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La Chanson Grise

1 janvier 2010

Les nuits du parking St. Georges

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Jean-Claude Paillous

 

Les nuits du parking St. Georges

  Nouvelle


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1 - André

 

                                  C’est à l’âge de cinquante-trois ans qu’André Testut fut contraint de prendre une retraite anticipée, et de quitter définitivement la police pour : « insuccès répétés et mise en danger de ses coéquipiers dans l’exercice de ses fonctions ».

 

D’un naturel effacé et modeste, il n’avait pas contesté la sanction, reconnaissant même des fautes qu’il n’avait pas commises dès qu’il eut connaissance de la belle prime de licenciement, assortie de son reclassement vers une fonction de gardiennage idéale pour un jeune retraité, peu pénible et moins sujette aux risques de ce métier qu’il ne regretterait pas. C’est ainsi que d'officier de police, il se vit rétrogradé gardien de nuit et caissier occasionnel au parking souterrain du quartier St Georges, pour le petit nombre des années qu’il lui restait avant de toucher sa retraite à taux plein. Cela ne pouvait mieux tomber, ce métier qui lui avait tant apporté dans la fierté naïve de ses débuts, n'était plus pour lui que désagréments, témoin ce genou mal remis d’une balle de Colt 45 prise « dans l’exercice de ses fonctions ».

Et ce n’était pas la prime qu’il touchait qui l’empêchait de boiter !

 

Lors de son pot de départ dans les locaux du commissariat que, privé de rancune, il avait voulu somptueux, en sus des nombreuses marques d'affection délicates et des cadeaux qui le touchèrent aux larmes, il eut une surprise de taille sous la forme d'une simple enveloppe, à l'effigie officielle des Services. Cette surprise mentionnait le nom de code de "22", suivi d'une date et de la mention "bien du gouvernement" qu'il était autorisé - à titre exceptionnel - à emmener et conserver par devers lui en tant que retraité par anticipation des services de la Police Nationale.

Plus qu'un code, "Vingt-Deux" était le nom d'un animal à quatre pattes : celui-ci avait été le compagnon rapproché d'André de longues années durant, au cours d'investigations où son flair faisait merveille sur les produits dopants ; mais encore, le chien s'étant pris d'une affection sans partage pour André, il devint la mascotte du commissariat à qui on laissait toute liberté dans l'enceinte des locaux, tant il se montrait affectueux, propre et discipliné à la fois. L'animal, bienvenu partout, sautait dans le véhicule de fonction d'André dès la portière ouverte, quel que soit l’objet de la mission, et se tenait sur les places arrière silencieux. Parfois, André le repoussait - il n'y avait pas que le trafic de drogue dans le métier ! Alors, le chien déconfit retournait l'oreille basse s'allonger sous le bureau d'André à l'étage, jusqu'au retour de celui-ci : Vingt-Deux avait choisi son maître.

 

André devait cependant aller le prendre et le ramener tous les jours au chenil rejoindre ses congénères.

Se sentant seul à l'issue de son divorce, on avait finalement admis qu'il l'emmenât chez lui - et s'en occupât. La bête comme l'homme s'en étaient trouvés heureux, jusqu'à ce que, l'odorat déclaré vieillissant, Vingt-Deux soit remplacé par un plus jeune et par là même "déclassé". André avait alors rédigé une demande officielle d'adoption de l'animal, légalement "bien du gouvernement". La chose administrative était d'une lenteur telle qu'André avait été autorisé par le Principal à conserver l'animal en attendant la réponse officielle, qu'on lui promit affirmative ; mais allez savoir...

Il n'en avait jamais parlé au chien, et il demeurait inquiet.

 

Le curieux nom de l'animal - même dans la police, les nombres sont peu usités - venait d'une négligence du chef-éleveur du chenil régional des services, qui affectait une fiche d'identité numérotée à chaque chiot né dans l'année, ainsi qu'un nom - habituellement. Or, médusé devant l'animal aussi attachant qu'exceptionnellement doué, l'homme peina à lui trouver un nom qu’il voulait original, et "22", d'un simple report des derniers chiffres de son matricule en colonne deux où il inscrivait les noms, fut conservé pour le chien, peu soucieux de répondre à un numéro plutôt qu'à un nom. Certains virent là une facétie de l'éleveur-dresseur, facétie que le pauvre animal, grandi, traîna comme un boulet, car on riait beaucoup du nom - et de lui croyait-il.

 

Le verre du départ à la main, André ne retenait plus sa joie : les collègues avaient même joint un saumon fumé entier à l'intention de Vingt-Deux pour "arroser" l'évènement car - trait peu commun - celui-ci préférait, et de loin, le poisson à la viande.

On laisse à imaginer la joie de l'animal, demeuré ce jour-là au logis - les beuveries, même dans la police, sont mal comprises des animaux -, au retour de son maître un peu éméché brandissant le cadeau au puissant fumet.

 

 

2 - Le centre St.Georges

 

                            Le "Nouveau St. Georges" comme on le nommait encore n'était rien de moins qu'un quartier neuf bâti au cœur de la vieille ville - chantier longtemps controversé il est vrai : le vieux quartier, insalubre et mal famé, avait fait place plusieurs années durant à un immense cratère au pompage incessant, préservant des eaux de pluie de malencontreux vestiges gallo-romains qui en avaient stoppé net le creusement. A l'issue de fouilles peu significatives - voulues ainsi disaient certains -, les travaux reprirent pour laisser enfin place au quartier "chic" que l'on connait aujourd'hui, grand centre commercial tous commerces sur deux niveaux, dont un en sous-sol ; le tout complété de l'indispensable parking souterrain. On s'en était donné à cœur joie : pour la région tout entière, le centre St Georges était l'aboutissement exemplaire des idées neuves d'alors, triomphe éclatant du moderne sur l'ancien, du néon sur la grisaille : partout du marbre, de l'acier poli, des couleurs, du verre, des lumières vives, de rutilants escalators et des boutiques au luxe tapageur. Le prêt à porter dernier cri (poussé à la lecture du prix pour certains), le bibelot d'apparat, l'épicerie surfine, la coûteuse chaussure "Made in Italy", la décoiffante coiffure d'avant-garde, enfin tout ce qui compte au cerveau du citadin (plus souvent encore des citadines) pour briller dans une société où la chose est de règle, avait été jeté là, en pâture aux plus fortunés - mais aussi à ceux qui désiraient le paraître. On avait de même fait place à des maisons de crédit, de téléphonie mobile, des agences de voyage, ainsi qu'à plusieurs restaurants où clientes et clients, majoritairement pressés pouvaient, nouveauté venue alors d'outre-Atlantique, prendre leur repas en quelques minutes à peine. Ainsi, sans se dévêtir ni s'asseoir, on se nourrissait debout devant des guéridons rehaussés dont le verre et l'acier inoxydable, aveuglants de reflets sous les spots surpuissants intégrés au plafond, vous poussaient à laisser sans tarder votre place au client suivant, sandwich au pain mou avalé au plus vite : ici, on n'avait pas le temps.

 

André n'aimait guère ces lieux et, les rares fois où il était venu c'était - il y a longtemps déjà - avec Françoise, qui s'équipait là de pied en cap, mettant à mal le modeste budget de leur ménage. Partie d'elle-même, il ne la regrettait pas aujourd'hui, et s'interrogeait toujours sur ces années passées avec elle : au bout du compte, tout les séparait.

 

 

 

3 - Le parking

 

                             Relayant les deux employés de jour, André prenait ses fonctions dès vingt heures, pour quitter à deux heures du matin, heure où s'opérait la relève suivante. Un battement d'un quart d'heure, où releveur et relevé devaient se passer les consignes, était de rigueur. Ne détestant pas la nuit et d’un naturel plutôt solitaire, il se fit rapidement à ce travail peu pénible, auquel il finit par trouver le charme paisible d’un quotidien routinier. Peu porté sur la littérature jusqu'alors, et lassé des revues qui se lisaient si vite il se mit à la lecture ; sans conviction et pour tuer le temps d'abord, puis dans une boulimie qui le surprit : outre les romans à la mode, les auteurs classiques comme les philosophes et les poètes passèrent entre ses mains fébriles. Au sortir d'un milieu peu porté sur la littérature autre que la prose des rapports officiels, il ne se serait pas cru capable de tenir en mains de telles épaisseurs de papier relié plus d'un quart d'heure.

 

Par un système de roulement, les gardiens disposaient de deux week-ends sur trois - si la mécanique ne s'enrayait pas de congés-maladie ; on devait alors composer "avec".

Les évènements d’une de ses nuitées se chiffraient à peu de chose, et le plus souvent il n’aurait rien eu à consigner dans le registre, si les habitudes de la profession n’avaient voulu qu’on en justifiât l’exercice : il inventait alors des bénignités plausibles, procédé appris de la bouche même du précédent gardien, ou réitérait des évènements passés qu’il  griffonnait, les paraphant à la va-vite, et il refermait le cahier d’un claquement sec, en fonctionnaire consciencieux. Il aimait sentir à son visage le souffle aux effluves rassurants du livre qu’il refermait, dans la bonne conscience du travail fait.

 

Au début, la réalité de son exclusion encore fraîche, il ressentit le poids d’une punition, d’autant plus lourdement que les trois niveaux, tous en sous-sol, avaient à toute heure des allures de prison, voire de mitard : les néons blafards, le béton nu des plafonds aux larges poutres, les poteaux écornés peints jusqu’à mi-hauteur de couleurs salies, ce réseau de tuyauteries apparentes dans les couloirs, les odeurs d’huile, de combustion et de pneu que les grands ventilateurs ne parvenaient pas à avaler, et le tout ignorant du soleil, tout cela portait aux idées noires. Mais ces odeurs-là passaient à la longue pour familières, et l’odorat aurait pu s’y oublier s’il n’y avait eu, à moins de quinze mètres du poste de garde, les exhalaisons des toilettes. Au premier sous-sol où était le bureau principal - le sien - l’évacuation des sanitaires connaissait en effet quelques irrégularités. Et, même si Koulibali, jovial Sénégalais avec qui il avait noué des rapports amicaux n’épargnait pas sa peine, au balai, à la serpillère et au désinfectant, il y avait de fréquentes obstructions, dues à une clientèle trop souvent malveillante et malpropre contre laquelle on ne pouvait rien.

A cela, il se faisait plus difficilement.

 

Au terme de quelques mois cependant, le sentiment de rejet, de se percevoir en rebut de la police jeté là s’estompa jusqu’à ce que, telle la tendance anticyclonique inversée, il y puisât au contraire un sentiment de supériorité sur ses anciens collègues qui, eux, demeuraient bel et bien exposés aux intempéries, comme au stress et aux dangers du métier. Il avait payé de sa personne pour cela, et son genou difficilement plié sous le bureau le lui disait assez. Aussi, finit-il par accepter la situation, jusqu’à lui trouver mille avantages, et il préférait bien son guichet vitré à celui des banques, ici au moins on vivait sans la hantise du soufflant sous le nez. Certes il y avait bien un coffre, mais de trop modeste tentation et le plus souvent vide. Il arrivait pourtant que l’ennui se fasse sentir, lorsque le côté paisible de cette tranquillité en faisait trop et que, certaines nuits, ses rondes multipliées ne puissent le garantir de ce demi-sommeil qui, plus que réprouvé par le règlement, pouvait lui coûter sa place. Aussi craignait-il par-dessus tout cet assoupissement qui vous menait aux douceurs perfides du somme proscrit, malgré de rares visites des responsables de la société des parkings de la ville.

 

André se trouvait désormais heureux de sa situation, qui allait le conduire sans coup férir à la retraite en quelques années, d’autant que son salaire de gardien, augmenté de sa retraite de fonctionnaire et de la prime d’invalidité lui donnait une certaine aisance. Il y avait pourtant cet horaire perturbateur de sommeil car une fois chez lui, son voisinage éveillé troublait le silence de sa nuit sans étoiles.

 

 

 

4 - Suspicion

 

                                   C'est à plusieurs reprises qu’André avait remarqué, toujours garée sur la même place du troisième sous-sol, cette fourgonnette blanche à l’effigie d’une entreprise de plomberie dont le nom, René Duterrié, s’étalait sur les flancs, assorti d’images propres à la profession, peintes naïvement. Privée de vitres dans sa partie arrière, le véhicule n’avait d’autre particularité que le banal d’un véhicule d’artisan ; l'homme, aperçu parfois, était abonné au parking, qu’il rejoignait en fin de journée, y abandonnant le véhicule pour la nuit et s’en retournant à pied.

Ce petit fourgon là lui rappelait - de la même marque - celui qu’ils utilisaient autrefois pour les planques, avec ses anciens collègues policiers, et que l’on nommait  « le sous-marin », rapport à son périscope dont la sortie était planquée dans un des capots de ventilation du toit. André conservait des souvenirs mitigés de ces longues veilles, jour et nuit près d’habitations où logeait quelque malfrat ; qu’on arrêtait rarement d’ailleurs car, même si le tuyau était bon, on était le plus souvent repérés : à la longue on devenait bruyants dans ce foutu camion, à taper le carton et à vider le frigo de ses bières - « fallait bien tuer le temps avant de coffrer le malfrat », comme disait Bernard Legros, un rigolo qui avait toujours des mots bien placés. Le plus terrible c’était en été : on crevait de chaleur là-dedans, et il fallait se désaltérer en permanence, un vrai four que c’était, alors la bière, ça y allait, et il fallait remplir plusieurs fois par jour ce frigo ridicule, un « Camping Gaz » au couvercle bleu sur lequel on s’asseyait parfois ; il le revoyait encore. L’hiver dans le froid, c’était pas idéal non plus : on pouvait pas laisser tourner le moulin pour avoir le chauffage, alors on buvait du café à pleins thermos et on se tapait un bon coup de gnôle avec : on allait pas se laisser crever de froid. Y en a qui disent que dans la police on boit de trop, je voudrais les y voir moi, ceux-là, faut se mettre du cœur au ventre : hormis  les risques, on fait un métier difficile, faut des compensations ! Sûr que dans l'action ça gâterait le réflexe, mais quelques bibines de plus ou de moins en planque dans le sous-marin, quelle importance...

 

Une nuit, faisant sa ronde au parking un étage après l’autre, André passait silencieux devant la même fourgonnette au troisième sous-sol après avoir bavé d’envie devant un superbe coupé Mercédès noir - le huit cylindres que c’était, fallait voir !-, garé non loin de là, lorsqu’il crut entendre quelque chose bouger derrière la tôle. Il demeura figé un moment. Le bruit ne se renouvela pas - d’ailleurs il n’était pas tout à fait certain, si proche du grand ventilo d’aération qui ronronnait. Sans attacher beaucoup d’importance à ce détail, il retourna à son poste se disant qu’ayant le choix, il ne se garerait pas juste devant un ventilo, lui. D’ailleurs la plupart évitent ces places, au nombre de six, deux par étage, qui restent le plus souvent vides : ça fait du boucan, ça décoiffe et ça pue !

 

André voyait toujours la fourgonnette sur la même place, bien que son propriétaire la prît chaque journée, et garée de la même façon, arrière vers la grille du ventilo. Il consulta le registre informatique, et trouva en effet un abonnement, trois mois payés d’avance, au nom de René Duterrié, artisan plombier-chauffagiste. Aucun numéro de place n’était spécifié, l’homme avait probablement jugé peu commode l’attribution d’une place à barrière verrouillable ; alors, pourquoi se garer systématiquement au troisième niveau, précisément sur cette place-là, alors que tant d’autres demeurent vides aux étages supérieurs, sans avoir à prendre l'ascenseur ou l'escalier. Sa mémoire policière fut sollicitée en bloc : on avait vu cas semblables, de malfaiteurs pénétrant par des conduits d’aération y creuser pour faire évader un des leurs, ou accéder à la salle des coffres de quelque banque. Il y avait dans le centre commercial attenant au moins deux cibles possibles : la bijouterie « Rêve d’Or » et le Crédit Lyonnais. André Testut maintint une surveillance discrète, non seulement du véhicule, mais de l’entrée de la ventilation. Le boyau, au départ bétonné, faisait un bon mètre de diamètre, et s’y introduire à quatre pattes était à la portée de quiconque : les responsables de l’entretien ne faisaient pas autrement, une fois l’an ; le passage entre les pales du ventilateur arrêté, au nombre trois, se déhanchant un peu, était possible pour un homme de stature moyenne. Il suffisait de retirer la grille, fixée par huit goujons de faible taille scellés au mur, et de couper le moteur en cisaillant un des câbles parfaitement accessibles. Clé à molette, pince et lampe frontale suffisaient.

 

Au fil des jours cependant, rien de nouveau n’apparut au fil de ses rondes : la fourgonnette était bien inhabitée durant la nuit, et le boulonnage du ventilateur demeurait vierge de tout démontage (il avait enduit deux des écrous supérieurs de cambouis). Il reconnut s’être échauffé un peu vite : trente ans de police, ça marque à vous faire voir une densité de coupables égale à celle des poils sur un paillasson. Il oublia le plombier, laissant les investigations aux investigateurs - dont il n’était plus : il n’allait pas reprendre du service, non !

Il se contenterait de faire son boulot de gardien de nuit.

 

 

 

5 - Y a pas que le boulot

 

                                    Sur l’invite de son ami François, André s’était depuis peu converti à la pratique paisible du fil dans l’eau, ce qui lui permettait de se retrouver en excellente compagnie : on était là, selon les jours, jusqu’à cinq joyeux drilles à raisonner - finement - sur le comportement de l’objet flottant trahissant la créature à écailles, comme sur des sujets parfois notablement éloignés. Ce passe-temps qui se voulait plutôt matinal, le voyait souvent bâiller, jusqu'au répit offert aux poissons sur le coup de dix heures. Sortait alors des paniers tout l'arsenal d'un joyeux casse-croûte, assorti des breuvages d’un terroir national que l’on sait immense. Puis, d’une énergie nouvelle on immergeait à nouveau - autre bouchon, autre liquide - et la surveillance reprenait, la fesse au panier d’osier rembourré, la main au roseau. On rentrait le plus souvent bredouilles, mais la matinée avait été belle. Un des lieux favoris pouvait se pratiquer quasiment par tous temps, sous le couvert de saules et de peupliers garantissant de la pluie fine comme du soleil excessif des étés. S'étant fait de nouveaux amis au bord de l'eau, André trouvait là un heureux palliatif à sa fonction, par trop solitaire et recluse, au sein de ce parking sinistre et ignorant des saisons.

 

Par une chaude fin de matinée, lassés d’un poison moqueur ses amis, mariés, se retiraient. Personne n’attendait André sur le carreau de sa cuisine, sourire et casserole en main, et même s’il lui arrivait d’envier ces retours embaumés de plats fumants André avait, lui, sa liberté. Cela aussi avait sa valeur.

Il décida de poursuivre encore un peu sa quête poissonneuse, non parce que cela mordait, mais pour jouir encore un peu du bien-être où il se sentait plongé ce jour-là, privé de toute envie, serein - heureux peut-être.

Certes il y avait eu Françoise dans sa vie, oui, Françoise. Il n’y avait même eu qu’elle durant ces huit années d'un bonheur devenu inégal sur la fin - lassée des horaires aussi désordonnés que nocturnes de sa fonction, elle l’avait un jour menacé :

- Je ne passerai pas ma vie entière avec toi si tu n’obtiens pas des horaires plus réguliers, change de boulot s'il le faut !

André, qui appréciait alors son métier aux missions nocturnes, pourvoyeuses du mystère que le jour n’offrait pas, et de cette liberté hors du ménage avec les collègues, n’avait pas réagi, sous-estimant la menace en humeur passagère. Il avait eu tort mais se rassurait maintenant, certain qu’une femme plus aimante l’eût mieux compris, comme il eût réagi différemment lui-même à des paroles plus douces. Après la séparation, plongé dans un métier qui le captivait encore, il s'était fait à la solitude. Contraint à déménager pour un plus petit appartement, il avait choisi le cœur de la grande cité, et, proximité incite, s'était remis à sortir : un peu le café-théâtre ou le concert, un peu le cinéma ou les bistrots de la ville devant son café ou son demi ; la visite de quelques amis comme Robert ou Lucien, et les promesses de ses amitiés nouvelles du "Bouchon Garonnais" comme il les nommait joyeux, tout ceci ajouté à la présence placide et bienfaisante de Vingt-Deux qui était toujours là, non, il n'était pas à plaindre.

 

Un œil sur l’eau animée de quelques remous, il appâta d’une pincée puis, rêveur, laissa vagabonder son esprit vers de vitales futilités lorsque son bouchon, soudainement redressé, plongeait en immersion lente. Il ferra. Cela résistait sans lutter. Quelque carpe, se dit-il à la réaction molle, ou bien le fond, encore. Il rembobina prudent. Cela venait, lourd et par saccades : - Je racle le gravier - pas de friture au bout de la ligne se dit-il, ralentissons au moulinet et sauvons le fil ...

Et en effet, le gros bouchon apparut, traînant une touffe d’herbes aquatiques ; quelques tours de plus, et la poignée d’une espèce de cartable vint alors crever la surface ; épargnant sa monture de seize centièmes il le sortit à l’épuisette, le décrocha et le laissa tomber sur l’herbe. Une eau boueuse s’échappait de la fermeture éclair du porte-documents de similicuir, équipé d’une mince poignée. Il ne paraissait pas avoir trop souffert de son séjour dans l’eau : fermeture oxydée, enveloppe salie mais peu déformée.

- Pêcher un cartable : si les amis étaient là, on ferait le plein de rigolade pour quinze jours, pas moins ! se dit-il.

 

L’esprit du découvreur de trésor, André jeta un regard circulaire autour de lui : il était seul sur la rive. Le prenant par sa poignée, il soupesa l’objet, qu’il avait trouvé plutôt lourd dans l’épuisette. Il fit glisser la fermeture qui lui résista un peu, entrouvrit et laissa s’écouler l’eau encore prisonnière ; un épais renflement rectangulaire, au contour marqué de craquelures, indiquait dans un des coins inférieurs la présence de quelque objet, ou d’un étui. Il fit glisser le contenu sur l’herbe. Une trousse noire à fermeture éclair rejoignit le sol la première, frappée du logo « Canon » ; le reste n’était que documents informes et détrempés, à l’encre illisible, certains imprimés, d’autres écrits à la main, brouillons probables, notes à l’écriture baveuse et décolorée dans des dossiers au carton ramolli. D’autres papiers encore, enfermés dans un cahier à pochettes de plastique, étaient demeurés partiellement lisibles. Enfin deux stylos bille souillés d’encre tombèrent dans l’herbe.

André saisit précautionneusement l’étui, l’ouvrit et, comme il s’y attendait, y trouva un appareil photo du modèle ancien, passablement défraîchi par l’eau qui s’en écoulait.

- Modeste trésor, se dit-il.

Il allait restituer le tout au fleuve lorsque son passé de limier, qui lui avait aux anciens jours dispensé quelque joie refit surface : pourquoi ne pas emporter tout ça et l’examiner à loisir chez lui - juste pour le plaisir ?

Il referma le tout et, s’assurant à nouveau de n’être pas vu, glissa le produit de sa pêche miraculeuse d’un trait dans son panier, en referma le couvercle, plia sa ligne et s’en fut sans délai, tel le voleur pressé d’évaluer son butin. Il riait même de son audace, pressant le pas comme autrefois au sortir de l’école, le paquet-surprise dérobé à l’épicière serré sous le blouson ! Il gravit l’escalier sans ralentir et ne reprit son souffle que devant le porte-documents, qui gouttait encore, posé sur l’évier de sa cuisine.

 

Il jeta les deux stylos, irrécupérables, étendit les papiers sur un torchon sec, délaissa le cahier aux pages cristal avec l’intention d’y revenir plus tard. L’appareil photo, du modèle à pellicule, le laissa pensif un moment. Il s’agissait d’un compact automatique bon marché, au rembobinage électrique évidemment défunt. Derrière une fenêtre minuscule, le compteur gradué indiquait dix-neuf : des photos avaient été prises. André s’assit. Déjà sa curiosité se muait en raisonnement grave et mesuré : qui avait appuyé sur le déclencheur, et quelle sorte de criminel avait, son geste accompli, jeté trop vite les preuves au fleuve qui se chargerait, croyait-il, de les dissoudre en ses eaux ? Voici qu’il se revoyait faisant parler les pièces à conviction enfermées, muettes encore, dans des sacs de plastique à glissière ; recherche d’empreintes, poils et cheveux, fibres de tissu, comptes rendus d’analyses diverses en main : il revivait ces moments-là. Il s’enferma dans les toilettes lumière éteinte et serpillière au bas de porte, ouvrit le dos de l’appareil photo. Il en extirpa la pellicule et se mit en devoir d’en réintroduire la longueur exposée dans son enveloppe de métal, la dévidant précautionneusement dans le noir pour l’introduire, centimètre après centimètre, entre les lèvres de feutre étanches d’où s’écoulaient encore quelques gouttes d'eau. Il ralluma la lumière.

 

Si la pellicule n’était pas trop ancienne et n’avait pas séjourné trop longuement dans l’eau, elle était développable. En tout cas sa curiosité le voulait - et cela n’était guère ruineux. Il la mit à sécher près du radiateur, posée sur une chaise.

André eût préféré développer lui-même, comme il le faisait autrefois, au labo de la police où il avait ses entrées : qui sait ce que recélaient ces images ? Son estomac oublié fut satisfait d'un repas sans fioriture - ni friture : pêcher un cartable ! Quelques restes oubliés au réfrigérateur et une omelette au fromage calmèrent sa faim.

 

André avait fini par acheter ce bel appartement de l’ancien quartier bourgeois de la ville, dans cette rue de la Dalbade où certaines façades à la pierre sculptée attiraient jusqu’au touriste Russe ou Japonais, tombé là on ne sait comment, et encombrant le trottoir par dizaines certains jours. Pièces vastes, hauts plafonds à moulures, cheminées de marbre à l’ancienne bien conservées, deux portes fenêtres sur le balcon côté cour, André s’y sentait bien, d’autant qu’à la nuit tombée, la rue était calme ; et, son financement étant presque achevé, il se voyait un avenir serein.

 

C'est dès le lendemain qu'il put confier le développement de la pellicule à un photographe inconnu, qu'il alla quérir à l'autre bout de la ville, lui laissant un nom d'emprunt. Il retira les photos le surlendemain, sous les remarques du professionnel :

- Je regrette, vos images ne sont pas très bonnes ; j'ai fait le maximum mais le plus habile ne peut faire mieux que ce qui est exposé sur le négatif ... de plus, la pellicule était ancienne, non ?

- Oubliée dans l'appareil depuis bien longtemps, au point que les photos seront une vraie surprise ! fit-il avec un brin de malice.

André régla et retourna chez lui impatient, surprise en poche.

 

Comme pour une réussite aux cartes, il aligna les dix-huit photos (la dix-neuvième ne montrait que le ciel) en deux rangées sur sa table. Un voile grisâtre, plus ou moins opaque, les recouvrait toutes. Il y avait là quelques photos de famille autour d'une table, des images de paysages qu'il ne put situer, et des photos de groupes exclusivement masculins : une dizaine d'individus, plutôt richement vêtus, figuraient plusieurs fois sur ces images aux arrière-plans d'habitations bourgeoises. Il détailla méticuleusement tous ces faciès, l'un après l'autre, essayant de se rappeler les avoir vus au département fichiers et finissant par se prendre au jeu - non, il n'en connaissait aucun.

- Le coupable est là, encore faut-il l'identifier, fit-il tout haut en souriant.

Et à la vérité, comme on le disait à l'école de police, "si certains types de faciès font de meilleurs coupables que d'autres, c'est la perspicacité de l'enquêteur qui doit faire la différence."

Il n'y avait peut-être pas grand-chose à tirer de ces images mais, qui sait si, un jour...

André glissa les photos dans l'enveloppe et les rangea.

 

 

 

 

6 – Routine

 

                                Accablé parfois d’un manque de sommeil les jours de pêche, André s’imposait alors un nombre de rondes accru afin de ne pas s’effondrer, accoudé sur son bureau, devant les six écrans de surveillance. Ces écrans, disposés par trois sur deux étagères superposées, et placés juste devant la grande baie qui donnait sur la rampe de l’entrée principale, ne lui montraient le plus souvent que du banal : hormis les automobiles, il y a peu à voler dans un parking, et depuis sa prise de fonction, on ne déplorait pas encore ce genre d’incident - du moins n'avait-il pas enregistré de plainte. On notait au mieux quelque rendez-vous galant - présumé adultère, on ne la faisait pas à un policier - tout au fond du troisième sous-sol, et il arrivait que son écran de contrôle affichât quelque jambe dénudée levée plus haut que le siège, puis tout rentrait dans l’ordre. Ceci avait le don de le rendre envieux, aussi détournait-il les yeux de ces parties de plaisir où il n’était pas convié, éteignant parfois même l’écran indiscret - où rien de répréhensible ne se passait : paix aux amoureux !

 

Cependant, André n’avait pas oublié la fourgonnette du plombier, que ce dernier persistait à garer sur la place 372, dos au ventilateur. S'il n'avait rien constaté de nouveau, par désœuvrement comme par jeu, armé d’un escabeau et d’une clé à pipe, il avait dirigé la caméra «6»  vers le véhicule, caméra sur laquelle il gardait un œil, assis sur ce fauteuil aux roulettes grinçantes, qu’il se promettait toujours de huiler. Il était mieux là qu’assis sur la glacière dans ce fichu sous-marin ! - seul cependant.

- On est jamais contents, fit-il tout haut pour tenter de se convaincre du contraire.

Jour après jour, André visionnait les images stockées en son absence, sans qu’il perçût de mouvement suspect autour de cette fourgonnette. Les faits et gestes de l’artisan n’étaient autres que ceux d’un homme qui, au petit jour ensommeillé, partait visiter ses chantiers et veiller à leur bonne conduite, un vieux porte-documents de cuir noir entaché de plâtre sous le bras.

 

- Assez ! se dit André - me voici redevenu policier ? : La camionnette, le cartable, pourquoi ne pas aller vérifier la culpabilité des morts au cimetière ! Il devait bien convenir qu'il avait du mal à se défaire de ses réflexes d'investigateur, qui décidément lui collaient encore à la peau.

 

 

 

7 - Vingt-Deux reprend du service

 

                                    André, qui  avait longtemps hésité à demander l'autorisation d'emmener son chien avec lui pendant les heures de travail, et qui s'attendait à un refus, fut au contraire très bien accueilli lorsqu'il déclina le pédigrée de Vingt-Deux à son employeur, qui n'était autre que le directeur de la florissante société Darci, gérante des parkings et autoroutes de la région : ce grand labrador mâle au pelage clair, jeune et vigoureux encore (il mentit un peu sur l'âge), placide et discipliné, pouvait se montrer tout à fait efficace à la garde - en sus de ses capacités de pistage des stupéfiants, où ses états de service étaient tout à fait éloquents.

On exigea simplement qu'il le tienne en laisse hors du bureau, et qu'il n'hésite surtout pas à le museler si nécessaire en présence d'autres chiens. Là-dessus, on rit encore aux dépens de l'animal, toujours plus lassé d'un nom si lourd à porter : que ne l'avait-on appelé Médor ! Sinon, un chien de garde au parking était un plus appréciable. On lui proposa même une prime mensuelle pour la nourriture et les soins de l'animal qui, si elle ne permettait pas le caviar, autorisait largement sardine et maquereau, voire un dimanche par mois la tranche de saumon au canidé piscivore.

 

L'homme comme la bête se trouvèrent satisfaits, et ce fut dès le lendemain soir que Vingt-Deux fit connaissance avec les lieux, que son maître lui fit parcourir longuement. En limier méthodique et suspicieux - tel son maître -, celui-ci s'imprégna olfactivement de toutes les senteurs, de toutes les odeurs, arômes ou pestilences que recélait le parking et, si André eût pu connaître lui-même le centième de ce que la truffe affûtée de l'animal expert transmettait à son cerveau de chien, il fût pris de vertige : il y avait en ces sols, en ces murs, contre les pneus de ces autos, au bas des piliers tout l'historique des lieux et de ceux qui les fréquentaient, de l'humain jusqu'à l'insecte en passant par le rat, aussi clairement imprimé que dans les livres d'histoire.

Il suffisait de savoir lire.

 

André aménagea une belle caisse vernie et un confortable plaid à carreaux en canapé canin pour son compagnon, lui assigna une place d'angle en son bureau, et la vie continua paisible. Vingt-Deux accepta d’assez mauvaise grâce de ne pas franchir le seuil du bureau. Mais nul ne peut raisonner pleinement un animal : il y eut des évasions. André en connaissait les prémisses : cela débutait par un dressé et une rotation lente de son cou, assorti de dilatations-contractions accélérées de ses narines puis, plongé dans l'océan olfactif dont l'humain ne perçoit que les tempêtes, on le voyait s'animer de soubresauts plaintifs, puis de quelques faux-départs, retenu qu'il était par l'invisible lien d'obéissance. Il suffisait alors qu'André s'absente un moment pour que soudain le lien fictif se relâche et qu'il s'échappe. C'était alors un ravissement pour Vingt-Deux, qui parcourait les trois niveaux à un train fou mais silencieux et se tenant loin des clients, sachant bien que ces derniers auraient tôt fait de se plaindre de sa présence - interdite. Narine basse, il réitérait toutes les lectures précédentes, ne s'attardant pas si elles allaient s'effaçant, sautait de joie aux écrits nouveaux et, s'il n'était pas vu, y laissait lui-même - bouteille à la mer - son message. Se désintéressant des effluves humains, par trop nauséeux, il repérait tout passage animal, avec une préférence marquée pour ceux de son espèce. Parfois cela le rendait fou, il tournait sur lui-même, allait-venait aux senteurs enivrantes de femelles inaccessibles dont il ne pouvait que constater, de loin, l'asservissement par la laisse à quelque humain. La laisse, oui, la laisse, condition propre à tous les siens.

Puis il revenait bien vite pour éviter le châtiment ; comme ces moments de liberté volée étaient merveilleux ! S'il avait été raisonnable sur la durée, il s'en tirait d'une simple paire de coups de laisse sur le dos ; ça ne faisait pas très mal d'ailleurs car André - Vingt-Deux le savait - l'aurait bien laissé libre et ne le frappait qu'à contre cœur. André espérait seulement que Vint-Deux ne se mette pas en tête de faire des avances au caniche, belle bête hautaine, blanche comme neige et parfumée de l'épouse du proviseur du Lycée Fermat ; si quelques jets d'urine sur les roues du cabriolet blanc de l'excellente personne pouvaient le contenter, tout irait bien.

 

 

 

 

8 - Vingt-Deux fin limier

 

                               C'est peu avant Noël que se produisit l'évènement qui allait alimenter durablement les discussions dans la ville :

Simple fait dont on n'aurait pas supposé les retombées, Vingt-deux faussa encore compagnie à André, mais de façon prolongée cette fois, alors que celui-ci devait relever à la main la barrière d'entrée qui rendait l'âme, pour laisser pénétrer coup sur coup plusieurs clients ; il dut même parlementer avec l'un d'eux, véritable fâcheux animé d'une colère visiblement contractée ailleurs, et qu'il désirait vider en ces lieux. André conserva son sang-froid - qu'il pouvait avoir chaud - et ces quelques minutes furent mises à profit par l'animal voyant son maître occupé pour s'échapper.

 

Depuis plusieurs semaines déjà, André avait remarqué un comportement nerveux de l'animal qui, sur le seuil du bureau, humait longuement les airs où lui seul savait puiser le renseignement. Renseignement qui, depuis quelque temps, semblait contenir autre chose que les coordonnées géodésiques de ses congénères, présences détectées qui le remplissaient habituellement d'une joie discrètement glapissante. Rien de tout cela : au contraire, Vingt-Deux, narines grandes ouvertes demeurait figé en silence, tel le chien d'arrêt au repérage. Et s'il s'échappait, il était de retour dans les cinq minutes.

 

Ce soir-là, au terme d'une demi-heure Vingt-Deux n'était toujours pas revenu.

- Le tranquille retraité de la police à quatre pattes ferait-il une vraie fugue ? Se prendrait-il de la folie des jeunes chiens ? Un animal choyé, nourri mieux que bien (trouverait-il un maître lui donnant du poisson frais ?), couche entretenue propre, eau de boisson agrémentée de grenadine, que voulait-il de plus ?

- Une chienne, tiens, évidemment, il avait flairé quelque effluve femelle ! Pourvu qu'il n'y ait pas de casse, pourvu qu'on ne s'interpose pas entre l'objet de ses désirs et lui ! André se rappelait combien redoutables étaient les élans sexuels du paisible animal...et cette barrière en panne qui réclamait sa présence permanente ! Entre deux manœuvres, il appela le service d'entretien - on lui promit un passage le lendemain matin sept heures, on ne pouvait faire mieux. En attendant, André prenait à la main les tickets qui, heureusement, s'imprimaient encore à l'issue du paiement, et manœuvrait la barrière de même. A cette heure tardive - une chance - il n'y avait guère affluence.

André dut persister ainsi jusqu'à la relève, il était seul et Vingt-Deux ne revenait pas...il jeta un regard à sa montre : trop long pour une fugue sexuelle se dit-il : qu'était-il donc passé par la tête à ce diable d'animal ? Aucun jappement ne parvenait de ce parking aux trois quarts vide, colossale caisse de résonance à la réverbération puissante et multipliée : il n'y avait pas eu de ramdam, on aurait entendu - c'était déjà ça.

- Le bougre a encore la dent belle, une morsure et nous voilà licenciés tous deux sur plainte : une fois suffit ! se disait André.

Vint l'heure de la fermeture, et (cet animal avait une pendule dans la tête) Vint-Deux parut enfin, tout au fond du parking, fouettant de la queue :

- Et satisfait avec ça ! dit André tout haut.

Il eut tôt fait de constater que l'animal tenait une assez grosse boîte ronde dans la gueule, qu'il portait le cou fièrement dressé, tel le rapporteur de bâton satisfait.

- Où est-tu diable allé te fourrer !...et que ramènes-tu là ?

Dans un geste d'offrande, le chien déposa la boîte bleue aux pieds de son maître qui restait sans voix. André ne se baissant pas tout de suite, Vingt-Deux poussait la boîte plus avant de son museau, le regard braqué sur son maître.

André finit par la saisir de ses deux mains et faillit la lâcher : son métal était humide et glacé, comme au sortir d'un réfrigérateur ; lourde, elle avait l'aspect de ces boîtes de métal rondes, contenant marrons glacés, bonbons de luxe ou pruneaux fourrés. Elle approchait les vingt centimètres de diamètre pour six à huit de haut, dans les tons bleus avec, peint sur le couvercle, un trois-mâts aux voiles rouges sur une mer bien formée, un soleil géant occupant tout l'horizon de ses rayons stylisés. On lisait sur le couvercle :

 

"CAVIAR BHOGOSSIAN, PARIS

SPÉCIAL RÉSERVE HOUTO-HOUSO"

et en plus petit :

"Caviar de Beluga Bulgare, premier choix"

 

Déposant la boîte sur son bureau et intimant du doigt la caisse à Vingt-Deux, André dut s'asseoir ...

- Mais qu'as-tu donc fait ! fit-il à l'animal percevant, l'œil contrit, que le cadeau ne plaisait pas. Du caviar, et une grosse boîte, rien que ça, où as-tu bien pu le prendre ? - le voler, donc.

La tête en étau entre ses deux mains, André se demandait dans quel pétrin Vingt-Deux l'avait précipité : on allait croire qu'il avait dressé ce chien à voler du caviar ! (ce qui, vu le passé olfactif de l'animal et son goût immodéré pour la chair à écailles, était tout à fait plausible...).

"Bhogossian, Paris", cela lui disait bien quelque chose... où avait-il vu ce nom ? Ce fou de poisson aura voulu tâter du nec plus ultra, de l'œuf d'esturgeon !… Et, incapable d'ouvrir la boîte mais l'ayant reniflée, compte-t-il que je la lui ouvre?...Vingt-Deux ne bougeait pas. André faillit lever la main sur lui, puis se reprit : l'heure était plutôt à la réflexion.

Un long moment masquée d’un nuage trop épais de questions, la lumière se fit soudain : Une épicerie fine venait en effet d'ouvrir en haut, dans la galerie, déjà repérée par cette fine gueule, qui tirait sur sa laisse dans sa direction lorsqu'André prit le pain à la boulangerie voisine l'autre soir...

- Ce serait donc ça, fit-il pensif.

 

- Tu m'as mis dans de beaux draps, fit André au chien qui enfouissait son museau entre ses deux pattes avant déployées, les yeux mi-clos.

Que faire ?...

André réalisa soudain qu'à cette heure de la nuit, le magasin était fermé : Vingt-deux avait volé ce caviar dans le parking - à moins qu'il ne l'ait pris quelque part dehors, un chien comme lui avait été dressé pour se faufiler partout.

- Ramener la boîte dès demain à l'ouverture de la boutique ? - et comment expliquer tout ceci ?

- La conserver ?

- S'en débarrasser ? - solution séduisante... quel dommage pourtant !

André décida de rentrer chez lui sans en parler à Francis qui le relevait ; peut-être la nuit porterait-elle conseil - il placerait la boite au réfrigérateur en tout cas. D'ailleurs il était souffrant, ce mal de tête n'en finissait pas, il toussait et mouchait, quelque rhume ou quelque bronchite encore ?

- Du caviar, ce chien vole du caviar ! Un coup à finir en taule, oui...

André indemniserait s'il le fallait.

 

Durant le trajet en auto, le chien s'agitait de brefs soubresauts sur la banquette arrière, et gémissait sur des notes aigües, comme lorsqu'il demandait quelque chose : le caviar peut-être ?! Passant devant la pharmacie de nuit en haut des allées Jean-Jaurès, André s'y arrêta : il fallait  soigner cette toux. Toute une faune nocturne était dans l'entrée, certains inertes et couchés à même le béton, épaves tombées là des suites de l'alcool ou de la seringue - ces derniers espérant de l’aide, les premiers quêtant pour la bouteille suivante. Une fois repoussés sans ménagements alcooliques et junkies barrant le passage (il en connaissait deux, délinquants notoires sans envergure), il put obtenir, à travers l'étroit guichet de la pharmacie blindée pour un siège au canon, du sirop et des comprimés au prix de nuit.

 

Rendu au 23 bis rue de la Dalbade, voyant la boîte sertie d'un ruban de fraîcheur qu'il ne retira pas, André se défit de l'objet du délit au frigo, dont il poussa le bouton moleté sur le dix.

Las et fiévreux, il souffla un moment : quelle histoire...!

Immobile sur le canapé, pattes avant allongées tel le sphinx, le regard figé sur la porte du réfrigérateur, Vingt-deux gémissait toujours sur le même ton.

Trois heures du matin.

André était incapable de prendre une décision avec ce mal de crâne qui ne le quittait pas, et cette impression de fièvre qu’il ressentait, malgré les cachets.

Alors, d'un geste raisonné, ouvrant la porte grinçante du bar, il en tira la bouteille du vieil Armagnac salvateur, celui des grandes occasions, celui où l'on puise les grandes décisions, celui qui, parfois, savait guérir certains maux. Il se servit d'une cérémonieuse parcimonie, fit longtemps tourner le liquide doré dans son verre, but religieusement, déposa son verre sur la table basse, laissa doucement aller son dos contre le dossier du fauteuil - et s'endormit sans éteindre la lumière, sous l'œil  déçu de Vingt-Deux qui ne tarda pas, lui non plus, à piquer du museau. Dans la pièce, on n'entendait plus que le ronflement nourri du réfrigérateur, qui s'éreintait à l'obtention de la température étonnamment basse programmée, pendant que le reste de la maisonnée dormait paisible...

 

 

 

9 - Petit déjeuner - où Vingt-Deux fait des siennes

 

                          La maisonnée ne s'éveilla pas avant dix heures du matin. Une sensation de compression crânienne pour l’un et de faim pour l’autre réveillèrent les deux êtres vivants, alors que le troisième, fait de matière plastique et d'acier s'endormait enfin à porte fermée, heureux d'avoir pu atteindre, terrifiante gageure qui l'avait lessivé, la température de trois degrés en quelques heures à peine. L'humain, l'animal et l'inanimé jouent sur des terrains différents.

André s'étirait sous le regard vitreux du chien ensommeillé qui bâillait, la gueule grande ouverte, toutes dents dehors. Tout lui revenait, en bloc : la barrière en panne, le client récalcitrant, le caviar, la lucarne de la pharmacie de nuit au gardien ensommeillé, le pitoyable junkie baignant dans ses vomissures, le SDF en délire agressif, mauvaise nuit ! Après une bonne douche, il infusa un bon thé rouge corsé-sucré, avala trois madeleines et prit quelques respirations en pleine conscience pour s’apaiser. Une fois la pâtée dispensée au chien, il ne pouvait plus reculer devant l'incontournable : ouvrir le réfrigérateur, en extraire la prestigieuse boîte bleue et… en faire quelque chose.

Il mit en premier lieu son ordinateur à contribution, qui sut lui dire la valeur de l'objet : pour les deux cent cinquante grammes spécifiés, vu la référence et la marque, il avait au frais pas moins de trois-mille-sept-cents euros de ces œufs noirs aux reflets verts ! Dans cette boîte. Google le clamait, indifférent - lui.

Cela donnait le tournis.

 

Quel diable de chien avait-il là ! - En l'occurrence, le seul coupable serait son maître et personne d'autre...et qui sait combien de boîtes sont stockées dans ces chambres froides, à St. Georges ? - Le nouveau casse du siècle, faisant fi du bijou comme de l'or, pourrait-il être de ces périssables petites billes ?

- Pièce à conviction, fallait-il se séparer de la boîte bleue ?

- Certes oui, l'objet brûlait les mains mais à tout prendre et le risque étant déjà pris, il était absurde de ne pas goûter au mets des rois !

Ce qu'il fit, non sans cérémonie d'ailleurs : table de cuisine lessivée-rincée-essuyée, nappe blanche-à-fleurs-mauves des invitations, assiette et cuillère de style, essuies-bouche à jeter aux motifs artistiques : André sortait la panoplie de fête pour lui seul et pour l'occasion trop belle.

Tel le prêtre au Saint Sacrement, la serviette du maître d'hôtel au bras, André ouvrit son réfrigérateur, intimidé du contenant sans pareil, qu'il prit tel le ciboire et déposa au centre géométrique exact de sa table parée du repose-plat pré-déposé. Il s'assit, laissa un moment son souffle apaisé le situer au présent des circonstances, puis il ferma les yeux un moment.

Hors l'impatience, il était temps d'officier : André, tirant sur le ruban adhésif rouge qui en retenait l'ouverture, ouvrait la boîte et déposait le couvercle retourné sur la table. Il se recueillit un moment devant les mille petites sphères noires aux reflets d'émeraude, promesse d'une génération piscicole à jamais perdue.

 

Ce fut, alors qu'il saisissait entre ses doigts la fine cuillère d'acier, que l'irréparable se produisit : cédant à une force supérieure que seuls les animaux connaissent, Vingt-Deux, qui jusqu'alors feignait le réveil lascif sous un œil morne bondit, jeta ses deux pattes sur la table et s'empara du trésor qu'il gloutonna dans son gosier avec force éclaboussures, n'en laissant pour ainsi dire à peu-près rien.

Le drame avait duré quelques secondes.

Plus de trois mille Euros engloutis d'un bloc par l'animal, ça faisait mal !

Et André, alourdi de fièvre et surpris par la détente de l'animal, n'avait pu sauver du désastre que quelques dizaines de grammes non souillés de bave canine. Suffisants pour connaître l'extase caviardeuse des rois. D'une indécente et sonore déglutition, Vingt-Deux achevait d'avaler son énorme bouchée du mets le plus onéreux qui soit, et se pourléchait tranquille.

 

Le front d'André virait au rouge cerise et il s'apprêtait à punir sans retenue lorsque, examinant la boite de tôle mâchée et vidée par son compagnon indélicat, un intrigant double fond mis à jour par la morsure parut à ses yeux : qu'était-ce encore ?

Repoussant brutalement Vingt-Deux qui s'approchait encore c'est, crevant le double fond plastifié d'une lame délicate qu'il put mettre à jour une belle épaisseur de poudre blanche dont il porta, de la pointe du couteau, quelques grains sur sa langue :

- De la coke ; affinée ; de la bonne, fit-il tout bas en professionnel.

 

La boite d'œufs d'esturgeon, haut de gamme et hors de prix recélait, inimaginable cache aux yeux même d'un spécialiste des "stups", une bonne centaine de grammes de ce coûteux stupéfiant : le prix négocié de l'ensemble complet (il ne l'était plus...) atteignait au vertige !

L'or en barre n'était que monnaie de singe en comparaison.

Quel cerveau, quel trafiquant de génie avait imaginé tel protocole ? Cela laissait sans voix. Habituellement, on trouvait la poudre blanche dans les caches les plus insolites, les plus sordides, jamais au fond des boîtes de caviar.

Du jamais vu.

Dans un chargement de ces boites à la valeur atteignant déjà des sommets, difficile de suspecter de plus grandes valeurs encore dans un double fond ! Le coup du siècle, sûr, le coup jamais vu était là - et découvert par Vingt-Deux en personne : flair intact, le chien retraité avait repris du service de lui-même, et sur quelle affaire...

Avant de le rasséréner, et de lui prodiguer des caresses malgré son indiscipline et sa goinfrerie, André se demanda quels effluves avaient prévalu à sa cloison nasale : les relents « professionnels », ou bien les senteurs gourmandes ?

D’un mode ou d’un autre, la performance olfactive était stupéfiante.

 

Il y avait du caviar sur la table et le tapis, où le chien promenait encore sa lippe.

- C'est ça, profites-en bien, et ne crois pas en voir à nouveau dans ta gamelle ! lui fit André, que le mal de tête lâchait un peu.

Il nettoya le ravage sous l'œil de l'animal, goba encore quelques grains intacts : au bout du compte, cela ne valait pas qu'on en fasse tant de battage... Et il se souvint alors de l'inénarrable Groucho Marx, déclarant à travers sa moustache que "Si le caviar était bon marché, les gens n'en achèteraient pas".

Après relecture de l’étiquette apposée au dos de la boîte, qui donnait en effet l’adresse de la boutique comme étant la succursale toulousaine de "Bhogossian-Paris" du Centre St. Georges, André la referma, l'enveloppa dans trois épaisseurs de nylon, et scotcha le tout de manière étanche. Enfin, il aéra la pièce pour en évacuer toute senteur suspecte et vaporisa longuement du désodorisant WC : en ce moment précis, il était suspect et non ancien flic.

 

La boutique était donc tenue par des trafiquants, à l'insu - ou à l'initiative - de la maison-mère parisienne ... l'enquête serait chaude, et André se prenait à regretter de ne pouvoir y participer. Quoi que, rien ne lui interdisait, avant d'avertir ses anciens collègues, d'enquêter un peu, juste pour le plaisir - il le ferait !

Il prit son vieux blouson de limier élimé, remplit la gamelle du chien, lui intima de ne pas bouger de là, et se rendit à pied à St Georges : il faisait beau, il avait le temps, il était de belle humeur.

 

 

 

10 - Enquête chaude en chambre froide

 

                                 André se composa l'aimable figure du client aisé, et pénétra chez Bhogossian. Il salua, on se montra avenant. Il flottait dans la pièce la senteur fraîche et discrète des boutiques bien tenues, et le visiteur aux yeux bandés n'aurait pu discerner qu'il se vendait là certains produits de la pêche. Une femme d'un certain âge se retirait, luxueux sac à l'effigie du trois mâts aux voiles rouges en main, sourire fin à la lèvre. Deux autres clients potentiels, figés devant l'un des trois étals de verre et d'acier réfrigérés, paraissaient en désaccord sur l'une ou l'autre de ces petites boîtes bleues. André s'intéressa aux produits, qui n'étaient pas tous issus de l'esturgeon : il y avait là du saumon fumé bio, du chocolat de luxe, du foie gras, de la charcuterie surfine, et, sur un long présentoir séparé, quantité de bouteilles de cet alcool blanc de modeste saveur - qu'il convient de boire avec le caviar. A l'exception de quelques bouteilles, la vodka affichait des prix abordables, mais ceux de ces boîtes de métal, certaines à peine plus grosses que celles des cachous, étaient renversants !

Google ne l’avait pas trompé.

 

Sévère et grande brune à la cinquantaine sèche sans doute ravagée par les régimes minceur, une femme à la mise brillante s'affairait au déballage et à la mise en rayon. Le vendeur, homme rondelet d'âge mûr, cheveu noir à peine grisonnant, épaisse moustache brune s'approcha, obséquieux et maniéré du geste, d'André :

- Puis-je vous aider monsieur, recherchez-vous un produit particulier ?

- Auriez-vous du "Bhogossian Spécial réserve Houto-Houso" ? lâcha André.

- Certainement monsieur, hormis que nous ne le présentons pas ici ; voulez-vous visiter brièvement la chambre frigorifique où il se trouve ? Certaines personnes le demandent - cela ne prendra pas plus d'une minute ; si toutefois vous le souhaitez.

- Pourquoi pas, répliqua André, un peu pris au dépourvu mais intéressé.

- En ce cas veuillez me suivre, c'est tout à côté, je vous précède.

L'homme le guida vers un épais rideau de velours bleu, l’écarta d’un geste et découvrit une porte d’acier poli, frappa un code sur un minuscule clavier, tourna un grand volant avec effort, tira à lui l'épaisse porte étanche, et fit passer André. C'était une chambre réfrigérée - et apparemment blindée.

- Voici, monsieur, le meilleur de la maison Bhogossian ; je suis désolé de devoir refermer derrière nous ; il y a ici, voyez-vous, une véritable fortune. Nous regrettons de même le désagrément d'une température aussi basse, le caviar se conserve entre deux degrés au-dessous du zéro et quatre au-dessus. Je vous laisse regarder.

 

André regarda : hormis un incroyable assortiment du même produit sur les étagères d'acier inoxydable, il n'y avait là rien de très fascinant. Il remarqua cependant la présence d'une porte fermée, identique à celle qu'il venait de franchir, sur le côté droit de la chambre :

- Que stocke-t-on là ... se dit-il amusé, convaincu d’avoir la réponse.

- C'est pour une célébration particulière entre amis, amis que je dois consulter avant d'acheter : combien de grammes recommandez-vous par personne ?

- Pour goûter seulement, nous conseillons 10 grammes, et pour déguster, de 25 à 50 grammes - selon vos désirs bien entendu ; tenez compte du fait - si je peux me permettre - que certains néophytes se contenteront de goûter - et n'aimeront pas.

- Très bien, en ce cas vous voudrez bien m'offrir votre catalogue.

- Très certainement monsieur, si vous ne désirez pas rester davantage, je vous reconduis. André opina du chef.

L'homme fit sortir André selon la manœuvre inverse, avec en prime une petite coquetterie dans les poignets autour du volant.

André repartit avec un bocal de foie gras et une belle tranche de saumon bio, produits qui ne lui coûtèrent pas plus que leur prix de vente - c'était du Bhogossian !

 

Sur le chemin du retour, il prit par la place Wilson pour s'attabler en terrasse devant un café, sous le généreux soleil de décembre qui lui autorisa même l'ouverture du col de son blouson. On voyait sur cette place ronde une des fréquentations les plus mêlées de la ville, faite ici de l'homme d'affaires pressé, de la jeune élégante et de celle qui se maintenait à ce statut difficile par l'artifice, du clochard affalé sur un banc bouteille de rouge en main, en passant par les multiples étrangers qu'une ville florissante pouvait attirer - pauvres ou prospères, avec ou sans  papiers.

 

Reposant avec délicatesse sa tasse rouge sourire aux lèvres, André se disait que seule une inscription "Dérivés opiacés" sur la vitrine Bhogossian pourrait amener quiconque à suspecter les activités obscures de la boutique de luxe : fameuse affaire ! Il demeurait pourtant cette zone d'ombre : que s'était-il passé, qu'avait exactement fait Vingt-Deux entre une heure trente et deux heures du matin ? D'où, de qui tenait-il la boîte et comment avait-il pu la subtiliser sans tapage ? Les chiens ne parlent pas. S'il n'avait été occupé à la barrière, peut-être aurait-il pu voir sur ses écrans quelque scène qui l'aurait éclairé...

 

Il restait les enregistrements, il allait les visionner, ceux des six postes, dès ce soir - en espérant qu'ils soient bons ou qu'on n'ait masqué quelque caméra d’un simple foulard. Seule une équipe organisée pouvait mener telle activité. André le savait : pour les stupéfiants on avait toujours affaire à des individus décidés, le flingue facile sous les enjeux considérables et le moindre quidam, malchanceux témoin de ce qu'il n'aurait pas dû voir ou savoir est abattu sur le champ, un  simple poteau n'arrête pas le char d'assaut.

En l'occurrence le témoin - et voleur - ne parlera pas...mais son maître, lui, ne court il pas quelque risque ? Le cerveau embrumé par le rhume, André n'avait pas réfléchi à ça hier soir. Il eut un frisson.

Que personne n'ait vu Vingt-Deux commettre son larcin lui paraissait déjà improbable. Mais qui sait si l'animal n'a pas été aperçu en laisse en sa compagnie, au parking ou au centre commercial par un des trafiquants ?

Alors, il était en danger.

 

Cependant depuis sa visite chez Bhogossian, un déclic s'était produit en lui : et s'il poussait encore un peu ses investigations, avant d'aller à la police avec la pièce à conviction ? C'est dans cet état d'esprit qu'il retourna chez lui pour son après-midi de sommeil nécessaire, après avoir savouré lentement une salade composée et une pièce de saumon aux herbes, comme il le faisait parfois ici ou là - aujourd’hui au restaurant du grand marché -, lorsque son réfrigérateur avait outrepassé la cote d'alerte.

Dès son réveil, il glissa son vieux Walther PP personnel dans la poche intérieure de son blouson, engagea la première balle dans la chambre et vérifia le cran de sûreté.

 

 

 

11 - Vidéo

 

                                           Le soir, dès son arrivée au bureau, où il relevait Francis Gardel, André fut accueilli au cri de :

- Sabotage André, sabotage, on nous a saboté la barrière !

- J'ai bien eu une panne hier soir, dans la dernière heure - sabotage dis-tu ?

- C'est ce qu'a dit Guillaume, le jeune gars de l'entretien, tu sais : câble d'alimentation sectionné à la pince dans la boîte à connexions, risquait pas de se lever la barrière...

- Ouais, ben, j'imaginais pas ça, sinon la caisse auto fonctionnait, je me suis contenté de jouer au portier jusqu'à la fermeture - y avait des énervés.

- Et, t'as rien remarqué d'autre ?

- Non, à part ça tout était normal fit André d'une voix neutre.

Pigé, se dit-il : on m'aura retenu en haut devant la barrière sabotée, loin des écrans pour avoir les mains libres en bas, et ce diable de chien, alerté par quelque relent de chnouf - ou d'esturgeon - s'est précipité, se rappelant les dealers qu'on faisait tomber au bon vieux temps grâce à lui : sacré chien, va. Bande organisée en tout cas, et qui a dû nous observer, Vingt-Deux et moi - ça sent pas bon tout ça...

- Tu me parais soucieux, ça va André ?

- Non, non - un poil inquiet quand même, pourquoi diable quelqu'un aurait-il fait ça...quelque resquilleur mal renseigné peut-être, rien de grave allez...

- Ouais, on va pas appeler les flics pour ça, y a pas mort d'homme.

- Je peux te dire qu'ils viendront pas pour un câble sectionné ! cria André.

- Vrai que t'en étais, toi.

- Ouais, surveillons plus serré, on veille aux enregistrements vidéo, hein ?

- Boulot-boulot, même si je visionne pas, j'enregistre tout et je classe par heure et date.

- Ouais, on veille au grain - j'ai l'impression de reprendre du service, tiens...

- Salut André, à demain !

- A demain Francis.

 

Le cerveau du retraité de la police se faisait le siège d'une intense activité.

André en avait vu bien d'autres mais il ne s'était jamais senti concerné à ce point : ces affreux avaient fait injure à son intelligence en sabotant SA barrière !

Ils allaient voir, oui, ils allaient voir, ils ne connaissaient pas André TESTUT !

 

S'étant assuré de la présence de Vingt-Deux et fermant la porte du bureau, accoudé devant l'ordinateur, André Testut se mit en devoir de consulter les fichiers vidéo des caméras 5 et 6, celles du 3° niveau, avec une attention particulière pour la fourgonnette de l'artisan, que l'on voyait sur l'écran de la 6 vers lequel il roula son fauteuil. Le visionnage démarré à partir d'une heure du matin en léger accéléré, aucune animation ne paraissait autour de la fourgonnette blanche, autres que de rares trainées floues d'autos qui vidaient les lieux, ou la marche accélérée de quelque piéton quittant ou rejoignant son auto.

Vers une heure trente, trois hommes entouraient, quelques places plus à gauche, une autre fourgonnette déjà garée (qu'il n'avait jamais vue, tiens...) du genre frigorifique comme en possèdent les bouchers ou les poissonniers : "poisson, esturgeon..." - il les tenait ! Il passa en lecture normale et reprit au début de la scène. Tout ne se passait pas dans le champ de la caméra, mais il pouvait voir deux de ces hommes passer de temps à autre, chargés de cagettes de bois blanc qui paraissaient lourdes, les déposer dans la fourgonnette puis s'en retourner pour un autre voyage : on effectuait le chargement ! Quant au troisième, il veille au grain, on connaît la chanson, se dit André. Mais que diable avait-il réorienté cette fichue caméra sur l'innocente fourgonnette du plombier, il loupait l'essentiel, imbécile qu'il était !

Il distinguait maintenant l'image lointaine du guetteur qui s'était déplacé, adossé dans la pénombre au mur du fond. Arrêt sur image et zoom : André voyait un homme rondelet d'âge mûr, cheveu noir un peu grisonnant, épaisse moustache brune... puis l'homme, tendant le bras vers les deux autres comme qui intimerait un ordre, sortit de l'ombre - probablement pour les rejoindre - à grandes enjambées : aucun doute possible, il l'avait côtoyé la veille : c'était bien lui !

C'était le vendeur de "Bhogossian Toulouse", là-haut, au rez-de-chaussée. Qui de fait en était aussi gérant.

Puis les trois hommes disparaissaient du champ un long moment laissant les portes arrière de la fourgonnette entr'ouvertes et le véhicule peut-être non gardé - bien que le cadrage  ne puisse le confirmer.

 

Et la clé de l'énigme était là : il n'y avait plus à l'écran aucun mouvement depuis deux bonnes minutes lorsque André y aperçut Vingt-Deux qui, avec une lenteur calculée sortait de sous une auto garée plus loin, marquant un temps d'arrêt, se faufilant à pas lents entre les véhicules ; puis il se glissait furtif par l'ouverture laissée entre les portes arrière entrebâillées du véhicule, pour en ressortir quelques secondes plus tard boîte ronde au bec, d'un pas mesuré qui allait s'accélérant jusqu'à sortir du champ de la caméra.

André coupa le visionnage. Il restait devant les écrans médusé : voilà que ce diable d'animal avait décidé de lui-même de reprendre du service !...il est vrai qu'on ne peut signifier de départ en retraite par document officiel à un chien ; celui-là se considère toujours actif - et quelle action !

 

Par acquit de conscience cependant, André poursuivit la lecture de la vidéo pour se rendre compte que, quelques minutes plus tard encore, les deux hommes glissaient deux gros pains de glace ensachés de plastique dans la camionnette, en refermaient les portes et sortaient du champ de la caméra. Sans tarder, le véhicule démarra en direction de la rampe de sortie, roulant au ralenti.

Alors Charles, qui le relevait à ce moment-là, avait dû voir sortir le véhicule ; mieux, il leur avait ouvert la barrière sabotée à la main et peut-être vu ces hommes de près ; il suffirait de le questionner pour avoir les recoupements nécessaires. On peut même supposer, se dit André, que la boîte soustraite n'aura pas manqué de créer quelque discorde, voire des coups de flingue chez les trafiquants...

L'auto-réduction chez les malfrats était un phénomène très apprécié dans la police.

 

 

 

12 - Les trafiquants

 

                                               D'un simple coup de fil, André joignit le commissariat, tirant Raymond Tournier de la léthargie des permanences nocturnes, et déballa tout en bloc à son ancien collègue, prenant rendez-vous dès la première heure pour une déposition pièce à conviction et bandes vidéo en mains - après en avoir référé à la direction des parkings de la ville, la société Darci qui avait accueilli sa requête pour Vingt-Deux si favorablement. Il fut très bien reçu de même : la société Darci pouvait se targuer du plus professionnel et du plus compétent personnel de gardiennage qui soit, assisté de chiens remarquablement dressés. Toutes les automobiles, la plus modeste comme la plus prestigieuse méritaient ce havre de paix, pour elles-mêmes comme pour leurs possesseurs : les Parkings Darci.

Le département "Recherche & développement" de l'entreprise saurait tirer parti de l'évènement.

 

On était heureux de revoir André au commissariat, mais on n'aurait pas cru que ce fût pour amener une affaire - qui de plus paraissait grosse. Ce fut le remue-ménage des grands jours. Le plan était aisé : on perquisitionnait et arrêtait conséquemment tout le personnel de Bhogossian Toulouse, certains de n'y trouver pas moins d'un coupable, la Tête sans doute d'après la vidéo, après quoi on obtiendrait bien quelques tuyaux sur les autres. En relation avec les collègues parisiens, on perquisitionnerait le même jour à la même heure à la maison mère : ça allait faire du foin !

Cela fit effectivement du foin, excepté qu'on ne put qu'innocenter "Bhogossian-Paris", et présenter des excuses pour cette fâcheuse contre-publicité : il n'y avait pas de filière, l'affaire était exclusivement toulousaine.

 

 

 

13 - Épilogue

 

Furent arrêtés au cours de la perquisition au centre St Georges à Toulouse :

- Anton Bertazzi, vendeur et gérant de la succursale Bhogossian-Toulouse, reconnu coupable à l'issue du procès.

- Léon Cavallini, employé et complice, reconnu coupable.

- Eloïse Bürtsner, employée, innocentée.

- Frédéric Duchamp, dit "Fredo", homme à tout faire, reconnu coupable.

 

- André fut promu au sein de la société Darci, et put bénéficier d'un emploi autoroutier de plein air, plus épanouissant et mieux payé.

- Quant à Vingt-Deux, le chien-héros-retraité de la police toulousaine, bénéficiant d'une dispense d'âge, il fut promu "Reproducteur honorifique des chenils de la Police de Midi-Pyrénées", où naquit une nombreuse descendance de chiots, tous surdoués, des suites de ses œuvres. Lui fut également accordée par la société Bhogossian - faveur à titre tout à fait exceptionnel - une boîte de "Bhogossian Spécial réserve Houto-Houso" de pur beluga bulgare de 25 grammes un dimanche sur quatre.

 

L'homme et le chien logent toujours au 23 bis, rue de la Dalbade, où cependant l'espace libre se trouve un peu réduit du fait d'une heureuse cohabitation féminine - voulue par l'homme et acceptée avec joie par le chien.

 

 

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JCP, de Mai 2010 à Décembre 2013. Janvier 2015. Révision 11/2018, 05/2019 et 11/2020

 

 ÉDITIONS RATHÉ

 

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1 janvier 2010

Nikolaï Vassilievitch Gogol, LE JOURNAL D’UN FOU

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Nikolaï Vassilievitch Gogol

 

LE JOURNAL D’UN FOU

(1835)

 

 

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Le 3 octobre.

 

Il m'est arrivé aujourd'hui une aventure étrange. Je me suis levé assez tard, et quand Mavra m'a apporté mes bottes cirées, je lui ai demandé l'heure. Quand elle m'a dit qu'il était dix heures bien sonnées, je me suis dépêché de m'habiller. J'avoue que je ne serais jamais allé au ministère, si j'avais su d'avance quelle mine revêche ferait notre chef de section. Voilà déjà un bout de temps qu'il me dit : « Comment se fait-il que tu aies toujours un pareil brouillamini dans la cervelle, frère ? Certains jours, tu te démènes comme un possédé, tu fais un tel gâchis que le diable lui-même n'y retrouverait pas son bien, tu écris un titre en petites lettres, tu n'indiques ni la date ni le numéro. » Le vilain oiseau ! Il est sûrement jaloux de moi, parce que je travaille dans le cabinet du directeur et que je taille les plumes de Son Excellence… Bref, je ne serais pas allé au ministère, si je n'avais pas eu l'espoir de voir le caissier et de soutirer à ce juif fût-ce la plus petite avance sur ma paie. Quel être encore que celui-ci ! Le Jugement Dernier sera là avant qu'il vous fasse jamais une avance sur votre mois, Seigneur ! Tu peux supplier, te mettre en quatre, même si tu es dans la misère, il ne te donnera rien, le vieux démon ! Et quand on pense que, chez lui, sa cuisinière lui donne des gifles ! Tout le monde sait cela.

 

Je ne vois pas l'intérêt qu'il y a à travailler dans un ministère. Cela ne rapporte absolument rien. À la régence de la province, à la chambre civile ou à la chambre des finances, c'est une autre paire de manches : on en voit là-bas qui sont blottis dans les coins à griffonner. Ils portent des vestons malpropres, ils ont une trogne telle qu'on a envie de cracher, mais il faut voir les villas qu'ils habitent ! Pas question de leur offrir des tasses de porcelaine dorée, ils vous répondront : « Ça c'est cadeau pour un docteur », mais une paire de trotteurs, une calèche, ou un manteau de castor dans les trois cents roubles, cela oui, on peut y aller ! À les voir, ils ont une mine paisible, et ils s'expriment d'une manière si raffinée : « Veuillez me permettre de tailler votre plume avec mon canif » ; et ensuite ils étrillent si bien le solliciteur qu'il ne lui reste plus que sa chemise. Il est vrai que chez nous, par contre, le service est distingué : partout une propreté telle qu'on n'en verra jamais de semblable à la régence de la province : des tables d'acajou, et tous les chefs se disent « vous ». Oui, j'en conviens, si ce n'était la distinction du service, il y a longtemps que j'aurais quitté le ministère.

 

J'avais mis ma vieille capote et emporté mon parapluie car il pleuvait à verse. Personne dans les rues : je n'ai rencontré que des femmes qui se protégeaient avec le pan de leur robe, des marchands russes sous leur parapluie et des cochers. Comme noble, il y avait juste un fonctionnaire comme moi qui traînait. Je l'ai aperçu au carrefour. Dès que je l'ai vu, je me suis dit : « Hé ! hé ! mon cher, tu ne te rends pas au ministère, tu presses le pas derrière celle qui court là-bas et tu regardes ses jambes. » Quels fripons nous sommes, nous autres, fonctionnaires ! Ma parole, nous rendrions des points à n'importe quel officier ! Qu'une dame en chapeau montre seulement le bout de son nez, et nous passons infailliblement à l'attaque !

