Les nuits du parking St. Georges
Jean-Claude Paillous
Les nuits du parking St. Georges
Nouvelle
◄█►►█◄◄█►
1 - André
C’est à l’âge de cinquante-trois ans qu’André Testut fut contraint de prendre une retraite anticipée, et de quitter définitivement la police pour : « insuccès répétés et mise en danger de ses coéquipiers dans l’exercice de ses fonctions ».
D’un naturel effacé et modeste, il n’avait pas contesté la sanction, reconnaissant même des fautes qu’il n’avait pas commises dès qu’il eut connaissance de la belle prime de licenciement, assortie de son reclassement vers une fonction de gardiennage idéale pour un jeune retraité, peu pénible et moins sujette aux risques de ce métier qu’il ne regretterait pas. C’est ainsi que d'officier de police, il se vit rétrogradé gardien de nuit et caissier occasionnel au parking souterrain du quartier St Georges, pour le petit nombre des années qu’il lui restait avant de toucher sa retraite à taux plein. Cela ne pouvait mieux tomber, ce métier qui lui avait tant apporté dans la fierté naïve de ses débuts, n'était plus pour lui que désagréments, témoin ce genou mal remis d’une balle de Colt 45 prise « dans l’exercice de ses fonctions ».
Et ce n’était pas la prime qu’il touchait qui l’empêchait de boiter !
Lors de son pot de départ dans les locaux du commissariat que, privé de rancune, il avait voulu somptueux, en sus des nombreuses marques d'affection délicates et des cadeaux qui le touchèrent aux larmes, il eut une surprise de taille sous la forme d'une simple enveloppe, à l'effigie officielle des Services. Cette surprise mentionnait le nom de code de "22", suivi d'une date et de la mention "bien du gouvernement" qu'il était autorisé - à titre exceptionnel - à emmener et conserver par devers lui en tant que retraité par anticipation des services de la Police Nationale.
Plus qu'un code, "Vingt-Deux" était le nom d'un animal à quatre pattes : celui-ci avait été le compagnon rapproché d'André de longues années durant, au cours d'investigations où son flair faisait merveille sur les produits dopants ; mais encore, le chien s'étant pris d'une affection sans partage pour André, il devint la mascotte du commissariat à qui on laissait toute liberté dans l'enceinte des locaux, tant il se montrait affectueux, propre et discipliné à la fois. L'animal, bienvenu partout, sautait dans le véhicule de fonction d'André dès la portière ouverte, quel que soit l’objet de la mission, et se tenait sur les places arrière silencieux. Parfois, André le repoussait - il n'y avait pas que le trafic de drogue dans le métier ! Alors, le chien déconfit retournait l'oreille basse s'allonger sous le bureau d'André à l'étage, jusqu'au retour de celui-ci : Vingt-Deux avait choisi son maître.
André devait cependant aller le prendre et le ramener tous les jours au chenil rejoindre ses congénères.
Se sentant seul à l'issue de son divorce, on avait finalement admis qu'il l'emmenât chez lui - et s'en occupât. La bête comme l'homme s'en étaient trouvés heureux, jusqu'à ce que, l'odorat déclaré vieillissant, Vingt-Deux soit remplacé par un plus jeune et par là même "déclassé". André avait alors rédigé une demande officielle d'adoption de l'animal, légalement "bien du gouvernement". La chose administrative était d'une lenteur telle qu'André avait été autorisé par le Principal à conserver l'animal en attendant la réponse officielle, qu'on lui promit affirmative ; mais allez savoir...
Il n'en avait jamais parlé au chien, et il demeurait inquiet.
Le curieux nom de l'animal - même dans la police, les nombres sont peu usités - venait d'une négligence du chef-éleveur du chenil régional des services, qui affectait une fiche d'identité numérotée à chaque chiot né dans l'année, ainsi qu'un nom - habituellement. Or, médusé devant l'animal aussi attachant qu'exceptionnellement doué, l'homme peina à lui trouver un nom qu’il voulait original, et "22", d'un simple report des derniers chiffres de son matricule en colonne deux où il inscrivait les noms, fut conservé pour le chien, peu soucieux de répondre à un numéro plutôt qu'à un nom. Certains virent là une facétie de l'éleveur-dresseur, facétie que le pauvre animal, grandi, traîna comme un boulet, car on riait beaucoup du nom - et de lui croyait-il.
Le verre du départ à la main, André ne retenait plus sa joie : les collègues avaient même joint un saumon fumé entier à l'intention de Vingt-Deux pour "arroser" l'évènement car - trait peu commun - celui-ci préférait, et de loin, le poisson à la viande.
On laisse à imaginer la joie de l'animal, demeuré ce jour-là au logis - les beuveries, même dans la police, sont mal comprises des animaux -, au retour de son maître un peu éméché brandissant le cadeau au puissant fumet.
2 - Le centre St.Georges
Le "Nouveau St. Georges" comme on le nommait encore n'était rien de moins qu'un quartier neuf bâti au cœur de la vieille ville - chantier longtemps controversé il est vrai : le vieux quartier, insalubre et mal famé, avait fait place plusieurs années durant à un immense cratère au pompage incessant, préservant des eaux de pluie de malencontreux vestiges gallo-romains qui en avaient stoppé net le creusement. A l'issue de fouilles peu significatives - voulues ainsi disaient certains -, les travaux reprirent pour laisser enfin place au quartier "chic" que l'on connait aujourd'hui, grand centre commercial tous commerces sur deux niveaux, dont un en sous-sol ; le tout complété de l'indispensable parking souterrain. On s'en était donné à cœur joie : pour la région tout entière, le centre St Georges était l'aboutissement exemplaire des idées neuves d'alors, triomphe éclatant du moderne sur l'ancien, du néon sur la grisaille : partout du marbre, de l'acier poli, des couleurs, du verre, des lumières vives, de rutilants escalators et des boutiques au luxe tapageur. Le prêt à porter dernier cri (poussé à la lecture du prix pour certains), le bibelot d'apparat, l'épicerie surfine, la coûteuse chaussure "Made in Italy", la décoiffante coiffure d'avant-garde, enfin tout ce qui compte au cerveau du citadin (plus souvent encore des citadines) pour briller dans une société où la chose est de règle, avait été jeté là, en pâture aux plus fortunés - mais aussi à ceux qui désiraient le paraître. On avait de même fait place à des maisons de crédit, de téléphonie mobile, des agences de voyage, ainsi qu'à plusieurs restaurants où clientes et clients, majoritairement pressés pouvaient, nouveauté venue alors d'outre-Atlantique, prendre leur repas en quelques minutes à peine. Ainsi, sans se dévêtir ni s'asseoir, on se nourrissait debout devant des guéridons rehaussés dont le verre et l'acier inoxydable, aveuglants de reflets sous les spots surpuissants intégrés au plafond, vous poussaient à laisser sans tarder votre place au client suivant, sandwich au pain mou avalé au plus vite : ici, on n'avait pas le temps.
André n'aimait guère ces lieux et, les rares fois où il était venu c'était - il y a longtemps déjà - avec Françoise, qui s'équipait là de pied en cap, mettant à mal le modeste budget de leur ménage. Partie d'elle-même, il ne la regrettait pas aujourd'hui, et s'interrogeait toujours sur ces années passées avec elle : au bout du compte, tout les séparait.
3 - Le parking
Relayant les deux employés de jour, André prenait ses fonctions dès vingt heures, pour quitter à deux heures du matin, heure où s'opérait la relève suivante. Un battement d'un quart d'heure, où releveur et relevé devaient se passer les consignes, était de rigueur. Ne détestant pas la nuit et d’un naturel plutôt solitaire, il se fit rapidement à ce travail peu pénible, auquel il finit par trouver le charme paisible d’un quotidien routinier. Peu porté sur la littérature jusqu'alors, et lassé des revues qui se lisaient si vite il se mit à la lecture ; sans conviction et pour tuer le temps d'abord, puis dans une boulimie qui le surprit : outre les romans à la mode, les auteurs classiques comme les philosophes et les poètes passèrent entre ses mains fébriles. Au sortir d'un milieu peu porté sur la littérature autre que la prose des rapports officiels, il ne se serait pas cru capable de tenir en mains de telles épaisseurs de papier relié plus d'un quart d'heure.
Par un système de roulement, les gardiens disposaient de deux week-ends sur trois - si la mécanique ne s'enrayait pas de congés-maladie ; on devait alors composer "avec".
