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La Chanson Grise

6 juin 2013

Guillaume Apollinaire, sélection de poèmes

 

Apollinaire 40082 copie

 

 

Guillaume Apollinaire

(1880-1918)

 

Le Pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine.

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure.

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse.

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure.

L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente.

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure.

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine.

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure.

 

 

 

La Chanson du mal-aimé

(Ce long poème comprend les sept poèmes qui suivent)

 

À Paul Léautaud.

Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s'il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance.


Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu'il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte

Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la Mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon

Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d'Égypte
Sa sœur-épouse son armée
Si tu n'es pas l'amour unique

Au tournant d'une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant

C'était son regard d'inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d'une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l'amour même

Lorsqu'il fut de retour enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d'un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu'il revînt

L'époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D'attente et d'amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle

J'ai pensé à ces rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux

Regrets sur quoi l'enfer se fonde
Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes vœux
Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre

J'ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un cœur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisés

Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir

Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s'éloigne
Avec celle que j'ai perdue
L'année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus


Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Je me souviens d'une autre année
C'était l'aube d'un jour d'avril
J'ai chanté ma joie bien-aimée
Chanté l'amour à voix virile
Au moment d'amour de l'année.

 

 

Aubade chantée à Lætare un an passé

C'est le printemps viens-t'en Pâquette
Te promener au bois joli
Les poules dans la cour caquètent
L'aube au ciel fait de roses plis
L'amour chemine à ta conquête

Mars et Vénus sont revenus
Ils s'embrassent à bouches folles
Devant des sites ingénus
Où sous les roses qui feuillolent
De beaux dieux roses dansent nus

Viens ma tendresse est la régente
De la floraison qui paraît
La nature est belle et touchante
Pan sifflote dans la forêt
Les grenouilles humides chantent.

 

Beaucoup de ces dieux ont péri

Beaucoup de ces dieux ont péri
C'est sur eux que pleurent les saules
Le grand Pan l'amour Jésus-Christ
Sont bien morts et les chats miaulent
Dans la cour je pleure à Paris

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes

L'amour est mort j'en suis tremblant
J'adore de belles idoles
Les souvenirs lui ressemblant
Comme la femme de Mausole
Je reste fidèle et dolent

Je suis fidèle comme un dogue
Au maître le lierre au tronc
Et les Cosaques Zaporogues
Ivrognes pieux et larrons
Aux steppes et au décalogue

Portez comme un joug le Croissant
Qu'interrogent les astrologues
Je suis le Sultan tout-puissant
Ô mes Cosaques Zaporogues
Votre Seigneur éblouissant

Devenez mes sujets fidèles
Leur avait écrit le Sultan
Ils rirent à cette nouvelle
Et répondirent à l'instant
À la lueur d'une chandelle.

 

 

 

 

Réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople

Plus criminel que Barrabas
Cornu comme les mauvais anges

Quel Belzébuth es-tu là-bas

Nourri d'immondice et de fange

Nous n'irons pas à tes sabbats

Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D'yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique

Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments

 

 

 

Voie lactée (1)

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Regret des yeux de la putain
Et belle comme une panthère
Amour vos baisers florentins
Avaient une saveur amère
Qui a rebuté nos destins

Ses regards laissaient une traîne
D'étoiles dans les soirs tremblants
Dans ses yeux nageaient les sirènes
Et nos baisers mordus sanglants
Faisaient pleurer nos fées marraines

Mais en vérité je l'attends
Avec mon cœur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t'en
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai Je suis content

Mon cœur et ma tête se vident
Tout le ciel s'écoule par eux
Ô mes tonneaux des Danaïdes
Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide

Je ne veux jamais l'oublier
Ma colombe ma blanche rade
Ô marguerite exfoliée
Mon île au loin ma Désirade
Ma rose mon giroflier

Les satyres et les pyraustes
Les égypans les feux follets
Et les destins damnés ou faustes
La corde au cou comme à Calais
Sur ma douleur quel holocauste

Douleur qui doubles les destins
La licorne et le capricorne
Mon âme et mon corps incertain
Te fuient ô bûcher divin qu'ornent
Des astres des fleurs du matin

Malheur dieu pâle aux yeux d'ivoire
Tes prêtres fous t'ont-ils paré
Tes victimes en robe noire
Ont-elles vainement pleuré
Malheur dieu qu'il ne faut pas croire

Et toi qui me suis en rampant
Dieu de mes dieux morts en automne
Tu mesures combien d'empans
J'ai droit que la terre me donne
Ô mon ombre ô mon vieux serpent

Au soleil parce que tu l'aimes
Je t'ai menée souviens t'en bien
Ténébreuse épouse que j'aime
Tu es à moi en n'étant rien
Ô mon ombre en deuil de moi-même

L'hiver est mort tout enneigé
On a brûlé les ruches blanches
Dans les jardins et les vergers
Les oiseaux chantent sur les branches
Le printemps clair l'avril léger

Mort d'immortels argyraspides
La neige aux boucliers d'argent
Fuit les dendrophores livides
Du printemps cher aux pauvres gens
Qui resourient les yeux humides

Et moi j'ai le cœur aussi gros
Qu'un cul de dame damascène
Ô mon amour je t'aimais trop
Et maintenant j'ai trop de peine
Les sept épées hors du fourreau

Sept épées de mélancolie
Sans morfil ô claires douleurs
Sont dans mon cœur et la folie
Veut raisonner pour mon malheur
Comment voulez-vous que j'oublie.

 

 

Les sept épées

La première est toute d’argent
Et son nom tremblant c’est Pâline
Sa lame un ciel d’hiver neigeant
Son destin sanglant gibeline
Vulcain mourut en la forgeant

La seconde nommée Noubosse
Est un bel arc-en-ciel joyeux
Les dieux s’en servent à leurs noces
Elle a tué trente Bé-Rieux
Et fut douée par Carabosse

La troisième bleu féminin
N’en est pas moins un chibriape
Appelé Lul de Faltenin
Et que porte sur une nappe
L’Hermès Ernest devenu nain

La quatrième Malourène
Est un fleuve vert et doré
C’est le soir quand les riveraines
Y baignent leurs corps adorés
Et des chants de rameurs s’y trainent

La cinquième Sainte-Fabeau
C’est la plus belle des quenouilles
C’est un cyprès sur un tombeau
Où les quatre vents s’agenouillent
Et chaque nuit c’est un flambeau

La Sixième métal de gloire
C’est l’ami aux si douces mains
Dont chaque matin nous sépare
Adieu voilà votre chemin
Les coqs s’épuisaient en fanfares

Et la septième s’exténue
Une femme une rose morte
Merci que le dernier venu
Sur mon amour ferme la porte
Je ne vous ai jamais connue

 

 

Voie lactée (2)

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
A sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons

Destins destins impénétrables
Rois secoués par la folie
Et ces grelottantes étoiles
De fausses femmes dans vos lits
Aux déserts que l'histoire accable

Luitpold le vieux prince régent
Tuteur de deux royautés folles
Sanglote-t-il en y songeant
Quand vacillent les lucioles
Mouches dorées de la Saint-Jean

Près d'un château sans châtelaine
La barque aux barcarols chantants
Sur un lac blanc et sous l'haleine
Des vents qui tremblent au printemps
Voguait cygne mourant sirène

Un jour le roi dans l'eau d'argent
Se noya puis la bouche ouverte
Il s'en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte
Face tournée au ciel changeant

Juin ton soleil ardente lyre
Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
J'erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d'y mourir

Les dimanches s'y éternisent
Et les orgues de Barbarie
Y sanglotent dans les cours grises
Les fleurs aux balcons de Paris
Penchent comme la tour de Pise

Soirs de Paris ivres du gin
Flambant de l'électricité
Les tramways feux verts sur l'échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines

Les cafés gonflés de fumée
Crient tout l'amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d'un pagne
Vers toi toi que j'ai tant aimée

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes.

 

 

 

Les Colchiques

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s’empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne

Les enfants de l’école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières

Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

 

 

 

Clotilde

L’anémone et l’ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie
Entre l’amour et le dédain

Il y vient aussi nos ombres
Que la nuit dissipera
Le soleil qui les rend sombres
Avec elles disparaîtra

Les déités des eaux vives
Laissent couler leurs cheveux
Passe il faut que tu poursuives
Cette belle ombre que tu veux

 

 

 

Marizibill

Dans la Haute-Rue à Cologne
Elle allait et venait le soir
Offerte à tous en tout mignonne
Puis buvait lasse des trottoirs
Très tard dans les brasseries borgnes

Elle se mettait sur la paille
Pour un maquereau roux et rose
C'était un juif il sentait l'ail
Et l'avait venant de Formose
Tirée d'un bordel de Changaï

Je connais gens de toutes sortes
Ils n'égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs cœurs bougent comme leurs portes.

 

 

 

L’Adieu

J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends

 

 

 

Les Saltimbanques

                   À Louis Dumur

Dans la plaine les baladins
S’éloignent au long des jardins
Devant l’huis des auberges grises
Par les villages sans églises.

Et les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Chaque arbre fruitier se résigne
Quand de très loin ils lui font signe.

Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours, des cerceaux dorés
L’ours et le singe, animaux sages
Quêtent des sous sur leur passage.

 

 

 

Automne

Dans le brouillard s’en vont un paysan cagneux
Et son bœuf lentement dans le brouillard d’automne
Qui cache les hameaux pauvres et vergogneux

Et s’en allant là-bas le paysan chantonne
Une chanson d’amour et d’infidélité
Qui parle d’une bague et d’un cœur que l’on brise

Oh! l’automne l’automne a fait mourir l’été
Dans le brouillard s’en vont deux silhouettes grises

 

 

 

L’émigrant de Landor Road

                                                  À André Billy

 

Le chapeau à la main il entra du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête

La foule en tous sens remuait en mêlant
Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière
S’envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs

Mon bateau partira demain pour l’Amérique
                 Et je ne reviendrai jamais
Avec l’argent gardé dans les prairies lyriques
Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais

Car revenir c’est bon pour un soldat des Indes
Les boursiers ont vendu tous mes crachats d’or fin
Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes

Les mannequins pour lui s’étant déshabillés
Battirent leurs habits puis les lui essayèrent
Le vêtement d’un lord mort sans avoir payé
Au rabais l’habilla comme un millionnaire

                      Au dehors les années
                      Regardaient la vitrine
                      Les mannequins victimes
                      Et passaient enchaînées

Intercalées dans l’an c’étaient les journées neuves
Les vendredis sanglants et lents d’enterrements
De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
Quand la femme du diable a battu son amant

Puis dans un port d’automne aux feuilles indécises
Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi
Sur le pont du vaisseau il posa sa valise
                                   Et s’assit

Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces
Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d’autres en pleurant s’étaient agenouillés

Il regarda longtemps les rives qui moururent
Seuls des bateaux d’enfants tremblaient à l’horizon
Un tout petit bouquet flottant à l’aventure
Couvrit l’Océan d’une immense floraison

Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire
Jouer dans d’autres mers parmi tous les dauphins
                  Et l’on tissait dans sa mémoire
                  Une tapisserie sans fin
                  Qui figurait son histoire

              Mais pour noyer changées en poux
Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent
              Il se maria comme un doge
Aux cris d’une sirène moderne sans époux

Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales
Jusqu’à l’aube ont guetté de loin avidement
Des cadavres de jours rongés par les étoiles
Parmi le bruit des flots et des derniers serments

 

 

 

Rosemonde

Longtemps au pied du perron de
La maison où entra la dame
Que j’avais suivie pendant deux
Bonnes heures à Amsterdam
Mes doigts jetèrent des baisers

Mais le canal était désert
Le quai aussi et nul ne vit
Comment mes baisers retrouvèrent
Celle à qui j’ai donné ma vie
Un jour pendant plus de deux heures

Je la surnommai Rosemonde
Voulant pouvoir me rappeler
Sa bouche fleurie en Hollande
Puis lentement je m’allai
Pour quêter la Rose du Monde

 

 

 

Nuit rhénane

 

Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une

       flamme
Écoutez la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire

 

 

 

La Lorely

 

À Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde

Devant son tribunal l’évêque la fit citer
D’avance il l’absolvit à cause de sa beauté

Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie

Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m’ont regardé évêque en ont péri

Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie

Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu’un autre te condamne tu m’as ensorcelé

Évêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge
Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège

Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n’aime rien

Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure
Si je me regardais il faudrait que j’en meure

Mon cœur me fait si mal depuis qu’il n’est plus là
Mon cœur me fit si mal du jour où il s’en alla

L’évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
Menez jusqu’au couvent cette femme en démence

Va-t’en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc

Puis ils s’en allèrent sur la route tous les quatre
La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme

                  des astres

Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut
Pour voir une fois encore mon beau château

Pour me mirer une fois encore dans le fleuve
Puis j’irai au couvent des vierges et des veuves

Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés
Les chevaliers criaient Loreley Loreley

Tout là-bas sur le Rhin s’en vient une nacelle
Et mon amant s’y tient il m’a vue il m’appelle

Mon cœur devient si doux c’est mon amant qui vient
Elle se penche alors et tombe dans le Rhin

Pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

 

 

 

Les sapins

Les sapins en bonnets pointus
De longues robes revêtus
     Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent

Dans les sept arts endoctrinés
Par les vieux sapins leurs aînés
     Qui sont de grands poètes
Ils se savent prédestinés
À briller plus que des planètes

À briller doucement changés
En étoiles et enneigés
      Aux Noëls bienheureuses
Fêtes des sapins ensongés
Aux longues branches langoureuses

Les sapins beaux musiciens
Chantent des noëls anciens
     Au vent des soirs d’automne
Ou bien graves magiciens
Incantent le ciel quand il tonne

Des rangées de blancs chérubins
Remplacent l’hiver les sapins
     Et balancent leurs ailes
L’été ce sont de grands rabbins
Ou bien de vieilles demoiselles

Sapins médecins divaguants
Ils vont offrant leurs bons onguents
     Quand la montagne accouche
De temps en temps sous l’ouragan
Un vieux sapin geint et se couche

 

 

 

J'ai eu le courage de regarder en arrière...

J'ai eu le courage de regarder en arrière
Les cadavres de mes jours
Marquent ma route et je les pleure
Les uns pourrissent dans les églises italiennes
Ou bien dans de petits bois de citronniers
Qui fleurissent et fructifient
En même temps et en toute saison
D'autres jours ont pleuré avant de mourir dans des

             tavernes
Où d'ardents bouquets rouaient
Aux yeux d'une mulâtresse qui inventait la poésie
Et les roses de l'électricité s'ouvrent encore
Dans le jardin de ma mémoire

 

 

 

Signe

Je suis soumis au Chef du Signe de l’Automne
Partant j’aime les fruits je déteste les fleurs
Je regrette chacun des baisers que je donne
Tel un noyer gaulé dit au vent ses douleurs


Mon Automne éternelle ô ma saison mentale
Les mains des amantes d’antan jonchent ton sol
Une épouse me suit c’est mon ombre fatale
Les colombes ce soir prennent leur dernier vol

 

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Poèmes extraits du recueil « Alcools »

 

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6 juin 2013

Ubu roi, Alfred Jarry (théâtre en prose)

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UBU ROI

Alfred Jarry (1896)

 

 

Ce drame est dédié à Marcel Schwob

 

Adonc le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglois Shakespeare, et avez de lui sous ce nom maintes belles tragœdies par escript.

 

 ◄►

 

Personnages

 

PÈRE UBU.

 

MÈRE UBU.

 

CAPITAINE BORDURE.

 

LE ROI VENCESLAS.

 

LA REINE ROSEMONDE.

 

BOLESLAS.

 

LADISLAS.

 

BOUGRELAS… leurs fils.

 

LES OMBRES DES ANCÊTRES.

 

LE GÉNÉRAL LASCY.

 

STANISLAS LECZINSKI.

 

JEAN SOBIESKI.

 

NICOLAS RENSKY.

 

L'EMPEREUR ALEXIS.

 

GIRON, PILE, COTICE : Palotins.

 

CONJURÉS ET SOLDATS.

 

PEUPLE.

 

MICHEL FEDEROVITCH.

 

NOBLES.

 

MAGISTRATS.

 

CONSEILLERS.

 

FINANCIERS.

 

LARBINS DE PHYNANCES.

 

PAYSANS.

 

TOUTE L'ARMÉE RUSSE.

 

TOUTE L'ARMÉE POLONAISE.

 

LES GARDES DE LA MÈRE UBU.

 

UN CAPITAINE.

 

L'OURS.

 

LE CHEVAL DE PHYNANCES.

 

LA MACHINE À DÉCERVELER.

 

L'ÉQUIPAGE.

 

LE COMMANDANT.

 

◄►

 

 

Acte I

 

Scène I

 

Père Ubu, Mère Ubu

 

PÈRE UBU 

Merdre.

 

MÈRE UBU

Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.

 

PÈRE UBU

Que ne vous assom'je, Mère Ubu !

 

MÈRE UBU

Ce n'est pas moi, Père Ubu, c'est un autre qu'il faudrait assassiner.

 

PÈRE UBU

De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.

 

MÈRE UBU

Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?

 

PÈRE UBU

De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l'ordre de l'Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d'Aragon, que voulez-vous de mieux ?

 

MÈRE UBU

Comment ! après avoir été roi d'Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d'estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d'Aragon ?

 

PÈRE UBU

Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.

 

MÈRE UBU

Tu es si bête !

 

PÈRE UBU

De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu'il meure, n'a-t-il pas des légions d'enfants ?

 

MÈRE UBU

Qui t'empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?

 

PÈRE UBU

Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l'heure par la casserole.

 

MÈRE UBU

Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?

 

PÈRE UBU

Eh vraiment ! et puis après ? N'ai-je pas un cul comme les autres ?

 

MÈRE UBU

À ta place, ce cul, je voudrais l'installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l'andouille et rouler carrosse par les rues.

 

PÈRE UBU

Si j'étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j'avais en Aragon et que ces gredins d'Espagnols m'ont impudemment volée.

 

MÈRE UBU

Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.

 

PÈRE UBU

Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d'un bois, il passera un mauvais quart d'heure.

 

MÈRE UBU

Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.

 

PÈRE UBU

Oh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir !

 

MÈRE UBU, à part.

Oh ! merdre ! (Haut.) Ainsi tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.

 

PÈRE UBU

Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j'aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.

 

MÈRE UBU

Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ?

 

PÈRE UBU

Eh bien, après, Mère Ubu ?

 

Il s'en va en claquant la porte.

 

MÈRE UBU, seule.

Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l'avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.

 

 

 

Scène II

 

La scène représente une chambre de la maison du Père Ubu où une table splendide est dressée.

 

Père Ubu et Mère Ubu

 

MÈRE UBU

Eh ! nos invités sont bien en retard.

 

PÈRE UBU

Oui, de par ma chandelle verte. Je crève de faim. Mère Ubu, tu es bien laide aujourd'hui. Est-ce parce que nous avons du monde ?

 

MÈRE UBU, haussant les épaules.

Merdre.

 

PÈRE UBU, saisissant un poulet rôti.

Tiens, j'ai faim. Je vais mordre dans cet oiseau. C'est un poulet, je crois. Il n'est pas mauvais.

 

MÈRE UBU

Que fais-tu, malheureux ? Que mangeront nos invités ?

 

PÈRE UBU

Ils en auront encore bien assez. Je ne toucherai plus à rien. Mère Ubu, va donc voir à la fenêtre si nos invités arrivent.

 

MÈRE UBU, y allant.

Je ne vois rien.

 

Pendant ce temps le Père Ubu dérobe une rouelle de veau.

 

MÈRE UBU

Ah ! voilà le capitaine Bordure et ses partisans qui arrivent. Que manges-tu donc, Père Ubu ?

 

PÈRE UBU

Rien, un peu de veau.

 

MÈRE UBU

Ah ! le veau ! le veau ! veau ! Il a mangé le veau !

Au secours !

 

PÈRE UBU

De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux.

 

La porte s'ouvre.

 

 

 

Scène III

 

Père Ubu, Mère Ubu et Capitaine Bordure et ses partisans.

 

MÈRE UBU

Bonjour, messieurs, nous vous attendons avec impatience. Asseyez-vous.

 

CAPITAINE BORDURE  

Bonjour, madame. Mais où est donc le Père Ubu ?

 

PÈRE UBU  

Me voilà ! me voilà ! Sapristi, de par ma chandelle verte, je suis pourtant assez gros.

 

CAPITAINE BORDURE  

Bonjour, Père Ubu. Asseyez-vous, mes hommes.

 

Ils s'asseyent tous.

 

PÈRE UBU

Ouf, un peu plus, j'enfonçais ma chaise.

 

CAPITAINE BORDURE

Eh ! Mère Ubu ! que nous donnez-vous de bon aujourd'hui ?

 

MÈRE UBU

Voici le menu.

 

PÈRE UBU  

Oh ! ceci m'intéresse.

 

MÈRE UBU

Soupe polonaise, côtes de rastron, veau, poulet, pâté de chien, croupions de dinde, charlotte russe…

 

PÈRE UBU

Eh ! en voilà assez, je suppose. Y en a-t-il encore ?

 

MÈRE UBU, continuant.  

Bombe, salade, fruits, dessert, bouilli, topinambours, choux-fleurs à la merdre.

 

PÈRE UBU

Eh ! me crois-tu empereur d'Orient pour faire de telles dépenses ?

 

MÈRE UBU

Ne l'écoutez pas, il est imbécile.

 

PÈRE UBU

Ah ! je vais aiguiser mes dents contre vos mollets.

 

MÈRE UBU

Dîne plutôt, Père Ubu. Voilà de la polonaise.

 

PÈRE UBU

Bougre, que c'est mauvais.

 

CAPITAINE BORDURE

Ce n'est pas bon, en effet.

 

MÈRE UBU

Tas d'Arabes, que vous faut-il ?

 

PÈRE UBU, se frappant le front.

Oh ! j'ai une idée. Je vais revenir tout à l'heure.

 

Il s'en va.

 

MÈRE UBU

Messieurs, nous allons goûter du veau.

 

CAPITAINE BORDURE

Il est très bon, j'ai fini.

 

MÈRE UBU

Aux croupions, maintenant.

 

CAPITAINE BORDURE

Exquis, exquis ! Vive la mère Ubu.

 

TOUS

Vive la mère Ubu.

 

PÈRE UBU, rentrant.

Et vous allez bientôt crier vive le Père Ubu. 

Il tient un balai innommable à la main et le lance sur le festin.

 

MÈRE UBU

Misérable, que fais-tu ?

 

PÈRE UBU

Goûtez un peu.

Plusieurs goûtent et tombent empoisonnés.

 

PÈRE UBU

Mère Ubu, passe-moi les côtelettes de rastron, que je serve.

 

MÈRE UBU

Les voici.

 

PÈRE UBU

À la porte tout le monde ! Capitaine Bordure, j'ai à vous parler.

 

LES AUTRES

Eh ! nous n'avons pas dîné.

 

PÈRE UBU  

Comment, vous n'avez pas dîné ! À la porte tout le monde ! Restez, Bordure.

 

Personne ne bouge.

 

PÈRE UBU

Vous n'êtes pas partis ? De par ma chandelle verte, je vais vous assommer de côtes de rastron.

 

Il commence à en jeter.

 

TOUS

Oh ! Aïe ! Au secours ! Défendons-nous ! malheur ! je suis mort !

 

PÈRE UBU

Merdre, merdre, merdre. À la porte ! je fais mon effet.

 

TOUS

Sauve qui peut ! Misérable Père Ubu ! traître et gueux voyou !

 

PÈRE UBU

Ah ! les voilà partis. Je respire, mais j'ai fort mal dîné. Venez, Bordure.

 

Ils sortent avec la Mère Ubu.

 

 

 

Scène IV

 

Père Ubu, Mère Ubu et Capitaine Bordure

 

PÈRE UBU

Eh bien, capitaine, avez-vous bien dîné ?

 

CAPITAINE BORDURE

Fort bien, monsieur, sauf la merdre.

 

PÈRE UBU

Eh ! la merdre n'était pas mauvaise.

 

MÈRE UBU

Chacun son goût.

 

PÈRE UBU

Capitaine Bordure, je suis décidé à vous faire duc de Lithuanie.

 

CAPITAINE BORDURE

Comment, je vous croyais fort gueux, Père Ubu.

 

PÈRE UBU

Dans quelques jours, si vous voulez, je règne en Pologne.

 

CAPITAINE BORDURE

Vous allez tuer Venceslas ?

 

PÈRE UBU

Il n'est pas bête, ce bougre, il a deviné.

 

CAPITAINE BORDURE

S'il s'agit de tuer Venceslas, j'en suis. Je suis son mortel ennemi et je réponds de mes hommes.

 

PÈRE UBU, se jetant sur lui pour l'embrasser.

Oh ! Oh ! je vous aime beaucoup, Bordure.

 

CAPITAINE BORDURE

Eh ! vous empestez, Père Ubu. Vous ne vous lavez donc jamais ?

 

PÈRE UBU

Rarement.

 

MÈRE UBU

Jamais !

 

PÈRE UBU

Je vais te marcher sur les pieds.

 

MÈRE UBU

Grosse merdre !

 

PÈRE UBU

Allez, Bordure, j'en ai fini avec vous. Mais par ma chandelle verte, je jure sur la Mère Ubu de vous faire duc de Lithuanie.

 

MÈRE UBU

Mais…

 

PÈRE UBU

Tais-toi, ma douce enfant.

 

Ils sortent.

 

 

 

Scène V

 

Père Ubu, Mère Ubu et le Messager

 

PÈRE UBU

Monsieur, que voulez-vous ? fichez le camp, vous me fatiguez.

 

LE MESSAGER  

Monsieur, vous êtes appelé de par le roi.

 

Il sort.

 

PÈRE UBU

Oh ! merdre, jarnicotonbleu, de par ma chandelle verte, je suis découvert, je vais être décapité ! hélas ! hélas ! !

 

MÈRE UBU

Quel homme mou ! et le temps presse.

 

PÈRE UBU  

Oh ! j'ai une idée : je dirai que c'est la Mère Ubu et Bordure.

 

MÈRE UBU

Ah ! gros P.U., si tu fais ça…

 

PÈRE UBU  

Eh ! j'y vais de ce pas.

 

Il sort.

 

MÈRE UBU, courant après lui.  

Oh ! Père Ubu, Père Ubu, je te donnerai de l'andouille.

 

Elle sort.

 

PÈRE UBU, dans la coulisse.  

Oh ! merdre ! tu en es une fière, d'andouille.

 

 

 

Scène VI

Le palais du roi. Le roi Venceslas, entouré de ses officiers ; Bordure ; les fils du roi, Boleslas, Ladislas et Bougrelas. Puis le Père Ubu.

 

PÈRE UBU, entrant.  

Oh ! vous savez, ce n'est pas moi, c'est la Mère Ubu et Bordure.

 

LE ROI  

Qu'as-tu, Père Ubu ?

 

BORDURE  

Il a trop bu.

 

LE ROI  

Comme moi ce matin.

 

PÈRE UBU  

Oui, je suis saoul, c'est parce que j'ai bu trop de vin de France.

 

LE ROI  

Père Ubu, je tiens à récompenser tes nombreux services comme capitaine de dragons, et je te fais aujourd'hui comte de Sandomir.

 

PÈRE UBU  

Ô monsieur Venceslas, je ne sais comment vous remercier.

 

LE ROI

Ne me remercie pas, Père Ubu, et trouve-toi demain matin à la grande revue.

 

PÈRE UBU  

J'y serai, mais acceptez, de grâce, ce petit mirliton.

 

Il présente au roi un mirliton.  

LE ROI

 

Que veux-tu à mon âge que je fasse d'un mirliton ? Je le donnerai à Bougrelas.

 

LE JEUNE BOUGRELAS  

Est-il bête, ce père Ubu.

 

PÈRE UBU

Et maintenant, je vais foutre le camp. (Il tombe en se retournant.) Oh ! aïe ! au secours ! De par ma chandelle verte, je me suis rompu l'intestin et crevé la bouzine !

 

LE ROI, le relevant.

Père Ubu, vous estes-vous fait mal ?

 

PÈRE UBU

Oui certes, et je vais sûrement crever. Que deviendra la Mère Ubu ?

 

LE ROI  

Nous pourvoirons à son entretien.

 

PÈRE UBU  

Vous avez bien de la bonté de reste. (Il sort.) Oui, mais, roi Venceslas, tu n'en seras pas moins massacré.

 

 

 

Scène VII

La maison du Père Ubu. Giron, Pile, Cotice, Père Ubu, Mère Ubu, Conjurés et Soldats, Capitaine Bordure

 

PÈRE UBU

Eh ! mes bons amis, il est grand temps d'arrêter le plan de la conspiration. Que chacun donne son avis. Je vais d'abord donner le mien, si vous le permettez.

 

CAPITAINE BORDURE

Parlez, Père Ubu.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, mes amis, je suis d'avis d'empoisonner simplement le roi en lui fourrant de l'arsenic dans son déjeuner. Quand il voudra le brouter il tombera mort, et ainsi je serai roi.

 

TOUS  

Fi, le sagouin !

 

PÈRE UBU  

Eh quoi, cela ne vous plaît pas ? Alors que Bordure donne son avis.

 

CAPITAINE BORDURE

Moi, je suis d'avis de lui ficher un grand coup d'épée qui le fendra de la tète à la ceinture.

 

TOUS  

Oui ! voilà qui est noble et vaillant.

 

PÈRE UBU  

Et s'il vous donne des coups de pied ? Je me rappelle maintenant qu'il a pour les revues des souliers de fer qui font très mal. Si je savais, je filerais vous dénoncer pour me tirer de cette sale affaire, et je pense qu'il me donnerait aussi de la monnaie.

 

MÈRE UBU  

Oh ! le traître, le lâche, le vilain et plat ladre.

 

TOUS  

Conspuez le Père Ubu !

 

PÈRE UBU  

Hé, messieurs, tenez-vous tranquilles si vous ne voulez visiter mes poches. Enfin je consens à m'exposer pour vous. De la sorte, Bordure, tu te charges de pourfendre le roi.

 

CAPITAINE BORDURE  

Ne vaudrait-il pas mieux nous jeter tous à la fois sur lui en braillant et gueulant ? Nous aurions chance ainsi d'entraîner les troupes.

 

PÈRE UBU  

Alors, voilà. Je tacherai de lui marcher sur les pieds, il regimbera, alors je lui dirai : MERDRE, et à ce signal vous vous jetterez sur lui.

 

MÈRE UBU 

Oui, et dès qu'il sera mort tu prendras son sceptre et sa couronne.

 

CAPITAINE BORDURE  

Et je courrai avec mes hommes à la poursuite de la famille royale.

 

PÈRE UBU  

Oui, et je te recommande spécialement le jeune Bougrelas.

 

Ils sortent.

 

PÈRE UBU, courant après et les faisant revenir.  

Messieurs, nous avons oublié une cérémonie indispensable, il faut jurer de nous escrimer vaillamment.

 

CAPITAINE BORDURE  

Et comment faire ? Nous n'avons pas de prêtre.

 

PÈRE UBU  

La Mère Ubu va en tenir lieu.

 

TOUS

Eh bien, soit.

 

PÈRE UBU  

Ainsi vous jurez de bien tuer le roi ?

 

TOUS  

Oui, nous le jurons. Vive le Père Ubu !

 

 

 

Acte II

 

Scène I  

Le palais du roi. Venceslas, la reine Rosemonde, Boleslas, Ladislas et Bougrelas

 

LE ROI

Monsieur Bougrelas, vous avez été ce matin fort impertinent avec Monsieur Ubu, chevalier de mes ordres et comte de Sandomir. C'est pourquoi je vous défends de paraître à ma revue.

 

LA REINE  

Cependant, Venceslas, vous n'auriez pas trop de toute votre famille pour vous défendre.

 

LE ROI  

Madame, je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Vous me fatiguez avec vos sornettes.

 

LE JEUNE BOUGRELAS  

Je me soumets, monsieur mon père.

 

LA REINE  

Enfin, sire, êtes-vous toujours décidé à aller à cette revue ?

 

LE ROI  

Pourquoi non, madame ?

 

LA REINE  

Mais, encore une fois, ne l'ai-je pas vu en songe vous frappant de sa masse d'armes et vous jetant dans la Vistule, et un aigle comme celui qui figure dans les armes de Pologne lui plaçant la couronne sur la tête ?

 

LE ROI  

À qui ?

 

LA REINE  

Au Père Ubu.

 

LE ROI  

Quelle folie. Monsieur de Ubu est un fort bon gentilhomme, qui se ferait tirer à quatre chevaux pour mon service.

 

LA REINE ET BOUGRELAS  

Quelle erreur.

 

LE ROI  

Taisez-vous, jeune sagouin. Et vous, madame, pour vous prouver combien je crains peu Monsieur Ubu, je vais aller à la revue comme je suis, sans arme et sans épée.

 

LA REINE  

Fatale imprudence, je ne vous reverrai pas vivant.

 

LE ROI  

Venez, Ladislas, venez, Boleslas.

 

Ils sortent. La Reine et Bougrelas vont la fenêtre.

 

LA REINE ET BOUGRELAS  

Que Dieu et le grand saint Nicolas vous gardent.

 

LA REINE  

Bougrelas, venez dans la chapelle avec moi prier pour votre père et vos frères.

 

 

 

Scène II

Le champ des revues. L'armée polonaise, le Roi, Boleslas, Ladislas, Père Ubu, Capitaine Bordure et ses hommes, Giron, Pile, Cotice

 

LE ROI  

Noble Père Ubu, venez près de moi avec votre suite pour inspecter les troupes.

 

PÈRE UBU, aux siens.  

Attention, vous autres. (Au Roi.) On y va, monsieur, on y va. 

 

Les hommes du Père Ubu entourent le Roi.

 

LE ROI  

Ah ! voici le régiment des gardes à cheval de Dantzick. Ils sont fort beaux, ma foi.

 

PÈRE UBU  

Vous trouvez ? Ils me paraissent misérables. Regardez celui-ci. (Au soldat.) Depuis combien de temps ne t'es-tu débarbouillé, ignoble drôle ?

 

LE ROI  

Mais ce soldat est fort propre. Qu'avez-vous donc, Père Ubu ?

 

PÈRE UBU  

Voilà ! 

 

Il lui écrase le pied.

 

LE ROI  

Misérable !

 

PÈRE UBU

MERDRE. À moi, mes hommes !

 

BORDURE  

Hurrah ! en avant !

 

Tous frappent le Roi, un Palotin explose.

 

LE ROI  

Oh ! au secours ! Sainte Vierge, je suis mort.

 

BOLESLAS, à Ladislas.  

Qu'est-ce là ? Dégainons

 

PÈRE UBU  

Ah ! j'ai la couronne ! Aux autres, maintenant.

 

CAPITAINE BORDURE  

Sus aux traîtres ! !

 

Les fils du Roi s'enfuient, tous les poursuivent.

 

 

 

Scène III  

La Reine et Bougrelas

 

LA REINE

Enfin, je commence à me rassurer.

 

BOUGRELAS  

Vous n'avez aucun sujet de crainte.

 

Une effroyable clameur se fait entendre au dehors.

 

BOUGRELAS  

Ah ! que vois-je ? Mes deux frères poursuivis par le Père Ubu et ses hommes.

 

LA REINE  

Ô mon Dieu ! Sainte Vierge, ils perdent, ils perdent du terrain !

 

BOUGRELAS

Toute l'armée suit le Père Ubu. Le Roi n'est plus là. Horreur ! Au secours !

 

LA REINE  

Voilà Boleslas mort ! Il a reçu une balle.

 

BOUGRELAS

Eh ! (Ladislas se retourne.) Défends-toi ! Hurrah, Ladislas.

 

LA REINE

Oh ! Il est entouré.

 

BOUGRELAS  

C'en est fait de lui. Bordure vient de le couper en deux comme une saucisse.

 

LA REINE  

Ah ! Hélas ! Ces furieux, pénètrent dans le palais, ils montent l'escalier.

 

La clameur augmente.

 

LA REINE ET BOUGRELAS, à genoux.  

Mon Dieu, défendez-nous.

 

BOUGRELAS  

Oh ! ce Père Ubu ! le coquin, le misérable, si je le tenais…

 

 

 

Scène IV

Les mêmes, la porte est défoncée, le Père Ubu et les forcenés pénètrent.

 

PÈRE UBU  

Eh ! Bougrelas, que me veux-tu faire ?

 

BOUGRELAS

Vive Dieu ! je défendrai ma mère jusqu'à la mort ! Le premier qui fait un pas est mort.

 

PÈRE UBU  

Oh ! Bordure, j'ai peur ! laissez-moi m'en aller.

 

UN SOLDAT avance.  

Rends-toi, Bougrelas !

 

LE JEUNE BOUGRELAS  

Tiens, voyou ! voilà ton compte !

 

Il lui fend le crâne.

 

LA REINE  

Tiens bon, Bougrelas, tiens bon !

 

PLUSIEURS avancent.  

Bougrelas, nous te promettons la vie sauve.

 

BOUGRELAS  

Chenapans, sacs à vins, sagouins payés !

 

Il fait le moulinet avec son épée et en fait un massacre.

 

PÈRE UBU  

Oh ! je vais bien en venir à bout tout de même !

 

BOUGRELAS  

Mère, sauve-toi par l'escalier secret.

 

LA REINE  

Et toi, mon fils, et toi ?

 

BOUGRELAS  

Je te suis.

 

PÈRE UBU  

Tâchez d'attraper la reine. Ah ! la voilà partie. Quant à toi, misérable !…

 

Il s'avance vers Bougrelas.

 

BOUGRELAS  

Ah ! vive Dieu ! voilà ma vengeance ! (Il lui découd la boudouille d'un terrible coup d'épée.) Mère, je te suis !

 

Il disparaît par l'escalier secret.

 

 

 

Scène V

Une caverne dans les montagnes. Le jeune Bougrelas entre suivi de Rosemonde.

 

BOUGRELAS

Ici nous serons en sûreté.

 

LA REINE  

Oui, je le crois ! Bougrelas, soutiens-moi !

 

Elle tombe sur la neige.

 

BOUGRELAS  

Ha ! qu'as-tu, ma mère ?

 

LA REINE  

Je suis bien malade, crois-moi, Bougrelas. Je n'en ai plus que pour deux heures à vivre.

 

BOUGRELAS

Quoi ! le froid t'aurait-il saisie ?

 

LA REINE  

Comment veux-tu que je résiste à tant de coups ? Le roi massacré, notre famille détruite, et toi, représentant de la plus noble race qui ait jamais porté l'épée, forcé de t'enfuir dans les montagnes comme un contrebandier.

 

BOUGRELAS  

Et par qui, grand Dieu ! par qui ? Un vulgaire Père Ubu, aventurier sorti on ne sait d'où, vile crapule, vagabond honteux ! Et quand je pense que mon père l'a décoré et fait comte et que le lendemain ce vilain n'a pas eu honte de porter la main sur lui.

 

LA REINE  

Ô Bougrelas ! Quand je me rappelle combien nous étions heureux avant l'arrivée de ce Père Ubu ! Mais maintenant, hélas ! tout est changé !

 

BOUGRELAS

Que veux-tu ? Attendons avec espérance et ne renonçons jamais à nos droits.

 

LA REINE 

Je te le souhaite, mon cher enfant, mais pour moi je ne verrai pas cet heureux jour.

 

BOUGRELAS  

Eh ! qu'as-tu ? Elle pâlit, elle tombe, au secours ! Mais je suis dans un désert ! Ô mon Dieu ! son cœur ne bat plus. Elle est morte ! Est-ce possible ? Encore une victime du Père Ubu ! (Il se cache la figure dans les mains et pleure.) Ô mon Dieu ! qu'il est triste de se voir seul à quatorze ans avec une vengeance terrible à poursuivre !

 

Il tombe en proie au plus violent désespoir.

 

Pendant ce temps les Âmes de Venceslas, de Boleslas, de Ladislas, de Rosemonde entrent dans la grotte, leurs Ancêtres les accompagnent et remplissent la grotte. Le plus vieux s'approche de Bougrelas et le réveille doucement.

 

BOUGRELAS  

Eh ! que vois-je ? toute ma famille, mes ancêtres… Par quel prodige ?

 

L’OMBRE  

Apprends, Bougrelas, que j'ai été pendant ma vie le seigneur Mathias de Koenigsberg, le premier roi et le fondateur de la maison. Je te remets le soin de notre vengeance. (Il lui donne une grande épée.) Et que cette épée que je te donne n'ait de repos que quand elle aura frappé de mort l'usurpateur.

 

Tous disparaissent, et Bougrelas reste seul dans l'attitude de l'extase.

 

 

 

Scène VI  

Le palais du roi. Père Ubu, Mère Ubu, Capitaine Bordure

 

PÈRE UBU  

Non, je ne veux pas, moi ! Voulez-vous me ruiner pour ces bouffres ?

 

CAPITAINE BORDURE  

Mais enfin, Père Ubu, ne voyez-vous pas que le peuple attend le don de joyeux avènement ?

 

MÈRE UBU  

Si tu ne fais pas distribuer des viandes et de l'or, tu seras renversé d'ici deux heures.

 

PÈRE UBU  

Des viandes, oui ! de l'or, non ! Abattez trois vieux chevaux, c'est bien bon pour de tels sagouins.

 

MÈRE UBU  

Sagouin toi-même ! Qui m'a bâti un animal de cette sorte ?

 

PÈRE UBU  

Encore une fois, je veux m'enrichir, je ne lâcherai pas un sou.

 

MÈRE UBU  

Quand on a entre les mains tous les trésors de la Pologne.

 

CAPITAINE BORDURE  

Oui, je sais qu'il y a dans la chapelle un immense trésor, nous le distribuerons.

 

PÈRE UBU  

Misérable, si tu fais ça !

 

CAPITAINE BORDURE

Mais, Père Ubu, si tu ne fais pas de distributions le peuple ne voudra pas payer les impôts.

 

PÈRE UBU  

Est-ce bien vrai ?

 

MÈRE UBU  

Oui, oui !

 

PÈRE UBU

Oh, alors je consens à tout. Réunissez trois millions, cuisez cent cinquante bœufs et moutons, d'autant plus que j'en aurai aussi !

 

Ils sortent.

 

 

 

Scène VII  

La cour du palais pleine de peuple. Père Ubu couronné, Mère Ubu, Capitaine Bordure, larbins chargés de viande.

 

PEUPLE  

Voilà le Roi ! Vive le Roi ! hurrah !

 

PÈRE UBU, jetant de l'or.  

Tenez, voilà pour vous. Ça ne m'amusait guère de vous donner de l'argent, mais vous savez, c'est la Mère Ubu qui a voulu. Au moins promettez-moi de bien payer les impôts.

 

TOUS  

Oui, oui !

 

CAPITAINE BORDURE  

Voyez, Mère Ubu, s'ils se disputent cet or. Quelle bataille !

 

MÈRE UBU  

Il est vrai que c'est horrible. Pouah ! en voilà un qui a le crâne fendu.

 

PÈRE UBU  

Quel beau spectacle ! Amenez d'autres caisses d'or.

 

CAPITAINE BORDURE  

Si nous faisions une course.

 

PÈRE UBU  

Oui, c'est une idée. (Au Peuple.) Mes amis, vous voyez cette caisse d'or, elle contient trois cent mille nobles à la rose en or, en monnaie polonaise et de bon aloi. Que ceux qui veulent courir se mettent au bout de la cour. Vous partirez quand j'agiterai mon mouchoir et le premier arrivé aura la caisse. Quant à ceux qui ne gagneront pas, ils auront comme consolation cette autre caisse qu'on leur partagera.

 

TOUS  

Oui ! Vive le Père Ubu ! Quel bon roi ! On n'en voyait pas tant du temps de Venceslas.

 

PÈRE UBU, à la Mère Ubu, avec joie.  

Écoute-les !

 

Tout le Peuple va se ranger au bout de la cour.

 

PÈRE UBU  

Une, deux, trois ! Y êtes-vous ?

 

TOUS  

Oui ! oui !

 

PÈRE UBU  

Partez !

 

Ils partent en se culbutant. Cris et tumulte.

 

CAPITAINE BORDURE  

Ils approchent ! ils approchent !

 

PÈRE UBU  

Eh ! le premier perd du terrain.

 

MÈRE UBU  

Non, il regagne maintenant.

 

CAPITAINE BORDURE  

Oh ! il perd, il perd ! fini ! c'est l'autre !

 

Celui qui était deuxième arrive le premier.

 

TOUS  

Vive Michel Fédérovitch ! Vive Michel Fédérovitch !

 

MICHEL FÉDÉROVITCH  

Sire, je ne sais vraiment comment remercier Votre Majesté…

 

PÈRE UBU  

Oh mon cher ami, ce n'est rien. Emporte ta caisse chez toi, Michel ; et vous, partagez-vous cette autre, prenez une pièce chacun jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus.

 

TOUS  

Vive Michel Fédérovitch ! Vive le Père Ubu !

 

PÈRE UBU  

Et vous, mes amis, venez dîner ! Je vous ouvre aujourd'hui les portes du palais, veuillez faire honneur à ma table !

 

PEUPLE  

Entrons ! Entrons ! Vive le Père Ubu ! c'est le plus noble des souverains !

 

Ils entrent dans le palais. On entend le bruit de l'orgie qui se prolonge jusqu'au lendemain. La toile tombe.

 

 

 

Acte III

 

Scène I  

Le palais. Père Ubu, Mère Ubu

 

PÈRE UBU  

De par ma chandelle verte, me voici roi dans ce pays. Je me suis déjà flanqué une indigestion et on va m'apporter ma grande capeline.

 

MÈRE UBU  

En quoi est-elle, Père Ubu ? car nous avons beau être rois, il faut être économes.

 

PÈRE UBU  

Madame ma femelle, elle est en peau de mouton, avec une agrafe et des brides en peau de chien.

 

MÈRE UBU  

Voilà qui est beau, mais il est encore plus beau d'être rois.

 

PÈRE UBU  

Oui, tu as eu raison, Mère Ubu.

 

MÈRE UBU

Nous avons une grande reconnaissance au duc de Lithuanie.

 

PÈRE UBU  

Qui donc ?

 

MÈRE UBU  

Eh ! le capitaine Bordure.

 

PÈRE UBU  

De grâce, Mère Ubu, ne me parle pas de ce bouffre. Maintenant que je n'ai plus besoin de lui il peut bien se brosser le ventre, il n'aura point son duché.

 

MÈRE UBU  

Tu as grand tort, Père Ubu, il va se tourner contre toi.

 

PÈRE UBU

Oh ! je le plains bien, ce petit homme, je m'en soucie autant que de Bougrelas.

 

MÈRE UBU

Eh ! crois-tu en avoir fini avec Bougrelas ?

 

PÈRE UBU  

Sabre à finances, évidemment ! que veux-tu qu'il me fasse, ce petit sagouin de quatorze ans ?

 

MÈRE UBU

Père Ubu, fais attention à ce que je te dis. Crois-moi, tâche de t'attacher Bougrelas par tes bienfaits.

 

PÈRE UBU  

Encore de l'argent à donner. Ah ! non, du coup ! vous m'avez fait gâcher bien vingt-deux millions.

 

MÈRE UBU  

Fais à ta tête, Père Ubu, il t'en cuira.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, tu seras avec moi dans la marmite.

 

MÈRE UBU  

Écoute, encore une fois, je suis sûre que le jeune Bougrelas l'emportera, car il a pour lui le bon droit.

 

PÈRE UBU  

Ah ! saleté ! le mauvais droit ne vaut-il pas le bon ? Ah ! tu m'injuries, Mère Ubu, je vais te mettre en morceaux.

 

La Mère Ubu se sauve poursuivie par le Père Ubu.

 

 

 

Scène II  

La grande salle du palais. Père Ubu, Mère Ubu, Officiers et Soldats, Giron, Pile, Cotice, Nobles enchaînés, Financiers, Magistrats, Greffiers.

 

PÈRE UBU  

Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles ! ensuite, faites avancer les Nobles.

 

On pousse brutalement les Nobles.  

MÈRE UBU

 

De grâce, modère-toi, Père Ubu.  

PÈRE UBU

 

J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.

 

NOBLES  

Horreur ! à nous, peuple et soldats !

 

PÈRE UBU

Amenez le premier Noble et passez-moi le crochet à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous, où on les décervèlera.

 

Au Noble.

 

Qui es-tu, bouffre ?

 

LE NOBLE  

Comte de Vitepsk.

 

PÈRE UBU  

De combien sont tes revenus ?

 

LE NOBLE  

Trois millions de rixdales.

 

PÈRE UBU  

Condamné !

 

Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou.

 

MÈRE UBU

Quelle basse férocité !

 

PÈRE UBU  

Second Noble, qui es-tu ? (Le Noble ne répond rien.) Répondras-tu, bouffre ?

 

LE NOBLE  

Grand-duc de Posen.

 

PÈRE UBU  

Excellent ! excellent ! Je n'en demande pas plus long. Dans la trappe. Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.

 

LE NOBLE  

Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.

 

PÈRE UBU  

Très bien ! très bien ! Tu n'as rien autre chose ?

 

LE NOBLE  

Rien.

 

PÈRE UBU  

Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu ?

 

LE NOBLE  

Prince de Podolie.

 

PÈRE UBU  

Quels sont tes revenus ?

 

LE NOBLE  

Je suis ruiné.

 

PÈRE UBU  

Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. Cinquième Noble, qui es-tu ?

 

LE NOBLE

Margrave de Thorn, palatin de Polock.

 

PÈRE UBU  

Ça n'est pas lourd. Tu n'as rien autre chose ?

 

LE NOBLE  

Cela me suffisait.

 

PÈRE UBU  

Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe. Qu'as-tu à pigner, Mère Ubu ?

 

MÈRE UBU  

Tu es trop féroce, Père Ubu.

 

PÈRE UBU  

Eh ! je m'enrichis. Je vais faire lire MA liste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.

 

LE GREFFIER  

Comté de Sandomir.

 

PÈRE UBU  

Commence par les principautés, stupide bougre !

 

LE GREFFIER

Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande, comté de Sandomir, Comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat de Thorn.

 

PÈRE UBU  

Et puis après ?

 

LE GREFFIER

C'est tout.

 

PÈRE UBU  

Comment, c'est tout ! Oh bien alors, en avant les Nobles, et comme je ne finirai pas de m'enrichir je vais faire exécuter tous les Nobles, et ainsi j'aurai tous les biens vacants. Allez, passez les Nobles dans la trappe. (On empile les Nobles dans la trappe.) Dépêchez-vous plus vite, je veux faire des lois maintenant.

 

PLUSIEURS  

On va voir ça.

 

PÈRE UBU  

Je vais d'abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.

 

PLUSIEURS MAGISTRATS

Nous nous opposons à tout changement.

 

PÈRE UBU  

Merdre. D'abord les magistrats ne seront plus payés.

 

MAGISTRATS  

Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.

 

PÈRE UBU  

Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.

 

UN MAGISTRAT  

Horreur.

 

DEUXIÈME  

Infamie.

 

TROISIÈME

Scandale.

 

QUATRIÈME  

Indignité.

 

TOUS  

Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.

 

PÈRE UBU  

À la trappe les magistrats !

 

Ils se débattent en vain.

 

MÈRE UBU  

Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?

 

PÈRE UBU  

Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.

 

MÈRE UBU  

Oui, ce sera du propre.

 

PÈRE UBU  

Allons, tais-toi, bouffresque. Nous allons maintenant, messieurs, procéder aux finances.

 

FINANCIERS  

Il n'y a rien à changer.

 

PÈRE UBU  

Comment, je veux tout changer, moi. D'abord je veux garder pour moi la moitié des impôts.

 

FINANCIERS  

Pas gêné.

 

PÈRE UBU

Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la propriété, un autre sur le commerce et l'industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les décès, de quinze francs chacun.

 

PREMIER FINANCIER  

Mais c'est idiot, Père Ubu.

 

DEUXIÈME FINANCIER  

C'est absurde.

 

TROISIÈME FINANCIER  

Ça n'a ni queue ni tête.

 

PÈRE UBU  

Vous vous fichez de moi ! Dans la trappe les financiers !

 

On enfourne les financiers.

 

MÈRE UBU  

Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.

 

PÈRE UBU  

Eh merdre !

 

MÈRE UBU

Plus de justice, plus de finances.

 

PÈRE UBU

Ne crains rien, ma douce enfant, j'irai moi-même de village en village recueillir les impôts.

 

 

 

Scène III  

Une maison de paysans dans les environs de Varsovie. Plusieurs paysans sont assemblés.

 

UN PAYSAN, entrant.  

Apprenez la grande nouvelle. Le roi est mort, les ducs aussi et le jeune Bougrelas s'est sauvé avec sa mère dans les montagnes. De plus, le Père Ubu s'est emparé du trône.

 

UN AUTRE  

J'en sais bien d'autres. Je viens de Cracovie, où j'ai vu emporter les corps de plus de trois cents nobles et de cinq cents magistrats qu'on a tués, et il paraît qu'on va doubler les impôts et que le Père Ubu viendra les ramasser lui-même.

 

TOUS  

Grand Dieu ! qu'allons-nous devenir ? le Père Ubu est un affreux sagouin et sa famille est, dit-on, abominable.

 

UN PAYSAN

Mais, écoutez : ne dirait-on pas qu'on frappe à la porte ?

 

UNE VOIX, au dehors.  

Cornegidouille ! Ouvrez, de par ma merdre, par saint Jean, saint Pierre et saint Nicolas ! ouvrez, sabre à finances, corne finances, je viens chercher les impôts !

 

La porte est défoncée, le Père Ubu pénètre suivi d'une légion de Grippe-Sous.

 

 

 

Scène IV

 

PÈRE UBU  

Qui de vous est le plus vieux ? (Un Paysan s'avance.) Comment te nommes-tu ?

 

LE PAYSAN  

Stanislas Leczinski.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, cornegidouille, écoute-moi bien, sinon ces messieurs te couperont les oneilles. Mais, vas-tu m'écouter enfin ?

 

STANISLAS  

Mais Votre Excellence n'a encore rien dit.

 

PÈRE UBU

Comment, je parle depuis une heure. Crois-tu que je vienne ici pour prêcher dans le désert ?

 

STANISLAS  

Loin de moi cette pensée.

 

PÈRE UBU  

Je viens donc te dire, t'ordonner et te signifier que tu aies à produire et exhiber promptement ta finance, sinon tu seras massacré. Allons, messeigneurs les salopins de finance, voiturez ici le voiturin à phynances.

 

On apporte le voiturin.

 

STANISLAS  

Sire, nous ne sommes inscrits sur le registre que pour cent cinquante-deux rixdales que nous avons déjà payées, il y aura tantôt six semaines à la Saint Mathieu.

 

PÈRE UBU  

C'est fort possible, mais j'ai changé le gouvernement et j'ai fait mettre dans le journal qu'on paierait deux fois tous les impôts et trois fois ceux qui pourront être désignés ultérieurement. Avec ce système j'aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m'en irai.

 

PAYSANS  

Monsieur Ubu, de grâce, ayez pitié de nous. Nous sommes de pauvres citoyens.

 

PÈRE UBU  

Je m'en fiche. Payez.

 

PAYSANS  

Nous ne pouvons, nous avons payé.

 

PÈRE UBU  

Payez ! ou je vous mets dans ma poche avec supplice et décollation du cou et de la tête ! Cornegidouille, je suis le roi peut-être !

 

TOUS  

Ah, c'est ainsi ! Aux armes ! Vive Bougrelas, par la grâce de Dieu roi de Pologne et de Lithuanie !

 

PÈRE UBU  

En avant, messieurs des Finances, faites votre devoir.

 

Une lutte s'engage, la maison est détruite et le vieux Stanislas s'enfuit seul à travers la plaine. Le Père Ubu reste à ramasser la finance.

 

 

 

Scène V

Une casemate des fortifications de Thorn. Capitaine Bordure enchaîné, Père Ubu

 

PÈRE UBU  

Ah ! citoyen, voilà ce que c'est, tu as voulu que je te paye ce que je te devais, alors tu t'es révolté parce que je n'ai pas voulu, tu as conspiré et te voilà coffré. Cornefinance, c'est bien fait, et le tour est si bien joué que tu dois toi-même le trouver fort à ton goût.

 

CAPITAINE BORDURE  

Prenez garde, Père Ubu. Depuis cinq jours que vous êtes roi, vous avez commis plus de meurtres qu'il n'en faudrait pour damner tous les saints du Paradis. Le sang du roi et des nobles crie vengeance et ses cris seront entendus.

 

PÈRE UBU  

Eh ! mon bel ami, vous avez la langue fort bien pendue. Je ne doute pas que si vous vous échappiez il en pourrait résulter des complications, mais je ne crois pas que les casemates de Thorn aient jamais lâché quelqu'un des honnêtes garçons qu'on leur avait confiés. C'est pourquoi, bonne nuit, et je vous invite à dormir sur les deux oneilles, bien que les rats dansent ici une assez belle sarabande.

 

Il sort. Les Larbins viennent verrouiller toutes les portes.

 

 

 

Scène VI  

Le palais de Moscou. L'Empereur Alexis et sa Cour, Bordure

 

LE CZAR ALEXIS  

C'est vous, infâme aventurier, qui avez coopéré à la mort de notre cousin Venceslas ?

 

BORDURE  

Sire, pardonnez-moi, j'ai été entraîné malgré moi par le Père Ubu.

 

ALEXIS  

Oh ! l'affreux menteur. Enfin, que désirez-vous ?

 

BORDURE  

Le Père Ubu m'a fait emprisonner sous prétexte de conspiration, je suis parvenu à m'échapper et j'ai couru cinq jours et cinq nuits à cheval à travers les steppes pour venir implorer Votre gracieuse miséricorde.

 

ALEXIS  

Que m'apportes-tu comme gage de ta soumission ?

 

BORDURE  

Mon épée d'aventurier et un plan détaillé de la ville de Thorn.

 

ALEXIS

Je prends l'épée, mais, par Saint Georges, brûlez ce plan, je ne veux pas devoir ma victoire à une trahison.

 

BORDURE  

Un des fils de Venceslas, le jeune Bougrelas, est encore vivant, je ferai tout pour le rétablir.

 

ALEXIS  

Quel grade avais-tu dans l'armée polonaise ?

 

BORDURE  

Je commandais le 5e régiment des dragons de Wilna et une compagnie franche au service du Père Ubu.

 

ALEXIS

C'est bien, je te nomme sous-lieutenant au 10ème régiment de Cosaques, et gare à toi si tu trahis. Si tu te bats bien, tu seras récompensé.

 

BORDURE  

Ce n'est pas le courage qui me manque, Sire.

 

ALEXIS  

C'est bien, disparais de ma présence.

 

Bordure sort.

 

 

 

Scène VII

La salle du Conseil d'Ubu. Père Ubu, Mère Ubu, Conseillers de finances

 

PÈRE UBU  

Messieurs, la séance est ouverte et tâchez de bien écouter et de vous tenir tranquilles. D'abord, nous allons faire le chapitre des finances, ensuite nous parlerons d'un petit système que j'ai imaginé pour faire venir le beau temps et conjurer la pluie.

 

UN CONSEILLER  

Fort bien, monsieur Ubu.

 

MÈRE UBU  

Quel sot homme.

 

PÈRE UBU  

Madame de ma merdre, garde à vous, car je ne souffrirai pas vos sottises. Je vous disais donc, messieurs, que les finances vont passablement. Un nombre considérable de chiens à bas de laine se répand chaque matin dans les rues et les salopins font merveille. De tous côtés on ne voit que des maisons brûlées et des gens pliant sous le poids de nos phynances.

 

LE CONSEILLER

Et les nouveaux impôts, monsieur Ubu, vont-ils bien ?

 

MÈRE UBU  

Point du tout. L'impôt sur les mariages n'a encore produit que 11 sous, et encore le Père Ubu poursuit les gens partout pour les forcer à se marier.

 

PÈRE UBU  

Sabre à finances, corne de ma gidouille, madame la financière, j'ai des oneilles pour parler et vous une bouche pour m'entendre. (Éclats de rire.) Ou plutôt non ! Vous me faites tromper et vous êtes cause que je suis bête ! Mais, corne d'Ubu ! (Un Messager entre.) Allons, bon, qu’a-t-il encore celui-là ? Va-t-en, sagouin, ou je te poche avec décollation et torsion des jambes.

 

MÈRE UBU

Ah ! le voilà dehors, mais il y a une lettre.

 

PÈRE UBU  

Lis-la. Je crois que je perds l'esprit ou que je ne sais pas lire. Dépêche-toi, bouffresque, ce doit être de Bordure.

 

MÈRE UBU

Tout justement. Il dit que le czar l'a accueilli très bien, qu'il va envahir tes États pour rétablir Bougrelas et que toi tu seras tué.

 

PÈRE UBU  

Ho ! ho ! J'ai peur ! J'ai peur ! Ha ! je pense mourir. O pauvre homme que je suis. Que devenir, grand Dieu ? Ce méchant homme va me tuer. Saint Antoine et tous les saints, protégez-moi, je vous donnerai de la phynance et je brûlerai des cierges pour vous. Seigneur, que devenir ?

 

Il pleure et sanglote.

 

MÈRE UBU  

Il n'y a qu'un parti à prendre, Père Ubu.

 

PÈRE UBU

Lequel, mon amour ?

 

MÈRE UBU  

La guerre ! !

 

TOUS  

Vive Dieu ! Voilà qui est noble !

 

PÈRE UBU  

Oui, et je recevrai encore des coups.

 

PREMIER CONSEILLER

Courons, courons organiser l'armée.

 

DEUXIÈME  

Et réunir les vivres.

 

TROISIÈME  

Et préparer l'artillerie et les forteresses.

 

QUATRIÈME  

Et prendre l'argent pour les troupes.

 

PÈRE UBU  

Ah ! non, par exemple ! Je vais te tuer, toi, je ne veux pas donner d'argent. En voilà d'une autre ! J'étais payé pour faire la guerre et maintenant il faut la faire à mes dépens. Non, de par ma chandelle verte, faisons la guerre, puisque vous en êtes enragés, mais ne déboursons pas un sou.

 

TOUS  

Vive la guerre !

 

 

 

Scène VIII  

Le camp sous Varsovie.

 

SOLDATS ET PALOTINS  

Vive la Pologne ! Vive le Père Ubu !

 

PÈRE UBU  

Ah ! Mère Ubu, donne-moi ma cuirasse et mon petit bout de bois. Je vais être bientôt tellement chargé que je ne saurais marcher si j'étais poursuivi.

 

MÈRE UBU  

Fi, le lâche.

 

PÈRE UBU  

Ah ! voilà le sabre à merdre qui se sauve et le croc à finances qui ne tient pas ! ! ! Je n'en finirai jamais, et les Russes avancent et vont me tuer.

 

UN SOLDAT

Seigneur Ubu, voilà le ciseau à oneilles qui tombe.

 

PÈRE UBU  

Ji tou tue au moyen du croc à merdre et du couteau à figure.

 

MÈRE UBU  

Comme il est beau avec son casque et sa cuirasse, on dirait une citrouille armée.

 

PÈRE UBU  

Ah ! maintenant je vais monter à cheval. Amenez, messieurs, le cheval à phynances.

 

MÈRE UBU  

Père Ubu, ton cheval ne saurait plus te porter, il n'a rien mangé depuis cinq jours et est presque mort.

 

PÈRE UBU  

Elle est bonne celle-là ! On me fait payer 12 sous par jour pour cette rosse et elle ne me peut porter. Vous vous fichez, corne d'Ubu, ou bien si vous me volez ? (La Mère Ubu rougit et baisse les yeux.) Alors, que l'on m'apporte une autre bête, mais je n'irai pas à pied, cornegidouille !

 

On amène un énorme cheval.

 

PÈRE UBU  

Je vais monter dessus. Oh ! assis plutôt ! car je vais tomber. (Le cheval part.) Ah ! arrêtez ma bête. Grand Dieu, je vais tomber et être mort ! ! !

 

MÈRE UBU  

Il est vraiment imbécile. Ah ! le voilà relevé. Mais il est tombé par terre.

 

PÈRE UBU  

Corne physique, je suis à moitié mort ! Mais c'est égal, je pars en guerre et je tuerai tout le monde. Gare à qui ne marchera pas droit. Ji lon mets dans ma poche avec torsion du nez et des dents et extraction de la langue.

 

MÈRE UBU  

Bonne chance, monsieur Ubu.

 

PÈRE UBU  

J'oubliais de te dire que je te confie la régence.

Mais j'ai sur moi le livre des finances, tant pis pour toi si tu me voles. Je te laisse pour t'aider le Palotin Giron. Adieu, Mère Ubu.

 

MÈRE UBU  

Adieu, Père Ubu. Tue bien le czar.

 

PÈRE UBU  

Pour sûr. Torsion du nez et des dents, extraction de la langue et enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles.

 

L'armée s'éloigne au bruit des fanfares.

 

MÈRE UBU, seule.  

Maintenant, que ce gros pantin est parti, tâchons de faire nos affaires, tuer Bougrelas et nous emparer du trésor.

 

 

 

Acte IV

 

Scène I  

La crypte des anciens rois de Pologne dans la cathédrale de Varsovie.

 

MÈRE UBU  

Où donc est ce trésor ? Aucune dalle ne sonne creux. J'ai pourtant bien compté treize pierres après le tombeau de Ladislas le Grand en allant le long du mur, et il n'y a rien. Il faut qu'on m'ait trompée. Voilà cependant : ici la pierre sonne creux. À l'œuvre, Mère Ubu. Courage, descellons cette pierre. Elle tient bon. Prenons ce bout de croc à finances qui fera encore son office. Voilà ! voilà l'or au milieu des ossements des rois. Dans notre sac, alors, tout ! Eh ! quel est ce bruit ? Dans ces vieilles voûtes y aurait-il encore des vivants ? Non, ce n'est rien, hâtons-nous. Prenons tout. Cet argent sera mieux à la face du jour qu'au milieu des tombeaux des anciens princes. Remettons la pierre. Eh quoi ! toujours ce bruit.

 

Ma présence en ces lieux me cause une étrange frayeur. Je prendrai le reste de cet or une autre fois, je reviendrai demain.

 

UNE VOIX, sortant du tombeau de Jean Sigismond.  

Jamais, Mère Ubu !

 

La Mère Ubu se sauve affolée emportant l'or volé par la porte secrète.

 

 

 

Scène II

La place de Varsovie. Bougrelas et ses Partisans, Peuple et Soldats. Puis Gardes, Mère Ubu, le Palotin Giron.

 

BOUGRELAS

En avant, mes amis ! Vive Venceslas et la Pologne ! le vieux gredin de Père Ubu est parti, il ne reste plus que la sorcière de Mère Ubu avec son Palotin. Je m'offre à marcher à votre tète et à rétablir la race de mes pères.

 

TOUS  

Vive Bougrelas !

 

BOUGRELAS  

Et nous supprimerons tous les impôts établis par l'affreux Père Ubu.

 

TOUS  

Hurrah ! en avant ! Courons au palais et massacrons cette engeance.

 

BOUGRELAS

Eh ! voilà la mère Ubu qui sort avec ses gardes sur le perron !

 

MÈRE UBU

Que voulez-vous, messieurs ? Ah ! c'est Bougrelas.

 

La foule lance des pierres.

 

PREMIER GARDE  

Tous les carreaux sont cassés.

 

DEUXIÈME GARDE  

Saint Georges, me voilà assommé.

 

TROISIÈME GARDE  

Cornebleu, je meurs.

 

BOUGRELAS  

Lancez des pierres, mes amis.

 

LE PALOTIN GIRON  

Hon ! C'est ainsi !

 

Il dégaine et se précipite faisant un carnage épouvantable.

 

BOUGRELAS  

À nous deux ! Défends-toi, lâche pistolet.

 

Ils se battent.

 

GIRON  

Je suis mort !

 

BOUGRELAS  

Victoire, mes amis ! Sus à la Mère Ubu !

 

On entend des trompettes.

 

BOUGRELAS  

Ah ! voilà les Nobles qui arrivent. Courons, attrapons la mauvaise harpie !

 

TOUS  

En attendant que nous étranglions le vieux bandit !

 

La Mère Ubu se sauve poursuivie par tous les Polonais. Coups de fusil et grêle de pierres.

 

 

 

Scène III  

L'armée polonaise en marche dans l'Ukraine.

 

PÈRE UBU

Cornebleu, jambedieu, tête de vache ! nous allons périr, car nous mourons de soif et sommes fatigué. Sire Soldat, ayez l'obligeance de porter notre casque à finances, et vous, sire Lancier, chargez-vous du ciseau à merdre et du bâton à physique pour soulager notre personne, car, je le répète, nous sommes fatigué.

 

Les soldats obéissent.

 

PILE  

Hon ! Monsieuye ! il est étonnant que les Russes n'apparaissent point.

 

PÈRE UBU  

Il est regrettable que l'état de nos finances ne nous permette pas d'avoir une voiture à notre taille ; car, par crainte de démolir notre monture, nous avons fait tout le chemin à pied, traînant notre cheval par la bride. Mais quand nous serons de retour en Pologne, nous imaginerons, au moyen de notre science en physique et aidé des lumières de nos conseillers, une voiture à vent pour transporter toute l'armée.

 

COTICE  

Voilà Nicolas Rensky qui se précipite.

 

PÈRE UBU  

Et qu'a-t-il, ce garçon !

 

RENSKY  

Tout est perdu, Sire, les Polonais sont révoltés, Giron est tué et la mère Ubu est en fuite dans les montagnes.

 

PÈRE UBU  

Oiseau de nuit, bête de malheur, hibou à guêtres ! Où as-tu péché ces sornettes ? En voilà d'une autre ! Et qui a fait ça ? Bougrelas, je parie. D'où viens-tu ?

 

RENSKY  

De Varsovie, noble seigneur.

 

PÈRE UBU  

Garçon de ma merdre, si je t'en croyais je ferais rebrousser chemin à toute l'armée. Mais, seigneur garçon, il y a sur tes épaules plus de plumes que de cervelle et tu as rêvé des sottises. Va aux avant-postes, mon garçon, les Russes ne sont pas loin et nous aurons bientôt à estocader de nos armes, tant à merdre qu'à phynances et à physique.

 

LE GÉNÉRAL LASCY

Père Ubu, ne voyez-vous pas dans la plaine les Russes ?

 

PÈRE UBU  

C'est vrai, les Russes ! Me voilà joli. Si encore il y avait moyen de s'en aller, mais pas du tout, nous sommes sur une hauteur et nous serons en butte à tous les coups.

 

L'ARMÉE  

Les Russes ! L'ennemi !

 

PÈRE UBU  

Allons, messieurs, prenons nos dispositions pour la bataille. Nous allons rester sur la colline et ne commettrons point la sottise de descendre en bas. Je me tiendrai au milieu comme une citadelle vivante et vous autres graviterez autour de moi. J'ai à vous recommander de mettre dans les fusils autant de balles qu'ils en pourront tenir, car 8 balles peuvent tuer 8 Russes et c'est autant que je n'aurai pas sur le dos. Nous mettrons les fantassins à pied au bas de la colline pour recevoir les Russes et les tuer un peu, les cavaliers derrière pour se jeter dans la confusion, et l'artillerie autour du moulin à vent ici présent pour tirer dans le tas. Quant à nous, nous nous tiendrons dans le moulin à vent et tirerons avec le pistolet à phynances par la fenêtre, en travers de la porte nous placerons le bâton à physique, et si quelqu'un essaye d'entrer, gare au croc à merdre ! ! !

 

OFFICIERS  

Vos ordres, Sire Ubu, seront exécutés.

 

PÈRE UBU  

Eh ! cela va bien, nous serons vainqueurs. Quelle heure est-il ?

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

Onze heures du matin.

 

PÈRE UBU  

Alors, nous allons dîner, car les Russes n'attaqueront pas avant midi. Dites aux soldats, seigneur Général, de faire leurs besoins et d'entonner la Chanson à Finances.

 

Lascy s'en va.

 

SOLDATS et PALOTINS  

Vive le Père Ubu, notre grand Financier ! Ting, ting, ting ; ting, ting, ting ; ting, ting, tating !

 

PÈRE UBU  

Ô les braves gens, je les adore. (Un boulet russe arrive et casse l'aile du moulin.) Ah ! j'ai peur, Sire Dieu, je suis mort ! et cependant non, je n'ai rien.

 

 

 

Scène IV  

Les mêmes, un Capitaine puis l'Armée Russe

 

UN CAPITAINE, arrivant.

Sire Ubu, les Russes attaquent.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, après, que veux-tu que j'y fasse ? ce n'est pas moi qui le leur ai dit. Cependant, Messieurs des Finances, préparons-nous au combat.

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

Un second boulet.

 

PÈRE UBU  

Ah ! je n'y tiens plus. Ici il pleut du plomb et du fer et nous pourrions endommager notre précieuse personne. Descendons. 

 

Tous descendent au pas de course. La bataille vient de s'engager. Ils disparaissent dans des torrents de fumée au pied de la colline.

 

UN RUSSE, frappant.  

Pour Dieu et le Czar !

 

RENSKY  

Ah ! je suis mort.

 

PÈRE UBU  

En avant ! Ah, toi, Monsieur, que je t'attrape, car tu m'as fait mal, entends-tu ! sac à vin ! avec ton flingot qui ne part pas.

 

LE RUSSE  

Ah ! voyez-vous ça.

 

Il lui tire un coup de revolver.

 

PÈRE UBU  

Ah ! Oh ! Je suis blessé, je suis troué, je suis perforé, je suis administré, je suis enterré. Oh, mais tout de même Ah ! je le tiens. (Il le déchire.) Tiens ! recommenceras-tu, maintenant !

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

En avant, poussons vigoureusement, passons le fossé, la victoire est à nous.

 

PÈRE UBU

Tu crois ? Jusqu'ici je sens sur mon front plus de bosses que de lauriers.

 

CAVALIERS RUSSES  

Hurrah ! Place au Czar !

 

Le Czar arrive accompagné de Bordure déguisé.

 

UN POLONAIS

Ah ! Seigneur ! Sauve qui peut, voilà le Czar !

 

UN AUTRE  

Ah ! mon Dieu ! il passe le fossé.

 

UN AUTRE  

Pif ! Paf ! en voilà quatre d'assommés par ce grand bougre de lieutenant.

 

BORDURE  

Ah ! vous n'avez pas fini, vous autres ! Tiens, Jean Sobiesky, voilà ton compte. (Il l'assomme.) À d'autres, maintenant !

 

Il fait un massacre de Polonais.

 

PÈRE UBU  

En avant, mes amis ! Attrapez ce bélître ! En compote les Moscovites ! La victoire est à nous. Vive l'Aigle Rouge !

 

TOUS

En avant ! Hurrah ! Jambedieu ! Attrapez le grand bougre.

 

BORDURE  

Par saint Georges, je suis tombé.

 

PÈRE UBU, le reconnaissant.  

Ah ! c'est toi, Bordure ! Ah ! mon ami. Nous sommes bien heureux ainsi que toute la compagnie de te retrouver. Je vais te faire cuire à petit feu. Messieurs des Finances, allumez du feu. Oh ! Ah ! Oh ! Je suis mort. C'est au moins un coup de canon que j'ai reçu. Ah ! mon Dieu, pardonnez-moi mes péchés. Oui, c'est bien un coup de canon, 

 

BORDURE  

C'est un coup de pistolet chargé à poudre.

 

PÈRE UBU

Ah ! tu te moques de moi ! Encore ! À la pôche !

 

Il se rue sur lui et le déchire.

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

Père Ubu, nous avançons partout.

 

PÈRE UBU

Je le vois bien, je n'en peux plus, je suis criblé de coups de pied, je voudrais m'asseoir par terre. Oh ! ma bouteille.

 

LE GÉNÉRAL LASCY

Allez prendre celle du Czar, Père Ubu.

 

PÈRE UBU  

Eh ! j'y vais de ce pas. Allons ! sabre à merdre, fais ton office, et toi, croc à finances, ne reste pas en arrière. Que le bâton à physique travaille d'une généreuse émulation et partage avec le

petit bout de bois l'honneur de massacrer, creuser et exploiter l'Empereur moscovite. En avant, Monsieur notre cheval à finances !

 

Il se rue sur le Czar.

 

UN OFFICIER RUSSE

En garde, Majesté !

 

PÈRE UBU  

Tiens, toi ! Oh ! aïe ! Ah ! mais tout de même. Ah ! monsieur, pardon, laissez-moi tranquille. Oh ! mais, je n'ai pas fait exprès !

 

Il se sauve. Le Czar le poursuit.

 

PÈRE UBU  

Sainte Vierge, cet enragé me poursuit ! Qu'ai-je fait, grand Dieu ! Ah ! bon, il y a encore le fossé à repasser. Ah ! je le sens derrière moi et le fossé devant ! Courage, fermons les yeux.

 

Il saute le fossé. Le Czar y tombe.

 

LE CZAR  

Bon, je suis dedans.

 

POLONAIS  

Hurrah ! le Czar est à bas !

 

PÈRE UBU  

Ah ! j'ose à peine me retourner ! Il est dedans. Ah ! c'est bien fait et on tape dessus. Allons, Polonais, allez-y à tour de bras, il a bon dos le misérable ! Moi je n'ose pas le regarder ! Et cependant notre prédiction s'est complètement réalisée, le bâton à physique a fait merveilles et nul doute que je ne l'eusse complètement tué si une inexplicable terreur n'était venue combattre et annuler en nous les effets de notre courage. Mais nous avons dû soudainement tourner casaque, et nous n'avons dû notre salut qu'à notre habileté comme cavalier ainsi qu'à la solidité des jarrets de notre cheval à finances, dont la rapidité n'a d'égale que la stabilité et dont la légèreté fait la célébrité, ainsi qu'à la profondeur du fossé qui s'est trouvé fort à propos sous les pas de l'ennemi de nous l'ici présent Maître des Phynances. Tout ceci est fort beau, mais personne ne m'écoute. Allons ! bon, ça recommence !

 

Les Dragons russes font une charge et délivrent le Czar.

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

Cette fois, c'est la débandade.

 

PÈRE UBU  

Ah ! voici l'occasion de se tirer des pieds. Or donc, Messieurs les Polonais, en avant ! ou plutôt, en arrière !

 

POLONAIS  

Sauve qui peut !

 

PÈRE UBU  

Allons ! en route. Quel tas de gens, quelle fuite, quelle multitude, comment me tirer de ce gâchis ?

 

(Il est bousculé.) Ah ! mais toi ! fais attention, ou tu vas expérimenter la bouillante valeur du Maître des Finances. Ah ! il est parti, sauvons-nous et vivement pendant que Lascy ne nous voit pas.

 

Il sort, ensuite on voit passer le Czar et l'Armée russe poursuivant les Polonais.

 

 

 

Scène V

Une caverne en Lithuanie. Il neige. Père Ubu, Pile, Cotice.

 

PÈRE UBU  

Ah ! le chien de temps, il gèle à pierre à fendre et la personne du Maître des Finances s'en trouve fort endommagée.

 

PILE  

Hon ! Monsieuye Ubu, êtes-vous remis de votre terreur et de votre fuite ?

 

PÈRE UBU  

Oui ! je n'ai plus peur, mais j'ai encore la fuite.

 

COTICE, à part.  

Quel pourceau.

 

PÈRE UBU  

Eh ! sire Cotice, votre oneille, comment va-t-elle ?

 

COTICE  

Aussi bien, Monsieuye, qu'elle peut aller tout en allant très mal. Par conséiquent de quoye, le plomb la penche vers la terre et je n'ai pu extraire la balle.

 

PÈRE UBU  

Tiens, c'est bien fait ! Toi, aussi, tu voulais toujours taper les autres. Moi j'ai déployé la plus grande valeur, et sans m'exposer j'ai massacré quatre ennemis de ma propre main, sans compter tous ceux qui étaient déjà morts et que nous avons achevés.

 

COTICE 

Savez-vous, Pile, ce qu'est devenu le petit Rensky ?

 

PILE  

Il a reçu une balle dans la tête.

 

PÈRE UBU  

Ainsi que le coquelicot et le pissenlit à la fleur de leur âge sont fauchés par l'impitoyable faux de l'impitoyable faucheur qui fauche impitoyablement leur pitoyable binette, – ainsi le petit Rensky a fait le coquelicot ; il s'est fort bien battu cependant, mais aussi il y avait trop de Russes.

 

PILE ET COTICE

Hon, Monsieuye !

 

UN ECHO  

Hhrron !

 

PILE  

Qu'est-ce ? Armons-nous de nos lumelles.

 

PÈRE UBU   

Ah, non ! par exemple, encore des Russes, je parie ! J'en ai assez ! et puis c'est bien simple, s'ils m'attrapent ji lon fous à la poche.

 

 

 

Scène VI

Les mêmes, entre un Ours

 

COTICE  

Hon, Monsieuye des Finances !

 

PÈRE UBU  

Oh ! tiens, regardez donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.

 

PILE  

Prenez garde ! Ah ! quel énorme ours mes cartouches !

 

PÈRE UBU  

Un ours ! Ah ! l'atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c'est Cotice qu'il attrape. Ah ! je respire.

 

L'Ours se jette sur Cotice. Pile l'attaque à coups de couteau. Ubu se réfugie sur un rocher.

 

COTICE  

À moi, Pile ! à moi ! au secours, Monsieuye Ubu !

 

PÈRE UBU  

Bernique ! Débrouille-toi, mon ami ; pour le moment, nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d'être mangé.

 

PILE  

Je l'ai, je le tiens.

 

COTICE  

Ferme, ami, il commence à me lâcher.

 

PÈRE UBU

Sanctificetur nomen tuum.

 

COTICE  

Lâche bougre !

 

PILE  

Ah ! il me mord ! O Seigneur, sauvez-nous, je suis mort.

 

PÈRE UBU  

Fiat volontas tua.

 

COTICE  

Ah ! j'ai réussi à le blesser.

 

PILE  

Hurrah ! il perd son sang.

 

Au milieu des cris des Palotins, l'Ours beugle de douleur et Ubu continue à marmotter.

 

COTICE

Tiens-le ferme, que j'attrape mon coup-de-poing explosif.

 

PÈRE UBU  

Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.

 

PILE  

L'as-tu enfin, je n'en peux plus.

 

PÈRE UBU  

Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.

 

COTICE  

Ah ! je l'ai.

 

Une explosion retentit et l'Ours tombe mort.

 

PILE ET COTICE  

Victoire !

 

PÈRE UBU  

Sed libera nos a malo. Amen. Enfin, est-il bien mort ? Puis-je descendre de mon rocher ?

 

PILE, avec mépris.  

Tant que vous voudrez.

 

PÈRE UBU, descendant.  

Vous pouvez vous flatter que si vous êtes encore vivants et si vous foulez encore la neige de Lithuanie, vous le devez à la vertu magnanime du Maître des Finances, qui s'est évertué, échiné et égosillé à débiter des patenôtres pour votre salut, et qui a manié avec autant de courage le glaive spirituel de la prière que vous avez manié avec adresse le temporel de l'ici présent Palotin Cotice coup-de-poing explosif. Nous avons même poussé plus loin notre dévouement, car nous n'avons pas hésité à monter sur un rocher fort haut pour que nos prières aient moins loin à arriver au ciel.

 

PILE  

Révoltante bourrique.

 

PÈRE UBU  

Voici une grosse bête. Grâce à moi, vous avez de quoi souper. Quel ventre, messieurs ! Les Grecs y auraient été plus à l'aise que dans le cheval de bois, et peu s'en est fallu, chers amis, que nous n'ayons pu aller vérifier de nos propres yeux sa capacité intérieure.

 

PILE  

Je meurs de faim. Que manger ?

 

COTICE

L'ours !

 

PÈRE UBU  

Eh ! pauvres gens, allez-vous le manger tout cru ? Nous n'avons rien pour faire du feu.

 

PILE  

N'avons-nous pas nos pierres à fusil ?

 

PÈRE UBU  

Tiens, c'est vrai. Et puis il me semble que voilà non loin d'ici un petit bois où il doit y avoir des branches sèches. Va en chercher, Sire Cotice.

 

Cotice s'éloigne à travers la neige.

 

PILE  

Et maintenant, Sire Ubu, allez dépecer l'ours.

 

PÈRE UBU  

Oh non ! Il n'est peut-être pas mort. Tandis que toi, qui es déjà à moitié mangé et mordu de toutes parts, c'est tout à fait dans ton rôle. Je vais allumer du feu en attendant qu'il apporte du bois.

 

Pile commence à dépecer l'ours.

 

PÈRE UBU  

Oh, prends garde ! il a bougé.

 

PILE  

Mais, Sire Ubu, il est déjà tout froid.

 

PÈRE UBU  

C'est dommage, il aurait mieux valu le manger chaud. Ceci va procurer une indigestion au Maître des Finances.

 

PILE, à part.  

C'est révoltant. (Haut.) Aidez-nous un peu, Monsieur Ubu, je ne puis faire toute la besogne.

 

PÈRE UBU  

Non, je ne veux rien faire, moi ! Je suis fatigué, bien sûr !

 

COTICE, rentrant.  

Quelle neige, mes amis, on se dirait en Castille ou au pôle Nord. La nuit commence à tomber. Dans une heure il fera noir. Hâtons-nous pour voir encore clair.

 

PÈRE UBU  

Oui, entends-tu, Pile ? hâte-toi. Hâtez-vous tous les deux ! Embrochez la bête, cuisez la bête, j'ai faim, moi !