 

Tandis que je réfléchissais ainsi, j'ai aperçu une calèche qui s'arrêtait devant le magasin dont je longeais la devanture. Je l'ai reconnue sur-le-champ : c'était la calèche de notre directeur. « Mais il n'a que faire dans ce magasin, me suis-je dit, c'est sans doute sa fille.» Je me suis effacé contre la muraille. Le valet a ouvert la portière et elle s'est envolée de la voiture comme un oiseau. Elle a jeté un coup d'œil à droite, à gauche, j’ai distingué dans un éclair ses yeux, ses sourcils… Seigneur mon Dieu ! j'étais perdu, perdu ! Quelle idée de sortir par une pluie pareille ! Allez soutenir maintenant que les femmes n'ont pas la passion de tous ces chiffons. Elle ne m'a pas reconnu et d'ailleurs je m'efforçais de me dissimuler du mieux que je pouvais car ma capote était très sale et, qui plus est, d'une coupe démodée. Aujourd’hui, on porte des manteaux à grand col, tandis que j'en avais deux petits l'un sur l'autre ; et puis, c'est du drap mal décati.

 

Sa petite chienne qui n'avait pas réussi à franchir le seuil du magasin, était restée dans la rue. Je connais cette petite chienne. Elle s'appelle Medji. Il ne s'était pas écoulé une minute que j'ai entendu soudain une voix fluette : « Bonjour, Medji ! » En voilà bien d'une autre ! Qui disait cela ? J'ai regardé autour de moi et j'ai vu deux dames qui passaient sous un parapluie : l'une vieille, l'autre toute jeune ; mais elles m'avaient déjà dépassé et, à côté de moi, la voix a retenti de nouveau : « Tu n'as pas honte, Medji ! » Quelle diablerie ! je vois Medji flairer le chien qui suivait les dames. «Hé ! hé ! me suis-je dit, mais est-ce que je ne serais pas saoul ! » Pourtant cela m'arrive rarement. « Non, Fidèle, tu te trompes (j'ai vu de mes yeux Medji prononcer ces mots), j'ai été, ouah ! ouah ! j'ai été, ouah ! ouah ! ouah ! très malade. » Voyez-moi un peu ce chien ! J'avoue que j'ai été stupéfait en l'entendant parler comme les hommes. Mais plus tard, après avoir bien réfléchi à tout cela, j'ai cessé de m'étonner.

 

En effet, on a déjà observé ici-bas un grand nombre d'exemples analogues. Il paraît qu'en Angleterre on a vu sortir de l'eau un poisson qui a dit deux mots dans une langue si étrange que depuis trois ans déjà les savants se penchent sur le problème sans avoir encore rien découvert. J'ai lu aussi dans les journaux que deux vaches étaient entrées dans une boutique pour acheter une livre de thé. Mais je reconnais que j'ai été beaucoup plus surpris, quand Medji a dit : « Je t'ai écrit, Fidèle ; sans doute Centaure ne t'a-t-il pas apporté ma lettre ! » Je veux bien qu'on me supprime ma paie, si de ma vie j’ai entendu dire qu'un chien pouvait écrire ! Un noble seul peut écrire correctement. Bien sûr, il y a aussi des commis de magasin et même des serfs qui sont capables de gribouiller de temps à autre en noir sur blanc : mais leur écriture est le plus souvent machinale ; ni virgules, ni points, ni style.

 

Je fus donc étonné. J'avoue que, depuis quelque temps, il m'arrive parfois d'entendre et de voir des choses que personne n'a jamais vues, ni entendues. « Allons, me suis-je dit, je vais suivre cette chienne et je saurai qui elle est et ce qu'elle pense. » J'ai ouvert mon parapluie et emboîté le pas aux deux dames. Elles ont pris la rue aux Pois, tourné à la rue des Bourgeois, puis à la rue des Menuisiers dans la direction du pont de Kokouchkine et se sont arrêtées devant une grande maison.

 

« Je connais cette maison, ai-je pensé, c'est la maison Zverkov. » C'est une véritable caserne ! Il y vit toutes espèces de gens : des cuisiniers, des voyageurs ! Et les fonctionnaires de mon espèce y sont entassés les uns sur les autres comme des chiens ! J'y ai aussi un ami qui joue gentiment de la trompette. Les dames sont donc montées au quatrième étage. « C'est bon, me suis-je dit, pour aujourd'hui, j'en reste là, mais je retiens l'endroit et ne manquerai pas d'en profiter à l'occasion.»

 

4 octobre.

 

C'est aujourd'hui mercredi, aussi me suis-je rendu dans le cabinet de notre chef. J'ai fait exprès d'arriver en avance ; je me suis installé et je lui ai taillé toutes ses plumes.

 

Notre directeur est certainement un homme très intelligent. Tout son cabinet est garni de bibliothèques pleines de livres. J'ai lu les titres de certains d'entre eux : tout cela, c'est de l'instruction, mais une instruction qui n'est pas à la portée d'hommes de mon acabit : toujours de l'allemand ou du français. Et quand on le regarde : quelle gravité brille dans ses yeux ! Je ne l'ai jamais entendu prononcer une parole inutile. C'est tout juste si, quand on lui remet un papier, il vous demande :

 

« Quel temps fait-il ?

 

– Humide, Votre Excellence ! »

 

Ah ! il n'est pas de la même pâte que nous. C'est un homme d'État. Je remarque, toutefois, qu'il a pour moi une affection particulière. Si sa fille, elle aussi… Eh ! canaillerie… C'est bon, c'est bon… Je me tais !

 

J’ai lu l'Abeille du Nord. Quels imbéciles que ces Français ! Qu'est-ce qu'ils veulent donc ? Ma parole, je les ferais tous arrêter et passer aux verges ! J'ai lu aussi dans le journal le compte rendu d'un bal, décrit avec grâce par un propriétaire de Koursk. Les propriétaires de Koursk écrivent bien. Après cela, j'ai vu qu'il était midi et demi passé et que notre chef ne sortait toujours pas de sa chambre. Mais vers une heure et demie il s'est produit un incident qu'aucune plume ne peut dépeindre. La porte s'est ouverte : j'ai cru que c'était le directeur et me suis levé aussitôt, mes papiers à la main. Or c'était elle, elle-même ! Saints du paradis, comme elle était bien habillée ! Elle portait une robe blanche comme du duvet de cygne : une splendeur ! Et le coup d'œil qu'elle m'a jeté ! Un soleil, par Dieu, un vrai soleil ! Elle m’a adressé un petit salut, et m'a dit : « Papa n'est pas là ? » Aïe ! Aïe ! Aïe ! quelle voix ! un canari, aussi vrai que je suis là, un canari ! « Votre Excellence, ai-je voulu dire, ne me punissez pas, mais si c'est là votre bon plaisir, châtiez-moi de votre auguste petite main. » Oui, mais, le diable m'emporte, ma langue s'est embarrassée, et je lui ai répondu seulement : « N… non. »

 

Elle a posé son regard sur moi, puis sur les livres et a laissé tomber son mouchoir. Je me suis précipité, ai glissé sur ce maudit parquet et peu s'en est fallu que je me décolle le nez ; mais je me suis rattrapé et j'ai ramassé le mouchoir. Saints anges, quel mouchoir ! en batiste la plus fine… de l'ambre, il n'y a pas d'autre mot ! Sans mentir, il sentait le généralat ! Elle m'a remercié d'un léger sourire qui a à peine entrouvert ses douces lèvres et elle a quitté la pièce.

 

Je suis resté là encore une heure. Soudain, un valet est venu me dire : « Rentrez chez vous, Auxence Ivanovitch, le maître est déjà parti ! » Je ne peux pas souffrir la société des valets : ils sont toujours à se vautrer dans les antichambres et ils ne daigneraient même pas vous faire un signe de tête. Et si ce n'était que cela ! Un jour, une de ces brutes s'est avisée de m'offrir du tabac, sans bouger de sa place ! Sais-tu bien, esclave stupide, que je suis un fonctionnaire de noble origine ? Quoi qu'il en soit, j'ai pris mon chapeau, j'ai endossé moi-même ma capote, car ces messieurs ne vous la tendent jamais, et je suis sorti.

 

Chez moi, je suis resté couché sur mon lit, presque toute la journée. Puis j'ai recopié de très jolis vers :

 

Une heure passée loin de ma mie

Me dure autant qu'une année.

Si je dois haïr ma vie,

La mort m'est plus douce, ai-je clamé

 

C'est sans doute Pouchkine qui a écrit cela.

 

Sur le soir, enveloppé dans ma capote, je suis allé jusqu'au perron de Son Excellence et j'ai fait le guet un long moment : si elle sortait pour monter en voiture je pourrais la regarder encore une petite fois… mais non elle ne s'est pas montrée.

 

6 novembre.

 

Notre chef de section est déchaîné. Quand je suis arrivé au ministère, il m'a fait appeler et a commencé ainsi :

 

« Dis-moi, je te prie, ce que tu fais.

 

– Comment cela ? Je ne fais rien, ai-je répondu.

 

– Allons, réfléchis bien. Tu as passé la quarantaine, n'est-ce pas ? Il serait temps de rassembler tes esprits. Qu'est-ce que tu t'imagines ? Crois-tu que je ne suis pas au courant de toutes tes gamineries ? Voilà que tu tournes autour de la fille du directeur maintenant ? Mais regarde-toi, songe une minute à ce que tu es ! Un zéro, rien de plus. Et tu n'as pas un sou vaillant. Regarde-toi un peu dans la glace, tu ne manques pas de prétention ! »

 

Sapristi ! Sa figure, à lui, tient de la fiole d'apothicaire ; il a sur le sommet du crâne une touffe de cheveux bouclée en toupet, il la fait tenir en l'air, l'enduit d'une espèce de pommade à la rose, et il se figure qu'il n'y a qu'à lui que tout est permis ! Je comprends fort bien pourquoi il m'en veut. Il est jaloux ; il a peut-être été surpris des marques de bienveillance toutes particulières qu'on m'a octroyées. Mais je crache sur lui ! La belle affaire qu'un conseiller aulique[1] ! Il accroche une chaîne d'or à sa montre, il se commande des bottes à trente roubles… et après ?… que le diable le patafiole ! Et moi, est-ce que mon père était roturier, tailleur, ou sous-officier ? Je suis noble. Je peux monter en grade, moi aussi. Pourquoi pas ? Je n'ai que quarante-deux ans : à notre époque, c’est l'âge où l'on commence à peine sa carrière. Attends, ami ! Nous aussi, nous deviendrons colonel, et même peut-être quelque chose de mieux, si Dieu le permet. Nous nous ferons une réputation encore plus flatteuse que la tienne. Alors, tu t'es fourré dans la tête qu’il n'existait pas un seul homme convenable en dehors de toi ? Qu'on me donne seulement un habit de chez Routch, que je mette une cravate comme la tienne, et tu ne m'arriveras pas à la cheville. Je n'ai pas d'argent, c’est là le malheur.

 

8 novembre.

 

Je suis allé au théâtre. On jouait Philatka, le nigaud russe. J'ai beaucoup ri. Il y avait aussi un vaudeville avec des vers amusants sur les avoués, et en particulier sur un enregistreur de collège ; ces vers étaient vraiment très libres et j'ai été étonné que la censure les ait laissés passer ; quant aux marchands, on dit franchement qu'ils trompent les gens et que leurs fils s'adonnent à la débauche et se faufilent parmi les nobles. Il y a aussi un couplet fort comique sur les journalistes ; on y dit qu'ils aiment déblatérer sur tout, et l'auteur demande la protection du public. Les écrivains sortent aujourd'hui des pièces bien divertissantes.

 

J'aime aller au théâtre. Dès que j'ai un sou en poche, je ne peux pas me retenir d'y aller. Eh bien, parmi mes pareils, les fonctionnaires, il y a de véritables cochons qui ne mettraient pas le pied au théâtre pour un empire : les rustres ! C'est à peine s'ils se dérangeraient si on leur donnait un billet gratis ! Il y avait une actrice qui chantait à ravir. J'ai pensé à l'autre… Eh ! canaillerie !… C'est bon, c'est bon… je me tais.

 

9 novembre.

 

À huit heures, je suis allé au ministère. Notre chef de section a fait mine de ne pas remarquer mon arrivée. De mon côté, j'ai fait comme s'il n'y avait rien eu entre nous. J'ai revu et vérifié les paperasses. Je suis sorti à quatre heures. J'ai passé devant l’appartement du directeur, mais il n'y avait personne en vue. Après le dîner, je suis resté étendu sur mon lit presque tout l'après-midi.

 

11 novembre.

 

Aujourd'hui, je me suis installé dans le cabinet du directeur et j'ai taillé pour lui vingt-trois plumes, et, pour elle…, ah !… pour « Son » Excellence, quatre plumes. Il aime beaucoup avoir un grand nombre de plumes à sa disposition. Oh ! c'est un cerveau, pour sûr ! Il n'ouvre pas la bouche, mais je suppose qu'il soupèse tout dans sa tête. Je voudrais savoir à quoi il pense le plus souvent, ce qui se trame dans cette cervelle. J'aimerais observer de plus près la vie de ces messieurs. Toutes ces équivoques, ces manèges de courtisans, comment ils se conduisent, ce qu'ils font dans leur monde… Voilà ce que je désirerais apprendre !

 

J'ai essayé plusieurs fois d'engager la conversation avec Son Excellence, mais, sacrebleu, ma langue m'a refusé tout service : j'ai juste dit qu'il faisait froid ou chaud dehors, et je n'ai positivement rien pu sortir d'autre ! J'aimerais jeter un coup d'œil dans son salon, dont la porte est quelquefois ouverte, et dans la pièce qui est derrière. Ah ! quel riche mobilier ! quels beaux miroirs ! quelle fine porcelaine ! J'aimerais entrer une seconde là-bas, dans le coin où demeure « Son » Excellence ; voilà où je désirerais pénétrer : dans son boudoir. Comment sont disposés tous ces vases et tous ces flacons, ces fleurs qu'on a peur de flétrir avec son haleine, ses vêtements en désordre, plus semblables à de l'air qu'à des vêtements ? Je voudrais jeter un coup d'œil dans sa chambre à coucher… Là, j'imagine des prodiges, un paradis tel qu'il ne s'en trouve même pas de pareil dans les cieux. Regarder l'escabeau où elle pose son petit pied au saut du lit, la voir gainer ce petit pied d'un bas léger blanc comme neige… Aïe ! aïe ! aïe !… c'est bon c'est bon… Je me tais.

 

Aujourd'hui, par ailleurs, j'ai eu comme une illumination : je me suis rappelé cette conversation que j’ai surprise entre deux chiens sur la Perspective Nevski.

 

« C’est bon, me suis-je dit, maintenant, je saurai tout. Il faut intercepter la correspondance qu'entretiennent ces sales cabots. Alors, j'apprendrai sûrement quelque chose. J'avoue qu'une fois même, j'ai appelé Medji et lui ai dit :

 

« Écoute, Medji, nous sommes seuls, tu le vois ; si tu veux, je peux aussi fermer la porte, ainsi personne ne nous verra. Dis-moi tout ce que tu sais de ta maîtresse. Que fait-elle ? Qui est-elle ? Je te jure de ne rien dire à personne. »

 

Mais ce rusé animal a serré sa queue entre ses jambes, s’est ramassé de plus belle et a gagné la porte comme s’il n'avait rien entendu.

 

Il y a longtemps que je soupçonne que le chien est beaucoup plus intelligent que l'homme. Je suis même persuadé qu'il peut parler mais qu'il y a en lui une espèce d'obstination. C'est un remarquable politique : il observe tout, les moindres pas de l'homme. Oui, coûte que coûte, j'irai dès demain à la maison Zverkov ; j'interrogerai Fidèle et, si j'en trouve le moyen, je saisirai toutes les lettres que lui a écrites Medji.

 

12 novembre.

 

À deux heures de l'après-midi, je suis sorti de chez moi, dans l'intention bien arrêtée de trouver Fidèle et de l'interroger. Je ne peux pas supporter cette odeur de chou qui se dégage de toutes les petites boutiques de la rue des Bourgeois ; de plus, il vous parvenait de chaque porte cochère une telle puanteur que je me suis sauvé à toutes jambes en me bouchant le nez. Et puis, ces coquins d'artisans laissent échapper de leurs ateliers une si grande quantité de suie et de fumée qu'il est décidément impossible de se promener par ici.

 

Arrivé au cinquième étage, j'ai sonné. Une jeune fille m’a ouvert la porte : pas mal faite, avec des petites taches de rousseur. Je l'ai reconnue : c'était celle-là même qui marchait à côté de la vieille. Elle a rougi légèrement, et j'ai tout de suite vu de quoi il retournait : « Toi, ma belle, tu as envie d'un fiancé. »

 

« Vous désirez ? m'a-t-elle dit.

 

– J'ai besoin de parler à votre chienne. »

 

Que cette fille était sotte ! J'ai compris immédiatement qu'elle était sotte ! À ce moment, la chienne a accouru en aboyant ; j'ai voulu l'attraper, mais cet ignoble animal a manqué refermer ses mâchoires sur mon nez ! J'ai malgré tout aperçu sa corbeille dans un coin. Hé ! voilà ce qu'il me faut ! Je m'en suis approché. J'ai retourné la paille du panier et, à mon extrême satisfaction, en ai retiré une mince liasse de petits papiers. Cette sale chienne, en voyant cela, m'a tout d'abord mordu au mollet, puis, quand elle a senti que j'avais pris les lettres, elle s'est mise à glapir et à me faire des caresses : « Non, ma chère, adieu ! » et je suis parti bien vite.

 

Je crois que la jeune fille m'a pris pour un fou car elle a semblé extrêmement effrayée. Rentré chez moi, j'ai voulu sur l'heure me mettre au travail et déchiffrer ces lettres, car je n'y vois pas très bien à la lumière de la bougie. Mais Mavra s'était avisée de laver le plancher. Ces idiotes de Finnoises ont toujours des idées de propreté au mauvais moment ! Alors, je suis parti faire un tour et méditer sur l'événement. Ce coup-ci, enfin, je vais savoir toutes ses actions et ses pensées tous ses mobiles, je vais enfin démêler tout cela. Ce sont ces lettres qui vont m'en donner la clef. Les chiens sont des gens intelligents, au fait de toutes les relations politiques, et sans doute vais-je trouver tout là-dedans : le portrait et les moindres actions de cet homme. Et il y sera bien fait aussi une petite allusion à celle qui… c'est bon, je me tais ! Je suis rentré chez moi à la fin de l'après-midi. Je suis resté couché sur mon lit une bonne partie de la soirée.

 

13 novembre.

 

Eh bien, voyons : cette lettre est calligraphiée assez lisiblement. Pourtant, il y a un je ne sais quoi de canin dans ces caractères. Lisons :

 

« Chère Fidèle,

 

Je ne peux décidément pas m'habituer à ce nom bourgeois. Comme s'ils ne pouvaient pas t'en donner un plus élégant ! Fidèle, Rose, comme c'est vulgaire ! Mais laissons cela. Je suis très contente que nous ayons décidé de nous écrire. »

 

Cette lettre est écrite très correctement. La ponctuation et les accents sont toujours à leur place. À parler franchement, notre chef de section lui-même n'écrit pas aussi bien, quoiqu'il nous rebatte les oreilles de l'université où il a fait ses études. Voyons la suite :

 

« Il me semble que partager ses pensées, ses sentiments et ses impressions avec autrui est un des plus grands bonheurs sur cette terre. »

 

Hum ! Cette réflexion est puisée dans un ouvrage traduit de l'allemand. J'en ai oublié le titre.

 

« Je dis cela par expérience, quoique je n'aie pas couru le monde au-delà de la porte cochère de notre maison. Ma vie ne s'écoule-t-elle pas dans le bien-être ? Ma maîtresse, que papa appelle Sophie, m'aime à la folie. »

 

Aïe ! aïe !… C'est bon, c'est bon, je me tais.

 

« Papa lui aussi me caresse très souvent. Je bois du thé et du café avec de la crème. Ah ! ma chère, je dois te dire que je ne trouve aucun agrément à ces énormes os rongés que dévore à la cuisine notre Centaure. Il n'y a que les os de gibier qui sont savoureux, surtout quand personne n'en a encore sucé la moelle. J'aime beaucoup qu'on mélange plusieurs sauces, mais sans câpres et sans herbes potagères ; je ne sais rien de pire que l'habitude de donner aux chiens des boulettes de pain. Un quelconque monsieur assis à table et dont les mains ont tripoté toutes sortes de saletés se met à pétrir de la mie de pain avec ces mêmes mains, vous appelle et vous fourre sa boulette dans la gueule ! Et c'est impoli de refuser, alors on la mange : avec dégoût, mais on la mange tout de même… »

 

Le diable sait ce que cela veut dire ! Quelle absurdité ! Comme s'il n'y avait pas de sujets plus intéressants à traiter ! Voyons la page suivante. Peut-être y trouverons-nous quelque chose de plus sensé.

 

« … Je me ferai un plaisir de te tenir au courant de tous les événements qui se produisent chez nous. Je t'ai déjà donné quelques détails sur le personnage principal que Sophie appelle Papa. C'est un homme très étrange. »

 

Ah ! enfin ! Oui, je sais : ils ont des vues politiques sur tous les sujets. Voyons ce qui concerne Papa :

 

« …un homme très étrange. Il se tait le plus souvent. Il ouvre rarement la bouche, mais, il y a huit jours il n'arrêtait pas de répéter tout seul : “Est-ce qu'on me le donnera, oui ou non ?” Il prenait une feuille de papier à la main, en pliait une autre, vide, et disait : “Est-ce qu'on me le donnera, oui ou non ?” Un jour même, il s'est tourné vers moi et m'a demandé : “Qu'en penses-tu, Medji ? Est-ce qu'on me le donnera, oui ou non ?” Je n'y ai compris goutte ; j'ai reniflé ses bottes et me suis éloignée. Puis, ma chère, une semaine plus tard, Papa est rentré tout joyeux. Toute la matinée, des messieurs en uniforme sont venus le féliciter. À table, il était plus gai que jamais et ne tarissait pas d'anecdotes. Après le dîner, il m'a soulevée jusqu'à son cou et m'a dit : “Regarde, Medji ? Qu'est-ce que c'est que cela ?” J'ai vu un ruban. Je l'ai reniflé mais ne lui ai trouvé aucun arôme ; enfin, je lui ai donné un coup de langue, sans me faire voir… c'était un peu salé. »

 

Hum ! Il me semble que cette chienne est par trop… Elle mérite le fouet ! Ainsi, notre homme est un ambitieux ! Il faut en prendre bonne note.

 

« … Adieu, ma chère ! Je me sauve, etc. etc. je terminerai ma lettre demain.

 

« Bonjour ! nous voici de nouveau réunies. Aujourd'hui, ma maîtresse Sophie… »

 

Ah ! Voyons ce que fait Sophie ! Eh, canaillerie ! C'est bon… c'est bon… poursuivons.

 

« … ma maîtresse Sophie était dans tous ses états. Elle se préparait à partir au bal et je me suis réjouie de pouvoir t’écrire en son absence. Ma Sophie est toujours ravie d'aller au bal, quoiqu'elle se mette toujours très en colère en faisant sa toilette. Je ne comprends nullement, ma chère, le plaisir d'aller au bal. Sophie revient vers six heures du matin et, presque chaque fois, je devine à son pauvre visage pâle, qu'on ne lui a rien donné à manger là-bas, la malheureuse enfant ! Je ne pourrais jamais vivre ainsi, je l'avoue. Si on ne me donnait pas de ces gelinottes en sauce, ou une aile de poulet… je ne sais ce que je deviendrais. La bouillie à la sauce est bonne aussi. Mais les carottes, les navets, ou les artichauts… ce n'est jamais bon… »

 

Style extrêmement inégal. On voit tout de suite que ce n'est pas un homme qui a écrit cela. Cela commence comme il faut, puis cela finit à la manière chien. Regardons encore un de ces billets. C'est un peu longuet. Hum ! la date n'est même pas indiquée !

 

« Ah ! ma chère, comme l'approche du printemps se fait sentir ! Mon cœur bat à tout propos, comme s'il attendait quelque chose. Mes oreilles bourdonnent sans cesse. Parfois, je reste plusieurs minutes de suite, une patte en l'air, à écouter aux portes. Je ne te cacherai pas que j'ai beaucoup de galants. Souvent je les observe, assise derrière la fenêtre. Ah ! si tu savais quels monstres on voit parmi eux ! Il y a un mâtin taillé à la hache, effroyablement bête, sa bêtise est écrite sur son visage ; il se promène dans la rue avec des airs supérieurs et il s'imagine qu'il est un personnage considérable, il croit qu'on n'a d'yeux que pour lui, ma parole ! Il n'en est rien ! Je ne fais pas plus attention à lui que si je ne le voyais pas. Et cet horrible dogue qui stationne devant ma fenêtre ! S’il se dressait sur ses pattes de derrière (ce qu'il est certainement incapable de faire, le rustre !), il dépasserait de toute la tête le Papa de ma Sophie, qui est déjà d'une taille et d'une corpulence respectables. Ce malotru est visiblement d'une impudence sans pareille. J'ai grogné une ou deux fois après lui, mais c'est le cadet de ses soucis ! Il ne sourcille même pas ! Il fixe ma croisée, les oreilles basses, la langue pendante… un vrai paysan ! Mais tu penses bien, ma chère, que mon cœur ne reste pas indifférent à toutes les sollicitations… loin de là !… Si tu voyais ce cavalier qui escalade la clôture de la maison voisine, et qui a nom Trésor ! Ah ! ma chère, la jolie frimousse que la sienne ! »

 

Pouah ! Au diable !… Quelle abomination ! Et comment peut-on remplir une lettre de semblables inepties ! Qu'on m'amène un homme ! Je veux voir un homme ; je réclame une nourriture dont mon âme se repaisse et se délecte ; tandis que ces niaiseries… Tournons la page, ce sera peut-être mieux :

 

« … Sophie cousait, assise près d'un guéridon. Je regardais par la fenêtre, car j'aime surveiller les passants. Tout à coup, un valet est entré et a annoncé : « Tieplov ! – Introduis-le ! » s'est écriée Sophie et elle s'est jetée vers moi pour m'embrasser. « Ah ! Medji, Medji, si tu savais qui c'est : Il est brun, gentilhomme de la chambre, et il a des yeux noirs et étincelants comme la braise ! » Et Sophie s'est sauvée dans ses appartements. Une minute plus tard, est entré un jeune gentilhomme de la chambre avec des favoris noirs ; il s'est approché de la glace, a rectifié sa coiffure et a fait le tour de la pièce. J'ai poussé un petit grognement et me suis tapie dans mon coin. Sophie est arrivée peu après et a répondu joyeusement à sa révérence ; moi, je continuais tranquillement à regarder par la fenêtre comme si de rien n'était ; mais j'ai penché légèrement la tête et me suis efforcée de comprendre de quoi ils s'entretenaient. Ah ! ma chère, quelles sottises ils disaient ! Ils racontaient qu'une dame, au milieu d'une danse, avait exécuté telle figure au lieu de telle autre ; ou qu'un certain Bobov, qui ressemblait à s'y méprendre à une cigogne avec son jabot, avait failli tomber. Qu'une dame Lidina s'imaginait avoir les yeux bleus, alors qu'elle les avait verts… et tout à l'avenant. Il ferait beau voir comparer ce gentilhomme à Trésor ! me suis-je dit en moi-même. Ciel ! quelle différence ! Premièrement, ce monsieur a un visage large et absolument plat avec des favoris autour, comme s'il l'avait enveloppé d'un fichu noir ; tandis que Trésor a des traits fins et une tache blanche juste sur le front. Quant à la taille de Trésor, il n’est même pas besoin de la comparer à celle du gentilhomme de la chambre. Et les yeux, les manières, l'allure sont tout à fait autres. Oh ! quelle différence ! Je ne sais pas, ma chère, ce qu'elle trouve à son Tieplov. Pourquoi en est-elle tellement entichée ?… »

 

Il me semble aussi qu'il y a là quelque chose qui cloche. Il est impossible que Tieplov ait pu la charmer à ce point. Voyons plus loin :

 

« Si ce jeune homme trouve grâce à ses yeux, je ne vois pas pourquoi il n'en irait pas bientôt de même de ce fonctionnaire qui travaille dans le cabinet de Papa. Ah ! ma chère, si tu voyais cet avorton !… »

 

Qui cela peut-il être ?…

 

« Il a un nom de famille très bizarre. Il reste assis toute la journée à tailler des plumes. Ses cheveux ressemblent à du foin. Papa l'emploie toujours pour faire les commissions… »

 

On dirait que c'est à moi que ce vilain chien fait allusion. Où prend-il que mes cheveux ressemblent à du foin ?

 

« Sophie ne peut se retenir de rire quand elle le regarde. »

 

Tu mens, maudit cabot ! L'abominable langage ! Comme si je ne savais pas que c'est là l'ouvrage de la jalousie ! Comme si je ne savais pas de qui c'est le fait. Ce sont les menées de mon chef de section. Cet homme m'a juré une haine implacable et il s'acharne à me faire tort à chaque pas. Lisons encore une de ces lettres. Peut-être tout cela va-t-il s'éclairer de soi-même.

 

« Ma chère Fidèle,

 

Tu m'excuseras d'être restée si longtemps sans t'écrire. J’ai vécu dans une parfaite ivresse. C'est avec raison qu’un écrivain a dit que l'amour était une seconde vie. Et puis, il y a maintenant de grands changements chez nous. Le gentilhomme de la chambre vient nous voir tous les jours. Sophie l’aime à la folie. Papa est très gai. J’ai même entendu dire à notre Grégoire, qui parle presque toujours tout seul en balayant les parquets, que le mariage aurait lieu bientôt, car Papa veut absolument voir Sophie mariée soit à un général, soit à un gentilhomme de la chambre, soit à un colonel… »

 

Malédiction ! Je ne peux pas en lire davantage… C’est toujours un gentilhomme de la chambre ou un général. Tout ce qu'il y a de meilleur au monde échoit toujours aux gentilshommes de la chambre ou aux généraux. On se procure une modeste aisance, on croit l'atteindre, et un gentilhomme de la chambre ou un général vous l'arrache sous le nez. Nom d'un chien ! Ce n'était pas pour obtenir sa main et autres choses de ce genre que je voulais devenir général. Non, si je voulais être général c'était pour les voir s'empresser autour de moi, se livrer à tous ces manèges et équivoques de courtisans, et leur dire ensuite : « Vous deux, je vous crache dessus ! » Sapristi ! comme c'est vexant ! J'ai déchiré en petits morceaux les lettres de cette chienne stupide !

 

3 décembre.

 

C'est impossible, cela ne tient pas debout. Ce mariage ne se fera pas ! Il est gentilhomme de la chambre, et après ? Ce n'est qu'une distinction : ce n'est pas une chose visible qu'on puisse prendre dans ses mains. Ce n'est pas parce qu'il est gentilhomme de la chambre qu'il lui viendra un troisième œil au milieu du front. Son nez n'est pas en or, que je sache, mais tout pareil au mien, au nez de n'importe qui ; il lui sert à priser, et non à manger, à éternuer, et non à tousser. J'ai déjà plusieurs fois essayé de démêler l'origine de toutes ces différences. Pourquoi suis-je conseiller titulaire, et à quel propos ? Peut-être que je suis comte ou général et que j'ai seulement l'air comme ça d'être un conseiller titulaire ? Peut-être que j'ignore moi-même qui je suis. Il y en a de nombreux exemples dans l'histoire : un homme ordinaire, sans parler d'un noble, un simple bourgeois ou un paysan, découvre subitement qu’il est un grand seigneur, ou un baron ou quelque chose d'approchant. Si un si illustre personnage peut sortir d'un moujik, que sera-ce s'il s'agit d'un noble ! Si, par exemple, je descendais dans la rue en uniforme de général : une épaulette sur l'épaule droite, une autre sur l’épaule gauche et un ruban bleu ciel en écharpe ? Sur quel ton chanterait alors ma dame ? Et que dirait Papa, notre directeur ? Oh ! c'est un grand ambitieux ! Un franc-maçon, sans aucun doute ; bien qu'il fasse semblant d'être ceci et cela, j'ai tout de suite deviné qu'il était franc-maçon : quand il tend la main à quelqu'un, il n'avance que deux doigts. Est-ce que je ne peux pas, à l'instant même…, être promu général-gouverneur ou intendant, ou quelque chose de ce genre ? Je voudrais savoir pourquoi je suis conseiller titulaire ? Pourquoi précisément conseiller titulaire ?

 

5 décembre.

 

Aujourd'hui, j'ai lu les journaux toute la matinée. Il se passe de drôles de choses en Espagne. Je ne comprends même pas très bien. On dit que le trône est vacant, que les dignitaires sont embarrassés pour choisir un héritier, et que cela provoque des émeutes. Cela me paraît tout à fait étrange. Comment le trône peut-il être vacant ? On dit qu'une certaine doña doit monter sur le trône. Une doña ne peut pas monter sur le trône. En aucune façon. Sur le trône, il faut un roi. Mais ils disent qu'il n'y a pas de roi ; il est impossible qu'il n'y ait pas de roi. Un État ne peut exister sans roi. Il y en a un, mais on ignore où il se trouve. Il est même peut-être là-bas, mais des raisons de famille ou des craintes du côté des puissances voisines, à savoir la France et les autres pays, l'obligent à se cacher ; ou peut-être y a-t-il là d'autres motifs.

 

8 décembre.

 

J’étais tout à fait décidé à me rendre au ministère, mais différentes raisons et réflexions m'en ont empêché. Les affaires d'Espagne ne peuvent toujours pas me sortir de l'esprit. Comment se peut-il qu'une doña devienne reine ? On ne le permettra pas. Et d'abord, l'Angleterre s'y opposera. Et puis, il y a la situation politique de toute l'Europe : l'empereur d'Autriche, notre empereur… J'avoue que ces événements m’ont tellement abattu, ébranlé que je n'ai absolument rien pu faire de toute la journée. Mavra m'a fait remarquer que j'étais très distrait à table. En effet, j'ai, par distraction sans doute, jeté deux assiettes sur le plancher : elles ont aussitôt volé en éclats. Après le dîner, je suis allé me promener aux montagnes russes. Je n'ai rien pu en tirer d'instructif. Je suis demeuré sur mon lit le reste du temps, à réfléchir aux affaires d'Espagne

 

An 2000. 43e jour d'avril.

 

Aujourd'hui est un jour de grande solennité ! L'Espagne a un roi. On l'a trouvé. Ce roi, c'est moi. Ce n'est qu'aujourd'hui que je l'ai appris. J'avoue que j'ai été brusquement comme inondé de lumière. Je ne comprends pas comment j'ai pu penser, m'imaginer que j'étais conseiller titulaire. Comment cette pensée extravagante a-t-elle pu pénétrer dans mon cerveau ? Il est encore heureux que personne n'ait songé alors à me faire enfermer dans une maison de santé. Maintenant, tout m’est révélé. Maintenant, tout est clair… Avant, je ne comprenais pas, avant, tout était devant moi dans une espèce de brouillard.

 

Tout ceci vient, je crois, de ce que les gens se figurent que le cerveau de l'homme est logé dans son crâne ; pas du tout : il est apporté par un vent qui souffle de la mer Caspienne. J'ai tout de suite révélé à Mavra qui j'étais. Quand elle a appris qu'elle avait devant elle le roi d'Espagne, elle s'est frappé les mains l'une contre l'autre et a failli mourir de frayeur. Cette sotte n'avait encore jamais vu de roi d'Espagne ! Je me suis malgré tout efforcé de la tranquilliser et de l'assurer, en termes gracieux, de ma bienveillance ; je lui ai dit que je ne lui gardais pas la moindre rancune d'avoir quelquefois mal ciré mes bottes. Ces gens sont ignorants. On ne peut pas les entretenir de sujets élevés. Elle a pris peur parce qu'elle était convaincue que tous les rois d'Espagne ressemblent à Philippe II ! Mais je lui ai expliqué qu’il n'y avait rien de commun entre Philippe et moi.

 

Je ne suis pas allé au ministère. Le diable les emporte ! Non, mes amis, maintenant vous ne m'y prendrez plus ; je ne vais pas continuer à recopier vos sales paperasses !

 

86e jour de Martobre. Entre le jour et la nuit.

 

Aujourd'hui, l'huissier est venu me dire de me rendre au ministère, car il y avait plus de trois semaines que je n'assurais plus mon service.

 

Je suis allé au ministère pour rire. Notre chef de section pensait que j'allais lui faire des révérences et lui adresser des excuses, mais je l’ai regardé d’un air indifférent, ni trop courroucé ni trop bienveillant, et je me suis assis à ma place, comme si je ne remarquais rien… J'ai regardé toute cette vermine administrative et me suis dit : « Si vous saviez qui est assis parmi vous, que se passerait-il ? » Seigneur Dieu ! quel tohu-bohu cela soulèverait ! Le chef de section lui-même me ferait un salut jusqu'à la ceinture, comme il fait maintenant pour le directeur. On a placé des papiers devant moi, afin que j'en fasse un résumé. Mais je ne les ai même pas effleurés du bout des doigts.

 

Quelques minutes plus tard, tout le monde s'est mis à s'agiter. On avait dit que le directeur allait venir. Beaucoup de fonctionnaires ont couru, à qui se présenterait le plus vite devant lui. Mais je n'ai pas bougé. Quand il a traversé notre bureau, tous ont boutonné leurs habits ; moi, j'ai fait comme si de rien n'était ! Qu'est-ce que c'est qu'un directeur ? Que je me lève devant lui ? Jamais ! Quel directeur est-ce là ? C'est un bouchon, pas un directeur. Un bouchon ordinaire, un simple bouchon, rien de plus. Comme ceux qui servent à boucher les bouteilles.

 

Ce qui m'a amusé plus que tout, c'est quand ils m'ont glissé des papiers, pour que je les signe. Ils s'imaginaient que j'allais écrire tout en bas de la feuille : chef de bureau un tel. Allons donc ! J'ai gribouillé, bien en vue, là où signe le directeur du département : « Ferdinand VIII. » Il fallait voir le silence respectueux qui a régné alors ! Mais j'ai fait seulement un petit geste de la main, en disant : « Je ne veux aucun témoignage de soumission ! » et je suis sorti.

 

Du bureau, je me suis rendu tout droit à l’appartement du directeur. Il n'était pas chez lui. Le valet a voulu m'empêcher d'entrer, mais je lui ai dit deux mots : les bras lui en sont tombés. J'ai gagné directement le cabinet de toilette. Elle était assise devant son miroir : elle s'est levée brusquement et a fait un pas en arrière. Mais je ne lui ai pas dit que j'étais le roi d'Espagne. Je lui ai dit seulement qu'elle ne pouvait même pas s'imaginer le bonheur qui l'attendait, et que nous serions réunis, malgré les machinations de nos ennemis. Je n'ai rien voulu ajouter de plus et j'ai quitté la pièce.

 

Oh ! quelle créature rusée que la femme ! C'est seulement maintenant que j'ai compris ce qu'est la femme. Jusqu'à présent, personne ne savait de qui elle est amoureuse : je suis le premier à l'avoir découvert. La femme est amoureuse du diable. Oui, sans plaisanter. Les physiciens écrivent des absurdités, qu'elle est ceci, cela… Elle n'aime que le diable. Voyez là-bas, celle qui braque ses jumelles de la loge du second rang. Vous croyez qu'elle regarde ce personnage bedonnant décoré d'une plaque ? Vous n'y êtes pas, elle regarde le diable qui se tient debout derrière lui. Tenez, le voilà qui se dissimule sous son habit. Il lui fait signe du doigt ! Et elle l'épousera. Elle l'épousera !

 

Et tous ceux que vous voyez là, tous ces pères de famille gradés, tous ces hommes qui font des pirouettes dans toutes les directions et qui prennent la Cour d'assaut, en disant qu'ils sont patriotes, et patati et patata : des fermes, des fermes, voilà ce que veulent ces patriotes ! Leur père, leur mère, Dieu lui-même ils le vendraient pour de l'argent, les ambitieux, les Judas ! Et cette ambition illimitée provient de ce qu'ils ont sous la luette une vésicule qui contient un vermisseau de la grosseur d'une tête d'épingle ; c'est un barbier de la rue aux Pois qui fait tout cela. J'ai oublié son nom ; mais on sait de source certaine qu'il veut, avec l'aide d'une sage-femme, répandre le mahométisme dans le monde entier, et on dit que c'est pour cela que la plus grande partie du peuple français confesse la foi de Mahomet.

 

Pas de date. Ce jour-là était sans date.

 

Je me suis promené incognito sur la Perspective Nevski. Sa Majesté l'Empereur a passé en voiture. Toute la ville a ôté ses bonnets et j'ai fait de même ; pourtant, je n'ai nullement laissé voir que j'étais le roi d'Espagne. J'ai jugé inconvenant de me faire connaître aussitôt devant tout le monde ; car il faut avant tout que je me présente à la Cour. Ce qui m'a arrêté, c'est que je n'ai pas encore le costume national espagnol. Si je pouvais au moins me procurer une cape. Je voulais en commander une à un tailleur, mais ce sont de véritables ânes ; de plus, ils négligent totalement leur travail : ils se sont lancés dans la spéculation et, le plus souvent, ils pavent les chaussées. J'ai eu l'idée de me faire une cape dans mon uniforme neuf que je n'ai porté que deux fois en tout et pour tout. Mais pour que ces vauriens ne me la massacrent pas, j'ai décidé de la faire moi-même, en fermant la porte à clef pour n'être vu de personne. Je l'ai tailladé de bout en bout avec mes ciseaux, car la coupe doit être tout autre.

 

J'ai oublié la date. Il n'y a pas eu de mois non plus. C'était le diable sait quoi.

 

Ma cape est achevée et cousue. Mavra a poussé un cri quand je l'ai mise. Pourtant, je ne me décide pas encore à me présenter à la Cour. La députation d'Espagne n'est toujours pas là. Sans députés, ce n'est pas convenable. Cela enlèverait tout poids à ma dignité. Je les attends d'un instant à l'autre.

 

Le 1er.

 

Cette lenteur des députés m'étonne prodigieusement. Quelles sont les raisons qui ont pu les retarder ? La France, peut-être ? Oui, c'est la nation la moins bien disposée. Je suis allé demander à la poste si les députés espagnols n'étaient pas arrivés, mais le directeur qui est parfaitement stupide, ne sait rien. Il m'a dit : « Non, il n'y a aucun député espagnol, mais si vous voulez écrire des lettres, nous les prendrons au cours fixé. » Qu'il aille se faire pendre ! Qu'est-ce qu'une lettre ? Une absurdité. Ce sont les apothicaires qui écrivent des lettres…

 

Madrid, 30 février.

 

Voilà, je suis en Espagne ; cela s'est fait si rapidement que j'ai à peine eu le temps de m'y reconnaître. Ce matin, les députés espagnols se sont présentés chez moi, et je suis monté en voiture avec eux. Cette extraordinaire précipitation m'a paru étrange. Nous avons marché à tel train que nous avions atteint la frontière d'Espagne une demi-heure plus tard. D'ailleurs, il est vrai que maintenant il y a des chemins de fer dans toute l'Europe et que les bateaux à vapeur vont extrêmement vite.

 

Curieux pays que l'Espagne : quand nous sommes entrés dans la première pièce, j'y ai aperçu une foule d'hommes à la tête rasée. Mais j'ai deviné que cela devait être ou des grands, ou des soldats, car ils se rasent la tête. Ce qui m'a paru extrêmement bizarre, c'est la conduite du chancelier d'Empire : il m'a pris par le bras, m'a poussé dans une petite chambre, et m'a dit : « Reste là, et si tu racontes que tu es le roi Ferdinand, je te ferai passer cette envie. » Sachant que ce n'était qu'une épreuve, j'ai répondu négativement. Alors le chancelier m'a donné deux coups de bâton sur le dos, si douloureux que j'ai failli pousser un cri, mais je me suis dominé, me rappelant que c'était un rite de la chevalerie, lors de l'entrée en charge d'un haut dignitaire : en Espagne, ils observent encore les coutumes de la chevalerie.

 

Resté seul, j'ai voulu m'occuper des affaires de l'État. J’ai découvert que la Chine et l'Espagne ne sont qu'une seule et même terre et que c'est seulement par ignorance qu'on les considère comme des pays différents. Je conseille à tout le monde d'écrire « Espagne » sur un papier ; cela donnera : « Chine. » Mais j'ai été profondément affligé d'un événement qui doit se produire demain. Demain, à sept heures, s'accomplira un étrange phénomène : la terre s'assiéra sur la lune. Le célèbre chimiste anglais Wellington lui-même en parle. J'avoue que j'ai ressenti une vive inquiétude, lorsque je me suis imaginé la délicatesse et la fragilité extraordinaire de la lune. On sait que la lune se fait habituellement à Hambourg, et d'une façon abominable. Je m'étonne que l'Angleterre n'y fasse pas attention. C'est un tonnelier boiteux qui la fabrique et il est clair que cet imbécile n'a aucune notion de la lune. Il y met un câble goudronné et une mesure d'huile d'olive ; il se répand alors sur toute la terre une telle puanteur qu'il faut se boucher le nez. De là vient que la lune elle-même est une sphère si délicate et que les hommes ne peuvent y vivre. Pour l'instant elle n'est habitée que par des nez. Et voilà pourquoi nous ne pouvons voir nos nez : ils se trouvent tous dans la lune.

 

Quand j'ai pensé que la terre, matière pesante, pouvait réduire nos nez en poudre en s'asseyant dessus, j'ai été saisi d'une angoisse telle que j'ai enfilé mes bas et mes chaussures et me suis rendu en hâte dans la salle du conseil d'État pour donner ordre à la police d'empêcher la terre de s'asseoir sur la lune. Les grands à tête rasée que j'avais aperçus en nombre dans la salle du conseil d'État sont des gens très intelligents. Quand je leur ai dit : « Messieurs, sauvons la lune, car la terre veut s'asseoir dessus», ils se sont tous précipités à l'instant pour exécuter ma volonté souveraine et beaucoup ont grimpé aux murs pour attraper la lune ; mais à ce moment est entré le grand chancelier. En le voyant, tous se sont enfuis. Comme je suis le roi, je suis resté seul. Mais le chancelier, à ma stupéfaction, m'a donné un coup de bâton et m'a reconduit de force dans ma chambre. Si grand est le pouvoir des coutumes populaires en Espagne !

 

Janvier de la même année, qui a succédé à février.

 

Je ne peux arriver à comprendre quel pays est l’Espagne. Les usages populaires et les règles de l’étiquette de la Cour y sont tout à fait extraordinaires. Je ne comprends pas, décidément je n'y comprends rien. Aujourd'hui, on m'a tondu, bien que j'aie crié de toutes mes forces que je ne voulais pas être moine. Mais je ne peux même plus me rappeler ce qu'il est advenu de moi lorsqu'ils ont commencé à me verser de l'eau froide sur le crâne. Je n'avais encore jamais enduré un pareil enfer. Pour un peu je devenais enragé, et c'est à peine s'ils ont pu me retenir. Je ne comprends pas du tout la signification de cette étrange coutume. C'est un usage stupide, absurde. La légèreté des rois qui ne l'ont pas encore aboli, me semble inconcevable.

 

Je suppose, selon toute vraisemblance, que je suis tombé entre les mains de l'Inquisition, et celui que j'ai pris pour le chancelier est sans doute le Grand Inquisiteur en personne. Mais je ne peux toujours pas comprendre comment il est possible qu'un roi soit soumis à l'Inquisition. Il est vrai que c'est possible de la part de la France et surtout de Polignac. Oh ! ce coquin de Polignac ! Il a juré de me faire du mal jusqu'à ma mort. Il me harcèle et me persécute. Mais, je sais, mon ami, que c'est l'Anglais qui te mène. L'Anglais est un grand politique. Il essaie de se faufiler partout. Tout le monde sait que, quand l'Angleterre prise, la France éternue.

 

Le 25.

 

Aujourd'hui, le Grand Inquisiteur est venu dans ma chambre, mais je m'étais caché sous ma chaise en entendant son pas. Voyant que je n'étais pas là, il s'est mis à m'appeler. Tout d'abord, il a crié : « Poprichtchine ! » mais je n'ai pipé mot. Ensuite : « Auxence Ivanov ! Conseiller titulaire ! Gentilhomme ! » J’ai gardé le silence. « Ferdinand VIII ! » J'ai voulu sortir la tête, mais je me suis dit : « Non, frère, tu ne me donneras pas le change ! Nous te connaissons : tu vas encore me verser de l'eau froide sur la tête. » Enfin, il m’a vu et m'a fait sortir de dessous la chaise à coups de bâton. Ce maudit bâton vous fait un mal horrible.

 

Mais la révélation que je viens d'avoir m'a dédommagé de tout cela : j'ai découvert que tous les coqs ont une Espagne ; elle se trouve sous leurs plumes. Le Grand Inquisiteur est sorti de chez moi furibond en me menaçant de je ne sais quel châtiment. Mais j'ai méprisé totalement sa malice impuissante, car je sais qu'il agit comme une machine, comme un instrument de l'Anglais.

 

Jo 34e ur Ms nnaée. 349 reirvéF.

 

Non, je n'ai plus la force d'endurer cela ! Mon Dieu ! que font-ils de moi ! Ils me versent de l'eau froide sur la tête. Ils ne m'écoutent pas, ne me voient pas, ne m'entendent pas. Que leur ai-je fait ? Pourquoi me tourmentent-ils ? Que veulent-ils de moi, malheureux ? Que puis-je leur donner ? Je n'ai rien.

 

Je suis à bout, je ne peux plus supporter leurs tortures ; ma tête brûle, et tout tourne devant moi. Sauvez-moi ! Emmenez-moi ! Donnez-moi une troïka de coursiers rapides comme la bourrasque ! Monte en selle, postillon, tinte, ma clochette ! Coursiers, foncez vers les nues et emportez-moi loin de ce monde ! Plus loin, plus loin, qu'on ne voie rien, plus rien. Là-bas, le ciel tournoie devant mes yeux : une petite étoile scintille dans les profondeurs ; une forêt vogue avec ses arbres sombres, accompagnée de la lune ; un brouillard gris s'étire sous mes pieds ; une corde résonne dans le brouillard ; d'un côté la mer, de l'autre l'Italie ; tout là-bas, on distingue même les izbas russes. Est-ce ma maison, cette tache bleue dans le lointain ? Est-ce ma mère qui est assise devant la fenêtre ? Maman ! Sauve ton malheureux fils ! Laisse tomber une petite larme sur sa tête douloureuse ! Regarde comme on le tourmente ! Serre le pauvre orphelin contre ta poitrine ! Il n'a pas sa place sur la terre ! On le pourchasse ! Maman ! Prends en pitié ton petit enfant malade !… Hé, savez-vous que le dey d'Alger a une verrue juste en dessous du nez ?

 

 

 

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[1] Qui a rapport, qui appartient à la Cour, à l'entourage d'un souverain.

1 janvier 2010

Rudyard Kipling, Le Livre de la Jungle

papier- 350 ungle copie

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Rudyard Kipling

LE LIVRE DE LA JUNGLE

 

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Les frères de Mowgli

(Mowgli's Brothers)

 

 

Chil Milan conduit les pas de la nuit

Que Mang le Vampire délivre —

Dorment les troupeaux dans l'étable close :

La terre à nous — l'ombre la livre !

C'est l'heure du soir, orgueil et pouvoir

À la serre, le croc et l'ongle.

Nous entendez-vous ? Bonne chasse à tous

Qui gardez la Loi de la Jungle !

 

Chanson de nuit dans la Jungle.

 

* * *

 

Il était sept heures, par un soir très chaud, sur les collines de Seeonee. Père Loup s'éveilla de son somme journalier, se gratta, bâilla et détendit ses pattes l'une après l'autre pour dissiper la sensation de paresse qui en raidissait encore les extrémités. Mère Louve était étendue, son gros nez gris tombé parmi ses quatre petits qui se culbutaient en criant, et la lune luisait par l'ouverture de la caverne où ils vivaient tous.

 

— Augrh ! dit Père Loup, il est temps de se remettre en chasse.

 

Et il allait s'élancer vers le fond de la vallée, quand une petite ombre à queue touffue barra l'ouverture et jappa :

 

— Bonne chance, ô chef des loups ! Bonne chance et fortes dents blanches aux nobles enfants. Puissent-ils n'oublier jamais en ce monde ceux qui ont faim !

 

C'était le chacal — Tabaqui le Lèche-Plat — et les loups de l'Inde méprisent Tabaqui parce qu'il rôde partout faisant du grabuge, colportant des histoires et mangeant des chiffons et des morceaux de cuir dans les tas d'ordures aux portes des villages. Mais ils ont peur de lui aussi, parce que Tabaqui, plus que tout autre dans la jungle, est sujet à la rage ; alors, il oublie qu'il ait jamais eu peur et il court à travers la forêt, mordant tout ce qu'il trouve sur sa route. Le tigre même se sauve et se cache lorsque le petit Tabaqui devient enragé, car la rage est la chose la plus honteuse qui puisse surprendre un animal sauvage. Nous l'appelons hydrophobie, mais eux l'appellent dewanee — la folie — et ils courent.

 

— Entre alors, et cherche, dit Père Loup avec raideur ; mais il n'y a rien à manger ici.

 

— Pour un loup, non, certes, dit Tabaqui ; mais pour moi, mince personnage, un os sec est un festin. Que sommes-nous, nous autres Gidur-log (le peuple chacal), pour faire la petite bouche ?

 

Il obliqua vers le fond de la caverne, y trouva un os de chevreuil où restait quelque viande, s'assit et en fit craquer le bout avec délices.

 

— Merci pour ce bon repas ! dit-il en se léchant les babines. Qu'ils sont beaux, les nobles enfants ! Quels grands yeux ! Et si jeunes, pourtant ! Je devrais me rappeler, en effet, que les enfants des rois sont maîtres dès le berceau.

 

Or, Tabaqui le savait aussi bien que personne, il n'y a rien de plus fâcheux que de louer des enfants à leur nez ; il prit plaisir à voir que Mère et Père Loup semblaient gênés.

 

Tabaqui resta un moment au repos sur son séant, tout réjoui du mal qu'il venait de faire ; puis il reprit malignement :

 

— Shere Khan, le Grand, a changé de terrain de chasse. Il va chasser, à la prochaine lune, m'a-t-il dit, sur ces collines-ci.

 

Shere Khan était le tigre qui habitait près de la rivière, la Waingunga, à vingt milles plus loin.

 

— Il n'en a pas le droit, commença Père Loup avec colère. De par la Loi de la Jungle, il n'a pas le droit de changer ses battues sans dûment avertir. Il effraiera tout le gibier à dix milles à la ronde, et moi… moi j'ai à tuer pour deux ces temps-ci.

 

— Sa mère ne l'a pas appelé Lungri (le Boiteux) pour rien, dit Mère Louve tranquillement : il est boiteux d'un pied depuis sa naissance ; c'est pourquoi il n'a jamais pu tuer que des bestiaux. À présent, les villageois de la Waingunga sont irrités contre lui, et il vient irriter les nôtres. Ils fouilleront la jungle à sa recherche… il sera loin, mais, nous et nos enfants, il nous faudra courir quand on allumera l'herbe. Vraiment, nous sommes très reconnaissants à Shere Khan !

 

— Lui parlerai-je de votre gratitude ? dit Tabaqui.

 

— Ouste ! jappa brusquement Père Loup. Va-t'en chasser avec ton maître. Tu as fait assez de mal pour une nuit.

 

— Je m'en vais, dit Tabaqui tranquillement. Vous pouvez entendre Shere Khan, en bas, dans les fourrés. J'aurais pu me dispenser du message.

 

Père Loup écouta.

 

En bas, dans la vallée qui descendait vers une petite rivière, il entendit la plainte dure, irritée, hargneuse et chantante d'un tigre qui n'a rien pris et auquel il importe peu que toute la jungle le sache.

 

— L'imbécile ! dit Père Loup, commencer un travail de nuit par un vacarme pareil ! Pense-t-il que nos chevreuils sont comme ses veaux gras de la Waingunga ?

 

— Chut ! Ce n'est ni bœuf ni chevreuil qu'il chasse cette nuit, dit Mère Louve, c'est l'homme.

 

La plainte s'était changée en une sorte de ronron bourdonnant qui semblait venir de chaque point de l'espace. C'est le bruit qui égare les bûcherons et les nomades à la belle étoile, et les fait courir quelquefois dans la gueule même du tigre.

 

— L'homme ! — dit Père Loup, en montrant toutes ses dents blanches. — Faugh ! N'y a-t-il pas assez d'insectes et de grenouilles dans les citernes, qu'il lui faille manger l'homme, et sur notre terrain encore ?

 

La Loi de la Jungle, qui n'ordonne rien sans raison, défend à toute bête de manger l'homme, sauf lorsqu'elle tue pour montrer à ses enfants comment on tue, auquel cas elle doit chasser hors des réserves de son clan ou de sa tribu. La raison vraie en est que meurtre d'homme signifie, tôt ou tard, invasion d'hommes blancs armés de fusils et montés sur des éléphants, et d'hommes bruns, par centaines, munis de gongs, de fusées et de torches. Alors tout le monde souffre dans la jungle… La raison que les bêtes se donnent entre elles, c'est que, l'homme étant le plus faible et le plus désarmé des vivants, il est indigne d'un chasseur d'y toucher. Ils disent aussi — et c'est vrai — que les mangeurs d'hommes deviennent galeux et qu'ils perdent leurs dents.

 

Le ronron grandit et se résolut dans le « Aaarh ! » à pleine gorge du tigre qui charge.

 

Alors, on entendit un hurlement — un hurlement bizarre, indigne d'un tigre — poussé par Shere Khan.

 

— Il a manqué son coup, dit Mère Louve. Qu'est-ce que c'est ?

 

Père Loup sortit à quelques pas de l'entrée ; il entendit Shere Khan grommeler sauvagement tout en se démenant dans la brousse.

 

— L'imbécile a eu l'esprit de sauter sur un feu de bûcherons et s'est brûlé les pieds ! gronda Père Loup. Tabaqui est avec lui.

 

— Quelque chose monte la colline, dit Mère Louve en dressant une oreille. Tiens-toi prêt.

 

Il y eut un petit froissement de buisson dans le fourré. Père Loup, ses hanches sous lui, se ramassa, prêt à sauter. Alors, si vous aviez été là, vous auriez vu la chose la plus étonnante du monde : le loup arrêté à mi-bond. Il prit son élan avant de savoir ce qu'il visait, puis tenta de se retenir. Il en résulta un saut de quatre ou cinq pieds droit en l'air, d'où il retomba presque au même point du sol qu'il avait quitté.

 

— Un homme ! hargna-t-il. Un petit d'homme. Regarde !

 

En effet, devant lui, s'appuyant à une branche basse, se tenait un bébé brun tout nu, qui pouvait à peine marcher, le plus doux et potelé petit atome qui fût jamais venu la nuit à la caverne d'un loup. Il leva les yeux pour regarder Père Loup en face et se mit à rire.

 

— Est-ce un petit d'homme ? dit Mère Louve. Je n'en ai jamais vu. Apporte-le ici.

 

Un loup, accoutumé à transporter ses propres petits, peut très bien, s'il est nécessaire, prendre dans sa gueule un œuf sans le briser. Quoique les mâchoires de Père Loup se fussent refermées complètement sur le dos de l'enfant, pas une dent n'égratigna la peau lorsqu'il le déposa au milieu de ses petits.

 

— Qu'il est mignon ! Qu'il est nu !… Et qu'il est brave ! dit avec douceur Mère Louve.

 

Le bébé se poussait, entre les petits, contre la chaleur du flanc tiède.

 

— Ah ! Ah ! Il prend son repas avec les autres. Ainsi, c'est un petit d'homme. A-t-il jamais existé une louve qui pût se vanter d'un petit d'homme parmi ses enfants ?

 

— J'ai parfois ouï parler de semblable chose, mais pas dans notre clan ni de mon temps, dit Père Loup. Il n'a pas un poil, et je pourrais le tuer en le touchant du pied. Mais, voyez, il me regarde et n'a pas peur !

 

Le clair de lune s'éteignit à la bouche de la caverne, car la grosse tête carrée et les fortes épaules de Shere Khan en bloquaient l'ouverture et tentaient d'y pénétrer. Tabaqui, derrière lui, piaulait :

— Monseigneur, Monseigneur, il est entré ici !

 

— Shere Khan nous fait grand honneur — dit Père Loup, les yeux mauvais. — Que veut Shere Khan ?

 

— Ma proie. Un petit d'homme a pris ce chemin. Ses parents se sont enfuis. Donnez-le-moi !

 

Shere Khan avait sauté sur le feu d'un campement de bûcherons, comme l'avait dit Père Loup, et la brûlure de ses pattes le rendait furieux. Mais Père Loup savait l'ouverture de la caverne trop étroite pour un tigre. Même où il se tenait, les épaules et les pattes de Shere Khan étaient resserrées par le manque de place, comme les membres d'un homme qui tenterait de combattre dans un baril.

 

— Les loups sont un peuple libre, dit Père Loup. Ils ne prennent d'ordres que du Conseil supérieur du Clan, et non point d'aucun tueur de bœufs plus ou moins rayé. Le petit d'homme est à nous… pour le tuer s'il nous plaît.

 

— S'il vous plaît !… Quel langage est-ce là ? Par le taureau que j'ai tué, dois-je attendre, le nez dans votre repaire de chiens, lorsqu'il s'agit de mon dû le plus strict ? C'est moi, Shere Khan, qui parle.

 

Le rugissement du tigre emplit la caverne de son tonnerre. Mère Louve secoua les petits de son flanc et s'élança, ses yeux, comme deux lunes vertes dans les ténèbres, fixés sur les yeux flambants de Shere Khan.

 

— Et c'est moi, Raksha (le Démon), qui vais te répondre. Le petit d'homme est mien, Lungri, le mien, à moi ! Il ne sera point tué. Il vivra pour courir avec le Clan, et pour chasser avec le Clan ; et, prends-y garde, chasseur de petits tout nus, mangeur de grenouilles, tueur de poissons ! Il te fera la chasse, à toi !… Maintenant, sors d'ici, ou, par le sambhur que j'ai tué — car moi je ne me nourris pas de bétail mort de faim, — tu retourneras à ta mère, tête brûlée de Jungle, plus boiteux que jamais tu ne vins au monde. Va-t'en !

 

Père Loup leva les yeux, stupéfait. Il ne se souvenait plus assez des jours où il avait conquis Mère Louve, en loyal combat contre cinq autres loups, au temps où, dans les expéditions du Clan, ce n'était pas par pure politesse qu'on la nommait le Démon. Shere Khan aurait pu tenir tête à Père Loup, mais il ne pouvait s'attaquer à Mère Louve, car il savait que, dans la position où il se trouvait, elle gardait tout l'avantage du terrain et qu'elle combattrait à mort. Aussi se recula-t-il hors de l'ouverture en grondant ; et, quand il fut à l'air libre, il cria :

 

— Chaque chien aboie dans sa propre cour. Nous verrons ce que dira le Clan, comment il prendra cet élevage de petit d'homme. Le petit est à moi, et sous ma dent il faudra bien qu'à la fin il tombe, ô voleurs à queues touffues !

 

Mère Louve se laissa retomber, pantelante, parmi les petits, et Père Loup lui dit gravement :

 

— Shere Khan a raison. Le petit doit être montré au Clan. Veux-tu encore le garder, mère ?

 

Elle haletait :

 

— Si je veux le garder !… Il est venu tout nu, la nuit, seul et mourant de faim, et il n'avait même pas peur. Regarde, il a déjà poussé un de nos bébés de côté. Et ce boucher boiteux l'aurait tué et se serait sauvé ensuite vers la Waingunga, tandis que les villageois d'ici seraient accourus, à travers nos reposées, faire une battue pour en tirer vengeance !… Si je le garde ? Assurément, je le garde. Couche-toi là, petite Grenouille… ô toi, Mowgli, car Mowgli la Grenouille je veux t'appeler, le temps viendra où tu feras la chasse à Shere Khan comme il t'a fait la chasse à toi !

 

— Mais que dira notre Clan ? dit Père Loup.

 

La Loi de la Jungle établit très clairement que chaque loup peut, lorsqu'il se marie, se retirer du Clan auquel il appartient ; mais, aussitôt ses petits assez âgés pour se tenir sur leurs pattes, il doit les amener au Conseil du Clan, qui se réunit généralement une fois par mois à la pleine lune, afin que les autres loups puissent reconnaître leur identité. Après cet examen, les petits sont libres de courir où il leur plaît, et, jusqu'à ce qu'ils aient tué leur premier daim, il n'est pas d'excuse valable pour le loup adulte et du même Clan qui tuerait l'un d'eux. Comme châtiment, c'est la mort pour le meurtrier où qu'on le trouve, et, si vous réfléchissez une minute, vous verrez qu'il en doit être ainsi.

 

Père Loup attendit jusqu'à ce que ses petits pussent un peu courir, et alors, la nuit de l'assemblée, il les emmena avec Mowgli et Mère Louve au Rocher du Conseil — un sommet de colline couvert de pierres et de galets, où pouvaient s'isoler une centaine de loups. Akela, le grand loup gris solitaire, que sa vigueur et sa finesse avaient mis à la tête du Clan, était étendu de toute sa longueur sur sa pierre ; un peu plus bas que lui se tenaient assis plus de quarante loups de toutes tailles et de toutes robes, depuis les vétérans, couleur de blaireau, qui pouvaient, à eux seuls, se tirer d'affaire avec un daim, jusqu'aux jeunes loups noirs de trois ans, qui s'en croyaient capable. Le Solitaire était à leur tête depuis un an maintenant. Au temps de sa jeunesse, il était tombé deux fois dans un piège à loups, et une autre fois on l'avait assommé et laissé pour mort ; aussi connaissait-il les us et coutumes des hommes.

 

On causait fort peu sur la roche. Les petits se culbutaient l'un l'autre au centre du cercle où siégeaient leurs mères et leurs pères, et, de temps en temps, un loup plus âgé se dirigeait tranquillement vers un petit, le regardait avec attention, et regagnait sa place à pas silencieux. Parfois une mère poussait son petit en plein clair de lune pour être sûre qu'il n'avait point passé inaperçu. Akela, de son côté, criait :

 

— Vous connaissez la Loi, vous connaissez la Loi. Regardez bien, ô loups !

 

Et les mères reprenaient le cri :

 

— Regardez, regardez bien, ô loups !

 

À la fin (et Mère Louve sentit se hérisser les poils de son cou lorsque arriva ce moment) Père Loup poussa « Mowgli la Grenouille », comme ils l'appelaient, au milieu du cercle, où il resta par terre à rire et à jouer avec les cailloux qui scintillaient dans le clair de lune.

 

Akela ne leva pas sa tête d'entre ses pattes mais continua le cri monotone :

 

— Regardez bien !…

 

Un rugissement sourd partit de derrière les rochers — c'était la voix de Shere Khan :

 

— Le petit est mien. Donnez-le-moi. Le Peuple Libre, qu'a-t-il à faire d'un petit d'homme ?

 

Akela ne remua même pas les oreilles ; il dit simplement :

 

— Regardez bien, ô loups ! Le Peuple Libre, qu'a-t-il à faire des ordres de quiconque, hormis de ceux du Peuple Libre ?… Regardez bien !

 

Il y eut un chœur de sourds grognements, et un jeune loup de quatre ans, tourné vers Akela, répéta la question de Shere Khan :

 

— Le Peuple Libre, qu'a-t-il à faire d'un petit d'homme ?

 

Or, la Loi de la Jungle, en cas de dispute sur les droits d'un petit à l'acceptation du Clan, exige que deux membres au moins du Clan, qui ne soient ni son père ni sa mère, prennent la parole en sa faveur.

 

— Qui parle pour celui-ci ? dit Akela. Du Peuple Libre, qui parle ?

 

Il n'y eut pas de réponse, et Mère Louve s'apprêtait pour ce qui serait son dernier combat, elle le savait bien, s'il fallait en venir à combattre. Alors, le seul étranger qui soit admis au Conseil du Clan — Baloo, l'ours brun endormi, qui enseigne aux petits la Loi de la Jungle, le vieux Baloo, qui peut aller et venir partout où il lui plaît, parce qu'il mange uniquement des noix, des racines et du miel — se leva sur son séant et grogna.

 

— Le Petit d'Homme… le Petit d'Homme ?… dit-il. C'est moi qui parle pour le Petit d'Homme. Il n'y a pas de mal dans un petit d'homme. Je n'ai pas le droit de la parole, mais je dis la vérité. Laissez-le courir avec le Clan, et qu'on l'enrôle parmi les autres. C'est moi-même qui lui donnerai des leçons.

 

— Nous avons encore besoin de quelqu'un d'autre, dit Akela. Baloo a parlé, et c'est lui qui enseigne nos petits. Qui parle avec Baloo ?

 

Une ombre tomba au milieu du cercle. C'était Bagheera, la panthère noire. Sa robe est tout entière noire comme l'encre, mais les marques de la panthère y affleurent, sous certains jours, comme font les reflets de la moire. Chacun connaissait Bagheera, et personne ne se souciait d'aller à l’encontre de ses desseins, car Tabaqui est moins rusé, le buffle sauvage moins téméraire, et moins redoutable l'éléphant blessé. Mais sa voix était plus suave que le miel agreste, qui tombe goutte à goutte des arbres, et sa peau plus douce que le duvet.

 

— Ô Akela, et vous, Peuple Libre, ronronna sa voix persuasive, je n'ai nul droit dans votre assemblée. Mais la Loi de la Jungle dit que, s'il s'élève un doute dans une affaire, en dehors d'une question de meurtre, à propos d'un nouveau petit, la vie de ce petit peut être rachetée moyennant un prix. Et la Loi ne dit pas qui a droit ou non de payer ce prix. Ai-je raison ?

 

— Très bien ! très bien, firent les jeunes loups, qui ont toujours faim. Écoutons Bagheera. Le petit peut être racheté. C'est la Loi.

 

— Sachant que je n'ai nul droit de parler ici, je demande votre assentiment.

 

— Parle donc, crièrent vingt voix.

 

— Tuer un petit nu est une honte. En outre, il pourra nous aider à chasser mieux quand il sera d'âge. Baloo a parlé en sa faveur. Maintenant, aux paroles de Baloo, j'ajouterai l'offre d'un taureau, d'un taureau gras, fraîchement tué à un demi-mille d'ici à peine, si vous acceptez le Petit d'Homme conformément à la Loi. Y a-t-il une difficulté ?