Les évènements d’une de ses nuitées se chiffraient à peu de chose, et le plus souvent il n’aurait rien eu à consigner dans le registre, si les habitudes de la profession n’avaient voulu qu’on en justifiât l’exercice : il inventait alors des bénignités plausibles, procédé appris de la bouche même du précédent gardien, ou réitérait des évènements passés qu’il griffonnait, les paraphant à la va-vite, et il refermait le cahier d’un claquement sec, en fonctionnaire consciencieux. Il aimait sentir à son visage le souffle aux effluves rassurants du livre qu’il refermait, dans la bonne conscience du travail fait.
Au début, la réalité de son exclusion encore fraîche, il ressentit le poids d’une punition, d’autant plus lourdement que les trois niveaux, tous en sous-sol, avaient à toute heure des allures de prison, voire de mitard : les néons blafards, le béton nu des plafonds aux larges poutres, les poteaux écornés peints jusqu’à mi-hauteur de couleurs salies, ce réseau de tuyauteries apparentes dans les couloirs, les odeurs d’huile, de combustion et de pneu que les grands ventilateurs ne parvenaient pas à avaler, et le tout ignorant du soleil, tout cela portait aux idées noires. Mais ces odeurs-là passaient à la longue pour familières, et l’odorat aurait pu s’y oublier s’il n’y avait eu, à moins de quinze mètres du poste de garde, les exhalaisons des toilettes. Au premier sous-sol où était le bureau principal - le sien - l’évacuation des sanitaires connaissait en effet quelques irrégularités. Et, même si Koulibali, jovial Sénégalais avec qui il avait noué des rapports amicaux n’épargnait pas sa peine, au balai, à la serpillère et au désinfectant, il y avait de fréquentes obstructions, dues à une clientèle trop souvent malveillante et malpropre contre laquelle on ne pouvait rien.
A cela, il se faisait plus difficilement.
Au terme de quelques mois cependant, le sentiment de rejet, de se percevoir en rebut de la police jeté là s’estompa jusqu’à ce que, telle la tendance anticyclonique inversée, il y puisât au contraire un sentiment de supériorité sur ses anciens collègues qui, eux, demeuraient bel et bien exposés aux intempéries, comme au stress et aux dangers du métier. Il avait payé de sa personne pour cela, et son genou difficilement plié sous le bureau le lui disait assez. Aussi, finit-il par accepter la situation, jusqu’à lui trouver mille avantages, et il préférait bien son guichet vitré à celui des banques, ici au moins on vivait sans la hantise du soufflant sous le nez. Certes il y avait bien un coffre, mais de trop modeste tentation et le plus souvent vide. Il arrivait pourtant que l’ennui se fasse sentir, lorsque le côté paisible de cette tranquillité en faisait trop et que, certaines nuits, ses rondes multipliées ne puissent le garantir de ce demi-sommeil qui, plus que réprouvé par le règlement, pouvait lui coûter sa place. Aussi craignait-il par-dessus tout cet assoupissement qui vous menait aux douceurs perfides du somme proscrit, malgré de rares visites des responsables de la société des parkings de la ville.
André se trouvait désormais heureux de sa situation, qui allait le conduire sans coup férir à la retraite en quelques années, d’autant que son salaire de gardien, augmenté de sa retraite de fonctionnaire et de la prime d’invalidité lui donnait une certaine aisance. Il y avait pourtant cet horaire perturbateur de sommeil car une fois chez lui, son voisinage éveillé troublait le silence de sa nuit sans étoiles.
4 - Suspicion
C'est à plusieurs reprises qu’André avait remarqué, toujours garée sur la même place du troisième sous-sol, cette fourgonnette blanche à l’effigie d’une entreprise de plomberie dont le nom, René Duterrié, s’étalait sur les flancs, assorti d’images propres à la profession, peintes naïvement. Privée de vitres dans sa partie arrière, le véhicule n’avait d’autre particularité que le banal d’un véhicule d’artisan ; l'homme, aperçu parfois, était abonné au parking, qu’il rejoignait en fin de journée, y abandonnant le véhicule pour la nuit et s’en retournant à pied.
Ce petit fourgon là lui rappelait - de la même marque - celui qu’ils utilisaient autrefois pour les planques, avec ses anciens collègues policiers, et que l’on nommait « le sous-marin », rapport à son périscope dont la sortie était planquée dans un des capots de ventilation du toit. André conservait des souvenirs mitigés de ces longues veilles, jour et nuit près d’habitations où logeait quelque malfrat ; qu’on arrêtait rarement d’ailleurs car, même si le tuyau était bon, on était le plus souvent repérés : à la longue on devenait bruyants dans ce foutu camion, à taper le carton et à vider le frigo de ses bières - « fallait bien tuer le temps avant de coffrer le malfrat », comme disait Bernard Legros, un rigolo qui avait toujours des mots bien placés. Le plus terrible c’était en été : on crevait de chaleur là-dedans, et il fallait se désaltérer en permanence, un vrai four que c’était, alors la bière, ça y allait, et il fallait remplir plusieurs fois par jour ce frigo ridicule, un « Camping Gaz » au couvercle bleu sur lequel on s’asseyait parfois ; il le revoyait encore. L’hiver dans le froid, c’était pas idéal non plus : on pouvait pas laisser tourner le moulin pour avoir le chauffage, alors on buvait du café à pleins thermos et on se tapait un bon coup de gnôle avec : on allait pas se laisser crever de froid. Y en a qui disent que dans la police on boit de trop, je voudrais les y voir moi, ceux-là, faut se mettre du cœur au ventre : hormis les risques, on fait un métier difficile, faut des compensations ! Sûr que dans l'action ça gâterait le réflexe, mais quelques bibines de plus ou de moins en planque dans le sous-marin, quelle importance...
Une nuit, faisant sa ronde au parking un étage après l’autre, André passait silencieux devant la même fourgonnette au troisième sous-sol après avoir bavé d’envie devant un superbe coupé Mercédès noir - le huit cylindres que c’était, fallait voir !-, garé non loin de là, lorsqu’il crut entendre quelque chose bouger derrière la tôle. Il demeura figé un moment. Le bruit ne se renouvela pas - d’ailleurs il n’était pas tout à fait certain, si proche du grand ventilo d’aération qui ronronnait. Sans attacher beaucoup d’importance à ce détail, il retourna à son poste se disant qu’ayant le choix, il ne se garerait pas juste devant un ventilo, lui. D’ailleurs la plupart évitent ces places, au nombre de six, deux par étage, qui restent le plus souvent vides : ça fait du boucan, ça décoiffe et ça pue !
André voyait toujours la fourgonnette sur la même place, bien que son propriétaire la prît chaque journée, et garée de la même façon, arrière vers la grille du ventilo. Il consulta le registre informatique, et trouva en effet un abonnement, trois mois payés d’avance, au nom de René Duterrié, artisan plombier-chauffagiste. Aucun numéro de place n’était spécifié, l’homme avait probablement jugé peu commode l’attribution d’une place à barrière verrouillable ; alors, pourquoi se garer systématiquement au troisième niveau, précisément sur cette place-là, alors que tant d’autres demeurent vides aux étages supérieurs, sans avoir à prendre l'ascenseur ou l'escalier. Sa mémoire policière fut sollicitée en bloc : on avait vu cas semblables, de malfaiteurs pénétrant par des conduits d’aération y creuser pour faire évader un des leurs, ou accéder à la salle des coffres de quelque banque. Il y avait dans le centre commercial attenant au moins deux cibles possibles : la bijouterie « Rêve d’Or » et le Crédit Lyonnais. André Testut maintint une surveillance discrète, non seulement du véhicule, mais de l’entrée de la ventilation. Le boyau, au départ bétonné, faisait un bon mètre de diamètre, et s’y introduire à quatre pattes était à la portée de quiconque : les responsables de l’entretien ne faisaient pas autrement, une fois l’an ; le passage entre les pales du ventilateur arrêté, au nombre trois, se déhanchant un peu, était possible pour un homme de stature moyenne. Il suffisait de retirer la grille, fixée par huit goujons de faible taille scellés au mur, et de couper le moteur en cisaillant un des câbles parfaitement accessibles. Clé à molette, pince et lampe frontale suffisaient.
Au fil des jours cependant, rien de nouveau n’apparut au fil de ses rondes : la fourgonnette était bien inhabitée durant la nuit, et le boulonnage du ventilateur demeurait vierge de tout démontage (il avait enduit deux des écrous supérieurs de cambouis). Il reconnut s’être échauffé un peu vite : trente ans de police, ça marque à vous faire voir une densité de coupables égale à celle des poils sur un paillasson. Il oublia le plombier, laissant les investigations aux investigateurs - dont il n’était plus : il n’allait pas reprendre du service, non !
