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La Chanson Grise
26 janvier 2014

Le Dictionnaire éventuel : 100, antioxydant

 

Gluta 300copie

                                                      Antioxydant vu à la loupe

 

Antioxydant : Dénigrement formel des valeurs occidentales. Étonnamment sans contraire : messieurs les Académiciens, posez un moment verre et fourchette et composez-le sans tarder. Suggestion : Désorientation.

 

 

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 QU'EST-CE QUE LE DICTIONNAIRE ÉVENTUEL ? :

http://chansongrise.canalblog.com/archives/2014/07/08/30215092.html

 FEUILLETER LE DICTIONNAIRE ÉVENTUEL :

http://chansongrise.canalblog.com/archives/le_dictionnaire_eventuel/index.html

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19 janvier 2014

Haïku 333...

 

- Allô, les pompiers ?...

- débordés, pas avant trois jours,

et ne laissez pas le feu s'éteindre !

 

JCP, au regretté Boris

2 janvier 2014

Haïku 335... été

                                                  Im. x pastis

 

Tombés dans mon verre

les grêlons venus du Ciel

sanctifient mon Pastis

JCP                 

                             

1 janvier 2014

Les Vénusiennes

 250o-laposte-5 copie

 

Jean-Claude Paillous

 

Les Vénusiennes

 

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À Christine.

1

                                        D'un naturel posé, calme et plutôt rangé, la quarantaine bientôt, Édouard vivait seul, depuis sa séparation, dans ce bel appartement du centre-ville. Les débuts avaient été difficiles puis, accoutumé à la situation, il s’était construit une forme de félicité somme toute enviable.

Sa journée de labeur au "Crédit Universel" s’ouvrait d'un rituel immuable : café-croissant au Floréal, achat du journal chez Léon, qu'il ouvrait dans le métro, où une place assise l'attendait le plus souvent.

Ce matin-là, un fait divers l'attira particulièrement en dernière page, où l'on relatait un viol collectif peu commun :

Cinq femmes au foyer, ménagères respectables que rien ne prédisposait à paraître en ces lignes, en étaient les protagonistes. A l'issue d'un visionnage télévisé des "Brasiers de l'Amour", qu’elles commentaient enthousiastes, ces dernières avaient ressenti monter en elles des pulsions d'une force prodigieuse - « jamais rapportée » selon les termes du rédacteur.

Et ce fut alors qu’André, le nouveau facteur, homme jeune, affable et sans histoire, sonna tout en sifflotant à la porte des ménagères réunies.

 

 

2

                             Édouard ne put achever sa lecture, une jeune femme, avenante et gracieuse, prenait place à côté de lui, remplaçant le vieux monsieur à chapeau qui descendait, et se serrait contre lui sans nécessité apparente. Édouard se colla à la paroi de métal du wagon, laissant une dizaine de centimètres de bienséance entre elle et lui, distance qu'elle annihila sans tarder, pour se coller à lui derechef.

Interloqué, il fut à la rencontre de son regard : celle-ci lui souriait. Il rendait ce sourire lorsqu'il sentit une main se poser sur sa cuisse :

- J'adore les hommes aux jambes musclées comme vous fit-elle, poursuivant son geste de caresses sans équivoque.

- Merci beaucoup, mais savez-vous, nous ne sommes pas seuls, et...

- Acceptez de poser nu pour moi, je peins voyez-vous, et je suis certaine que vous seriez un excellent sujet - en tout bien tout honneur - susurra-t-elle à son oreille, sa main libre investissant déjà la poitrine d'Édouard à travers le tissu fin de sa chemise. D'une constitution où l'on avait omis le marbre, une onde comme il n'en avait connu depuis longtemps le parcourut.

Tournée vers lui, celle-ci affichait un sourire des plus irrésistibles. Reprenant ses esprits et trouvant à tout prendre l’aventure à son goût, il s'enhardit :

- Et si j'acceptais ?

- Vous descendriez avec moi à la prochaine station.

Elle reprit sa main dans un lent glissement, qui laissa Édouard souffle coupé.

- C'est que... je me rendais au travail, et...

- Des millions de personnes sur terre se rendent au travail ce matin, croyez-vous que toutes y parviendront vraiment... et je n'ai besoin de vous que pour une à deux heures à peine : je vous vois plutôt croqué à la sanguine voyez-vous.

Édouard, vaincu par les paroles et par le charme de l’inconnue ne sut refuser l'offre, curieux même de se voir ainsi croqué.

Armé d'excellents mensonges, il rejoignit son poste à la banque peu avant midi, la mine défaite et mal recoiffé, sans conséquences plus fâcheuses qu'un "- La prochaine fois, avertissez donc...". Il put même entendre, entre deux portes, un " Qu'ont-ils donc ce matin, avez-vous vus Mr. Legendre, et Philippe ? - Non Monsieur, je ne crois pas qu'ils soient encore arrivés...".

La jeune femme du métro ne peignait pas, et n’avait pas non plus le moindre bâton de sanguine…

 

 

3

 

                                     Cependant, si Édouard avait pu poursuivre la lecture de son journal, et connu la mésaventure du facteur dans son entier, il eut été plus circonspect face aux avances délibérées de certaines femmes, car voici ce qui advint :

Le préposé aux Postes, livrant un colis de vêtements chauds, nécessitait une simple signature - on lui donna bien plus.

Étant peu dans la nature de l'homme d'opposer le refus, André comprit la demande, mais n'eut le temps de déposer son sac de cuir qu'il se retrouva dans le plus simple appareil sans préambule, chemise déchirée, jeté au tapis et couvert des cinq furies dans un ordre qu'il n'eut pas loisir de choisir.

Bien qu'aucune statistique connue ne dénombre la chose, l'homme le plus vigoureux devant la femme de ses rêves est certes capable de prouesses élevées ; cependant le susdit "rêve" n'était pas présent sur les cinq personnes - d’autant que ce type de rêve se montre en général des plus subjectifs.

Aussi vit-on l'infortuné préposé fléchir sous l'imposante tâche, qu'il abordait à certains endroits d'un plaisir inégal : il ne put satisfaire les deux dernières, que déjà les premières s'impatientaient de la récidive. La nature de l'homme, haute en discours dans ce registre, l'est parfois moins en situation.

Que croyez-vous alors qu'il arrivât : elles rossèrent le pauvre homme, ce qui, on s'en doute, précipita leur insatisfaction. Son abandon lascif envolé sous les coups, celui-ci employa sa vigueur retrouvée à en distribuer de son propre chef et, préservant comme il put son épiderme des griffes enragées, il put s'échapper, honteux et nu sur son scooter jaune, sans sacoche ni casquette - les furies n'ayant osé la poursuite jusqu'au trottoir.

Celui-ci, pieds nus et seulement vêtu de la pèlerine de pluie extraite du coffre du scooter, se présenta piteux devant son supérieur, hilare à son récit. L'œil menaçant d'André eut raison de cette belle humeur, lorsqu'il lui déclara s'opposer tout net à un retour sur les lieux du crime pour récupérer la sacoche.

- Allez-y donc vous-même ! s'écria-t-il en ouvrant, tel le satyre au parc, sa pèlerine sans pudeur, montrant son corps nu plus labouré de griffures que la piste verte des skieurs débutants.

L'homme se leva, observa compatissant, eut un temps de réflexion, puis :

- Dans ces conditions, je vous présente mes excuses ; mieux vaut faire appel à la police : où va-t-on !

Il fallut soigner et panser André.

 

 

4

Le commissaire, petit homme gras au cheveu rare, le geste maniéré des fins de carrière les reçut, étonnamment, sans tarder.

- Asseyez-vous messieurs, lequel d'entre vous est le plaignant ?

- Moi-même, fit André.

Celui-ci signala ses blessures, mentionna la sacoche abandonnée, conta la scène de son mieux, passant sur les détails scabreux dont il vit bien que les deux autres eussent été friands. Le cœur n'y était pas.

- Vous êtes le sixième de la journée à venir déposer une plainte de cet ordre, certains même n'ont pu se déplacer, suite à des blessures plus sévères que les vôtres.

- Facteurs ? demanda André.

- Il y en a, fit le commissaire en approchant un papier griffonné, qu'il parcourut ; facteurs oui, représentants, démarcheurs divers, éboueurs, témoins de Jéovah, cambrioleurs même, tenez, fit-il, frappant la liste de la pointe d'un coupe-papier qu'il tenait comme une arme, tout en poursuivant :

- J'ai là trois côtes cassées, une oreille tranchée - mordue probablement - un tibia fracturé, et pour celui-ci, tiens, cheveux arrachés et fracture du crâne - il s'agit du cambrioleur, donc - serions-nous menacés de chômage dans un avenir proche si l'on devait dissuader la cambriole ? fit-il entre ses dents.