 

Il s'éleva une clameur de voix mêlées, parlant ensemble :

 

— Qu'importe ! Il mourra sous les pluies de l'hiver ; il sera grillé par le soleil… Quel mal peut nous faire une grenouille nue ?… Qu'il coure avec le Clan !… Où est le taureau, Bagheera ?… Nous acceptons.

 

Et alors revint l'aboiement profond d'Akela.

 

— Regardez bien… regardez bien, ô loups !

 

Mowgli continuait à s'intéresser aux cailloux ; il ne daigna prêter aucune attention aux loups qui vinrent un à un l'examiner.

 

À la fin, ils descendirent tous la colline, à la recherche du taureau mort, et seuls restèrent Akela, Bagheera, Baloo et les loups de Mowgli.

 

Shere Khan rugissait encore dans la nuit, car il était fort en colère que Mowgli ne lui eût pas été livré.

 

— Oui, tu peux rugir, dit Bagheera dans ses moustaches ; car le temps viendra où cette petite chose nue te fera rugir sur un autre ton, où je ne sais rien de l'homme.

 

— Nous avons bien fait, dit Akela : les hommes et leurs petits sont gens très avisés. Le moment venu, il pourra se rendre utile.

 

— C'est vrai, dit Bagheera ; le moment venu, qui sait ? on aura besoin de lui : car personne ne peut compter mener le Clan toujours !

 

Akela ne répondit rien. Il pensait au temps qui vient pour chaque chef de Clan, où sa force l'abandonne et où, plus affaibli de jour en jour, il est tué à la fin par les loups et remplacé par un nouveau chef, tué plus tard à son tour.

 

— Emmenez-le, dit-il à Père Loup, et dressez-le comme il sied à un membre du Peuple Libre.

 

Et c'est ainsi que Mowgli entra dans le Clan des Loups de Seeonee, au prix d'un taureau et pour une bonne parole de Baloo.

 

Maintenant, il faut vous donner la peine de sauter dix ou douze années entières, et d'imaginer seulement l'étonnante existence que Mowgli mena parmi les loups, parce que, s'il fallait l'écrire, cela remplirait je ne sais combien de livres. Il grandit avec les louveteaux, quoique, naturellement, ils fussent devenus loups quand lui-même comptait pour un enfant à peine ; et Père Loup lui enseigna sa besogne, et le sens de toutes choses dans la Jungle, jusqu'à ce que chaque frisson de l'herbe, chaque souffle de l'air chaud dans la nuit, chaque ululement des hiboux au-dessus de sa tête, chaque bruit d'écorce égratignée par la chauve-souris au repos un instant dans l'arbre, chaque saut du plus petit poisson dans la mare prissent juste autant d'importance pour lui que pour un homme d'affaires son travail de bureau. Lorsqu'il n'apprenait pas, il se couchait au soleil et dormait, puis il mangeait, se rendormait ; lorsqu'il se sentait sale ou qu'il avait trop chaud, il se baignait dans les mares de la forêt, et lorsqu'il manquait de miel (Baloo lui avait dit que le miel et les noix étaient aussi bons à manger que la viande crue), il grimpait aux arbres pour en chercher, et Bagheera lui avait montré comment s'y prendre. S'allongeant sur une branche, la panthère appelait : « Viens ici, Petit Frère ! » et Mowgli commença par grimper à la façon du paresseux ; mais par la suite il osa se lancer à travers les branches presque aussi hardiment que le Singe Gris.

 

Il prit sa place au Rocher du Conseil, lorsque le Clan s'y assemblait, et, là, il découvrit qu'en regardant fixement un loup quelconque, il pouvait le forcer à baisser les yeux ; ainsi faisait-il pour s'amuser. À d'autres moments, il arrachait les longues épines du poil de ses amis, car les loups souffrent terriblement des épines et de tous les aiguillons qui se logent dans leur fourrure. Il descendait, la nuit, le versant de la montagne, vers les terres cultivées, et regardait avec une grande curiosité les villageois dans leurs huttes ; mais il se méfiait des hommes, parce que Bagheera lui avait montré une boîte carrée, avec une trappe, si habilement dissimulée dans la Jungle qu'il marcha presque dessus, et lui avait dit que c'était un piège. Ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était de s'enfoncer avec Bagheera au chaud cœur noir de la forêt, pour dormir tout le long de la lourde journée, et voir, quand venait la nuit, comment Bagheera s'y prenait pour tuer : de droite, de gauche, au caprice de sa faim, et de même faisait Mowgli — à une exception près. Aussitôt l'enfant en âge de comprendre, Bagheera lui dit qu'il ne devrait jamais toucher au bétail, parce qu'il avait été racheté, dans le Conseil du Clan, au prix de la vie d'un taureau.

 

— La Jungle t'appartient, dit Bagheera, et tu peux y tuer tout ce que tu es assez fort pour atteindre ; mais, en souvenir du taureau qui t'a racheté, tu ne dois jamais tuer ni manger de bétail jeune ou vieux. C'est la Loi de la Jungle.

 

Mowgli s'y conforma fidèlement.

 

Il grandit ainsi et devint fort comme fait à l'accoutumée un garçon qui ne va pas à l'école et n'a dans la vie à s'occuper de rien que de choses à manger.

 

Mère Louve lui dit, une fois ou deux, que Shere Khan n'était pas de ceux auxquels on dût se fier, et qu'un jour il lui faudrait tuer Shere Khan ; et sans doute un jeune loup se fût rappelé l'avis à chaque heure de sa vie, mais Mowgli l'oublia, parce qu'il n'était qu'un petit garçon — et pourtant il se serait donné à lui-même le nom de loup, s'il avait su parler quelque langue humaine.

 

Shere Khan se trouvait toujours dans la Jungle, sur le chemin de Mowgli. À mesure que le chef Akela prenait de l'âge et perdait sa force, le tigre boiteux s'était lié de grande amitié avec les loups plus jeunes de la tribu, qui le suivaient pour avoir ses restes, chose que jamais Akela n'eût permise s'il avait osé aller jusqu'au bout de son autorité légitime. En outre, Shere Khan les flattait : il s'étonnait que de si beaux jeunes chasseurs fussent satisfaits de se laisser conduire par un loup moribond et par un petit d'homme.

 

— On me raconte, disait Shere Khan, que vous autres, au Conseil, vous n'osez pas le regarder entre les yeux !

 

Et les jeunes loups grondaient, en hérissant leur échine.

 

Bagheera, qui avait les yeux et les oreilles partout à la fois, eut vent de quelque chose, et, une fois ou deux, expliqua nettement à Mowgli que Shere Khan le tuerait un beau jour. Et Mowgli riait, et répondait :

 

— J'ai pour moi le Clan, j'ai toi…, et Baloo, tout paresseux qu'il est, donnerait bien un coup de patte ou deux en mon honneur. Pourquoi donc craindre ?

 

Ce fut un jour de grande chaleur qu'une idée, née de quelque propos entendu, se forma dans le cerveau de Bagheera. Peut-être était-ce Sahi, le Porc-Épic, qui lui avait parlé de la chose. En tout cas, s'adressant à Mowgli, un soir, au plus profond de la Jungle, comme l'enfant couché reposait sa tête sur le beau pelage noir de la panthère :

 

— Petit Frère, combien de fois t'ai-je averti que Shere Khan est ton ennemi ?

 

— Autant de fois qu'il y a de baies sur cette palme ! déclara Mowgli, qui, bien entendu, ne savait pas compter. Et puis après !… J'ai sommeil, Bagheera, et Shere Khan est tout queue et tout cris… comme Mor, le paon.

 

— Mais il n'est plus temps de dormir, Baloo le sait, je le sais aussi, tout le Clan le sait, et même ces stupides, ces sots de daims le savent… Tabaqui te l'a dit lui-même…

 

— Oh ! oh ! dit Mowgli, Tabaqui est venu à moi, il n'y a pas longtemps, me raconter je ne sais plus quelle impertinente histoire : j'étais un petit d'homme, un petit nu, pas même bon à déterrer des racines… Mais j'ai pris Tabaqui par la queue et l'ai cogné à deux reprises contre un palmier pour lui apprendre de meilleures manières.

 

— C'était une sottise, car Tabaqui a beau être un faiseur de ragots, il n'en voulait pas moins te parler d'une chose qui te touche de près. Ouvre donc ces yeux-là, Petit Frère. Shere Khan n'ose pas te tuer dans la jungle ; mais rappelle-toi bien qu'Akela est très vieux, que bientôt viendra le jour où il ne pourra plus tuer son chevreuil, et qu'alors il ne conduira plus le Clan. Beaucoup des loups qui t'examinèrent quand tu fus présenté au Conseil, sont vieux maintenant, eux aussi, et les jeunes loups pensent — Shere Khan leur a fait la leçon — qu'un petit d'homme n'est pas à sa place dans le Clan. Bientôt tu seras un homme…

 

— Eh ! qu'est-ce donc qu'un homme qui ne court pas avec ses frères ? dit Mowgli. Je suis né dans la Jungle, j'ai gardé la Loi de la Jungle, et il n'y a pas un de nos loups des pattes duquel je n'aie tiré une épine. Ils sont bien mes frères !

 

Bagheera s'étendit de toute sa longueur, et ferma les yeux à demi.

 

— Petit Frère, mets ta main sous ma mâchoire.

 

Mowgli avança sa forte main brune, et, juste sous le menton soyeux de Bagheera, où les formidables muscles roulaient dissimulés dans la fourrure lustrée, il sentit une petite place nue.

 

— Il n'y a personne dans la Jungle qui sache que moi, Bagheera, je porte cette marque… la marque du collier ; et pourtant. Petit Frère, je naquis parmi les hommes, et c'est parmi les hommes que ma mère mourut, dans les cages du palais royal, à Oodeypore. C'est à cause de cela que j'ai payé le prix au Conseil, quand tu étais un pauvre petit tout nu. Oui, moi aussi, je naquis parmi les hommes. Je n'avais jamais vu la Jungle. On me nourrissait derrière des barreaux dans une marmite de fer ; mais une nuit je sentis que j'étais Bagheera — la Panthère — et non pas un jouet pour les hommes ; je brisai la misérable serrure d'un coup de patte, et m'en allai. Puis, comme j'avais appris les manières des hommes, je devins plus terrible dans la Jungle que Shere Khan, n'est-il pas vrai ?

 

— Oui, dit Mowgli, toute la Jungle craint Bagheera… toute la Jungle, sauf Mowgli.

 

— Oh ! toi, tu es un petit d'homme ! dit la Panthère Noire avec une infinie tendresse ; et de même que je suis retournée à ma jungle, ainsi tu dois à la fin retourner aux hommes, aux hommes qui sont tes frères… si tu n'es point d'abord tué au Conseil !

— Mais pourquoi, pourquoi quelqu'un désirerait-il me tuer ? répliqua Mowgli.

 

— Regarde-moi, dit Bagheera.

 

Et Mowgli regarda fixement, entre ses yeux. La grande panthère tourna la tête au bout d'une demi-minute.

 

— Voilà pourquoi ! dit Bagheera, en croisant ses pattes sur les feuilles. Moi-même je ne peux te regarder entre les yeux, et pourtant je naquis parmi les hommes, et je t'aime, Petit Frère. Les autres, ils te haïssent parce que leurs yeux ne peuvent soutenir les tiens, parce que tu es sage, parce que tu as tiré de leurs pieds les épines… parce que tu es un homme.

 

— Je ne savais pas ces choses, dit Mowgli d'un ton boudeur.

 

Et il fronça ses lourds sourcils noirs.

 

— Qu'est-ce que la Loi de la Jungle ? Frappe d'abord, puis donne de la voix. À ton insouciance même, ils voient que tu es un homme. Mais sois prudent. J'ai au cœur une certitude : la première fois que le vieil Akela manquera sa proie — et chaque jour il a plus de peine à agrafer son chevreuil — le Clan se tournera contre lui et contre toi. Ils tiendront une assemblée sur le Rocher, et alors… et alors… J'y suis ! dit Bagheera en se levant d'un bond. Descends vite aux huttes des hommes dans la vallée, et prends-y un peu de la Fleur Rouge qu'ils y font pousser ; ainsi, le moment venu, auras-tu un allié plus fort même que moi ou Baloo ou ceux de la tribu qui t'aiment. Va chercher la Fleur Rouge.

 

Par Fleur Rouge, Bagheera voulait dire du feu. Mais aucune créature de la Jungle n'appelait le feu par son vrai nom. Chaque bête en éprouve, toute sa vie, une crainte mortelle, et invente cent manières de le décrire sans le nommer.

 

— La Fleur Rouge ! dit Mowgli. Cela pousse au crépuscule auprès de leurs huttes. J'irai en chercher.

 

— Voilà bien le Petit d'Homme qui parle ! dit Bagheera avec orgueil. Rappelle-toi qu'elle pousse dans de petits pots. Prends-en un rapidement, et garde-le avec toi pour le moment où tu en auras besoin.

 

— Bon, dit Mowgli, j'y vais. Mais as-tu la certitude, ô Bagheera que j'aime — il passa son bras autour du cou splendide, et plongea son regard au fond des grands yeux — as-tu la certitude que tout cela soit l'œuvre de Shere Khan ?

 

— Par la Serrure Brisée qui me délivra, j'en ai la certitude. Petit Frère !

 

— Alors, par le Taureau qui me racheta ! je payerai à Shere Khan ce que je lui dois, honnêtement ; il se peut même qu'il reçoive un peu plus que son dû.

 

Et Mowgli partit d'un bond.

 

— Voilà l'homme ! Voilà bien l'homme, murmura la Panthère en se recouchant. Oh ! Shere Khan, tu n'as jamais fait chasse plus dangereuse que cette chasse à la grenouille, il y a dix ans !

 

Mowgli était déjà loin parmi la forêt, trottant ferme, et il sentait son cœur tout chaud dans sa poitrine. Il arriva à la caverne au moment où montait le brouillard du soir, reprit haleine et regarda en bas, dans la vallée. Les jeunes loups étaient dehors, mais la mère, au fond de la caverne, comprit, au bruit du souffle de Mowgli, qu'un souci troublait sa Grenouille.

 

— Qu'y a-t-il, fils ? dit-elle.

 

— Des potins de chauve-souris à propos de Shere Khan ! répondit-il. Je chasse en terre de labour, ce soir.

 

Il plongea dans les broussailles pour gagner le cours d'eau, tout au fond de la vallée. Là, il s'arrêta, car, au milieu des cris du Clan en chasse, il entendit meugler un sambhur traqué, le râle de la bête aux abois. Puis montèrent des hurlements de dérision et de malignité ; c'étaient les jeunes loups.

 

— Akela ! Akela ! Que le Solitaire montre sa force !… Place au chef du Clan ! Saute, Akela !

 

Le Solitaire dut sauter et manquer sa prise, car Mowgli entendit le claquement de ses mâchoires et un glapissement lorsque le sambhur, avec son pied de devant, le culbuta. Il ne resta pas à en écouter davantage, mais s'élança en avant ; et les cris s'affaiblirent derrière lui à mesure qu'il se hâtait vers les terres cultivées où demeuraient les villageois.

 

— Bagheera disait vrai ! souffla-t-il, en se nichant parmi le fourrage amoncelé sous la fenêtre d'une hutte. Demain, c'est le jour d'Akela et le mien.

 

Alors, il appliqua son visage contre la fenêtre et considéra le feu sur l'âtre ; il vit la femme du laboureur se lever pendant la nuit et nourrir la flamme avec des mottes noires ; et quand vint le matin, à l'heure où blanchit la brume froide, il vit l'enfant de l'homme prendre une corbeille d'osier garnie de terre à l'intérieur, l'emplir de charbons rouges, l'enrouler dans sa couverture, et s'en aller garder les vaches.

 

— N'est-ce que cela ? dit Mowgli. Si un enfant peut le faire, je n'ai rien à craindre.

 

Il tourna le coin de la maison, rencontra le garçon nez à nez, lui arracha le feu des mains et disparut dans le brouillard, tandis que l'autre hurlait de frayeur.

 

— Ils sont tout à fait pareils à moi ! dit Mowgli en soufflant sur le pot de braise, comme il l'avait vu faire à la femme. Cette chose mourra si je ne lui donne rien à manger…

 

Et il jeta quelques brindilles et des morceaux d'écorce sèche sur la chose rouge. À moitié chemin de la colline, il rencontre Bagheera ; la rosée du matin brillait sur sa fourrure comme des pierres de lune.

 

— Akela a manqué son coup, dit la Panthère. Ils l'auraient tué la nuit dernière, mais ils te voulaient aussi. Ils t'ont cherché sur la colline.

 

— J'étais en terre de labour. Je suis prêt. Vois.

 

Mowgli lui tendit le pot plein de feu.

 

— Bien !… À présent j'ai vu les hommes jeter une branche sèche dans cette chose, et aussitôt la Fleur Rouge s'épanouissait au bout… Est-ce que tu n'as pas peur ?

 

— Non. Pourquoi aurais-je peur ? Je me rappelle maintenant… si ce n'est pas un rêve… qu'avant d'être un loup je me couchais près de la Fleur Rouge, et qu'il y faisait chaud et bon.

 

Tout ce jour-là, Mowgli resta assis dans la caverne, veillant sur son pot de braise et y enfonçant des branches sèches pour voir comment elles brûlaient. Il chercha et trouva une branche qui lui parut à souhait, et, le soir, quand Tabaqui vint à la caverne lui dire assez insolemment qu'on le mandait au Rocher du Conseil, il se mit à rire jusqu'à ce que Tabaqui s'enfuît. Et Mowgli se rendit au Conseil, toujours riant.

 

Akela le Solitaire se tenait couché à côté de sa pierre pour montrer que sa succession était ouverte, et Shere Khan, avec sa suite de loups nourris de restes, se promenait de long en large, objet de visibles flatteries. Bagheera vautrait son corps souple aux côtés de Mowgli, et l'enfant serrait le pot de braise entre ses genoux. Lorsqu'ils furent tous rassemblés, Shere Khan prit la parole — ce qu'il n'aurait jamais osé faire aux beaux jours d'Akela.

 

— Il n'a pas le droit, murmura Bagheera. Dis-le. C'est un fils de chien. Il aura peur.

 

Mowgli sauta sur ses pieds.

 

— Peuple Libre, s'écria-t-il, Shere Khan est-il donc notre chef ?… Qu'est-ce qu'un tigre peut avoir à faire avec la direction du Clan ?

 

— À cause de la succession ouverte, et comme on m'avait prié de parler…, commença Shere Khan.

 

— Qui t'en avait prié ? fit Mowgli. Sommes-nous tous des chacals pour flagorner ce boucher ? La direction du Clan regarde le Clan seul.

 

Il y eut des hurlements :

 

— Silence, toi, Petit d'Homme !

 

— Laissez-le parler. Il a gardé notre Loi !

 

Et, à la fin, les anciens du Clan tonnèrent :

 

— Laissez parler le Loup Mort !

 

Lorsqu'un chef de Clan a manqué sa proie, on l'appelle le « Loup Mort » pour le temps qui lui reste à vivre, et ce n'est guère.

 

Akela péniblement souleva sa vieille tête :

 

— Peuple Libre, et vous aussi, chacals de Shere Khan, pendant douze saisons je vous ai conduits à la chasse et vous en ai ramenés, et pendant tout ce temps, nul de vous n'a été pris au piège ni estropié. Je viens de manquer ma proie. Vous savez comment on a ourdi cette intrigue. Vous savez comment vous m'avez mené à un chevreuil non forcé, pour montrer ma faiblesse. Ce fut habilement fait. Vous avez maintenant le droit de me tuer sur le Rocher du Conseil. C'est pourquoi je demande : Qui vient achever le Solitaire ? Car c'est mon droit, de par la Loi de la Jungle, que vous veniez un par un.

 

Il y eut un long silence : aucun loup ne se souciait d'un duel à mort avec le Solitaire. Alors Shere Khan rugit :

 

— Bah ! qu'avons-nous à faire avec ce vieil édenté ? Il est condamné à mort ! C'est le Petit d'Homme qui a vécu trop longtemps. Peuple Libre, il fut ma proie dès le commencement. Donnez-le-moi. J'en ai assez de cette dérision d'homme-loup. Il a troublé la Jungle pendant dix saisons. Donnez-moi le Petit d'Homme, ou bien je chasserai toujours par ici, et ne vous laisserai pas un os. C'est un homme, un enfant d'homme, et, dans la moelle de mes os, je le hais !

 

Alors, plus de la moitié du Clan hurla :

 

— Un homme ! Un homme ! Qu'est-ce qu'un homme peut avoir à faire avec nous ? Qu'il s'en aille avec ses pareils !

 

— C'est cela ! Pour tourner contre nous tout le peuple des villages ? vociféra Shere Khan. Non, non, donnez-le moi. C'est un homme, et nul de nous ne peut le fixer dans les yeux.

 

Akela dressa de nouveau la tête, et dit :

 

— Il a partagé notre curée. Il a dormi avec nous. Il a rabattu le gibier pour nous. Il n'a pas enfreint un seul mot de la Loi de la Jungle !

 

— Et moi, je l'ai payé le prix d'un taureau, lorsqu'il fut accepté : un taureau, c'est peu de chose ; mais l'honneur de Bagheera vaut peut-être une bataille ! dit Bagheera de sa voix la plus onctueuse.

 

— Un taureau payé voilà dix ans ! grogna l'assemblée. Que nous importent des os qui ont dix ans !

 

— Et un serment ? fit Bagheera en relevant sa lèvre sur ses dents blanches. Ah ! on fait bien de vous nommer le Peuple Libre !

 

— Nul petit d'homme ne doit courir avec le Peuple de la Jungle ! rugit Shere Khan. Donnez-le-moi !

 

— Il est notre frère en tout, sauf par le sang, poursuivit Akela ; et vous le tueriez ici !… En vérité, j'ai vécu trop longtemps. Quelques-uns d'entre vous sont des mangeurs de bétail, et j'ai entendu dire que d'autres, suivant les leçons de Shere Khan, vont par la nuit noire enlever des enfants aux seuils des villageois. Donc je sais que vous êtes lâches, et c'est à des lâches que je parle. Il est certain que je dois mourir, et ma vie ne vaut plus grand-chose ; autrement, je l'offrirais pour celle du Petit d'Homme. Mais, afin de sauver l'honneur du Clan… presque rien, apparemment, qu'à force de vivre sans chef vous avez oublié… je m'engage, si vous laissez le Petit d'Homme retourner chez les siens, à ne pas montrer une dent lorsque le moment sera venu pour moi de mourir. Je mourrai sans me défendre. Le Clan y gagnera au moins trois existences. Je ne puis faire plus ; mais, si vous consentez, je puis vous épargner la honte de tuer un frère auquel on ne saurait reprocher aucun tort… un frère qui fut réclamé, acheté, pour être admis dans le Clan, suivant la Loi de la Jungle.

 

— C'est un homme !… un homme !… un homme ! gronda l'assemblée.

 

Et la plupart des loups firent mine de se grouper autour de Shere Khan, dont la queue se mit à fouailler les flancs.

 

— À présent, l'affaire est en tes mains ! dit Bagheera à Mowgli. Nous autres, nous ne pouvons plus rien que nous battre.

 

Mowgli se leva, le pot de braise dans les mains. Puis il s'étira et bâilla au nez du Conseil ; mais il était plein de rage et de chagrin, car, en loups qu'ils étaient, ils ne lui avaient jamais dit combien ils le haïssaient.

 

— Écoutez ! Il n'y a pas besoin de criailler comme des chiens. Vous m'avez dit trop souvent, cette nuit, que je suis un homme (et cependant je serais resté un loup, avec vous, jusqu'à la fin de ma vie) ; je sens la vérité de vos paroles. Aussi, je ne vous appelle plus mes frères, mais sag (chiens), comme vous appellerait un homme… Ce que vous ferez, et ce que vous ne ferez pas, ce n'est pas à vous de le dire. C'est moi que cela regarde ; et afin que nous puissions tirer la chose au clair, moi, l'homme, j'ai apporté ici un peu de la Fleur Rouge que vous, chiens, vous craignez.

 

Il jeta le pot sur le sol, et quelques charbons rouges allumèrent une touffe de mousse sèche qui flamba, tandis que tout le Conseil reculait de terreur devant les sauts de la flamme.

 

Mowgli enfonça la branche morte dans le feu jusqu'à ce qu'il vît des brindilles se tordre et crépiter, puis il la fit tournoyer au-dessus de sa tête au milieu des loups qui rampaient de terreur.

 

— Tu es le maître ! fit Bagheera à voix basse. Sauve Akela de la mort. Il a toujours été ton ami.

 

Akela, le vieux loup farouche, qui n'avait jamais imploré de merci dans sa vie, jeta un regard suppliant à Mowgli, debout près de lui, tout nu, sa longue chevelure noire flottant sur ses épaules, dans la lumière de la branche flamboyante qui faisait danser et vaciller les ombres.

 

— Bien ! dit Mowgli, en promenant avec lenteur un regard circulaire. Je vois que vous êtes des chiens. Je vous quitte pour retourner à mes pareils… si vraiment ils sont mes pareils… La Jungle m'est fermée, je dois oublier votre langue et votre compagnie ; mais je serai plus miséricordieux que vous : parce que j'ai été votre frère en tout, sauf par le sang, je promets, lorsque je serai un homme parmi les hommes, de ne pas vous trahir auprès d'eux comme vous m'avez trahi.

 

Il donna un coup de pied dans le feu, et les étincelles volèrent.

 

— Il n'y aura point de guerre entre aucun de nous dans le Clan. Mais il y a une dette qu'il me faut payer avant de partir.

 

Il marcha à grands pas vers l'endroit où Shere Khan couché clignait de l'œil stupidement aux flammes, et le prit, par la touffe de poils, sous le menton. Bagheera suivait, en cas d'accident.

 

— Debout, chien ! cria Mowgli. Debout quand un homme parle, ou je mets le feu à ta robe !

 

Les oreilles de Shere Khan s'aplatirent sur sa tête, et il ferma les yeux, car la branche flamboyante était tout près de lui.

 

— Cet égorgeur de bétail a dit qu'il me tuerait en plein Conseil, parce qu'il ne m'avait pas tué quand j'étais petit. Voici… et voilà… comment nous, les hommes, nous battons les chiens. Remue seulement une moustache, Lungri, et je t'enfonce la Fleur Rouge dans la gorge !

 

Il frappa Shere Khan de sa branche sur la tête, tandis que le tigre geignait et pleurnichait en une agonie d'épouvante.

 

— Peuh ! chat de jungle roussi, va-t'en, maintenant, mais souviens-toi de mes paroles : la première fois que je reviendrai au Rocher du Conseil, comme il sied que vienne un homme, ce sera coiffé de la peau de Shere Khan. Quant au reste, Akela est libre de vivre comme il lui plaît. Vous ne le tuerez pas, parce que je le défends. J'ai idée, d'ailleurs, que vous n'allez pas rester ici plus longtemps, à laisser pendre vos langues comme si vous étiez quelqu'un, au lieu d'être des chiens que je chasse… ainsi… Allez !

 

Le feu brûlait furieusement au bout de la branche, et Mowgli frappait de droite et de gauche autour du cercle, et les loups s'enfuyaient en hurlant sous les étincelles qui brûlaient leur fourrure. À la fin, il ne resta plus que le vieil Akela, Bagheera et peut-être dix loups qui avaient pris le parti de Mowgli. Alors, Mowgli commença de sentir quelque chose de douloureux au fond de lui-même, quelque chose qu'il ne se rappelait pas avoir jamais senti jusqu'à ce jour ; il reprit haleine et sanglota, et les larmes coulèrent sur son visage.

 

— Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? dit-il. Je n'ai pas envie de quitter la Jungle… et je ne sais pas ce que j'ai. Vais-je mourir, Bagheera ?

 

— Non, Petit Frère. Ce ne sont que des larmes, comme il arrive aux hommes, dit Bagheera. Maintenant, je vois que tu es un homme, et non plus un petit d'homme. Oui, la Jungle t'est bien fermée désormais… Laisse-les couler, Mowgli. Ce sont seulement des larmes.

 

Alors Mowgli s'assit et pleura comme si son cœur allait se briser ; il n'avait jamais pleuré auparavant, de toute sa vie.

 

— À présent, dit-il, je vais aller vers les hommes. Mais d'abord il faut que je dise adieu à ma mère.

 

Et il se rendit à la caverne où elle habitait avec Père Loup, et il pleura dans sa fourrure, tandis que les autres petits hurlaient misérablement.

 

— Vous ne m'oublierez pas, dit Mowgli.

 

— Jamais, tant que nous pourrons suivre une piste ! dirent les petits. Viens au pied de la colline quand tu seras un homme, et nous te parlerons ; et nous viendrons dans les labours pour jouer avec toi la nuit.

 

— Reviens bientôt ! dit Père Loup. Ô sage petite Grenouille ; reviens-nous bientôt, car nous sommes vieux, ta mère et moi.

 

— Reviens bientôt ! dit Mère Louve, mon petit tout nu ; car, écoute, enfant de l'homme, je t'aimais plus que je n'ai jamais aimé les miens.

 

— Je reviendrai sûrement, dit Mowgli ; et quand je reviendrai, ce sera pour étaler la peau de Shere Khan sur le Rocher du Conseil. Ne m'oubliez pas ! Dites-leur, dans la Jungle, de ne jamais m'oublier !

 

L'aurore commençait à poindre quand Mowgli descendit la colline tout seul, en route vers ces êtres mystérieux qu'on appelle les hommes.

 

* * *

 

Chanson de chasse du clan de Seeonee

 

À la pointe de l'aube, un sambhur meugla —

Un, deux, puis encore !

Un daim bondit, un daim bondit à travers

Les taillis de la mare où boivent les cerfs.

Moi seul, battant le bois, j'ai vu cela, —

Un, deux, puis encore !

 

À la pointe de l'aube un sambhur meugla —

Un, deux, puis encore !

À pas de veloux, à pas de veloux,

Va porter la nouvelle au clan des loups,

Cherchez, trouvez, et puis de la gorge tous !

Un, deux, puis encore !

 

À la pointe de l'aube le clan hurla —

Un, deux, puis encore !

Pied qui, sans laisser de marque, fuit,

Œil qui sait percer la nuit — la nuit !

Donnez de la voix ! Écoutez le bruit !

Un, deux, puis encore !

La chasse de Kaa

(Kaa's Hunting)

 

Ses taches sont l'orgueil du léopard, ses cornes du buffle sont l'honneur —

Sois net, car à l'éclat de la robe on connaît la force du chasseur.

Que le sambhur ait la corne aiguë, et le taureau les muscles puissants —

Ne prends pas le soin de nous l'apprendre : on savait cela depuis dix ans.

Ne moleste jamais les petits d'autrui, mais nomme-les Sœur et Frère —

Sans doute ils sont faibles et balourds, mais peut-être que l'Ourse est leur mère.

La jeunesse dit : « Qui donc me vaut ! » en l'orgueil de son premier gibier —

Mais la jungle est grande et le jeune est petit. Il doit se taire et méditer.

 

Maximes de Baloo.

 

* * *

 

Tout ce que nous allons dire ici arriva quelque temps avant que Mowgli eût été banni du Clan des Loups de Seeonee, ou se fût vengé de Shere Khan, le Tigre.

 

En ces jours-là, Baloo lui enseignait la Loi de la Jungle. Le grand Ours brun, vieux et grave, se réjouissait d'un élève à l'intelligence si prompte ; car les jeunes loups ne veulent apprendre de la Loi de la Jungle que ce qui concerne leur Clan et leur tribu, et décampent dès qu'ils peuvent répéter le refrain de chasse : « Pieds qui ne font pas de bruit ; yeux qui voient dans l'ombre ; oreilles tendues au vent, du fond des cavernes, et dents blanches pour mordre : qui porte ces signes est de nos frères, sauf Tabaqui le Chacal et l'Hyène, que nous haïssons. » Mais Mowgli, comme petit d'homme, en dut apprendre bien plus long.

 

Quelquefois Bagheera, la Panthère Noire, venait en flânant au travers de la Jungle, voir ce que devenait son favori, et restait à ronronner, la tête contre un arbre, pendant que Mowgli récitait à Baloo la leçon du jour. L'enfant savait grimper presque aussi bien qu'il savait nager, et nager presque aussi bien qu'il savait courir ; aussi Baloo, le Docteur de la Loi, lui apprenait-il les Lois des Bois et des Eaux : à distinguer une branche pourrie d'une branche saine ; à parler poliment aux abeilles sauvages quand il rencontrait par surprise un de leurs essaims à cinquante pieds au-dessus du sol ; les paroles à dire à Mang, la Chauve-Souris, quand il la dérangeait dans les branches au milieu du jour ; et la façon d'avertir les serpents d'eau dans les mares avant de plonger au milieu d'eux. Dans la Jungle, personne n'aime à être dérangé, et on y est toujours prêt à se jeter sur l'intrus.

 

En outre, Mowgli apprit également le cri de chasse de l'Étranger, qu'un habitant de la Jungle, toutes les fois qu'il chasse hors de son terrain, doit répéter à voix haute jusqu'à ce qu'il ait reçu réponse. Traduit, il signifie : « Donnez-moi liberté de chasser ici, j'ai faim » ; la réponse est : « Chasse donc pour ta faim, mais non pour ton plaisir. »

 

Tout cela vous donnera une idée de ce qu'il fallait à Mowgli apprendre par cœur : et il se fatiguait beaucoup d'avoir à répéter cent fois la même chose. Mais, comme Baloo le disait à Bagheera, un jour que Mowgli avait reçu la correction d'un coup de patte et s'en était allé bouder :

 

— Un petit d'homme est un petit d'homme, et il doit apprendre toute… tu entends bien, toute la Loi de la Jungle.

 

— Oui, mais pense combien il est petit, dit la Panthère Noire, qui aurait gâté Mowgli si elle avait fait à sa guise. Comment sa petite tête peut-elle garder tous tes longs discours ?

 

— Y a-t-il quelque chose dans la Jungle de trop petit pour être tué ? Non, c'est pourquoi je lui enseigne ces choses, et c'est pourquoi je le corrige, oh ! très doucement, lorsqu'il oublie.

 

— Doucement ! Tu t'y connais, en douceur, vieux Pied de fer, grogna Bagheera. Elle lui a joliment meurtri le visage, aujourd'hui, ta… douceur. Fi !

 

— J'aime mieux le voir meurtri de la tête aux pieds par moi qui l'aime, que mésaventure lui survenir à cause de son ignorance, répondit Baloo avec beaucoup de chaleur. Je suis en train de lui apprendre les Maîtres Mots de la Jungle appelés à le protéger auprès des oiseaux, du Peuple Serpent, et de tout ce qui passe sur quatre pieds, sauf son propre Clan. Il peut maintenant, s'il veut seulement se rappeler les mots, se réclamer de toute la Jungle. Est-ce que cela ne vaut pas une petite correction ?

 

— Eh bien ! en tout cas, prends garde à ne me point tuer mon Petit d'Homme. Ce n'est pas un tronc d'arbre bon à aiguiser tes griffes émoussées. Mais quels sont ces Maîtres Mots ? Il me convient plutôt d'accorder aide que d'en demander. — Bagheera étira une de ses pattes pour en admirer les griffes, dont l'acier bleu s'aiguisait au bout comme un ciseau à froid. — Toutefois, j'aimerais savoir.

 

— Je vais appeler Mowgli pour qu'il te les dise, s'il est disposé. Viens, Petit Frère !

 

— Ma tête sonne comme un arbre à frelons, dit une petite voix maussade au-dessus de leurs têtes.

 

Et Mowgli se laissa glisser le long d'un tronc d'arbre. Il avait la mine fâchée, et ce fut avec pétulance qu'au moment de toucher le sol il ajouta :

 

— Je viens pour Bagheera et non pour toi, vieux Baloo.

 

— Peu m'importe, dit Baloo, froissé et peiné. Répète alors à Bagheera les Maîtres Mots de la Jungle, que je t'ai appris aujourd'hui.

 

— Les Maîtres Mots pour quel peuple ? demanda Mowgli, charmé de se faire valoir. La Jungle a beaucoup de langues, et moi je les connais toutes.

 

— Tu sais quelque chose, mais pas beaucoup. Vois, Bagheera, ils ne remercient jamais leur maître. Jamais le moindre louveteau vint-il remercier le vieux Baloo de ses leçons ?… Dis le mot pour les Peuples Chasseurs, alors… grand savant.

 

— Nous sommes du même sang, vous et moi, dit Mowgli en donnant aux mots l'accent ours dont se sert tout le Peuple Chasseur.

 

— Bien… Maintenant, pour les oiseaux.

 

Mowgli répéta, en ajoutant le cri du vautour à la fin de la phrase.

 

— Maintenant, pour le Peuple Serpent, dit Bagheera.

 

La réponse fut un sifflement tout à fait indescriptible, après quoi Mowgli se donna du pied dans le derrière, battit des mains pour s'applaudir lui-même, et sauta sur le dos de Bagheera, où il s'assit de côté, pour jouer du tambour avec ses talons sur le pelage luisant, et faire à Baloo les plus affreuses grimaces qu'il pût imaginer.

 

— Là… là ! Cela valait bien une petite correction, dit avec tendresse l'Ours brun. Un jour peut-être tu m'en sauras gré.

 

Puis il se retourna pour dire à Bagheera comment l'enfant avait appris les Maîtres Mots de Hathi, l'Éléphant sauvage, qui sait tout ce qui a rapport à ces choses, et comment Hathi avait mené Mowgli à une mare pour apprendre d'un serpent d'eau le mot des Serpents, que Baloo ne pouvait prononcer ; et comment Mowgli se trouvait maintenant suffisamment garanti contre tous accidents possibles dans la Jungle, parce que ni serpent, ni oiseau, ni bête à quatre pieds ne lui ferait de mal.

 

— Personne n'est donc à craindre, conclut Baloo, en caressant avec orgueil son gros ventre fourré.

 

— Sauf ceux de sa propre tribu, dit à voix basse Bagheera.

 

Puis, tout haut, s'adressant à Mowgli :

 

— Fais attention à mes côtes, Petit Frère ; qu'as-tu donc à danser ainsi ?

 

Mowgli, voulant se faire entendre, tirait à pleines poignées sur l'épaule de Bagheera, et lui administrait de vigoureux coups de pied. Quand, enfin, tous deux prêtèrent l'oreille, il cria très fort :

 

— Moi aussi, j'aurai une tribu à moi, une tribu à conduire à travers les branches toute la journée.

 

— Quelle est cette nouvelle folie, petit songeur de chimères ? dit Bagheera.

 

— Oui, et pour jeter des branches et de la crotte au vieux Baloo, continua Mowgli. Ils me l'ont promis. Ah !

 

— Whoof !

 

La grosse patte de Baloo jeta Mowgli à bas du dos de Bagheera, et l'enfant, tombé en boule entre les grosses pattes de devant, put voir que l'Ours était en colère.

 

— Mowgli, dit Baloo, tu as parlé aux Bandar-log, le Peuple Singe.

 

Mowgli regarda Bagheera pour voir si la Panthère se fâchait aussi : les yeux de Bagheera étaient aussi durs que des pierres de jade.

 

— Tu as frayé avec le Peuple Singe… les singes gris… le peuple sans loi… les mangeurs de tout. C'est une grande honte.

 

— Quand Baloo m'a meurtri la tête, dit Mowgli (il était encore sur le dos), je suis parti, et les singes gris sont descendus des arbres pour s'apitoyer sur moi. Personne autre ne s'en souciait.

 

Il se mit à pleurnicher.

 

— La pitié du Peuple Singe ! ronfla Baloo. Le calme du torrent de montagne ! La fraîcheur du soleil d'été !… Et alors. Petit d'Homme ?

 

— Et alors… alors, ils m'ont donné des noix et tout plein de bonnes choses à manger, et ils… ils m'ont emporté dans leurs bras au sommet des arbres, pour me dire que j'étais leur frère par le sang, sauf que je n'avais pas de queue, et qu'un jour je serais leur chef.

 

— Ils n'ont pas de chefs, dit Bagheera. Ils mentent, ils ont toujours menti.

 

— Ils ont été très bons, et m'ont prié de revenir. Pourquoi ne m'a-t-on jamais mené chez le Peuple Singe ! Ils se tiennent sur leurs pieds comme moi. Ils ne cognent pas avec de grosses pattes. Ils jouent toute la journée… Laissez-moi monter !… Vilain Baloo, laisse-moi monter. Je veux retourner jouer avec eux.

 

— Écoute, Petit d'Homme, dit l'Ours, — et sa voix gronda comme le tonnerre dans la nuit chaude. — Je t'ai appris toute la Loi de la Jungle pour tous les Peuples de la Jungle… sauf le Peuple Singe, qui vit dans les arbres. Ils n'ont pas de loi. Ils n'ont pas de patrie. Ils n'ont pas de langage à eux, mais se servent de mots volés, entendus par hasard lorsqu'ils écoutent et nous épient, là-haut, à l'affût dans les branches. Leur chemin n'est pas le nôtre. Ils n'ont pas de chefs. Ils n'ont pas de mémoire. Ils se vantent et jacassent, et se donnent pour un grand peuple prêt à faire de grandes choses dans la Jungle ; mais la chute d'une noix suffit à détourner leurs idées, ils rient, et tout est oublié. Nous autres de la Jungle, nous n'avons aucun rapport avec eux. Nous ne buvons pas où boivent les singes, nous n'allons pas où vont les singes, nous ne chassons pas où ils chassent, nous ne mourons pas où ils meurent. M'as-tu jamais jusqu'à ce jour entendu parler des Bandar-log ?

 

— Non, dit Mowgli tout bas, car le silence était très grand dans la forêt, maintenant que Baloo avait fini de parler.

 

— Le Peuple de la Jungle a banni leur nom de sa bouche et de sa pensée. Ils sont nombreux, méchants, malpropres, sans pudeur, et ils désirent, autant qu'ils sont capables de fixer un désir, que le Peuple de la Jungle fasse attention à eux… Mais nous ne faisons point attention à eux, même lorsqu'ils nous jettent des noix et du bois mort sur la tête.

 

Il avait à peine achevé qu'une grêle de noix et de brindilles dégringola au travers du feuillage ; et on put entendre des toux, des ébrouements et des bonds irrités, très haut dans les branches.

 

— Le Peuple Singe est interdit, prononça Baloo, interdit auprès du Peuple de la Jungle. Souviens-t'en.

 

— Interdit, répéta Bagheera ; mais je pense tout de même que Baloo aurait dû te prémunir contre eux…

 

— Moi… Moi ? Comment aurais-je deviné qu'il irait jouer avec pareille ordure ? Le Peuple Singe ! Pouah !

 

Une nouvelle grêle s'abattit sur leurs têtes, et ils détalèrent au trot, emmenant Mowgli avec eux.

 

Ce que Baloo avait dit des singes était parfaitement vrai. Ils appartenaient aux cimes des arbres ; et, comme les bêtes regardent très rarement en l'air, l'occasion ne se présentait guère pour eux et le Peuple de la Jungle de se rencontrer ; mais, toutes les fois qu'ils trouvaient un loup malade, ou un tigre blessé, ou un ours, les singes le tourmentaient, et ils avaient coutume de jeter des bâtons et des noix à n'importe quelle bête, pour rire, et dans l'espoir qu'on les remarquerait. Puis ils criaient ou braillaient à tue-tête des chansons dénuées de sens ; et ils provoquaient le Peuple de la Jungle à grimper aux arbres pour lutter avec eux, ou bien, sans motif, s'élançaient en furieuses batailles les uns contre les autres, en prenant soin de laisser les singes morts où le Peuple de la Jungle pourrait les voir. Toujours sur le point d'avoir un chef, des lois et des coutumes à eux, ils ne s'y résolvaient jamais, leur mémoire étant incapable de rien retenir d'un jour à l'autre ; aussi arrangeaient-ils les choses au moyen d'un dicton : « Ce que les Bandar-log pensent maintenant, la Jungle le pensera plus tard », dont ils tiraient grand réconfort. Aucune bête ne pouvait les atteindre, mais, d'un autre côté, aucune bête ne faisait attention à eux, et c'est pourquoi ils avaient été si contents d'attirer Mowgli et d'entendre combien Baloo en ressentait d'humeur.

 

Ils n'avaient pas l'intention de faire davantage — les Bandar-log n'ont jamais d'intentions — mais l'un imagina, et l'idée lui parut lumineuse, de dire aux autres que Mowgli serait utile à posséder dans la tribu, parce qu'il savait entrelacer des branches en abri contre le vent ; et que, s'ils s'en saisissaient, ils pourraient le forcer à leur apprendre. Mowgli, en effet, comme enfant de bûcheron, avait hérité de toutes sortes d'instincts et s'amusait souvent à fabriquer de petites huttes à l'aide de branches tombées, sans savoir pourquoi ; et le Peuple Singe, guettant dans les arbres, considérait ce jeu comme la chose la plus surprenante. Cette fois, disaient-ils, ils allaient réellement avoir un chef et devenir le peuple le plus sage de la Jungle… si sage qu'il serait pour tous les autres un objet de remarque et d'envie. Aussi suivirent-ils Baloo, Bagheera et Mowgli à travers la Jungle, fort silencieusement, jusqu'à ce que vînt l'heure de la sieste de midi. Alors Mowgli, très grandement honteux de lui-même, s'endormit entre la Panthère et l'Ours, résolu à n'avoir plus rien de commun avec le Peuple Singe.

 

La première chose qu'il se rappela ensuite, ce fut une sensation de mains sur ses jambes et ses bras… de petites mains dures et fortes… puis, de branches lui fouettant le visage ; et son regard plongeait à travers l'agitation des ramures, tandis que Baloo éveillait la Jungle de ses cris profonds, et que Bagheera bondissait le long de l'arbre, tous ses crocs à nu. Les Bandar-log hurlaient de triomphe et luttaient à qui tiendrait le plus vite les branches supérieures où Bagheera n'oserait les suivre, criant :

 

— Ils nous ont remarqués ! Bagheera nous a remarqués ! Tout le Peuple de la Jungle nous admire pour notre adresse et notre ruse !

 

Alors commença leur fuite, et la fuite du Peuple Singe au travers de la patrie des arbres est une chose que personne ne décrira jamais. Ils y ont leurs routes régulières et leurs chemins de traverse, des côtes et des descentes, tous tracés à cinquante, soixante et cent pieds au-dessus du sol, et par lesquels ils voyagent, même la nuit, s'il le faut. Deux des singes les plus forts avaient empoigné Mowgli sous les bras et volaient à travers les cimes des arbres par bonds de vingt pieds à la fois. Seuls, ils auraient avancé deux fois plus vite, mais le poids de l'enfant les retardait. Tout mal à l'aise et pris de vertige qu'il se sentît, Mowgli ne pouvait s'empêcher de jouir de cette course furieuse ; mais il frissonna d'apercevoir par éclairs le sol si loin au-dessous de lui ; et les chocs et les secousses terribles, au bout de chaque saut qui le balançait à travers le vide, lui mettaient le cœur entre les dents. Son escorte s'élançait avec lui vers le sommet d'un arbre jusqu'à ce qu'il sentît les extrêmes petites branches craquer et plier sous leur poids ; puis, avec un han guttural, ils se jetaient, décrivaient dans l'air une courbe descendante et se recevaient suspendus par les mains et par les pieds, aux branches basses de l'arbre voisin.

 

Parfois, il découvrait des milles et des milles de calme jungle verte, de même qu'un homme au sommet d'un mât plonge à des lieues dans l'horizon de la mer ; puis, les branches et les feuilles lui cinglaient le visage, et, tout de suite après, ses deux gardes et lui descendaient presque à toucher terre de nouveau.

 

Ainsi, à grand renfort de bonds, de fracas, d'ahans, de hurlements, la tribu tout entière des Bandar-log filait à travers les routes des arbres avec Mowgli leur prisonnier.

 

D'abord, il eut peur qu'on ne le laissât tomber ; puis, il sentit monter la colère. Mais il savait l'inutilité de la lutte, et il se mit à réfléchir. La première chose à faire était d'avertir Baloo et Bagheera, car, au train dont allaient les singes, il savait que ses amis seraient vite distancés. Regarder en bas, cela n'eût servi de rien, car il ne pouvait voir que le dessus des branches ; aussi dirigea-t-il ses yeux en l'air et vit-il, loin dans le bleu, Chil le Vautour en train de flâner et de tournoyer au-dessus de la Jungle qu'il surveillait dans l'attente de choses à mourir. Chil s'aperçut que les singes portaient il ne savait quoi, et se laissa choir de quelques centaines de pieds pour voir si leur fardeau était bon à manger. Il siffla de surprise quand il vit Mowgli remorqué à la cime d'un arbre et l'entendit lancer l'appel du vautour :

 

— Nous sommes du même sang, toi et moi.

 

Les vagues de branches se refermèrent sur l'enfant ; mais Chil, d'un coup d'aile, se porta au-dessus de l'arbre suivant, assez de temps pour voir émerger de nouveau la petite face brune :

 

— Relève ma trace, cria Mowgli. Préviens Baloo de la tribu de Seeonee, et Bagheera du Conseil du Rocher.

 

— Au nom de qui, frère ?

 

Chil n'avait jamais vu Mowgli auparavant, bien que naturellement il eût entendu parler de lui.

 

— De Mowgli, la Grenouille… le Petit d'Homme… ils m'appellent !… Relève ma tra… ace !

 

Les derniers mots furent criés à tue-tête, tandis qu'on le balançait dans l'air ; mais Chil fit un signe d'assentiment et s'éleva en ligne perpendiculaire jusqu'à ce qu'il ne parût pas plus gros qu'un grain de sable ; alors, il resta suspendu, suivant du télescope de ses yeux le sillage dans les cimes, tandis que l'escorte de Mowgli y passait en tourbillon.

 

— Ils ne vont jamais loin, dit-il avec un petit rire, ils ne font jamais ce qu'ils ont projeté de faire. Toujours prêts, les Bandar-log, à donner du bec dans les nouveautés. Cette fois, si j'ai bon œil, ils ont mis le bec dans quelque chose qui leur donnera de la besogne, car Baloo n'est pas un poussin, et Bagheera peut, je le sais, tuer mieux que des chèvres.

 

Là-dessus, il se berça sur ses ailes, les pattes ramenées sous le ventre, et attendit.

 

Pendant ce temps, Baloo et Bagheera se dévoraient de chagrin et de rage. Bagheera grimpait comme jamais de sa vie auparavant, mais les branches minces se brisaient sous le poids de son corps, qui glissait jusqu'en bas, de l'écorce plein les griffes.

 

— Pourquoi n'as-tu pas averti le Petit d'Homme ? rugissait le félin aux oreilles du pauvre Baloo, qui s'était mis en route, de son trot massif, dans l'espoir de rattraper les singes. Quelle utilité de le tuer de coups, si tu ne l'avais pas prévenu ?

 

— Vite !… Ah, vite !… Nous… pouvons encore les rattraper ! haletait Baloo.

 

— À ce pas !… Il ne forcerait pas une vache blessée. Docteur de la Loi… frappeur d'enfants… un mille à rouler et tanguer de la sorte, et tu éclaterais. Assieds-toi tranquille et réfléchis ! Fais un plan ; ce n'est pas le moment de leur donner la chasse. Ils pourraient le laisser tomber, si nous les serrions de trop près…

 

— Arrula ! Whoo !… Ils l'ont peut-être laissé tomber déjà, fatigués de le porter. Qui peut se fier aux Bandar-log ?… Qu'on me mette des chauves-souris mortes sur la tête !… Qu'on me donne des os noirs à ronger !… Qu'on me roule dans les ruches des abeilles sauvages pour que j'y sois piqué à mort, et qu'on m'enterre avec l'hyène, car je suis le plus misérable des ours !… Arrulala ! Wahooa !… O Mowgli, Mowgli ! Pourquoi ne t'ai-je pas prémuni contre le Peuple Singe au lieu de te cogner la tête ? Qui sait maintenant si mes coups n'ont pas fait envoler de sa mémoire la leçon du jour, et s'il ne se trouvera pas seul dans la Jungle sans les Maîtres Mots ?

 

Baloo se prit la tête entre les pattes, et se mit à rouler de droite et de gauche en gémissant.

 

— En tout cas, il m'a redit les mots très correctement il y a peu de temps, dit Bagheera avec impatience. Baloo, tu n'as ni mémoire, ni respect de toi-même. Que penserait la Jungle si moi, la Panthère Noire, je me roulais en boule comme Sahi, le Porc-Épic, pour me mettre à hurler ?

 

— Je me moque bien de ce que pense la Jungle ! Il est peut-être mort à l'heure qu'il est.

 

— À moins qu'ils ne l'aient laissé tomber des branches en manière de passe-temps, qu'ils l'aient tué par paresse de le porter plus loin, ou jusqu'à ce qu'ils le fassent, je n'ai pas peur pour le Petit d'Homme. Il est sage, il sait des choses, et, par-dessus tout, il a ces yeux que craint le Peuple de la Jungle. Mais, et c'est un grand malheur, il est au pouvoir des Bandar-log ; et parce qu'ils vivent dans les arbres, ils ne redoutent personne parmi nous.

 

Bagheera lécha une de ses pattes de devant pensivement.

 

— Vieux fou que je suis ! Lourdaud à poil brun, gros fouilleur de racines, dit Baloo, en se déroulant brusquement ; c'est vrai ce que dit Hathi, l'Éléphant sauvage : À chacun sa crainte. Et eux, les Bandar-log, craignent Kaa, le Serpent de Rocher. Il grimpe aussi bien qu'eux. Il vole les jeunes singes dans la nuit. Le murmure seul de son nom les glace jusqu'au bout de leurs méchantes queues. Allons trouver Kaa.

 

— Que fera-t-il pour nous ? Il n'est pas de notre race, puisqu'il est sans pieds, et… il a les yeux les plus funestes, dit Bagheera.

 

— Il est aussi vieux que rusé. Par-dessus tout, il a toujours faim, dit Baloo plein d'espoir. Promets-lui beaucoup de chèvres.

 

— Il dort un mois plein après chaque repas. Il se peut qu'il dorme maintenant, et, fût-il éveillé, qu'il préférerait peut-être tuer lui-même ses chèvres.

 

Bagheera, qui ne savait pas grand-chose de Kaa, se méfiait comme il sied.

 

— En ce cas, à nous deux, vieux chasseur, nous pourrions lui faire entendre raison.

 

Là-dessus, Baloo frotta le pelage roussi de sa brune épaule contre la Panthère, et ils partirent ensemble à la recherche de Kaa, le Python de Rocher.

 

Ils le trouvèrent étendu sur une saillie de roc que chauffait le soleil de midi, en train d'admirer la magnificence de son habit neuf, car il venait de consacrer dix jours de retraite à changer de peau, et maintenant, il apparaissait dans toute sa splendeur : sa grosse tête camuse dardée au ras du sol, les trente pieds de long de son corps tordus en nœuds et en courbes capricieuses, et se léchant les lèvres à la pensée du repas à venir.

 

— Il n'a pas mangé, — dit Baloo, en grognant de soulagement à la vue du somptueux habit marbré de brun et de jaune. — Fais attention, Bagheera ! Il est toujours un peu myope après avoir changé de peau, et très prompt à l'attaque.

 

Kaa n'est pas un serpent venimeux, — en fait, il méprise plutôt les serpents venimeux, qu'il tient pour lâches — mais sa force réside dans son étreinte, et, une fois enroulés ses anneaux énormes autour de qui que ce soit, il n'y a plus rien à faire.

 

— Bonne chasse ! cria Baloo en s'asseyant sur ses hanches.

 

Comme tous les serpents de son espèce, Kaa est presque sourd, et tout d'abord il n'entendit pas l'appel. Cependant il se leva, prêt à tout événement, la tête basse :

 

— Bonne chasse à tous, répondit-il enfin. Oh ! oh ! Baloo, que fais-tu ici ?… Bonne chasse, Bagheera… L'un de nous au moins a besoin de manger. A-t-on vent de gibier sur pied ? Une biche, peut-être, sinon un jeune daim ? Je suis aussi vide qu'un puits à sec.

 

— Nous sommes en train de chasser, fit Baloo négligemment.

 

Il savait qu'il ne faut pas presser Kaa. Il est trop gros.

 

— Permettez-moi de me joindre à vous, dit Kaa. Un coup de patte de plus ou de moins n'est rien pour toi, Bagheera, ni pour toi, Baloo ; alors que moi… moi, il me faut attendre et attendre des jours dans un sentier, et grimper la moitié d'une nuit pour le maigre hasard d'un jeune singe. Psshaw ! Les arbres ne sont plus ce qu'ils étaient dans ma jeunesse. Tous rameaux pourris et branches sèches.

 

— Il se peut que ton grand poids y soit pour quelque chose, répliqua Baloo.

 

— Oui, je suis d'une jolie longueur… d'une jolie longueur, dit Kaa avec une pointe d'orgueil. Mais, malgré tout, c'est la faute de ce bois nouveau. J'ai failli de bien près tomber lors de ma dernière prise… bien près en vérité… et, en glissant, car ma queue n'enveloppait pas étroitement l'arbre, j'ai réveillé les Bandar-log, qui m'ont donné les plus vilains noms.

 

— Cul-de-jatte, ver de terre jaune, dit Bagheera dans ses moustaches, comme se rappelant des souvenirs.

 

— Ssss ! M'ont-ils appelé comme cela ? demanda Kaa.

 

— C'était quelque chose de la sorte qu'ils nous braillaient à la dernière lune, mais nous n'y avons pas fait attention. Ils disent n'importe quoi… même, par exemple, que tu as perdu tes dents, et que tu n'oses affronter rien de plus gros qu'un chevreau parce que (ils n'ont vraiment aucune pudeur, ces Bandar-log)… parce que tu crains les cornes des boucs, continua suavement Bagheera.

 

Or, un serpent, et surtout un vieux python circonspect de l'espèce de Kaa, montre rarement qu'il est en colère, mais Baloo et Bagheera purent voir les gros muscles engloutisseurs onduler et se gonfler des deux côtés de sa gorge.

 

— Les Bandar-log ont changé de terrain, dit-il tranquillement. Quand je suis monté ici au soleil, aujourd'hui, j'ai entendu leurs huées parmi les cimes des arbres.

 

— Ce sont… ce sont les Bandar-log que nous suivons en ce moment…, dit Baloo.

 

Mais les mots s'étranglaient dans sa gorge, car c'était la première fois, à son souvenir, qu'un animal de la Jungle avouait s'intéresser aux actes des singes.

 

— Sans doute, alors, que ce n'est point une petite affaire, qui met deux tels chasseurs… chefs dans leur propre Jungle, j'en suis certain…, sur la piste des Bandar-log, répondit Kaa courtoisement, en enflant de curiosité.

 

— À vrai dire, commença Baloo, je ne suis rien de plus que le vieux et parfois imprévoyant Docteur de Loi des louveteaux de Seeonee, et Bagheera ici…

 

— Est Bagheera, dit la Panthère Noire.

 

Et ses mâchoires se fermèrent avec un bruit sec, car l'humilité n'était pas son fait.

 

— Voici l'affaire, Kaa : ces voleurs de noix et ramasseurs de palmes ont emporté notre Petit d'Homme, dont tu as peut-être ouï parler.

 

— J'ai entendu raconter par Sahi (ses piquants le rendent présomptueux) qu'une sorte d'homme était entré dans un clan de loups, mais je ne l'ai pas cru. Sahi est plein d'histoires à moitié entendues et très mal répétées.

 

— Eh bien ! c'est vrai. Il s'agit d'un petit d'homme comme on n'en a jamais vu, dit Baloo. Le meilleur, le plus sage, et le plus hardi des petits d'homme… mon propre élève, qui rendra fameux le nom de Baloo à travers toutes les jungles ; et, de plus, je… nous… l'aimons, Kaa.

 

— Ts ! Ts ! dit Kaa, en balançant sa tête d'un mouvement de navette. Moi aussi, j'ai su ce que c'est que d'aimer. Il y a des histoires que je pourrais dire…

 

— Qu'il faudrait une nuit claire et l'estomac garni pour louer dignement, dit Bagheera avec vivacité. Notre Petit d'Homme est à l'heure qu'il est entre les mains des Bandar-log, et nous savons que de tout le Peuple de la Jungle, Kaa est le seul qu'ils redoutent.

 

— Je suis le seul qu'ils redoutent… Ils ont bien raison, dit Kaa. Bavardage, folie, vanité… Vanité, folie et bavardage ! voilà les singes. Mais, pour une chose humaine, c'est mauvais hasard de tomber entre leurs mains. Ils se fatiguent vite des noix qu'ils cueillent, et les jettent. Ils promènent une branche une demi-journée, avec l'intention d'en faire de grandes choses, et, tout à coup, ils la cassent en deux. Cette créature humaine n'est pas à envier. Ils m'ont appelé aussi… Poisson jaune, n'est-ce pas !

 

— Ver… ver… ver de terre, dit Bagheera… et bien d'autres choses que je ne peux maintenant répéter, par pudeur.

 

— Ils ont besoin qu'on leur apprenne à parler de leur maître. Aaa-ssh ! Ils ont besoin qu'on aide à leur manque de mémoire. En ce moment, où sont-ils allés avec le petit ?

 

— La Jungle seule le sait. Vers le soleil couchant, je crois, dit Baloo. Nous avions pensé que tu saurais, Kaa.

 

— Moi ? Comment ?… Je les prends quand ils tombent sur ma route, mais je ne chasse pas les Bandar-log, pas plus que les grenouilles, ni que l'écume verte sur les trous d'eau… quant à cela. Hsss !

 

— Ici, en haut ! En haut, en haut ! Hillo ! Illo ! Illo, regardez en l'air, Baloo du Clan des Loups de Seeonee.

 

Baloo leva les yeux pour voir d'où venait la voix, et Chil le Vautour apparut. Il descendait en fauchant l'air, et le soleil brillait sur les franges rebroussées de ses ailes. C'était presque l'heure du coucher pour Chil, mais il avait battu toute l'étendue de la Jungle à la recherche de l'Ours, sans pouvoir le découvrir sous l'épais feuillage.

 

— Qu'est-ce ? dit Baloo.

 

— J'ai vu Mowgli parmi les Bandar-log. Il m'a prié de vous le dire. J'ai veillé. Les Bandar-log l'ont emporté au-delà de la rivière, à la cité des singes… aux Grottes Froides. Il est possible qu'ils y restent une nuit, dix nuits, une heure. J'ai dit aux chauves-souris de les guetter pendant les heures obscures. Voilà mon message. Bonne chasse, vous tous en bas !

 

— Pleine gorge et profond sommeil, Chil, cria Bagheera. Je me souviendrai de toi lors de ma prochaine prise et réserverai la tête pour toi seul… ô le meilleur des vautours !

 

— Ce n'est rien… Ce n'est rien… L'enfant avait le Maître Mot. Je ne pouvais rien faire de moins.

 

Et Chil remonta en décrivant un cercle pour gagner son aire.

 

— Il n'a pas oublié sa langue, dit Baloo avec un petit rire d'orgueil. Si jeune et se souvenir du Maître Mot, même de celui des oiseaux, tandis qu'on est traîné par les sommets des arbres !

 

— On le lui avait enfoncé assez ferme dans la tête, dit Bagheera. Mais nous sommes contents de lui… Et maintenant, il nous faut aller aux Grottes Froides.

 

Ils savaient tous où se trouvait l'endroit, mais peu l'avaient jamais visité parmi le Peuple de la Jungle. Ce qu'ils appelaient, en effet, les Grottes Froides était une vieille ville abandonnée, perdue, et enfouie dans la Jungle ; et les bêtes fréquentent rarement un endroit que les hommes ont déjà fréquenté. Il arrive bien au sanglier de le faire, mais jamais aux tribus qui chassent. En outre, les singes y habitaient, autant qu'ils peuvent passer pour habiter quelque part, et nul animal qui se respecte n'en eût approché à portée du regard, sauf en temps de sécheresse, quand les citernes et les réservoirs à demi ruinés contenaient encore un peu d'eau.

 

— C'est un voyage d'une demi-nuit… à toute allure, dit Bagheera.

 

Baloo prit un air soucieux.

 

— J'irai le plus vite que je peux, fit-il anxieusement.

 

— Nous n'osons pas t'attendre. Suis-nous, Baloo. Il nous faut filer d'un pied leste… Kaa et moi.

 

— Avec ou sans pieds, je me tiendrai de pair avec toi sur tes quatre pattes, repartit Kaa sèchement.

 

Baloo fit effort pour se hâter, mais il dut s'asseoir en soufflant. Ils le laissèrent donc. Il suivrait plus tard, et Bagheera pressa vers le but son rapide galop de panthère. Kaa ne disait rien, mais quelque effort que fit Bagheera, l'énorme Python de Rocher se tenait à son niveau. Au passage d'un torrent de montagne, Bagheera prit de l'avance, ayant franchi d'un bond, et laissant Kaa traverser à la nage, la tête et deux pieds de cou hors de l'eau, mais, sur terrain égal, Kaa rattrapa la distance.

 

— Par la Serrure Brisée qui me délivra, dit Bagheera, quand tomba le crépuscule, tu n'es pas un petit marcheur !

 

— J'ai faim, dit Kaa. En outre, ils m'ont appelé grenouille mouchetée.

 

— Ver…, ver de terre… et jaune, par-dessus le marché.

 

— C'est tout un. Allons.

 

Et Kaa semblait se répandre lui-même sur le sol où ses yeux sûrs choisissaient la route la plus courte et la savaient garder.

 

Aux Grottes Froides, le Peuple Singe ne songeait pas du tout aux amis de Mowgli. Ils avaient apporté l'enfant à la Ville Perdue et se trouvaient pour le moment très satisfaits d'eux-mêmes. Mowgli n'avait jamais vu de ville hindoue auparavant, et, bien que celle-ci ne fût guère qu'un amoncellement de ruines, le spectacle lui parut aussi splendide qu'étonnant. Quelque roi l'avait bâtie, au temps jadis, sur une petite colline. On pouvait encore discerner les chaussées de pierre qui conduisaient aux portes en ruine, où de derniers éclats de bois pendaient aux gonds rongés de rouille. Des arbres avaient poussé entre les pierres des murs, les créneaux étaient tombés et s'effritaient par terre, des lianes sauvages, aux fenêtres des tours, se balançaient en grosses touffes.

 

Un grand palais sans toit couronnait la colline, le marbre des cours d'honneur et des fontaines se fendait, tout taché de rouge et de vert, et les galets mêmes des cours où habitaient naguère les éléphants royaux avaient été soulevés et disjoints par les herbes et les jeunes arbres. Du palais, on pouvait voir les innombrables rangées de maisons sans toits qui composaient la ville, semblables à des rayons de miel vides emplis de ténèbres ; le bloc de pierre informe qui avait été une idole, sur la place où se rencontraient quatre routes ; les puits et les rigoles aux coins des rues où se creusaient jadis les réservoirs publics, et les dômes brisés des temples avec les figuiers sauvages qui sortaient de leurs flancs.

 

Les singes appelaient ce lieu leur ville, et affectaient de mépriser le Peuple de la Jungle parce qu'il vit dans la forêt. Et cependant, ils ne savaient jamais à quel usage avaient été destinés les édifices ni comment y habiter. Ils s'asseyaient en cercles dans le vestibule menant à la chambre du conseil royal, grattaient leurs puces et faisaient semblant d'être des hommes ; ou bien ils couraient au travers des maisons sans toits, ramassaient dans un coin des plâtras et de vieilles briques, puis oubliaient les cachettes ; ou bien ils se battaient, ils criaient, se chamaillaient en foule, puis, cessant tout à coup, se mettaient à jouer, du haut en bas des terrasses, dans les jardins du Roi, dont ils secouaient les rosiers et les orangers pour le plaisir d'en voir tomber les fruits et les fleurs. Ils exploraient tous les passages, tous les souterrains du palais et les centaines de petites chambres obscures, mais ils ne se rappelaient jamais ce qu'ils avaient vu ; et ils erraient ainsi au hasard, un à un, deux à deux, ou par groupes, en se félicitant l'un l'autre d'agir tellement comme des hommes. Ils buvaient aux réservoirs dont ils troublaient l'eau, et se mordaient pour en approcher, puis s'élançaient tous ensemble en masses compactes et criaient :

 

— Il n'y a personne dans la Jungle d'aussi sage, d'aussi bon, d'aussi intelligent, d'aussi fort et d'aussi doux que les Bandar-log.

 

Ensuite, ils recommençaient jusqu'à ce que, fatigués de la ville, ils retournassent aux cimes des arbres, dans l'espoir que le Peuple de la Jungle les remarquerait.

 

Mowgli, élevé à observer la Loi de la Jungle, n'aimait ni ne comprenait ce genre de vie. Il se faisait tard dans l'après-midi quand les singes, le portant, arrivèrent aux Grottes Froides. Et, au lieu d'aller dormir, comme Mowgli l'aurait fait après un long voyage, ils se prirent par la main et se mirent à danser en chantant leurs plus folles chansons. Un des singes fit un discours et dit à ses compagnons que la capture de Mowgli marquerait une nouvelle étape dans l'histoire des Bandar-log, car il allait leur montrer comment on entrelaçait des branches et des roseaux pour s'abriter contre la pluie et le vent. Mowgli cueillit des lianes et entreprit de les tresser ; les singes essayèrent de l'imiter, mais, au bout de quelques minutes, ils ne s'intéressaient plus à leur besogne et se mirent à tirer les queues de leurs camarades, ou à sauter des quatre pattes en toussant.

 

— Je voudrais manger, dit Mowgli. Je suis un étranger dans cette partie de la Jungle. Apportez-moi de la nourriture, ou permettez-moi de chasser ici.

 

Vingt ou trente singes bondirent au-dehors pour lui rapporter des noix et des pawpaws[1] sauvages ; mais ils commencèrent à se battre en route, et cela leur eût donné trop de peine de revenir avec ce qui restait de fruits. Mowgli, non moins endolori et furieux qu'affamé, vaguait dans la cité vide, lançant de temps à autre le cri de chasse des étrangers ; mais personne ne lui répondait, et il pensait qu'en vérité c'était un mauvais gîte qu'il avait trouvé là.

 

— Tout ce qu'a dit Baloo au sujet des Bandar-log est vrai, songeait-il en lui-même. Ils sont sans loi, sans cri de chasse, et sans chefs… rien qu'en mots absurdes et en petites mains prestes et pillardes. De sorte que si je meurs de faim ou suis tué en cet endroit, ce sera par ma faute. Mais il faut que j'essaie de retourner dans ma Jungle. Baloo me battra sûrement, mais cela vaudra mieux que de faire la chasse à des billevesées en compagnie des Bandar-log.