Il se contenterait de faire son boulot de gardien de nuit.
5 - Y a pas que le boulot
Sur l’invite de son ami François, André s’était depuis peu converti à la pratique paisible du fil dans l’eau, ce qui lui permettait de se retrouver en excellente compagnie : on était là, selon les jours, jusqu’à cinq joyeux drilles à raisonner - finement - sur le comportement de l’objet flottant trahissant la créature à écailles, comme sur des sujets parfois notablement éloignés. Ce passe-temps qui se voulait plutôt matinal, le voyait souvent bâiller, jusqu'au répit offert aux poissons sur le coup de dix heures. Sortait alors des paniers tout l'arsenal d'un joyeux casse-croûte, assorti des breuvages d’un terroir national que l’on sait immense. Puis, d’une énergie nouvelle on immergeait à nouveau - autre bouchon, autre liquide - et la surveillance reprenait, la fesse au panier d’osier rembourré, la main au roseau. On rentrait le plus souvent bredouilles, mais la matinée avait été belle. Un des lieux favoris pouvait se pratiquer quasiment par tous temps, sous le couvert de saules et de peupliers garantissant de la pluie fine comme du soleil excessif des étés. S'étant fait de nouveaux amis au bord de l'eau, André trouvait là un heureux palliatif à sa fonction, par trop solitaire et recluse, au sein de ce parking sinistre et ignorant des saisons.
Par une chaude fin de matinée, lassés d’un poison moqueur ses amis, mariés, se retiraient. Personne n’attendait André sur le carreau de sa cuisine, sourire et casserole en main, et même s’il lui arrivait d’envier ces retours embaumés de plats fumants André avait, lui, sa liberté. Cela aussi avait sa valeur.
Il décida de poursuivre encore un peu sa quête poissonneuse, non parce que cela mordait, mais pour jouir encore un peu du bien-être où il se sentait plongé ce jour-là, privé de toute envie, serein - heureux peut-être.
Certes il y avait eu Françoise dans sa vie, oui, Françoise. Il n’y avait même eu qu’elle durant ces huit années d'un bonheur devenu inégal sur la fin - lassée des horaires aussi désordonnés que nocturnes de sa fonction, elle l’avait un jour menacé :
- Je ne passerai pas ma vie entière avec toi si tu n’obtiens pas des horaires plus réguliers, change de boulot s'il le faut !
André, qui appréciait alors son métier aux missions nocturnes, pourvoyeuses du mystère que le jour n’offrait pas, et de cette liberté hors du ménage avec les collègues, n’avait pas réagi, sous-estimant la menace en humeur passagère. Il avait eu tort mais se rassurait maintenant, certain qu’une femme plus aimante l’eût mieux compris, comme il eût réagi différemment lui-même à des paroles plus douces. Après la séparation, plongé dans un métier qui le captivait encore, il s'était fait à la solitude. Contraint à déménager pour un plus petit appartement, il avait choisi le cœur de la grande cité, et, proximité incite, s'était remis à sortir : un peu le café-théâtre ou le concert, un peu le cinéma ou les bistrots de la ville devant son café ou son demi ; la visite de quelques amis comme Robert ou Lucien, et les promesses de ses amitiés nouvelles du "Bouchon Garonnais" comme il les nommait joyeux, tout ceci ajouté à la présence placide et bienfaisante de Vingt-Deux qui était toujours là, non, il n'était pas à plaindre.
Un œil sur l’eau animée de quelques remous, il appâta d’une pincée puis, rêveur, laissa vagabonder son esprit vers de vitales futilités lorsque son bouchon, soudainement redressé, plongeait en immersion lente. Il ferra. Cela résistait sans lutter. Quelque carpe, se dit-il à la réaction molle, ou bien le fond, encore. Il rembobina prudent. Cela venait, lourd et par saccades : - Je racle le gravier - pas de friture au bout de la ligne se dit-il, ralentissons au moulinet et sauvons le fil ...
Et en effet, le gros bouchon apparut, traînant une touffe d’herbes aquatiques ; quelques tours de plus, et la poignée d’une espèce de cartable vint alors crever la surface ; épargnant sa monture de seize centièmes il le sortit à l’épuisette, le décrocha et le laissa tomber sur l’herbe. Une eau boueuse s’échappait de la fermeture éclair du porte-documents de similicuir, équipé d’une mince poignée. Il ne paraissait pas avoir trop souffert de son séjour dans l’eau : fermeture oxydée, enveloppe salie mais peu déformée.
- Pêcher un cartable : si les amis étaient là, on ferait le plein de rigolade pour quinze jours, pas moins ! se dit-il.
L’esprit du découvreur de trésor, André jeta un regard circulaire autour de lui : il était seul sur la rive. Le prenant par sa poignée, il soupesa l’objet, qu’il avait trouvé plutôt lourd dans l’épuisette. Il fit glisser la fermeture qui lui résista un peu, entrouvrit et laissa s’écouler l’eau encore prisonnière ; un épais renflement rectangulaire, au contour marqué de craquelures, indiquait dans un des coins inférieurs la présence de quelque objet, ou d’un étui. Il fit glisser le contenu sur l’herbe. Une trousse noire à fermeture éclair rejoignit le sol la première, frappée du logo « Canon » ; le reste n’était que documents informes et détrempés, à l’encre illisible, certains imprimés, d’autres écrits à la main, brouillons probables, notes à l’écriture baveuse et décolorée dans des dossiers au carton ramolli. D’autres papiers encore, enfermés dans un cahier à pochettes de plastique, étaient demeurés partiellement lisibles. Enfin deux stylos bille souillés d’encre tombèrent dans l’herbe.
André saisit précautionneusement l’étui, l’ouvrit et, comme il s’y attendait, y trouva un appareil photo du modèle ancien, passablement défraîchi par l’eau qui s’en écoulait.
- Modeste trésor, se dit-il.
Il allait restituer le tout au fleuve lorsque son passé de limier, qui lui avait aux anciens jours dispensé quelque joie refit surface : pourquoi ne pas emporter tout ça et l’examiner à loisir chez lui - juste pour le plaisir ?
Il referma le tout et, s’assurant à nouveau de n’être pas vu, glissa le produit de sa pêche miraculeuse d’un trait dans son panier, en referma le couvercle, plia sa ligne et s’en fut sans délai, tel le voleur pressé d’évaluer son butin. Il riait même de son audace, pressant le pas comme autrefois au sortir de l’école, le paquet-surprise dérobé à l’épicière serré sous le blouson ! Il gravit l’escalier sans ralentir et ne reprit son souffle que devant le porte-documents, qui gouttait encore, posé sur l’évier de sa cuisine.
Il jeta les deux stylos, irrécupérables, étendit les papiers sur un torchon sec, délaissa le cahier aux pages cristal avec l’intention d’y revenir plus tard. L’appareil photo, du modèle à pellicule, le laissa pensif un moment. Il s’agissait d’un compact automatique bon marché, au rembobinage électrique évidemment défunt. Derrière une fenêtre minuscule, le compteur gradué indiquait dix-neuf : des photos avaient été prises. André s’assit. Déjà sa curiosité se muait en raisonnement grave et mesuré : qui avait appuyé sur le déclencheur, et quelle sorte de criminel avait, son geste accompli, jeté trop vite les preuves au fleuve qui se chargerait, croyait-il, de les dissoudre en ses eaux ? Voici qu’il se revoyait faisant parler les pièces à conviction enfermées, muettes encore, dans des sacs de plastique à glissière ; recherche d’empreintes, poils et cheveux, fibres de tissu, comptes rendus d’analyses diverses en main : il revivait ces moments-là. Il s’enferma dans les toilettes lumière éteinte et serpillière au bas de porte, ouvrit le dos de l’appareil photo. Il en extirpa la pellicule et se mit en devoir d’en réintroduire la longueur exposée dans son enveloppe de métal, la dévidant précautionneusement dans le noir pour l’introduire, centimètre après centimètre, entre les lèvres de feutre étanches d’où s’écoulaient encore quelques gouttes d'eau. Il ralluma la lumière.
Si la pellicule n’était pas trop ancienne et n’avait pas séjourné trop longuement dans l’eau, elle était développable. En tout cas sa curiosité le voulait - et cela n’était guère ruineux. Il la mit à sécher près du radiateur, posée sur une chaise.
André eût préféré développer lui-même, comme il le faisait autrefois, au labo de la police où il avait ses entrées : qui sait ce que recélaient ces images ? Son estomac oublié fut satisfait d'un repas sans fioriture - ni friture : pêcher un cartable ! Quelques restes oubliés au réfrigérateur et une omelette au fromage calmèrent sa faim.