- Toujours le même scénario poursuivit-il, ces personnes, comme vous, ont simplement frappé à une porte derrière laquelle se tenaient des femmes prêtes, en nombre imposant parfois. La préméditation ne fait pas de doute : vous étiez, vous comme les autres, attendu.

Cependant, fit-il en approchant son buste des deux postiers et baissant le ton de sa voix, cependant... je suis contraint de vous dire qu'au terme de trente ans de carrière je n'ai eu connaissance de cas semblables ; accoutumés au viol de la femme, nous sommes désarmés... d'autant que nos collègues bordelais ont constaté, eux dès la semaine passée, le même phénomène dans leur ville. Nous ne savons rien encore du comportement des femmes rurales.

Or, poursuivit-il frappant le volumineux code pénal posé sur son bureau du même coupe-papier, il n’y a là aucune loi concernant le viol d’un homme perpétré par la femme, y compris en association.

- En effet... oui…, fit Lucien, le supérieur d'André médusé, qui semblait mener un combat interne visant à assimiler point par point l'étrange exposé.

La déposition imprimée et signée, les deux postiers se retirèrent.

 

 

5

Le mal se répandit hélas à la vitesse du choléra ; partout sur la planète des groupes de femmes, organisées, jetaient leur dévolu sur tout ce qui comptait deux jambes masculines, musclées ou non ; et l'on vit même un groupe de malvoyantes australiennes porter leurs assiduités vers des autruches.

L'heure était grave.

Une rencontre des chefs d'état de la planète put avoir lieu à Sydney, où l'on résolut de faire appel aux autorités des grandes religions monothéistes, attendu leur commune réprobation de toute sexualité autre qu’expéditive et vouée à la reproduction. On les laissa pérorer, on admit la relation de sexe à péché ; espérant des résultats, on leur confia les pleins pouvoirs.

Couverts par les médias, des prêches remarquables furent prononcés, inopérants hélas en situation : les prélats furent violés dans les églises même, quelle que soit la couleur de leur robe (l'attribut vestimentaire semblait même attiser le désir féminin), ceci avec une violence jamais connue. Certains virent à ces actes l’expression d’un juste châtiment divin envers un ministère perverti.

Des hordes de religieuses, cornette envolée, couraient les campagnes, capturant chasseurs, bergers, travailleurs aux champs, enfermés au fond des cryptes pour des sévices prolongés. Un bataillon de chasseurs alpins en manœuvres, aperçu pour la dernière fois non loin d'un couvent de Bénédictines, fut porté disparu - corps et biens. Des Carmélites dirent comprendre ce retour de frustration, avant d'opérer des sévices semblables sur des randonneurs égarés.

Le Pape en personne échappa de justesse au châtiment place St Pierre à Rome, arraché du Saint Balcon par le lasso d'un groupe de Texanes. On construisit un bunker dans lequel, bien que préservé, le Saint Père déclara s'ennuyer notablement... Il ne fut pas écouté, on ferma ses portes à toute infiltration du péché.

On vit des pharmacies éventrées, et vidées des pilules stimulantes dont ces possédées gavaient leurs victimes - sans même leur tendre un verre d'eau.

 

 

6

Cependant, si partout l'on tâchait au mieux d'endiguer le mal, nul ne s'était encore sérieusement penché sur ses causes profondes, tant elles paraissaient impénétrables. Sexologues et psychologues avaient émis les hypothèses les mieux pensées ; hélas, aucune ne tenait.

En désespoir de cause, un grand constructeur américain avait même proposé une ceinture de protection pour homme, alliant le titane au composite. Les sex-symbols du septième art, éminemment menacés, s'en équipèrent, mais il fallut reconnaître leur contrainte d'usage, d'autant que l'on rapporta certains accidents fâcheux, exemptant à jamais les porteurs malchanceux de l'appareillage.

C'est alors que l'éminent professeur et astrophysicien Hubert Lesélène, guidé par le seul hasard, fit une découverte marquante. On n'observait plus guère le système solaire dont on croyait, définitivement, tout connaître, lui préférant les horizons lointains des bordures galactiques, tellement plus  prometteurs.

Or, un soir de veille au grand observatoire, où le savant - une fois n'est pas coutume - s'était roulé une cigarette épaisse de ces herbes si douces qui, dit-on, confèrent l'ultra-vision, celui-ci, le geste incertain, se croyant réglé sur la nébuleuse du "Coupeur de Bambous" récemment découverte par son homologue et confrère chinois, et l'étant à son insu sur la lune, perçut une disposition inhabituelle de ses cratères. Cet objet céleste, trop proche et trop connu pour qu'on s'y intéressât, n'était plus observé depuis des lustres - qui s'y risquait prêtait à moquerie. Aussi, l'homme n'en dit rien, mais réitéra dès le lendemain l'observation des "astronomes demeurés" : il en fut sidéré.

Il se retira dans son bureau, incrédule, le visage entre ses mains nerveuses, devant l’écran de son ordinateur. Là, il dut bien reconnaître - la chose était aisée - que la face visible de la lune ne pouvait être que son ancienne face cachée !

Il appela, on vint, on confirma l'incroyable - on ne rit pas de lui.

Après avoir observé l’invraisemblable pivotement lunaire, tous les télescopes en usage sur terre furent dirigés vers les planètes du système solaire, à la recherche, qui sait, d'autres nouveautés marquantes.

Il y en eut.

La plupart des planètes avaient subi des rotations, peu significatives cependant ; mais  plus préoccupante était l'apparition d'anneaux concentriques et de surface conique, plus vastes encore que ceux de Saturne, rosâtres, irréguliers et curieusement fendus, sur Vénus. Leur forme en jupe, peu commune, fit dire à Hubert Lesélène "Vénus en tutu !". Le bon mot - facétie de savant - fit le tour des observatoires.

On ne savait que penser : était-ce là les prémices de la fin des temps ? Allait-on voir, conjointement à l’évolution des astres, paraître ainsi d'autres dérèglements de l'espèce humaine, avant sa disparition définitive dans le grand crash du système solaire, fusionné lui-même à quelque étoile géante, ou avalé d’un trait par un trou noir ?

 

Les chefs d'état exigèrent des savants le secret absolu quant à leurs découvertes - la fin du monde ratée de 2012 était encore vive dans les mémoires.

Ce fut en vain : en sus des investigations soutenues des plus habiles journalistes, la moindre lunette de bazar suffisait à se faire une idée précise de la situation ; et pour la lune, de simples jumelles ou de bons yeux suffisaient.

La panique fut considérable, les perspectives d'une guerre civile jamais vue, celle des sexes, faisait, lentement, son chemin dans les esprits. La vie de couple était dès lors rendue au rang de défi, les drames de la jalousie étaient légion, et nul ne brandissait plus son arbre généalogique tant il présentait d’incertitudes.

On nomma Vénusiennes ces femmes-là.

Il n'y eut bientôt plus que des Vénusiennes.

Et, chez elles, on ne comptait plus les victimes de ces appétits incoercibles, inextinguibles même chez les sujets les plus âgés ; certaines, pitoyables, brisaient à la tâche un squelette déjà atteint d'une légitime ostéoporose. Le mot "libido", dont l'acception n'avait pas varié chez l'homme, devint vide de sens pour la Vénusienne, tant il se maintenait en position haute, de la puberté jusqu'à la tombe.

On ne pouvait persister ainsi, mais on était désarmés et l’on manquait d'idées.

 

 

7

C’est ainsi qu’Édouard se trouva heureux d'avoir échappé au viol par un consentement débonnaire (celui-ci était convaincu, disait-il, de l'existence d'un enfer pour ceux qu’il appelait les « refusants » et, par pure générosité, déclarait ne jamais refuser lui-même). Comme tant d'autres, il évitait prudemment la promiscuité féminine, espérant passer le plus longtemps possible à travers les mailles dans une chasteté enviable.

La situation apportait son lot de nouveautés : des promoteurs ambitieux (outrepassant le pléonasme), proposaient déjà des quartiers entiers où les hommes pouvaient vivre en toute quiétude et sécurité, sous l'œil de vigiles armés. Malgré prix d’achat et loyers conséquents, on se bousculait aux portes des agences immobilières, où les listes d'attente atteignaient des sommets.

Bien que rarement enceintes, dans ce désir absolu du mâle, les Vénusiennes n’enfantaient que des garçons. On se perdait, impuissants, en théories hasardeuses, en hypothèses sans fondements réels sur la lune, les planètes, les anneaux fendus de Vénus...

Le corps médical évaluait, laconique, la disparition de la femme fertile de la surface de la terre au terme de cinquante années à peine - et celle de l'homme dans son entier en guère plus d'un siècle, définitivement. La terre allait se vider de l'humanité, seul persisterait le règne animal, l'insecte, le micro-organisme, non atteints par le phénomène. Rares étaient les écologistes osant déclarer que la planète serait enfin à l’abri des nuisances de l’homme : réclamer le hors d’œuvre et mourir étouffé par le dessert…

L'heure était au pessimisme.