 

À peine se dirigeait-il vers le mur de la ville que les singes le tirèrent en arrière, en lui disant qu'il ne connaissait pas son bonheur et en le pinçant pour lui donner de la reconnaissance. Il serra les dents et ne dit rien, mais marcha, parmi le tumulte des singes braillants, jusqu'à une terrasse qui dominait les réservoirs de grès rouge à demi-remplis d'eau de pluie. Au centre de la terrasse se dressaient les ruines d'un pavillon, tout de marbre blanc, bâti pour des reines mortes depuis cent ans. Le toit, en forme de dôme, s'était écroulé à demi et bouchait le passage souterrain par lequel les reines avaient coutume de venir au palais. Mais les murs étaient faits d'écrans de marbre découpé, merveilleux ouvrage d'entrelacs blancs comme le lait, incrustés d'agates, de cornalines, de jaspe et de lapis-lazuli ; et, lorsque la lune se montra par-dessus la montagne, elle brilla au travers du lacis ajouré, projetant sur le sol des ombres semblables à une dentelle de velours noir.

 

Tout meurtri, las et à jeun qu'il fût, Mowgli ne put, malgré tout, s'empêcher de rire quand les Bandar-log se mirent, par vingt à la fois, à lui remontrer combien ils étaient grands, sages, forts et doux, et quelle folie c'était à lui de vouloir les quitter.

 

— Nous sommes grands. Nous sommes libres. Nous sommes étonnants. Nous sommes le peuple le plus étonnant de toute la Jungle ! Nous le disons tous, aussi ce doit être vrai, criaient-ils. Maintenant, comme tu nous entends pour la première fois, et que tu es à même de rapporter nos paroles au Peuple de la Jungle afin qu'il nous remarque dans l'avenir, nous te dirons tout ce qui concerne nos excellentes personnes.

 

Mowgli ne fit aucune objection, et les singes se rassemblèrent par centaines et centaines sur la terrasse pour écouter leurs propres orateurs chanter les louanges des Bandar-log, et, toutes les fois qu'un orateur s'arrêtait par manque de respiration, ils criaient tous ensemble :

 

— C'est vrai, nous pensons de même.

 

Mowgli hochait la tête, battait des paupières et disait : Oui quand ils lui posaient une question ; mais tant de bruit lui donnait le vertige.

 

— Tabaqui, le Chacal, doit avoir mordu tous ces gens, songeait-il, et maintenant ils ont la rage. Certainement, c'est la dewanee, la folie. Ne dorment-ils donc jamais ?… Tiens, voici un nuage sur cette lune de malheur. Si c'était seulement un nuage assez gros pour que je puisse tenter de fuir dans l'obscurité. Mais… je suis si las.

 

Deux fidèles guettaient le même nuage du fond du fossé en ruine, au bas du mur de la ville ; car Bagheera et Kaa, sachant bien le danger que présentait le Peuple Singe en masse, ne voulaient pas courir de risques inutiles. Les singes ne luttent jamais à moins d'être cent contre un, et peu d'habitants de la jungle tiennent à jouer semblable partie.

 

— Je vais gravir le mur de l'ouest, murmura Kaa, et fondre sur eux brusquement à la faveur du sol en pente. Ils ne se jetteront pas sur mon dos, à moi, malgré leur nombre, mais…

 

— Je le sais, dit Bagheera. Que Baloo n'est-il ici ! Mais il faut faire ce qu'on peut. Quand ce nuage va couvrir la lune, j'irai vers la terrasse : ils tiennent là une sorte de conseil au sujet de l'enfant.

 

— Bonne chasse, dit Kaa d'un air sombre.

 

Et il glissa vers le mur de l'ouest. C'était le moins en ruine, et le gros serpent perdit quelque temps à trouver un chemin pour atteindre le haut des pierres. Le nuage cachait la lune, et comme Mowgli se demandait ce qui allait survenir, il entendit le pas léger de Bagheera sur la terrasse. La Panthère Noire avait gravi le talus presque sans bruit, et, sachant qu'il ne fallait pas perdre son temps à mordre, frappait de droite et de gauche parmi les singes assis autour de Mowgli en cercle de cinquante et soixante rangs d'épaisseur. Il y eut un hurlement d'effroi et de rage, et, comme Bagheera trébuchait sur les corps qui roulaient en se débattant sous son poids, un singe cria :

 

— Il n'y en a qu'un ici ! Tuez-le ! Tue !

 

Une mêlée confuse de singes, mordant, griffant, déchirant, arrachant, se referma sur Bagheera, pendant que cinq ou six d'entre eux, s'emparant de Mowgli, le remorquaient jusqu'en haut du pavillon et le poussaient par le trou du dôme brisé. Un enfant élevé par les hommes se fût affreusement contusionné, car la chute mesurait quinze bons pieds ; mais Mowgli tomba comme Baloo lui avait appris à tomber, et toucha le sol les pieds les premiers.

 

— Reste ici, crièrent les singes, jusqu'à ce que nous ayons tué tes amis, et plus tard nous reviendrons jouer avec toi… si le Peuple Venimeux te laisse en vie.

 

— Nous sommes du même sang, vous et moi, dit vivement Mowgli en lançant l'appel des serpents.

 

Il put entendre un frémissement et des sifflements dans les décombres alentour, et il lança l'appel une seconde fois pour être sûr.

 

— Bien, sssoit… ! À bas les capuchons, vous tous ! dirent une demi-douzaine de voix sourdes (toute ruine dans l'Inde devient tôt ou tard un repaire de serpents, et le vieux pavillon grouillait de cobras). Reste tranquille, Petit Frère, car tes pieds pourraient nous faire mal.

 

Mowgli se tint immobile autant qu'il lui fut possible, épiant, à travers le réseau de marbre, et prêtant l'oreille au furieux tapage où luttait la Panthère Noire : hurlements, glapissements, bousculades, que dominait le râle rauque et profond de Bagheera, rompant, fonçant, plongeant et virant sous les tas compacts de ses ennemis. Pour la première fois depuis sa naissance, Bagheera luttait pour défendre sa vie.

 

— Baloo doit suivre de près ; Bagheera ne serait pas là sans renfort, pensait Mowgli.

 

Et il cria à haute voix :

 

— Au réservoir ! Bagheera. Gagne les citernes. Gagne-les et plonge ! Vers l'eau !

 

Bagheera entendit, et le cri qui lui apprenait le salut de Mowgli lui rendit un nouveau courage. Elle s'ouvrit un chemin, avec des efforts désespérés, pouce par pouce, droit dans la direction des réservoirs, avançant péniblement, en silence. Alors, du mur ruiné le plus voisin de la Jungle s'éleva, comme un roulement, le cri de guerre de Baloo. Le vieil Ours avait fait de son mieux mais il n'avait pu arriver plus tôt.

 

— Bagheera, cria-t-il, me voici. Je grimpe ! Je me hâte ! Ahuwora ! Les pierres glissent sous mes pieds ! Attendez, j'arrive, ô très infâmes Bandar-log !

 

Il n'apparut, haletant, au haut de la terrasse, que pour disparaître jusqu'à la tête sous une vague de singes ; mais il se cala carrément sur ses hanches, et, ouvrant ses pattes de devant, il en étreignit autant qu'il en pouvait tenir, et se mit à cogner d'un mouvement régulier : bat… bat… bat, qu'on eût pris pour le rythme cadencé d'une roue à aubes. Un bruit de chute et d'eau rejaillissante avertit Mowgli que Bagheera s'était taillé un chemin jusqu'au réservoir où les singes ne pouvaient suivre. La Panthère resta là, suffoquant, la tête juste hors de l'eau, tandis que les singes, échelonnés sur les marches rouges, par trois rangs de profondeur, dansaient de rage de haut en bas, prêts à l'attaquer de tous côtés à la fois, si elle faisait mine de sortir pour venir au secours de Baloo. Ce fut alors que Bagheera souleva son menton tout dégouttant d'eau, et, de désespoir, lança l'appel des serpents pour demander secours :

 

— Nous sommes du même sang, vous et moi.

 

Kaa, semblait-il, avait tourné queue à la dernière minute. Et Baloo, à demi suffoqué sous les singes au bord de la terrasse, ne put retenir un petit rire en entendant la Panthère Noire appeler à l'aide.

 

Kaa venait à peine de se frayer une route par-dessus le mur de l'ouest, prenant terre d'un effort qui délogea une des pierres du faîte pour l'envoyer rouler dans le fossé. Il n'avait pas l'intention de perdre aucun des avantages du terrain ; aussi se roula-t-il et déroula-t-il une ou deux fois, pour être sûr que chaque pied de son long corps était en condition. Pendant ce temps, la lutte avec Baloo continuait, les singes glapissaient dans le réservoir autour de Bagheera, et Mang, la Chauve-Souris, volant de-ci, de-là, portait à travers la Jungle la nouvelle de la grande bataille, si bien que Hathi lui-même, l'Éléphant sauvage, se mit à trompeter, et que, de très loin, des bandes de singes éparses, réveillées par le bruit, accoururent, en bondissant à travers les routes des arbres, à l'aide de leurs amis des Grottes Froides, tandis que le fracas de la lutte effarouchait tous les oiseaux diurnes à des milles à l'entour.

 

Alors vint Kaa, tout droit, très vite, avec la hâte de tuer. La puissance de combat d'un python réside dans le choc de sa tête appuyée de toute la force et de tout le poids de son corps. Si vous pouvez imaginer une lance, ou un bélier, ou un marteau lourd d'à peu près une demi-tonne, conduit et habité par une volonté froide et calme, vous pouvez grossièrement vous figurer à quoi ressemblait Kaa dans le combat. Un python de quatre ou cinq pieds peut renverser un homme s'il le frappe en pleine poitrine ; or, Kaa, vous le savez, avait trente pieds de long. Son premier coup fut donné au cœur même de la masse des singes qui s'acharnaient sur Baloo, dirigé au but bouche close et sans bruit. Il n'y en eut pas besoin d'un second. Les singes se dispersèrent aux cris de :

 

— Kaa ! C'est Kaa ! Fuyez ! Fuyez !…

 

Depuis des générations, les singes avaient été tenus en respect par l'épouvante où les plongeaient les histoires de leurs aînés à propos de Kaa, le voleur nocturne, qui glisse le long des branches aussi doucement que s'étend la mousse, et enlève aisément le singe le plus vigoureux ; du vieux Kaa, qui peut se rendre tellement pareil à une branche morte ou à une souche pourrie, que les plus avisés s'y laissent prendre, jusqu'à ce que la branche les happe. Kaa était tout ce que craignaient les singes dans la Jungle, car aucun d'eux ne savait où s'arrêtait son pouvoir, aucun d'eux ne pouvait le regarder en face, et aucun d'eux n'était jamais sorti vivant de son étreinte.

 

Aussi fuyaient-ils, en bégayant de terreur, sur les murs et les toits des maisons, tandis que Baloo poussait un profond soupir de soulagement. Malgré sa fourrure beaucoup plus épaisse que celle de Bagheera, il avait cruellement souffert de la lutte. Alors, Kaa ouvrit la bouche pour la première fois : un ordre prolongé siffla et les singes qui, au loin, se pressaient de venir à la défense des Grottes Froides s'arrêtèrent où ils étaient, cloués par l'épouvante, tandis que pliaient et craquaient sous leur poids les branches qu'ils chargeaient. Ceux qui couvraient les murs et les maisons vides turent subitement leurs cris, et, dans le silence qui tomba sur la cité, Mowgli entendit Bagheera secouer ses flancs humides en sortant du réservoir. Puis, la clameur recommença. Les singes bondirent plus haut sur les murs ; ils se cramponnèrent aux cous des grandes idoles de pierre et poussèrent des cris perçants en sautillant le long des créneaux, tandis que Mowgli, qui dansait de joie dans le pavillon, collait son œil aux jours du marbre et huait à la façon des hiboux, entre ses dents de devant, pour se moquer et montrer son mépris.

 

— Remonte le Petit d'Homme par la trappe ; je ne peux pas faire davantage, haleta Bagheera. Prenons le Petit d'Homme et fuyons. Ils pourraient nous attaquer de nouveau.

 

— Ils ne bougeront plus jusqu'à ce que je le leur commande. Restez. Ssss !

 

Kaa siffla et le silence se répandit une fois de plus sur la ville.

 

— Je ne pouvais pas venir plus tôt, camarade… mais… j'ai cru, en vérité, t'entendre appeler…

 

Cela s'adressait à Bagheera.

 

— Je… je peux bien avoir crié dans la lutte, répondit Bagheera. Baloo, es-tu blessé ?

 

— Je ne suis pas sûr qu'ils ne m'aient pas taillé en cent petits oursons, dit Baloo en secouant gravement ses pattes l'une après l'autre. Wow ! Je suis moulu. Kaa, nous te devons, je pense, la vie… Bagheera et moi.

 

— Peu importe. Où est le Petit d'Homme ?

 

— Ici, dans une trappe ; je ne peux pas grimper, cria Mowgli.

 

La courbe du dôme écroulé s'arrondissait sur sa tête.

 

— Emmenez-le. Il danse comme Mor, le Paon. Il va écraser nos petits, dirent les cobras à l'intérieur.

 

— Ah ! ah ! fit Kaa avec un petit rire ; elle a des amis partout, cette graine d'homme ! Recule-toi, petit ; cachez-vous, Peuple du Poison. Je vais briser le mur.

 

Kaa examina avec soin la maçonnerie, jusqu'à ce qu'il découvrît, dans le réseau du marbre, une lézarde plus pâle dénotant un point faible. Il donna deux ou trois légers coups de tête pour se rendre compte de la distance ; puis, élevant six pieds de son corps au-dessus du sol, il lança de toutes ses forces, le nez en avant, une demi-douzaine de coups de bélier. Le travail à jour céda, s'émietta en un nuage de poussière et de gravats, et Mowgli se jeta d'un bond par l'ouverture entre Baloo et Bagheera… un bras passé autour de chaque cou musculeux…

 

— Es-tu blessé ? — demanda Baloo, en le serrant doucement.

 

— Je suis las, j'ai faim, et je ne suis pas moulu à moitié. Mais… oh !… ils vous ont cruellement traités, mes frères. Vous saignez.

 

— Il y en a d'autres, dit Bagheera en se léchant les lèvres et en regardant les singes morts sur la terrasse et autour du réservoir.

 

— Ce n'est rien, ce n'est rien, si tu es sauf, ô mon orgueil entre toutes les petites grenouilles ! pleura Baloo.

 

— Nous jugerons de cela plus tard, dit Bagheera d'un ton sec, qui ne plut pas du tout à Mowgli. Mais voici Kaa, auquel nous devons l'issue de la bataille, et toi, la vie. Remercie-le suivant nos coutumes, Mowgli.

 

Mowgli se tourna et vit la tête du grand Python qui oscillait à un pied au-dessus de la sienne.

 

— Ainsi, c'est là cette graine d'homme, dit Kaa. Sa peau est très douce et il ne diffère pas beaucoup des Bandar-log. Aie soin, petit, que je ne te prenne jamais pour un singe par quelque crépuscule, un jour où je vienne de changer d'habit.

 

— Nous sommes du même sang, toi et moi, répondit Mowgli. Je te dois la vie, cette nuit. Ma proie sera ta proie, si jamais tu as faim, ô Kaa !

 

— Tous mes remerciements. Petit Frère, dit Kaa, dont l'œil narquois brillait. Et que peut tuer un si hardi chasseur ? Je demande à suivre, la prochaine fois qu'il se met en campagne.

 

— Je ne tue rien…, je suis trop petit…, mais je rabats les chèvres au-devant de ceux qui en ont l'emploi. Quand tu te sentiras vide, viens à moi et tu verras si je dis vrai. J'ai quelque adresse, grâce à ceci — il montra ses mains — et si jamais tu tombes dans un piège, je peux payer la dette que je te dois, ainsi que ma dette envers Bagheera et Baloo, ici présents. Bonne chasse à vous tous, mes maîtres.

 

— Bien dit ! grommela Baloo.

 

Car Mowgli avait joliment tourné ses remerciements.

 

Le Python laissa tomber légèrement sa tête, pour une minute, sur l'épaule de Mowgli.

 

— Cœur brave et langue courtoise, dit-il, te conduiront loin dans la Jungle, petit… Mais maintenant, va-t'en vite avec tes amis. Va-t'en dormir, car la lune se couche, et il vaut mieux que tu ne voies pas ce qui va suivre.

 

La lune s'enfonçait derrière les collines, et les rangs de singes tremblants, pressés les uns contre les autres sur les murs et les créneaux, paraissaient comme des franges grelottantes et déchiquetées. Baloo descendit au réservoir pour y boire et Bagheera commença de mettre ordre dans sa fourrure tandis que Kaa rampait vers le centre de la terrasse et fermait ses mâchoires d'un claquement sonore qui rivait sur lui les yeux de tous les singes.

 

— La lune se couche, dit-il. Y a-t-il encore assez de lumière pour voir ?

 

Des murs vint un gémissement comme celui du vent à la pointe des arbres :

 

— Nous voyons, ô Kaa !

 

— Bien. Et maintenant, voici la danse… la Danse de la Faim de Kaa. Restez tranquilles et regardez !

 

Il se lova deux ou trois fois en un grand cercle, agitant sa tête de droite et de gauche d'un mouvement de navette. Puis il se mit à faire des boucles et des huit avec son corps, des triangles visqueux qui se fondaient en carrés mous, en pentagones, en tertres mouvants, tout cela sans se hâter, sans jamais interrompre le sourd bourdonnement de sa chanson. La nuit se faisait de plus en plus noire ; bientôt, on ne distingua plus la lente et changeante oscillation du corps, mais on continuait d'entendre le bruissement des écailles.

 

Baloo et Bagheera se tenaient immobiles comme des pierres, des grondements au fond de la gorge, le cou hérissé, et Mowgli regardait, tout surpris.

 

— Bandar-log, dit enfin la voix de Kaa, pouvez-vous bouger mains ou pieds sans mon ordre ? Parlez !

 

— Sans ton ordre, nous ne pouvons bouger pieds ni mains, ô Kaa !

 

— Bien ! Approchez d'un pas plus près de moi.

 

Les rangs des singes, irrésistiblement, ondulèrent en avant, et Baloo et Bagheera firent avec eux un pas raide.

 

— Plus près ! siffla Kaa.

 

Et tous entrèrent en mouvement de nouveau.

 

Mowgli posa ses mains sur Baloo et sur Bagheera pour les entraîner au loin, et les deux grosses bêtes tressaillirent, comme si on les eût tirées d'un rêve.

 

— Laisse ta main sur mon épaule, murmura Bagheera. Laisse-la, ou je vais être obligée de retourner… de retourner vers Kaa. Aah !

 

— Mais ce n'est rien que le vieux Kaa en train de faire des ronds dans la poussière, allons-nous-en, dit Mowgli, allons-nous-en !

 

Et tous trois se glissèrent à travers une brèche des murs pour gagner la Jungle.

 

— Whoof ! dit Baloo, quand il se retrouva dans la calme atmosphère des arbres. Jamais plus je ne fais alliance avec Kaa.

 

Et il se secoua du haut en bas.

 

— Il en sait plus que nous, dit Bagheera, en frissonnant. Un peu plus, si je n'avais suivi, je marchais dans sa gueule.

 

— Plus d'un en prendra la route avant que la lune se lève de nouveau, dit Baloo. Il fera bonne chasse… à sa manière.

 

— Mais qu'est-ce que tout cela signifiait ? demanda Mowgli, qui ne savait rien de la puissance de fascination du Python. Je n'ai rien vu de plus qu'un gros serpent en train de faire des ronds ridicules, jusqu'à ce qu'il fit noir. Et son nez était tout abîmé. Oh ! oh !

 

— Mowgli, dit Bagheera avec irritation, son nez était abîmé à cause de toi, comme c'est à cause de toi que sont déchirés mes oreilles, mes flancs et mes pattes, ainsi que le mufle et les épaules de Baloo. Ni Baloo ni Bagheera ne seront en humeur de chasser avec plaisir pendant de longs jours.

 

— Ce n'est rien, dit Baloo, nous sommes rentrés en possession du Petit d'Homme.

 

— C'est vrai, mais il nous coûte cher ; il nous a coûté du temps qu'on aurait pu passer en chasses utiles, des blessures, du poil (je suis à moitié pelée tout le long du dos), et enfin de l'honneur. Je dis de l'honneur, car, rappelle-toi, Mowgli, que moi, la Panthère Noire, j'ai dû appeler à l'aide Kaa, et que tu nous as vus, Baloo et moi, demeurer stupides comme des oisillons devant la Danse de la Faim. Tout ceci, Petit d'Homme, vient de tes jeux avec les Bandar-log.

 

— C'est vrai, c'est vrai, dit Mowgli avec chagrin. Je suis un vilain petit d'homme, et je me sens le cœur très gros.

 

— Hum ! Que dit la Loi de la Jungle, Baloo ?

 

Baloo ne voulait pas accabler Mowgli, mais il ne pouvait prendre de licences avec la Loi ; aussi mâchonna-t-il :

 

— Chagrin n'est pas punition. Mais souviens-t-en, Bagheera… il est tout petit !

 

— Je m'en souviendrai ; mais il a mal fait, et les coups méritent maintenant des coups. Mowgli, as-tu quelque chose à dire ?

 

— Rien. J'ai eu tort. Baloo et toi, vous êtes blessés. C'est juste.

 

Bagheera lui donna une demi-douzaine de tapes, amicales pour une panthère (elles auraient à peine réveillé un de ses propres petits), mais qui furent pour un enfant de sept ans une correction aussi sévère qu'on en pourrait souhaiter d'éviter. Quand ce fut fini, Mowgli éternua et tâcha de se reprendre, sans un mot.

 

— Maintenant, dit Bagheera, saute sur mon dos, Petit Frère, et retournons à la maison.

 

Une des beautés de la Loi de la Jungle, c'est que la punition règle tous les comptes. C'en est fini, après, de toutes tracasseries.

 

Mowgli laissa tomber sa tête sur le dos de Bagheera et s'endormit si profondément qu'il ne s'éveilla même pas lorsqu'on le déposa dans la caverne de ses frères.

 

* * *

 

Chanson de route des Bandar-log

 

Voyez-vous passer festonnant la brune

À mi-chemin de la jalouse lune !

N'enviez-vous pas nos libres tribus ?

Que penseriez-vous de deux mains de plus ?

N'aimeriez-vous pas cette queue au tour

Plus harmonieux que l'arc de l'Amour ?

Vous vous fâchez ?… Ça n'est pas important,

 

Frère, regarde ta queue

Qui pend !

 

Sur la branche haute en rangs nous rêvons

À de beaux secrets que seuls nous savons,

Songeant aux exploits que le monde espère,

Et qu'à l'instant notre génie opère,

Quelque chose de noble et de sage fait

De par la vertu d'un simple souhait…

Quoi ? Je ne sais plus… Était-ce important ?

 

Frère, regarde ta queue

Qui pend !

 

Tous les différents langages ou cris

D'oiseau, de reptile ou de fauve appris,

Plume, écaille, poil, chants de plaine ou bois,

Jacassons-les vite et tous à la fois !

Excellent ! Parfait ! Voilà que nous sommes

Maintenant pareils tout à fait aux hommes !

Jouons à l'homme… est-ce bien important ?

 

Frère, regarde ta queue

Qui pend !

Le peuple singe est étonnant.

 

Venez ! Notre essaim bondissant dans les grands bois monte et descend

En fusée aux sommets légers où mûrit le raisin sauvage,

Par le bois mort que nous cassons et le beau bruit que nous faisons

Oh ! soyez sûrs que nous allons consommer un sublime ouvrage !

 

« Au tigre, au tigre ! »

(Tiger ! Tiger !)

 

Reviens-tu content, chasseur fier ?

Frère, à l'affût j'eus froid hier.

C'est ton gibier que j'aperçois ?

Frère, il broute encore sous bois.

Où donc ta force et ton orgueil ?

Frère, ils ont fui mon cœur en deuil.

Si vite pourquoi donc courir ?

Frère, à mon trou je vais mourir.

 

Quand Mowgli quitta la caverne du loup, après sa querelle avec le Clan au Rocher du Conseil, il descendit aux terres cultivées où habitaient les villageois, mais il ne voulut pas s'y arrêter : la Jungle était trop proche, et il savait qu'il s'était fait au moins un ennemi dangereux au Conseil. Il continua sa course par le chemin raboteux qui descendait la vallée ; il le suivit au grand trot, d'une seule traite, fit environ vingt milles et parvint à une contrée qu'il ne connaissait pas. La vallée s'ouvrait sur une vaste plaine parsemée de rochers et coupée de ravins. À un bout se tassait un petit village et à l'autre la Jungle touffue s'abaissait rapidement vers les pâturages et s'y arrêtait net, comme si on l'eût tranchée d'un coup de bêche. Partout dans la plaine paissaient les bœufs et les buffles, et, quand les petits garçons chargés de la garde des troupeaux aperçurent Mowgli, ils poussèrent des cris et s'enfuirent, et les chiens parias jaunes, qui errent toujours autour d'un village hindou, se mirent à aboyer. Mowgli avança, car il se sentait grand faim, et, en arrivant à l'entrée du village, il vit le gros buisson épineux que chaque jour, au crépuscule, l'on tirait devant, poussé sur l'un des côtés.

 

— Hum ! dit-il, car il avait rencontré plus d'une de ces barricades dans ses expéditions nocturnes en quête de choses à manger. Alors, les hommes craignent le Peuple de la Jungle même ici !

 

Il s'assit près de la barrière et, au premier homme qui sortit, il se leva, ouvrit la bouche et en désigna du doigt le fond pour indiquer qu'il avait besoin de nourriture. L'homme écarquilla les yeux et remonta en courant l'unique rue du village, appelant le prêtre, gros Hindou vêtu de blanc avec une marque rouge et jaune sur le front. Le prêtre vint à la barrière et, avec lui, plus de cent personnes écarquillant aussi les yeux, pariant, criant et se montrant Mowgli du doigt.

 

— Ils n'ont point de façons, ces gens qu'on appelle des hommes ! se dit Mowgli. Il n'y a que le singe gris capable de se conduire comme ils font.

 

Il rejeta en arrière ses longs cheveux et fronça le sourcil en regardant la foule.

 

— Qu'y a-t-il là d'effrayant ? dit le prêtre. Regardez les marques de ses bras et de ses jambes. Ce sont les morsures des loups. Ce n'est qu'un enfant-loup échappé de la Jungle.

 

En jouant avec lui, les petits loups avaient souvent mordu Mowgli plus fort qu'ils ne voulaient et il portait aux jambes et aux bras nombre de balafres blanches. Mais il eût été la dernière personne du monde à nommer cela des morsures, car il savait, lui, ce que mordre veut dire.

 

— Arré ! Arré ! crièrent en même temps deux ou trois femmes. Mordu par les loups, pauvre enfant ! C'est un beau garçon. Il a les yeux comme du feu. Parole d'honneur, Messua, il ressemble à ton garçon qui fut enlevé par le tigre.

 

— Laissez-moi voir ! dit une femme qui portait de lourds anneaux de cuivre aux poignets et aux chevilles.

 

Et elle étendit la main au-dessus de ses yeux pour regarder attentivement Mowgli.

 

— C'est vrai. Il est plus maigre, mais il a tout à fait les yeux de mon garçon.

 

Le prêtre était un habile homme et savait Messua la femme du plus riche habitant de l'endroit. Il leva les yeux au ciel pendant une minute et dit solennellement :

 

— Ce que la Jungle a pris, la Jungle le rend. Emmène ce garçon chez toi, ma sœur, et n'oublie pas d'honorer le prêtre qui voit si loin dans la vie des hommes.

 

— Par le taureau qui me racheta ! dit Mowgli en lui-même, du diable si, avec toutes ces paroles, on ne se croirait pas à un autre examen du Clan ! Allons, puisque je suis un homme, il faut me conduire en homme.

 

La foule se dispersa en même temps que la femme faisait signe à Mowgli de venir jusqu'à sa hutte, où il y avait un lit laqué de rouge, un large récipient à grains, en terre cuite, orné de curieux dessins en relief, une demi-douzaine de casseroles en cuivre, l'image d'un dieu hindou dans une petite niche, et, sur le mur, un vrai miroir, tel qu'il s'en trouve pour huit sous dans les foires de campagne.

 

Elle lui donna un grand verre de lait et du pain, puis elle lui pesa la main sur la tête et le regarda au fond des yeux… Elle pensait que peut-être c'était son fils, son fils revenu de la Jungle où le tigre l'avait emporté. Aussi lui dit-elle :

 

— Nathoo, Nathoo !…

 

Mowgli ne parut pas connaître ce nom.

 

— Ne te rappelles-tu pas le jour où je t'ai donné des souliers neufs ?

 

Elle toucha ses pieds, ils étaient presque aussi durs que de la corne.

 

— Non, fit-elle avec tristesse, ces pieds-là n'ont jamais porté de souliers ; mais tu ressembles tout à fait à mon Nathoo, et tu seras mon fils.

 

Mowgli éprouvait un malaise parce qu'il n'avait jamais de sa vie été sous un toit ; mais, en regardant le chaume, il s'aperçut qu'il pourrait l'arracher toutes les fois qu'il voudrait s'en aller ; et, d'ailleurs, la fenêtre ne fermait pas.

 

Puis il se dit : « À quoi bon être homme, si on ne comprend pas le langage de l'homme ? À cette heure, je me trouve aussi niais et aussi muet que le serait un homme avec nous dans la Jungle. Il faut que je parle leur langue.»

 

Ce n'était pas seulement par jeu qu'il avait appris, pendant qu'il vivait avec les loups, à imiter l'appel du daim dans la Jungle et le grognement du marcassin. De même, dès que Messua prononçait un mot, Mowgli l'imitait à peu près parfaitement et, avant la nuit, il avait appris le nom de bien des choses dans la hutte.

 

Une difficulté se présenta à l'heure du coucher, parce que Mowgli ne voulait pas dormir emprisonné par rien qui ressemblât à une trappe à panthères autant que cette hutte, et, lorsqu'on ferma la porte, il sortit par la fenêtre.

 

— Laisse-le faire, dit le mari de Messua. Rappelle-toi qu'il n'a peut-être jamais dormi dans un lit. S'il nous a été réellement envoyé pour remplacer notre fils, il ne s'enfuira pas.

 

Mowgli alla s'étendre sur l'herbe longue et lustrée qui bordait le champ ; mais il n'avait pas fermé les yeux qu'un museau gris et soyeux se fourrait sous son menton.

 

— Pouah ! grommela Frère Gris (c'était l'aîné des petits de Mère Louve). Voilà un pauvre salaire pour t'avoir suivi pendant vingt milles ! Tu sens la fumée de bois et l'étable, tout à fait comme un homme, déjà… Réveille-toi, Petit Frère ! j'apporte des nouvelles.

 

— Tout le monde va bien dans la Jungle ? dit Mowgli, en le serrant dans ses bras.

 

— Tout le monde, sauf les loups qui ont été brûlés par la Fleur Rouge. Maintenant, écoute. Shere Khan est parti chasser au loin jusqu'à ce que son habit repousse, car il est vilainement roussi. Il jure qu'à son retour il couchera tes os dans la Waingunga.

 

— Nous sommes deux à jurer : moi aussi, j'ai fait une petite promesse. Mais les nouvelles sont toujours bonnes à savoir. Je suis fatigué, ce soir, très fatigué de toutes ces nouveautés. Frère Gris ; mais tiens-moi toujours au courant.

 

— Tu n'oublieras pas que tu es un loup ? Les hommes ne te le feront pas oublier ? demanda Frère Gris d'une voix inquiète.

 

— Jamais. Je me rappellerai toujours que je t'aime, toi et tous ceux de notre caverne ; mais je me rappellerai toujours aussi que j'ai été chassé du Clan.

 

— Et que tu peux être chassé d'un autre clan !… Les hommes ne sont que des hommes. Petit Frère, et leur bavardage est comme le babil des grenouilles dans la mare. Quand je reviendrai ici, je t'attendrai dans les bambous, au bord du pacage…

 

Pendant les trois mois qui suivirent cette nuit, Mowgli ne passa guère la barrière du village, tant il besognait à apprendre les us et coutumes des hommes. D'abord il eut à porter un pagne autour des reins, ce qui l'ennuya horriblement ; ensuite, il lui fallut apprendre ce que c'était que l'argent, à quoi il ne comprenait rien du tout, et le labourage, dont il ne voyait pas l'utilité. Puis, les petits enfants du village le mettaient en colère. Heureusement, la Loi de la Jungle lui avait appris à ne pas se fâcher, car, dans la Jungle, la vie et la nourriture dépendent du sang-froid ; mais, quand ils se moquaient de lui parce qu'il refusait de jouer à leurs jeux, comme de lancer un cerf-volant, ou parce qu'il prononçait un mot de travers, il avait besoin de se rappeler qu'il est indigne d'un chasseur de tuer des petits tout nus, pour s'empêcher de les prendre et de les casser en deux. Il ne se rendait pas compte de sa force le moins du monde. Dans la jungle, il se savait faible en comparaison des bêtes ; mais, dans le village, les gens disaient qu'il était fort comme un taureau.

 

Il ne se faisait assurément aucune idée de ce que peut être la crainte : le jour où le prêtre du village lui déclara que, s'il volait ses mangues, le dieu du temple serait en colère, il alla prendre l'image, l'apporta au prêtre dans sa maison, et lui demanda de mettre le dieu en colère, parce qu'il aurait plaisir à se battre avec. Ce fut un scandale affreux, mais le prêtre l'étouffa, et le mari de Messua paya beaucoup de bon argent pour apaiser le dieu.

 

Mowgli n'avait pas non plus le moindre sentiment de la différence qu'établit la caste entre un homme et un autre homme. Quand l'âne du potier glissait dans l'argilière, Mowgli le hissait dehors par la queue ; et il aidait à empiler les pots lorsqu'ils partaient pour le marché de Khanhiwara. Geste on ne peut plus choquant, attendu que le potier est de basse caste, et son âne pis encore. Si le prêtre le réprimandait, Mowgli le menaçait de le camper aussi sur l'âne, et le prêtre conseilla au mari de Messua de mettre l'enfant au travail aussitôt que possible ; en conséquence, le chef du village prescrivit à Mowgli d'avoir à sortir avec les buffles le jour suivant et de les garder pendant qu'ils seraient à paître.

 

Rien ne pouvait plaire davantage à Mowgli ; et le soir même, puisqu'il était chargé d'un service public, il se dirigea vers le cercle de gens qui se réunissaient quotidiennement sur une plate-forme en maçonnerie, à l'ombre d'un grand figuier. C'était le club du village, et le chef, le veilleur et le barbier, qui savaient tous les potins de l'endroit, et le vieux Buldeo, le chasseur du village, qui possédait un mousquet, s'assemblaient et fumaient là. Les singes bavardaient, perchés sur les branches supérieures, et il y avait sous la plate-forme un trou, demeure d'un cobra, auquel on servait une petite jatte de lait tous les soirs, parce qu'il était sacré ; et les vieillards, assis autour de l'arbre, causaient et aspiraient leurs gros houkas très avant dans la nuit. Ils racontaient d'étonnantes histoires de dieux, d'hommes et de fantômes ; et Buldeo en rapportait de plus étonnantes encore sur les habitudes des bêtes dans la Jungle, jusqu'à faire sortir les yeux de la tête aux enfants, assis en dehors du cercle. La plupart des histoires concernaient des animaux car, pour ces villageois, la Jungle était toujours à leur porte. Le daim et le sanglier fouillaient leurs récoltes et de temps à autre le tigre enlevait un homme, au crépuscule, en vue des portes du village.

 

Mowgli, qui, naturellement, connaissait un peu les choses dont ils parlaient, avait besoin de se cacher la figure pour qu'on ne le vît pas rire, tandis que Buldeo, son mousquet en travers des genoux, passait d'une histoire merveilleuse à une autre plus merveilleuse encore ; et les épaules de Mowgli en sautaient de gaieté.

 

Buldeo expliquait maintenant comment le tigre qui avait enlevé le fils de Messua était un tigre fantôme, habité par l'âme d'un vieux coquin d'usurier mort quelques années auparavant.

 

— Et je sais que cela est vrai, dit-il, parce que Purun Dass boitait toujours du coup qu'il avait reçu dans une émeute, quand ses livres de comptes furent brûlés, et le tigre dont je parle boite aussi, car les traces de ses pattes sont inégales.

 

— C'est vrai, c'est vrai, ce doit être la vérité ! approuvèrent ensemble les barbes grises.

 

— Toutes vos histoires ne sont-elles que pareilles turlutaines et contes de lune ? dit Mowgli. Ce tigre boite parce qu'il est né boiteux, comme chacun sait. Et parler de l'âme d'un usurier dans une bête qui n'a jamais eu le courage d'un chacal, c'est parler comme un enfant.

 

La surprise laissa Buldeo sans parole pendant un moment, et le chef du village ouvrit de grands yeux.

 

— Oh, oh ! C'est le marmot de jungle, n'est-ce pas ? dit enfin Buldeo. Puisque tu es si malin, tu ferais mieux d'apporter sa peau à Khanhiwara, car le gouvernement a mis sa tête à prix pour cent roupies… Mais tu ferais encore mieux de te taire quand tes aînés parlent !

 

Mowgli se leva pour partir.

 

— Toute la soirée, je suis resté là vous écoutant, jeta-t-il par-dessus son épaule, et, sauf une ou deux fois, Buldeo n'a pas dit un mot de vrai sur la Jungle, qui est à sa porte… Comment croire, alors, ces histoires de fantômes, de dieux et de daims qu'il prétend avoir vus ?

 

— Il est grand temps que ce garçon aille garder les troupeaux ! dit le chef du village, tandis que Buldeo soufflait et renâclait de colère, devant l'impertinence de Mowgli.

 

Selon la coutume de la plupart des villages hindous, quelques jeunes pâtres emmenaient le bétail et les buffles de bonne heure, le matin, et les ramenaient à la nuit tombante ; et les mêmes bestiaux qui fouleraient à mort un homme blanc se laissent battre, bousculer et ahurir par des enfants dont la tête arrive à peine à la hauteur de leur museau. Tant que les enfants restent avec les troupeaux, ils sont en sûreté, car le tigre lui-même n'ose charger le bétail en nombre ; mais, s'ils s'écartent pour cueillir des fleurs ou courir après les lézards, il leur arrive d'être enlevés. Mowgli descendit la rue du village au point du jour, assis sur le dos de Rama, le grand taureau du troupeau ; et les buffles bleu ardoise, avec leurs longues cornes traînantes et leurs yeux hagards, se levèrent de leurs étables, un par un, et le suivirent ; et Mowgli, aux enfants qui l'accompagnaient, fit voir très clairement qu'il était le maître. Il frappa les buffles avec un long bambou poli, et dit à Kamya, un des garçons, de laisser paître le bétail tandis qu'il allait en avant avec les buffles et de prendre bien garde à ne pas s'éloigner du troupeau.

 

Un pâturage indien est tout en rochers, en mottes, en trous et en petits ravins, parmi lesquels les troupeaux se dispersent et disparaissent. Les buffles aiment généralement les mares et les endroits vaseux, où ils se vautrent et se chauffent, dans la boue chaude, durant des heures. Mowgli les conduisit jusqu'à la lisière de la plaine, où la Waingunga sortait de la Jungle ; là, il se laissa glisser du dos de Rama, et s'en alla trottant vers un bouquet de bambous où il trouva Frère Gris.

 

— Ah ! dit Frère Gris, je suis venu attendre ici bien des jours de suite. Que signifie cette besogne de garder le bétail ?

 

— Un ordre que j'ai reçu, dit Mowgli ; me voici pour un temps berger de village. Quelles nouvelles de Shere Khan ?

 

— Il est revenu dans le pays et t'a guetté longtemps par ici. Maintenant, il est reparti, car le gibier se fait rare. Mais il veut te tuer.

 

— Très bien, fit Mowgli. Aussi longtemps qu'il sera loin, viens t'asseoir sur un rocher, toi ou l'un de tes frères, de façon que je puisse vous voir en sortant du village. Quand il reviendra, attends-moi dans le ravin proche de l'arbre dhâk, au milieu de la plaine. Il n'est pas nécessaire de courir dans la gueule de Shere Khan.

 

Puis Mowgli choisit une place à l'ombre, se coucha et dormit pendant que les buffles paissaient autour de lui. La garde des troupeaux, dans l'Inde, est un des métiers les plus paresseux du monde. Le bétail change de place et broute, puis se couche et change de place encore, sans mugir presque jamais. Il grogne seulement. Quant aux buffles, ils disent rarement quelque chose, mais entrent l'un après l'autre dans les mares bourbeuses, s'enfoncent dans la boue jusqu'à ce que leurs mufles et leurs grands yeux bleu faïence se montrent seuls à la surface, et là, ils restent immobiles, comme des blocs. Le soleil fait vibrer les rochers dans la chaleur de l'atmosphère et les petits bergers entendent un vautour — jamais plus — siffler presque hors de vue au-dessus de leur tête ; et ils savent que s'ils mouraient, ou si une vache mourait, ce vautour descendrait en fauchant l'air, que le plus proche vautour, à des milles plus loin, le verrait choir et suivrait, et ainsi de suite, de proche en proche, et qu'avant même qu'ils fussent morts, il y aurait là une vingtaine de vautours affamés venus de nulle part.

 

Tantôt ils dorment, veillent, se rendorment ; ils tressent de petits paniers d'herbe sèche et y mettent des sauterelles, ou attrapent deux mantes religieuses pour les faire lutter ; ils enfilent en colliers des noix de jungle rouges et noires, guettent le lézard qui se chauffe sur la roche ou le serpent à la poursuite d'une grenouille près des fondrières. Tantôt ils chantent de longues, longues chansons avec de bizarres trilles indigènes à la chute des phrases, et le jour leur semble plus long qu'à la plupart des hommes la vie entière ; parfois ils élèvent un château de boue avec des figurines d'hommes, de chevaux, de buffles, modelées en boue également, et placent des roseaux dans la main des hommes, et prétendent que ce sont des rois avec leurs armées ou les dieux qu'il faut adorer. Puis le soir vient, les enfants rassemblent les bêtes en criant, les buffles s'arrachent de la boue gluante avec un bruit semblable à des coups de fusil partant l'un après l'autre, et tous prennent la file à travers la plaine grise pour retourner vers les lumières qui scintillent là-bas au village.

 

Chaque jour, Mowgli conduisait les buffles à leurs marécages et chaque jour il voyait le dos de Frère Gris à un mille et demi dans la plaine — il savait ainsi que Shere Khan n'était pas de retour — et chaque jour il se couchait sur l'herbe, écoutant les rumeurs qui s'élevaient autour de lui et rêvant aux anciens jours de la Jungle. Shere Khan aurait fait un faux pas de sa patte boiteuse, là-haut dans les fourrés, au bord de la Waingunga, que Mowgli l'eût entendu par ces longs matins silencieux.

 

Un jour enfin, il ne vit pas Frère Gris au poste convenu. Il rit et dirigea ses buffles vers le ravin proche de l'arbre dhâk, que couvraient tout entier des fleurs d'un rouge doré. Là se tenait Frère Gris, chaque poil du dos hérissé.

 

— Il s'est caché pendant un mois pour te mettre hors de tes gardes. Il a traversé les champs, la nuit dernière, avec Tabaqui, et suivi ta voie chaude, fit le loup haletant.

 

Mowgli fronça les sourcils :

 

— Je n'ai pas peur de Shere Khan, mais Tabaqui sait plus d'un tour !

 

— Ne crains rien, dit Frère Gris en se passant légèrement la langue sur les lèvres, j'ai rencontré Tabaqui au lever du soleil ; il enseigne maintenant sa science aux vautours… Mais il m'a tout raconté, à moi, avant que je lui casse les reins. Le plan de Shere Khan est de t'attendre à la barrière du village, ce soir… de t'attendre, toi, et personne d'autre. En ce moment, il dort dans le grand ravin desséché de la Waingunga.

 

— A-t-il mangé aujourd'hui, ou chasse-t-il à vide ? fit Mowgli.

 

Car la réponse, pour lui, signifiait vie ou mort.

 

— Il a tué à l'aube… un sanglier… et il a bu aussi… Rappelle-toi que Shere Khan ne peut jamais rester à jeun, même lorsqu'il s'agit de sa vengeance.

 

— Oh ! le fou, le fou ! Quel triple enfant cela fait !… Mangé et bu ! Et il se figure que je vais attendre qu'il ait dormi !… À présent, où est-il couché, là-haut ? Si nous étions seulement dix d'entre nous, nous pourrions en venir à bout tandis qu'il est couché. Mais ces buffles ne chargeront pas sans l'avoir éventé, et je ne sais pas leur langage. Pouvons-nous le tourner et trouver sa piste en arrière, de façon qu'ils puissent la flairer ?

 

— Il a descendu la Waingunga à la nage, de très loin en amont, pour couper la voie, dit Frère Gris.

 

— C'est Tabaqui, j'en suis sûr, qui lui aura donné l'idée ! Il n'aurait jamais inventé cela tout seul.

 

Mowgli se tenait pensif, un doigt dans la bouche :

 

— Le grand ravin de la Waingunga…, il débouche sur la plaine à moins d'un demi-mille d'ici. Je peux tourner à travers la Jungle, mener le troupeau jusqu'à l'entrée du ravin, et alors, en redescendant, balayer tout… mais il s'échappera par l'autre bout. Il nous faut boucher cette issue. Frère Gris, peux-tu me rendre le service de couper le troupeau en deux ?

 

— Pas tout seul… peut-être… mais j'ai amené du renfort, quelqu'un de rusé.

 

Frère Gris s'éloigna au trot et se laissa tomber dans un trou. Alors, de ce trou, se leva une énorme tête grise que Mowgli reconnut bien, et l'air chaud se remplit du cri le plus désolé de la Jungle…, le hurlement de chasse d'un loup en plein midi.

 

— Akela ! Akela ! dit Mowgli en battant des mains. J'aurais dû savoir que tu ne m'oublierais pas… Nous avons de la besogne sur les bras ! Coupe le troupeau en deux, Akela. Retiens les vaches et les veaux d'une part et les taureaux de l'autre avec les buffles de labour.

 

Les deux loups traversèrent en courant, de-ci, de-là, comme à la chaîne des dames, le troupeau qui s'ébroua, leva la tête et se sépara en deux masses.

 

D'un côté, les vaches, serrées autour de leurs veaux, qui se pressaient au centre, lançaient des regards furieux et piaffaient, prêtes, si l'un des loups s'était arrêté un moment, à le charger et à l'écraser sous leurs sabots. De l'autre, les taureaux adultes et les jeunes s'ébrouaient aussi et frappaient du pied, mais, bien qu'ils parussent plus imposants, ils étaient beaucoup moins dangereux, car ils n'avaient pas de veaux à défendre. Six hommes n'auraient pu partager le troupeau si nettement.

 

— Quels ordres ? haleta Akela. Ils essaient de se rejoindre.

 

Mowgli se hissa sur le dos de Rama :

 

— Chasse les taureaux sur la gauche, Akela. Frère Gris, quand nous serons partis, tiens bon ensemble les vaches et fais-les remonter par le débouché du ravin.

 

— Jusqu'où ? dit Frère Gris, haletant et mordant de droite et de gauche.

 

— Jusqu'à ce que les côtés s'élèvent assez pour que Shere Khan ne puisse les franchir ! cria Mowgli. Garde-les jusqu'à ce que nous redescendions.

 

Les taureaux décampèrent aux aboiements d'Akela, et Frère Gris s'arrêta en face des vaches. Elles foncèrent sur lui, et il fuit devant elles jusqu'au débouché du ravin, tandis qu'Akela chassait les taureaux loin sur la gauche.

 

— Bien fait ! Un autre temps de galop comme celui-là et ils sont joliment lancés… Tout beau, maintenant, tout beau, Akela ! Un coup de dent de trop et les taureaux chargent… Huyah ! C'est de l'ouvrage plus sûr que de courre un daim noir. Tu n'aurais pas cru que ces lourdauds pouvaient aller si vite ? cria Mowgli.

 

— J'ai… j'en ai chassé dans mon temps, souffla Akela dans un nuage de poussière. Faut-il les rabattre dans la Jungle ?

 

— Oui ! Rabats-les bien vite ! Rama est fou de rage. Oh ! si je pouvais seulement lui faire comprendre ce que je veux de lui maintenant.

 

Les taureaux furent rabattus sur la droite ; cette fois-ci, et se jetèrent dans le fourré qu'ils enfoncèrent avec fracas. Les autres petits bergers, qui regardaient, en compagnie de leurs troupeaux, à un demi-mille plus loin, se précipitèrent vers le village aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter en criant que les buffles étaient devenus fous et s'étaient enfuis. Mais le plan de Mowgli était simple. Il voulait décrire un grand cercle en remontant, atteindre la tête du ravin, puis le faire descendre aux taureaux et prendre Shere Khan entre eux et les vaches. Il savait qu'après manger et boire le tigre ne serait pas en état de combattre ou de grimper aux flancs du ravin. Maintenant, il calmait de la voix ses buffles et Akela, resté loin en arrière, se contentait de japper de temps en temps pour presser l'arrière-garde. Cela faisait un vaste, très vaste cercle : ils ne tenaient pas à serrer le ravin de trop près pour donner déjà l'éveil à Shere Khan. À la fin, Mowgli parvint à rassembler le troupeau affolé à l'entrée du ravin, sur une pente gazonnée qui dévalait rapidement vers le ravin lui-même. De cette hauteur, on pouvait voir par-dessus les cimes des arbres jusqu'à la plaine qui s'étendait en bas ; mais, ce que Mowgli regardait, c'étaient les flancs du ravin. Il put constater avec une vive satisfaction qu'ils montaient presque à pic et que les vignes et les lianes qui en tapissaient les parois ne donneraient pas prise à un tigre s'il voulait s'échapper par là.

 

— Laisse-les souffler, Akela, dit-il en levant la main. Ils ne l'ont pas encore éventé. Laisse-les souffler. Il est temps de s'annoncer à Shere Khan. Nous tenons la bête au piège.

 

Il mit ses mains en porte-voix, héla dans la direction du ravin — c'était tout comme héler dans un tunnel — et les échos bondirent de rocher en rocher.

 

Au bout d'un long intervalle répondit le miaulement traînant et endormi du tigre repu qui s'éveille.

 

— Qui appelle ? dit Shere Khan.

 

Et un magnifique paon s'éleva du ravin, battant des ailes et criant.

 

— C'est moi, Mowgli… Voleur de bétail, il est temps de venir au Rocher du Conseil ! En bas… pousse-les en bas, Akela !… En bas. Rama, en bas !

 

Le troupeau hésita un moment au bord de la pente, mais Akela, donnant de la voix, lança son plein hurlement de chasse et les buffles se ruèrent les uns derrière les autres exactement comme des steamers dans un rapide, le sable et les pierres volant autour d'eux. Une fois partis, il n'y avait plus moyen de les arrêter, et, avant qu'ils fussent en plein dans le lit du ravin, Rama éventa Shere Khan et mugit.

 

Et le torrent de cornes noires, de mufles écumants, d'yeux fixes, tourbillonna dans le ravin, absolument comme roulent des rochers en temps d'inondation, les buffles plus faibles rejetés vers les flancs du ravin qu'ils frôlaient en écorchant la brousse. Ils savaient maintenant quelle besogne les attendait en avant — la terrible charge des buffles à laquelle nul tigre ne peut espérer de résister. Shere Khan entendit le tonnerre de leurs sabots, se leva et rampa lourdement vers le bas du ravin, cherchant de tous côtés un moyen de s'enfuir ; mais les parois étaient à pic, il lui fallait rester là, lourd de son repas et de l'eau qu'il avait bue, prêt à tout plutôt qu'à livrer bataille. Le troupeau plongea dans la mare qu'il venait de quitter, en faisant retentir l'étroit vallon de ses mugissements. Mowgli entendit des mugissements répondre à l'autre bout du ravin, il vit Shere Khan se retourner (le tigre savait que, dans ce cas désespéré, mieux valait encore faire tête aux buffles qu'aux vaches avec leurs veaux) ; et alors, Rama broncha, faillit tomber, continua sa route en piétinant quelque chose de flasque, puis, les autres taureaux à sa suite, pénétra dans le second troupeau à grand bruit, tandis que les buffles plus faibles étaient soulevés des quatre pieds au-dessus du sol par le choc de la rencontre. La charge entraîna dans la plaine les deux troupeaux renâclant, donnant de la corne et frappant du sabot. Mowgli attendit le bon moment pour se laisser glisser du dos de Rama, et cogna de droite et de gauche autour de lui avec son bâton.

 

— Vite, Akela ! Arrête-les ! Sépare-les, ou bien ils vont se battre… Emmène-les, Akela… Hai !… Rama ! Hai ! hai ! hai ! mes enfants… Tout doux, maintenant, tout doux ! C'est fini.

 

Akela et Frère Gris coururent de côté et d'autre en mordillant les buffles aux jambes, et, bien que le troupeau fît d'abord volte-face pour charger de nouveau en remontant la gorge, Mowgli réussit à faire tourner Rama, et les autres le suivirent aux marécages. Il n'y avait plus besoin de piétiner Shere Khan. Il était mort, et les vautours arrivaient déjà.

 

— Frères, il est mort comme un chien, dit Mowgli, en cherchant de la main le couteau qu'il portait toujours dans une gaine suspendue à son cou maintenant qu'il vivait avec les hommes. Mais il ne se serait jamais battu… Wallah ! sa peau fera bien sur le Rocher du Conseil. Il faut nous mettre à la besogne lestement.

 

Un enfant élevé parmi les hommes n'aurait jamais rêvé d'écorcher seul un tigre de dix pieds, mais Mowgli savait mieux que personne comment tient une peau de bête, et comment elle s'enlève. Toutefois, c'était un rude travail, et Mowgli tailla, tira, peina pendant une heure, tandis que les loups le contemplaient et l'aidaient à tirer quand il l'ordonnait. Tout à coup, une main tomba sur son épaule ; et, levant les yeux, il vit Buldeo avec son mousquet. Les enfants avaient raconté dans le village la charge des buffles, et Buldeo était sorti fort en colère, très pressé de corriger Mowgli pour n'avoir pas pris soin du troupeau. Les loups s'éclipsèrent dès qu'ils virent l'homme venir.

 

— Quelle est cette folie ? dit Buldeo d'un ton de colère. Et tu te figures pouvoir écorcher un tigre !… Où les buffles l'ont-ils tué ?… C'est même le tigre boiteux, et il y a cent roupies pour sa tête… Bien, bien, nous fermerons les yeux sur la négligence avec laquelle tu as laissé le troupeau s'échapper ; et peut-être te donnerai-je une des roupies de la récompense quand j'aurai porté la peau à Khanhiwara.

 

Il fouilla dans son pagne, en tira une pierre à fusil et un briquet, et se baissa pour brûler les moustaches de Shere Khan. La plupart des chasseurs indigènes ont coutume de brûler les moustaches du tigre pour empêcher son fantôme de les hanter.

 

— Hum, dit Mowgli comme à lui-même, tout en rabattant la peau d'une des pattes. Ainsi, tu emporteras la peau à Khanhiwara pour avoir la récompense et tu me donneras peut-être une roupie ? Eh bien ! j'ai dans l'idée de garder la peau pour mon compte. Hé, vieil homme, à bas le feu !

 

— Quelle est cette façon de parler au chef des chasseurs du village ? Ta chance et la stupidité de tes buffles t'ont aidé à tuer ce gibier. Le tigre venait de manger : sans quoi, il serait maintenant à vingt milles. Tu ne peux même pas l'écorcher proprement, petit mendiant, et il faut que ce soit moi, Buldeo, qui me laisse dire : « Ne brûle pas ses moustaches ! » Je ne te donnerai pas un anna de la récompense, mais une bonne correction, et voilà tout. Laisse cette carcasse !

 

— Par le taureau qui me racheta ! dit Mowgli en attaquant l'épaule, dois-je rester tout l'après-midi à bavarder avec ce vieux singe ? Ici, Akela ! cet homme-là m'assomme !

 

Buldeo, encore penché sur la tête de Shere Khan, se trouva soudain aplati dans l'herbe, un loup gris sur les reins, tandis que Mowgli continuait à écorcher, comme s'il n'y avait eu que lui dans toute l'Inde.

 

— Ou-ui, dit-il entre ses dents. Tu as raison après tout, Buldeo : tu ne me donneras jamais un anna de la récompense !… Il y a une vieille querelle entre ce tigre boiteux et moi… une très vieille querelle… et j'ai gagné !

 

Pour rendre justice à Buldeo, s'il avait eu dix ans de moins et qu'il eût rencontré Akela dans les bois, il aurait couru la chance d'une bataille ; mais un loup qui obéissait aux ordres d'un enfant, d'un enfant qui lui-même avait des difficultés personnelles avec des tigres mangeurs d'hommes, n'était pas un animal ordinaire. C'était de la sorcellerie, de la magie, et de la pire espèce, pensait Buldeo ; et il se demandait si l'amulette qu'il avait au cou suffirait à le protéger. Il restait là sans bouger d'une ligne, s'attendant, chaque minute, à voir Mowgli lui-même se changer en tigre.

 

— Maharadjah ! Grand roi ! murmura-t-il enfin d'un ton déconfit.

 

— Eh bien ? fit Mowgli, sans tourner la tête et en ricanant.

 

— Je suis un vieil homme. Je ne savais pas que tu fusses rien de plus qu'un petit berger. Puis-je me lever et partir, ou bien ton serviteur va-t-il me mettre en pièces ?

 

— Va, et la paix avec toi !… Seulement, une autre fois, ne te mêle pas de mon gibier… Lâche-le, Akela.

 

Buldeo s'en alla clopin-clopant vers le village, aussi vite qu'il pouvait, regardant par-dessus son épaule pour le cas où Mowgli se serait métamorphosé en quelque chose de terrible. À peine arrivé, il raconta une histoire de magie, d'enchantement et de sortilège, qui fit faire au prêtre une mine très grave.

 

Mowgli continua sa besogne, mais le jour tombait que les loups et lui n'avaient pas séparé complètement du corps la grande et rutilante fourrure.

 

— Maintenant, il nous faut cacher ceci et rentrer les buffles. Aide-moi à les rassembler, Akela.

 

Le troupeau rallié s'ébranla dans le brouillard du crépuscule. En approchant du village, Mowgli vit des lumières, il entendit souffler et sonner les conques et les cloches. La moitié du village semblait l'attendre à la barrière.

 

— C'est parce que j'ai tué Shere Khan ! se dit-il.

 

Mais une grêle de pierres siffla à ses oreilles, et les villageois crièrent :

 

— Sorcier ! Fils de loup ! Démon de la Jungle ! Va-t'en ! Va-t'en bien vite, ou le prêtre te rendra ta forme de loup. Tire, Buldeo, tire !

 

Le vieux mousquet partit avec un grand bruit et un jeune buffle poussa un gémissement de douleur.

 

— Encore de la sorcellerie ! crièrent les villageois. Il peut faire dévier les balles… Buldeo, c'est justement ton buffle.

 

— Qu'est ceci maintenant ? demanda Mowgli stupéfait, tandis que les pierres s'abattaient dru autour de lui.

 

— Ils sont assez pareils à ceux du Clan, tes frères d'ici ! dit Akela, en s'asseyant avec calme. Il me paraît que si les balles veulent dire quelque chose, on a envie de te chasser.

 

— Loup ! Petit de Loup ! Va-t'en ! cria le prêtre en agitant un brin de la plante sacrée appelée tulsi.

 

— Encore ? L'autre fois, c'était parce que j'étais un homme. Cette fois, c'est parce que je suis un loup. Allons-nous-en, Akela.

 

Une femme — c'était Messua — courut vers le troupeau et pleura :

 

— Oh ! mon fils, mon fils ! Ils disent que tu es un sorcier qui peut se changer en bête à volonté. Je ne le crois pas, mais va-t'en, ou ils vont te tuer. Buldeo raconte que tu es un magicien, mais moi je sais que tu as vengé la mort de Nathoo.

 

— Reviens, Messua ! cria la foule. Reviens, ou l'on va te lapider !

 

Mowgli se mit à rire, d'un vilain petit rire sec, une pierre venait de l'atteindre à la bouche :

 

— Rentre vite, Messua. C'est une de ces fables ridicules qu'ils répètent sous le gros arbre, à la tombée de la nuit. Au moins, j'aurai payé la vie de ton fils. Adieu, et dépêche-toi, car je vais leur renvoyer le troupeau plus vite que n'arrivent leurs tessons. Je ne suis pas sorcier, Messua. Adieu !

 

— Maintenant, encore un effort, Akela ! cria-t-il. Fais rentrer le troupeau.

 

Les buffles n'avaient pas besoin d'être pressés pour regagner le village. Au premier hurlement d'Akela, ils chargèrent comme une trombe à travers la barrière, dispersant la foule de droite et de gauche.

 

— Faites votre compte, cria dédaigneusement Mowgli. J'en ai peut-être volé un. Comptez-les bien, car je ne serai plus jamais berger sur vos pâturages. Adieu, enfants des hommes, et remerciez Messua de ce que je ne vienne pas avec mes loups vous pourchasser dans votre rue !

 

Il fit demi-tour, et s'en fut en compagnie du Loup solitaire ; et, comme il regardait les étoiles, il se sentit heureux.

 

— J'en ai assez de dormir dans des trappes, Akela. Prenons la peau de Shere Khan et allons-nous-en… Non, nous ne ferons pas de mal au village, car Messua fut bonne pour moi.

 

Quand la lune se leva, inondant la plaine de sa clarté laiteuse, les villageois, terrifiés, virent passer au loin Mowgli, avec deux loups sur les talons et un fardeau sur la tête, à ce trot soutenu des loups qui dévorent les longs milles comme du feu. Alors, ils sonnèrent les cloches du temple et soufflèrent dans les conques de plus belle ; et Messua pleura, et Buldeo broda l'histoire de son aventure dans la Jungle, finissant par raconter que le loup se tenait debout sur ses jambes de derrière et parlait comme un homme.

 

La lune allait se coucher quand Mowgli et les deux loups arrivèrent à la colline du Conseil ; ils firent halte à la caverne de Mère Louve.

 

— On m'a chassé du Clan des hommes, mère ! héla Mowgli, mais je reviens avec la peau de Shere Khan : j'ai tenu parole.

 

Mère Louve sortit d'un pas raide, ses petits derrière elle, et ses yeux s'allumèrent lorsqu'elle aperçut la peau.

 

— Je le lui ai dit, le jour où il fourra sa tête et ses épaules dans cette caverne, réclamant ta vie. Petite Grenouille…, je le lui ai dit, que le chasseur serait chassé. C'est bien fait.

 

— Bien fait, Petit Frère ! dit une voix profonde qui venait du fourré. Nous étions seuls, dans la Jungle, sans toi.

 

Et Bagheera vint en courant jusqu'aux pieds nus de Mowgli. Ils escaladèrent ensemble le Rocher du Conseil. Mowgli étendit la peau sur la pierre plate où Akela avait coutume de s'asseoir, et la fixa au moyen de quatre éclats de bambou ; puis Akela se coucha dessus, et lança le vieil appel au Conseil :

« Regardez, regardez bien, ô loups ! » exactement comme il l'avait lancé quand Mowgli fut apporté là pour la première fois.

 

Depuis la déposition d'Akela, le Clan était resté sans chef, menant chasse et bataille à son gré. Mais tous, par habitude, répondirent à l'appel : et quelques-uns boitaient pour être tombés dans des pièges, et d'autres traînaient une patte fracassée par un coup de feu, d'autres encore étaient galeux pour avoir mangé des nourritures immondes, et beaucoup manquaient. Mais ceux qui restaient vinrent au Rocher du Conseil, et là, ils virent la peau zébrée de Shere Khan étendue sur la pierre, et les énormes griffes qui pendaient au bout des pattes vidées.

 

— Regardez bien, ô loups ! Ai-je tenu parole ? dit Mowgli.

 

Et les loups aboyèrent : Oui. Et l'un d'eux, tout déchiré de blessures, hurla :

 

— Ô Akela ! conduis-nous de nouveau. Ô Toi, Petit d'Homme ! conduis-nous aussi : nous en avons assez de vivre sans lois, et nous voulons redevenir le Peuple Libre.

 

— Non, ronronna Bagheera, cela ne se peut pas. Et si, repus, la folie va vous reprendre ? Ce n'est pas pour rien que vous êtes appelés le Peuple Libre. Vous avez lutté pour la liberté, elle vous appartient. Mangez-la, ô loups !

 

— Le Clan des hommes et le Clan des loups m'ont repoussé, dit Mowgli. Maintenant, je chasserai seul dans la Jungle.

 

— Et nous chasserons avec toi ! dirent les quatre louveteaux.

 

Mowgli s'en alla et, dès ce jour, il chassa dans la jungle avec les quatre petits. Mais il ne fut pas toujours seul, car, au bout de quelques années, il devint homme et se maria.

 

Mais c'est là une histoire pour les grandes personnes.

 

* * *

 

La chanson de Mowgli

 

Telle qu'il la chanta au Rocher du Conseil lorsqu'il dansa sur la peau de Shere Khan.

 

C'est la chanson de Mowgli. — Moi, Mowgli, je chante. Que la Jungle écoute quelles choses j'ai faites :

Shere Khan dit qu'il tuerait — qu'il tuerait ! Que près des portes, au crépuscule, il tuerait Mowgli la Grenouille !

Il mangea, il but. Bois bien, Shere Khan, quand boiras-tu encore ? Dors et rêve à ta proie.

Je suis seul dans les pâturages. Viens, Frère Gris ! Et toi. Solitaire, viens, nous chassons la grosse bête ce soir.

Rassemblez les grands taureaux buffles, les taureaux à la peau bleue, aux yeux furieux. Menez-les ça-et-là selon que je l'ordonne.

Dors-tu encore, Shere Khan ? Debout, oh ! debout. Voici que je viens et les taureaux derrière moi !

Rama, le roi des buffles, frappa du pied. Eaux de la Waingunga, où Shere Khan s'en est-il allé ?

Il n'est point Sahi pour creuser des trous, ni Mor le Paon pour voler. Il n'est point Mang, la Chauve-Souris, pour se suspendre aux branches. Petits bambous qui craquez, dites où il a fui !

Ow ! il est là. Ahoo ! il est là. Sous les pieds de Rama gît le boiteux. Lève-toi, Shere Khan. Lève-toi et tue ! Voici du gibier ; brise le cou des taureaux !

Chut ! il dort. Nous ne l'éveillerons pas, car sa force est très grande. Les vautours sont descendus pour la voir. Les fourmis noires sont montées pour la connaître. Il se tient grande assemblée en son honneur.

Alala ! Je n'ai rien pour me vêtir. Les vautours verront que je suis nu. J'ai honte devant tous ces gens.

Prête-moi ta robe, Shere Khan. Prête-moi ta gaie robe rayée, que je puisse aller au Rocher du Conseil.

Par le taureau qui m'a payé, j'avais fait une promesse — une petite promesse. Il ne manque que ta robe pour que je tienne parole.

Couteau en main — le couteau dont se servent les hommes — avec le couteau du chasseur je me baisserai pour prendre mon dû.

Eaux de la Waingunga, soyez témoin que Shere Khan me donne sa robe, car il m'aime. Tire, Frère Gris ! Tire, Akela ! Lourde est la peau de Shere Khan.

Le Clan des Hommes est irrité. Ils jettent des pierres et parlent comme des enfants. Ma bouche saigne. Laissez-moi partir.

À travers la nuit, la chaude nuit, courez vite avec moi, mes frères. Nous quitterons les lumières du village, nous irons vers la lune basse.

Eaux de la Waingunga, le Clan des Hommes m'a chassé. Je ne leur ai point fait de mal, mais ils avaient peur de moi. Pourquoi ?

Clan des Loups, vous m'avez chassé aussi. La Jungle m'est fermée, les portes du village aussi. Pourquoi ?

De même que Mang vole entre les bêtes et les oiseaux, de même je vole entre le village et la Jungle. Pourquoi ?

Je danse sur la peau de Shere Khan, mais mon cœur est très lourd. Les pierres du village ont frappé ma bouche et l'ont meurtrie. Mais mon cœur est très léger, car je suis revenu à la Jungle. Pourquoi ?

Ces deux choses se combattent en moi comme les serpents luttent au printemps. L'eau tombe de mes yeux et, pourtant, je ris. Pourquoi ?

Je suis deux Mowglis, mais la peau de Shere Khan est sous mes pieds. Toute la Jungle sait que j'ai tué Shere Khan. Regardez, regardez bien, ô Loups !

Ahae ! Mon cœur est lourd de choses que je ne comprends pas.

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[1] Papayes.

 

 

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Juillet 2004

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1 janvier 2010

Guy de Maupassant, poésie

 Maupass re-1 copie

 

Guy de Maupassant

 

(1850-1893)

 

DES VERS

(1880)

 

 

 

Document source à l’origine de cette publication sur http://maupassant.free.fr

 

 

LE MUR[1]

 

Les fenêtres étaient ouvertes. Le salon

Illuminé jetait des lueurs d'incendies,

Et de grandes clartés couraient sur le gazon.

Le parc, là-bas, semblait répondre aux mélodies

De l'orchestre, et faisait une rumeur au loin.

Tout chargé des senteurs des feuilles et du foin,

L'air tiède de la nuit, comme une molle haleine,

S'en venait caresser les épaules, mêlant

Les émanations des bois et de la plaine

À celles de la chair parfumée, et troublant

D'une oscillation la flamme des bougies.

On respirait les fleurs des champs et des cheveux.

Quelquefois, traversant les ombres élargies,

Un souffle froid, tombé du ciel criblé de feux,

Apportait jusqu'à nous comme une odeur d'étoiles.

 

Les femmes regardaient, assises mollement,

Muettes, l'œil noyé, de moment en moment

Les rideaux se gonfler ainsi que font des voiles,

Et rêvaient d'un départ à travers ce ciel d'or,

Par ce grand océan d'astres. Une tendresse

Douce les oppressait, comme un besoin plus fort

D'aimer, de dire, avec une voix qui caresse,

Tous ces vagues secrets qu'un cœur peut enfermer.

La musique chantait et semblait parfumée ;

La nuit embaumant l'air en paraissait rythmée,

Et l'on croyait entendre au loin les cerfs bramer.

Mais un frisson passa parmi les robes blanches ;

Chacun quitta sa place et l'orchestre se tut,

Car derrière un bois noir, sur un coteau pointu,

On voyait s'élever, comme un feu dans les branches,

La lune énorme et rouge à travers les sapins.

Et puis elle surgit au faîte, toute ronde,

Et monta, solitaire, au fond des cieux lointains,

Comme une face pâle errant autour du monde.

 

Chacun se dispersa par les chemins ombreux

Où, sur le sable blond, ainsi qu'une eau dormante,

La lune clairsemait sa lumière charmante.

La nuit douce rendait les hommes amoureux,

Au fond de leurs regards allumant une flamme.

Et les femmes allaient, graves, le front penché,

Ayant toutes un peu de clair de lune à l'âme.

Les brises charriaient des langueurs de péché.