André avait fini par acheter ce bel appartement de l’ancien quartier bourgeois de la ville, dans cette rue de la Dalbade où certaines façades à la pierre sculptée attiraient jusqu’au touriste Russe ou Japonais, tombé là on ne sait comment, et encombrant le trottoir par dizaines certains jours. Pièces vastes, hauts plafonds à moulures, cheminées de marbre à l’ancienne bien conservées, deux portes fenêtres sur le balcon côté cour, André s’y sentait bien, d’autant qu’à la nuit tombée, la rue était calme ; et, son financement étant presque achevé, il se voyait un avenir serein.
C'est dès le lendemain qu'il put confier le développement de la pellicule à un photographe inconnu, qu'il alla quérir à l'autre bout de la ville, lui laissant un nom d'emprunt. Il retira les photos le surlendemain, sous les remarques du professionnel :
- Je regrette, vos images ne sont pas très bonnes ; j'ai fait le maximum mais le plus habile ne peut faire mieux que ce qui est exposé sur le négatif ... de plus, la pellicule était ancienne, non ?
- Oubliée dans l'appareil depuis bien longtemps, au point que les photos seront une vraie surprise ! fit-il avec un brin de malice.
André régla et retourna chez lui impatient, surprise en poche.
Comme pour une réussite aux cartes, il aligna les dix-huit photos (la dix-neuvième ne montrait que le ciel) en deux rangées sur sa table. Un voile grisâtre, plus ou moins opaque, les recouvrait toutes. Il y avait là quelques photos de famille autour d'une table, des images de paysages qu'il ne put situer, et des photos de groupes exclusivement masculins : une dizaine d'individus, plutôt richement vêtus, figuraient plusieurs fois sur ces images aux arrière-plans d'habitations bourgeoises. Il détailla méticuleusement tous ces faciès, l'un après l'autre, essayant de se rappeler les avoir vus au département fichiers et finissant par se prendre au jeu - non, il n'en connaissait aucun.
- Le coupable est là, encore faut-il l'identifier, fit-il tout haut en souriant.
Et à la vérité, comme on le disait à l'école de police, "si certains types de faciès font de meilleurs coupables que d'autres, c'est la perspicacité de l'enquêteur qui doit faire la différence."
Il n'y avait peut-être pas grand-chose à tirer de ces images mais, qui sait si, un jour...
André glissa les photos dans l'enveloppe et les rangea.
6 – Routine
Accablé parfois d’un manque de sommeil les jours de pêche, André s’imposait alors un nombre de rondes accru afin de ne pas s’effondrer, accoudé sur son bureau, devant les six écrans de surveillance. Ces écrans, disposés par trois sur deux étagères superposées, et placés juste devant la grande baie qui donnait sur la rampe de l’entrée principale, ne lui montraient le plus souvent que du banal : hormis les automobiles, il y a peu à voler dans un parking, et depuis sa prise de fonction, on ne déplorait pas encore ce genre d’incident - du moins n'avait-il pas enregistré de plainte. On notait au mieux quelque rendez-vous galant - présumé adultère, on ne la faisait pas à un policier - tout au fond du troisième sous-sol, et il arrivait que son écran de contrôle affichât quelque jambe dénudée levée plus haut que le siège, puis tout rentrait dans l’ordre. Ceci avait le don de le rendre envieux, aussi détournait-il les yeux de ces parties de plaisir où il n’était pas convié, éteignant parfois même l’écran indiscret - où rien de répréhensible ne se passait : paix aux amoureux !
Cependant, André n’avait pas oublié la fourgonnette du plombier, que ce dernier persistait à garer sur la place 372, dos au ventilateur. S'il n'avait rien constaté de nouveau, par désœuvrement comme par jeu, armé d’un escabeau et d’une clé à pipe, il avait dirigé la caméra «6» vers le véhicule, caméra sur laquelle il gardait un œil, assis sur ce fauteuil aux roulettes grinçantes, qu’il se promettait toujours de huiler. Il était mieux là qu’assis sur la glacière dans ce fichu sous-marin ! - seul cependant.
- On est jamais contents, fit-il tout haut pour tenter de se convaincre du contraire.
Jour après jour, André visionnait les images stockées en son absence, sans qu’il perçût de mouvement suspect autour de cette fourgonnette. Les faits et gestes de l’artisan n’étaient autres que ceux d’un homme qui, au petit jour ensommeillé, partait visiter ses chantiers et veiller à leur bonne conduite, un vieux porte-documents de cuir noir entaché de plâtre sous le bras.
- Assez ! se dit André - me voici redevenu policier ? : La camionnette, le cartable, pourquoi ne pas aller vérifier la culpabilité des morts au cimetière ! Il devait bien convenir qu'il avait du mal à se défaire de ses réflexes d'investigateur, qui décidément lui collaient encore à la peau.
7 - Vingt-Deux reprend du service
André, qui avait longtemps hésité à demander l'autorisation d'emmener son chien avec lui pendant les heures de travail, et qui s'attendait à un refus, fut au contraire très bien accueilli lorsqu'il déclina le pédigrée de Vingt-Deux à son employeur, qui n'était autre que le directeur de la florissante société Darci, gérante des parkings et autoroutes de la région : ce grand labrador mâle au pelage clair, jeune et vigoureux encore (il mentit un peu sur l'âge), placide et discipliné, pouvait se montrer tout à fait efficace à la garde - en sus de ses capacités de pistage des stupéfiants, où ses états de service étaient tout à fait éloquents.
On exigea simplement qu'il le tienne en laisse hors du bureau, et qu'il n'hésite surtout pas à le museler si nécessaire en présence d'autres chiens. Là-dessus, on rit encore aux dépens de l'animal, toujours plus lassé d'un nom si lourd à porter : que ne l'avait-on appelé Médor ! Sinon, un chien de garde au parking était un plus appréciable. On lui proposa même une prime mensuelle pour la nourriture et les soins de l'animal qui, si elle ne permettait pas le caviar, autorisait largement sardine et maquereau, voire un dimanche par mois la tranche de saumon au canidé piscivore.
L'homme comme la bête se trouvèrent satisfaits, et ce fut dès le lendemain soir que Vingt-Deux fit connaissance avec les lieux, que son maître lui fit parcourir longuement. En limier méthodique et suspicieux - tel son maître -, celui-ci s'imprégna olfactivement de toutes les senteurs, de toutes les odeurs, arômes ou pestilences que recélait le parking et, si André eût pu connaître lui-même le centième de ce que la truffe affûtée de l'animal expert transmettait à son cerveau de chien, il fût pris de vertige : il y avait en ces sols, en ces murs, contre les pneus de ces autos, au bas des piliers tout l'historique des lieux et de ceux qui les fréquentaient, de l'humain jusqu'à l'insecte en passant par le rat, aussi clairement imprimé que dans les livres d'histoire.
Il suffisait de savoir lire.
André aménagea une belle caisse vernie et un confortable plaid à carreaux en canapé canin pour son compagnon, lui assigna une place d'angle en son bureau, et la vie continua paisible. Vingt-Deux accepta d’assez mauvaise grâce de ne pas franchir le seuil du bureau. Mais nul ne peut raisonner pleinement un animal : il y eut des évasions. André en connaissait les prémisses : cela débutait par un dressé et une rotation lente de son cou, assorti de dilatations-contractions accélérées de ses narines puis, plongé dans l'océan olfactif dont l'humain ne perçoit que les tempêtes, on le voyait s'animer de soubresauts plaintifs, puis de quelques faux-départs, retenu qu'il était par l'invisible lien d'obéissance. Il suffisait alors qu'André s'absente un moment pour que soudain le lien fictif se relâche et qu'il s'échappe. C'était alors un ravissement pour Vingt-Deux, qui parcourait les trois niveaux à un train fou mais silencieux et se tenant loin des clients, sachant bien que ces derniers auraient tôt fait de se plaindre de sa présence - interdite. Narine basse, il réitérait toutes les lectures précédentes, ne s'attardant pas si elles allaient s'effaçant, sautait de joie aux écrits nouveaux et, s'il n'était pas vu, y laissait lui-même - bouteille à la mer - son message. Se désintéressant des effluves humains, par trop nauséeux, il repérait tout passage animal, avec une préférence marquée pour ceux de son espèce. Parfois cela le rendait fou, il tournait sur lui-même, allait-venait aux senteurs enivrantes de femelles inaccessibles dont il ne pouvait que constater, de loin, l'asservissement par la laisse à quelque humain. La laisse, oui, la laisse, condition propre à tous les siens.