 

PILE

Ah, c'est trop fort, à la fin ! Il faudra travailler ou bien tu n'auras rien, entends-tu, goinfre !

 

PÈRE UBU  

Oh ! ça m'est égal, j'aime autant le manger tout cru, c'est vous qui serez bien attrapés. Et puis j'ai sommeil, moi !

 

COTICE  

Que voulez-vous, Pile ? Faisons le dîner tout seuls. Il n'en aura pas, voilà tout. Ou bien on pourra lui donner les os.

 

PILE  

C'est bien. Ah, voilà le feu qui flambe.

 

PÈRE UBU

Oh ! c'est bon ça, il fait chaud maintenant. Mais je vois des Russes partout. Quelle fuite, grand Dieu ! Ah !

 

Il tombe endormi.

 

COTICE  

Je voudrais savoir si ce que disait Rensky est vrai, si la Mère Ubu est vraiment détrônée. Ça n'aurait rien d'impossible.

 

PILE  

Finissons de faire le souper.

 

COTICE  

Non, nous avons à parler de choses plus importantes. Je pense qu'il serait bon de nous enquérir de la véracité de ces nouvelles.

 

PILE  

C'est vrai, faut-il abandonner le Père Ubu ou rester avec lui ?

 

COTICE  

La nuit porte conseil. Dormons, nous verrons demain ce qu'il faut faire.

 

PILE  

Non, il vaut mieux profiter de la nuit pour nous en aller.

 

COTICE  

Partons, alors.

 

Ils partent.

 

 

 

Scène VII

 

PÈRE UBU parle en dormant.

Ah ! Sire Dragon russe, faites attention, ne tirez pas par ici, il y a du monde. Ah ! Voilà Bordure, qu'il est mauvais, on dirait un ours. Et Bougrelas qui vient sur moi ! L'ours, l'ours ! Ah ! le voilà à bas ! qu'il est dur, grand Dieu ! Je ne veux rien faire, moi ! Vat'en, Bougrelas ! Entends-tu, drôle ? Voilà Rensky maintenant, et le Czar ! Oh ! ils vont me battre. Et la Rbue. où as-tu pris tout cet or ? Tu m'as pris mon or, misérable, tu as été farfouiller dans mon tombeau qui est dans la cathédrale de Varsovie, près de la Lune. Je suis mort depuis longtemps, moi, c'est Bougrelas qui m'a tué et je suis enterré à Varsovie près de Vladislas le Grand, et aussi à Cracovie près de Jean Sigismond, et aussi à Thorn dans la casemate avec Bordure ! Le voilà encore. Mais va-t'en, maudit ours. Tu ressembles à Bordure. Entends-tu, bête de Satan ? Non, il n'entend pas, les Salopins lui ont coupé les oneilles. Décervelez, tudez, coupez les oneilles, arrachez la finance et buvez jusqu'à la mort, c'est la vie des Salopins, c'est le bonheur du Maître des Finances.

 

Il se tait et dort.

 

 

 

Acte V

 

Scène I

Il fait nuit. Le Père Ubu dort. Entre la Mère Ubu sans le voir. L'obscurité est complète.

 

MÈRE UBU  

Enfin, me voilà à l'abri. Je suis seule ici, ce n'est pas dommage, mais quelle course effrénée traverser toute la Pologne en quatre jours ! Tous les malheurs m'ont assaillie à la fois. Aussitôt partie cette grosse bourrique, je vais à la crypte m'enrichir. Bientôt après je manque d'être lapidée par ce Bougrelas et ces enragés. Je perds mon cavalier le Palotin Giron qui était si amoureux de mes attraits qu'il se pâmait d'aise en me voyant, et même, m'a-t-on assuré, en ne me voyant pas, ce qui est le comble de la tendresse Il se serait fait couper en deux pour moi, le pauvre garçon. La preuve, c'est qu'il a été coupé en quatre par Bougrelas. Pif paf pan ! Ah ! je pense mourir. Ensuite donc je prends la fuite, poursuivie par la foule en fureur. Je quitte le palais, j'arrive à la Vistule, tous les ponts étaient gardés. Je passe le fleuve à la nage, espérant ainsi lasser mes persécuteurs. De tous côtés la noblesse se rassemble et me poursuit. Je manque mille fois périr, étouffée dans un cercle de Polonais acharnés à me perdre. Enfin je trompai leur fureur, et après quatre jours de courses dans la neige de ce qui fut mon royaume j'arrive me réfugier ici. Je n'ai ni bu ni mangé ces quatre jours, Bougrelas me serrait de près… Enfin me voilà sauvée. Ah ! je suis morte de fatigue et de froid. Mais je voudrais bien savoir ce qu'est devenu mon gros polichinelle, je veux dire mon très respectable époux. Lui en ai-je pris, de la finance. Lui en ai-je volé, des rixdales. Lui en ai-je tiré, des carottes. Et son cheval à finances qui mourait de faim : il ne voyait pas souvent d'avoine, le pauvre diable. Ah ! la bonne histoire. Mais hélas ! j'ai perdu mon trésor ! Il est à Varsovie, ira le chercher qui voudra.

 

PÈRE UBU, commençant à se réveiller.  

Attrapez la Mère Ubu, coupez les oneilles !

 

MÈRE UBU  

Ah ! Dieu ! Où suis-je ? Je perds la tête. Ah ! non, Seigneur !

 

Grâce au ciel j'entrevoi Monsieur le Père Ubu qui dort auprès de moi.

 

Faisons la gentille. Eh bien, mon gros bonhomme, as-tu bien dormi ?

 

PÈRE UBU  

Fort mal ! Il était bien dur cet ours ! Combat des voraces contre les coriaces, mais les voraces ont complètement mangé et dévoré les coriaces, comme vous le verrez quand il fera jour entendez-vous, nobles Palotins !

 

MÈRE UBU

Qu'est-ce qu'il bafouille ? Il est encore plus bête que quand il est parti. À qui en, a-t-il ?

 

PÈRE UBU  

Cotice, Pile, répondez-moi, sac à merdre ! Où êtes-vous ? Ah ! j'ai peur. Mais enfin on a parlé. Qui a parlé ? Ce n'est pas l'ours, je suppose. Merdre ! Où sont mes allumettes ? Ah ! je les ai perdues à la bataille.

 

MÈRE UBU, à part.  

Profitons de la situation et de la nuit, simulons une apparition surnaturelle et faisons-lui promettre de nous pardonner nos larcins.

 

PÈRE UBU  

Mais, par saint Antoine ! on parle. Jambedieu ! Je veux être pendu !

 

MÈRE UBU, grossissant sa voix.  

Oui, monsieur Ubu, on parle, en effet, et la trompette de l'archange qui doit tirer les morts de la cendre et de la poussière finale ne parlerait pas autrement ! Écoutez cette voix sévère. C'est celle de saint Gabriel qui ne peut donner que de bons conseils.

 

PÈRE UBU  

Oh ! ça, en effet !

 

MÈRE UBU  

Ne m'interrompez pas ou je me tais et c'en sera fait de votre giborgne !

 

PÈRE UBU  

Ah ! ma gidouille ! Je me tais, je ne dis plus mot. Continuez, madame l'Apparition !

 

MÈRE UBU  

Nous disions, monsieur Ubu, que vous étiez un gros bonhomme !

 

PÈRE UBU  

Très gros, en effet, ceci est juste.

 

MÈRE UBU  

Taisez-vous, de par Dieu !

 

PÈRE UBU  

Oh ! les anges ne jurent pas !

 

MÈRE UBU, à part.  

Merdre ! (Continuant.) Vous êtes marié, Monsieur Ubu.

 

PÈRE UBU  

Parfaitement, à la dernière des chipies !

 

MÈRE UBU

Vous voulez dire que c'est une femme charmante.

 

PÈRE UBU  

Une horreur. Elle a des griffes partout, on ne sait par où la prendre.

 

MÈRE UBU  

Il faut la prendre par la douceur, sire Ubu, et si vous la prenez ainsi vous verrez qu'elle est au moins l'égale de la Vénus de Capoue.

 

PÈRE UBU

Qui dites-vous qui a des poux ?

 

MÈRE UBU  

Vous n'écoutez pas, monsieur Ubu ; prêtez-nous une oreille plus attentive. (À part.) Mais hâtons-nous, le jour va se lever. – Monsieur Ubu, votre femme est adorable et délicieuse, elle n'a pas un seul défaut.

 

PÈRE UBU  

Vous vous trompez, il n'y a pas un défaut qu'elle ne possède.

 

MÈRE UBU  

Silence donc ! Votre femme ne vous fait pas d'infidélités !

 

PÈRE UBU  

Je voudrais bien voir qui pourrait être amoureux d'elle. C'est une harpie !

 

MÈRE UBU  

Elle ne boit pas !

 

PÈRE UBU  

Depuis que j'ai pris la clé de la cave. Avant, à sept heures du matin elle était ronde et elle se parfumait à l'eau-de-vie. Maintenant qu'elle se parfume à l'héliotrope elle ne sent pas plus mauvais. Ça m'est égal. Mais maintenant il n'y a plus que moi à être rond !

 

MÈRE UBU  

Sot personnage ! – Votre femme ne vous prend pas votre or.

 

PÈRE UBU  

Non, c'est drôle !

 

MÈRE UBU  

Elle ne détourne pas un sou !

 

PÈRE UBU  

Témoin monsieur notre noble et infortuné cheval à Phynances, qui, n'étant pas nourri depuis trois mois, a dû faire la campagne entière traîné par la bride à travers l'Ukraine. Aussi est-il mort à la tâche, la pauvre bête !

 

MÈRE UBU  

Tout ceci sont des mensonges, votre femme est un modèle et vous quel monstre vous faites !

 

PÈRE UBU  

Tout ceci sont des vérités, ma femme est une coquine et vous quelle andouille vous faites !

 

MÈRE UBU  

Prenez garde, Père Ubu.

 

PÈRE UBU

Ah ! c'est vrai, j'oubliais à qui je parlais. Non, je n'ai pas dit ça !

 

MÈRE UBU

Vous avez tué Venceslas.

 

PÈRE UBU  

Ce n'est pas ma faute, moi, bien sûr. C'est la Mère Ubu qui a voulu.

 

MÈRE UBU  

Vous avez fait mourir Boleslas et Ladislas.

 

PÈRE UBU  

Tant pis pour eux ! Ils voulaient me taper !

 

MÈRE UBU

Vous n'avez pas tenu votre promesse envers Bordure et plus tard vous l'avez tué.

 

PÈRE UBU  

J'aime mieux que ce soit moi que lui qui règne en Lithuanie. Pour le moment ça n'est ni l'un ni l'autre. Ainsi vous voyez que ça n'est pas moi.

 

MÈRE UBU  

Vous n'avez qu'une manière de vous faire pardonner tous vos méfaits.

 

PÈRE UBU

Laquelle ? Je suis tout disposé à devenir un saint homme, je veux être évêque et voir mon nom sur le calendrier.

 

MÈRE UBU  

Il faut pardonner à la Mère Ubu d'avoir détourné un peu d'argent.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, voilà ! Je lui pardonnerai quand elle m'aura rendu tout, qu'elle aura été bien rossée, et qu'elle aura ressuscité mon cheval à finances.

 

MÈRE UBU

Il en est toqué de son cheval ! Ah ! je suis perdue, le jour se lève.

 

PÈRE UBU 

Mais enfin je suis content de savoir maintenant assurément que ma chère épouse me volait. Je le sais maintenant de source sûre. Omnis a Deo scientia, ce qui veut dire : Omnis, toute ; a Deo, science ; scientia, vient de Dieu. Voilà l'explication du phénomène. Mais madame l'Apparition ne dit plus rien. Que ne puis-je lui offrir de quoi se réconforter. Ce qu'elle disait était très amusant. Tiens, mais il fait jour ! Ah ! Seigneur, de par mon cheval à finances, c'est la Mère Ubu !

 

MÈRE UBU, effrontément.  

Ça n'est pas vrai, je vais vous excommunier.

 

PÈRE UBU  

Ah ! charogne !

 

MÈRE UBU  

Quelle impiété.

 

PÈRE UBU  

Ah ! c'est trop fort. Je vois bien que c'est toi, sotte chipie ! Pourquoi diable es-tu ici ?

 

MÈRE UBU  

Giron est mort et les Polonais m'ont chassée.

 

PÈRE UBU  

Et moi, ce sont les Russes qui m'ont chassé: les beaux esprits se rencontrent.

 

MÈRE UBU  

Dis donc qu'un bel esprit a rencontré une bourrique !

 

PÈRE UBU  

Ah ! eh bien, il va rencontrer un palmipède maintenant.

 

Il lui jette l'ours.

 

MÈRE UBU, tombant accablée sous le poids de l'ours.  

Ah ! grand Dieu ! Quelle horreur ! Ah ! je meurs ! J'étouffe ! il me mord ! Il m'avale ! il me digère !

 

PÈRE UBU  

Il est mort ! grotesque. Oh ! mais, au fait, peut-être que non ! Ah ! Seigneur ! non, il n'est pas mort, sauvons-nous. (Remontant sur son rocher.) Pater noster qui es…

 

MÈRE UBU, se débarrassant.  

Tiens ! où est-il ?

 

PÈRE UBU  

Ah ! Seigneur ! la voilà encore ! Sotte créature, il n'y a donc pas moyen de se débarrasser d'elle. Est-il mort, cet ours ?

 

MÈRE UBU  

Eh oui, sotte bourrique, il est déjà tout froid. Comment est-il venu ici ?

 

PÈRE UBU, confus.  

Je ne sais pas. Ah ! si, je sais ! Il a voulu manger Pile et Cotice et moi je l'ai tué d'un coup de Pater Noster.

 

MÈRE UBU  

Pile, Cotice, Pater Noster. Qu'est-ce que c'est que ça ? il est fou, ma finance !

 

PÈRE UBU  

C'est très exact ce que je dis ! Et toi tu es idiote, ma giborgne !

 

MÈRE UBU  

Raconte-moi ta campagne, Père Ubu.

 

PÈRE UBU  

Oh ! dame, non ! C'est trop long. Tout ce que je sais, c'est que malgré mon incontestable vaillance tout le monde m'a battu.

 

MÈRE UBU  

Comment, même les Polonais ?

 

PÈRE UBU  

Ils criaient : Vivent Venceslas et Bougrelas.

 

J'ai cru qu'on voulait m'écarteler. Oh ! les enragés ! Et puis ils ont tué Rensky !

 

MÈRE UBU  

Ça m'est bien égal ! Tu sais que Bougrelas a tué le Palotin Giron !

 

PÈRE UBU  

Ça m'est bien égal ! Et puis ils ont tué le pauvre Lascy !

 

MÈRE UBU  

Ça m'est bien égal !

 

PÈRE UBU  

Oh ! mais tout de même, arrive ici, charogne !

 

Mets-toi à genoux devant ton maître (il l'empoigne et la jette à genoux), tu vas subir le dernier supplice.

 

MÈRE UBU  

Ho, ho, monsieur Ubu !

 

PÈRE UBU  

Oh ! oh ! oh ! après, as-tu fini ? Moi je commence torsion du nez, arrachement des cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oneilles, extraction de la cervelle par les talons, lacération du postérieur, suppression partielle ou même totale de la moelle épinière (si au moins ça pouvait lui ôter les épines du caractère), sans oublier l'ouverture de la vessie natatoire et finalement la grande décollation renouvelée de saint Jean-Baptiste, le tout tiré des très saintes Écritures, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, mis en ordre, corrigé et perfectionné par l'ici présent Maître des Finances ! Ça te va-t-il, andouille ?

 

Il la déchire.

 

MÈRE UBU  

Grâce, monsieur Ubu !

 

Grand bruit à l'entrée de la caverne.

 

 

 

Scène II  

Les mêmes, Bougrelas se ruant dans la caverne avec ses soldats

 

BOUGRELAS

En avant, mes amis ! Vive la Pologne !

 

PÈRE UBU  

Oh ! oh ! attends un peu, monsieur le Polognard. Attends que j'en aie fini avec madame ma moitié !

 

BOUGRELAS, le frappant.  

Tiens, lâche, gueux, sacripant, mécréant, musulman !

 

PÈRE UBU, ripostant.  

Tiens ! Polognard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, communard !

 

MÈRE UBU, le battant aussi.  

Tiens, capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon !

 

Les Soldats se ruent sur les Ubs, qui se défendent de leur mieux.

 

PÈRE UBU  

Dieux ! quels renfoncements !

 

MÈRE UBU 

On a des pieds, messieurs les Polonais.

 

PÈRE UBU  

De par ma chandelle verte, ça va-t-il finir, à la fin de la fin ? Encore un ! Ah ! si j'avais ici mon cheval à phynances !

 

BOUGRELAS

Tapez, tapez toujours.

 

VOIX AU DEHORS  

Vive le Père Ubé, notre grand financier !

 

PÈRE UBU  

Ah ! les voilà. Hurrah ! Voilà les Pères Ubus. En avant, arrivez, on a besoin de vous, messieurs des Finances !

 

Entrent les Palotins, qui se jettent dans la mêlée.

 

COTICE  

À la porte les Polonais !

 

PILE  

Hon ! nous nous revoyons, Monsieuye des Finances. En avant, poussez vigoureusement, gagnez la porte, une fois dehors il n'y aura plus qu'à se sauver.

 

PÈRE UBU

Oh ! ça, c'est mon plus fort. Ô comme il tape.

 

BOUGRELAS  

Dieu ! je suis blessé.

 

STANISLAS LECZINSKI  

Ce n'est rien, Sire.

 

BOUGRELAS  

Non, je suis seulement étourdi.

 

JEAN SOBIESKI  

Tapez, tapez toujours, ils gagnent la porte, les gueux.

 

COTICE  

On approche, suivez le monde. Par conséiquent de quoye, je vois le ciel.

 

PILE  

Courage, sire Ubu.

 

PÈRE UBU 

Ah ! j'en fais dans ma culotte. En avant, cornegidouille ! Tudez, saignez, écorchez, massacrez, corne d'Ubu ! Ah ! ça diminue !

 

COTICE  

Il n'y en a plus que deux à garder la porte.

 

PÈRE UBU, les assommant à coups d'ours.  

Et d'un, et de deux ! Ouf ! me voilà dehors ! Sauvons-nous ! suivez, les autres, et vivement !

 

 

 

Scène III  

La scène représente la province de Livonie couverte de neige. Les Ubu et leur suite en fuite.

 

PÈRE UBU  

Ah ! je crois qu'ils ont renoncé à nous attraper.

 

MÈRE UBU  

Oui, Bougrelas est allé se faire couronner.

 

PÈRE UBU  

Je ne la lui envie pas, sa couronne.

 

MÈRE UBU  

Tu as bien raison, Père Ubu.

 

Ils disparaissent dans le lointain.

 

 

 

Scène IV  

Le pont d'un navire courant au plus près sur la Baltique. Sur le pont le Père Ubu et toute sa bande.

 

LE COMMANDANT

Ah ! quelle belle brise.

 

PÈRE UBU  

Il est de fait que nous filons avec une rapidité qui tient du prodige. Nous devons faire au moins un million de nœuds à l'heure, et ces nœuds ont ceci de bon qu'une fois faits ils ne se défont pas. Il est vrai que nous avons vent arrière.

 

PILE  

Quel triste imbécile.

 

Une risée arrive, le navire couche et blanchit la mer.

 

PÈRE UBU  

Oh ! Ah ! Dieu ! nous voilà chavirés. Mais il va tout de travers, il va tomber ton bateau.

 

LE COMMANDANT  

Tout le monde sous le vent, bordez la misaine !

 

PÈRE UBU  

Ah ! mais non, par exemple ! Ne vous mettez pas tous du même côté ! C'est imprudent ça. Et supposez que le vent vienne à changer de côté tout le monde irait au fond de l'eau et les poissons nous mangeront.

 

LE COMMANDANT  

N'arrivez pas, serrez près et plein !

 

PÈRE UBU  

Si ! Si ! Arrivez. Je suis pressé, moi ! Arrivez, entendez-vous ! C'est ta faute, brute de capitaine, si nous n'arrivons pas. Nous devrions être arrivés. Oh ! oh, mais je vais commander, moi, alors ! Pare à virer ! À Dieu vat. Mouillez, virez vent devant, virez vent arrière. Hissez les voiles, serrez les voiles, la barre dessus, la barre dessous, la barre à côté. Vous voyez, ça va très bien. Venez en travers à la lame et alors ce sera parfait.

 

Tous se tordent, la brise fraîchit.

 

LE COMMANDANT  

Amenez le grand foc, prenez un ris aux huniers !

 

PÈRE UBU  

Ceci n'est pas mal, c'est même bon ! Entendez-vous, monsieur l'Équipage ? amenez le grand coq et allez faire un tour dans les pruniers.

 

Plusieurs agonisent de rire. Une lame embarque.

 

PÈRE UBU  

Oh ! quel déluge ! Ceci est un effet des manœuvres que nous avons ordonnées.

 

MÈRE UBU ET PILE  

Délicieuse chose que la navigation.

 

Deuxième lame embarque.

 

PILE, inondé.  

Méfiez-vous de Satan et de ses pompes.

 

PÈRE UBU  

Sire garçon, apportez-nous à boire.

 

Tous s'installent à boire.

 

MÈRE UBU  

Ah ! quel délice de revoir bientôt la douce France, nos vieux amis et notre château de Mondragon !

 

PÈRE UBU  

Eh ! nous y serons bientôt. Nous arrivons à l'instant sous le château d'Elseneur.

 

PILE  

Je me sens ragaillardi à l'idée de revoir ma chère Espagne.

 

COTICE  

Oui, et nous éblouirons nos compatriotes des récits de nos aventures merveilleuses.

 

PÈRE UBU  

Oh ! ça, évidemment ! Et moi je me ferai nommer Maître des Finances à Paris.

 

MÈRE UBU  

C'est cela ! Ah ! quelle secousse !

 

COTICE  

Ce n'est rien, nous venons de doubler la pointe d'Elseneur.

 

PILE

Et maintenant notre noble navire s'élance à toute vitesse sur les sombres lames de la mer du Nord.

 

PÈRE UBU  

Mer farouche et inhospitalière qui baigne le pays appelé Germanie, ainsi nommé parce que les habitants de ce pays sont tous cousins germains.

 

MÈRE UBU  

Voilà ce que j'appelle de l'érudition. On dit ce pays fort beau.

 

PÈRE UBU

Ah ! messieurs ! si beau qu'il soit il ne vaut pas la Pologne. S'il n'y avait pas de Pologne il n'y aurait pas de Polonais !

 

Et maintenant, comme vous avez bien écouté et vous êtes tenus tranquilles, on va vous chanter

 

LA CHANSON DU DÉCERVELAGE

 

Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste, 

Dans la ru' du Champ d' Mars, d' la paroiss' de Toussaints.

Mon épouse exerçait la profession d' modiste, 

Et nous n'avions jamais manqué de rien.

 

Quand le dimanche s'annonçait sans nuage, 

Nous exhibions nos beaux accoutrements

Et nous allions voir le décervelage

Ru' d' l'Echaudé, passer un bon moment.

 

Voyez, voyez la machin' tourner, 

Voyez, voyez la cervelle sauter, 

Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

 

Nos deux marmots chéris, barbouillés d' confitures, 

Brandissant avec joi' des poupins en papier, 

Avec nous s'installaient sur le haut d' la voiture

Et nous roulions gaîment vers l'Echaudé.

 

On s' précipite en foule à la barrière, 

On s' fich' des coups pour être au premier rang ;

Moi je m' mettais toujours sur un tas d' pierres

Pour pas salir mes godillots dans l' sang.

 

Voyez, voyez la machin' tourner,

 Voyez, voyez la cervelle sauter, 

Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

 

Bientôt ma femme et moi nous somm's tout blancs d' cervelle, 

Les marmots en boulottent et tous nous trépignons 

En voyant l' Palotin qui brandit sa lumelle, 

Et les blessur's et les numéros d' plomb.

 

Soudain j' perçois dans l' coin, près d' la machine, 

La gueul' d'un bonz' qui n' m' revient qu'à moitié.

Mon vieux, que j' dis, je reconnais ta bobine,

 Tu m'as volé, c'est pas moi qui t' plaindrai.

 

Voyez, voyez la machin' tourner, 

Voyez, voyez la cervelle sauter, 

oyez, voyez les Rentiers trembler ;

(CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

 

Soudain j' me sens tirer la manch' par mon épouse : 

Espèc' d'andouill', qu'ell' m' dit, v'là l' moment d'te montrer :

Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d' bouse, 

V'là l' Palotin qu'a just' le dos tourné. 

 

En entendant ce raisonn' ment superbe, 

J'attrap' sus l' coup mon courage à deux mains :

J' flanque au Rentier une gigantesque merdre

Qui s'aplatit sur l' nez du Palotin.

 

Voyez, voyez la machin' tourner, 

Voyez, voyez la cervelle sauter, 

Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

 

Aussitôt suis lancé par-dessus la barrière, 

Par la foule en fureur je me vois bousculé

Et j' suis précipité la tête la première

Dans l'grand trou noir d'ous qu'on n' revient jamais.

 

 

Voilà c' que c'est qu' d'aller s' prom' ner l' dimanche

Rue d' l'Echaudé pour voir décerveler, 

Marcher l' Pinc'-Porc ou bien l' Démanch'-Comanche, 

On part vivant et l'on revient tudé.

 

Voyez, voyez la machin' tourner, 

Voyez, voyez la cervell' sauter, 

Voyez, voyez les Rentiers trembler ; (

CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

 

 

 

FIN

Rideau, merdre !

 

Mise en scène de Jean-Christophe Averty, 1965

 

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6 juin 2013

Une descente dans le Maelström, Edgar Allan Poe

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Cette nouvelle fait partie du recueil "Histoires extraordinaires"

 

Une descente dans le Maelström

Traduction Charles Baudelaire

 

 

Les voies de Dieu, dans la nature comme dans l’ordre de la Providence, ne sont point nos voies ; et les types que nous concevons n’ont aucune mesure commune avec la vastitude, la profondeur et l’incompréhensibilité de ses œuvres, qui contiennent en elles un abîme plus profond que le puits de Démocrite.

JOSEPH GLANVILL.

 

◄►

 

                        Nous avions atteint le sommet du rocher le plus élevé. Le vieil homme, pendant quelques minutes, sembla trop épuisé pour parler.

– Il n’y a pas encore bien longtemps, – dit-il à la fin – je vous aurais guidé par ici aussi bien que le plus jeune de mes fils. Mais, il y a trois ans, il m’est arrivé une aventure plus extraordinaire que n’en essuya jamais un être mortel ou du moins telle que jamais homme n’y a survécu pour la raconter, et les six mortelles heures que j’ai endurées m’ont brisé le corps et l’âme. Vous me croyez très vieux, mais je ne le suis pas. Il a suffi du quart d’une journée pour blanchir ces cheveux noirs comme du jais, affaiblir mes membres et détendre mes nerfs au point de trembler après le moindre effort et d’être effrayé par une ombre. Savez-vous bien que je puis à peine, sans attraper le vertige, regarder par-dessus ce petit promontoire.

 

Le petit promontoire sur le bord duquel il s’était si négligemment jeté pour se reposer, de façon que la partie la plus pesante de son corps surplombait, et qu’il n’était garanti d’une chute que par le point d’appui que prenait son coude sur l’arête extrême et glissante, le petit promontoire s’élevait à quinze ou seize cents pieds environ d’un chaos de rochers situés au-dessous de nous, – immense précipice de granit luisant et noir.

Pour rien au monde je n’aurais voulu me hasarder à six pieds du bord. Véritablement, j’étais si profondément agité par la situation périlleuse de mon compagnon, que je me laissai tomber tout de mon long sur le sol, m’accrochant à quelques arbustes voisins, n’osant pas même lever les yeux vers le ciel. Je m’efforçais en vain de me débarrasser de l’idée que la fureur du vent mettait en danger la base même de la montagne. Il me fallut du temps pour me raisonner et trouver le courage de me mettre sur mon séant et de regarder au loin dans l’espace.

 

– Il vous faut prendre le dessus sur ces lubies-là, me dit le guide, car je vous ai amené ici pour vous faire voir à loisir le théâtre de l’événement dont je parlais tout à l’heure, et pour vous raconter toute l’histoire avec la scène même sous vos yeux.

 

« Nous sommes maintenant, reprit-il avec cette manière minutieuse qui le caractérisait, nous sommes maintenant sur la côte même de Norvège, au 68ème degré de latitude, dans la grande province de Nortland et dans le lugubre district de Lofoden. La montagne dont nous occupons le sommet est Helseggen, la Nuageuse. Maintenant, levez-vous un peu ; accrochez-vous au gazon, si vous sentez venir le vertige, – c’est cela, – et regardez au-delà de cette ceinture de vapeurs qui cache la mer à nos pieds.

 

Je regardai vertigineusement, et je vis une vaste étendue de mer, dont la couleur d’encre me rappela tout d’abord le tableau du géographe Nubien et sa Mer des Ténèbres. C’était un panorama plus effroyablement désolé qu’il n’est donné à une imagination humaine de le concevoir. À droite et à gauche, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, s’allongeaient, comme les remparts du monde, les lignes d’une falaise horriblement noire et surplombante, dont le caractère sombre était puissamment renforcé par le ressac qui montait jusque sur sa crête blanche et lugubre, hurlant et mugissant éternellement. Juste en face du promontoire sur le sommet duquel nous étions placés, à une distance de cinq ou six milles en mer, on apercevait une île qui avait l’air désert, ou plutôt on la devinait au moutonnement énorme des brisants dont elle était enveloppée. À deux milles environ plus près de la terre, se dressait un autre îlot plus petit, horriblement pierreux et stérile, et entouré de groupes interrompus de roches noires.

 

L’aspect de l’Océan, dans l’étendue comprise entre le rivage et l’île la plus éloignée, avait quelque chose d’extraordinaire. En ce moment même, il soufflait du côté de la terre une si forte brise, qu’un brick, tout au large, était à la cape avec deux ris dans sa toile et que sa coque disparaissait quelquefois tout entière ; et pourtant il n’y avait rien qui ressemblât à une houle régulière, mais seulement, et en dépit du vent, un clapotement d’eau, bref, vif et tracassé dans tous les sens ; – très peu d’écume, excepté dans le voisinage immédiat des rochers.

 

– L’île que vous voyez là-bas, reprit le vieil homme, est appelée par les Norvégiens Vurrgh. Celle qui est à moitié chemin est Moskoe. Celle qui est à un mille au nord est Ambaaren. Là-bas sont Islesen, Hotholm, Keildhelm, Suarven et Buckholm. Plus loin, – entre Moskoe et Vurrgh, – Otterholm, Flimen, Sandflesen et Stockholm. Tels sont les vrais noms de ces endroits ; mais pourquoi ai-je jugé nécessaire de vous les nommer, je n’en sais rien, je n’y puis rien comprendre, – pas plus que vous. – Entendez-vous quelque chose ? Voyez-vous quelque changement sur l’eau ?

 

Nous étions depuis dix minutes environ au haut de Helseggen, où nous étions montés en partant de l’intérieur de Lofoden, de sorte que nous n’avions pu apercevoir la mer que lorsqu’elle nous avait apparu tout d’un coup du sommet le plus élevé. Pendant que le vieil homme parlait, j’eus la perception d’un bruit très fort et qui allait croissant, comme le mugissement d’un immense troupeau de buffles dans une prairie d’Amérique ; et, au moment même, je vis ce que les marins appellent le caractère clapoteux de la mer se changer rapidement en un courant qui se faisait vers l’est. Pendant que je regardais, ce courant prit une prodigieuse rapidité. Chaque instant ajoutait à sa vitesse, – à son impétuosité déréglée. En cinq minutes, toute la mer, jusqu’à Vurrgh, fut fouettée par une indomptable furie ; mais c’était entre Moskoe et la côte que dominait principalement le vacarme. Là, le vaste lit des eaux, sillonné et couturé par mille courants contraires, éclatait soudainement en convulsions frénétiques, – haletant, bouillonnant, sifflant, pirouettant en gigantesques et innombrables tourbillons, et tournoyant et se ruant tout entier vers l’est avec une rapidité qui ne se manifeste que dans des chutes d’eau précipitées.

 

Au bout de quelques minutes, le tableau subit un autre changement radical. La surface générale devint un peu plus unie, et les tourbillons disparurent un à un, pendant que de prodigieuses bandes d’écume apparurent là où je n’en avais vu aucune jusqu’alors. Ces bandes, à la longue, s’étendirent à une grande distance, et, se combinant entre elles, elles adoptèrent le mouvement giratoire des tourbillons apaisés et semblèrent former le germe d’un vortex plus vaste. Soudainement, très soudainement, celui-ci apparut et prit une existence distincte et définie, dans un cercle de plus d’un mille de diamètre. Le bord du tourbillon était marqué par une large ceinture d’écume lumineuse ; mais pas une parcelle ne glissait dans la gueule du terrible entonnoir, dont l’intérieur, aussi loin que l’œil pouvait y plonger, était fait d’un mur liquide, poli, brillant et d’un noir de jais, faisant avec l’horizon un angle de 45 degrés environ, tournant sur lui-même sous l’influence d’un mouvement étourdissant, et projetant dans les airs une voix effrayante, moitié cri, moitié rugissement, telle que la puissante cataracte du Niagara elle-même, dans ses convulsions, n’en a jamais envoyé de pareille vers le ciel.

 

La montagne tremblait dans sa base même, et le roc remuait. Je me jetai à plat ventre, et, dans un excès d’agitation nerveuse, je m’accrochai au maigre gazon.

– Ceci, dis-je enfin au vieillard, ne peut pas être autre chose que le grand tourbillon du Maelström.

– On l’appelle quelquefois ainsi, dit-il ; mais nous autres Norvégiens, nous le nommons le Moskoe-Strom, de l’île de Moskoe, qui est située à moitié chemin.

 

Les descriptions ordinaires de ce tourbillon ne m’avaient nullement préparé à ce que je voyais. Celle de Jonas Ramus, qui est peut-être plus détaillée qu’aucune autre ne donne pas la plus légère idée de la magnificence et de l’horreur du tableau, – ni de l’étrange et ravissante sensation de nouveauté qui confond le spectateur. Je ne sais pas précisément de quel point de vue ni à quelle heure l’a vu l’écrivain en question ; mais ce ne peut être ni du sommet de Helseggen, ni pendant une tempête. Il y a néanmoins quelques passages de sa description qui peuvent être cités pour les détails, quoiqu’ils soient très insuffisants pour donner une impression du spectacle.

 

– Entre Lofoden et Moskoe, dit-il, la profondeur de l’eau est de trente-six à quarante brasses ; mais, de l’autre côté, du côté de Ver (il veut dire Vurrgh), cette profondeur diminue au point qu’un navire ne pourrait y chercher un passage sans courir le danger de se déchirer sur les roches, ce qui peut arriver par le temps le plus calme. Quand vient la marée, le courant se jette dans l’espace compris entre Lofoden et Moskoe avec une tumultueuse rapidité ; mais le rugissement de son terrible reflux est à peine égalé par celui des plus hautes et des plus terribles cataractes ; le bruit se fait entendre à plusieurs lieues, et les tourbillons ou tournants creux sont d’une telle étendue et d’une telle profondeur, que, si un navire entre dans la région de son attraction, il est inévitablement absorbé et entraîné au fond, et, là, déchiré en morceaux contre les rochers ; et, quand le courant se relâche, les débris sont rejetés à la surface. Mais ces intervalles de tranquillité n’ont lieu qu’entre le reflux et le flux, par un temps calme, et ne durent qu’un quart d’heure ; puis la violence du courant revient graduellement.

 

« Quand il bouillonne le plus et quand sa force est accrue par une tempête, il est dangereux d’en approcher, même d’un mille norvégien. Des barques, des yachts, des navires ont été entraînés pour n’y avoir pas pris garde avant de se trouver à portée de son attraction. Il arrive assez fréquemment que des baleines viennent trop près du courant et sont maîtrisées par sa violence ; et il est impossible de décrire leurs mugissements et leurs beuglements dans leur inutile effort pour se dégager.

 

« Une fois, un ours, essayant de passer à la nage le détroit entre Lofoden et Moskoe, fut saisi par le courant et emporté au fond ; il rugissait si effroyablement qu’on l’entendait du rivage. De vastes troncs de pins et de sapins, engloutis par le courant, reparaissent brisés et déchirés, au point qu’on dirait qu’il leur a poussé des poils. Cela démontre clairement que le fond est fait de roches pointues sur lesquelles ils ont été roulés çà et là. Ce courant est réglé par le flux et le reflux de la mer, qui a constamment lieu de six en six heures. Dans l’année 1645, le dimanche de la Sexagésime, de fort grand matin, il se précipita avec un tel fracas et une telle impétuosité, que des pierres se détachaient des maisons de la côte…

 

En ce qui concerne la profondeur de l’eau, je ne comprends pas comment on a pu s’en assurer dans la proximité immédiate du tourbillon. Les quarante brasses doivent avoir trait seulement aux parties du canal qui sont tout près du rivage, soit de Moskoe, soit de Lofoden. La profondeur au centre du Moskoe-Strom doit être incommensurablement plus grande, et il suffit, pour en acquérir la certitude, de jeter un coup d’œil oblique dans l’abîme du tourbillon, quand on est sur le sommet le plus élevé de Helseggen. En plongeant mon regard du haut de ce pic dans le Phlégéthon* hurlant, je ne pouvais m’empêcher de sourire de la simplicité avec laquelle le bon Jonas Ramus raconte, comme choses difficiles à croire, ses anecdotes d’ours et de baleines ; car il me semblait que c’était chose évidente de soi que le plus grand vaisseau de ligne possible arrivant dans le rayon de cette mortelle attraction, devait y résister aussi peu qu’une plume à un coup de vent et disparaître tout en grand et tout d’un coup.

 

Les explications qu’on a données du phénomène, – dont quelques-unes, je me le rappelle, me paraissaient suffisamment plausibles à la lecture, – avaient maintenant un aspect très différent et très peu satisfaisant. L’explication généralement reçue est que, comme les trois petits tourbillons des îles Féroë, celui-ci « n’a pas d’autre cause que le choc des vagues montant et retombant, au flux et au reflux, le long d’un banc de roches qui endigue les eaux et les rejette en cataracte ; et qu’ainsi, plus la marée s’élève, plus la chute est profonde, et que le résultat naturel est un tourbillon ou vortex, dont la prodigieuse puissance de succion est suffisamment démontrée par de moindres exemples ». Tels sont les termes de l’Encyclopédie britannique. Kircher et d’autres imaginent qu’au milieu du canal du Maelström est un abîme qui traverse le globe et aboutit dans quelque région très éloignée ; – le golfe de Bothnie a même été désigné une fois un peu légèrement. Cette opinion assez puérile était celle à laquelle, pendant que je contemplais le lieu, mon imagination donnait le plus volontiers son assentiment ; et, comme j’en faisais part au guide, je fus assez surpris de l’entendre me dire que, bien que telle fût l’opinion presque générale des Norvégiens à ce sujet, ce n’était néanmoins pas la sienne. Quant à cette idée, il confessa qu’il était incapable de la comprendre, et je finis par être d’accord avec lui ; car, pour concluante qu’elle soit sur le papier, elle devient absolument inintelligible et absurde à côté du tonnerre de l’abîme.

                                      

 * Un des fleuves des Enfers.

 

– Maintenant que vous avez bien vu le tourbillon, me dit le vieil homme, si vous voulez que nous nous glissions derrière cette roche, sous le vent, de manière qu’elle amortisse le vacarme de l’eau, je vous conterai une histoire qui vous convaincra que je dois en savoir quelque chose, du Moskoe-Strom !

 

Je me plaçai comme il le désirait, et il commença :

 

– Moi et mes deux frères, nous possédions autrefois un semaque gréé en goélette, de soixante et dix tonneaux à peu près, avec lequel nous pêchions habituellement parmi les îles au-delà de Moskoe, près de Vurrgh. Tous les violents remous de mer donnent une bonne pêche, pourvu qu’on s’y prenne en temps opportun et qu’on ait le courage de tenter l’aventure ; mais, parmi tous les hommes de la côte de Lofoden, nous trois seuls, nous faisions notre métier ordinaire d’aller aux îles, comme je vous dis. Les pêcheries ordinaires sont beaucoup plus bas vers le sud. On y peut prendre du poisson à toute heure, sans courir grand risque, et naturellement ces endroits-là sont préférés ; mais les places de choix, par ici, entre les rochers, donnent non seulement le poisson de la plus belle qualité, mais aussi en bien plus grande abondance ; si bien que nous prenions souvent en un seul jour ce que les timides dans le métier n’auraient pas pu attraper tous ensemble en une semaine. En somme, nous faisions de cela une espèce de spéculation désespérée, – le risque de la vie remplaçait le travail, et le courage tenait lieu de capital.

 

« Nous abritions notre semaque dans une anse à cinq milles sur la côte au-dessus de celle-ci ; et c’était notre habitude, par le beau temps, de profiter du répit de quinze minutes pour nous lancer à travers le canal principal du Moskoe-Strom, bien au-dessus du trou, et d’aller jeter l’ancre quelque part dans la proximité d’Otterholm ou de Sandflesen, où les remous ne sont pas aussi violents qu’ailleurs. Là, nous attendions ordinairement, pour lever l’ancre et retourner chez nous, à peu près jusqu’à l’heure de l’apaisement des eaux. Nous ne nous aventurions jamais dans cette expédition sans un bon vent arrière pour aller et revenir, – un vent dont nous pouvions être sûrs pour notre retour, – et nous nous sommes rarement trompés sur ce point. Deux fois, en six ans, nous avons été forcés de passer la nuit à l’ancre par suite d’un calme plat, ce qui est un cas bien rare dans ces parages ; et, une autre fois, nous sommes restés à terre près d’une semaine, affamés jusqu’à la mort, grâce à un coup de vent qui se mit à souffler peu de temps après notre arrivée et rendit le canal trop orageux pour songer à le traverser. Dans cette occasion, nous aurions été entraînés au large en dépit de tout (car les tourbillons nous ballottaient çà et là avec une telle violence, qu’à la fin nous avions chassé sur notre ancre faussée), si nous n’avions dérivé dans un de ces innombrables courants qui se forment, ici aujourd’hui, et demain ailleurs, et qui nous conduisit sous le vent de Flimen, où, par bonheur, nous pûmes mouiller.

 

« Je ne vous dirai pas la vingtième partie des dangers que nous essuyâmes dans les pêcheries, – c’est un mauvais parage, même par le beau temps, – mais nous trouvions toujours moyen de défier le Moskoe-Strom sans accident ; parfois pourtant le cœur me montait aux lèvres quand nous étions d’une minute en avance ou en retard sur l’accalmie. Quelquefois, le vent n’était pas aussi vif que nous l’espérions en mettant à la voile, et alors nous allions moins vite que nous ne l’aurions voulu, pendant que le courant rendait le semaque plus difficile à gouverner.

 

« Mon frère aîné avait un fils âgé de dix-huit ans, et j’avais pour mon compte deux grands garçons. Ils nous eussent été d’un grand secours dans de pareils cas, soit qu’ils eussent pris les avirons, soit qu’ils eussent pêché à l’arrière mais, vraiment, bien que nous consentissions à risquer notre vie, nous n’avions pas le cœur de laisser ces jeunesses affronter le danger ; car, tout bien considéré, c’était un horrible danger, c’est la pure vérité.

 

 « Il y a maintenant trois ans moins quelques jours qu’arriva ce que je vais vous raconter. C’était le 10 juillet 18.., un jour que les gens de ce pays n’oublieront jamais, – car ce fut un jour où souffla la plus horrible tempête qui soit jamais tombée de la calotte des cieux. Cependant, toute la matinée et même fort avant dans l’après-midi, nous avions eu une jolie brise bien faite du sud-ouest, le soleil était superbe, si bien que le plus vieux loup de mer n’aurait pas pu prévoir ce qui allait arriver.

 

« Nous étions passés tous les trois, mes deux frères et moi, à travers les îles à deux heures de l’après-midi environ, et nous eûmes bientôt chargé le semaque de fort beau poisson, qui – nous l’avions remarqué tous trois – était plus abondant ce jour-là que nous ne l’avions jamais vu. Il était juste sept heures à ma montre quand nous levâmes l’ancre pour retourner chez nous, de manière à faire le plus dangereux du Strom dans l’intervalle des eaux tranquilles, que nous savions avoir lieu à huit heures.

 

« Nous partîmes avec une bonne brise à tribord, et, pendant quelque temps, nous filâmes très rondement, sans songer le moins du monde au danger ; car, en réalité, nous ne voyions pas la moindre cause d’appréhension. Tout à coup nous fûmes masqués par une saute de vent qui venait de Helseggen. Cela était tout à fait extraordinaire, – c’était une chose qui ne nous était jamais arrivée – et je commençais à être un peu inquiet, sans savoir exactement pourquoi. Nous fîmes arriver au vent, mais nous ne pûmes jamais fendre les remous, et j’étais sur le point de proposer de retourner au mouillage, quand, regardant à l’arrière, nous vîmes tout l’horizon enveloppé d’un nuage singulier, couleur de cuivre, qui montait avec la plus étonnante vélocité.

 

« En même temps, la brise qui nous avait pris en tête tomba, et, surpris alors par un calme plat, nous dérivâmes à la merci de tous les courants. Mais cet état de choses ne dura pas assez longtemps pour nous donner le temps d’y réfléchir. En moins d’une minute, la tempête était sur nous, – une minute après, le ciel était entièrement chargé, – et il devint soudainement si noir, qu’avec les embruns qui nous sautaient aux yeux nous ne pouvions plus nous voir l’un l’autre à bord.

 

« Vouloir décrire un pareil coup de vent, ce serait folie. Le plus vieux marin de Norvège n’en a jamais essuyé de pareil. Nous avions amené toute la toile avant que le coup de vent nous surprît ; mais, dès la première rafale, nos deux mâts vinrent par-dessus bord, comme s’ils avaient été sciés par le pied, – le grand mât emportant avec lui mon plus jeune frère qui s’y était accroché par prudence.

 

« Notre bateau était bien le plus léger joujou qui eût jamais glissé sur la mer. Il avait un pont effleuré avec une seule petite écoutille à l’avant, et nous avions toujours eu pour habitude de la fermer solidement en traversant le Strom, bonne précaution dans une mer clapoteuse. Mais, dans cette circonstance présente, nous aurions sombré du premier coup, – car, pendant quelques instants, nous fûmes littéralement ensevelis sous l’eau. Comment mon frère aîné échappa-t-il à la mort ? je ne puis le dire, je n’ai jamais pu me l’expliquer. Pour ma part, à peine avais-je lâché la misaine, que je m’étais jeté sur le pont à plat ventre, les pieds contre l’étroit plat-bord de l’avant, et les mains accrochées à un boulon, auprès du pied du mât de misaine. Le pur instinct m’avait fait agir ainsi, c’était indubitablement ce que j’avais de mieux à faire, – car j’étais trop ahuri pour penser.

 

« Pendant quelques minutes, nous fûmes complètement inondés, comme je vous le disais, et, pendant tout ce temps, je retins ma respiration et me cramponnai à l’anneau. Quand je sentis que je ne pouvais pas rester ainsi plus longtemps sans être suffoqué, je me dressai sur mes genoux, tenant toujours bon avec mes mains, et je dégageai ma tête. Alors, notre petit bateau donna de lui-même une secousse, juste comme un chien qui sort de l’eau, et se leva en partie au-dessus de la mer. Je m’efforçais alors de secouer de mon mieux la stupeur qui m’avait envahi et de recouvrer suffisamment mes esprits pour voir ce qu’il y avait à faire, quand je sentis quelqu’un qui me saisissait le bras. C’était mon frère aîné, et mon cœur en sauta de joie, car je le croyais parti par-dessus bord ; – mais, un moment après, toute cette joie se changea en horreur, quand, appliquant sa bouche à mon oreille, il vociféra ce simple mot : Le Moskoe-Strom !

 

« Personne ne saura jamais ce que furent en ce moment mes pensées. Je frissonnai de la tête aux pieds, comme pris du plus violent accès de fièvre. Je comprenais suffisamment ce qu’il entendait par ce seul mot, – je savais bien ce qu’il voulait me faire entendre ! Avec le vent qui nous poussait maintenant, nous étions destinés au tourbillon du Strom, et rien ne pouvait nous sauver !

 

« Vous avez bien compris qu’en traversant le canal de Strom, nous faisions toujours notre route bien au-dessus du tourbillon, même par le temps le plus calme, et encore avions-nous bien soin d’attendre et d’épier le répit de la marée ; mais, maintenant, nous courions droit sur le gouffre lui-même, et avec une pareille tempête ! « À coup sûr, pensai-je, nous y serons juste au moment de l’accalmie, il y a là encore un petit espoir. » Mais, une minute après, je me maudissais d’avoir été assez fou pour rêver d’une espérance quelconque. Je voyais parfaitement que nous étions condamnés, eussions-nous été un vaisseau de je ne sais combien de canons !

 

« En ce moment, la première fureur de la tempête était passée, ou peut-être ne la sentions-nous pas autant parce que nous fuyions devant ; mais, en tout cas, la mer, que le vent avait d’abord maîtrisée, plane et écumeuse, se dressait maintenant en véritables montagnes. Un changement singulier avait eu lieu aussi dans le ciel. Autour de nous, dans toutes les directions, il était toujours noir comme de la poix, mais presque au-dessus de nous il s’était fait une ouverture circulaire, – un ciel clair, – clair comme je ne l’ai jamais vu, – d’un bleu brillant et foncé, – et à travers ce trou resplendissait la pleine lune avec un éclat que je ne lui avais jamais connu. Elle éclairait toutes choses autour de nous avec la plus grande netteté, – mais, grand Dieu ! quelle scène à éclairer !

 

« Je fis un ou deux efforts pour parler à mon frère ; mais le vacarme, sans que je pusse m’expliquer comment, s’était accru à un tel point, que je ne pus lui faire entendre un seul mot, bien que je criasse dans son oreille de toute la force de mes poumons. Tout à coup il secoua la tête, devint pâle comme la mort, et leva un de ses doigts comme pour me dire : Écoute !

 

« D’abord, je ne compris pas ce qu’il voulait dire, – mais bientôt une épouvantable pensée se fit jour en moi. Je tirai ma montre de mon gousset. Elle ne marchait pas. Je regardai le cadran au clair de la lune, et je fondis en larmes en la jetant au loin dans l’Océan. Elle s’était arrêtée à sept heures ! Nous avions laissé passer le répit de la marée, et le tourbillon du Strom était dans sa pleine furie !

 

« Quand un navire est bien construit, proprement équipé et pas trop chargé, les lames, par une grande brise, et quand il est au large, semblent toujours s’échapper de dessous sa quille, – ce qui parait très étrange à un homme de terre, – et ce qu’on appelle, en langage de bord, chevaucher (riding). Cela allait bien, tant que nous grimpions lestement sur la houle ; mais, actuellement, une mer gigantesque venait nous prendre par notre arrière et nous enlevait avec elle, – haut, haut, – comme pour nous pousser jusqu’au ciel. Je n’aurais jamais cru qu’une lame pût monter si haut. Puis nous descendions en faisant une courbe, une glissade, un plongeon, qui me donnait la nausée et le vertige, comme si je tombais en rêve du haut d’une immense montagne. Mais, du haut de la lame, j’avais jeté un rapide coup d’œil autour de moi, – et ce seul coup d’œil avait suffi. Je vis exactement notre position en une seconde. Le tourbillon de Moskoe-Strom était à un quart de mille environ, droit devant nous, mais il ressemblait aussi peu au Moskoe-Strom de tous les jours que ce tourbillon que vous voyez maintenant ressemble à un remous de moulin. Si je n’avais pas su où nous étions et ce que nous avions à attendre, je n’aurais pas reconnu l’endroit. Tel que je le vis, je fermai involontairement les yeux d’horreur ; mes paupières se collèrent comme dans un spasme.

 

« Moins de deux minutes après, nous sentîmes tout à coup la vague s’apaiser, et nous fûmes enveloppés d’écume. Le bateau fit un brusque demi-tour par bâbord, et partit dans cette nouvelle direction comme la foudre. Au même instant, le rugissement de l’eau se perdit dans une espèce de clameur aiguë, – un son tel que vous pouvez le concevoir en imaginant les soupapes de plusieurs milliers de steamers lâchant à la fois leur vapeur. Nous étions alors dans la ceinture moutonneuse qui cercle toujours le tourbillon ; et je croyais naturellement qu’en une seconde nous allions plonger dans le gouffre, au fond duquel nous ne pouvions pas voir distinctement, en raison de la prodigieuse vélocité avec laquelle nous y étions entraînés. Le bateau ne semblait pas plonger dans l’eau, mais la raser, comme une bulle d’air qui voltige sur la surface de la lame. Nous avions le tourbillon à tribord, et à bâbord se dressait le vaste Océan que nous venions de quitter. Il s’élevait comme un mur gigantesque se tordant entre nous et l’horizon.

 

« Cela peut paraître étrange ; mais alors, quand nous fûmes dans la gueule même de l’abîme, je me sentis plus de sang-froid que quand nous en approchions. Ayant fait mon deuil de toute espérance, je fus délivré d’une grande partie de cette terreur qui m’avait d’abord écrasé. Je suppose que c’était le désespoir qui raidissait mes nerfs.

 

« Vous prendrez peut-être cela pour une fanfaronnade, mais ce que je vous dis est la vérité : je commençai à songer quelle magnifique chose c’était de mourir d’une pareille manière, et combien il était sot à moi de m’occuper d’un aussi vulgaire intérêt que ma conservation individuelle, en face d’une si prodigieuse manifestation de la puissance de Dieu. Je crois que je rougis de honte quand cette idée traversa mon esprit. Peu d’instants après, je fus possédé de la plus ardente curiosité relativement au tourbillon lui-même. Je sentis positivement le désir d’explorer ses profondeurs, même au prix du sacrifice que j’allais faire ; mon principal chagrin était de penser que je ne pourrais jamais raconter à mes vieux camarades les mystères que j’allais connaître. C’étaient là, sans doute, de singulières pensées pour occuper l’esprit d’un homme dans une pareille extrémité, – et j’ai souvent eu l’idée depuis lors que les évolutions du bateau autour du gouffre m’avaient un peu étourdi la tête.

 

« Il y eut une autre circonstance qui contribua à me rendre maître de moi-même ; ce fut la complète cessation du vent, qui ne pouvait plus nous atteindre dans notre situation actuelle : – car, comme vous pouvez en juger par vous-même, la ceinture d’écume est considérablement au-dessous du niveau général de l’Océan, et ce dernier nous dominait maintenant comme la crête d’une haute et noire montagne. Si vous ne vous êtes jamais trouvé en mer par une grosse tempête, vous ne pouvez vous faire une idée du trouble d’esprit occasionné par l’action simultanée du vent et des embruns. Cela vous aveugle, vous étourdit, vous étrangle et vous ôte toute faculté d’action ou de réflexion. Mais nous étions maintenant grandement soulagés de tous ces embarras, – comme ces misérables condamnés à mort, à qui on accorde dans leur prison quelques petites faveurs qu’on leur refusait tant que l’arrêt n’était pas prononcé.

 

« Combien de fois fîmes-nous le tour de cette ceinture, il m’est impossible de le dire. Nous courûmes tout autour, pendant une heure à peu près ; nous volions plutôt que nous ne flottions, et nous nous rapprochions toujours de plus en plus du centre du tourbillon, et toujours plus près, toujours plus près de son épouvantable arête intérieure.

 

« Pendant tout ce temps, je n’avais pas lâché le boulon. Mon frère était à l’arrière, se tenant à une petite barrique vide, solidement attachée sous l’échauguette, derrière l’habitacle ; c’était le seul objet du bord qui n’eût pas été balayé quand le coup de temps nous avait surpris.

 

« Comme nous approchions de la margelle de ce puits mouvant, il lâcha le baril et tâcha de saisir l’anneau, que, dans l’agonie de sa terreur, il s’efforçait d’arracher de mes mains, et qui n’était pas assez large pour nous donner sûrement prise à tous deux. Je n’ai jamais éprouvé de douleur plus profonde que quand je le vis tenter une pareille action, – quoique je visse bien qu’alors il était insensé et que la pure frayeur en avait fait un fou furieux.

 

« Néanmoins, je ne cherchai pas à lui disputer la place. Je savais bien qu’il importait fort peu à qui appartiendrait l’anneau ; je lui laissai le boulon, et m’en allai au baril de l’arrière. Il n’y avait pas grande difficulté à opérer cette manœuvre ; car le semaque filait en rond avec assez d’aplomb et assez droit sur sa quille, poussé quelquefois çà et là par les immenses houles et les bouillonnements du tourbillon. À peine m’étais-je arrangé dans ma nouvelle position, que nous donnâmes une violente embardée à tribord, et que nous piquâmes la tête la première dans l’abîme. Je murmurai une rapide prière à Dieu, et je pensai que tout était fini.

 

« Comme je subissais l’effet douloureusement nauséabond de la descente, je m’étais instinctivement cramponné au baril avec plus d’énergie, et j’avais fermé les yeux. Pendant quelque secondes, je n’osai pas les ouvrir, – m’attendant à une destruction instantanée et m’étonnant de ne pas déjà en être aux angoisses suprêmes de l’immersion. Mais les secondes s’écoulaient ; je vivais encore. La sensation de chute avait cessé, et le mouvement du navire ressemblait beaucoup à ce qu’il était déjà, quand nous étions pris dans la ceinture d’écume, à l’exception que maintenant nous donnions davantage de la bande. Je repris courage et regardai une fois encore le tableau.

 

« Jamais je n’oublierai les sensations d’effroi, d’horreur et d’admiration que j’éprouvai en jetant les yeux autour de moi. Le bateau semblait suspendu comme par magie, à mi-chemin de sa chute, sur la surface intérieure d’un entonnoir d’une vaste circonférence, d’une profondeur prodigieuse, et dont les parois, admirablement polies, auraient pu être prises pour de l’ébène, sans l’éblouissante vélocité avec laquelle elles pirouettaient et l’étincelante et horrible clarté qu’elles répercutaient sous les rayons de la pleine lune, qui, de ce trou circulaire que j’ai déjà décrit, ruisselaient en un fleuve d’or et de splendeur le long des murs noirs et pénétraient jusque dans les plus intimes profondeurs de l’abîme.

 

« D’abord, j’étais trop troublé pour observer n’importe quoi avec quelque exactitude. L’explosion générale de cette magnificence terrifique était tout ce que je pouvais voir. Néanmoins, quand je revins un peu à moi, mon regard se dirigea instinctivement vers le fond. Dans cette direction, je pouvais plonger ma vue sans obstacle à cause de la situation de notre semaque qui était suspendu sur la surface inclinée du gouffre ; il courait toujours sur sa quille, c’est-à-dire que son pont formait un plan parallèle à celui de l’eau, qui faisait comme un talus incliné à plus de 45 degrés, de sorte que nous avions l’air de nous soutenir sur notre côté. Je ne pouvais m’empêcher de remarquer, toutefois, que je n’avais guère plus de peine à me retenir des mains et des pieds, dans cette situation, que si nous avions été sur un plan horizontal ; et cela tenait, je suppose, à la vélocité avec laquelle nous tournions.

 

« Les rayons de la lune semblaient chercher le fin fond de l’immense gouffre ; cependant, je ne pouvais rien distinguer nettement, à cause d’un épais brouillard qui enveloppait toutes choses, et sur lequel planait un magnifique arc-en-ciel, semblable à ce pont étroit et vacillant que les musulmans affirment être le seul passage entre le Temps et l’Éternité. Ce brouillard ou cette écume était sans doute occasionné par le conflit des grands murs de l’entonnoir, quand ils se rencontraient et se brisaient au fond ; – quant au hurlement qui montait de ce brouillard vers le ciel, je n’essayerai pas de le décrire.

 

« Notre première glissade dans l’abîme, à partir de la ceinture d’écume, nous avait portés à une grande distance sur la pente ; mais postérieurement notre descente ne s’effectua pas aussi rapidement, à beaucoup près. Nous filions toujours, toujours circulairement, non plus avec un mouvement uniforme, mais avec des élans qui parfois ne nous projetaient qu’à une centaine de yards, et d’autres fois nous faisaient accomplir une évolution complète autour du tourbillon. À chaque tour, nous nous rapprochions du gouffre, lentement, il est vrai, mais d’une manière très sensible.

 

« Je regardai au large sur le vaste désert d’ébène qui nous portait, et je m’aperçus que notre barque n’était pas le seul objet qui fût tombé dans l’étreinte du tourbillon. Au-dessus et au-dessous de nous, on voyait des débris de navires, de gros morceaux de charpente, des troncs d’arbres, ainsi que bon nombre d’articles plus petits, tels que des pièces de mobilier, des malles brisées, des barils et des douves. J’ai déjà décrit la curiosité surnaturelle qui s’était substituée à mes primitives terreurs. Il me sembla qu’elle augmentait à mesure que je me rapprochais de mon épouvantable destinée. Je commençai alors à épier avec un étrange intérêt les nombreux objets qui flottaient en notre compagnie. Il fallait que j’eusse le délire, – car je trouvais même une sorte d’amusement à calculer les vitesses relatives de leur descente vers le tourbillon d’écume.

 

« – Ce sapin, me surpris-je une fois à dire, sera certainement la première chose qui fera le terrible plongeon et qui disparaîtra ; – et je fus fort désappointé de voir qu’un bâtiment de commerce hollandais avait pris les devants et s’était engouffré le premier. À la longue, après avoir fait quelques conjectures de cette nature, et m’être toujours trompé, – ce fait, – le fait de mon invariable mécompte, – me jeta dans un ordre de réflexions qui firent de nouveau trembler mes membres et battre mon cœur encore plus lourdement.

 

« Ce n’était pas une nouvelle terreur qui m’affectait ainsi, mais l’aube d’une espérance bien plus émouvante. Cette espérance surgissait en partie de la mémoire, en partie de l’observation présente. Je me rappelai l’immense variété d’épaves qui jonchaient la côte de Lofoden, et qui avaient toutes été absorbées et revomies par le Moskoe-Strom. Ces articles, pour la plus grande partie, étaient déchirés de la manière la plus extraordinaire, – éraillés, écorchés, au point qu’ils avaient l’air d’être tout garnis de pointes et d’esquilles. – Mais je me rappelais distinctement alors qu’il y en avait quelques-uns qui n’étaient pas défigurés du tout. Je ne pouvais maintenant me rendre compte de cette différence qu’en supposant que les fragments écorchés fussent les seuls qui eussent été complètement absorbés, – les autres étant entrés dans le tourbillon à une période assez avancée de la marée, ou, après y être entrés, étant, pour une raison ou pour une autre, descendus assez lentement pour ne pas atteindre le fond avant le retour du flux ou du reflux, – suivant le cas. Je concevais qu’il était possible, dans les deux cas, qu’ils eussent remonté, en tourbillonnant de nouveau jusqu’au niveau de l’Océan, sans subir le sort de ceux qui avaient été entraînés de meilleure heure ou absorbés plus rapidement.

 

« Je fis aussi trois observations importantes : la première, que, – règle générale, – plus les corps étaient gros, plus leur descente était rapide ; – la seconde, que, deux masses étant données, d’une égale étendue, l’une sphérique et l’autre de n’importe quelle autre forme, la supériorité de vitesse dans la descente était pour la sphère ; - la troisième, que, de deux masses d’un volume égal, l’une cylindrique et l’autre de n’importe quelle autre forme, le cylindre était absorbé le plus lentement.

 

« Depuis ma délivrance, j’ai eu à ce sujet quelques conversations avec un vieux maître d’école du district ; et c’est de lui que j’ai appris l’usage des mots cylindre et sphère. Il m’a expliqué – mais j’ai oublié l’explication – que ce que j’avais observé était la conséquence naturelle de la forme des débris flottants, et il m’a démontré comment un cylindre, tournant dans un tourbillon, présentait plus de résistance à sa succion et était attiré avec plus de difficulté qu’un corps d’une autre forme quelconque et d’un volume égal*.

 

*Archimède, De occidentibus in fluido (E. A. P.)

 

« Il y avait une circonstance saisissante qui donnait une grande force à ces observations, et me rendait anxieux de les vérifier : c’était qu’à chaque révolution nous passions devant un baril ou devant une vergue ou un mât de navire, et que la plupart de ces objets, nageant à notre niveau quand j’avais ouvert les yeux pour la première fois sur les merveilles du tourbillon, étaient maintenant situés bien au-dessus de nous et semblaient n’avoir guère bougé de leur position première.

 

« Je n’hésitai pas plus longtemps sur ce que j’avais à faire. Je résolus de m’attacher avec confiance à la barrique que je tenais toujours embrassée, de larguer le câble qui la retenait à la cage, et de me jeter avec elle à la mer. Je m’efforçai d’attirer par signes l’attention de mon frère sur les barils flottants auprès desquels nous passions, et je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui faire comprendre ce que j’allais tenter. Je crus à la longue qu’il avait deviné mon dessein mais, qu’il l’eût ou ne l’eût pas saisi, il secoua la tête avec désespoir et refusa de quitter sa place près du boulon. Il m’était impossible de m’emparer de lui ; la conjoncture ne permettait pas de délai. Ainsi, avec une amère angoisse, je l’abandonnai à sa destinée ; je m’attachai moi-même à la barrique avec le câble qui l’amarrait à l’échauguette, et, sans hésiter un moment de plus, je me précipitai avec elle dans la mer.

 

« Le résultat fut précisément ce que j’espérais. Comme c’est moi-même qui vous raconte cette histoire, – comme vous voyez que j’ai échappé, – et comme vous connaissez déjà le mode de salut que j’employai et pouvez dès lors prévoir tout ce que j’aurais de plus à vous dire, j’abrégerai mon récit et j’irai droit à la conclusion.

 

« Il s’était écoulé une heure environ depuis que j’avais quitté le bord du semaque, quand, étant descendu à une vaste distance au-dessous de moi, il fit coup sur coup trois ou quatre tours précipités, et, emportant mon frère bien-aimé, piqua de l’avant décidément et pour toujours, dans le chaos d’écume. Le baril auquel j’étais attaché nageait presque à moitié chemin de la distance qui séparait le fond du gouffre de l’endroit où je m’étais précipité par-dessus bord, quand un grand changement eut lieu dans le caractère du tourbillon. La pente des parois du vaste entonnoir se fit de moins en moins escarpée. Les évolutions du tourbillon devinrent graduellement de moins en moins rapides. Peu à peu l’écume et l’arc-en-ciel disparurent, et le fond du gouffre sembla s’élever lentement.

 

« Le ciel était clair, le vent était tombé, et la pleine lune se couchait radieusement à l’ouest, quand je me retrouvai à la surface de l’Océan, juste en vue de la côte de Lofoden, et au-dessus de l’endroit où était naguère le tourbillon du Moskoe-Strom. C’était l’heure de l’accalmie, – mais la mer se soulevait toujours en vagues énormes par suite de la tempête. Je fus porté violemment dans le canal du Strom et jeté en quelques minutes à la côte, parmi les pêcheries. Un bateau me repêcha, – épuisé de fatigue ; – et, maintenant que le danger avait disparu, le souvenir de ces horreurs m’avait rendu muet. Ceux qui me tirèrent à bord étaient mes vieux camarades de mer et mes compagnons de chaque jour, – mais ils ne me reconnaissaient pas plus qu’ils n’auraient reconnu un voyageur revenu du monde des esprits. Mes cheveux, qui la veille étaient d’un noir de corbeau, étaient aussi blancs que vous les voyez maintenant.

Ils dirent aussi que toute l’expression de ma physionomie était changée. Je leur contai mon histoire, – ils ne voulurent pas y croire. – Je vous la raconte, à vous, maintenant, et j’ose à peine espérer que vous y ajouterez plus de foi que les plaisants pêcheurs de Lofoden. »

 

 

FIN

 

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6 juin 2013

Un coeur simple, Gustave Flaubert

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 Parfois publiée séparément, cette nouvelle est issue du recueil "Trois contes"

 

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                   Pour être mince, ce texte n'en représente pas moins la manifestation du sommet de l'art de Flaubert et même, comme beaucoup le disent : un des sommets de la littérature.

L'histoire de Félicité est mince, et ce n'est pas elle qui attirera l'attention, mais plutôt les mots. Ce modeste ouvrage, un des plus appréciés et des plus connus des amateurs de littérature, peut être en quelque sorte vu comme l'aboutissement obsessionnel de Flaubert, qui rêvait d'écrire un roman "qui n'aurait presque pas de sujet, ou du moins dont le sujet serait presque invisible" selon ses propres mots. Traduisons par un roman "tout en littérature".

Autant dire qu'une lecture attentive s'impose, ainsi que de nombreuses lectures pour apprécier toute la saveur littéraire de cette nouvelle exemplaire.

(Dont Fabrice Luchini fait grand cas).

JCP

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I

                      PENDANT un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité.

Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, — qui cependant n’était pas une personne agréable.

Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors, elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à 5.000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles.

Cette maison, revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle où Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s’alignaient huit chaises d’acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta, — et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin.

Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de « Madame », très grande, tendue d’un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de « Monsieur » en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l’on voyait deux couchettes d’enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d’un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d’étude ; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d’une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d’Audran, souvenirs d’un temps meilleur et d’un luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, — un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.

Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique.  

 

 

II

ELLE avait eu, comme une autre, son histoire d’amour. Son père, un maçon, s’était tué en tombant d’un échafaudage. Puis sa mère mourut, ses sœurs se dispersèrent, un fermier la recueillit, et l’employa toute petite à garder les vaches dans la campagne. Elle grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l’eau des mares, à propos de rien était battue, et finalement fut chassée pour un vol de trente sols, qu’elle n’avait pas commis. Elle entra dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient.

Un soir du mois d’août (elle avait alors dix-huit ans), ils l’entraînèrent à l’assemblée de Colleville. Tout de suite, elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d’or, cette masse de monde sautant à la fois. Elle se tenait à l’écart modestement, quand un jeune homme d’apparence cossue et qui fumait sa pipe les deux coudes sur le timon d’un banneau, vint l’inviter à la danse. Il lui paya du cidre, du café, de la galette, un foulard, et, s’imaginant qu’elle le devinait, offrit de la reconduire. Au bord d’un champ d’avoine, il la renversa brutalement. Elle eut peur et se mit à crier. Il s’éloigna.

Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser un grand chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant les roues elle reconnut Théodore.

Il l’aborda d’un air tranquille, disant qu’il fallait tout pardonner, puisque c’était « la faute de la boisson ».

Elle ne sut que répondre et avait envie de s’enfuir.

Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que maintenant ils se trouvaient voisins. — Ah ! dit-elle. Il ajouta qu’on désirait l’établir. Du reste il n’était pas pressé, et attendait une femme à son goût. Elle baissa la tête. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c’était mal de se moquer. — Mais non, je vous jure ! Et du bras gauche il lui entoura la taille. Elle marchait soutenue par son étreinte ; ils se ralentirent. Le vent était mou, les étoiles brillaient, l’énorme charretée de foin oscillait devant eux ; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite. Il l’embrassa encore une fois. Elle disparut dans l’ombre.

Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous.

Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous un arbre isolé. Elle n’était pas innocente à la manière des demoiselles, — les animaux l’avaient instruite ; — mais la raison et l’instinct de l’honneur l’empêchèrent de faillir. Cette résistance exaspéra l’amour de Théodore, si bien que pour le satisfaire (ou naïvement peut-être) il proposa de l’épouser. Elle hésitait à le croire. Il fit de grands serments.

Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux : ses parents, l’année dernière, lui avaient acheté un homme (1) ; mais d’un jour à l’autre on pouvait le reprendre ; l’idée de servir l’effrayait. Cette couardise fut pour Félicité une preuve de tendresse ; la sienne en redoubla. Elle s’échappait la nuit, et parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait avec ses inquiétudes et ses instances.

 

(1)   Afin d’effectuer le service militaire à sa place, pratique courante alors.

 

Enfin, il annonça qu’il irait lui-même à la Préfecture prendre des informations, et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et minuit.

Le moment arrivé, elle courut vers l’amoureux.

À sa place, elle trouva un de ses amis.

Il lui apprit qu’elle ne devait plus le revoir. Pour se garantir de la conscription, Théodore avait épousé une vieille femme très riche, Mme Lehoussais, de Toucques.

Ce fut un chagrin désordonné. Elle se jeta par terre, poussa des cris, appela le bon Dieu et gémit toute seule dans la campagne jusqu’au soleil levant. Puis, elle revint à la ferme, déclara son intention d’en partir ; et, au bout du mois, ayant reçu ses comptes, elle enferma tout son petit bagage dans un mouchoir, et se rendit à Pont-l’Évêque.

Devant l’auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve, et qui précisément cherchait une cuisinière. La jeune fille ne savait pas grand-chose, mais paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu d’exigences que Madame Aubain finit par dire :

— Soit, je vous accepte ! 

Félicité, un quart d’heure après, était installée chez elle.

D’abord, elle y vécut dans une sorte de tremblement, que lui causaient « le genre de la maison » et le souvenir de « Monsieur », planant sur tout ! Paul et Virginie, l’un âgé de sept ans, l’autre de quatre à peine, lui semblaient formés d’une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval ; et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse.

Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparait d’avance les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze.

Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l’allée étalait par terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d’un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d’agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps après, — c’était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d’éperons.

Tous les deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Félicité invariablement déjouait leurs astuces ; et ils s’en allaient pleins de considération pour elle.

À des époques indéterminées, Mme Aubain recevait la visite du marquis de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule et qui vivait à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait toujours à l’heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles. Malgré ses efforts pour paraître gentilhomme jusqu’à soulever son chapeau chaque fois qu’il disait : « Feu mon père », l’habitude l’entraînant, il se versait à boire coup sur coup, et lâchait des gaillardises. Félicité le poussait dehors poliment : — Vous en avez assez, M. de Gremanville ! À une autre fois ! Et elle refermait la porte.

Elle l’ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sa cravate blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu lui produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes extraordinaires.

Comme il gérait les propriétés de « Madame », il s’enfermait avec elle pendant des heures dans le cabinet de « Monsieur », et craignait toujours de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des prétentions au latin.

Pour instruire les enfants d’une manière agréable, il leur fit cadeau d’une géographie en estampes. Elles représentaient différentes scènes du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant une demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu’on harponnait, etc. Paul donna l’explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute son éducation littéraire.

Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la Mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa botte.

Quand le temps était clair, on s’en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses.

La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise.

Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était le seul reste d’une habitation de plaisance maintenant disparue. Le papier de la muraille, en lambeaux, tremblait aux courants d’air. Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs ; les enfants n’osaient plus parler. — Mais jouez donc ! disait-elle. Ils décampaient.

Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les grosses futailles qui résonnaient comme des tambours.

Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des bluets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons brodés.

Un soir d’automne, on s’en retourna par les herbages. La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques. Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles. — « Ne craignez rien ! » dit Félicité ; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l’échine celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autres l’imitèrent. Mais quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir.  — Non ! non ! moins vite ! Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par-derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! Félicité se retourna et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l’herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut-bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l’aveuglaient, tandis qu’elle criait : — Dépêchez-vous ! dépêchez-vous !

Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint.

Le taureau avait acculé Félicité contre une clairevoie ; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l’éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s’arrêta.

Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l’Évêque. Félicité n’en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu’elle eût rien fait d’héroïque.

Virginie l’occupait exclusivement ; — car elle eut, à la suite de son effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart, le docteur, conseilla les bains de mer de Trouville.

Dans ce temps-là, ils n’étaient pas fréquentés. Mme Aubain prit des renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs, comme pour un long voyage.

Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le lendemain, il amena deux chevaux dont l’un avait une selle de femme, munie d’un dossier de velours ; et sur la croupe du second un manteau roulé formait une manière de siège. Mme Aubain y monta, derrière lui. Félicité se chargea de Virginie, et Paul enfourcha l’âne de M. Lechaptois, prêté sous la condition d’en avoir grand soin.

La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux heures. Les chevaux enfonçaient jusqu’aux paturons dans la boue, et faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches ; ou bien ils butaient contre les ornières ; d’autre fois, il leur fallait sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s’arrêtait tout à coup. Il attendait patiemment qu’elle se remît en marche ; et il parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec un haussement d’épaules : — En voilà une, Mme Lehoussais, qui au lieu de prendre un jeune homme… Félicité n’entendit pas le reste ; les chevaux trottaient, l’âne galopait ; tous enfilèrent un sentier, une barrière tourna, deux garçons parurent, et l’on descendit devant le purin, sur le seuil même de la porte.

La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner, où il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l’eau-de-vie, accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure santé, à Mademoiselle devenue « magnifique », à M. Paul singulièrement « forci », sans oublier leurs grands-parents défunts, que les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d’ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortes d’ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d’étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons ; une seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n’eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu ; et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégaux d’épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant la charreterie tombait en ruine. Mme Aubain dit qu’elle aviserait et commanda de reharnacher les bêtes.

On fut encore une demi-heure avant d’atteindre Trouville. La petite caravane mit pied à terre pour passer les Écores ; c’était une falaise surplombant des bateaux ; et trois minutes plus tard, au bout du quai, on entra dans la cour de l’Agneau d’or, chez la mère David.

Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du changement d’air et de l’action des bains. Elle les prenait en chemise, à défaut d’un costume ; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de douanier qui servait aux baigneurs.

L’après-midi, on s’en allait avec l’âne au-delà des Roches-Noires, du côté d’Hennequeville. Le sentier, d’abord montait entre des terrains vallonnés comme la pelouse d’un parc, puis arrivait sur un plateau où alternaient des pâturages et des champs en labour. À la lisière du chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient ; çà et là, un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses branches.

Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, Le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu’on entendait à peine son murmure ; des moineaux cachés pépiaient, et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela. Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de couture ; Virginie près d’elle tressait des joncs ; Félicité sarclait des fleurs de lavande ; Paul, qui s’ennuyait, voulait partir.

D’autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient des coquilles. La marée basse laissait à découvert des oursins, des godefiches, des méduses ; et les enfants couraient, pour saisir des flocons d’écume que le vent emportait. Les flots endormis, en tombant sur le sable se déroulaient le long de la grève ; elle s’étendait à perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes la séparant du Marais, large prairie en forme d’hippodrome. Quand ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait s’épanouir dans un désordre gai.

Les jours qu’il faisait trop chaud ils ne sortaient pas de leur chambre. L’éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des choses. Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et une brise lourde apportait la senteur du goudron.

Le principal divertissement était le retour des barques. Dès qu’elles avaient franchi les balises, elles commençaient à louvoyer. Leurs voiles descendaient aux deux tiers des mâts ; et, la misaine gonflée comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement des vagues, jusqu’au milieu du port, où l’ancre tout à coup tombait. Ensuite le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient pardessus le bordage des poissons palpitants ; une file de charrettes les attendait, et des femmes en bonnet de coton s’élançaient pour prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes.

Une d’elles un jour aborda Félicité, qui peu de temps après entra dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait trouvé une sœur ; et Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa poitrine, de la main droite un autre enfant. À sa gauche un petit mousse les poings sur les hanches et le béret sur l’oreille.

Au bout d’un quart d’heure, Mme Aubain la congédia. 

On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les promenades que l’on faisait. Le mari ne se montrait pas.

Félicité se prit d’affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des chemises, un fourneau ; évidemment ils l’exploitaient. Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d’ailleurs n’aimait pas les familiarités du neveu, — car il tutoyait son fils ; — et, comme Virginie toussait et que la saison n’était plus bonne, elle revint à Pont-l’Évêque.

M. Bourais l’éclaira sur le choix d’un collège. Celui de Caen passait pour le meilleur. Paul y fut envoyé ; et fit bravement ses adieux, satisfait d’aller vivre dans une maison où il aurait des camarades.

Mme Aubain se résigna à l’éloignement de son fils, parce qu’il était indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicité regrettait son tapage. Mais une occupation vint la distraire. À partir de Noël, elle mena tous les jours la petite fille au catéchisme.  

 

 

III

QUAND elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s’avançait sous la haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme Aubain, s’asseyait, et promenait ses yeux autour d’elle.

Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient les stalles du chœur ; le curé se tenait debout près du lutrin ; sur un vitrail de l’abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge ; un autre la montrait à genoux devant l’Enfant-Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentait saint Michel terrassant le dragon.

Le prêtre fit d’abord un abrégé de l’Histoire Sainte. Elle croyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées ; et elle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l’avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres sur le fumier d’une étable ? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l’Évangile se trouvaient dans sa vie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l’Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit.

Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n’était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d’autres fois un souffle. C’est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses ; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l’église.

Quant aux dogmes, elle n’y comprenait rien, ne tâcha même pas de comprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait par s’endormir ; et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en s’en allant claquer leurs sabots sur les dalles.

Ce fut de cette manière, à force de l’entendre, qu’elle apprit le catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa jeunesse ; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. À la Fête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir.

La première communion la tourmentait d’avance. Elle s’agita pour les souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel tremblement elle aida sa mère à l’habiller !

Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse. M. Bourais lui cachait un côté du chœur ; mais juste en face, le troupeau des vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ de neige ; et elle reconnaissait de loin la chère petite à son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche tinta. Les têtes se courbèrent ; il y eut un silence. Aux éclats de l’orgue, les chantres et la foule entonnèrent l’Agnus Dei ; puis le défilé des garçons commença ; et, après eux, les filles se levèrent. Pas à pas, et les mains jointes elles allaient vers l’autel tout illuminé, s’agenouillaient sur la première marche, recevaient l’hostie successivement, et dans le même ordre revenaient à leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir ; et, avec l’imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla qu’elle était elle-même cette enfant ; sa figure devenait la sienne, sa robe l’habillait, son cœur lui battait dans la poitrine ; au moment d’ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s’évanouir.

Le lendemain, de bonne heure, elle se présenta dans la sacristie, pour que M. le curé lui donnât la communion. Elle la reçut dévotement, mais n’y goûta pas les mêmes délices. Mme Aubain voulait faire de sa fille une personne accomplie ; et, comme Guyot ne pouvait lui montrer ni l’anglais ni la musique, elle résolut de la mettre en pension chez les Ursulines de Honfleur. L’enfant n’objecta rien. Félicité soupirait, trouvant Madame insensible. Puis elle songea que sa maîtresse, peut-être, avait raison. Ces choses dépassaient sa compétence.

Enfin, un jour, une vieille tapissière s’arrêta devant la porte ; et il en descendit une religieuse qui venait chercher Mademoiselle. Félicité monta les bagages sur l’impériale, fit des recommandations au cocher, et plaça dans le coffre six pots de confitures et une douzaine de poires, avec un bouquet de violettes.

Virginie, au dernier moment, fut prise d’un grand sanglot. Elle embrassait sa mère qui la baisait au front, en répétant. — Allons ! du courage ! du courage ! Le marchepied se releva, la voiture partit.

Alors Mme Aubain eut une défaillance ; et le soir tous ses amis, le ménage Lormeau, Mme Lechaptois, ces demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et Bourais se présentèrent pour la consoler.

La privation de sa fille lui fut d’abord très douloureuse. Mais trois fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jours lui écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et de cette façon comblait le vide des heures.

Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre de Virginie, et regardait les murailles. Elle s’ennuyait de n’avoir plus à peigner ses cheveux, à lui lacer ses bottines, à la border dans son lit, — et de ne plus voir continuellement sa gentille figure, de ne plus la tenir par la main quand elles sortaient ensemble. Dans son désœuvrement elle essaya de faire de la dentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les fils ; elle n’entendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot, était « minée ».

Pour « se dissiper », elle demanda la permission de recevoir son neveu Victor.

Il arrivait le dimanche après la Messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant l’odeur de la campagne qu’il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ils déjeunaient l’un en face de l’autre ; et, mangeant elle-même le moins possible pour épargner la dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu’il finissait par s’endormir. Au premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait son pantalon, nouait sa cravate, et se rendait à l’église, appuyée sur son bras dans un orgueil maternel.

Ses parents le chargeaient toujours d’en tirer quelque chose, soit un paquet de cassonade, du savon, de l’eau-de-vie, parfois même de l’argent. Il apportait ses nippes à raccommoder ; et elle acceptait cette besogne, heureuse d’une occasion qui le forçait à revenir.

Au mois d’août, son père l’emmena au cabotage.

C’était l’époque des vacances. L’arrivée des enfants la consola. Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n’avait plus l’âge d’être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une barrière entre elles.

Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et à Brighton ; au retour de chaque voyage, il lui offrait un cadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles ; la seconde, une tasse à café ; la troisième, un grand bonhomme en pain d’épice. Il embellissait, avait la taille bien prise, un peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de cuir, placé en arrière comme un pilote. Il l’amusait, en lui racontant des histoires mêlées de termes marins.

Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n’oublia pas la date), Victor annonça qu’il était engagé au long cours, et, dans la nuit du surlendemain, par le paquebot de Honfleur, irait rejoindre sa goélette qui devait démarrer du Havre prochainement. Il serait, peut-être, deux ans parti.

La perspective d’une telle absence désola Félicité ; et pour lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de Madame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues qui séparent Pont-l’Évêque de Honfleur.

Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche, elle prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur ses pas ; des gens qu’elle accosta l’engagèrent à se hâter. Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre des amarres. Puis le terrain s’abaissa, des lumières s’entrecroisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevaux dans le ciel.