 

J'errais, et sans savoir pourquoi, le cœur en fête.

Un petit rire aigu me fit tourner la tête,

Et j'aperçus soudain la dame que j'aimais,

Hélas ! d'une façon discrète, car jamais

Elle n'avait cessé d'être à mes vœux rebelle :

« Votre bras, et faisons un tour de parc », dit-elle.

Elle était gaie et folle et se moquait de tout,

Prétendait que la lune avait l'air d'une veuve :

« Le chemin est trop long pour aller jusqu'au bout,

Car j'ai des souliers fins et ma toilette est neuve ;

Retournons. » Je lui pris le bras et l'entraînai.

Alors elle courut, vagabonde et fantasque,

Et le vent de sa robe, au hasard promené,

Troublait l'air endormi d'un souffle de bourrasque.

Puis elle s'arrêta, soufflant ; et doucement

Nous marchâmes sans bruit tout le long d'une allée.

Des voix basses parlaient dans la nuit, tendrement,

Et, parmi les rumeurs dont l'ombre était peuplée,

On distinguait parfois comme un son de baiser.

Alors elle jetait au ciel une roulade !

Vite tout se taisait. On entendait passer

Une fuite rapide ; et quelque amant maussade

Et resté seul pestait contre les indiscrets.

 

Un rossignol chantait dans un arbre, tout près,

Et dans la plaine, au loin, répondait une caille.

 

Soudain, blessant les yeux par son reflet brutal,

Se dressa, toute blanche, une haute muraille,

Ainsi que dans un conte un palais de métal.

Elle semblait guetter de loin notre passage.

« La lumière est propice à qui veut rester sage,

Me dit-elle. Les bois sont trop sombres, la nuit.

Asseyons-nous un peu devant ce mur qui luit. »

Elle s'assit, riant de me voir la maudire.

Au fond du ciel, la lune aussi me sembla rire !

Et toutes deux d'accord, je ne sais trop pourquoi,

Paraissaient s'apprêter à se moquer de moi.

 

Donc, nous étions assis devant le grand mur blême ;

Et moi, je n'osais pas lui dire : « Je vous aime ! »

Mais comme j'étouffais, je lui pris les deux mains.

Elle eut un pli léger de sa lèvre coquette

Et me laissa venir comme un chasseur qui guette.

 

Des robes, qui passaient au fond des noirs chemins,

Mettaient parfois dans l'ombre une blancheur douteuse.

 

La lune nous couvrait de ses rayons pâlis

Et, nous enveloppant de sa clarté laiteuse,

Faisait fondre nos cœurs à sa vue amollis.

Elle glissait très haut, très placide et très lente,

Et pénétrait nos chairs d'une langueur troublante.

 

J'épiais ma compagne, et je sentais grandir

Dans mon être crispé, dans mes sens, dans mon âme,

Cet étrange tourment où nous jette une femme

Lorsque fermente en nous la fièvre du désir !

Lorsqu'on a, chaque nuit, dans le trouble du rêve,

Le baiser qui consent, le « oui » d'un œil fermé,

L'adorable inconnu des robes qu'on soulève,

Le corps qui s'abandonne, immobile et pâmé,

Et qu'en réalité la dame ne nous laisse

Que l'espoir de surprendre un moment de faiblesse !

 

Ma gorge était aride ; et des frissons ardents

Me vinrent, qui faisaient s'entrechoquer mes dents,

Une fureur d'esclave en révolte, et la joie

De ma force pouvant saisir, comme une proie,

Cette femme orgueilleuse et calme, dont soudain

Je ferais sangloter le tranquille dédain !

 

Elle riait, moqueuse, effrontément jolie ;

Son haleine faisait une fine vapeur

Dont j'avais soif. Mon cœur bondit ; une folie

Me prit. Je la saisis en mes bras. Elle eut peur,

Se leva. J'enlaçai sa taille avec colère,

Et je baisai, ployant sous moi son corps nerveux,

Son œil, son front, sa bouche humide et ses cheveux !

 

La lune, triomphant, brillait de gaieté claire.

 

Déjà je la prenais, impétueux et fort,

Quand je fus repoussé par un suprême effort.

Alors recommença notre lutte éperdue

Près du mur qui semblait une toile tendue.

Or, dans un brusque élan nous étant retournés,

Nous vîmes un spectacle étonnant et comique.

Traçant dans la clarté deux corps désordonnés,

Nos ombres agitaient une étrange mimique,

S'attirant, s'éloignant, s'étreignant tour à tour.

Elles semblaient jouer quelque bouffonnerie,

Avec des gestes fous de pantins en furie,

Esquissant drôlement la charge de l'Amour.

Elles se tortillaient farces ou convulsives,

Se heurtaient de la tête ainsi que des béliers ;

Puis, redressant soudain leurs tailles excessives,

Restaient fixes, debout comme deux grands piliers.

Quelquefois, déployant quatre bras gigantesques,

Elles se repoussaient, noires sur le mur blanc,

Et, prises tout à coup de tendresses grotesques,

Paraissaient se pâmer dans un baiser brûlant.

 

La chose étant très gaie et très inattendue,

Elle se mit à rire. – Et comment se fâcher,

Se débattre et défendre aux lèvres d'approcher

Lorsqu'on rit ? Un instant de gravité perdue

Plus qu'un cœur embrasé peut sauver un amant !

 

Le rossignol chantait dans son arbre. La lune

Du fond du ciel serein recherchait vainement

Nos deux ombres au mur et n'en voyait plus qu'une.

 

UN COUP DE SOLEIL[2]

 

C'était au mois de juin. Tout paraissait en fête.

La foule circulait bruyante et sans souci.

Je ne sais trop pourquoi j'étais heureux aussi ;

Ce bruit, comme une ivresse, avait troublé ma tête.

Le soleil excitait les puissances du corps,

Il entrait tout entier jusqu'au fond de mon être,

Et je sentais en moi bouillonner ces transports

Que le premier soleil au cœur d'Adam fit naître.

Une femme passait ; elle me regarda.

Je ne sais pas quel feu son œil sur moi darda,

De quel emportement mon âme fut saisie,

Mais il me vint soudain comme une frénésie

De me jeter sur elle, un désir furieux

De l'étreindre en mes bras et de baiser sa bouche !

Un nuage de sang, rouge, couvrit mes yeux,

Et je crus la presser dans un baiser farouche.

Je la serrais, je la ployais, la renversant.

Puis, l'enlevant soudain par un effort puissant,

Je rejetais du pied la terre, et dans l'espace

Ruisselant de soleil, d'un bond, je l'emportais.

Nous allions par le ciel, corps à corps, face à face.

Et moi, toujours, vers l'astre embrasé je montais,

La pressant sur mon sein d'une étreinte si forte

Que dans mes bras crispés je vis qu'elle était morte…

 

TERREUR[3]

 

Ce soir-là j'avais lu fort longtemps quelque auteur.

Il était bien minuit, et tout à coup j'eus peur.

Peur de quoi ? je ne sais, mais une peur horrible.

Je compris, haletant et frissonnant d'effroi,

Qu'il allait se passer une chose terrible…

Alors il me sembla sentir derrière moi

Quelqu'un qui se tenait debout, dont la figure

Riait d'un rire atroce, immobile et nerveux :

Et je n'entendais rien, cependant. Ô torture !

De sentir qu’il se baisse à toucher mes cheveux,

Qu’il est prêt à poser sa main sur mon épaule,

Et que je vais mourir si cette main me frôle!…

Il se penchait toujours vers moi, toujours plus près ;

Et moi, pour mon salut éternel, je n'aurais

Ni fait un mouvement ni détourné la tête…

Ainsi que des oiseaux battus par la tempête,

Mes pensers tournoyaient comme affolés d'horreur.

Une sueur de mort me glaçait chaque membre,

Et je n'entendais pas d'autre bruit dans ma chambre

Que celui de mes dents qui claquaient de terreur.

 

Un craquement se fit soudain ; fou d'épouvante,

Ayant poussé le plus terrible hurlement

Qui soit jamais sorti de poitrine vivante,

Je tombai sur le dos, roide et sans mouvement

 

UNE CONQUÊTE

 

Un jeune homme marchait le long du boulevard

Et sans songer à rien, il allait seul et vite,

N'effleurant même pas de son vague regard

Ces filles dont le rire en passant vous invite.

 

Mais un parfum si doux le frappa tout à coup

Qu'il releva les yeux. Une femme divine

Passait. À parler franc, il ne vit que son cou ;

Il était souple et rond sur une taille fine.

 

Il la suivit – pourquoi ? – Pour rien ; ainsi qu'on suit

Un joli pied cambré qui trottine et qui fuit,

Un bout de jupon blanc qui passe et se trémousse.

On suit ; c'est un instinct d'amour qui nous y pousse.

 

Il cherchait son histoire en regardant ses bas.

Élégante ? Beaucoup le sont. – La destinée

L'avait-elle fait naître en haut ou bien en bas ?

Pauvre mais déshonnête, ou sage et fortunée ?

 

Mais, comme elle entendait un pas suivre le sien,

Elle se retourna. C'était une merveille.

Il sentit en son cœur naître comme un lien

Et voulut lui parler, sachant bien que l'oreille

 

Est le chemin de l'âme. Ils furent séparés

Par un attroupement au détour d'une rue.

Lorsqu'il eut bien maudit les badauds désœuvrés

Et qu'il chercha sa dame, elle était disparue.

 

Il ressentit d'abord un véritable ennui,

Puis, comme une âme en peine, erra de place en place,

Se rafraîchit le front aux fontaines Wallace,

Et rentra se coucher fort avant dans la nuit.

 

Vous direz qu'il avait l'âme trop ingénue ;

Si l'on ne rêvait point, que ferait-on souvent ?

Mais n'est-il pas charmant, lorsque gémit le vent,

De rêver, près du feu, d'une belle inconnue ?

 

De ce moment si court, huit jours il fut heureux.

Autour de lui dansait l'essaim brillant des songes

Qui sans cesse éveillait en son cœur amoureux

Les pensers les plus doux et les plus doux mensonges.

 

Ses rêves étaient sots à dormir tout debout ;

Il bâtissait sans fin de grandes aventures.

Lorsque l'âme est naïve et qu'un sang jeune bout,

Notre espoir se nourrit aux folles impostures.

 

Il la suivait alors aux pays étrangers ;

Ensemble ils visitaient les plaines de l'Hellade

Et comme un chevalier d'une ancienne ballade

Il l'arrachait toujours à d'étranges dangers.

 

Parfois au flanc des monts, au bord d'un précipice,

Ils allaient échangeant de doux propos d'amour ;

Souvent même il savait saisir l'instant propice

Pour ravir un baiser qu'on lui rendait toujours.

 

Puis, les mains dans les mains, et penchés aux portières

D'une chaise de poste emportée au galop,

Ils restaient là songeurs durant des nuits entières,

Car la lune brillait et se mirait dans l'eau.

 

Tantôt il la voyait, rêveuse châtelaine,

Aux balustres sculptés des gothiques balcons ;

Tantôt folle et légère et suivant par la plaine

Le lévrier rapide ou le vol des faucons.

 

Page, il avait l'esprit de se faire aimer d'elle ;

La dame au vieux baron était vite infidèle.

Il la suivait partout, et dans les grands bois sourds

Avec sa châtelaine il s'égarait toujours.

 

Pendant huit jours entiers il rêva de la sorte,

À ses meilleurs amis il défendait sa porte ;

Ne recevait personne, et quelquefois, le soir,

Sur un vieux banc désert, seul, il allait s'asseoir.

 

Un matin, il était encore de bonne heure,

Il s'éveillait, bâillant et se frottant les yeux ;

Une troupe d'amis envahit sa demeure

Parlant tous à la fois, avec des cris joyeux.

 

Le plan du jour était d'aller à la campagne,

D'essayer un canot et d'errer dans les bois,

De scandaliser fort les honnêtes bourgeois,

Et de dîner sur l'herbe avec glace et champagne.

 

Il répondit d'abord, plein d'un parfait dédain,

Que leur fête pour lui n'était guère attrayante ;

Mais quand il vit partir la cohorte bruyante,

Et qu'il se trouva seul, il réfléchit soudain

 

Qu'on est bien pour songer sur les berges fleuries ;

Et que l'eau qui s'écoule et fuit en murmurant

Soulève mollement les tristes rêveries

Comme des rameaux morts qu'emporte le courant ;

 

Et que c'est une ivresse entraînante et profonde

De courir au hasard et boire à pleins poumons

Le grand air libre et pur qui va des prés aux monts,

L'âpre senteur des foins et la fraîcheur de l'onde ;

 

Que la rive murmure et fait un bruit charmant,

Qu'aux chansons des rameurs les peines sont bercées,

Et que l'esprit s'égare et flotte doucement,

Comme au courant du fleuve, au courant des pensées.

 

Alors il appela son groom, sauta du lit,

S'habilla, déjeuna, se rendit à la gare,

Partit tranquillement en fumant un cigare,

Et retrouva bientôt tout son monde à Marly.

 

Des larmes de la nuit la plaine était humide ;

Une brume légère au loin flottait encor ;

Les gais oiseaux chantaient ; et le beau soleil d'or

Jetait mainte étincelle à l'eau fraîche et limpide.

 

Lorsque la sève monte et que le bois verdit,

Que de tous les côtés la grande vie éclate,

Quand au soleil levant tout chante et resplendit,

Le corps est plein de joie et l'âme se dilate.

 

Il est vrai qu'il avait noblement déjeuné,

Quelques vapeurs de vin lui montaient à la tête ;

L'air des champs pour finir lui mit le cœur en fête,

Quand au courant du fleuve il se vit entraîné.

 

Le canot lentement allait à la dérive ;

Un vent léger faisait murmurer les roseaux,

Peuple frêle et chantant qui grandit sur la rive

Et qui puise son âme au sein calme des eaux.

 

Vint le tour des rameurs, et, suivant la coutume,

Leur chant rythmé frappa l'écho des environs ;

Et, conduits par la voix, dans l'eau blanche d'écume

De moment en moment tombaient les avirons.

 

Enfin, comme on songeait à gagner la cuisine,

D'autres canots soudain passèrent auprès d'eux ;

Un rire aigu partit d'une barque voisine

Et s'en vint droit au cœur frapper mon amoureux.

 

Elle ! dans une barque ! Étendue à l'arrière,

Elle tenait la barre et passait en chantant !

Il resta consterné, pâle et le cœur battant,

Pendant que sa Beauté fuyait sur la rivière.

 

Il était triste encore à l'heure du dîner !

On s'arrêta devant une petite auberge,

Dans un jardin charmant par des vignes borné,

Ombragé de tilleuls, et qui longeait la berge.

 

Mais d'autres canotiers étaient déjà venus ;

Ils lançaient des jurons d'une voix formidable,

Et, faisant un grand bruit, ils préparaient la table

Qu'ils soulevaient parfois de leurs bras forts et nus.

 

Elle était avec eux et buvait une absinthe !

Il demeura muet. La drôlesse sourit,

L'appela. – Lui restait stupide. – Elle reprit :

« Çà, tu me prenais donc, nigaud, pour une Sainte ? »

 

Or il s'approcha d'elle en tremblant ; il dîna

À ses côtés, et même au dessert s'étonna

De l'avoir pu rêver d'une haute famille,

Car elle était charmante, et gaie, et bonne fille.

 

Elle disait : « Mon singe », et « mon rat », et « mon chat »,

Lui donnait à manger au bout de sa fourchette.

Ils partirent, le soir, tous les deux en cachette,

Et l'on ne sut jamais dans quel lit il coucha !

 

Poète au cœur naïf il cherchait une perle ;

Trouvant un bijou faux, il le prit et fit bien.

J'approuve le bon sens de cet adage ancien :

« Quand on n'a pas de grive, il faut manger un merle. »

 

NUIT DE NEIGE[4]

 

La grande plaine est blanche, immobile et sans voix.

Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte.

Mais on entend parfois, comme une morne plainte,

Quelque chien sans abri qui hurle au coin d'un bois.

 

Plus de chansons dans l'air, sous nos pieds plus de chaumes.

L'hiver s'est abattu sur toute floraison ;

Des arbres dépouillés dressent à l'horizon

Leurs squelettes blanchis ainsi que des fantômes.

 

La lune est large et pâle et semble se hâter.

On dirait qu'elle a froid dans le grand ciel austère.

De son morne regard elle parcourt la terre,

Et, voyant tout désert, s'empresse à nous quitter.

 

Et froids tombent sur nous les rayons qu'elle darde,

Fantastiques lueurs qu'elle s'en va semant ;

Et la neige s'éclaire au loin, sinistrement,

Aux étranges reflets de la clarté blafarde.

 

Oh ! la terrible nuit pour les petits oiseaux !

Un vent glacé frissonne et court par les allées ;

Eux, n'ayant plus l'asile ombragé des berceaux,

Ne peuvent pas dormir sur leurs pattes gelées.

 

Dans les grands arbres nus que couvre le verglas

Ils sont là, tout tremblants, sans rien qui les protège ;

De leur œil inquiet ils regardent la neige,

Attendant jusqu'au jour la nuit qui ne vient pas.

 

ENVOI D'AMOUR DANS LE JARDIN DES TUILERIES

 

Accours, petit enfant dont j'adore la mère

Qui pour te voir jouer sur ce banc vient s'asseoir,

Pâle, avec les cheveux qu'on rêve à sa Chimère

Et qu'on dirait blondis aux étoiles du soir.

Viens là, petit enfant, donne ta lèvre rose,

Donne tes grands yeux bleus et tes cheveux frisés ;

Je leur ferai porter un fardeau de baisers,

Afin que, retourné près d'Elle à la nuit close,

Quand tes bras sur son cou viendront se refermer,

Elle trouve à ta lèvre et sur ta chevelure

Quelque chose d'ardent ainsi qu'une brûlure !

Quelque chose de doux comme un besoin d'aimer !

Alors elle dira, frissonnante et troublée

Par cet appel d'amour dont son cœur se défend,

Prenant tous mes baisers sur ta tête bouclée :

« Qu'est-ce que je sens donc au front de mon enfant ? »

 

AU BORD DE L'EAU[5]

 

I

 

Un lourd soleil tombait d'aplomb sur le lavoir ;

Les canards engourdis s'endormaient dans la vase,

Et l'air brûlait si fort qu'on s'attendait à voir

Les arbres s'enflammer du sommet à la base.

J'étais couché sur l'herbe auprès du vieux bateau

Où des femmes lavaient leur linge. Des eaux grasses,

Des bulles de savon qui se crevaient bientôt

S'en allaient au courant, laissant de longues traces.

Et je m'assoupissais lorsque je vis venir,

Sous la grande lumière et la chaleur torride,

Une fille marchant d'un pas ferme et rapide,

Avec ses bras levés en l'air, pour maintenir

Un fort paquet de linge au-dessus de sa tête.

La hanche large avec la taille mince, faite

Ainsi qu'une Vénus de marbre, elle avançait

Très droite, et sur ses reins, un peu, se balançait.

Je la suivis, prenant l'étroite passerelle

Jusqu'au seuil du lavoir, où j'entrai derrière elle.

 

Elle choisit sa place, et dans un baquet d'eau,

D'un geste souple et fort abattit son fardeau.

Elle avait tout au plus la toilette permise ;

Elle lavait son linge ; et chaque mouvement

Des bras et de la hanche accusait nettement,

Sous le jupon collant et la mince chemise,

Les rondeurs de la croupe et les rondeurs des seins.

Elle travaillait dur ; puis, quand elle était lasse,

Elle élevait les bras, et, superbe de grâce,

Tendait son corps flexible en renversant ses reins.

Mais le puissant soleil faisait craquer les planches ;

Le bateau s'entr'ouvrait comme pour respirer.

Les femmes haletaient ; on voyait sous leurs manches

La moiteur de leurs bras par place transpirer

Une rougeur montait à sa gorge sanguine.

Elle fixa sur moi son regard effronté,

Dégrafa sa chemise, et sa ronde poitrine

Surgit, double et luisante, en pleine liberté,

Écartée aux sommets et d'une ampleur solide.

Elle battait alors son linge, et chaque coup

Agitait par moment d'un soubresaut rapide

Les roses fleurs de chair qui se dressent au bout.

 

Un air chaud me frappait, comme un souffle de forge,

À chacun des soupirs qui soulevaient sa gorge.

Les coups de son battoir me tombaient sur le cœur !

Elle me regardait d'un air un peu moqueur ;

J'approchai, l'œil tendu sur sa poitrine humide

De gouttes d'eau, si blanche et tentante au baiser.

Elle eut pitié de moi, me voyant très timide,

M'aborda la première et se mit à causer.

Comme des sons perdus m'arrivaient ses paroles.

Je ne l'entendais pas, tant je la regardais.

Par sa robe entr'ouverte, au loin, je me perdais,

Devinant les dessous et brûlé d'ardeurs folles ;

Puis, comme elle partait, elle me dit tout bas

De me trouver le soir au bout de la prairie.

 

Tout ce qui m'emplissait s'éloigna sur ses pas ;

Mon passé disparut ainsi qu'une eau tarie !

Pourtant j'étais joyeux, car en moi j'entendais

Les ivresses chanter avec leur voix sonore.

Vers le ciel obscurci toujours je regardais,

Et la nuit qui tombait me semblait une aurore !

 

II

 

Elle était la première au lieu du rendez-vous.

J'accourus auprès d'elle et me mis à genoux,

Et promenant mes mains tout autour de sa taille

Je l'attirais. Mais elle, aussitôt, se leva

Et par les prés baignés de lune se sauva.

Enfin je l'atteignis, car dans une broussaille

Qu'elle ne voyait point son pied fut arrêté.

 

Alors, fermant mes bras sur sa hanche arrondie,

Auprès d'un arbre, au bord de l'eau, je l'emportai.

Elle, que j'avais vue impudique et hardie,

Était pâle et troublée et pleurait lentement,

Tandis que je sentais comme un enivrement

De force qui montait de sa faiblesse émue.

 

Quel est donc et d'où vient ce ferment qui remue

Les entrailles de l'homme à l'heure de l'amour ?

 

La lune illuminait les champs comme en plein jour.

Grouillant dans les roseaux, la bruyante peuplade

Des grenouilles faisaient un grand charivari ;

Une caille très loin jetait son double cri,

Et, comme préludant à quelque sérénade,

Des oiseaux réveillés commençaient leurs chansons.

Le vent me paraissait chargé d'amours lointaines,

Alourdi de baisers, plein des chaudes haleines

Que l'on entend venir avec de longs frissons,

Et qui passent roulant des ardeurs d'incendies.

Un rut puissant tombait des brises attiédies.

Et je pensai : « Combien, sous le ciel infini,

Par cette douce nuit d'été, combien nous sommes

Qu'une angoisse soulève et que l'instinct unit

Parmi les animaux comme parmi les hommes. »

Et moi j'aurais voulu, seul, être tous ceux-là !

 

Je pris et je baisai ses doigts ; elle trembla.

Ses mains fraîches sentaient une odeur de lavande

Et de thym, dont son linge était tout embaumé.

Sous ma bouche ses seins avaient un goût d'amande

Comme un laurier sauvage ou le lait parfumé

Qu'on boit dans la montagne aux mamelles des chèvres.

Elle se débattait ; mais je trouvai ses lèvres !

Ce fut un baiser long comme une éternité

Qui tendit nos deux corps dans l'immobilité.

Elle se renversa, râlant sous ma caresse ;

Sa poitrine oppressée et dure de tendresse,

Haletait fortement avec de longs sanglots ;

Sa joue était brûlante et ses yeux demi-clos ;

Et nos bouches, nos sens, nos soupirs se mêlèrent.

Puis, dans la nuit tranquille où la campagne dort,

Un cri d'amour monta, si terrible et si fort

Que des oiseaux dans l'ombre effarés s'envolèrent.

Les grenouilles, la caille, et les bruits et les voix

Se turent ; un silence énorme emplit l'espace.

Soudain, jetant aux vents sa lugubre menace,

Très loin derrière nous un chien hurla trois fois.

 

Mais quand le jour parut, comme elle était restée,

Elle s'enfuit. J'errai dans les champs au hasard.

La senteur de sa peau me hantait ; son regard

M'attachait comme une ancre au fond du cœur jetée.

Ainsi que deux forçats rivés aux mêmes fers,

Un lien nous tenait, l'affinité des chairs.

 

III

 

Pendant cinq mois entiers, chaque soir, sur la rive,

Plein d'un emportement qui jamais ne faiblit,

J'ai caressé sur l'herbe ainsi que dans un lit

Cette fille superbe, ignorante et lascive.

Et le matin, mordus encor du souvenir,

Quoique tout alanguis des baisers de la veille,

Dès l'heure où, dans la plaine, un chant d'oiseau s'éveille,

Nous trouvions que la nuit tardait bien à venir.

 

Quelquefois, oubliant que le jour dût éclore,

Nous nous laissions surprendre embrassés, par l'aurore.

Vite, nous revenions le long des clairs chemins,

Mes deux yeux dans ses yeux, ses deux mains dans mes mains.

Je voyais s'allumer des lueurs dans les haies,

Des troncs d'arbre soudain rougir comme des plaies,

Sans songer qu'un soleil se levait quelque part,

Et je croyais, sentant mon front baigné de flammes,

Que toutes ces clartés tombaient de son regard.

Elle allait au lavoir avec les autres femmes ;

Je la suivais, rempli d'attente et de désir.

La regarder sans fin était mon seul plaisir,

Et je restais debout dans la même posture,

Muré dans mon amour comme en une prison.

Les lignes de son corps fermaient mon horizon ;

Mon espoir se bornait aux nœuds de sa ceinture.

Je demeurais près d'elle, épiant le moment

Où quelque autre attirait la gaieté toujours prête ;

Je me penchais bien vite, elle tournait la tête,

Nos bouches se touchaient, puis fuyaient brusquement.

Parfois elle sortait en m'appelant d'un signe ;

J'allais la retrouver dans quelque champ de vigne

Ou sous quelque buisson qui nous cachait aux yeux.

Nous regardions s'aimer les bêtes accouplées,

Quatre ailes qui portaient deux papillons joyeux,

Un double insecte noir qui passait les allées.

Grave, elle ramassait ces petits amoureux

Et les baisait. Souvent des oiseaux sur nos têtes

Se becquetaient sans peur, et les couples des bêtes

Ne nous redoutaient point, car nous faisions comme eux.

 

Puis le cœur tout plein d'elle, à cette heure tardive

Où j'attendais, guettant les détours de la rive,

Quand elle apparaissait sous les hauts peupliers,

Le désir allumé dans sa prunelle brune,

Sa jupe balayant tous les rayons de Lune

Couchés entre chaque arbre au travers des sentiers,

Je songeais à l'amour de ces filles bibliques,

Si belles qu'en ces temps lointains on a pu voir,

Éperdus et suivant leurs formes impudiques,

Des anges qui passaient dans les ombres du soir.

 

IV

 

Un jour que le patron dormait devant la porte,

Vers midi, le lavoir se trouva dépeuplé.

Le sol brûlant fumait comme un bœuf essoufflé

Qui peine en plein soleil ; mais je trouvais moins forte

Cette chaleur du ciel que celle de mes sens.

Aucun bruit ne venait que des lambeaux de chants

Et des rires d'ivrogne, au loin, sortant des bouges,

Puis la chute parfois de quelque goutte d'eau

Tombant on ne sait d'où, sueur du vieux bateau.

Or ses lèvres brillaient comme des charbons rouges

D'où jaillirent soudain des crises de baisers,

Ainsi que d'un brasier partent des étincelles,

Jusqu'à l'affaissement de nos deux corps brisés.

On n'entendait plus rien hormis les sauterelles,

Ce peuple du soleil aux éternels cris-cris

Crépitant comme un feu parmi les prés flétris.

Et nous nous regardions, étonnés, immobiles,

Si pâles tous les deux que nous nous faisions peur ;

Lisant aux traits creusés, noirs, sous nos yeux fébriles,

Que nous étions frappés de l'amour dont on meurt,

Et que par tous nos sens s'écoulait notre vie.

 

Nous nous sommes quittés en nous disant tout bas

Qu'au bord de l'eau, le soir, nous ne viendrions pas.

 

Mais, à l'heure ordinaire, une invincible envie

Me prit d'aller tout seul à l'arbre accoutumé

Rêver aux voluptés de ce corps tant aimé,

Promener mon esprit par toutes nos caresses,

Me coucher sur cette herbe et sur son souvenir.

 

Quand j'approchai, grisé des anciennes ivresses,

Elle était là, debout, me regardant venir.

 

Depuis lors, envahis par une fièvre étrange,

Nous hâtons sans répit cet amour qui nous mange

Bien que la mort nous gagne, un besoin plus puissant

Nous travaille et nous force à mêler notre sang.

Nos ardeurs ne sont point prudentes ni peureuses ;

L'effroi ne trouble pas nos regards embrasés ;

Nous mourons l'un par l'autre, et nos poitrines creuses

Changent nos jours futurs comme autant de baisers.

Nous ne parlons jamais. Auprès de cette femme

Il n'est qu'un cri d'amour, celui du cerf qui brame.

Ma peau garde sans fin le frisson de sa peau

Qui m'emplit d'un désir toujours âpre et nouveau,

Et si ma bouche a soif, ce n'est que de sa bouche !

Mon ardeur s'exaspère et ma force s'abat

Dans cet accouplement mortel comme un combat.

Le gazon est brûlé qui nous servait de couche,

Et désignant l'endroit du retour continu,

La marque de nos corps est entrée au sol nu.

 

Quelque matin, sous l'arbre où nous nous rencontrâmes,

On nous ramassera tous deux au bord de l'eau.

Nous serons rapportés au fond d'un lourd bateau,

Nous embrassant encore aux secousses des rames.

Puis, on nous jettera dans quelque trou caché,

Comme on fait aux gens morts en état de péché.

 

Mais alors, s'il est vrai que les ombres reviennent,

Nous reviendrons, le soir, sous les hauts peupliers,

Et les gens du pays, qui longtemps se souviennent,

En nous voyant passer, l'un à l'autre liés,

Diront, en se signant, et l'esprit en prière :

« Voilà le mort d'amour avec sa lavandière. »

 

LES OIES SAUVAGES

 

Tout est muet, l'oiseau ne jette plus ses cris.

La morne plaine est blanche au loin sous le ciel gris.

Seuls, les grands corbeaux noirs, qui vont cherchant leurs proies,

Fouillent du bec la neige et tachent sa pâleur.

 

Voilà qu'à l'horizon s'élève une clameur ;

Elle approche, elle vient, c'est la tribu des oies.

Ainsi qu'un trait lancé, toutes, le cou tendu,

Allant toujours plus vite, en leur vol éperdu,

Passent, fouettant le vent de leur aile sifflante.

 

Le guide qui conduit ces pèlerins des airs

Delà les océans, les bois et les déserts,

Comme pour exciter leur allure trop lente,

De moment en moment jette son cri perçant.

 

Comme un double ruban la caravane ondoie,

Bruit étrangement, et par le ciel déploie

Son grand triangle ailé qui va s'élargissant.

 

Mais leurs frères captifs répandus dans la plaine,

Engourdis par le froid, cheminent gravement.

Un enfant en haillons en sifflant les promène,

Comme de lourds vaisseaux balancés lentement.

Ils entendent le cri de la tribu qui passe,

Ils érigent leur tête ; et regardant s'enfuir

Les libres voyageurs au travers de l'espace,

Les captifs tout à coup se lèvent pour partir.

Ils agitent en vain leurs ailes impuissantes,

Et, dressés sur leurs pieds, sentent confusément,

À cet appel errant se lever grandissantes

La liberté première au fond du cœur dormant,

La fièvre de l'espace et des tièdes rivages.

Dans les champs pleins de neige ils courent effarés,

Et jetant par le ciel des cris désespérés

Ils répondent longtemps à leurs frères sauvages.

 

DÉCOUVERTE

 

J'étais enfant. J'aimais les grands combats,

Les Chevaliers et leur pesante armure,

Et tous les preux qui tombèrent là-bas

Pour racheter la Sainte Sépulture.

 

L'Anglais Richard faisait battre mon cœur

Et je l'aimais, quand après ses conquêtes

Il revenait, et que son bras vainqueur

Avait coupé tout un collier de têtes.

 

D'une Beauté je prenais les couleurs,

Une baguette était mon cimeterre ;

Puis je partais à la guerre des fleurs

Et des bourgeons dont je jonchais la terre.

 

Je possédais au vent libre des cieux

Un banc de mousse où s'élevait mon trône ;

Je méprisais les rois ambitieux,

Des rameaux verts j'avais fait ma couronne.

 

J'étais heureux et ravi. Mais un jour

Je vis venir une jeune compagne.

J'offris mon cœur, mon royaume et ma cour,

Et les châteaux que j'avais en Espagne.

 

Elle s'assit sous les marronniers verts ;

Or je crus voir, tant je la trouvais belle,

Dans ses yeux bleus comme un autre univers,

Et je restai tout songeur auprès d'elle.

 

Pourquoi laisser mon rêve et ma gaieté

En regardant cette fillette blonde ?

Pourquoi Colomb fut-il si tourmenté

Quand, dans la brume, il entrevit un monde.

 

L'OISELEUR

 

L'oiseleur Amour se promène

Lorsque les coteaux sont fleuris,

Fouillant les buissons et la plaine ;

Et chaque soir sa cage est pleine

Des petits oiseaux qu'il a pris.

 

Aussitôt que la nuit s'efface

Il vient, tend avec soin son fil,

Jette la glu de place en place,

Puis sème, pour cacher la trace,

Quelques brins d'avoine ou de mil.

 

Il s'embusque au coin d'une haie,

Se couche aux berges des ruisseaux,

Glisse en rampant sous la futaie,

De crainte que son pied n'effraie

Les rapides petits oiseaux.

 

Sous le muguet et la pervenche

L'enfant rusé cache ses rets,

Ou bien sous l'aubépine blanche

Où tombent, comme une avalanche,

Linots, pinsons, chardonnerets.

 

Parfois d'une souple baguette

D'osier vert ou de romarin

Il fait un piège, et puis il guette

Les petits oiseaux en goguette

Qui viennent becqueter son grain.

 

Étourdi, joyeux et rapide,

Bientôt approche un oiselet :

Il regarde d'un air candide,

S'enhardit, goûte au grain perfide,

Et se prend la patte au filet.

 

Et l'oiseleur Amour l'emmène

Loin des coteaux frais et fleuris,

Loin des buissons et de la plaine,

Et chaque soir sa cage est pleine

Des petits oiseaux qu'il a pris.

 

L'AÏEUL

 

L'aïeul mourait froid et rigide.

Il avait quatre-vingt-dix ans.

La blancheur de son front livide

Semblait blanche sur ses draps blancs.

Il entr'ouvrit son grand œil pâle,

Et puis il parla d'une voix

Lointaine et vague comme un râle,

Ou comme un souffle au fond des bois.

 

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

Aux clairs matins de grand soleil

L'arbre fermentait sous la sève,

Mon cœur battait d'un sang vermeil.

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

Comme la vie est douce et brève !

Je me souviens, je me souviens

Des jours passés, des jours anciens !

J'étais jeune ! je me souviens !

 

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

L'onde sent un frisson courir

À toute brise qui s'élève ;

Mon sein tremblait à tout désir.

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve,

Ce souffle ardent qui nous soulève ?

Je me souviens, je me souviens !

Force et jeunesse ! ô joyeux biens !

L'amour ! l'amour ! je me souviens !

 

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

Ma poitrine est pleine du bruit

Que font les vagues sur la grève,

Ma pensée hésite et me fuit.

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve

Que je commence ou que j'achève ?

Je me souviens, je me souviens !

On va m'étendre près des miens ;

La mort ! la mort ! je me souviens !

 

DÉSIRS

 

Le rêve pour les uns serait d'avoir des ailes,

De monter dans l'espace en poussant de grands cris,

De prendre entre leurs doigts les souples hirondelles,

Et de se perdre, au soir, dans les cieux assombris.

 

D'autres voudraient pouvoir écraser des poitrines

En refermant dessus leurs deux bras écartés ;

Et, sans ployer des reins, les prenant aux narines,

Arrêter d'un seul coup les chevaux emportés.

 

Moi, ce que j'aimerais, c'est la beauté charnelle :

Je voudrais être beau comme les anciens dieux,

Et qu'il restât aux cœurs une flamme éternelle

Au lointain souvenir de mon corps radieux.

 

Je voudrais que pour moi nulle ne restât sage,

Choisir l'une aujourd'hui, prendre l'autre demain ;

Car j'aimerais cueillir l'amour sur mon passage,

Comme on cueille des fruits en étendant la main.

 

Ils ont, en y mordant, des saveurs différentes ;

Ces arômes divers nous les rendent plus doux.

J'aimerais promener mes caresses errantes

Des fronts en cheveux noirs aux fronts en cheveux roux.

 

J'adorerais surtout les rencontres des rues,

Ces ardeurs de la chair que déchaîne un regard,

Les conquêtes d'une heure aussitôt disparues,

Les baisers échangés au seul gré du hasard.

 

Je voudrais au matin voir s'éveiller la brune

Qui vous tient étranglé dans l'étau de ses bras ;

Et, le soir, écouter le mot que dit tout bas

La blonde dont le front s'argente au clair de lune.

 

Puis, sans un trouble au cœur, sans un regret mordant,

Partir d'un pied léger vers une autre chimère.

– Il faut dans ces fruits-là ne mettre que la dent :

On trouverait au fond une saveur amère.

 

LA DERNIÈRE ESCAPADE[6]

 

I

 

Un grand château bien vieux aux murs très élevés.

Les marches du perron tremblent, et l'herbe pousse,

S'élançant longue et droite aux fentes des pavés

Que le temps a verdis d'une lèpre de mousse.

Sur les côtés deux tours. L'une, en chapeau pointu,

S'amincit dans les airs. L'autre est décapitée.

Sa tête fut, un soir, par le vent emportée ;

Mais un lierre, grimpé jusqu'au faîte abattu,

S'ébouriffe au-dessus comme une chevelure,

Tandis que, s'infiltrant dans le flanc de la tour,

L'eau du ciel, acharnée et creusant chaque jour,

L'entr'ouvrit jusqu'en bas d'une immense fêlure.

Un arbre, poussé là, grandit au creux des murs,

Laissant voir vaguement de vieux salons obscurs,

Chaque fenêtre est morne ainsi qu'un regard vide.

Tout ce lourd bâtiment caduc, noirci, fané,

Que la lézarde marque au front comme une ride,

Dont s'émiette le pied, de salpêtre miné,

Dont le toit montre au ciel ses tuiles ravagées,

À l'aspect désolé des choses négligées.

 

Tout autour un grand parc sombre et profond s'étend ;

Il dort sous le soleil qui monte et l'on entend,

Par moments, y passer des rumeurs de feuillages,

Comme les bruits calmés des vagues sur les plages,

Quand la mer resplendit au loin sous le ciel bleu.

Les arbres ont poussé des branches si mêlées

Que le soleil, jetant son averse de feu,

Ne pénètre jamais la noirceur des allées.

Les arbustes sont morts sous ces géants touffus,

Et la voûte a grandi comme une cathédrale ;

Il y flotte une odeur antique et sépulcrale,

L'humidité des lieux où l'homme ne va plus.

 

Mais sur les hauts degrés du perron qui dominent

Les longs gazons qu'au loin de grands arbres terminent,

Des valets ont paru, soutenant par les bras

Deux vieillards très courbés qui vont à petits pas.

Ils traînent lentement sur les marches verdies

Les hésitations de leurs jambes roidies,

Et tâtent le chemin du bout de leur bâton.

Très vieux, – l'homme et la femme, – et branlant du menton,

Ils ont le front si lourd et la peau si fanée

Qu'on ne devine pas quel pouvoir enfonça

Aux moelles de leurs os cette vie obstinée.

Affaissés dans leurs grands fauteuils on les laissa,

Pliés en deux, tremblant des mains et de la tête.

Ils ont baissé leurs yeux que la vieillesse hébète,

Et regardent tout près, par terre, fixement.

Ils n'ont plus de pensée. Un long tremblotement

Semble seul habiter cette décrépitude,

Et s'ils ne sont pas morts, c'est par longue habitude

De vivre à deux, tout près l'un de l'autre toujours,

Car ils n'ont plus parlé depuis beaucoup de jours.

 

II

 

Mais un souffle de feu sur la plaine s'élève.

Les arbres dans leurs flancs ont des frissons de sève,

Car sur leurs fronts troublés le soleil va passer.

Partout la chaleur monte ainsi qu'une marée

Et, sur chaque prairie, une foule dorée

De jaunes papillons flotte et semble danser.

Épanouie au loin la campagne grésille,

C'est un bruit continu qui remplit l'horizon,

Car, affolé dans les profondeurs du gazon,

Le peuple assourdissant des criquets s'égosille.

Une fièvre de vie enflammée a couru,

Et rajeuni, tout blanc dans la chaude lumière,

Ainsi qu'aux premiers jours d'un passé disparu,

Le vieux château reprend son sourire de pierre.

 

Alors les deux vieillards s'animent peu à peu :

Ils clignotent des yeux et, dans ce bain de feu,

Les membres desséchés lentement se détendent ;

Leurs poumons refroidis aspirent du soleil,

Et leurs esprits, confus comme après un réveil,

S'étonnent vaguement des rumeurs qu'ils entendent.

Ils se dressent, pesant des mains sur leur bâton.

L'homme se tourne un peu vers son antique amie,

La regarde un instant et dit : « Il fait bien bon. »

Elle, levant sa tête encor tout endormie

Et parcourant de l'œil les horizons connus,

Lui répond : « Oui, voilà les beaux jours revenus. »

Et leur voix est pareille au bêlement des chèvres.

Des gaietés de printemps rident leurs vieilles lèvres ;

Ils sont troublés, car les senteurs du bois nouveau

Les traversent parfois d'une brusque secousse,

Ainsi qu'un vin trop fort montant à leur cerveau.

Ils balancent leurs fronts d'une façon très douce

Et retrouvent dans l'air des souffles d'autrefois.

Lui, tout à coup, avec des sanglots dans la voix :

« C'était un jour pareil que vous êtes venue

Au premier rendez-vous, dans la grande avenue. »

Puis ils n'ont plus rien dit ; mais leurs pensers amers

Remontaient aux lointains souvenirs du jeune âge,

Ainsi que deux vaisseaux, ayant passé les mers,

S'en retournent toujours par le même sillage.

Il reprit : « C'est bien loin, cela ne revient pas.

Et notre banc de pierre, au fond du parc, – là-bas ? »

La femme fit un saut comme d'un trait blessée :

« Allons le voir », dit-elle, et, la gorge oppressée,

Tous deux se sont levés soudain d'un même effort !

 

Coupe prodigieux tant il est grêle et pâle.

Lui, dans un vieil habit de chasse à boutons d'or,

Elle, sous les dessins étranges d'un vieux châle !

 

III

 

Ils guettèrent, ayant grand'peur d'être aperçus ;

Et puis, voûtés, avec le dos rond des bossus,

Humbles d'être si vieux quand tout semblait revivre,

Ainsi que des enfants ils se prirent la main

Et partirent, barrant la largeur du chemin.

Car chacun oscillant un peu, comme un homme ivre,

Heurtait l'autre d'un coup d'épaule quelquefois,

Et des zigzags guidaient leur douteux équilibre.

Leurs bâtons supportant chaque bras resté libre

Trottaient à leurs côtés comme deux pieds de bois.

 

Mais, d'arrêts en arrêts dans leur course essoufflée,

Ils gagnèrent le parc et puis la grande allée.

Leur passé se levait et marchait devant eux,

Et sur la terre humide ils croyaient voir, par places,

L'empreinte fraîche encor de leurs pieds amoureux ;

Comme si les chemins avaient gardé leurs traces,

Attendant chaque jour le couple habituel.

Ils allaient, tout chétifs, près des arbres énormes,

Perdus sous la hauteur des chênes et des ormes

Qui versaient autour d'eux un soir perpétuel.

 

Et comme un livre ancien dont on tourne la page :

« C'est ici », disait l'un. L'autre disait : « C'est là :

La place où je baisai vos doigts ? – Oui, la voilà.

– Vos lèvres ? – Oui ! c'est elle ! » Et leur pèlerinage,

De baisers en baisers sur la bouche ou les doigts,

Continuait ainsi qu'un chemin de la croix.

Ils débordaient tous deux d'allégresses passées,

Élans que prend le cœur vers les bonheurs finis,

En songeant que jadis, les tailles enlacées,

Les yeux parlant au fond des yeux, les doigts unis,

Muets, le sein troublé de fièvres inconnues,

Ils avaient parcouru ces mêmes avenues !

 

IV

 

Le banc les attendait, moussu, vieilli comme eux.

« C'est lui ! » dit-il. « C'est lui ! » reprit-elle. Ils s'assirent,

Et sous les chauds reflets des souvenirs heureux

Les profondes noirceurs des arbres s'éclaircirent.

Mais voilà que dans l'herbe ils virent s'approcher

Un crapaud centenaire aux formes empâtées.

Il imitait, avec ses pattes écartées,

Des mouvements d'enfant qui ne sait pas marcher.

Un sanglot convulsif fit râler leurs haleines ;

Lui ! le premier témoin de leurs amours lointaines

Qui venait chaque soir écouter leurs serments !

Et seul il reconnut ces reliques d'amants,

Car hâtant sa démarche épaisse et patiente,

Gonflant son ventre, avec des yeux ronds attendris,

Contre les pieds tremblants des amoureux flétris

Il traîna lentement sa grosseur confiante.

Ils pleuraient. – Mais soudain un petit chant d'oiseau

Partit des profondeurs du bois. C'était le même

Qu'ils avaient entendu quatre-vingts ans plus tôt !

Et dans l'effarement d'un délire suprême,

Du fond des jours finis devant eux accourus,

Par bonds, comme un torrent qui va, sans cesse accru,

Toute leur vie, avec ses bonheurs, ses ivresses,

Et ses nuits sans repos de fougueuses caresses,

Et ses réveils à deux si doux, las et brisés,

Et puis, le soir, courant sous les ombres flottantes,

Les senteurs des forêts aux sèves excitantes

Qui prolongent sans fin la lenteur des baisers !…

 

Mais comme ils s'imprégnaient de tendresse, l'allée

S'ouvrit, laissant passer une brise affolée ;

Et, parfumé, frappant leur cœur, comme autrefois,

Ce souffle, qui portait la jeunesse des bois,

Réveilla dans leur sang le frisson mort des germes.

 

Ils ont senti, brûlés de chaleurs d'épidermes,

Tout leur corps tressaillir et leurs mains se presser,

Et se sont regardés comme pour s'embrasser !

Mais au lieu des fronts clairs et des jeunes visages

Apparus à travers l'éloignement des âges

Et qui les emplissaient de ces désirs éteints,

L'une tout contre l'autre, étaient deux vieilles faces

Se souriant avec de hideuses grimaces !

Ils fermèrent les yeux, tout défaillants, étreints

D'une terreur rapide et formidable comme

L'angoisse de la mort !…

« Allons-nous-en ! » dit l'homme.

Mais ils ne purent pas se lever ; incrustés

Dans la rigidité du banc, épouvantés

D'être si loin, étant si vieux et si débiles.

Et leurs corps demeuraient tellement immobiles

Qu'ils semblaient devenus des gens de pierre. Et puis

Tous deux, soudain, d'un grand élan, se sont enfuis.

 

Ils geignaient de détresse, et sur leur dos la voûte

Versait comme une pluie un froid lourd goutte à goutte ;

Ils suffoquaient, frappés par des souffles glacés,

Des courants d'air de cave et des odeurs moisies

Qui germaient là-dessous depuis cent ans passés.

Et sur leurs cœurs, fardeau pesant, leurs poésies

Mortes alourdissaient leurs efforts convulsifs,

Et faisaient trébucher leurs pas lents et poussifs.

 

V

 

La femme s'abattit comme un ressort qui casse ;

Lui, resta sans comprendre et l'attendit, debout,

Inquiet, la croyant seulement un peu lasse,

Car sa robe tremblait toujours. Puis tout à coup

L'épouvante lui vint ainsi qu'une bourrasque.

Il se pencha, lui prit les bras, et d'un effort

Terrible, il la leva, quoiqu'il fût très peu fort.

Mais tout son pauvre corps pendait, sinistre et flasque

Il vit qu'elle étouffait et qu'elle allait mourir,

Et pour chercher de l'aide il se mit à courir

Avec de petits bonds effrayants et grotesques,

Décrivant, sans la main qui lui servait d'appui,

Au galop saccadé par son bâton conduit,

Des chemins compliqués comme des arabesques.

Son souffle était rapide et dur comme une toux.

Mais il sentit fléchir sa jambe vacillante,

Si molle qu'il semblait danser sur ses genoux.

Il heurtait aux troncs noirs sa course sautillante,

Et les arbres jouaient avec lui, le poussant,

Le rejetant de l'un à l'autre et paraissant

S'amuser lâchement avec cette agonie.

Il comprit que la lutte horrible était finie,

Et, comme un naufragé qui se noie, il jeta

Un petit cri plaintif en tombant sur la face.

Faible gémissement qu'aucun vent n'emporta !

Il entendit encor, quelque part dans l'espace,

Les longs croassements lugubres d'un corbeau

Mêlés aux sons lointains d'une cloche cassée.

Et puis tout bruit cessa. L'ombre épaisse et glacée

S'appesantit sur eux, lourde comme un tombeau.

 

VI

 

Ils restaient là. Le jour s'éteignit. Les ténèbres

Emplirent tout le ciel de leurs houles funèbres.

Ils restaient là, roulés comme deux petits tas

De feuilles, grelottant leurs fièvres acharnées,

Si vagues dans la nuit qu'on ne les trouva pas.

Ils formaient un obstacle aux bête étonnées

En barrant le sentier tracé de chaque soir.

Les unes s'arrêtaient, timides, pour les voir ;

D'autres les parcouraient ainsi que des épaves ;

Des limaces rampaient sur eux, traînant leurs baves ;

Des insectes fouillaient les replis de leurs corps,

Et d'autres s'installaient dessus, les croyant morts.

 

Mais un frisson bientôt courut par les allées.

Une averse entr'ouvrit les feuilles flagellées,

Ruisselante et claquant sur le sol avec bruit.

Et sur les deux vieillards qui grelottaient encore,

La pluie, en flots épais, tomba toute la nuit.

 

Puis, lorsque reparut la clarté de l'aurore,

Sous l'égout persistant des hauts feuillages verts

On ramassa, tout froids en leurs habits humides,

Deux petits corps sans vie, effrayants et rigides

Ainsi que les noyés qu'on trouve au fond des mers.

 

PROMENADE À SEIZE ANS

 

La terre souriait au ciel bleu. L'herbe verte

De gouttes de rosée était encor couverte.

Tout chantait par le monde ainsi que dans mon cœur.

Caché dans un buisson, quelque merle moqueur

Sifflait. Me raillait-il ? Moi, je n'y songeais guère.

Nos parents querellaient, car ils étaient en guerre

Du matin jusqu'au soir, je ne sais plus pourquoi.

Elle cueillait des fleurs, et marchait près de moi.

Je gravis une pente et m'assis sur la mousse

À ses pieds. Devant nous une colline rousse

Fuyait sous le soleil jusques à l'horizon.

Elle dit : « Voyez donc ce mont, et ce gazon

Jauni, cette ravine au voyageur rebelle ! »

Pour moi je ne vis rien, sinon qu'elle était belle.

Alors elle chanta. Combien j'aimais sa voix !

Il fallut revenir et traverser le bois.

Un jeune orme tombé barrait toute la route ;

J'accourus ; je le tins en l'air comme une voûte

Et, le front couronné du dôme verdoyant,

La belle enfant passa sous l'arbre en souriant.

Émus de nous sentir côte à côte, et timides,

Nous regardions nos pieds et les herbes humides.

Les champs autour de nous étaient silencieux.

Parfois, sans me parler, elle levait les yeux ;

Alors il me semblait (je me trompe peut-être)

Que dans nos jeunes cœurs nos regards faisaient naître

Beaucoup d'autres pensers, et qu'ils causaient tout bas

Bien mieux que nous, disant ce que nous n'osions pas.

 

SOMMATION SANS RESPECT

 

Je connaissais fort peu votre mari, madame ;

Il était gros et laid, je n'en savais pas plus.

Mais on n'est pas fâché, quand on aime une femme,

Que le mari soit borgne ou bancal ou perclus.

 

Je sentais que cet être inoffensif et bête

Se trouvait trop petit pour être dangereux,

Qu'il pouvait demeurer debout entre nous deux,

Que nous nous aimerions au-dessus de sa tête.

 

Et puis, que m'importait d'ailleurs ? Mais aujourd'hui

Il vous vient à l'esprit je ne sais quel caprice.

Vous parlez de serments, devoir et sacrifice

Et remords éternels !… Et tout cela pour lui ?

 

Y songez-vous, madame ? Et vous croyez vous née,

Vous, jeune, belle, avec le cœur gonflé d'espoir,

Pour vivre chaque jour et dormir chaque soir

Auprès de ce magot qui vous a profanée ?

 

Quoi ! Pourriez-vous avoir un instant de remords ?

Est-ce qu'on peut tromper cet avorton bonasse,

Eunuque, je suppose, et d'esprit et de corps,

Qui m'étonnerait bien s'il laissait de sa race ?

 

Regardez-le, madame, il a les yeux percés

Comme deux petits trous dans un muid de résine.

Ses membres sont trop courts et semblent mal poussés,

Et son ventre étonnant, où sombre sa poitrine,

 

En toute occasion doit le gêner beaucoup.

Quand il dîne, il suspend sa serviette à son cou

Pour ne point maculer son plastron de chemise

Qu'il a d'ailleurs poivré de tabac, car il prise.

 

Une fois au salon il s'assied à l'écart,

Tout seul dans un coin noir, ou bien s'en va sans morgue

À la cuisine auprès du fourneau bien chaud, car

Il sait qu'en digérant il ronfle comme un orgue.

 

Il fait des jeux de mots avec sérénité ;

Vous appelle : « ma chatte » et : « ma cocotte aimée »,

Et veut, pour toute gloire et toute renommée,

Être, en leurs différends, des voisins consulté.

 

On dit partout de lui que c'est un bien brave homme.

Il a de l'ordre, il est soigneux, sage, économe,

Surveille la servante et lui prend le mollet,

Mais ne va pas plus haut… Elle le trouve laid.

 

Il cache la bougie et tient compte du sucre,

Volontiers se mettrait à ravauder ses bas

Et, bien qu'il ait très fort au cœur l'amour du lucre,

Il vous aime peut-être aussi. Dans tous les cas

 

Il ne vous comprend point plus qu'un âne un poème.

Il vit à vos côtés, et non pas avec vous,

Et si je lui disais soudain que je vous aime,

Peut-être serait-il plus flatté que jaloux.

 

Soufflez, gonflez de vent ce gendarme en baudruche,

Grotesque épouvantail que sur l'amour on juche,

Comme on met dans un arbre un mannequin de bois

Dont les oiseaux n'ont peur que la première fois.

 

Je vous aurai bientôt entre mes bras saisie ;

Nous allons l'un vers l'autre irrésistiblement.

Qu'il reste entre nous deux, ce bonhomme vessie,

Nous le ferons crever dans un embrassement.

 

LA CHANSON DU RAYON DE LUNE

 

Faite pour une nouvelle

 

Sais-tu qui je suis ? Le Rayon de Lune.

Sais-tu d'où je viens ? Regarde là-haut.

Ma mère est brillante, et la nuit est brune.

Je rampe sous l'arbre et glisse sur l'eau ;

Je m'étends sur l'herbe et cours sur la dune ;

Je grimpe au mur noir, au tronc du bouleau,

Comme un maraudeur qui cherche fortune.

Je n'ai jamais froid ; je n'ai jamais chaud.

Je suis si petit que je passe

Où nul autre ne passerait.

Aux vitres je colle ma face

Et j'ai surpris plus d'un secret.

Je me couche de place en place

Et les bêtes de la forêt,

Les amoureux au pied distrait,

Pour mieux s'aimer suivent ma trace.

Puis, quand je me perds dans l'espace,

Je laisse au cœur un long regret.

 

Rossignol et fauvette

Pour moi chantent au faîte

Des ormes ou des pins.

J'aime à mettre ma tête

Au terrier des lapins,

Lors, quittant sa retraite

Avec des bonds soudains,

Chacun part et se jette

À travers les chemins.

Au fond des creux ravins

Je réveille les daims

Et la biche inquiète.

Elle évente, muette,

Le chasseur qui la guette

La mort entre les mains,

Ou les appels lointains

Du grand cerf qui s'apprête

Aux amours clandestins.

 

Ma mère soulève

Les flots écumeux,

Alors je me lève,

Et sur chaque grève

J'agite mes feux.

Puis j'endors la sève

Par le bois ombreux ;

Et ma clarté brève,

Dans les chemins creux,

Parfois semble un glaive

Au passant peureux.

Je donne le rêve

Aux esprits joyeux,

Un instant de trêve

Aux cœurs malheureux.

 

Sais-tu qui je suis ? Le Rayon de Lune.

Et sais-tu pourquoi je viens de là-haut ?

Sous les arbres noirs la nuit était brune ;

Tu pouvais te perdre et glisser dans l'eau,

Errer par les bois, vaguer sur la dune,

Te heurter, dans l'ombre, au tronc du bouleau.

Je veux te montrer la route opportune ;

Et voilà pourquoi je viens de là-haut.

 

FIN D'AMOUR

 

Le gai soleil chauffait les plaines réveillées.

Des caresses flottaient sous les calmes feuillées.

Offrant à tout désir son calice embaumé,

Où scintillait encor la goutte de rosée,

Chaque fleur, par de beaux insectes courtisée,

Laissait boire le suc en sa gorge enfermé.

De larges papillons se reposant sur elles

Les épuisaient avec un battement des ailes,

Et l'on se demandait lequel était vivant,

Car la bête avait l'air d'une fleur animée.

Des appels de tendresse éclataient dans le vent.

Tout, sous la tiède aurore, avait sa bien-aimée !

Et dans la brune rose où se lèvent les jours

On entendait chanter des couples d'alouettes,

Des étalons hennir leurs fringantes amours,

Tandis qu'offrant leurs cœurs avec des pirouettes

Des petits lapins gris sautaient au coin d'un bois.

Une joie amoureuse, épandue et puissante,

Semant par l'horizon sa fièvre grandissante,

Pour troubler tous les cœurs prenait toutes les voix,

Et sous l'abri de la ramure hospitalière

Des arbres, habités par des peuples menus,

Par ces êtres pareils à des grains de poussière,

Des foules d'animaux de nos yeux inconnus,

Pour qui les fins bourgeons sont d'immenses royaumes,

Mêlaient au jour levant leurs tendresses d'atomes.

 

Deux jeunes gens suivaient un tranquille chemin

Noyé dans les moissons qui couvraient la campagne.

Ils ne s'étreignaient point du bras ou de la main ;

L'homme ne levait pas les yeux sur sa compagne.

 

Elle dit, s'asseyant au revers d'un talus :

« Allez, j'avais bien vu que vous ne m'aimiez plus. »

Il fit un geste pour répondre : « Est-ce ma faute ? »

Puis il s'assit près d'elle. Ils songeaient, côte à côte.

Elle reprit : « Un an ! rien qu'un an ! et voilà

Comment tout cet amour éternel s'envola !

Mon âme vibre encor de tes douces paroles !

J'ai le cœur tout brûlant de tes caresses folles !

Qui donc t'a pu changer du jour au lendemain ?

Tu m'embrassais hier, mon Amour ; et ta main,

Aujourd'hui, semble fuir sitôt qu'elle me touche.

Pourquoi donc n'as-tu plus de baisers sur la bouche ?

Pourquoi ? réponds ! » – Il dit : « – Est-ce que je le sais ? »

Elle mit son regard dans le sien pour y lire :

« Tu ne te souviens plus comme tu m'embrassais,

Et comme chaque étreinte était un long délire ? »

Il se leva, roulant entre ses doigts distraits

La mince cigarette, et, d'une voix lassée :

« Non, c'est fini, dit-il, à quoi bon les regrets ?

On ne rappelle pas une chose passée,

Et nous n'y pouvons rien, mon amie ! »

À pas lents

Ils partirent, le front penché, les bras ballants.

Elle avait des sanglots qui lui gonflaient la gorge,

Et des larmes venaient luire au bord de ses yeux.

Ils firent s'envoler au milieu d'un champ d'orge

Deux pigeons qui, s'aimant, fuirent d'un vol joyeux.

Autour d'eux, sous leurs pieds, dans l'azur sur leur tête,

L'Amour était partout comme une grande fête.

Longtemps le couple ailé dans le ciel bleu tourna.

Un gars qui s'en allait au travail entonna

Une chanson qui fit accourir, rouge et tendre,

La servante de ferme embusquée à l'attendre.

 

Ils marchaient sans parler. Il semblait irrité

Et la guettait parfois d'un regard de côté ;

Ils gagnèrent un bois. Sur l'herbe d'une sente,

À travers la verdure encor claire et récente,

Des flaques de soleil tombaient devant leurs pas ;

Ils avançaient dessus et ne les voyaient pas.

Mais elle s'affaissa, haletante et sans force,

Au pied d'un arbre dont elle étreignit l'écorce,

Ne pouvant retenir ses sanglots et ses cris.

 

Il attendit d'abord, immobile et surpris,

Espérant que bientôt elle serait calmée,

Et sa lèvre lançait des filets de fumée

Qu'il regardait monter, se perdre dans l'air pur.

Puis il frappa du pied, et soudain, le front dur :

« Finissez, je ne veux ni larmes ni querelle. »

« Laissez-moi souffrir seule, allez-vous-en », dit-elle.

Et relevant sur lui ses yeux noyés de pleurs :

« Oh ! comme j'avais l'âme éperdue et ravie !

Et maintenant elle est si pleine de douleurs !…

Quand on aime, pourquoi n'est-ce pas pour la vie ?

Pourquoi cesser d'aimer ? Moi, je t'aime… Et jamais

Tu ne m'aimeras plus ainsi que tu m'aimais ! »

Il dit : « Je n'y peux rien. La vie est ainsi faite.

Chaque joie, ici-bas, est toujours incomplète.

Le bonheur n'a qu'un temps. Je ne t'ai point promis

Que cela durerait jusqu'au bord de la tombe.

Un amour naît, vieillit comme le reste, et tombe.

Et puis, si tu le veux, nous deviendrons amis

Et nous aurons, après cette dure secousse,

L'affection des vieux amants, sereine et douce. »

Et pour la relever il la prit par le bras.

Mais elle sanglota : « Non, tu ne comprends pas. »

Et, se tordant les mains dans une douleur folle,

Elle criait : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Lui, sans parole,

La regardait. Il dit : « Tu ne veux pas finir,

Je m'en vais » et partit pour ne plus revenir.

 

Elle se sentit seule et releva la tête.

Des légions d'oiseaux faisaient une tempête

De cris joyeux. Parfois un rossignol lointain

Jetait un trille aigu dans l'air frais du matin,

Et son souple gosier semblait rouler des perles.

Dans tout le gai feuillage éclataient des chansons :

Le hautbois des linots et le sifflet des merles,

Et le petit refrain alerte des pinsons.

Quelques hardis pierrots, sur l'herbe de la sente,

S'aimaient, le bec ouvert et l'aile frémissante.

Elle sentait partout, sous le bois reverdi,

Courir et palpiter un souffle ardent et tendre ;

Alors, levant les yeux vers le ciel, elle dit :

« Amour ! l'homme est trop bas pour jamais te comprendre ! »

 

PROPOS DES RUES

 

Quand sur le boulevard je vais flâner un brin,

Combien de fois j'entends, sans mourir de chagrin,

Deux messieurs décorés, qui semblent fort capables,

Causer, en se faisant des sourires aimables.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Comment, c'est vous ?

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Par quel hasard ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Et la santé ?

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Pas mal, et vous ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Merci, très bien.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Quel temps superbe !

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

S'il peut continuer, nous aurons un été

Magnifique !

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

C'est vrai.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Demain je vais à l'herbe !

Dans ma propriété.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

C'est le moment, tout part.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Oui. – Chez moi les lilas ont un peu de retard ;

Le fond de l'air est sec et les nuits sont très fraîches.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Voici la lune rousse. Aurez-vous bien des pêches ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Oui – pas mal.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Quoi de neuf, en outre ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Rien.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Madame

Va bien ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Un peu grippée.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Oh ! par le temps qui court,

Tout le monde est malade. – Avez-vous vu le drame

De Machin ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Moi ? – Non pas – Qu'en dit-on ?

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Presque un four.

Ce n'est pas assez fait au courant de la plume.

Ce n'est point du Sardou. Très fort, Sardou !

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Très fort !

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Machin s'applique trop. C'est bon dans un volume,

On y remarque moins le travail et l'effort ;

Mais au théâtre il faut écrire comme on cause.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Moi je reprends Feuillet. En voilà, de la prose !

Quand à tous les faiseurs de livres d'aujourd'hui

Je m'en prive. – Je n'ai plus l'âge où l'on peut lire

Beaucoup ; et mon journal suffit à mon ennui.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Le journal… et… le sexe !…

– Ils ont ce petit rire

Par lequel on avoue un vice comme il faut. –

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Et la table ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Oh ! ça non. – Je n'ai pas ce défaut.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Et vous vous occupez toujours de politique ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Beaucoup, c'est même là ma consolation !

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Oh ! consacrer sa vie à la Chose publique,

Certes, c'est une grande et noble ambition.

Nous avons maintenant une fière phalange

D'orateurs à la Chambre.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Ils sont très forts, très forts.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Mais quel malheur que Thiers et Changarnier soient morts !

À propos, lisez-vous ce Zola ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Quelle fange ! ! !

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Et l'on viendra se plaindre après que tout est cher,

Et qu'on fraude, et qu'on trompe, et qu'on vole, et qu'on pille !

On sape la morale, on détruit la famille.

Où tombons-nous ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Hélas !… Allons, adieu mon cher,

L'heure me presse.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Adieu. Compliments à madame.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Je n'y manquerai pas. Mes respects, s'il vous plaît,

À votre demoiselle.

 

– Et chacun s'en allait. –

 

Et des prêtres savants disent qu'ils ont une âme !

Et que s'il est un signe où l'on voit sûrement

Qu'un Dieu fit naître l'homme au-dessus de la bête,

C'est qu'il mit la pensée auguste dans sa tête,

Et que ce noble esprit progresse incessamment !

Mais voilà si longtemps que ce vieux monde existe,

Et la sottise humaine obstinément persiste !

Entre l'homme et le veau si mon cœur hésitait,

Ma raison saurait bien le choix qu'il faudrait faire !

Car je ne comprends pas, ô cuistres, qu'on préfère

La bêtise qui parle à celle qui se tait !

 

VÉNUS RUSTIQUE

 

Les Dieux sont éternels. Il en naît parmi nous

Autant qu'il en naissait dans l'antique Italie,

Mais on ne reste plus des siècles à genoux,

Et, sitôt qu'ils sont morts, le peuple les oublie.

Il en naîtra toujours, et les derniers venus

Régneront malgré tout sur la foule incrédule,

Tous les héros sont faits de la race d'Hercule.

La vieille terre enfante encore des Vénus.

 

I

 

Un jour de grand soleil, sur une grève immense,

Un pêcheur qui suivait, la hotte sur le dos,

Cette ligne d'écume où l'Océan commence,

Entendit à ses pieds quelques frêles sanglots.

Une petite enfant gisait, abandonnée,

Toute nue, et jetée en proie au flot amer,

Au flot qui monte et noie ; à moins qu'elle fût née

De l'éternel baiser du sable et de la mer.

 

Il essuya son corps et la mit dans sa hotte,

Couchée en ses filets l'emporta triomphant,

Et, comme au bercement d'une barque qui flotte,

Le roulis de son dos fit s'endormir l'enfant.

Bientôt il ne fut plus qu'un point insaisissable,

Et le vaste horizon se referma sur lui,

Tandis que se déroule au bord de l'eau qui luit

Le chapelet sans fin de ses pas sur le sable.

 

Tout le pays aima l'enfant trouvée ainsi ;

Et personne n'avait de plus grave souci

Que de baiser son corps mignon, rose de vie,

Et son ventre à fossette, et ses petits bras nus.

Elle tendait les mains, par les baisers ravie,

Et sa joie éclatait en rires continus.

 

Quand elle put enfin s'en aller par les rues,

Posant l'un devant l'autre, avec de grands efforts,

Ses pieds sur qui roulait et chancelait son corps,

Les femmes l'acclamaient, pour la voir accourues.

Plus tard, vêtue à peine avec de courts haillons,

Montrant sa jambe fine en ses élans de chèvre,

À travers l'herbe haute au niveau de sa lèvre

Elle courut la plaine après les papillons,

Et sa joue attirait tous les baisers des bouches,

Comme une fleur séduit le peuple ailé des mouches.

Quand ils la rencontraient dans les champs, les garçons

L'embrassaient follement de la tête aux chevilles,

Avec la même ardeur et les mêmes frissons

Qu'en caressant le col charnu des grandes filles.

Les vieillards la faisaient danser sur leurs genoux ;

Ils enfermaient sa taille en leurs mains amaigries,

Et pleins des souvenirs de l'ancien temps si doux,

Effleuraient ses cheveux de leurs lèvres flétries.

 

Bientôt, quand elle alla rôder par les chemins,

Elle eut à ses côtés un troupeau de gamins

Qui fuyaient le logis ou désertaient la classe.

D'un signe elle domptait les petits et les grands,

Et du matin au soir, sans être jamais lasse,

Elle traîna partout ces amoureux errants.

Leurs cœurs, pour la séduire, inventaient mainte fraude.

Les uns, la nuit venue, allaient à la maraude,

Sautant les murs, volant des fruits dans les jardins,

Et ne redoutant rien, gardes, chiens ou gourdins ;

D'autres, pour lui trouver de mignonnes fauvettes,

Des merles au bec jaune, ou des chardonnerets,

Grimpaient de branche en branche au sommet des forêts.

 

Quelquefois on allait à la pêche aux crevettes.

Elle, la jambe nue et poussant son filet,

Cueillait la bête alerte avec un coup rapide ;

Eux regardaient trembler, à travers l'eau limpide,

Les contours incertains de son petit mollet.

Puis, lorsqu'on retournait, le soir, vers le village,

Ils s'arrêtaient parfois au milieu de la plage,

Et se pressant contre elle, émus, tremblant beaucoup,

La mangeaient de baisers en lui serrant le cou,

Tandis que grave et fière, et sans trouble, et sans crainte,

Muette, elle tendait la joue à leur étreinte.

 

II

 

Elle grandit, toujours plus belle, et sa beauté

Avait l'odeur d'un fruit en sa maturité.