Puis il revenait bien vite pour éviter le châtiment ; comme ces moments de liberté volée étaient merveilleux ! S'il avait été raisonnable sur la durée, il s'en tirait d'une simple paire de coups de laisse sur le dos ; ça ne faisait pas très mal d'ailleurs car André - Vingt-Deux le savait - l'aurait bien laissé libre et ne le frappait qu'à contre cœur. André espérait seulement que Vint-Deux ne se mette pas en tête de faire des avances au caniche, belle bête hautaine, blanche comme neige et parfumée de l'épouse du proviseur du Lycée Fermat ; si quelques jets d'urine sur les roues du cabriolet blanc de l'excellente personne pouvaient le contenter, tout irait bien.
8 - Vingt-Deux fin limier
C'est peu avant Noël que se produisit l'évènement qui allait alimenter durablement les discussions dans la ville :
Simple fait dont on n'aurait pas supposé les retombées, Vingt-deux faussa encore compagnie à André, mais de façon prolongée cette fois, alors que celui-ci devait relever à la main la barrière d'entrée qui rendait l'âme, pour laisser pénétrer coup sur coup plusieurs clients ; il dut même parlementer avec l'un d'eux, véritable fâcheux animé d'une colère visiblement contractée ailleurs, et qu'il désirait vider en ces lieux. André conserva son sang-froid - qu'il pouvait avoir chaud - et ces quelques minutes furent mises à profit par l'animal voyant son maître occupé pour s'échapper.
Depuis plusieurs semaines déjà, André avait remarqué un comportement nerveux de l'animal qui, sur le seuil du bureau, humait longuement les airs où lui seul savait puiser le renseignement. Renseignement qui, depuis quelque temps, semblait contenir autre chose que les coordonnées géodésiques de ses congénères, présences détectées qui le remplissaient habituellement d'une joie discrètement glapissante. Rien de tout cela : au contraire, Vingt-Deux, narines grandes ouvertes demeurait figé en silence, tel le chien d'arrêt au repérage. Et s'il s'échappait, il était de retour dans les cinq minutes.
Ce soir-là, au terme d'une demi-heure Vingt-Deux n'était toujours pas revenu.
- Le tranquille retraité de la police à quatre pattes ferait-il une vraie fugue ? Se prendrait-il de la folie des jeunes chiens ? Un animal choyé, nourri mieux que bien (trouverait-il un maître lui donnant du poisson frais ?), couche entretenue propre, eau de boisson agrémentée de grenadine, que voulait-il de plus ?
- Une chienne, tiens, évidemment, il avait flairé quelque effluve femelle ! Pourvu qu'il n'y ait pas de casse, pourvu qu'on ne s'interpose pas entre l'objet de ses désirs et lui ! André se rappelait combien redoutables étaient les élans sexuels du paisible animal...et cette barrière en panne qui réclamait sa présence permanente ! Entre deux manœuvres, il appela le service d'entretien - on lui promit un passage le lendemain matin sept heures, on ne pouvait faire mieux. En attendant, André prenait à la main les tickets qui, heureusement, s'imprimaient encore à l'issue du paiement, et manœuvrait la barrière de même. A cette heure tardive - une chance - il n'y avait guère affluence.
André dut persister ainsi jusqu'à la relève, il était seul et Vingt-Deux ne revenait pas...il jeta un regard à sa montre : trop long pour une fugue sexuelle se dit-il : qu'était-il donc passé par la tête à ce diable d'animal ? Aucun jappement ne parvenait de ce parking aux trois quarts vide, colossale caisse de résonance à la réverbération puissante et multipliée : il n'y avait pas eu de ramdam, on aurait entendu - c'était déjà ça.
- Le bougre a encore la dent belle, une morsure et nous voilà licenciés tous deux sur plainte : une fois suffit ! se disait André.
Vint l'heure de la fermeture, et (cet animal avait une pendule dans la tête) Vint-Deux parut enfin, tout au fond du parking, fouettant de la queue :
- Et satisfait avec ça ! dit André tout haut.
Il eut tôt fait de constater que l'animal tenait une assez grosse boîte ronde dans la gueule, qu'il portait le cou fièrement dressé, tel le rapporteur de bâton satisfait.
- Où est-tu diable allé te fourrer !...et que ramènes-tu là ?
Dans un geste d'offrande, le chien déposa la boîte bleue aux pieds de son maître qui restait sans voix. André ne se baissant pas tout de suite, Vingt-Deux poussait la boîte plus avant de son museau, le regard braqué sur son maître.
André finit par la saisir de ses deux mains et faillit la lâcher : son métal était humide et glacé, comme au sortir d'un réfrigérateur ; lourde, elle avait l'aspect de ces boîtes de métal rondes, contenant marrons glacés, bonbons de luxe ou pruneaux fourrés. Elle approchait les vingt centimètres de diamètre pour six à huit de haut, dans les tons bleus avec, peint sur le couvercle, un trois-mâts aux voiles rouges sur une mer bien formée, un soleil géant occupant tout l'horizon de ses rayons stylisés. On lisait sur le couvercle :
"CAVIAR BHOGOSSIAN, PARIS
SPÉCIAL RÉSERVE HOUTO-HOUSO"
et en plus petit :
"Caviar de Beluga Bulgare, premier choix"
Déposant la boîte sur son bureau et intimant du doigt la caisse à Vingt-Deux, André dut s'asseoir ...
- Mais qu'as-tu donc fait ! fit-il à l'animal percevant, l'œil contrit, que le cadeau ne plaisait pas. Du caviar, et une grosse boîte, rien que ça, où as-tu bien pu le prendre ? - le voler, donc.
La tête en étau entre ses deux mains, André se demandait dans quel pétrin Vingt-Deux l'avait précipité : on allait croire qu'il avait dressé ce chien à voler du caviar ! (ce qui, vu le passé olfactif de l'animal et son goût immodéré pour la chair à écailles, était tout à fait plausible...).
"Bhogossian, Paris", cela lui disait bien quelque chose... où avait-il vu ce nom ? Ce fou de poisson aura voulu tâter du nec plus ultra, de l'œuf d'esturgeon !… Et, incapable d'ouvrir la boîte mais l'ayant reniflée, compte-t-il que je la lui ouvre?...Vingt-Deux ne bougeait pas. André faillit lever la main sur lui, puis se reprit : l'heure était plutôt à la réflexion.
Un long moment masquée d’un nuage trop épais de questions, la lumière se fit soudain : Une épicerie fine venait en effet d'ouvrir en haut, dans la galerie, déjà repérée par cette fine gueule, qui tirait sur sa laisse dans sa direction lorsqu'André prit le pain à la boulangerie voisine l'autre soir...
- Ce serait donc ça, fit-il pensif.
- Tu m'as mis dans de beaux draps, fit André au chien qui enfouissait son museau entre ses deux pattes avant déployées, les yeux mi-clos.
Que faire ?...
André réalisa soudain qu'à cette heure de la nuit, le magasin était fermé : Vingt-deux avait volé ce caviar dans le parking - à moins qu'il ne l'ait pris quelque part dehors, un chien comme lui avait été dressé pour se faufiler partout.
- Ramener la boîte dès demain à l'ouverture de la boutique ? - et comment expliquer tout ceci ?
- La conserver ?
- S'en débarrasser ? - solution séduisante... quel dommage pourtant !
André décida de rentrer chez lui sans en parler à Francis qui le relevait ; peut-être la nuit porterait-elle conseil - il placerait la boite au réfrigérateur en tout cas. D'ailleurs il était souffrant, ce mal de tête n'en finissait pas, il toussait et mouchait, quelque rhume ou quelque bronchite encore ?
- Du caviar, ce chien vole du caviar ! Un coup à finir en taule, oui...
André indemniserait s'il le fallait.
Durant le trajet en auto, le chien s'agitait de brefs soubresauts sur la banquette arrière, et gémissait sur des notes aigües, comme lorsqu'il demandait quelque chose : le caviar peut-être ?! Passant devant la pharmacie de nuit en haut des allées Jean-Jaurès, André s'y arrêta : il fallait soigner cette toux. Toute une faune nocturne était dans l'entrée, certains inertes et couchés à même le béton, épaves tombées là des suites de l'alcool ou de la seringue - ces derniers espérant de l’aide, les premiers quêtant pour la bouteille suivante. Une fois repoussés sans ménagements alcooliques et junkies barrant le passage (il en connaissait deux, délinquants notoires sans envergure), il put obtenir, à travers l'étroit guichet de la pharmacie blindée pour un siège au canon, du sirop et des comprimés au prix de nuit.