Au bord du quai, d’autres hennissaient, effrayés par la mer. Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniers de fromage, les sacs de grain ; on entendait chanter des poules, le capitaine jurait ; et un mousse restait accoudé sur le bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui ne l’avait pas reconnu, criait « Victor ! » ; il leva la tête ; elle s’élançait, quand on retira l’échelle tout à coup.

Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa proue. La voile avait tourné. On ne vit plus personne ; — et, sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire qui s’enfonça, disparut.

Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à Dieu ce qu’elle chérissait le plus ; et elle pria pendant longtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers les nuages. La ville dormait, des douaniers se promenaient ; et de l’eau tombait sans discontinuer par les trous de l’écluse, avec un bruit de torrent. Deux heures sonnèrent.

Le parloir n’ouvrirait pas avant le jour. Un retard bien sûr contrarierait Madame ; et, malgré son désir d’embrasser l’autre enfant, elle s’en retourna. Les filles de l’auberge s’éveillaient, comme elle entrait dans Pont-l’Évêque.

Le pauvre gamin durant des mois allait donc rouler sur les flots ! Ses précédents voyages ne l’avaient pas effrayée. De l’Angleterre et de la Bretagne on revenait. Mais l’Amérique, les Colonies, les Îles, cela était perdu dans une région incertaine, à l’autre bout du monde.

Dès lors Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours de soleil, elle se tourmentait de la soif ; quand il faisait de l’orage, craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent qui grondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le voyait battu par cette même tempête, au sommet d’un mât fracassé, tout le corps en arrière, sous une nappe d’écume ; ou bien, — souvenir de la géographie en estampes —, il était mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, se mourait le long d’une plage déserte. Et jamais, elle ne parlait de ces inquiétudes.

Mme Aubain en avait d’autres sur sa fille.

Les bonnes sœurs trouvaient qu’elle était affectueuse, mais délicate. La moindre émotion l’énervait. Il fallut abandonner le piano.

Sa mère exigeait du couvent une correspondance réglée. Un matin, que le facteur n’était pas venu, elle s’impatienta ; et elle marchait dans la salle, de son fauteuil à la fenêtre. C’était vraiment extraordinaire ! Depuis quatre jours, pas de nouvelles !

Pour qu’elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit :

— Moi, Madame, voilà six mois que je n’en ai reçu !…

— De qui donc ?… La servante répliqua doucement :

— Mais… de mon neveu !

— Ah ! votre neveu ! Et, haussant les épaules, Mme Aubain reprit sa promenade, ce qui voulait dire : « Je n’y pensais pas !… Au surplus, je m’en moque ! un mousse, un gueux, belle affaire !… tandis que ma fille… Songez donc !… »

Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée contre Madame, puis oublia.

Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l’occasion de la petite.

Les deux enfants avaient une importance égale ; un lien de son cœur les unissait, et leurs destinées devaient être la même.

Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé à la Havane ; il avait lu ce renseignement dans une gazette.

À cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l’on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des nègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on « en cas de besoin » s’en retourner par terre ? À quelle distance était-ce de Pont-l’Évêque ? Pour le savoir, elle interrogea M. Bourais.

Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les longitudes ; et il avait un beau sourire de cuistre devant l’ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il indiqua, dans les découpures d’une tache ovale, un point noir, imperceptible, en ajoutant « Voici. » Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre ; et Bourais l’invitant à dire ce qui l’embarrassait elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ; une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n’en comprenait pas le motif, — elle qui s’attendait peut-être à voir jusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée !

Ce fut quinze jours après que Liébard, à l’heure du marché comme d’habitude, entra dans la cuisine ; et lui remit une lettre qu’envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle eut recours à sa maîtresse.

Mme Aubain, qui comptait les mailles d’un tricot, le posa près d’elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d’une voix basse, avec un regard profond.

— C’est un malheur… qu’on vous annonce. Votre neveu…

Il était mort. On n’en disait pas davantage.

Félicité tomba sur une chaise, en s’appuyant la tête à la cloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup. Puis, le front baissé, les mains pendantes, l’œil fixe, elle répétait par intervalles :

— Pauvre petit gars ! pauvre petit gars !

Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un peu. 

Elle lui proposa d’aller voir sa sœur, à Trouville.

Félicité répondit par un geste qu’elle n’en avait pas besoin. Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de se retirer.

Alors elle dit :

— Ça ne leur fait rien, à eux !

Sa tête retomba ; et machinalement, elle soulevait de temps à autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage.

Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d’où dégouttelait du linge.

En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive ; l’ayant coulée la veille, il fallait aujourd’hui la rincer ; et elle sortit de l’appartement.

Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, prit son battoir ; et les coups forts qu’elle donnait s’entendaient dans les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s’y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau. Elle retenait sa douleur, jusqu’au soir fut très brave ; mais dans sa chambre, elle s’y abandonna, à plat ventre sur son matelas, le visage dans l’oreiller, et les deux poings contre les tempes. 

Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elle connut les circonstances de sa fin. On l’avait trop saigné à l’hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit :

— Bon ! encore un !

Ses parents l’avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima mieux ne pas les revoir ; et ils ne firent aucune avance, par oubli, ou endurcissement de misérables.

Virginie s’affaiblissait.

Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et des marbrures aux pommettes décelaient quelque affection profonde. M. Poupart avait conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain s’y décida, et eût tout de suite repris sa fille à la maison, sans le climat de Pont-l’Évêque.

Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrasse d’où l’on découvre la Seine. Virginie s’y promenait à son bras, sur les feuilles de pampre tombées. Quelquefois, le soleil traversant les nuages la forçait à cligner ses paupières, pendant qu’elle regardait les voiles au loin et tout l’horizon, depuis le château de Tancarville jusqu’aux phares du Havre. Ensuite on se reposait sous la tonnelle. Sa mère s’était procuré un petit fût d’excellent vin de Malaga ; et riant à l’idée d’être grise, elle en buvait deux doigts, pas davantage.

Ses forces reparurent. L’automne s’écoula doucement. Félicité rassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu’elle avait été aux environs faire une course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M. Poupart ; et il était dans le vestibule. Mme Aubain nouait son chapeau.

— Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants ! Plus vite donc !

Virginie avait une fluxion de poitrine ; c’était peut-être désespéré.

— Pas encore ! dit le médecin. Et tous deux montèrent dans la voiture, sous des flocons de neige qui tourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait très froid.

Félicité se précipita dans l’église, pour allumer un cierge. Puis elle courut après le cabriolet, qu’elle rejoignit une heure plus tard, sauta légèrement par derrière, où elle se tenait aux torsades, quand une réflexion lui vint : « La cour n’était pas fermée ! si des voleurs s’introduisaient ? » Et elle descendit.

Le lendemain, dès l’aube, elle se présenta chez le Docteur. Il était rentré, et reparti à la campagne. Puis elle resta dans l’auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre. Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux. 

Le couvent se trouvait au fond d’une ruelle escarpée. Vers le milieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort. « C’est pour d’autres » pensa-t-elle ; et Félicité tira violemment le marteau.

Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la porte s’entrebâilla, et une religieuse parut.

La Bonne-Sœur avec un air de componction dit qu’« elle venait de passer ». En même temps, le glas de Saint-Léonard redoublait.

Félicité parvint au second étage.

Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur le dos, les mains jointes, la bouche ouverte et la tête en arrière sous une croix noire s’inclinant vers elle, entre les rideaux immobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu’elle tenait dans ses bras, poussait des hoquets d’agonie. La Supérieure était debout, à droite. Trois chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme Aubain.

Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle répétait les mêmes prières, jetait de l’eau bénite sur les draps, revenait s’asseoir, et la contemplait. À la fin de la première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s’enfonçaient. Elle les baisa plusieurs fois ; et n’eût pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les eût rouverts ; pour de pareilles âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette, l’enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui posa une couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds, et extraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une grosse mèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à ne jamais s’en dessaisir.

Le corps fut ramené à Pont-l’Évêque, suivant les intentions de Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée.

Après la messe, il fallut encore trois quarts d’heure pour atteindre le cimetière. Paul marchait en tête, et sanglotait. M. Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants, les femmes, couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle songeait à son neveu, et n’ayant pu lui rendre ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme si on l’eût enterrée avec l’autre.

Le désespoir de Mme Aubain fut illimité.

D’abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de lui avoir pris sa fille, — elle, qui n’avait jamais fait le mal, et dont la conscience était si pure ! — Mais non ! elle aurait dû l’emporter dans le Midi. D’autres docteurs l’auraient sauvée ! Elle s’accusait, voulait la rejoindre, criait en détresse au milieu de ses rêves. Un, surtout, l’obsédait. Son mari, costumé comme un matelot, revenait d’un long voyage, et lui disait en pleurant qu’il avait reçu l’ordre d’emmener Virginie. Alors ils se concertaient pour découvrir une cachette quelque part.

Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l’heure (elle montrait l’endroit), le père et la fille lui étaient apparus l’un auprès de l’autre, et ils ne faisaient rien ; ils la regardaient.

Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte. Félicité la sermonnait doucement. Il fallait se conserver pour son fils, et pour l’autre, en souvenir « d’elle ».

— « Elle ? » reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. Ah ! oui !… oui !… Vous ne l’oubliez pas ! Allusion au cimetière, qu’on lui avait scrupuleusement défendu.

Félicité tous les jours s’y rendait.

À quatre heures précises, elle passait au bord des maisons, montait la côte, ouvrait la barrière, et arrivait devant la tombe de Virginie. C’était une petite colonne de marbre rose, avec une dalle dans le bas, et des chaînes autour enfermant un jardinet. Les plates-bandes disparaissaient sous une couverture de fleurs. Elle arrosait leurs feuilles, renouvelait le sable, se mettait à genoux pour mieux labourer la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir, en éprouva un soulagement, une espèce de consolation.

Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles, et sans autres épisodes que le retour des grandes Fêtes, Pâques, l’Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date, où l’on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825 deux vitriers badigeonnèrent le vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L’été de 1828, ce fut à Madame d’offrir le pain bénit ; Bourais, vers cette époque, s’absenta mystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peu s’en allèrent : Guyot, Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l’oncle Gremanville, paralysé depuis longtemps.

Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l’Évêque la Révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé : le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-sœur avec trois demoiselles, assez grandes déjà. On les apercevait sur leur gazon, habillées de blouses flottantes ; elles possédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut leur visite, et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin qu’elles paraissaient, Félicité accourait pour la prévenir. Mais une chose était seule capable de l’émouvoir, les lettres de son fils.

Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans les estaminets. Elle lui payait ses dettes ; il en faisait d’autres et les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournait son rouet dans la cuisine.

Elles se promenaient ensemble le long de l’espalier ; et causaient toujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu, en telle occasion ce qu’elle eût dit probablement.

Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre à deux lit. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un jour d’été, elle se résigna ; et des papillons s’envolèrent de l’armoire.

Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait trois poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Elles retirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des plis formés par les mouvements du corps. L’air était chaud et bleu. Un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron. Mais il était tout mangé de vermine. Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l’une sur l’autre, s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvrit ses bras, la servante s’y jeta, et elles s’étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.

C’était la première fois de leur vie, Mme Aubain n’étant pas d’une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante comme d’un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse.

La bonté de son cœur se développa.

Quand elle entendait dans la rue les tambours d’un régiment en marche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre, et offrait à boire aux soldats. Elle soigna des cholériques. Elle protégeait les Polonais, et même il y en eut un qui déclarait la vouloir épouser. Mais ils se fâchèrent ; car un matin, en rentrant de l’Angélus, elle le trouva dans sa cuisine, où il s’était introduit, et accommodé une vinaigrette qu’il mangeait tranquillement.

Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillard passant pour avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord de la rivière, dans les décombres d’une porcherie. Les gamins le regardaient par les fentes du mur, et lui jetaient des cailloux, qui tombaient sur son grabat, où il gisait, continuellement secoué par un catarrhe, avec des cheveux très longs, les paupières enflammées, et au bras une tumeur plus grosse que sa tête. Elle lui procura du linge, tâcha de nettoyer son bouge, rêvait à l’établir dans le fournil, sans qu’il gênât Madame. Quand le cancer eut crevé, elle le pansa tous les jours, lui apportait de la galette, le plaçait au soleil sur une botte de paille ; et le pauvre vieux, en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte, craignait de la perdre ; allongeait les mains dès qu’il la voyait s’éloigner. Il mourut ; elle fit dire une messe pour le repos de son âme.

Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur : au moment du dîner, le nègre de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le perroquet dans sa cage, avec le bâton, la chaîne et le cadenas. Un billet de la Baronne annonçait à Mme Aubain que, son mari étant élevé à une préfecture, ils partaient le soir ; et elle la priait d’accepter cet oiseau comme un souvenir et en témoignage de ses respects.

Il occupait depuis longtemps l’imagination de Félicité, car il venait d’Amérique et ce mot lui rappelait Victor, si bien qu’elle s’en informait auprès du nègre. Une fois même elle avait dit : — C’est Madame qui serait heureuse de l’avoir !

Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvant l’emmener, s’en débarrassait de cette façon.

 

 

IV

IL s’appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu et sa gorge dorée.

Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton, s’arrachait les plumes, éparpillait ses ordures, répandait l’eau de sa baignoire ; Mme Aubain, qu’il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité.

Elle entreprit de l’instruire ; bientôt il répéta : « Charmant garçon ! Serviteur, monsieur ! Je vous salue, Marie ! » Il était placé auprès de la porte, et plusieurs s’étonnaient qu’il ne répondît pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets s’appellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à une bûche : autant de coups de poignard pour Félicité ! Étrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment qu’on le regardait ! 

Néanmoins il recherchait la compagnie ; car le dimanche, pendant que ces demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et de nouveaux habitués : Onfroy l’apothicaire, M. Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait si furieusement qu’il était impossible de s’entendre. La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu’il l’apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l’écho les répétait, les voisins se mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi ; et, pour n’être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la rivière puis entrait par la porte du jardin ; et les regards qu’il envoyait à l’oiseau manquaient de tendresse.

Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s’étant permis d’enfoncer la tête dans sa corbeille ; et depuis lors il tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu menaçait de lui tordre le col, bien qu’il ne fût pas cruel, malgré le tatouage de ses bras, et ses gros favoris. Au contraire ! il avait plutôt du penchant pour le perroquet, jusqu’à vouloir, par humeur joviale, lui apprendre des jurons. Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la cuisine. Sa chaînette fut retirée, et il circulait par la maison.

Quand il descendait l’escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche ; et elle avait peur qu’une telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il devint malade, ne pouvait plus parler ni manger. C’était sous sa langue une épaisseur, comme en ont les poules quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M. Paul un jour, eut l’imprudence de lui souffler aux narines la fumée d’un cigare ; une autre fois que Mme Lormeau l’agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole ; enfin, il se perdit.

Elle l’avait posé sur l’herbe pour le rafraîchir, s’absenta une minute ; et, quand elle revint, plus de perroquet ! D’abord, elle le chercha dans les buissons, au bord de l’eau et sur les toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait :

— Prenez donc garde ! vous êtes folle !

Ensuite, elle inspecta tous les jardins de Pont-l’Évêque ; et elle arrêtait les passants.

— Vous n’auriez pas vu, quelquefois, par, hasard, mon perroquet ?

À ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description. Tout à coup, elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait. Mais au haut de la côte, rien ! Un porte-balle lui affirma qu’il l’avait rencontré tout à l’heure à Saint-Melaine, dans la boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu’elle voulait dire. Enfin elle rentra épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans l’âme ; et, assise au milieu du banc, près de Madame, elle racontait toutes ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur l’épaule, Loulou ! Que diable avait-il fait ? Peut-être qu’il s’était promené aux environs ?

Elle eut du mal à s’en remettre, ou plutôt ne s’en remit jamais.

Par suite d’un refroidissement, il lui vint une angine ; peu de temps après, un mal d’oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde ; et elle parlait très haut, même à l’église. Bien que ses péchés auraient pu sans déshonneur pour elle, ni inconvénient pour le monde, se répandre à tous les coins du diocèse, M. le Curé jugea convenable de ne plus recevoir sa confession que dans la sacristie.

Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler. Souvent, sa maîtresse lui disait :

— Mon Dieu ! comme vous êtes bête ! Elle répliquait

— Oui, Madame, en cherchant quelque chose autour d’elle.

Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des bœufs n’existaient plus ! Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet.

Comme pour la distraire, il reproduisait le tic-tac du tournebroche, l’appel aigu d’un vendeur de poisson, la scie du menuisier qui logeait en face ; et, aux coups de la sonnette, imitait Mme Aubain. — Félicité ! la porte, la porte !

Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les trois phrases de son répertoire, et elle, y répondant par des mots sans plus de suite, mais où son cœur s’épanchait. Loulou, dans son isolement était presque un fils, un amoureux. Il escaladait ses doigts, mordillait ses lèvres, se cramponnait à son fichu ; et, comme elle penchait son front en branlant la tête à la manière des nourrices, les grandes ailes du bonnet et les ailes de l’oiseau frémissaient ensemble.

Quand des nuages s’amoncelaient et que le tonnerre grondait, il poussait des cris, se rappelant peut-être les ondées de ses forêts natales. Le ruissellement de l’eau que crachaient les gouttières, excitait son délire ; il voletait éperdu, montait au plafond, renversait tout, et par la fenêtre allait barboter dans le jardin ; mais revenait vite sur un des chenets, et, sautillant pour sécher ses plumes, montrait tantôt sa queue, tantôt son bec.

Un matin du terrible hiver de 1837, qu’elle l’avait mis devant la cheminée, à cause du froid, elle le trouva mort au milieu de sa cage, la tête en bas, et les ongles dans les fils de fer. Une congestion l’avait tué, sans doute. Elle crut à un empoisonnement par le persil ; et, malgré l’absence de toute preuve, ses soupçons portèrent sur Fabu.

Elle pleura tellement que sa maîtresse lui dit : — Eh bien ! faites-le empailler !

Alors elle demanda conseil au pharmacien qui avait toujours été bon pour le perroquet.

Il écrivit au Havre. Un certain Fellacher se chargea de cette besogne. Mais, comme la diligence égarait parfois les colis, elle résolut de le porter elle-même, jusqu’à Honfleur.

Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la route. De la glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient autour des fermes ; et les mains sous son mantelet, avec ses petits sabots noirs et son cabas, elle marchait prestement, sur le milieu du pavé.

Elle traversa la forêt, dépassa le Haut-Chêne, atteignit Saint-Gatien. Derrière elle, dans un nuage de poussière et emportée par la descente, une malle-poste au grand galop se précipitait comme une trombe. En voyant cette femme qui ne se dérangeait pas, le conducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon criait aussi pendant que ses quatre chevaux, qu’il ne pouvait retenir, accéléraient leur train ; les deux premiers la frôlaient ; d’une secousse de ses guides, il les jeta dans le débord, mais furieux releva le bras, et à pleine volée, avec son grand fouet, lui cingla du ventre au chignon un tel coup qu’elle tomba sur le dos.

Son premier geste, quand elle reprit connaissance, fut d’ouvrir son panier. Loulou n’avait rien,

heureusement. Elle sentit une brûlure à la joue droite ; ses mains qu’elle y porta étaient rouges. Le sang coulait.

Elle s’assit sur un mètre de cailloux, se tamponna le visage avec son mouchoir, puis elle mangea une croûte de pain, mise dans son panier par précaution, et se consolait de sa blessure en regardant l’oiseau.

Arrivée au sommet d’Ecquemauville, elle aperçut les lumières de Honfleur qui scintillaient dans la nuit comme une quantité d’étoiles ; la mer, plus loin, s’étalait confusément. Alors, une faiblesse l’arrêta ; et la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie, comme les flots d’une marée, revinrent à la fois, et, lui montant à la gorge, l’étouffaient. 

Puis elle voulut parler au capitaine du bateau ; et sans dire ce qu’elle envoyait, lui fit des recommandations.

Fellacher garda longtemps le perroquet. Il le promettait toujours pour la semaine prochaine ; au bout de six mois, il annonça le départ d’une caisse ; et il n’en fut plus question. C’était à croire que jamais Loulou ne reviendrait « Ils me l’auront volé ! » pensait-elle.

Enfin, il arriva, — et splendide, droit sur une branche d’arbre, qui se vissait dans un socle d’acajou, une patte en l’air, la tête oblique, et mordant une noix, que l’empailleur par amour du grandiose avait dorée.

Elle l’enferma dans sa chambre.

Cet endroit, où elle admettait peu de monde, avait l’air tout à la fois d’une chapelle et d’un bazar, tant il contenait d’objets religieux et de choses hétéroclites.

Une grande armoire gênait pour ouvrir la porte. En face de la fenêtre surplombant le jardin, un œil-de-bœuf regardait la cour ; une table près du lit de sangle, supportait un pot à l’eau, deux peignes, et un cube de savon bleu dans une assiette ébréchée. On voyait contre les murs : des chapelets, des médailles, plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco ; sur la commode, couverte d’un drap comme un autel, la boîte en coquillages que lui avait donnée Victor ; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d’écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines ; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche ! Félicité poussait même ce genre de respect si loin qu’elle conservait une des redingotes de Monsieur. Toutes les vieilleries dont ne voulait plus Mme Aubain, elle les prenait pour sa chambre. C’est ainsi qu’il y avait des fleurs artificielles au bord de la commode, et le portrait du comte d’Artois dans l’enfoncement de la lucarne.

Au moyen d’une planchette, Loulou fut établi sur un corps de cheminée qui avançait dans l’appartement. Chaque matin, en s’éveillant, elle l’apercevait à la clarté de l’aube, et se rappelait alors les jours disparus, et d’insignifiantes actions jusqu’en leurs moindres détails, sans douleur, pleine de tranquillité.

Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur de somnambule. Les processions de la Fête-Dieu la ranimaient. Elle allait quêter chez les voisines des flambeaux et des paillassons, afin d’embellir le reposoir que l’on dressait dans la rue.

À l’église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu’il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d’Épinal, représentant le baptême de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d’émeraude, c’était vraiment le portrait de Loulou.

L’ayant acheté, elle le suspendit à la place du comte d’Artois, — de sorte que, du même coup d’œil, elle les voyait ensemble. Ils s’associèrent dans sa pensée, le perroquet se trouvant sanctifié par ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant à ses yeux et intelligible. Le Père, pour s’énoncer, n’avait pu choisir une colombe puisque ces bêtes-là n’ont pas de voix mais plutôt un des ancêtres de Loulou. Et Félicité priait en regardant l’image, mais de temps à autre se tournait un peu vers l’oiseau.

Elle eut envie de se mettre dans les demoiselles de la Vierge. Mme Aubain l’en dissuada.

Un événement considérable surgit : le mariage de Paul.

Après avoir été, d’abord clerc de notaire, puis dans le commerce, dans la Douane, dans les Contributions, et même avoir commencé des démarches pour les Eaux et Forêts, à trente-six ans, tout à coup, par une inspiration du ciel, il avait découvert sa voie : l’enregistrement ! et y montrait de si hautes facultés qu’un vérificateur lui avait offert sa fille, en lui promettant sa protection.

Paul, devenu sérieux, l’amena chez sa mère.

Elle dénigra les usages de Pont-l’Évêque, fit la princesse, blessa Félicité. Mme Aubain à son départ sentit un allégement.

La semaine suivante, on apprit la mort de M. Bourais, en basse Bretagne, dans une auberge. La rumeur d’un suicide se confirma ; des doutes s’élevèrent sur sa probité. Mme Aubain étudia ses comptes, et ne tarda pas à connaître la kyrielle de ses noirceurs : détournements d’arrérages, ventes de bois dissimulées, fausses quittances, etc ! De plus, il avait un enfant naturel, et « des relations avec une personne de Dozulé ».

Ces turpitudes l’affligèrent beaucoup. Au mois de mars 1853, elle fut prise d’une douleur dans la poitrine ; sa langue paraissait couverte de fumée, les sangsues ne calmèrent pas l’oppression ; et le neuvième soir elle expira, ayant juste soixante-douze ans.

On la croyait moins vieille, à cause de ses cheveux bruns, dont les bandeaux entouraient sa figure blême, marquée de petite vérole. Peu d’amis la regrettèrent, ses façons étant d’une hauteur qui éloignait.

Félicité la pleura, comme on ne pleure pas les maîtres. Que Madame mourût avant elle, cela troublait ses idées, lui semblait contraire à l’ordre des choses, inadmissible et monstrueux. Dix jours après (le temps d’accourir de Besançon), les héritiers survinrent. La bru fouilla les tiroirs, choisit des meubles, vendit les autres, puis ils regagnèrent l’enregistrement.

Le fauteuil de Madame, son guéridon, sa chaufferette, les huit chaises, étaient partis ! La place des gravures se dessinait en carrés jaunes au milieu des cloisons. Ils avaient emporté les deux couchettes, avec leurs matelas, et dans le placard on ne voyait plus rien de toutes les affaires de Virginie ! Félicité remonta les étages, ivre de tristesse.

Le lendemain il y avait sur la porte une affiche ; l’apothicaire lui cria dans l’oreille que la maison était à vendre.

Elle chancela, et fut obligée de s’asseoir.

Ce qui la désolait principalement, c’était d’abandonner sa chambre, — si commode pour le pauvre Loulou ! En l’enveloppant d’un regard d’angoisse, elle implorait le Saint-Esprit, et contracta l’habitude idolâtre de dire ses oraisons, agenouillée devant le perroquet. Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son œil de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase.

Elle avait une rente de trois cent quatre-vingt francs, léguée par sa maîtresse. Le jardin lui fournissait des légumes. Quant aux habits, elle possédait de quoi se vêtir jusqu’à la fin de ses jours, et épargnait l’éclairage en se couchant dès le crépuscule.

Elle ne sortait guère, afin d’éviter la boutique du brocanteur, où s’étalaient quelques-uns des anciens meubles. Depuis son étourdissement, elle traînait une jambe ; et, ses forces diminuant, la mère Simon, ruinée dans l’épicerie venait tous les matins fendre son bois et pomper de l’eau.

Ses yeux s’affaiblirent. Les persiennes n’ouvraient plus. Bien des années se passèrent. Et la maison ne se louait pas, et ne se vendait pas.

Dans la crainte qu’on ne la renvoyât, Félicité ne demandait aucune réparation. Les lattes du toit pourrissaient ; pendant tout un hiver son traversin fut mouillé. Après Pâques, elle cracha du sang.

Alors la mère Simon eut recours à un docteur. Félicité voulut savoir ce qu’elle avait. Mais, trop sourde pour entendre, un seul mot lui parvint :  « pneumonie ». Il lui était connu, et elle répliqua doucement : — Ah ! comme Madame, trouvant naturel de suivre sa maîtresse.

Le moment des reposoirs approchait.

Le premier était toujours au bas de la côte, le second devant la poste, le troisième vers le milieu de la rue. Il y eut des rivalités à propos de celui-là, et les paroissiennes choisirent finalement la cour de Mme Aubain. 

Les oppressions et la fièvre augmentaient.

Félicité se chagrinait de ne rien faire pour le reposoir. Au moins, si elle avait pu y mettre quelque chose ! Alors elle songea au perroquet. Ce n’était pas convenable, objectèrent les voisines. Mais le Curé accorda cette permission ; elle en fut tellement heureuse qu’elle le pria d’accepter, quand elle serait morte, Loulou sa seule richesse.

Du mardi au samedi, veille de la Fête-Dieu, elle toussa fréquemment. Le soir son visage était grippé, ses lèvres se collaient à ses gencives, les vomissements parurent ; et le lendemain, au petit jour, se sentant très bas, elle fit appeler un prêtre.

Trois bonnes femmes l’entouraient pendant l’extrême-onction. Puis elle déclara qu’elle avait besoin de parler à Fabu. Il arriva en toilette des dimanches, mal à son aise dans cette atmosphère lugubre.

— Pardonnez-moi, dit-elle, avec un effort pour étendre le bras, je croyais que c’était vous qui l’aviez tué !

Que signifiaient des potins pareils ? L’avoir soupçonné d’un meurtre, un homme comme lui ! et il s’indignait, allait faire du tapage !

— Elle n’a plus sa tête, vous voyez bien !

Félicité de temps à autre parlait à des ombres. Les bonnes femmes s’en allèrent. La Simonne déjeuna. 

Un peu plus tard, elle prit Loulou, et, l’approchant de Félicité :

— Allons ! dites-lui adieu !

Bien qu’il ne fût pas un cadavre, les vers le dévoraient ; une de ses ailes était cassée. L’étoupe lui sortait du ventre. Mais, aveugle à présent, elle le baisa au front, et le gardait contre sa joue. La Simonne le reprit pour le mettre sur le reposoir.  

 

 

V

LES herbages envoyaient l’odeur de l’été ; des mouches bourdonnaient ; le soleil faisait luire la rivière, chauffait les ardoises. La mère Simon, revenue dans la chambre, s’endormait doucement.

Des coups de cloche la réveillèrent ; on sortait des vêpres. Le délire de Félicité tomba. En songeant à la procession, elle la voyait, comme si elle l’eût suivie.

Tous les enfants des écoles, les chantres et les pompiers marchaient sur les trottoirs tandis qu’au milieu de la rue, s’avançaient premièrement : le suisse armé de sa hallebarde, le bedeau avec une grande croix, l’instituteur surveillant les gamins, la religieuse inquiète de ses petites filles ; trois des plus mignonnes, frisées comme des anges, jetaient dans l’air des pétales de roses ; le diacre, les bras écartés, modérait la musique ; et deux encenseurs se retournaient à chaque pas vers le Saint-Sacrement, que portait, sous un dais de velours ponceau tenu par quatre fabriciens, M. le curé, dans sa belle chasuble. Un flot de monde se poussait derrière, entre les nappes blanches couvrant le mur des maisons ; et l’on arriva au bas de la côte.

Une sueur froide mouillait les tempes de Félicité. La Simonne l’épongeait avec un linge, en se disant qu’un jour il lui faudrait passer par là.

Le murmure de la foule grossit, fut un moment très fort, s’éloignait.

Une fusillade ébranla les carreaux. C’étaient les postillons saluant l’ostensoir. Félicité roula ses prunelles, et elle dit, le moins bas qu’elle put :

— Est-il bien ! tourmentée du perroquet.

Son agonie commença. Un râle, de plus en plus précipité, lui soulevait les côtes. Des bouillons d’écume venaient aux coins de sa bouche, et tout son corps tremblait.

Bientôt on distingua le ronflement des ophicléides, les voix claires des enfants, la voix profonde des hommes. Tout se taisait par intervalles, et le battement des pas, que des fleurs amortissaient, faisait le bruit d’un troupeau sur du gazon.

Le clergé parut dans la cour. La Simonne grimpa sur une chaise pour atteindre à l’œil-de-bœuf, et de cette manière dominait le reposoir. 

Des guirlandes vertes pendaient sur l’autel, orné d’un falbalas, en point d’Angleterre. Il y avait au milieu un petit cadre enfermant des reliques, deux orangers dans les angles, et, tout le long, des flambeaux d’argent et des vases en porcelaine, d’où s’élançaient des tournesols, des lis, des pivoines, des digitales, des touffes d’hortensias. Ce monceau de couleurs éclatantes descendait obliquement, du premier étage jusqu’au tapis se continuant sur les pavés ; et des choses rares tiraient les yeux. Un sucrier de vermeil avait une couronne de violettes, des pendeloques en pierres d’Alençon brillaient sur de la mousse, deux écrans chinois montraient leurs paysages. Loulou, caché sous des roses, ne laissait voir que son front bleu, pareil à une plaque de lapis.

Les fabriciens, les chantres, les enfants se rangèrent sur les trois côtés de la cour. Le prêtre gravit lentement les marches, et posa sur la dentelle son grand soleil d’or qui rayonnait. Tous s’agenouillèrent. Il se fit un grand silence. Et les encensoirs, allant à pleine volée, glissaient sur leurs chaînettes.

Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements du cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête.

 

 

 

 FIN 

 

 Remerciements à "OeO" (Œuvres ouvertes)

 

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6 juin 2013

Le puits et le pendule, Edgar Allan Poe

 

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 Cette nouvelle fait partie du recueil "Histoires extraordinaires"

 

Edgar Allan Poe

Le puits et le pendule

 

Traduction : Charles Baudelaire           

 

 

Impia tortorum longos hic turba furores,

Sanguinis innocui non satiata, aluit.

Sospite nunc patria, fracto nunc funeris antro,

Mors ubi dira fuit vita salusque patent.

 

Quatrain composé pour les portes d’un marché qui devait s’élever sur l’emplacement du club des Jacobins, à Paris.*

 

* Ce marché – marché Saint-Honoré, – n’a jamais eu ni portes ni inscriptions. L’inscription a-t-elle existé en projet? – Charles Baudelaire.

 

 

 

                   J’étais brisé jusqu’à la mort par cette longue agonie; et, quand enfin ils me délièrent et qu’il me fut permis de m’asseoir, je sentis que mes sens m’abandonnaient. La sentence, – la terrible sentence de mort, – fut la dernière phrase distinctement accentuée qui frappa mes oreilles. Après quoi, le son des voix des inquisiteurs me parut se noyer dans le bourdonnement indéfini d’un rêve.

Ce bruit apportait dans mon âme l’idée d’une rotation, – peut-être parce que dans mon imagination je l’associais avec une roue de moulin. Mais cela ne dura que fort peu de temps; car tout d’un coup je n’entendis plus rien. Toutefois, pendant quelque temps encore, je vis ; mais avec quelle terrible exagération! Je voyais les lèvres des juges en robe noire. Elles m’apparaissaient blanches, – plus blanches que la feuille sur laquelle je trace ces mots, – et minces jusqu’au grotesque; amincies par l’intensité de leur expression de dureté, – d’immuable résolution, – de rigoureux mépris de la douleur humaine. Je voyais que les décrets de ce qui pour moi représentait le Destin coulaient encore de ces lèvres. Je les vis se tordre en une phrase de mort. Je les vis figurer les syllabes de mon nom; et je frissonnai, sentant que le son ne suivait pas le mouvement. Je vis aussi, pendant quelques moments d’horreur délirante, la molle et presque imperceptible ondulation des draperies noires qui revêtaient les murs de la salle. Et alors ma vue tomba sur les sept grands flambeaux qui étaient posés sur la table. D’abord, ils revêtirent l’aspect de la Charité, et m’apparurent comme des anges blancs et sveltes qui devaient me sauver; mais alors, et tout d’un coup, une nausée mortelle envahit mon âme, et je sentis chaque fibre de mon être frémir comme si j’avais touché le fil d’une pile voltaïque; et les formes angéliques devenaient des spectres insignifiants, avec des têtes de flamme, et je voyais bien qu’il n’y avait aucun secours à espérer d’eux. Et alors se glissa dans mon imagination comme une riche note musicale, l’idée du repos délicieux qui nous attend dans la tombe. L’idée vint doucement et furtivement, et il me semble qu’il me fallut un long temps pour en avoir une appréciation complète; mais, au moment même où mon esprit commençait enfin à bien sentir et à choyer cette idée, les figures des juges s’évanouirent comme par magie; les grands flambeaux se réduisirent à néant; leurs flammes s’éteignirent entièrement; le noir des ténèbres survint: toutes sensations parurent s’engloutir comme dans un plongeon fou et précipité de l’âme dans l’Hadès. Et l’univers ne fut plus que nuit, silence, immobilité.

 

J’étais évanoui; mais cependant je ne dirai pas que j’eusse perdu toute conscience. Ce qu’il m’en restait, je n’essaierai pas de le définir, ni même de le décrire; mais enfin tout n’était pas perdu. Dans le plus profond sommeil, – non! Dans le délire, – non! Dans l’évanouissement, – non! Dans la mort, – non! Même dans le tombeau tout n’est pas perdu. Autrement, il n’y aurait pas d’immortalité pour l’homme. En nous éveillant du plus profond sommeil, nous déchirons la toile aranéeuse de quelque rêve. Cependant, une seconde après, – tant était frêle peut-être ce tissu, – nous ne nous souvenons pas d’avoir rêvé. Dans le retour de l’évanouissement à la vie, il y a deux degrés : le premier, c’est le sentiment de l’existence morale ou spirituelle; le second, le sentiment de l’existence physique. Il semble probable que, si, en arrivant au second degré, nous pouvions évoquer les impressions du premier, nous y retrouverions tous les éloquents souvenirs du gouffre transmondain. Et ce gouffre, quel est-il? Comment du moins distinguerons-nous ses ombres de celles de la tombe? Mais, si les impressions de ce que j’ai appelé le premier degré ne reviennent pas à l’appel de la volonté, toutefois, après un long intervalle, n’apparaissent-elles pas sans y être invitées, cependant que nous nous émerveillons d’où elles peuvent sortir? Celui-là qui ne s’est jamais évanoui n’est pas celui qui découvre d’étranges palais et des visages bizarrement familiers dans les braises ardentes; ce n’est pas lui qui contemple, flottantes au milieu de l’air, les mélancoliques visions que le vulgaire ne peut apercevoir; ce n’est pas lui qui médite sur le parfum de quelque fleur inconnue, – ce n’est pas lui dont le cerveau s’égare dans le mystère de quelque mélodie qui jusqu’alors n’avait jamais arrêté son attention.

 

Au milieu de mes efforts répétés et intenses, de mon énergique application à ramasser quelque vestige de cet état de néant apparent dans lequel avait glissé mon âme, il y a eu des moments où je rêvais que je réussissais; il y a eu de courts instants, de très courts instants où j’ai conjuré des souvenirs que ma raison lucide, dans une époque postérieure, m’a affirmé ne pouvoir se rapporter qu’à cet état où la conscience paraît annihilée. Ces ombres de souvenirs me présentent, très indistinctement, de grandes figures qui m’enlevaient, et silencieusement me transportaient en bas, – et encore en bas, – toujours plus bas, – jusqu’au moment où un vertige horrible m’oppressa à la simple idée de l’infini dans la descente. Elles me rappellent aussi je ne sais quelle vague horreur que j’éprouvais au cœur, en raison même du calme surnaturel de ce cœur. Puis vient le sentiment d’une immobilité soudaine dans tous les êtres environnants; comme si ceux qui me portaient, – un cortège de spectres! – avaient dépassé dans leur descente les limites de l’illimité, et s’étaient arrêtés, vaincus par l’infini ennui de leur besogne. Ensuite mon âme retrouve une sensation de fadeur et d’humidité; et puis tout n’est plus que folie, – la folie d’une mémoire qui s’agite dans l’abominable.

 

Très soudainement revinrent dans mon âme son et mouvement, – le mouvement tumultueux du cœur, et dans mes oreilles le bruit de ses battements. Puis une pause dans laquelle tout disparaît. Puis, de nouveau, le son, le mouvement et le toucher, – comme une sensation vibrante pénétrant mon être. Puis, la simple conscience de mon existence, sans pensée, –situation qui dura longtemps. Puis, très soudainement, la pensée, et une terreur frissonnante, et un ardent effort de comprendre au vrai mon état. Puis un vif désir de retomber dans l’insensibilité. Puis brusque renaissance de l’âme et tentative réussie de mouvement. Et alors le souvenir complet du procès, des draperies noires, de la sentence, de ma faiblesse, de mon évanouissement. Quant à tout ce qui suivit, l’oubli le plus complet; ce n’est que plus tard et par l’application la plus énergique que je suis parvenu à me le rappeler vaguement. Jusque-là, je n’avais pas ouvert les yeux, je sentais que j’étais couché sur le dos et sans liens. J’étendis ma main, et elle tomba lourdement sur quelque chose d’humide et dur. Je la laissai reposer ainsi pendant quelques minutes, m’évertuant à deviner où je pouvais être et ce que j’étais devenu. J’étais impatient de me servir de mes yeux, mais je n’osais pas. Je redoutais le premier coup d’œil sur les objets environnants. Ce n’était pas que je craignisse de regarder des choses horribles, mais j’étais épouvanté de l’idée de ne rien voir. À la longue, avec une folle angoisse de cœur, j’ouvris vivement les yeux. Mon affreuse pensée se trouvait donc confirmée. La noirceur de l’éternelle nuit m’enveloppait. Je fis un effort pour respirer. Il me semblait que l’intensité des ténèbres m’oppressait et me suffoquait. L’atmosphère était intolérablement lourde. Je restai paisiblement couché, et je fis un effort pour exercer ma raison. Je me rappelai les procédés de l’Inquisition, et, partant de là, je m’appliquai à en déduire ma position réelle. La sentence avait été prononcée, et il mes emblait que, depuis lors, il s’était écoulé un long intervalle de temps. Cependant, je n’imaginai pas un seul instant que je fusse réellement mort. Une telle idée, en dépit de toutes les fictions littéraires, est tout à fait incompatible avec l’existence réelle; – mais où étais-je, et dans quel état? Les condamnés à mort, je le savais, mouraient ordinairement dans les autodafés. Une solennité de ce genre avait été célébrée le soir même du jour de mon jugement.

Avais-je été réintégré dans mon cachot pour y attendre le prochain sacrifice qui ne devait avoir lieu que dans quelques mois? Je vis tout d’abord que cela ne pouvait pas être. Le contingent des victimes avait été mis immédiatement en réquisition; de plus, mon premier cachot, comme toutes les cellules des condamnés à Tolède, était pavé de pierres, et la lumière n’en était pas tout à fait exclue.

 

Tout à coup une idée terrible chassa le sang par torrents vers mon cœur, et pendant quelques instants, je retombai de nouveau dans mon insensibilité. En revenant à moi, je me dressai d’un seul coup sur mes pieds, tremblant convulsivement dans chaque fibre. J’étendis follement mes bras au-dessus et autour de moi, dans tous les sens. Je ne sentais rien; cependant, je tremblais de faire un pas, j’avais peur de me heurter contre les murs de ma tombe. La sueur jaillissait de tous mes pores et s’arrêtait en grosses gouttes froides sur mon front. L’agonie de l’incertitude devint à la longue intolérable, et je m’avançai avec précaution, étendant les bras et dardant mes yeux hors de leurs orbites, dans l’espérance de surprendre quelque faible rayon de lumière. Je fis plusieurs pas, mais tout était noir et vide. Je respirai plus librement. Enfin il me parut évident que la plus affreuse des destinées n’était pas celle qu’on m’avait réservée.

 

Et alors, comme je continuais à m’avancer avec précaution, mille vagues rumeurs qui couraient sur ces horreurs de Tolède vinrent se presser pêle-mêle dans ma mémoire. Il se racontait sur ces cachots d’étranges choses, – je les avais toujours considérées comme des fables, – mais cependant si étranges et si effrayantes, qu’on ne les pouvait répéter qu’à voix basse. Devais-je mourir de faim dans ce monde souterrain de ténèbres, – ou quelle destinée, plus terrible encore peut-être, m’attendait? Que le résultat fût la mort, et une mort d’une amertume choisie, je connaissais trop bien le caractère de mes juges pour en douter; le mode et l’heure étaient tout ce qui m’occupait et me tourmentait.

 

Mes mains étendues rencontrèrent à la longue un obstacle solide. C’était un mur, qui semblait construit en pierres, – très lisse, humide et froid. Je le suivis de près, marchant avec la soigneuse méfiance que m’avaient inspirée certaines anciennes histoires. Cette opération néanmoins ne me donnait aucun moyen de vérifier la dimension de mon cachot; car je pouvais en faire le tour et revenir au point d’où j’étais parti sans m’en apercevoir, tant le mur semblait parfaitement uniforme. C’est pourquoi je cherchai le couteau que j’avais dans ma poche quand on m’avait conduit au tribunal; mais il avait disparu, mes vêtements ayant été changés contre une robe de serge grossière. J’avais eu l’idée d’enfoncer la lame dans quelque menue crevasse de la maçonnerie, afin de bien constater mon point de départ. La difficulté cependant était bien vulgaire; mais d’abord, dans le désordre de ma pensée, elle me sembla insurmontable. Je déchirai une partie de l’ourlet de ma robe, et je plaçai le morceau par terre, dans toute sa longueur et à angle droit contre le mur. En suivant mon chemin à tâtons autour de mon cachot, je ne pouvais pas manquer de rencontrer ce chiffon en achevant le circuit. Du moins, je le croyais; mais je n’avais pas tenu compte de l’étendue de mon cachot ou de ma faiblesse. Le terrain était humide et glissant. J’allai en chancelant pendant quelque temps, puis je trébuchai, je tombai. Mon extrême fatigue me décida à rester couché, et le sommeil me surprit bientôt dans cet état.

 

En m’éveillant et en étendant un bras, je trouvai à côté de moi un pain et une cruche d’eau. J’étais trop épuisé pour réfléchir sur cette circonstance, mais je bus et mangeai avec avidité. Peu de temps après, je repris mon voyage autour de ma prison, et avec beaucoup de peine j’arrivai au lambeau de serge. Au moment où je tombai, j’avais déjà compté cinquante-deux pas, et, en reprenant ma promenade, j’en comptai encore quarante-huit, –quand je rencontrai mon chiffon. Donc, en tout, cela faisait cent pas; et, en supposant que deux pas fissent un yard, je présumai que le cachot avait cinquante yards de circuit. J’avais toutefois rencontré beaucoup d’angles dans le mur, et ainsi il n’y avait guère moyen de conjecturer la forme du caveau; car je ne pouvais m’empêcher de supposer que c’était un caveau.

 

Je ne mettais pas un bien grand intérêt dans ces recherches, – à coup sûr, pas d’espoir; mais une vague curiosité me poussa à les continuer. Quittant le mur, je résolus de traverser la superficie circonscrite. D’abord, j’avançai avec une extrême précaution; car le sol, quoi que paraissant fait d’une matière dure, était traître et gluant. À la longue cependant, je pris courage, et je me mis à marcher avec assurance, m’appliquant à traverser en ligne aussi droite que possible. Je m’étais ainsi avancé de dix ou douze pas environ, quand le reste de l’ourlet déchiré de ma robe s’entortilla dans mes jambes. Je marchai dessus et tombai violemment sur le visage.

 

Dans le désordre de ma chute, je ne remarquai pas tout de suite une circonstance passablement surprenante, qui cependant, quelques secondes après, et comme j’étais encore étendu, fixa mon attention. Voici : mon menton posait sur le sol de la prison, mais mes lèvres et la partie supérieure de ma tête, quoique paraissant situées à une moindre élévation que le menton, ne touchaient à rien. En même temps, il me sembla que mon front était baigné d’une vapeur visqueuse et qu’une odeur particulière de vieux champignons montait vers mes narines. J’étendis le bras, et je frissonnai en découvrant que j’étais tombé sur le bord même d’un puits circulaire, dont je n’avais, pour le moment, aucun moyen de mesurer l’étendue. En tâtant la maçonnerie juste au-dessous de la margelle, je réussis à déloger un petit fragment, et je le laissai tomber dans l’abîme. Pendant quelques secondes, je prêtai l’oreille à ses ricochets; il battait dans sa chute les parois du gouffre; à la fin, il fit dans l’eau un lugubre plongeon, suivi de bruyants échos. Au même instant, un bruit se fit au-dessus de ma tête, comme d’une porte presque aussitôt fermée qu’ouverte, pendant qu’un faible rayon de lumière traversait soudainement l’obscurité et s’éteignait presque en même temps.

 

Je vis clairement la destinée qui m’avait été préparée, et je me félicitai de l’accident opportun qui m’avait sauvé. Un pas de plus, et le monde ne m’aurait plus revu. Et cette mort évitée à temps portait ce même caractère que j’avais regardé comme fabuleux et absurde dans les contes qui se faisaient sur l’Inquisition. Les victimes de sa tyrannie n’avaient pas d’autre alternative que la mort avec ses plus cruelles agonies physiques, ou la mort avec ses plus abominables tortures morales. J’avais été réservé pour cette dernière. Mes nerfs étaient détendus par une longue souffrance, au point que je tremblais au son de ma propre voix, et j’étais devenu à tous égards un excellent sujet pour l’espèce de torture qui m’attendait. Tremblant de tous mes membres, je rebroussai chemin à tâtons vers le mur, – résolu à m’y laisser mourir plutôt que d’affronter l’horreur des puits, que mon imagination multipliait maintenant dans les ténèbres de mon cachot. Dans une autre situation d’esprit, j’aurais eu le courage d’en finir avec mes misères, d’un seul coup, par un plongeon dans l’un de ces abîmes; mais maintenant j’étais le plus parfait des lâches. Et puis il m’était impossible d’oublier ce que j’avais lu au sujet de ces puits, – que l’extinction soudaine de la vie était une possibilité soigneusement exclue par l’infernal génie qui en avait conçu le plan. L’agitation de mon esprit me tint éveillé pendant de longues heures; mais à la fin je m’assoupis de nouveau. En m’éveillant, je trouvai à côté de moi, comme la première fois, un pain et une cruche d’eau. Une soif brûlante me consumait, et je vidai la cruche tout d’un trait. Il faut que cette eau ait été droguée, – car à peine l’eus-je bue que je m’assoupis irrésistiblement. Un profond sommeil tomba sur moi, – un sommeil semblable à celui de la mort. Combien de temps dura-t-il, je n’en puis rien savoir; mais, quand je rouvris les yeux, les objets autour de moi étaient visibles. Grâce à une lueur singulière, sulfureuse, dont je ne pus pas d’abord découvrir l’origine, je pouvais voir l’étendue et l’aspect de la prison. Je m’étais grandement mépris sur sa dimension. Les murs ne pouvaient pas avoir plus de vingt-cinq yards de circuit. Pendant quelques minutes cette découverte fut pour moi un immense trouble; trouble bien puéril, en vérité, – car, au milieu des circonstances terribles qui m’entouraient, que pouvait-il y avoir de moins important que les dimensions de ma prison? Mais mon âme mettait un intérêt bizarre dans des niaiseries, et je m’appliquai fortement à me rendre compte de l’erreur que j’avais commise dans mes mesures. À la fin, la vérité m’apparut comme un éclair. Dans ma première tentative d’exploration, j’avais compté cinquante-deux pas, jusqu’au moment où je tombai; je devais être alors à un pas ou deux du morceau de serge; dans le fait, j’avais presque accompli le circuit du caveau. Je m’endormis alors, – et, en m’éveillant, il faut que je sois retourné sur mes pas, – créant ainsi un circuit presque double du circuit réel. La confusion de mon cerveau m’avait empêché de remarquer que j’avais commencé mon tour avec le mur à ma gauche, et que je finissais avec le mur à ma droite.

 

Je m’étais aussi trompé relativement à la forme de l’enceinte. En tâtant maroute, j’avais trouvé beaucoup d’angles, et j’en avais déduit l’idée d’une grande irrégularité; tant est puissant l’effet d’une totale obscurité sur quelqu’un qui sort d’une léthargie ou d’un sommeil! Ces angles étaient simplement produits par quelques légères dépressions ou retraits à des intervalles inégaux. La forme générale de la prison était un carré. Ce que j’avais pris pour de la maçonnerie semblait maintenant du fer, ou tout autre métal, en plaques énormes, dont les sutures et les joints occasionnaient les dépressions. La surface entière de cette construction métallique était grossièrement barbouillée de tous les emblèmes hideux et répulsifs auxquels la superstition sépulcrale des moines a donné naissance. Des figures de démons, avec des airs de menace, avec des formes de squelettes, et d’autres images d’une horreur plus réelle souillaient les murs dans toute leur étendue. J’observai que les contours de ces monstruosités étaient suffisamment distincts, mais que les couleurs étaient flétries et altérées, comme par l’effet d’une atmosphère humide. Je remarquai alors le sol, qui était en pierre. Au centre bâillait le puits circulaire, à la gueule duquel j’avais échappé; mais il n’y en avait qu’un seul dans le cachot.

 

Je vis tout cela indistinctement et non sans effort, – car ma situation physique avait singulièrement changé pendant mon sommeil. J’étais maintenant couché sur le dos, tout de mon long, sur une espèce de charpente de bois très basse. J’y étais solidement attaché avec une longue bande qui ressemblait à une sangle. Elle s’enroulait plusieurs fois autour de mes membres et de mon corps, ne laissant de liberté qu’à ma tête et à mon bras gauche; mais encore me fallait-il faire un effort des plus pénibles pour me procurer la nourriture contenue dans un plat de terre posé à côté de moi sur le sol. Je m’aperçus avec terreur que la cruche avait été enlevée. Je dis : avec terreur, car j’étais dévoré d’une intolérable soif. Il me sembla qu’il entrait dans le plan de mes bourreaux d’exaspérer cette soif, –car la nourriture contenue dans le plat était une viande cruellement assaisonnée.

 

Je levai les yeux, et j’examinai le plafond de la prison. Il était à une hauteur de trente ou quarante pieds, et, par sa construction, il ressemblait beaucoup aux murs latéraux. Dans un de ses panneaux, une figure des plus singulières fixa toute mon attention. C’était la figure peinte du Temps, comme il est représenté d’ordinaire, sauf qu’au lieu d’une faux il tenait un objet qu’au premier coup d’œil je pris pour l’image peinte d’un énorme pendule, comme on en voit dans les horloges antiques. Il y avait néanmoins dans l’aspect de cette machine quelque chose qui me fit la regarder avec plus d’attention. Comme je l’observais directement, les yeux en l’air, – car elle était placée juste au-dessus de moi, – je crus la voir remuer. Un instant après, mon idée fut confirmée. Son balancement était court, et naturellement très lent. Je l’épiai pendant quelques minutes, non sans une certaine défiance, mais surtout avec étonnement. Fatigué à la longue de surveiller son mouvement fastidieux, je tournai mes yeux vers les autres objets de la cellule. Un léger bruit attira mon attention, et, regardant le sol, je vis quelques rats énormes qui le traversaient. Ils étaient sortis par le puits, que je pouvais apercevoir à ma droite. Au même instant, comme je les regardais, ils montèrent par troupes, en toute hâte, avec des yeux voraces, affriandés par le fumet de la viande. Il me fallait beaucoup d’efforts et d’attention pour les en écarter.

 

Il pouvait bien s’être écoulé une demi-heure, peut-être même une heure, – car je ne pouvais mesurer le temps que très imparfaitement, – quand je levai de nouveau les yeux au-dessus de moi. Ce que je vis alors me confondit et me stupéfia. Le parcours du pendule s’était accru presque d’un yard; sa vélocité, conséquence naturelle, était aussi beaucoup plus grande. Mais ce qui me troubla principalement fut l’idée qu’il était visiblement descendu. J’observai alors, – avec quel effroi, il est inutile de le dire, – que son extrémité inférieure était formée d’un croissant d’acier étincelant, ayant environ un pied de long d’une corne à l’autre; les cornes dirigées en haut, et le tranchant inférieur évidemment affilé comme celui d’un rasoir. Comme un rasoir aussi, il paraissait lourd et massif, s’épanouissant, à partir du fil, en une forme large et solide. Il était ajusté à une lourde verge de cuivre, et le tout sifflait en se balançant à travers l’espace.

 

Je ne pouvais pas douter plus longtemps du sort qui m’avait été préparé par l’atroce ingéniosité monacale. Ma découverte du puits était devinée par les agents de l’Inquisition, – le puits, dont les horreurs avaient été réservées à un hérétique aussi téméraire que moi, – le puits, figure de l’enfer, et considéré par l’opinion comme l’Ultima Thule de tous leurs châtiments! J’avais évité le plongeon par le plus fortuit des accidents, et je savais que l’art de faire du supplice un piège et une surprise formait une branche importante de tout ce fantastique système d’exécutions secrètes. Or, ayant manqué ma chute dans l’abîme, il n’entrait pas dans le plan démoniaque de m’y précipiter; j’étais donc voué – et cette fois sans alternative possible, – à une destruction différente et plus douce. – Plus douce! J’ai presque souri dans mon agonie en pensant à la singulière application que je faisais d’un pareil mot.

 

Que sert-il de raconter les longues, longues heures d’horreur plus que mortelles durant lesquelles je comptai les oscillations vibrantes de l’acier? Pouce par pouce, – ligne par ligne, – il opérait une descente graduée et seulement appréciable à des intervalles qui me paraissaient des siècles, – et toujours il descendait, – toujours plus bas, – toujours plus bas! Il s’écoula des jours, il se peut que plusieurs jours se soient écoulés, avant qu’il vînt se balancer assez près de moi pour m’éventer avec son souffle âcre. L’odeur de l’acier aiguisé s’introduisait dans mes narines. Je priai le ciel, – je le fatiguai de ma prière, – de faire descendre l’acier plus rapidement. Je devins fou, frénétique, et je m’efforçai de me soulever, d’aller à la rencontre de ce terrible cimeterre mouvant. Et puis, soudainement je tombai dans un grand calme, –et je restai étendu, souriant à cette mort étincelante, comme un enfant à quelque précieux joujou.

 

Il se fit un nouvel intervalle de parfaite insensibilité; intervalle très court, car, en revenant à la vie, je ne trouvai pas que le pendule fût descendu d’une quantité appréciable. Cependant, il se pourrait bien que ce temps eût été long, –car je savais qu’il y avait des démons qui avaient pris note de mon évanouissement, et qui pouvaient arrêter la vibration à leur gré. En revenant à moi, j’éprouvai un malaise et une faiblesse – oh! inexprimables, – comme par suite d’une longue inanition. Même au milieu des angoisses présentes, la nature humaine implorait sa nourriture. Avec un effort pénible, j’étendis mon bras gauche aussi loin que mes liens me le permettaient, et je m’emparai d’un petit reste que les rats avaient bien voulu me laisser. Comme j’en portais une partie à mes lèvres, une pensée informe de joie, – d’espérance, – traversa mon esprit. Cependant, qu’y avait-il de commun entre moi et l’espérance? C’était, dis-je, une pensée informe; – l’homme en a souvent de semblables qui ne sont jamais complétées. Je sentis que c’était une pensée de joie, – d’espérance; mais je sentis aussi qu’elle était morte en naissant. Vainement je m’efforçai de la parfaire, – de la rattraper. Ma longue souffrance avait presque annihilé les facultés ordinaires de mon esprit. J’étais un imbécile, – un idiot.

 

La vibration du pendule avait lieu dans un plan faisant angle droit avec ma longueur. Je vis que le croissant avait été disposé pour traverser

la région du cœur. Il éraillerait la serge de ma robe, –puis il reviendrait et répéterait son opération, –encore, –et encore. Malgré l’effroyable dimension de la courbe parcourue (quelque chose comme trente pieds, peut-être plus), et la sifflante énergie de sa descente, qui aurait suffi pour couper même ces murailles de fer, en somme tout ce qu’il pouvait faire, pour quelques minutes, c’était d’érailler ma robe. Et sur cette pensée je fis une pause. Je n’osais pas aller plus loin que cette réflexion. Je m’appesantis là-dessus avec une attention opiniâtre, comme si, par cette insistance, je pouvais arrêter là la descente de l’acier. Je m’appliquai à méditer sur le son que produirait le croissant en passant à travers mon vêtement, – sur la sensation particulière et pénétrante que le frottement de la toile produit sur les nerfs. Je méditai sur toutes ces futilités, jusqu’à ce que mes dents fussent agacées.

 

Plus bas, – plus bas encore, – il glissait toujours plus bas. Je prenais un plaisir frénétique à comparer sa vitesse de haut en bas avec sa vitesse latérale. À droite, –à gauche,–et puis il fuyait loin, loin, et puis il revenait, – avec le glapissement d’un esprit damné! – jusqu’à mon cœur, avec l’allure furtive du tigre! Je riais et je hurlais alternativement, selon que l’une ou l’autre idée prenait le dessus. Plus bas, –invariablement, impitoyablement plus bas! Il vibrait à trois pouces de ma poitrine! Je m’efforçai violemment – furieusement, – de délivrer mon bras gauche. Il était libre seulement depuis le coude jusqu’à la main. Je pouvais faire jouer ma main depuis le plat situé à côté de moi jusqu’à ma bouche, avec un grand effort, – et rien de plus. Si j’avais pu briser les ligatures au-dessus du coude, j’aurais saisi le pendule, et j’aurais essayé de l’arrêter. J’aurais aussi bien essayé d’arrêter une avalanche!

 

Toujours plus bas! –incessamment, –inévitablement plus bas! Je respirais douloureusement, et je m’agitais à chaque vibration. Je me rapetissais convulsivement à chaque balancement. Mes yeux le suivaient dans sa volée ascendante et descendante, avec l’ardeur du désespoir le plus insensé; ils se refermaient spasmodiquement au moment de la descente, quoique la mort eût été un soulagement, – oh! quel indicible soulagement! Et cependant je tremblais dans tous mes nerfs, quand je pensais qu’il suffirait que la machine descendît d’un cran pour précipiter sur ma poitrine, cette hache aiguisée, étincelante. C’était l’espérance qui faisait ainsi trembler mes nerfs, et tout mon être se replier. C’était l’espérance, – l’espérance qui triomphe même sur le chevalet, – qui chuchote à l’oreille des condamnés à mort, même dans les cachots de l’Inquisition.

 

Je vis que dix ou douze vibrations environ mettraient l’acier en contact immédiat avec mon vêtement, – et avec cette observation entra dans mon esprit le calme aigu et condensé du désespoir. Pour la première fois depuis bien des heures,– depuis bien des jours peut-être, je pensai. Il me vint à l’esprit que le bandage, ou sangle, qui m’enveloppait était d’un seul morceau. J’étais attaché par un lien continu. La première morsure du rasoir, du croissant, dans une partie quelconque de la sangle, devait la détacher suffisamment pour permettre à ma main gauche de la dérouler tout autour de moi. Mais combien devenait terrible dans ce cas la proximité de l’acier. Et le résultat de la plus légère secousse, mortel! Était-il vraisemblable, d’ailleurs, que les mignons du bourreau n’eussent pas prévu et paré cette possibilité? Était-il probable que le bandage traversât ma poitrine dans le parcours du pendule? Tremblant de me voir frustré de ma faible espérance, vraisemblablement ma dernière, je haussai suffisamment ma tête pour voir distinctement ma poitrine. La sangle enveloppait étroitement mes membres et mon corps dans tous les sens, –excepté dans le chemin du croissant homicide.

 

À peine avais-je laissé retomber ma tête dans sa position première, que je sentis briller dans mon esprit quelque chose que je ne saurais mieux définir que la moitié non formée de cette idée de délivrance dont j’ai déjà parlé, et dont une moitié seule avait flotté vaguement dans ma cervelle, lorsque je portai la nourriture à mes lèvres brûlantes. L’idée tout entière était maintenant présente; –faible, à peine viable, à peine définie, –mais enfin complète. Je me mis immédiatement, avec l’énergie du désespoir, à en tenter l’exécution. Depuis plusieurs heures, le voisinage immédiat du châssis sur lequel j’étais couché fourmillait littéralement de rats. Ils étaient tumultueux, hardis, voraces, – leurs yeux rouges dardés sur moi, comme s’ils n’attendaient que mon immobilité pour faire de moi leur proie.

 

– À quelle nourriture, – pensai-je, – ont-ils été accoutumés dans ce puits?

Excepté un petit reste, ils avaient dévoré, en dépit de tous mes efforts pour les en empêcher, le contenu du plat. Ma main avait contracté une habitude de va-et-vient, de balancement vers le plat; et, à la longue, l’uniformité machinale du mouvement lui avait enlevé toute son efficacité. Dans sa voracité cette vermine fixait souvent ses dents aiguës dans mes doigts. Avec les miettes de la viande huileuse et épicée qui restait encore, je frottai fortement le bandage partout où je pus l’atteindre; puis, retirant ma main du sol, je restai immobile et sans respirer.

 

D’abord les voraces animaux furent saisis et effrayés du changement, – de la cessation du mouvement. Ils prirent l’alarme et tournèrent le dos; plusieurs regagnèrent le puits; mais cela ne dura qu’un moment. Je n’avais pas compté en vain sur leur gloutonnerie. Observant que je restais sans mouvement, un ou deux des plus hardis grimpèrent sur le châssis et flairèrent la sangle. Cela me parut le signal d’une invasion générale. Des troupes fraîches se précipitèrent hors du puits. Ils s’accrochèrent au bois, – ils l’escaladèrent et sautèrent par centaines sur mon corps. Le mouvement régulier du pendule ne les troublait pas le moins du monde. Ils évitaient son passage et travaillaient activement sur le bandage huilé. Ils se pressaient, – ils fourmillaient et s’amoncelaient incessamment sur moi; ils se tortillaient sur ma gorge; leurs lèvres froides cherchaient les miennes; j’étais à moitié suffoqué par leur poids multiplié; un dégoût, qui n’a pas de nom dans le monde, soulevait ma poitrine et glaçait mon cœur comme un pesant vomissement. Encore une minute, et je sentais que l’horrible opération serait finie. Je sentais positivement le relâchement du bandage; je savais qu’il devait être déjà coupé en plus d’un endroit. Avec une résolution surhumaine, je restai immobile. Je ne m’étais pas trompé dans mes calculs, – je n’avais pas souffert en vain. À la longue, je sentis que j’étais libre. La sangle pendait en lambeaux autour de mon corps; mais le mouvement du pendule attaquait déjà ma poitrine; il avait fendu la serge de ma robe; il avait coupé la chemise de dessous; il fit encore deux oscillations, – et une sensation de douleur aiguë traversa tous mes nerfs. Mais l’instant du salut était arrivé. À un geste de ma main, mes libérateurs s’enfuirent tumultueusement. Avec un mouvement tranquille et résolu, – prudent et oblique, – lentement et en m’aplatissant, – je me glissai hors de l’étreinte du bandage et des atteintes du cimeterre. Pour le moment du moins, j’étais libre.

 

Libre! – et dans la griffe de l’Inquisition! J’étais à peine sorti de mon grabat d’horreur, j’avais à peine fait quelques pas sur le pavé de la prison, que le mouvement de l’infernale machine cessa, et que je la vis attirée par une force invisible à travers le plafond. Ce fut une leçon qui me mit le désespoir dans le cœur. Tous mes mouvements étaient indubitablement épiés. Libre! – je n’avais échappé à la mort sous une espèce d’agonie que pour être livré à quelque chose de pire que la mort sous quelque autre espèce. À cette pensée, je roulai mes yeux convulsivement sur les parois de fer qui m’enveloppaient. Quelque chose de singulier – un changement que d’abord je ne pus apprécier distinctement – se produisit dans la chambre, – c’était évident. Durant quelques minutes d’une distraction pleine de rêves et de frissons, je me perdis dans de vaines et incohérentes conjectures. Pendant ce temps, je m’aperçus pour la première fois de l’origine de la lumière sulfureuse qui éclairait la cellule. Elle provenait d’une fissure large à peu près d’un demi-pouce, qui s’étendait tout autour de la prison à la base des murs, qui paraissaient ainsi et étaient en effet complètement séparés du sol. Je tâchai, mais bien en vain, comme on le pense, de regarder par cette ouverture. Comme je me relevais découragé, le mystère de l’altération de la chambre se dévoila tout d’un coup à mon intelligence. J’avais observé que, bien que les contours des figures murales fussent suffisamment distincts, les couleurs semblaient altérées et indécises. Ces couleurs venaient de prendre et prenaient à chaque instant un éclat saisissant et très intense, qui donnait à ces images fantastiques et diaboliques un aspect dont auraient frémi des nerfs plus solides que les miens. Des yeux de démons, d’une vivacité féroce et sinistre, étaient dardés sur moi de mille endroits, où primitivement je n’en soupçonnais aucun, et brillaient de l’éclat lugubre d’un feu que je voulais absolument, mais en vain, regarder comme imaginaire.

 

Imaginaire! – Il me suffisait de respirer pour attirer dans mes narines la vapeur du fer chauffé! Une odeur suffocante se répandit dans la prison! Une ardeur plus profonde se fixait à chaque instant dans les yeux dardés sur mon agonie! Une teinte plus riche de rouge s’étalait sur ces horribles peintures de sang! J’étais haletant! Je respirais avec effort! Il n’y avait pas à douter du dessein de mes bourreaux, – oh! les plus impitoyables, oh! les plus démoniaques des hommes! Je reculai loin du métal ardent vers le centre du cachot. En face de cette destruction par le feu, l’idée de la fraîcheur du puits surprit mon âme comme un baume. Je me précipitai vers ses bords mortels. Je tendis mes regards vers le fond. L’éclat de la voûte enflammée illuminait ses plus secrètes cavités. Toutefois, pendant un instant d’égarement, mon esprit se refusa à comprendre la signification de ce que je voyais. À la fin, cela entra dans mon âme, – de force, victorieusement; cela s’imprima en feu sur ma raison frissonnante. Oh une voix, une voix pour parler! – Oh! horreur – Oh! toutes les horreurs, excepté celle-là! –Avec un cri, je me rejetai loin de la margelle, et, cachant mon visage dans mes mains, je pleurai amèrement.

 

La chaleur augmentait rapidement, et une fois encore je levai les yeux, frissonnant comme dans un accès de fièvre. Un second changement avait eu lieu dans la cellule, – et maintenant ce changement était évidemment dans la forme. Comme la première fois, ce fut d’abord en vain que je cherchai à apprécier ou à comprendre ce qui se passait. Mais on ne me laissa pas longtemps dans le doute. La vengeance de l’Inquisition marchait grand train, déroutée deux fois par mon bonheur, et il n’y avait pas à jouer plus longtemps avec le Roi des Épouvantements. La chambre avait été carrée. Je m’apercevais que deux de ses angles de fer étaient maintenant aigus, – deux conséquemment obtus. Le terrible contraste augmentait rapidement, avec un grondement, un gémissement sourd. En un instant, la chambre avait changé sa forme en celle d’un losange. Mais la transformation ne s’arrêta pas là. Je ne désirais pas, je n’espérais pas qu’elle s’arrêtât. J’aurais appliqué les murs rouges contre ma poitrine, comme un vêtement d’éternelle paix.

 

– La mort, – me dis-je, – n’importe quelle mort, excepté celle du puits!

– Insensé! comment n’avais-je pas compris qu’il fallait le puits, que ce puits seul était la raison du fer brûlant qui m’assiégeait? Pouvais-je résister à son ardeur? Et, même en le supposant, pouvais-je me roidir contre sa pression? Et maintenant, le losange s’aplatissait, s’aplatissait avec une rapidité qui ne me laissait pas le temps de la réflexion. Son centre, placé sur la ligne de sa plus grande largeur, coïncidait juste avec le gouffre béant. J’essayai de reculer, – mais les murs, en se resserrant, me pressaient irrésistiblement. Enfin, il vint un moment où mon corps brûlé et contorsionné trouvait à peine sa place, où il y avait à peine place pour mon pied sur le sol de la prison. Je ne luttais plus, mais l’agonie de mon âme s’exhala dans un grand et long cri suprême de désespoir. Je sentis que je chancelais sur le bord, – je détournai les yeux…

 

Mais voilà comme un bruit discordant de voix humaines! Une explosion, un ouragan de trompettes! Un puissant rugissement comme celui d’un millier de tonnerres! Les murs de feu reculèrent précipitamment! Un bras étendu saisit le mien comme je tombais, défaillant, dans l’abîme. C’était le bras du général Lasalle. L’armée française était entrée à Tolède.

L’inquisition était dans les mains de ses ennemis.

 

FIN

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6 juin 2013

Claude Gueux, Victor Hugo

 

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Claude Gueux

 

                             Il y a sept ou huit ans, un homme nommé Claude Gueux, pauvre ouvrier, vivait à Paris. Il avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette fille. Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les moralités à mesure que les faits les sèment sur leur chemin. L’ouvrier était capable, habile, intelligent, fort maltraité par l’éducation, fort bien traité par la nature, ne sachant pas lire et sachant penser. Un hiver, l’ouvrage manqua. Pas de feu ni de pain dans le galetas. L’homme, la fille et l’enfant eurent froid et faim. L’homme vola. Je ne sais ce qu’il vola, je ne sais où il vola. Ce que je sais, c’est que de ce vol il résulta trois jours de pain et de feu pour la femme et pour l’enfant, et cinq ans de prison pour l’homme.

L’homme fut envoyé faire son temps à la maison centrale de Clairvaux. Clairvaux, abbaye dont on a fait une bastille, cellule dont on a fait un cabanon, autel dont on a fait un pilori. Quand nous parlons de progrès, c’est ainsi que certaines gens le comprennent et l’exécutent. Voilà la chose qu’ils mettent sous notre mot.

Poursuivons.

Arrivé là, on le mit dans un cachot pour la nuit, et dans un atelier pour le jour. Ce n’est pas l’atelier que je blâme.

Claude Gueux, honnête ouvrier naguère, voleur désormais, était une figure digne et grave. Il avait le front haut, déjà ridé quoique jeune encore, quelques cheveux gris perdus dans les touffes noires, l’œil doux et fort puissamment enfoncé sous une arcade sourcilière bien modelée, les narines ouvertes, le menton avancé, la lèvre dédaigneuse. C’était une belle tête. On va voir ce que la société en a fait.

Il avait la parole rare, le geste peu fréquent, quelque chose d’impérieux dans toute sa personne et qui se faisait obéir, l’air pensif, sérieux plutôt que souffrant. Il avait pourtant bien souffert. Dans le dépôt où Claude Gueux était enfermé, il y avait un directeur des ateliers, espèce de fonctionnaire propre aux prisons, qui tient tout ensemble du guichetier et du marchand, qui fait en même temps une commande à l’ouvrier et une menace au prisonnier, qui vous met l’outil aux mains et les fers aux pieds. Celui-là était lui-même une variété de l’espèce, un homme bref, tyrannique, obéissant à ses idées, toujours à courte bride sur son autorité ; d’ailleurs, dans l’occasion, bon compagnon, bon prince, jovial même et raillant avec grâce ; dur plutôt que ferme ; ne raisonnant avec personne, pas même avec lui ; bon père, bon mari sans doute, ce qui est devoir et non vertu ; en un mot, pas méchant, mauvais. C’était un de ces hommes qui n’ont rien de vibrant ni d’élastique, qui sont composés de molécules inertes, qui ne résonnent au choc d’aucune idée, au contact d’aucun sentiment, qui ont des colères glacées, des haines mornes, des emportements sans émotion, qui prennent feu sans s’échauffer, dont la capacité de calorique est nulle, et qu’on dirait souvent faits de bois ; ils flambent par un bout et sont froids par l’autre. La ligne principale, la ligne diagonale du caractère de cet homme, c’était la ténacité. Il était fier d’être tenace, et se comparait à Napoléon. Ceci n’est qu’une illusion d’optique. Il y a nombre de gens qui en sont dupes et qui, à certaine distance, prennent la ténacité pour de la volonté, et une chandelle pour une étoile. Quand cet homme donc avait une fois ajusté ce qu’il appelait sa volonté à une chose absurde, il allait tête haute et à travers toute broussaille jusqu’au bout de la chose absurde. L’entêtement sans l’intelligence, c’est la sottise soudée au bout de la bêtise et lui servant de rallonge. Cela va loin. En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences.

Voilà donc ce que c’était que le directeur des ateliers de la prison centrale de Clairvaux. Voilà de quoi était fait le briquet avec lequel la société frappait chaque jour sur les prisonniers pour en tirer des étincelles.

L’étincelle que de pareils briquets arrachent à de pareils cailloux allume souvent des incendies. Nous avons dit qu’une fois arrivé à Clairvaux, Claude Gueux fut numéroté dans un atelier et rivé à une besogne. Le directeur de l’atelier fit connaissance avec lui, le reconnut bon ouvrier, et le traita bien. Il paraît même qu’un jour, étant de bonne humeur, et voyant Claude Gueux fort triste, car cet homme pensait toujours à celle qu’il appelait sa femme, il lui conta, par manière de jovialité et de passe-temps, et aussi pour le consoler, que cette malheureuse s’était faite fille publique. Claude demanda froidement ce qu’était devenu l’enfant. On ne savait.

Au bout de quelques mois, Claude s’acclimata à l’air de la prison et parut ne plus songer à rien. Une certaine sérénité sévère, propre à son caractère, avait repris le dessus.

Au bout du même espace de temps à peu près, Claude avait acquis un ascendant singulier sur tous ses compagnons. Comme par une sorte de convention tacite, et sans que personne sût pourquoi, pas même lui, tous ces hommes le consultaient, l’écoutaient, l’admiraient et l’imitaient, ce qui est le dernier degré ascendant de l’admiration. Ce n’était pas une médiocre gloire d’être obéi par toutes ces natures désobéissantes. Cet empire lui était venu sans qu’il y songeât. Cela tenait au regard qu’il avait dans les yeux. L’œil de l’homme est une fenêtre par laquelle on voit les pensées qui vont et viennent dans sa tête.

 

Mettez un homme qui contient des idées parmi des hommes qui n’en contiennent pas, au bout d’un temps donné, et par une loi d’attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreux graviteront humblement et avec adoration autour du cerveau rayonnant. Il y a des hommes qui sont fer et des hommes qui sont aimant Claude était aimant.

En moins de trois mois donc, Claude était devenu l’âme, la loi et l’ordre de l’atelier. Toutes ces aiguilles tournaient sur son cadran. Il devait douter lui-même par moments s’il était roi ou prisonnier. C’était une sorte de pape captif avec ses cardinaux.

Et, par une réaction toute naturelle, dont l’effet s’accomplit sur toutes les échelles, aimé des prisonniers, il était détesté des geôliers. Cela est toujours ainsi La popularité ne va jamais sans la défaveur. L’amour des esclaves est toujours doublé de la haine des maîtres.

Claude Gueux était grand mangeur. C’était une particularité de son organisation. Il avait l’estomac fait de telle sorte que la nourriture de deux hommes ordinaires suffisait à peine à sa journée. M. de Cotadilla avait un de ces appétits-là, et en riait ; mais ce qui est une occasion de gaieté pour un duc, grand d’Espagne, qui a cinq cent mille moutons, est une charge pour un ouvrier et un malheur pour un prisonnier.

Claude Gueux, libre dans son grenier, travaillait tout le jour, gagnait son pain de quatre livres et le mangeait. Claude Gueux, en prison, travaillait tout le jour et recevait invariablement pour sa peine une livre et demie de pain et quatre onces de viande. La ration est inexorable. Claude avait donc habituellement faim dans la prison de Clairvaux.

Il avait faim, et c’était tout. Il n’en parlait pas. C’était sa nature ainsi.

Un jour, Claude venait de dévorer sa maigre pitance, et s’était remis à son métier, croyant tromper la faim par le travail. Les autres prisonniers mangeaient joyeusement. Un jeune homme, pâle, blanc, faible, vint se placer près de lui. Il tenait à la main sa ration, à laquelle il n’avait pas encore touché, et un couteau. Il restait là debout, près de Claude, ayant l’air de vouloir parler et de ne pas oser. Cet homme, et son pain, et sa viande, importunaient Claude.

– Que veux-tu ? dit-il enfin brusquement.

– Que tu me rendes un service, dit timidement le jeune homme.

– Quoi ? reprit Claude.

– Que tu m’aides à manger cela. J’en ai trop.

Une larme roula dans l’œil hautain de Claude. Il prit le couteau, partagea la ration du jeune homme en deux parts égales, en prit une, et se mit à manger.

– Merci, dit le jeune homme. Si tu veux, nous partagerons comme cela tous les jours. – Comment t’appelles-tu ? dit Claude Gueux.

– Albin.

– Pourquoi es-tu ici ? reprit Claude.

– J’ai volé.

– Et moi aussi, dit Claude.

Ils partagèrent en effet de la sorte tous les jours. Claude Gueux avait trente-six ans, et par moments il en paraissait cinquante, tant sa pensée habituelle était sévère. Albin avait vingt ans, on lui en eût donné dix-sept, tant il y avait encore d’innocence dans le regard de ce voleur. Une étroite amitié se noua entre ces deux hommes, amitié de père à fils plutôt que de frère à frère. Albin était encore presque un enfant ; Claude était déjà presque un vieillard.

Ils travaillaient dans le même atelier, ils couchaient sous la même clef de voûte, ils se promenaient dans le même préau, ils mordaient au même pain. Chacun des deux amis était l’univers pour l’autre. Il paraît qu’ils étaient heureux.

Nous avons déjà parlé du directeur des ateliers. Cet homme, haï des prisonniers, était souvent obligé, pour se faire obéir d’eux, d’avoir recours à Claude Gueux, qui en était aimé. Dans plus d’une occasion, lorsqu’il s’était agi d’empêcher une rébellion ou un tumulte, l’autorité sans titre de Claude Gueux avait prêté main-forte à l’autorité officielle du directeur. En effet, pour contenir les prisonniers, dix paroles de Claude valaient dix gendarmes. Claude avait maintes fois rendu ce service au directeur. Aussi le directeur le détestait-il cordialement. Il était jaloux de ce voleur. Il avait au fond du cœur une haine secrète, envieuse, implacable, contre Claude, une haine de souverain de droit à souverain de fait, de pouvoir temporel à pouvoir spirituel.

Ces haines-là sont les pires.

Claude aimait beaucoup Albin, et ne songeait pas au directeur.

Un jour, un matin, au moment où les porte-clefs transvasaient les prisonniers deux à deux du dortoir dans l’atelier, un guichetier appela Albin, qui était à côté de Claude, et le prévint que le directeur le demandait.

– Que te veut-on ? dit Claude.

– Je ne sais pas, dit Albin.

Le guichetier emmena Albin.

La matinée se passa, Albin ne revint pas à l’atelier. Quand arriva l’heure du repas, Claude pensa qu’il retrouverait Albin au préau. Albin n’était pas au préau. On rentra dans l’atelier, Albin ne reparut pas dans l’atelier. La journée s’écoula ainsi. Le soir, quand on ramena les prisonniers dans leur dortoir, Claude y chercha des yeux Albin, et ne le vit pas. Il paraît qu’il souffrait beaucoup dans ce moment-là, car il adressa la parole à un guichetier, ce qu’il ne faisait jamais. – Est-ce qu’Albin est malade ? dit-il.

– Non, répondit le guichetier.

– D’où vient donc, reprit Claude, qu’il n’a pas reparu aujourd’hui ?

– Ah ! dit négligemment le porte-clefs, c’est qu’on l’a changé de quartier.

Les témoins qui ont déposé de ces faits plus tard remarquèrent qu’à cette réponse du guichetier la main de Claude, qui portait une chandelle allumée, trembla légèrement. Il reprit avec calme :

– Qui a donné cet ordre-là ?

Le guichetier répondit :

– M. D.

Le directeur des ateliers s’appelait M. D.

La journée du lendemain se passa comme la journée précédente, sans Albin.

Le soir, à l’heure de la clôture des travaux, le directeur, M. D., vint faire sa ronde habituelle dans l’atelier. Du plus loin que Claude le vit, il ôta son bonnet de grosse laine, il boutonna sa veste grise, triste livrée de Clairvaux, car il est de principe dans les prisons qu’une veste respectueusement boutonnée prévient favorablement les supérieurs, et il se tint debout et son bonnet à la main à l’entrée de son banc, attendant le passage du directeur. Le directeur passa.

– Monsieur ! dit Claude.

Le directeur s’arrêta et se détourna à demi.

– Monsieur, reprit Claude, est-ce que c’est vrai qu’on a changé Albin de quartier ?

– Oui, répondit le directeur.

– Monsieur, poursuivit Claude, j’ai besoin d’Albin pour vivre. Il ajouta :

– Vous savez que je n’ai pas assez de quoi manger avec la ration de la maison, et qu’Albin partageait son pain avec moi.

– C’était son affaire, dit le directeur.

– Monsieur, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire remettre Albin dans le même quartier que moi ?

– Impossible. Il y a décision prise.

– Par qui ?

– Par moi.

– Monsieur D., reprit Claude, c’est la vie ou la mort pour moi, et cela dépend de vous.

– Je ne reviens jamais sur mes décisions.

– Monsieur, est-ce que je vous ai fait quelque chose ?

– Rien.

– En ce cas, dit Claude, pourquoi me séparez-vous d’Albin ?

– Parce que, dit le directeur.

Cette explication donnée, le directeur passa outre.

Claude baissa la tête et ne répliqua pas. Pauvre lion en cage à qui l’on ôtait son chien !

Nous sommes forcé de dire que le chagrin de cette séparation n’altéra en rien la voracité en quelque sorte maladive du prisonnier. Rien d’ailleurs ne parut sensiblement changé en lui. Il ne parlait d’Albin à aucun de ses camarades. Il se promenait seul dans le préau aux heures de récréation, et il avait faim. Rien de plus.

Cependant ceux qui le connaissaient bien remarquaient quelque chose de sinistre et de sombre qui s’épaississait chaque jour de plus en plus sur son visage. Du reste, il était plus doux que jamais.

Plusieurs voulurent partager leur ration avec lui, il refusa en souriant.

Tous les soirs, depuis l’explication que lui avait donnée le directeur, il faisait une espèce de chose folle qui étonnait de la part d’un homme aussi sérieux. Au moment où le directeur, ramené à heure fixe par sa tournée habituelle, passait devant le métier de Claude, Claude levait les yeux et le regardait fixement, puis il lui adressait d’un ton plein d’angoisse et de colère, qui tenait à la fois de la prière et de la menace, ces deux mots seulement : Et Albin ? Le directeur faisait semblant de ne pas entendre ou s’éloignait en haussant les épaules.

Cet homme avait tort de hausser les épaules, car il était évident pour tous les spectateurs de ces scènes étranges que Claude Gueux était intérieurement déterminé à quelque chose. Toute la prison attendait avec anxiété quel serait le résultat de cette lutte entre une ténacité et une résolution.

