jonathan le Goéland s’était évanoui dans l’espace.

 

 

 

Fletcher le Goéland se hissa dans le ciel face à un groupe d’élèves nouveaux, impatients de prendre leur première leçon.

— Tout d’abord, leur dit-il en appuyant sur les mots, il vous faut comprendre que le goéland n’est que l’image d’une liberté sans limites créée par le Grand Goéland et que votre corps perceptible, d’un bout d’aile à l’autre, n’existe que dans votre conscience !

Les jeunes goélands ne purent s’empêcher d’échanger des regards sceptiques. «Eh bien, alors, pensaient-ils, cela ne ressemble guère à un exposé sur les règles à observer pour réussir un looping. »

Fletcher comprit, soupira et reprit :

— Hum ! Ah !... fort bien, dit-il en les observant d’un œil critique. Commençons par le vol à l’horizontale.

Et, en disant ces mots, il comprit soudain toute l’honnêteté de son ami lorsqu’il se défendait de n’être pas plus d’essence divine que lui, Fletcher, ne l’était.

« Sans limites, Jonathan ? pensa-t-il. Le temps alors n’est pas très éloigné où je vais pouvoir apparaître dans l’air impalpable de ta plage à toi, et te sortir à propos de voltige un ou deux bons petits tours de mon sac ! »

Et encore qu’il s’efforçât de se donner l’air sévère qu’il convient à un moniteur de prendre en présence d’élèves, Fletcher le Goéland les vit tout à coup, l’espace d’un instant, tels qu’ils étaient et ce ne fut point de l’affection mais un amour profond qu’il ressentit pour eux.

« Tu as raison, Jonathan, il n’y a pas de limites », se dit- il avec le sourire.

C’est ainsi que Fletcher s’engagea sur la route qui menait à la sagesse...

 

 

►◄

FIN

 

 

 ÉDITIONS YAPADVIRUS

 

 

 

 

[1] La « ressource » consiste à ramener un avion en vol horizontal après un piqué prolongé.

[2] Terme d'usage pour les ailes.

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