 

 

8

Fort heureusement, tout ceci ne trouvait de réalité qu’au fond du rêve d’Édouard, qu'une sensation glaciale à sa joue, en contact avec la vitre du wagon de métro, réveillait. Fatigué ce jour-là, et bercé par les oscillations lentes de la rame, celui-ci s'était endormi dès les premières lignes de l'incroyable fait divers en son journal, que son subconscient libéré par le rêve avait fait sien, et développé d’une fantaisie délirante.

L’improbable guerre des sexes n’aurait pas lieu ; et la fin du monde était, une fois encore, reportée.

Encore tout imprégné de son rêve et par acquit de conscience, il se tourna discrètement vers sa gauche : la jeune femme, celle du rêve, était là, qui le regardait souriante !

- Avez-vous bien dormi ? lui fit-elle, sous un regard bienveillant de mère.

- J'ai dormi, oui,... désolé, où… où est-on,... descendons-nous à la prochaine ? fit-il, se voyant encore poser nu devant les yeux si doux qui le fixaient.

- Bien sûr, nous allons arriver au terminus de Hautejambe.

Adrien avait raté sa station mais, dans cette perspective de rapprochement pictural à laquelle il voulait toujours croire, il n’en dit rien.

- Ah... j'ai dormi longtemps alors.

- Oui, et j'ai même dû vous repousser à plusieurs reprises - vous m'en excuserez - car vous glissiez sur moi dans les virages. J'ai même hérité de votre journal, que je me suis permis de parcourir, vous ne m’en voudrez pas j’espère ; et j'ai bien ri à ce canular du 1er Avril plein d'imagination, que vous lisiez je crois : pauvre facteur tout de même...

Et elle rit de bon cœur devant l'expression béate d'Édouard dont les poumons, amnésiques, négligeaient leur fonction sous les battements d’un cœur emballé. C'en était un peu trop pour une sortie de rêve !

Ce fut le songe qui lui dicta :

- Pour me faire pardonner mon sans-gêne, accepteriez-vous que je vous offre un café au terminus ?

- C’est très aimable mais, peut-être comme vous, je me rends à mon travail, et...

- Des millions de personnes sur terre, comme vous et moi, se rendent au travail ce matin, croyez-vous que toutes y parviendront vraiment ?... Déjà entendue, peut-être au cinéma, cette phrase lui parut bonne.

Elle l'était :

- Vous alors, l'école buissonnière... c'est ça...?

Elle accepta dans un rire contenu.

 

 

9

Face à face dans le bar calme et surchauffé, par-dessus les vapeurs odorantes de leurs cafés, deux ondes invisibles se pénétraient déjà sans pudeur ni retenue, se mêlant l'une à l'autre en caresses fictives - que chacun croyait bien ressentir, dans la toute-puissance d’une volonté commune.

Vibrant à l’unisson, ces ondes-là se nouèrent pour toujours.

Édouard et Laure, aujourd'hui encore, ne peuvent apercevoir de préposé aux Postes sans un sourire ému. Édouard, lui, espère bien, un œil sur le ventre rond de Laure, pouvoir raconter un jour à leurs enfants - devenus grands - l'histoire du malheureux facteur, et celle de la planète Vénus en tutu.

 

 

 FIN

 

35045 copie

 

JCP 22-26/12 2012. 12/2014.  02-03/2019   04/2020

ÉDITIONS RATHÉ

DROITS RÉSERVÉS JCP

1 janvier 2014

Lassitude Céleste

 

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                                                                                                                   Image : Église de la Daurade à Toulouse

 

Jean-Claude Paillous

 

Lassitude Céleste

 

À Dino Buzzati, maître de la nouvelle brève, et à son irrésistible "Casse-pieds".

◄►

 

Brève préface de l’auteur (longue c’est chiant) :

                 Poussant, curieux et silencieux, par une froide journée de janvier 2013 la porte de la ténébreuse église de la Daurade à Toulouse (aujourd’hui objet d’interminables travaux de rénovation), il me fut donné d’assister bouche bée à la scène - inouïe comme on en pourra juger - décrite ici dans sa pure vérité.

JCP

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                                Déserte et silencieuse, la nef de la grande église était plongée dans le sommeil obscur de ses fins de nuit. Et, n'eût été les lointains réverbères de la grande avenue, d'où parvenaient de vagues lueurs pauvrement jetées sur les murs à la peinture sombre, on se serait cru tout au fond sinistre de quelque crypte abandonnée tant la nuit, qui signait sa reddition au jour à l’extérieur, opposait ici sa poche de résistance.

Soudain, brisant le silence, un choc se fit entendre à l'épaisse porte de bois, suivi du claquement lourd de l'énorme serrure dont on ne savait plus l'âge : le prêtre, qui ne célébrait pas la messe ce matin-là, ouvrait la maison de Dieu aux fidèles matinaux, avant de rejoindre à nouveau la cure où l’attendaient, cent fois reportées, des préoccupations d’intendance.

Il repoussa la lourde porte sans ménagement, qui se referma seule dans un remuement de ferraille indescriptible. Le silence, longuement troublé de l'écho métallique, ne revint que pour s'effacer à nouveau, sous le pas sonore du prêtre au carreau de l'allée centrale. D’une seule enjambée, celui-ci gravit les trois marches du chœur dans l'obscurité, s'engouffra dans la sacristie sous un nouveau claquement de loquet, que suivit la plainte de charnières ignorantes des plaisirs huileux.

De vifs déclics d'interrupteurs provoquèrent l'allumage d’une moitié des grands lustres de la nef, qui ne retrouva qu'un peu de clarté dans son impossible lutte contre les ténèbres, trop vaste pour l’étroitesse de ses vitraux.

Selon un rite où perçait plutôt la routine empressée, l'homme de Dieu visita successivement les chapelles latérales, y ralluma quelques cierges, sonna un tronc de l’index replié sans grande conviction, puis, ayant ranimé les batteries de courtes bougies colorées, à grands pas sonores que l'écho des lieux multipliait, il disparut à nouveau dans la sacristie. Sous le grincement des portes de l'antique armoire, il parut effectuer du rangement, puis on l'entendit grommeler contre un tiroir récalcitrant, dont l'ouverture saccadée provoquait toute une danse d'objets de culte sur le vieux bois.

Succédant à un nouveau silence et plus faible que les précédents, un nouveau déclic se fit entendre, puis le prêtre quitta la sacristie, dont il repoussa bruyamment la porte. Passant près de l'autel, il constata satisfait qu'à sa gauche, accrochée au mur, la petite veilleuse rouge indiquait bien la Présence Divine, désormais requise en ce lieu et en ce jour nouveau.

Puis, le ministre de Dieu se retira d'un pas si ferme et si rapide que l'écho des sons précipités, peinant à suivre le retour complexe des lieux, en fut un peu désordonné.

À nouveau désert, le vaste édifice renouait avec sa quiétude, à peine troublée par le ronronnement étouffé de la circulation qui, progressivement, animait la ville désormais soumise à l’éveil quotidien. Comme tant et tant d’autres jours, ici ou ailleurs, le jour se levait - par la volonté de Dieu pour certains.

 

2

Alors, comme à l'accoutumée, Dieu prit possession de sa maison, satisfait de son intimité - et de son aptitude à un repos qu'il espérait bien goûter sans partage aujourd'hui, dans la quiétude des épais murs de pierre. L'aube paraissait sur une journée d'hiver qui s'annonçait plutôt belle mais, même si Dieu était tenu de rester enfermé à écouter les désirs, prières et supplications de ses fidèles, il ne détestait pas l'atmosphère indéfinissable de cette vaste église toulousaine de la Daurade, et s'y rendait volontiers - si on l'appelait, comme aujourd'hui.

Obscure avec ses plâtres olivâtres, mais équipée de grandes orgues rénovées, elle était une des rares dans le pays, parmi celles qu'on avait au cours des siècles élevées pour soustraire Dieu aux intempéries, à disposer d'un large parvis carrelé de noir et de blanc s'élevant au-dessus du fleuve. Et le spectacle du soleil couchant, pénétrant par la porte vitrée monumentale qui laissait passer ses puissants rayons comme à travers la gueule ouverte d'un four de boulanger, réchauffait son Corps - comme son Esprit. Hélas brièvement, car le soleil disparaissait bien vite en ce quartier toulousain de hautes bâtisses, dont il éclairait les rues étroites à peine plus longuement que le fond d’un puits.

Ainsi les matinées, privées de la lumière naturelle, y étaient un peu sinistres car, bâtie en pleine agglomération, l’église, comme il a été dit, ne disposait que de modestes ouvertures, masquées encore par les immeubles proches.

Certes, dès l'aube, il s'abaissait de la voûte une féérie de couleurs venue du grand vitrail et dont la modulation changeante, qui s'étalait dans la nef au gré des rayons célestes, parvenait à l'égayer un peu. Mais ce matin, le cœur n'y était pas, et ce feu d'artifice lent, dont il reconnut encore l'éclatante beauté, ne le touchait pas : Dieu, il dut l’admettre, était atteint d’une sourde lassitude dont il ne connaissait que trop les raisons.