Il a été constaté qu’une fois entre autres Claude dit au directeur :

– Écoutez, monsieur, rendez-moi mon camarade. Vous ferez bien, je vous assure. Remarquez que je vous dis cela.

Une autre fois, un dimanche, comme il se tenait dans le préau, assis sur une pierre, les coudes sur les genoux et son front dans ses mains, immobile depuis plusieurs heures dans la même attitude, le condamné Faillette s’approcha de lui, et lui cria en riant :

 – Que diable fais-tu donc là, Claude ?

Claude leva lentement sa tête sévère, et dit :

– Je juge quelqu’un.

Un soir enfin, le 25 octobre 1831, au moment où le directeur faisait sa ronde, Claude brisa sous son pied avec bruit un verre de montre qu’il avait trouvé le matin dans un corridor. Le directeur demanda d’où venait ce bruit.

– Ce n’est rien, dit Claude, c’est moi. Monsieur le directeur, rendez-moi mon camarade.

– Impossible, dit le maître.

– Il le faut pourtant, dit Claude d’une voix basse et ferme ; et, regardant le directeur en face, il ajouta :

– Réfléchissez. Nous sommes aujourd’hui le 25 octobre. Je vous donne jusqu’au 4 novembre. Un guichetier fit remarquer à M. D. que Claude le menaçait, et que c’était un cas de cachot.

– Non, point de cachot, dit le directeur avec un sourire dédaigneux ; il faut être bon avec ces gens-là !

Le lendemain, le condamné Pernot aborda Claude, qui se promenait seul et pensif, laissant les autres prisonniers s’ébattre dans un petit carré de soleil à l’autre bout de la cour.

– Eh bien ! Claude, à quoi songes-tu ? tu parais triste.

– Je crains, dit Claude, qu’il n’arrive bientôt quelque malheur à ce bon M. D. Il y a neuf jours pleins du 25 octobre au 4 novembre.

Claude n’en laissa pas passer un sans avertir gravement le directeur de l’état de plus en plus douloureux où le mettait la disparition d’Albin ; Le directeur, fatigué, lui infligea une fois vingt-quatre heures de cachot, parce que la prière ressemblait trop à une sommation. Voilà tout ce que Claude obtint.

Le 4 novembre arriva. Ce jour-là, Claude s’éveilla avec un visage serein qu’on ne lui avait pas encore vu depuis le jour où la décision de M. D. l’avait séparé de son ami. En se levant, il fouilla dans une espèce de caisse de bois blanc qui était au pied de son lit, et qui contenait ses quelques guenilles. Il en tira une paire de ciseaux de couturière. C’était, avec un volume dépareillé de l’Émile la seule chose qui lui restât de la femme qu’il avait aimée, de la mère de son enfant, de son heureux petit ménage d’autrefois. Deux meubles bien inutiles pour Claude ; les ciseaux ne pouvaient servir qu’à une femme, le livre qu’à un lettré. Claude ne savait ni coudre ni lire.

Au moment où il traversait le vieux cloître déshonoré et blanchi à la chaux qui sert de promenoir l’hiver, il s’approcha du condamné Ferrari, qui regardait avec attention les énormes barreaux d’une croisée. Claude tenait à la main la petite paire de ciseaux ; il la montra à Ferrari en disant :

– Ce soir je couperai ces barreaux-ci avec ces ciseaux-là.

Ferrari, incrédule, se mit à rire, et Claude aussi.

Ce matin-là, il travailla avec plus d’ardeur qu’à l’ordinaire ; jamais il n’avait fait si vite et si bien. Il parut attacher un certain prix à terminer dans la matinée un chapeau de paille que lui avait payé d’avance un honnête bourgeois de Troyes, M, Bressier. Un peu avant midi, il descendit sous un prétexte à l’atelier des menuisiers, situé au rez-de-chaussée, au-dessous de l’étage où il travaillait. Claude était aimé là comme ailleurs, mais il y entrait rarement. Aussi :

– Tiens ! voilà Claude !

On l’entoura. Ce fut une fête. Claude jeta un coup d’œil rapide dans la salle. Pas un des surveillants n’y était.

– Qui est-ce qui a une hache à me prêter ? dit-il.

– Pourquoi faire ? lui demanda-t-on.

Il répondit :

– C’est pour tuer ce soir le directeur des ateliers.

On lui présenta plusieurs haches à choisir. Il prit la plus petite, qui était fort tranchante, la cacha dans son pantalon, et sortit. Il y avait là vingt-sept prisonniers. Il ne leur avait pas recommandé le secret. Tous le gardèrent.

Ils ne causèrent même pas de la chose entre eux. Chacun attendit de son côté ce qui arriverait. L’affaire était terrible, droite et simple. Pas de complication possible. Claude ne pouvait être ni conseillé ni dénoncé.

Une heure après, il aborda un jeune condamné de seize ans qui bâillait dans le promenoir, et lui conseilla d’apprendre à lire. En ce moment, le détenu Faillette accosta Claude, et lui demanda ce que diable il cachait là dans son pantalon. Claude dit :

– C’est une hache pour tuer M. D. ce soir. Il ajouta :

– Est-ce que cela se voit ?

– Un peu, dit Faillette.

Le reste de la journée fut à l’ordinaire. A sept heures du soir, on renferma les prisonniers, chaque section dans l’atelier qui lui était assigné ; et les surveillants sortirent des salles de travail, comme il paraît que c’est l’habitude, pour ne rentrer qu’après la ronde du directeur.

Claude Gueux fut donc verrouillé comme les autres dans son atelier avec ses compagnons de métier. Alors il se passa dans cet atelier une scène extraordinaire, une scène qui n’est ni sans majesté ni sans terreur, la seule de ce genre qu’aucune histoire puisse raconter.

Il y avait là, ainsi que l’a constaté l’instruction judiciaire qui a eu lieu depuis, quatre-vingt-deux voleurs, y compris Claude.

Une fois que les surveillants les eurent laissés seuls, Claude se leva debout sur son banc, et annonça à toute la chambrée qu’il avait quelque chose à dire. On fit silence.

Alors Claude haussa la voix et dit :

– Vous savez tous qu’Albin était mon frère. Je n’ai pas assez de ce qu’on me donne ici pour manger. Même en n’achetant que du pain avec le peu que je gagne, cela ne suffirait pas. Albin partageait sa ration avec moi ; je l’ai aimé d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé. Le directeur, M. D., nous a séparés. Cela ne lui faisait rien que nous fussions ensemble ; mais c’est un méchant homme, qui jouit de tourmenter. Je lui ai redemandé Albin. Vous avez vu, il n’a pas voulu. Je lui ai donné jusqu’au 4 novembre pour me rendre Albin. Il m’a fait mettre au cachot pour avoir dit cela. Moi, pendant ce temps-là, je l’ai jugé et je l’ai condamné à mort. Nous sommes au 4 novembre. Il viendra dans deux heures faire sa tournée. Je vous préviens que je vais le tuer. Avez-vous quelque chose à dire à cela ? Tous gardèrent le silence.

Claude reprit.

Il parla, à ce qu’il paraît, avec une éloquence singulière, qui d’ailleurs lui était naturelle. Il déclara qu’il savait bien qu’il allait faire une action violente, mais qu’il ne croyait pas avoir tort. Il attesta la conscience des quatre-vingt-un voleurs qui l’écoutaient :

Qu’il était dans une rude extrémité ; Que la nécessité de se faire justice soi-même était un cul-de-sac où l’on se trouvait engagé quelquefois ;

Qu’à la vérité il ne pouvait prendre la vie du directeur sans donner la sienne propre, mais qu’il trouvait bon de donner sa vie pour une chose juste ;

Qu’il avait mûrement réfléchi, et à cela seulement, depuis deux mois ;

Qu’il croyait bien ne pas se laisser entraîner par le ressentiment, mais que, dans le cas où cela serait, il suppliait qu’on l’en avertit ;

Qu’il soumettait honnêtement ses raisons aux hommes justes qui l’écoutaient ;

Qu’il allait donc tuer M. D., mais que, si quelqu’un avait une objection à lui faire, il était prêt à l’écouter.

Une voix seulement s’éleva, et dit qu’avant de tuer le directeur, Claude devait essayer une dernière fois de lui parler et de le fléchir.

– C’est juste, dit Claude, et je le ferai.

Huit heures sonnèrent à la grande horloge. Le directeur devait venir à neuf heures.

Une fois que cette étrange cour de cassation eut en quelque sorte ratifié la sentence qu’il avait portée, Claude reprit toute sa sérénité.

Il mit sur une table tout ce qu’il possédait en linge et en vêtements, la pauvre dépouille du prisonnier, et, appelant l’un après l’autre ceux de ses compagnons qu’il aimait le plus après Albin, il leur distribua tout. Il ne garda que la petite paire de ciseaux.

Puis il les embrassa tous. Quelques-uns pleuraient, il souriait à ceux-là.

Il y eut, dans cette heure dernière, des instants où il causa avec tant de tranquillité et même de gaieté, que plusieurs de ses camarades espéraient intérieurement, comme ils l’ont déclaré depuis, qu’il abandonnerait peut-être sa résolution. Il s’amusa même une fois à éteindre une des rares chandelles qui éclairaient l’atelier avec le souffle de sa narine, car il avait de mauvaises habitudes d’éducation qui dérangeaient sa dignité naturelle plus souvent qu’il n’aurait fallu. Rien ne pouvait faire que cet ancien gamin des rues n’eût point par moments l’odeur du ruisseau de Paris.

Il aperçut un jeune condamné qui était pâle, qui le regardait avec des yeux fixes, et qui tremblait, sans doute dans l’attente de ce qu’il allait voir.

– Allons, du courage, jeune homme ! lui dit Claude doucement, ce ne sera que l’affaire d’un instant.

Quand il eut distribué toutes ses hardes, fait tous ses adieux, serré toutes les mains, il interrompit quelques causeries inquiètes qui se faisaient çà et là dans les coins obscurs de l’atelier, et il commanda qu’on se remit au travail. Tous obéirent en silence. L’atelier où ceci se passait était une salle oblongue, un long parallélogramme percé de fenêtres sur ses deux grands côtés, et de deux portes qui se regardaient à ses deux extrémités. Les métiers étaient rangés de chaque côté près des fenêtres, les bancs touchant le mur à angle droit, et l’espace resté libre entre les deux rangées de métiers formait une sorte de longue voie qui allait en ligne droite de l’une des portes à l’autre et traversait ainsi toute la salle. C’était cette longue voie, assez étroite, que le directeur avait à parcourir en faisant son inspection ; il devait entrer par la porte sud et ressortir par la porte nord, après avoir regardé les travailleurs à droite et à gauche. D’ordinaire il faisait ce trajet assez rapidement et sans s’arrêter.

Claude s’était replacé lui-même à son banc, et il s’était remis au travail, comme Jacques Clément se fût remis à la prière. Tous attendaient. Le moment approchait.

Tout à coup on entendit un coup de cloche. Claude dit :

– C’est l’avant-quart.

Alors il se leva, traversa gravement une partie de la salle, et alla s’accouder sur l’angle du premier métier à gauche, tout à côté de la porte d’entrée. Son visage était parfaitement calme et bienveillant.

Neuf heures sonnèrent. La porte s’ouvrit. Le directeur entra. En ce moment-là, il se fit dans l’atelier un silence de statues.

Le directeur était seul comme d’habitude.

Il entra avec sa figure joviale, satisfaite et inexorable, ne vit pas Claude qui était debout à gauche de la porte, la main droite cachée dans son pantalon, et passa rapidement devant les premiers métiers, hochant la tête, mâchant ses paroles, et jetant çà et là son regard banal, sans s’apercevoir que tous les yeux qui l’entouraient étaient fixés sur une idée terrible.

Tout à coup il se détourna brusquement, surpris d’entendre un pas derrière lui. C’était Claude, qui le suivait en silence depuis quelques instants.

– Que fais-tu là, toi ? dit le directeur ; pourquoi n’es-tu pas à ta place ?

Car un homme n’est plus un homme là, c’est un chien, on le tutoie.

Claude Gueux répondit respectueusement :

– C’est que j’ai à vous parler, monsieur le directeur.

– De quoi ?

– D’Albin.

– Encore ! dit le directeur.

– Toujours ! dit Claude.

– Ah çà ! reprit le directeur continuant de marcher, tu n’as donc pas eu assez de vingt-quatre heures de cachot ?

Claude répondit en continuant de le suivre :

– Monsieur le directeur, rendez-moi mon camarade.

– Impossible !

– Monsieur le directeur, dit Claude avec une voix qui eût attendri le démon, je vous en supplie, remettez Albin avec moi, vous verrez comme je travaillerai bien. Vous qui êtes libre, cela vous est égal, vous ne savez pas ce que c’est qu’un ami ; mais, moi, je n’ai que les quatre murs de ma prison. Vous pouvez aller et venir, vous ; moi je n’ai qu’Albin. Rendez-le moi. Albin me nourrissait, vous le savez bien. Cela ne vous coûterait que la peine de dire oui. Qu’est-ce que cela vous fait qu’il y ait dans la même salle un homme qui s’appelle Claude Gueux et un autre qui s’appelle Albin ? Car ce n’est pas plus compliqué que cela. Monsieur le directeur, mon bon monsieur D., je vous supplie vraiment, au nom du ciel !

Claude n’en avait peut-être jamais tant dit à la fois à un geôlier.

Après cet effort, épuisé, il attendit.

Le directeur répliqua avec un geste d’impatience :

– Impossible. C’est dit. Voyons, ne m’en reparle plus. Tu m’ennuies.

Et, comme il était pressé, il doubla le pas. Claude aussi. En parlant ainsi, ils étaient arrivés tous deux près de la porte de sortie ; les quatre-vingts voleurs regardaient et écoutaient, haletants. Claude toucha doucement le bras du directeur.

– Mais au moins que je sache pourquoi je suis condamné à mort. Dites-moi pourquoi vous l’avez séparé de moi.

– Je te l’ai déjà dit, répondit le directeur, parce que.

Et, tournant le dos à. Claude, il avança la main vers le loquet de la porte de sortie.

A la réponse du directeur, Claude avait reculé d’un pas. Les quatre-vingts statues qui étaient là virent sortir de son pantalon sa main droite avec la hache. Cette main se leva, et, avant que le directeur eût pu pousser un cri, trois coups de hache, chose affreuse à dire, assénés tous les trois dans la même entaille, lui avaient ouvert le crâne. Au moment où il tombait à la renverse, un quatrième coup lui balafra le visage ; puis, comme une fureur lancée ne s’arrête pas court, Claude Gueux lui fendit la cuisse droite d’un cinquième coup inutile. Le directeur était mort. Alors Claude jeta la hache et cria : À l’autre maintenant ! L’autre, c’était lui. On le vit tirer de sa veste les petits ciseaux de « sa femme, » et, sans que personne songeât à l’en empêcher, il se les enfonça dans la poitrine. La lame était courte, la poitrine était profonde. Il y fouilla longtemps et à plus de vingt reprises en criant :

– Cœur de damné, je ne te trouverai donc pas !

– Et enfin il tomba baigné dans son sang, évanoui sur le mort.

Lequel des deux était la victime de l’autre ? Quand Claude reprit connaissance, il était dans un lit, couvert de linges et de bandages, entouré de soins. Il avait auprès de son chevet de bonnes sœurs de charité, et de plus un juge d’instruction qui instrumentait et qui lui demanda avec beaucoup d’intérêt :

– Comment vous trouvez-vous ?

Il avait perdu une grande quantité de sang, mais les ciseaux avec lesquels il avait eu la superstition touchante de se frapper avaient mal fait leur devoir ; aucun des coups qu’il s’était portés n’était dangereux. Il n’y avait de mortelles pour lui que les blessures qu’il avait faites à M. D.

Les interrogatoires commencèrent. On lui demanda si c’était lui qui avait tué le directeur des ateliers de la prison de Clairvaux. Il répondit : Oui. On lui demanda pourquoi. Il répondit : Parce que.

Cependant, à un certain moment, ses plaies s’envenimèrent ; il fut pris d’une fièvre mauvaise dont il faillit mourir.

Novembre, décembre, janvier et février se passèrent en soins et en préparatifs ; médecins et juges s’empressaient autour de Claude ; les uns guérissaient ses blessures, les autres dressaient son échafaud.

Abrégeons. Le 16 mars 1832, il parut, étant parfaitement guéri, devant la cour d’assises de Troyes. Tout ce que la ville peut donner de foule était là.

Claude eut une bonne attitude devant la cour. Il s’était fait raser avec soin, il avait la tête nue, il portait ce morne habit des prisonniers de Clairvaux, mi-parti de deux espèces de gris.

Le procureur du roi avait encombré la salle de toutes les baïonnettes de l’arrondissement, « afin, dit-il à l’audience, de contenir tous les scélérats qui devaient figurer comme témoins dans cette affaire. »

Lorsqu’il fallut entamer les débats, il se présenta une difficulté singulière. Aucun des témoins des événements du 4 novembre ne voulait déposer contre Claude. Le président les menaça de son pouvoir discrétionnaire. Ce fut en vain. Claude alors leur commanda de déposer. Toutes les langues se délièrent. Ils dirent ce qu’ils avaient vu.

Claude les écoutait tous avec une profonde attention. Quand l’un d’eux, par oubli, ou par affection pour Claude, omettait des faits à la charge de l’accusé, Claude les rétablissait.

De témoignage en témoignage, la série des faits que nous venons de développer se déroula devant la cour.

Il y eut un moment où les femmes qui étaient là pleurèrent. L’huissier appela le condamné Albin. C’était son tour de déposer. Il entra en chancelant ; il sanglotait. Les gendarmes ne purent empêcher qu’il n’allât tomber dans les bras de Claude. Claude le soutint et dit en souriant au procureur du roi :

– Voilà un scélérat qui partage son pain avec ceux qui ont faim. – Puis il baisa la main d’Albin. La liste des témoins épuisée, monsieur le procureur du roi se leva et prit la parole en ces termes :

– Messieurs les jurés, la société serait ébranlée jusque dans ses fondements, si la vindicte publique n’atteignait pas les grands coupables comme celui qui, etc.

Après ce discours mémorable, l’avocat de Claude parla. La plaidoirie contre et la plaidoirie pour firent, chacune à leur tour, les évolutions qu’elles ont coutume de faire dans cette espèce d’hippodrome qu’on appelle un procès criminel.

Claude jugea que tout n’était pas dit. Il se leva à son tour. Il parla de telle sorte qu’une personne intelligente qui assistait à cette audience s’en revint frappée d’étonnement.

Il paraît que ce pauvre ouvrier contenait bien plutôt un orateur qu’un assassin. Il parla debout, avec une voix pénétrante et bien ménagée, avec un œil clair, honnête et résolu, avec un geste presque toujours le même, mais plein d’empire. Il dit les choses comme elles étaient, simplement, sérieusement, sans charger ni amoindrir, convint de tout, regarda l’article 296 en face, et posa sa tête dessous. Il eut des moments de véritable haute éloquence qui faisaient remuer la foule, et où l’on se répétait à l’oreille dans l’auditoire ce qu’il venait de dire.

Cela faisait un murmure pendant lequel Claude reprenait haleine en jetant un regard fier sur les assistants.

Dans d’autres instants, cet homme qui ne savait pas lire était doux, poli, choisi, comme un lettré ; puis, par moments encore, modeste, mesuré, attentif, marchant pas à pas dans la partie irritante de la discussion, bienveillant pour les juges.

Une fois seulement, il se laissa aller à une secousse de colère. Le procureur du roi avait établi dans le discours que nous avons cité en entier que Claude Gueux avait assassiné le directeur des ateliers sans voie de fait ni violence de la part du directeur, par conséquent sans provocation. – Quoi ! s’écria Claude, je n’ai pas été provoqué ! Ah ! oui, vraiment, c’est juste, je vous comprends. Un homme ivre me donne un coup de poing, je le tue, j’ai été provoqué, vous me faites grâce, vous m’envoyez aux galères. Mais un homme qui n’est pas ivre et qui a toute sa raison me comprime le cœur pendant quatre ans, m’humilie pendant quatre ans, me pique tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, d’un coup d’épingle à quelque place inattendue pendant quatre ans ! J’avais une femme pour qui j’ai volé, il me torture avec cette femme ; j’avais un enfant pour qui j’ai volé, il me torture avec cet enfant ; je n’ai pas assez de pain, un ami m’en donne, il m’ôte mon ami et mon pain. Je redemande mon ami, il me met au cachot. Je lui dis vous, à lui mouchard, il me dit tu. Je lui dis que je souffre, il me dit que je l’ennuie. Alors que voulez-vous que je fasse ? Je le tue. C’est bien, je suis un monstre, j’ai tué cet homme, je n’ai pas été provoqué, vous me coupez la tête. Faites.

Mouvement sublime, selon nous, qui faisait tout à coup surgir, au-dessus du système de la provocation matérielle, sur lequel s’appuie l’échelle mal proportionnée des circonstances atténuantes, toute une théorie de la provocation morale oubliée par la loi.

Les débats fermés, le président fit son résumé impartial et lumineux. Il en résulta ceci. Une vilaine vie. Un monstre en effet. Claude Gueux avait commencé par vivre en concubinage avec une fille publique, puis il avait volé, puis il avait tué. Tout cela était vrai.

Au moment d’envoyer les jurés dans leur chambre, le président demanda à l’accusé s’il avait quelque chose à dire sur la position des questions.

– Peu de chose, dit Claude. Voici, pourtant. Je suis un voleur et un assassin ; j’ai volé et tué. Mais pourquoi ai-je volé ? pourquoi ai-je tué ? Posez ces deux questions à côté des autres, messieurs les jurés.

Après un quart d’heure de délibération, sur la déclaration des douze champenois qu’on appelait messieurs les jurés, Claude Gueux fut condamné à mort.

Il est certain que, dès l’ouverture des débats, plusieurs d’entre eux avaient remarqué que l’accusé s’appelait Gueux, ce qui leur avait fait une impression profonde. On lut son arrêt à Claude, qui se contenta de dire :

– C’est bien.

Mais pourquoi cet homme a-t-il volé ? Pourquoi cet homme a-t-il tué ? Voilà deux questions auxquelles ils ne répondent pas. Rentré dans la prison, il soupa gaiement et dit :

– Trente-six ans de faits ! Il ne voulut pas se pourvoir en cassation. Une des sœurs qui l’avaient soigné vint l’en prier avec larmes.

Il se pourvut par complaisance pour elle. Il paraît qu’il résista jusqu’au dernier instant, car, au moment où il signa son pourvoi sur le registre du greffe, le délai légal des trois jours était expiré depuis quelques minutes. La pauvre fille reconnaissante lui donna cinq francs. Il prit l’argent et la remercia.

Pendant que son pourvoi pendait, des offres d’évasion lui furent faites par les prisonniers de Troyes, qui s’y dévouaient tous. Il refusa.

Les détenus jetèrent successivement dans son cachot, par le soupirail, un clou, un morceau de fil de fer et une anse de seau. Chacun de ces trois outils eût suffi, à un homme aussi intelligent que l’était Claude, pour limer ses fers.

Il remit l’anse, le fil de fer et le clou au guichetier.

Le 8 juin 1832, sept mois et quatre jours après le fait, l’expiation arriva, pede claudo, comme on voit.

Ce jour-là, à sept heures du matin, le greffier du tribunal entra dans le cachot de Claude, et lui annonça qu’il n’avait plus qu’une heure à vivre.

Son pourvoi était rejeté.

– Allons, dit Claude froidement, j’ai bien dormi cette nuit, sans me douter que je dormirais encore mieux la prochaine.

Il paraît que les paroles des hommes forts doivent toujours recevoir de l’approche de la mort une certaine grandeur.

Le prêtre arriva, puis le bourreau. Il fut humble avec le prêtre, doux avec l’autre. Il ne refusa ni son âme, ni son corps.

Il conserva une liberté d’esprit parfaite.

Pendant qu’on lui coupait les cheveux, quelqu’un parla, dans un coin du cachot, du choléra qui menaçait Troyes en ce moment.

– Quant à moi, dit Claude avec un sourire, je n’ai pas peur du choléra.

Il écoutait d’ailleurs le prêtre avec une attention extrême, en s’accusant beaucoup et en regrettant de n’avoir pas été instruit dans la religion.

Sur sa demande, on lui avait rendu les ciseaux avec lesquels il s’était frappé. Il y manquait une lame, qui s’était brisée dans sa poitrine. Il pria le geôlier de faire porter de sa part ces ciseaux à Albin. Il dit aussi qu’il désirait qu’on ajoutât à ce legs la ration de pain qu’il aurait dû manger ce jour-là.

Il pria ceux qui lui lièrent les mains de mettre dans sa main droite la pièce de cinq francs que lui avait donnée la sœur, la seule chose qui lui restât désormais.

À huit heures moins un quart, il sortit de la prison, avec tout le lugubre cortège ordinaire des condamnés. Il était à pied, pâle, l’œil fixé sur le crucifix du prêtre, mais marchant d’un pas ferme.

On avait choisi ce jour-là pour l’exécution, parce que c’était jour de marché, afin qu’il y eût le plus de regards possible sur son passage ; car il paraît qu’il y a encore en France des bourgades à demi sauvages où, quand la société tue un homme, elle s’en vante.

Il monta sur l’échafaud gravement, l’œil toujours fixé sur le gibet du Christ. Il voulut embrasser le prêtre, puis le bourreau, remerciant l’un, pardonnant à l’autre. Le bourreau le repoussa doucement, dit une relation.

Au moment où l’aide le liait sur la hideuse mécanique, il fit signe au prêtre de prendre la pièce de cinq francs qu’il avait dans sa main droite, et lui dit :

– Pour les pauvres.

Comme huit heures sonnaient en ce moment, le bruit du beffroi de l’horloge couvrit sa voix, et le confesseur lui répondit qu’il n’entendait pas. Claude attendit l’intervalle de deux coups et répéta avec douceur :

– Pour les pauvres.

Le huitième coup n’était pas encore sonné que cette noble et intelligente tête était tombée.

 

 

 

Admirable effet des exécutions publiques ! ce jour-là même, la machine étant encore debout au milieu d’eux et pas lavée, les gens du marché s’ameutèrent pour une question de tarif et faillirent massacrer un employé de l’octroi. Le doux peuple que vous font ces lois-là !

Nous avons cru devoir raconter en détail l’histoire de Claude Gueux, parce que, selon nous, tous les paragraphes de cette histoire pourraient servir de têtes de chapitre au livre où serait résolu le grand problème du peuple au dix-neuvième siècle.

Dans cette vie importante il y a deux phases principales : avant la chute, après la chute ; et, sous ces deux phases, deux questions : question de l’éducation, question de la pénalité ; et, entre ces deux questions, la société tout entière.

Cet homme, certes, était bien né, bien organisé, bien doué. Que lui a-t-il donc manqué ? Réfléchissez.

C’est là le grand problème de proportion dont la solution, encore à trouver, donnera l’équilibre universel : Que la société fasse toujours pour l’individu autant que la nature.

Voyez Claude Gueux. Cerveau bien fait, cœur bien fait, sans nul doute. Mais le sort le met dans une société si mal faite, qu’il finit par voler ; la société le met dans une prison si mal faite, qu’il finit par tuer.

Qui est réellement coupable ?

Est-ce lui ?

Est-ce nous ?

Questions sévères, questions poignantes, qui sollicitent à cette heure toutes les intelligences, qui nous tirent tous tant que nous sommes par le pan de notre habit, et qui nous barreront un jour si complètement le chemin, qu’il faudra bien les regarder en face et savoir ce qu’elles nous veulent.

Celui qui écrit ces lignes essaiera de dire bientôt peut-être de quelle façon il les comprend.

Quand on est en présence de pareils faits, quand on songe à la manière dont ces questions nous pressent, on se demande à quoi pensent ceux qui gouvernent, s’ils ne pensent pas à cela.

Les Chambres, tous les ans, sont gravement occupées. Il est sans doute très important de désenfler les sinécures et d’écheniller le budget ; il est très important de faire des lois pour que j’aille, déguisé en soldat, monter patriotiquement la garde à la porte de M. le comte de Lobau, que je ne connais pas et que je ne veux pas connaître, ou pour me contraindre à parader au carré Marigny, sous le bon plaisir de mon épicier, dont on a fait mon officier.

Il est important, députés ou ministres, de fatiguer et de tirailler toutes les choses et toutes les idées de ce pays dans des discussions pleines d’avortements ; il est essentiel, par exemple, de mettre sur la sellette et d’interroger et de questionner à grands cris, et sans savoir ce qu’on dit, l’art du dix-neuvième siècle, ce grand et sévère accusé qui ne daigne pas répondre et qui fait bien ; il est expédient de passer son temps, gouvernants et législateurs, en conférences classiques qui font hausser les épaules aux maîtres d’école de la banlieue ; il est utile de déclarer que c’est le drame moderne qui a inventé l’inceste, l’adultère, le parricide, l’infanticide et l’empoisonnement, et de prouver par là qu’on ne connaît ni Phèdre, ni Jocaste, ni Œdipe, ni Médée, ni Rodogune ; il est indispensable que les orateurs politiques de ce pays ferraillent, trois grands jours durant, à propos du budget, pour Corneille et Racine, contre on ne sait qui, et profitent de cette occasion littéraire pour s’enfoncer les uns les autres à qui mieux mieux dans la gorge de grandes fautes de français jusqu’à la garde.

Tout cela est important ; nous croyons cependant qu’il pourrait y avoir des choses plus importantes encore.

Que dirait la Chambre, au milieu des futiles démêlés qui font si souvent colleter le ministère par l’opposition et l’opposition par le ministère, si, tout à coup, des bancs de la Chambre ou de la tribune publique, qu’importe ? quelqu’un se levait et disait ces sérieuses paroles ;

– Taisez-vous, qui que vous soyez, vous qui parlez ici, taisez-vous ! vous croyez être dans la question, vous n’y êtes pas.

La question, la voici. La justice vient, il y a un an à peine, de déchiqueter un homme à Pamiers avec un eustache ; à Dijon, elle vient d’arracher la tête à une femme ; à Paris, elle fait, barrière Saint-Jacques, des exécutions inédites.

Ceci est la question. Occupez-vous de ceci.

Vous vous querellerez après pour savoir si les boutons de la garde nationale doivent être blancs ou jaunes, et si l’assurance est une plus belle chose que la certitude.

Messieurs des centres, messieurs des extrémités, le gros du peuple souffre !

Que vous l’appeliez république ou que vous l’appeliez monarchie, le peuple souffre, ceci est un fait.

Le peuple a faim, le peuple a froid. La misère le pousse au crime ou au vice, selon le sexe. Ayez pitié du peuple, à qui le bagne prend ses fils, et le lupanar ses filles. Vous avez trop de forçats, vous avez trop de prostituées. Que prouvent ces deux ulcères ?

Que le corps social a un vice dans le sang.

Vous voilà réunis en consultation au chevet du malade ; occupez-vous de la maladie.

Cette maladie, vous la traitez mal. Étudiez-là mieux. Les lois que vous faites, quand vous en faites, ne sont que des palliatifs et des expédients. Une moitié de vos codes est routine, l’autre moitié empirisme.

La flétrissure était une cautérisation qui gangrenait la plaie ; peine insensée que celle qui pour la vie scellait et rivait le crime sur le criminel ! qui en faisait deux amis, deux compagnons, deux inséparables !

Le bagne est un vésicatoire absurde qui laisse résorber, non sans l’avoir rendu pire encore, presque tout le mauvais sang qu’il extrait. La peine de mort est une amputation barbare.

Or, flétrissure, bagne, peine de mort, trois choses qui se tiennent. Vous avez supprimé la flétrissure ; si vous êtes logiques, supprimez le reste.

Le fer rouge, le boulet et le couperet, c’étaient les trois parties d’un syllogisme.

Vous avez ôté le fer rouge ; le boulet et le couperet n’ont plus de sens. Farinace était atroce ; mais il n’était pas absurde.

Démontez-moi cette vieille échelle boiteuse des crimes et des peines, et refaites-la. Refaites votre pénalité, refaites vos codes, refaites vos prisons, refaites vos juges. Remettez les lois au pas des mœurs.

Messieurs, il se coupe trop de têtes par an en France. Puisque vous êtes en train de faire des économies, faites-en là-dessus.

Puisque vous êtes en verve de suppressions, supprimez le bourreau. Avec la solde de vos quatre-vingts bourreaux, vous payerez six cents maîtres d’école.

Songez au gros du peuple. Des écoles pour les enfants, des ateliers pour les hommes.

Savez-vous que la France est un des pays de l’Europe où il y a le moins de natifs qui sachent lire ! Quoi ! la Suisse sait lire, la Belgique, sait lire, le Danemark sait lire, la Grèce sait lire, l’Irlande sait lire, et la France ne sait pas lire ? c’est une honte.

Allez dans les bagnes. Appelez autour de vous toute la chiourme. Examinez un à un tous ces damnés de la loi humaine. Calculez l’inclinaison de tous ces profils, tâtez tous ces crânes. Chacun de ces hommes tombés a au-dessous de lui son type bestial ; il semble que chacun d’eux soit le point d’intersection de telle ou telle espèce animale avec l’humanité. Voici le loup cervier, voici le chat, voici le singe, voici le vautour, voici la hyène. Or, de ces pauvres têtes mal conformées, le premier tort est à la nature sans doute, le second à l’éducation.

La nature a mal ébauché, l’éducation a mal retouché l’ébauche. Tournez vos soins de ce côté. Une bonne éducation au peuple. Développez de votre mieux ces malheureuses têtes, afin que l’intelligence qui est dedans puisse grandir.

Les nations ont le crâne bien ou mal fait selon leurs institutions.

Rome et la Grèce avaient le front haut. Ouvrez le plus que vous pourrez l’angle facial du peuple. Quand la France saura lire, ne laissez pas sans direction cette intelligence que vous aurez développée. Ce serait un autre désordre. L’ignorance vaut encore mieux que la mauvaise science. Non. Souvenez-vous qu’il y a un livre plus philosophique que le Compère Mathieu, plus populaire que le Constitutionnel, plus éternel que la charte de 1830 ; c’est l’écriture sainte. Et ici un mot d’explication.

Quoi que vous fassiez, le sort de la grande foule, de la multitude, de la majorité, sera toujours relativement pauvre, et malheureux, et triste. A elle le dur travail, les fardeaux à pousser, les fardeaux à traîner, les fardeaux à porter.

Examinez cette balance : toutes les jouissances dans le plateau du riche, toutes les misères dans le plateau du pauvre. Les deux parts ne sont-elles pas inégales ? La balance ne doit-elle pas nécessairement pencher, et l’état avec elle ?

Et maintenant dans le lot du pauvre, dans le plateau des misères, jetez la certitude d’un avenir céleste, jetez l’aspiration au bonheur éternel, jetez le paradis, contrepoids magnifique ! Vous rétablissez l’équilibre. La part du pauvre est aussi riche que la part du riche.

C’est ce que savait Jésus, qui en savait plus long que Voltaire.

Donnez au peuple qui travaille et qui souffre, donnez au peuple, pour qui ce monde-ci est mauvais, la croyance à un meilleur monde fait pour lui.

Il sera tranquille, il sera patient. La patience est faite d’espérance.

Donc ensemencez les villages d’évangiles. Une bible par cabane. Que chaque livre et chaque champ produisent à eux deux un travailleur moral.

La tête de l’homme du peuple, voilà la question. Cette tête est pleine de germes utiles. Employez pour la faire mûrir et venir à bien ce qu’il y a de plus lumineux et de mieux tempéré dans la vertu.

Tel a assassiné sur les grandes routes qui, mieux dirigé, eût été le plus excellent serviteur de la cité.

 

Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper.

 

 

FIN

 

6 juin 2013

L'intruse, Éric-Emmanuel Schmitt

 

Cette nouvelle est extraite du recueil : "Odette Toulemonde et autres histoires"

300 T copie

 

 

 

L’intruse

 

 

                             Cette fois, elle l’avait bien vue ! La femme était passée au fond du salon, l’avait fixée d’un air étonné avant de disparaître dans l’ombre de la cuisine.

Odile Versini hésita : devait-elle la poursuivre ou quitter l’appartement à toutes jambes ?

Qui était cette intruse ? C’était la troisième fois, au moins… Les précédentes irruptions avaient été si fugitives qu’Odile avait cru à un tour de son imagination, mais là, elles deux avaient eu le temps d’échanger un regard ; il lui semblait même que l’autre, la surprise enfuie, avait grimacé de peur en filant.

Sans réfléchir davantage, Odile partit sur ses traces en l’apostrophant :

— Arrêtez, je vous ai vue ! Inutile de vous cacher, il n’y a pas d’issue.

Odile déboula dans chaque pièce, la chambre, la cuisine, les toilettes, la salle de bains : personne. Il ne restait donc que la penderie au bout du couloir.

— Sortez ! Sortez sinon j’appelle la police.

Pas un bruit ne résonna dans la penderie.

— Que faites-vous chez moi ? Comment êtes-vous entrée ?

Silence épais.

— Très bien, je vous aurai prévenue.

Odile éprouva soudain une peur panique : que voulait l’inconnue ? Fébrile, elle recula vers l’entrée, saisit le téléphone, composa, non sans le rater, le numéro de la police. « Vite, vite, pensa-t-elle, l’autre va bondir du placard et m’attaquer. » Enfin, lorsqu’elle eut passé les barrières des messages d’attente, la voix bien timbrée d’un fonctionnaire lui répondit :

— Police de Paris, seizième arrondissement, j’écoute.

— Venez vite chez moi. Une femme s’est introduite. Elle se cache dans le placard du couloir et refuse d’en sortir. Vite. Je vous en supplie, c’est peut-être une folle, ou un assassin. Dépêchez-vous, j’ai très peur.

Le policier nota son nom et son adresse puis lui assura que dans les cinq minutes une patrouille arrivait.

— Allô ? Allô ? Vous êtes encore là ?

— Mm…

— Comment vous sentez-vous, madame ?

— …

— Restez au bout du fil sans raccrocher. Voilà. Ainsi, vous pourrez me signaler s’il se passe quelque chose. Répétez ce que je viens de vous dire très fort pour que cette personne l’entende et sache que vous n’êtes pas sans secours. Allez-y. Maintenant.

— Oui, vous avez raison, monsieur l’agent, je reste au bout du fil avec vous, ainsi cette personne ne pourra rien entreprendre sans que vous ne le sachiez.

Elle avait tant hurlé qu’elle ne s’était pas entendue. Était-ce distinct ? Pourvu que l’intruse, malgré la distance, la porte et les manteaux, ait capté ses paroles et se décourage. Rien ne bougeait dans les recoins sombres de l’appartement. Cette quiétude se révélait plus angoissante que n’importe quel bruit. Odile murmura au policier :

— Êtes-vous là ?

— Oui, madame, je ne vous quitte pas.

— Je… je… je panique un peu…

— Avez-vous quelque chose pour vous défendre ?

— Non, rien.

— N’y a-t-il pas un objet que vous pourriez brandir, avec lequel vous pourriez effrayer cette personne si elle avait la mauvaise idée de se montrer agressive ?

— Non.

— Une canne ? Un marteau ? Une statuette ? Regardez autour de vous.

— Ah oui, il y a bien mon petit bronze…

— Saisissez-le et prétendez que c’est une arme.

— Pardon ?

— Déclarez que maintenant vous tenez le pistolet de votre mari, que vous ne craignez donc plus rien. Fort.

Odile prit sa respiration et brailla d’un ton peu assuré :

— Non, monsieur le commissaire, je n’ai pas peur parce que je tiens le pistolet de mon mari. Elle soupira, retenant une envie de se pisser dessus : elle avait débité cela si mal que l’intruse ne pourrait jamais la croire. La voix reprit dans le téléphone :

— Alors quelle réaction ?

— Rien.

— Très bien. Elle est effrayée. Elle ne bougera pas avant que nos hommes arrivent. Quelques secondes plus tard, Odile répondit aux policiers qui sonnaient à l’interphone puis ouvrit sa porte en attendant que l’ascenseur les hisse au dixième étage. Trois gaillards en jaillirent.

— Là bas, dit-elle, elle s’est cachée dans le placard.

Odile frémit lorsqu’ils sortirent leurs armes et enfilèrent le couloir. Pour ne pas assister à un spectacle que ses nerfs ne supporteraient pas, elle préféra se réfugier au salon d’où elle entendait confusément les menaces et les sommations.

Par réflexe, elle alluma une cigarette et s’approcha de la fenêtre. Dehors, bien que juillet débutât, les pelouses jaunissaient, les arbres perdaient des feuilles roussies. La canicule avait frappé la place du Trocadéro. Elle avait frappé la France entière. Chaque jour, elle perfectionnait son œuvre de mort ; chaque jour, le journal télévisé énumérait ses nouvelles victimes : les sans-abri gisant sur le goudron brûlant, les vieillards des hospices tombant autant que les mouches, les bébés crevant de déshydratation. Et encore, on ne comptait pas les animaux, les fleurs, les légumes, les arbres… D’ailleurs n’apercevait-elle pas un merle mort, là, juste en bas, sur la pelouse du square ? Raide comme un dessin à l’encre, les pattes cassées. Dommage, c’est si joli, le sifflement du merle…

Du coup, elle se versa un grand verre d’eau et l’avala par précaution. Certes, elle se trouvait bien égoïste de penser à elle alors que tant de gens succombaient, mais comment agir autrement ?

— Madame, excusez-nous… Madame !

Les policiers, à l’entrée du salon, eurent du mal à la tirer de sa méditation sur les désastres de la chaleur. Elle se retourna et les interrogea :

— Alors, qui est-ce ?

— Il n’y a personne, madame.

— Comment ça, personne ?

— Venez voir.

Elle suivit les trois hommes jusqu’au placard. S’il était plein de vêtements et de boîtes à chaussures, il était vide de l’intruse.

— Où est-elle ?

— Voulez-vous que nous cherchions avec vous ?

— Bien sûr.

Les cent vingt mètres carrés de l’appartement furent passés au peigne fin par les gestes précautionneux des policiers : aucune femme ne s’y dissimulait.

— Enfin, vous avouerez que c’est étrange, protesta Odile en rallumant une cigarette. Elle est passée par le couloir, elle m’a vue, elle a été surprise puis elle s’est enfuie au fond de l’appartement. Par où serait-elle partie ?

— La porte de service ?

— Toujours fermée à clé.

— Allons voir.

Ils se rendirent à la cuisine, constatèrent que la porte donnant sur l’escalier de service était verrouillée.

— Vous voyez, conclut Odile, elle ne peut pas être passée par ici.

— À moins qu’elle ne possède un jeu de clés. Sinon, comment serait-elle rentrée ?

Odile chancela. Pour l’aider à s’asseoir, les policiers la soutinrent par les bras. Elle se rendait compte qu’ils avaient raison : celle qui avait fait irruption chez elle avait besoin des clés pour entrer ou pour sortir.

— C’est horrible…

— Pouvez-vous nous décrire cette personne ?

— Une vieille.

— Pardon ?

— Oui, une vieille femme. Avec des cheveux blancs.

— Comment était-elle habillée ?

— Je ne sais plus. De façon banale.

— En robe ou en pantalon ?

— En robe, je crois.

— Ça ne correspond guère aux portraits habituels des voleurs et autres monte-en-l’air. Êtes-vous sûre que cette personne ne serait pas quelqu’un de votre entourage que vous n’auriez pas reconnu ?

Odile les toisa avec un certain mépris.

— Je comprends très bien votre remarque, c’est logique, vu votre métier, mais notez qu’à trente-cinq ans, je ne suis encore ni vieille ni gâteuse. J’ai sans doute plus de diplômes que vous, je travaille en tant que journaliste indépendante, spécialiste des questions géopolitiques au Moyen-Orient, je parle six langues, et malgré la chaleur je me sens en pleine forme. Vous me ferez donc le plaisir de croire que je n’ai pas l’habitude d’oublier à qui je confie mes clés. Étonnés, craignant sa colère, ils hochèrent la tête avec respect.

— Excusez-nous, madame, nous devons envisager toutes les hypothèses. Nous avons parfois affaire à des personnes fragiles qui…

— Certes, tout à l’heure, j’ai perdu mon sang-froid…

— Vous vivez seule, ici ?

— Non, je suis mariée.

— Où est votre mari ?

Elle regarda le policier avec une surprise amusée : elle découvrait qu’on ne lui avait pas posé cette question toute simple – où est votre mari ? – depuis longtemps. Elle sourit :

— En voyage au Moyen-Orient. Il est grand reporter.

Les policiers marquèrent leur considération pour le métier de Charles par des yeux épatés et un silence concerné. Le plus âgé continua néanmoins son enquête :

— Est-ce que votre mari, justement, n’aurait pas pu prêter son trousseau à quelqu’un qui…

— Qu’allez-vous imaginer ? Il m’aurait prévenue.

— Je ne sais pas.

— Non, il m’aurait prévenue.

— Pouvez-vous l’appeler afin d’en être sûre ?

Odile refusa de la tête.

— Il n’aime pas qu’on le joigne quand il est au bout du monde. Surtout pour une histoire de clés. C’est ridicule.

— Est-ce la première fois qu’une telle chose arrive ?

— La vieille ? Non. C’est au moins la troisième fois.

— Expliquez-nous.

— Les fois précédentes, je me suis dit que j’avais mal vu, que ce n’était pas possible. Exactement ce que vous vous pensez en ce moment. Or ce coup-ci, je sais bien que je n’ai pas rêvé : elle m’a tellement fait peur. Remarquez, je lui ai fait peur aussi !

— Alors je n’ai qu’un seul conseil, madame Versini : changez immédiatement vos clés et vos serrures. Ainsi, vous pourrez dormir tranquille. Un jour ou l’autre, peut-être quand votre mari reviendra, vous aurez l’élucidation de cette intrusion. D’ici là, vous pourrez dormir tranquille.

Odile approuva, remercia les policiers et les raccompagna.

 

Par réflexe, elle ouvrit un nouveau paquet de cigarettes, brancha la télévision sur sa chaîne préférée, celle de l’information continue, puis se mit à réfléchir en prenant le problème par plusieurs bouts.

Après une heure, constatant que ses hypothèses n’aboutissaient à rien, elle décrocha son téléphone et prit rendez-vous avec un serrurier pour le lendemain.

 

— Deux mille deux cents morts, annonçait le journaliste en fixant les téléspectateurs.

L’été se révèle meurtrier. Ses clés dans la poche de sa jupe, rassurée sur son propre sort depuis qu’elle se savait fraîchement cadenassée chez elle, Odile s’abandonnait à sa fascination pour les effets pervers du climat. Rivières asséchées. Poissons échoués. Troupeaux accablés. Agriculteurs en colère. Restrictions d’eau et d’électricité. Hôpitaux surchargés. Jeunes internes promus médecins. Pompes funèbres dépassées. Fossoyeurs obligés d’interrompre leurs vacances à la plage. Écologistes fulminant contre le réchauffement de la planète. Elle suivait chaque bulletin comme le nouvel épisode d’un feuilleton palpitant, avide de péripéties, désireuse de nouvelles catastrophes, presque déçue lorsque la situation n’empirait pas. De façon à peine consciente, elle tenait avec volupté la comptabilité des morts. La canicule était un spectacle qui ne la concernait pas mais qui régalait son attention de l’été en la distrayant de son ennui.

Sur son bureau traînaient un livre et plusieurs articles en souffrance. Elle ne se sentait pas l’énergie de s’y consacrer tant qu’éditeurs et rédacteurs en chef ne la matraquaient pas de coups de téléphone pour l’engueuler. Curieux mutisme, du reste… Peut-être étaient-ils, eux aussi, écrasés de chaleur ? Ou morts ? Dès qu’elle aurait le temps – ou l’envie –, elle leur donnerait un coup de fil.

Elle zappa sur les chaînes arabes, froissée que ces dernières s’intéressent si peu à la situation européenne. Il faut dire que, pour eux, la chaleur… Par acquit de conscience, elle décida de boire un verre d’eau et c’est en se dirigeant vers la cuisine qu’elle eut de nouveau un sentiment étrange :

l’intruse était là !

Elle revint sur ses pas, regarda rapidement alentour. Rien. Pourtant, il lui semblait… Un quart de seconde le visage de la vieille lui était apparu, sans doute réfléchi sur une lampe, l’angle d’un miroir ou le vernis d’une commode. L’image avait frappé son cerveau.

Pendant l’heure qui suivit, elle ausculta son appartement de fond en comble. Ensuite elle vérifia au moins à dix reprises que les anciennes clés ne pouvaient en aucun cas permettre d’ouvrir les nouvelles serrures. Rassurée enfin, elle conclut qu’elle avait imaginé voir la vieille femme.

Elle regagna le salon, alluma la télévision et c’est là, en marchant vers son canapé, qu’elle l’aperçut distinctement dans le couloir. Comme la dernière fois, la vieille femme se figea, paniqua et s’enfuit.

Odile se jeta sur le canapé et saisit le téléphone le plus proche. La police promit son intervention rapide.

En l’attendant, Odile n’éprouvait plus les sentiments de la veille. Auparavant, sa peur avait quelque chose de précis, elle visait l’inconnue du placard à balais et ses motivations. Dorénavant, la peur avait cédé la place à la terreur. Odile se trouvait confrontée à un mystère : comment était-elle revenue aujourd’hui alors que le système de fermeture avait été entièrement renouvelé ?

Les policiers la découvrirent en état de choc. Puisqu’ils étaient venus la veille, ils comprirent ce qu’ils devaient chercher dans l’appartement.

Elle ne fut pas surprise lorsqu’ils la rejoignirent au salon après leur fouille pour lui annoncer qu’ils n’avaient vu personne.

— C’est épouvantable, expliqua-t-elle. On a changé les serrures ce matin, personne d’autre que moi ne possède le nouveau jeu de clés et cette femme a quand même trouvé le moyen d’entrer et de sortir. Ils s’assirent en face d’elle pour prendre des notes.

— Madame, excusez-nous d’insister : êtes-vous vraiment certaine d’avoir revu cette vieille femme ?

— Je savais que vous alliez dire cela. Vous ne me croyez pas… Moi non plus je ne me croirais pas si je ne l’avais pas vécu. Je ne peux pas vous blâmer de me prendre pour une folle… je comprends… je comprends trop bien… Vous allez sans doute me conseiller d’aller voir un psychiatre, non, ne protestez pas, c’est ce que j’ajouterais à votre place.

— Non, madame. Nous nous en tenons aux faits. Cette vieille femme, est-ce bien celle d’hier ? — Habillée différemment.

— Ressemble-t-elle à quelqu’un ?

La question confirma à Odile que les policiers étaient en train de penser qu’elle relevait de la psychiatrie. Pouvait-elle les blâmer ?

— Si vous deviez la décrire, à qui vous ferait-elle penser ?

Odile songea : si je leur avoue qu’elle me rappelle vaguement ma mère, ils vont me considérer définitivement comme une démente.

— À personne. Je ne la connais pas.

— Et que veut-elle, à votre avis ?

— Je n’en sais rien, je vous dis que je ne la connais pas.

— Que craignez-vous d’elle ?

— Écoutez, cher monsieur, ne tentez pas une psychanalyse sauvage avec moi ! Vous n’êtes pas thérapeute et je ne suis pas malade. Cette personne n’est pas une projection de mes craintes ou de mes fantasmes mais une intruse qui pénètre chez moi pour je ne sais quelle raison.

Parce que Odile s’emportait, les policiers marmonnèrent de vagues excuses et c’est alors qu’Odile eut une révélation.

— Mes bagues ! Où sont mes bagues ?

Elle se précipita vers la commode qui jouxtait le téléviseur, ouvrit le tiroir et brandit une coupelle vide.

— Mes bagues ne sont plus là !

L’attitude des policiers changea immédiatement. Ils ne la prenaient plus pour une dérangée, le cas entrait de nouveau dans leur routine rationnelle.

Elle énuméra et décrivit ses bagues, chiffra leur valeur, ne put s’empêcher de préciser à quelle occasion son mari les lui avait offertes, et signa le procès-verbal.

— Quand rentre votre mari ?

— Je ne sais pas. Il ne me prévient pas.

— Ça ira, madame ?

— Oui, ne vous tourmentez pas, ça ira.

Quand ils la quittèrent, tout était redevenu banal, l’intruse s’étant réduite à une vulgaire voleuse qui opérait avec une discrétion déconcertante ; mais cette banalité brisa les nerfs d’Odile qui céda à une crise de larmes.

 

 

— Deux mille sept cents morts de la canicule. On soupçonne le gouvernement de cacher les vrais chiffres.

Odile, elle aussi, en était persuadée. D’après ses propres calculs, le nombre aurait dû se montrer plus élevé. N’avait-elle pas aperçu, ce matin encore, dans les gouttières de la cour, deux cadavres de moineaux ?

La sonnette retentit.

Puisque l’interphone extérieur n’avait pas sonné, c’était soit un voisin, soit son mari. Celui-ci, bien que possédant les clés, avait l’habitude de rester dans le couloir et de sonner pour annoncer qu’il rentrait de mission afin de ne pas trop surprendre Odile.

— Mon Dieu, si ça pouvait être lui !

Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle vacilla de joie.

— Oh mon chéri, quel plaisir de te voir. Tu ne pouvais arriver à un meilleur moment.

Elle se jeta contre lui et voulut l’embrasser sur la bouche, cependant lui, sans la repousser, se contenta de la serrer dans ses bras.

« Il a raison, pensa Odile, je suis dingue de m’exciter comme ça. »

— Comment vas-tu ? Comment s’est passé ton voyage ? Où étais-tu déjà ?

Il répondait à ses questions, or elle avait du mal à écouter ses réponses ; elle peinait aussi à poser les bonnes questions. À deux ou trois regards noirs qu’il lui adressa, suivis de soupirs appuyés, elle sentit qu’elle l’agaçait un peu. Mais elle n’arrivait pas à se concentrer tant elle le trouvait beau. Effet de l’absence ? Plus elle le contemplait, plus elle l’estimait irrésistible. Trente ans, brun, pas un cheveu blanc, la peau tannée et saine, des mains précises et longues, un dos puissant terminé par une taille étroite… Quelle chance elle avait !

Elle décida de se délester d’emblée de la mauvaise nouvelle.

— Nous avons été cambriolés.

— Quoi ?

— Oui. On a volé mes bagues.

Elle raconta l’histoire. Il l’écouta patiemment sans poser de questions ni rien remettre en doute. Odile nota avec satisfaction la différence de réaction entre son époux et les policiers. « Lui, au moins, il me croit. »

Lorsqu’elle eut achevé, il se dirigea vers leur chambre.

— Tu veux prendre une douche ? demanda-t-elle.

Il ressortit immédiatement de la chambre avec une boîte contenant les bagues.

— Les voilà, tes bagues.

— Quoi ?

— Oui, il m’a suffi d’examiner dans les trois ou quatre endroits où tu as l’habitude de les ranger. Tu n’avais pas vérifié ?

— Il me semblait… enfin j’étais sûre… la dernière fois, c’était la commode du salon… à côté de la télévision… comment aurais-je pu oublier ?

— Allons, ne te fâche pas. Cela arrive à tout le monde d’oublier.

Il s’approcha d’elle et l’embrassa sur la joue. Odile demeura surprise : surprise d’avoir été si niaise, surprise que sa niaiserie provoque la gentillesse de Charles.

Elle se précipita à la cuisine pour lui préparer à boire puis revint avec un plateau. Elle remarqua alors qu’il n’avait déposé aucun sac dans le hall d’entrée.

— Où sont tes bagages ?

— Pourquoi veux-tu que j’aie des bagages ?

— Tu reviens de voyage.

— Je ne loge plus ici.

— Pardon ?

— Il y a longtemps que je n’habite plus ici, tu n’avais pas remarqué ?

Odile posa le plateau et s’appuya sur le mur pour reprendre son souffle. Pourquoi lui parlait-il si durement ? Oui, bien sûr, elle avait plus ou moins remarqué qu’ils ne se voyaient pas souvent mais de là à clamer qu’ils ne vivaient plus ensemble. Qu’est-ce que…

Elle se laissa glisser sur le sol et se mit à sangloter. Il s’approcha, la prit dans ses bras et redevint gentil :

— Allons, ne pleure pas. Ça ne sert à rien de pleurer. Et je n’aime pas te voir comme ça.

— Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait de mal ? Pourquoi tu ne m’aimes plus ?

— Arrête tes bêtises. Tu n’as rien fait de mal. Et je t’aime beaucoup.

— C’est vrai ?

— C’est vrai.

— Autant qu’avant ?

Il prit le temps de répondre car ses yeux s’embuèrent de larmes tandis qu’il lui caressait les cheveux.

— Peut-être plus qu’avant…

Odile resta un ample moment, rassurée, contre sa poitrine puissante.

— Je vais partir, dit-il en la relevant.

— Quand reviens-tu ?

— Demain. Ou dans deux jours. S’il te plaît : ne t’inquiète pas.

— Je ne m’inquiète pas.

Charles s’en alla. Odile avait le cœur serré : où allait-il ? Et pourquoi avait-il un masque si triste ? En revenant au salon, elle saisit sa coupe de bagues et choisit de la ranger dans la commode de sa chambre. Cette fois-ci, elle n’oublierait pas.

 

 

— Quatre mille morts de la canicule. Décidément, l’été se révélait passionnant. Depuis son appartement où fonctionnait en permanence l’air conditionné – quand Charles l’avait-il installé, déjà ? –, Odile suivait le roman journalistique en enchaînant les cigarettes blondes.

Depuis bien longtemps, elle s’était entendue avec la concierge pour que celle-ci lui fasse ses courses. De temps en temps, moyennant quelques billets, elle lui préparait des repas, Odile n’ayant jamais été une grande cuisinière. Charles prenait-il ses distances à cause de ça ? Ridicule…

C’était la première fois qu’il lui infligeait cette punition : revenir à Paris et loger ailleurs. Elle s’escrimait à chercher dans leur passé récent ce qui pouvait justifier ce comportement et elle ne trouvait rien.

Mais ce n’était pas sa seule préoccupation : la vieille dame était revenue.

À plusieurs reprises.

Toujours la même chose : elle surgissait et disparaissait.

Odile n’osait plus appeler la police à cause de l’histoire des bagues : il aurait fallu avouer qu’elle les avait retrouvées. Certes, elle aurait pu la contacter car, si elle s’était trompée, elle n’escroquait personne : après la visite de Charles, elle avait jeté à la poubelle la déclaration de vol destinée à l’assurance…

Elle sentait néanmoins que les policiers ne la croiraient plus.

D’autant qu’elle avait enfin découvert la raison qui attirait l’intruse – et ça aussi, les policiers auraient du mal à le croire ! L’intruse n’était pas dangereuse, ce n’était ni une voleuse, ni une criminelle, cependant elle avait récidivé suffisamment souvent pour que son manège fut clair : la vieille dame entrait ici pour changer les objets de place.

Oui. Aussi bizarre que cela paraisse, c’était l’unique but de ses visites surprises.

Non seulement les bagues qu’à chaque fois Odile croyait volées étaient retrouvées quelques heures plus tard dans une autre pièce, mais la vieille dame les cachait en des endroits de plus en plus aberrants, le dernier étant la glacière du réfrigérateur.

« Des diamants au fond d’une glacière ! Que lui passe-t-il par la tête ? »

Odile était arrivée à conclure que la vieille dame, si elle n’était pas criminelle, était méchante. « Ou folle ! Complètement folle ! Pourquoi prendre tant de risques pour des blagues aussi absurdes ! Un jour, je vais la coincer et je finirai par comprendre. »

La sonnette retentit.

— Charles ! Elle ouvrit la porte et découvrit Charles sur le palier.

— Ah quel bonheur ! Enfin !

— Oui, excuse-moi, je n’ai pas pu revenir aussi vite que je te l’avais promis.

— Ce n’est pas grave, tu es pardonné.

En entrant dans l’appartement, il fit surgir une jeune femme derrière lui.

— Tu reconnais Yasmine ?

Odile n’osa pas le contrarier en avouant qu’elle ne se souvenait pas de la jolie brune élancée qui le suivait. Ah, cette infirmité de n’avoir aucune mémoire des physionomies… « Pas de panique. Ça va me revenir », pensa-t-elle.

— Bien sûr. Entrez.

Yasmine avança, embrassa Odile sur les joues et, pendant cette étreinte, Odile, si elle n’arriva pas à l’identifier, sentit en tout cas qu’elle la détestait.

On passa au salon où l’on se mit à parler de la canicule. Odile se prêtait vaillamment à la conversation quoique son esprit ne pût s’empêcher de vagabonder en dehors des phrases échangées. « C’est absurde, nous devisons à propos du temps sur un ton mondain en présence d’une inconnue alors que nous avons, Charles et moi, tant de choses à nous dire. » Soudain, elle interrompit la discussion et fixa Charles.

— Dis-moi, ce qui te manque, ce sont des enfants ?

— Quoi ?

— Oui. Je me demandais ces jours-ci ce qui clochait entre nous et il m’est venu à l’esprit que tu voulais sans doute des enfants. D’ordinaire, les hommes en désirent moins facilement que les femmes… Veux-tu des enfants ?

— J’en ai.

Odile crut avoir mal entendu.

— Quoi ?

— J’ai des enfants. Deux. Jérôme et Hugo.

— Pardon ?

— Jérôme et Hugo.

— Quel âge ont-ils ?

— Deux et quatre ans.

— Avec qui les as-tu eus ?

— Avec Yasmine.

Odile se tourna vers Yasmine qui lui sourit. « Odile, réveille-toi, tu cauchemardes, là, ce n’est pas la réalité. »

— Vous… vous… vous avez eu deux enfants ensemble ?

— Oui, confirma l’intrigante en croisant élégamment ses jambes, comme si de rien n’était.

— Et vous venez chez moi, sans gêne, avec un sourire, pour me le dire ? Vous êtes des monstres !

La suite se montra confuse. Odile était tellement secouée par le chagrin qu’entre ses cris et ses larmes elle ne comprenait plus rien de ce qu’on proférait autour d’elle. Plusieurs fois, Charles tenta de la prendre dans ses bras ; chaque fois, elle le repoussa avec virulence.

— Traître ! Traître ! C’est fini, tu m’entends, c’est fini ! Pars ! Mais pars donc !

Plus elle tentait de l’éloigner, plus il s’accrochait à elle. On dut appeler un médecin, allonger Odile sur son lit et lui administrer de force un sédatif.

 

 

— Douze mille morts de la canicule.

— Bien fait ! jubila Odile devant son poste de télévision.

En quelques jours, les choses avaient empiré : Charles, laissant apparaître la laideur de son caractère, lui demandait de quitter l’appartement.

— Jamais, tu m’entends, lui avait-elle répondu au téléphone, jamais tu ne vivras ici avec ta pouffiasse ! Selon la loi, ces murs sont à moi. Et ne te montre plus, je ne t’ouvrirai pas. De toute façon, tu n’as plus les bonnes clés.

Au moins, l’intruse aurait servi à ça ! Une providence, cette vieille dame. Plusieurs fois, Charles avait donc sonné à la porte en tentant de parlementer. Elle avait refusé de l’entendre. Tenace, il lui avait envoyé le médecin.

— Odile, déclara le Dr Malandier, vous êtes épuisée. Ne pensez-vous pas qu’un séjour en maison de repos vous soulagerait ? On pourrait mieux s’occuper de vous.

— Je me débrouille seule, merci. Certes, à cause de ces problèmes, je suis en retard dans la livraison de mes articles, cependant je me connais : en quelques nuits, dès que j’irai mieux, je rédigerai tout d’un bloc.

— Justement, pour aller mieux, ne pensez-vous pas qu’une maison de repos…

— À l’heure actuelle, docteur, on meurt dans les maisons de repos. Parce qu’elles ne sont pas climatisées. Ici, c’est climatisé. Vous ne suivez pas les actualités ? Il y a une canicule. Plus dévastatrice qu’un cyclone. Maison de repos ? Maison de souffrance, oui. Mouroir. Maison de morts. C’est lui qui vous envoie pour me tuer ?

— Allons, Odile, ne dites pas de sornettes. Si l’on vous trouvait une maison de repos bien climatisée…

— Oui, on me drogue, on me transforme en légume et mon mari en profite pour récupérer cet appartement afin d’y vivre avec sa grognasse ! Jamais ! L’Arabe et ses enfants ? Jamais. Parce que vous saviez, vous, qu’il a eu deux enfants avec elle ?

— Vous êtes tellement à bout, Odile, qu’il va arriver un moment où on ne vous demandera plus votre avis, on vous emmènera de force.

— Eh bien, voilà, vous avez compris : il faudra m’emmener de force. Rien ne se produira avant. Maintenant partez et ne revenez plus. À partir d’aujourd’hui, je change de médecin.

Ce soir-là, de colère, Odile songea à mettre fin à ses jours et ne fut retenue que par l’idée que ça arrangerait trop bien son mari et cette horrible Yasmine.

Non, Odile, remets-toi. Après tout, tu es jeune… quel âge ?… Trente-deux ou trente-trois… ah, j’oublie toujours, tu as encore la vie devant toi, tu rencontreras un autre homme et tu fonderas une famille avec des enfants. Ce Charles ne te méritait pas, mieux valait le découvrir vite. Imagine que tu te sois obstinée jusqu’à la ménopause…

Elle éprouva soudain le besoin d’en bavarder avec Fanny, sa meilleure amie. Depuis combien de temps ne l’avait-elle pas appelée ? Avec cet été de canicule, elle avait un peu perdu le sens du temps. À l’unisson de la nation, sans doute souffrait-elle davantage de la torpeur qu’elle ne le croyait malgré le repli dans son appartement ombragé ? Elle saisit son carnet de téléphone puis le rejeta au loin.

— Pas besoin de vérifier le numéro de Fanny. S’il y en a un que je sais par cœur, c’est bien celui-là. Elle le forma sur le cadran et une voix qui sortait du sommeil lui répondit.

— Oui ?

— Excusez-moi de vous déranger, je voudrais parler à Fanny.

— Fanny ?

 — Fanny Desprées. Me serais-je trompée de numéro ?

— Fanny est morte, madame.

— Fanny ! Quand ?

— Il y dix jours. Déshydratée. La canicule !

Alors qu’Odile comptabilisait sottement les morts devant son poste de télévision, elle n’avait pas songé une seconde que son amie se trouvait victime du carnage. Elle raccrocha sans pouvoir ajouter un mot ni demander un détail.

Fanny, sa douce Fanny, compagne de lycée, Fanny qui avait déjà, elle, deux enfants… Deux nourrissons… Quelle tragédie ! Et si jeune, née la même année qu’elle… Ainsi, il n’y avait pas que les vieillards et les bébés qui succombaient, mais aussi des adultes dans leur maturité… Qui lui avait répondu au téléphone ? Elle n’identifiait pas ce timbre éraillé… un vieil oncle de la famille, sans doute.

Traumatisée, Odile ingurgita une bouteille d’eau avant de se retirer dans sa chambre pour pleurer.

 

 

— Quinze mille morts, annonça le présentateur avec le visage carré d’une porte en fer.

— Bientôt quinze mille et une, soupira Odile en avalant la fumée sa cigarette, car je ne sais pas si j’ai envie de rester dans un monde aussi laid.

Aucun espoir de refroidissement, nul orage à l’horizon, ajoutait le journaliste. La terre craquait de douleur.

Pour Odile non plus, aucune issue ne se profilait. Maintenant, l’intruse venait plusieurs fois par jour et mélangeait malignement les affaires d’Odile qui ne retrouvait plus rien.

Après le départ de sa concierge au Portugal – c’est inimaginable, le nombre de concierges qu’il doit y avoir en août au Portugal –, ses courses et ses plats cuisinés lui étaient montés par la nièce de celle-ci, une insolente à la démarche molle qui mâchait des chewing-gums et changeait de ceinture du matin au soir, une bêtasse avec qui on ne parvenait pas à échanger trois phrases cohérentes.

Charles ne s’était plus montré. Sans doute était-ce lui qui téléphonait et à qui Odile répondait juste « Non » avant de raccrocher. En outre, il la préoccupait moins. Assez peu même. C’était de l’histoire ancienne. Ou plutôt, c’était comme s’il n’avait jamais existé. Le souci présent d’Odile était de renouveler son inscription à l’université et, sans doute à cause du personnel remplaçant de l’été, elle n’arrivait pas à joindre la bonne personne pour sa réinscription. Cela l’irritait beaucoup.

Elle avait très envie de se consacrer à ses études maintenant. Lorsqu’elle ne se reposait pas devant la chaîne d’informations permanentes, elle consacrait des heures au travail, lisant des livres sur le Moyen-Orient, travaillant ses langues et songeant vraiment à achever sa thèse dont elle avait entamé l’introduction.

Son professeur de thèse se révélait injoignable. Il semblait que cette catastrophe climatique avait annihilé le pays. Plus rien n’allait normalement. Ses parents non plus ne répondaient pas au téléphone. Chacun avait dû fuir pour se mettre au frais quelque part.

Profitons-en pour nous consacrer à nos tâches essentielles, se disait Odile en s’appliquant à perfectionner pendant des heures la structure de ses paragraphes ou la fluidité de sa phrase. Je me donne une semaine pour boucler mon introduction.

Ça la passionnait tellement qu’elle négligeait de boire suffisamment. De plus, sa climatisation se détraquait : alors qu’elle calait le variateur sur vingt degrés, elle le retrouvait, après avoir souffert plusieurs heures, sur trente degrés, trente-deux degrés, voire sur quinze ! Après une recherche malaisée, elle retrouva le mode d’emploi, la garantie, et convoqua l’installateur pour qu’il la lui répare. Celui-ci passa une demi-journée à y travailler et conclut qu’il ne comprenait pas, peut-être y avait-il eu un faux contact, en tout cas chaque appareil avait été vérifié et l’ensemble marcherait dorénavant impeccablement. Or, dès le lendemain, le compteur de chaque pièce annonçait les températures les plus variées et souvent les plus aberrantes.

Odile n’éprouva pas le besoin de rappeler l’artisan car elle avait saisi l’origine de ces dysfonctionnements : l’intruse.

Nul doute que la vieillarde devait trouver amusant de modifier dans son dos les instructions. Puisque Odile commençait à se sentir moulue – le travail, la chaleur, l’oubli de boire –, elle décida de guetter l’intruse, de la surprendre la main dans le sac et de lui régler son compte une fois pour toutes.

Lorsqu’elle fut certaine d’être seule, elle s’embusqua dans le placard à balais, éteignit et attendit.

Combien de temps demeura-t-elle en faction ? Elle n’aurait su le dire. À croire que la vieille dame avait deviné qu’on l’attendait… Après quelques heures, taraudée par la soif, Odile sortit du placard et regagna le salon. Là, Dieu seul sait pourquoi, elle éprouva l’envie subite d’un pastis, ouvrit le bar, se servit un verre, et, après une gorgée, fut attirée par une chose très étrange. Un livre, dans la bibliothèque, portait son nom, Odile Versini, inscrit sur la tranche. Après l’avoir extrait de l’étagère, elle resta confondue par la couverture : il s’agissait de sa thèse, la thèse qu’elle était en train d’écrire. Elle la découvrait complète, terminée, imprimée sur quatre cents pages, publiée par un éditeur prestigieux dont elle n’aurait pas osé rêver. Qui lui avait fait ce canular ?

Elle parcourut les premières pages et pâlit davantage. Elle retrouvait la teneur de son introduction – celle sur laquelle elle planchait depuis des jours – mais aboutie, mieux écrite, davantage maîtrisée.

Que se passait-il ?

En relevant la tête, elle aperçut l’intruse. La vieille dame, tranquillement, la toisait. Non, ce coup-ci, c’est trop. Rebroussant chemin, elle se précipita dans le placard, saisit la canne de golf qu’elle avait choisie comme arme et revint pour s’expliquer définitivement avec l’intruse.

 

 

Devant la fenêtre donnant sur les jardins du Trocadéro, Yasmine contemplait la pluie qui venait réconcilier la terre avec le ciel et suspendre l’épidémie de mort.

Derrière elle, la pièce n’avait pas changé, toujours chargée de livres, contenant des collections précieuses pour quiconque s’intéresse au Moyen-Orient. Ni son mari ni elle n’avaient le temps de changer le décor ou les meubles. Ils entreprendraient les travaux plus tard ; en revanche, ils n’avaient pas hésité à quitter le minuscule appartement situé sur le périphérique où ils s’entassaient avec leurs deux enfants pour emménager ici.

Justement, derrière elle, Jérôme et Hugo découvraient les plaisirs d’une télévision alimentée par satellite et ne cessaient de zapper.

— C’est génial, maman, il y a des chaînes arabes !

Ne s’attardant sur aucune émission, ils étaient plus enivrés d’avoir autant de programmes qu’attirés par l’idée d’en suivre un.

De retour, son mari se glissa dans son dos et l’embrassa à la naissance du cou. Yasmine pivota, plaqua sa poitrine contre la sienne. Ils s’enlacèrent.

— Sais-tu que j’ai feuilleté l’album de famille : c’est fou ce que tu ressembles à ton père !

— Ne dis pas ça.

— Pourquoi ? Ça te peine parce qu’il est mort en Égypte lorsque tu avais six ans…

— Non, ça me chagrine parce que cela me fait penser à maman. Souvent, elle me prenait pour lui, elle m’appelait Charles.

— N’y songe plus. Pense à ta mère lorsqu’elle était en forme, une intellectuelle brillante, pleine d’esprit et de repartie, qui m’a toujours beaucoup impressionnée. Oublie les deux dernières années.

— Tu as raison. Seule ici, à cause de cette maladie d’Alzheimer, elle ne se reconnaissait plus elle-même… Puisque, à cause de sa mémoire qui s’effaçait, elle rajeunissait, elle prenait pour une intruse la vieille femme qu’elle rencontrait dans les miroirs. Si on l’a retrouvée étendue avec sa canne de golf devant la glace brisée, c’est sans doute parce qu’elle avait voulu menacer l’intruse puis s’en défendre lorsqu’elle a cru que l’autre allait la frapper.

— Nous irons la voir dimanche.

Yasmine caressa les joues de François et ajouta en approchant ses lèvres :

— C’est moins pénible, maintenant, depuis qu’elle est remontée à l’époque d’avant ton père. Elle ne nous confond plus. Quel âge a-t-elle, selon elle ?

Il abandonna sa tête contre l’épaule de Yasmine.

— Parfois, j’en viens à souhaiter qu’arrive très vite le jour où ma mère sera redevenue un nouveau-né pour que je la serre dans mes bras. Je lui dirai enfin combien je l’aime. Un baiser d’adieu pour moi. Pour elle, un baiser de bienvenue…

 

FIN

 

 (Lire avec attention ces trois dernières lignes qui contiennent tant...) JCP

6 juin 2013

L'étrange cas du Dr Jeyll et de Mr Hyde, Robert-Louis Stevenson (texte intégral)

 

450 hyde copie

 

 

Robert Louis Stevenson

L’ÉTRANGE CAS DU DR JEKYLL ET DE MR HYDE

(1885)

Traduit de l’anglais par Théo Varlet

 

 

I  À propos d’une porte

                                  M. Utterson le notaire était un homme d’une mine renfrognée, qui ne s’éclairait jamais d’un sourire ; il était d’une conversation froide, chiche et embarrassée ; peu porté au sentiment ; et pourtant cet homme grand, maigre, décrépit et triste, plaisait à sa façon. Dans les réunions amicales, et quand le vin était à son goût, quelque chose d’éminemment bienveillant jaillissait de son regard ; quelque chose qui à la vérité ne se faisait jamais jour en paroles, mais qui s’exprimait non seulement par ce muet symbole de la physionomie d’après-dîner, mais plus fréquemment et avec plus de force par les actes de sa vie. Austère envers lui-même, il buvait du gin quand il était seul pour réfréner son goût des bons crus ; et bien qu’il aimât le théâtre, il n’y avait pas mis les pieds depuis vingt ans. Mais il avait pour les autres une indulgence à toute épreuve ; et il s’émerveillait parfois, presque avec envie, de l’intensité de désir réclamée par leurs dérèglements ; et en dernier ressort, inclinait à les secourir plutôt qu’à les blâmer. « Je penche vers l’hérésie des caïnites, lui arrivait-il de dire pédamment. Je laisse mes frères aller au diable à leur propre façon. » En vertu de cette originalité, c’était fréquemment son lot d’être la dernière relation avouable et la dernière bonne influence dans la vie d’hommes en voie de perdition. Et à l’égard de ceux-là, aussi longtemps qu’ils fréquentaient son logis, il ne montrait jamais l’ombre d’une modification dans sa manière d’être.

 

Sans doute que cet héroïsme ne coûtait guère à M. Utterson ; car il était aussi peu démonstratif que possible, et ses amitiés mêmes semblaient fondées pareillement sur une bienveillance universelle. C’est une preuve de modestie que de recevoir tout formé, des mains du hasard, le cercle de ses amitiés. Telle était la méthode du notaire, il avait pour amis les gens de sa parenté ou ceux qu’il connaissait depuis le plus longtemps ; ses liaisons, comme le lierre, devaient leur croissance au temps, et ne réclamaient de leur objet aucune qualité spéciale. De là, sans doute, le lien qui l’unissait à M. Richard Enfield son parent éloigné, un vrai Londonien honorablement connu. C’était pour la plupart des gens une énigme de se demander quel attrait ces deux-là pouvaient voir l’un en l’autre, ou quel intérêt commun ils avaient pu se découvrir. Au dire de ceux qui les rencontraient faisant leur promenade dominicale, ils n’échangeaient pas un mot, avaient l’air de s’ennuyer prodigieusement, et accueillaient avec un soulagement visible la rencontre d’un ami. Malgré cela, tous deux faisaient le plus grand cas de ces sorties, qu’ils estimaient le plus beau fleuron de chaque semaine, et pour en jouir avec régularité il leur arrivait, non seulement de renoncer à d’autres occasions de plaisir, mais même de rester sourds à l’appel des affaires.

 

Ce fut au cours d’une de ces randonnées que le hasard les conduisit dans une petite rue détournée d’un quartier ouvrier de Londres. C’était ce qui s’appelle une petite rue tranquille, bien qu’elle charriât en semaine un trafic intense. Ses habitants, qui semblaient tous à leur aise, cultivaient à l’envi l’espoir de s’enrichir encore, et étalaient en embellissements le superflu de leurs gains ; de sorte que les devantures des boutiques, telles deux rangées d’accortes marchandes, offraient le long de cette artère un aspect engageant. Même le dimanche, alors qu’elle voilait ses plus florissants appas et demeurait comparativement vide de circulation, cette rue faisait avec son terne voisinage un contraste brillant, comme un feu dans une forêt ; et par ses volets repeints de frais, ses cuivres bien fourbis, sa propreté générale et son air de gaieté, elle attirait et charmait aussitôt le regard du passant.

 

À deux portes d’un coin, sur la gauche en allant vers l’est, l’entrée d’une cour interrompait l’alignement, et à cet endroit même, la masse rébarbative d’un bâtiment projetait en saillie son pignon sur la rue. Haut d’un étage, sans fenêtres, il n’offrait rien qu’une porte au rez-de-chaussée, et à l’étage la façade aveugle d’un mur décrépit. Il présentait dans tous ses détails les symptômes d’une négligence sordide et prolongée. La porte, dépourvue de sonnette ou de heurtoir, était écaillée et décolorée. Les vagabonds gîtaient dans l’embrasure et frottaient des allumettes sur les panneaux ; les enfants tenaient boutique sur le seuil ; un écolier avait essayé son canif sur les moulures ; et depuis près d’une génération, personne n’était venu chasser ces indiscrets visiteurs ni réparer leurs déprédations.

 

M. Enfield et le notaire passaient de l’autre côté de la petite rue ; mais quand ils arrivèrent à hauteur de l’entrée, le premier leva sa canne et la désigna :

– Avez-vous déjà remarqué cette porte ? demanda-t-il ; et quand son compagnon lui eut répondu par l’affirmative : Elle se rattache dans mon souvenir, ajouta-t-il, à une très singulière histoire.

– Vraiment ? fit M. Utterson, d’une voix légèrement altérée. Et quelle était-elle ?

– Eh bien, voici la chose, répliqua M. Enfield. C’était vers trois heures du matin, par une sombre nuit d’hiver. Je m’en retournais chez moi, d’un endroit au bout du monde, et mon chemin traversait une partie de la ville où l’on ne rencontrait absolument que des réverbères. Les rues se succédaient, et tout le monde dormait… Les rues se succédaient, toutes illuminées comme pour une procession et toutes aussi désertes qu’une église… si bien que finalement j’en arrivai à cet état d’esprit du monsieur qui dresse l’oreille de plus en plus et commence d’aspirer à l’apparition d’un agent de police. Tout à coup je vis deux silhouettes, d’une part un petit homme qui d’un bon pas trottinait vers l’est, et de l’autre une fillette de peut-être huit ou dix ans qui s’en venait par une rue transversale en courant de toutes ses forces. Eh bien, monsieur, arrivés au coin, tous deux se jetèrent l’un contre l’autre, ce qui était assez naturel ; mais ensuite advint l’horrible de la chose, car l’homme foula froidement aux pieds le corps de la fillette et s’éloigna, la laissant sur le pavé, hurlante. Cela n’a l’air de rien à entendre raconter, mais c’était diabolique à voir. Ce n’était plus un homme que j’avais devant moi, c’était je ne sais quel monstre satanique et impitoyable. J’appelai à l’aide, me mis à courir, saisis au collet notre citoyen, et le ramenai auprès de la fillette hurlante qu’entourait déjà un petit rassemblement. Il garda un parfait sang-froid et ne tenta aucune résistance, mais me décocha un regard si atroce que je me sentis inondé d’une sueur froide. Les gens qui avaient surgi étaient les parents mêmes de la petite ; et presque aussitôt on vit paraître le docteur, chez qui elle avait été envoyée. En somme, la fillette, au dire du morticole, avait eu plus de peur que de mal ; et on eût pu croire que les choses en resteraient là. Mais il se produisit un phénomène singulier. J’avais pris en aversion à première vue notre citoyen. Les parents de la petite aussi, comme il était trop naturel. Mais ce qui me frappa ce fut la conduite du docteur. C’était le classique praticien routinier, d’âge et de caractère indéterminé, doué d’un fort accent d’Édimbourg, et sentimental à peu près autant qu’une cornemuse. Eh bien, monsieur, il en fut de lui comme de nous autres tous : à chaque fois qu’il jetait les yeux sur mon prisonnier, je voyais le morticole se crisper et pâlir d’une envie de le tuer. Je devinai sa pensée, de même qu’il devina la mienne, et comme on ne tue pas ainsi les gens, nous fîmes ce qui en approchait le plus. Nous déclarâmes à l’individu qu’il ne dépendait que de nous de provoquer avec cet accident un scandale tel que son nom serait abominé d’un bout à l’autre de Londres. S’il avait des amis ou de la réputation, nous nous chargions de les lui faire perdre. Et pendant tout le temps que nous fûmes à le retourner sur le gril, nous avions fort à faire pour écarter de lui les femmes, qui étaient comme des harpies en fureur. Jamais je n’ai vu pareille réunion de faces haineuses. Au milieu d’elles se tenait l’individu, affectant un sang-froid sinistre et ricaneur ; il avait peur aussi, je le voyais bien, mais il montrait bonne contenance, monsieur, comme un véritable démon. Il nous dit : « Si vous tenez à faire un drame de cet incident, je suis évidemment à votre merci. Tout gentleman ne demande qu’à éviter le scandale. Fixez votre chiffre. » Eh bien, nous le taxâmes à cent livres, destinées aux parents de la fillette. D’évidence il était tenté de se rebiffer, mais nous avions tous un air qui promettait du vilain, et il finit par céder. Il lui fallut alors se procurer l’argent ; et où croyez-vous qu’il nous conduisit ? Tout simplement à cet endroit où il y a la porte. Il tira de sa poche une clef, entra, et revint bientôt, muni de quelque dix livres en or et d’un chèque pour le surplus, sur la banque Coutts, libellé payable au porteur et signé d’un nom que je ne puis vous dire, bien qu’il constitue l’un des points essentiels de mon histoire ; mais c’était un nom honorablement connu et souvent imprimé. Le chiffre était salé, mais la signature valait pour plus que cela, à condition toutefois qu’elle fût authentique. Je pris la liberté de faire observer à notre citoyen que tout son procédé me paraissait peu vraisemblable, et que, dans la vie réelle, on ne pénètre pas à quatre heures du matin par une porte de cave pour en ressortir avec un chèque d’autrui valant près de cent livres. Mais d’un ton tout à fait dégagé et railleur, il me répondit : « Soyez sans crainte, je ne vous quitterai pas jusqu’à l’ouverture de la banque et je toucherai le chèque moi-même. » Nous nous en allâmes donc tous, le docteur, le père de l’enfant, notre homme et moi, passer le reste de la nuit dans mon appartement ; et le matin venu, après avoir déjeuné, nous nous rendîmes en chœur à la banque. Je présentai le chèque moi-même, en disant que j’avais toutes raisons de le croire faux. Pas du tout. Le chèque était régulier.

 

M. Utterson émit un clappement de langue désapprobateur.  

– Je vois que vous pensez comme moi, reprit M. Enfield. Oui, c’est une fâcheuse histoire. Car notre homme était un individu avec qui nul ne voudrait avoir rien de commun, un vraiment sinistre individu, et la personne au contraire qui tira le chèque est la fleur même des convenances, une célébrité en outre, et (qui pis est) l’un de ces citoyens qui font, comme ils disent, le bien. Chantage, je suppose, un honnête homme qui paye sans y regarder pour quelque fredaine de jeunesse. Quoique cette hypothèse même, voyez-vous, soit loin de tout expliquer, ajouta-t-il.