Rendu au 23 bis rue de la Dalbade, voyant la boîte sertie d'un ruban de fraîcheur qu'il ne retira pas, André se défit de l'objet du délit au frigo, dont il poussa le bouton moleté sur le dix.
Las et fiévreux, il souffla un moment : quelle histoire...!
Immobile sur le canapé, pattes avant allongées tel le sphinx, le regard figé sur la porte du réfrigérateur, Vingt-deux gémissait toujours sur le même ton.
Trois heures du matin.
André était incapable de prendre une décision avec ce mal de crâne qui ne le quittait pas, et cette impression de fièvre qu’il ressentait, malgré les cachets.
Alors, d'un geste raisonné, ouvrant la porte grinçante du bar, il en tira la bouteille du vieil Armagnac salvateur, celui des grandes occasions, celui où l'on puise les grandes décisions, celui qui, parfois, savait guérir certains maux. Il se servit d'une cérémonieuse parcimonie, fit longtemps tourner le liquide doré dans son verre, but religieusement, déposa son verre sur la table basse, laissa doucement aller son dos contre le dossier du fauteuil - et s'endormit sans éteindre la lumière, sous l'œil déçu de Vingt-Deux qui ne tarda pas, lui non plus, à piquer du museau. Dans la pièce, on n'entendait plus que le ronflement nourri du réfrigérateur, qui s'éreintait à l'obtention de la température étonnamment basse programmée, pendant que le reste de la maisonnée dormait paisible...
9 - Petit déjeuner - où Vingt-Deux fait des siennes
La maisonnée ne s'éveilla pas avant dix heures du matin. Une sensation de compression crânienne pour l’un et de faim pour l’autre réveillèrent les deux êtres vivants, alors que le troisième, fait de matière plastique et d'acier s'endormait enfin à porte fermée, heureux d'avoir pu atteindre, terrifiante gageure qui l'avait lessivé, la température de trois degrés en quelques heures à peine. L'humain, l'animal et l'inanimé jouent sur des terrains différents.
André s'étirait sous le regard vitreux du chien ensommeillé qui bâillait, la gueule grande ouverte, toutes dents dehors. Tout lui revenait, en bloc : la barrière en panne, le client récalcitrant, le caviar, la lucarne de la pharmacie de nuit au gardien ensommeillé, le pitoyable junkie baignant dans ses vomissures, le SDF en délire agressif, mauvaise nuit ! Après une bonne douche, il infusa un bon thé rouge corsé-sucré, avala trois madeleines et prit quelques respirations en pleine conscience pour s’apaiser. Une fois la pâtée dispensée au chien, il ne pouvait plus reculer devant l'incontournable : ouvrir le réfrigérateur, en extraire la prestigieuse boîte bleue et… en faire quelque chose.
Il mit en premier lieu son ordinateur à contribution, qui sut lui dire la valeur de l'objet : pour les deux cent cinquante grammes spécifiés, vu la référence et la marque, il avait au frais pas moins de trois-mille-sept-cents euros de ces œufs noirs aux reflets verts ! Dans cette boîte. Google le clamait, indifférent - lui.
Cela donnait le tournis.
Quel diable de chien avait-il là ! - En l'occurrence, le seul coupable serait son maître et personne d'autre...et qui sait combien de boîtes sont stockées dans ces chambres froides, à St. Georges ? - Le nouveau casse du siècle, faisant fi du bijou comme de l'or, pourrait-il être de ces périssables petites billes ?
- Pièce à conviction, fallait-il se séparer de la boîte bleue ?
- Certes oui, l'objet brûlait les mains mais à tout prendre et le risque étant déjà pris, il était absurde de ne pas goûter au mets des rois !
Ce qu'il fit, non sans cérémonie d'ailleurs : table de cuisine lessivée-rincée-essuyée, nappe blanche-à-fleurs-mauves des invitations, assiette et cuillère de style, essuies-bouche à jeter aux motifs artistiques : André sortait la panoplie de fête pour lui seul et pour l'occasion trop belle.
Tel le prêtre au Saint Sacrement, la serviette du maître d'hôtel au bras, André ouvrit son réfrigérateur, intimidé du contenant sans pareil, qu'il prit tel le ciboire et déposa au centre géométrique exact de sa table parée du repose-plat pré-déposé. Il s'assit, laissa un moment son souffle apaisé le situer au présent des circonstances, puis il ferma les yeux un moment.
Hors l'impatience, il était temps d'officier : André, tirant sur le ruban adhésif rouge qui en retenait l'ouverture, ouvrait la boîte et déposait le couvercle retourné sur la table. Il se recueillit un moment devant les mille petites sphères noires aux reflets d'émeraude, promesse d'une génération piscicole à jamais perdue.
Ce fut, alors qu'il saisissait entre ses doigts la fine cuillère d'acier, que l'irréparable se produisit : cédant à une force supérieure que seuls les animaux connaissent, Vingt-Deux, qui jusqu'alors feignait le réveil lascif sous un œil morne bondit, jeta ses deux pattes sur la table et s'empara du trésor qu'il gloutonna dans son gosier avec force éclaboussures, n'en laissant pour ainsi dire à peu-près rien.
Le drame avait duré quelques secondes.
Plus de trois mille Euros engloutis d'un bloc par l'animal, ça faisait mal !
Et André, alourdi de fièvre et surpris par la détente de l'animal, n'avait pu sauver du désastre que quelques dizaines de grammes non souillés de bave canine. Suffisants pour connaître l'extase caviardeuse des rois. D'une indécente et sonore déglutition, Vingt-Deux achevait d'avaler son énorme bouchée du mets le plus onéreux qui soit, et se pourléchait tranquille.
Le front d'André virait au rouge cerise et il s'apprêtait à punir sans retenue lorsque, examinant la boite de tôle mâchée et vidée par son compagnon indélicat, un intrigant double fond mis à jour par la morsure parut à ses yeux : qu'était-ce encore ?
Repoussant brutalement Vingt-Deux qui s'approchait encore c'est, crevant le double fond plastifié d'une lame délicate qu'il put mettre à jour une belle épaisseur de poudre blanche dont il porta, de la pointe du couteau, quelques grains sur sa langue :
- De la coke ; affinée ; de la bonne, fit-il tout bas en professionnel.
La boite d'œufs d'esturgeon, haut de gamme et hors de prix recélait, inimaginable cache aux yeux même d'un spécialiste des "stups", une bonne centaine de grammes de ce coûteux stupéfiant : le prix négocié de l'ensemble complet (il ne l'était plus...) atteignait au vertige !
L'or en barre n'était que monnaie de singe en comparaison.
Quel cerveau, quel trafiquant de génie avait imaginé tel protocole ? Cela laissait sans voix. Habituellement, on trouvait la poudre blanche dans les caches les plus insolites, les plus sordides, jamais au fond des boîtes de caviar.
Du jamais vu.
Dans un chargement de ces boites à la valeur atteignant déjà des sommets, difficile de suspecter de plus grandes valeurs encore dans un double fond ! Le coup du siècle, sûr, le coup jamais vu était là - et découvert par Vingt-Deux en personne : flair intact, le chien retraité avait repris du service de lui-même, et sur quelle affaire...
Avant de le rasséréner, et de lui prodiguer des caresses malgré son indiscipline et sa goinfrerie, André se demanda quels effluves avaient prévalu à sa cloison nasale : les relents « professionnels », ou bien les senteurs gourmandes ?
D’un mode ou d’un autre, la performance olfactive était stupéfiante.
Il y avait du caviar sur la table et le tapis, où le chien promenait encore sa lippe.
- C'est ça, profites-en bien, et ne crois pas en voir à nouveau dans ta gamelle ! lui fit André, que le mal de tête lâchait un peu.
Il nettoya le ravage sous l'œil de l'animal, goba encore quelques grains intacts : au bout du compte, cela ne valait pas qu'on en fasse tant de battage... Et il se souvint alors de l'inénarrable Groucho Marx, déclarant à travers sa moustache que "Si le caviar était bon marché, les gens n'en achèteraient pas".
Après relecture de l’étiquette apposée au dos de la boîte, qui donnait en effet l’adresse de la boutique comme étant la succursale toulousaine de "Bhogossian-Paris" du Centre St. Georges, André la referma, l'enveloppa dans trois épaisseurs de nylon, et scotcha le tout de manière étanche. Enfin, il aéra la pièce pour en évacuer toute senteur suspecte et vaporisa longuement du désodorisant WC : en ce moment précis, il était suspect et non ancien flic.