Il était las des hommes qui, il le voyait assez, lui échappaient de façon grandissante. Il n’était qu’à voir les bancs désertés à l’office du dimanche - encore que certains fidèles, il le savait, peu habités d’une foi sincère, croyaient monnayer leur salut de leur seule présence ici - vivant ailleurs dans le péché. Dieu devait faire avec.

Il avait mis tout son savoir-faire, toute son énergie, tout son cœur même, à les faire bons, et il avait bien cru un moment y être parvenu. Mais il convenait désormais, au terme de millénaires d'efforts incessants, qu'il avait bel et bien échoué : l'homme, tel qu'il avait cru l'avoir créé et façonné, était affublé de bien mauvaises valeurs, contraires pour la plupart à celles qu'il avait voulu lui insuffler.

Certes, et bien qu'il eût longuement hésité sur le nombre des membres moteurs - audacieusement porté à deux seulement -, la part physique semblait plutôt réussie. D’un désir ingénieusement dosé, la reproduction sexuée de même opérait à merveille, bien qu'il eut craint à certaines époques trop religieuses de regrettables limitations de ce côté-là... - On leur donne des lois débonnaires, se disait-il, mais il s'en trouve toujours pour les "interpréter"... quand ils n'en font pas prétexte à se massacrer avec un enthousiasme fou ; et tous en mon Nom - qu'ils salissent croyant l'honorer !

Aussi, certaines matinées d'hiver - comme celle-ci -, Dieu se trouvait quelque peu déprimé. Et la fraîcheur obscure du lieu, dont il ne souffrait guère d’habitude, ajoutait aujourd’hui à son humeur déjà sombre.

Mais à son insu, Dieu, hélas, n'était pas au bout de ses peines, car on percevait l'ouverture silencieuse de l'une des portes latérales de la grande église, recouverte du cuir matelassé qui la rendait insonore : le chignon masqué par un chapeau hors-mode, un visage compassé à la peau de parchemin où brillaient par places les excrétions de sueur des pensées aigries qui, depuis des temps immémoriaux avaient élu domicile au fond de cet esprit têtu, à pas secs et menus, Madame Léonie Lerussec, dévote des plus redoutables bien que d'âge avancé, connue de Dieu depuis près d'un siècle, opérait, hautaine et résolue, son entrée dans l'église.

Comme à son habitude celle-ci s’agenouilla, dos au troisième siège de la rangée quatre, travée de droite. Et un observateur attentif aurait pu remarquer avant son entrée combien la latte de bois, toujours dédiée à ses genoux assidus, était lisse et creusée.

Ses yeux brillaient déjà des larmes contenues qu’elle verserait, Dieu le savait, pour étayer ses prières au moment opportun.

Dieu faillit tomber en syncope :

- Non, pas elle, pas elle aujourd'hui, pas celle-là ! fit-il en lui-même, - je vais encore devoir entendre ses litanies, ressassées sans cesse et sans lassitude, ses requêtes impossibles, assorties la fois suivante des reproches de ne les avoir pas satisfaites... pas elle aujourd'hui, par pitié ! Il faillit dire tout haut "- Oh, Mon Dieu, pas elle, Seigneur, je vous en prie..." mais se reprit car, faiblesse de son état pourtant suprême, Dieu, contrairement à l'homme, ne peut s'en remettre qu'à lui-même et n'a qui prier.

Il se rappelait trop les suppliques de la dévote rébarbative, visant à la réussite d'une éducation ultra-vertueuse de ses trois filles (dont il ne put seulement freiner un échec retentissant sur ce registre difficile, comme tous les dieux vous le diront), l'obtention pour elles de « beaux » mariages, puis de « hautes » situations pour ses gendres, la cessation pure et simple des infidélités de son mari (Dieu, c'est rare en ce domaine, comprenait le pauvre homme...), la fortune au loto, la guérison de son arthrose dont souffraient tant ses genoux sur les bancs un peu rudes de l'église (si elle venait un peu moins me solliciter aussi, pensait Dieu...), etc... etc.

La liste des bienfaits, d'abord suggérés d'une voix doucereuse, puis demandés, enfin exigés à voix plus haute dans un verbiage torrentiel, aigu, que rien n'arrêtait, et dont s'était plaint le grand crucifix de bois, tant le repos de sa fibre s'en était trouvé perturbé, eh bien, cette liste de bienfaits était tout à fait interminable, car elle se voyait accrue à chaque visite, tel un fleuve qui, déjà vaste, se verrait grandi d'affluents nouveaux à chaque fin de semaine !

Par malheur, des circonstances fâcheuses avaient fait croire à la dévote que Dieu l'exauça dans le passé : ici ou là, quelques-unes de ses demandes se trouvèrent satisfaites - de façon tout à fait naturelle, comme cela se produit tant de fois sans l'intervention Divine (Dieu a tant à faire...).

Alors, l'église ne fut plus que cierges de calibre inusité, débordante de fleurs fraîches, d'offrandes et de napperons brodés déposés sur le grand autel, comme sur ceux des saints les plus subalternes qui, pour certains, se trouvaient remerciés sans avoir seulement été sollicités. Comme Saint Clément qui - outre la grandeur de ses vertus -, était connu pour détester les fleurs, et particulièrement les œillets blancs, dont le parfum révulsait ses vieux sinus. Il s'était fait à la poussière des vieux murs, jamais aux œillets blancs. De cela, Madame Léonie Lerussec n'eut cure, inondant les marches de son autel d'un océan de ces fleurs blanches : celui-ci en fut longuement affecté d'une allergique toux sèche, que Dieu lui-même eut une peine de tous les diables à endiguer. Aussi, à l'image de Dieu ce matin, Saint Clément tremblait-il sur son piédestal que quelque nouvelle coïncidence fâcheuse apportât son lot de fleurs coupées à ses pieds. Si seulement il avait pu s'extraire de ce socle de marbre, il eût offert toutes ces bottes d'œillets à Sainte Thérèse qui, elle, les adorait et n'en avait jamais ; la dévote semblait plutôt attachée aux Saints hommes, et ne remerciait pas les Saintes...

Dieu se lassait des œuvres de cette dévote exigeante et irascible qui, peut-être vieillissant encore (si cela se pouvait), allait, qui sait, lui demander un jour l'éternité sur terre !

 

3

Alors, au terme d'une décision qui lui coûta, Dieu, furtivement, tel le fantassin en mission-commando, mettant à profit les colonnes de marbre derrière lesquelles il disparaissait, progressant par bonds silencieux et discrets, réussit à rejoindre la sacristie sans être vu, au moment où la femme à la triste figure abaissait son œil torve vers le carreau, son recueillement avant la requête ayant - lui sembla-t-il - juste atteint la maturité nécessaire aux supplications.

- Il était temps..., se dit Dieu en lui-même.

Dieu fut tout droit au panneau électrique de la sacristie, un peu intimidé par le nombre et la forme complexe des commutateurs qui le peuplaient (Dieu se faisait mal à la technologie galopante de l’homme, dont il avait pourtant si peu gratifié Ève comme Adam), put y lire (il savait) : "COUPURE GÉNÉRALE", et abaissa vivement le court levier rouge y afférant.

Cela fit un grand : " CLAC !", et l'église tout entière fut plongée dans une profonde obscurité.

Madame Léonie Lerussec eut un vif sursaut, entrouvrit ses yeux dont la profonde méditation avait à peine affecté l'acuité, et constata, terrifiée, que, en sus des lieux plongés dans le noir, la petite veilleuse rouge avait été éteinte...

Elle patienta silencieuse, crut un moment à une panne technique ne dépendant pas du Ciel puis, lassée d'une trop longue attente, s'en fut précipitamment, le rouge au front et sans génuflexion !

 

                           Alors, le geste apaisé, Dieu ralluma un à un les grands lustres de la nef, et s'octroya un somme réparateur sur une des grandes stalles de bois sculpté du chœur - côté sud. Et, malgré le confort spartiate, il put retrouver ce calme intérieur qui toujours fut le sien, perdu dans un moment d’égarement que nul ne soupçonnerait jamais.

Corps et âme dispos, Dieu bâilla discrètement, fit quelques étirements et ranima, d'un geste indécis devant le tableau électrique :

La petite veilleuse rouge.

 

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JCP 16-17/01/2013 & 05/12/2014 – révision 11/2019

DROITS RÉSERVÉS JCP

 

Quelques images de l'église de la Daurade

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Depuis les quais (aujourd'hui entièrement rénovés)

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Au tout début du 20ième siècle (remarquer les platanes récemment plantés)

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1 janvier 2014

La Machine

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 Image : Thierry Birkenstock

 

Jean-Claude Paillous

 

La Machine

 

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"- Vous avez trouvé des momies ?