 

Et sur ces mots il tomba dans une profonde rêverie.

Il en fut tiré par M. Utterson, qui lui demandait assez brusquement :

– Et vous ne savez pas si le tireur du chèque habite là ?

– Un endroit bien approprié, n’est-ce pas ? répliqua M. Enfield. Mais j’ai eu l’occasion de noter son adresse : il habite sur une place quelconque.

– Et vous n’avez jamais pris de renseignements… sur cet endroit où il y a la porte ? reprit M. Utterson.

 

– Non, monsieur ; j’ai eu un scrupule. Je répugne beaucoup à poser des questions ; c’est là un genre qui rappelle trop le jour du Jugement. On lance une question, et c’est comme si on lançait une pierre. On est tranquillement assis au haut d’une montagne ; et la pierre déroule, qui en entraîne d’autres ; et pour finir, un sympathique vieillard (le dernier auquel on aurait pensé) reçoit l’avalanche sur le crâne au beau milieu de son jardin privé, et ses parents n’ont plus qu’à changer de nom. Non, monsieur, je m’en suis fait une règle : plus une histoire sent le louche, moins je m’informe.

– Une très bonne règle, en effet, répliqua le notaire.

– Mais j’ai examiné l’endroit par moi-même, continua M. Enfield. On dirait à peine une habitation. Il n’y a pas d’autre porte, et personne n’entre ni ne sort par celle-ci, sauf, à de longs intervalles, le citoyen de mon aventure. Il y a trois fenêtres donnant sur la cour au premier étage, et pas une au rez-dechaussée ; jamais ces fenêtres ne s’ouvrent, mais leurs carreaux sont nettoyés. Et puis il y a une cheminée qui fume en général ; donc quelqu’un doit habiter là. Et encore ce n’est pas absolument certain, car les immeubles s’enchevêtrent si bien autour de cette cour qu’il est difficile de dire où l’un finit et où l’autre commence.

 

Les deux amis firent de nouveau quelques pas en silence ; puis :

– Enfield, déclara M. Utterson, c’est une bonne règle que vous avez adoptée.

– Je le crois en effet, répliqua Enfield.

– Mais malgré cela, poursuivit le notaire, il y a une chose que je veux vous demander ; c’est le nom de l’homme qui a foulé aux pieds l’enfant.

– Ma foi, répondit Enfield, je ne vois pas quel mal cela pourrait faire de vous le dire. Cet homme se nommait Hyde.

– Hum, fit M. Utterson. Et quel est son aspect physique ?

– Il n’est pas facile à décrire. Il y a dans son extérieur quelque chose de faux ; quelque chose de désagréable, d’absolument odieux. Je n’ai jamais vu personne qui me fût aussi antipathique ; et cependant je sais à peine pourquoi. Il doit être contrefait de quelque part ; il donne tout à fait l’impression d’avoir une difformité ; mais je n’en saurais préciser le siège. Cet homme a un air extraordinaire, et malgré cela je ne peux réellement indiquer en lui quelque chose qui sorte de la normale. Non, monsieur, j’y renonce ; je suis incapable de le décrire. Et ce n’est pas faute de mémoire ; car, en vérité, je me le représente comme s’il était là.

 

M. Utterson fit de nouveau quelques pas en silence et visiblement sous le poids d’une préoccupation. Il demanda enfin :

– Vous êtes sûr qu’il s’est servi d’une clef ?

– Mon cher monsieur… commença Enfield, au comble de la surprise.

– Oui je sais, dit Utterson, je sais que ma question doit vous sembler bizarre. Mais de fait, si je ne vous demande pas le nom de l’autre personnage, c’est parce que je le connais déjà. Votre histoire, croyez-le bien, Richard, est allée à bonne adresse. Si vous avez été inexact en quelque détail, vous ferez mieux de le rectifier.

– Il me semble que vous auriez pu me prévenir, répliqua l’autre avec une pointe d’humeur. Mais j’ai été d’une exactitude pédantesque, comme vous dites. L’individu avait une clef, et qui plus est, il l’a encore. Je l’ai vu s’en servir, il n’y a pas huit jours.

 

M. Utterson poussa un profond soupir, mais s’abstint de tout commentaire ; et bientôt son cadet reprit :

– Voilà une nouvelle leçon qui m’apprendra à me taire. Je rougis d’avoir eu la langue si longue. Convenons, voulez-vous, de ne plus jamais reparler de cette histoire.

– Bien volontiers, répondit le notaire. Voici ma main, Richard ; c’est promis.

 

 

II  En quête de Mr Hyde

 Ce soir-là, M. Utterson regagna mélancoliquement son logis de célibataire et se mit à table sans appétit. Il avait l’habitude, le dimanche, après son repas, de s’asseoir au coin du feu, avec un aride volume de théologie sur son pupitre à lecture, jusqu’à l’heure où minuit sonnait à l’horloge de l’église voisine, après quoi il allait sagement se mettre au lit, satisfait de sa journée. Mais ce soir-là, sitôt la table desservie, il prit un flambeau et passa dans son cabinet de travail. Là, il ouvrit son coffre-fort, retira du compartiment le plus secret un dossier portant sur sa chemise la mention : « Testament du Dr Jekyll », et se mit à son bureau, les sourcils froncés, pour en étudier le contenu. Le testament était olographe, car M. Utterson, bien qu’il en acceptât la garde à présent que c’était fait, avait refusé de coopérer le moins du monde à sa rédaction. Il stipulait non seulement que, en cas de décès de Henry Jekyll, docteur en médecine, docteur en droit civil, docteur légiste, membre de la Société Royale, etc., tous ses biens devaient passer en la possession de son « ami et bienfaiteur Edward Hyde » ; mais en outre que, dans le cas où ledit Dr Jekyll viendrait à « disparaître ou faire une absence inexpliquée d’une durée excédant trois mois pleins », ledit Edward Hyde serait sans plus de délai substitué à Henry Jekyll, étant libre de toute charge ou obligation autre que le paiement de quelques petits legs aux membres de la domesticité du docteur. Ce document faisait depuis longtemps le désespoir du notaire. Il s’en affligeait aussi bien comme notaire que comme partisan des côtés sains et traditionnels de l’existence, pour qui le fantaisiste égalait l’inconvenant. Jusque-là c’était son ignorance au sujet de M. Hyde qui suscitait son indignation : désormais, par un brusque revirement, ce fut ce qu’il en savait. Cela n’avait déjà pas bonne allure lorsque ce nom n’était pour lui qu’un nom vide de sens. Cela devenait pire depuis qu’il s’était paré de fâcheux attributs ; et hors des brumes onduleuses et inconsistantes qui avaient si longtemps offusqué son regard, le notaire vit surgir la brusque et nette apparition d’un démon.

 

« J’ai cru que c’était de la folie », se dit-il, en replaçant le malencontreux papier dans le coffre-fort, « mais à cette heure je commence à craindre que ce ne soit de l’opprobre. »

Là-dessus il souffla sa bougie, endossa un pardessus, et se mit en route dans la direction de Cavendish square, cette citadelle de la médecine, où son ami, le fameux Dr Lanyon, avait son habitation et recevait la foule de ses malades.

« Si quelqu’un est au courant, songeait-il, ce doit être Lanyon. »

 

Le majestueux maître d’hôtel le reconnut et le fit entrer : sans subir aucun délai d’attente, il fut introduit directement dans la salle à manger où le Dr Lanyon, qui dînait seul, en était aux liqueurs. C’était un gentleman cordial, plein de, santé, actif, rubicond, avec une mèche de cheveux prématurément blanchie et des allures exubérantes et décidées. À la vue de M. Utterson, il se leva d’un bond et s’avança au-devant de lui, les deux mains tendues. Cette affabilité, qui était dans les habitudes du personnage, avait l’air un peu théâtrale ; mais elle procédait de sentiments réels. Car tous deux étaient de vieux amis, d’anciens camarades de classe et d’université, pleins l’un et l’autre de la meilleure opinion réciproque, et, ce qui ne s’ensuit pas toujours, ils se plaisaient tout à fait dans leur mutuelle société.

 

Après quelques phrases sur la pluie et le beau temps, le notaire en vint au sujet qui lui préoccupait si fâcheusement l’esprit.

– Il me semble, Lanyon, dit-il, que nous devons être, vous et moi, les deux plus vieux amis du Dr Jekyll ?

– Je préférerais que ces amis fussent plus jeunes ! plaisanta le Dr Lanyon. Admettons-le cependant. Mais qu’importe ? Je le vois si peu à présent.

– En vérité ? fit Utterson. Je vous croyais très liés par des recherches communes ?

– Autrefois, répliqua l’autre. Mais voici plus de dix ans que Henry Jekyll est devenu trop fantaisiste pour moi. Il a commencé à tourner mal, en esprit s’entend ; et j’ai beau toujours m’intéresser à lui en souvenir du passé comme on dit, je le vois et l’ai vu diantrement peu depuis lors. De pareilles billevesées scientifiques, ajouta le docteur, devenu soudain rouge pourpre, auraient suffi à brouiller Damon et Pythias.

 

Cette petite bouffée d’humeur apporta comme un baume à M. Utterson. « Ils n’ont fait que différer sur un point de science », songea-t-il ; et comme il était dénué de passion scientifique (sauf en matière notariale), il ajouta même : « Si ce n’est que cela ! » Puis, ayant laissé quelques secondes à son ami pour reprendre son calme, il aborda la question qui faisait le but de sa visite, en demandant :

– Avez-vous jamais rencontré un sien protégé, un nommé Hyde ?

– Hyde ? répéta Lanyon. Non. Jamais entendu parler de lui. Ce n’est pas de mon temps.

 

Telle fut la somme de renseignements que le notaire remporta avec lui dans son grand lit obscur où il resta à se retourner sans répit jusque bien avant dans la nuit. Ce ne fut guère une nuit de repos pour son esprit qui travaillait, perdu en pleines ténèbres et assiégé de questions.

 

Six heures sonnèrent au clocher de l’église qui se trouvait si commodément proche du logis de M. Utterson, et il creusait toujours le problème. Au début celui-ci ne l’avait touché que par son côté intellectuel ; mais à présent son imagination était, elle aussi, occupée ou pour mieux dire asservie ; et tandis qu’il restait à se retourner dans les opaques ténèbres de la nuit et de sa chambre aux rideaux clos, le récit de M. Enfield repassait devant sa mémoire en un déroulement de tableaux lucides. Il croyait voir l’immense champ de réverbères d’une ville nocturne ; puis un personnage qui s’avançait à pas rapides ; puis une fillette qui sortait en courant de chez le docteur, et puis tous les deux se rencontraient, et le monstre inhumain foulait aux pieds l’enfant et s’éloignait sans prendre garde à ses cris. Ou encore il voyait dans une somptueuse maison une chambre où son ami était en train de dormir, rêvant et souriant à ses rêves ; et alors la porte de cette chambre s’ouvrait, les rideaux du lit s’écartaient violemment, le dormeur se réveillait, et patatras ! il découvrait à son chevet un être qui avait sur lui tout pouvoir, et même en cette heure où tout reposait il lui fallait se lever et faire comme on le lui ordonnait. Le personnage sous ces deux aspects hanta toute la nuit le notaire ; et si par instants celui-ci s’endormait, ce n’était que pour le voir se glisser plus furtif dans des maisons endormies, ou s’avancer d’une vitesse de plus en plus accélérée, jusqu’à en devenir vertigineuse, parmi de toujours plus vastes labyrinthes de villes éclairées de réverbères, et à chaque coin de rue écraser une fillette et la laisser là hurlante. Et toujours ce personnage manquait d’un visage auquel il pût le reconnaître ; même dans ses rêves, il manquait de visage, ou bien celui-ci était un leurre qui s’évanouissait sous son regard…

 

Ce fut de la sorte que naquit et grandit peu à peu dans l’esprit du notaire une curiosité singulièrement forte, quasi désordonnée, de contempler les traits du véritable M. Hyde. Il lui aurait suffi, croyait-il, de jeter les yeux sur lui une seule fois pour que le mystère s’éclaircît, voire même se dissipât tout à fait, selon la coutume des choses mystérieuses quand on les examine bien. Il comprendrait alors la raison d’être de l’étrange prédilection de son ami, ou (si l’on préfère) de sa sujétion, non moins que des stupéfiantes clauses du testament. Et en tout cas ce serait là un visage qui mériterait d’être vu ; le visage d’un homme dont les entrailles étaient inaccessibles à la pitié ; un visage auquel il suffisait de se montrer pour susciter dans l’âme du flegmatique Enfield un sentiment de haine tenace.

 

À partir de ce jour, M. Utterson fréquenta assidûment la porte située dans la lointaine petite rue de boutiques. Le matin avant les heures de bureau, le soir sous les regards de la brumeuse lune citadine, par tous les éclairages et à toutes les heures de solitude ou de foule, le notaire se trouvait à son poste de prédilection.

« Puisqu’il est M. Hyde, se disait-il, je serai M. Seek. »

Sa patience fut enfin récompensée. C’était par une belle nuit sèche ; il y avait de la gelée dans l’air ; les rues étaient nettes comme le parquet d’une salle de bal ; les réverbères, que ne faisait vaciller aucun souffle, dessinaient leurs schémas réguliers de lumière et d’ombre. À dix heures, quand les boutiques se fermaient, la petite rue devenait très déserte et, en dépit du sourd grondement de Londres qui s’élevait de tout à l’entour, très silencieuse. Les plus petits sons portaient au loin : les bruits domestiques provenant des maisons s’entendaient nettement d’un côté à l’autre de la chaussée ; et le bruit de leur marche précédait de beaucoup les passants. Il y avait quelques minutes que M. Utterson était à son poste, lorsqu’il perçut un pas insolite et léger qui se rapprochait. Au cours de ses reconnaissances nocturnes, il s’était habitué depuis longtemps à l’effet bizarre que produit le pas d’un promeneur solitaire qui est encore à une grande distance, lorsqu’il devient tout à coup distinct parmi la vaste rumeur et les voix de la ville. Mais son attention n’avait jamais encore été mise en arrêt de façon aussi aiguë et décisive ; et ce fut avec un vif et superstitieux pressentiment de toucher au but qu’il se dissimula dans l’entrée de la cour.

 

Les pas se rapprochaient rapidement, et ils redoublèrent tout à coup de sonorité lorsqu’ils débouchèrent dans la rue. Le notaire, avançant la tête hors de l’entrée, fut bientôt édifié sur le genre d’individu auquel il avait affaire. C’était un petit homme très simplement vêtu, et son aspect, même à distance, souleva chez le guetteur une violente antipathie. Il marcha droit vers la porte, coupant en travers de la chaussée pour gagner du temps, et chemin faisant, il tira une clef de sa poche comme s’il arrivait chez lui.

M. Utterson sortit de sa cachette et quand l’autre fut à sa hauteur il lui toucha l’épaule.

– Monsieur Hyde, je pense ?

M. Hyde se recula, en aspirant l’air avec force. Mais sa crainte ne dura pas ; et, sans toutefois regarder le notaire en face, il lui répondit avec assez de sang-froid :

– C’est bien mon nom. Que me voulez-vous ?

– Je vois que vous allez entrer, répliqua le notaire. Je suis un vieil ami du Dr Jekyll… M. Utterson, de Gaunt Street… Il doit vous avoir parlé de moi ; et en nous rencontrant si à point, j’ai cru que vous pourriez m’introduire auprès de lui.

– Vous ne trouverez pas le Dr Jekyll ; il est sorti, répliqua M. Hyde, en soufflant dans sa clef. Puis avec brusquerie, mais toujours sans lever les yeux, il ajouta : D’où me connaissez-vous ?

– Je vous demanderai d’abord, répliqua M. Utterson, de me faire un plaisir.

– Volontiers, répondit l’autre… De quoi s’agit-il ?

– Voulez-vous me laisser voir votre visage ? demanda le notaire.

 

M. Hyde parut hésiter ; puis, comme s’il prenait une brusque résolution, il releva la tête d’un air de défi ; et tous deux restèrent quelques secondes à se dévisager fixement.

– À présent, je vous reconnaîtrai, fit M. Utterson. Cela peut devenir utile.

– Oui, répliqua M. Hyde, il vaut autant que nous nous soyons rencontrés ; mais à ce propos, il est bon que vous sachiez mon adresse.

Et il lui donna un numéro et un nom de rue dans Soho.

« Grand Dieu ! pensa M. Utterson, se peut-il que lui aussi ait songé au testament ? »

Mais il garda sa réflexion pour lui-même et se borna à émettre un vague remerciement au sujet de l’adresse.

– Et maintenant, fit l’autre, répondez-moi : d’où me connaissez-vous ?  

– On m’a fait votre portrait.

– Qui cela ?

– Nous avons des amis communs, répondit M. Utterson.

– Des amis communs, répéta M. Hyde, d’une voix rauque. Citez-en.

– Jekyll, par exemple, dit le notaire.

– Jamais il ne vous a parlé de moi ! s’écria M. Hyde, dans un accès de colère. Je ne vous croyais pas capable de mentir.

– Tout doux, fit M. Utterson, vous vous oubliez.

L’autre poussa tout haut un ricanement sauvage ; et en un instant, avec une promptitude extraordinaire, il ouvrit la porte et disparut dans la maison.

Le notaire resta d’abord où M. Hyde l’avait laissé, livré au plus grand trouble. Puis avec lenteur il se mit à remonter la rue, s’arrêtant quasi à chaque pas et portant la main à son front, comme s’il était en proie à une vive préoccupation d’esprit. Le problème qu’il examinait ainsi, tout en marchant, appartenait à une catégorie presque insoluble. M. Hyde était blême et rabougri, il donnait sans aucune difformité visible l’impression d’être contrefait, il avait un sourire déplaisant, il s’était comporté envers le notaire avec un mélange quasi féroce de timidité et d’audace, et il parlait d’une voix sourde, sibilante et à demi cassée ; tout cela militait contre lui ; mais tout cet ensemble réuni ne suffisait pas à expliquer la répugnance jusque-là inconnue, le dégoût et la crainte avec lesquels M. Utterson le regardait. « Il doit y avoir autre chose, se dit ce gentleman, perplexe. Il y a certainement autre chose, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Dieu me pardonne, cet homme n’a pour ainsi dire pas l’air d’être un civilisé. Tiendrait-il du troglodyte ? ou serait-ce la vieille histoire du Dr Fell, ou bien est-ce le simple reflet d’une vilaine âme qui transparaît ainsi à travers son revêtement d’argile et le transfigure ? Cette dernière hypothèse, je crois… Ah ! mon pauvre vieux Harry Jekyll, si jamais j’ai lu sur un visage la griffe de Satan, c’est bien sur celui de votre nouvel ami ! »

 

Passé le coin en venant de la petite rue, il y avait une place carrée entourée d’anciennes et belles maisons, à cette heure déchues pour la plupart de leur splendeur passée et louées par étages et appartements à des gens de toutes sortes et de toutes conditions : graveurs de plans, architectes, louches agents d’affaires et directeurs de vagues entreprises. Une maison, toutefois, la deuxième à partir du coin, appartenait toujours à un seul occupant ; et à la porte de celle-ci, qui offrait un grand air de richesse et de confort, bien qu’à l’exception de l’imposte elle fût alors plongée dans les ténèbres, M. Utterson s’arrêta et heurta. Un domestique âgé, en livrée, vint ouvrir.

– Est-ce que le docteur est chez lui, Poole ? demanda le notaire.

– Je vais voir, monsieur Utterson, répondit Poole, tout en introduisant le visiteur dans un grand et confortable vestibule au plafond bas, pavé de carreaux céramiques, chauffé (telle une maison de campagne) par la flamme claire d’un âtre ouvert, et meublé de précieux buffets de chêne.

– Préférez-vous attendre ici au coin du feu, monsieur, ou voulez-vous que je vous fasse de la lumière dans la salle à manger ?

– Inutile, j’attendrai ici, répliqua le notaire.

Et s’approchant du garde-feu élevé, il s’y accouda. Ce vestibule, où il resta bientôt seul, était une vanité mignonne de son ami le docteur ; et Utterson lui-même ne manquait pas d’en parler comme de la pièce la plus agréable de tout Londres. Mais ce soir, un frisson lui parcourait les moelles ; le visage de Hyde hantait péniblement son souvenir ; il éprouvait (chose insolite pour lui) la satiété et le dégoût de la vie ; et du fond de sa dépression mentale, les reflets dansants de la flamme sur le poli des buffets et les sursauts inquiétants de l’ombre au plafond, prenaient un caractère lugubre. Il eut honte de se sentir soulagé lorsque Poole revint enfin lui annoncer que le Dr Jekyll était sorti.

– Dites, Poole, fit-il, j’ai vu M. Hyde entrer par la porte de l’ancienne salle de dissection. Est-ce correct, lorsque le Dr Jekyll est absent ?

– Tout à fait correct, monsieur Utterson, répondit le domestique, M. Hyde a la clef.

– Il me semble que votre maître met beaucoup de confiance en ce jeune homme, Poole, reprit l’autre d’un air pensif.

– Oui, monsieur, beaucoup en effet, répondit Poole. Nous avons tous reçu l’ordre de lui obéir.

– Je ne pense pas avoir jamais rencontré M. Hyde ? interrogea Utterson.

– Oh, mon Dieu, non, monsieur. Il ne dîne jamais ici, répliqua le maître d’hôtel. Et même nous ne le voyons guère de ce côté-ci de la maison ; il entre et sort la plupart du temps par le laboratoire.  

– Allons, bonne nuit, Poole.

– Bonne nuit, monsieur Utterson.

Et le notaire s’en retourna chez lui, le cœur tout serré.

« Ce pauvre Harry Jekyll, songeait-il, j’ai bien peur qu’il ne se soit mis dans de mauvais draps ! Il a eu une jeunesse un peu orageuse ; cela ne date pas d’hier, il est vrai ; mais la justice de Dieu ne connaît ni règle ni limites. Hé oui, ce doit être cela : le revenant d’un vieux péché, le cancer d’une honte secrète, le châtiment qui vient, pede claudo, des années après que la faute est sortie de la mémoire et que l’amour-propre s’en est absous. »

 

Et le notaire, troublé par cette considération, médita un instant sur son propre passé, fouillant tous les recoins de sa mémoire, dans la crainte d’en voir surgir à la lumière, comme d’une boîte à surprises, une vieille iniquité. Son passé était certes bien innocent ; peu de gens pouvaient lire avec moins d’appréhension les feuillets de leur vie ; et pourtant il fut d’abord accablé de honte par toutes les mauvaises actions qu’il avait commises, puis soulevé d’une douce et timide reconnaissance par toutes celles qu’il avait évitées après avoir failli de bien près les commettre. Et ramené ainsi à son sujet primitif, il conçut une lueur d’espérance.

 

« Ce maître Hyde, si on le connaissait mieux, songeait-il, doit avoir ses secrets particuliers : de noirs secrets, dirait-on à le voir ; des secrets à côté desquels les pires du pauvre Jekyll sembleraient purs comme le jour. Les choses ne peuvent durer ainsi. Cela me glace de penser que cet être-là s’insinue comme un voleur au chevet de Harry : pauvre Harry, quel réveil pour lui ! Et quel danger ; car si ce Hyde soupçonne l’existence du testament, il peut devenir impatient d’hériter. Oui, il faut que je pousse à la roue… si toutefois Jekyll me laisse faire, ajouta-t-il, si Jekyll veut bien me laisser faire. »

Car une fois de plus il revoyait en esprit, nettes comme sur un écran lumineux, les singulières clauses du testament.

 

 

III  La parfaite tranquillité du Dr Jekyll

Quinze jours s’étaient écoulés lorsque, par le plus heureux des hasards, le docteur offrit un de ces agréables dîners dont il était coutumier à cinq ou six vieux camarades, tous hommes intelligents et distingués, et tous amateurs de bons vins. M. Utterson, qui y assistait, fit en sorte de rester après le départ des autres convives. La chose, loin d’avoir quelque chose de nouveau, s’était produite maintes et maintes fois. Quand on aimait Utterson, on l’aimait bien. Les amphitryons se plaisaient à retenir l’aride notaire, alors que les gens d’un caractère jovial et expansif avaient déjà le pied sur le seuil ; ils se plaisaient à rester encore quelque peu avec ce discret compagnon, afin de se réaccoutumer à la solitude, et de laisser leur esprit se détendre, après une excessive dépense de gaieté, dans le précieux silence de leur hôte. À cette règle, le Dr Jekyll ne faisait pas exception ; et si vous aviez vu alors, installé de l’autre côté du feu, ce quinquagénaire robuste et bien bâti, dont le visage serein offrait, avec peut-être un rien de dissimulation, tous les signes de l’intelligence et de la bonté, vous auriez compris à sa seule attitude qu’il professait envers M. Utterson une sincère et chaude sympathie.

– J’ai éprouvé le besoin de vous parler, Jekyll, commença le notaire. Vous vous rappelez votre testament ?

Un observateur attentif eût pu discerner que l’on goûtait peu ce sujet ; mais le docteur affecta de le prendre sur un ton dégagé.

– Mon cher Utterson, répondit-il, vous n’avez pas de chance avec votre client. Je n’ai jamais vu personne aussi tourmenté que vous l’êtes par mon testament ; sauf peut-être ce pédant invétéré de Lanyon, par ce qu’il appelle mes hérésies scientifiques. Oui, oui, entendu, c’est un brave garçon… inutile de prendre cet air sévère… un excellent garçon, et j’ai toujours l’intention de le revoir, mais cela ne l’empêche pas d’être un pédant invétéré ; un pédant ignare et prétentieux. Jamais personne ne m’a autant déçu que Lanyon.

– Vous savez que je n’ai jamais approuvé la chose, poursuivit l’impitoyable Utterson, refusant de le suivre sur ce nouveau terrain.

– Mon testament ? Mais oui, bien entendu, je le sais, fit le docteur, un peu sèchement. Vous me l’avez déjà dit.

– Eh bien, je vous le redis encore, continua le notaire. J’ai appris quelque chose concernant le jeune Hyde.

La face épanouie du Dr Jekyll se décolora jusqu’aux lèvres, et ses yeux s’assombrirent. Il déclara :

– Je ne désire pas en entendre davantage. Il me semble que nous avions convenu de ne plus parler de ce sujet.

– Ce que j’ai appris est abominable, insista Utterson.

– Cela ne peut rien y changer. Vous ne comprenez pas ma situation, répliqua le docteur, avec une certaine incohérence. Je suis dans une situation pénible, Utterson ; ma situation est exceptionnelle, tout à fait exceptionnelle. C’est une de ces choses auxquelles on ne peut remédier par des paroles.

– Jekyll, reprit Utterson, vous me connaissez : je suis quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Avouez-moi cela sous le sceau du secret ; je me fais fort de vous en tirer.

– Mon bon Utterson, repartit le docteur, c’est très aimable de votre part ; c’est tout à fait aimable, et je ne trouve pas de mots pour vous remercier. J’ai en vous la foi la plus entière ; je me confierais à vous plutôt qu’à n’importe qui, voire à moimême, s’il me restait le choix ; mais croyez-moi, ce n’est pas ce que vous imaginez ; ce n’est pas aussi grave ; et pour vous mettre un peu l’esprit en repos, je vous dirai une chose : dès l’instant où il me plaira de le faire, je puis me débarrasser de M. Hyde. Là-dessus je vous serre la main, et merci encore et encore… Plus rien qu’un dernier mot, Utterson, dont vous ne vous formaliserez pas, j’en suis sûr ; c’est là une affaire privée, et je vous conjure de la laisser en repos.

Utterson, le regard perdu dans les flammes, resta songeur une minute.

– Je suis convaincu que vous avez parfaitement raison, finit-il par dire, tout en se levant de son siège.

– Allons, reprit le docteur, puisque nous avons abordé ce sujet, et pour la dernière fois j’espère, voici un point que je tiendrais à vous faire comprendre. Je porte en effet le plus vif intérêt à ce pauvre Hyde. Je sais que vous l’avez vu ; il me l’a dit ; et je crains qu’il ne se soit montré grossier. Mais je vous assure que je porte un grand, un très grand intérêt à ce jeune homme ; et si je viens à disparaître, Utterson, je désire que vous me promettiez de le soutenir et de sauvegarder ses intérêts. Vous n’y manqueriez pas, si vous saviez tout ; et cela me soulagerait d’un grand poids si vous vouliez bien me le promettre.

– Je ne puis vous garantir que je l’aimerai jamais, repartit le notaire.

– Je ne vous demande pas cela, insista Jekyll, en posant la main sur le bras de l’autre ; je ne vous demande rien que de légitime ; je vous demande uniquement de l’aider en mémoire de moi, lorsque je ne serai plus là.

Utterson ne put refréner un soupir.

– Soit, fit-il, je vous le promets.

 

 

IV L’assassinat de Sir Danvers Carew

Un an plus tard environ, au mois d’octobre 18…, un crime d’une férocité inouïe, et que rendait encore plus remarquable le rang élevé de la victime, vint mettre Londres en émoi. Les détails connus étaient brefs mais stupéfiants. Une domestique qui se trouvait seule dans une maison assez voisine de la Tamise était montée se coucher vers onze heures. Malgré le brouillard qui vers le matin s’abattit sur la ville, le ciel resta pur la plus grande partie de la nuit, et la pleine lune éclairait brillamment la rue sur laquelle donnait la fenêtre de la fille. Celle-ci, qui était sans doute en dispositions romanesques, s’assit sur sa malle qui se trouvait placée juste devant la fenêtre, et se perdit dans une profonde rêverie. Jamais (comme elle le dit, avec des flots de larmes, en racontant la scène), jamais elle ne s’était sentie plus en paix avec l’humanité, jamais elle n’avait cru davantage à la bonté du monde. Or, tandis qu’elle était là assise, elle vit venir du bout de la rue un vieux et respectable gentleman à cheveux blancs ; et allant à sa rencontre, un autre gentleman tout petit, qui d’abord attira moins son attention. Lorsqu’ils furent à portée de s’adresser la parole (ce qui se produisit juste au-dessous de la fenêtre par où regardait la fille), le plus vieux salua l’autre, et l’aborda avec la plus exquise politesse. L’objet de sa requête ne devait pas avoir grande importance ; d’après son geste, à un moment, on eût dit qu’il se bornait à demander son chemin ; mais tandis qu’il parlait, la lune éclaira son visage, et la fille prit plaisir à le considérer, tant il respirait une aménité de caractère naïve et désuète, relevée toutefois d’une certaine hauteur, provenant, eût-on dit, d’une légitime fierté. Puis elle accorda un regard à l’autre, et eut l’étonnement de reconnaître en lui un certain M. Hyde, qui avait une fois rendu visite à son maître et pour qui elle avait conçu de l’antipathie. Il tenait à la main une lourde canne, avec laquelle il jouait, mais il ne répondait mot, et semblait écouter avec une impatience mal contenue. Et puis tout d’un coup il éclata d’une rage folle, frappant du pied, brandissant sa canne, et bref, au dire de la fille, se comportant comme un fou.

Le vieux gentleman, d’un air tout à fait surpris et un peu offensé, fit un pas en arrière ; sur quoi M. Hyde perdit toute retenue, et le frappant de son gourdin l’étendit par terre. Et à l’instant même, avec une fureur simiesque, il se mit à fouler aux pieds sa victime, et à l’accabler d’une grêle de coups telle qu’on entendait les os craquer et que le corps rebondissait sur les pavés. Frappée d’horreur à ce spectacle, la fille perdit connaissance.

Il était deux heures lorsqu’elle revint à elle et alla prévenir la police. L’assassin avait depuis longtemps disparu, mais au milieu de la chaussée gisait sa victime, incroyablement abîmée. Le bâton, instrument du forfait, bien qu’il fût d’un bois rare, très dense et compact, s’était cassé en deux sous la violence de cette rage insensée ; et un bout hérissé d’éclats en avait roulé jusque dans le ruisseau voisin… tandis que l’autre, sans doute, était resté aux mains du criminel. On retrouva sur la victime une bourse et une montre en or ; mais ni cartes de visite ni papiers, à l’exception d’une enveloppe cachetée et timbrée, que le vieillard s’en allait probablement mettre à la poste et qui portait le nom et l’adresse de M. Utterson.

Cette lettre fut remise dans la matinée au notaire comme il était encore couché. À peine eut-il jeté les yeux sur elle, et entendu raconter l’événement, qu’il prit un air solennel et dit :

– Je ne puis me prononcer tant que je n’aurai pas vu le corps ; mais c’est peut-être très sérieux. Ayez l’obligeance de me laisser le temps de m’habiller.

Et, sans quitter sa contenance grave, il expédia son déjeuner en hâte et se fit mener au poste de police, où l’on avait transporté le cadavre. À peine entré dans la cellule, il hocha la tête affirmativement.

– Oui, dit-il, je le reconnais. J’ai le regret de vous apprendre que c’est là le corps de sir Danvers Carew.

– Bon Dieu, monsieur, s’écria le commissaire, est-il possible ?

Et tout aussitôt ses yeux brillèrent d’ambition professionnelle. Il reprit :

– Ceci va faire un bruit énorme. Et peut-être pouvez-vous m’aider à retrouver le coupable.

Il raconta brièvement ce que la fille avait vu, et exhiba la canne brisée.

Au nom de Hyde, M. Utterson avait déjà dressé l’oreille, mais à l’aspect de la canne, il ne put douter davantage : toute brisée et abîmée qu’elle était, il la reconnaissait pour celle dont lui-même avait fait cadeau à Henry Jekyll, des années auparavant. Il demanda :

– Ce M. Hyde est-il quelqu’un de petite taille ?

– Il est remarquablement petit et a l’air remarquablement mauvais, telles sont les expressions de la fille, répondit le commissaire.

M. Utterson réfléchit ; après quoi, relevant la tête :

– Si vous voulez venir avec moi dans mon cab, je me fais fort de vous mener à son domicile.

Il était alors environ neuf heures du matin, et c’était le premier brouillard de la saison. Un vaste dais d’une teinte marron recouvrait le ciel, mais le vent ne cessait de harceler et de mettre en déroute ces bataillons de vapeurs. À mesure que le cab passait d’une rue dans l’autre, M. Utterson voyait se succéder un nombre étonnant de teintes et d’intensités crépusculaires : il faisait noir comme à la fin de la soirée ; là c’était l’enveloppement d’un roux dense et livide, pareil à une étrange lueur d’incendie ; et ailleurs, pour un instant, le brouillard cessait tout à fait, et par une hagarde trouée le jour perçait entre les nuées floconneuses. Vu sous ces aspects changeants, le triste quartier de Soho, avec ses rues boueuses, ses passants mal vêtus, et ses réverbères qu’on n’avait pas éteints ou qu’on avait rallumés pour combattre ce lugubre retour offensif des ténèbres, apparaissait, aux yeux du notaire, comme emprunté à une ville de cauchemar. Ses réflexions, en outre, étaient de la plus sombre couleur, et lorsqu’il jetait les yeux sur son compagnon de voiture, il se sentait effleuré par cette terreur de la justice et de ses représentants, qui vient assaillir parfois jusqu’aux plus honnêtes.

Comme le cab s’arrêtait à l’adresse indiquée, le brouillard s’éclaircit un peu et lui laissa voir une rue sale, un grand bar populaire, un restaurant français de bas étage, une de ces boutiques où l’on vend des livraisons à deux sous et des salades à quatre, des tas d’enfants haillonneux grouillant sur les seuils, et des quantités de femmes de toutes les nationalités qui s’en allaient, leur clef à la main, absorber le petit verre matinal. Presque au même instant le brouillard enveloppa de nouveau cette région d’une ombre épaisse et lui déroba la vue de ce peu recommandable entourage. Ici habitait le familier de Henry Jekyll, un homme qui devait hériter d’un quart de million de livres sterling.

Une vieille à face d’ivoire et à cheveux d’argent vint ouvrir. Elle avait un visage méchant, masqué d’hypocrisie ; mais elle se tenait à merveille. On était bien, en effet, chez M. Hyde, mais il se trouvait absent : il était rentré fort tard dans la nuit, mais était ressorti au bout d’une heure à peine ; ce qui n’avait rien de surprenant, car ses habitudes étaient fort irrégulières, et il s’absentait souvent : ainsi, il y avait hier près de deux mois qu’elle ne l’avait vu.

– Eh bien alors, dit le notaire, faites nous voir ses appartements ; et, comme la vieille s’y refusait, il ajouta : Autant vous dire tout de suite qui est ce monsieur qui m’accompagne : c’est M. l’inspecteur Newcomen, de la Sûreté générale.

Un éclair de hideuse joie illumina le visage de la femme.

– Ah ! s’écria-t-elle, il a des ennuis ! Qu’est-ce qu’il a donc fait ?

M. Utterson échangea un regard avec l’inspecteur.

– Il n’a pas l’air des plus populaires, fit observer ce dernier. Et maintenant, ma brave femme, laissez-nous donc, ce monsieur et moi, jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Dans toute l’étendue de la maison, où la vieille se trouvait absolument seule, M. Hyde ne s’était servi que de deux pièces, mais il les avait aménagées avec luxe et bon goût. Un réduit était garni de vins ; la vaisselle était d’argent, le linge fin, on voyait au mur un tableau de maître, cadeau (supposa Utterson) de Henry Jekyll, qui était assez bon connaisseur ; et les tapis étaient moelleux et de tons discrets. À cette heure cependant, l’aspect des pièces révélait aussitôt qu’on venait d’y fourrager depuis peu et en toute hâte : des vêtements, les poches retournées, jonchaient le parquet ; des tiroirs à serrure restaient béants ; et la cheminée contenait un amas de cendres grisâtres, comme si on y avait brûlé une grande quantité de papiers. En remuant ce tas l’inspecteur découvrit, épargné par le feu, le talon d’un carnet de chèques vierge ; l’autre moitié de la canne se retrouva derrière la porte ; et comme ceci confirmait définitivement ses soupçons, le fonctionnaire se déclara enchanté. Une visite à la banque, où l’on trouva le compte de l’assassin crédité de plusieurs milliers de livres, mit le comble à sa satisfaction.

– Vous pouvez m’en croire, monsieur, affirma-t-il à M. Utterson, je le tiens. Il faut qu’il ait perdu la tête, sans quoi il n’eût jamais laissé derrière lui cette canne, ni surtout détruit ce carnet de chèques. L’argent, voyons, c’est la vie même pour lui. Nous n’avons plus rien d’autre à faire que de l’attendre à la banque, et de publier son signalement.

Ceci, toutefois, n’alla pas sans difficultés ; car peu de gens connaissaient M. Hyde : le maître même de la servante ne l’avait vu que deux fois ; sa famille demeurait introuvable ; il ne s’était jamais fait photographier ; et les rares personnes en état de le décrire différaient considérablement, selon la coutume des observateurs vulgaires. Ils ne s’accordaient que sur un point, à savoir : l’impression obsédante de difformité indéfinissable qu’on ressentait à la vue du fugitif.

 

 

V L’incident de la lettre

Il était tard dans l’après-midi lorsque M. Utterson se présenta à la porte du Dr Jekyll, où il fut reçu aussitôt par Poole, qui l’emmena, par les cuisines et en traversant une cour qui avait été autrefois un jardin, jusqu’au corps de logis qu’on appelait indifféremment le laboratoire ou salle de dissection. Le docteur avait racheté la maison aux héritiers d’un chirurgien fameux ; et comme lui-même s’occupait plutôt de chimie que d’anatomie, il avait changé la destination du bâtiment situé au fond du jardin. Le notaire était reçu pour la première fois dans cette partie de l’habitation de son ami. Il considérait avec curiosité ces murailles décrépies et dépourvues de fenêtres ; et ce furent des regards fâcheusement dépaysés qu’il promena autour de lui, lorsqu’il traversa l’amphithéâtre, jadis empli d’une foule d’étudiants attentifs et à cette heure vide et silencieux, avec ses tables surchargées d’instruments de chimie, son carreau encombré de touries et jonché de paille d’emballage sous le jour appauvri que laissait filtrer la coupole embrumée. À l’autre extrémité, des marches d’escalier aboutissaient à une porte revêtue de serge rouge, par où M. Utterson fut enfin admis dans le cabinet du docteur. C’était une vaste pièce, garnie tout autour d’étagères vitrées, et meublée principalement d’une glace « psyché » et d’une table de travail, et ayant vue sur la cour par trois fenêtres poussiéreuses et grillées de fer. Le feu brûlait dans l’âtre ; une lampe allumée était disposée sur le rebord de la cheminée ; car même dans les intérieurs le brouillard commençait à s’épaissir ; et là, réfugié tout contre la flamme, était assis le Dr Jekyll, qui semblait très malade. Sans se lever pour venir à la rencontre de son visiteur, il lui tendit une main glacée et lui souhaita la bienvenue d’une voix altérée.

– Et alors, lui dit M. Utterson, dès que Poole se fut retiré, vous avez appris les nouvelles ?

Le docteur frissonna. Il répondit :

– On les criait sur la place ; je les ai entendues de ma salle à manger.

– Un mot, dit le notaire. Carew était mon client, mais vous l’êtes aussi, et je tiens à savoir ce que je fais. Vous n’avez pas été assez fou pour cacher ce garçon ?

– Utterson, je prends Dieu à témoin, s’écria le docteur, oui je prends Dieu à témoin que je ne le reverrai de ma vie. Je vous donne ma parole d’honneur que tout est fini dans ce monde entre lui et moi. C’est absolument fini. Et d’ailleurs, il n’a pas besoin de mon aide ; vous ne le connaissez pas comme je le connais ; il est à l’abri, il est tout à fait à l’abri, notez bien mes paroles, on n’aura plus jamais de ses nouvelles.

Le notaire l’écoutait d’un air soucieux : l’attitude fiévreuse de son ami lui déplaisait. Il répliqua :

– Vous semblez joliment sûr de lui, et dans votre intérêt je souhaite que vous ne vous trompiez pas. Si le procès avait lieu, votre nom y serait peut-être prononcé.

– Je suis tout à fait sûr de lui, reprit Jekyll ; ma certitude repose sur des motifs qu’il m’est interdit de révéler à quiconque. Mais il y a un point sur lequel vous pouvez me conseiller. J’ai… j’ai reçu une lettre ; et je me demande si je dois la communiquer à la police. Je m’en remettrais volontiers à vous, Utterson ; vous jugeriez sainement, j’en suis convaincu ; j’ai en vous la plus entière confiance.

– Vous craignez, j’imagine, que cette lettre ne puisse aider à le faire retrouver ? interrogea le notaire.

– Non répondit l’autre. Je ne puis dire que je me soucie du sort de Hyde ; tout est fini entre lui et moi. Je songeais à ma réputation personnelle, que cette odieuse histoire a quelque peu mise en péril.

Utterson médita quelques instants : l’égoïsme de son ami le surprenait, tout en le rassurant.

– Eh bien, soit, conclut-il enfin, faites-moi voir cette lettre.

Elle était libellée d’une singulière écriture droite, et signée « Edward Hyde ». Elle déclarait, en termes assez laconiques, que le bienfaiteur du susdit Hyde, le Dr Jekyll, dont il avait longtemps si mal reconnu les mille bienfaits, ne devait éprouver aucune inquiétude au sujet de son salut, car il disposait de moyens d’évasion en lesquels il mettait une entière confiance. Cette lettre plut assez au notaire ; elle jetait sur cette liaison un jour plus favorable qu’il ne l’avait cru ; et il se reprocha quelques-unes de ses suppositions passées.

– Avez-vous l’enveloppe ? demanda-t-il.

– Je l’ai brûlée, répondit Jekyll, avant de songer à ce que je faisais. Mais elle ne portait pas de cachet postal. On a remis la lettre de la main à la main.

– Puis-je garder ce papier jusqu’à demain ? demanda Utterson. La nuit porte conseil.

– Je vous laisse entièrement juge de ma conduite, repartit l’autre. J’ai perdu toute confiance en moi.

– Eh bien, je réfléchirai, conclut le notaire. Et maintenant un dernier mot : c’est Hyde qui vous a dicté les termes de votre testament ayant trait à votre disparition possible ?

Un accès de faiblesse parut envahir le docteur : il serra les dents et fit un signe affirmatif.

– J’en étais sûr, dit Utterson. Il comptait vous assassiner. Vous l’avez échappé belle.

– Bien mieux que cela, répliqua le docteur avec gravité. J’ai reçu une leçon… Ô Dieu, Utterson, quelle leçon j’ai reçue !…

Et il resta un moment la face cachée entre ses mains.

 

Avant de quitter la maison, le notaire s’arrêta pour échanger quelques mots avec Poole.

– À propos, lui dit-il, on a apporté une lettre aujourd’hui. Quelle figure avait le messager ?

Mais Poole fut catégorique : le facteur seul avait apporté quelque chose ; « et il n’a remis que des imprimés », ajouta-t-il.

À cette nouvelle, le visiteur, en s’éloignant, sentit renaître ses craintes. D’évidence, la lettre était arrivée par la porte du laboratoire ; peut-être même avait-elle été écrite dans le cabinet ; et dans ce dernier cas, il fallait en juger différemment, et ne s’en servir qu’avec beaucoup de circonspection. Les vendeurs de journaux, sur son chemin, s’égosillaient au long des trottoirs : « Édition spéciale ! Abominable assassinat d’un membre du Parlement ! » C’était là pour lui l’oraison funèbre d’un client et ami ; et il ne pouvait s’empêcher d’appréhender plus ou moins que la bonne renommée d’un autre encore ne fût entraînée dans le tourbillon du scandale. En tout cas, la décision qu’il avait à prendre était scabreuse ; et en dépit de son assurance habituelle, il en vint peu à peu à désirer un conseil. Il ne pouvait être question de l’obtenir directement ; mais peut-être, se disait-il, arriverait-on à le soutirer par un détour habile.

 

Quelques minutes plus tard, il était chez lui, installé d’un côté de la cheminée, dont M. Guest, son principal clerc, occupait l’autre. À mi-chemin entre les deux, à une distance du feu judicieusement calculée, se dressait une bouteille d’un certain vieux vin qui avait longtemps séjourné à l’abri du soleil dans les caves de la maison. Le brouillard planait encore, noyant la ville, où les réverbères scintillaient comme des rubis ; et parmi l’asphyxiante opacité de ces nuages tombés du ciel, le cortège sans cesse renouvelé de la vie urbaine se déroulait parmi les grandes artères avec le bruit d’un vent véhément. Mais la lueur du feu égayait la chambre. Dans la bouteille les acides du vin s’étaient depuis longtemps résolus ; la pourpre impériale s’était atténuée avec l’âge, comme s’enrichit la tonalité d’un vitrail ; et la splendeur des chaleureuses après-midi d’automne sur les pentes des vignobles n’attendait plus que d’être libérée pour disperser les brouillards londoniens. Graduellement le notaire s’amollit. Il n’y avait personne envers qui il gardât moins de secrets que M. Guest et il n’était même pas toujours sûr d’en garder autant qu’il le désirait. Guest avait fréquemment été chez le docteur pour affaires ; il connaissait Poole ; il ne pouvait pas être sans avoir appris les accointances de M. Hyde dans la maison ; il avait dû en tirer ses conclusions ; ne valait-il donc pas mieux lui faire voir une lettre qui mettait ce mystère au point ? Et cela d’autant plus que Guest, en sa qualité de grand amateur et expert en graphologie, considérerait la démarche comme naturelle et flatteuse ? Le clerc, en outre, était de bon conseil ; il n’irait pas lire un document aussi singulier sans lâcher une remarque ; et d’après cette remarque M. Utterson pourrait diriger sa conduite ultérieure.

– Bien triste histoire, cet assassinat de sir Danvers, prononça le notaire.

– Oui, monsieur, en effet. Elle a considérablement ému l’opinion publique, répliqua Guest. Le criminel, évidemment, était fou.

– J’aimerais savoir votre avis là-dessus, reprit Utterson. J’ai ici un document de son écriture ; soit dit entre nous, car je ne sais pas encore ce que je vais en faire ; c’est à tout prendre une vilaine histoire. Mais voici la chose ; tout à fait dans vos cordes : un autographe d’assassin.

Le regard de Guest s’alluma, et il s’attabla aussitôt pour examiner le papier avec avidité.

– Non, monsieur, dit-il, ce n’est pas d’un fou ; mais c’est une écriture contrefaite.

– Comme son auteur, alors, car lui aussi est très contrefait.

À ce moment précis, le domestique entra, porteur d’un billet.

– Est-ce du Dr Jekyll, monsieur ? interrogea le clerc. Il m’a semblé reconnaître son écriture. Quelque chose de personnel, monsieur Utterson ?

– Une simple invitation à dîner. Pourquoi ? Vous désirez la voir ?

– Rien qu’un instant… Je vous remercie, monsieur.

Et le clerc, disposant les papiers côte à côte, compara attentivement leurs teneurs.

– Merci, monsieur, dit-il enfin, en lui restituant les deux billets ; c’est un autographe des plus intéressants.

Il y eut un silence, au cours duquel M. Utterson lutta contre lui-même. Puis il demanda tout à coup :

– Dites-moi, Guest, pourquoi les avez-vous comparés ?

– Eh bien, monsieur, répondit le clerc, c’est qu’ils présentent une assez singulière ressemblance ; les deux écritures sont sous beaucoup de rapports identiques ; elles ne diffèrent que par l’inclinaison.

– Assez singulier, dit Utterson.

– C’est, comme vous dites, assez singulier, répliqua Guest.

– Il vaut mieux que je ne parle pas de cette lettre, vous le voyez, dit le notaire.

– Non, monsieur, dit le clerc. Je comprends.

Mais M. Utterson ne fut pas plus tôt seul ce soir-là, qu’il enferma la lettre dans son coffre-fort, d’où elle ne bougea plus désormais. « Hé quoi ! songeait-il, Henry Jekyll devenu faussaire pour sauver un criminel ! »

Et il sentit dans ses veines courir un frisson glacé.

 

 

VI Le remarquable incident du Dr Lanyon

Le temps s’écoulait ; des milliers de livres étaient offertes en récompense, car la mort de sir Danvers Carew constituait un malheur public ; mais M. Hyde se dérobait aux recherches de la police tout comme s’il n’eût jamais existé. Son passé, toutefois, révélait beaucoup de faits également peu honorables : on apprenait des exemples de la cruauté de cet homme aussi insensible que brutal ; de sa vie de débauche, de ses étranges fréquentations, des haines qu’il avait provoquées autour de lui ; mais sur ses faits et gestes présents, pas le moindre mot. À partir de la minute où il avait quitté sa maison de Soho, le matin du crime, il s’était totalement évanoui. De son côté, à mesure que le temps passait, M. Utterson se remettait peu à peu de sa chaude alarme, et retrouvait sa placidité d’esprit. À son point de vue, la mort de sir Danvers était largement compensée par la disparition de M. Hyde. Depuis que cette mauvaise influence n’existait plus, une vie nouvelle avait commencé pour le Dr Jekyll. Il sortait de sa réclusion, voyait de nouveau ses amis, redevenait leur hôte et leur boute-en-train habituel ; et s’il avait toujours été connu pour ses charités, il se distinguait non moins à cette heure par sa religion. Il était actif, sortait beaucoup, se portait bien ; son visage semblait épanoui et illuminé par l’intime conscience de son utilité sociale. Bref, durant plus de deux mois, le docteur vécut en paix.

Le 8 janvier, Utterson avait dîné chez le docteur, en petit comité ; Lanyon était là ; et le regard de leur hôte allait de l’un à l’autre comme au temps jadis, alors qu’ils formaient un trio d’amis inséparables. Le 12, et à nouveau le 14, le notaire trouva porte close. « Le docteur, lui annonça Poole, s’était enfermé chez lui, et ne voulait recevoir personne. » Le 15, il fit une nouvelle tentative, et essuya le même refus. Comme il s’était réhabitué depuis deux mois à voir son ami presque quotidiennement, ce retour à la solitude lui pesa. Le cinquième soir, il retint Guest à dîner avec lui ; et le sixième, il se rendit chez le Dr Lanyon.

Là, du moins, on ne refusa pas de le recevoir ; mais lorsqu’il entra, il fut frappé du changement qui s’était produit dans l’apparence du docteur. Celui-ci avait son arrêt de mort inscrit en toutes lettres sur son visage. Cet homme au teint florissant était devenu blême, ses chairs s’étaient flétries ; il était visiblement plus chauve et plus vieux ; mais ce qui retint l’attention du notaire plus encore que ces témoignages d’une prompte déchéance physique, ce fut une altération du regard et de la manière d’être qui semblait révéler une âme en proie à quelque terreur profonde. Il était peu vraisemblable que le docteur dût craindre la mort ; et ce fut néanmoins là ce qu’Utterson fut tenté de soupçonner.

« Oui, songeait-il, comme médecin, il ne peut manquer de savoir où il en est, et que ses jours sont comptés. Cette certitude l’accable. »

Et néanmoins, quand Utterson lui parla de sa mauvaise mine, ce fut avec un air de grande fermeté que Lanyon se déclara condamné.

– J’ai reçu un coup, dit-il, dont je ne me remettrai pas. Ce n’est plus qu’une question de semaines. Tant pis, la vie avait du bon ; je l’aimais ; oui, monsieur, je m’étais habitué à l’aimer. Je songe parfois que si nous savions tout, nous n’aurions plus d’autre désir que de disparaître.

– Jekyll est malade, lui aussi, remarqua Utterson. L’avez-vous vu ?

Mais Lanyon changea de visage, et il leva une main tremblante.

– Je refuse désormais de voir le Dr Jekyll ou d’entendre parler de lui, dit-il d’une voix forte et mal assurée. J’ai rompu à tout jamais avec cet homme et je vous prie de m’épargner toute allusion à quelqu’un que je considère comme mort.

M. Utterson eut un clappement de langue désapprobateur ; et après un long silence il demanda :

– Ne puis-je rien faire ? Nous sommes trois fort vieux amis, Lanyon ; nous ne vivrons plus assez longtemps pour en trouver d’autres.

– Il n’y a rien à faire, répliqua Lanyon ; interrogez-le luimême.

– Il refuse de me voir, dit le notaire.

– Cela ne m’étonne pas, repartit l’autre. Un jour, Utterson, lorsque je serai mort, vous apprendrez peut-être les bonnes et les mauvaises raisons de cette rupture. Je ne puis vous les dire. Et en attendant, si vous vous sentez capable de vous asseoir et de parler d’autre chose, pour l’amour de Dieu, restez et faitesle ; mais si vous ne pouvez pas vous empêcher de revenir sur ce maudit sujet, alors, au nom de Dieu, allez-vous-en, car je ne le supporterais pas.

 

Sitôt rentré chez lui, Utterson se mit à son bureau et écrivit à Jekyll, se plaignant d’être exclu de chez lui et lui demandant la cause de cette fâcheuse brouille avec Lanyon. Le lendemain, il  reçut une longue réponse, rédigée en termes le plus souvent très véhéments, mais çà et là d’une obscurité impénétrable. Le différend avec Lanyon était sans remède.

« Je ne blâme pas notre vieil ami, écrivait Jekyll, mais je partage son avis que nous ne devons jamais nous revoir. J’ai l’intention dorénavant de mener une vie extrêmement retirée ; il ne faut pas vous en étonner, et vous ne devez pas non plus douter de mon amitié, si ma porte est souvent condamnée même pour vous. Laissez-moi suivre ma voie ténébreuse. J’ai attiré sur moi un châtiment et un danger qu’il m’est interdit de préciser. Si je suis un grand coupable, je souffre aussi en proportion. Je ne croyais pas que cette terre pût renfermer des souffrances et des terreurs à ce point démoralisantes. La seule chose que vous puissiez faire pour alléger mon sort, Utterson, c’est de respecter mon silence. »

Utterson en fut stupéfait : la sinistre influence de Hyde avait disparu, le docteur était retourné à ses travaux et à ses amitiés d’autrefois ; huit jours plus tôt l’avenir le plus souriant lui promettait une vieillesse heureuse et honorée ; et voilà qu’en un instant, amitié, paix d’esprit, et toutes les joies de son existence sombraient à la fois. Une métamorphose aussi complète et aussi imprévue relevait de la folie ; mais d’après l’attitude et les paroles de Lanyon, elle devait avoir une raison plus profonde et cachée.

Au bout de huit jours, Lanyon s’alita, et en un peu moins d’une quinzaine il était mort. Le soir des funérailles, qui l’avaient affecté douloureusement, Utterson s’enferma à clef dans son cabinet de travail, et s’attablant à la lueur mélancolique d’une bougie, sortit et étala devant lui une enveloppe libellée de la main et scellée du cachet de son ami défunt. « CONFIDENTIEL. Destiné à J. G. Utterson SEUL et en cas de sien prédécès à détruire tel quel », disait la suscription impérative. Le notaire redoutait de passer au contenu. « J’ai déjà enterré un ami aujourd’hui, songeait-il ; qui sait si ce papier ne va pas m’en coûter un second ? » Mais il repoussa cette crainte comme injurieuse, et rompit le cachet. Il y avait à l’intérieur un autre pli également scellé, et dont l’enveloppe portait : « À n’ouvrir qu’au cas de mort ou de disparition du Dr Henry Jekyll. » Utterson n’en croyait pas ses yeux. Oui, le mot disparition y était bien ; ici encore, de même que dans l’absurde testament qu’il avait depuis longtemps restitué à son auteur, ici encore se retrouvait l’idée de disparition, accolée au nom d’Henry Jekyll. Mais dans le testament, cette idée avait jailli de la sinistre inspiration du sieur Hyde ; on ne l’y employait que dans un dessein trop clair et trop abominable. Écrit de la main de Lanyon, que pouvait-il signifier ? Une grande curiosité envahit le dépositaire ; il fut tenté de passer outre à l’interdiction et de plonger tout de suite au fond de ces mystères ; mais l’honneur professionnel et la parole donnée à son ami défunt lui imposaient des obligations impérieuses ; et le paquet alla dormir dans le coin le plus reculé de son coffre-fort.

Il est plus facile de refréner sa curiosité que de l’abolir ; et on peut se demander si, à partir de ce jour, Utterson rechercha avec le même empressement la compagnie de son ami survivant. Il songeait à lui avec bienveillance ; mais ses pensées étaient inquiètes et pleines de crainte. Il alla bien pour lui faire visite ; mais il fut presque soulagé de se voir refuser l’entrée de chez lui ; peut-être, au fond, préférait-il causer avec Poole sur le seuil, à l’air libre et environné par les bruits de l’immense capitale, plutôt que d’être reçu dans ce domaine d’une volontaire servitude, pour rester à s’entretenir avec son impénétrable reclus. Poole n’avait d’ailleurs que des nouvelles assez fâcheuses à communiquer. Le docteur, d’après lui, se confinait de plus en plus dans le cabinet au-dessus du laboratoire, où il couchait même quelquefois ; il était triste et abattu, devenait de plus en plus taciturne, et ne lisait plus ; il semblait rongé de souci. Utterson s’accoutuma si bien à l’uniformité de ces rapports, qu’il diminua peu à peu la fréquence de ses visites.

 

 

VII L’incident de la fenêtre

Un dimanche, comme M. Utterson faisait avec M. Enfield sa promenade coutumière, il arriva que leur chemin les fit passer de nouveau par la petite rue. Arrivés à hauteur de la porte, tous deux s’arrêtèrent pour la considérer.

– Allons, dit Enfield, voilà cette histoire-là enfin terminée. Nous ne reverrons plus jamais M. Hyde.

– Je l’espère, dit Utterson. Vous ai-je jamais raconté que je l’ai vu une fois, et que j’ai partagé votre sentiment de répulsion.

– L’un ne pouvait aller sans l’autre, répliqua Enfield. Et entre parenthèses combien vous avez dû me juger stupide d’ignorer que cette porte fût une sortie de derrière pour le Dr Jekyll ! C’est en partie de votre faute si je l’ai découvert par la suite.

– Alors, vous y êtes arrivé, en fin de compte ? reprit Utterson. Mais puisqu’il en est ainsi, rien ne nous empêche d’entrer dans la cour et de jeter un coup d’œil aux fenêtres. À vous parler franc, je ne suis pas rassuré au sujet de ce pauvre Jekyll ; et même du dehors, il me semble que la présence d’un ami serait capable de lui faire du bien.

Il faisait très froid et un peu humide dans la cour, et le crépuscule l’emplissait déjà, bien que le ciel, tout là-haut, fût encore illuminé par le soleil couchant. Des trois fenêtres, celle du milieu était à demi ouverte, et installé derrière, prenant l’air avec une mine d’une désolation infinie, tel un prisonnier sans espoir, le Dr Jekyll apparut à Utterson.

– Tiens ! vous voilà, Jekyll ! s’écria ce dernier. Vous allez mieux, j’espère.

– Je suis très bas, Utterson, répliqua mornement le docteur, très bas. Je n’en ai plus pour longtemps, Dieu merci.

– Vous restez trop enfermé, dit le notaire. Vous devriez sortir un peu, afin de vous fouetter le sang, comme M. Enfield et moi (je vous présente mon cousin, M. Enfield… Le docteur Jekyll). Allons, voyons, prenez votre chapeau et venez faire un petit tour avec nous.

– Vous êtes bien bon, soupira l’autre. Cela me ferait grand plaisir ; mais, non, non, non, c’est absolument impossible ; je n’ose pas. Quand même, Utterson, je suis fort heureux de vous voir, c’est pour moi un réel plaisir ; je vous prierais bien de monter avec M. Enfield, mais la pièce n’est vraiment pas en état.

– Ma foi, tant pis, dit le notaire, avec bonne humeur, rien ne nous empêche de rester ici en bas et de causer avec vous d’où vous êtes.

– C’est précisément ce que j’allais me hasarder à vous proposer, répliqua le docteur avec un sourire.

 

Mais il n’avait pas achevé sa phrase, que le sourire s’éteignit sur son visage et fit place à une expression de terreur et de désespoir si affreuse qu’elle glaça jusqu’aux moelles les deux gentlemen d’en bas. Ils ne l’aperçurent d’ailleurs que dans un éclair, car la fenêtre se referma instantanément ; mais cet éclair avait suffi, et tournant les talons, ils sortirent de la cour sans prononcer un mot. Dans le même silence, ils remontèrent la petite rue ; et ce fut seulement à leur arrivée dans une grande artère voisine, où persistaient malgré le dimanche quelques traces d’animation, que M. Utterson se tourna enfin et regarda son compagnon. Tous deux étaient pâles, et leurs yeux reflétaient un effroi identique.

– Que Dieu nous pardonne, que Dieu nous pardonne, répéta M. Utterson.

Mais M. Enfield se contenta de hocher très gravement la tête, et se remit à marcher en silence.

 

 

VIII  La dernière nuit

Un soir après dîner, comme M. Utterson était assis au coin de son feu, il eut l’étonnement de recevoir la visite de Poole.

– Miséricorde, Poole, qu’est-ce qui vous amène ? s’écria-til ; et puis l’ayant considéré avec plus d’attention : Qu’est-ce qui vous arrive ? Est-ce que le docteur est malade ?

– Monsieur Utterson, dit l’homme, il y a quelque chose qui ne va pas droit.

– Prenez un siège, et voici un verre de vin pour vous, dit le notaire. Maintenant ne vous pressez pas, et exposez-moi clairement ce que vous désirez.

– Monsieur, répliqua Poole, vous savez que le docteur a pris l’habitude de s’enfermer. Eh bien, il s’est enfermé de nouveau dans son cabinet de travail ; et cela ne me plaît pas, monsieur… que je meure si cela me plaît. Monsieur Utterson, je vous assure, j’ai peur.

– Voyons, mon brave, dit le notaire, expliquez-vous. De quoi avez-vous peur ?

– Il y a déjà près d’une semaine que j’ai peur, répliqua Poole, faisant la sourde oreille à la question ; et je ne peux plus supporter ça.

 

La physionomie du domestique confirmait amplement ses paroles ; il n’avait plus aucune tenue ; et à part le moment où il avait d’abord avoué sa peur, il n’avait pas une seule fois regardé le notaire en face. À présent même, il restait assis, le verre de vin posé intact sur son genou, et le regard fixé sur un coin du parquet.

– Je ne veux plus supporter ça, répéta-t-il.

– Allons, Poole, dit le notaire, je vois que vous avez quelque bonne raison ; je vois qu’il y a quelque chose qui ne va réellement pas droit. Essayez de me raconter ce que c’est.

– Je crois qu’il s’est commis un mauvais coup, dit Poole, d’une voix rauque.

– Un mauvais coup ! s’exclama le notaire, passablement effrayé, et assez porté à se fâcher en conséquence. Quel mauvais coup ? Qu’est-ce que cela signifie ?

– Je n’ose pas dire, monsieur, reprit l’autre ; mais voulez-vous venir avec moi vous rendre compte par vous-même ?

Pour toute réponse, M. Utterson se leva et alla prendre son chapeau et son pardessus ; mais il fut tout étonné de voir quel énorme soulagement exprimaient les traits du maître d’hôtel, et il s’étonna peut-être autant de voir le vin toujours intact dans le verre du valet, lorsque celui-ci le déposa pour partir.

 

C’était une vraie nuit de mars, tempétueuse et froide ; un pâle croissant de lune, couché sur le dos comme si le vent l’eût culbuté, luisait sous un tissu diaphane et léger de fuyantes effilochures nuageuses. Le vent coupait presque la parole et sa flagellation mettait le sang au visage. Il semblait en outre avoir vidé les rues de passants plus qu’à l’ordinaire ; et M. Utterson croyait n’avoir jamais vu cette partie de Londres aussi déserte. Il eût préféré le contraire ; jamais encore il n’avait éprouvé un désir aussi vif de voir et de coudoyer ses frères humains ; car en dépit de ses efforts, il avait l’esprit accablé sous un angoissant pressentiment de catastrophe. Lorsqu’ils arrivèrent sur la place, le vent y soulevait des tourbillons de poussière, et les ramures squelettiques du jardin flagellaient les grilles. Poole, qui durant tout le trajet n’avait cessé de marcher un pas ou deux en avant, fit halte au milieu de la chaussée, et malgré l’âpre bise, il retira son chapeau et s’épongea le front avec un mouchoir de poche rouge. Mais en dépit de la course rapide, ce qu’il essuyait n’était pas la transpiration due à l’exercice, mais bien la sueur d’une angoisse qui l’étranglait, car sa face était blême et sa voix, lorsqu’il prit la parole, rauque et entrecoupée.

– Eh bien, monsieur, dit-il, nous y voici, et Dieu fasse qu’il ne soit pas arrivé de malheur.

– Ainsi soit-il, Poole, dit le notaire.

Là-dessus le valet heurta d’une façon très discrète ; la porte s’ouvrit, retenue par la chaîne ; et de l’intérieur une voix interrogea :

– C’est vous, Poole ?

– Tout va bien, répondit Poole. Ouvrez.

Le vestibule, où ils pénétrèrent, était brillamment éclairé ; on avait fait un grand feu, et autour de l’âtre toute la domesticité, mâle et femelle, se tenait rassemblée en tas comme un troupeau de moutons. À la vue de M. Utterson, la femme de chambre fut prise de geignements nerveux ; et la cuisinière, s’écriant :

« Dieu merci ! voilà M. Utterson ! » s’élança au-devant de lui comme pour lui sauter au cou.

– Quoi donc ? quoi donc ? Que faites-vous tous ici ? interrogea le notaire avec aigreur. C’est très irrégulier, très incorrect ; s’il le savait, votre maître serait loin d’être satisfait.

– C’est qu’ils ont tous peur, dit Poole.

Nul ne protesta, et il se fit un grand silence ; on n’entendait que la femme de chambre, qui s’était mise à pleurer tout haut.

– Taisez-vous ! lui dit Poole, d’un ton furieux qui témoignait de son énervement personnel. (Et de fait, quand la femme de chambre avait tout à coup haussé la gamme de ses lamentations, tous avaient tressailli et s’étaient tournés vers la porte intérieure avec des airs de crainte et d’anxiété.) Et maintenant, continua le maître d’hôtel en s’adressant au marmiton, passezmoi un bougeoir, nous allons tirer cela au clair tout de suite.

Puis, ayant prié M. Utterson de le suivre, il l’emmena dans le jardin de derrière.

– À présent, monsieur, lui dit-il, vous allez faire le moins de bruit possible. Je tiens à ce que vous entendiez et je ne tiens pas à ce qu’on vous entende. Et surtout, monsieur, si par hasard il vous demandait d’entrer, n’y allez pas.

À cette conclusion imprévue, M. Utterson eut un sursaut nerveux qui manqua lui faire perdre l’équilibre ; mais il rassembla son courage et suivit le maître d’hôtel dans le bâtiment du laboratoire, puis traversant l’amphithéâtre de dissection, encombré de touries et de flacons, il arriva au pied de l’escalier. Là, Poole lui fit signe de se reculer de côté et d’écouter ; et luimême, déposant le bougeoir et faisant un appel visible à toute sa résolution, monta les marches et d’une main mal assurée frappa sur la serge rouge de la porte du cabinet.

– Monsieur, c’est M. Utterson qui demande à vous voir, annonça-t-il.

Et en même temps, d’un geste impératif, il engagea le notaire à prêter l’oreille.

Une voix plaintive répondit de l’intérieur :

– Dites-lui qu’il m’est impossible de recevoir qui que ce soit.

– Bien, monsieur, dit Poole, avec dans la voix une sorte d’accent de triomphe.

Et, reprenant le bougeoir, il remmena M. Utterson par la cour jusque dans la grande cuisine, où le feu était éteint et où les blattes sautillaient sur le carreau.

– Monsieur, dit-il en regardant M. Utterson dans les yeux, était-ce la voix de mon maître ?

– Elle m’a paru bien changée, répondit le notaire, très pâle, mais sans détourner le regard.

– Changée ? Certes oui, je le pense, reprit le maître d’hôtel. Après vingt ans passés dans la demeure de cet homme, pourrais-je ne pas connaître sa voix ? Non, monsieur, on a fait disparaître mon maître ; on l’a fait disparaître, il y a huit jours, lorsque nous l’avons entendu invoquer le nom de Dieu ; et qui est là à l’intérieur à sa place, et pourquoi on reste là, monsieur Utterson, c’est une chose qui crie vengeance au Ciel !

– Voici un conte bien étrange, Poole, voici un conte plutôt invraisemblable, mon ami, dit M. Utterson, en se mordillant le doigt. À supposer qu’il en soit comme vous l’imaginez, à supposer que le Dr Jekyll ait été… eh bien, oui, assassiné, quel motif de rester pourrait avoir son meurtrier ? Cela ne tient pas debout, cela ne supporte pas l’examen.

– Eh bien, monsieur Utterson, vous êtes difficile à convaincre, mais je ne désespère pas d’y arriver, dit Poole. Toute cette dernière semaine, sachez-le donc, cet homme, ou cet être, ou ce je ne sais quoi qui loge dans le cabinet n’a cessé jour et nuit de réclamer à cor et à cri un certain médicament sans arriver à l’obtenir à son idée. Il lui arrivait de temps à autre… c’est de mon maître que je parle… d’écrire ses ordres sur une feuille de papier qu’il jetait dans l’escalier. Nous n’avons rien eu d’autre ces huit derniers jours ; rien que des papiers, et porte de bois ; et jusqu’aux repas qu’on lui laissait là, et qu’il rentrait en cachette lorsque personne ne le voyait. Eh bien, monsieur, tous les jours, oui, et même des deux ou trois fois dans une seule journée, c’étaient des ordres et des réclamations, et il m’a fallu courir chez tous les droguistes en gros de la ville. Chaque fois que je rapportais le produit, c’était un nouveau papier pour me dire de le renvoyer parce qu’il n’était pas pur, et un nouvel ordre pour une autre maison. Ce produit, monsieur, on en a terriblement besoin, pour je ne sais quel usage.

– Avez-vous gardé quelqu’un de ces papiers ? demanda M. Utterson.

 

Poole fouilla dans sa poche et en sortit un billet tout froissé, que le notaire, se penchant plus près de la bougie, déchiffra avec attention. En voici le contenu : « Le Dr Jekyll présente ses salutations à MM. Maw. Il leur affirme que le dernier échantillon qu’ils lui ont fait parvenir est impur et absolument inutilisable pour son présent besoin. En l’année 18…, le Dr Jekyll en a acheté une assez grande quantité chez MM. Maw. Il les prie aujourd’hui de vouloir bien faire les recherches les plus diligentes, et s’il leur en reste un peu de la même qualité, de le lui envoyer aussitôt. Peu importe le coût. Ce produit est pour le Dr Jekyll d’une importance tout à fait exceptionnelle. » Jusqu’ici l’allure du billet s’était maintenue suffisamment normale, mais arrivé là, écorchant soudain le papier d’une plume rageuse, le scripteur avait donné libre cours à ses sentiments. « Pour l’amour de Dieu, ajoutait-il, retrouvez-m-en un peu de l’ancien ! »

– Voici un billet étrange, dit M. Utterson ; puis avec sévérité : Comment se fait-il que vous l’ayez, tout décacheté, en votre possession ?

– L’employé de chez Maw était si fort en colère, monsieur, qu’il me l’a rejeté comme de l’ordure, répondit Poole.

– C’est indiscutablement l’écriture du docteur, vous savez ? reprit le notaire.

– Je me disais bien qu’elle y ressemblait, dit le serviteur, mal convaincu. Et puis, sur un nouveau ton, il reprit : Mais qu’importe l’écriture, puisque je l’ai vu !

– Vous l’avez vu ? répéta M. Utterson. Et alors ?

– Tenez ! dit Poole, voici la chose. Je suis entré tout d’un coup dans l’amphithéâtre, venant du jardin. Il avait dû se glisser au dehors pour se mettre en quête du produit, ou faire je ne sais quoi ; car la porte du cabinet était ouverte, et il se trouvait tout au fond de la salle en train de fourrager parmi les touries. À mon arrivée, il leva les yeux, poussa comme un cri plaintif, et s’enfuit par l’escalier jusque dans le cabinet. Je ne l’ai vu qu’une minute, mais les cheveux m’en ont dressé sur le crâne comme des baguettes. Dites, monsieur, si c’était là mon maître, pourquoi avait-il un masque sur la figure ? Si c’était mon maître, pourquoi a-t-il poussé ce cri de rat, et pourquoi s’est-il sauvé en me voyant ? je l’ai servi assez longtemps. Et puis…

Mais l’homme se tut et se passa la main sur le visage.

– Toutes ces circonstances sont en effet bien bizarres, dit M. Utterson, mais je crois que je commence à y voir clair. Votre maître, Poole, est sans nul doute atteint d’une de ces maladies qui torturent à la fois et défigurent leur victime ; de là, selon toute probabilité, l’altération de sa voix ; de là le masque et son éloignement de ses amis ; de là son anxiété de trouver ce produit, grâce auquel la pauvre âme garde l’espoir d’une guérison finale. Dieu fasse que cet espoir ne soit pas trompé ! Voilà mon explication : elle est suffisamment triste, Poole, voire même affreuse à envisager, mais elle est simple et naturelle, elle est cohérente, et elle nous délivre de toutes craintes exagérées.

– Monsieur, dit le maître d’hôtel, envahi d’une pâleur livide, cet être n’était pas mon maître, et voilà la vérité. Mon maître (et ce disant il regarda autour de lui et baissa la voix) est un homme grand et bien fait, et celui-ci était une sorte de nabot.

Utterson voulut protester.

– Oh ! monsieur, s’écria Poole, croyez-vous que je ne connaisse pas mon maître au bout de vingt ans ? Croyez-vous que je ne sache pas à quelle hauteur sa tête arrive dans l’encadrement de la porte du cabinet où je l’ai vu chaque matin de ma vie ? Non, monsieur, jamais ! Cet être au masque n’était pas le docteur Jekyll ; et c’est mon intime conviction qu’il y a eu assassinat.

– Poole, répliqua le notaire, dès lors que vous dites cela, je vais me trouver dans l’obligation de m’en assurer. Malgré tout mon désir de ménager les sentiments de votre maître, malgré tous mes doutes en présence de ce billet qui semble prouver qu’il est encore vivant, je dois considérer comme de mon devoir de forcer cette porte.

– Ah ! monsieur Utterson, voilà qui est parler, s’écria le maître d’hôtel.

– Et maintenant, passons à une autre question, reprit Utterson : qui va s’en charger ?

– Mais, vous et moi, monsieur, répliqua l’autre sans sourciller.

– Très bien dit, déclara le notaire, et quoi qu’il en résulte, je saurai faire en sorte que vous n’y perdiez rien.

– Il y a une hache dans l’amphithéâtre, continua Poole, et vous pourriez prendre pour vous le tisonnier de la cuisine.

Le notaire s’empara de cet outil grossier mais pesant, et le brandit.

– Savez-vous, Poole, dit-il en levant les yeux, que nous allons, vous et moi, nous exposer à un certain danger ?

– Certes, monsieur, vous pouvez bien le dire, répondit le maître d’hôtel.

– Il vaut donc mieux parler franc. Nous en savons l’un et l’autre plus long que nous n’en avons dit ; ne nous cachons plus rien. Cet individu masqué que vous avez vu, l’avez-vous reconnu ?

– Ma foi, monsieur, cela s’est fait si vite, et cette créature était tellement courbée en deux, que je n’en jurerais pas. Mais si vous voulez dire : était-ce M. Hyde ?… eh bien, oui, je crois que c’était lui ! Voyez-vous, il était à peu près de la même carrure, et il avait la même démarche leste et agile ; et d’ailleurs qui d’autre aurait pu s’introduire par la porte du laboratoire ? N’oubliez pas, monsieur, que lors du crime, il avait encore la clef sur lui. Mais ce n’est pas tout. Je ne sais, monsieur Utterson, si vous avez jamais rencontré ce M. Hyde ?

– Si fait, répliqua le notaire, j’ai causé une fois avec lui.

– En ce cas, vous devez savoir aussi bien que nous tous que ce gentleman avait quelque chose de bizarre… quelque chose qui vous retournait… Je ne sais vraiment pas m’expliquer autrement que ceci : on se sentait devant lui comme un vide et un froid dans les moelles.

– J’avoue que j’ai éprouvé un peu ce que vous dites là, fit M. Utterson.

– Vous y êtes, monsieur. Eh bien ! quand cette créature masquée a jailli, tel un singe, d’entre les produits chimiques et a filé dans le cabinet, c’est comme de la glace qui m’est descendue le long de l’échine. Oh ! je sais bien que ce n’est pas une preuve, monsieur Utterson ; je suis assez instruit pour cela ; mais on a sa petite jugeote, et je vous jure sur la Bible que c’était là M. Hyde.

– Soit, soit, dit le notaire. Mes craintes m’inclinent à le croire aussi. Du mal, j’en ai peur… il ne pouvait sortir que du mal de cette relation. Si fait, vraiment, je vous crois ; je crois que ce pauvre Harry a été tué ; et je crois que son assassin… dans quel but, Dieu seul pourrait le dire… s’attarde encore dans la demeure de sa victime. Eh bien ! nous lui apporterons la vengeance. Faites venir Bradshaw.

Le valet désigné arriva, très pâle et énervé.

– Remettez-vous, Bradshaw, lui dit le notaire. Cette attente, je le sais, vous est pénible à tous ; mais nous avons pris la résolution d’en finir. Poole que voici et moi, nous allons pénétrer de vive force dans le cabinet. Si tout est en règle, j’ai assez bon dos pour supporter la responsabilité. Cependant, de crainte qu’il y ait réellement du mauvais, ou qu’un malfaiteur ne tente de s’échapper par les derrières, vous ferez le tour par le coin avec le marmiton, munis d’une bonne trique chacun, et vous vous posterez à la porte du laboratoire. Nous vous laissons dix minutes pour prendre vos dispositions.

Tandis que Bradshaw s’éloignait, le notaire, consultant sa montre, ajouta :

– Et maintenant, Poole, prenons les nôtres.

Et emportant le tisonnier sous son bras, il s’avança le premier dans la cour. Les nuages s’étaient amoncelés devant la lune, et il faisait à cette heure tout à fait noir. Le vent, qui n’arrivait au fond de ce puits de bâtiments que par bouffées intermittentes, faisait vaciller la flamme de la bougie ; mais enfin ils arrivèrent dans l’abri de l’amphithéâtre, où ils s’assirent pour attendre en silence. La rumeur grandiose de Londres s’élevait de toutes parts ; mais à proximité immédiate, le silence n’était interrompu que par le bruit d’un pas allant et venant sur le parquet du cabinet.

– C’est ainsi qu’il marche toute la journée, monsieur, chuchota Poole ; oui, et voire la plus grande partie de la nuit. Il n’y a un peu de répit que quand il reçoit un nouvel échantillon de chez le droguiste. Ah ! il faut une bien mauvaise conscience pour être ainsi ennemi du repos. Ah ! monsieur, dans chacun de ces pas il y a du sang traîtreusement répandu ! Mais écoutez encore, d’un peu plus près… mettez votre cœur dans votre ouïe, monsieur Utterson, et dites-moi : est-ce l’allure du docteur ?

 

Les pas résonnaient furtifs et légers, et quasi dansants malgré leur lenteur : ils différaient complètement de la marche pesante et sonore de Henry Jekyll. Utterson poussa un soupir et demanda ?

– Est-ce qu’on n’entend jamais rien d’autre ?

Poole fit un signe affirmatif, et répondit :

– Si, une fois. Une fois, je l’ai entendu pleurer.

– Pleurer ? Comment cela ? reprit le notaire, envahi tout à coup d’un frisson d’horreur.

– Pleurer comme une femme ou comme une âme en peine, répondit le maître d’hôtel. Quand je suis parti, cela m’est resté sur le cœur, si bien que j’en aurais pleuré aussi.

 

Mais les dix minutes tiraient à leur fin. Poole sortit la hache de dessous un tas de paille d’emballage ; on déposa le bougeoir sur la table la plus proche afin d’y voir clair pour l’attaque ; et, retenant leur souffle, tous deux s’approchèrent du lieu où ce pas inlassable allait sans cesse de long en large, et de large en long, dans le calme de la nuit.

– Jekyll, appela Utterson d’une voix forte, je demande à vous voir.

Il se tut quelques instants, mais ne reçut pas de réponse. Il reprit :

– Je vous en préviens tout net, nos soupçons sont éveillés, il faut que je vous voie et je vous verrai : si ce n’est par la persuasion, ce sera autrement… si ce n’est de votre bon gré, ce sera par la violence.

– Utterson, cria la voix, pour l’amour de Dieu, ayez pitié !

– Ah ! ce n’est pas la voix de Jekyll… c’est celle de Hyde ! s’écria Utterson. Enfoncez la porte, Poole !

Et Poole balança la hache par-dessus son épaule ; sous le coup le bâtiment retentit, et la porte à serge rouge rebondit contre la serrure et les gonds. Du cabinet jaillit un hurlement de détresse, d’une épouvante tout animale. La hache se releva de nouveau, et de nouveau les panneaux craquèrent et l’encadrement sursauta. À quatre reprises le coup retomba, mais le bois était dur et la menuiserie solide. Ce fut seulement au cinquième que la serrure disjointe s’arracha et que les débris de la porte s’abattirent à l’intérieur sur le tapis.

Les assiégeants, intimidés par leur propre tapage et par le silence qui lui avait succédé hésitèrent un peu et regardèrent dans le cabinet qui s’étalait sous leurs yeux à la paisible lumière de la lampe. Un bon feu clair pétillait dans l’âtre, la bouilloire chantonnait son léger refrain, on voyait deux ou trois tiroirs ouverts, des papiers disposés en ordre sur la table de travail, et tout près du feu le nécessaire préparé pour le thé : on eût dit l’intérieur le plus tranquille, et, à part les étagères vitrées pleines d’instruments de chimie, le plus banal qu’il y eût ce soir-là dans tout Londres.

Au beau milieu gisait le corps d’un homme tordu par l’agonie et encore palpitant. Ils s’approchèrent à pas légers, le retournèrent sur le dos et reconnurent les traits de M. Hyde. Il était vêtu d’habits beaucoup trop grands pour lui, d’habits faits à la taille du docteur : les muscles de son visage vibraient encore d’une apparence de vie, mais la vie elle-même l’avait bien abandonné. La fiole broyée qu’il tenait encore, avec l’odeur d’amandes amères qui flottait dans la pièce, révélèrent à Utterson qu’il avait devant lui le cadavre d’un suicidé.

– Nous sommes arrivés trop tard, dit-il, d’un ton sévère, aussi bien pour sauver que pour punir. Hyde est allé trouver son juge ; il ne nous reste plus qu’à découvrir le corps de votre maître.

 

La portion du bâtiment de beaucoup la plus importante était occupée par l’amphithéâtre qui constituait presque tout le rez-de-chaussée et recevait le jour d’en haut, et par le cabinet, qui formait le premier étage à un bout et prenait vue sur la cour. Un corridor reliait l’amphithéâtre à la porte donnant sur la petite rue ; en outre, le cabinet communiquait séparément avec celle-ci par un second escalier. Il y avait aussi plusieurs réduits obscurs et une vaste cave. Tout cela fut alors minutieusement passé en revue. Chaque réduit n’exigea qu’un coup d’œil, car tous étaient vides et, à voir la poussière qui tombait de leurs portes, aucun d’eux n’avait de longtemps été ouvert. La cave, il est vrai, était encombrée d’un amas d’objets hétéroclites, datant pour la plupart de l’époque du chirurgien prédécesseur de Jekyll ; mais rien qu’en ouvrant la porte ils furent avertis de l’inutilité de plus amples recherches, par la chute d’un revêtement compact de toiles d’araignées qui avaient depuis des ans condamné l’entrée. Nulle part on ne voyait trace de Henry Jekyll, ni mort ni vivant.

