Citation : Jean-Jacques Rousseau
Jean-Jacques Rousseau
Rêveries du promeneur solitaire
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Fin de la sixième promenade.
.................................. « Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec des hommes. Tant que j’agis librement je suis bon et je ne fais que du bien ; mais aussitôt que je sens le joug, soit de la nécessité soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif, et je suis nul. Lorsqu’il faut faire le contraire de ma volonté, je ne le fais point, quoi qu’il arrive ; je ne fais pas non plus ma volonté même, parce que je suis faible. Je m’abstiens d’agir : car toute ma faiblesse est pour l’action, toute ma force est négative, et tous mes péchés sont d’omission, rarement de commission. Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas, et voilà celle que j’ai toujours réclamée, souvent conservée, et par qui j’ai été le plus en scandale avec mes contemporains. Car pour eux, actifs, remuants, ambitieux, détestant la liberté dans les autres et n’en voulant point pour eux-mêmes, pourvu qu’ils fassent quelquefois leur volonté, ou plutôt qu’ils dominent celle d’autrui, ils se gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne et n’omettent rien de servile pour commander. Leur tort n’a donc pas été de m’écarter de la société comme un membre inutile, mais de m’en proscrire comme un membre pernicieux : car j’ai très peu fait de bien, je l’avoue, mais pour du mal il n’en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu’il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi. »
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Cette fin de promenade (la sixième de l'ouvrage qui en comporte dix) est un des passages qui me parlent au plus près, et sans doute un de ceux que j'ai relu le plus, avec certains autres inclus dans la septième. Rousseau y parle de moi (comment est-ce possible, comment ose-t-il !...), et y dévoile certains traits de mon caractère dont j'ai toujours eu le plus grand mal à me défaire, encore aujourd'hui ayant atteint l'âge dit " de sagesse". Âge qui n'en a, - semblerait-il - guère plus que le nom.
Au fil de ces promenades dans la nature qu'il nous évoque avec poésie, Rousseau nous livre ses pensées dans l'ordre où elles lui viennent, et chacun trouvera matière à réflexion sur soi-même dans cet ouvrage qu'on ne saurait trop conseiller.
Bref et des plus savoureux, celui-ci, qui fait en quelque sorte suite aux "Confessions", fut écrit sur le tard par son auteur en exil pour avoir osé dire sa pensée*, alors qu'il était en pleine possession de ses moyens.
* Dire sa pensée est un exercice redevenu tout assi périlleux de nos jours.
JCP, 30/03/2021