- Nous en mangeons à tous les repas. Ce n'est pas mauvais.

Elles sont, en général, bien préparées, mais il y a souvent trop d'aromates.

- J'en ai goûté autrefois, dans la Vallée des Rois, dit l'abbé.

C'est la spécialité de la région.

- Ils les fabriquent. Les nôtres sont authentiques."

 

Boris Vian, L'Automne à Pékin.

 

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1 - Humeur machinale                                       

                      Le Professeur Anatole Cirebois n'était pas peu fier de sa dernière acquisition, sous la forme d'une regauchisseuse universelle à dépression compulsive, seule machine capable de produire des surfaces poisseuses par impulsions photorasantes autocontrôlées. Rejoignant l’imposant cheptel de machines d’usinage, de robots et d’appareillages électroniques qui peuplaient déjà son atelier, celle-ci allait enfin pouvoir l’aider à concrétiser son dernier projet, fruit de tant d’années d’études et de recherches. Outre sa prestation surfacique innovante, la machine était capable de diriger et finaliser à elle seule toute réalisation, pourvu qu’on lui disposât les éléments nécessaires à portée de bras, et qu’on instruisît de la tâche son intelligence sans artifice.

« - Gestation électro-mécanique autofertile asexuée », comme Anatole aimait à le dire dans un sourire fin.

Dans une impatience mal contenue, il releva le lourd capot de protection de la machine équilibré par deux vérins siffleurs, et le verrouilla en position chargement. Les senteurs grisantes du métal neuf envahirent la pièce. Un soleil ardent, tombé silencieux de la verrière, plaquait d'or fin les organes chromés de la machine, qui s’en trouvait flattée dans sa froideur métallique, et le montrait par les nombreux éclats de métal précieux qui jaillissaient de ses pores, et ponctuaient les murs du vaste atelier de brillantes projections.

C'était très beau.

D’un index résolu, Anatole apposa une percussion parfaitement centrée sur le gros bouton de mise en route qui rougit ; un flûtement s'éleva, puis retomba dans une vibration plus douce : la machine tournait !

Approchant le vaste pupitre, il le vit peuplé d'organes commandeurs qui le dévisageaient méchamment. Méfiant, le Professeur actionna par surprise un des moins attentifs et, dans le cliquetis d'un pont levis qu'on eût équipé de roulements à billes, le bras fouailleur s'abaissa lentement, pour enfin s'arrêter au ras de la table graduée, laissant échapper un léger grondement.

Un silence incomplet s'établit.

Puis, venu d'un orifice approprié, le rayon bleu jaillit de la sphère porteuse, que le bras portait à bout de bras. Par impulsions successives le faisceau égaliseur, qui cherchait à regauchir, inspecta successivement chaque molécule des airs qui, s'y croyant en sécurité, s'étaient glissés dans le vaste atelier ; puis il se dirigea insensiblement vers le Professeur, qu'il paraissait avoir localisé. Percevant la menace, celui-ci préféra couper court aux essais, qu'il déclara concluants pour ne pas offenser la machine, alors que celle-ci flûtait à l'envers avant l'arrêt complet qui, à l'image des organes cybernétiques d'ultime génération, exigeait un temps notable.

Association de techniques de pointe encore jamais réunies, dont certaines ne bénéficiaient pas encore de l'indispensable mise à jour, la regauchisseuse dans sa version actuelle (MK III), était d'un usage à vide incertain ; aussi, mieux valait-il lui proposer matière à regauchir, ce dont le Professeur ne disposait pas encore.

Dans un ronronnement sournois, le rayon bleu se ramassa sur lui-même, achevant sa course en plis festonnés agréables ; mais on pouvait lire la haine et le mépris au fond de l'œil de verre poli où il s'était réfugié. Logeant la sphère porteuse sous l'aisselle, le bras fouailleur put abaisser lui-même le capot de sa main libre ; on entendit alors le duo des vérins, qui sifflotaient un air huileux. Une goutte vint perler à la lèvre téflonnée du gauche, enfla puis éclata en fines projections sur les pantoufles du Professeur, qui burent goulues le liquide équilibrant.

- Hyper-sous-traitance en pays d’incompétence, grommela-t-il de la fuite incongrue et par l’offense faite au monde du chaussant.

Les réalisations personnelles du Professeur Anatole Cirebois, chercheur et enseignant à la Faculté des Recherches, étaient hélas connues pour leurs échecs retentissants ; aussi, son entourage ne lui accordait guère qu'une attention courtoise à chacune de ses tentatives, tant ses prototypes ne franchissaient guère le stade de l'avortement salutaire, garant de suites plus sévères qu'égratignures ou débuts d'incendie, que ne manquait pas de provoquer le savant à l'humeur impatiente et téméraire.

 

 

2 - Anatole et Amélia

                 Le pavillon de banlieue, confortable mais sans luxe, que le Professeur Anatole Cirebois occupait au 27 Rue des Industrieux comportait, vaste et nécessaire dépendance, un atelier suréquipé relié au corps d'habitation par un tunnel extérieur aux surfaces vitrées, où l'homme s'adonnait aussi à la culture en pot, qu'il préférait vernis. La part habitable était vaste, et la portion résiduelle consacrée au jardin l'était plus encore. Ensemencée de l'herbe des Blue Ridge Mountains prélevée à basse altitude, les tons bleus de la pelouse incitaient en effet à la nostalgie, surtout les soirées de pleine lune. Arbres, plantes à fleurs et végétaux arbustifs, tous horticolement disposées et portant la feuille du vert règlementaire en saison, montraient un branchage harmonieux ; alors que, par un procédé de culture ingénieux, le substrat transparent laissait voir un système racinaire aux ramifications souriantes.

Anatole Cirebois avait épousé Amélia, vigoureuse et corpulente Camerounaise aux élans rieurs embauchée pour le ménage, et dont l'enthousiasme à la besogne outrepassa vite le contrat strict, pour remplir des tâches plus intimes avec le même bonheur. Bien que notablement plus jeune, celle-ci devint pour le Professeur la mère qu'il ne connut pas, morte hélas en couches, en sus d'une épouse aimante et attentionnée. En sa personne il avait trouvé, en bloc, tous les manques affectifs de sa vie et, à le voir, on pouvait le croire heureux.

Le chercheur passionné d'aujourd'hui, élevé dès son plus jeune âge par la propre mère d'un père navigateur courant les mers lointaines, n'avait connu pour seule affection que celle de cette mauvaise femme dont l'intérêt pour le malheureux enfant se chiffrait au chèque de fin de mois que son marin de fils, enfui, lui prodiguait d'une régularité coupable. Chèque qui emplissait plus le compte en banque de la mégère que l'estomac du jeune Anatole.

Quant à la chose de l'affect, elle-même abandonnée peu après son mariage, la terrible femme s'employait à faire payer l'immonde trahison à tout ce qui portait moustache et pantalon à la surface de la terre. C'est ainsi qu'elle refoulait patiemment chez le jeune garçon tout élan créatif, toute passion susceptible d'épanouir en lui l'homme en devenir ; comme les sciences ou encore la musique, pour laquelle l'enfant se montra doué, mais privé d'instrument. Celui-ci dut alors se contenter de percuter la panoplie culinaire les rares jours d'absence de l'aïeule acariâtre, panoplie dont celle-ci s'interrogeait quant à l'usure prématurée. Les frustes sonorités de ces instruments de fortune marquèrent à jamais le futur musicien dont les compositions, comme on le sait, témoignent d’un goût prononcé pour le métal.

Longtemps réfugié dans une enfance dont il savait se construire l'univers onirique salvateur, de brillantes études que son père finança de loin sans discuter - une fortune considérable amassée dans l'agrume piriforme le lui autorisant - lui permirent d'échapper à la tyrannie de l'aïeule qui se débarrassait de l'enfant pour une autre : celle de la pension.

N'étant pas en effet d'une constitution physique supérieure, ses premières années d'internat, où force de pugilat fait loi, furent difficiles. Jusqu'à ce jour où, s'accusant par bêtise ou par jeu - il ne sut pas - à la place de l'omnipotent fils du concierge d'un départ de chahut de réfectoire au lancer de fromage mou, ce dernier, innocenté bien que vu de tous, lui accorda sa protection "à vie", et put non seulement obtenir un raccourcissement de la peine, mais encore une amélioration considérable de sa vie quotidienne, ainsi que de son rang dans l'établissement. Désormais, plus de brimades ni de croc-en jambes : le jeune Anatole pouvait traverser la cour de récréation de long en large, le pas tranquille et assuré, la tête haute, et coiffé d'un béret qui désormais ne connaissait plus la flaque. Georges, personnage robuste, fort en gueule mais le cœur tendre, lui offrit aussi son amitié, et les deux garçons, devenus vite inséparables, furent bientôt le noyau d'un groupe turbulent mais studieux.