Poole frappa du pied les dalles du corridor.

– Il doit être enterré là, dit-il en prêtant l’oreille à la résonance.

– À moins qu’il se soit enfui, dit Utterson.

Et il s’en alla examiner la porte de la petite rue. Elle était fermée à clef ; et tout auprès, gisant sur les dalles, se trouvait la clef, déjà tachée de rouille.

– Elle n’a pas l’air de servir beaucoup, remarqua le notaire.

– De servir ! répéta Poole. Ne voyez-vous donc pas, monsieur, qu’elle est brisée comme si quelqu’un avait donné un coup de talon dessus ?

– C’est juste, fit Utterson, et même les cassures sont rouillées.

Les deux hommes s’entre-regardèrent, ébahis.

– Ceci me dépasse, Poole, dit le notaire. Retournons dans le cabinet.

Ils gravirent l’escalier en silence, et non sans jeter par intervalles au cadavre un regard terrifié, se mirent à examiner plus en détail le contenu de la pièce. Sur une table se voyaient des traces d’opérations chimiques, plusieurs tas dosés d’un sel blanchâtre étaient préparés sur des soucoupes de verre, comme pour une expérience au milieu de laquelle le malheureux avait été interrompu.

– C’est là ce même produit que j’allais tout le temps lui chercher, dit Poole.

Et il n’avait pas achevé sa phrase que la bouilloire déborda à grand bruit.

Ceci les amena vers la cheminée, auprès de laquelle le fauteuil était frileusement tiré, avec le nécessaire à thé tout disposé à portée de la main, jusqu’à la tasse garnie de sucre. Un rayonnage supportait quelques volumes ; l’un d’eux gisait ouvert à côté du plateau à thé, et Utterson y reconnut avec stupeur un exemplaire d’un ouvrage édifiant, pour lequel Jekyll avait maintes fois exprimé une vive estime, et qui se trouvait ici annoté de scandaleux blasphèmes écrits de sa propre main.

Continuant de passer en revue la pièce, les deux perquisiteurs arrivèrent à la psyché, et ils regardèrent dans ses profondeurs avec un effroi involontaire ; mais elle était tournée de façon à ne leur montrer que la rose lueur se jouant au plafond, le feu scintillant en multiples reflets sur les vitres des étagères, et leurs propres physionomies pâles et terrifiées, penchées sur leur image.

– Ce miroir a vu d’étranges choses, monsieur, chuchota Poole.

– Il ne peut avoir rien vu de plus étrange que ne l’est sa présence ici, répliqua le notaire sur le même ton. Car que faisait Jekyll…

Il s’interrompit avec un sursaut, et puis surmontant sa faiblesse :

– Quel besoin d’une psyché pouvait bien avoir Jekyll ?

– Vous avez raison de le dire, dit Poole.

 

Ils s’occupèrent ensuite de la table de travail. Sur le pupitre, au milieu des papiers rangés avec soin, s’étalait par-dessus tout une grande enveloppe qui portait, écrit de la main du docteur, le nom de M. Utterson. Le notaire la décacheta, et plusieurs plis s’en échappèrent et tombèrent sur plancher. Le premier contenait une déclaration rédigée dans les mêmes termes extravagants que celle restituée six mois plus tôt, et destinée à servir de testament en cas de mort, et d’acte de donation en cas de disparition, mais remplaçant le nom de Hyde, le notaire y lut, avec un étonnement indescriptible, le nom de Gabriel-John Utterson. Il regarda successivement Poole, puis de nouveau le papier, et enfin le défunt criminel étendu sur le parquet.

– La tête m’en tourne, dit-il. Il a eu ceci à sa disposition tous ces derniers jours, il n’avait aucune raison de m’aimer, il devait être furieux de se voir évincé, et il n’a pas détruit ce document !

Il passa au pli suivant : c’était un court billet de la main du docteur et daté dans le haut.

– Oh, Poole, s’écria le notaire, il était ici, et vivant, aujourd’hui même. On ne peut l’avoir fait disparaître en aussi peu de temps : il doit être encore vivant, il doit s’être enfui ?… Au reste, pourquoi fuir ? et comment ? et dans ce cas peut-on se hasarder à appeler cela un suicide ? Oh, il nous faut être circonspects. Je pressens que nous pouvons encore entraîner votre maître dans quelque déplorable catastrophe.

– Pourquoi ne lisez-vous pas, monsieur ? demanda Poole.

– Parce que j’ai peur, répondit le notaire d’un ton tragique, Dieu veuille que je n’en aie pas de motif !

Et là-dessus il approcha le papier de ses yeux et lut ce qui suit :

 

« Mon cher Utterson,

 

« Lorsque ce mot tombera entre vos mains, j’aurai disparu, d’une façon que je n’ai pas la clairvoyance de prévoir, mais mon instinct, comme la nature de la situation sans nom dans laquelle je me trouve, me disent que ma fin est assurée et qu’elle ne tardera plus. Adieu donc, et lisez d’abord le récit que Lanyon m’a promis de vous faire parvenir ; puis si vous désirez en savoir davantage passez à la confession de

 

« Votre ami indigne et infortuné,

 

« HENRY JEKYLL. »

 

– Il y avait un troisième pli ? demanda Utterson.

– Le voici, monsieur, répondit Poole.

Et il lui tendit un paquet volumineux revêtu de plusieurs cachets.

Le notaire le mit dans sa poche.

– Je ne parlerai pas de ce papier. Que votre maître ait fui ou qu’il soit mort, nous pouvons du moins sauver sa réputation. Il est maintenant dix heures : je vais rentrer chez moi et lire en paix ces documents ; mais je serai de retour avant minuit, c’est alors que nous enverrons chercher la police.

Ils sortirent, refermant à clef derrière eux la porte de l’amphithéâtre ; et Utterson, laissant encore une fois les serviteurs réunis autour du feu dans le vestibule, se rendit à son bureau pour lire les deux récits où il devait enfin trouver l’explication du mystère.

 

 

IX  La narration du Dr Lanyon

Le 9 janvier, il y a de cela quatre jours, je reçus par la distribution du soir une lettre recommandée, que m’adressait de sa main mon collègue et ancien camarade de classe, Henry Jekyll. J’en fus très surpris, car nous n’avions pas du tout l’habitude de correspondre ; je l’avais vu, j’avais même dîné avec lui, le soir précédent ; et je ne concevais dans nos rapports rien qui pût justifier la formalité de la recommandation. Le contenu de cette lettre augmenta ma surprise ; car voici ce qu’elle renfermait :

 

« Le 10 décembre 18…

 

« Mon cher Lanyon,

 

« Vous êtes l’un de mes plus anciens amis ; et bien que nous puissions avoir différé parfois d’avis sur des questions scientifiques, je ne me rappelle, du moins de mon côté, aucune infraction à notre bonne entente. Il n’y a pas eu de jour où, si vous m’aviez dit : Jekyll, ma vie, mon honneur, ma raison, dépendent de vous, je n’eusse, pour vous sauver, sacrifié ma fortune, ou ma main gauche. Lanyon, ma vie, mon honneur, ma raison, tout cela est à votre merci : si vous ne venez à mon aide, cette nuit, je suis perdu. Vous pourriez supposer, après cet exorde, que je vais vous demander quelque chose de déshonorant. Jugez-en par vous-même.

« Je désire que vous renonciez pour ce soir à tous autres engagements… fussiez-vous mandé au chevet d’un empereur ; que vous preniez un cab, à moins que vous n’ayez justement votre voiture à la porte ; et muni de cette lettre-ci comme référence, que vous vous fassiez conduire tout droit à mon domicile. Poole, mon maître d’hôtel, est prévenu ; vous le trouverez vous attendant avec un serrurier. Il vous faut alors faire crocheter la porte de mon cabinet, où vous entrerez seul ; vous ouvrirez la vitrine marquée E, à main gauche, en forçant la serrure au besoin si elle était fermée ; et vous y prendrez, avec son contenu tel quel, le quatrième tiroir à partir du haut, ou (ce qui revient au même) le troisième à partir du bas. Dans mon excessive angoisse, j’ai une peur maladive de vous mal renseigner ; mais même si je suis dans l’erreur, vous reconnaîtrez le bon tiroir à son contenu : des paquets de poudres, une fiole et un cahier de papier. Ce tiroir, je vous conjure de le rapporter avec vous à Cavendish Square exactement comme il se trouve.

« Telle est la première partie du service ; passons à la seconde. Vous serez de retour, si vous vous mettez en route dès la réception de la présente, bien avant minuit, mais je tiens à vous laisser toute cette marge, non seulement dans la crainte d’un de ces obstacles qu’on ne peut ni empêcher ni prévoir, mais parce qu’il vaut mieux, pour ce qui vous restera à faire, choisir une heure où vos domestiques seront couchés. À minuit donc, je vous prierai de vous trouver seul dans votre cabinet de consultation, d’introduire vous-même chez vous un homme qui se présentera de ma part, et de lui remettre le tiroir que vous serez allé chercher dans mon cabinet.

« Vous aurez alors joué votre rôle et mérité mon entière gratitude. En cinq minutes de plus, si vous insistez pour avoir une explication, vous aurez compris l’importance capitale de ces dispositions, et qu’il vous suffirait d’en négliger une seule, pour vous mettre sur la conscience ma mort ou le naufrage de ma raison.

« Malgré ma certitude que vous ne prendrez pas cette requête à la légère, le cœur me manque et ma main tremble à la seule idée d’une telle possibilité. Songez que je suis à cette heure dans un lieu étranger, à me débattre sous une noire détresse qu’aucune imagination ne saurait égaler, et pourtant bien assuré que, si vous m’obligez ponctuellement, mes tribulations s’évanouiront comme un rêve. Obligez-moi, mon cher Lanyon, et sauvez

 

« Votre ami,

 

« H. J. »

 

« P. -S. – J’avais déjà fermé l’enveloppe quand une nouvelle crainte m’a frappé. Il peut arriver que la poste trompe mon attente, et que cette lettre ne vous parvienne pas avant demain matin. Dans ce cas, mon cher Lanyon, faites ma commission lorsque cela vous sera le plus commode dans le courant de la journée ; et encore une fois attendez mon messager à minuit. Il sera peut-être alors déjà trop tard ; et si la nuit se passe sans que vous voyez rien venir, sachez que c’en sera fait de Henry Jekyll. »

 

La lecture de cette lettre me persuada que mon collègue était devenu fou ; mais tant que je n’en avais pas la preuve indéniable, je me voyais contraint de faire comme il m’en priait. Moins je voyais clair dans ce brouillamini, moins j’étais en situation de juger de son importance ; et on ne pouvait, sans prendre une responsabilité grave, rejeter une prière libellée en pareils termes.

Je me levai donc de table, pris une voiture, et me rendis droit chez le Dr Jekyll. Le maître d’hôtel m’attendait : il avait reçu par le même courrier que moi une lettre recommandée contenant des instructions et avait envoyé aussitôt chercher un serrurier et un menuisier. Ces deux artisans arrivèrent tandis que nous causions encore ; et nous nous rendîmes tous ensemble à l’ancien amphithéâtre anatomique du docteur Denman, par où (comme vous le savez sans doute) on accède le plus aisément au cabinet personnel du Dr Jekyll.

La porte en était solide, la serrure excellente ; le menuisier avoua qu’il aurait beaucoup de mal et qu’il lui faudrait faire beaucoup de dégâts, si l’on devait recourir à la violence ; et le serrurier désespérait presque. Mais ce dernier était un garçon de ressource ; et au bout de deux heures de travail, la porte fut ouverte. La vitrine marquée E n’était pas fermée à clef ; je pris le tiroir, le fis garnir de paille et emballer dans un drap de lit, puis, je retournai avec l’objet à Cavendish Square.

Là, je me mis en devoir d’examiner son contenu. Les paquets de poudres étaient assez proprement faits, mais non pas avec l’élégance du droguiste de profession ; je compris sans peine qu’ils étaient de la fabrication personnelle de Jekyll. En ouvrant l’un de ces paquets, je trouvai ce qui me parut être un simple sel cristallin de couleur blanche. La fiole, dont je m’occupai ensuite, pouvait être à moitié pleine d’un liquide rouge-sang, qui piquait fortement aux narines et qui me parut contenir du phosphore et un éther volatil. Quant aux autres ingrédients, je dus m’abstenir de conjectures. Le cahier était un banal cahier d’écolier et contenait presque uniquement une série de dates. Celles-ci embrassaient une période de plusieurs années, mais je remarquai que les écritures avaient cessé depuis près d’un an et sans aucune transition. Çà et là une date se complétait d’une brève annotation, en général bornée à un unique mot, tel que : « doublé », qui se présentait peut-être six fois dans un total de plusieurs centaines d’écritures ; ou encore, une seule fois, tout au début de la liste et suivie de plusieurs points d’exclamation, cette mention : « Échec complet ! ! ! »

Tout ceci, quoique fouettant ma curiosité, ne me disait pas grand-chose de précis. J’avais là une fiole contenant une teinture quelconque, une dose d’un sel, et le journal d’une série d’expériences qui n’avaient (comme trop de recherches de Jekyll) abouti à aucun résultat d’une utilité pratique. En quoi la présence de ces objets dans ma maison pouvait-elle affecter aussi bien l’honneur que l’intégrité mentale ou la vie de mon collègue en fuite ? Si son messager pouvait venir en un lieu, pourquoi ne pouvait-il aussi bien aller en un autre ? Et même dans l’hypothèse d’un empêchement, pourquoi ce citoyen-là devait-il être reçu par moi en secret ? Plus je réfléchissais, plus je me convainquais d’avoir affaire à un cas de dérangement cérébral ; aussi, tout en envoyant mes domestiques se coucher, je chargeai un vieux revolver afin de me trouver en état de me défendre.

Les douze coups de minuit avaient à peine retenti sur Londres, que l’on heurta tout doucement à ma porte. J’allai moimême ouvrir, et trouvai un petit homme qui se dissimulait contre les pilastres du porche.

– Venez-vous de la part du Dr Jekyll ? lui demandai-je.

Il me fit signe que oui, d’un geste contraint ; et lorsque je l’eus invité à entrer, il ne m’obéit qu’après avoir jeté en arrière un regard inquisiteur dans les ténèbres de la place. Non loin, un policeman s’avançait la lanterne au poing. À cette vue il me sembla que mon visiteur tressaillait et se hâtait davantage.

Ces particularités me frappèrent, je l’avoue, désagréablement ; et, tandis que je le suivais jusque dans la brillante clarté de mon cabinet de consultation, je me tins prêt à faire usage de mon arme. Là, enfin, j’eus tout loisir de le bien voir. Ce qui du moins était sûr, c’est que je ne l’avais jamais rencontré auparavant. Il était petit, comme je l’ai déjà dit ; en outre je fus frappé par l’expression repoussante de sa physionomie, par l’aspect exceptionnel qu’il présentait, d’une grande activité musculaire jointe à une non moins grande faiblesse apparente de constitution, et enfin, et plus encore peut-être, par le singulier trouble physiologique que son voisinage produisait en moi. Ce trouble présentait quelque analogie avec un début d’ankylose, et s’accompagnait d’un notable affaiblissement du pouls. Sur le moment, je l’attribuai à quelque antipathie personnelle et idiosyncrasique, et m’étonnai simplement de l’acuité de ses manifestations ; mais j’ai eu depuis des raisons de croire que son origine était située beaucoup plus profondément dans mon humaine nature, et procédait d’un mobile plus noble que le sentiment de la haine.

Cet individu (qui avait ainsi, dès le premier instant de son arrivée, excité en moi une curiosité que je qualifierais volontiers de malsaine) était vêtu d’une façon qui aurait rendu grotesque une personne ordinaire ; car ses habits, quoique d’un tissu coûteux et de bon goût, étaient démesurément trop grands pour lui dans toutes les dimensions : son pantalon lui retombait sur les jambes, et on l’avait retroussé par en bas pour l’empêcher de traîner à terre, la taille de sa redingote lui venait au-dessous des hanches, et son col bâillait largement sur ses épaules. Chose singulière à dire, cet accoutrement funambulesque était loin de me donner envie de rire. Au contraire, comme il y avait dans l’essence même de l’individu que j’avais alors en face de moi quelque chose d’anormal et d’avorté – quelque chose de saisissant, de surprenant et de révoltant – ce nouveau disparate semblait fait uniquement pour s’accorder avec le premier et le renforcer ; si bien qu’à mon intérêt envers la nature et le caractère de cet homme, s’ajoutait une curiosité concernant son origine, sa vie, sa fortune et sa situation dans le monde.

 

Ces remarques auxquelles j’ai dû donner ici un tel développement, ne me prirent en réalité que quelques secondes. Mon visiteur était, du reste, trépidant d’une farouche agitation.

– L’avez-vous ? s’écria-t-il. L’avez-vous ?

Et dans l’excès de son impatience il alla jusqu’à me prendre par le bras comme pour me secouer.

À son contact je sentis dans mes veines une sorte de douleur glaciale. Je le repoussai.

– Voyons, monsieur, lui dis-je. Vous oubliez que je n’ai pas encore eu le plaisir de faire votre connaissance. Asseyez-vous, je vous prie.

Et pour lui montrer l’exemple, je m’installai moi-même dans mon fauteuil habituel en imitant mes façons ordinaires avec un malade, aussi bien que me le permettaient l’heure tardive, la nature de mes préoccupations, et l’horreur que m’inspirait mon visiteur.

– Je vous demande pardon, docteur Lanyon, répliqua-t-il, assez poliment. Ce que vous dites là est tout à fait juste ; et mon impatience a devancé ma politesse. Je suis venu ici à la requête de votre collègue, le Dr Henry Jekyll, pour une affaire d’importance ; et à ce que j’ai compris… (Il s’interrompit, et porta la main à sa gorge, et je pus voir, en dépit de son attitude calme, qu’il luttait contre les approches d’une crise de nerfs.) À ce que j’ai compris, un tiroir…

Mais j’eus pitié de l’angoisse de mon visiteur, non moins peut-être que de ma croissante curiosité.

– Le voici, monsieur, répondis-je, en désignant le tiroir, déposé sur le parquet derrière une table et toujours recouvert de son drap.

Il bondit vers l’objet, puis fit halte, et porta la main à son cœur. J’entendais ses dents grincer par le jeu convulsif de ses mâchoires ; et son visage m’apparut si hagard que je m’en alarmai autant pour sa vie que pour sa raison.

– Remettez-vous, lui dis-je.

Il m’adressa un sourire hideux, et avec le courage du désespoir, il arracha le drap. À la vue du contenu du tiroir, il poussa un grand sanglot exprimant une délivrance si énorme que j’en restai pétrifié. Et dans le même instant, d’une voix redevenue déjà presque naturelle, il me demanda :

– Auriez-vous un verre gradué ?

Je me levai de mon siège avec un certain effort et lui donnai ce qu’il désirait.

Il me remercia d’un geste souriant, mesura quelques gouttes de la teinture rouge, et y ajouta l’une des doses de poudre. La mixture, d’une teinte rougeâtre au début, commença, à mesure que les cristaux se dissolvaient, à foncer en couleur, avec une effervescence notable, et à émettre de petits jets de vapeur.

Tout à coup l’ébullition prit fin, et presque en même temps la combinaison devint d’un pourpre violacé, qui se changea de nouveau et plus lentement en un vert glauque. Mon visiteur, qui suivait ces transformations d’un œil avide, sourit, déposa le verre sur la table, puis se tournant vers moi, me regarda d’un œil scrutateur.

– Et maintenant, dit-il, réglons la suite. Voulez-vous être raisonnable ? écouter mon avis, me permettre d’emporter ce verre avec moi et de sortir d’ici sans autre commentaire ? Ou bien l’excès de votre curiosité l’emporte-t-il ? Réfléchissez avant de répondre, car il en sera fait selon votre volonté. Selon votre volonté, je vous laisserai tel que vous étiez auparavant, ni plus riche, ni plus savant, à moins que la conscience du service rendu à un homme en danger de mort puisse être comptée parmi les richesses de l’âme. Ou bien, si vous le préférez, un nouveau domaine du savoir et de nouveaux chemins conduisant à la puissance et à la renommée vous seront ouverts, ici même, dans cette pièce, sans plus tarder ; et vos regards seront éblouis d’un prodige capable d’ébranler l’incrédulité de Lucifer.

– Monsieur, dis-je, affectant un sang-froid que j’étais loin de posséder en réalité, vous parlez par énigmes, et vous ne vous étonnerez peut-être pas de ce que je vous écoute avec une assez faible conviction. Mais je me suis avancé trop loin dans la voie des services inexplicables pour m’arrêter avant d’avoir vu la fin.

– C’est bien, répliqua mon visiteur. Lanyon, rappelez-vous vos serments : ce qui va suivre est sous le sceau du secret professionnel. Et maintenant, vous qui êtes resté si longtemps attaché aux vues les plus étroites et les plus matérielles, vous qui avez nié la vertu de la médecine transcendante, vous qui avez raillé vos supérieurs, voyez !

Il porta le verre à ses lèvres et but d’un trait. Un cri retentit ; il râla, tituba, se cramponna à la table, et se maintint debout, les yeux fixes et injectés, haletant, la bouche ouverte ; et tandis que je le considérais, je crus voir en lui un changement… il me parut se dilater… sa face devint brusquement noire et ses traits semblèrent se fondre et se modifier… et un instant plus tard je me dressais d’un bond, me rejetant contre la muraille, le bras levé pour me défendre du prodige, l’esprit confondu de terreur.

– Ô Dieu ! m’écriai-je. Et je répétai à plusieurs reprises : « Ô Dieu ! » car là, devant moi, pâle et défait, à demi évanoui, et tâtonnant devant lui avec ses mains, tel un homme ravi au tombeau, je reconnaissais Henry Jekyll !

Ce qu’il me raconta durant l’heure qui suivit, je ne puis me résoudre à l’écrire. Je vis ce que je vis, j’entendis ce que j’entendis, et mon âme en défaillit ; et pourtant à l’heure actuelle où ce spectacle a disparu de devant mes yeux je me demande si j’y crois et je ne sais que répondre. Ma vie est ébranlée jusque dans ses racines ; le sommeil m’a quitté ; les plus abominables terreurs m’assiègent à toute heure du jour et de la nuit ; je sens que mes jours sont comptés et que je vais mourir ; et malgré cela je mourrai incrédule.

Quant à l’abjection morale que cet homme me dévoila, non sans des larmes de repentir, je ne puis, même à distance, m’en ressouvenir sans un sursaut d’horreur.

Je n’en dirai qu’une chose, Utterson, et (si toutefois vous pouvez vous résoudre à y croire) ce sera plus que suffisant. L’individu qui, cette nuit-là, se glissa dans ma demeure était, de l’aveu même de Jekyll, connu sous le nom de Hyde et recherché dans toutes les parties du monde comme étant l’assassin de Carew

                                                                   Hastie Lanyon.

 

 

X  Henry Jekyll fait l’exposé complet de son cas

 

Je suis né en l’an 18… Héritier d’une belle fortune, doué en outre de facultés remarquables, incité par nature au travail, recherchant la considération des plus sages et des meilleurs d’entre mes contemporains, j’offrais de la sorte, aurait-on pu croire, toutes les garanties d’un avenir honorable et distingué. Et de fait, le pire de mes défauts était cette vive propension à la joie qui fait le bonheur de beaucoup, mais que je trouvais difficile de concilier avec mon désir impérieux de porter la tête haute, et de revêtir en public une mine plus grave que le commun des mortels. Il résulta de là, que je ne me livrai au plaisir qu’en secret, et lorsque j’atteignis l’âge de la réflexion, et commençai à regarder autour de moi et à me rendre compte de mes progrès et de ma situation dans le monde, je me trouvais déjà réduit à une profonde dualité d’existence. Plus d’un homme aurait tourné en plaisanterie les licences dont je me rendais coupable ; mais des hauteurs idéales que je m’étais assignées, je les considérais et les dissimulais avec un sentiment de honte presque maladif. Ce fut donc le caractère tyrannique de mes aspirations, bien plutôt que des vices particulièrement dépravés, qui me fit ce que je devins, et, par une coupure plus tranchée que chez la majorité des hommes, sépara en moi ces domaines du bien et du mal où se répartit et dont se compose la double nature de l’homme.

Dans mon cas particulier, je fus amené à méditer de façon intense et prolongée sur cette dure loi de l’existence qui se trouve à la base de la religion et qui constitue l’une des sources de tourments les plus abondantes. Malgré toute ma duplicité, je ne méritais nullement le nom d’hypocrite : les deux faces de mon moi étaient également d’une sincérité parfaite ; je n’étais pas plus moi-même quand je rejetais la contrainte et me plongeais dans le vice, que lorsque je travaillais, au grand jour, à acquérir le savoir qui soulage les peines et les maux.

Et il se trouva que la suite de mes études scientifiques, pleinement orientées vers un genre mystique et transcendant, réagit et projeta une vive lumière sur l’idée que je me faisais de cette guerre sempiternelle livrée entre mes éléments constitutifs. De jour en jour, et par les deux côtés de mon intelligence, le moral et l’intellectuel, je me rapprochai donc peu à peu de cette vérité, dont la découverte partielle a entraîné pour moi un si terrible naufrage : à savoir, que l’homme n’est en réalité pas un, mais bien deux. Je dis deux, parce que l’état de mes connaissances propres ne s’étend pas au-delà. D’autres viendront après moi, qui me dépasseront dans cette voie, et j’ose avancer l’hypothèse que l’on découvrira finalement que l’homme est formé d’une véritable confédération de citoyens multiformes, hétérogènes et indépendants.

Pour ma part, suivant la nature de ma vie, je progressai infailliblement dans une direction, et dans celle-là seule. Ce fut par le côté moral, et sur mon propre individu, que j’appris à discerner l’essentielle et primitive dualité de l’homme ; je vis que, des deux personnalités qui se disputaient le champ de ma conscience, si je pouvais à aussi juste titre passer pour l’un ou l’autre, cela venait de ce que j’étais foncièrement toutes les deux ; et à partir d’une date reculée, bien avant que la suite de mes investigations scientifiques m’eût fait même entrevoir la plus lointaine possibilité de pareil miracle, j’avais appris à caresser amoureusement, tel un beau rêve, le projet de séparer ces éléments constitutifs. Il suffirait, me disais-je, de pouvoir caser chacun d’eux dans une individualité distincte, pour alléger la vie de tout ce qu’elle a d’insupportable : l’injuste alors suivrait sa voie, libéré des aspirations et des remords de son jumeau supérieur ; et le juste s’avancerait d’un pas ferme et assuré sur son chemin sublime, accomplissant les bonnes actions dans lesquelles il trouve son plaisir, sans plus se voir exposé au déshonneur et au repentir causés par ce mal étranger. C’est pour le châtiment de l’humanité que cet incohérent faisceau a été réuni de la sorte – que dans le sein déchiré de la conscience, ces jumeaux antipodiques sont ainsi en lutte continuelle. N’y aurait-il pas un moyen de les dissocier ?

J’en étais là de mes réflexions lorsque, comme je l’ai dit, un rayon inattendu jailli de mes expériences de laboratoire vint peu à peu illuminer la question. Je commençai à percevoir, plus vivement qu’on ne l’a jamais fait, l’instable immatérialité, la fugacité nébuleuse, de ce corps en apparence si solide dont nous sommes revêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir d’attaquer cette enveloppe de chair et de l’arracher ainsi que le vent relève les pans d’une tente. Mais je ne pousserai pas plus loin cette partie scientifique de ma confession, pour deux bonnes raisons. D’abord, parce que j’ai appris à mes dépens que le calamiteux fardeau de notre vie est pour toujours attaché sur nos épaules, et qu’à chaque tentative que l’on fait pour le rejeter, il n’en retombe sur nous qu’avec un poids plus insolite et plus redoutable. En second lieu, parce que, ainsi que mon récit le rendra, hélas ! trop évident, ma découverte fut incomplète. Je me bornerai donc à dire qu’après avoir reconnu dans mon corps naturel la simple auréole et comme l’émanation de certaines des forces qui constituent mon esprit, je vins à bout de composer un produit grâce auquel ces forces pouvaient être dépouillées de leur suprématie, pour faire place à une seconde forme apparente, non moins représentative de mon moi, puisque étant l’expression et portant la marque d’éléments inférieurs de mon âme.

J’hésitai longtemps avant de mettre cette théorie à l’épreuve de l’expérience. Je savais trop que je risquais la mort ; car, avec un produit assez puissamment efficace pour forcer et dominer la citadelle intime de l’individualité, il pouvait suffire du moindre excès dans la dose ou de la moindre intempestivité dans son application, pour qu’elle abolît totalement ce tabernacle immatériel que je comptais lui voir modifier. Mais l’attrait d’une découverte aussi singulière et aussi grosse de conséquences surmonta finalement les objections de la crainte. Depuis longtemps ma teinture était prête ; il ne me resta donc plus qu’à me procurer, dans une maison de droguerie en gros, une forte quantité d’un certain sel que je savais être, de par mes expériences, le dernier ingrédient nécessaire ; et enfin, par une nuit maudite, je combinai les éléments, les regardai bouillonner et fumer dans le verre, tandis qu’ils réagissaient l’un sur l’autre, et lorsque l’ébullition se fut calmée, rassemblant toute mon énergie, j’absorbai le breuvage.

J’éprouvai les tourments les plus affreux : un broiement dans les os, une nausée mortelle, et une agonie de l’âme qui ne peut être surpassée à l’heure de la naissance ou à celle de la mort. Puis, rapidement, ces tortures déclinèrent, et je revins à moi comme au sortir d’une grave maladie. Il y avait dans mes sensations un je ne sais quoi d’étrange, d’indiciblement neuf, et aussi, grâce à cette nouveauté même, d’incroyablement exquis. Je me sentais plus jeune, plus léger, plus heureux de corps ; c’était en moi un effrénement capiteux, un flot désordonné d’images sensuelles traversant mon imagination comme un ru de moulin, un détachement des obligations du devoir, une liberté de l’âme inconnue mais non pas innocente. Je me sentis, dès le premier souffle de ma vie nouvelle, plus méchant, dix fois plus méchant, livré en esclavage à mes mauvais instincts originels ; et cette idée, sur le moment, m’excita et me délecta comme un vin. Je m’étirai les bras, charmé par l’inédit de mes sensations ; et, dans ce geste, je m’aperçus tout à coup que ma stature avait diminué.

Il n’existait pas de miroir, à l’époque, dans ma chambre ; celui qui se trouve à côté de moi, tandis que j’écris ceci, y fut installé beaucoup plus tard et en vue même de ces métamorphoses. La nuit, cependant, était fort avancée… le matin, en dépit de sa noirceur, allait donner bientôt naissance au jour… les habitants de ma demeure étaient ensevelis dans le plus profond sommeil, et je résolus, tout gonflé d’espoir et de triomphe, de m’aventurer sous ma nouvelle forme à parcourir la distance qui me séparait de ma chambre à coucher. Je traversai la cour, où du haut du ciel les constellations me regardaient sans doute avec étonnement, moi la première créature de ce genre que leur eût encore montrée leur vigilance éternelle ; je me glissai au long des corridors, étranger dans ma propre demeure ; et, arrivé dans ma chambre, je me vis pour la première fois en présence d’Edward Hyde.

Je ne puis parler ici que par conjecture, disant non plus ce que je sais, mais ce que je crois être le plus probable. Le mauvais côté de ma nature, auquel j’avais à cette heure transféré le caractère efficace, était moins robuste et moins développé que le bon que je venais seulement de rejeter. De plus, dans le cours de ma vie, qui avait été, somme toute, pour les neuf dixièmes une vie de labeur et de contrainte, il avait été soumis à beaucoup moins d’efforts et de fatigues. Telle est, je pense, la raison pourquoi Edward Hyde était tellement plus petit, plus mince et plus jeune que Henry Jekyll. Tout comme le bien se reflétait sur la physionomie de l’un, le mal s’inscrivait en toutes lettres sur les traits de l’autre. Le mal, en outre (où je persiste à voir le côté mortel de l’homme), avait mis sur ce corps une empreinte de difformité et de déchéance. Et pourtant, lorsque cette laide effigie m’apparut dans le miroir, j’éprouvai non pas de la répulsion, mais bien plutôt un élan de sympathie. Celui-là aussi était moi. Il me semblait naturel et humain. À mes yeux, il offrait une incarnation plus intense de l’esprit, il se montrait plus intégral et plus un que l’imparfaite et composite apparence que j’avais jusque-là qualifiée de mienne. Et en cela, j’avais indubitablement raison. J’ai observé que, lorsque je revêtais la figure de Hyde, personne ne pouvait s’approcher de moi sans ressentir tout d’abord une véritable horripilation de la chair. Ceci provenait, je suppose, de ce que tous les êtres humains que nous rencontrons sont composés d’un mélange de bien et de mal ; et Edward Hyde, seul parmi les rangs de l’humanité, était fait exclusivement de mal.

Je ne m’attardai qu’une minute devant la glace : j’avais encore à tenter la seconde expérience, qui serait décisive ; il me restait à voir si j’avais perdu mon individualité sans rémission et s’il me faudrait avant le jour fuir d’une maison qui n’était désormais plus la mienne. Regagnant en hâte mon cabinet, je préparai de nouveau et absorbai le breuvage, souffris une fois de plus les tourments de l’agonie, et revins à moi une fois de plus avec la mentalité et les traits de Henry Jekyll.

J’étais arrivé, cette nuit-là, au fatal carrefour. Eussai-je envisagé ma découverte dans un esprit plus relevé, eussai-je risqué l’expérience sous l’empire de sentiments nobles et généreux, tout se serait passé autrement, et, de ces agonies de mort et de renaissance, je serais sorti ange et non point démon.

La drogue n’avait pas d’action sélective ; elle n’était ni diabolique ni divine ; elle ne faisait que forcer les portes de la prison constituée par ma disposition psychologique, et, à l’instar des captifs de Philippes, ceux-là qui étaient dedans s’évadaient. À cette époque, ma vertu somnolait ; mon vice, tenu en éveil par l’ambition, fut alerté et prompt à saisir l’occasion ; et l’être qui s’extériorisa fut Edward Hyde. En conséquence, tout en ayant désormais deux personnalités aussi bien que deux figures, l’une était entièrement mauvaise, tandis que l’autre demeurait le vieil Henry Jekyll, ce composé hétérogène que je désespérais depuis longtemps d’amender ou de perfectionner. L’avance acquise était donc entièrement vers le pire.

Même à cette époque, je n’avais pas encore entièrement surmonté l’aversion que m’inspirait l’aridité d’une vie d’étude. J’étais encore parfois disposé à m’amuser ; et comme mes plaisirs étaient (pour ne pas dire plus) peu relevés, et que, non seulement j’étais bien connu et fort considéré, mais que je commençais à prendre de l’âge, cette incompatibilité de ma vie me pesait chaque jour un peu plus. Ce fut donc par là que ma nouvelle faculté me séduisit et que je tombai enfin dans l’esclavage. Ne me suffisait-il pas de boire la mixture, pour dépouiller aussitôt le corps du professeur en renom, et pour revêtir, tel un épais manteau, celui d’Edward Hyde ? Cette idée me fit sourire, je la trouvais alors amusante ; et je pris mes dispositions avec le soin le plus méticuleux. Je louai et meublai cette maison de Soho, où Hyde a été pisté par la police, et engageai comme gouvernante une créature que je savais muette et sans scrupule. D’autre part, j’annonçai à mes domestiques qu’un certain M. Hyde (que je leur décrivis) devait avoir toute liberté et tout pouvoir dans mon domicile de la place ; et pour les familiariser avec elle, en vue de parer aux mésaventures, je me rendis visite sous ma seconde incarnation. Je rédigeai ensuite ce testament qui vous scandalisa si fort ; de façon que s’il m’arrivait quelque chose en la personne du Dr Jekyll, je pouvais passer à celle de Hyde sans perte financière. Ainsi prémuni, à ce que j’imaginai, de tous côtés, je commençai de mettre à profit les singuliers privilèges de ma situation.

Des hommes, jadis, prenaient à gages des spadassins pour exécuter leurs crimes, tandis que leur propre personne et leur réputation demeuraient à l’abri. Je fus le tout premier qui en agit de la sorte pour ses plaisirs. Je fus le premier à pouvoir ainsi affronter les regards du public sous un revêtement d’indiscutable honorabilité, pour, la minute d’après, tel un écolier, rejeter ces oripeaux d’emprunt et me plonger à corps perdu dans l’océan de la liberté. Mais pour moi, sous mon impénétrable déguisement, la sécurité était complète. Songez-y : je n’existais même pas ! Qu’on me laissât seulement franchir la porte de mon laboratoire, qu’on me donnât quelques secondes pour préparer et avaler le breuvage que je tenais toujours prêt ; et quoiqu’il eût fait, Edward Hyde s’évanouissait comme la buée de l’haleine sur un miroir ; et là à sa place, tranquille et bien chez lui, studieusement penché sous la lampe nocturne, en homme que les soupçons ne peuvent effleurer, l’on ne trouvait plus que Henry Jekyll.

Les plaisirs que je m’empressai de rechercher sous mon déguisement étaient, comme je l’ai dit, peu relevés, pour n’user point d’un terme plus sévère. Mais entre les mains d’Edward Hyde, ils ne tardèrent pas à tourner au monstrueux. En revenant de ces expéditions, j’étais souvent plongé dans une sorte de stupeur, à me voir si dépravé par procuration. Ce démon familier que j’évoquais hors de ma propre âme et que j’envoyais seul pour en faire à son bon plaisir, était un être d’une malignité et d’une vilenie foncières ; toutes ses actions comme toutes ses pensées se concentraient sur lui-même ; impitoyable comme un homme de pierre, il savourait avec une bestiale avidité le plaisir d’infliger à autrui le maximum de souffrances. Henry Jekyll était parfois béant devant les actes d’Edward Hyde ; mais la situation, en échappant aux lois ordinaires, relâchait insidieusement l’emprise sur sa conscience.

C’était Hyde, après tout, le coupable, et lui seul. Jekyll n’en était pas pire ; il trouvait à son réveil ses bonnes qualités en apparence intactes ; il s’empressait même, dans la mesure du possible, de défaire le mal que Hyde avait fait. Et ainsi s’endormait sa conscience.

Mon dessein n’est pas d’entrer dans le détail des ignominies dont je devins alors le complice (car même à cette heure je ne puis guère admettre que je les commis). Je ne veux qu’indiquer ici les avertissements et les étapes successives qui marquèrent l’approche de mon châtiment. Ce fut d’abord une petite aventure qui n’entraîna pas de conséquences et que je me bornerai à mentionner. Un acte de cruauté envers une fillette attira sur moi la colère d’un passant, que je reconnus l’autre jour en la personne de votre cousin ; le docteur et les parents de l’enfant se joignirent à lui ; il y eut des minutes où je craignis pour ma vie ; et à la fin, en vue d’apaiser leur trop juste ressentiment, Edward Hyde fut contraint de les emmener jusqu’à la porte de Henry Jekyll et de leur remettre en paiement un chèque tiré au nom de ce dernier. Mais ce danger fut aisément écarté pour l’avenir, en ouvrant un compte dans une autre banque, au nom d’Edward Hyde lui-même ; et lorsque, en redressant ma propre écriture, j’eus pourvu mon double d’une signature, je crus m’être placé au-delà des atteintes du sort.

Environ deux mois avant l’assassinat de sir Danvers, étant sorti pour courir à mes aventures, je rentrai à une heure tardive, et m’éveillai le lendemain dans mon lit avec des sensations quelque peu insolites. Ce fut en vain que je regardai autour de moi ; en vain que je vis le mobilier sobre, et les vastes proportions de mon appartement de la place ; en vain que je reconnus et le profil de mon bois de lit en acajou et le dessin des rideaux ; quelque chose ne cessait de m’affirmer que je n’étais pas là où je me croyais, mais bien dans la petite chambre de Soho où j’avais accoutumé de dormir dans la peau d’Edward Hyde. Je me raillai moi-même, et en bon psychologue, me mis indolemment à rechercher les causes de cette illusion, tout en me laissant aller par instants à l’agréable somnolence matinale. J’étais occupé de la sorte, quand, dans un intervalle de lucidité plus complète, mon regard tomba sur ma main. Or, (comme vous l’avez souvent remarqué), la main de Henry Jekyll, toute professionnelle de forme et de taille, était grande, ferme, blanche et lisse. La main que je vis alors, sans méprise possible, dans la lumière blafarde d’un matin de plein Londres, cette main reposant à demi fermée sur les draps du lit, était au contraire maigre, noueuse, à veines saillantes, d’une pâleur terreuse et revêtue d’une épaisse pilosité. C’était la main d’Edward Hyde.

Abasourdi, stupide d’étonnement, je la considérai pendant une bonne demi-minute, avant que la terreur ne s’éveillât dans mon sein, aussi brusque et saisissante qu’un fracas de cymbales.

M’élançant hors du lit, je courus au miroir. Au spectacle qui frappa mes regards, mon sang se changea en un fluide infiniment glacial et raréfié. Oui, je m’étais mis au lit Henry Jekyll, et je me réveillais Edward Hyde. Comment expliquer cela, me demandais-je ; et puis, avec un autre tressaut d’effroi : – comment y remédier ? La matinée était fort avancée, les domestiques levés ; toutes mes drogues se trouvaient dans le cabinet, et à la perspective du long trajet : deux étages à descendre, le corridor de derrière à parcourir, la cour à traverser à découvert, puis l’amphithéâtre d’anatomie, je reculais épouvanté. Il y avait bien le moyen de me cacher le visage ; mais à quoi bon, si j’étais incapable de dissimuler l’altération de ma stature ? Et alors avec un soulagement d’une douceur infinie, je me rappelai que les domestiques étaient déjà accoutumés aux allées et venues de mon second moi. J’eus tôt fait de me vêtir, tant bien que mal, avec des habits de ma taille à moi ; de traverser la maison, où Bradshaw ouvrit de grands yeux et se recula en voyant passer M. Hyde à pareille heure et en un si bizarre accoutrement. Dix minutes plus tard, le Dr Jekyll avait retrouvé sa forme propre et se mettait à table, la mine soucieuse, pour faire un simulacre de déjeuner.

L’appétit me manquait totalement. Cette inexplicable aventure, cette subversion de mon expérience antérieure, semblaient, tel le doigt mystérieux sur le mur de Babylone, tracer l’arrêt de ma condamnation. Je me mis à réfléchir plus sérieusement que je ne l’avais encore fait aux conséquences possibles de ma double vie. Cette partie de moi-même que j’avais le pouvoir de projeter au-dehors, avait en ces temps derniers pris beaucoup d’exercice et de nourriture ; il me semblait depuis peu que le corps d’Edward Hyde augmentait de taille et que j’éprouvais, sous cette forme, un afflux de sang plus généreux. Le péril m’apparut : si cette situation se prolongeait, je risquais fort de voir l’équilibre de ma nature détruit de façon durable ; et, le pouvoir de transformation volontaire aboli, la personnalité d’Edward Hyde remplacerait la mienne, irrévocablement.

L’action de la drogue ne se montrait pas toujours également efficace. Une fois, dans les débuts de ma carrière, elle avait totalement trompé mon attente ; depuis lors je m’étais vu contraint en plus d’une occasion de doubler, et une fois même, avec un risque de mort infini, de tripler la dose ; et ces rares incertitudes avaient seules jusqu’alors jeté une ombre sur mon bonheur. Mais ce jour-là, et à la lumière de l’accident du matin, je fus amené à découvrir que, tandis qu’au début la difficulté consistait à dépouiller le corps de Jekyll, elle s’était depuis peu, par degrés mais de façon indiscutable, reportée de l’autre côté. Tout donc semblait tendre à cette conclusion : savoir, que je perdais peu à peu la maîtrise de mon moi originel et supérieur, pour m’identifier de plus en plus avec mon moi second et inférieur.

Entre les deux, je le compris alors, il me fallait opter. Mes deux natures possédaient en commun la mémoire, mais toutes leurs autres facultés étaient fort inégalement réparties entre elles. Jekyll (cet être composite) éprouvait tantôt les craintes les plus légitimes, tantôt une alacrité avide de s’extérioriser dans les plaisirs et les aventures de Hyde et à en prendre sa part : Hyde au contraire n’avait pour Jekyll que de l’indifférence, ou bien il se souvenait de lui uniquement comme le bandit des montagnes se rappelle la caverne où il se met à l’abri des poursuites. L’affection de Jekyll était plus que paternelle ; l’indifférence de Hyde plus que filiale. Remettre mon sort à Jekyll, c’était mourir à ces convoitises que j’avais toujours caressées en secret et que j’avais depuis peu laissées se développer. Le confier à Hyde, c’était mourir à mille intérêts et aspirations, et devenir d’un seul coup et à jamais un homme méprisé et sans amis. Le marché pouvait sembler inégal ; mais une autre considération pesait dans la balance : tandis que Jekyll ressentirait cruellement les feux de l’abstinence, Hyde ne s’apercevrait même pas de tout ce qu’il aurait perdu. En dépit de l’étrangeté de ma situation, les termes de ce dilemme sont aussi vieux et aussi banals que l’humanité : ce sont des tentations et des craintes du même genre qui décident du sort de tout pécheur aux prises avec la tentation ; et il advint de moi, comme il advient de la plus grande majorité de mes frères humains, que je choisis le meilleur rôle mais que je manquai finalement d’énergie pour y persévérer.

Oui, je préférai être le docteur vieillissant et insatisfait, entouré d’amis et nourrissant d’honnêtes espérances ; et je dis un adieu définitif à la liberté, à la relative jeunesse, à la démarche légère, au sang ardent et aux plaisirs défendus, que j’avais goûtés sous le déguisement de Hyde. Ce choix n’allait peut-être pas sans une réserve tacite, car pas plus que je ne renonçai à la maison de Soho, je ne détruisis les vêtements d’Edward Hyde, qui restaient toujours prêts dans mon cabinet. Durant deux mois cependant, je restai fidèle à ma résolution ; durant deux mois l’austérité de ma vie dépassa tout ce que j’avais réalisé jusquelà, et je goûtai les joies d’une conscience satisfaite. Mais le temps vint peu à peu amortir la vivacité de mes craintes ; les éloges reçus de ma conscience m’apparurent bientôt comme allant de soi, je commençai à être tourmenté d’affres et d’ardeurs, comme si Hyde s’efforçait de reconquérir la liberté ; si bien qu’à la fin, en une heure de défaillance morale, je mixtionnai à nouveau et absorbai le breuvage transformateur.

Je ne pense pas, lorsqu’un ivrogne s’entretient de son vice avec lui-même, qu’il soit affecté une fois sur cinq cents par les dangers auxquels l’expose sa bestiale insensibilité physique. Moi non plus, de tout le temps que j’avais réfléchi à ma situation, je n’avais guère tenu compte de l’entière insensibilité morale et de l’insensée propension au mal qui étaient les caractères dominants d’Edward Hyde. Ce fut pourtant de là que me vint le châtiment. Mon démon intime avait été longtemps prisonnier, il s’échappa en rugissant. Je ressentis, à peine le breuvage absorbé, une propension au mal plus débridée, plus furieuse.

C’est à ce fait que j’attribue l’éveil en mon âme de la tempête d’impatience avec laquelle j’écoutai les politesses de mon infortunée victime ; car je le déclare devant Dieu, aucun homme moralement sain n’eût pu se rendre coupable de ce crime sous un prétexte aussi pitoyable ; et je frappai avec aussi peu de raison que n’en a un enfant en colère de briser son jouet. Mais je m’étais débarrassé volontairement de tous ces instincts de retenue grâce auxquels même les pires d’entre nous persistent à marcher avec une certaine fermeté parmi les tentations ; et dans mon cas, être tenté, même légèrement, c’était succomber.

À l’instant même, l’esprit de l’enfer s’éveilla en moi et fit rage. Chaque coup asséné m’était un délice, et je malmenai le corps inerte avec des transports d’allégresse.

Ce délirant paroxysme n’avait pas cessé, et la fatigue commençait déjà de m’envahir, lorsque soudain un frisson d’épouvante me transfixa le cœur. Un brouillard se dissipa, me montrant ma vie perdue, et à la fois exultant et tremblant, avec mon goût du mal réjoui et stimulé, et mon amour de la vie porté au suprême degré, je m’enfuis loin du théâtre de mes excès.

Je courus à la maison de Soho, et, pour plus de sûreté, détruisis mes papiers ; après quoi je ressortis parmi les rues éclairées, dans la même exaltation complexe, me délectant au souvenir de mon crime, et dans mon délire en projetant d’autres pour l’avenir, sans cesser toutefois d’être talonné d’inquiétude et de guetter derrière moi l’approche d’un vengeur. En mixtionnant le breuvage, Hyde avait une chanson aux lèvres, et il but à la santé du défunt. Les tortures de la métamorphose avaient à peine cessé de le déchirer que Henry Jekyll, avec des larmes de reconnaissance et de repentir, tombait à genoux et tendait vers le ciel des mains suppliantes. Le voile de l’égoïsme se déchira du haut en bas, et ma vie m’apparut dans son ensemble : à plusieurs reprises je la récapitulai depuis les jours de mon enfance, alors que je marchais la main dans la main de mon père, et repassant les efforts d’abnégation de mon existence professionnelle, j’arrivais chaque fois, sans pouvoir me résoudre à y croire, aux maudites abominations de la soirée. J’en hurlais presque : je m’évertuais avec des larmes et des prières à écarter la foule d’images hideuses dont me harcelait ma mémoire ; mais toujours, entre mes supplications, l’horrible face de mon iniquité me regardait jusqu’au fond de l’âme. Enfin l’acuité de ce remords s’atténua peu à peu, et fit place à une sensation de joie. Le problème de ma conduite était résolu.

Désormais il ne pouvait plus être question de Hyde ; et bon gré mal gré je m’en voyais réduit à la meilleure part de mon être. Oh ! combien je me réjouis à cette idée ! Avec quelle humilité volontaire j’embrassai à nouveau les contraintes de la vie normale ! Avec quel sincère renoncement je fermai la porte par laquelle j’étais si souvent sorti et rentré, et en écrasai la clef sous mon talon !

Le lendemain, j’appris la nouvelle que le meurtrier avait été reconnu ; que le monde entier savait Hyde coupable, et que sa victime était un homme haut placé dans la considération publique. Je crois bien que je fus heureux de l’apprendre, heureux de voir mes bonnes résolutions ainsi fortifiées et gardées par la crainte de l’échafaud. Jekyll était maintenant mon unique refuge : que Hyde se fit voir un seul instant, et tous les bras se lèveraient pour s’emparer de lui et le mettre en pièces.

Je résolus de racheter le passé par ma conduite future ; et je puis dire en toute sincérité que ma résolution produisit de bons fruits. Vous savez vous-même avec quelle ardeur je travaillai, durant les derniers mois de l’année passée, à soulager les misères : vous savez que je fis beaucoup pour mon prochain ; et que mes jours s’écoulèrent tranquilles et même heureux.

Car je ne puis vraiment dire que cette vie de bienfaits et d’innocence me pesât. Je la goûtais au contraire chaque jour davantage ; mais je restais sous la malédiction de ma dualité ; et lorsque le premier feu de mon repentir s’atténua, le côté inférieur de mon moi, si longtemps choyé, si récemment enchaîné, se mit à réclamer sa liberté. Ce n’était pas que je songeasse à ressusciter Hyde ; cette seule idée m’affolait ; non, c’était dans ma propre personne que j’étais une fois de plus tenté de biaiser avec ma conscience ; et ce fut en secret comme un vulgaire pécheur, que je finis par succomber aux assauts de la tentation.

Il y a un terme à toutes choses : la mesure la plus spacieuse déborde à la fin ; et cette brève concession à mes instincts pervers détruisit finalement l’équilibre de mon âme. Pourtant, je n’en fus pas alarmé : la chute me semblait naturelle, comme un retour aux temps anciens qui précédèrent ma découverte. C’était par une belle journée limpide de janvier, le sol restait humide aux endroits où le verglas avait fondu, mais on ne voyait pas un nuage au ciel ; Regent’s Park s’emplissait de gazouillements et il flottait dans l’air une odeur de printemps. Je m’installai au soleil sur un banc ; l’animal en moi léchait des bribes de souvenirs ; le côté spirituel somnolait à demi, se promettant une réforme ultérieure, mais sans désir de l’entreprendre. Après tout, me disais-je, je suis comme mes voisins ; et je souriais, en me comparant aux autres, en comparant ma bonne volonté agissante avec leur lâche et vile inertie. Et à l’instant même de cette pensée vaniteuse, il me prit un malaise, une horrible nausée accompagnée du plus mortel frisson. Ces symptômes disparurent, me laissant affaibli ; et puis, à son tour, cette faiblesse s’atténua. Je commençai à percevoir un changement dans le ton de mes pensées, une plus grande hardiesse, un mépris du danger, une délivrance des obligations du devoir. J’abaissai les yeux ; mes vêtements pendaient informes sur mes membres rabougris, la main qui reposait sur mon genou était noueuse et velue. J’étais une fois de plus Edward Hyde. Une minute plus tôt, l’objet de la considération générale, je me voyais riche, aimé, la table mise m’attendait dans ma salle à manger ; et maintenant je n’étais plus qu’un vil gibier humain, pourchassé, sans gîte, un assassin connu, destiné au gibet.

Ma raison vacilla, mais sans m’abandonner entièrement. J’ai plus d’une fois observé que, sous ma seconde incarnation, mes facultés semblaient aiguisées à un degré supérieur, et mes énergies plus tendues et plus souples. Il en résulta que là où Jekyll aurait peut-être succombé, Hyde s’éleva à la hauteur des circonstances. Mes drogues se trouvaient sur l’une des étagères de mon cabinet : comment faire pour me les procurer ? Tel était le problème que, me pressant le front à deux mains, je m’efforçai de résoudre. La porte du laboratoire, je l’avais fermée. Si je cherchais à y entrer par la maison, mes propres serviteurs m’enverraient à la potence. Je vis qu’il me fallait user d’un intermédiaire, et songeai à Lanyon. Comment le prévenir ? Comment le persuader ? En admettant que je ne me fisse pas prendre dans la rue, comment arriver jusqu’à lui ? Et comment réussir, moi visiteur inconnu et déplaisant, à persuader l’illustre médecin de cambrioler le sanctuaire de son collègue, le Dr Jekyll ? Je me souvins alors que, de ma personnalité originale, quelque chose me restait : je possédais encore mon écriture. Dès que j’eus conçu cette étincelle initiale, la voie que je devais suivre s’illumina de bout en bout.

En conséquence, j’ajustai mes habits du mieux que je pus, et arrêtant un cab qui passait, me fis conduire à un hôtel de Portland Street, dont par hasard je me rappelais le nom. À mon aspect (qui était en effet grotesque, malgré la tragique destinée que recouvraient ces dehors), le cocher ne put contenir son hilarité. Dans une bouffée de rage démoniaque, je me rapprochai en grinçant des dents, et le sourire se figea sur ses traits… Heureusement pour lui… et non moins heureusement pour moi-même, car un instant de plus et je le tirais à bas de son siège. À l’hôtel, dès mon entrée je jetai autour de moi des regards si farouches que le personnel en frémit ; et sans oser même échanger un clin d’œil en ma présence, on prit mes ordres avec obséquiosité, et me conduisant à un salon particulier, on m’y apporta aussitôt de quoi écrire. Hyde en péril de mort était un être nouveau pour moi : agité d’une colère désordonnée, il n’eût reculé devant aucun crime, et n’aspirait qu’à infliger de la douleur. Mais la créature était non moins astucieuse : d’un grand effort de volonté, elle maîtrisa sa rage, composa ses deux importantes missives, l’une pour Lanyon et l’autre pour Poole ; et afin d’obtenir la preuve matérielle de leur expédition, donna l’ordre de les faire recommander.

Après quoi, Hyde resta toute la journée assis devant le feu, à se ronger les ongles, dans le salon particulier ; il y dîna seul avec ses craintes, servi par le garçon qui tremblait visiblement sous son regard ; et lorsque la nuit fut tout à fait tombée, il partit de là, tassé dans le fond d’un cab fermé, et se fit conduire de côté et d’autre par les rues de la ville. Il, dis-je, et non pas : je. Ce fils de l’enfer n’avait plus rien d’humain, rien ne vivait en lui que la peur et la haine. À la fin, s’imaginant que le cocher concevait peut-être des soupçons, il renvoya le cab et s’aventura à pied, affublé de ses habits incongrus qui le désignaient à la curiosité, au milieu de la foule nocturne, tandis que ces deux viles passions faisaient en lui comme une tempête. Il marchait vite, fouaillé par ses craintes, parlant tout seul, cherchant les voies les moins fréquentées, comptant les minutes qui le séparaient encore de minuit. À un moment donné, une femme l’aborda, lui offrant, je crois, des boîtes d’allumettes. Il la frappa au visage, et elle prit la fuite.

Lorsque je revins à moi chez Lanyon, l’horreur que j’inspirais à mon vieil ami m’affecta un peu : je ne sais ; en tout cas ce ne fut qu’une goutte d’eau dans la mer, à côté de la répulsion avec laquelle je me remémorais ces heures. Un changement s’était produit en moi. C’était non plus la crainte du gibet, mais bien l’horreur d’être Hyde qui me déchirait. Je reçus comme dans un songe les malédictions de Lanyon ; comme dans un songe, je regagnai ma demeure et me mis au lit. Je dormis, après cette accablante journée, d’un sommeil dense et poignant que ne réussissaient pas à interrompre les cauchemars qui me tordaient. Je m’éveillai le matin, brisé, affaibli, mais apaisé. Je ne cessais pas de haïr et de craindre la pensée de la bête assoupie en moi ; mais j’étais une fois de plus chez moi, dans ma propre demeure et à portée de mes drogues ; et ma reconnaissance à l’égard de mon salut brillait dans mon âme d’un éclat rivalisant presque avec celui de l’espérance.

Je me promenais à petits pas dans la cour après le déjeuner, humant avec délices la froidure de l’air, quand je fus envahi à nouveau par ces indescriptibles symptômes annonciateurs de la métamorphose ; et je n’eus que le temps de regagner l’abri de mon cabinet, avant d’être à nouveau en proie aux rages et aux passions délirantes de Hyde. Il me fallut en cette occasion doubler la dose pour me rappeler à moi-même. Hélas ! six heures plus tard, comme j’étais assis à regarder tristement le feu, les douleurs me reprirent, et je dus une fois encore avoir recours à la drogue. Bref, à partir de ce jour, ce ne fut plus que par une sorte de gymnastique épuisante, et sous l’influence immédiate de la drogue, que je me trouvai capable de revêtir la forme de Jekyll. À toute heure du jour et de la nuit, j’étais envahi du frisson prémonitoire ; il me suffisait principalement de m’endormir, ou même de somnoler quelques minutes dans mon fauteuil pour m’éveiller immanquablement sous la forme de Hyde.

La menace continuelle de cette calamité imminente et les privations de sommeil que je m’imposai alors, et où j’atteignis les extrêmes limites de la résistance humaine, eurent bientôt fait de moi, en ma personne réelle, un être rongé et épuisé par la fièvre, déplorablement affaibli de corps aussi bien que d’esprit et possédé par une unique pensée : l’horreur de mon autre moi. Mais lorsque je m’endormais, ou lorsque la vertu du remède s’épuisait, je tombais quasi sans transition (car les tourments de la métamorphose devenaient chaque jour moins marqués) à la merci d’une imagination débordant d’images terrifiantes, d’une âme bouillonnant de haines irraisonnées, et d’un corps qui me semblait trop faible pour résister à une telle dépense de frénétiques énergies. Les facultés de Hyde semblaient s’accroître de tout ce que perdait Jekyll. Du moins la haine qui les divisait était alors égale de part et d’autre. Chez Jekyll, c’était une question de défense vitale. Il connaissait désormais la plénière difformité de cette créature qui partageait avec lui quelques-uns des phénomènes de la conscience, et qui serait sa co-héritière à une même mort ; et, en sus de ces liens de communauté, qui constituaient par eux-mêmes les plus âcres de ses détresses, il voyait en Hyde, malgré toute sa puissante vitalité, un être non seulement infernal mais inorganique.

Ceci était le plus révoltant : que le limon de l’abîme en vînt à s’exprimer par le cri et par le verbe ; que l’amorphe poussière gesticulât et péchât ; que ce qui était inerte et n’avait pas de forme, pût usurper les fonctions de la vie. Et ceci encore : que cette larve monstrueuse fût associée à lui plus intimement qu’une épouse, plus intimement que la prunelle de ses yeux, qu’elle fût emprisonnée dans sa chair, où il l’entendait murmurer, où il la sentait s’efforcer vers la liberté ; qu’à chaque heure de faiblesse, et dans l’abandon du sommeil, elle prévalût contre lui et le dépossédât de son être. La haine de Hyde envers Jekyll était d’un ordre différent. Sa terreur du gibet le poussait naturellement à commettre un suicide provisoire et à reprendre sa situation subordonnée de partie au lieu d’individu ; mais il abhorrait cette nécessité, il abhorrait la mélancolie où s’enfonçait de plus en plus Jekyll, et il lui en voulait du dégoût avec lequel ce dernier le considérait. De là provenaient les mauvais tours qu’il me jouait sans cesse, griffonnant de ma propre écriture des blasphèmes en marge de mes livres, brûlant les lettres et déchirant le portrait de mon père ; et certes, n’eût été sa crainte de la mort, il se fût depuis longtemps détruit afin de m’entraîner dans sa perte. Mais il a pour la vie un amour prodigieux ; je vais plus loin : moi que sa seule idée glace et rend malade, lorsque je songe à la bassesse et à la fureur de cet attachement, et lorsque je considère à quel point il redoute mon pouvoir de l’en priver par le suicide, je suis presque tenté de le plaindre.

Il serait vain de prolonger cette analyse, et le temps ne m’est, hélas ! que trop mesuré ; il suffit de savoir que personne n’a jamais souffert semblables tourments, et malgré tout, à ceux-ci l’habitude apporta, non pas une atténuation, mais un certain endurcissement de l’âme, une sorte d’acceptation désespérée ; et mon châtiment aurait pu se prolonger des années, sans la dernière calamité qui me frappe aujourd’hui, et qui va me séparer définitivement de ma propre apparence et de mon individualité. Ma provision du fameux sel, non renouvelée depuis le jour de ma première expérience, touchait à sa fin. J’en fis venir une nouvelle commande, et mixtionnai le breuvage. L’ébullition se produisit, comme le premier changement de couleur, mais non pas le second : je l’absorbai sans aucun résultat. Vous apprendrez de Poole comme quoi je lui ai fait courir tout Londres : en vain, et je reste aujourd’hui persuadé que mon premier achat était impur, et que cette impureté ignorée donnait au breuvage son efficacité.

Près d’une semaine a passé depuis lors, et voici que j’achève cette relation sous l’influence de la dernière dose de l’ancien produit. Voici donc, à moins d’un miracle, la dernière fois que Henry Jekyll peut penser ses propres pensées ou voir dans le miroir son propre visage (combien lamentablement altéré !). Du reste, il ne faut pas que je tarde trop longtemps à cesser d’écrire. Si mon présent récit a jusqu’à cette heure évité d’être anéanti, c’est grâce à beaucoup de précautions alliées à non moins beaucoup d’heureuse chance. Si les affres de la métamorphose venaient à s’emparer de moi tandis que j’écris, Hyde mettrait ce cahier en morceaux ; mais s’il s’est écoulé un peu de temps depuis que je l’ai rangé, son égoïsme prodigieux et son immersion dans la minute présente le sauveront probablement une fois encore des effets de sa rancune simiesque. Et d’ailleurs la fatalité qui va se refermant sur nous deux l’a déjà changé et abattu. Dans une demi-heure d’ici, lorsqu’une fois de plus et pour jamais je revêtirai cette personnalité haïe, je sais par avance que je resterai dans mon fauteuil à trembler et à pleurer, ou que je continuerai, dans un démesuré transport de terreur attentive, à arpenter de long en large cette pièce… mon dernier refuge sur la terre… en prêtant l’oreille à tous les bruits menaçants. Hyde mourra-t-il sur l’échafaud ? Ou bien trouvera-t-il au dernier moment le courage de se libérer lui-même ? Dieu le sait ; et peu m’importe : c’est ici l’heure véritable de ma mort, et ce qui va suivre en concerne un autre que moi. Ici donc, en déposant la plume et en m’apprêtant à sceller ma confession, je mets un terme à la vie de cet infortuné Henry Jekyll.

 

 FIN

 

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6 juin 2013

C'est un beau jour de pluie, Éric-Emmanuel Schmitt

 

Cette nouvelle est extraite du recueil : "Odette Toulemonde et autres histoires"

300 T copie

 

 

C’est un beau jour de pluie

 

 

Maussade, elle regardait la pluie s’abattre sur la forêt landaise.

— Quel sale temps !

— Tu te trompes, ma chérie.

— Quoi ? Viens mettre le nez dehors. Tu verras à quel point le ciel dégouline !

— Justement.

Il s’avança sur la terrasse, approcha le jardin à la limite des gouttes et, narines gonflées, oreilles dressées, nuque renversée pour mieux sentir le souffle humide sur sa figure, il murmura les yeux mi-clos en reniflant le ciel mercure :

— C’est un beau jour de pluie.

Il semblait sincère. Ce jour-là, elle acquit deux certitudes définitives : il l’agaçait profondément et, si elle le pouvait, elle ne le quitterait jamais.

 

Hélène ne se souvenait pas d’avoir vécu un moment parfait. Petite, elle interloquait déjà ses parents par son attitude, rangeant sans cesse sa chambre, changeant de vêtements à la moindre tache, tressant ses nattes jusqu’à obtenir une impeccable symétrie ; elle frémit d’horreur lorsqu’on l’emmena applaudir le ballet Le Lac des cygnes car elle seule remarqua que les alignements des danseuses manquaient de rigueur, que les tutus ne retombaient pas ensemble et qu’à chaque fois une ballerine – jamais la même ! – brisait les mouvements collectifs ; à l’école, elle prenait grand soin de ses affaires et le maladroit qui lui rendait un livre corné provoquait ses larmes, lui retirant, dans le secret de sa conscience, une couche de la mince confiance qu’elle plaçait en l’humanité. Adolescente, elle conclut que la nature ne valait pas mieux que les hommes quand elle constata que ses deux seins – ravissants, de l’avis général – n’avaient pas exactement une forme identique, qu’un de ses pieds s’obstinait à faire du trente-huit et l’autre du trente-huit et demi, et que sa taille ne dépasserait pas, malgré ses efforts, un mètre soixante et onze – un mètre soixante et onze – est-ce un chiffre, ça ? Adulte, elle survola des études de droit et fréquenta surtout les bancs de l’université pour se fournir en fiancés.

Peu de jeunes filles accumulèrent autant d’aventures qu’Hélène. Celles qui frôlèrent sa performance collectionnaient les amants par voracité sexuelle ou instabilité mentale ; Hélène, elle, collectionnait par idéalisme. Chaque nouveau garçon lui semblait, enfin, le bon ; dans l’étonnement de la rencontre, dans le charme des premiers échanges, elle parvenait à lui prêter les qualités dont elle rêvait ; quelques jours et nuits plus tard, lorsque l’illusion tombait et qu’il lui apparaissait tel qu’il était, elle l’abandonnait avec autant de fermeté qu’elle l’avait attiré.

 

Hélène souffrait de vouloir faire coexister deux exigences qui se répugnent : l’idéalisme et la lucidité.

À raison d’un prince charmant par semaine, elle finit par se dégoûter d’elle et des hommes. En dix ans, la jeune fille enthousiaste et naïve devint une trentenaire cynique, désabusée. Heureusement, son physique n’en portait aucune trace car sa blondeur lui procurait de l’éclat, sa vivacité sportive passait pour de l’enjouement, et sa peau lumineuse gardait ce velours pâle qui donnait à toute lèvre l’envie de l’embrasser.

Quand Antoine l’aperçut lors d’une conciliation d’avocats, c’est lui qui tomba amoureux. Elle lui permit d’entreprendre une cour ardente car il lui était indifférent. Trente-cinq ans, ni beau ni laid, sympathique, beige de peau, de cheveu et d’œil, il n’avait de remarquable que sa taille ; perché à deux mètres, il s’excusait de dépasser ses contemporains par un sourire constant et une légère voussure des épaules. On s’accordait à juger son cerveau supérieurement équipé mais aucune intelligence n’impressionnait Hélène qui ne s’en estimait pas dépourvue. L’inondant d’appels, de lettres spirituelles, de bouquets, d’invitations à des soirées originales, il se montra si drôle, si constant et si vif qu’Hélène, un peu par désœuvrement et beaucoup parce qu’elle n’avait épinglé aucun spécimen aussi gigantesque dans son herbier d’amants, l’autorisa à croire qu’il l’avait séduite.

Ils couchèrent ensemble. Le bonheur que cela apporta à Antoine fut sans rapport avec le plaisir qu’en retira Hélène. Elle toléra néanmoins qu’il continue.

Leur liaison durait depuis plusieurs mois.

À l’entendre, il vivait le grand amour. Dès qu’il l’emmenait au restaurant, il ne pouvait s’empêcher de l’inclure dans ses plans d’avenir : cet avocat recherché par tout Paris la voulait pour épouse et pour mère de ses enfants. Hélène, elle, se taisait en souriant. Par respect ou par peur, il n’osait la forcer à répondre. Que pensait-elle ?

En fait, elle n’aurait su le formuler. Certes, l’aventure s’attardait plus qu’à l’ordinaire mais elle évitait de s’en rendre compte et d’en tirer des conclusions. Elle le trouvait… comment dire ?… « agréable », oui, elle n’aurait pas choisi de mot plus fort ou plus chaleureux pour définir la sensation qui la retenait, pour l’instant, de rompre. Puisqu’elle allait bientôt le repousser, pourquoi se presser ?

Afin de se rassurer, elle avait dressé l’inventaire des défauts d’Antoine. Physiquement, il était un faux maigre ; déshabillé, son long corps laissait apparaître un petit ventre de bébé qui, à n’en pas douter, allait prospérer dans les années à venir. Sexuellement, il faisait durer les choses au lieu de les répéter. Intellectuellement, quoique brillant ainsi que le prouvaient sa carrière et ses diplômes, il parlait les langues étrangères beaucoup moins bien qu’elle. Moralement, il se révélait confiant, naïf à la frontière de l’ingénuité…

Cependant, aucune de ces tares ne justifiait une suspension immédiate de leur relation ; ces imperfections émouvaient Hélène. Ce minime coussin de graisse entre le sexe et le nombril offrait une oasis rassurante sur ce grand corps osseux de mâle ; elle appréciait d’y poser sa tête. Un lent moment de plaisir suivi d’un intense sommeil lui convenait mieux désormais qu’une nuit incohérente avec un étalon, courtes siestes découpées en brefs plaisirs. Les précautions avec lesquelles il s’aventurait dans les langues étrangères étaient à la mesure de l’absolue perfection avec laquelle il maniait sa langue natale. Quant à sa candeur, elle la reposait ; en société, Hélène apercevait d’abord la médiocrité des individus, leur étroitesse, leur lâcheté, leur jalousie, leur insécurité, leur peur ; sans doute parce que ces sentiments étaient présents en elle, elle les reconnaissait vivement chez les autres ; Antoine, lui, prêtait de nobles intentions aux gens, des mobiles valeureux, idéaux, comme s’il n’avait jamais soulevé le couvercle d’un esprit pour découvrir à quel point ça puait, ça grouillait.

Puisqu’elle repoussait les tentatives de présentation aux parents, ils consacraient le samedi et le dimanche à des loisirs de citadins : cinéma, théâtre, restaurant, flâneries dans les librairies et les expositions.

En mai, la possibilité de traverser quatre jours sans travail les avait incités à partir : Antoine l’avait invitée dans une villa-hôtel des Landes qui bordait la forêt de pins et les plages de sable blanc. Habituée à d’interminables vacances familiales au bord de la Méditerranée, Hélène s’était réjouie de découvrir l’océan et ses vagues tonitruantes, d’admirer les surfeurs ; elle avait même projeté d’aller bronzer dans les dunes naturistes…

Hélas, le petit-déjeuner à peine fini, l’orage qui menaçait se déclencha.

— C’est un beau jour de pluie, avait-il dit, appuyé contre la balustrade donnant sur le parc. Alors qu’elle avait l’impression de se trouver soudain en prison derrière des barreaux de pluie, obligée de subir des heures chargées d’ennui, il abordait la journée avec un appétit égal à celui qu’il aurait éprouvé sous un ciel resplendissant.

— C’est un beau jour de pluie.

Elle lui demanda en quoi un jour de pluie pouvait être beau : il lui énuméra les nuances de couleurs que prendraient le ciel, les arbres et les toits lorsqu’ils se promèneraient tantôt, de la puissance sauvage avec laquelle leur apparaîtrait l’océan, du parapluie qui les rapprocherait pendant la marche, de la joie qu’ils auraient à se réfugier ici pour un thé chaud, des vêtements qui sécheraient auprès du feu, de la langueur qui en découlerait, de l’opportunité qu’ils auraient de faire plusieurs fois l’amour, du temps qu’ils prendraient à se raconter leur vie sous les draps du lit, enfants protégés par une tente de la nature déchaînée…

Elle l’écoutait. Ce bonheur qu’il éprouvait lui paraissait abstrait. Elle ne le ressentait pas. Cependant une abstraction de bonheur vaut mieux que pas de bonheur. Elle décida de le croire.

 

Ce jour-là, elle tenta d’entrer dans la vision d’Antoine.

Lors de la promenade au village, elle s’efforça de remarquer les mêmes détails que lui, le vieux mur de pierres plutôt que la gouttière percée, le charme des pavés plutôt que leur inconfort, l’aspect kitsch des vitrines plutôt que leur ridicule. Elle avait certes du mal à s’extasier devant le travail d’un potier – tripoter de la boue en plein XXIe siècle alors qu’on trouve partout des saladiers en plastique – ou à s’esbaudir au tressage d’un panier d’osier – ça lui rappelait ces épouvantables séances de travaux manuels au collège au cours desquelles on la contraignait à fabriquer des cadeaux ringards que fêtes des pères et fêtes des mères ne lui permettaient pas d’écouler. Surprise, elle constata que les magasins d’antiquités ne filaient pas le cafard à Antoine ; il y appréciait la valeur des objets tandis qu’elle y reniflait la mort.

En cheminant sur la plage que le vent n’avait pas le temps de sécher entre deux averses, parce qu’elle s’enfonçait dans un sable aussi lourd qu’un ciment en train de prendre, elle ne put s’empêcher de pester :

— La mer un jour de pluie, merci !

— Enfin, qu’aimes-tu ? La mer ou le soleil ? L’eau est là, l’horizon est là, l’immensité aussi !

Elle avoua qu’auparavant elle n’avait guère regardé la mer ni la côte, qu’elle se contentait de profiter du soleil.

— C’est pauvre, ta perception : réduire les paysages au soleil.

Elle concéda qu’il avait raison. Non sans dépit, elle se rendait compte, à son bras, que le monde était beaucoup plus riche pour lui que pour elle car il y cherchait des occasions d’étonnement et il les trouvait.

Lors du déjeuner, ils s’attablèrent dans une auberge qui, quoique chic, avait été conçue selon un style folklorique.

— Et ça ne te gêne pas ?

— Quoi ?

— Que ça ne soit pas vrai, cette auberge, ces meubles, ce service ? Que le décor n’ait été conçu que pour des clients comme toi, pour des pigeons comme toi. Du tourisme haut de gamme mais du tourisme quand même !

— Cet endroit est réel, sa cuisine est réelle, et je m’y tiens réellement avec toi.

Sa sincérité la désarmait. Elle insista néanmoins :

— Ainsi, ici, il n’y a rien qui te choque ?

Il jeta un œil discret alentour.

— Je trouve l’atmosphère agréable et les gens charmants.

— Les gens sont horribles !

— Que dis-tu ? Ils sont normaux.

— Tiens, la serveuse, là. Elle est terrifiante.

— Allons, elle a vingt ans, elle…

— Si. Elle a les yeux rapprochés. Tout petits et très rapprochés.

— Et alors ? Je ne l’avais pas remarqué. Elle non plus, à mon avis, car elle m’a l’air assez sûre de son charme.

— Heureusement, sinon elle aurait de quoi se suicider ! Et tiens, celui-là, le sommelier : il lui manque une dent sur le côté. Tu n’as pas noté que je n’arrivais pas à le fixer quand il s’adressait à nous ?

— Enfin, Hélène, tu ne vas pas t’empêcher de communiquer avec quelqu’un sous prétexte qu’il lui manque une dent ?

— Si.

— Allons, il ne devient pas un sous-homme indigne de ton respect. Tu me taquines : l’humanité ne tient pas à une dentition parfaite.

Lorsqu’il résumait ses remarques à de grandes assertions théoriques comme celle-là, elle se sentait balourde d’insister.

— Quoi d’autre ? demanda-t-il.

— Par exemple, les convives de la table voisine.

— Eh bien ?

— Ils sont vieux.

— C’est un défaut ?

— Tu voudrais que je sois pareille ? La peau flasque, le ventre gonflé, les seins qui tombent ?

— Si tu m’y autorises, je crois que je t’aimerai lorsque tu seras vieille.

— Ne dis pas n’importe quoi. Et la gamine, là-bas ?

— Quoi ? Qu’est-ce qu’elle peut avoir, cette pauvre gamine ?

— Elle a l’air d’une chipie. Et elle n’a pas de cou. Remarque, il faudrait plutôt la plaindre… quand on voit ses parents !

— Quoi, ses parents ?

— Le père porte une perruque et la mère a un goitre !

Il éclata de rire. Il ne la croyait pas, il pensait qu’elle piquait ces détails dans l’intention d’improviser un sketch amusant. Or Hélène était réellement indisposée par ce qui lui sautait aux yeux.

Lorsqu’un garçon de dix-huit ans aux cheveux flottants vint leur apporter le café, Antoine se pencha vers elle.

— Et lui ? Il est beau gosse. Je ne vois pas ce que tu pourrais lui reprocher.

— Tu ne vois pas ? Il a la peau grasse et des points noirs sur le nez. Ses pores sont énormes… dilatés !

— J’imagine pourtant que toutes les filles du coin lui courent après.

— En plus, il a le genre « propre en apparence ». Attention ! Hygiène douteuse ! Panaris sur l’orteil. Avec lui, tu peux craindre des surprises au déballage.

— Là, tu fabules ! J’ai remarqué qu’il sentait l’eau de toilette.

— Justement, très mauvais signe, ça ! Ce ne sont pas les garçons les plus propres qui s’inondent de parfum.

Elle faillit ajouter « crois-moi, je sais de quoi je parle » mais elle retint cette allusion à son passé de collectionneuse d’hommes ; après tout, elle ignorait ce qu’Antoine en savait, lui qui, par chance, venait d’une autre université.

Il riait tant qu’elle se tut.

Les heures qui suivirent, elle eut l’impression de marcher sur un fil au-dessus du vide : un seul moment d’inattention et elle tombait dans le gouffre de l’ennui. Plusieurs fois elle en perçut bien l’épaisseur – de l’ennui –, il l’attirait, il lui enjoignait de sauter, de le rejoindre ; elle subissait le vertige, cette tentation de plonger. Elle se cramponna donc à l’optimisme d’Antoine

qui, intarissable, le sourire aux lèvres, lui décrivait le monde tel qu’il le ressentait. Elle s’accrochait à sa foi rayonnante.

En fin d’après-midi, de retour à la villa, ils firent longuement l’amour et il s’ingénia tant à lui donner du plaisir que, refoulant son agacement, elle ferma les yeux sur les détails qui l’accablaient et lutta pour se prêter au jeu.

Elle parvint épuisée au crépuscule. Lui ne soupçonnait même pas l’ampleur du combat qu’elle avait livré au cours de la journée.

Dehors, le vent voulait rompre les pins comme des mâts.

Le soir, au-dessus des bougies, sous les poutres peintes d’un plafond plusieurs fois centenaire, alors qu’ils buvaient un vin capiteux dont le nom seul l’avait fait saliver, il lui demanda :

— Quitte à devenir l’homme le plus malheureux de la terre, je voudrais que tu me répondes : veux-tu bien être la femme de ma vie ?

Elle était à bout de nerfs.

— Malheureux, toi ? Tu n’en es pas capable. Tu prends tout bien.

— Je t’assure que si ta réponse est négative, je serai très mal. Je mets mon espoir en toi. Toi seule as le pouvoir de me rendre heureux ou malheureux.

Somme toute, c’était banal, ce qu’il lui débitait, le flafla habituel de la demande en mariage… Mais venant de lui, ces deux mètres d’énergie positive, ces quatre-vingt-dix kilos de chair prête à jouir, ça la flattait.

Elle se demanda si le bonheur ne pouvait pas être contagieux… Aimait-elle Antoine ? Non. Il la valorisait, il l’amusait. Il l’agaçait aussi, avec son optimisme indécrottable. Elle suspecta qu’au fond elle ne le supportait pas tant il se révélait différent. Épouse-t-on son ennemi intime ? Sans doute pas. En même temps, de quoi avait-elle besoin, elle qui se levait de mauvaise humeur, qui trouvait tout laid, imparfait, inutile ? De son contraire. Or son contraire, Antoine, indéniablement, l’était. Si elle n’aimait pas Antoine, il était cependant clair qu’elle avait besoin d’Antoine. Ou de quelqu’un semblable à Antoine. En connaissait-elle d’autres ? Oui. Sûrement. À l’instant, ça ne lui revenait pas mais elle pouvait encore attendre, elle ferait mieux d’attendre. Combien de temps ? Les autres seraient-ils aussi patients qu’il l’avait été ? Et elle, aurait-elle la patience d’attendre davantage ? Attendre quoi, en outre ? Elle se foutait des hommes, elle ne comptait pas se marier, il n’était pas dans son intention de pondre ni d’élever des enfants. En plus, demain le ciel ne s’améliorerait pas et il serait encore plus difficile d’échapper à l’ennui.

Pour toutes ces raisons, elle répondit rapidement :

— Oui.

 

 

De retour à Paris, ils annoncèrent leurs fiançailles et leur prochain mariage. Les proches d’Hélène s’exclamaient avec admiration :

– Comme tu as changé !

Au début, Hélène ne répondait pas ; puis, afin de savoir jusqu’où ils pouvaient aller, elle leur glissait pour les encourager :

— Ah oui ? Tu trouves ? Vraiment ?

Ils tombaient alors dans le piège et se mettaient à développer :

— Oui, on n’aurait jamais cru qu’un homme te calmerait. Avant, personne ne trouvait grâce à tes yeux, rien n’était assez bien pour toi. Même toi. Tu étais sans pitié. On était persuadés que ni homme, ni femme, ni chien, ni chat, ni poisson rouge n’arriveraient à t’intéresser plus de quelques minutes.

— Antoine y est arrivé.

— Quel est son secret ?

— Je ne le dirai pas.

— C’est peut-être ça, l’amour ! Comme quoi il ne faut pas désespérer.

Elle ne démentait pas. En réalité, elle seule savait qu’elle n’avait pas changé. Elle se taisait, rien d’autre. Dans sa conscience, la vie continuait à lui apparaître moche, idiote, imparfaite, décevante, frustrante, insatisfaisante ; mais ses jugements ne franchissaient plus la porte de sa bouche. Que lui avait apporté Antoine ? Une muselière. Elle montrait moins les dents, elle retenait ses pensées.

Elle se savait toujours incapable de perceptions positives, elle continuait à voir sur un visage, sur une table, dans un appartement, dans un spectacle, l’impardonnable faute qui l’empêchait d’apprécier. Son imagination continuait à remodeler les faces, à rectifier les maquillages, à corriger la position des nappes, des serviettes, des couverts, à descendre des cloisons et en remonter d’autres, à balancer des meubles à la décharge, à arracher les rideaux, à remplacer la jeune première sur scène, à couper le deuxième acte, à supprimer le dénouement du film ; lorsqu’elle rencontrait de nouveaux individus, elle détectait autant qu’avant leur sottise ou leurs faiblesses mais elle ne formulait plus ces déceptions.

Un an après son mariage qu’elle décrivit comme « le plus beau jour de sa vie », elle mit au monde un enfant qu’elle trouva laid et mou lorsqu’on le lui tendit. Antoine cependant le surnomma « Maxime » et « mon amour » ; elle s’astreignit à l’imiter ; dès lors, l’insupportable bout de chair pisseur, chieur et criard qui lui avait d’abord déchiré les entrailles devint pendant quelques années l’objet de toutes ses attentions. Une petite « Bérénice » le suivit, dont elle détesta d’emblée l’indécente touffe de cheveux, pour qui elle adopta pourtant le même comportement de mère modèle.

Hélène se supportait si peu qu’elle avait décidé d’enfouir son jugement afin de ne garder, en chaque circonstance, que le regard d’Antoine. Elle ne vivait qu’à sa surface, retenant prisonnière à l’intérieur une femme qui continuait à mépriser, critiquer, vitupérer, qui frappait à la porte de sa cellule et criait en vain à travers le vasistas. Pour se garantir la comédie du bonheur, elle s’était transformée en gardienne de prison.