La boutique était donc tenue par des trafiquants, à l'insu - ou à l'initiative - de la maison-mère parisienne ... l'enquête serait chaude, et André se prenait à regretter de ne pouvoir y participer. Quoi que, rien ne lui interdisait, avant d'avertir ses anciens collègues, d'enquêter un peu, juste pour le plaisir - il le ferait !
Il prit son vieux blouson de limier élimé, remplit la gamelle du chien, lui intima de ne pas bouger de là, et se rendit à pied à St Georges : il faisait beau, il avait le temps, il était de belle humeur.
10 - Enquête chaude en chambre froide
André se composa l'aimable figure du client aisé, et pénétra chez Bhogossian. Il salua, on se montra avenant. Il flottait dans la pièce la senteur fraîche et discrète des boutiques bien tenues, et le visiteur aux yeux bandés n'aurait pu discerner qu'il se vendait là certains produits de la pêche. Une femme d'un certain âge se retirait, luxueux sac à l'effigie du trois mâts aux voiles rouges en main, sourire fin à la lèvre. Deux autres clients potentiels, figés devant l'un des trois étals de verre et d'acier réfrigérés, paraissaient en désaccord sur l'une ou l'autre de ces petites boîtes bleues. André s'intéressa aux produits, qui n'étaient pas tous issus de l'esturgeon : il y avait là du saumon fumé bio, du chocolat de luxe, du foie gras, de la charcuterie surfine, et, sur un long présentoir séparé, quantité de bouteilles de cet alcool blanc de modeste saveur - qu'il convient de boire avec le caviar. A l'exception de quelques bouteilles, la vodka affichait des prix abordables, mais ceux de ces boîtes de métal, certaines à peine plus grosses que celles des cachous, étaient renversants !
Google ne l’avait pas trompé.
Sévère et grande brune à la cinquantaine sèche sans doute ravagée par les régimes minceur, une femme à la mise brillante s'affairait au déballage et à la mise en rayon. Le vendeur, homme rondelet d'âge mûr, cheveu noir à peine grisonnant, épaisse moustache brune s'approcha, obséquieux et maniéré du geste, d'André :
- Puis-je vous aider monsieur, recherchez-vous un produit particulier ?
- Auriez-vous du "Bhogossian Spécial réserve Houto-Houso" ? lâcha André.
- Certainement monsieur, hormis que nous ne le présentons pas ici ; voulez-vous visiter brièvement la chambre frigorifique où il se trouve ? Certaines personnes le demandent - cela ne prendra pas plus d'une minute ; si toutefois vous le souhaitez.
- Pourquoi pas, répliqua André, un peu pris au dépourvu mais intéressé.
- En ce cas veuillez me suivre, c'est tout à côté, je vous précède.
L'homme le guida vers un épais rideau de velours bleu, l’écarta d’un geste et découvrit une porte d’acier poli, frappa un code sur un minuscule clavier, tourna un grand volant avec effort, tira à lui l'épaisse porte étanche, et fit passer André. C'était une chambre réfrigérée - et apparemment blindée.
- Voici, monsieur, le meilleur de la maison Bhogossian ; je suis désolé de devoir refermer derrière nous ; il y a ici, voyez-vous, une véritable fortune. Nous regrettons de même le désagrément d'une température aussi basse, le caviar se conserve entre deux degrés au-dessous du zéro et quatre au-dessus. Je vous laisse regarder.
André regarda : hormis un incroyable assortiment du même produit sur les étagères d'acier inoxydable, il n'y avait là rien de très fascinant. Il remarqua cependant la présence d'une porte fermée, identique à celle qu'il venait de franchir, sur le côté droit de la chambre :
- Que stocke-t-on là ... se dit-il amusé, convaincu d’avoir la réponse.
- C'est pour une célébration particulière entre amis, amis que je dois consulter avant d'acheter : combien de grammes recommandez-vous par personne ?
- Pour goûter seulement, nous conseillons 10 grammes, et pour déguster, de 25 à 50 grammes - selon vos désirs bien entendu ; tenez compte du fait - si je peux me permettre - que certains néophytes se contenteront de goûter - et n'aimeront pas.
- Très bien, en ce cas vous voudrez bien m'offrir votre catalogue.
- Très certainement monsieur, si vous ne désirez pas rester davantage, je vous reconduis. André opina du chef.
L'homme fit sortir André selon la manœuvre inverse, avec en prime une petite coquetterie dans les poignets autour du volant.
André repartit avec un bocal de foie gras et une belle tranche de saumon bio, produits qui ne lui coûtèrent pas plus que leur prix de vente - c'était du Bhogossian !
Sur le chemin du retour, il prit par la place Wilson pour s'attabler en terrasse devant un café, sous le généreux soleil de décembre qui lui autorisa même l'ouverture du col de son blouson. On voyait sur cette place ronde une des fréquentations les plus mêlées de la ville, faite ici de l'homme d'affaires pressé, de la jeune élégante et de celle qui se maintenait à ce statut difficile par l'artifice, du clochard affalé sur un banc bouteille de rouge en main, en passant par les multiples étrangers qu'une ville florissante pouvait attirer - pauvres ou prospères, avec ou sans papiers.
Reposant avec délicatesse sa tasse rouge sourire aux lèvres, André se disait que seule une inscription "Dérivés opiacés" sur la vitrine Bhogossian pourrait amener quiconque à suspecter les activités obscures de la boutique de luxe : fameuse affaire ! Il demeurait pourtant cette zone d'ombre : que s'était-il passé, qu'avait exactement fait Vingt-Deux entre une heure trente et deux heures du matin ? D'où, de qui tenait-il la boîte et comment avait-il pu la subtiliser sans tapage ? Les chiens ne parlent pas. S'il n'avait été occupé à la barrière, peut-être aurait-il pu voir sur ses écrans quelque scène qui l'aurait éclairé...
Il restait les enregistrements, il allait les visionner, ceux des six postes, dès ce soir - en espérant qu'ils soient bons ou qu'on n'ait masqué quelque caméra d’un simple foulard. Seule une équipe organisée pouvait mener telle activité. André le savait : pour les stupéfiants on avait toujours affaire à des individus décidés, le flingue facile sous les enjeux considérables et le moindre quidam, malchanceux témoin de ce qu'il n'aurait pas dû voir ou savoir est abattu sur le champ, un simple poteau n'arrête pas le char d'assaut.
En l'occurrence le témoin - et voleur - ne parlera pas...mais son maître, lui, ne court il pas quelque risque ? Le cerveau embrumé par le rhume, André n'avait pas réfléchi à ça hier soir. Il eut un frisson.
Que personne n'ait vu Vingt-Deux commettre son larcin lui paraissait déjà improbable. Mais qui sait si l'animal n'a pas été aperçu en laisse en sa compagnie, au parking ou au centre commercial par un des trafiquants ?
Alors, il était en danger.
Cependant depuis sa visite chez Bhogossian, un déclic s'était produit en lui : et s'il poussait encore un peu ses investigations, avant d'aller à la police avec la pièce à conviction ? C'est dans cet état d'esprit qu'il retourna chez lui pour son après-midi de sommeil nécessaire, après avoir savouré lentement une salade composée et une pièce de saumon aux herbes, comme il le faisait parfois ici ou là - aujourd’hui au restaurant du grand marché -, lorsque son réfrigérateur avait outrepassé la cote d'alerte.
Dès son réveil, il glissa son vieux Walther PP personnel dans la poche intérieure de son blouson, engagea la première balle dans la chambre et vérifia le cran de sûreté.
11 - Vidéo
Le soir, dès son arrivée au bureau, où il relevait Francis Gardel, André fut accueilli au cri de :
- Sabotage André, sabotage, on nous a saboté la barrière !
- J'ai bien eu une panne hier soir, dans la dernière heure - sabotage dis-tu ?
- C'est ce qu'a dit Guillaume, le jeune gars de l'entretien, tu sais : câble d'alimentation sectionné à la pince dans la boîte à connexions, risquait pas de se lever la barrière...
- Ouais, ben, j'imaginais pas ça, sinon la caisse auto fonctionnait, je me suis contenté de jouer au portier jusqu'à la fermeture - y avait des énervés.
- Et, t'as rien remarqué d'autre ?
- Non, à part ça tout était normal fit André d'une voix neutre.