 

 

3 - Le goût de la chèvre

                  - Que préparez-vous Anatole, lui fit un jour son voisin René, toujours curieux des travaux qui se réalisaient à huis clos dans l'atelier du chercheur, et dont il n'avait guère connaissance qu'à travers l'imaginaire de bruits incongrus, de fumées de couleur et d'odeur insolites, ou de sirènes de pompiers et d'ambulances suivant de peu quelque explosion.

Anatole, qui ne faisait jamais que des réponses évasives à ces questions-là, lui répondit pourtant :

- La "Machine à Rien-faire" voyez-vous, un projet de longue date, que je n'ai encore su mettre en œuvre tant sa réalisation me paraissait complexe et délicate.

- Ha ha ha ! vous êtes un farceur monsieur Anatole, la machine à rien-faire, c'est donc ça ! et René partit d'un rire honnête qui paraissait ne pas vouloir cesser.

Homme capable de puiser très vite en lui les forces calmes nécessaires, Anatole opéra, à la racine même, une coupure précise du mouvement naissant de la colère qui allait l'enflammer, car il ne plaisantait pas.

Il put répondre apaisé :

- Rien faire et le bien faire, voyez-vous, exige des facultés de concentration très élevées, ainsi qu'une somme de temps considérable, ce qui n'est pas à la portée de tous dans ce monde où la rapidité est de mise ; aussi je suis certain qu'une machine - bien conçue - serait d'une aide précieuse à ce type d'occupation transcendantale, dont le monde moderne nous a tant éloignés que nul ne sait aujourd'hui même en parler. Et ceci d’autant plus que le Rien-faire est encore mal perçu du monde bien-pensant, comme des kinésithérapeutes.

- En outre, reprit-il, les grands hôpitaux de la ville se montrent très intéressés par mon procédé qui, selon leurs dires, serait à même d'apporter une aide précieuse au traitement si délicat de ce mal sournois, l'hyperactivité, qui frappe aujourd'hui une part croissante de nos populations occidentales surmenées. Vous pouvez ainsi mesurer la valeur d’un tel enjeu, non seulement pour moi-même, qui ne suis que poussière du cosmos, mais pour l'humanité toute entière. Ces paroles lui parurent bonnes.

Elles l'étaient car le voisin René, suffoqué, ne savait répondre et demeurait bouche bée. Puis, ne sachant s'il devait s'adonner au rire encore, certains mots plus percutants que d'autres l'en ayant détourné, il déclara :

- Certes, je suis impatient de rien-faire à la machine, cela serait sans doute très bien fait, puis il se tut, car déjà le Professeur lui tournait le dos, gravissait les trois marches de son perron sans lui répondre, poussait sa porte dans un haussement d'épaules et rentrait chez lui.

Cette déclaration, que son voisin ne manquerait pas de répandre, déformée sans doute, lui apporterait bien plus que le mensonge ordinaire : incomprise dans ses implications profondes, elle couperait court à toute spéculation. Quitte à passer pour dérangé, Anatole pourrait travailler en paix.

Amélia, dont il avait soulagé les tâches en lui octroyant une aide à son tour en la personne de Juliette, douce blondinette mince de corps mais le nez rieur, avait mijoté un cuissot de chèvre en sauce poudreuse. Cette spécialité exotique avait le don de transporter le Professeur ému dans les faubourgs surpeuplés de Qitala, où il vécut ses débuts de jeune chercheur.

Celui-ci devait alors aboutir à la rédaction d’une thèse jamais entreprise par les têtes pensantes, par trop téléguidées. Jeune et libre de préjugés, il parcourut les continents, ombromètre en main, notant précisément les diverses densités ombreuses rencontrées pour les donner en pâture à un déductophone à fil de sa fabrication, préalablement soumis au jeûne pour plus d'efficacité. Au terme de longues années de recherche, certaines outrepassant les quatre-cent jours, le Professeur en devenir avait alors publié son "Traité Ombrodensiteux des Latitudes", ouvrage hélas peu remarqué tant le commun, qui ne sait pourtant se passer de son ombre, préfère obstinément le soleil.

- C'est de la bonne !, fit-il remarquer souriant, le doigt dans la sauce et le portant derechef à la bouche, dans le geste enfantin qui jadis lui valait une gifle de sa grand-marâtre.

- Oui mon Doudou (Amélia le nommait ainsi en privé), la poudre est toute fraîche, je l'ai reçue ce matin.

Anatole se délectait du crissement dentaire que lui procurait la poudre, sensation buccale à la musicalité unique. Il revoyait les trottoirs poussiéreux de Qitala, et les quartiers de viande à même le sol, saupoudrés du précieux condiment extrait de la terre nourricière même par les vents tropicaux, épice rude mais incomparable, et sans qui le cuissot attristerait une dentition privée de croustillance.

Aux anciens souvenirs, celui-ci pleurait à chaudes larmes, averse salée dans son assiette, d'où s'élevaient lentement les vapeurs aromatiques.

- Tu pleures mon Doudou, lui fit-elle, dans le savoureux parler rond des Afriques.

- C'est trop dur, je veux retourner là-bas !

- Achève donc ta sauce et pense d'abord à la machine mon Doudou, nous irons plus tard, c'est promis...

- Comme tu as raison, la machine, oui mon Amélia, ah, si je ne t'avais pas...

Comme elle s'était levée de table, et revenait avec un plat de rissoles posées sur un lit d'épaisses feuilles de côtinier roux, il embrassa bruyamment l'ébène de son avant-bras, partie de son corps qui passait à portée de ses lèvres, ce qui produisit un son boisé dont l'écho retournait des harmoniques vitreux, car la fenêtre au mastic craquelé était fermée.

Souriante, elle se rassit à la même place, c'est à dire exactement face à lui comme précédemment. Par routine.

- Tu ne me parles pas de ta nouvelle machine, fit-elle, prenant une rissole enveloppée de sa feuille épaisse, d'où s'échappaient des grains de sucre. Les lueurs extatiques du soleil bas - qui achevait de percer en silence les rideaux de la fenêtre - s'emparèrent alors de l'averse sucrée pour la changer en une poussière d'or, qui atteignit la nappe dans un fin cliquetis. D'une main au geste précis, Amélia souriante repoussa le précieux métal jaune vers le bord de table. Offertes par l'astre du jour à son déclin doré, ces infimes récoltes de lumière solide, mises bout à bout, offraient au ménage un revenu non négligeable - qu'ils taisaient par modestie naturelle.

- La nouvelle machine, oui,... je viens d'en achever les plans... Ils sont si beaux que je regrette de devoir passer à la réalisation, plutôt que de consacrer le reste de mes jours à les contempler ; il le faut pourtant. Cette machine je le sens bien, sera toute autre et les réunira, les contiendra toutes, exemptera pour toujours d'en penser de nouvelles dans la spécialité trop méconnue du rien-faire : la machine unique, la machine absolue, définitive, enfin, va voir le jour...

Son ego lui dicta l'additif "grâce à moi qui suis un génie", mais il déclina sagement.

- Sois prudent mon Doudou fit Amélia, sa vaste poitrine soumise à un spasme d'inquiétude.

- Ne crains rien, mon Amélia, tout se passera bien, je te l'assure !

Pliant sa serviette d'une façon scientifique, celui-ci se leva de table et courut rendre visite à l'atelier qui l'avait attendu.

En chemin, il s'attarda sous la verrière dont l'excroissance, entourée d'arbustes fins et de rosiers, avançait sur le jardin. Il avait disposé là, adossée à un support de roche volcanique sculptée de sa main la contrebasse de fer blanc, et son archet électrique logé, lui, dans un orifice spécial. L'outillage musical pouvait surprendre le néophyte, qui n'aurait vu là que tonneau de métal façonné, et taille-haie motorisé. C'eût été ignorer le passé musical du Professeur, comme son Orchestre Métallurgique, dont la troisième symphonie de sa composition, dite "Accidentelle", était alors très applaudie.

Assis sur le tabouret joueur au bois poli par l'usage, l'instrument dans ses bras, il connecta l'archet puis, lui ayant laissé le temps de chauffe nécessaire, frotta délicatement le cordage d'acier trempé au fort diamètre dont l'archet, à pleine vitesse déjà, tirait des sons inconcevables, éveillant à la surface de la véranda des harmoniques plus stridents venus du vitrage fissuré qui, par sympathie naturelle, vibrait à l'unisson.

Croyant répéter en paix son ode au soleil couchant, un merle, terrorisé par la puissance des musicalités humaines, dut s'enfuir si vite qu'on le vit heurter durement la descente pluviale et poursuivre au sol sa retraite, du pas mal assuré des choqués cérébraux.

Le Professeur reprit quelques passages de ses compositions, que l'on ne jouait plus guère aujourd'hui, mais dut stopper net, un des voyants indiquant la surchauffe. Il reposa la contrebasse fumante qui vibrait encore d'un ultime Ré Majeur, et réintroduisit l'archet à la denture rougie dans son orifice refroidisseur.