Ses cheveux étaient blonds, presque roux. Sur sa face

Le dur soleil des champs avait marqué sa trace :

Des petits grains de feu, charmant et clairsemés.

Le doux effort des seins en sa robe enfermés

Gonflait l'étoffe, usant aux sommets son corsage.

Tout vêtement semblait taillé pour son usage,

Tant on la sentait souple et superbe dedans.

Sa bouche était fendue et montrait bien ses dents,

Et ses yeux bleus avaient une profondeur claire.

Les hommes du pays seraient morts pour lui plaire ;

En la voyant venir ils couraient au-devant.

Elle riait, sentant l'ardeur de leurs prunelles,

Puis passait son chemin, tranquille, et soulevant,

Au vent de ses jupons, les passions charnelles.

Sa grâce enguenillée avait l'air d'un défi,

Et ses gestes étaient si simples et si justes,

Que mettant sa noblesse en tout, quoi qu'elle fît,

Ses besognes les plus humbles semblaient augustes.

 

Et l'on disait au loin, qu'après avoir touché

Sa main, on lui restait pour la vie attaché.

 

Pendant les durs hivers, quand l'âpre froid pénètre

Les murs de la chaumière et les gens dans leurs lits,

Lorsque les chemins creux sont par la neige emplis,

Des ombres s'approchaient, la nuit, de sa fenêtre,

Et, tachant la pâleur morne de l'horizon,

Rôdaient comme des loups autour de sa maison.

 

Puis, dans les clairs étés, lorsque les moissons mûres

Font venir les faucheurs aux bras noirs dans les blés,

Lorsque les lins en fleur, au moindre vent troublés,

Ondulent comme un flot, avec de longs murmures,

Elle allait ramassant la gerbe qui tombait.

Le soleil dans un ciel presque jaune flambait,

Versant une chaleur meurtrière à la plaine ;

Les travailleurs courbés se taisaient, hors d'haleine.

Seules les larges faux, abattant les épis,

Traînaient leur bruit rythmé par les champs assoupis ;

Mais elle, en jupon rouge, et la poitrine à l'aise

Dans sa chemise large et nouée à son col,

Ne semblait point sentir ces ardeurs de fournaise

Qui faisaient se faner les herbes sur le sol.

Elle marchait alerte et portait à l'épaule

La gerbe de froment ou la botte de foin.

Les hommes se dressaient en la voyant de loin,

Frissonnant comme on fait quand un désir vous frôle,

Et semblaient aspirer avec des souffles forts

La troublante senteur qui venait de son corps,

Le grand parfum d'amour de cette fleur humaine !

 

Puis, voilà qu'au déclin d'un long jour de moisson,

Quand l'Astre rouge allait plonger à l'horizon,

On vit soudain, dressés au sommet de la plaine

Comme deux géants noirs, deux moissonneurs rivaux,

Debout dans le soleil, se battre à coups de faux !

 

Et l'ombre ensevelit la campagne apaisée.

L'herbe rase sua des gouttes de rosée ;

Le couchant s'éteignit, tandis qu'à l'orient

Une étoile mettait au ciel un point brillant.

Les derniers bruits, lointains et confus, se calmèrent :

Le jappement d'un chien, le grelot des troupeaux ;

La terre s'endormit sous un pesant repos,

Et dans le ciel tout noir les astres s'allumèrent.

 

Elle prit un chemin s'enfonçant dans un bois,

Et se mit à danser en courant, affolée

Par la puissante odeur des feuilles, et parfois

Regardant, à travers les arbres de l'allée,

Le clair miroitement du ciel poudré de feu.

Sur sa tête planait comme un silence bleu,

Quelque chose de doux, ainsi qu'une caresse

De la nuit, la subtile et si molle langueur

De l'ombre tiède qui fait défaillir le cœur,

Et qui vous met à l'âme une vague détresse

D'être seul. – Mais des pas voilés, des bonds craintifs,

Ces bruits légers et sourds que font les marches douces

Des bêtes de la nuit sur le tapis des mousses,

Emplirent les taillis de frôlements furtifs.

D'invisibles oiseaux heurtaient leur vol aux branches.

 

Elle s'assit, sentant un engourdissement

Qui, du bout de ses pieds, lui montait jusqu'aux hanches,

Un besoin de jeter au loin son vêtement,

De se coucher dans l'herbe odorante, et d'attendre

Ce baiser inconnu qui flottait dans l'air tendre.

Et parfois elle avait de rapides frissons,

Une chaleur courant de la peau jusqu'aux moelles.

 

Les points de feu des vers luisants dans les buissons

Mettaient à ses côtés comme un troupeau d'étoiles.

 

Mais un corps tout à coup s'abattit sur son corps ;

Des lèvres qui brûlaient tombèrent sur sa bouche,

Et dans l'épais gazon, moelleux comme une couche,

Deux bras d'homme crispés lièrent ses efforts.

Puis soudain un nouveau choc étendit cet homme

Tout du long sur le sol, comme un bœuf qu'on assomme ;

Un autre le tenait couché sous son genou

Et le faisait râler en lui serrant le cou.

Mais lui-même roula, la face martelée

Par un poing furieux. – À travers les halliers

On entendait venir des pas multipliés. –

Alors ce fut, dans l'ombre, une opaque mêlée,

Un tas d'hommes en rut luttant, comme des cerfs

Lorsque la blonde biche a fait bramer les mâles.

C'étaient des hurlements de colère, des râles,

Des poitrines craquant sous l'étreinte des nerfs,

Des poings tombant avec des lourdeurs de massue,

Tandis qu'assise au pied d'un vieux arbre écarté,

Et suivant le combat d'un œil plein de fierté,

De la lutte féroce elle attendait l'issue.

Or quand il n'en resta qu'un seul, le plus puissant,

Il s'élança vers elle, ivre et couvert de sang ;

Et sous l'arbre touffu qui leur servait d'alcôve

Elle reçut sans peur ses caresses de fauve !

 

III

 

Quand le feu prend soudain dans un village, on voit

L'incendie égrener, ainsi qu'une semence,

Ses flammes à travers le pays ; chaque toit

S'allume à son voisin comme une torche immense,

Et l'horizon entier flamboie. Un feu d'amour

Qui ravageait les cœurs, brûlait les corps, et, comme

L'incendie, emportait sa flamme d'homme en homme,

Eut bientôt embrasé le pays d'alentour.

Par les chemins des bois, par les ravines creuses,

Où la poussait, le soir, un instinct hasardeux,

Son pied semblait tracer des routes amoureuses,

Et ses amants luttaient sitôt qu'ils étaient deux.

Elle s'abandonnait sans résistance, née

Pour cette œuvre charnelle, et le jour ou la nuit,

Sans jamais un soupir de bonheur ou d'ennui,

Acceptait leurs baisers comme une destinée.

Quiconque avait suivi de la bouche ou des yeux

Tous les sentiers perdus de son corps merveilleux,

Cueillant ce fruit d'ivresse éternelle que sème

La Beauté dans ces flancs de déesse qu'elle aime,

Gardait au fond du cœur un long frémissement

Et, grelottant d'amour comme on tremble de fièvre,

Il la cherchait sans cesse avec acharnement,

Laissant tomber des mots éperdus de sa lèvre.

 

IV

 

Les animaux aussi l'aimaient étrangement.

Elle avait avec eux des caresses humaines,

Et près d'elle ils prenaient des allures d'amant.

Ils frottaient à son corps ou leurs poils ou leurs laines ;

Les chiens la poursuivaient en léchant ses talons ;

Elle faisait, de loin, hennir les étalons,

Se cabrer les taureaux comme auprès des génisses,

Et l'on voyait, trompé par ces ardeurs factices,

Les coqs battre de l'aile et les boucs s'attaquer

Front contre front, dressés sur leurs jambes de faunes.

Les frelons bourdonnants et les abeilles jaunes

Voyageaient sur sa peau sans jamais la piquer.

Tous les oiseaux du bois chantaient à son passage,

Ou parfois d'un coup d'aile errant la caressaient,

Nourrissant leurs petits cachés en son corsage.

Elle emplissait d'amour des troupeaux qui passaient,

Et les graves béliers aux cornes recourbées,

N'écoutant plus l'appel chevrotant du berger,

Et les brebis, poussant un bêlement léger,

Suivaient, d'un trot menu, ses grandes enjambées.

 

V

 

Certains soirs, échappant à tous, elle partait

Pour aller se baigner dans l'eau fraîche. La lune

Illuminait le sable et la mer qui montait.

Elle hâtait le pas, et sur la blonde dune

Aux lointains infinis et sans rien de vivant,

Sa grande ombre rampait très vite en la suivant.

En un tas sur la plage elle posait ses hardes,

S'avançait toute nue et mouillait son pied blanc

Dans le flot qui roulait des écumes blafardes,

Puis, ouvrant les deux bras, s'y jetait d'un élan.

Elle sortait du bain heureuse et ruisselante,

Se couchait tout du long sur la dune, enfonçant

Dans le sable son corps magnifique et puissant,

Et, quand elle partait d'une marche plus lente,

Son contour demeurait près du flot incrusté.

On eût dit à le voir qu'une haute statue

De bronze avait été sur la grève abattue,

Et le ciel contemplait ce moule de Beauté

Avec ses milliers d'yeux. – Puis la vague furtive

L'atteignant refaisait toute plate la rive !

 

VI

 

C'était l'Être absolu, créé selon les lois

Primitives, le type éternel de la race

Qui dans le cours des temps reparaît quelquefois,

Dont la splendeur est reine ici-bas, et terrasse

Tous les vouloirs humains, et dont l'Art saint est né.

Ainsi que l'Homme aima Cléopâtre et Phryné

On l'aimait ; et son cœur répandait, comme une onde,

Sa tendresse abondante et sereine sur tous.

Elle ne détestait qu'un être par le monde :

C'était un vieux berger perfide à qui les loups

Obéissaient.

Jadis une Bohémienne

Le jeta tout petit dans le fond d'un fossé.

Un pâtre du pays qui l'avait ramassé

L'éleva, puis mourut, lui laissant une haine

Pour quiconque était riche ou paraissait heureux,

Et, disait-on, beaucoup de secrets ténébreux.

 

L'enfant grandit tout seul sans famille et sans joies,

Menant paître au hasard des chèvres ou des oies,

Et tout le jour debout sur le flanc du coteau,

Sous la pluie et le vent et l'injure des bouches.

Alors qu'il s'endormait roulé dans son manteau,

Il songeait à ceux-là qui dorment dans leurs couches ;

Puis, quand le clair soleil baignait les horizons,

Il mangeait son pain noir en guettant par la plaine

Ce filet de fumée au-dessus des maisons

Qui dit la soupe au feu dans la ferme lointaine.

 

Il vieillit. – Un effroi grandit à ses côtés.

On en parlait, le soir, dans les longues veillées,

Et d'étranges récits à son nom chuchotés

Tenaient jusqu'au matin les femmes réveillées.

À son gré, disait-on, il guidait les destins,

Sur les toits ennemis faisait choir des désastres,

Et, déchiffrant ces mots de feu qui sont les astres,

Épelait l'avenir au fond des cieux lointains.

Tout le jour il roulait sa hutte vagabonde,

Ne se mêlant jamais aux hommes et souvent,

Quand il jetait des cris inconnus dans le vent,

Des voix lui répondaient qui n'étaient point du monde.

On lui croyait encore un pouvoir dans les yeux,

Car il savait dompter les taureaux furieux.

 

Et puis d'autres rumeurs coururent la contrée.

 

Une fille, qu'un soir il avait rencontrée,

Sentit à son aspect un trouble la saisir.

Il ne lui parla pas ; mais, dans la nuit suivante,

Elle se réveilla frissonnant d'épouvante ;

Elle entendait, au loin, l'appel de son désir.

Se sentant impuissante à soutenir la lutte,

Malgré l'obscurité redoutable, elle alla

Partager avec lui la paille de sa hutte !

 

Lors, suivant son caprice impur, il appela

Des filles chaque soir. Toutes, jeunes et belles,

Sans révolte pourtant, et sans pudeurs rebelles,

Prêtaient des seins de vierge aux choses qu'il voulait

Et paraissaient l'aimer bien qu'il fût vieux et laid.

 

Il était si velu du front et de la lèvre,

Avec des sourcils blancs et longs comme des crins,

Que, semblable au sayon qui lui couvrait les reins,

Sa figure semblait pleine de poils de chèvre !

Et son pied bot mettait sur la cime du mont,

Quand le soleil couchant jetait son ombre aux plaines,

Comme un sautillement sinistre de démon.

 

Ce vieux Satan rustique et plein d'ardeurs obscènes,

Près d'un coteau désert et sans verdure encor

Mais que les fleurs d'ajoncs couvraient d'un manteau d'or,

Par un brillant matin d'avril, rencontra celle

Que le pays entier adorait. – Il reçut

Comme un coup de soleil alors qu'il l'aperçut,

Et frémit de désir tant il la trouva belle.

Et leurs regards croisés s'attaquèrent. – Ce fut

La rencontre de Dieux ennemis sur la terre !

Il eut l'étonnement d'un chasseur à l'affût

Qui cherche une gazelle et trouve une panthère !

Elle passa. – La fleur de ses lourds cheveux blonds

Se confondit, au pied de la côte embaumée,

Comme un bouquet plus pâle, avec les fleurs d'ajoncs.

Pourtant elle tremblait, sachant sa renommée,

Et malgré le dégoût qu'elle sentait pour lui,

Redoutant son pouvoir occulte, elle avait fui.

 

Elle erra jusqu'au soir ; mais, à la nuit venue,

Elle s'épouvanta, pour la première fois,

De l'ombre qui tombait sur les champs et les bois.

Alors, en traversant une noire avenue,

Entre les rangs pressés des chênes, tout à coup,

Elle crut voir le pâtre immobile et debout.

Mais, comme elle partit d'une course affolée,

Elle ne sut jamais, dans son effarement,

Si ce qu'elle avait vu n'était pas seulement

Quelque tronc d'arbre mort au milieu de l'allée.

 

Et des jours et des mois passèrent. Sa raison,

Comme un oiseau blessé qui porte un plomb dans l'aile,

S'affaissait sous la peur incessante et mortelle.

Même elle n'osait plus sortir de sa maison,

Car sitôt qu'elle allait aux champs, elle était sûre

De voir le Vieux paraître au détour d'un chemin ;

Son œil rusé semblait dire : « C'est pour demain »,

Et mettait comme un fer ardent sur la blessure.

 

Bientôt un poids si lourd courba sa volonté

Qu'en son cœur engourdi de crainte vint à naître

Un besoin d'obéir à la fatalité.

Et, décidée enfin à se rendre à son Maître,

Elle alla le trouver par une nuit d'hiver.

 

La neige dont le sol était partout couvert

Étalait sa blancheur immobile. Une brise,

Qui paraissait venir du bout du monde, errait

Glaciale, et faisait craquer par la forêt

Les arbres qui dressaient, tout nus, leur forme grise.

Dans le ciel douloureux, la lune, ainsi qu'un fil

De lumière, indiquait à peine son profil.

La souffrance du froid étreignait jusqu'aux pierres.

 

Elle marchait, les pieds gelés, et sans songer,

Certaine qu'elle allait trouver le vieux berger,

Et tachant d'un point noir les plaines solitaires.

Mais elle s'arrêta clouée au sol : là-bas,

Sur la neige, couraient deux bêtes effrayantes ;

Elles semblaient jouer et prenaient leurs ébats,

Et l'ombre agrandissait leurs gambades géantes.

Puis, poussant par la nuit leurs élans vagabonds,

Toutes deux, dans l'ardeur d'une gaieté folâtre,

Du fond de l'horizon vinrent en quelques bonds.

Elle les reconnut : c'étaient les chiens du pâtre.

 

Hors d'haleine, efflanqués par la faim, l'œil ardent

Sous la ronce des poils emmêlés de leur tête,

Ils sautaient devant elle avec des cris de fête

Et ce rire velu qui découvre la dent.

Comme deux grands Seigneurs vont en une province

Quérir et ramener la Belle de leur Prince,

Et, la guidant vers lui, caracolent autour,

Ainsi la conduisaient ces messagers d'amour.

 

Mais l'Homme qui guettait, debout sur une butte,

Vint, et lui prit le bras en montant vers sa hutte.

La porte était ouverte, il la poussa dedans,

La dévêtant déjà de ses regards ardents,

Et des pieds à la tête il tressaillit de joie,

Ainsi qu'on fait au choc d'un bonheur qu'on attend.

Depuis qu'il l'avait vue il était haletant

Comme un limier qui chasse et n'atteint point sa proie !

 

Or, quand elle sentit traîner contre sa peau

La caresse visqueuse ainsi qu'une limace

De ce vieux qui gardait l'odeur de son troupeau,

Tout son être frémit sous ce baiser de glace.

Mais lui, tenant ce corps d'amour, aux flancs si doux,

Que tant de fiers garçons devaient déjà connaître,

Et fait pour être aimé si follement de tous,

En son cœur de vieillard difforme, sentit naître

La jalousie aiguë et sans pardon. Il eut

Un besoin vague et fort de vengeance cruelle !

 

Elle subit d'abord l'amant maigre et poilu,

Puis, comme elle luttait, il se rua sur elle

En la frappant du poing pour qu'elle consentît,

Et le silence épais des neiges amortit

Quelques cris, comme ceux des gens qu'on assassine.

Tout à coup, les deux chiens poussèrent longuement

Par la plaine déserte un triste hurlement,

Et des frissons de peur couraient sur leur échine.

 

Dans la cabane alors ce fut comme un combat :

Les heurts désespérés d'un corps qui se débat

Sonnant contre les murs de l'étroite demeure ;

Puis, comme les sanglots d'une femme qui pleure !

Et la lutte reprit, dura longtemps, cessa

Après un faible appel de secours qui passa

Et mourut sans écho dan les champs !

Le jour pâle

Commençait à tomber faiblement du ciel gris.

Un vent plus froid geignait avec le bruit d'un râle.

Le givre avait roidi les arbres rabougris

Qui semblaient morts. C'était partout la fin des choses.

 

Mais, comme on lève un voile, un nuage glissant

Fit pleuvoir sur la neige un flot de clartés roses.

Le ciel devenu pourpre éclaboussa de sang

Et le coteau désert au bout des plaines blanches,

Et la hutte du pâtre, et la glace des branches.

On eût dit qu'un grand meurtre emplissait l'horizon !

– Et le berger parut au seuil de sa maison. –

Il était rouge aussi, plus rouge que l'aurore !

Même, lorsque le ciel cramoisi fut lavé,

Quand tout redevint blanc sous le soleil levé,

Lui, hagard et debout, semblait plus rouge encore,

Comme s'il eût trempé son visage et sa main,

Avant que de sortir, dans un flot de carmin.

Il se pencha, prenant de la neige, et la trace

De ses doigts fit par terre un large trou sanglant.

S'étant agenouillé pour se laver la face,

Une eau rouge en coula, qu'il regardait, tremblant,

Avec des soubresauts de peur. – Puis il s'enfuit.

 

Il dévale du mont, roule dans les ornières,

Perce d'épais fourrés pareils à des crinières,

Et fait mille détours comme un loup qu'on poursuit !

Il s'arrête. – Son œil que la terreur dilate

Guette de tous côtés s'il est loin d'un hameau ;

Alors dans sa main creuse il fait fondre un peu d'eau,

Pour effacer encor quelque tache écarlate !

Puis il repart. – Mais en son cœur surgit l'effroi

D'errer jusqu'à la mort, sans rencontrer personne,

Par la neige si vaste et sous un ciel si froid !

Il écoute. – Il entend une cloche qui sonne,

Et va vers le village à pas précipités.

Les paysans déjà causaient de porte en porte ;

Il leur crie en courant : « Venez tous, Elle est morte ! »

Il passe. – Il va frapper aux logis écartés,

Répétant : « Venez donc, venez, je l'ai tuée ! »

Alors une rumeur grandit, continuée

Jusqu'aux hameaux voisins. Et chacun, se levant

Et quittant sa maison, accompagne le pâtre.

Mais lui n'arrête pas sa course opiniâtre ;

Il marche. – Le troupeau des hommes le suivant

Déroule par les prés sans tache un ruban sombre.

Tout pays qu'on traverse augmente encor leur nombre ;

Ils vont, tumultueux, là-bas, vers la hauteur

Où les guide, essoufflé, leur sinistre pasteur !

 

Ils ont compris quelle est la femme assassinée,

Et ne demandent pas ni pourquoi ni comment

Le meurtre fut commis. Ils sentent vaguement

Planer sur cette mort comme une Destinée.

 

Elle avait la Beauté, lui la Ruse ; il fallait

Qu'un des deux succombât. Deux Puissances égales

Ne règnent pas toujours. Deux Idoles rivales

Ne se partagent point le ciel, et le Dieu laid

Ne pardonne jamais au Dieu beau.

 

Sur la cime

De la côte, et devant la hutte on s'arrêta.

Il osa seul entrer en face de son crime,

Et, ramassant la morte aimée, il l'apporta,

Pour la leur jeter, nue, et d'un geste d'outrage,

Comme s'il eût crié : « Tenez, je vous la rends ! »

Puis il gagna sa hutte et s'enferma dedans.

On l'y laissa, mordu d'amour, et plein de rage.

 

Sur la neige gisait le corps éblouissant

Où n'apparaissait plus une goutte de sang ;

Car les chiens, la trouvant immobile et couchée,

L'avaient avec tendresse obstinément léchée.

Elle semblait vivante, endormie. Un reflet

De beauté surhumaine illuminait sa face.

Mais le couteau restait planté, juste à la place

Où s'ouvrait une route entre ses seins de lait.

Sa figure faisait une tache dorée

Sur la blancheur du sol. – Les hommes éperdus

La contemplaient ainsi qu'une chose sacrée !

Et ses cheveux ardents, en cercle répandus,

Luisaient comme la queue en feu d'une comète,

Comme un soleil tombé de la voûte des cieux ;

On eût dit des rayons qui sortaient de sa tête,

L'auréole qu'on met autour du front des dieux !

 

Mais quelques paysans, des vieux au cœur pudique,

Arrachant de leur dos la veste en peau de bique,

Couvrirent brusquement sa claire nudité,

Et les jeunes, ayant coupé de longues branches,

Construit une civière et retroussé leurs manches,

Par vingt bras qui tremblaient son corps fut emporté !

 

La foule, sans parole, à pas lents l'accompagne

Et, jusqu'aux bords lointains de la pâle campagne,

Rampe, comme un serpent, l'immense défilé.

Et puis tout redevint muet et dépeuplé !

 

Mais le pâtre, enfermé dans sa hutte isolée,

Sent une solitude horrible autour de lui,

Comme si l'univers tout entier l'avait fuit.

Il sort et n'aperçoit que la plaine gelée !…

La peur l'étreint. N'osant rester seul plus longtemps,

Il siffle ses grands chiens, ses deux bons chiens de garde.

Comme ils n'accourent point, il s'étonne, il regarde ;

Mais il ne les voit pas gambader par les champs…

Il crie alors. La neige étouffe sa voix forte…

Il se met à hurler à la façon des fous !

 

Ses chiens, comme entraînés dans le départ de tous,

Abandonnant leur maître, avaient suivi la morte.

 

 

 

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Novembre 2005

 

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[1] Le Mur a paru dans la Revue moderne et naturaliste de janvier 1880.

[2] Un coup de soleil a paru dans la République des lettres du 20 juin 1876 sous la signature de Guy de Valmont.

[3] Terreur a paru dans la République des lettres du 20 juin 1876 sous la signature de Guy de Valmont.

[4] Nuit de neige a paru dans la République des lettres du 20 juin 1876 sous la signature de Guy de Valmont.

[5] Au bord de l'eau a paru dans la République des Lettres du 20 mars 1876 sous le pseudonyme de Guy de Valmont. Sa publication ne provoqua aucun émoi, mais quand, en novembre 1879, une autre revue, la Revue moderne et naturaliste, redonna sous un autre titre Une fille, le même poème légèrement écourté, le parquet d'Étampes – ville où s'imprimait ce périodique – estima que cette pièce outrageait les moeurs et fit ouvrir contre son auteur et contre Allien, gérant de la revue, une information judiciaire. Il fallut alors à Guy le soutien de Flaubert pour le tirer de ce mauvais pas.

Inquiétante au départ pour Maupassant, l'affaire allait tourner à son avantage. La presse avait parlé de lui et son nom n'était plus celui d'un inconnu.

[6] La Dernière Escapade a paru dans la République des Lettres du 24 septembre 1876.

1 janvier 2010

Howard Phillips Lovecraft DANS L'ABÎME DU TEMPS

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Howard Phillips Lovecraft

DANS L'ABÎME DU TEMPS

(1934)

 

Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

 

 

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                           Après vingt-deux ans de cauchemar et d’effroi, soutenu par la seule conviction désespérée que certaines impressions sont d’origine imaginaire, je me refuse à garantir la véracité de ce que je crois avoir découvert en Australie occidentale dans la nuit du 17 au 18 juillet 1935. On peut espérer que mon aventure fut en tout ou partie une hallucination – à cela, en effet, il y avait de nombreuses raisons. Et pourtant, le réalisme en était si atroce que parfois tout espoir me paraît impossible.

 

Si la chose s’est produite, alors l’homme doit être préparé à accepter, sur l’univers et sur la place que lui-même occupe dans le tourbillon bouillonnant du temps, des idées dont le plus simple énoncé est paralysant. Il faut aussi le mettre en garde contre un danger latent, spécifique qui, même s’il n’engloutit jamais la race humaine tout entière, peut infliger aux plus aventureux des horreurs monstrueuses et imprévisibles.

 

C’est pour cette dernière raison que je réclame, de toute la force de mon être, l’abandon définitif de toute tentative d’exhumer ces fragments de mystérieuse maçonnerie primitive que mon expédition se proposait d’étudier.

 

Si l’on admet que j’étais sain d’esprit et bien éveillé, mon expérience cette nuit-là fut telle qu’aucun homme n’en a jamais connue. Ce fut en outre une effroyable confirmation de tout ce que j’avais tenté de rejeter comme autant de fables et de rêves. Dieu merci il n’y a pas de preuve, car dans ma terreur j’ai perdu l’épouvantable objet qui – s’il était réel et tiré en effet de ce dangereux abîme – en eût été le signe irréfutable.

 

J’étais seul quand j’ai découvert cette horreur – et jusqu’à présent je n’en ai parlé à personne. Je n’ai pu empêcher les autres de creuser dans sa direction mais le hasard et les éboulements de sable leur ont toujours évité de la rencontrer. Il me faut aujourd’hui rédiger une déclaration définitive, non seulement pour mon équilibre mental, mais pour mettre en garde ceux qui me liront sérieusement.

 

Ces pages – dont les premières sembleront connues aux lecteurs attentifs de la grande presse scientifique – sont écrites dans la cabine du bateau qui me ramène chez moi. Je les remettrai à mon fils, le professeur Wingate Peaslee de l’université de Miskatonic – seul membre de ma famille qui me resta fidèle, il y a des années, après mon étrange amnésie, et le mieux informé des faits essentiels de mon cas. Il est, de tous les vivants, le moins enclin à tourner en dérision ce que je vais raconter de cette nuit fatale.

 

Je ne l’ai pas informé de vive voix avant de m’embarquer, pensant qu’il préférerait la révélation sous forme écrite. Lire et relire à loisir lui laissera une image plus convaincante que n’aurait pu le faire le trouble de mes propos.

 

Il fera de ce récit ce que bon lui semblera – le montrant, avec les commentaires appropriés, dans tous les milieux où il pourrait être utile. C’est à l’intention de ces lecteurs mal instruits des premières phases de mon cas que je fais précéder la révélation elle-même d’un résumé assez détaillé de ses antécédents.

 

Je m’appelle Nathaniel Wingate Peaslee, et ceux qui se rappellent les récits des journaux de la génération précédente – ou les correspondances et articles des revues de psychologie d’il y a six ou sept ans – sauront qui je suis et ce que je suis. La presse était pleine des circonstances de mon étonnante amnésie de 1908-1913, insistant sur les traditions d’horreur, de folie et de sorcellerie qui hantent la vieille ville du Massachusetts où je résidais alors comme aujourd’hui. Je tiens encore à faire savoir qu’il n’est rien de dément ou de malfaisant dans mon hérédité et ma jeunesse. C’est un fait extrêmement important si l’on songe à l’ombre qui s’est abattue si brusquement sur moi, venant de sources extérieures.

 

Il se peut que des siècles de noires méditations aient doté Arkham, aux ruines peuplées de murmures, d’une particulière vulnérabilité à de telles ombres – bien que cela même semble douteux à la lumière d’autres cas que j’ai plus tard étudiés. Mais le point essentiel est que mes ancêtres et mon milieu sont absolument normaux. Ce qui est arrivé est venu d’ailleurs – d’où ? J’hésite maintenant encore à l’affirmer en clair.

 

Je suis le fils de Jonathan et d’Hannah (Wingate) Peaslee, tous deux de vieilles familles saines d’Haverhill. Je suis né et j’ai grandi à Haverhill – dans l’antique demeure de Boardman Street près de Golden Hill – et je ne suis allé à Arkham que pour entrer à l’université de Miskatonic comme chargé de cours d’économie politique en 1895.

 

Pendant les treize années suivantes, ma vie s’écoula, douce et heureuse. J’épousai Alice Keezar, d’Haverhill, en 1896, et mes trois enfants, Robert, Wingate et Hannah, naquirent respectivement en 1898,1900 et 1903. Je devins en 1898 maître de conférences et professeur titulaire en 1902. Je n’éprouvai à aucun moment le moindre intérêt pour l’occultisme ou la psychologie pathologique.

 

C’est le jeudi 14 mai 1908 que survint l’étrange amnésie. Elle fut brutale et imprévue, bien que, je m’en rendis compte plus tard, de brefs miroitements quelques heures auparavant – visions chaotiques qui me troublèrent d’autant plus qu’elles étaient sans précédent – dussent avoir été des symptômes précurseurs. J’avais un fort mal de tête, et la bizarre impression – tout aussi neuve pour moi – que quelqu’un cherchait à s’emparer de mes pensées.

 

La crise se produisit vers 10 h 20 du matin, tandis que je faisais un cours d’économie politique – histoire et tendances actuelles de l’économie politique – aux étudiants de troisième année et à quelques-uns de seconde. Je vis d’abord devant mes yeux des formes insolites, et crus me trouver dans une salle singulière autre que la classe.

 

Mes idées et mes propos divaguaient loin de tout sujet, et les étudiants s’aperçurent que quelque chose clochait gravement. Puis je m’affaissai, inconscient sur mon siège, dans une hébétude dont personne ne put me tirer. Mes facultés normales ne revirent au grand jour notre monde quotidien qu’au bout de cinq ans, quatre mois et treize jours.

 

C’est naturellement des autres que j’appris ce qui suit. Je restai inconscient pendant seize heures et demie, bien qu’on m’eût ramené chez moi au 27, Crâne Street, où je reçus les soins médicaux les plus attentifs.

 

Le 15 mai à trois heures du matin, mes yeux s’ouvrirent et je me mis à parler, mais bientôt le médecin et ma famille furent épouvantés par mon expression et le ton de mes propos. Il était clair que je n’avais aucun souvenir de mon identité ni de mon passé, même si je m’efforçais, on ne sait pourquoi, de cacher cette ignorance. Mes yeux fixaient étrangement les personnes de mon entourage, et le jeu de mes muscles faciaux n’avait plus rien de familier.

 

Mon langage même paraissait gauche, comme celui d’un étranger. J’usais de mes organes vocaux avec embarras, en tâtonnant, et mon élocution avait une curieuse raideur, comme si j’avais laborieusement appris l’anglais dans les livres. La prononciation était barbare, tandis que la langue comportait à la fois des débris d’étonnants archaïsmes et des expressions d’une tournure absolument incompréhensible.

 

Parmi ces dernières, l’une en particulier revint vingt ans plus tard, de façon frappante – et même effrayante – à l’esprit du plus jeune de mes médecins. Car à l’époque cette expression commençait à se répandre – d’abord en Angleterre, puis aux États-Unis – et malgré sa complication et son incontestable nouveauté, elle reproduisait dans le moindre détail les mots déconcertants de l’étrange malade d’Arkham de 1908.

 

La force physique revint aussitôt, mais il me fallut une rééducation singulièrement longue pour retrouver l’usage de mes mains, de mes jambes et de mon corps en général. À cause de cela et d’autres handicaps inhérents à ma perte de mémoire, je restai pendant un certain temps sous une étroite surveillance médicale.

 

Quand j’eus constaté l’échec de mes efforts pour dissimuler mon amnésie, je la reconnus franchement et me montrai avide de toutes sortes de renseignements. En fait, les médecins eurent l’impression que je cessai de m’intéresser à ma personnalité véritable dès lors que je vis ma perte de mémoire acceptée comme une chose naturelle.

 

Ils remarquèrent que je m’efforçais surtout de posséder à fond certains points d’histoire, de science, d’art, de langage et de folklore – les uns terriblement abstrus, et d’autres d’une simplicité puérile – qui, très bizarrement parfois, restaient exclus de ma conscience.

 

En même temps ils s’aperçurent que je possédais inexplicablement beaucoup de connaissances d’un genre insoupçonné – que je souhaitais, semblait-il, cacher plutôt que révéler. Il m’arrivait par mégarde de faire allusion, avec une assurance désinvolte, à tels événements précis d’époques obscures au-delà de tout champ historique reconnu – quitte à tourner en plaisanterie la référence en voyant la surprise qu’elle suscitait. J’avais aussi une façon de parler du futur qui, deux ou trois fois, provoqua une véritable peur.

 

Ces lueurs inquiétantes cessèrent bientôt de se manifester, mais certains observateurs attribuèrent leur disparition à une prudente hypocrisie de ma part plus qu’à quelque déclin du savoir insolite qu’elles supposaient. À la vérité, je semblais anormalement avide d’assimiler la façon de parler, les usages et les perspectives de l’époque autour de moi ; comme si j’avais été un voyageur studieux venu d’une lointaine terre étrangère.

 

Aussitôt qu’on m’y autorisa, je fréquentai à toute heure la bibliothèque de l’université, et j’entrepris sans tarder de préparer ces étonnants voyages, ces cours spéciaux dans les universités d’Amérique et d’Europe, qui donnèrent lieu à tant de commentaires pendant les années suivantes.

 

À aucun moment je ne manquai de relations intellectuelles, car mon cas me valut une relative célébrité parmi les psychologues du moment. Je fus l’objet de conférences comme exemple typique de « personnalité seconde » – même si, ici ou là, j’embarrassai les conférenciers de quelque symptôme bizarre ou trace suspecte d’ironie soigneusement voilée.

 

Mais de réelle bienveillance, je n’en rencontrai guère. Quelque chose dans mon aspect et mes propos semblait éveiller chez tous ceux que je rencontrais de vagues craintes et répugnances, comme si j’avais été un être infiniment éloigné de tout ce qui est normal et sain. Cette idée d’une horreur obscure et secrète liée aux abîmes incalculables d’on ne sait quelle distance était curieusement répandue et tenace.

 

Ma propre famille ne fit pas exception. Dès l’instant de mon étrange réveil, ma femme m’avait considéré avec un effroi et un dégoût extrêmes, jurant que j’étais un parfait étranger usurpant le corps de son mari. En 1910 elle obtint le divorce, et ne consentit jamais à me revoir, même après mon retour à un état normal en 1913. Ces sentiments furent partagés par mon fils aîné et ma petite fille, que je n’ai jamais revus ni l’un ni l’autre.

 

Seul mon second fils, Wingate, parut capable de surmonter la terreur et la répulsion suscitées par ma métamorphose. Lui aussi sentait bien que j’étais un étranger, mais quoiqu’il n’eût pas plus de huit ans, il croyait fermement au retour de mon véritable moi. Quand celui-ci revint en effet, il me rejoignit et les tribunaux le confièrent à ma garde. Au cours des années, il m’aida dans les études que je fus poussé à entreprendre, et aujourd’hui, à trente-cinq ans, il est professeur de psychologie à Miskatonic.

 

Mais je ne suis pas surpris de l’horreur que j’inspirai – car assurément l’esprit, la voix et l’expression de l’être qui s’éveilla le 15 mai 1908 n’étaient pas ceux de Nathaniel Wingate Peaslee.

 

Je n’essaierai pas de raconter toute ma vie de 1908 à 1913, car les lecteurs peuvent en glaner les traits essentiels – ainsi que j’ai dû abondamment le faire moi-même – dans les dossiers des vieux journaux et revues scientifiques.

 

On me rendit l’usage de mes fonds et j’en usai sans hâte, sagement dans l’ensemble, à voyager et étudier dans divers centres du savoir. Mes voyages, cependant, furent surprenants à l’extrême, comportant de longues visites à des lieux écartés et déserts.

 

En 1909 je passai un mois dans l’Himalaya, et en 1911 j’éveillai un vif intérêt par une expédition à dos de chameau dans les déserts inconnus d’Arabie. Je n’ai jamais pu savoir ce qui s’était produit lors de ces explorations.

 

Pendant l’été de 1912, je frétai un bateau pour naviguer dans l’Arctique, au nord du Spitzberg, et manifestai au retour une évidente déception.

 

Plus tard, cette année-là, je passai des semaines seul, au-delà des limites de toute exploration passée ou ultérieure, dans l’immense réseau des cavernes calcaires de Virginie-Occidentale – labyrinthes ténébreux et si complexes qu’on n’a jamais pu seulement envisager de reconstituer mon parcours.

 

Mes séjours dans les universités furent marqués par une rapidité d’assimilation prodigieuse, comme si la personnalité seconde possédait une intelligence considérablement supérieure à la mienne. J’ai découvert aussi que mon rythme de lecture et d’étude solitaire était phénoménal. Il me suffisait de parcourir un livre, juste le temps de tourner les pages, pour en retenir tous les détails, tandis que mon habileté à interpréter en un instant des figures compliquées était proprement impressionnante.

 

Il circula à plusieurs reprises des rumeurs presque alarmantes sur mon pouvoir d’influencer les pensées et les actes d’autrui, bien que j’aie pris soin, semble-t-il, de réduire au minimum les manifestations de cette faculté.

 

D’autres vilains bruits concernaient mes rapports intimes avec les chefs de groupes d’occultistes, et des érudits suspects de relations avec des bandes innommables d’odieux hiérophantes du monde ancien. Ces rumeurs, bien que non confirmées à l’époque, furent certainement encouragées par ce qu’on savait de la teneur de mes lectures – car la consultation de livres rares dans les bibliothèques ne peut être gardée secrète.

 

Des notes marginales restent la preuve tangible de mes recherches minutieuses dans des ouvrages tels que Cultes des Goules, du comte d’Erlette, De Vermis Mysteriis, de Ludvig Prinn, Unaussprechlichen Kulten de von Junzt, les fragments conservés de l’énigmatique Livre d’Ebon, et l’effroyable Necronomicon de l’Arabe fou Abdul Alhazred. Et puis, il est indéniable aussi que l’activité des cultes clandestins reçut une nouvelle et néfaste impulsion à peu près au moment de mon étrange métamorphose.

 

Pendant l’été de 1913, je commençai à donner des signes d’ennui, de relâchement, et laissai entendre dans mon entourage qu’on pouvait s’attendre à me voir bientôt changer. J’évoquai le retour de souvenirs de ma première vie – mais la plupart de mes auditeurs mirent en doute ma bonne foi, car tout ce que je citais était fortuit et eût pu être tiré de mes vieux papiers personnels.

 

Vers la mi-août, je regagnai Arkham et rouvris ma maison de Crâne Street, depuis longtemps fermée. J’y installai une machine des plus curieuses, construite en pièces détachées par différents fabricants de matériel scientifique en Europe et en Amérique, et je la dissimulai soigneusement aux regards de toute personne assez intelligente pour en comprendre la composition.

 

Ceux qui la virent – un ouvrier, une domestique et la nouvelle gouvernante – décrivirent un bizarre assemblage de tiges, de roues et de miroirs, ne mesurant pas plus de deux pieds de haut, un de large et un d’épaisseur. Le miroir central était rond et convexe. Tout cela est confirmé par les fabricants de pièces que l’on a pu joindre.

 

Le soir du vendredi 26 septembre, je donnai congé à la gouvernante et à la femme de chambre jusqu’au lendemain midi. Des lumières brillèrent dans la maison tard dans la nuit, et un homme maigre, brun, l’allure singulière d’un étranger, arriva en automobile.

 

Il était à peu près une heure du matin quand les lumières s’éteignirent. À deux heures et quart un agent de police remarqua la demeure dans l’obscurité mais la voiture de l’étranger était toujours garée le long du trottoir. À quatre heures elle avait de toute évidence disparu.

 

Ce fut à six heures qu’une voix hésitante, à l’accent étranger, demanda par téléphone au Dr. Wilson de se rendre à mon domicile, pour me tirer d’un bizarre évanouissement. Cet appel – une communication interurbaine – venait, comme on l’établit plus tard, d’une cabine publique à la gare du Nord de Boston, mais on ne retrouva jamais aucune trace du maigre étranger.

 

En arrivant chez moi, le médecin me trouva au salon, sans connaissance – dans un fauteuil dont on avait approché une table. La surface polie de cette table portait des égratignures à l’endroit où un lourd objet y avait été posé. La singulière machine était partie et l’on n’entendit jamais plus parler d’elle. Sans aucun doute, l’étranger maigre et brun l’avait emportée.

 

Dans la cheminée de la bibliothèque, un tas de cendres témoignait qu’on avait brûlé jusqu’au dernier bout de papier tout ce que j’avais écrit depuis le début de l’amnésie. Le Dr. Wilson jugea ma respiration anormale, mais après une piqûre hypodermique, elle reprit sa régularité.

 

Le matin du 27 septembre, à onze heures et quart, je m’agitai vigoureusement, et le masque jusqu’alors figé de mon visage donna ses premiers signes d’animation. Le Dr. Wilson remarqua que l’expression n’était pas celle de ma personnalité seconde, mais ressemblait beaucoup à celle de mon moi normal. Vers onze heures trente, je marmonnai quelques syllabes très bizarres, qui ne semblaient appartenir à aucun langage humain. J’avais l’air aussi de lutter contre quelque chose. Puis, à midi passé – la gouvernante et la femme de chambre étant revenues entre temps – je me mis à murmurer en anglais :

 

« … parmi les économistes orthodoxes de cette période, Jevons représente plus particulièrement la tendance dominante à établir des corrélations scientifiques. Son effort pour relier le cycle commercial de la prospérité et du marasme au cycle physique des taches solaires constitue peut-être le point culminant de… »

 

Nathaniel Wingate Peaslee était revenu – et pour cet esprit, selon son estimation du temps, c’était toujours ce jeudi matin de 1908, où la classe d’économie politique levait ses regards attentifs vers le vieux bureau sur l’estrade.

 

 

 

2

 

Ma réadaptation à la vie normale fut pénible et difficile. Cinq années perdues suscitent plus de complications qu’on ne peut l’imaginer, et dans mon cas il y avait mille choses à remettre en ordre.

 

Ce que l’on m’apprit de mes faits et gestes depuis 1908 me surprit et m’inquiéta, mais je tâchai de considérer la question avec toute la philosophie dont j’étais capable. Enfin, ayant obtenu la garde de mon second fils, Wingate, je m’installai avec lui dans la maison de Crâne Street et je tentai de reprendre mon enseignement – mon ancienne chaire m’avait été aimablement proposée par l’université.

 

Je commençai mes cours avec le trimestre de février 1914, et les poursuivis une année entière. Je me rendis compte alors que mon aventure m’avait gravement ébranlé. Bien que parfaitement sain d’esprit – je l’espérais – et sans faille dans ma personnalité première, je n’avais plus la vitalité d’autrefois. Des rêves confus, des idées bizarres me hantaient sans cesse, et quand le déclenchement de la Guerre mondiale orienta mon esprit vers l’histoire, je m’aperçus que je me représentais les époques et les événements de la façon la plus étrange.

 

Ma conception du temps – ma faculté de distinguer succession et simultanéité – semblait quelque peu altérée ; je formai l’idée chimérique qu’en vivant à une époque donnée, on pouvait projeter son esprit à travers l’éternité pour connaître les siècles passés et futurs.

 

La guerre me donna l’impression singulière de me rappeler quelques-unes de ses conséquences lointaines – comme si, connaissant déjà son évolution, je pouvais les envisager après coup à la lumière d’une information future. Tous ces pseudo-souvenirs s’accompagnaient d’une grande souffrance, et du sentiment qu’une barrière psychologique artificielle leur était opposée.

 

Lorsque je me hasardai à évoquer tout cela autour de moi, je rencontrai des réactions différentes. Certains me regardèrent d’un air inquiet, mais chez les mathématiciens, on parla de nouveaux aspects de cette théorie de la relativité – alors réservée aux cercles cultivés – qui devait plus tard devenir si célèbre. Le Dr. Albert Einstein, disait-on, allait vite ramener le temps à l’état de simple dimension.

 

Mais les rêves et les sensations étranges finirent par prendre sur moi un tel empire que je dus abandonner mes cours en 1915. Ces troubles prenaient parfois une forme irritante – je nourrissais l’idée persistante que mon amnésie avait servi quelque échange impie ; que la personnalité seconde était en réalité une force imposée venant de l’Inconnu, et que ma propre personnalité avait subi une substitution.

 

Je fus ainsi amené à de confuses et terrifiantes spéculations sur le sort de mon moi véritable pendant les années où un autre avait occupé mon corps. L’étonnant savoir et la conduite singulière de cet ancien occupant m’inquiétaient de plus en plus à mesure que j’apprenais de nouveaux détails par des rencontres, des journaux et des revues.

 

Les bizarreries qui avaient déconcerté les autres paraissaient s’accorder terriblement avec un arrière-plan de ténébreuses connaissances embusquées dans les profondeurs de mon subconscient. Je me mis à étudier avec fièvre les moindres renseignements touchant les études et les voyages de cet « autre » pendant les années obscures.

 

Tous mes tourments n’avaient pas ce degré d’abstraction. Il y avait les rêves – qui semblaient gagner en vigueur et en réalisme. Sachant comment la plupart des gens les considéraient, j’en parlais rarement sinon à mon fils ou à quelques psychologues dignes de confiance, mais j’entrepris bientôt une étude scientifique d’autres cas pour savoir si de telles visions étaient ou non caractéristiques chez les victimes de l’amnésie.

 

Mes résultats, obtenus avec l’aide de psychologues, d’historiens, d’anthropologues, et de spécialistes très expérimentés de la vie mentale, plus une recherche qui passait en revue tous les cas de dédoublement de la personnalité depuis l’époque des légendes de possession démoniaque jusqu’aux réalités médicales de notre temps, ces résultats donc m’apportèrent d’abord plus d’inquiétude que de réconfort.

 

Je m’aperçus bientôt que mes rêves n’avaient, à vrai dire, aucun équivalent dans la masse formidable des cas d’amnésie authentique. Il restait néanmoins un tout petit nombre d’exemples dont le parallélisme avec ma propre expérience m’intrigua et me bouleversa pendant des années. Certains étaient tirés d’un antique folklore ; d’autres répertoriés dans les annales de la médecine ; une ou deux anecdotes dormaient enfouies dans les classiques historiques.

 

Il semblait donc bien que si ma forme particulière de disgrâce était prodigieusement rare, des exemples s’en étaient pourtant présentés à de longs intervalles depuis le début des chroniques de l’humanité. Certains siècles en comptaient un, deux ou trois, d’autres aucun – ou du moins aucun dont on ait gardé le souvenir.

 

C’était pour l’essentiel toujours la même chose : une personne à l’esprit réfléchi et pénétrant se trouvait investie d’une étrange vitalité seconde, menant pendant un temps plus ou moins long une existence entièrement différente, caractérisée d’abord par une maladresse dans l’élocution et les mouvements, puis plus tard par l’acquisition systématique de connaissances scientifiques, historiques, artistiques et anthropologiques : acquisition menée avec une ardeur fiévreuse et une faculté d’assimilation absolument anormale. Puis un brusque retour à sa conscience propre, désormais tourmentée de temps à autre par des rêves confus et inapaisables suggérant par fragments d’effroyables souvenirs soigneusement effacés.

 

L’étroite ressemblance de ces cauchemars avec les miens – jusqu’aux moindres détails – ne laissait aucun doute dans mon esprit sur leur nature manifestement exemplaire. Un ou deux de ces cas s’entouraient d’un halo de vague et sacrilège familiarité, comme si je les avais déjà connus par quelque agent cosmique trop effroyable et hideux pour qu’on en soutienne la vue. Dans trois exemples on mentionnait explicitement une mystérieuse machine comme celle que j’avais eue chez moi avant la seconde transformation.

 

Ce qui m’inquiéta aussi pendant mes recherches fut la fréquence assez importante des cas où un bref et fugitif aperçu des mêmes cauchemars avait affecté des personnes non atteintes d’amnésie caractérisée.

 

Ces personnes étaient pour la plupart d’intelligence médiocre ou moins encore – certaines si rudimentaires qu’on ne pouvait guère y voir les véhicules d’une érudition anormale et d’acquisitions mentales surnaturelles. Elles étaient animées une seconde par une force étrangère – puis on observait un retour en arrière et l’incertaine réminiscence vite dissipée d’inhumaines horreurs.

 

Il y avait eu au moins trois cas de ce genre au cours du dernier demi-siècle – dont un seulement quinze ans plus tôt. Quelque chose, issu d’un abîme insoupçonné de la Nature, s’était-il aventuré en aveugle à travers le temps ? Ces troubles atténués étaient-ils de monstrueuses et sinistres expériences dont la nature et l’auteur échappaient à toute raison ?

 

Telles étaient quelques-unes des conjectures imprécises de mes heures les plus noires – chimères encouragées par les mythes que découvraient mes recherches. Car je n’en pouvais douter, certaines légendes persistantes d’une antiquité immémoriale, apparemment inconnues de certains amnésiques récents et de leurs médecins, donnaient une image frappante et terrible de pertes de mémoire comme la mienne.

 

Quant à la nature des rêves et des impressions qui devenaient si tumultueux, j’ose encore à peine en parler. Ils sentaient la folie, et je croyais parfois devenir vraiment fou. Était-ce là un genre d’hallucination propre aux anciens amnésiques ? Les efforts du subconscient pour combler par de pseudo-souvenirs un vide déconcertant pouvaient bien en effet donner lieu à de curieux caprices de l’imagination.

 

Telle fut d’ailleurs – bien qu’une autre hypothèse du folklore me parût finalement plus convaincante – l’opinion de beaucoup des aliénistes qui m’aidèrent à étudier des cas analogues, et furent intrigués comme moi par les similitudes parfois observées.

 

Ils ne qualifiaient pas cet état de folie véritable, mais le classaient plutôt parmi les troubles névrotiques. Ma démarche pour essayer de le circonscrire et de l’analyser, au lieu de chercher en vain à le rejeter et à l’oublier, rencontra leur chaleureuse approbation par sa conformité aux meilleurs principes psychologiques. J’appréciai particulièrement l’avis des médecins qui m’avaient suivi quand j’étais habité par une autre personnalité.

 

Mes premiers troubles ne furent pas d’ordre visuel, mais portaient sur les questions plus abstraites dont j’ai parlé. Il y avait aussi un sentiment de répugnance intense et inexplicable à l’égard de moi-même. Il me vint une peur étrange de voir ma propre silhouette, comme si mes regards allaient y découvrir quelque chose d’absolument inconnu et d’une inconcevable horreur.

 

Quand je risquais enfin un regard sur moi et apercevais la forme humaine familière, discrètement vêtue de gris ou de bleu, je ressentais toujours un curieux soulagement, mais avant d’en arriver là il me fallait surmonter une terreur infinie. J’évitais les miroirs le plus possible, et me faisais toujours raser chez le coiffeur.

 

Il me fallut beaucoup de temps pour établir un lien entre ces sentiments de frustration et les visions passagères qui commençaient à se manifester. Le premier rapprochement de ce genre concerna la sensation bizarre d’une contrainte extérieure, artificielle, sur ma mémoire.

 

Je compris que les images entrevues dont je faisais l’expérience avaient une signification profonde, terrible, et un redoutable rapport avec moi-même, mais qu’une influence délibérée m’empêchait de saisir ce sens et ce rapport. Vint ensuite cette bizarre conception du temps, et avec elle les efforts désespérés pour situer les fragments fugaces du rêve sur le plan chronologique et spatial.

 

Les images elles-mêmes furent d’abord plus étranges qu’effrayantes. Il me semblait être dans une immense salle voûtée dont les hautes nervures de pierre se perdaient presque parmi les ombres au-dessus de ma tête. Quels que soient l’époque et le lieu, le principe du cintre était aussi connu et fréquemment utilisé qu’au temps des Romains.

 

Il y avait de colossales fenêtres rondes et élevées, des portes cintrées et des bureaux ou tables aussi hauts qu’une pièce ordinaire. De vastes étagères de bois noir couraient le long des murs, portant ce qui semblait des volumes de format gigantesque au dos marqué d’étranges hiéroglyphes.

 

La pierre apparente présentait des sculptures singulières, toujours en symboles mathématiques curvilignes, et des inscriptions ciselées reproduisant les mêmes caractères que les énormes volumes. La sombre maçonnerie de granit était d’un type mégalithique monstrueux, des rangées de blocs au sommet convexe venant s’encastrer dans d’autres à la base concave qui reposaient sur eux.

 

Il n’y avait pas de sièges mais le dessus des immenses tables était jonché de livres, de papiers et d’objets qui servaient sans doute à écrire : jarres de métal violacé bizarrement ornées, et baguettes à la pointe tachée. Si démesurés qu’ils soient, je réussissais parfois à voir ces bureaux d’en haut. Sur quelques-uns, de grands globes de cristal lumineux en guise de lampes, et d’énigmatiques machines faites de tubes de verre et de tiges de métal.

 

Les fenêtres vitrées étaient treillissées de solides barreaux. Sans oser approcher pour regarder au travers, je pouvais distinguer, de l’endroit où j’étais, les faîtes ondulants d’une végétation singulière rappelant les fougères. Le sol était fait de lourdes dalles octogonales, et l’on ne voyait ni tapis ni tentures.

 

Plus tard je me vis parcourir des galeries cyclopéennes de pierre, et monter ou descendre des plans inclinés gigantesques de la même colossale maçonnerie. Il n’y avait aucun escalier, et les couloirs ne mesuraient jamais moins de trente pieds de large. Certaines des constructions que je traversais en flottant devaient s’élever à des milliers de pieds dans le ciel.

 

Sous terre se succédaient plusieurs étages de noirs caveaux, et de trappes jamais ouvertes, scellées de bandes métalliques et suggérant vaguement un péril extraordinaire.

 

Je devais être prisonnier, et l’horreur menaçait partout où je jetais les yeux. Je sentais que le message de ces hiéroglyphes curvilinéaires qui me narguaient sur les murs aurait brisé mon âme si je n’avais été protégé par une bienheureuse ignorance.

 

Plus tard encore, je vis en rêve des perspectives par les grandes fenêtres rondes, et du haut du titanesque toit plat aux curieux jardins, ce large espace vide avec son haut parapet de pierre à festons, où menait le plus haut des plans inclinés.

 

Des bâtiments géants, chacun dans son jardin, s’alignaient sur des lieues, presque à perte de vue, le long de routes pavées d’au moins deux cents pieds de large. Ils étaient très divers, mais mesuraient rarement moins de cinq cents pieds carrés ou mille pieds de haut. Beaucoup paraissaient sans limites, avec une façade de plusieurs milliers de pieds, tandis que certains s’élançaient à des hauteurs vertigineuses dans le ciel gris et brumeux.

 

Faits pour l’essentiel de pierre ou de ciment, ils appartenaient généralement au curieux type de maçonnerie curviligne qui caractérisait l’immeuble où j’étais retenu. Les toits étaient plats, couverts de jardins, avec souvent des parapets à festons. Parfois des terrasses à plusieurs niveaux et de larges espaces dégagés parmi les jardins. Il y avait dans ces grandes routes comme un appel au mouvement, mais lors des premières visions je ne sus pas analyser le détail de cette impression.

 

Je vis en certains endroits d’énormes tours sombres de forme cylindrique qui dominaient de loin tous les autres édifices. Elles étaient vraisemblablement d’une espèce tout à fait exceptionnelle et présentaient les signes d’une antiquité et d’un délabrement considérables. Bâties bizarrement de blocs de basalte taillés à angle droit, elles s’amincissaient progressivement jusqu’à leurs sommets arrondis. On n’y voyait nulle part la moindre trace de fenêtres ou d’ouvertures quelconques, si ce n’est des portes énormes. Je remarquai aussi quelques constructions plus basses – toutes dégradées par des éternités d’intempéries – qui ressemblaient à ces sombres tours cylindriques d’architecture primitive. Tout autour de ces monuments délirants de maçonnerie à l’équerre planait une inexplicable atmosphère de menace et de peur intense, comme en dégageaient les trappes scellées.

 

Les jardins, omniprésents, étaient presque effrayants dans leur étrangeté, offrant des formes végétales bizarres et insolites qui se balançaient au-dessus de larges allées bordées de monolithes curieusement sculptés. Des espèces de fougères surtout, d’une taille anormale – les unes vertes, d’autres d’une pâleur spectrale, fongoïde.

 

Parmi elles se dressaient de grandes silhouettes fantomatiques, comparables à des calamités dont les troncs semblables à des bambous atteignaient des hauteurs fabuleuses. Et encore des touffes de prodigieux cycas, et des arbres ou arbustes baroques d’un vert sombre qui rappelaient les conifères.

 

Les fleurs, petites, incolores et impossibles à identifier, s’épanouissaient en parterres géométriques ou librement dans la verdure.

 

Dans quelques jardins de la terrasse ou du toit, il en poussait de plus grandes et plus colorées, d’aspect presque répugnant, qui suggéraient une culture artificielle. Des plantes fongoïdes, de dimensions, de contours et de couleurs inconcevables parsemaient le paysage selon des dessins qui révélaient une tradition horticole inconnue mais bien établie. Dans les jardins plus vastes au niveau du sol, on discernait un certain souci de conserver les caprices de la Nature, mais sur les toits la sélection et l’art des jardins étaient plus manifestes.

 

Le ciel était presque toujours pluvieux ou nuageux et j’assistai parfois à des pluies torrentielles. De temps à autre, pourtant, on apercevait le soleil – qui semblait anormalement grand – et la lune, dont les taches avaient quelque chose d’inhabituel que je ne pus jamais approfondir. Les nuits – très rares – où le ciel était assez clair, j’apercevais des constellations à peine reconnaissables. Quelquefois proches des figures connues, mais presque jamais identiques, et d’après la position des quelques groupes que je pus identifier, je conclus que je devais être dans l’hémisphère Sud, près du tropique du Capricorne.

 

L’horizon lointain était toujours embué et indistinct, mais je voyais, aux abords de la ville, de vastes jungles de fougères arborescentes inconnues, de calamités, de lépidodendrons et de sigillaires, dont les frondaisons fantastiques ondulaient, narquoises, dans les vapeurs mouvantes. Par moments s’esquissaient des mouvements dans le ciel, mais mes premières visions ne les précisèrent jamais.

 

Pendant l’automne de 1914, je commençai à faire des rêves espacés où je flottais étrangement au-dessus de la cité et des régions environnantes. Je découvris des routes interminables à travers des forêts de végétaux effroyables aux troncs tachetés, cannelés ou rayés, ou devant des villes aussi singulières que celle qui ne cessait de m’obséder.

 

Je vis de monstrueuses constructions de pierre noire ou irisée dans des percées ou des clairières où régnait un crépuscule perpétuel et je parcourus de longues chaussées à travers des marécages si sombres que je distinguais à peine leur humide et imposante végétation.

 

J’aperçus une fois une étendue sans bornes jonchée de ruines basaltiques détruites par le temps, dont l’architecture rappelait les rares tours sans fenêtres, aux sommets arrondis, de la ville obsédante.

 

Et une fois je vis la mer – étendue sans limites, vaporeuse, au-delà des colossales jetées de pierre d’une formidable cité de dômes et de voûtes. Des impressions de grande ombre sans forme se déplaçaient au-dessus d’elle, et, ici ou là, des jaillissements insolites venaient troubler la surface des eaux.

 

 

 

3

 

Ainsi que je l’ai dit, ces images extravagantes ne prirent pas tout de suite leur caractère terrifiant. À coup sûr, beaucoup de gens ont eu des rêves en eux-mêmes plus étranges – mêlant des fragments sans liens de vie quotidienne, de choses vues ou lues, combinés sous les formes les plus surprenantes par les caprices incontrôlés du sommeil.

 

Pendant un certain temps ces visions me semblèrent naturelles, bien que je n’aie jamais été jusqu’alors un rêveur extravagant. Beaucoup d’obscures anomalies, me disais-je, venaient sans doute de sources banales trop nombreuses pour qu’on les identifie ; d’autres reflétaient simplement une connaissance élémentaire des plantes et autres données du monde primitif, cent cinquante millions d’années plus tôt – le monde de l’âge permien ou triasique.

 

En quelques mois, néanmoins, l’élément de terreur apparut avec une intensité croissante. Et cela quand les rêves prirent infailliblement l’aspect de souvenirs et que mon esprit y découvrit un lien avec l’aggravation de mes inquiétudes d’ordre abstrait – le sentiment d’entrave à la mémoire, les singulières conceptions du temps, l’impression d’un détestable échange avec ma personnalité seconde de 1908-1913 et, beaucoup plus tard, l’inexplicable aversion à l’égard de moi-même.

 

À mesure que certains détails précis surgissaient dans les rêves, l’horreur y devenait mille fois pire – si bien qu’en octobre 1915, je compris qu’il me fallait agir. C’est alors que j’entrepris une étude approfondie d’autres cas d’amnésie et de visions, convaincu que je réussirais ainsi à objectiver mon problème et à me délivrer de son emprise émotionnelle.

 

Cependant, comme je l’ai déjà indiqué, le résultat fut d’abord presque exactement le contraire. Je fus absolument bouleversé d’apprendre que mes rêves avaient eu d’aussi exacts précédents ; d’autant plus que certains témoignages étaient trop anciens pour qu’on pût supposer chez les sujets la moindre connaissance en géologie – et, partant, la moindre idée des paysages primitifs.

 

Bien plus, beaucoup de ces récits fournissaient les détails et les explications les plus atroces à propos des images des grands bâtiments, des jardins sauvages – et du reste. Les visions par elles-mêmes et les impressions vagues étaient suffisamment horribles, mais ce que suggéraient ou affirmaient quelques autres rêveurs sentait la folie et le blasphème. Et le comble, c’était que ma propre pseudo-mémoire en était incitée à des rêves plus délirants et aux pressentiments de proches révélations. Néanmoins la plupart des médecins jugeaient ma démarche, dans l’ensemble, fort recommandable.

 

J’étudiai à fond la psychologie, et suivant mon exemple, mon fils Wingate en fit autant – ce qui l’amena finalement à occuper sa chaire actuelle. En 1917 et 1918 je suivis des cours spéciaux à Miskatonic. Entre-temps j’examinai inlassablement la documentation médicale, historique et anthropologique, voyageant jusqu’aux bibliothèques lointaines, osant enfin consulter même les livres abominables de l’antique tradition interdite, pour lesquels ma personnalité seconde avait manifesté un intérêt si troublant.

 

Certains de ces volumes étaient ceux-là mêmes que j’avais étudiés pendant ma métamorphose, et je fus bouleversé d’y trouver des notes marginales et d’apparentes corrections du texte hideux, d’une écriture et dans des termes qui avaient quelque chose d’étrangement inhumain.

 

La plupart étaient rédigées dans les langues respectives des différents ouvrages, dont le lecteur semblait avoir une connaissance également parfaite, bien qu’académique. L’une, pourtant, ajoutée aux Unaussprechlichen Kulten de von Junzt, était d’une inquiétante originalité. En hiéroglyphes curvilignes de la même encre que les corrections allemandes, elle ne suivait aucun modèle humain connu. Et ces hiéroglyphes étaient étroitement et sans aucun doute apparentés aux caractères que je rencontrais constamment dans mes rêves – ceux dont parfois j’imaginais un instant connaître la signification, ou être à deux doigts de me la rappeler.

 

Achevant de me déconcerter, plusieurs bibliothécaires m’assurèrent qu’à en croire les communications précédentes et les fiches de consultation des livres en question, toutes ces notes ne pouvaient être que de moi dans mon état second. Même si à l’époque, comme aujourd’hui, j’ignorais trois des langues utilisées.

 

En rassemblant les documents épars, anciens et modernes, anthropologiques et médicaux, j’obtins un mélange assez cohérent de mythe et d’hallucination dont l’ampleur et l’étrangeté me laissèrent absolument stupéfait. Une seule chose me consola : l’antiquité des mythes. Quelle science perdue avait introduit dans ces fables primitives l’image du paysage paléozoïque ou mésozoïque, je ne pouvais même pas l’imaginer ; mais il y avait eu ces images. Il existait donc une base pour la formation d’un type défini d’hallucination.

 

Les cas d’amnésie avaient sans aucun doute créé le modèle mythique général – mais par la suite, la prolifération capricieuse des mythes dut agir sur les amnésiques et colorer leurs pseudo-souvenirs. J’avais lu et appris moi-même toutes les légendes primitives pendant ma perte de mémoire – mes recherches l’avaient amplement démontré. N’était-il pas naturel, alors, que mes rêves et mes impressions affectives se colorent et se modèlent d’après ce que ma mémoire avait secrètement conservé de ma métamorphose ?

 

Quelques mythes se rattachaient de manière significative à d’autres légendes obscures du monde pré-humain, en particulier ces contes hindous qui englobent de stupéfiants abîmes de temps et font partie de la tradition des théosophes actuels.

 

Les mythes primitifs et les hallucinations modernes s’accordaient pour affirmer que l’humanité n’est qu’une – et peut-être la moindre – des races hautement civilisées et dominantes dans la longue histoire, en grande partie inconnue, de cette planète. Ils laissaient entendre que des êtres de forme inconcevable avaient élevé des tours jusqu’au ciel et approfondi tous les secrets de la Nature avant que le premier ancêtre amphibie de l’homme ait rampé hors de la mer chaude voici trois cents millions d’années.

 

Certains venaient des étoiles ; quelques-uns étaient aussi vieux que le cosmos lui-même ; d’autres s’étaient rapidement développés à partir de germes terrestres aussi éloignés des premiers germes de notre cycle de vie que ceux-ci le sont de nous-mêmes. On parlait sans hésiter de milliers de millions d’années, et de rapports étroits avec d’autres galaxies et d’autres univers. À vrai dire, il n’était pas question de temps dans l’acception humaine du terme.

 

Mais la plupart des récits et des impressions rapportés évoquaient une race relativement récente, d’apparence bizarre et compliquée, ne rappelant aucune forme de vie scientifiquement connue, et qui s’était éteinte cinquante millions d’années à peine avant la venue de l’homme. Ce fut,  disaient-ils, la race la plus importante de toutes, car elle seule avait conquis le secret du temps.

 

Elle avait appris tout ce qu’on avait su et tout ce qu’on saurait sur terre, grâce à la faculté de ses esprits les plus pénétrants de se projeter dans le passé et le futur, fût-ce à travers des abîmes de millions d’années, pour étudier les connaissances de chaque époque. Les réalisations de cette race avaient donné naissance à toutes les légendes des prophètes, y compris celles de la mythologie humaine.

 

Dans leurs immenses bibliothèques, des volumes de textes et de gravures contenaient la totalité des annales de la terre : histoires et descriptions de toutes les espèces qui avaient été ou seraient, avec le détail de leurs arts, leurs actions, leurs langues et leurs psychologies.

 

Forts de cette science illimitée, ceux de la Grand-Race choisissaient dans chaque ère et chaque forme de vie tel ou tel concept, art et procédé qui pouvaient convenir à leur propre nature et à leur situation. La connaissance du passé, obtenue par une sorte de projection de l’esprit indépendamment des sens reconnus, était plus difficile à recueillir que celle de l’avenir.

 

Dans ce dernier cas, la démarche était plus simple et plus concrète. Avec une assistance mécanique appropriée, un esprit se projetait en avant dans le temps, cherchant à tâtons son obscur chemin extrasensoriel jusqu’à proximité de la période désirée. Alors, après des épreuves préliminaires, il s’emparait du meilleur représentant qu’il pût trouver des formes de vie les plus évoluées à l’époque. Il pénétrait dans le cerveau de cet organisme où il installait ses propres vibrations, tandis que l’esprit dépossédé remontait en arrière jusqu’au temps de l’usurpateur, occupant le corps de ce dernier en attendant qu’un nouvel échange s’opère en sens inverse.

 

L’esprit projeté dans le corps d’un organisme du futur se comportait alors comme un membre de la race dont il empruntait l’apparence, et apprenait le plus rapidement possible tout ce qu’on pouvait acquérir de l’ère choisie, de ce qu’elle possédait d’informations et de techniques.

 

Cependant l’esprit dépossédé, rejeté dans le temps et le corps de l’usurpateur, était étroitement surveillé. On l’empêchait de nuire au corps qu’il occupait, et des enquêteurs spécialisés lui soutiraient tout son savoir. Il arrivait souvent qu’on l’interroge dans sa propre langue, si des recherches précédentes dans l’avenir en avaient rapporté des enregistrements.

 

Si l’esprit venait d’un corps dont la Grand-Race ne pouvait physiquement reproduire le langage, on fabriquait d’ingénieuses machines sur lesquelles la langue étrangère pouvait être « jouée » comme sur un instrument de musique.

 

Ceux de la Grand-Race étaient d’immenses cônes striés de dix pieds de haut, avec une tête et d’autres organes fixés à des membres extensibles d’un pied d’épaisseur partant du sommet. Ils s’exprimaient en faisant claquer ou frotter d’énormes pattes ou pinces qui prolongeaient deux de leurs quatre membres, et se déplaçaient en dilatant et contractant une couche visqueuse qui recouvrait leur base de dix pieds de large.

 

Quand la stupeur et le ressentiment de l’esprit captif s’étaient atténués, et – en admettant qu’il vînt d’un corps extrêmement différent de ceux de la Grand-Race – qu’il n’éprouvait plus d’horreur pour son insolite forme temporaire, on lui permettait d’étudier son nouveau milieu et de ressentir un émerveillement et une sagesse comparables à ceux de son remplaçant.

 

Moyennant certaines précautions et en échange de services rendus, on le laissait parcourir le monde habité dans de gigantesques aéronefs ou sur ces gros véhicules à profil de bateaux, propulsés par des moteurs atomiques, qui sillonnaient les grandes routes, et puiser librement dans les bibliothèques où l’on pouvait lire l’histoire passée et future de la planète.