Antoine la contemplait toujours avec un amour débordant ; il murmurait « la femme de ma vie » en lui flattant la croupe ou en lui déposant des baisers dans le cou.

— La femme de sa vie ? Au fond, ce n’est pas grand-chose, disait la prisonnière.

— C’est déjà ça, répondait la gardienne.

Voilà. Ce n’était pas le bonheur, c’en était l’apparence. Le bonheur par procuration, le bonheur par influence.

— Une illusion, disait la prisonnière.

— Ta gueule, répondait la gardienne.

Aussi Hélène hurla-t-elle quand on lui apprit qu’Antoine venait de s’écrouler dans une allée.

Si elle courut si vite à travers le jardin, c’était pour nier ce qu’on tentait de lui annoncer. Non, Antoine n’était pas mort. Non, Antoine n’avait pas pu s’effondrer au soleil. Non, Antoine, quoique fragile du cœur, ne pouvait pas s’arrêter de vivre comme ça. Rupture d’anévrisme ? Ridicule… Rien ne pouvait mettre à bas une grande carcasse pareille. Quarante-cinq ans, ce n’est pas un âge pour mourir. Bande d’idiots ! Troupe de menteurs !

Pourtant, en se jetant sur le sol, elle remarqua vite que ce n’était plus Antoine mais un cadavre qui gisait près de la fontaine. Un autre. Un mannequin de chair et d’os. La ressemblance d’Antoine. Elle ne ressentait plus cette énergie qu’il émettait, cette centrale électrique à laquelle elle avait tant besoin de s’alimenter. Un double pâle et froid.

Elle pleura, recroquevillée, incapable de dire quelque chose, tenant entre ses doigts les mains déjà glaciales qui lui avaient tant donné. Le médecin et les infirmiers durent séparer les époux de force.

— Nous comprenons, madame, nous comprenons. Croyez que nous comprenons bien.

Non, ils ne comprenaient rien. Elle qui ne se serait sentie ni épouse ni mère si Antoine n’avait pas été là, comment allait-elle devenir veuve ? Veuve sans lui ? S’il disparaissait, comment parviendrait-elle à se comporter ?

À l’enterrement, elle ne respecta aucune des bienséances et médusa la foule par la violence de son chagrin. Au-dessus de la fosse, avant qu’on ne descende le corps en terre, elle s’allongea sur le cercueil et s’y agrippa pour le retenir.

Seule l’insistance de ses parents, puis de ses enfants – quinze et seize ans – parvint à lui faire lâcher prise.

La boîte s’enfonça.

Hélène se mura dans le silence.

 

Son entourage appela cet état « sa dépression ». En vérité, c’était beaucoup plus grave.

Elle surveillait maintenant deux recluses en elle. Aucune n’avait plus droit à la parole. Le mutisme déclinait une volonté de ne plus penser. Ne plus penser comme Hélène avant Antoine. Ne plus penser comme l’Hélène d’Antoine. Les deux ayant achevé leur temps, elle n’avait plus la force d’en inventer une troisième.

Conversant peu, se cantonnant aux rituels bonjour-merci-bonsoir, elle se tenait propre, portait sans cesse les mêmes affaires, et attendait la nuit comme une délivrance, quoique à ce moment-là, parce que le sommeil la fuyait, elle se contentât d’effectuer un ouvrage de crochet devant la télé allumée, sans prêter attention aux images ni aux sons, uniquement préoccupée par la succession de ses points. Puisque Antoine l’avait mise à l’abri du besoin – argent placé, rentes, maisons –, elle se contentait, une fois par mois, de feindre d’écouter le comptable familial. Ses enfants, lorsqu’ils eurent enfin cessé d’espérer qu’ils pouvaient soigner ou aider leur mère, empruntèrent les traces de leur père et se consacrèrent à leurs brillantes études.

Quelques années s’écoulèrent.

En apparence, Hélène vieillissait bien. Elle prenait soin de son corps – poids, peau, muscles, souplesse – ainsi qu’on nettoie une collection de figurines en porcelaine dans une vitrine. Quand elle se surprenait au miroir, elle apercevait un objet de musée, la mère digne, triste et bien conservée qu’on sort de temps en temps pour une réunion de famille, un mariage, un baptême, ces cérémonies bruyantes, bavardes, voire inquisitoriales, qui lui coûtaient. Pour le silence, elle n’avait pas relâché sa vigilance. Elle ne pensait rien, n’exprimait rien. Jamais.

Un jour, malgré elle, elle fut traversée par une idée.

Si je voyageais ? Antoine adorait voyager. Ou plutôt, Antoine n’avait qu’un désir en dehors du travail, celui de voyager. Puisqu’il n’a pas eu le temps de réaliser son rêve, je pourrais l’accomplir à sa place…

Elle s’aveugla sur sa motivation : pas une seconde elle n’y soupçonna un retour à la vie ni un acte amoureux. Si elle avait conçu qu’elle allait, en préparant ses bagages, tenter de retrouver le regard bienveillant d’Antoine sur l’univers, elle se serait interdit de continuer. Après de brefs adieux à Maxime et Bérénice, elle commença son périple. Pour elle, voyager consistait à aller de grand hôtel en grand hôtel autour du globe. Ainsi séjourna-t-elle dans de luxueuses suites en Inde, en Russie, en Amérique et au Moyen-Orient. Chaque fois, elle dormait et tricotait devant un écran éclairé qui débitait une autre langue. Chaque fois, elle s’obligeait à s’inscrire à quelques excursions parce que Antoine lui aurait reproché de ne pas les entreprendre, mais ses yeux ne s’écarquillaient pas devant ce qu’elle découvrait : elle vérifiait en trois dimensions la justesse des cartes postales exposées dans le hall de l’hôtel, guère davantage… Avec ses sept valises en maroquin bleu pâle, elle transportait son incapacité à vivre. Seuls le départ d’un lieu pour un autre, le transit dans les aéroports, les difficultés des correspondances la passionnaient furtivement : elle avait alors la sensation qu’il allait se passer quelque chose… Sitôt parvenue à destination, elle retrouvait le monde des taxis, des porteurs, des portiers, des liftiers, des femmes de chambre et tout rentrait dans l’ordre.

Si elle n’avait pas davantage de vie intérieure, elle avait gagné une vie extérieure. Déplacements, arrivées en de nouveaux lieux, départs, nécessité de parler, découverte de différentes monnaies, choix des plats au restaurant. Cela s’agitait beaucoup autour d’elle. Au fond d’elle, tout demeurait apathique ; ses tribulations avaient eu pour résultat de tuer les deux recluses ; plus personne ne songeait dans sa conscience, ni la maussade, ni l’épouse d’Antoine ; et c’était presque plus confortable, cette espèce de mort totale.

Dans cet état, elle arriva au Cap.

Pourquoi ne put-elle s’empêcher d’être impressionnée ? À cause du nom, Le Cap, promesse qu’on était arrivé au bout de la Terre ?… Parce qu’elle s’était intéressée, lors de ses études de droit, aux drames de l’Afrique du Sud et qu’elle avait signé des pétitions pour l’égalité entre Noirs et Blancs ? Parce que Antoine avait émis l’idée d’y acheter un jour un domaine pour s’y retirer à leurs vieux jours ? Elle n’arriva pas à le démêler…

En tout cas, lorsqu’elle déboula sur la terrasse de l’hôtel qui dominait l’océan, elle remarqua que son cœur battait vite.

— Un bloody mary, s’il vous plaît.

Là encore, elle s’étonna : elle ne commandait guère de bloody marys ! D’ailleurs, elle ne se souvenait pas d’aimer ça.

Elle fixa le ciel d’un gris intense et remarqua que les nuages, noirs d’être si lourds, allaient bientôt crever. L’orage menaçait.

Non loin d’elle, un homme observait lui aussi le spectacle des éléments.

Hélène ressentit un picotement dans le gras des joues. Que se passait-il ? Le sang lui montait à la face ; une pulsation brutale agitait les veines de son cou ; son cœur accélérait. Elle chercha son air. Allait-elle subir une attaque cardiaque ?

Pourquoi pas ? Il faut bien mourir. Allons, c’est l’heure. Autant que ce soit là. Devant un paysage grandiose. Ça devait s’arrêter ici. Voilà donc pourquoi elle avait eu, en gravissant les marches, le pressentiment d’un événement d’importance.

Pendant quelques secondes, Hélène ouvrit ses mains, apaisa son souffle et se prépara à s’éteindre. Fermant ses paupières, rejetant sa tête en arrière, elle se considéra prête : elle consentait à la mort.

Rien ne se passa.

Non seulement elle ne perdit pas conscience mais, quand elle rouvrit les yeux, elle fut obligée de constater qu’elle allait mieux. Quoi ? On ne pouvait pas commander à son corps de mourir ! On ne pouvait pas expirer, comme ça, aussi facilement que l’on éteint la lumière ?

Elle se tourna vers l’homme sur la terrasse.

En short, il laissait échapper de belles jambes puissantes, à la fois musculeuses et élancées. Hélène fixa ses pieds. Depuis combien de temps n’avait-elle pas regardé des pieds d’homme ? Elle ne se souvenait plus qu’elle appréciait ça, les pieds d’homme, ces membres larges qui offrent des qualités si contradictoires, durs aux talons, tendres aux orteils, lisses dessus, râpeux dessous, solides au point de supporter de grands corps, fragiles au point de craindre les caresses. Elle remonta des mollets jusqu’aux cuisses, suivant la tension et la force tapies sous cette peau, et se surprit à avoir envie d’effleurer ces poils blonds, mousse légère douce à sa paume.

Alors qu’elle venait de parcourir le monde et de voir mille sortes d’habillements, elle trouva son voisin audacieux. Comment osait-il exhiber ses jambes ainsi ? Son short n’était-il pas indécent ?

Elle l’examina et constata qu’elle avait tort. Son short était tout à fait normal, elle avait déjà vu des centaines d’hommes avec un short équivalent. Alors c’était lui qui…

Sentant qu’on l’observait, il pivota vers elle. Il sourit. Un visage en basane dorée, marqué de rides franches. Quelque chose d’inquiet dans le vert de l’iris.

Confuse, elle sourit à son tour puis s’accrocha au spectacle de l’océan. Qu’allait-il croire ? Qu’elle le draguait. Quelle horreur ! Elle appréciait son expression. Il arborait une figure honnête, sincère, nette, quoique ses traits révélassent une tendance à la tristesse. Quel âge ? Le mien. Eh oui, quelque chose d’approchant, quarante-huit… Peut-être moins car hâlé, sportif, avec de jolies petites rides, il ne doit pas être le genre à se tartiner de crèmes au soleil.

Soudain, il y eut une sorte de silence ; l’air cessa de bourdonner d’insectes ; puis, après quatre secondes, de lourdes gouttes commencèrent à tomber. Des roulements de tonnerre retentirent, confirmant solennellement le début de l’orage. La lumière accentua les contrastes, satura les couleurs et l’humidité s’empara d’eux, telle une vague de vapeur déferlant sur la côte en raz de marée.

— Ah, quel sale temps ! s’exclama l’homme à côté.

Elle se surprit elle-même en s’entendant articuler :

— Non, vous vous trompez. Il ne faut pas dire « Quel sale temps » mais « C’est un beau jour de pluie ».

L’homme se tourna vers Hélène et la scruta.

Elle semblait sincère.

Cette seconde-là, il acquit deux certitudes définitives : il désirait profondément cette femme et, s’il le pouvait, il ne la quitterait jamais.

 

 

FIN

6 juin 2013

Wanda Winnipeg, Éric-Emmanuel Schmitt

 

Cette nouvelle est extraite du recueil : "Odette Toulemonde et autres histoires"

300 T copie

 

 

Wanda Winnipeg

 

 

                           En cuir, l’intérieur de la Royce. En cuir, le chauffeur et ses gants. En cuir, les valises et les sacs bourrant la malle. En cuir, la sandale tressée qui annonce une jambe fine au bord de la portière. En cuir, le tailleur jupe écarlate de Wanda Winnipeg. Les chasseurs s’inclinent. Wanda Winnipeg franchit le seuil sans regarder personne ni vérifier que ses affaires suivent. Comment en serait-il autrement ? Derrière le comptoir de l’hôtel, les employés frémissent. Faute de pouvoir capter son attention derrière ses lunettes fumées, ils débordent de formules accueillantes.

— Bienvenue, madame Winnipeg, c’est un grand honneur pour nous que vous descendiez au Royal Émeraude. Nous ferons tout pour rendre votre séjour le plus agréable possible. Elle reçoit ces marques de haute estime ainsi qu’une menue monnaie due, sans y répondre. Les employés continuent la conversation comme si elle y participait.

— L’espace beauté est ouvert de sept heures à vingt et une heures, ainsi que l’espace fitness et la piscine. Elle grimace. Paniqué, le responsable anticipe sur un problème.

— Naturellement, si vous y tenez, nous pouvons changer nos horaires et nous adapter aux vôtres. Arrivant à la hâte, le directeur, essoufflé, s’est glissé derrière elle et glapit :

— Madame Winnipeg, quel immense honneur pour nous que vous descendiez au Royal Émeraude ! Nous ferons tout pour vous rendre votre séjour le plus agréable possible. Parce qu’il vient d’énoncer le même cliché que son petit personnel, Wanda Winnipeg a un sourire moqueur qu’elle ne cache pas aux employés, l’air de dire « Pas très malin, votre patron, pas fichu de s’exprimer mieux que vous », puis elle pivote pour tendre sa main à baiser. Le directeur n’a pas saisi son ironie et ne s’en doutera pas car elle lui accorde la grâce de répondre.

— J’espère en effet que je ne serai pas déçue : la princesse Mathilde m’a tant vanté votre établissement. Par un mouvement réflexe des talons, entre le militaire qui salue et le danseur de tango qui remercie, le directeur accuse le coup : il vient de comprendre qu’en logeant Wanda Winnipeg, il ne reçoit pas seulement une des plus grandes fortunes mondiales mais une femme qui fréquente le gotha.

— Vous connaissez Lorenzo Canali, naturellement ? Du geste, elle présente son amant, un bel homme aux cheveux noirs, longs, presque cirés, qui incline la tête en offrant un demi-sourire, parfait dans le rôle du prince consort qui doit à la conscience de son rang inférieur la nécessité de se montrer plus aimable que la reine. Puis elle s’éloigne vers sa suite, sachant très bien ce qu’on est en train de murmurer dans son sillage.

— Je la croyais plus grande… Quelle jolie femme ! Et elle paraît plus jeune que sur ses photos, non ? Dès qu’elle pénètre dans l’appartement, elle sent qu’elle y sera très bien ; cependant elle écoute le directeur en vanter les mérites en affichant une moue sceptique. Malgré l’ampleur de l’espace, le marbre des deux salles de bains, l’abondance de bouquets, la qualité des téléviseurs, les marqueteries précieuses de meubles, elle demeure sur sa faim, se contentant d’observer qu’un poste de téléphone serait utile sur la terrasse si elle désire communiquer d’un des transats. — Bien sûr, madame, vous avez raison, nous vous le montons dans une minute.

Elle se garde bien de lui préciser qu’elle ne l’utilisera jamais, elle se servira de son portable, car elle tient à le terroriser jusqu’à son départ afin qu’il la serve mieux. Le directeur du Royal Émeraude referme la porte en s’inclinant, lui promettant avec effusion monts et merveilles. Enfin seule, Wanda s’étend sur un canapé, laissant Lorenzo et la femme de chambre distribuer les vêtements dans les armoires. Elle sait qu’elle impressionne et s’en amuse toujours.

Parce qu’elle réserve son avis, on la respecte ; parce qu’elle ne parle que pour proférer un jugement désagréable, on la craint. L’effervescence que crée la moindre de ses apparitions ne vient pas uniquement de sa richesse, ni de sa célébrité, ni de son physique irréprochable, elle tient à une sorte de légende qui l’entoure.

Qu’a-t-elle accompli, après tout ? Selon elle, cela se résume en deux principes : savoir épouser et savoir divorcer.

Wanda a monté les échelons de la société à chaque mariage. Le dernier – il y a quinze ans – a fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui. En convolant avec le milliardaire américain Donald Winnipeg, elle est devenue célèbre, les magazines du monde entier ayant publié des photos de leurs noces. Par la suite, ce sont les couvertures qui lui ont été proposées lors de son divorce, un des plus juteux et des plus médiatisés de ces dernières années, divorce qui l’a transformée en une des femmes les plus argentées de la planète.

Depuis, sa vie de rentière se montre aisée : Wanda Winnipeg se contente d’engager des gens très qualifiés pour gérer ses affaires ; s’ils déméritent, elle les vire sans remords.

Lorenzo entre et roucoule de sa voix chaude :

— Quel est le programme de cet après-midi, Wanda ?

— Nous pourrions d’abord piquer un plongeon à la piscine et ensuite nous reposer dans la chambre. Qu’en penses-tu ?

Lorenzo traduit immédiatement en son langage les deux ordres de Wanda : la contempler nager deux kilomètres, lui faire l’amour.

— Bien, Wanda, c’est une perspective qui me plaît beaucoup.

Wanda lui adresse un sourire bienveillant : Lorenzo n’a pas le choix mais il est élégant de sa part de jouer avec plaisir la soumission.

En retournant à la salle de bains, par un subtil déhanchement il lui donne à admirer sa taille élancée, sa cambrure de reins. Elle songe avec volupté qu’elle malaxera bientôt ses fesses d’homme à pleines mains.

C’est ce que je préfère chez eux, va savoir pourquoi !

Dans son monologue intérieur, Wanda use de phrases simples dont les formules populaires révèlent son origine. Fort heureusement, elle seule les entend.

Lorenzo revient en chemise de lin et maillot moulant, prêt à l’accompagner au bassin. Jamais Wanda n’a eu un compagnon aussi consommé : il ne regarde aucune autre femme, il ne sympathise qu’avec les amis de Wanda, il mange comme elle, se lève aux mêmes heures et se révèle d’une bonne humeur constante. Peu importe qu’il apprécie tout ou qu’il n’apprécie rien, il remplit son rôle.

Tout compte fait, il est impeccable. Cela dit, je ne suis pas mal non plus.

Par là, elle ne pense pas à son physique mais à son comportement : si Lorenzo se conduit en gigolo professionnel, Wanda sait, elle aussi, de quelle manière traiter un gigolo. Il y a quelques années encore, devant l’attitude attentionnée, galante, irréprochable de Lorenzo, elle aurait émis des soupçons et l’aurait suspecté d’homosexualité. Aujourd’hui, il lui importe peu de découvrir si Lorenzo désire ou non les hommes ; il lui suffit qu’il la baise bien et aussi souvent qu’elle le désire. Rien d’autre. Et elle ne souhaite pas non plus savoir si, comme tant d’autres, il ne va pas en cachette aux toilettes s’injecter avec une seringue un produit lui permettant de se présenter au garde-à-vous devant elle…

Nous, femmes, nous savons si bien feindre… Pourquoi ne supporterions-nous pas qu’ils trichent à leur tour ?

Wanda Winnipeg a accédé à ce moment heureux dans la vie d’une ambitieuse où, enfin, le cynisme finit par produire une sagesse : libérée de l’exigence morale, elle jouit de la vie telle qu’elle est et des hommes tels qu’ils sont, sans s’indigner.

Elle consulte son agenda et vérifie l’organisation de ses vacances. Puisque Wanda déteste s’ennuyer, elle prévoit tout : soirées de bienfaisance, visites de villas, rendez-vous avec les amis, expéditions en jet-ski, massages, ouvertures de restaurants, inaugurations de boîtes, bals costumés ; il ne reste guère de place pour l’improvisation ; les heures consacrées au shopping ou à la sieste ont aussi été délimitées. L’ensemble de son personnel – Lorenzo compris – détient une copie de cet agenda et devra s’opposer au raseur qui entreprendrait leur siège pour obtenir la présence de Mme Winnipeg à sa table ou sa partie.

Rassurée, elle ferme les yeux. Une odeur de mimosa vient la déranger. Elle se trouble, se redresse, inspecte avec inquiétude les alentours. Fausse alerte. Elle n’est victime que d’elle-même. Ce parfum vient de lui rappeler qu’elle a passé une partie de son enfance ici, qu’elle était pauvre en ce temps-là, et qu’elle ne s’appelait pas Wanda. Personne ne le sait ni ne le saura. Elle a totalement réinventé sa biographie et s’est arrangée pour qu’on croie qu’elle est née près d’Odessa, en Russie. L’accent qu’elle s’est forgé dans cinq langues – et qui met si bien en valeur son timbre rauque – accrédite ce mythe.

En se levant, elle secoue la tête et chasse ses souvenirs. Adieu, réminiscences ! Wanda contrôle tout, son corps, son comportement, ses affaires, sa sexualité, son passé. Elle doit passer des vacances délicieuses. D’ailleurs, elle a payé pour cela.

 

La semaine se déroule à merveille.

Ils volent de dîners « exquis » en déjeuners « délicieux », sans oublier les soirées « divines ». Partout d’identiques conversations attendent les convives de la jet-set et, rapidement, Wanda et Lorenzo savent discuter aussi bien que s’ils avaient passé l’été sur la Côte, des avantages du Disco Privilège, du retour du string – « quelle drôle d’idée, mais quand on peut se le permettre, n’est-ce pas… » –, de ce jeu « épatant » où l’on doit évoquer des titres de films par un mime « si vous aviez vu Nick essayant de nous faire deviner Autant en emporte le vent ! » –, de la voiture électrique « idéale pour aller à la plage, ma chérie », de la faillite d’Aristote Paropoulos et surtout de l’avion privé écrasé de ces pauvres Sweetenson – « un monomoteur, ma chère, prend-on un monomoteur quand on a les moyens de se payer un jet privé ? » Le dernier jour, une expédition sur le yacht des Farinelli – « mais si, lui est le roi de la sandale italienne, la fine, avec un double laçage sur la cheville, on ne connaît que lui » – emporte Wanda et Lorenzo sur les eaux paisibles de la Méditerranée.

Les femmes comprennent vite le but du trajet : monter sur le pont avant afin d’exhiber, quel que soit leur âge, une plastique parfaite, poitrine solide, taille fine et jambes sans cellulite. Wanda se prête à l’exercice avec le naturel de celle qui se sait supérieurement bien faite et supérieurement bien entretenue. Lorenzo – décidément exemplaire – la couve d’un chaud regard tel un amoureux. Amusant, non ? Wanda récolte quelques compliments qui la mettent de bonne humeur et dans cet état, accentué par le vin rosé de Provence, elle descend avec la joyeuse troupe de milliardaires sur la plage des Salins où les dépose le Zodiac.

Une table a été dressée pour eux à l’ombre des panneaux en paille sous lesquels s’étale le restaurant.

— Voulez-vous voir mes tableaux, messieurs dames ? Mon atelier est au bout de la plage. Je vous y conduis dès que vous le souhaitez.

Évidemment, personne ne répond à la voix humble. Elle sort d’un vieillard qui s’est approché à distance respectueuse. On continue à rire et à parler fort, comme s’il n’existait pas. Lui-même a l’impression d’avoir échoué à se faire entendre car il recommence.

— Voulez-vous voir mes tableaux, messieurs dames ? Mon atelier est au bout de la plage. Je vous y conduis dès que vous le souhaitez.

Cette fois-ci, un silence agacé marque qu’on a bien repéré le raseur. Guido Farinelli jette un œil mauvais au restaurateur qui, obéissant prestement, s’approche du vieil homme, le saisit par le bras et l’emmène en le grondant. Les conversations reprennent. Personne ne remarque que Wanda, elle, a pâli.

Elle l’a reconnu. Malgré les années, malgré sa détérioration physique – quel âge a-t-il, maintenant, quatre-vingts ans ? –, elle a tremblé en réentendant ses intonations. Sur le coup, elle écarte, hostile, ce souvenir. Elle déteste le passé. Elle déteste surtout ce passé-là, son passé misérable ; pas un instant depuis qu’elle y a mis les pieds, elle n’a songé qu’elle a fréquenté cette plage des Salins, ce sable piqueté de roches noires tant foulé il y a longtemps, un temps oublié de tous, un temps où elle n’était pas encore Wanda Winnipeg. Puis le souvenir s’impose malgré elle, contre elle, et, à sa surprise, il lui apporte un bonheur chaleureux.

Discrètement, elle pivote pour contempler le vieillard à qui le restaurateur, plus loin, a offert un pastis. Il a toujours cet air un peu égaré, cet étonnement d’enfant qui ne comprend pas bien le monde.

Oh, il n’était pas très intelligent, déjà, à l’époque. Ça n’a pas dû s’arranger. Mais qu’est-ce qu’il était beau !…

Elle se surprend à rougir. Oui, elle, Wanda Winnipeg, la femme aux milliards de dollars, elle sent des picotements enflammer sa gorge et ses joues comme lorsqu’elle avait quinze ans… Affolée, elle craint que ses voisins de table ne remarquent le trouble qui l’envahit, au lieu de cela les discussions, arrosées par le rosé, se déploient.

Avec un sourire, elle choisit de leur fausser compagnie et, sans bouger, protégée par ses lunettes fumées, elle retourne dans son passé.

 

Elle avait quinze ans alors. Selon sa biographie officielle, à cet âge-là, elle se trouvait en Roumanie, travailleuse dans une fabrique de cigarettes ; curieusement, personne n’a songé à vérifier ce détail qui la transforme, de façon romanesque, en une sorte de Carmen sortie de la mouise. En réalité, elle vivait depuis quelques mois non loin d’ici, à Fréjus, placée dans une institution pour adolescents difficiles, la plupart orphelins. Si elle n’avait jamais connu son père, sa mère – la vraie – vivait encore à l’époque ; cependant les médecins, à cause de ses multiples récidives, avaient préféré la séparer de sa fille pour la sevrer des drogues.

Wanda ne s’appelait pas Wanda mais Magali. Un prénom stupide qu’elle haïssait. Sans doute parce que personne ne l’avait prononcé avec amour. Déjà, elle se faisait désigner autrement. Comment, ces années-là ? Wendy ? Oui. Wendy, telle l’héroïne de Peter Pan. Un chemin vers Wanda, déjà…

Elle refusait son nom autant que sa famille. Les deux lui semblaient une erreur. Très jeune, elle s’était sentie victime d’une confusion d’identité, on avait dû se tromper à la maternité : elle s’estimait destinée à la richesse et à la réussite, or on l’avait reléguée dans une cage à lapins au bord d’une route nationale, chez une femme pauvre, droguée, sale, indifférente. La colère due à un sentiment d’injustice fondait son caractère. Tout ce qu’elle aurait à vivre dans le futur relèverait de la vengeance, du redressement de torts : on lui devait des dommages et intérêts pour ce démarrage cafouilleux.

Wanda avait compris qu’elle se débrouillerait seule. Elle n’imaginait pas son avenir avec précision mais elle savait qu’elle ne compterait pas sur les diplômes, ses chances étant handicapées par des études chaotiques, d’autant que, sitôt placée en maison de redressement après ses larcins dans les magasins, elle n’avait plus rencontré que des professeurs davantage soucieux d’autorité que de contenus pédagogiques, des enseignants spécialisés qui devaient éduquer leurs élèves avant de les instruire. Wanda pensait donc qu’elle ne s’en sortirait que par les hommes. Elle leur plaisait. C’était manifeste. Et ça lui plaisait de leur plaire.

Dès qu’elle pouvait, elle s’échappait de l’institut pour se rendre en vélo à la plage. Ouverte, curieuse, avide de nouer des liens, elle était parvenue à accréditer l’idée qu’elle vivait non loin de là, en compagnie de sa mère. Puisqu’elle était jolie, on l’avait crue, on la traitait en fille du pays.

Elle désirait coucher avec un homme comme d’autres, au même âge, souhaitaient réussir un examen compliqué : selon elle, c’était le diplôme qui clôturerait son adolescence douloureuse et lui permettrait de se lancer dans la vraie vie. Seulement, elle désirait que l’expérience se réalisât avec un homme, un vrai, pas un garçon de son âge ; déjà ambitieuse, elle doutait qu’un morveux de quinze ans ait grand-chose à lui apprendre.

Elle étudia le marché des mâles avec le sérieux scrupuleux qu’elle y mettrait sa vie durant. En ce temps-là, sur un territoire de cinq kilomètres, l’un d’eux sortait du rang : Césario.

Wanda avait recueilli les confidences des femmes qui l’élisaient amant accompli. Non seulement Césario, bronzé, sportif, élancé, baladait un physique irréprochable – d’autant plus visible qu’il vivait sur la plage en maillot de bain – mais il adorait les femmes et leur faisait très bien l’amour.

— Il te fait tout, ma petite, tout, comme si tu étais une reine ! Il t’embrasse de partout, il te lèche de partout, il te mordille les oreilles, les fesses, même les orteils, il te fait gémir de plaisir, il y passe des heures, il… Écoute, Wendy, des hommes aussi fous de la femme, c’est simple, il n’y en a pas. Y a que lui. Bon, son seul défaut, c’est qu’il ne s’attache pas. Célibataire dans l’âme. Il n’y en a pas une de nous qui est arrivée à le garder. Remarque, ça nous arrange, on peut tenter notre chance, voire, de temps en temps, remettre le couvert. Même quand on est mariées… Ah, Césario…

Wanda observa Césario comme si elle avait dû sélectionner une université.

Il lui plaisait. Pas seulement parce que les autres femmes vantaient ses mérites. Il lui plaisait vraiment… Sa peau, lisse et onctueuse, du caramel fondu… Ses yeux vert et or, cerclés d’un blanc aussi pur que la nacre d’un coquillage… Ses poils blonds, dorés au contre-jour, telle une aura lumineuse exhalée par son corps… Son torse, fin, découpé… Son cul surtout, ferme, rebondi, charnu, insolent. En contemplant Césario de dos, Wanda comprit pour la première fois qu’elle était attirée par les fesses des hommes ainsi que le sont les hommes par les seins des femmes : une attirance qui jaillissait de ses entrailles, qui lui brûlait le corps. Lorsque le bassin de Césario passait près d’elle, ses mains avaient du mal à se retenir de le toucher, de le palper, de le flatter.

Malheureusement, Césario lui prêtait peu attention.

Wanda l’accompagnait à son bateau, plaisantait avec lui, proposait une boisson, un cornet de glace, un jeu… Il mettait toujours plusieurs secondes à lui répondre, avec une politesse teintée d’agacement.

— Tu es bien gentille, Wendy, mais je n’ai pas besoin de toi.

Wanda enrageait : s’il n’avait pas besoin d’elle, elle avait besoin de lui ! Plus il opposait de résistance, plus il stimulait son désir : ce serait lui et aucun autre. Elle voulait inaugurer sa vie de femme avec le plus beau, quoiqu’il fût pauvre ; plus tard viendrait le temps de coucher avec des riches au physique disgracieux.

Une nuit, elle lui écrivit une longue lettre d’amour, enflammée, dévouée, chargée d’espoir qui, à la relecture, l’attendrit tant qu’elle ne douta pas d’avoir gagné. Allait-il pouvoir résister à cet obus d’amour ? Lorsqu’elle se présenta devant lui après qu’il eut reçu le message, il avait un visage sévère et lui demanda, sur un ton froid, de l’accompagner sur le ponton. Ils s’assirent face à la mer, les pieds au ras de l’eau.

— Wendy, tu es adorable de m’écrire ce que tu m’écris. Je suis très honoré. Tu m’as l’air d’une bonne personne, très passionnée…

— Je ne te plais pas ? Tu me trouves moche, c’est ça !

Il éclata de rire.

— Regardez-la, cette tigresse, prête à mordre ! Non, tu es très belle. Trop belle, même. C’est ça le problème. Je ne suis pas un salaud.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Tu as quinze ans. Ça ne se voit pas, c’est vrai, je sais pourtant que tu n’as que quinze ans. Tu dois attendre…

— Si je ne veux pas attendre…

— Si tu ne veux pas attendre, fais ce que tu veux avec qui tu veux. Mais je te conseille d’attendre. Tu ne dois pas faire l’amour n’importe comment, ni avec n’importe qui.

— C’est pour ça que je t’ai choisi !

Étonné par l’ardeur de la jeune fille, Césario la considéra d’un œil nouveau.

— Je suis très remué, Wendy, et tu peux être certaine que je te dirais oui si tu étais majeure, je te le jure. Ce serait oui, tout de suite. Ou plutôt tu n’aurais pas besoin de demander, c’est moi qui te courrais après. Cependant, tant que tu ne l’es pas…

Wanda fondit en larmes, le corps secoué par le chagrin. Timidement, Césario tenta de la consoler, en prenant bien garde de la repousser dès qu’elle tentait d’en tirer profit pour se plaquer sur lui.

Quelques jours plus tard, Wanda revint à la plage fortifiée par l’explication des jours précédents : elle lui plaisait, elle l’aurait !

Elle avait réfléchi à la situation et fixé de gagner sa confiance.

Jouant l’adolescente résolue à son sort, cessant de l’émoustiller ou de le harceler, elle l’étudia de nouveau, cette fois sous l’aspect psychologique.

À trente-huit ans, Césario passait pour ce qu’on appelle en Provence un « glandeur » : un beau gars qui vit de rien – du poisson qu’il pêche – et qui ne songe qu’à profiter du soleil, de l’eau, des filles, sans construire un avenir. Or c’était faux, Césario avait une passion : il peignait. Dans sa cabane de bois, entre la plage et la route, s’entassaient des dizaines de planches – il n’avait pas les moyens de se payer des toiles enduites –, des pinceaux hors d’âge et des tubes de couleur. Quoique personne ne le considérât ainsi, à ses propres yeux Césario était peintre. S’il ne se mariait pas, s’il ne fondait pas une famille, s’il se contentait de copines successives, ce n’était pas par dilettantisme – ce que tout le monde croyait – c’était par sacrifice, pour se consacrer entièrement à sa vocation d’artiste.

Malheureusement, il suffisait d’un bref coup d’œil pour se rendre compte que le résultat ne valait pas les efforts déployés : Césario produisait croûte sur croûte, n’ayant ni imagination, ni sens des couleurs, ni trait de dessinateur. Malgré les heures passées à travailler, il ne risquait pas de s’améliorer car sa passion était accompagnée d’une absence totale de jugement : il prenait ses qualités pour des défauts et ses défauts pour des qualités. Sa maladresse, il la haussait à la hauteur d’un style ; l’équilibre spontané qu’il donnait à ses volumes dans l’espace, il le détruisait sous prétexte que c’était « trop classique ».

Personne ne prenait au sérieux les créations de Césario, ni les galeristes, ni les collectionneurs, ni les gens de la plage, encore moins ses maîtresses. Pour lui, cette indifférence garantissait son génie : il devait poursuivre sa voie jusqu’à la reconnaissance finale, fût-elle posthume.

Wanda comprit cela et décida de l’utiliser. Par la suite, elle conserva cette technique pour séduire les hommes, une méthode qui, maniée à bon escient, triomphe à coup sûr : la flatterie. Césario, il ne fallait pas le complimenter sur son physique – il se moquait d’être beau car il le savait et en profitait –, il fallait s’intéresser à son art.

Après avoir dévoré quelques livres empruntés à la bibliothèque de l’institut – histoire de l’art, encyclopédie de la peinture, biographies de peintres –, elle revint bien armée pour discuter avec lui. Rapidement, elle lui confirma ce qu’il pensait en secret : il était un artiste maudit ; pareil à Van Gogh, il buterait sur les sarcasmes de ses contemporains et jouirait de la gloire ensuite ; en attendant, il ne devait pas douter une seconde de son génie. Wanda prit l’habitude de lui tenir compagnie quand il barbouillait et devint experte en l’art de délirer de contentement face à ses pâtés de couleur.

Césario était ému aux larmes d’avoir rencontré Wanda. Il ne pouvait plus se passer d’elle. Elle incarnait ce qu’il n’avait osé espérer : l’âme sœur, la confidente, l’imprésario, la muse. Chaque jour, il avait davantage besoin d’elle ; chaque jour, il oubliait davantage son jeune âge.

Arriva ce qui devait arriver : il tomba amoureux. Wanda s’en rendit compte avant lui et renfila des tenues provocantes. Elle saisissait dans son regard qu’il souffrait désormais de ne pas la toucher. Par honnêteté, parce qu’il était un brave garçon, il arrivait à se retenir quoique tout son corps et toute son âme eussent envie d’embrasser Wanda.

Elle put donc lui porter le coup de grâce.

Pendant trois jours, elle s’abstint de venir, histoire de l’inquiéter et de lui manquer. Le quatrième soir, tard dans la nuit, elle déboula en larmes au cabanon.

— C’est horrible, Césario, je suis si malheureuse ! J’ai envie de me suicider.

— Que se passe-t-il ?

— Ma mère a décrété que nous repartions à Paris. Nous ne nous verrons plus.

Les choses se déroulèrent comme prévu : Césario la réconforta dans ses bras ; elle ne se consola pas ; lui non plus ; il proposa de boire une goutte d’alcool pour se reconstituer ; après quelques verres, beaucoup de larmes et autant de frôlements, alors qu’il ne pouvait plus se contrôler, ils firent l’amour.

Wanda adora chaque instant de cette nuit. Les filles du pays avaient raison : Césario vénérait le corps féminin. Elle eut le sentiment d’être une déesse posée sur un autel quand il l’emporta au lit, puis lorsqu’il lui voua un culte jusqu’au matin.

Naturellement, elle s’enfuit à l’aube et revint le soir, bouleversée, jouant un désespoir identique. Pendant quelques semaines, chaque nuit, Césario déboussolé tentait de consoler l’adolescente qu’il aimait en la tenant à distance puis, après trop d’effleurements, d’embrassades ou de sanglots essuyés sur la paupière ou sous la lèvre, il finissait, affolé, par perdre ses principes moraux pour aimer la jeune fille avec l’énergie de sa passion.

Lorsqu’elle eut le sentiment d’avoir acquis un savoir encyclopédique sur les relations entre un homme et une femme au lit – car il finit par lui apprendre aussi ce qui plaisait au mâle –, elle disparut.

Retournée à l’institution, elle ne donna plus de nouvelles, perfectionna l’art de la volupté en compagnie de quelques hommes nouveaux, puis apprit avec bonheur que sa mère avait succombé d’une overdose. Libre, elle s’enfuit à Paris, plongea dans le monde de la nuit et entama son ascension sociale en s’appuyant sur le sexe masculin.

 

— On repart au bateau ou on loue des matelas sur cette plage ? Wanda… Wanda ! Tu m’écoutes ? On repart au bateau ou tu préfères prendre des matelas sur la plage ?

Wanda rouvre les yeux, toise Lorenzo déconcerté par cette absence, et claironne :

— Si nous allions voir les tableaux de l’artiste local ?

— Allons, ça doit être horrible, s’exclame Guido Farinelli.

— Pourquoi pas ? Ça peut être très drôle ! assure aussitôt Lorenzo qui ne manque pas une occasion de prouver sa servilité à Wanda.

La troupe de milliardaires convient que ce sera une expédition amusante et suit Wanda qui aborde Césario.

— C’est vous qui nous avez proposé de visiter votre atelier ?

— Oui, madame.

— Eh bien, pouvons-nous en profiter maintenant ? Le vieux Césario met quelques secondes à réagir. Habitué à être rabroué, il s’étonne qu’on s’adresse à lui avec courtoisie.

Pendant que le restaurateur tire le vieillard par le bras pour lui expliquer qui est la célèbre Wanda Winnipeg et quel honneur elle lui accorde, Wanda constate les ravages du temps sur celui qui a été le plus bel homme de la plage. Le cheveu rare et gris, il souffre d’avoir trop reçu le soleil qui, d’année en année, a usé et transformé la peau ferme en un cuir flasque, taché, grené aux coudes et aux genoux. Son corps tassé, épaissi, sans taille, n’a plus aucun rapport avec l’athlète glorieux d’autrefois. Seuls ses iris ont conservé leur teinte rare d’huître verte, à cette différence qu’ils brillent moins.

Alors que Wanda n’a pas beaucoup changé, elle ne craint pas qu’il la reconnaisse. Blondie, protégée par ses lunettes, sa voix creusée dans le grave, son accent russe et surtout sa fortune, elle déjoue toute tentative d’identification.

En pénétrant la première dans le cabanon, elle s’exclame immédiatement :

— C’est magnifique !

En une minute, elle prend le groupe de vitesse : ils n’auront pas le temps de voir les croûtes avec leurs propres yeux, ils les verront à travers les siens. S’emparant de chaque peinture, elle trouve à s’étonner, à s’émerveiller. Pendant une demi-heure, la taciturne Wanda Winnipeg devient enthousiaste, bavarde, lyrique comme on ne l’a guère vue. Lorenzo n’en croit pas ses oreilles.

Le plus éberlué demeure Césario. Muet, hagard, il se demande si la scène qu’il vit se produit vraiment ; il attend le rire cruel ou la réflexion sarcastique lui confirmant qu’on se moque de lui. Les exclamations fusent désormais des richards, l’admiration de Wanda se montrant contagieuse.

— C’est vrai que c’est original…

— Ça paraît maladroit alors que c’est furieusement maîtrisé.

— Le Douanier Rousseau ou Van Gogh ou Rodin devaient donner cette impression à leurs contemporains, certifie Wanda. Allons, maintenant, ne dilapidons pas le temps de monsieur : combien ?

— Pardon ?

— Combien pour ce tableau ? Je rêve de le mettre dans mon appartement de New York, en face de mon lit pour être exacte. Combien ?

— Je ne sais pas… cent ?

En prononçant ce chiffre, Césario le regrette immédiatement : il réclame trop, son espoir va s’effondrer.

Cent dollars pour Wanda, c’est le pourboire qu’elle glissera demain au concierge de l’hôtel. Pour lui, c’est de quoi rembourser ses dettes au marchand de couleurs.

— Cent mille dollars ? reprend Wanda. Ça me paraît raisonnable. Je prends.

Césario a les oreilles qui bourdonnent ; au bord de l’apoplexie, il se demande s’il a bien entendu. — Et celui-ci, vous me le feriez au même prix ? Il mettrait tant en valeur mon grand mur blanc, à Marbella… Oh, s’il vous plaît…

Machinalement, il approuve de la tête.

Le vaniteux Guido Farinelli, sachant Wanda réputée pour son génie des bonnes affaires et soucieux de ne pas demeurer en reste sur la dépense, jette son dévolu sur une autre croûte. Lorsqu’il tente d’en discuter le montant, Wanda l’arrête :

— Mon cher Guido, je vous en prie, on ne mégote pas le prix quand on est en face d’un talent pareil. C’est si facile et si vulgaire d’avoir de l’argent, alors que posséder du talent… ce talent… Elle se tourne vers Césario.

— C’est un destin ! Une charge ! Une mission. Cela justifie toutes les misères d’une vie. Sonnant l’heure du rappel, elle dépose les chèques, précise que son chauffeur viendra chercher les toiles ce soir et laisse Césario hébété, une bave blanche au bord des lèvres. La scène dont il a rêvé sa vie durant s’est produite, et voilà qu’il ne trouve rien à répondre, il parvient juste à ne pas s’évanouir. Il a envie de pleurer, il voudrait retenir cette belle femme, lui dire combien il a été dur de traverser quatre-vingts années sans une once d’attention ou de considération, il voudrait lui avouer les heures que, seul, la nuit, il a passées à pleurer en se disant qu’au fond, il n’était peut-être qu’un minable. Grâce à elle, il est lavé de ses misères, de ses doutes, il peut croire enfin que son courage n’a pas été inutile, qu’il ne s’est pas entêté en vain.

Elle lui tend la main.

— Bravo, monsieur, je suis très fière de vous avoir connu.

 

 

FIN

 

Cette nouvelle est extraite du recueil : "Odette Toulemonde et autres histoires".

 

 

 

6 juin 2013

Arthur Rimbaud, sélection de 12 poèmes

 

 

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Rimbaud

Sélection de poésies 12

 

 

Première soirée

 

- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d'aise
Ses petits pieds si fins, si fins.

- Je regardai, couleur de cire,
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, - mouche au rosier.

- Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s'égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.

Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : "Veux-tu finir !"
- La première audace permise,
Le rire feignait de punir !

- Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
- Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : "Oh ! c'est encor mieux !...

Monsieur, j'ai deux mots à te dire..."
- Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D'un bon rire qui voulait bien...

- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

 

 

 

Sensation

 

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

 

 

 

Les effarés

 

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond,

A genoux, cinq petits, - misère ! -
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond.

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise et qui l'enfourne
Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le Boulanger au gras sourire
Grogne un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.

Quand pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche
On sort le pain,

Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,

Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus pleins de givre,
Qu'ils sont là tous,

Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, grognant des choses
Entre les trous,

Tout bêtes, faisant leurs prières
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert,

Si fort qu'ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblote
Au vent d'hiver.

 

 

 

 

Roman

 

I

On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
- On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits - la ville n'est pas loin -
A des parfums de vigne et des parfums de bière...

II

- Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon
D'azur sombre, encadré d'une petite branche,
Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche...

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête...
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête...

III

Le cœur fou robinsonne à travers les romans,
- Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l'ombre du faux col effrayant de son père...

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...
- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.
Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.
- Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire !...

- Ce soir-là..., - vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade...
- On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.

 

 

 

Ophélie

 

I

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
- On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

II

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
- C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;

C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;

C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible effara ton œil bleu !

III

- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

 

 

 

À la musique

 

Place de la Gare, à Charleville.

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

- L'orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses schakos dans la Valse des fifres :
Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ;
Le notaire pend à ses breloques à chiffres.

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
Les gros bureaux bouffis traînant leurs grosses dames
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;

Sur les bancs verts, des clubs d'épiciers retraités
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,
Puis prisent en argent, et reprennent : " En somme !..."

Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
Savoure son onnaing d'où le tabac par brins
Déborde - vous savez, c'est de la contrebande ; -

Le long des gazons verts ricanent les voyous ;
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes...

- Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
Elles le savent bien ; et tournent en riant,
Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après la courbe des épaules.

J'ai bientôt déniché la bottine, le bas...
- Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas...
- Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres.

 

 

 

Le dormeur du val


C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

 

 

 

Rêvé pour l'hiver

L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.

Tu fermeras l'œil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu te sentiras la joue égratignée...
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou...

Et tu me diras : "Cherche !" en inclinant la tête,
- Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
- Qui voyage beaucoup...

 

 

 

Le buffet

 

C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;

Tout plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand'mère où sont peints des griffons ;

- C'est là qu'on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.

- Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires.

 

 

 

Ma bohème

 

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

 

 

 

Voyelles

 

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

 

 

 

Le bateau ivre

 

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

 

 

 

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6 juin 2013

La Parure, Guy de Maupassant (texte intégral)

 

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(nouvelle parue dans Le Gaulois le 17 février 1884)

 

 ◄►

 

                                C'était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans une famille d'employés. Elle n'avait pas de dot, pas d'espérance, aucun moyen d'être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué ; et elle se laissa marier avec un petit commis du ministère de l'Instruction publique.

Elle fut simple ne pouvant être parée, mais malheureusement comme une déclassée, car les femmes n'ont point de caste ni de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur finesse native, leur instinct d'élégance, leur souplesse d'esprit, sont leur seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plus grandes dames.

Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l'usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et l'indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres muettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets, parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l'attention.

Quand elle s'asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d'une nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en déclarant d'un air enchanté : " Ah ! le bon pot­-au-­feu ! je ne sais rien de meilleur que cela..." elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d'oiseaux étranges au milieu d'une forêt de féerie ; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair rose d'une truite ou des ailes de gélinotte.

Elle n'avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et elle n'aimait que cela ; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être séduisante et recherchée.

Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu'elle ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des jours entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de détresse.

 

Or, un soir, son mari rentra, l'air glorieux, et tenant à la main une large enveloppe.

- Tiens, di-t­il, voici quelque chose pour toi.

Elle déchira vivement le papier et en tira une carte imprimée qui portait ces mots :

- Le ministre de l'Instruction publique et Mme Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel de leur faire honneur de venir passer la soirée à l'hôtel du ministère, le lundi 18 janvier.

Au lieu d'être ravie, comme l'espérait son mari, elle jeta avec dépit l'invitation sur la table, murmurant :

- Que veux­-tu que je fasse de cela ?

- Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente. Tu ne sors jamais, et c'est une occasion, cela, une belle ! J'ai eu une peine infinie à l'obtenir. Tout le monde en veut ; c'est très recherché et on n'en donne pas beaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel.

- Elle le regardait d'un œil irrité, et elle déclara avec impatience :

- Que veux-­tu que je me mette sur le dos pour aller là ?

 Il n'y avait pas songé ; il balbutia :

- Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle me semble très bien, à moi...

Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme pleurait. Deux grosses larmes descendaient lentement des coins des yeux vers les coins de la bouche ; il bégaya :

- Qu'as-­tu ? Qu'as­-tu ?

Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa peine et elle répondit d'une voix calme en essuyant ses joues humides :

- Rien. Seulement je n'ai pas de toilette et par conséquent je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque collègue dont la femme sera mieux nippée que moi.

Il était désolé. Il reprit :

- Voyons, Mathilde. Combien cela coûterait­-il, une toilette convenable, qui pourrait te servir encore en d'autres occasions, quelque chose de très simple ?

Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses comptes et songeant aussi à la somme qu'elle pouvait demander sans s'attirer un refus immédiat et une exclamation effarée du commis économe. Enfin elle répondit en hésitant :

- Je ne sais pas au juste, mais il me semble qu'avec quatre cents francs je pourrais arriver.

- Il avait un peu pâli, car il réservait juste cette somme pour acheter un fusil et s'offrir des parties de chasse, l'été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient tirer des alouettes, par là, le dimanche. Il dit cependant :

- Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche d'avoir une belle robe.

 

Le jour de la fête approchait, et Mme Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Sa toilette était prête cependant. Son mari lui dit un soir :

- Qu'as­-tu ? Voyons, tu es toute drôle depuis trois jours. Et elle répondit :

- Cela m'ennuie de n'avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J'aurai l'air misère comme tout. J'aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée. Il reprit :

- Tu mettras des fleurs naturelles. C'est très chic en cette saison­-ci. Pour dix francs, tu auras deux ou trois roses magnifiques.

- Elle n'était point convaincue.

- Non ... il n'y a rien de plus humiliant que d'avoir l'air pauvre au milieu de femmes riches.

Mais son mari s'écria :

- Que tu es bête ! Va trouver ton amie Mme Forestier et demande­-lui de te prêter des bijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela. Elle poussa un cri de joie :

- C'est vrai. Je n'y avais point pensé. Le lendemain, elle se rendit chez son amie et lui conta sa détresse. Mme Forestier alla vers son armoire à glace, prit un large coffret, l'apporta, l'ouvrit, et dit à Mme Loisel :

- Choisis, ma chère.

Elle vit d'abord des bracelets, puis un collier de perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries, d'un admirable travail. Elle essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les quitter, à les rendre. Elle demandait toujours :

- Tu n'as plus rien d'autre ? ­

- Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce qui peut te plaire.

Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe rivière de diamants; et son cœur se mit à battre d'un désir immodéré. Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l'attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante, et demeura en extase devant elle­-même. Puis, elle demanda, hésitante, pleine d'angoisse :

- Peux­-tu me prêter cela, rien que cela ? ­

- Mais oui, certainement.

Elle sauta au cou de son amie, l'embrassa avec emportement, puis s'enfuit avec son trésor.

 

Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que toutes, élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le ministre la remarqua.

Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douce au cœur des femmes.

Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres messieurs dont les femmes s'amusaient beaucoup.

Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu'il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté jurait avec l'élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s'enfuir, pour ne pas être remarquée par les autres femmes qui s'enveloppaient de riches fourrures. Loisel la retenait :

- Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre.

Mais elle ne l'écoutait point et descendait rapidement l'escalier. Lorsqu'ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas de voiture ; et ils se mirent à chercher, criant après les cochers qu'ils voyaient passer de loin.

Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin ils trouvèrent sur le quai un de ces vieux coupés noctambules qu'on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s'ils eussent été honteux de leur misère pendant le jour.

Il les ramena jusqu'à leur porte, rue des Martyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C'était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu'il lui faudrait être au Ministère à dix heures.

Elle ôta les vêtements dont elle s'était enveloppé les épaules, devant la glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire. Mais soudain elle poussa un cri. Elle n'avait plus sa rivière autour du cou ! Son mari, à moitié dévêtu déjà, demanda :

- Qu'est­-ce que tu as ?

Elle se tourna vers lui, affolée :

- J'ai... j'ai... je n'ai plus la rivière de Mme Forestier.

Il se dressa, éperdu :

- Quoi !... comment!... Ce n'est pas possible!

Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les plis du manteau, dans les poches, partout. Ils ne la trouvèrent point. Il demandait :

- Tu es sûre que tu l'avais encore en quittant le bal ? ­

- Oui, je l'ai touchée dans le vestibule du ministère. ­

- Mais, si tu l'avais perdue dans la rue, nous l'aurions entendue tomber. Elle doit être dans le fiacre. ­

- Oui. C'est probable. As­-tu pris le numéro ? ­

- Non. Et toi, tu ne l'as pas regardé ? ­

- Non.

Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel se rhabilla.

- Je vais, dit­-il, refaire tout le trajet que nous avons fait à pied, pour voir si je ne la retrouverai pas.

Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans force pour se coucher, abattue sur une chaise, sans feu, sans pensée.

Son mari rentra vers sept heures. Il n'avait rien trouvé. Il se rendit à la préfecture de Police, aux journaux, pour faire promettre une récompense, aux compagnies de petites voitures, partout enfin où un soupçon d'espoir le poussait. Elle attendit tout le jour, dans le même état d'effarement devant cet affreux désastre. Loisel revint le soir, avec la figure creusée, pâlie ; il n'avait rien découvert.

- Il faut, dit-­il, écrire à ton amie que tu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais réparer. Cela nous donnera le temps de nous retourner.

Elle écrivit sous sa dictée.

Au bout d'une semaine, ils avaient perdu toute espérance.

Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara :

- Il faut aviser à remplacer ce bijou.

Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l'avait renfermé, et se rendirent chez le joaillier, dont le nom se trouvait dedans. Il consulta ses livres :

- Ce n'est pas moi, madame, qui ai vendu cette rivière ; j'ai dû seulement fournir l'écrin.

Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier, cherchant une parure pareille à l'autre, consultant leurs souvenirs, malades tous deux de chagrin et d'angoisse.

Ils trouvèrent, dans une boutique du Palais­ Royal, un chapelet de diamants qui leur parut entièrement semblable à celui qu'ils cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à trente­-six-mille.

Ils prièrent donc le joaillier de ne pas le vendre avant trois jours. Et ils firent condition qu'on le reprendrait, pour trente­-quatre-mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin de février. Loisel possédait dix-­huit-mille francs que lui avait laissés son père. Il emprunterait le reste.

Il emprunta, demandant mille francs à l'un, cinq-cents à l'autre, cinq louis par­-ci, trois louis par-­là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races de prêteurs. Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir même s'il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de l'avenir, par la noire misère qui allait s'abattre sur lui, par la perspective de toutes les privations physiques et de toutes les tortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du marchand trente-­six mille-francs.

 

Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme Forestier, celle­-ci lui dit, d'un air froissé :

- Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car, je pouvais en avoir besoin.

Elle n'ouvrit pas l'écrin, ce que redoutait son amie. Si elle s'était aperçue de la substitution, qu'aurait­-elle pensé ? Ne l'aurait-­elle pas prise pour une voleuse ?

 

Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d'ailleurs, tout d'un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne ; on changea de logement ; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu'elle faisait sécher sur une corde ; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l'eau, s'arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l'épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.

Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d'autres, obtenir du temps. Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les comptes d'un commerçant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page.

Et cette vie dura dix ans.

Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l'usure, et l'accumulation ses intérêts superposés.

Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s'asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d'autrefois, à ce bal, où elle avait été si belle et si fêtée.

Que serait-­il arrivé si elle n'avait point perdu cette parure? Qui sait? qui sait? Comme la vie est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver ! Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs­-Élysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant. C'était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue. Allait­-elle lui parler ? Oui, certes. Et maintenant qu'elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas ?

Elle s'approcha.

- Bonjour, Jeanne.

L'autre ne la reconnaissait point, s'étonnant d'être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise. Elle balbutia :

- Mais... madame !... Je ne sais... Vous devez vous tromper. ­

- Non. Je suis Mathilde Loisel.

Son amie poussa un cri :

- Oh ! . . . ma pauvre Mathilde , comme tu es changée ! ... ­

- Oui, j'ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t'ai vue ; et bien des misères... et cela à cause de toi !... ­

- De moi... Comment ça ? ­

- Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m'as prêtée pour aller à la fête du ministère. ­

- Oui. Eh bien ? ­

- Eh bien, je l'ai perdue. ­

- Comment ! puisque tu me l'as rapportée. ­

- Je t'en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n'était pas aisé pour nous, qui n'avions rien... Enfin c'est fini, et je suis rudement contente. Mme Forestier s'était arrêtée.

- Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne ? ­

- Oui. Tu ne t'en étais pas aperçue, hein? Elles étaient bien pareilles."

Et elle souriait d'une joie orgueilleuse et naïve. Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux mains. "

- Oh ! ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !...

 

 

FIN

 

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 "La Parure", de Claude Chabrol

6 juin 2013

Histoire d'une mouette et du chat qui lui apprit à voler, Luis Sepúlveda

 

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Luis Sepúlveda

HISTOIRE D’UNE MOUETTE

ET DU CHAT QUI LUI APPRIT À VOLER

 

Traduit de l’espagnol (Chili) par Anne-Marie Métailié

Éditions SUITES Métailié/Seuil, 2004

TITRE ORIGINAL Historia de una gaviota y del gato que le enseño a volar © Luis Sepúlveda, 1996 by arrangement witch Dr. Ray-Güde Mertin, Litterarische Agentur, Bad Homburg Traduction française © Éditions Métailié et Éditions du Seuil, Paris 1996 Illustration couverture : © Yann Arthus-Bertrand/Corbis

 

 À mes enfants Sebastián, Max et León, le meilleur équipage de mes rêves. Au port de Hambourg car c’est là qu’ils sont montés à bord et au chat Zorbas évidemment.

 

 

Première partie

 

1 Mer du Nord

— Banc de harengs à bâbord ! annonça la vigie et le vol de mouettes du Phare du Sable Rouge accueillit la nouvelle avec des cris de soulagement.

Il y avait six heures qu’elles volaient sans interruption et bien que les mouettes pilotes les aient conduites par des courants d’air chaud agréables pour planer au-dessus de l’océan, elles sentaient le besoin de refaire leurs forces, et pour cela quoi de mieux qu’une bonne ventrée de harengs.

Elles survolaient l’embouchure de l’Elbe dans la Mer du Nord. D’en haut elles voyaient les bateaux à la queue leu-leu, comme des animaux marins patients et disciplinés, attendant leur tour pour gagner la pleine mer et là, mettre le cap vers tous les ports de la planète.

Kengah, une mouette aux plumes argentées, aimait particulièrement regarder les pavillons des bateaux, car elle savait que chacun représentait une façon de parler, de nommer les choses avec des mots différents.

— Comme c’est difficile pour les hommes. Nous, les mouettes, nous crions de la même manière dans le monde entier, cria un jour Kengah à l’une de ses compagnes de vol.

— C’est comme ça. Et le plus étonnant c’est que parfois ils arrivent à se comprendre, répondit sa compagne.

Au-delà de la ligne de la côte, le paysage était d’un vert intense. C’était un immense pré dans lequel on distinguait les troupeaux de moutons en train de paître à l’abri des digues et les ailes paresseuses des moulins à vent.

Suivant les instructions des pilotes, la bande de mouettes du Phare du Sable Rouge prit un courant d’air froid et se jeta en piqué sur le banc de harengs. Cent vingt corps trouèrent la mer comme des flèches et en ressortant de l’eau chaque mouette tenait un hareng dans son bec. Délicieux harengs. Délicieux et gros. Juste ce qui leur fallait pour reprendre de l’énergie avant de continuer à voler jusqu’à Den Helder, où les rejoindraient les vols des îles Frisonnes.

Le plan de vol prévoyait de continuer ensuite jusqu’au Pas-de-Calais et à la Manche où elles seraient reçues par les bandes de la Baie de Seine et de Saint-Malo, en compagnie desquelles elles voleraient jusqu’au ciel de Biscaye.

Elles seraient alors un millier qu’on verrait comme un rapide nuage d’argent et que grossiraient les bandes de Belle-Ile, d’Oléron, des caps Machichaco, de l’Apio et de Peñas. Lorsque toutes les mouettes autorisées par la loi de la mer et des vents voleraient au-dessus de la Biscaye, la grande convention des mouettes des mers Baltique, du Nord et de l’Atlantique pourrait commencer.

Ce serait une belle réunion. Kengah y pensait en pêchant son troisième hareng. Comme tous les ans on y raconterait des histoires intéressantes, en particulier celles des mouettes du Cap de Peñas, voyageuses infatigables, qui parfois volaient jusqu’aux îles Canaries ou aux îles du Cap-Vert. Les femelles, comme elle, feraient de grands festins de sardines et de calamars pendant que les mâles construiraient les nids au bord d’une falaise. Elles y pondraient leurs œufs, les couveraient à l’abri de toutes les menaces, et quand les premières plumes résistantes pousseraient aux poussins viendrait la plus jolie partie du voyage : leur apprendre à voler dans le ciel de Biscaye.

Kengah plongea pour attraper un quatrième hareng et n’entendit pas le cri d’alarme qui ébranla l’air.

— Danger à tribord, décollage urgent !

Lorsque Kengah sortit la tête de l’eau, elle était seule sur l’immensité de l’océan.

 

 

 

2 Un chat grand noir et gros

— J’ai beaucoup de peine de te laisser tout seul, dit l’enfant en caressant le dos du chat grand noir et gros.

Puis il continua à remplir son sac à dos. Il prenait une cassette du groupe PUR, un de ses favoris, la rangeait, hésitait, la sortait et ne savait pas s’il la remettait dans le sac ou s’il la laissait sur la table. Il n’arrivait pas à décider ce qu’il allait emmener en vacances et ce qu’il allait laisser à la maison. Le chat grand noir et gros le regardait avec attention, assis sur le bord de la fenêtre, son endroit préféré.

— J’ai pris mes lunettes pour nager ? Zorbas, t’as pas vu mes lunettes ? Non, tu ne les connais pas, toi, tu n’aimes pas l’eau. Tu ne sais pas ce que tu perds. La natation est un des sports les plus amusants. Des croquettes ? proposa l’enfant en prenant une boîte de croquettes pour chat. Il lui en servit une ration plus que généreuse, et le chat grand noir et gros se mit à mastiquer lentement, pour faire durer le plaisir : quelles croquettes délicieuses, craquantes, au bon goût de poisson ! “C’est un garçon formidable”, pensa le chat la bouche pleine. “Comment ça, un garçon formidable ? Le meilleur”, corrigea-t-il en avalant.

Zorbas, le chat grand noir et gros, avait de bonnes raisons de penser cela de cet enfant qui dépensait son argent de poche en délicieuses croquettes, qui nettoyait la litière de la caisse où il faisait ses besoins et qui l’instruisait en lui parlant de choses importantes.

Ils passaient de longues heures ensemble sur le balcon à regarder l’activité incessante du port de Hambourg, et là, par exemple, le garçon lui disait :

— Tu vois ce bateau, Zorbas ? Tu sais d’où il vient ? Du Liberia, un pays d’Afrique très intéressant parce qu’il a été fondé par des hommes qui avaient été des esclaves. Quand je serai grand, je serai capitaine d’un grand voilier et j’irai au Liberia. Tu viendras avec moi, Zorbas. Tu seras un bon chat de mer. J’en suis sûr.

Comme tous les enfants des ports, il rêvait de voyages dans des pays lointains. Le chat grand noir et gros l’écoutait en ronronnant et se voyait aussi à bord d’un voilier sillonnant les mers. Oui. Le chat grand noir et gros avait beaucoup de tendresse pour le garçon et il n’oubliait pas qu’il lui devait la vie.

Zorbas avait contracté cette dette exactement le jour où il avait quitté le panier dans lequel il vivait avec ses sept frères. Le lait de sa mère était tiède et doux mais lui, il voulait goûter ces têtes de poisson que les gens du marché donnaient aux grands chats. Il ne pensait pas en manger une entière, non, il voulait la traîner jusqu’au panier et là, miauler à ses frères :

— Assez de téter notre pauvre mère ! Vous ne voyez pas comme elle a maigri ? Mangez du poisson, c’est la nourriture des chats des ports.

Peu de temps avant de quitter le panier, sa mère lui avait miaulé très sérieusement :

— Tu es agile et malin, c’est très bien, mais tu dois faire attention et ne pas sortir du panier. Demain ou après-demain les humains vont venir décider de ton destin et de celui de tes frères. Ils vont sûrement vous donner des noms sympathiques et vous serez assurés d’être nourris. C’est une grande chance de naître dans un port, car dans les ports on aime et on protège les chats. La seule chose que les humains attendent de nous, c’est que nous éloignions les rats. Oui, mon enfant, être chat de port est une grande chance, mais tu dois faire attention car il y a en toi quelque chose qui peut faire ton malheur. Mon enfant, si tu regardes tes frères, tu verras qu’ils sont gris ou rayés comme les tigres. Toi, tu es né tout noir, sauf la petite tache blanche que tu as sous le menton. Il y a des humains qui croient que les chats noirs portent malheur ; c’est pourquoi, mon petit, il ne faut pas sortir du panier.

Mais Zorbas, qui était alors une petite boule de charbon, quitta le panier. Il voulait goûter une de ces têtes de poisson. Et il voulait aussi voir un peu le monde.

Il n’alla pas très loin. La queue dressée et vibrante, en trottant vers un étal de poissonnier, il passa devant un grand oiseau qui somnolait, la tête penchée. C’était un oiseau très laid avec une énorme poche sous le bec. Soudain le petit chat sentit que le sol s’éloignait de ses pattes et, sans comprendre ce qui lui arrivait, il se retrouva en train de faire une cabriole en l’air. Se souvenant de l’une des premières leçons de sa mère, il chercha un endroit pour retomber sur ses quatre pattes, mais en bas l’oiseau l’attendait le bec ouvert. Il tomba dans la poche, il y faisait noir et ça sentait horriblement mauvais.

— Laisse-moi sortir ! Laisse-moi sortir ! miaula-t-il, désespéré.

— Ah bon. Tu parles. Quelle bête tu es ? croassa l’oiseau sans ouvrir le bec.

— Laisse-moi sortir ou je te griffe, miaula-t-il, menaçant.

— Je crois que tu es une grenouille. Tu es une grenouille ? croassa l’oiseau, toujours le bec fermé.

— Je m’étouffe, oiseau idiot ! miaula le petit Zorbas.

— Oui. Tu es une grenouille. Une grenouille noire. Comme c’est étrange, croassa l’oiseau.

— Je suis un chat et je suis en colère ! Laisse-moi sortir ou tu vas le regretter ! miaula le petit Zorbas en cherchant où planter ses griffes dans la poche sombre.

— Tu crois que je ne sais pas distinguer un chat d’une grenouille ? Les chats sont poilus, rapides et ils sentent la pantoufle. Toi, tu es une grenouille. Une fois j’ai mangé des grenouilles, c’était pas mauvais, mais elles étaient vertes. Dis donc, tu ne serais pas une grenouille vénéneuse par hasard ? croassa l’oiseau inquiet.

— Oui ! Je suis une grenouille vénéneuse et en plus je porte malheur !

— Quel problème ! L’autre jour j’ai avalé un hérisson vénéneux et il ne m’est rien arrivé. Quel problème ! Je t’avale ou je te crache ? réfléchit l’oiseau, mais il ne croassa rien de plus car il s’agita, battit des ailes et ouvrit finalement le bec.

Couvert de bave, le petit Zorbas sortit la tête et sauta par terre. Il vit alors le garçon qui tenait l’oiseau par le cou et le secouait.

— Tu es aveugle ou quoi ? Pélican imbécile ! Viens mon chat. Un peu plus tu finissais dans le ventre de cet oiseau, dit l’enfant, et il le prit dans ses bras. C’est ainsi qu’avait commencé cette amitié qui durait depuis cinq ans. Le baiser de l’enfant sur sa tête éloigna ses souvenirs. Il le vit enfiler son sac à dos, marcher vers la porte et de là lui dire encore adieu.

— À dans deux mois. Je penserai à toi tous les jours Zorbas, je te le promets.

— Au revoir Zorbas ! Au revoir mon gros ! crièrent les deux petits frères du garçon.

Le chat grand noir et gros entendit qu’on fermait la porte à double tour et il courut jusqu’à la fenêtre sur la rue pour voir sa famille adoptive avant qu’elle ne s’éloigne. Le chat grand noir et gros poussa un soupir de satisfaction. Pendant deux mois il allait être le seigneur et maître de l’appartement. Un ami de la famille viendrait tous les jours lui ouvrir une boîte de nourriture et changer sa litière. Deux mois pour se prélasser dans les fauteuils, sur les lits, ou sortir sur le balcon, grimper sur les toits, aller jusqu’aux branches du vieux marronnier et descendre le long de son tronc jusqu’à la cour, où il retrouvait les chats du quartier. Il n’allait pas s’ennuyer. Pas du tout.

C’est ce que pensait Zorbas, le chat grand noir et gros, car il ne savait pas ce qui allait lui tomber dessus très bientôt.

 

 

 

3 Hambourg en vue

Kengah déplia ses ailes pour prendre son envol, mais la vague fut plus rapide et la recouvrit toute. Quand elle sortit de l’eau, la lumière du jour avait disparu, et après avoir secoué énergiquement la tête, elle comprit que la malédiction des mers obscurcissait sa vue.

Kengah, la mouette aux plumes argentées, plongea sa tête dans l’eau à plusieurs reprises jusqu’à ce que quelques étincelles de lumière arrivent à ses pupilles couvertes de pétrole. La tache visqueuse, la peste noire, collait ses ailes à son corps et elle se mit à remuer les pattes dans l’espoir de nager vite et de sortir du centre de la vague noire.

Tous les muscles tétanisés par l’effort, elle atteignit enfin la limite de la tache de pétrole et le frais contact de l’eau propre. Lorsque, à force de cligner des yeux et de plonger sa tête sous l’eau, elle réussit à nettoyer ses yeux, elle regarda le ciel et ne vit que quelques nuages qui s’interposaient entre la mer et l’immensité de la voûte céleste. Ses compagnes de la bande du Phare du Sable rouge devaient être loin, très loin.

C’était la loi. Elle aussi, elle avait vu des mouettes surprises par les vagues noires mortelles, et malgré son désir de descendre leur apporter une aide aussi inutile qu’impossible, elle s’était éloignée, respectant la loi qui interdit d’assister à la mort de ses compagnes.

Les ailes immobilisées, collées au corps, les mouettes étaient des proies faciles pour les grands poissons, ou bien elles mouraient lentement asphyxiées par le pétrole, qui en glissant entre leurs plumes bouchait tous leurs pores.

C’était le sort qui l’attendait et elle désira disparaître rapidement dans le gosier d’un grand poisson.

La tache noire. La peste noire. Tandis qu’elle attendait l’issue fatale, Kengah maudit les humains.

— Pas tous. Il ne faut pas être injuste ! cria-t-elle faiblement. Souvent elle avait vu d’en haut comment les grands pétroliers profitaient des jours de brouillard côtier pour aller en haute mer nettoyer leurs réservoirs. Ils jetaient à la mer des milliers de litres d’une substance épaisse et pestilentielle qui était entraînée par les vagues.

Elle avait aussi vu que parfois des petites embarcations s’approchaient des pétroliers et les empêchaient de vider leurs réservoirs. Malheureusement, ces petits bateaux aux couleurs de l’arc-en-ciel n’arrivaient pas toujours à temps pour empêcher qu’on empoisonne les mers. Kengah passa les heures les plus longues de sa vie, posée sur l’eau à se demander, atterrée, si ce n’était pas la plus terrible des morts qui l’attendait ; pire que d’être dévorée par un poisson, pire que l’angoisse de l’asphyxie, mourir de faim.

Désespérée à l’idée d’une mort lente, elle remua et se rendit compte avec étonnement que le pétrole n’avait pas collé ses ailes contre son corps. Ses plumes étaient imprégnées de cette substance épaisse mais au moins elle pouvait étendre les ailes.

— J’ai peut-être encore une chance de sortir de là et, qui sait si en volant haut, très haut, le soleil ne fera pas fondre le pétrole. Une histoire racontée par une vieille mouette des îles Frisonnes revint à sa mémoire. Cela parlait d’un humain, nommé Icare, qui pour réaliser son rêve de voler s’était fabriqué des ailes avec des plumes d’aigle et avait volé très haut, tout près du soleil, si bien que la chaleur avait fait fondre la cire qui collait les plumes et qu’il était tombé.

Kengah battit des ailes, replia ses pattes, s’éleva de quelques centimètres et retomba dans l’eau. Avant de recommencer, elle plongea complètement et remua ses ailes sous l’eau. Cette fois elle s’éleva d’un mètre avant de retomber.

Ce maudit pétrole collait les plumes de sa queue, de sorte qu’elle ne pouvait pas guider son ascension. Elle replongea et avec son bec retira la couche de saleté qui couvrait sa queue.

Elle supporta la douleur de l’arrachage des plumes jusqu’à ce que sa queue soit un peu moins sale. Au cinquième essai, Kengah réussit à s’envoler.

Elle battait des ailes désespérément car le poids de la couche de pétrole l’empêchait de planer. Un seul arrêt et elle tomberait. Par chance, elle était jeune et ses muscles répondaient bien.

Elle vola très haut. Sans cesser de battre des ailes, elle regarda en bas et vit à peine la côte comme une ligne blanche. Elle vit aussi quelques bateaux comme de minuscules objets sur une nappe bleue. Elle monta plus haut, mais les effets du soleil qu’elle attendait ne l’atteignaient pas. Peut-être les rayons donnaient-ils une chaleur trop faible, peut-être la couche de pétrole était-elle trop épaisse.

Kengah comprit qu’elle n’aurait pas suffisamment de force pour continuer à battre des ailes et vola vers l’intérieur des terres en suivant la ligne verte et sinueuse de l’Elbe, à la recherche d’un endroit pour se poser.

Son battement d’ailes devint de plus en plus lourd et lent. Elle perdait ses forces. Elle ne volait plus aussi haut. Dans un effort désespéré pour reprendre de l’altitude, elle ferma les yeux et battit des ailes avec ses dernières énergies. Elle ne sut pas combien de temps elle vola les yeux fermés, mais quand elle les rouvrit elle était au-dessus d’une haute tour ornée d’une girouette d’or.

— Saint-Michel ! cria-t-elle en reconnaissant la tour de l’église de Hambourg.

Ses ailes refusèrent de la porter plus loin.

 

 

 

4 La fin d’un vol

Le chat grand noir et gros prenait le soleil sur le balcon en ronronnant et en pensant comme c’était bon d’être là à recevoir les rayons du soleil, le ventre en l’air, les quatre pattes repliées et la queue étirée.

Au moment précis où il se retournait paresseusement pour présenter son dos au soleil, il entendit le bourdonnement d’un objet volant qu’il ne sut pas identifier et qui s’approchait à grande vitesse. Inquiet, il se dressa d’un seul coup sur ses quatre pattes et arriva tout juste à se jeter de côté pour esquiver la mouette qui s’abattit sur le balcon.

C’était un oiseau très sale. Tout son corps était imprégné d’une substance noire et malodorante. Zorbas s’approcha et la mouette essaya de se redresser en traînant les ailes.

— Ce n’était pas un atterrissage très élégant, miaula-t-il.

— Je regrette. Je ne pouvais pas faire autrement, croassa la mouette.

— Dis donc, tu es dans un drôle d’état. Qu’est-ce que tu as sur le corps ? Tu sens vraiment mauvais !

— J’ai été atteinte par une vague noire. La peste noire. La malédiction des mers. Je vais mourir, croassa plaintivement la mouette.

— Mourir ? Ne dis pas ça. Tu es fatiguée et sale. C’est tout. Pourquoi ne vas-tu pas jusqu’au Zoo ? Ce n’est pas loin et il y a des vétérinaires qui pourront t’aider, miaula Zorbas.

— Je ne peux pas. C’était mon dernier vol, croassa la mouette d’une voix presque inaudible, et elle ferma les yeux.

— Ne meurs pas ! Repose-toi un peu et, tu verras, tu iras mieux. Tu as faim ? Je vais t’apporter un peu de ma nourriture mais ne meurs pas, miaula Zorbas en s’approchant de la mouette évanouie.

Surmontant son dégoût le chat lui lécha la tête. Cette substance qui la couvrait avait un goût horrible. Quand il lui passa la langue sur le cou il remarqua que la respiration de l’oiseau était de plus en plus faible.

— Écoute, mon amie. Je veux t’aider mais je ne sais pas comment. Essaye de te reposer pendant que je vais demander ce qu’on fait avec une mouette malade, miaula Zorbas avant de grimper sur le toit.

Il s’éloignait vers le marronnier quand il entendit la mouette l’appeler.

— Tu veux que je te laisse un peu à manger ? miaula-t-il, soulagé.

— Je vais pondre un œuf. Avec les dernières forces qui me restent je vais pondre un œuf. Chat, mon ami, on voit que tu es bon, que tu as de nobles sentiments. Je vais te demander de me promettre trois choses. Tu vas le faire ? demanda-t-elle en secouant maladroitement ses pattes dans un essai manqué pour se redresser.

Zorbas pensa que la pauvre mouette délirait et qu’avec un oiseau dans un état aussi lamentable on ne pouvait qu’être généreux.

— Je te promets tout ce que tu voudras. Mais maintenant repose-toi, miaula-t-il avec compassion.

— Je n’ai pas le temps de me reposer. Promets-moi que tu ne mangeras pas l’œuf, dit-elle en ouvrant les yeux.

— Je promets de ne pas manger l’œuf.

— Promets-moi de t’en occuper jusqu’à la naissance du poussin, croassa-t-elle en soulevant la tête.

— Je promets de m’occuper de l’œuf jusqu’à la naissance du poussin, miaula Zorbas.

— Et promets-moi que tu lui apprendras à voler, croassa-t-elle en regardant fixement le chat dans les yeux.

Alors Zorbas pensa que non seulement cette malheureuse mouette délirait, mais qu’elle était complètement folle.

— Je promets de lui apprendre à voler. Et maintenant repose-toi, je vais chercher de l’aide, miaula Zorbas en sautant sur le toit. Kengah regarda le ciel, remercia les bons vents qui l’avaient accompagnée et juste au moment où elle poussait son dernier soupir, un petit œuf blanc taché de bleu roula à côté de son corps imbibé de pétrole.

 

 

 

5 À la recherche d’un conseil

Zorbas descendit rapidement le long du tronc du marronnier, traversa la cour de l’immeuble à toute vitesse en évitant de se faire remarquer par les chiens vagabonds, sortit dans la rue, s’assura qu’il n’y avait pas d’auto, traversa et courut jusqu’au Cuneo, un restaurant italien du port.

Deux chats qui reniflaient une caisse à ordures le virent passer.

— Eh, mon pote, tu vois ce que je vois ? Quel joli petit gros ! miaula l’un des chats.

— Ouais, mon vieux. Comme il est noir, c’est pas une boule de graisse, c’est une boule de goudron. Où tu vas petite boule de goudron ? demanda l’autre. Même préoccupé par la mouette, Zorbas n’était pas disposé à laisser passer les provocations de ces deux voyous. Alors il s’arrêta, hérissa les poils de son dos et sauta sur le couvercle de la poubelle.

Lentement il étira une patte de devant, sortit une griffe longue comme une allumette et l’approcha du museau de l’un des provocateurs.

— Elle te plaît ? J’en ai neuf autres du même modèle. Tu veux les essayer ? miaula-t-il très calmement. Le chat qui avait la griffe sous le nez avala sa salive avant de répondre sans quitter la griffe des yeux.

— Non chef. Quelle belle journée ! Pas vrai ?

— Et toi, qu’est-ce que tu en dis ? demanda Zorbas à l’autre chat.

— Moi aussi je dis que c’est une bien belle journée, idéale pour se promener, un peu fraîche peut-être.

Cette affaire réglée, Zorbas reprit son chemin jusqu’à la porte du restaurant. À l’intérieur, les garçons préparaient les tables pour les clients de midi. Zorbas miaula trois fois et attendit assis sur le seuil. Peu après, Secrétario, un chat de gouttière très maigre avec seulement deux poils de moustache, un de chaque côté du nez, s’approcha de lui.

— Nous regrettons beaucoup, mais si vous n’avez pas réservé, nous ne pouvons pas vous accueillir. Nous sommes complet, miaula-t-il en guise de salut. Il allait ajouter quelque chose encore, mais Zorbas le coupa :

— Je dois miauler avec Colonello. C’est urgent !

— Urgent ! Toujours des urgences de dernière minute. Je vais voir ce que je peux faire, mais c’est bien parce qu’il s’agit d’une urgence, miaula Secrétario, et il rentra dans le restaurant. Colonello était un chat d’un âge indéterminé. Certains disaient qu’il avait le même âge que le restaurant qui l’abritait, d’autres soutenaient qu’il était encore beaucoup plus vieux. Mais cela n’avait pas d’importance, car Colonello avait un étrange talent pour conseiller ceux qui avaient des problèmes, et même s’il ne résolvait jamais aucune difficulté, ses conseils réconfortaient. Par son âge et par son talent Colonello était une autorité chez les chats du port.

Secrétario revint en courant.

— Suis-moi. Colonello va te recevoir, exceptionnellement.

Zorbas le suivit. Passant sous les tables et sous les chaises de la salle, ils arrivèrent à la porte de la cave. Ils descendirent en sautant les marches d’un escalier étroit et, en bas, trouvèrent Colonello, la queue dressée, en train d’examiner les bouchons des bouteilles de champagne.

— Porca miseria ! Les rats ont rongé les bouchons du meilleur champagne de la maison. Zorbas, caro amico, salua Colonello qui avait l’habitude de miauler des mots en italien.

— Excuse-moi de te déranger en plein travail, mais j’ai un problème grave et j’ai besoin de tes conseils, miaula Zorbas.

 — Je suis là pour ça, caro amico. Secrétario ! Sers à mi amico un peu de ces lasagnes alforno qu’on nous a données ce matin, ordonna Colonello.

— Mais vous les avez toutes mangées ! Je n’ai même pas pu les sentir, se plaignit Secrétario. Zorbas remercia en disant qu’il n’avait pas faim et raconta rapidement la tumultueuse arrivée de la mouette, son état lamentable et les promesses qu’il avait été obligé de faire. Le vieux chat écouta en silence, puis il réfléchit en caressant ses longues moustaches et finalement miaula avec énergie.

— Porca miseria ! Il faut se débrouiller pour que cette pauvre mouette puisse reprendre son vol. — Oui, mais comment ? demanda Zorbas.

— Le mieux c’est de consulter Jesaitout, indiqua Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais suggérer. Pourquoi faut-il toujours qu’il m’enlève les miaulements de la bouche, celui-là ? protesta Colonello.

— Oui ? C’est une bonne idée. Je vais aller voir Jesaitout, approuva Zorbas.

— On va y aller ensemble. Les problèmes d’un chat du port sont les problèmes de tous les chats du port, déclara solennellement Colonello. Les trois chats sortirent de la cave et coururent à travers le labyrinthe des cours des maisons alignées en face du port jusqu’au temple de Jesaitout.

 

 

 

6 Dans un endroit étrange

Jesaitout habitait un endroit assez difficile à décrire car, à première vue, cela aurait pu être un bric-à-brac d’objets étranges, un musée des extravagances, un dépôt de machines hors d’usage, la bibliothèque la plus chaotique du monde ou le laboratoire d’un savant inventeur d’engins impossibles à nommer. Mais ce n’était rien de tout cela, ou plutôt, c’était beaucoup plus que cela.

L’endroit s’appelait “Harry, Bazar du Port” et son propriétaire, Harry, était un vieux loup de mer qui au cours de cinquante ans de navigation sur les sept mers s’était employé à réunir toute sorte d’objets dans les centaines de ports qu’il avait connus.

Lorsque la vieillesse s’installa dans ses os, Harry décida de troquer sa vie de navigateur contre celle de marin à terre et d’ouvrir le bazar avec tous les objets qu’il avait réunis.

Il loua une maison de trois étages dans la rue du port, mais elle était trop petite pour exposer ses collections insolites, si bien qu’il loua la maison voisine, à deux étages, mais ce n’était toujours pas suffisant. Finalement, après avoir loué une troisième maison, il réussit à ranger tous ses objets – ranger évidemment selon son sens de l’ordre très particulier.