Pigé, se dit-il : on m'aura retenu en haut devant la barrière sabotée, loin des écrans pour avoir les mains libres en bas, et ce diable de chien, alerté par quelque relent de chnouf - ou d'esturgeon - s'est précipité, se rappelant les dealers qu'on faisait tomber au bon vieux temps grâce à lui : sacré chien, va. Bande organisée en tout cas, et qui a dû nous observer, Vingt-Deux et moi - ça sent pas bon tout ça...
- Tu me parais soucieux, ça va André ?
- Non, non - un poil inquiet quand même, pourquoi diable quelqu'un aurait-il fait ça...quelque resquilleur mal renseigné peut-être, rien de grave allez...
- Ouais, on va pas appeler les flics pour ça, y a pas mort d'homme.
- Je peux te dire qu'ils viendront pas pour un câble sectionné ! cria André.
- Vrai que t'en étais, toi.
- Ouais, surveillons plus serré, on veille aux enregistrements vidéo, hein ?
- Boulot-boulot, même si je visionne pas, j'enregistre tout et je classe par heure et date.
- Ouais, on veille au grain - j'ai l'impression de reprendre du service, tiens...
- Salut André, à demain !
- A demain Francis.
Le cerveau du retraité de la police se faisait le siège d'une intense activité.
André en avait vu bien d'autres mais il ne s'était jamais senti concerné à ce point : ces affreux avaient fait injure à son intelligence en sabotant SA barrière !
Ils allaient voir, oui, ils allaient voir, ils ne connaissaient pas André TESTUT !
S'étant assuré de la présence de Vingt-Deux et fermant la porte du bureau, accoudé devant l'ordinateur, André Testut se mit en devoir de consulter les fichiers vidéo des caméras 5 et 6, celles du 3° niveau, avec une attention particulière pour la fourgonnette de l'artisan, que l'on voyait sur l'écran de la 6 vers lequel il roula son fauteuil. Le visionnage démarré à partir d'une heure du matin en léger accéléré, aucune animation ne paraissait autour de la fourgonnette blanche, autres que de rares trainées floues d'autos qui vidaient les lieux, ou la marche accélérée de quelque piéton quittant ou rejoignant son auto.
Vers une heure trente, trois hommes entouraient, quelques places plus à gauche, une autre fourgonnette déjà garée (qu'il n'avait jamais vue, tiens...) du genre frigorifique comme en possèdent les bouchers ou les poissonniers : "poisson, esturgeon..." - il les tenait ! Il passa en lecture normale et reprit au début de la scène. Tout ne se passait pas dans le champ de la caméra, mais il pouvait voir deux de ces hommes passer de temps à autre, chargés de cagettes de bois blanc qui paraissaient lourdes, les déposer dans la fourgonnette puis s'en retourner pour un autre voyage : on effectuait le chargement ! Quant au troisième, il veille au grain, on connaît la chanson, se dit André. Mais que diable avait-il réorienté cette fichue caméra sur l'innocente fourgonnette du plombier, il loupait l'essentiel, imbécile qu'il était !
Il distinguait maintenant l'image lointaine du guetteur qui s'était déplacé, adossé dans la pénombre au mur du fond. Arrêt sur image et zoom : André voyait un homme rondelet d'âge mûr, cheveu noir un peu grisonnant, épaisse moustache brune... puis l'homme, tendant le bras vers les deux autres comme qui intimerait un ordre, sortit de l'ombre - probablement pour les rejoindre - à grandes enjambées : aucun doute possible, il l'avait côtoyé la veille : c'était bien lui !
C'était le vendeur de "Bhogossian Toulouse", là-haut, au rez-de-chaussée. Qui de fait en était aussi gérant.
Puis les trois hommes disparaissaient du champ un long moment laissant les portes arrière de la fourgonnette entr'ouvertes et le véhicule peut-être non gardé - bien que le cadrage ne puisse le confirmer.
Et la clé de l'énigme était là : il n'y avait plus à l'écran aucun mouvement depuis deux bonnes minutes lorsque André y aperçut Vingt-Deux qui, avec une lenteur calculée sortait de sous une auto garée plus loin, marquant un temps d'arrêt, se faufilant à pas lents entre les véhicules ; puis il se glissait furtif par l'ouverture laissée entre les portes arrière entrebâillées du véhicule, pour en ressortir quelques secondes plus tard boîte ronde au bec, d'un pas mesuré qui allait s'accélérant jusqu'à sortir du champ de la caméra.
André coupa le visionnage. Il restait devant les écrans médusé : voilà que ce diable d'animal avait décidé de lui-même de reprendre du service !...il est vrai qu'on ne peut signifier de départ en retraite par document officiel à un chien ; celui-là se considère toujours actif - et quelle action !
Par acquit de conscience cependant, André poursuivit la lecture de la vidéo pour se rendre compte que, quelques minutes plus tard encore, les deux hommes glissaient deux gros pains de glace ensachés de plastique dans la camionnette, en refermaient les portes et sortaient du champ de la caméra. Sans tarder, le véhicule démarra en direction de la rampe de sortie, roulant au ralenti.
Alors Charles, qui le relevait à ce moment-là, avait dû voir sortir le véhicule ; mieux, il leur avait ouvert la barrière sabotée à la main et peut-être vu ces hommes de près ; il suffirait de le questionner pour avoir les recoupements nécessaires. On peut même supposer, se dit André, que la boîte soustraite n'aura pas manqué de créer quelque discorde, voire des coups de flingue chez les trafiquants...
L'auto-réduction chez les malfrats était un phénomène très apprécié dans la police.
12 - Les trafiquants
D'un simple coup de fil, André joignit le commissariat, tirant Raymond Tournier de la léthargie des permanences nocturnes, et déballa tout en bloc à son ancien collègue, prenant rendez-vous dès la première heure pour une déposition pièce à conviction et bandes vidéo en mains - après en avoir référé à la direction des parkings de la ville, la société Darci qui avait accueilli sa requête pour Vingt-Deux si favorablement. Il fut très bien reçu de même : la société Darci pouvait se targuer du plus professionnel et du plus compétent personnel de gardiennage qui soit, assisté de chiens remarquablement dressés. Toutes les automobiles, la plus modeste comme la plus prestigieuse méritaient ce havre de paix, pour elles-mêmes comme pour leurs possesseurs : les Parkings Darci.
Le département "Recherche & développement" de l'entreprise saurait tirer parti de l'évènement.
On était heureux de revoir André au commissariat, mais on n'aurait pas cru que ce fût pour amener une affaire - qui de plus paraissait grosse. Ce fut le remue-ménage des grands jours. Le plan était aisé : on perquisitionnait et arrêtait conséquemment tout le personnel de Bhogossian Toulouse, certains de n'y trouver pas moins d'un coupable, la Tête sans doute d'après la vidéo, après quoi on obtiendrait bien quelques tuyaux sur les autres. En relation avec les collègues parisiens, on perquisitionnerait le même jour à la même heure à la maison mère : ça allait faire du foin !
Cela fit effectivement du foin, excepté qu'on ne put qu'innocenter "Bhogossian-Paris", et présenter des excuses pour cette fâcheuse contre-publicité : il n'y avait pas de filière, l'affaire était exclusivement toulousaine.
13 - Épilogue
Furent arrêtés au cours de la perquisition au centre St Georges à Toulouse :
- Anton Bertazzi, vendeur et gérant de la succursale Bhogossian-Toulouse, reconnu coupable à l'issue du procès.
- Léon Cavallini, employé et complice, reconnu coupable.
- Eloïse Bürtsner, employée, innocentée.
- Frédéric Duchamp, dit "Fredo", homme à tout faire, reconnu coupable.
- André fut promu au sein de la société Darci, et put bénéficier d'un emploi autoroutier de plein air, plus épanouissant et mieux payé.
- Quant à Vingt-Deux, le chien-héros-retraité de la police toulousaine, bénéficiant d'une dispense d'âge, il fut promu "Reproducteur honorifique des chenils de la Police de Midi-Pyrénées", où naquit une nombreuse descendance de chiots, tous surdoués, des suites de ses œuvres. Lui fut également accordée par la société Bhogossian - faveur à titre tout à fait exceptionnel - une boîte de "Bhogossian Spécial réserve Houto-Houso" de pur beluga bulgare de 25 grammes un dimanche sur quatre.
L'homme et le chien logent toujours au 23 bis, rue de la Dalbade, où cependant l'espace libre se trouve un peu réduit du fait d'une heureuse cohabitation féminine - voulue par l'homme et acceptée avec joie par le chien.
►◄
JCP, de Mai 2010 à Décembre 2013. Janvier 2015. Révision 11/2018, 05/2019 et 11/2020
ÉDITIONS RATHÉ