 

Beaucoup d’esprits captifs acceptaient ainsi mieux leur sort ; car il n’en était que de passionnés, et pour ces esprits-là, la révélation des mystères cachés de la terre – chapitres clos d’inconcevables passés et des tourbillons vertigineux d’un futur qui contient les années à venir de leur propre temps – sera toujours, malgré les horreurs insondables souvent découvertes, l’expérience suprême de la vie.

 

Quelquefois, certains pouvaient rencontrer d’autres esprits captifs arrachés à l’avenir, échanger des idées avec des consciences qui vivaient cent, mille ou un million d’années avant ou après leur propre époque. Et tous devaient écrire dans leurs langues de longs témoignages sur eux-mêmes et leurs temps respectifs ; autant de documents que l’on classait dans les grandes archives centrales.

 

On peut ajouter qu’un type particulier de captifs jouissait de privilèges beaucoup plus étendus que ceux de la majorité. C’étaient les exilés permanents moribonds, dont les corps dans l’avenir avaient été confisqués par des membres audacieux de la Grand-Race qui, confrontés à la mort, cherchaient à sauver leurs facultés mentales.

 

Ces exilés mélancoliques n’étaient pas si nombreux qu’on aurait pu s’y attendre, car la longévité de la Grand-Race diminuait son amour de la vie – surtout parmi ces esprits supérieurs capables de projection. Les cas de projection permanente d’esprits d’autrefois furent à l’origine de beaucoup de changements durables de personnalité signalés dans l’histoire plus récente, y compris dans celle de l’humanité.

 

Quant aux cas d’exploration ordinaire, lorsque l’esprit usurpateur avait appris de l’avenir tout ce qu’il souhaitait savoir, il construisait un appareil semblable à celui qui l’avait lancé au départ et inversait le processus de projection. Il se retrouvait dans son propre corps, à son époque, tandis que l’esprit jusqu’alors captif revenait à ce corps de l’avenir auquel il appartenait normalement.

 

Mais si l’un ou l’autre des corps était mort durant l’échange, cette restauration était impossible. En ce cas, bien sûr, l’esprit voyageur – comme celui des évadés de la mort – devait passer sa vie dans un corps étranger de l’avenir ; ou l’esprit captif – comme les exilés permanents moribonds – finissait ses jours à l’époque et sous la forme de la Grand-Race.

 

Ce destin était moins horrible quand l’esprit captif appartenait lui aussi à la Grand-Race – ce qui n’était pas rare, car au long des âges elle s’était toujours vivement préoccupée de son propre avenir. Mais le nombre des exilés permanents moribonds de la race était très limité – surtout à cause des sanctions terrifiantes qui punissaient le remplacement par des moribonds d’esprits à venir de la Grand-Race.

 

La projection permettait de prendre des mesures pour infliger ces peines aux esprits coupables dans leur nouveau corps de l’avenir – et l’on procédait parfois à un renversement forcé des échanges.

 

Des cas complexes de remplacement ou d’exploration d’esprits déjà captifs par d’autres esprits de diverses périodes du passé avaient été constatés et soigneusement corrigés. À toutes les époques depuis la découverte de la projection mentale, une partie infime mais bien identifiée de la population s’est composée d’esprits de la Grand-Race des temps passés, en séjours plus ou moins prolongés.

 

Lorsqu’un esprit captif d’origine étrangère devait réintégrer son propre corps dans l’avenir, on le purgeait au moyen d’une hypnose mécanique compliquée de tout ce qu’il avait appris à l’époque de la Grand-Race – cela pour éviter certaines conséquences fâcheuses d’une diffusion prématurée et massive du savoir.

 

Les rares exemples connus de transmission non contrôlée avaient causé et causaient encore, à des périodes déterminées, de terribles désastres. C’est essentiellement à la suite de deux cas de ce genre – selon les vieux mythes – que l’humanité avait appris ce qu’elle savait de la Grand-Race.

 

En fait de traces matérielles et directes de ce monde distant de millions d’années, il ne restait que les pierres énormes de certaines ruines dans des sites lointains et les fonds sous-marins, ainsi que des parties du texte des terribles Manuscrits pnakotiques.

 

Ainsi l’esprit qui regagnait son propre temps n’y rapportait que les images les plus confuses et les plus fragmentaires de ce qu’il avait vécu depuis sa capture. On en extirpait tous les souvenirs qui pouvaient l’être, si bien que, dans la plupart des cas, il ne subsistait depuis le moment du premier échange qu’un vide ombré de rêves. Quelques esprits avaient plus de mémoire que d’autres, et le rapprochement fortuit de leurs souvenirs avait parfois apporté aux temps futurs des aperçus du passé interdit. Probablement à toutes les époques, des groupes ou cultes avaient vénéré secrètement certaines de ces images. Le Necronomicon suggérait la présence parmi les humains d’un culte de ce genre, qui quelquefois venait en aide aux esprits pour retraverser des durées infinies en revenant du temps de la Grand-Race.

 

Cependant, ceux de la Grand-Race eux-mêmes, devenus presque omniscients, se mettaient en devoir d’établir des échanges avec les esprits des autres planètes, pour explorer leur passé et leur avenir, Ils s’efforçaient aussi de sonder l’histoire et l’origine de ce globe obscur, mort depuis des éternités au fond de l’espace, et dont ils tenaient leur propre héritage mental, car l’intelligence de ceux de la Grand-Race était plus ancienne que leur enveloppe corporelle.

 

Les habitants de ce vieux monde agonisant, instruits des ultimes secrets, avaient cherché un autre univers et une race nouvelle qui leur assureraient longue vie, et avaient envoyé en masse leurs esprits dans la race future la plus propre à les recevoir : les êtres coniques qui peuplaient notre terre voici un milliard d’années.

 

Ainsi était née la Grand-Race, tandis que les myriades d’esprits renvoyés dans le passé étaient vouées à mourir sous des formes étrangères. Plus tard, la race se retrouverait face à la mort, mais elle survivrait grâce à une seconde migration de ses meilleurs esprits dans le corps d’autres créatures de l’avenir, dotées d’une plus longue existence physique.

 

Tel était l’arrière-plan où s’entrelaçaient la légende et l’hallucination. Lorsque, vers 1920, j’eus concrétisé mes recherches sous une forme cohérente, je sentis s’apaiser un peu la tension que leurs débuts avaient accrue. Après tout, et malgré les fantasmes suscités par des émotions aveugles, la plupart de mes expériences n’étaient-elles pas aisément explicables ? Un hasard quelconque avait pu orienter mon esprit vers des études secrètes pendant l’amnésie – puis j’avais lu les légendes interdites et fréquenté les membres d’anciens cultes impies. Ce qui, manifestement, avait fourni la matière des rêves et des impressions troubles qui avaient suivi le retour de la mémoire.

 

Quant aux notes marginales en hiéroglyphes fantastiques et dans des langues que j’ignorais, mais dont les bibliothécaires m’attribuaient la responsabilité, j’avais fort bien pu saisir quelques notions des langues dans mon état second, alors que les hiéroglyphes étaient sans doute nés de mon imagination d’après les descriptions de vieilles légendes, avant de se glisser dans mes rêves. J’essayai de vérifier certains points en m’entretenant avec des maîtres de cultes connus, sans jamais réussir à établir l’exact enchaînement des faits.

 

Par moments, le parallélisme de tant de cas à tant d’époques lointaines continuait à me préoccuper comme il l’avait fait dès le début, mais je me disais par ailleurs que cet exaltant folklore était incontestablement plus répandu autrefois qu’aujourd’hui.

 

Toutes les autres victimes de crises semblables à la mienne étaient sans doute familiarisées depuis longtemps avec les légendes que je n’avais apprises qu’en mon état second. En perdant la mémoire, elles s’étaient identifiées aux créatures de leurs mythes traditionnels – les fabuleux envahisseurs qui se seraient substitués à l’esprit des hommes – s’engageant ainsi dans la recherche d’un savoir qu’elles croyaient le souvenir d’un passé non humain imaginaire.

 

Puis, en retrouvant la mémoire, elles inversaient le processus associatif et se prenaient pour d’anciens esprits captifs et non pour des usurpateurs. D’où les rêves et les pseudo-souvenirs sur le modèle du mythe conventionnel.

 

Ces explications embarrassées finirent pourtant par l’emporter sur toutes les autres dans mon esprit – en raison de la faiblesse encore plus évidente des théories opposées. Et un nombre important d’éminents psychologues et anthropologues rejoignirent peu à peu mon point de vue.

 

Plus je réfléchissais, plus mon raisonnement me semblait convaincant si bien que j’en arrivai à dresser un rempart efficace contre les visions et les impressions qui me hantaient toujours. Voyais-je la nuit des choses étranges ? Ce n’était rien que ce que j’avais entendu ou lu. Me venait-il des dégoûts, des conceptions, des pseudo-souvenirs bizarres ? C’étaient encore autant d’échos des mythes assimilés dans mon état second. Rien de ce que je pouvais rêver ou ressentir n’avait de véritable signification.

 

Fort de cette philosophie, j’améliorai nettement mon équilibre nerveux, en dépit des visions – plus que des impressions abstraites – qui devenaient sans cesse plus fréquentes et d’une précision plus troublante. En 1922, me sentant capable de reprendre un travail régulier, je mis en pratique mes connaissances nouvellement acquises en acceptant à l’université un poste de maître de conférences en psychologie.

 

Mon ancienne chaire d’économie politique avait depuis longtemps un titulaire compétent – sans compter que la pédagogie des sciences économiques avait beaucoup évolué depuis mon époque. Mon fils était alors au stade des études supérieures qui allaient le mener à sa chaire actuelle, et nous travaillions beaucoup ensemble.

 

 

 

4

 

Je continuai néanmoins de noter soigneusement les rêves incroyables qui m’assaillaient, si denses et si impressionnants. J’y trouvais l’intérêt d’un document psychologique d’une réelle valeur. Ces images fulgurantes ressemblaient toujours diablement à des souvenirs, mais je luttais contre cette impression avec un certain succès.

 

Dans mes notes, je décrivais les fantasmes comme des choses vues mais le reste du temps, j’écartais ces illusions arachnéennes de la nuit. Je n’y avais jamais fait allusion dans les conversations courantes ; pourtant le bruit s’en était répandu, ainsi qu’il en va de ce genre de chose, suscitant divers commentaires sur ma santé mentale. Il est amusant de songer que ces rumeurs ne dépassaient pas le cercle des profanes, sans un seul écho chez les médecins ou les psychologues.

 

Je parlerai peu ici de mes visions d’après 1914, puisque des récits et des comptes rendus plus détaillés sont à la disposition des chercheurs sérieux. Il est certain qu’avec le temps les singulières inhibitions s’atténuèrent un peu, car le champ de mes visions s’élargit considérablement. Elles ne furent jamais toutefois que des fragments sans lien, et apparemment sans claire motivation.

 

Je semblais acquérir progressivement dans les rêves une liberté de mouvement de plus en plus grande. Je flottais à travers d’étonnants bâtiments de pierre, passant de l’un à l’autre par de gigantesques galeries souterraines qui étaient manifestement des voies de communication courantes. Je rencontrais parfois, au niveau le plus bas, ces larges trappes scellées autour desquelles régnait une telle aura de peur et d’interdit.

 

Je voyais d’énormes bassins de mosaïque, et des salles pleines de curieux et inexplicables ustensiles d’une variété infinie. Il y avait encore dans des cavernes colossales des mécanismes compliqués dont le dessin et l’utilité m’étaient absolument inconnus, et dont le bruit ne se fit entendre qu’après plusieurs années de rêves. Je peux faire observer ici que la vue et l’ouïe sont les seuls sens que j’aie jamais utilisés dans l’univers onirique.

 

L’horreur véritable commença en mai 1915, quand je vis pour la première fois des créatures vivantes. C’était avant que mes recherches m’aient appris, avec les mythes et l’historique des cas, ce à quoi je devais m’attendre. À mesure que tombaient les barrières mentales, j’aperçus de grandes masses de vapeur légère en différents endroits du bâtiment et dans les rues en contrebas.

 

Elles devinrent peu à peu plus denses et distinctes, jusqu’à ce que je puisse suivre leurs monstrueux contours avec une inquiétante facilité. On eût dit d’énormes cônes iridescents de dix pieds de haut et autant de large à la base, faits d’une substance striée, squameuse et semi-élastique. De leur sommet partaient quatre membres cylindriques flexibles, chacun d’un pied d’épaisseur, de la même substance ridée que les cônes eux-mêmes.

 

Ces membres se contractaient parfois jusqu’à presque disparaître, ou s’allongeaient à l’extrême, atteignant quelquefois dix pieds. Deux se terminaient par de grosses griffes ou pinces. Au bout d’un troisième se trouvaient quatre appendices rouges en forme de trompette. Le quatrième portait un globe jaunâtre, irrégulier, d’environ deux pieds de diamètre, où s’alignaient trois grands yeux noirs le long de la circonférence centrale.

 

Cette tête était surmontée de quatre minces tiges grises avec des excroissances pareilles à des fleurs, tandis que de sa face inférieure pendaient huit antennes ou tentacules verdâtres. La large base du cône central était bordée d’une matière grise, caoutchouteuse, qui par dilatation et contraction successives assurait le déplacement de l’« entité » tout entière.

 

Leurs actions, pourtant inoffensives, me terrifièrent plus encore que leur apparence – car on ne regarde pas impunément des êtres monstrueux faire ce dont on croyait les humains seuls capables. Ces objets-là allaient et venaient avec intelligence dans les grandes salles, transportaient les livres des rayonnages aux tables ou vice versa, en écrivant parfois, soigneusement, avec une baguette spéciale au bout des tentacules verdâtres de leur tête. Les grosses pinces servaient à porter les livres et à converser – la parole consistant en une sorte de cliquetis ou de grattement.

 

Ces objets n’étaient pas vêtus, mais ils portaient des cartables ou des sacs à dos suspendus au sommet du tronc en forme de cône. Ils tenaient généralement leur tête et le membre qui la supportait au niveau du sommet du cône, bien qu’il leur arrivât souvent de les lever ou de les baisser.

 

Les trois autres membres principaux pendaient à l’état de repos le long du cône, réduits à cinq pieds chacun quand ils ne servaient pas. De la vitesse à laquelle ils lisaient, écrivaient et manipulaient leurs machines – celles qui se trouvaient sur les tables paraissaient en quelque sorte reliées à la pensée – je conclus que leur intelligence était bien supérieure à celle de l’homme.

 

Plus tard, je les vis partout ; grouillant dans toutes les grandes salles et les couloirs, surveillant de monstrueuses machines dans des cryptes voûtées, et lancés à toute allure sur les larges routes dans de gigantesques voitures en forme de bateau. Je cessai de les craindre, car ils semblaient intégrés à leur milieu avec un suprême naturel.

 

Des caractéristiques individuelles devenaient évidentes parmi eux et certains donnaient l’impression d’être soumis à une sorte de contrainte. Ces derniers, sans présenter aucune différence physique, se distinguaient non seulement de la majorité mais plus encore les uns des autres par leurs gestes et leurs habitudes.

 

Ils écrivaient beaucoup, en utilisant, à en croire ma vision incertaine, une grande variété de caractères, mais jamais les hiéroglyphes curvilignes habituels. Quelques-uns, me sembla-t-il, se servaient de notre alphabet familier. Ils travaillaient pour la plupart bien plus lentement que l’ensemble des « entités ».

 

Pendant tout ce temps, je ne fus en rêve qu’une conscience désincarnée au champ visuel plus étendu que la normale, flottant librement, du moins sur les avenues ordinaires et les voies express. En août 1915, des suggestions d’existence corporelle commencèrent à me tourmenter. Je dis tourmenter, car la première phase ne fut qu’un rapprochement purement abstrait mais non moins atroce entre la répugnance déjà signalée à l’égard de mon corps et les scènes de mes visions.

 

Un moment, je fus surtout préoccupé pendant les rêves d’éviter de me regarder, et je me rappelle combien je me félicitais de l’absence de miroirs dans les étranges salles. J’étais très troublé de voir toujours les grandes tables – qui n’avaient pas moins de dix pieds de haut – au niveau de leur surface et non plus bas.

 

Puis, la tentation morbide de m’examiner devint de plus en plus forte et une nuit je ne pus résister. D’abord en baissant les yeux je ne vis absolument rien. Je compris bientôt pourquoi : ma tête se trouvait au bout d’un cou flexible d’une longueur démesurée. En contractant ce cou et en regardant plus attentivement, je distinguai la masse squameuse, striée, iridescente d’un énorme cône de dix pieds de haut sur dix pieds de large à la base. C’est alors que mes hurlements éveillèrent la moitié d’Arkham tandis que je me précipitais comme un fou hors de l’abîme du sommeil.

 

Il me fallut des semaines de hideuse répétition pour me réconcilier à demi avec ces visions de moi-même sous une forme monstrueuse. Je me déplaçais désormais physiquement dans les rêves parmi les autres entités, lisant les terribles livres des rayonnages interminables, et écrivant pendant des heures sur les hautes tables en maniant un style avec les tentacules verts qui pendaient de ma tête.

 

Des fragments de ce que je lisais et écrivais subsistaient dans ma mémoire. C’étaient les horribles annales d’autres mondes, d’autres univers, et des manifestations d’une vie sans forme en dehors de tous les univers, des récits sur les êtres singuliers qui avaient peuplé le monde dans des passés oubliés, et les effroyables chroniques des intelligences grotesquement incarnées qui le peupleraient des millions d’années après la mort du dernier humain.

 

Je découvris des chapitres de l’histoire humaine dont aucun spécialiste d’aujourd’hui ne soupçonne même l’existence. La plupart de ces textes étaient écrits en hiéroglyphes, que j’étudiais bizarrement avec des machines bourdonnantes, et qui constituaient de toute évidence une langue agglutinante avec des systèmes de racines, absolument différente de tous les langages humains.

 

J’étudiais de la même façon d’autres ouvrages dans d’autres idiomes étranges. Il y en avait très peu dans les langues que je connaissais. De très belles illustrations, insérées dans les volumes et formant aussi des collections séparées, m’apportaient une aide précieuse. Et pendant tout ce temps, je rédigeais, semble-t-il, une histoire en anglais de ma propre époque. À mon réveil, je ne me rappelais que des bribes infimes et dénuées de sens des langues inconnues que mon moi rêvé avait assimilées, mais il me restait en mémoire des phrases entières de mon livre.

 

Avant même que mon moi éveillé n’ait étudié les cas analogues au mien ou les anciens mythes, d’où assurément naquirent les rêves, j’appris que les entités qui m’entouraient étaient la race la plus évoluée du monde, qu’elle avait conquis le temps et envoyé des esprits en exploration dans toutes les époques. Je sus aussi que j’avais été exilé de mon temps tandis qu’un autre y occupait mon corps et que certaines de ces étranges formes abritaient des esprits pareillement capturés. Je conversais, dans un curieux parler fait de cliquetis de griffes, avec des intelligences exilées de tous les coins du système solaire.

 

Il y avait un esprit de la planète que nous appelons Vénus, qui vivrait dans un nombre incalculable d’époques à venir, et un autre d’un satellite de Jupiter qui venait de six millions d’années avant notre ère. Parmi les esprits terrestres, il y en avait de la race semi-végétale, ailée, à la tête en étoile, de l’Antarctique paléogène ; un du peuple reptilien de la Valusia des légendes ; trois sectateurs hyperboréens de Tsathoggua, des préhumains couverts de fourrure ; un des très abominables Tcho-Tchos ; deux des arachnides acclimatés du dernier âge de la terre ; cinq des robustes espèces de coléoptères, successeurs immédiats de l’humanité, à qui ceux de la Grand-Race transféreraient un jour en masse leurs esprits les plus évolués face à un péril extrême ; et plusieurs des différentes branches de l’humanité.

 

Je m’entretins avec l’esprit de Yiang-Li, un philosophe du cruel empire de Tsan-Chan, qui viendra en 5000 après J.-C. ; avec celui d’un général de ce peuple à grosse tête et peau brune qui occupa l’Afrique du Sud cinquante mille ans avant J.-C. ; et celui du moine florentin du XIIe siècle nommé Bartolomeo Corsi ; avec celui d’un roi de Lomar qui gouverna cette terrible terre polaire cent mille ans avant que les Inutos jaunes et trapus ne viennent de l’Occident pour l’envahir.

 

Je conversai avec l’esprit de Nug-Soth, magicien des conquérants noirs de l’an 16000 de notre ère ; avec celui d’un Romain nommé Titus Sempronius Blaesus, qui fut questeur au temps de Sylla ; avec celui de Khephnes, Égyptien de la quatorzième dynastie, qui m’apprit le hideux secret de Nyarlathotep ; et celui d’un prêtre du Moyen Empire de l’Atlantide ; et celui de James Woodville, hobereau du Suffolk au temps de Cromwell ; avec celui d’un astronome de la cour dans le Pérou pré-inca ; avec celui du physicien australien Nevil Kingston-Brown, qui mourra en 2518 ; avec celui d’un archi-mage du royaume disparu de Yhé dans le Pacifique ; celui de Theodotides, fonctionnaire grec de Bactriane en 200 avant J.-C. ; avec celui d’un vieux Français du temps de Louis XIII qui s’appelait Pierre-Louis Montagny ; celui de Crom-Ya, chef cimmérien en l’an 15000 avant J.-C. ; et tant d’autres dont mon cerveau ne peut retenir les épouvantables secrets et vertigineuses merveilles qu’ils m’ont révélé.

 

Je m’éveillais chaque matin dans la fièvre, tentant parfois avec frénésie de vérifier ou de mettre en doute telle information qui relevait du domaine des connaissances humaines actuelles. Les faits traditionnels prenaient des aspects nouveaux, suspects, et je m’étonnais de l’imaginaire onirique qui peut inventer pour l’histoire et la science de si surprenants prolongements.

 

Je frémissais des mystères que le passé peut receler, et tremblais des menaces que peut apporter l’avenir. Ce que suggéraient les propos des entités post-humaines sur le sort de l’humanité produisit sur moi un tel effet que je préfère ne pas le rapporter ici.

 

Après l’homme, viendrait la puissante civilisation des coléoptères, dont l’élite de la Grand-Race s’approprierait les corps quand un sort monstrueux frapperait le monde ancien. Plus tard, le cycle de la terre étant révolu, les esprits transférés migreraient de nouveau à travers le temps et l’espace, jusqu’à une autre escale dans le corps bulbeux des entités végétales de Mercure. Mais il y aurait des races après eux pour s’accrocher encore, pathétiquement, à la planète refroidie, et s’y enfouir jusqu’à son cœur comblé d’horreur, avant l’extinction définitive.

 

Cependant, dans mes rêves, j’écrivais inlassablement cette histoire de mon époque que je destinais – moitié volontairement et moitié contre des promesses de facilités accrues d’étude et de déplacement – aux archives centrales de la Grand-Race. Ces archives étaient une colossale construction souterraine, près du centre de la ville, que je finis par bien connaître pour y avoir souvent travaillé et consulté des documents. Fait pour durer aussi longtemps que la race, et résister aux plus violentes convulsions de la terre, ce formidable entrepôt l’emportait sur tous les autres édifices par sa structure massive et inébranlable de montagne.

 

Les documents, écrits ou imprimés sur de grandes feuilles de matière cellulosique étonnamment résistante, étaient reliés en livres qui s’ouvraient par le haut, et conservés dans des étuis individuels d’un étrange métal grisâtre, extrêmement léger, inoxydable, décorés de figures géométriques et portant le titre en hiéroglyphes curvilignes de la Grand-Race.

 

Ces étuis étaient entreposés dans des étages de coffres rectangulaires – tels des rayonnages clos et verrouillés – faits du même métal inoxydable et fermés par des boutons aux combinaisons compliquées. Mon histoire avait sa place réservée dans les coffres au niveau le plus bas, celui des vertébrés, dans la section consacrée aux cultures de l’humanité et des races reptiliennes et à fourrure qui l’avaient immédiatement précédée dans la domination de la terre.

 

Mais aucun rêve ne me donna jamais un tableau complet de la vie quotidienne. Ce n’étaient que fragments nébuleux et sans lien, et qui ne se présentaient certainement pas dans leur succession normale. Je n’ai par exemple qu’une idée très imparfaite de l’organisation de ma vie dans le monde du rêve, sinon que je devais disposer personnellement d’une grande chambre de pierre. Mes restrictions de prisonnier disparurent peu à peu, au point que certaines visions comprenaient des voyages impressionnants au-dessus des imposantes routes de la jungle, des séjours dans des villes étranges et des explorations de quelques-unes des immenses ruines noires sans fenêtres dont se détournaient ceux de la Grand-Race avec une singulière frayeur. Il y eut aussi de longs périples sur mer à bord d’énormes navires à plusieurs ponts d’une rapidité incroyable, et des survols de régions sauvages dans des dirigeables fermés, en forme de projectiles, soulevés et mus par propulsion électrique.

 

Par-delà le chaud et vaste océan s’élevaient d’autres cités de la Grand-Race, et sur un continent lointain je vis les villages primitifs des créatures ailées au museau noir qui deviendraient une souche dominante quand la Grand-Race aurait envoyé dans le futur ses esprits les plus évolués pour échapper à l’horreur rampante. L’absence de relief et la verdure surabondante caractérisaient toujours le paysage. Les collines basses et rares donnaient généralement des signes d’activité volcanique.

 

Sur les animaux que je vis, je pourrais écrire des volumes. Tous étaient sauvages car la civilisation mécanique de la Grand-Race avait depuis longtemps supprimé les animaux domestiques et la nourriture était entièrement d’origine végétale ou synthétique. Des reptiles maladroits de grande taille pataugeaient dans les vapeurs de marais fumants, voletaient dans l’air lourd, ou crachaient de l’eau sur les mers et les lacs ; parmi eux je crus vaguement reconnaître des prototypes réduits et archaïques de nombreuses espèces – dinosaures, ptérodactyles, ichtyosaures, labyrinthodontes, plésiosaures, et autres – que la paléontologie nous a rendus familiers. Quant aux oiseaux et aux mammifères, je ne pus en découvrir aucun.

 

Le sol et les eaux stagnantes grouillaient de serpents, de lézards et de crocodiles, tandis que les insectes bourdonnaient sans cesse parmi la végétation luxuriante. Et sur la mer au loin, des monstres inconnus et inobservés soufflaient de formidables colonnes d’écume dans le ciel vaporeux. On m’emmena une fois au fond de l’océan dans un gigantesque sous-marin muni de projecteurs, et j’aperçus des monstres vivants d’une taille impressionnante. Je vis aussi les ruines d’incroyables villes englouties, et une profusion de crinoïdes, de brachiopodes, de coraux, et de vies ichtyoïdes qui pullulaient partout.

 

Mes visions m’apprirent très peu de chose sur la physiologie, la psychologie, les usages, l’histoire détaillée de la Grand-Race, et beaucoup des éléments dispersés que je rapporte ici furent glanés dans mon étude des vieilles légendes et des autres cas plutôt que dans ma vie onirique.

 

À la longue en effet, mes lectures et mes recherches rejoignirent puis dépassèrent les rêves à certains moments, si bien que tels ou tels fragments de rêve se trouvaient expliqués d’avance et constituaient des vérifications de ce que j’avais appris. Cette observation consolante affermit ma conviction que des lectures et des recherches du même ordre, effectuées par mon moi second, avaient fourni la trame de tout ce tissu de pseudo-souvenirs.

 

L’époque de mes rêves remontait apparemment à un peu moins de cent cinquante millions d’années, lorsque l’âge paléozoïque faisait place au mésozoïque. Les corps occupés par la Grand-Race ne correspondaient à aucun stade d’évolution – survivant ou scientifiquement connu – de l’évolution terrestre, mais c’était un type organique bizarre, très homogène et hautement spécialisé, aussi proche du végétal que de l’animal.

 

Le mécanisme de la cellule était chez eux d’un genre exceptionnel, excluant presque la fatigue et supprimant le besoin de sommeil. La nourriture, absorbée par les appendices rouges en forme de trompette fixés à l’un des principaux membres flexibles, était toujours semi-liquide et à bien des égards différait entièrement des aliments de tous les animaux existants.

 

Ces êtres ne possédaient que deux des sens que nous connaissons : la vue et l’ouïe, cette dernière ayant pour organes les excroissances en forme de fleurs situées sur la tête, au bout de tiges grises. Ils avaient beaucoup d’autres sens, incompréhensibles – et de toute façon peu utilisables par les esprits étrangers captifs qui habitaient leurs corps. Leurs trois yeux étaient placés de manière à leur assurer un champ visuel plus étendu que la normale. Leur sang était une espèce d’ichor(1) vert foncé, très épais.

 

Ils n’avaient pas de sexe, mais se reproduisaient au moyen de germes ou spores groupés à leur base, qui ne pouvaient se développer que sous l’eau. On utilisait de grands bassins peu profonds pour la culture de leurs jeunes – qu’on élevait toutefois en nombre très limité en raison de la longévité des individus : l’âge moyen étant de quatre ou cinq mille ans.

 

1 - Ce mot grec qui actuellement signifie surtout pus ou sanie, désignait pour la mythologie le fluide éthéré qui servait de sang aux dieux. (N.d.T.)

 

Ceux qui se révélaient manifestement défectueux étaient éliminés aussitôt qu’on observait leurs imperfections. En l’absence du toucher ou de la souffrance physique, la maladie et l’approche de la mort se reconnaissaient à des symptômes purement visuels.

 

Les morts étaient incinérés en grande cérémonie. De temps à autre, comme on l’a déjà dit, un esprit exceptionnel échappait à la mort en se projetant dans l’avenir ; mais de tels cas étaient rares. Quand il s’en produisait un, l’esprit exilé de l’avenir était traité avec la plus grande bienveillance jusqu’à la désintégration de son insolite résidence.

 

La Grand-Race semblait former une seule nation ou « union » aux liens assez lâches, ayant en commun les principales institutions mais comportant quatre groupes distincts. Le système économique et politique de chaque groupe était une sorte de socialisme à tendances fascistes ; les ressources essentielles étaient réparties rationnellement, et le pouvoir confié à une petite commission gouvernementale élue par les suffrages de tous ceux qui étaient capables de réussir certains tests culturels et psychologiques. Il n’y avait pas d’organisation familiale à proprement parler, même si l’on reconnaissait certains liens entre les personnes de même origine, et si les jeunes étaient généralement élevés par leurs parents.

 

Les rapprochements les plus marqués avec les comportements et les institutions humains s’observaient naturellement d’une part dans ces domaines où il s’agissait de données très abstraites, d’autre part quand s’imposaient les impulsions élémentaires et communes à toute forme de vie organique. Quelques ressemblances venaient aussi d’un choix délibéré de ceux de la Grand-Race qui, explorant l’avenir, en imitaient ce qui leur plaisait.

 

L’industrie, extrêmement mécanisée, demandait peu de temps à chaque citoyen et toutes sortes d’activités intellectuelles et esthétiques occupaient ces longs loisirs.

 

Les sciences avaient atteint un niveau incroyablement élevé et l’art jouait un rôle essentiel dans la vie ; pourtant, à l’époque de mes rêves, son sommet et son apogée étaient passés. La technologie trouvait un stimulant considérable dans la lutte incessante pour survivre et préserver la structure matérielle des grandes villes, malgré les prodigieuses convulsions géologiques de ces temps primitifs.

 

Le crime était étonnamment rare et le maintien de l’ordre assuré avec une remarquable efficacité. Les peines, qui allaient de la perte de privilège et la prison jusqu’à la mort ou à un déchirement émotionnel profond, n’étaient jamais infligées sans un examen minutieux des motifs du coupable.

 

Les guerres, civiles pour la plupart depuis les derniers millénaires, mais menées parfois contre des envahisseurs reptiliens ou octopodes, ou encore contre les Anciens ailés, à la tête en étoile, concentrés dans l’Antarctique, étaient peu fréquentes mais terriblement dévastatrices. Une armée formidable, équipée d’engins ressemblant à des appareils photo et produisant des phénomènes électriques foudroyants, se tenait prête pour des actions rarement évoquées mais évidemment liées à la crainte incessante des antiques ruines noires sans fenêtres et des grandes trappes scellées des étages souterrains.

 

Cette terreur des ruines basaltiques et des trappes n’était généralement l’objet que de suggestions confuses – ou tout au plus de vagues et furtifs murmures. Absence significative : on ne trouvait dans les livres des rayonnages d’usage courant aucune précision à son propos. C’était chez ceux de la Grand-Race le seul sujet rigoureusement tabou, associé semblait-il à d’effroyables luttes passées autant qu’au péril futur qui obligerait un jour la race à envoyer en masse ses esprits les plus pénétrants dans les temps à venir.

 

Si décevants et fragmentaires que soient les autres sujets présentés par les rêves et les légendes, celui-ci était plus obscur encore et déconcertant. Les vieux mythes confus l’évitaient complètement – ou peut-être, à dessein, avait-on retranché toute allusion. Et dans mes rêves comme dans ceux des autres, les traces en étaient singulièrement rares. Les membres de la Grand-Race n’en parlaient jamais de propos délibéré, et tout ce qu’on a pu glaner vient de quelques esprits captifs particulièrement observateurs.

 

Selon ces bribes d’information, l’objet de cette peur était une horrible race ancienne d’entités tout à fait extraterrestres, à demi polypes qui, venant à travers l’espace d’univers infiniment lointains, avait soumis la terre et trois autres planètes du système solaire voici environ six cents millions d’années. Elles n’étaient matérielles qu’en partie – suivant notre conception de la matière – et leur type de conscience ainsi que leurs moyens de perception étaient radicalement différents de ceux des organismes terrestres. Leurs sens, par exemple, ne comportaient pas celui de la vue, leur monde mental se composant d’un étrange réseau d’impressions non visuelles.

 

Elles étaient néanmoins suffisamment matérielles pour utiliser des instruments de matière normale dans les régions cosmiques où elles en trouvaient et il leur fallait un logement – encore qu’il fût d’un genre très particulier. Bien que leurs sens puissent pénétrer les obstacles matériels, leur substance en était incapable et certaines formes d’énergie électrique pouvaient les détruire entièrement. Elles avaient la faculté de se déplacer dans l’air, malgré l’absence d’ailes ou de quelque autre organe visible de lévitation. Leurs esprits étaient d’une telle nature que ceux de la Grand-Race n’avaient pu faire aucun échange avec eux.

 

Lorsque ces créatures étaient arrivées sur la terre, elles avaient construit de puissantes cités basaltiques de tours sans fenêtres, et exercé d’affreux ravages sur les êtres vivants qu’elles avaient rencontrés. C’est alors que les esprits de la Grand-Race s’étaient élancés à travers le vide, depuis cet obscur monde transgalactique connu sous le nom de Yith dans les inquiétants et contestables fragments de poterie d’Eltdown.

 

Les nouveaux venus, grâce aux engins qu’ils avaient créés, n’eurent aucune peine à vaincre les rapaces entités et à les refouler dans ces cavernes au cœur de la terre qu’elles avaient déjà reliées à leurs demeures et commencé à habiter.

 

Puis, scellant les issues, ils les avaient abandonnées à leur destin, occupant par la suite la plupart de leurs grandes cités dont ils conservèrent certains édifices importants pour des motifs qui relevaient plus de la superstition que de l’indifférence, l’audace ou le zèle scientifique et historique.

 

Mais à mesure que s’écoulaient les âges, des symptômes imprécis et sinistres révélaient que les entités anciennes croissaient en force et en nombre dans les entrailles de la Terre. Des irruptions sporadiques d’un caractère particulièrement hideux se produisirent dans certaines petites villes lointaines de la Grand-Race et dans quelques-unes des vieilles cités abandonnées qu’elle n’avait pas peuplées – autant de lieux où l’on n’avait pas convenablement scellé et gardé les issues menant aux abîmes intérieurs.

 

Après cela, on avait redoublé de précautions, et muré définitivement la plupart des ouvertures – plusieurs furent conservées avec leurs trappes scellées, dans un but stratégique, pour combattre les vieilles entités si jamais elles surgissaient à des endroits inattendus.

 

Les incursions de ces monstrueux Anciens avaient dû être d’une horreur indescriptible, car elles avaient à jamais coloré la psychologie de la Grand-Race. L’impression tenace de cette horreur était telle que l’aspect même des créatures était passé sous silence. Je ne pus à aucun moment entrevoir clairement à quoi elles ressemblaient.

 

Il était question en termes voilés d’une stupéfiante plasticité et de la faculté de se rendre passagèrement invisibles, tandis que d’autres échos faisaient allusion à leur contrôle de vents violents à des fins militaires. On semblait leur associer aussi des sifflements bizarres et de colossales traces de pas comportant les empreintes circulaires de cinq orteils.

 

De toute évidence, le sort fatal que redoutait si désespérément la Grand-Race – ce sort qui lancerait un jour des millions d’esprits remarquables à travers l’abîme du temps jusqu’à des corps inconnus dans un avenir plus sûr – était lié à une dernière attaque victorieuse des êtres anciens.

 

Des projections mentales dans les âges futurs prédisaient clairement une telle horreur et la Grand-Race avait décidé qu’aucun de ceux qui pouvaient fuir n’aurait à l’affronter. Ce serait un raid de pure vengeance, bien plus qu’un effort pour reconquérir le monde de la surface ; cela, on le savait par l’histoire future de la planète, car les projections mentales ne montraient dans les allées et venues des races de l’avenir aucune intervention des monstrueuses entités.

 

Peut-être celles-ci avaient-elles finalement préféré les abîmes de la terre à sa surface changeante, ravagée par les tempêtes, puisque la lumière ne comptait pas pour elles. Peut-être aussi s’affaiblissaient-elles lentement au fil des âges. On savait en effet qu’elles seraient toutes mortes à l’époque de la race post-humaine des coléoptères dont les esprits en fuite seraient les locataires.

 

En attendant, ceux de la Grand-Race continuaient à monter la garde, leurs armes puissantes toujours prêtes malgré l’interdit horrifié qui bannissait le sujet des propos courants et des documents accessibles. Et l’ombre d’une peur sans nom planait perpétuellement autour des trappes scellées et des vieilles tours noires, aveugles.

 

 

 

5

 

Tel est le monde dont mes rêves m’apportaient chaque nuit des échos vagues et dispersés. Je ne peux espérer donner une idée exacte de ce qu’ils contenaient d’horreur et d’effroi, car ces deux sentiments venaient en grande partie d’un élément insaisissable : la nette impression de pseudo-souvenirs.

 

Mes études, je l’ai déjà dit, me fournirent peu à peu un moyen de défense contre ces sentiments sous la forme d’explications psychologiques rationnelles et cette influence salvatrice fut secondée par l’insensible accoutumance qui vient avec le temps. Pourtant, en dépit de tout, la confuse et insidieuse terreur revenait momentanément, de temps à autre. Mais elle ne m’absorbait pas comme auparavant et à partir de 1922, je menai une existence très normale de travail et de détente.

 

Les années passant, l’idée me vint que mon expérience ainsi que les cas analogues et le folklore s’y rattachant devraient être résumés et publiés à l’intention des chercheurs sérieux ; je préparai donc une série d’articles traitant en peu de mots l’ensemble du sujet et illustrés de croquis rudimentaires de quelques formes, scènes, motifs décoratifs et hiéroglyphes des rêves dont je gardais la mémoire.

 

Ces articles parurent à divers moments des années 1928 et 1929 dans la Revue de la Société américaine de psychologie, mais sans susciter beaucoup d’intérêt. Je continuai entre-temps à noter mes rêves dans le moindre détail, bien que la masse grandissante des documents prît des proportions encombrantes.

 

Le 10 juillet 1934, la Société de psychologie me transmit la lettre qui fut à l’origine de la phase culminante et la plus effroyable de toute cette épreuve insensée. Elle avait été postée à Pilbarra, Australie-Occidentale, et portait une signature qui, renseignements pris, était celle d’un ingénieur des mines de grande réputation. Il y était joint de très curieuses photographies. Je reproduis cette lettre dans son intégralité, et aucun lecteur ne peut manquer de comprendre quel effet prodigieux texte et photos eurent sur moi.

 

Je fus un moment presque paralysé de stupeur incrédule, car si j’avais souvent pensé que certains faits réels devaient être à la base de tel ou tel thème légendaire qui avait coloré mes rêves, je ne m’attendais pas pour autant à une survivance tangible d’un monde perdu dans un passé au-delà de l’imaginable. Le plus stupéfiant, c’étaient les photographies – car là, dans leur réalisme froid et irréfutable, se détachaient sur un arrière-plan de sable quelques blocs de pierre usés, ravinés par les eaux, érodés par les tempêtes, dont le sommet légèrement convexe et la base légèrement concave racontaient leur propre histoire.

 

Et les examinant à la loupe, je ne distinguai que trop clairement, sur la pierre battue et piquetée, les traces de ces larges dessins curvilignes et parfois de ces hiéroglyphes qui avaient pris pour moi une signification tellement hideuse. Mais voici la lettre, qui parle d’elle-même :

 

49, Dampier Street,

Pilbarra, W. Australia

 

18 mai 1934

 

Professeur N. W. Peaslee

c/o Société américaine de psychologie

30,41e Rue Est

New York City, USA.

 

                   Cher Monsieur, Une récente conversation avec le Dr. E. M. Boyle, de Perth, et vos articles dans des revues qu’il vient de m’envoyer m’incitent à vous parler de ce que j’ai vu dans le Grand Désert de sable, à l’est de notre gisement aurifère. Étant donné les curieuses légendes concernant les vieilles cités que vous décrivez avec leur maçonnerie massive, leurs étranges dessins et hiéroglyphes, il semble que j’aie fait une très importante découverte.

 

Les indigènes ont toujours été intarissables sur « les grosses pierres avec des marques dessus », qui leur inspirent apparemment une peur terrible. Ils les rattachent plus ou moins aux légendes traditionnelles de leur race au sujet de Buddai, le vieillard gigantesque qui dort sous terre depuis des éternités, la tête sur le bras, et qui se réveillera un jour pour dévorer le monde.

 

Dans de très vieux récits à demi oubliés, il est question d’énormes cases souterraines de grosses pierres, où des galeries plongent de plus en plus profondément, et où il s’est passé des choses abominables. Les indigènes affirment qu’autrefois des guerriers fuyant le combat sont descendus dans l’une d’elles et n’en sont jamais revenus, mais qu’il s’en éleva des vents effroyables sitôt après leur disparition. Toutefois, il n’y a en général pas grand-chose à retenir de ce que racontent ces gens-là.

 

Ce que j’ai à dire est beaucoup plus sérieux. Il y a deux ans, quand je prospectais dans le désert, à environ cinq cents miles vers l’est, je tombai sur une quantité d’étranges blocs de pierre taillée, mesurant peut-être trois pieds de long sur deux de large et autant de haut, rongés et criblés à l’extrême.

 

Je ne distinguai d’abord aucune des marques dont parlaient les indigènes, mais en y regardant de plus près je reconnus, en dépit de l’érosion, certaines lignes profondément gravées. C’étaient des courbes singulières, telles en effet qu’ils essayaient de les décrire. Il devait bien y avoir trente ou quarante pierres, parfois presque enfouies dans le sable, et toutes groupées à l’intérieur d’un cercle d’à peu près un quart de mile de diamètre.

 

Quand j’eus trouvé les premières, j’en cherchai attentivement d’autres alentour et fis avec mes instruments un minutieux relevé de leur emplacement. Je pris aussi dix ou douze clichés des blocs les plus caractéristiques dont je vous joins les épreuves.

 

J’envoyai information et photos au gouvernement de Perth, qui n’y a donné aucune suite.

 

Puis je rencontrai le Dr. Boyle, qui avait lu vos articles dans la Revue de la Société américaine de psychologie, et au bout d’un moment, je vins à parler des pierres. Il parut vivement intéressé, se passionna tout à fait quand je lui montrai mes clichés et me dit que les pierres et les marques étaient exactement les mêmes que celles de la maçonnerie dont vous aviez rêvé et que décrivaient les légendes.

 

Il avait l’intention de vous écrire mais n’en trouva pas le temps. Il m’envoya, en attendant, la plupart des revues contenant vos articles et je vis aussitôt, d’après vos dessins et vos descriptions, que mes pierres étaient bien celles dont vous parliez. Vous vous en rendrez compte sur les photos jointes. Vous aurez bientôt des nouvelles directes du Dr. Boyle.

 

Je comprends maintenant combien tout cela est important pour vous. Nous nous trouvons assurément devant les vestiges d’une civilisation plus ancienne qu’on ne l’avait jamais rêvé, et qui inspira vos légendes.

 

En tant qu’ingénieur des mines je connais assez bien la géologie, et je peux vous dire que ces blocs m’effraient tant ils sont anciens. C’est surtout du grès et du granit mais l’un est probablement fait d’une curieuse espèce de ciment ou de béton.

 

Ils portent les traces d’une forte érosion, comme si cette partie du monde avait été submergée, puis avait émergé de nouveau après des temps considérables – tout cela depuis que ces pierres eurent été taillées et utilisées. C’est une affaire de centaines de milliers d’années – ou davantage, Dieu sait combien. Je préfère ne pas y penser.

 

Étant donné le travail assidu que vous avez déjà fourni pour retrouver les légendes et tout ce qui s’y rapportait, je ne doute pas que vous souhaitiez mener une expédition dans le désert pour y faire des fouilles archéologiques. Le Dr. Boyle et moi sommes tous deux prêts à coopérer à cette entreprise si vous – ou des organismes que vous connaissez – pouvez fournir les fonds.

 

Je peux réunir une douzaine de mineurs pour les gros travaux de terrassement – inutile de compter sur les indigènes car je me suis aperçu que l’endroit leur inspirait une terreur presque pathologique. Ni Boyle ni moi n’en parlons à personne, puisque la priorité vous revient bien évidemment en fait de découvertes ou de réputation.

 

On peut atteindre le site, depuis Pilbarra, en quatre jours environ avec des tracteurs – dont nous avons besoin pour notre outillage. Il est un peu au sud-ouest de la piste de Warburton, celle de 1873, et à cent miles au sud-est de Joanna Spring. Nous pourrions acheminer le matériel par le fleuve De Grey au lieu de partir de Pilbarra – mais nous en reparlerons plus tard.

 

En gros, les pierres sont à 22° 3’14’‘ de latitude sud et 125° 0’39’‘ de longitude est. Le climat est tropical et le désert éprouvant.

 

Je serais heureux d’avoir de vos nouvelles à ce sujet et désire vivement aider à tout projet que vous pourrez envisager. Depuis la lecture de vos articles, je suis profondément convaincu de l’importance capitale de tout cela. Le Dr. Boyle vous écrira plus tard. En cas d’urgence, un câble à Perth peut être transmis par radio.

 

Dans l’espoir bien sincère d’une prompte réponse, je vous prie de croire à mes sentiments les plus dévoués.

 

Robert B. F. MACKENZIE.

 

On connaît en grande partie par la presse les suites immédiates de cette lettre. J’eus la grande chance d’obtenir le soutien de l’université de Miskatonic, tandis que Mr. Mackenzie et le Dr. Boyle m’apportaient une aide inappréciable en préparant le terrain en Australie. Nous évitâmes de trop préciser nos objectifs à l’intention du public car certains journaux auraient pu traiter le sujet sur le mode sensationnel ou facétieux. En conséquence, les comptes rendus furent limités mais il y en eut assez pour faire connaître nos recherches sur des ruines australiennes et les diverses démarches préalables.

 

Le professeur William Dyer, directeur des études géologiques – chef de l’expédition antarctique de Miskatonic en 1930-1931 –, Ferdinand C. Ashley, professeur d’histoire ancienne, et Tyler M. Freeborn, professeur d’anthropologie, m’accompagnaient, ainsi que mon fils Wingate.

 

Mon correspondant, Mackenzie, vint à Arkham au début de 1935 pour aider à nos derniers préparatifs. C’était un homme affable d’une cinquantaine d’années, d’une compétence remarquable, merveilleusement cultivé et qui connaissait à fond les conditions de voyage en Australie.

 

Il avait des tracteurs tout prêts à Pilbarra et nous avions affrété un cargo de tonnage assez faible pour remonter le fleuve jusque-là. Nous étions équipés pour les fouilles les plus minutieuses et scientifiques, afin de passer au crible la moindre particule de sable, et de ne rien déplacer qui parût plus ou moins proche de sa position originale.

 

Embarqués à Boston le 28 mars 1935 sur le poussif Lexington, nous atteignîmes notre but après une traversée nonchalante de l’Atlantique et de la Méditerranée, par le canal de Suez, la mer Rouge et l’océan Indien. Inutile de dire à quel point me démoralisa la côte basse et sablonneuse d’Australie Occidentale, et combien je détestai la fruste agglomération minière et les sinistres terrains aurifères où l’on chargea les tracteurs.

 

Le Dr. Boyle, qui nous rejoignit, était d’un certain âge, sympathique, intelligent, et ses connaissances en psychologie l’entraînèrent à beaucoup de longues discussions avec mon fils et moi.

 

Le malaise et l’espoir se mêlaient étrangement chez la plupart des dix-huit membres de l’expédition quand enfin elle s’engagea avec fracas dans des lieues arides de sable et de roc. Le vendredi 31 mai, nous passâmes à gué un bras du fleuve De Grey et pénétrâmes dans le royaume de la désolation totale. Une réelle terreur grandissait en moi à mesure que nous approchions le site véritable du monde ancien à l’origine des légendes – terreur stimulée, bien sûr, par les rêves inquiétants et les pseudo-souvenirs qui m’assaillaient sans avoir rien perdu de leur intensité.

 

Ce fut le lundi 3 juin que nous vîmes le premier des blocs à demi enfouis. Je ne saurais dire avec quelle émotion je touchai vraiment – dans sa réalité objective – un fragment de maçonnerie cyclopéenne en tout point semblable aux blocs dans les murs de mes constructions de rêve. Il portait une trace visible de gravure – et mes mains tremblaient quand je reconnus une partie du motif décoratif curviligne que des années de cauchemar torturant et de recherches déroutantes avaient rendu diabolique à mes yeux.

 

Un mois de fouilles dégagea au total quelque mille deux cent cinquante blocs à divers stades d’usure et de désagrégation. La plupart étaient des mégalithes taillés, au faîte et à la base incurvés. Quelques-uns étaient plus petits, plus plats, unis et de forme carrée ou octogonale – comme ceux des sols et chaussées dans mes rêves – alors que certains, singulièrement massifs, suggéraient par leurs lignes arrondies ou obliques qu’ils avaient pu être voûte ou arête, vestiges d’arcs ou chambranles d’une fenêtre ronde.

 

Plus nos fouilles s’approfondissaient et s’étendaient vers le nord et l’est, plus nous découvrions de blocs sans trouver pourtant entre eux aucune trace de construction. Le professeur Dyer était épouvanté de l’inconcevable antiquité des fragments, et Freeborn décelait des symboles qui répondaient obscurément à telle ou telle légende papoue ou indonésienne remontant à la nuit des temps. L’état des pierres et leur dispersion témoignaient en silence de cycles d’une durée vertigineuse et de convulsions géologiques d’une brutalité cosmique.

 

Nous disposions d’un avion et mon fils Wingate montait souvent à des altitudes différentes pour scruter le désert de sable et de roc, à la recherche de vagues tracés à grande échelle – différences de niveau ou traînées de blocs éparpillés. Ses résultats étaient pratiquement négatifs car s’il pensait un jour avoir détecté quelque indice significatif, il trouvait lors du vol suivant son impression remplacée par une autre, aussi peu fondée, à cause des mouvements incessants du sable, au gré du vent.

 

Une ou deux de ces suggestions éphémères me laissèrent un sentiment bizarre et pénible. Elles semblaient, si l’on peut dire, se raccorder horriblement avec quelque chose que j’avais rêvé ou lu, mais que je ne pouvais plus me rappeler. Elles présentaient un terrible caractère de familiarité – qui me faisait jeter furtivement des regards d’appréhension vers le nord et le nord-est de cette abominable terre stérile.

 

Vers la première semaine de juillet, j’éprouvai un inexplicable jeu d’émotions complexes au sujet de cette région nord-est. C’était de l’horreur, de la curiosité – mais plus encore, une illusion tenace et déroutante de souvenir.

 

J’essayai toutes sortes d’expédients psychologiques pour chasser ces idées de mon esprit, mais sans succès. L’insomnie aussi me gagna mais j’en fus presque heureux car elle raccourcissait mes rêves. Je pris l’habitude de faire de longues marches solitaires dans le désert, tard dans la nuit, ordinairement vers le nord ou l’est, où la conjonction de mes nouvelles et singulières impulsions semblait m’attirer imperceptiblement.

 

Parfois, au cours de ces promenades, il m’arrivait de trébucher sur des fragments à demi enterrés de l’ancienne maçonnerie. Bien qu’il y eût là moins de blocs visibles que sur les lieux de nos travaux, j’étais persuadé qu’il devait y en avoir en profondeur une énorme quantité. Le sol était moins plat que dans notre camp, et par moments, de violentes rafales entassaient le sable en fantastiques tertres précaires – découvrant les traces basses des vieilles pierres tandis qu’elles en recouvraient d’autres.

 

J’étais étrangement impatient d’étendre les fouilles à ce territoire, tout en redoutant ce qui pourrait être découvert. Manifestement, mon état allait en empirant – d’autant plus que je ne parvenais pas à me l’expliquer.

 

Cette triste situation de mon équilibre nerveux se révèle dans ma réaction à la bizarre découverte que je fis lors d’une de mes sorties nocturnes. C’était le soir du 11 juillet, et la lune inondait les tertres mystérieux d’une pâleur singulière.

 

M’aventurant un peu plus loin que d’habitude, je rencontrai une grande pierre qui paraissait sensiblement différente de celles que j’avais déjà vues. Elle était presque entièrement recouverte mais, me penchant, je retirai le sable avec mes mains puis examinai soigneusement l’objet en ajoutant au clair de lune la lumière de ma torche électrique.

 

À la différence des autres rochers de grande dimension, celui-ci était parfaitement équarri, sans surface convexe ni concave. Il semblait aussi fait d’une noire substance basaltique, entièrement distincte du granit, du grès et des traces de béton des fragments maintenant familiers.

 

Soudain je me relevai et faisant demi-tour regagnai le camp au pas de course. C’était une fuite tout à fait inconsciente et irrationnelle et je ne compris vraiment pourquoi j’avais couru qu’en arrivant près de ma tente. Alors, tout me revint. L’étrange pierre noire était une chose que j’avais vue dans mes rêves et mes lectures, et qui était liée aux pires horreurs de l’immémoriale tradition légendaire.

 

C’était l’un des blocs de cette antique maçonnerie basaltique qui inspirait une telle terreur à la Grand-Race fabuleuse – les hautes ruines aveugles laissées par cette engeance étrangère, à demi matérielle, menaçante, qui pullulait dans les entrailles de la terre et dont les forces invisibles, pareilles au vent, étaient tenues en respect derrière les trappes scellées et les sentinelles vigilantes.

 

Je ne dormis pas de la nuit, mais à l’aube je compris combien j’avais été stupide de me laisser bouleverser par l’ombre d’un mythe. Au lieu de m’effrayer, j’aurais dû éprouver l’enthousiasme de la découverte.

 

Dans la matinée, je fis part aux autres de ma trouvaille, et nous nous mîmes en route, Dyer, Freeborn, Boyle, mon fils et moi, pour aller inspecter le bloc anormal. Mais ce fut un échec. Je n’avais pas une idée claire de l’emplacement de la pierre, et un coup de vent récent avait complètement transformé les tertres de sable mouvant.

 

 

 

6

 

J’aborde à présent la partie cruciale et la plus difficile de mon récit – d’autant plus difficile que je ne peux être tout à fait certain de sa réalité. J’ai parfois l’inquiétante certitude qu’il ne s’agissait ni de rêves ni d’illusion et c’est ce sentiment – étant donné les formidables implications qu’entraînerait la vérité objective de mon expérience – qui me pousse à rédiger ce document.

 

Mon fils – psychologue compétent qui a de tout mon problème la connaissance la plus approfondie et compréhensive – sera le meilleur juge de ce que j’ai à dire.

 

Je rappellerai d’abord l’affaire dans ses grandes lignes, celles que connaît chacun de ceux qui se trouvaient au camp. La nuit du 17 au 18 juillet, après une journée de vent, je me retirai de bonne heure mais ne pus trouver le sommeil. Levé peu avant onze heures, avec ce sentiment bizarre que m’inspirait le terrain du nord-est, j’entrepris une de mes habituelles marches nocturnes, après avoir salué un mineur australien nommé Tupper, la seule personne que je rencontrai en sortant.

 

La lune, un peu sur son déclin, brillait dans un ciel clair, baignant ces sables antiques d’un rayonnement blême et lépreux qui me semblait on ne sait pourquoi infiniment maléfique. Le vent était tombé pour ne revenir que presque cinq heures plus tard, comme en témoignèrent amplement Tupper et quelques autres, qui me virent franchir rapidement les pâles tertres indéchiffrables, dans la direction du nord-est.

 

Vers trois heures et demie du matin, un vent violent réveilla tout le camp et abattit trois tentes. Le ciel était sans nuages et le désert resplendissait toujours sous la clarté lépreuse de la lune. En réparant les tentes, on s’aperçut de mon absence, mais étant donné mes précédentes sorties, personne ne s’inquiéta. Et pourtant trois hommes – tous australiens – crurent flairer dans l’air quelque chose de sinistre.

 

Mackenzie expliqua au professeur Freeborn que c’était une crainte héritée du folklore indigène – les gens du pays ayant fait un curieux amalgame de mythes maléfiques autour des vents violents qui, à de longs intervalles, balaient les sables sous un ciel serein. Ces vents, murmure-t-on, naissent des grandes cases de pierre souterraines où se sont passées des choses horribles – et ne soufflent jamais que près des lieux où l’on trouve éparses les grosses pierres gravées. À quatre heures, l’ouragan s’apaisa aussi brusquement qu’il avait commencé, laissant des collines de sable de formes nouvelles et insolites.

 

Juste après cinq heures, alors que la lune bouffie et fongoïde disparaissait à l’ouest, je rentrai chancelant au camp – nu-tête, en loques, le visage égratigné et sanglant, et sans ma torche électrique. La plupart des hommes s’étaient recouchés mais le professeur Dyer fumait une pipe devant sa tente. Me voyant hors d’haleine et presque frénétique, il appela le Dr. Boyle, et tous deux me menèrent à ma couchette et m’y installèrent confortablement. Mon fils, alerté par le bruit, les rejoignit bientôt, et ils voulurent m’obliger à rester tranquille et à tâcher de dormir.

 

Mais il n’était pas question de dormir pour moi. J’étais dans un état psychologique extraordinaire – différent de tout ce que j’avais subi jusque-là. Au bout d’un certain temps, j’insistai pour leur expliquer, nerveusement et minutieusement, mon état. Je leur dis que, me sentant las, je m’étais couché sur le sable pour faire un somme. Les rêves avaient été plus  effroyables encore que d’habitude – et quand un brutal ouragan m’avait réveillé, mes nerfs à bout avaient cédé. J’avais fui, fou de terreur, tombant fréquemment sur les pierres à demi enfouies, ce qui expliquait mon aspect loqueteux et débraillé. J’avais dû dormir longtemps – d’où la durée de mon absence.

 

De tout ce que j’avais vu et ressenti d’étrange, je ne dis absolument rien – et ce fut au prix d’un extrême effort sur moi-même. Mais je prétendis avoir changé d’avis quant à l’objectif général de l’expédition, et préconisai la suspension de toutes les fouilles vers le nord-est. Mes arguments furent manifestement peu convaincants car j’évoquai une pénurie de blocs, le souci de ne pas heurter les mineurs superstitieux, une réduction possible du financement par l’université, et autres raisons mensongères et hors de propos. Naturellement, personne ne tint le moindre compte de mes souhaits – pas même mon fils, qui s’inquiétait visiblement pour ma santé.

 

Le lendemain je me levai et fis le tour du camp, mais sans prendre aucune part aux fouilles. Voyant que je ne pouvais arrêter le travail, je décidai de rentrer le plus tôt possible chez moi pour ménager mes nerfs, et fis promettre à mon fils de me conduire en avion jusqu’à Perth – à mille miles au sud-ouest – dès qu’il aurait examiné la zone que je voulais voir respecter.

 

Si, me disais-je, ce que j’avais vu était encore visible, je pourrais tenter une mise en garde explicite fût-ce au risque du ridicule. Il n’était pas impossible que les mineurs, connaissant le folklore local, soutiennent mon point de vue. Pour me faire plaisir, mon fils survola les lieux l’après-midi même, explorant toute l’étendue que j’avais pu parcourir à pied. Rien de ce que j’avais découvert n’était plus décelable.

 

Comme dans le cas de l’insolite bloc de basalte, le sable mouvant avait balayé toute trace. Je regrettai presque un instant d’avoir perdu, dans ma terreur panique, certain objet redoutable, mais je sais aujourd’hui que ce fut une chance. Je peux tenir encore toute mon aventure pour une illusion – surtout si, comme je l’espère sincèrement, on ne retrouve jamais cet infernal abîme.

 

Wingate me conduisit à Perth le 20 juillet, tout en refusant d’abandonner l’expédition et de rentrer à la maison. Il resta avec moi jusqu’au 25, date à laquelle le vapeur partait pour Liverpool. À présent, dans ma cabine à bord de l’Empress, j’ai repensé longuement, fiévreusement, toute l’affaire, et décidé que mon fils au moins doit être informé. Il lui appartiendrait de la faire connaître, ou non, plus largement.

 

Pour parer à toute éventualité, j’ai rédigé ce résumé de mes antécédents – que d’autres connaissent déjà par fragments – et je raconterai maintenant aussi brièvement que possible ce qui semble être arrivé pendant mon absence du camp cette horrible nuit.

 

Les nerfs à vif et fouetté d’une ardeur perverse par cette impulsion inexplicable, mnémonique, mêlée de crainte, qui me poussait vers le nord-est, je cheminais sous la lune ardente et maléfique. Je rencontrais ici et là, à demi ensevelis dans le sable, ces blocs cyclopéens primitifs venant d’éternités inconnues et oubliées.

 

L’âge incalculable et l’horreur pesante de ce monstrueux désert commençaient à m’oppresser plus que jamais, et je ne pouvais m’empêcher de penser à mes rêves affolants, aux légendes effroyables qui les inspiraient et aux peurs actuelles des indigènes et des mineurs à propos de ces terres désolées et de leurs pierres gravées.

 

Pourtant je cheminais toujours, comme vers quelque rendez-vous fantastique – harcelé de plus en plus par les chimères déconcertantes, les compulsions et les pseudo-souvenirs. Je songeais à certains des profils possibles des rangées de pierres telles que mon fils les avait vues en vol, et je m’étonnais qu’elles puissent paraître à la fois si redoutables et si familières. Quelque chose tâtonnait et cognait autour du loquet de ma mémoire, tandis qu’une autre force inconnue cherchait à maintenir le portail fermé. Il n’y avait pas de vent cette nuit-là, et le sable blafard était marqué d’ondulations comme les vagues d’une mer figée. Je n’avais pas de but, mais ma progression laborieuse avait en quelque sorte l’assurance de la fatalité. Mes rêves envahissaient le monde éveillé, de sorte que chaque mégalithe ensablé semblait faire partie des salles et des couloirs sans fin de maçonnerie pré-humaine, gravée et hiéroglyphée de symboles que je connaissais trop bien pour les avoir pratiqués pendant des années en tant qu’esprit captif de la Grand-Race.

 

Parfois je croyais voir ces horreurs coniques, omniscientes, vaquer à leurs occupations habituelles, et je n’osais pas me regarder, de peur de me découvrir à leur image. Mais pendant tout ce temps je voyais à la fois les blocs couverts de sable, les salles et les couloirs ; la lune ardente et maléfique aussi bien que les lampes de cristal lumineux ; le désert à perte de vue et les fougères qui se balançaient à hauteur des fenêtres. J’étais éveillé et je rêvais en même temps.

 

J’ignore combien de temps et jusqu’où j’avais marché – ou à vrai dire dans quelle direction – lorsque j’aperçus l’amas de blocs mis à nu par le vent du jour précédent. C’était l’ensemble le plus important que j’aie vu jusqu’alors et il me frappa si vivement que les visions d’époques fabuleuses s’évanouirent immédiatement.

 

Il n’y avait plus de nouveau que le désert, la lune maléfique et les débris d’un passé indéchiffré. Je m’approchai, fis halte et braquai sur le tas effondré l’éclat supplémentaire de ma torche électrique. Une petite colline de sable avait été balayée par le vent, révélant une masse basse et vaguement ronde de mégalithes et de fragments plus petits d’environ quarante pieds de diamètre et de deux à huit pieds de haut. Je saisis au premier coup d’œil l’intérêt sans précédent de ces pierres. Non seulement leur nombre même était sans équivalent, mais quelque chose dans les traces de dessins usés par le sable retint mon attention quand je les examinai sous les rayons conjugués de la lune et de ma torche.

 

Aucun pourtant ne différait essentiellement des spécimens que nous avions déjà découverts. C’était plus subtil que cela. Je n’avais pas cette impression en considérant un bloc isolé mais quand mon regard en parcourait plusieurs presque simultanément.

 

Enfin, la vérité m’apparut. Les motifs curvilignes gravés sur beaucoup de ces blocs avaient entre eux un lien étroit : ils faisaient partie d’une vaste conception décorative. Pour la première fois, dans ce désert bouleversé depuis des éternités, j’avais rencontré une masse de maçonnerie sur son site originel – écroulée et fragmentaire, il est vrai, mais n’existant pas moins avec une signification très précise.

 

Montant d’abord sur une partie basse, je gravis péniblement l’amas, déblayant par endroits le sable avec mes doigts, et m’efforçant sans cesse d’interpréter les dessins dans leur diversité de taille, de forme, de style et de rapports.

 

Bientôt je devinai vaguement la nature de l’édifice d’autrefois et des dessins qui se déployaient alors sur les immenses surfaces de construction primitive. L’identité parfaite de tout cela avec certaines de mes rapides visions me jeta dans l’épouvante et la consternation.

 

Cela avait été un couloir cyclopéen de trente pieds de large sur trente pieds de haut, pavé de dalles octogonales et couvert d’une voûte massive. Des salles devaient s’ouvrir sur la droite et, à l’autre extrémité, l’un de ces étranges plans inclinés devait descendre en tournant jusqu’aux plus grandes profondeurs.

 

Je sursautai violemment quand ces idées me vinrent à l’esprit car elles dépassaient de loin ce que les blocs eux-mêmes avaient pu m’apprendre. Comment pouvais-je savoir que ce couloir avait été profondément sous terre ? Comment pouvais-je savoir que le plan incliné qui remontait vers la surface aurait dû se trouver derrière moi ?

 

Comment pouvais-je savoir que le long passage souterrain menant à la place des colonnes aurait dû être sur la gauche un étage au-dessus de moi ? Comment pouvais-je savoir que la chambre des machines et le tunnel conduisant directement aux archives centrales devaient se situer deux étages au-dessous ? Comment pouvais-je savoir qu’il y avait une de ces horribles trappes scellées de bandes métalliques tout au fond, quatre étages plus bas ? Affolé par cette intrusion de l’univers onirique, je me retrouvai tremblant et baigné d’une sueur glacée.

 

Alors, ultime et insupportable contact, je sentis ce léger courant d’air froid qui montait insidieusement d’une dépression près du centre de l’énorme amas. Sur-le-champ, comme une fois déjà, mes visions s’évanouirent, et je ne revis que le clair de lune maléfique, le désert couvant ses menaces, et le tumulus imposant de maçonnerie paléogène. J’étais maintenant en présence d’un fait réel et tangible, gros des suggestions sans fin d’un mystère obscur comme la nuit. Car ce filet d’air ne pouvait indiquer qu’une chose : un immense gouffre dissimulé sous les blocs en désordre de la surface.

 

Je songeai d’abord aux sinistres légendes indigènes de vastes cases souterraines parmi les mégalithes, où arrivent les horreurs et naissent les ouragans. Puis revinrent mes propres rêves et d’incertains pseudo-souvenirs vinrent se disputer mon esprit. Quelle sorte de lieu s’ouvrait au-dessous de moi ? Quelle inconcevable source primitive de mythes immémoriaux et de cauchemars obsédants étais-je sur le point de découvrir ?

 

Je n’hésitai qu’un instant, car ce qui m’entraînait était plus fort que la curiosité ou le zèle scientifique et luttait victorieusement contre ma peur grandissante.

 

J’avais l’impression de me mouvoir presque comme un automate, sous l’influence d’une fatalité irrésistible. Ma torche électrique en poche, et avec une vigueur dont je ne me serais pas cru capable, j’écartai d’abord un gigantesque morceau de pierre, puis un autre, jusqu’à ce que monte un puissant courant d’air dont l’humidité contrastait étrangement avec la sécheresse du désert. Une noire crevasse commença à béer et enfin – quand j’eus repoussé tous les fragments susceptibles de bouger – le clair de lune lépreux révéla une brèche assez large pour me livrer passage.

 

Je sortis ma torche et projetai dans l’ouverture le faisceau lumineux. Au-dessous de moi, un chaos de maçonnerie effondrée descendait brusquement en direction du nord selon un angle d’environ quarante-cinq degrés, à la suite manifestement d’un écroulement au niveau supérieur.

 

Entre sa surface et le sol s’étendait un abîme de ténèbres impénétrables qui laissait deviner tout en haut la présence d’une colossale voûte surhaussée. À cet endroit, semblait-il, les sables du désert reposaient directement sur un étage de quelque titanesque construction des premiers âges de la terre – préservée à travers le temps des convulsions géologiques, je ne savais comment, et n’en ai toujours rien deviné.

 

Après coup, la simple idée de descendre brusquement, seul, dans un gouffre aussi suspect – à un moment où nul ne sait où vous êtes – paraît de la pure démence. Peut-être en était-ce – cette nuit-là pourtant je l’entrepris sans hésiter.

 

Encore une fois se manifestaient cet attrait et cet empire sur moi de la fatalité qui avaient toujours semblé diriger mes pas. M’aidant de ma torche, par intermittence pour ménager les piles, je commençai une folle et difficile progression le long de la sinistre pente cyclopéenne au-dessous de l’ouverture, tantôt en regardant devant moi quand je trouvais de bonnes prises pour la main et le pied, tantôt à reculons, face aux mégalithes entassés où je m’accrochais en tâtonnant dans un équilibre précaire.

 

À droite et à gauche apparaissaient vaguement au loin, sous les rayons de ma torche, des murs en ruine de maçonnerie gravée, mais en avant, ce n’étaient que ténèbres.

 

Je perdis toute notion du temps pendant cette hasardeuse descente. Dans mon esprit bouillonnaient des images et des suggestions si troublantes que toute réalité objective semblait renvoyée à d’incalculables distances. La sensation physique était abolie et la peur même n’était plus que la vaine apparition d’une gargouille au regard torve qui ne pouvait rien sur moi.