- C'était le bon temps, fit-il nostalgique pour lui-même, et il se remémorait le solo des dix-huit enclumes accordées par ses soins, percutées au marteau de bronze, point culminant de sa "Troisième" et qu'il avait confiées, heureuses de trouver une seconde jeunesse, au fameux compositeur d'opéras allemand qui avait donné à son tour des scènes de forge - avec le succès que l'on connaît.

 

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4 - Mise à jour

 

                               Cependant, une étape décisive avait été franchie car la regauchisseuse, qui désormais fonctionnait à merveille, amollissait les surfaces d'un rayon bleu enfin domestiqué, et les rendait poisseuses à la demande, par le truchement d'un rayon adventif pré-discipliné en usine. Immédiatement contrôlé par le Professeur au poissomètre à percussion décise, le poisseux affichait un taux remarquable. Et ceci sur les matériaux les plus délicats, tels les alliages complexes de turcite lamellaire.

C'était en tout point remarquable.

Un patient débursinage à la mineuse centrifuge avait pu rendre en effet le rayon bleu caressant, alors que son œil de repli avait pris des airs radieux. Ce fut Roméo, connaisseur des Arts Futiles de l'Intérieur Net (AFIN) et ami du Professeur qui, sur le site du Grand Livre Visageur (GLV) avait pu s'emparer des Logiques Appliquées (LA) utiles à l'opération salvatrice (OS).

Pour les initiés : "AFIN + GLV + LA = OS" - telle est la formule scientifique établie par l’ami du Professeur.

Il avait cependant fallu maintenir le bras fouailleur tout au long de la douloureuse opération qui, pour de logicielles raisons, ne put se faire sous anesthésie générale. Alors que Roméo, le geste sûr, procédait à la cruelle mise à jour, le Professeur susurrait nombre de mots apaisants, alignés tous en vers rimés, au creux de l'aisselle du malheureux bras. De temps à autre celui-ci, qui s'animait de vifs soubresauts, lançait des cris déchirants qui se répercutaient contre les murs de l'atelier, fort heureusement construits dans cette éventualité.

Une convalescence stricte de dix-neuf jours fut observée à volets tirés, sous la responsabilité de Juliette qui évacuait d'heure en heure les excrétions numériques, auxquelles se mêlaient parfois quelques oxydations résiduelles, épanchées de l'orifice suppurant qu'elle pansait d'une main douce et consolatrice.

Ce fut elle qui, dès l'aube du vingtième jour, ayant réglé sur "progressif pour convalescents" l'ouverture automatique des volets, constata peu après combien était remis l'opéré. Celui-ci, rayon bleu radieux et compassion retrouvée, liait déjà des liens d'amitié avec un jeune rayon du soleil levant qui, bien que jaune, passait par là. Ne voulant troubler ce bonheur naissant qui faisait suite à tant de souffrance, celle-ci se retira alors que, venus sans doute aussi en visite auprès du convalescent, d'autres rayons s'établissaient contre les murs de l'atelier.

 

 

 

5 - La création

 

                                                    Les matériaux et les pièces que le Professeur avait commandés étant tous arrivés, l'atelier était encombré d'un incroyable empilage de caisses de toutes dimensions et proportions ; tout fut déballé et disposé à discrétion de la regauchisseuse sur des supports adéquats, dont on lui communiqua les coordonnées géodésiques avec la précision requise. Le comportement créateur avait été programmé par Roméo, en relation directe avec les plans et les calculs du Professeur que celui-ci, pour plus de sûreté, avait vérifiés trente-deux fois.

Après contrôle précis des courants, fluides et connections nécessaires, ils laissèrent la regauchisseuse monter en température, puis se retirèrent discrètement : les grandes créations ne voient le jour que dans la sérénité - tous les dieux vous le diront.

Mêlée d'impatience, l'angoisse était palpable dans la salle à manger du Professeur Anatole Cirebois, où Amélia servait le kourouliri à demi-verres, car le breuvage le nécessite. Venant de la cuisine, on entendait un remuement lointain d'objets culinaires, dont les tons mêlés, métalliques, verriers, papetiers, porcelainés ou boisés tour à tour produisaient une agréable symphonie ménagère que Juliette, consciencieuse, répétait chaque jour à la perfection.

- Un fond de verre seulement, fit Roméo par courtoisie, satisfait de voir la semi-plénitude servie.

Le fil de la conversation avait du mal à se nouer, et l'on en voyait les bribes disparates rejoindre la table et le sol en pelotes désordonnées, amas de mots perdus ou avortés que Juliette accourue balayait déjà.

- Hmmm-mmm... fit le Professeur.

- Mmmm ; ouiii... surenchérit Roméo.

- Que de déchets verbaux dans cette maison, soupirait tout bas Juliette, dont le balai trop sollicité gémissait de toute sa fibre.

- Pas bon mon kourouliri ? fit Amélia, alarmée à la vue des verres délaissés.

- Si, si, excellent ma douce Amélia, tu le fais comme personne (ce qui était vrai), mais vois-tu, aujourd'hui, le cœur n'y est pas, fit Anatole.

- En effet..., reprit Roméo sur le ton professionnel qu'il ne quittait plus, qui nous dit que la gestation, mission assignée à la conceptrice responsable, se passe bien ? Nous sommes plus inquiets qu'un futur père au couloir de la maternité - d'autant que la double paternité qui nous affecte en temps réel rehausse nos appréhensions du coefficient multiplicateur équivalent, et...

- Mais voyez-les comme ils sont tracassés tous les deux, à attendre leur bébé, c'est-y pas charmant tout ça ?... l'interrompit Amélia - esquivant la venue de formulations plus complexes.

Ceux-ci baissèrent la tête sans répondre, les yeux dans leur verre pris en main sans conviction, imprimant une lente et languide rotation au liquide doré.

Ce fut Roméo qui se décida le premier à réjouir son système gustatif. La liqueur s'épandit alors dans sa bouche en nappes légères, dont les saveurs nuancées rassérénaient son palais de sensations bienvenues. Du rude et du doux, du suave, de l'acide et du sucré, plus une qu'il ne savait nommer, toutes les succulences s'étalaient sur la palette généreuse du kourouliri d'Amélia, et sa cavité buccale s'en trouvait satisfaite ; comme le cours de son esprit qui, amorçant la décrue du flot boueux de la pensée, s'apaisait lentement. Et, débordantes d'arômes, de puissantes vapeurs investissaient ses régions pariétales, dans l'attente enfin sereine de la gestation qui se nouait au sein bienveillant de l'atelier, où l'on avait un peu poussé le chauffage (sur le huit).

 

 

6 - Autre loi

 

                              Aveugle jusqu'alors et soudainement libéré par la puissante liqueur, l'esprit de Roméo lui montra Juliette qui balayait avec une grâce infinie. Ignorant la fleur, son tablier n'était ni de noir ni de bistre, alors que sa bretelle soutenait à peine un carré de même couleur dont la forme, sous-tendue d'une poitrine amplement devinée, s'animait de troublantes visions. Fondu par la pensée à l'acte balayeur, Roméo y vit alors la chorégraphie d'une parade amoureuse ; abaissant ravi le regard vers les régions plus basses, le mouvement s'y animait de courbes merveilleuses dans le glissement soyeux du fin textile synthétique, alors que son trouble grandissait encore.

Rassasié de ces formes-là son regard, déjà réglé sur "pleine acuité", s'éleva vers le visage.

Ce fut un ravissement : en apparence négligées, des vagues d'or ruisselaient sur ses joues au teint parfait, alors que ses deux yeux d'émeraude dispensaient un océan de douceur ; enfin, la bouche et le nez étaient tout à fait assortis.

Du fond de son esprit retentit alors la clochette claire du culte d'autrefois, celle qu'il agitait enfant sur les degrés de marbre, agenouillé près d'un ecclésiaste qui s'éreintait à colmater les fuites de croyance d'un village assemblé là. C'était un signal fort, d'autant que le sourire que lui adressait alors Juliette le plongea dans une foi plus grande encore, religion d'amour pure et décisive - où il incluait cependant le sexe.

- Je vous trouve un peu pâle Roméo...l'inquiétude, n'est-ce pas..., fit Amélia, qui le tirait de son nuage.

- Sans doute, probablement...enfin...oui, bredouilla-t-il.

- Un autre verre de chasse-souci, allez, et il n'y paraîtra plus, fit-elle bouteille tendue.

- Volontiers, un fond de verre alors, pas plus, n'est-ce pas ?

Emplissant derechef les trois verres, qu'elle laissa pour varier à demi vides :

- Vous pouvez nous laisser, Juliette, il est d'ailleurs l'heure je crois.

- Bien madame fit celle-ci, qui s'éclipsait d'une hanche langoureuse.

Ce fut alors que le mental de Roméo, qui avait en catimini consulté les tables internes de sa loi, lui fit savoir qu'elles portaient déjà, gravées en lettres d'or, en effet ce prénom-là : Juliette ! Alors, la tempête qui couvait aux profondeurs de son âme éclata en ouragan silencieux.

Cachant mal son émoi, il demeurait coi. Anatole, qui n'était pas dupe, leva ostensiblement les yeux vers la pendule, dont le tic-tac lancinant se rappelait à eux dans le silence pesant de la pièce.

- Allons voir, fit-il, je ne tiens plus.

- Crois-tu ?... fit Roméo dubitatif, car perdu dans la pensée nouvelle.

 

 

 

7 - La Machine à Rien-faire

 

                                             Ils allèrent voir - et virent en effet. Leur premier élan fut une immense déception car la regauchisseuse qui, par précaution craintive avait abaissé son capot tel le garnement dans l'attente punitive lève le coude au front, n'en avait fait qu'à sa tête. Le spectacle était affligeant.

Roméo coupa sans ménagements l'alimentation de l'engin fautif, le condamnant au jeûne pour une durée indéterminée. Par pure compassion la Machine à Rien-faire, assemblage informe, fut laissée provisoirement sous tension.

Certes, épaulé par une efficience et un savoir-faire inouïs, le délai avait été respecté à la seconde, comme on pouvait le lire au chronomètre que consultait Roméo machinal. Cependant, pour des raisons encore inconnues, la regauchisseuse avait pris ses aises, s'écartant sans ambages des plans du Professeur dépité qui fit :

- Qu'allons-nous faire de ça ?...

- Parc à ferraille, fit Roméo d'une voix neutre.

Cependant la Machine à Rien-faire conçue de frais qui, elle, s'éveillait à la vie, n'était pas sourde :

- Le parc à ferraille… c'est trop cruel, accordez-moi une seconde chance, fit-elle de sa voix cyberneuse, qu'elle s'efforçait de rendre suppliante.

- Qui a parlé ? fit Roméo.

- Je n'ai rien dit, c'est donc toi.

- Du tout, puisque je demande.

- Alors tu te moques, et je n'aime pas ça !

- Diable non, puisque je te dis que...

Par respect pour le lecteur, nous abrégeons ici une conversation qui se poursuivit longuement sans présenter d'intérêt jusqu'à :

- Je vous assure, monsieur le Professeur et monsieur Roméo, d'une part que vous n'avez point parlé, mais d'autre part que je désire m'adresser à vous, si vous voulez bien m'accorder un peu de votre attention.

- ...  fit Roméo.

- ...  fit Anatole.

- Acceptez donc, si cela vous convient, que je subisse devant vous la première série de tests qui, je l'espère, vous convaincra de m'accorder une certaine utilité, et peut-être même de me conserver près de vous pour la tâche que vous m’avez assignée.

- Des tests... firent-ils de concert.

- Certes, les tests de mise en route pour lesquels je suis programmée, n'êtes-vous pas mes concepteurs ?

- Concepteurs oui, fit le Professeur, mais le concept original était tout autre et, sauf votre respect (le Professeur demeurait prudent), vous m'en paraissez un peu éloignée...

- C'est possible à vos yeux, fit la créature cybernée, mais attachez-vous tant de foi à la forme, que vous vous désintéressiez de l'esprit ? Pour me placer à portée humaine, savez-vous que des femmes sans beauté sont parfois les plus dignes d'être aimées ?

Ce dernier trait ne convainquit pas Roméo, habité déjà d'un concept décisif en la matière, alors que le Professeur y reconnaissait quelque vérité.

 

Et la Machine se fit elle-même subir, sans qu'ils eussent à intervenir et convenablement assis, une série de tests que le Professeur Anatole Cirebois, déçu, déclara "plutôt concluants" par respect envers elle, alors que Roméo, dont la pensée unique avait oblitéré la séance, n'en ayant rien retenu, opinait silencieux sans opinion.

 

 

 

8 - Horizons neufs

 

                                        Il fallait en convenir, malgré ses capacités de réflexion et d'expression vocale hors du commun, la Machine à Rien-faire enfantée par la traîtresse regauchisseuse ne répondait pas aux attentes du Professeur Cirebois, alors que Roméo, dont l'esprit affichait toujours complet, se rappelait bien d'une certaine machine, mais son image se brouillait à peine évoquée : locataire sans gêne, l'amour est un puissant psychotrope. L'atelier demeurait désespérément clos, et l'on y avait même coupé alimentation générale et chauffage.

Rompu aux échecs, le Professeur ne perdait pas l'espoir : ne rien faire de quelque temps favorisait toujours la naissance des idées nouvelles. Cependant ce rien-faire-là, étonnamment, se faisait tout à fait bien sans machine... au bout du compte, il n'était peut-être pas nécessaire de posséder un quelconque appareillage spécialisé dans cette discipline : si la machine allège la tâche humaine, il n'en est peut-être pas de même du point de vue des activités sans acte.

Le Rien-faire pouvait aisément se faire à la main.

Cette constatation-là fut dure aux deux amis.

Le service Recherches et Développement des Médecines Nouvelles des Hôpitaux du Grand Toulouse (RDMNHGT), qui avait fondé quelque espoir en le Professeur, appela, et raccrocha déçu.

Sous l'œil hilare de son voisin René, le Professeur déclara la tête basse "Ne savoir que faire de la machine à Rien-faire", obtenant dans le rictus moqueur qui caractérisait l'homme un "- Je me disais aussi..."

Mais le Professeur Anatole Cirebois se déclara bientôt investi d'un projet plus vaste encore, ultime parcours vers l'absolu, synthèse quintessentielle enfin de l'œuvre humaine dans son entier : la Machine à Tout-faire ; celle par qui l'humanité allait enfin atteindre à la désuétude du faire - qu’elle n’aurait plus à faire !

Et, tel Gutenberg qui rendit la plume aux oies, le Professeur se posait en nouveau bienfaiteur universel. Rouvert et aéré, l'atelier retentissait à nouveau de ses cris joyeux, et l'on pouvait entendre son stylo acéré crisser sur un papier impatient de recevoir la création nouvelle. Alors que s'élevait dans la pièce une voix claire et monocorde qui paraissait, d'une intonation lente et appliquée, lire au Professeur un long texte ponctué de formules scientifiques inouïes : réconcilié avec la Machine à Rien-faire dont le logiciel ignorait la rancune, le Professeur prenait note des tournures de conception nouvelles, et des résultats de calculs sans précédent que celle-ci lui dictait, en maîtresse docte, omnisciente et généreuse.

Ce fut alors que Roméo, dont les visites étaient quotidiennes pour une raison qu'il n'avouait pas, mais qui faisaient dire à Amélia un tonitruant "Tu crois qu'ils vont enfin y arriver tous les deux ?!" au terme de chacune d'entre elles, vint rejoindre le Professeur dans son atelier, où il n'avait plus pénétré depuis de longs mois. Ils eurent la discussion calme des amis sincères que la vie doit séparer un temps pour d'irrépressibles raisons, se promettant les retrouvailles d’une amitié que le temps ne saurait atteindre.

On vit alors Roméo passer le bras autour de la taille mince de Juliette qui, consentante car la valise à la main, voulait bien accepter de l'accompagner - d'abord jusqu'à l'horizon, pour voir -, et ils disparurent tous deux, dans les airs vibrants de chaleur d'un lointain prometteur qui se refermait sur eux.

Au souvenir de la tragédie shakespearienne le Professeur Anatole Cirebois, n'osant troubler leur bonheur, ne rappela pas Roméo & Juliette mais dut, dans des lenteurs que la tristesse alourdissait, sortir son automobile en vue d'une visite à l'Agence pour l'Emploi des Gens de Maison (AEGM).

Mais Amélia, qui avait déjà d'autres idées en tête (elle en avait elle aussi !), le rappela :

- Partons aussi mon Doudou, partons comme eux, veux-tu !?, lui criait-elle les mains en porte-voix, un peu triste elle aussi sur le pas de la porte, laisse l'agence et reviens donc !

Transfiguré par des propos tant attendus, Anatole opéra une marche arrière un peu vive, et l’auto emporta deux magnifiques hortensias en pleine floraison. On entendit alors les pneus, horrifiés par l'attentat végétal, émettre sur l'allée un cri de gravier fin que l'amour, qui passait silencieux, oblitéra aux oreilles du conducteur enfiévré qui courait déjà se jeter dans les bras de celle qui était tant pour lui :

- Oui mon Amélia, la peste soit des machines, partons, partons veux-tu bien, partons pour Qitala ! criait Anatole.

Et l'on pouvait voir que les trois marches du perron cimenté, inondées de leurs larmes de joie, ne restaient pas insensibles à leur bonheur.

Le bagage et le cœur plus léger qu'à leurs vingt ans, ils partirent pour Qitala.

 

 

 FIN

 

 

 

JCP 01/2015 - 01/2020

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