 

J’atteignis enfin un sol plat jonché de blocs écroulés, de fragments de pierre informes, de sable et de débris de toutes sortes. De chaque côté – à peut-être trente pieds l’un de l’autre – s’élevaient des murs massifs couronnés de puissantes arêtes. J’y devinais des gravures mais dont la nature échappait à ma perception.

 

Ce qui retint surtout mon attention, ce fut la voûte. Les rayons de ma torche n’en pouvaient atteindre le faîte, mais la partie inférieure des arcs monstrueux se détachait nettement. Et si parfaite était leur identité avec ce que j’avais vu du monde ancien dans d’innombrables rêves, que pour la première fois je tremblai pour de bon.

 

Très haut derrière moi, une lueur indistincte rappelait le monde extérieur, au loin sous la lune. Un vague reste de prudence m’avertit de ne pas la perdre de vue, sinon je n’aurais pas de guide pour mon retour.

 

Je m’approchai alors du mur de gauche, où les traces de gravures étaient plus distinctes. Le sol couvert de débris fut presque aussi difficile à traverser que le monceau de pierres l’avait été à descendre, mais je réussis à m’y frayer un chemin.

 

À un endroit où j’écartai quelques blocs et repoussai du pied les débris pour voir le dallage, je frissonnai en reconnaissant, familières et fatidiques, les grandes dalles octogonales dont la surface gauchie gardait encore à peu près sa cohésion.

 

Arrivé à proximité du mur, je déplaçai lentement et minutieusement le faisceau de la lampe sur les vestiges usés de gravure. Apparemment, la montée des eaux avait autrefois érodé la surface du grès mais il portait de curieuses incrustations dont je ne m’expliquais pas l’origine.

 

La maçonnerie était par endroits très branlante et déjetée, et je me demandais combien d’éternités encore cet édifice enfoui des premiers âges garderait ces restes de structure malgré les secousses telluriques.

 

Mais c’étaient surtout les sculptures qui me passionnaient. En dépit de leur dégradation, elles étaient relativement aisées à repérer de près et je fus stupéfait de les retrouver si présentes et familières dans le moindre détail. Que les traits essentiels de cette vénérable architecture me soient bien connus n’était certes pas invraisemblable.

 

Ayant profondément impressionné ceux qui tissèrent certains mythes, ils s’étaient incorporés à un courant de tradition occulte qui, venu à ma connaissance d’une manière ou d’une autre pendant mon amnésie, suscita dans mon subconscient des images frappantes.

 

Mais comment expliquer la coïncidence exacte et minutieuse de chaque trait et spirale de ces étranges dessins avec ceux que j’avais rêvés depuis plus de vingt ans ? Quelle obscure iconographie tombée dans l’oubli aurait pu reproduire la subtilité de chacune de ces ombres et nuances qui revenaient avec tant d’obstination, de précision et de constance harceler mes rêves nuit après nuit ?

 

Car il ne s’agissait pas d’une ressemblance lointaine ou fortuite. La galerie millénaire, enfouie au long des âges, où je me tenais à présent était tout à fait et sans aucun doute l’original de ce que j’avais connu dans mon sommeil aussi familièrement que ma propre maison de Crâne Street à Arkham. À la vérité, mes rêves me montraient les lieux dans leur intacte perfection mais l’identité n’en était pas moins réelle. Je m’orientais sans hésiter et c’était effrayant.

 

Je connaissais ce bâtiment-là et aussi sa place dans cette terrible vieille cité du rêve. J’aurais pu me rendre sans me tromper à n’importe quel point de ce bâtiment ou de cette ville qui avait échappé aux changements et aux dévastations de siècles sans nombre ; je m’en rendis compte avec une conviction instinctive et terrible. Mais Dieu sait ce que tout cela signifiait ? Comment en étais-je venu à apprendre ce que je savais ? Et quelle abominable réalité avait pu inspirer les histoires antiques des êtres qui habitaient ce labyrinthe de pierre originelle ?

 

Les mots ne sauraient rendre que bien peu du désordre de terreur et de confusion qui tourmentait mon esprit. Je connaissais cet endroit. Je savais ce qu’il y avait au-dessous de moi et ce qui s’étendait au-dessus de ma tête avant que les innombrables étages supérieurs ne se soient effondrés en poussière, en sable et en désert. Inutile maintenant, me dis-je avec un frisson, d’avoir l’œil sur cette lueur indistincte du clair de lune.

 

J’étais partagé entre le désir de fuir et un mélange fébrile de curiosité ardente et d’impérieuse fatalité. Qu’était-il arrivé à la monstrueuse mégalopole d’autrefois pendant ces millions d’années depuis l’époque de mes rêves ? Des labyrinthes souterrains qui sous-tendaient la ville et reliaient entre elles les tours titanesques, que subsistait-il après les convulsions de l’écorce terrestre ?

 

Étais-je tombé sur tout un monde enfoui d’archaïsme impie ? Retrouverais-je la maison du maître d’écriture, et la tour où S’gg’ha, l’esprit captif issu des plantes carnivores d’Antarctique, à la tête en étoile, avait gravé au ciseau certaines images sur les espaces vides des parois ?

 

Au second sous-sol, le passage qui menait à la salle commune des esprits étrangers était-il encore libre et praticable ? Dans cette salle, l’esprit captif d’une entité inimaginable – un habitant semi-plastique du centre creux d’une planète transplutonienne inconnue, qui existerait dans dix-huit millions d’années – conservait certain objet qu’il avait modelé dans l’argile.

 

Je fermai les yeux et posai ma main sur mon front dans un vain et pitoyable effort pour chasser de ma conscience ces fragments de rêve démentiels. Alors, pour la première fois, je perçus nettement le mouvement de l’air froid et humide autour de moi. Je compris en frissonnant qu’une formidable succession de noirs abîmes, endormis depuis des éternités, devaient en effet s’ouvrir, béants, quelque part au-delà et au-dessous de moi.

 

Je songeai aux salles, aux galeries, aux plans inclinés terrifiants que je me rappelais de mes rêves. L’accès aux archives centrales était-il encore possible ? L’irrésistible fatalité sollicitait de nouveau mon esprit avec insistance tandis que je me remémorais les documents impressionnants rangés autrefois dans les coffres rectangulaires de métal inoxydable.

 

À en croire les rêves et les légendes, c’est là que reposait toute l’histoire, passée et future, du continuum espace-temps – rédigée par les esprits captifs de toutes les planètes et de toutes les époques du système solaire. Pure folie, sans doute – mais n’étais-je pas à présent tombé dans un monde nocturne aussi fou que moi ?

 

Je songeai aux casiers de métal fermés à clé, et aux singulières manipulations de boutons requises pour ouvrir chacun d’eux. Le mien me revint à l’esprit de façon frappante. Que de fois, grâce à ces combinaisons compliquées de rotations et de pressions, je parcourus au niveau le plus bas la section des vertébrés terrestres ! Chaque détail m’était présent et familier.

 

S’il existait une cave voûtée comme je l’avais rêvée, je saurais l’ouvrir en un instant. Dès lors je fus en proie à une démence totale. Une seconde plus tard, je me ruai, sautant et trébuchant sur des débris de pierre, vers le plan incliné si connu qui s’enfonçait dans les profondeurs.

 

 

 

7

 

À partir de là, on ne peut guère se fier à mes impressions – à vrai dire, je garde encore contre toute raison le dernier espoir qu’elles appartiennent à un rêve démoniaque ou à un délire halluciné. La fièvre se déchaînait dans mon cerveau, et tout me parvenait à travers une sorte de brume – quelquefois par intermittence seulement.

 

Le faisceau de ma lampe pénétrait à peine le gouffre de ténèbres, révélant par éclairs fantomatiques les murs gravés affreusement familiers, dégradés par l’action du temps. À l’endroit où s’était effondrée une partie considérable de la voûte, je dus escalader un énorme monceau de pierres qui rejoignait presque le plafond déchiqueté, grotesquement chargé de stalactites.

 

C’était bien là le comble du cauchemar, aggravé par ce maudit harcèlement des pseudo-souvenirs. La seule chose qui me parût insolite était ma propre taille, comparée à la monstrueuse construction. J’étais accablé du sentiment d’une petitesse inaccoutumée, comme si la vue de ces murs imposants eût été nouvelle et anormale pour un simple corps d’homme. Je ne cessais de jeter sur moi-même des regards inquiets, confusément troublé de me voir cette forme humaine.

 

Avançant dans la nuit profonde de l’abîme, je sautais, je plongeais, je chancelais – non sans beaucoup de chutes douloureuses, où je faillis une fois briser ma torche. Je connaissais chaque pierre, chaque angle de ce gouffre démoniaque, et je m’arrêtais plus d’une fois pour éclairer tel ou tel passage voûté obstrué et croulant, mais pourtant familier.

 

Certaines pièces étaient complètement effondrées, d’autres nues ou pleines de débris. Je vis dans quelques-unes des masses métalliques – tantôt presque intactes, tantôt rompues, enfoncées ou écrasées – dans lesquelles je reconnus les socles ou tables colossales de mes rêves. Ce qu’elles avaient été au juste, je n’osais y penser.

 

Je trouvai le plan incliné qui menait en bas et commençai à le descendre – mais je fus bientôt arrêté par une crevasse béante aux bords déchiquetés dont la partie la plus étroite n’avait pas moins de quatre pieds de large. À cet endroit, la maçonnerie s’était écroulée, révélant des profondeurs insondables d’un noir d’encre.

 

Je savais qu’il y avait encore deux étages souterrains dans cet édifice titanesque, et tremblai d’une nouvelle terreur en me rappelant la trappe bardée de fer au niveau le plus bas. Elle n’était plus gardée à présent – car ce qui était à l’affût dessous avait depuis longtemps accompli sa hideuse tâche et sombrait dans un long déclin. À l’époque de la race post-humaine des coléoptères, tout cela serait mort. Et pourtant, songeant aux légendes indigènes, je tremblai de nouveau.

 

Je dus fournir un effort terrible pour franchir l’ouverture béante, car le sol jonché de débris ne permettait pas de prendre de l’élan, mais la folie me porta. Je choisis un endroit près du mur de gauche – où la fissure était moins large et le point de chute à peu près dégagé de dangereux débris – et, après un moment d’angoisse, je me retrouvai sain et sauf de l’autre côté.

 

Enfin, parvenu au dernier sous-sol, je passai en trébuchant devant l’entrée de la chambre des machines, où de fantastiques ruines métalliques étaient à moitié enfouies sous la voûte effondrée. Tout était bien là où je le pensais, et je gravis avec confiance les tas qui barraient l’accès d’un vaste couloir transversal. Celui-ci, je m’en souvins, me conduirait aux archives centrales, sous la ville.

 

Des éternités semblèrent se dérouler tandis que je titubais, bondissais et me traînais le long de ce couloir encombré. Je distinguais ici et là des sculptures sur ces murs souillés par le temps – les unes familières, d’autres apparemment ajoutées depuis l’époque de mes rêves. Comme il s’agissait d’un passage souterrain reliant plusieurs bâtiments, il n’y avait de voûtes d’entrée qu’aux endroits où il traversait les étages inférieurs des différents immeubles.

 

À certaines de ces intersections, je tournai la tête pour jeter un coup d’œil dans des couloirs ou des salles que je connaissais bien. Je ne trouvai que deux fois des changements radicaux par rapport à ce que j’avais rêvé – et dans l’un de ces cas je pus repérer le contour de la voûte condamnée que je me rappelais.

 

Je sursautai violemment et ressentis le frein d’une étrange faiblesse en me frayant à contrecœur un passage à travers la crypte d’une de ces grandes tours aveugles, en ruine, dont la maçonnerie étrangère de basalte accusait la secrète et détestable origine.

 

Ce caveau primitif de forme circulaire mesurait bien deux cents pieds de diamètre, sans aucun motif gravé sur les parois de couleur sombre. Le sol était entièrement dégagé, sauf de poussière et de sable, et je vis les ouvertures qui menaient vers le haut et vers le bas. Il n’y avait ni escaliers ni plans inclinés – mes rêves montraient en effet que la fabuleuse Grand-Race avait laissé intactes ces antiques tours. Ceux qui les avaient construites n’avaient que faire de marches ni de plans inclinés.

 

Dans les rêves, l’ouverture donnant vers le bas était hermétiquement close et jalousement gardée. Laissée ouverte à présent, noire et béante, elle exhalait un courant d’air froid et  humide. Je m’interdis de penser aux cavernes sans fin d’éternelle nuit qui pouvaient couver là-dessous.

 

Un peu plus loin, disputant chaque pas aux obstacles du couloir encombré, j’arrivai à un endroit où le plafond était entièrement défoncé. Les décombres s’accumulaient, telle une montagne, et l’escaladant je traversai un immense espace vide où ma lampe ne révéla ni murs ni voûte. Ce devait être, me dis-je, la cave de la maison des fournisseurs de métal, qui donnait sur la troisième place non loin des archives. Qu’était-elle devenue, impossible de le deviner.

 

Je retrouvai le couloir au-delà de la montagne de débris et de pierres, mais tombai presque aussitôt sur un endroit totalement obstrué où les décombres de la voûte rejoignaient presque le plafond qui menaçait ruine. Je ne sais comment je parvins à extirper assez de blocs pour me frayer un passage, ni comment j’osai déranger les fragments entassés alors que la moindre rupture d’équilibre pouvait précipiter les tonnes de maçonnerie superposées et me réduire à néant.

 

C’était une pure folie qui me poussait et me guidait – s’il est vrai que toute mon aventure souterraine n’ait pas été, comme je l’espère, une hallucination diabolique ou un épisode de rêve. Je me fis donc – à moins que je ne l’aie rêvé – un passage où je me faufilai. Et tout en rampant par-dessus les décombres – ma torche allumée enfoncée profondément dans ma bouche – je me déchirais aux fabuleuses stalactites du plafond déchiqueté au-dessus de moi.

 

J’étais près maintenant du grand centre souterrain d’archivage qui semblait être mon but. Glissant et dégringolant sur l’autre pente de l’obstacle, puis avançant avec précaution jusqu’au bout du couloir – ma torche électrique à la main, que j’allumai de temps à autre – je parvins finalement à une crypte circulaire voûtée, dans un merveilleux état de conservation et ouverte de tous côtés.

 

Les murs, ou ce que je pouvais en voir dans le champ de ma torche, étaient couverts d’hiéroglyphes et gravés au ciseau de symboles curvilignes caractéristiques – dont certains étaient postérieurs à l’époque de mes rêves.

 

Me voyant arrivé à mon inévitable destination, je passai aussitôt, sur ma gauche, une porte qui m’était familière. Bizarrement, je savais à n’en pas douter qu’en montant et descendant le plan incliné j’accéderais sans difficulté à tous les étages qui subsistaient. Cet immense édifice à l’abri dans la terre, où étaient conservées les annales de tout le système solaire, avait été construit avec un savoir et une puissance suprêmes pour durer aussi longtemps que ce système lui-même. Des blocs de dimensions formidables, équilibrés avec un véritable génie mathématique et assemblés par des ciments d’une incroyable dureté, formaient un bloc aussi résistant que le noyau rocheux de la planète. Ici, après des éternités plus prodigieuses que je ne pouvais le concevoir, sa masse souterraine restait debout pour l’essentiel, ses vastes sols envahis de poussière à peine parsemée des déchets partout ailleurs si encombrants.

 

La relative liberté de mouvement qui m’était offerte à partir de là me monta curieusement à la tête. Toute l’ardeur frénétique jusqu’alors contrariée par les obstacles se donna libre cours en une sorte de hâte fébrile, et je me mis littéralement à courir dans les couloirs bas de plafond que je me rappelais avec une si terrible précision.

 

Je ne m’étonnais plus de reconnaître ainsi tout ce que je voyais. De tous côtés les grandes portes métalliques marquées d’hiéroglyphes se dressaient menaçantes devant les rayonnages ; les unes toujours en place, d’autres grandes  ouvertes et d’autres encore ployées et faussées sous les secousses géologiques du passé qui n’avaient pas été assez violentes pour ébranler la colossale maçonnerie.

 

Çà et là, un tas couvert de poussière sous un compartiment béant et vide semblait indiquer où les étuis métalliques avaient été projetés par les tremblements de terre. Sur des colonnes espacées, des signes et des lettres de grande taille annonçaient les catégories et les subdivisions des volumes.

 

Je m’arrêtai une fois devant un caveau ouvert où je vis quelques-uns des étuis habituels toujours à leur place parmi l’omniprésente poussière granuleuse. Levant le bras, je retirai non sans difficulté un des exemplaires les plus minces, et le posai sur le sol pour l’examiner. Il portait un titre en hiéroglyphes curvilignes courants, bien que je ne susse quoi dans la disposition des caractères parut un peu insolite.

 

Le curieux mécanisme du fermoir recourbé m’était tout à fait familier, et je relevai le couvercle, toujours aussi maniable et vierge de rouille, puis en tirai le livre qui y était rangé. Celui-ci, comme prévu, mesurait environ vingt pouces de haut sur quinze de large et deux d’épaisseur ; le mince étui de métal s’ouvrait par le haut.

 

Ses pages de robuste cellulose ne semblaient pas avoir souffert des ères innombrables qu’elles avaient vécues ; j’examinai les lettres du texte, tracées au pinceau et bizarrement colorées – signes aussi différents des habituels hiéroglyphes contournés que de n’importe lequel des alphabets connus chez les érudits humains – et je ressentis comme l’obsession d’un souvenir à demi réveillé.

 

Il me vint à l’idée que c’était la langue d’un esprit captif que j’avais vaguement connu dans mes rêves – un esprit venu d’un grand astéroïde sur lequel avait survécu beaucoup de la vie et  des traditions archaïques de la planète primitive dont il était un fragment. Je me souvins au même moment que cet étage des archives était consacré aux volumes traitant des planètes de type non terrestre.

 

Abandonnant l’étude de cet extraordinaire document, je m’aperçus que la lumière de ma torche commençait à faiblir et je me hâtai d’y mettre la pile de rechange que je portais toujours sur moi. Puis, doté d’un rayonnement plus puissant, je repris ma course fiévreuse à travers l’enchevêtrement sans fin des allées et des couloirs – reconnaissant parfois au passage quelque rayonnage familier, et vaguement inquiet des effets acoustiques que produisait l’écho de mes pas, incongru dans ces catacombes.

 

L’empreinte même de mes chaussures, derrière moi dans la poussière intacte depuis des millénaires, me faisait frissonner. S’il y avait dans mes rêves fous une parcelle de vérité, jamais auparavant un pied humain n’avait foulé ces dalles vénérables.

 

Du but précis de ma course insensée, mon esprit conscient ne soupçonnait rien. Pourtant l’influence d’une puissance maléfique agissait sur ma volonté paralysée, mes souvenirs ensevelis, et je sentais obscurément que je ne courais pas au hasard.

 

Ayant trouvé un plan incliné, je le suivis jusqu’à de plus grandes profondeurs. Les étages défilaient devant moi à une vitesse folle, mais je ne m’arrêtais pas pour les explorer. Dans mon cerveau en proie au vertige, battait une pulsation qui faisait bouger ma main droite au même rythme. Je voulais ouvrir quelque chose et je connaissais toutes les rotations et pressions compliquées qu’il fallait effectuer pour cela. C’était comme la serrure à combinaison d’un coffre-fort moderne.

 

Rêve ou non, j’avais su cela autrefois et je le savais encore. Comment un songe ou quelque bribe de légende assimilée inconsciemment auraient-ils pu m’apprendre un détail si infime, si difficile et si complexe, je ne cherchais pas à me l’expliquer. J’étais incapable de toute pensée cohérente. Car toute cette aventure – cette révoltante familiarité avec un tas de ruines inconnues et cette coïncidence monstrueuse de tout ce qui m’entourait avec ce que seuls des rêves et des bribes de mythes avaient pu suggérer – n’était-ce pas une horreur qui passait la raison ?

 

Sans doute étais-je alors surtout convaincu – comme je le suis à présent dans mes moments de lucidité – que je dormais bel et bien, et que toute cette cité ensevelie n’avait été qu’un reste de délire né de la fièvre.

 

J’atteignis enfin le niveau le plus bas et me dirigeai vers la droite du plan incliné. J’essayai sans trop savoir pourquoi d’atténuer le bruit de mes pas, même au risque de me ralentir. Il y avait à ce dernier étage enfoui dans les profondeurs un endroit que je redoutais de traverser.

 

Je me souvins en approchant de quoi j’avais peur. C’était simplement de l’une des trappes bardées de fer et jalousement gardées. Il n’y aurait plus de gardes à présent et, à cette idée, je me mis à trembler, avançant sur la pointe des pieds comme je l’avais fait en traversant le noir caveau de basalte où restait béante une trappe semblable.

 

Je sentis comme alors un courant d’air froid et humide, et j’aurais voulu que mes pas prissent une autre direction. Pourquoi fallait-il suivre justement ce chemin-là, je l’ignorais.

 

Je trouvai en arrivant la trappe grande ouverte. Plus loin recommençaient les rayonnages, et j’aperçus sur le sol devant l’un d’eux, sous une très fine couche de poussière, un tas d’étuis récemment tombés. À l’instant, une nouvelle vague de terreur m’envahit, dont je ne pus d’abord discerner la cause.

 

Ces amas d’étuis renversés n’étaient pas rares, car depuis des temps infinis ce labyrinthe aveugle, secoué par les soulèvements de la terre, avait retenti du fracas assourdissant des objets qui dégringolaient. C’est seulement quand je fus à mi-chemin que je pris conscience de ce qui m’avait si violemment ému.

 

Plus que le tas, quelque chose m’avait inquiété dans la couche de poussière qui couvrait le sol. À la lumière de ma torche, elle ne semblait pas aussi unie qu’elle eût dû l’être – elle paraissait plus mince à certains endroits, comme si on l’eût foulée quelques mois auparavant. Ce n’était pas une certitude, car même là où la couche était le plus mince, la poussière ne manquait pas, pourtant une certaine apparence de régularité dans les inégalités imaginaires était extrêmement alarmante.

 

Lorsque j’éclairai de près ces points particuliers, ce que je vis ne me plut pas car l’illusion de régularité devenait très nette. On eût dit des suites uniformes d’empreintes composites qui allaient par trois, chacune mesurant à peine plus d’un pied carré et se composant de cinq marques à peu près circulaires de trois pouces, dont l’une précédait les quatre autres.

 

Ces lignes supposées d’empreintes d’un pied carré menaient apparemment dans deux directions, comme si on ne sait quoi était allé quelque part puis revenu. Elles étaient évidemment très peu marquées et auraient pu n’être qu’illusoires ou accidentelles, mais le chemin qu’elles me semblaient suivre m’inspira une confuse et insidieuse terreur. Car il y avait d’un côté le tas d’étuis tombés récemment avec fracas, et, à l’autre bout, la trappe menaçante d’où montait le vent humide et froid qui restait sans surveillance, ouverte sur des abîmes inimaginables.

 

 

 

8

 

Si profonde et irrésistible était l’étrange compulsion à laquelle j’obéissais qu’elle triompha de ma peur. Aucun motif rationnel n’aurait pu me faire avancer après cet affreux doute qui m’avait fait soupçonner des empreintes et ce qu’il ranimait de souvenirs oniriques envahissants. Cependant ma main droite, même si elle tremblait d’effroi, ne se contractait pas moins rythmiquement, dans sa hâte de manier une serrure qu’elle espérait trouver. Avant de m’en rendre compte, j’avais dépassé le tas d’emboîtages et m’élançais sur la pointe des pieds dans des allées de poussière intacte vers un but qu’apparemment je connaissais horriblement bien, sinistrement, pathologiquement bien.

 

Mon esprit se posait des questions dont je commençais à peine à deviner la source et la pertinence. Le rayonnage serait-il accessible à un corps humain ? Ma main d’homme viendrait-elle à bout de tous ces mécanismes de serrure inscrits dans une mémoire sans âge ? Cette serrure serait-elle en bon état et prête à fonctionner ? Que ferais-je – qu’oserais-je faire – de ce que, je commençais à le comprendre, j’espérais et craignais de trouver ? Serait-ce la preuve d’une réalité impressionnante, renversante pour l’esprit, celle de l’« extra-normal » ? Ou bien la simple constatation que je rêvais ?

 

Un instant plus tard, j’avais cessé ma course à pas feutrés et je regardais, immobile, une rangée de compartiments à hiéroglyphes d’une familiarité à me rendre fou. Ils étaient dans un état de conservation presque parfait et, à proximité, trois portes seulement avaient sauté.

 

Je ne saurais décrire les sentiments que j’éprouvai en les voyant – tant était totale et obsédante l’impression de vieille connaissance. Levant la tête je considérai un rayon près du sommet, tout à fait hors de portée, en me demandant comment je pourrais l’atteindre sans trop de mal. Une porte ouverte à quatre rangées du bas m’aiderait, et les serrures des portes fermées offriraient des prises pour les mains et les pieds. Je tiendrais la torche entre mes dents, pour le cas où les deux mains seraient nécessaires à la fois. Il fallait surtout ne faire aucun bruit.

 

Descendre ce que je voulais prendre ne serait pas facile, mais je pourrais probablement l’accrocher par son fermoir mobile au col de ma veste, et le porter comme un sac à dos. Je me demandais encore si la serrure fonctionnerait. Que je puisse répéter chacun des gestes connus, je n’en doutais pas une seconde. Mais j’espérais que l’objet ne craquerait ni ne grincerait et que ma main pourrait opérer normalement.

 

Tout en réfléchissant j’avais pris la torche dans ma bouche et commencé à grimper. Les serrures saillantes furent de peu de secours mais, comme je l’avais prévu, le compartiment ouvert m’aida beaucoup. Je me servis à la fois de la porte battante et du bord de l’ouverture elle-même dans mon ascension, et je réussis à éviter tout grincement bruyant.

 

En équilibre sur le bord supérieur de la porte, et en me penchant nettement à droite, j’atteignis de justesse la serrure que je cherchais. Mes doigts à demi engourdis par l’escalade furent d’abord très maladroits mais je vis bientôt que leur morphologie convenait à mon propos. Et la mémoire du rythme était très marquée en eux.

 

Par-delà de formidables abîmes de temps, les mouvements mystérieux et compliqués avaient, on ne sait comment, pénétré mon cerveau avec exactitude et dans tous les détails – si bien qu’au bout de cinq minutes à peine de tâtonnements il se produisit un déclic que je reconnus avec d’autant plus de surprise que je ne m’y attendais pas consciemment. Aussitôt après, la porte métallique s’ouvrit lentement avec à peine un très léger grincement.

 

Stupéfait je parcourus du regard la rangée d’étuis grisâtres ainsi mis au jour et me sentis envahi d’une terrible vague d’émotion tout à fait inexplicable. Juste à portée de ma main droite se trouvait un emboîtage dont les hiéroglyphes contournés me causèrent une angoisse infiniment plus complexe que celle de la simple frayeur. Encore tremblant, je réussis à le retirer dans un nuage de flocons poudreux, et à le faire glisser vers moi sans trop de bruit.

 

Comme l’autre étui que j’avais manipulé, il avait un peu plus de vingt pouces sur quinze, et portait en bas-relief des symboles mathématiques aux lignes courbes. Il avait un peu plus de trois pouces d’épaisseur.

 

Le bloquant de mon mieux entre moi-même et la paroi que je venais d’escalader, je fis jouer le fermoir et libérai le crochet. Puis je soulevai le couvercle, fis passer le pesant objet sur mon dos de manière qu’il s’accroche à mon col. Les mains libres à présent, je regagnai gauchement le sol poussiéreux et me préparai à examiner ma prise.

 

À genoux dans la poussière granuleuse, je fis pivoter l’étui et le posai devant moi. Mes mains tremblaient, et je redoutais de sortir le livre presque autant que je le désirais – et que je m’y sentais contraint. J’avais peu à peu compris ce que j’allais y trouver et cette constatation paralysait en quelque sorte mes facultés.

 

Si l’objet était bien là – et si je ne rêvais pas – les implications étaient telles qu’il n’était absolument pas possible à l’esprit humain de les supporter. Ce qui me tourmentait le plus, c’était pour l’instant mon incapacité de regarder comme un rêve tout ce qui m’entourait. Le sentiment de réalité était abominable et il le redevient quand je me rappelle le décor.

 

Enfin je tirai en tremblant le livre de sa boîte et, fasciné, je contemplai les hiéroglyphes bien connus de sa couverture. Il semblait en parfait état, et les caractères curvilignes du titre m’hypnotisaient comme si j’avais pu les lire. En vérité je ne jurerais pas que je ne les ai pas effectivement déchiffrés par un éphémère et terrible phénomène de mémoire anormale.

 

J’ignore combien de temps passa avant que j’ose soulever la mince feuille de métal. Je m’attardais à chercher des excuses. J’ôtai de ma bouche la torche électrique et l’éteignis pour ménager la pile. Puis dans le noir, rassemblant mon courage, je levai la couverture sans rallumer. Enfin je braquai vivement la lumière sur la page découverte – me blindant d’avance pour réprimer toute exclamation quoi qu’il arrive. Au premier coup d’œil je m’effondrai. Mais, les dents serrées, je gardai le silence. Je me laissai aller tout à fait sur le sol et portai la main à mon front dans les ténèbres dévorantes. Ce que je redoutais et attendais était là. Ou je rêvais, ou bien le temps et l’espace n’étaient plus que dérision.

 

Je devais rêver – mais je mettrais l’horreur à l’épreuve en rapportant cet objet pour le montrer à mon fils si c’était vraiment une réalité. La tête me tournait effroyablement, bien qu’il n’y eût rien de visible dans l’obscurité sans faille pour tournoyer autour de moi. Des idées et des images de la plus extrême terreur – nées des perspectives ouvertes par ce que j’avais entrevu – m’envahirent en foule et obnubilèrent mes sens.

 

Je songeai à ces empreintes supposées dans la poussière, tremblant au seul bruit de mon propre souffle. Une fois de plus j’éclairai la page et la regardai comme la victime d’un serpent peut regarder les yeux et les crocs de son bourreau.

 

Puis, dans le noir, je fermai le livre de mes doigts malhabiles –, le remis dans sa boîte, et rabattis le couvercle ainsi que le curieux fermoir à crochet. C’était cela qu’il fallait rapporter au monde extérieur si toutefois cela existait – si l’abîme existait vraiment – si moi, et le monde lui-même, existaient en réalité.

 

Je ne sais pas exactement quand, d’un pas mal assuré, je pris le chemin du retour. Je me souviens, chose curieuse – tant je me sentais coupé du monde normal –, que je ne consultai pas une seule fois ma montre pendant ces heures atroces vécues sous terre.

 

La torche à la main, et l’inquiétant étui sous un bras, je me retrouvai finalement sur la pointe des pieds en une sorte de panique silencieuse, pour dépasser l’abîme au courant d’air et ces vagues soupçons de pas. Je pris moins de précautions en gravissant les interminables plans inclinés, mais je ne pus me débarrasser d’une ombre d’inquiétude que je n’avais pas éprouvée pendant la descente.

 

Je craignais de retraverser la sombre crypte de basalte plus ancienne encore que la ville elle-même, où des souffles glacés montaient des profondeurs que ne gardaient plus les sentinelles.

 

Je songeais à ce que redoutait la Grand-Race et à ce qui – si faible et moribond qu’il soit – pouvait encore être à l’affût là-bas. Je songeais à ces empreintes aux cinq marques circulaires et à ce que mes rêves m’en avaient appris – aux vents extraordinaires et aux sifflements qui s’y associaient. Je songeais aux récits des indigènes d’aujourd’hui, qui reviennent sans cesse sur de grands vents et des ruines souterraines sans nom.

 

Je reconnus à un signe gravé sur le mur l’étage où je devais entrer et j’arrivai enfin – après avoir dépassé le premier livre que j’avais examiné – au grand espace circulaire d’où se ramifiaient les passages voûtés. Sur ma droite, je retrouvai aussitôt celui par lequel j’étais venu. Je le pris, en me disant que le reste du parcours serait plus pénible à cause des ruines des bâtiments, à part celui des archives. La charge supplémentaire de l’étui métallique me pesait, et il m’était de plus en plus difficile d’avancer sans bruit en trébuchant parmi les décombres et les débris de toutes sortes.

 

Je parvins ensuite à l’entassement qui rejoignait le plafond et où je m’étais frayé un si maigre passage. Je redoutais terriblement d’avoir à m’y faufiler de nouveau car la première fois j’avais fait quelque bruit, et – depuis que j’avais vu les traces suspectes – je craignais le bruit par-dessus tout. L’étui, en outre, rendait doublement hasardeuse la traversée de l’étroite crevasse.

 

Je gravis de mon mieux l’obstacle et poussai devant moi l’étui à travers l’ouverture. Puis la torche entre les dents, j’y rampai à mon tour – me déchirant cette fois encore le dos aux stalactites.

 

Au moment où j’essayai de saisir l’emboîtage, il tomba un peu plus loin sur la pente avec un fracas inquiétant dont les échos me donnèrent des sueurs froides. Je me précipitai et le rattrapai sans bruit – mais un instant plus tard des blocs, en glissant sous mes pieds, déchaînèrent un vacarme subit et sans précédent.

 

Ce vacarme me perdit. Car à tort ou à raison, je crus entendre une réponse effroyable qui venait de très loin derrière moi. Je crus entendre un sifflement, un son strident, qui ne ressemblait à aucun autre et défiait toute description. Si c’est cela, la suite est d’une sinistre ironie – puisque sans l’affolement de cette première alerte, le second incident ne se serait pas produit.

 

Quoi qu’il en soit, mon délire fut total et sans recours. Prenant ma torche d’une main et retenant l’étui comme je pouvais, je me mis à sauter et bondir comme un fou, n’ayant plus d’autre idée en tête qu’un désir éperdu de fuir ces ruines de cauchemar pour revenir au monde éveillé du désert et du clair de lune qui se trouvait si loin là-haut.

 

J’atteignis sans m’en rendre compte la montagne de décombres qui se dressait dans un océan de ténèbres au-delà du plafond défoncé, et je me meurtris et me blessai à plusieurs reprises en escaladant sa pente abrupte de blocs déchiquetés et d’éclats.

 

Puis ce fut le grand désastre. À l’instant où je franchissais le sommet en aveugle, sans m’attendre à la brutale déclivité qui lui succédait, je perdis pied et me retrouvai pris dans une avalanche meurtrière de maçonnerie déferlante, dont le tumulte de canonnade déchira l’air de la sombre caverne en une série assourdissante de fantastiques réverbérations.

 

Je ne me souviens pas comment j’émergeai de ce chaos, mais dans un éphémère moment de conscience, je me vois me précipiter, trébuchant, avançant tant bien que mal le long du couloir au milieu du tumulte – sans avoir lâché ni l’étui ni la torche.

 

Alors, comme j’approchais de cette crypte basaltique primitive que j’avais tant redoutée, la folie atteignit son comble. En effet, à mesure que s’éteignaient les échos de l’avalanche, se fit entendre à plusieurs reprises cet insolite et terrifiant sifflement que j’avais cru percevoir auparavant. Cette fois, il n’y avait pas de doute – et le pire, c’était qu’il venait d’un point situé non plus derrière mais devant moi.

 

J’ai dû pousser un hurlement. Je me vois vaguement traverser à toute allure l’infernal caveau basaltique des monstres d’autrefois, avec dans les oreilles ce maudit sifflement inhumain qui montait de la trappe ouverte sans surveillance sur les ténèbres infinies des profondeurs. Un vent soufflait aussi – non pas simplement un courant d’air froid et humide, mais une violente rafale, opiniâtre, que vomissait, sauvage et glaciale, l’abominable gouffre d’où venait l’indécent sifflet.

 

Il me reste le souvenir de bonds et d’écarts par-dessus toutes sortes d’obstacles, dans ce torrent de vent et de stridences qui grandissait de minute en minute et semblait délibérément s’enrouler et serpenter autour de moi, en assauts malfaisants lancés par-derrière et d’en bas.

 

Bien qu’il soufflât dans mon dos, ce vent avait bizarrement pour effet de retarder mon avance au lieu de m’aider – comme aurait pu le faire un nœud coulant ou un lasso lancé pour m’entraver. Sans plus me soucier du bruit que je faisais, j’escaladai un grand barrage de blocs et me retrouvai dans la partie du bâtiment qui menait à la surface.

 

Je me rappelle avoir aperçu l’entrée de la chambre des machines et avoir réprimé un cri à la vue d’un plan incliné conduisant à l’une de ces infernales trappes qui devaient bâiller deux étages plus bas. Mais au lieu de crier, je me répétais tout bas que tout cela n’était qu’un rêve dont j’allais bientôt me réveiller. Peut-être étais-je au camp – ou peut-être chez moi à Arkham. Fort de cet espoir qui soutenait ma raison, je commençai à monter la rampe vers l’étage supérieur.

 

Je savais, bien sûr, que j’aurais à retraverser la crevasse large de quatre pieds, mais j’étais trop tourmenté d’autres craintes pour en saisir toute l’horreur avant d’y arriver. Au cours de ma descente, il avait été facile de sauter par-dessus – mais comment en viendrais-je à bout quand il s’agissait de remonter, freiné par la peur, l’épuisement, le poids de l’étui métallique, et le harcèlement de ce diable de vent derrière moi ? Je ne songeai à tout cela qu’au dernier moment, ainsi qu’aux présences innommables qui pouvaient rôder dans les noirs abîmes au fond de la crevasse.

 

La lueur vacillante de ma torche faiblissait mais un souvenir obscur m’avertit que la faille était proche. Les rafales glacées et les hideuses stridences derrière moi me furent un moment comme un opium bienfaisant car elles aveuglèrent mon imagination sur la menace du gouffre béant sous mes pas. Et puis je pris conscience de nouvelles rafales et d’autres sifflements, devant moi cette fois – monstrueuse marée déferlant à travers la crevasse elle-même depuis des profondeurs inconnues et inconnaissables.

 

Maintenant, le vrai cauchemar, dans son essence, me tenait en son pouvoir. Je perdis la raison et oubliant tout, sauf l’impulsion animale de fuite, je m’élançai tout simplement et m’escrimai à escalader les décombres de la rampe comme si le gouffre n’existait pas. Puis me voyant au bord du vide, je fis un bond frénétique où je mis tout ce que j’avais de force, et fus instantanément englouti dans un pandémonium vertigineux de sons détestables, une obscurité opaque et palpable.

 

Voilà la fin de mon aventure, du moins ce que je me rappelle. Toutes les impressions qui suivirent appartiennent au domaine du délire et de la fantasmagorie. Rêve, folie et souvenir se mêlent fébrilement en une série de fantasmes bizarres et décousus, sans rapport avec aucune réalité.

 

Il y eut une chute affreuse à travers d’incalculables lieues de ténèbres visqueuses et sensibles, un brouhaha de bruits totalement étrangers à tout ce que nous connaissons de la terre et de sa vie organique. Des sens en sommeil, rudimentaires, paraissaient reprendre vie en moi, révélant des fosses et des vides peuplés d’horreurs flottantes, menant à des sommets abrupts et des océans sans soleil, des villes grouillantes de tours basaltiques aveugles sur lesquelles jamais ne brille aucune lumière.

 

Les secrets de la planète primitive et de ses âges immémoriaux fulgurèrent dans mon cerveau sans le secours de la vue ou de l’ouïe, et je connus des choses que mes anciens rêves les plus fous n’avaient jamais suggérées. Pendant tout ce temps, des doigts glacés de vapeur humide s’accrochaient à moi et me harcelaient, tandis que cette maudite stridence se déchaînait diaboliquement, au-dessus de l’alternance de brouhaha et de silence, dans des tourbillons de ténèbres.

 

Vinrent ensuite les visions de la ville cyclopéenne de mes rêves – non plus en ruine, mais telle que je l’avais rêvée. J’avais réintégré mon corps conique non humain, et me mêlais à la foule de ceux de la Grand-Race et aux esprits captifs qui transportaient des livres de haut en bas des hautes galeries et des vastes rampes.

 

En surimpression, s’ajoutaient à ces images des bribes éphémères et terrifiantes de conscience non visuelle ; combats désespérés, contorsions pour se libérer des tentacules du vent siffleur, un vol démentiel, comme de chauve-souris, dans l’air épais, tâtonnements fiévreux à travers la nuit fouettée par le cyclone, assaut frénétique et trébuchant de décombres.

 

Il y eut une fois l’insolite intrusion d’un éclair entr’aperçu – un confus et faible soupçon de rayonnement bleuâtre loin au-dessus de ma tête. Puis vint un rêve d’escalade et de reptation, où je me faufilai, sous les rayons d’une lune sardonique, dans un fouillis de débris qui glissaient et dégringolaient derrière moi au milieu d’un ouragan furieux. Ce fut la pulsation hostile et monotone de ce clair de lune exaspérant qui m’apprit enfin le retour de ce que j’avais autrefois considéré comme le monde éveillé, objectif.

 

J’étais à plat ventre, les ongles dans le sable du désert australien, et autour de moi hurlait un vent si tumultueux que je n’en avais jamais entendu de pareil à la surface de notre planète. Mes vêtements étaient en loques, et tout mon corps n’était qu’égratignures et contusions.

 

Je ne repris pleinement conscience que très lentement, et je ne pus dire à aucun moment où finissait le rêve délirant et où commençaient les vrais souvenirs. Il semblait y avoir eu un amoncellement de blocs titanesques, un abîme en dessous, une monstrueuse révélation du passé, et pour finir une horreur cauchemardesque – mais qu’est-ce qui était réel dans tout cela ?

 

Ma torche électrique avait disparu et je ne retrouvai pas non plus d’étui métallique. Y avait-il eu un étui semblable – ou un abîme – ou un tas de ruines ? Levant la tête, je regardai derrière moi et je ne vis que les sables stériles et ondoyants du désert.

 

Le vent démoniaque tomba et la lune bouffie et fongoïde sombra en rougeoyant vers l’ouest. Je me relevai péniblement et pris en titubant la direction de l’est pour regagner le camp. Que m’était-il arrivé en réalité ? M’étais-je simplement effondré dans le désert, traînant un corps torturé par le rêve sur des miles de sable et de blocs enfouis ? Sinon, comment pouvais-je supporter de vivre plus longtemps ?

 

Car, avec cette nouvelle incertitude, tous les espoirs que j’avais fondés sur l’irréalité de visions nées du mythe s’évanouissaient une fois de plus dans les doutes infernaux du début. Si cet abîme était réel, alors la Grand-Race l’était aussi – ses incursions et ses captures impies dans tout le tourbillon cosmique du temps n’étaient ni des mythes ni des cauchemars, mais une terrible, atterrante réalité.

 

Avais-je vraiment vécu cette épreuve révoltante, d’être ramené à un monde pré-humain vieux de cent cinquante millions d’années, pendant cette sinistre et déconcertante amnésie ? Mon corps actuel avait-il été le véhicule d’une effroyable conscience étrangère venue du fond des âges paléogènes ?

 

Esprit captif de ces horreurs à la démarche étrange, avais-je effectivement connu dans sa prospérité première cette maudite cité de pierre, et parcouru ces couloirs familiers en me contorsionnant sous la forme hideuse de mon ravisseur ? Ces rêves torturants de plus de vingt années étaient-ils le fruit de souvenirs monstrueux ?

 

M’étais-je jamais entretenu avec des esprits venus du fond de l’espace et du temps, avais-je appris les secrets de l’univers, ceux du passé et ceux de l’avenir, et rédigé les annales de mon propre monde pour les dossiers métalliques d’archives titanesques ? Et ces autres – ces Anciens d’une monstruosité révoltante, maîtres des vents furieux et des stridences démoniaques – étaient-ils bien une menace persistante, à l’affût dans leurs noirs abîmes, à attendre et à s’affaiblir peu à peu, tandis que de multiples formes de vie poursuivaient leur existence multimillénaire sur la face vieillie de la planète ?

 

Je ne sais pas. Si cet abîme et ce qu’il contenait était réel, alors il n’y a aucun espoir. Car tout aussi réellement, il pèse sur notre monde humain une ombre ironique et inconcevable, hors du temps. Mais par bonheur il n’y a aucune preuve que tout cela soit autre chose qu’un nouvel aspect de mes rêves mythiques. Je n’ai pas rapporté l’étui métallique qui eût été un indice, et jusqu’à présent ces couloirs souterrains n’ont pas été retrouvés.

 

Si les lois de l’univers sont clémentes, on ne les retrouvera jamais. Mais je dois dire à mon fils ce que j’ai vu ou cru voir, laissant à son jugement de psychologue le soin d’évaluer la réalité de mon expérience et de faire connaître ce témoignage.

 

J’ai dit que l’épouvantable vérité qui était à l’origine de mes années de rêves torturants repose entièrement sur la réalité de ce que j’ai cru voir dans ces ruines cyclopéennes ensevelies. Il m’a été pénible, je dois le dire, de mettre noir sur blanc cette révélation décisive, bien que le lecteur n’ait pu manquer de la deviner. Elle est dans le livre que contient l’étui de métal – cet étui que j’ai arraché à son repaire au milieu de la poussière d’un million de siècles.

 

Aucun œil n’avait vu, aucune main n’avait touché ce livre depuis la venue de l’homme sur cette planète. Pourtant, lorsque je braquai ma torche sur lui dans ce terrifiant abîme, je vis que les caractères bizarrement colorés sur les pages de cellulose cassante et brunie par les âges n’étaient pas du tout de ces hiéroglyphes obscurs datant de la jeunesse de la terre. Non, c’étaient les lettres de notre alphabet familier, composant des mots anglais écrits de ma main.

 

 

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À propos de cette édition électronique Texte libre de droits. Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ — Juin 2006 — – Élaboration de ce livre électronique : Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jacques, Coolmicro et Fred – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.

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1 janvier 2010

Howard Phillips Lovecraft, AIR FROID

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Howard Phillips Lovecraft

 

AIR FROID

 

Cool Air, 1926

 

Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

 

 

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                       Vous me demandez de vous expliquer pourquoi je crains l’air froid, pourquoi je tremble plus que les autres dès que j’entre dans une pièce froide, et parais malade, pris de nausées, lorsque la fraîcheur du soir s’insinue sous la chaleur d’un après-midi de fin d’automne. Il y en a qui disent que je réagis au froid comme d’autres à une mauvaise odeur ; je suis bien le dernier à les démentir. Ce que je vais faire maintenant, c’est vous rendre compte de l’incident le plus abominable qui me soit jamais arrivé et vous laisser le soin de juger, de dire s’il existe une explication satisfaisante à ces réactions qui vous étonnent.

 

C’est une erreur que d’imaginer l’abominable associé toujours indissolublement à l’obscurité, au silence et à la solitude. Moi, je l’ai rencontré dans la clarté d’un milieu d’après-midi, au sein d’une métropole trépidante, alors que je me trouvais soumis à la promiscuité que garantit une pension meublée de la catégorie la plus ordinaire, entouré de ma triste propriétaire et de deux hommes robustes. Au printemps de 1923, j’avais réussi à tirer quelques commandes à des périodiques, travaux aussi peu lucratifs que fastidieux, et me trouvais dans la ville de New York ; incapable évidemment de payer un loyer élevé, je m’étais mis à dériver de meublé en meublé, tous aussi détestables les uns que les autres, à la recherche de la chambre qui combinerait propreté acceptable, mobilier relativement décent et prix plus raisonnable. Je m’aperçus vite que je tombais irrémédiablement de Charybde en Scylla, mais finis néanmoins par trouver une maison située dans la 14e Rue Ouest, qui me déplut un peu moins que les précédentes.

 

C’était un immeuble de grès, à quatre étages, construit sans doute quelque temps avant 1850, meublé de cheminées de marbre et de boiseries dont la splendeur fatiguée attestait une ancienne opulence suivie d’un déclin rapidement précipité. Dans les chambres, grandes, hautes de plafond, décorées d’un papier impossible et de corniches de plâtre d’une complexité grotesque, dominaient une odeur de moisi et des relents de cuisine lointaine. Mais les planchers étaient frottés, les draps supportables, et l’eau chaude n’était que rarement froide ou coupée, si bien que j’en vins à considérer cet endroit comme une tanière assez propice à l’hibernation, en attendant de me retrouver capable de vivre. La propriétaire, dame traînant savate, une Espagnole presque barbue répondant au nom de Herrero, avait le bon goût de m’épargner ses bavardages ou ses considérations personnelles sur l’heure à laquelle j’éteignais l’électricité dans ma chambre, laquelle donnait sur le palier du troisième étage ; et mes colocataires étaient des gens aussi tranquilles et aussi discrets qu’on pouvait les rêver, des Espagnols pour la plupart, dont le niveau de vie était à peine supérieur au minimum vital. En définitive, seul le vacarme des voitures dans l’artère sur laquelle donnaient mes fenêtres se révéla un souci majeur.

 

J’habitais dans cet endroit depuis trois semaines à peu près quand eut lieu le premier incident bizarre. Un soir, il était à peu près huit heures, j’entendis comme une sorte de clapotis contre mon plafond. Dans ma chambre régnait brusquement l’odeur âcre de l’ammoniaque. Regardant autour de moi, je m’aperçus qu’un coin du mur était taché ; un liquide en dégouttait sur le plancher ; l’inondation provenait de l’endroit du plafond le plus proche de la rue. Soucieux de prendre le mal à sa racine, je me précipitai en bas pour avertir la propriétaire des ennuis qui m’arrivaient. Elle m’assura que les choses seraient vite remises en ordre.

 

« C’est le Dr Muñoz, expliqua-t-elle en escaladant l’escalier devant moi, il a renversé ses drogues. Il est trop malade pour pouvoir se soigner – il est de plus en plus malade – et il ne veut pas qu’on l’aide. Il est très bizarre dans sa maladie. Toute la journée il prend des bains avec des odeurs bizarres ; il ne faut pas qu’il s’agite ou qu’il ait chaud. Il fait tout son ménage tout seul – sa petite chambre est pleine de bouteilles et de machines, et il n’exerce pas la médecine. Mais il était célèbre autrefois – mon père avait entendu parler de lui à Barcelone – ; encore récemment il a arrangé le bras du plombier. Il ne sort jamais que sur le toit, et c’est mon fils Esteban qui lui apporte sa nourriture, son linge, ses médicaments et toutes ses drogues. Seigneur, tout cet ammoniaque qu’il prend pour avoir froid ! »

 

Mrs Herrero disparut en direction du quatrième étage ; quant à moi, je me retirai dans ma chambre. Quelques instants plus tard, l’ammoniaque cessa de couler, et, tandis que j’épongeais mon plancher et ouvrais la fenêtre pour évacuer l’odeur, j’entendis de nouveau, au-dessus de moi, les pas lourds de ma propriétaire. Aucun bruit ne venait jamais de chez ce Dr Muñoz, hormis des grondements qui faisaient penser à quelque mécanisme mû par un moteur à explosion. Il marchait toujours à pas feutrés. Un moment je me demandai quelle pouvait être sa maladie, et si son refus systématique d’entrer en contact avec l’air extérieur ne procédait pas tout simplement d’une manie sans grand fondement. Il y a, me dis-je gravement, quelque chose de terriblement poignant dans le sort d’une personne éminente qui a sombré.

 

Et j’aurais bien pu ne jamais faire la connaissance du Dr Muñoz sans la crise cardiaque qui me serra la poitrine un début d’après-midi alors que j’étais en train d’écrire dans ma chambre. Les médecins m’avaient averti du danger de ces attaques, et je savais qu’il n’y avait pas un moment à perdre. Me souvenant de ce que m’avait dit ma propriétaire des soins apportés par l’invalide au plombier, je me traînai jusqu’à l’étage supérieur et frappai faiblement à la porte qui correspondait à la mienne. Une voix curieuse, qui semblait venir de la droite, me répondit en bon anglais, me demandant mon nom et la raison de ma visite ; lorsque j’eus fourni les renseignements qu’on me demandait, la porte contiguë à celle où j’avais frappé s’ouvrit.

 

Un souffle d’air froid me gifla le visage ; quoique cette journée fût l’une des plus chaudes de la fin juin, je frissonnai en passant le seuil du grand appartement. La décoration était somptueuse autant que de bon goût ; elle me surprit, dans ce temple de la malpropreté et du désordre. Un lit escamotable remplissait son rôle diurne de divan, et des meubles d’acajou, des rideaux opulents, de vieux tableaux et une bibliothèque à vous en faire pâlir d’envie, tout évoquait plutôt le cabinet d’études d’un homme de qualité que la chambre à coucher d’une pauvre maison meublée. Je compris que la pièce située au-dessus de mon logement – la « petite chambre » avec les bouteilles et les machines dont avait parlé Mrs Herrero – était tout simplement le laboratoire du médecin ; et que ses quartiers d’habitation se trouvaient dans la pièce voisine, cossue avec ses confortables alcôves ; elle était flanquée d’une salle de bains, dont les placards recelaient et masquaient tous les ustensiles de la vie quotidienne. Le Dr Muñoz, c’était évident, était un homme cultivé, de goût et de bonne naissance.

 

Le petit homme qui se trouvait devant moi était admirablement proportionné ; ses vêtements, quoiqu’un peu guindés, étaient d’une coupe parfaite qui lui allait à merveille ; une tête très distinguée, une expression supérieure mais dépourvue de toute arrogance, un collier de barbe coupé court et gris fer ; un pince-nez à l’ancienne mode encadrait des yeux sombres et vivants et surmontait un nez aquilin qui donnait une sorte d’apparence mauresque à une physionomie typiquement ibéro-celte. Des cheveux épais, bien coiffés, attestant les visites régulières d’un coiffeur, séparés par une raie impeccable au-dessus d’un front puissant. Cet ensemble dégageait l’impression d’une intelligence rare et d’une nature bien supérieure à la moyenne.

 

Néanmoins, dès la première vision que j’eus du Dr Muñoz au sein de cette atmosphère glacée, j’éprouvai une répugnance que rien dans l’aspect de mon hôte ne pouvait justifier. Seuls les reflets livides de son teint et la froideur de sa main pouvaient donner un fondement physique à ce sentiment, et pourtant même ces données pouvaient très bien s’expliquer, si l’on consentait à se souvenir que cet homme était un malade. C’était peut-être aussi ce froid bizarre qui atténuait ma bonne impression. La température en effet était bien au-dessous de la normale pour une journée si chaude, et tout ce qui est anormal suscite l’aversion, la méfiance et la crainte.

 

Mais j’eus tôt fait d’oublier mes réticences pour admirer l’extrême habileté de cet étrange médecin, habileté dont je ne tardai pas à me rendre compte, et pourtant ses mains, tremblantes et glacées, semblaient parfaitement mortes. Il comprit immédiatement ce dont j’avais besoin, et m’administra ses soins avec la suprême dextérité d’un grand maître. Pendant tout ce temps, me réconfortant d’une voix délicatement modulée quoique sans timbre, il me disait qu’il était l’ennemi le plus acharné qui fût de la Mort, qu’il avait perdu sa fortune en même temps que ses amis à mener des expériences bizarres dont l’objet était d’anéantir la Grande Faucheuse. On sentait en lui le fanatique bien intentionné. Il monologua longtemps de la sorte, presque comme un vieillard radoteur, tout en m’auscultant et me donnant plusieurs médicaments qu’il alla chercher dans son petit laboratoire. De toute évidence, le voisinage d’une personne de son milieu lui paraissait un heureux dérivatif dans cet environnement douteux, et c’est cela sans doute qui faisait naître en lui le besoin d’évoquer le souvenir de ses années plus fortunées.

 

Sa voix, si elle était étrange, en tout cas était apaisante. Sa respiration me restait inaudible tandis qu’il m’adressait des phrases bien tournées, d’une exquise urbanité. Il essayait de détourner mon esprit de mes soucis personnels en me parlant de ses théories et de ses expériences. Et je me rappelle qu’il me consola avec tact de ma faiblesse cardiaque en me répétant que la volonté et la conscience sont plus puissantes que la vie organique elle-même, si bien qu’à une enveloppe physique précaire, mal développée, un traitement scientifique de ses qualités propres peut fournir une animation fondée sur le système nerveux malgré toutes les défectuosités fonctionnelles ou même les lacunes que présente l’arsenal normal des organes. Il se faisait fort, me dit-il presque en plaisantant, de m’apprendre un jour à vivre, ou tout au moins à posséder une sorte d’existence consciente, sans cœur. Pour lui, il souffrait d’un ensemble de maladies qui exigeaient un régime très complexe dont un froid permanent était l’un des éléments. Toute élévation notable de la température, si elle se prolongeait, pouvait lui être fatale. Il parvenait à maintenir dans son appartement une température égale – de douze degrés centigrades – grâce à un système de refroidissement par absorption à ammoniaque, et c’était le moteur à explosion de ses pompes que j’avais souvent entendu dans ma chambre, à l’étage inférieur.

 

Ma crise une fois calmée, avec une rapidité merveilleuse, je quittai cette pièce, glacé et frissonnant, disciple convaincu en même temps qu’admirateur sincère de ce reclus aux dons si étonnants. Telle fut la première des fréquentes visites que j’allais lui faire, mais équipé désormais de chandails et d’un pardessus ; je l’écoutais me parler de ses recherches secrètes, des résultats presque surnaturels qu’il avait obtenus, et je tremblais quelque peu en examinant les volumes antiques et mystérieux qui composaient sa bibliothèque. Je peux ajouter en passant que mon hôte me guérit presque complètement de ma maladie, et pour toujours, grâce à sa science intelligente. J’ai le sentiment, encore aujourd’hui, qu’il ne méprisait pas entièrement les incantations médiévales, étant donné que pour lui ces formules secrètes mettaient en éveil des stimuli psychologiques rares, capables presque certainement d’exercer des effets assez imprévus sur la substance d’un système nerveux ayant perdu la faculté d’envoyer les pulsations vitales dans les organes. Je fus très frappé de ce qu’il me dit du vieux Dr Torres, de Valence, avec qui il avait partagé ses premières expériences et qui avait réussi à le tirer, dix-huit ans plus tôt, d’une maladie extrêmement grave, qui était responsable de ses infirmités actuelles. Ce vénérable praticien, du reste, n’avait pas plus tôt sauvé son collègue que lui-même succombait au redoutable ennemi qu’il venait de combattre avec un tel succès chez son prochain. Peut-être la tension avait-elle été trop forte, car le Dr Muñoz me fit clairement comprendre – quoique à voix basse et sans me donner de détails – que la thérapeutique utilisée sortait nettement de l’ordinaire et comportait des procédés que n’auraient certainement pas accueillis avec le sourire les galiénistes respectables du monde traditionnel.

 

Mais en même temps que les semaines passaient, je remarquai avec peine que mon nouvel ami régressait physiquement, lentement mais irrémédiablement, comme l’avait bien vu du reste Mrs Herrero. Les nuances livides de son teint s’accentuaient, sa voix devenait toujours plus caverneuse et indistincte, ses mouvements musculaires étaient moins bien coordonnés, et son esprit et sa volonté témoignaient d’une résistance et d’un esprit d’initiative qui allaient sans cesse décroissant. Du reste, aucun des détails de ce lent et si triste processus de vieillissement ne semblait lui échapper à lui non plus, et peu à peu son expression, sa conversation même se chargèrent d’une amère ironie qui fit revivre en moi un sentiment rappelant la subite répulsion que j’avais éprouvée à son égard la première fois que je l’avais vu.

 

Il lui venait soudain de bizarres caprices ; il se découvrait un amour insolite pour les épices exotiques et l’encens égyptien, à tel point qu’au bout de peu de temps sa chambre évoquait le sépulcre souterrain de quelque pharaon dans la vallée des Rois. Cependant il lui fallait toujours plus d’air froid ; avec mon aide, il étendit le réseau de tubes à refroidissement dans sa chambre et modifia ses pompes de façon à augmenter le débit de ses appareils et à maintenir la température intérieure à zéro degré, et finalement à moins trois. Il faisait évidemment moins froid dans le laboratoire et dans la salle de bains, pour éviter que l’eau ne gelât et que les réactions chimiques ne fussent interrompues. Le locataire de la chambre voisine s’étant plaint de l’air glacé qui lui venait de la porte de communication, j’aidai mon ami à fixer contre le battant de cette porte une lourde tenture isolante. Une sorte d’horreur toujours plus grande, une expression morbide et lointaine semblaient s’être emparées de lui. Il parlait tout le temps de la mort, mais il avait un grand rire caverneux lorsqu’on évoquait devant lui, le plus délicatement possible, des choses telles que l’enterrement ou les dernières dispositions.

 

En fin de compte, il devenait un compagnon plus que déconcertant, macabre. Pourtant, reconnaissant comme je l’étais à celui qui m’avait guéri, je ne pouvais me résoudre à l’abandonner aux étrangers entre les mains desquels il serait tombé si j’avais manqué ; je veillais soigneusement à tous ses besoins, mettant sa chambre en ordre, emmitouflé dans une cape épaisse que j’avais achetée spécialement à cette intention. Comme je faisais la plus grande partie de ses achats, je ne pouvais m’empêcher d’avoir des sursauts d’étonnement en lisant les listes de produits chimiques qu’il me demandait d’aller chercher aux laboratoires des pharmaciens.

 

Il semblait régner dans son appartement une atmosphère de panique toujours plus forte et parfaitement inexplicable. La maison tout entière, comme je l’ai dit, dégageait une odeur de moisi, mais celle qui imprégnait sa chambre était pire, et cela malgré toutes les épices, l’encens et les âcres vapeurs chimiques de ces bains qu’il prenait maintenant presque constamment, et qu’il exigeait de prendre sans témoins. Je me rendais compte que cette odeur devait avoir un rapport avec sa maladie, et je frissonnais, seul avec moi-même, en me demandant ce qu’elle pouvait être. Mrs Herrero faisait le signe de croix chaque fois qu’elle le rencontrait. Elle me l’abandonna sans scrupules, interdisant même à son fils Esteban de continuer à faire des courses pour lui. Quand je lui proposai de consulter d’autres médecins, le malade eut une crise de rage à la limite de ses forces. De toute évidence, il devait éviter les efforts physiques et les émotions violentes, et pourtant, sa volonté et sa force vitale se sclérosant plutôt qu’elles ne s’évanouissaient, il refusait systématiquement de rester dans son lit. Puis la lassitude de cette première période fit place à un retour de son ancien esprit d’entreprise, et il parut tout prêt à braver plus audacieusement que jamais toutes les gémonies de la mort, peut-être parce qu’il sentait se poser chaque jour un peu plus sur son corps les griffes de cette éternelle ennemie. Il avait pratiquement abandonné toute habitude de manger, habitude qui du reste, chez lui, n’avait jamais été plus qu’un rite sommaire. Seule sa puissance mentale semblait l’empêcher de sombrer dans l’écroulement total.

 

Puis, il se mit à réaliser, des heures durant, de longs documents qu’il scellait soigneusement et me recommandait ensuite, avec mille détails, de transmettre après sa mort à un certain nombre de personnes dont il me donna les noms ; pour la plupart, c’étaient des lettrés des Indes occidentales, mais il y avait aussi dans sa liste un médecin français, célèbre autrefois, et que je croyais mort depuis longtemps, mais au sujet duquel avaient couru les bruits les plus fantastiques. En fait, je brûlai tous ces papiers sans les envoyer ni les ouvrir. L’aspect et la voix de mon ami devenant véritablement effrayants, sa présence insupportable, un jour de septembre, un homme qui était venu réparer la lampe de son bureau l’aperçut à l’improviste et tomba en crise d’épilepsie. Crise que mon ami, du reste, soigna d’une manière extraordinaire, me donnant ses instructions tandis que lui-même restait invisible. Ce malade, chose bizarre, avait connu toutes les terreurs de la Grande Guerre sans jamais avoir été victime d’une telle attaque.

 

Puis, vers le milieu d’octobre, l’horreur des horreurs tomba sur nous avec une brutalité stupéfiante. Une nuit, vers onze heures, la pompe de l’appareil à compression tomba en panne et, trois heures plus tard, le système de refroidissement avait cessé de fonctionner. Le Dr Muñoz m’appela à grands coups de talon dans mon plafond. Je m’acharnai fébrilement à réparer l’appareil tandis que mon hôte jurait d’une voix dont la sonorité morte et caquetante défiait toute description. Mes efforts d’amateur n’aboutirent à rien. J’allai chercher le mécanicien d’un garage voisin, ouvert la nuit, mais il me dit qu’on ne pourrait rien faire avant le matin, car il fallait remplacer un piston de la pompe. La rage et la terreur de l’ermite moribond prirent alors des proportions grotesques, mais qui me firent craindre de le voir perdre toutes les ressources physiques qui pouvaient lui rester. Un moment, dans une sorte de crise, il enfouit ses yeux derrière ses mains et se précipita dans la salle de bains. Il en ressortit, tâtonnant, la tête bandée : j’avais vu ses yeux pour la dernière fois.

 

Il faisait maintenant nettement moins froid dans l’appartement. Vers cinq heures, le docteur se retira dans la salle de bains non sans m’avoir auparavant ordonné de veiller à ce qu’on lui fournît, sans la moindre interruption, toute la glace que l’on pourrait se procurer dans des drugstores ou les cafés ouverts. Au retour de quelque voyage inutile, ou quand je déposais devant la porte de la salle de bains le résultat de ma quête, je pouvais entendre chaque fois comme un bruit de barbotement, et une voix, toujours plus épaisse, hurlait toujours le même ordre : « Encore plus ! Encore plus ! » Finalement le jour, qui promettait d’être chaud, se leva ; les boutiques s’ouvrirent l’une après l’autre. En désespoir de cause je demandai à Esteban soit d’aller chercher de la glace pendant que j’essaierais de trouver un piston, soit d’aller lui-même chercher le piston. Mais, obéissant aux instructions de sa mère, il refusa systématiquement de rien faire.

 

En fin de compte, j’engageai un clochard douteux, que je rencontrai au coin de la Huitième Avenue, pour veiller à ce que mon patient eût toute la glace qui lui était nécessaire ; il irait la chercher dans une petite boutique où je le présentai. Cela fait, je m’attaquai à la recherche du piston, en même temps qu’à celle d’hommes de l’art qui fussent capables de le monter. Tâche interminable ; à l’image de mon ermite, j’étais presque malade de rage, en voyant les heures s’écouler dans cette course affolée, dans ces séries de coups de téléphone inutiles ; je ne pris même pas le temps de manger ; ce fut une course éperdue, de boutique en boutique, ici et là, toujours plus loin, en métro, en taxi. Vers midi, néanmoins, je finis par trouver un magasin, au diable, qui possédait les pièces dont j’avais besoin, et vers une heure et demie, cet après-midi-là, je rentrai enfin dans la maison meublée avec tout l’équipement nécessaire, suivi de deux mécaniciens robustes et intelligents. J’avais fait tout ce que j’avais pu, et j’espérais qu’il n’était pas trop tard.

 

Mais une terreur noire et sourde avait pénétré avant moi dans l’immeuble. La maison était en proie à un tumulte innommable, et au-dessus du vacarme des voix terrorisées, j’entendis un homme qui priait à haute voix, et d’une voix de basse. Il y avait des choses redoutables dans l’air, on le sentait, et les locataires murmuraient de bouche à oreille, égrenant leurs chapelets que les poussait à réciter l’odeur provenant de la porte du docteur, toujours systématiquement fermée à clé. Le clochard que j’avais requis s’était enfui en criant, les yeux fous, aussitôt après avoir rapporté sa deuxième provision de glace. Peut-être était-ce le résultat d’une curiosité excessive. Il ne pouvait naturellement pas avoir fermé derrière lui la porte à clé ; maintenant, pourtant, elle était condamnée de l’intérieur. Aucun son ne nous venait plus de l’appartement, à l’exception d’une sorte de bruit de gouttes épaisses et lourdes qui tombaient pesamment, et sur la nature desquelles on n’osait pas s’interroger.

 

Après quelques secondes de discussion avec Mrs Herrero et les mécaniciens, malgré la crainte qui me rongeait jusqu’à la moelle des os, je pris la décision d’enfoncer la porte. Mais la propriétaire heureusement trouva le moyen de faire tomber la clé de l’extérieur, à l’aide d’un fil de fer. Auparavant nous avions ouvert toutes les portes de toutes les chambres de l’étage, et toutes les fenêtres de la maison. Nous protégeant le nez avec des mouchoirs, tremblants, nous pénétrâmes enfin dans cette pièce maudite, orientée au sud, où brillait le chaud soleil du début de l’après-midi.

 

Une sorte de traînée sombre et graisseuse passait sous la porte de la salle de bains entrouverte, allait jusqu’au vestibule et, de là, au bureau où s’était formée une mare à faire frémir. Quelque chose était griffonné au crayon, d’une écriture tremblante, sur un morceau de papier atrocement marbré, comme par les griffes elles-mêmes qui avaient tracé ces derniers mots dans l’urgence du désespoir. Et, de là, la piste menait au lit, où elle mourait d’une façon que je ne saurais dire.

 

Ce qui se trouvait, ou ce qui s’était trouvé sur ce lit, je ne peux même pas entreprendre de le décrire ; songer à cette idée me tue. Mais je le compris en m’emparant de ce papier gras, en le lisant, avant d’y mettre le feu. Je le devinai au sein de mon intime frayeur tandis que la propriétaire et les deux mécaniciens, pris de panique, s’enfuyaient de cet endroit maudit, pour aller balbutier d’incohérents récits au commissariat de police. Et les mots nauséeux de ce message me parurent presque impossibles à accepter par ce chaud soleil, et dans cette lumière dorée, tandis que l’on entendait le bruit des voitures et des camions et la clameur qui montait de la 14e Rue ; et pourtant, je dois avouer que ce que je lus à ce moment-là, je le crus. Est-ce que je le crois encore maintenant ? Franchement, je ne saurais le dire. Il y a des choses à propos desquelles il vaut mieux ne pas réfléchir, tout ce que je peux affirmer, c’est que je hais l’odeur de l’ammoniaque, et que je m’évanouis au moindre courant d’air froid.

 

« La fin, disait ce griffonnage atroce, la fin est là. Il n’y a plus de glace. L’homme a jeté un coup d’œil à l’intérieur, et il s’est sauvé. Il fait plus chaud à chaque minute, les tissus ne peuvent pas tenir. J’imagine que vous avez compris ce que je voulais dire à propos de la volonté et de la conservation du corps après que les organes ont cessé de fonctionner. C’était parfait en théorie, mais ne pouvait durer indéfiniment. Il y a eu une détérioration progressive que je n’avais pas prévue. Le Dr Torres l’avait compris, mais le choc l’a tué. Il ne pouvait supporter ce qu’il avait à faire ; il était contraint de m’enfermer dans un endroit aussi sombre qu’étrange, où il pût s’occuper de ma matière et me faire revenir à la vie. Mais les organes refusèrent de se remettre à travailler. Il fallait le réaliser à ma façon – par la voie que je préconisais : la préservation artificielle. Car, comprenez-vous, je suis mort il y a aujourd’hui dix-huit ans. »

 

 

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