Dans les trois maisons réunies par des couloirs et des escaliers étroits, il y avait près d’un million d’objets parmi lesquels il faut signaler :

7200 chapeaux à bord souple pour que le vent les emporte

160 gouvernails de bateaux pris de vertige à force de faire le tour du monde

245 feux de navires qui avaient défié les brumes les plus épaisses

12 télégraphes de commandement écrasés par des capitaines irascibles

256 boussoles qui n’avaient jamais perdu le nord

6 éléphants de bois grandeur nature

2 girafes empaillées contemplant la savane

1 ours polaire naturalisé, dans le ventre duquel se trouvait la main, naturalisée aussi, d’un explorateur norvégien

700 ventilateurs dont les pales rappelaient les brises fraîches des crépuscules tropicaux

1200 hamacs de jute, garantissant les meilleurs rêves

1300 marionnettes de Sumatra qui n’avaient interprété que des histoires d’amour

123 projecteurs de diapositives montrant des paysages où l’on pouvait toujours être heureux

54 000 romans dans 47 langues

2 maquettes de la tour Eiffel, l’une construite avec un demi-million d’aiguilles à coudre et l’autre trois cent mille cure-dents

3 canons de bateaux corsaires anglais ayant attaqué Cartagena de Indias

17 ancres trouvées au fond de la Mer du Nord 200 tableaux de couchers de soleil

17 machines à écrire ayant appartenu à des écrivains célèbres

128 caleçons longs de flanelle pour hommes de plus de 2 mètres

7 fracs pour nains

500 pipes d’écume de mer

1 astrolabe s’obstinant à indiquer la position de la Croix du Sud

7 coquillages géants dans lesquels résonnait l’écho lointain de naufrages mythiques

12 kilomètres de soie rouge

2 écoutilles de sous-marins

Et beaucoup de choses encore qu’il serait trop long de nommer.

Pour visiter le bazar d’Harry on devait payer une entrée et une fois à l’intérieur il fallait un grand sens de l’orientation pour ne pas se perdre dans le labyrinthe de chambres sans fenêtres, couloirs étroits et escaliers qui faisaient communiquer les trois maisons.

Harry avait deux mascottes : un chimpanzé nommé Matias qui tenait la caisse à l’entrée, assurait la sécurité et jouait aux dames avec le vieux marin – évidemment très mal. Il buvait de la bière et essayait toujours de tricher en rendant la monnaie.

La deuxième mascotte c’était Jesaitout, un chat gris, petit et maigre, qui consacrait l’essentiel de son temps à l’étude des milliers de livres qu’il y avait là.

Colonello, Secrétario et Zorbas entrèrent dans le bazar la queue en l’air. Ils regrettèrent de ne pas voir Harry derrière le comptoir car le vieux marin avait toujours des paroles affectueuses et des saucisses pour eux.

— Un instant sacs à puces ! Vous oubliez de payer l’entrée ! glapit Matias.

— Et depuis quand est-ce qu’on paye, nous les chats ? demanda Secrétario.

— Sur la porte il y a : Entrée deux marks. Nulle part il est écrit que les chats entrent gratis. Huit marks ou vous fichez le camp ! glapit énergiquement le chimpanzé.

— Monsieur le singe, je crains que les mathématiques ne soient pas votre fort, miaula Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais dire. Une fois de plus vous m’enlevez les miaulements de la bouche, protesta Colonello.

— BLABLABLA ! Payez ou fichez le camp ! cria Matias.

Zorbas sauta sur le comptoir et regarda fixement le chimpanzé dans les yeux. Il soutint son regard jusqu’à ce que Matias cligne des yeux et commence à pleurer.

— Bon, en réalité, ça fait six marks. Tout le monde peut se tromper, reprit timidement Matias. Sans cesser de le regarder dans les yeux, Zorbas sortit une griffe de sa patte droite de devant. — Ça te plaît Matias ? J’en ai neuf autres pareilles. Tu peux les imaginer plantées dans ce cul rouge que tu as toujours à l’air ? miaula-t-il tranquillement.

— Pour cette fois je ferme les yeux. Vous pouvez passer, glapit le chimpanzé en prenant un air calme.

Les trois chats, la queue orgueilleusement dressée, disparurent dans le labyrinthe de couloirs.

 

 

 

7 Un chat qui sait tout

— Terrible ! Terrible ! Il est arrivé quelque chose de terrible, miaula Jesaitout en les voyant. Nerveux, il se promenait devant un énorme livre ouvert sur le sol, et par moments il portait ses pattes de devant à sa tête. Il avait l’air vraiment inconsolable.

— Qu’est-ce qui est arrivé ? miaula Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais demander. Il semble que m’enlever les miaulements de la bouche soit une obsession chez vous, protesta Colonello.

— Allons. Ce n’est pas si grave, suggéra Zorbas.

— Quoi ! Pas si grave. C’est terrible ! Terrible. Ces maudites souris ont mangé une page entière de l’Atlas. La carte de Madagascar a disparu. C’est terrible ! insista Jesaitout en tirant sur ses moustaches.

— Secrétario, rappelez-moi qu’il faut organiser une battue contre ces mangeurs de Masagas… Masagamas… enfin vous voyez ce que je veux dire, miaula Colonello.

— Madagascar, précisa Secrétario.

 — Continuez. Continuez à m’enlever les miaulements de la bouche. Porca miseria ! s’exclama Colonello.

— On va te donner un coup de main, Jesaitout, mais maintenant nous sommes ici parce que nous avons un grand problème et comme tu sais tant de choses, tu peux peut-être nous aider, miaula Zorbas, et il lui raconta la triste histoire de la mouette.

Jesaitout écouta avec attention. Il approuvait en remuant la tête et quand les mouvements nerveux de sa queue exprimaient avec trop d’éloquence les sentiments qu’éveillaient en lui les miaulements de Zorbas, il essayait de la retenir avec ses pattes de derrière. - … et je l’ai laissée comme ça, très mal, il y a un instant… conclut Zorbas.

— Terrible histoire ! Terrible ! Voyons, laissez-moi réfléchir. Mouette, pétrole… pétrole… mouette… mouette malade… c’est ça. Il faut consulter l’encyclopédie ! s’exclama-t-il plein de jubilation.

— La quoi ? miaulèrent les trois chats.

— L’en-cy-clo-pé-die. Le livre du savoir. Il faut chercher dans les tomes 13 et 16, les lettres M et P, indiqua Jesaitout d’un ton décidé.

— Voyons cette enplico… empyco… hum ! proposa Colonello.

— En-cy-clo-pé-die, épela lentement Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais dire. Je vois que vous ne pouvez pas résister à la tentation de m’enlever les miaulements de la bouche, protesta Colonello.

Jesaitout grimpa sur un énorme meuble dans lequel étaient alignés de gros livres à l’air imposant et après avoir cherché les lettres M et P, il fit tomber les deux volumes. Il descendit et, d’une griffe très courte, usée à force de feuilleter les livres, il tourna les pages. Les trois chats gardaient un silence respectueux tandis qu’il marmottait des miaulements presque inaudibles.

— Je crois qu’on va y être. Comme c’est intéressant ! Merlan, Migration, Milan. Comme c’est intéressant ! Écoutez ça : Il semble que le milan soit un oiseau terrible ! Terrible ! Il est considéré comme l’un des rapaces les plus cruels ! Terrible ! s’exclama Jesaitout avec enthousiasme.

— Le milan ne nous intéresse pas. Nous sommes ici pour une mouette, l’interrompit Secrétario. — Auriez-vous l’amabilité de cesser de m’enlever les miaulements de la bouche ? grogna Colonello.

— Pardon. Mais pour moi l’encyclopédie est irrésistible. Chaque fois que je regarde dans ses pages j’apprends quelque chose de nouveau. Morue. Mouette. On y est ! s’écria Jesaitout. Mais ce que l’encyclopédie disait des mouettes ne leur fut pas très utile. Ils apprirent que la mouette qui les préoccupait appartenait à l’espèce argentée, appelée ainsi à cause de la couleur de ses plumes. Ce qu’ils trouvèrent sur le pétrole ne les amena pas non plus à savoir comment aider la mouette, même s’il leur fallut supporter une interminable dissertation de Jesaitout, qui parla longuement d’une guerre du pétrole dans les années 70.

— Par les piquants du hérisson ! Nous sommes toujours au même point, miaula Zorbas.

— C’est terrible ! Terrible ! C’est la première fois que l’encyclopédie me déçoit, s’exclama Jesaitout, désolé.

— Et dans cette enplico… encymolé… enfin tu vois ce que je veux dire. Il n’y a pas de conseils pratiques, du genre comment enlever les taches de pétrole ? s’enquit Colonello.

— Génial ! Terriblement génial ! C’est par là qu’on aurait dû commencer. Je prends tout de suite le tome 4, la lettre D, Détachant, annonça Jesaitout en grimpant sur le meuble.

— Vous vous rendez compte, si vous aviez évité cette odieuse habitude de m’enlever les miaulements de la bouche nous saurions déjà quoi faire, indiqua Colonello au silencieux Secrétario.

À la page consacrée au mot « Détachant » ils trouvèrent, outre la façon d’enlever les taches de confiture, d’encre de Chine, de sang et de sirop de framboise, la solution pour éliminer les taches de pétrole.

— « On nettoie la surface affectée avec un linge humecté de benzine » Ça y est ! miaula Jesaitout, euphorique.

— Ça y est pas du tout ! Et où on va trouver de la benzine ? grogna Zorbas avec une mauvaise humeur évidente.

— Mais, si je me souviens bien, dans la cave du restaurant il y a un pot avec des pinceaux qui trempent dans de la benzine. Secrétario sait ce qu’il doit faire, miaula Colonello.

— Pardon monsieur, mais je n’ai pas bien saisi votre idée, s’excusa Secrétario.

— Très simple : vous humectez convenablement votre queue avec la benzine et nous irons nous occuper de cette pauvre mouette, répondit Colonello en regardant ailleurs.

— Ah non ! Ça alors non ! Pas question ! protesta Secrétario.

— Je vous rappelle qu’au menu de ce soir il y a une double portion de foie à la crème, susurra Colonello.

— Tremper ma queue dans la benzine… Vous avez dit du foie à la crème ? miaula Secrétario consterné.

Jesaitout décida de les accompagner et les quatre chats coururent jusqu’à la sortie du bazar d’Harry. À leur passage le chimpanzé, qui venait de boire une bière, leur adressa un rot sonore.

 

 

 

8 Zorbas commence à tenir ses promesses

En arrivant sur le balcon les quatre chats comprirent qu’il était trop tard. Colonello, Jesaitout et Zorbas regardèrent avec respect le corps sans vie de la mouette tandis que Secrétario agitait sa queue dans le vent pour en chasser l’odeur de benzine.

— Je crois qu’on doit lui fermer les ailes. C’est ce qui se fait dans ces cas-là, affirma Colonello. Surmontant leur répugnance devant cet être imprégné de pétrole, ils replièrent ses ailes le long de son corps et en la déplaçant ils découvrirent l’œuf blanc taché de bleu.

— L’œuf ! Elle a réussi à pondre l’œuf ! s’exclama Zorbas.

— Tu t’es fourré dans une drôle d’histoire, caro amico, une drôle d’histoire, remarqua Colonello.

— Qu’est-ce que je vais faire avec l’œuf ? s’interrogea Zorbas de plus en plus angoissé.

— Avec un œuf on peut faire plein de choses. Une omelette par exemple, proposa Secrétario. — Oh oui ! Un coup d’œil dans l’encyclopédie nous dira comment préparer la meilleure des omelettes. Ce thème est traité dans le tome 15, lettre 0, assura Jesaitout.

— Pas question. Pas un miaulement de plus ! Zorbas a promis à cette pauvre mouette qu’il s’occuperait de l’œuf et du poussin ! Une promesse sur l’honneur faite par un chat du port engage tous les chats du port. Aussi on ne touche pas à cet œuf ! déclara solennellement Colonello.

— Mais je ne sais pas comment on s’occupe d’un œuf ! Je n’ai jamais eu d’œuf, moi ! miaula Zorbas désespéré.

Alors les chats regardèrent Jesaitout. Peut-être y avait-il quelque chose là-dessus dans sa fameuse ency-clo-pé-die.

— Je dois consulter le tome 15, lettre o. Il y a sûrement tout ce que nous devons savoir sur l’œuf, mais pour l’instant je conseille la chaleur, la chaleur du corps, beaucoup de chaleur du corps, indiqua Jesaitout sur un ton pédant et didactique.

— C’est-à-dire se coucher sur l’œuf, mais sans le casser, conseilla Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais suggérer. C’est effrayant cette capacité que vous avez de m’enlever les miaulements de la bouche. Zorbas, reste près de l’œuf, nous, nous allons accompagner Jesaitout pour voir ce que dit son enpylo… encymo… enfin tu sais ce que je veux dire. Nous reviendrons ce soir avec les informations et nous donnerons une sépulture à cette pauvre mouette, décida Colonello avant de sauter sur le toit.

Jesaitout et Secrétario le suivirent. Zorbas resta sur le balcon, avec l’œuf et la mouette morte. Il se coucha en faisant très attention et attira l’œuf contre son ventre. Il se sentait ridicule. Il pensait aux railleries que pourraient faire les deux voyous qu’il avait affrontés le matin si jamais ils le voyaient.

Mais une promesse est une promesse et, réchauffé par les rayons du soleil, il s’assoupit avec l’œuf blanc taché de bleu tout contre son ventre noir.

 

 

 

9 Une nuit triste

À la lumière de la lune Secrétario, Jesaitout et Zorbas creusèrent un trou au pied du marronnier. Peu auparavant ils avaient jeté la mouette du haut du balcon dans la cour en faisant attention qu’aucun humain ne les voie. Ils la déposèrent rapidement dans le trou et le recouvrirent de terre. Alors Colonello miaula gravement :

— Camarades chats, cette nuit nous disons adieu à la dépouille d’une malheureuse mouette dont nous ne connaissons même pas le nom. Tout ce que nous savons d’elle, grâce aux connaissances de notre camarade Jesaitout, c’est qu’elle appartenait à l’espèce des mouettes argentées et qu’elle venait peut-être de très loin, du pays où le fleuve rejoint la mer. Nous savons peu de choses d’elle, mais ce qui importe c’est qu’elle est arrivée mourante chez Zorbas, l’un des nôtres, et qu’elle a mis en lui toute sa confiance. Zorbas a promis de s’occuper de l’œuf qu’elle a pondu avant de mourir, du poussin qui naîtra et, ce qui est plus difficile, camarades, il a promis de lui apprendre à voler.

— Voler, tome 23, lettre v, entendit-on Jesaitout murmurer.

— C’est exactement ce que monsieur Colonello allait dire. Ne lui enlève pas les miaulements de la bouche, conseilla Secrétario.

- … Promesses difficiles à tenir, poursuivit Colonello impassible, mais nous savons qu’un chat du port respecte toujours ses miaulements. Pour l’y aider, j’ordonne que notre camarade Zorbas n’abandonne pas l’œuf jusqu’à la naissance du poussin et que notre camarade Jesaitout regarde dans son enplico… entiplo… enfin dans ses bouquins tout ce qui concerne l’art de voler. Et maintenant disons adieu à cette mouette, victime du malheur provoqué par les humains. Tendons nos cous vers la lune et miaulons le chant d’adieu des chats du port.

Au pied du vieil arbre les quatre chats se mirent à miauler une triste litanie et à leurs miaulements se joignirent très vite ceux des chats des alentours, puis ceux des chats de l’autre rive du fleuve, et aux miaulements s’unirent les hurlements des chiens, le pépiement plaintif des canaris en cage et des moineaux dans leurs nids, le coassement triste des grenouilles, jusqu’aux glapissements désordonnés de Matias le chimpanzé.

Les lumières de toutes les maisons de Hambourg s’allumèrent et les habitants s’interrogèrent sur les raisons de l’étrange tristesse qui s’était subitement emparée des animaux.

 

 

 

Deuxième partie

 

 

 

1 Portrait de chat en mère poule

Le chat grand noir et gros passa des jours couché contre l’œuf, le rapprochant avec toute la douceur de ses pattes de velours chaque fois qu’un mouvement involontaire de son corps l’éloignait de quelques centimètres. Ce furent des jours longs et inconfortables qui lui parurent parfois totalement inutiles, car il s’occupait d’un objet sans vie, une sorte de pierre fragile, même si elle était blanche tachée de bleu.

Un jour, ankylosé par le manque de mouvement, puisque, suivant les ordres de Colonello, il n’abandonnait l’œuf que pour aller manger et se rendre à la caisse où il faisait ses besoins, il eut la tentation de vérifier si un poussin de mouette grandissait vraiment à l’intérieur de l’ogive de calcaire. Il approcha alors une oreille de l’œuf, puis l’autre, mais il n’entendit rien. Il n’eut pas plus de chance lorsqu’il essaya de mirer l’intérieur de l’œuf en le plaçant à contre-jour. La coquille blanche tachée de bleu était épaisse et on ne voyait absolument rien à travers.

Toutes les nuits Colonello, Secrétario et Jesaitout venaient le voir, ils examinaient l’œuf pour vérifier si ce que Colonello appelait « les progrès espérés » se manifestait, mais après avoir constaté que l’œuf était le même qu’au premier jour, ils changeaient de sujet.

Jesaitout ne cessait de regretter que son encyclopédie n’indique pas la durée exacte de l’incubation et que la donnée la plus précise qu’il avait réussi à trouver dans ses gros livres était que cela pouvait durer entre dix-sept et trente jours, selon les caractéristiques de l’espèce à laquelle appartenait la mère.

 

Couver n’avait pas été facile pour le chat grand noir et gros. Il ne pouvait oublier le matin où l’ami de la famille chargé de s’occuper de lui avait pensé qu’il y avait trop de poussière par terre et avait décidé de passer l’aspirateur.

Tous les matins pendant les visites de l’ami, Zorbas avait caché l’œuf au milieu des pots de fleurs du balcon pour consacrer quelques minutes à ce brave type qui changeait sa litière et ouvrait ses boîtes de nourriture. Il lui miaulait sa gratitude, se frottait contre ses jambes et l’humain s’en allait en répétant qu’il était un chat très sympathique. Mais ce matin-là, après l’avoir vu passer l’aspirateur dans la salle de séjour et dans les chambres, il l’entendit dire :

— Et maintenant, le balcon. C’est entre les pots de fleurs qu’il y a le plus de saleté. En entendant le bruit d’un compotier volant en mille éclats, l’ami courut dans la cuisine et cria depuis la porte:

— Zorbas, tu es devenu fou ? Regarde ce que tu as fait ! Sors de là, chat idiot ! Il ne manquerait plus que tu t’enfonces un bout de verre dans une patte.

Quelles insultes injustes ! Zorbas sortit de la cuisine en prenant l’air penaud, la queue entre les pattes, et trotta jusqu’au balcon. Ce ne fut pas facile de faire rouler l’œuf jusque sous un lit, mais il y arriva et il y attendit que l’humain ait fini le ménage et s’en aille. Le soir du vingtième jour Zorbas somnolait et ne s’aperçut pas que l’œuf bougeait, légèrement, mais il bougeait, comme s’il voulait se mettre à rouler par terre.

Un chatouillement sur le ventre le réveilla. Il ouvrit les yeux et ne put s’empêcher de sauter en voyant que par une fente de l’œuf apparaissait et disparaissait une petite pointe jaune.

Zorbas prit l’œuf entre ses pattes de devant et vit comment le poussin donnait des coups de bec pour faire un trou par lequel sortir sa petite tête blanche et humide.

— Maman ! cria le poussin de mouette. Zorbas ne sut que répondre. Il savait qu’il était noir mais il crut que la chaleur de l’émotion le transformait en un chat violet.

 

 

 

2 Il n’est pas facile d’être maman

— Maman ! Maman ! cria le poussin qui avait quitté son œuf.

Il était blanc comme du lait et des plumes minces, clairsemées et courtes couvraient à moitié son corps. Il essaya de faire quelques pas et s’écroula contre le ventre de Zorbas.

— Maman ! J’ai faim ! piailla-t-il en lui picorant la peau.

Qu’est-ce qu’il allait lui donner à manger ? Jesaitout n’avait rien miaulé à ce sujet. Il savait que les mouettes se nourrissaient de poisson, mais d’où est-ce que, lui, il allait sortir un morceau de poisson ? Zorbas courut à la cuisine et revint en faisant rouler une pomme.

Le poussin se dressa sur ses pattes mal assurées et se précipita sur le fruit. Le petit bec jaune toucha la peau et se tordit comme s’il était en caoutchouc et en se redressant il catapulta le poussin en arrière en le faisant tomber.

— J’ai faim ! Maman ! J’ai faim ! cria-t-il en colère.

Zorbas, regrettant d’avoir vidé son plat avant la naissance du poussin, essaya de lui faire picorer une pomme de terre, ses croquettes – avec les vacances de la famille il n’y avait pas beaucoup de choix. Rien à faire. Le petit bec était tendre et se pliait contre la pomme de terre. Alors, dans son désespoir, il se souvint que le poussin était un oiseau et que les oiseaux mangeaient des insectes.

Il sortit sur le balcon et attendit qu’une mouche se pose à portée de ses griffes. Il ne tarda pas à en attraper une et la donna à l’affamé. Le poussin la mit dans son bec, la serra et l’avala en fermant les yeux.

— C’est bon ! Encore ! Maman, encore ! cria-t-il avec enthousiasme.

Zorbas sautait d’un bout à l’autre du balcon. Il avait chassé cinq mouches et une araignée lorsque du toit de la maison d’en face lui parvinrent les voix connues des chats voyous qu’il avait rencontrés quelques jours auparavant.

— Dis donc, regarde ! Le petit gros fait de la gym. Quel corps, c’est un vrai danseur, miaula l’un.

— Moi je crois qu’il fait de l’aérobic. Quel joli petit gros. Qu’il est gracieux et quel style ! Holà boule de graisse, tu vas te présenter à un concours de beauté ? miaula l’autre.

Les deux voyous riaient, à l’abri de l’autre côté de la cour.

Zorbas leur aurait volontiers fait goûter le fil de ses griffes, mais ils étaient loin, si bien qu’il revint vers l’affamé avec son butin d’insectes.

Le poussin dévora les cinq mouches mais refusa de goûter à l’araignée. Rassasié, il eut un hoquet et se blottit tout contre le ventre de Zorbas.

— Maman, j’ai sommeil.

— Écoute, je regrette mais je ne suis pas ta maman, miaula Zorbas.

— Bien sûr que si, tu es ma maman. Et tu es une très bonne maman, fit-il en fermant les yeux. À leur arrivée Colonello, Secrétario et Jesaitout trouvèrent le poussin endormi contre Zorbas.

— Félicitations ! C’est un très joli poussin. Il pesait combien à la naissance ? demanda Jesaitout. — Qu’est-ce que c’est, cette question ? Je ne suis pas la mère de ce poussin ! rétorqua Zorbas. — C’est la question qu’on pose d’habitude. Ne le prends pas mal. C’est vraiment un joli poussin, miaula Colonello.

— C’est terrible ! Terrible ! miaula Jesaitout en posant ses pattes sur sa bouche.

— Tu pourrais nous dire ce qui est terrible ? demanda Colonello.

— Le poussin n’a rien à manger. C’est terrible ! Terrible ! insista Jesaitout.

— Tu as raison. J’ai dû lui donner des mouches et je crois qu’il va très vite avoir encore faim, miaula Zorbas.

— Secrétario, qu’est-ce que vous attendez ? interrogea Colonello.

— Excusez-moi, monsieur, mais je ne vous suis pas, se défendit Secrétario.

— Allez au restaurant et ramenez une sardine, ordonna Colonello.

— Et pourquoi moi ? Hein ? Pourquoi c’est toujours moi qui fais les courses ? Moi qui trempe ma queue dans la benzine ? Moi qui vais chercher une sardine ? Pourquoi c’est toujours moi ? protesta Secrétario.

— Parce que ce soir, monsieur, il y a des calamars à la romaine pour le dîner. Ça ne vous semble pas une raison suffisante ? indiqua Colonello.

— Et ma queue qui empeste encore la benzine ?… Vous avez dit des calamars à la romaine ?… demanda Secrétario en sautant sur le toit.

— Maman, qui c’est ? cria le poussin en montrant les chats.

— Maman ! Il t’a dit maman ! C’est terriblement attendrissant !… arriva à s’exclamer Jesaitout avant que le regard de Zorbas ne lui conseille de fermer sa bouche.

— Bon, caro amico, tu as tenu ta première promesse, tu es en train de tenir la deuxième, il ne te reste plus que la troisième, déclara Colonello.

— La plus facile ! Lui apprendre à voler, miaula ironiquement Zorbas.

— On y arrivera. Je consulte l’encyclopédie, mais le savoir a besoin de temps, assura Jesaitout. — Maman, j’ai faim ! coupa le poussin.

 

 

 

3 Le danger à l’affût

Les difficultés commencèrent le lendemain de la naissance. Zorbas dut agir énergiquement pour éviter que l’ami de la famille ne le découvre. Dès qu’il l’entendit ouvrir la porte il retourna un pot de fleur vide sur le poussin et s’assit dessus. Par chance l’humain ne sortit pas sur le balcon, et de la cuisine on n’entendait pas les cris de protestation.

Comme d’habitude l’ami nettoya la caisse, changea la litière, ouvrit la boîte de nourriture et avant de partir vint à la porte du balcon.

— J’espère que tu n’es pas malade, Zorbas, c’est la première fois que tu n’accours pas quand j’ouvre une boîte. Qu’est-ce que tu fais assis sur ce pot ? On dirait que tu caches quelque chose. Bon, à demain, chat fou !

Et s’il avait eu l’idée de regarder sous le pot ? Rien que d’y penser il eut mal au ventre et dut courir jusqu’à sa caisse. Il était là, la queue bien dressée, soulagé, à penser aux paroles de l’humain. “Chat fou.” Il avait dit “chat fou”. Il avait peut-être raison, parce qu’il aurait été plus pratique de lui laisser voir le poussin. L’ami aurait pensé qu’il avait l’intention de le manger et il l’aurait emmené pour s’en occuper jusqu’à ce qu’il grandisse. Mais lui, il l’avait caché sous un pot, est-ce qu’il était fou ?

Non, pas du tout. Simplement il suivait rigoureusement le code d’honneur des chats du port. Il avait promis à la mouette agonisante qu’il apprendrait à voler au poussin, et il le ferait. Il ne savait pas comment, mais il le ferait.

Zorbas recouvrait consciencieusement ses excréments lorsque les cris effrayés du poussin le ramenèrent sur le balcon. Et ce qu’il vit lui glaça le sang. Les deux voyous étaient devant le poussin, excités ils remuaient la queue et l’un le maintenait d’une griffe posée sur le croupion. Par chance ils tournaient le dos à Zorbas et ne le virent pas arriver. Zorbas banda tous ses muscles.

— Qui aurait pensé qu’on allait trouver un déjeuner comme ça, mon pote. Il est petit mais il a l’air délicieux, miaula l’un.

— Maman, au secours ! criait le poussin.

— Dans les oiseaux, ce que je préfère ce sont les ailes. Là, elles sont petites mais les cuisses ont l’air bien charnues, remarqua l’autre.

Zorbas sauta. En l’air il sortit les dix griffes de ses pattes de devant et en retombant entre les deux voyous il fit cogner leurs têtes par terre. Ils essayèrent de se relever, mais ne le purent pas car chacun avait une oreille transpercée par une griffe.

— Maman ! Ils voulaient me manger ! cria le poussin.

— Nous, manger votre enfant ? Non, madame. Pas du tout ! miaula l’un la tête contre le sol.

 — Nous sommes végétariens, madame, super-végétariens, assura l’autre.

— Je ne suis pas « madame », imbéciles ! miaula Zorbas en les tirant par les oreilles pour

qu’ils puissent le voir.

En le reconnaissant les deux voyous se hérissèrent.

— Vous avez un très joli petit, mon ami. Ce sera un beau chat ! affirma l’un.

— Oui, ça se voit de loin. Quel joli chaton ! confirma l’autre.

— C’est pas un chat ! C’est un poussin de mouette, imbéciles !

— Je le dis toujours à mon copain, il faut avoir des enfants mouettes ! Pas vrai ? déclara le premier. Zorbas décida d’en finir avec cette farce, mais ces deux crétins allaient se souvenir de ses griffes. D’un mouvement décidé il replia ses pattes et ses griffes déchirèrent les oreilles des deux lâches. Miaulant de douleur, ils s’enfuirent en courant.

— J’ai une maman très courageuse, pépia le poussin.

Zorbas comprit que le balcon n’était pas un endroit sûr, il ne pouvait pas mettre le poussin dans l’appartement, il allait tout salir et l’ami de la famille le découvrirait. Il fallait chercher un endroit sûr.

 — Viens, on va se promener, miaula Zorbas avant de le prendre délicatement entre ses dents.

 

 

 

4 Pas de repos pour le danger

Réunis dans le bazar d’Harry les chats décidèrent que le poussin ne pouvait pas rester dans l’appartement de Zorbas. Les risques qu’il courait étaient nombreux et le plus grand n’était pas la présence menaçante des deux voyous mais bien l’ami de la famille.

— Les humains sont hélas imprévisibles ! Souvent, avec les meilleures intentions du monde ils causent les pires malheurs, déclara Colonello.

— C’est bien vrai. Prenons Harry, par exemple, c’est un brave homme, il a bon cœur, mais, comme il a une grande affection pour le chimpanzé et qu’il sait qu’il aime la bière, chaque fois que le singe a soif il lui en donne une bouteille. Ce pauvre Matias est un alcoolique qui a perdu toute honte, et quand il se soûle il se met à glapir des chansons terribles. Terribles ! miaula Jesaitout.

— Sans parler du mal qu’ils font intentionnellement. Pensez à cette pauvre mouette qui est morte par la faute de cette maudite manie d’empoisonner la mer avec des ordures, ajouta Secrétario. Après une courte délibération, ils décidèrent que Zorbas et le poussin vivraient dans le bazar jusqu’à ce que le poussin ait appris à voler. Zorbas irait chez lui tous les matins pour que l’humain ne s’inquiète pas et il reviendrait ensuite s’occuper du poussin.

— Ce ne serait pas mal que ce petit oiseau ait un nom, suggéra Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais proposer. Je crains qu’arrêter de m’enlever les miaulements de la bouche ne soit au-dessus de vos forces ! se plaignit Colonello.

— Je suis d’accord. Il doit avoir un nom, mais d’abord il faut savoir si c’est un mâle ou une femelle, miaula Zorbas. Il avait à peine terminé sa phrase que Jesaitout avait fait tomber de la bibliothèque un tome de l’encyclopédie : le volume 19 correspondant à la lettre S, et il le feuilletait en cherchant le mot “sexe”. Malheureusement l’encyclopédie ne disait rien sur la façon de reconnaître le sexe d’un poussin de mouette.

— Il faut bien dire que ton encyclopédie ne nous a pas été très utile, maugréa Zorbas.

— Je n’admets pas qu’on mette en doute l’efficacité de mon encyclopédie ! Tout le savoir est dans ces livres, répondit Jesaitout, vexé.

— Mouette. Oiseau de mer. Vent-debout, le seul qui puisse nous aider à savoir si c’est un oiseau ou une oiselle, c’est Vent-debout ! miaula Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais miauler. Je vous interdis de continuer à m’enlever les miaulements de la bouche ! grogna Colonello.

Pendant que les chats miaulaient, le poussin se promenait au milieu de douzaines d’oiseaux empaillés. Il y avait des merles, des perroquets, des toucans, des paons, des aigles, des faucons, qu’il regardait avec crainte. Soudain un animal aux yeux rouges, et qui n’était pas empaillé, lui barra la route.

— Maman ! À l’aide ! cria-t-il désespéré. Zorbas fut le premier à arriver près de lui, et à temps car à cet instant précis un rat tendait ses pattes de devant vers le cou du poussin. En voyant Zorbas, le rat s’enfuit vers une lézarde ouverte dans le mur.

— Il voulait me manger, cria le poussin en se serrant contre Zorbas.

— On n’avait pas pensé à ce danger. Je crois qu’il va falloir miauler avec les rats, déclara Zorbas.

— D’accord. Mais ne fais pas trop de concessions à ces insolents, conseilla Colonello. Zorbas s’approcha de la lézarde. Dedans il faisait très noir, mais il réussit à voir les yeux rouges du rat. — Je veux voir ton chef, miaula-t-il, décidé.

— Je suis le chef des rats, lui répondit-on dans l’obscurité.

— Si c’est toi le chef des rats, alors vous ne valez même pas les cafards. Préviens ton chef, insista Zorbas.

Zorbas entendit le rat s’éloigner. Ses griffes faisaient grincer le tuyau par lequel il se glissait. Quelques minutes après il vit reparaître les yeux rouges dans la pénombre.

— Le chef va te recevoir. Dans la cave des coquillages, derrière le coffre du pirate il y a une entrée, couina le rat. Zorbas descendit jusqu’à la cave. Il chercha derrière le coffre et vit dans le mur un trou par lequel il pouvait passer. Il écarta les toiles d’araignée et s’introduisit dans le monde des rats. Cela sentait l’humidité et les ordures.

— Suis les tuyaux d’égout, cria un rat qu’il ne put voir.

Il obéit. À mesure qu’il avançait en rampant sur le ventre il sentait que sa peau s’imprégnait de poussière et de saleté. Il avança dans l’obscurité jusqu’à un réservoir d’égout à peine éclairé par un faible rai de lumière du jour. Zorbas supposa qu’il était au-dessous de la rue et que le rai de lumière entrait par la grille de l’égout.

L’endroit empestait, mais était suffisamment haut pour qu’il puisse se redresser sur ses quatre pattes. Au milieu coulait un canal d’eaux immondes. C’est alors qu’il vit le chef des rats, un grand rongeur à la peau sombre, couturé de cicatrices et qui s’amusait à nettoyer les anneaux de sa queue avec une griffe.

— Eh bien, eh bien ! Regardez qui vient nous voir ! Le gros chat, couina le chef des rats.

— Le gros ! Le gros ! glapirent en chœur des dizaines de rats dont Zorbas ne voyait que les yeux rouges.

— Je veux que vous laissiez le poussin tranquille, miaula-t-il fermement.

— Alors comme ça les chats ont un poussin. Je savais. On raconte beaucoup de choses dans les égouts. On dit que c’est un poussin délicieux. Hé ! Hé ! Hé ! glapit le rat.

— Vraiment délicieux ! Hé ! Hé ! Hé ! reprit le chœur des rats.

— Vous le mangerez quand il sera grand ? Sans nous inviter ? Égoïstes ! couina le rat.

— Égoïstes !

— Égoïstes ! répétèrent les autres rats.

— Comme tu le sais j’ai liquidé plus de rats que j’ai de poils. S’il arrive quoi que ce soit au poussin vos heures sont comptées, affirma Zorbas avec sérénité.

— Écoute, boule de graisse, tu as pensé comment tu peux sortir d’ici ? On peut faire de toi un bon pâté de chat, menaça le rat.

— Pâté de chat ! Pâté de chat ! reprirent les autres rats.

Alors Zorbas sauta sur le chef des rats. Il lui tomba sur le dos en lui tenant la tête entre ses griffes.

— Tu es sur le point de perdre tes yeux. Tes sbires vont peut-être faire de moi un pâté de chat, mais tu ne pourras pas le voir. Alors, vous laissez le poussin tranquille ? miaula Zorbas.

— Comme tu es mal élevé ! Ça va. Ni pâté de chat, ni pâté de poussin. On peut tout négocier dans les égouts, couina le chef des rats.

— Négocions. Qu’est-ce que vous demandez en échange du respect de la vie du poussin ? demanda Zorbas.

— Le libre passage dans la cour. Colonello a ordonné qu’on nous coupe le chemin du marché. Libre passage dans la cour, couina le chef des rats.

— Libre passage dans la cour, reprit le chœur.

— D’accord. Vous pourrez passer dans la cour, mais la nuit, quand les humains ne vous verront pas. Nous les chats, nous devons faire attention à notre prestige, déclara Zorbas en lui lâchant la tête. Il sortit de l’égout à reculons, sans perdre de vue le chef des rats et les dizaines d’yeux rouges qui le regardaient pleins de haine.

 

 

 

5 Oiselle ou oisillon

Il leur fallut trois jours pour arriver à voir Vent-debout, un chat de mer, un authentique chat de mer.

Vent-debout était la mascotte du Hannes II, un puissant bateau de dragage chargé de nettoyer et d’enlever les écueils du fond de l’Elbe. L’équipage du Hannes II appréciait Vent-debout, un chat couleur de miel aux yeux bleus, qu’il considérait comme un compagnon supplémentaire pendant les durs travaux de dragage du fleuve.

Les jours de tempête ils le couvraient avec un ciré jaune à sa taille, semblable à ceux qu’ils utilisaient eux-mêmes, et Vent-debout se promenait sur le pont avec l’air sombre des marins qui affrontent le mauvais temps.

Le Hannes II avait nettoyé les ports de Rotterdam, Anvers, Copenhague, et Vent-debout racontait des histoires amusantes sur ces voyages. Oui. C’était un authentique chat de mer.

— Ahoy ! miaula Vent-debout en entrant dans le bazar.

Le chimpanzé cligna des yeux, perplexe, en voyant s’avancer le chat qui remuait son corps en chaloupant de gauche à droite à chaque pas et qui ignorait l’importance de sa dignité de caissier de l’établissement.

— Si tu ne sais pas dire bonjour, paie au moins l’entrée, sac à puces, glapit Matias.

— Idiot à tribord ! Par les crocs du barracuda ! Tu m’as appelé sac à puces ? Sache que cette fourrure a été piquée par tous les insectes de tous les ports. Un jour je te miaulerai l’histoire de certaine tique qui s’est hissée sur mon dos et qui pesait tellement que je ne pouvais pas la soulever. Par la barbe de la baleine ! Et je te miaulerai les poux de l’île de Cacatua, qui doivent sucer le sang de sept hommes à l’apéritif pour être rassasiés. Par les ailerons du requin ! Lève l’ancre, macaque. Ne me coupe pas le vent ! ordonna Vent-debout, et il suivit son chemin sans attendre la réponse du chimpanzé.

En arrivant dans la pièce des livres, il salua depuis le seuil les chats qui y étaient réunis.

— Miaou ! miaula Vent-debout qui aimait miauler le dialecte à la fois rêche et doux de Hambourg.

— Tu arrives enfin, capitano. Tu ne sais pas comme nous avons besoin de toi ! répondit Colonello.

Ils lui miaulèrent rapidement l’histoire de la mouette et des promesses de Zorbas, promesses qui, ils le répétèrent, les engageaient tous. Vent-debout écouta en hochant la tête, préoccupé.

— Par l’encre du calamar ! En mer il arrive des choses terribles. Parfois je me demande si quelques humains ne sont pas devenus fous, ils essayent de faire de l’océan une énorme poubelle. Je viens de draguer l’embouchure de l’Elbe et vous ne pouvez pas imaginer la quantité d’ordures que charrient les marées ! Par la carapace de la tortue ! Nous avons sorti des barils d’insecticide, des pneus, des tonnes de ces maudites bouteilles de plastique que les humains laissent sur les plages, indiqua Vent-debout avec colère.

— Terrible ! Terrible ! Si ça continue comme ça, bientôt le mot « pollution » occupera tout le tome 16, lettre P de l’encyclopédie, s’exclama Jesaitout scandalisé.

— Et qu’est-ce que je peux faire, moi, pour ce pauvre oiseau ? demanda Vent-debout.

— Toi seul, qui connais la mer, peux nous dire si ce poussin est un mâle ou une femelle, répondit Colonello.

Ils l’emmenèrent auprès du poussin qui dormait rassasié après avoir réglé son compte à un calamar apporté par Secrétario qui, selon les ordres de Colonello, était chargé de son alimentation.

Vent-debout tendit une patte de devant, lui examina la tête et ensuite souleva les plumes qui commençaient à pousser sur sa queue. Le poussin chercha Zorbas de ses yeux effrayés.

— Par les pattes du crabe ! C’est une jolie petite qui un jour pondra autant d’œufs que j’ai de poils sur la queue, s’exclama le chat de mer amusé. Zorbas lécha la tête de l’oiselle. Il regretta de ne pas avoir demandé son nom à la mère, car si la fille était appelée à poursuivre son vol interrompu par la négligence des humains, il aurait été beau qu’elle porte le même nom.

— Si on considère que l’oiselle a eu la chance, la fortune, de tomber sous notre protection, je propose qu’on l’appelle Afortunada, la fortunée, déclara Colonello.

— Par les ouïes de la merlu ! C’est un joli nom. Il me fait penser à une charmante mouette que j’ai vue en mer Baltique. Elle s’appelait comme ça, Afortunada, et elle était toute blanche, miaula Vent-debout.

— Un jour elle fera quelque chose de remarquable, d’extraordinaire, et son nom sera dans le tome 1 de l’encyclopédie, lettre A, assura Jesaitout. Tous tombèrent d’accord sur le nom proposé par Colonello. Alors les cinq chats se mirent en rond autour de l’oiselle, se dressèrent sur leurs pattes de derrière en tendant les pattes de devant pour former un toit de griffes et miaulèrent le rituel de baptême des chats du port.

— Nous te saluons Afortunada, la fortunée, amie des chats !

— Ahoy ! Ahoy ! Ahoy ! s’écria Vent-debout heureux.

 

 

 

6 Afortunada, vraiment fortunée

Afortunada grandit rapidement entourée de l’affection des chats. Au bout d’un mois dans le bazar d’Harry c’était une jeune mouette svelte, aux plumes soyeuses couleur d’argent.

Quand des touristes visitaient le bazar, suivant les instructions de Colonello, elle restait tranquille parmi les oiseaux empaillés, faisant semblant d’être l’un d’eux. Mais le soir, quand le musée fermait et que le vieux loup de mer se retirait, alors elle se promenait de sa démarche maladroite d’oiseau de mer, dans toutes les pièces, s’émerveillant devant les mille objets qu’il y avait là, tandis que Jesaitout cherchait et cherchait dans tous les livres la méthode pour que Zorbas lui apprenne à voler.

— Voler consiste à pousser l’air vers l’arrière et vers le bas. Ah bon ! Voilà quelque chose d’important, marmonnait-il, le nez fourré dans ses livres.

— Et pourquoi je dois voler ? demandait Afortunada, les ailes bien collées contre le corps.

— Parce que tu es une mouette et que les mouettes volent. C’est terrible ! Terrible que tu ne saches pas le faire ! répondait Jesaitout.

— Mais je ne veux pas voler. Je ne veux pas non plus être une mouette. Je veux être un chat et les chats ne volent pas, protestait Afortunada.

Un soir elle s’approcha du comptoir de l’entrée et fit une rencontre désagréable avec le chimpanzé.

— Ne viens pas faire caca par ici, espèce d’oiseau ! glapit Matias dès qu’il la vit.

— Pourquoi vous dites ça, Monsieur le singe ? pépia-t-elle timidement.

— C’est tout ce que savent faire les oiseaux. Caca. Et tu es un oiseau, répéta-t-il, très sûr de son affirmation.

— Vous vous trompez. Je suis un chat et un chat très propre. J’ai la même caisse que Jesaitout, pépia-t-elle en cherchant à gagner la sympathie du chimpanzé.

— Ah ! Ah ! Cette bande de sacs à puces t’a convaincue que tu es un des leurs. Regarde-toi : tu as deux pattes, les chats en ont quatre. Tu as des plumes, les chats ont des poils. Et la queue ? Hein ? Où est ta queue ? Tu es aussi folle que ce chat qui passe son temps à lire et à miauler : Terrible ! Terrible ! Espèce d’oiseau idiot ! Et tu veux savoir pourquoi tes amis te cajolent ? Parce qu’ils attendent que tu grossisses pour faire un grand banquet ! Ils te mangeront tout entière, avec tes plumes et tout ! glapit le chimpanzé.

Ce soir-là, les chats s’étonnèrent que la mouette ne vienne pas manger son plat préféré : les calamars que Secrétario chapardait dans la cuisine du restaurant. Inquiets, ils la cherchèrent et ce fut Zorbas qui la trouva, abattue et triste parmi les animaux empaillés.

— Tu n’as pas faim, Afortunada ? demanda Zorbas. Il y a des calamars.

La mouette n’ouvrit pas le bec.

— Tu n’es pas bien ? Tu es malade ? insista Zorbas inquiet.

— Tu veux que je mange pour que je grossisse ? demanda-t-elle sans le regarder.

— Pour que tu grandisses et que tu sois forte et en bonne santé, répondit Zorbas.

— Et quand je serai grosse, tu inviteras les rats pour me manger ? cria-t-elle les yeux pleins de larmes.

— D’où sors-tu toutes ces bêtises ? miaula énergiquement Zorbas.

Retenant ses sanglots, Afortunada raconta tout ce que Matias lui avait glapi. Zorbas lécha ses larmes et s’entendit soudain miauler comme il ne l’avait jamais fait auparavant.

— Tu es une mouette. Là, le chimpanzé a raison, mais seulement pour cela. Nous t’aimons tous, Afortunada. Et nous t’aimons parce que tu es une mouette, une jolie mouette. Nous ne te contredisons pas quand tu cries que tu es un chat, car nous sommes fiers que tu veuilles être comme nous, mais tu es différente et nous aimons que tu sois différente. Nous n’avons pas pu aider ta mère, mais toi nous le pouvons. Nous t’avons protégée depuis que tu es sortie de ton œuf. Nous t’avons donné toute notre tendresse sans jamais penser à faire de toi un chat. Nous t’aimons mouette. Nous sentons que toi aussi tu nous aimes, que nous sommes tes amis, ta famille, et il faut que tu saches qu’avec toi, nous avons appris quelque chose qui nous emplit d’orgueil : nous avons appris à apprécier, à respecter et à aimer un être différent. Il est très facile d’accepter et d’aimer ceux qui nous ressemblent, mais quelqu’un de différent c’est très difficile, et tu nous as aidés à y arriver.

Tu es une mouette et tu dois suivre ton destin de mouette. Tu dois voler. Quand tu y arriveras, Afortunada, je t’assure que tu seras heureuse et alors tes sentiments pour nous et nos sentiments pour toi seront plus intenses et plus beaux, car ce sera une affection entre des êtres totalement différents.

— J’ai peur de voler ! piailla Afortunada en se redressant.

— Quand ce sera le moment je serai avec toi. Je l’ai promis à ta mère, miaula Zorbas en lui léchant la tête.

La jeune mouette et le chat grand noir et gros se mirent à marcher. Lui, il lui léchait la tête avec tendresse et elle, elle lui couvrait le dos de l’une de ses ailes.

 

 

 

7 On apprend à voler

— Avant de commencer, récapitulons une dernière fois les aspects techniques, miaula Jesaitout. Depuis la plus haute étagère d’une bibliothèque, Colonello, Secrétario, Zorbas et Ventdebout observaient attentivement ce qui se passait en bas.

Là, il y avait Afortunada, debout à l’extrémité d’un couloir, appelé piste de décollage, et à l’autre extrémité Jesaitout, penché sur le tome 12, correspondant à la lettre L de l’encyclopédie. Le livre était ouvert à l’une des pages consacrées à Léonard de Vinci, et on y voyait un engin bizarre baptisé « machine à voler » par le grand maître italien.

— S’il vous plaît, vérifions d’abord la stabilité des points d’appui (a) et (b), indiqua Jesaitout. — Points (a) et (b) vérifiés, répéta Afortunada en sautant d’abord sur sa patte gauche et ensuite sur la droite.

— Parfait. Maintenant vérifions l’extension des points (c) et (d), miaula Jesaitout, qui se sentait aussi important qu’un ingénieur de la NASA.

— Extension des points (c) et (d) vérifiée ! cria Afortunada en étendant les deux ailes.

— Parfait. Répétons tout encore une fois, ordonna Jesaitout.

— Par les moustaches du turbot ! Laisse-la voler une bonne fois ! s’exclama Vent-debout.

— Je vous rappelle que je suis responsable du vol ! Tout doit être parfaitement assuré car les conséquences peuvent être terribles pour Afortunada. Terribles ! rétorqua Jesaitout.

— Il a raison. Il sait ce qu’il fait, intervint Secrétario.

— C’est exactement ce que j’allais, moi-même, miauler. Est-ce qu’un jour vous allez cesser de m’enlever les miaulements de la bouche ? grogna Colonello.

Afortunada était là, sur le point de tenter son premier vol. Au cours de la dernière semaine, en effet, deux événements avaient fait comprendre aux chats que la mouette désirait voler, même si elle dissimulait très bien ce désir. Le premier événement s’était déroulé un après-midi où Afortunada avait accompagné les chats prendre le soleil sur le toit du bazar d’Harry. Alors qu’ils étaient là à profiter des chauds rayons du soleil, ils virent planer au-dessus d’eux, très très haut, trois mouettes. Elles étaient belles, majestueuses, se découpant contre le bleu du ciel. Parfois elles avaient l’air immobiles, flottant simplement dans l’air, les ailes étendues, mais il leur suffisait d’un léger mouvement pour se déplacer avec une grâce et une élégance qui donnaient envie d’être avec elles là-haut. Soudain les chats cessèrent de regarder le ciel et posèrent les yeux sur Afortunada. La jeune mouette observait le vol de ses congénères et sans s’en rendre compte étendait les ailes.

— Regardez ça. Elle veut voler, fit remarquer Colonello.

— Oui ! Il est temps qu’elle vole. C’est maintenant une mouette grande et forte, approuva Zorbas.

— Afortunada. Vole ! Essaye ! suggéra Secrétario. En entendant les miaulements de ses amis Afortunada replia ses ailes et s’approcha d’eux. Elle se coucha près de Zorbas et fit résonner son bec comme si elle ronronnait. Le deuxième événement eut lieu le lendemain, tandis que les chats écoutaient Vent-debout raconter une histoire.

— … Et comme je vous le miaulais, les vagues étaient si hautes que nous ne pouvions pas voir la côte et, par la graisse du cachalot, pour comble de malheur notre boussole était cassée. Nous avions passé cinq jours et cinq nuits en pleine tempête et nous ne savions plus si nous naviguions vers la côte ou si nous nous enfoncions vers le large. Alors, au moment où nous nous sentions perdus, le timonier vit un vol de mouettes. Quelle joie mes amis ! Nous nous sommes efforcés de suivre le vol de mouettes et nous avons réussi à atteindre la terre ferme. Par les dents du barracuda ! Ces mouettes nous ont sauvé la vie. Si nous ne les avions pas vues, je ne serais pas là pour vous miauler cette histoire.

Afortunada, qui suivait toujours avec attention les histoires du chat de mer, l’écoutait en ouvrant de grands yeux.

— Les mouettes volent les jours de tempête ? demanda-t-elle.

— Par les tortillements de l’anguille ! Les mouettes sont les oiseaux les plus forts du monde. Aucun oiseau ne vole mieux qu’une mouette, affirma Vent-debout.

Les miaulements du chat pénétraient au plus profond du cœur d’Afortunada. Elle frappait le sol de ses pattes et remuait son bec avec nervosité.

— Tu veux voler, jeune fille ? demanda Zorbas. Afortunada les regarda un à un avant de répondre.

— Oui, s’il vous plaît, apprenez-moi à voler ! Les chats miaulèrent leur joie et se mirent immédiatement à l’œuvre. Ils avaient longtemps espéré ce moment. Avec toute la patience dont seuls les chats sont capables, ils avaient attendu que la jeune mouette leur fasse part de son désir de voler, car la vieille sagesse des chats leur avait fait comprendre que voler est une décision très personnelle.

Et le plus heureux de tous était Jesaitout, qui avait trouvé les principes du vol dans le tome 12, lettre L, de l’encyclopédie, et serait donc responsable de la direction des opérations.

— Prête pour le décollage ? demanda Jesaitout.

— Prête pour le décollage ! cria Afortunada.

— Commencez à avancer sur la piste en repoussant le sol à l’aide des points d’appui (a) et (b), ordonna Jesaitout.

Afortunada se mit à avancer, mais lentement, comme si elle patinait avec des patins mal graissés.

— Plus vite ! exigea Jesaitout.

La jeune mouette avança un peu plus vite.

— Maintenant étendez les points (c) et (d) ! indiqua Jesaitout.

Afortunada étendit ses ailes tout en avançant.

— Maintenant levez le point (e) !

Afortunada leva les plumes de sa queue.

— Et maintenant remuez de haut en bas les points (c) et (d) en poussant l’air vers le bas, repliez simultanément les point (a) et (b) ! miaula Jesaitout.

Afortunada battit des ailes, replia ses pattes, s’éleva de quelques centimètres, mais retomba immédiatement comme un sac. D’un bond les chats descendirent de l’étagère et coururent jusqu’à elle. Ses yeux étaient pleins de larmes.

— Je ne suis pas capable ! Je ne suis pas capable ! répétait-elle, affligée.

— On ne vole jamais du premier coup. Tu vas y arriver. Je te le promets, miaula Zorbas en lui léchant la tête. Jesaitout essayait de trouver l’erreur en examinant encore une fois la machine à voler de Léonard de Vinci.

 

 

 

8 Les chats décident de briser un tabou

Afortunada essaya dix-sept fois de s’envoler, et dix-sept fois elle retomba par terre après avoir réussi à s’élever de quelques centimètres.

Jesaitout, plus maigre encore que d’habitude, s’était arraché les poils de la moustache à la suite des douze premiers échecs, et se disculpait avec des miaulements tremblants.

— Je ne comprends pas. J’ai consciencieusement révisé la théorie du vol, j’ai comparé les instructions de Léonard de Vinci avec tout ce qui se trouve à l’article « Aérodynamique », tome 1, lettre A de l’encyclopédie, et pourtant on n’a pas réussi. C’est terrible ! Terrible !

Les chats acceptaient ses explications et toute leur attention se concentrait sur Afortunada, qui après chaque essai de vol manqué devenait de plus en plus triste et mélancolique. Après le dernier échec, Colonello décida d’arrêter les essais, son expérience lui disait que la mouette commençait à perdre confiance en elle et c’était très dangereux si elle voulait vraiment voler. — Peut-être qu’elle ne peut pas. Peut-être qu’elle a trop vécu avec nous et qu’elle a perdu sa capacité de voler, suggéra Secrétario.

— Si on suit les instructions techniques et si on respecte les lois de l’aérodynamique, on peut voler. N’oubliez pas que tout est dans l’encyclopédie, affirma Jesaitout.

— Par la queue de la raie ! C’est une mouette et les mouettes volent ! protesta Ventdebout.

— Elle doit voler. Je l’ai promis à sa mère et je le lui ai promis à elle, elle doit voler, répéta Zorbas.

— Et tenir cette promesse nous concerne tous, ajouta Colonello.

— Reconnaissons que nous sommes incapables de lui apprendre à voler et qu’il faut chercher de l’aide en dehors du monde des chats, suggéra Zorbas.

— Miaule clair, Zorbas. Où veux-tu en venir ? demanda sérieusement Colonello.

— Je demande l’autorisation de briser le tabou pour la première fois de ma vie, miaula Zorbas en regardant ses compagnons dans les yeux.

— Briser le tabou ! miaulèrent les chats en sortant leurs griffes et en se hérissant. “Miauler la langue des humains est tabou.”

C’est ce que disait la loi des chats, et ce n’était pas parce qu’ils n’avaient pas intérêt à communiquer avec les humains. Le grand risque c’était la réponse des humains. Que feraient-ils d’un chat qui parle ? Certainement ils l’enfermeraient dans une cage pour le soumettre à toutes sortes d’expériences stupides, car les humains sont en général incapables d’accepter qu’un être différent d’eux les comprenne et essaye de se faire comprendre.

Par exemple, les chats étaient au courant du triste sort des dauphins, qui s’étaient comportés de façon intelligente avec les humains et que ceux-ci avaient condamnés à faire les clowns dans des spectacles aquatiques. Et ils savaient aussi les humiliations que les humains font subir à tout animal qui se montre intelligent et réceptif avec eux. Par exemple, les lions, les grands félins, ont été obligés de vivre derrière des grilles et d’accepter qu’un crétin mette sa tête dans leur gueule, les perroquets sont en cage et répètent des sottises. De sorte que miauler dans le langage des humains était un très grand risque pour les chats.

— Reste auprès d’Afortunada. Nous allons nous retirer pour discuter ta requête, ordonna Colonello.

La conférence des chats dura de longues heures. De longues heures pendant lesquelles Zorbas resta couché près de la mouette qui ne cachait pas sa tristesse de ne pas savoir voler. Il faisait nuit quand la conférence prit fin.

Zorbas s’approcha pour connaître la décision.

— Nous, les chats, t’autorisons à briser le tabou une seule fois. Tu ne miauleras qu’avec un seul humain, et nous déciderons ensemble avec lequel d’entre eux, déclara solennellement Colonello.

 

 

 

9 Le choix de l’humain

Il ne fut pas facile de décider avec quel humain miaulerait Zorbas.

Les chats firent une liste de tous ceux qu’ils connaissaient et les écartèrent l’un après l’autre. — René, le cuisinier, est sans aucun doute un humain juste et bon. Il nous garde toujours une part de ses spécialités, que Secrétario et moi dévorons avec plaisir. Mais ce brave René ne s’y connaît qu’en épices et en casseroles, il ne nous serait pas d’un grand secours pour notre problème, affirma Colonello.

— Harry aussi est un brave type. Compréhensif et aimable avec tout le monde, même avec Matias auquel il pardonne des abus terribles. Terribles ! Comme s’inonder de patchouli, ce parfum qui a une odeur terrible, terrible ! De plus il connaît bien la mer et la navigation, mais je crois qu’il n’a pas la moindre idée sur le vol, assura Jesaitout.

— Carlo, le chef des garçons du restaurant, affirme que je lui appartiens et je le lui laisse croire parce qu’il est gentil. Malheureusement, il s’y connaît en football, basket-ball, volleyball, courses de chevaux, boxe, tous les sports, mais je ne l’ai jamais entendu parler de vol, expliqua Secrétario.

— Par les cils de l’anémone ! Mon capitaine est un homme très doux qui, au cours de sa dernière bagarre dans un bar d’Anvers, a affronté douze types qui l’avaient insulté et n’en a mis hors de combat que la moitié. Par ailleurs il a le vertige sur une chaise. Par les tentacules du poulpe ! Je ne pense pas qu’il puisse nous être utile, décida Vent-debout.

— Le garçon de chez moi me comprendrait. Mais il est en vacances. Et que peut savoir un enfant sur le vol ? miaula Zorbas.

— Porca miseria ! On a fini la liste, se désola Colonello.

— Non. Il y a un humain qui n’est pas sur la liste. Celui qui vit chez Bouboulina, indiqua Zorbas.

Bouboulina était une belle chatte blanche et noire qui passait de longues heures parmi les fleurs d’un balcon. Tous les chats du port se promenaient lentement devant elle, montrant l’élasticité de leur corps, le brillant de leur fourrure bien soignée, la longueur de leurs moustaches, l’élégance de leur queue dressée, ils essayaient de l’impressionner.

Mais Bouboulina paraissait indifférente et n’acceptait que les caresses d’un humain qui s’installait sur le balcon avec une machine à écrire. C’était un humain bizarre qui, parfois, riait en lisant ce qu’il venait d’écrire et d’autres fois froissait sans les lire les pages arrachées à la machine. De son balcon s’échappait toujours une musique douce et mélancolique qui endormait Bouboulina et provoquait de gros soupirs chez les chats qui passaient tout près.

— L’humain de Bouboulina ? Pourquoi lui ? demanda Colonello.

— Je ne sais pas. Il m’inspire confiance. Je l’ai entendu lire ce qu’il écrit. Ce sont de beaux mots qui rendent joyeux ou triste, mais qui donnent toujours du plaisir et le désir de continuer à écouter, expliqua Zorbas.

— Un poète ! Ce qu’il fait s’appelle poésie. Tome 16, lettre P de l’encyclopédie, précisa Jesaitout.

— Et qu’est-ce qui te fait penser qu’un humain sait voler ? voulut savoir Secrétario.

— Il ne sait peut-être pas voler avec des ailes d’oiseau, mais en l’entendant j’ai toujours pensé qu’il volait avec ses mots, répondit Zorbas.

— Que ceux qui sont d’accord pour que Zorbas miaule avec l’humain de Bouboulina lèvent la patte droite, ordonna Colonello.

C’est ainsi que Zorbas fut autorisé à miauler avec le poète.

 

 

 

10 Une chatte, un chat et un poète

Zorbas prit le chemin des toits pour arriver jusqu’au balcon de l’humain choisi. En voyant Bouboulina étendue parmi les fleurs il soupira avant de miauler :

— Bouboulina, n’aie pas peur. Je suis sur le toit.

— Qu’est-ce que tu veux ? Qui es-tu ? demanda la chatte en se levant.

— Ne t’en va pas, s’il te plaît. Je m’appelle Zorbas et j’habite près d’ici. J’ai besoin de ton aide. Je peux descendre sur le balcon ? La chatte lui fit un signe de tête.

Zorbas sauta sur le balcon et s’assit. Bouboulina s’approcha pour le sentir.

— Tu sens les livres, l’humidité, les vieux habits, l’oiseau, la poussière, mais on voit que ta peau est propre, constata la chatte.

— Ce sont les odeurs du bazar d’Harry. Ne t’étonne pas si je sens aussi le chimpanzé, l’avertit Zorbas.

Une musique douce arrivait jusqu’au balcon.

— Quelle belle musique ! miaula Zorbas.

— Vivaldi. Les Quatre Saisons. Qu’est-ce que tu attends de moi ? demanda Bouboulina.

— Que tu me fasses entrer et que tu m’amènes à ton humain.

— Impossible. Il travaille et personne, même pas moi, ne peut le déranger, affirma Bouboulina. — Je t’en prie. C’est urgent. Je te le demande au nom de tous les chats du port, implora Zorbas. — Pourquoi veux-tu le voir ?

— Je dois miauler avec lui !

— Mais c’est tabou ! Va-t’en ! miaula Bouboulina hérissée.

— Non. Et si tu ne veux pas m’amener à lui, qu’il vienne. Tu aimes le rock, minette ? Dans l’appartement, l’humain tapait à la machine à écrire. Il était heureux car il était sur le point de terminer un poème et les vers lui venaient avec une fluidité étonnante. Soudain du balcon lui parvinrent les miaulements d’un chat qui n’était pas sa Bouboulina. C’étaient des miaulements discordants et qui avaient cependant l’air d’avoir un rythme. Ennuyé mais intrigué, il sortit et dut se frotter les yeux pour croire ce qu’il voyait.

Sur le balcon, Bouboulina se bouchait les oreilles avec ses pattes de devant et en face d’elle un chat grand noir et gros, assis sur son derrière, tenait dans une de ses pattes de devant sa queue comme un instrument de musique et de l’autre patte la grattait comme une corde de guitare, en même temps il poussait des miaulements exaspérants. Remis de sa surprise, il ne put retenir son hilarité et au moment où il se pliait de rire en se tenant le ventre, Zorbas en profita pour se glisser dans l’appartement. Quand l’humain se retourna toujours en riant, il vit le chat grand noir et gros assis sur un fauteuil.

— Quel concert ! Tu es un séducteur original, mais je crains que Bouboulina n’aime pas ta

musique. Quel concert ! dit l’humain.

— Je sais que je chante très mal. Personne n’est parfait, répondit Zorbas dans le langage des humains. L’humain ouvrit la bouche, se frappa la tête et s’appuya contre un mur.

— Mais tu… tu… parles ! s’exclama l’humain.

— Toi aussi tu parles et je ne m’étonne pas. S’il te plaît calme-toi, conseilla Zorbas.

— Un… un… chat… qui parle, dit l’humain en se laissant tomber sur le sofa.

— Je ne parle pas, je miaule, mais dans ta langue. Je sais miauler dans beaucoup de langues, indiqua Zorbas.

L’humain porta ses mains à sa tête et se cacha les yeux en répétant « c’est la fatigue, c’est la fatigue, je travaille trop ».

Quand il enleva les mains de sur ses yeux, le chat grand noir et gros était toujours sur le fauteuil. — C’est une hallucination. Tu es une hallucination n’est-ce pas ? demanda l’humain.

— Non. Je suis un vrai chat qui miaule avec toi. Les chats du port t’ont choisi parmi beaucoup d’humains pour te confier un grand problème et pour que tu nous aides. Tu n’es pas fou. Je suis réel, affirma Zorbas.

— Et tu dis que tu miaules dans beaucoup de langues ? demanda l’humain incrédule.

— Oui, tu veux une preuve ? proposa Zorbas.

— Buon giorno, dit l’humain.

— Il est tard. Il vaut mieux dire Buona sera, corrigea Zorbas.

— Kalimera, insista l’humain.

— Kalispera. Je t’ai déjà dit qu’il est tard.

— Doberdan, cria l’humain.

— Dobreutra. Tu me crois maintenant ?

— Oui. Et si tout ça est un rêve, quelle importance ? Ça me plaît et je veux continuer à rêver, répondit l’humain.

— Alors je peux en venir au fait ? interrogea Zorbas.

L’humain approuva, mais lui demanda de respecter le rite de la conversation des humains. Il servit au chat une soucoupe de lait et il s’installa lui-même sur le sofa, un verre de cognac à la main.

— Miaule, chat, dit l’humain et Zorbas lui rapporta l’histoire de la mouette, de l’œuf, d’Afortunada et des efforts infructueux des chats pour lui apprendre à voler.

— Tu peux nous aider ? demanda Zorbas lorsqu’il eut fini son récit.

— Je crois que oui. Et cette nuit même, répondit l’humain.

— Cette nuit ? Tu es sûr ?

— Regarde par la fenêtre, chat, regarde le ciel. Qu’est-ce que tu vois ? demanda l’humain.

— Des nuages, des nuages noirs. Il va pleuvoir, observa Zorbas.

— C’est bien pour ça, dit l’humain.

— Je ne comprends pas. Je regrette, mais je ne comprends pas, reconnut Zorbas.

Alors l’humain alla dans son bureau, prit un livre et chercha dans ses pages.

— Écoute, chat. Je vais te lire quelque chose d’un poète appelé Bernardo Atxaga. Des vers d’un poème intitulé « Les Mouettes ».

 

Mais leur petit cœur

– cœur d’équilibristes –

ne soupire jamais autant

que pour cette pluie bête

qui amène le vent presque toujours

qui amène le soleil presque toujours

 

— Je comprends. J’étais sûr que tu pouvais nous aider, miaula Zorbas en sautant du fauteuil. Ils se donnèrent rendez-vous à minuit à la porte du bazar et le chat grand noir et gros courut informer ses compagnons.

 

 

 

11 Le vol

Une pluie fine tombait sur Hambourg et, des jardins, montait l’odeur de la terre humide. L’asphalte des rues brillait et les enseignes de néon se reflétaient déformées sur le sol mouillé. Un homme seul, enveloppé dans une gabardine, marchait dans la rue du port en direction du bazar d’Harry.

— Il n’en est pas question ! Même si vous me plantez vos cinquante griffes dans le derrière, je ne vous ouvrirai pas la porte, glapit le chimpanzé.

— Mais personne n’a l’intention de te faire de mal. Nous te demandons une faveur. C’est tout, miaula Zorbas.

— l’horaire d’ouverture, c’est de 9 h le matin à 18 h le soir. C’est le règlement et on doit le respecter, glapit Matias.

— Par les moustaches du morse ! Est-ce que tu ne pourrais pas être aimable une fois dans ta vie, macaque ? miaula Vent-debout.

— Je vous en prie, Monsieur le singe ! supplia Afortunada.

— Impossible ! Le règlement m’interdit de tendre la main et d’ouvrir le verrou que vous, comme vous n’avez pas de doigts, sacs à puces, vous ne pourrez pas ouvrir, précisa malicieusement Matias.

— Tu es un singe terrible ! Terrible ! s’écria Jesaitout.

— Il y a un humain dehors et il regarde sa montre, avertit Secrétario qui regardait par la fenêtre. — C’est le poète ! Il n’y a plus de temps à perdre, s’exclama Zorbas en courant à toute vitesse vers la fenêtre.

Les cloches de l’église Saint-Michel commencèrent à sonner les douze coups de minuit et l’humain sursauta au bruit des vitres cassées. Le chat grand noir et gros tomba dans la rue au milieu d’une pluie d’éclats de verre, mais il se releva sans s’occuper des blessures qu’il s’était faites à la tête, et il sauta de nouveau sur la fenêtre d’où il venait de sortir. L’humain s’approcha au moment précis où une mouette était hissée sur le bord de la fenêtre par plusieurs chats. Un chimpanzé se tripotait la figure en essayant de se cacher les yeux, les oreilles et la bouche en même temps.

— Aidez-la ! Qu’elle ne se blesse pas avec la vitre, miaula Zorbas.

— Venez ici tous les deux, dit l’humain en les prenant dans ses bras.

L’humain s’éloigna rapidement de la porte du bazar. Sous son imperméable il emportait un chat grand noir et gros et une mouette aux plumes argentées.

— Canailles ! Bandits ! Vous allez me le payer, glapit le chimpanzé.

— Tu l’as cherché ! Et tu sais ce que Harry va penser demain ? Que c’est toi qui as cassé le carreau, affirma Secrétario.

— Caramba ! Vous avez encore réussi à m’enlever les miaulements de la bouche, protesta Colonello.

— Par les crocs de la murène ! Sur le toit ! Nous allons voir voler notre Afortunada ! s’écria Vent-debout.

Le chat grand noir et gros et la mouette étaient bien installés sous l’imperméable, ils sentaient la chaleur du corps de l’humain qui marchait d’un pas rapide et sûr. Ils écoutaient leurs cœurs battre à des rythmes différents mais avec la même intensité.

— Chat, tu es blessé ? demanda l’humain en voyant des taches de sang sur les revers de son imperméable.

— Ça n’a pas d’importance. Où est-ce qu’on va ?

— Tu comprends le langage de l’humain ? demanda Afortunada.

— Oui. Et c’est un homme de cœur qui va t’aider à voler, lui assura Zorbas.

— Tu comprends le langage de la mouette ? demanda l’humain.

— Dis-moi où on va, insista Zorbas.

— On ne va plus, on est arrivés, répondit l’humain.

Zorbas sortit la tête. Ils étaient en face d’un grand bâtiment. Il leva les yeux et reconnut la tour Saint-Michel éclairée par des projecteurs. Les faisceaux de lumière frappaient en plein la structure svelte recouverte de cuivre, à laquelle le temps, la pluie et les vents avaient donné une patine verte.

— Les portes sont fermées, miaula Zorbas.

— Pas toutes. Je viens souvent ici fumer et penser, seul, les jours de tempête. Je connais une entrée, répondit l’humain. Ils firent le tour et entrèrent par une petite porte latérale que l’humain ouvrit avec son couteau. De sa poche il sortit une lampe et, éclairés par son mince rayon de lumière, ils commencèrent à monter un escalier en colimaçon qui paraissait interminable.

— J’ai peur, pépia Afortunada.

— Mais tu veux voler n’est-ce pas ? Interrogea Zorbas.

Du clocher de Saint-Michel, on voyait toute la ville. La pluie enveloppait la tour de la télévision et sur le port, les grues ressemblaient à des animaux au repos.

— Regarde là-bas, on voit le bazar d’Harry. C’est là que sont nos amis, miaula Zorbas.

— J’ai peur ! Maman ! cria Afortunada.

Zorbas sauta sur la balustrade qui protégeait le clocher. En bas, les autos ressemblaient à des insectes aux yeux brillants. L’humain prit la mouette dans ses mains.

— Non ! J’ai peur ! Zorbas ! Zorbas ! cria-t-elle en donnant des coups de bec sur les mains de l’homme.

— Attends ! Pose-la sur la balustrade, miaula Zorbas.

— Je ne voulais pas la lancer, dit l’humain.

— Tu vas voler, Afortunada. Respire. Sens la pluie. C’est de l’eau. Dans ta vie tu auras beaucoup de raisons d’être heureuse, et l’une d’elles s’appelle l’eau, une autre le vent, une autre le soleil qui arrive toujours comme une récompense après la pluie. Tu sens la pluie ? Ouvre les ailes, miaula Zorbas. La mouette ouvrit les ailes. Les projecteurs la baignaient de lumière et la pluie saupoudrait ses plumes de perles. L’humain et le chat la virent lever la tête, les yeux fermés.

— La pluie, l’eau. J’aime !

— Tu vas voler, assura Zorbas.

— Je t’aime. Tu es un chat très bon, cria-t-elle en s’approchant du bord de la balustrade.

— Tu vas voler. Le ciel tout entier sera à toi ! miaula Zorbas.

— Je ne t’oublierai jamais. Ni les autres chats, cria-t-elle les pattes à moitié au-dehors de la balustrade, comme le disaient les vers d’Atxaga, son petit cœur était celui des équilibristes.

— Vole ! miaula Zorbas en tendant une patte et en la touchant à peine.

Afortunada disparut de leur vue et l’humain et le chat craignirent le pire.

Elle était tombée comme une pierre. En retenant leur respiration, ils passèrent la tête par-dessus la balustrade et la virent qui battait des ailes, survolait le parking. Ensuite ils la virent monter bien plus haut que la girouette d’or qui couronnait la beauté singulière de Saint-Michel. Afortunada volait solitaire dans la nuit de Hambourg. Elle s’éloignait en battant énergiquement des ailes pour s’élever au-dessus des grues du port, au-dessus des mâts des bateaux, puis elle revenait en planant et tournait autour du clocher de l’église.

— Je vole ! Zorbas ! Je sais voler ! criait-elle euphorique depuis l’immensité du ciel gris. L’humain caressa le dos du chat.

— Eh bien, chat, on a réussi, dit-il en soupirant.

— Oui. Au bord du vide, elle a compris le plus important, miaula Zorbas.

— Ah oui ? Et qu’est-ce qu’elle a compris ? demanda l’humain.

— Que seul vole celui qui ose le faire, miaula Zorbas.

— Je pense que maintenant ma compagnie te gêne. Je t’attends en bas.

Et l’humain s’en alla. Zorbas resta à la contempler jusqu’à ne plus savoir si c’étaient les gouttes de pluie ou les larmes qui brouillaient ses yeux jaunes de chat grand noir et gros, de chat bon, de chat noble, de chat du port.

 

FIN

 

Laufenburg, Forêt-Noire, 1996

 

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6 juin 2013

Les Fleurs du Mal (sélection de 21 poèmes), Baudelaire

 

450 pie

 Illustration "Les Fleurs du Mal" par Carlos Schwabe, 1900

 

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Charles Baudelaire

 

Les Fleurs du Mal

 

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"Les Fleurs du Mal", dans ce livre atroce j’ai mis tout mon cœur, ma tendresse et ma haine"

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                       En ce monde soudainement triste et laid (ce qui n’est qu’une vue de notre esprit), la beauté nous est plus que jamais nécessaire. Hormis que parmi les beautés accessibles hier, peu le sont aujourd’hui.

Reste pourtant la poésie.

Qui s'adresse directement à l'esprit.

Toujours là.

Immortelle.

 

La poésie ne se lit pas.

On se laisse pénétrer par la beauté et le chant de ses mots.

Toutes portes ouvertes.

Libéré de la mesure du temps.

 

JCP

SÉLECTION DE  21 POÈMES

 

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L'Albatros

 

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

 

 

 

Élévation

 

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par-delà le soleil, par-delà les éthers,
Par-delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

 

 

 

L'ennemi


Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles* que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

 

* Baudelaire rêve de composer Les Fleurs du Mal

 

 

 

La vie antérieure

 

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.

 

 

 

L'homme et la mer

 

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord*,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

 

* Pas de « s » pour la rime

 

 

 

Don Juan aux enfers

 

Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine
Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir,
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

 

 

 

La géante

 

Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux,
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante,
Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.

J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme
Et grandir librement dans ses terribles jeux ;
Deviner si son cœur couve une sombre flamme
Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux ;

Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;
Ramper sur le versant de ses genoux énormes,
Et parfois en été, quand les soleils malsains,

Lasse, la font s'étendre à travers la campagne,
Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.

 

 

 

Parfum exotique

 

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;

Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor* tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

 

* Sans « e » pour assurer la métrique (suppression d’une syllabe par cet artifice couramment admis)

 

 

 

Le parfum

 

Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d'encens qui remplit une église,
Ou d'un sachet le musc invétéré ?

Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé restauré !
Ainsi l'amant sur un corps adoré
Du souvenir cueille la fleur exquise.

De ses cheveux élastiques et lourds,
Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,
Une senteur montait, sauvage et fauve,

Et des habits, mousseline ou velours,
Tout imprégnés de sa jeunesse pure,
Se dégageait un parfum de fourrure.

 

 

 

Réversibilité

 

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !

 

 

 

Le flacon

 

Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l'Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,

Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D'où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,
Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire
Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! Liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !

 

 

 

L'invitation au voyage

 

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

 

 

 

Chant d’automne

 

I

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.

 

Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

 

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

 

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

 

II

J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

 

Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.

 

Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon jaune et doux !

 

 

 

Les hiboux


Sous les ifs noirs qui les abritent,
Les hiboux se tiennent rangés,
Ainsi que des dieux étrangers,
Dardant leur œil rouge. Ils méditent.

Sans remuer ils se tiendront
Jusqu'à l'heure mélancolique
Où, poussant le soleil oblique,
Les ténèbres s'établiront.

Leur attitude au sage enseigne
Qu'il faut en ce monde qu'il craigne
Le tumulte et le mouvement,

L'homme ivre d'une ombre qui passe
Porte toujours le châtiment
D'avoir voulu changer de place.

 

 

 

Spleen

 

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.


Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
- Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité.
- Désormais tu n'es plus, ô matière vivante !
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

 

 

 

À une passante

 

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

 

 

 

La servante au grand cœur

 

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres,
Certe*, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver
Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil, je la voyais s'asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l'enfant grandi de son œil maternel,
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?

 

* « e » supprimé pour la métrique (liaison)

 

 

Rêve parisien


I

De ce terrible paysage,
Tel que jamais mortel n'en vit,
Ce matin encore l'image,
Vague et lointaine, me ravit.

Le sommeil est plein de miracles !
Par un caprice singulier,
J'avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier,

Et, peintre fier de mon génie,
Je savourais dans mon tableau
L'enivrante monotonie
Du métal, du marbre et de l'eau.

Babel d'escaliers et d'arcades,
C'était un palais infini,
Plein de bassins et de cascades
Tombant dans l'or mat ou bruni ;

Et des cataractes pesantes,
Comme des rideaux de cristal,
Se suspendaient, éblouissantes,
A des murailles de métal.

Non d'arbres, mais de colonnades
Les étangs dormants s'entouraient,
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes, se miraient.

Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues,
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues,
Vers les confins de l'univers ;

C'étaient des pierres inouïes
Et des flots magiques ; c'étaient
D'immenses glaces éblouies
Par tout ce qu'elles reflétaient !

Insouciants et taciturnes,
Des Ganges, dans le firmament,
Versaient le trésor de leurs urnes
Dans des gouffres de diamant.

Architecte de mes féeries,
Je faisais, à ma volonté,
Sous un tunnel de pierreries
Passer un océan dompté ;

Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé ;
Le liquide enchâssait sa gloire
Dans le rayon cristallisé.

Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges
De soleil, même au bas du ciel,
Pour illuminer ces prodiges,
Qui brillaient d'un feu personnel !

Et sur ces mouvantes merveilles
Planait (terrible nouveauté !
Tout pour l'œil, rien pour les oreilles !)
Un silence d'éternité.

II

En rouvrant mes yeux pleins de flamme
J'ai vu l'horreur de mon taudis,
Et senti, rentrant dans mon âme,
La pointe des soucis maudits ;

La pendule aux accents funèbres
Sonnait brutalement midi,
Et le ciel versait des ténèbres
Sur le triste monde engourdi.

 

(Baudelaire détestait la campagne et appréciait peu la nature)

 

 

 

La mort des amants


Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;

Et plus tard un Ange, entrouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.

 

 

 

Le voyage


I

Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
L'univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent
D'espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir, cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom !

II

Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où !
Où l'homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : " Ouvre l'œil ! "
Une voix de la hune, ardente et folle, crie .
" Amour... gloire... bonheur ! " Enfer ! c'est un écueil !

Chaque îlot signalé par l'homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L'Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.

Ô le Pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis ;
Son œil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.

III

Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.

Dites, qu'avez-vous vu ?

IV

" Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !

- La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? - Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

" Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. "

V

Et puis, et puis encore ?

VI

" Ô cerveaux enfantins !
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût ;
L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout ;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu'assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

L'Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
" Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! "

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l'opium immense !
- Tel est du globe entier l'éternel bulletin. "

VII

Amer savoir, celui qu'on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui !

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d'autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le cœur joyeux d'un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : " Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n'a jamais de fin ? "

À l'accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
" Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Electre ! "
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

 

 

 

Recueillement


Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche

 

 

 

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Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (sélection)

 

 

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6 juin 2013

Le pigeon, Patrick Süskind (texte intégral)

 

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Patrick Süskind

 (Allemand, né en 1949)

 

Le Pigeon

 

 Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary

 Cet ouvrage est la traduction intégrale du livre de langue allemande :

"DIE TAUBE"

 

 

 ÉDITIONS YAPADVIRUS

 

 

1

                         LORSQUE lui arriva cette histoire de pigeon qui, du jour au lendemain, bouleversa son existence, Jonathan Noël avait déjà dépassé la cinquantaine, il avait derrière lui une période d’une bonne vingtaine d’années qui n’avait pas été marquée par le moindre événement, et jamais il n’aurait escompté que pût encore lui arriver rien de notable, sauf de mourir un jour. Et cela lui convenait tout à fait. Car il n’aimait pas les événements, et il avait une véritable horreur de ceux qui ébranlaient son équilibre intérieur et chamboulaient l’ordonnance de sa vie. La plupart des événements de ce genre se situaient, Dieu merci, fort loin dans les temps anciens de son enfance et de sa jeunesse, et il préférait ne plus s’en souvenir du tout, ou bien alors ce n’était qu’avec un extrême déplaisir. Ainsi, un après-midi d’été, du côté de Charenton, en juillet 1942, comme il revenait de pêcher à la ligne – il avait fait un orage, ce jour-là, et puis il avait plu, après une longue période de chaleur, et sur le chemin du retour, il avait ôté ses chaussures, avait marché pieds nus sur l’asphalte chaud et trempé, il avait pataugé dans les flaques, plaisir indescriptible… – il revenait donc de pêcher à la ligne et avait couru à la cuisine, pensant trouver sa mère en train de préparer le repas, et voilà que sa mère n’y était plus, il n’y avait plus que son tablier, jeté sur le dossier de la chaise. Son père lui avait dit que sa mère était partie, elle y avait été obligée, pour un voyage qui durerait assez longtemps. On l’a emmenée, dirent les voisins, on l’a d’abord menée au Vélodrome d’Hiver, puis au camp de Drancy, de là on part vers l’Est, et personne n’en revient. Et Jonathan ne comprit rien à cet événement, l’événement l’avait complètement désorienté, et quelques jours plus tard son père avait disparu lui aussi, et Jonathan et sa petite sœur se retrouvèrent dans un train qui roulait vers le sud, et d’abord des hommes complètement inconnus leur firent traverser un pré, les traînèrent à travers un bois et les mirent à nouveau dans un train qui roula vers le sud, très loin, incompréhensiblement loin, et un oncle qu’ils n’avaient encore jamais vu vint les chercher à Cavaillon et les emmena dans sa ferme, près de la localité de Puget, dans la vallée de la Durance, et les y cacha jusqu’à la fin de la guerre. Ensuite, il les fit travailler dans les champs de légumes.

Au début des années cinquante – Jonathan commençait à prendre goût à sa vie de travailleur agricole – l’oncle exigea qu’il parte pour l’armée, et Jonathan s’engagea docilement pour trois ans. Pendant la première année, il fut exclusivement occupé à s’accoutumer aux désagréments de la vie grégaire et brutale des casernes. La deuxième année, il fut embarqué pour l’Indochine. Il passa le plus clair de la troisième année à l’hôpital, avec une blessure au pied, une blessure à la jambe et une dysenterie amibienne. Quand il revint à Puget, au printemps 1954, sa sœur avait disparu ; émigrée au Canada, lui dit-on. L’oncle exigea alors que Jonathan se marie dans les plus brefs délais, et ce avec une jeune fille du nom de Marie Baccouche, du village voisin de Lauris, et Jonathan, qui n’avait encore jamais vu la jeune fille, fit gentiment ce qu’on lui disait, et le fit même de bon cœur ; car, bien qu’il n’eût qu’une idée peu précise de ce qu’était le mariage, il espérait néanmoins y trouver enfin cet état de calme monotone et exempt d’événements qui était tout ce qu’il désirait. Mais au bout de quatre mois déjà, Marie Baccouche mit au monde un petit garçon, et dès l’automne de la même année elle filait avec un Tunisien, fruitier à Marseille…

De toutes ces péripéties, Jonathan Noël tira la conclusion qu’on ne pouvait se fier aux humains et qu’on ne saurait vivre en paix qu’en les tenant à l’écart. Et comme de surcroît il était à présent l’objet des railleries du village – ce qui ne le dérangeait pas à cause des railleries en elles-mêmes, mais à cause de l’attention générale qu’il suscitait par là –, pour la première fois de sa vie il prit une décision par lui-même : il alla au Crédit Agricole, retira ses économies, fit sa valise et prit le train pour Paris.

Il eut alors, par deux fois, beaucoup de chance. Il trouva du travail comme vigile d’une banque de la rue de Sèvres, et il trouva un logement, une chambre de bonne, au sixième étage d’un immeuble de la rue de la Planche. On y accédait en passant par l’arrière-cour, par le petit escalier de service et par un étroit couloir prenant maigrement le jour par une seule fenêtre. Sur ce couloir donnaient deux douzaines de petites chambres aux portes numérotées et peintes en gris, et tout au fond se trouvait le numéro 24, la chambre de Jonathan. Elle mesurait trois mètres quarante de long, deux mètres vingt de large et deux mètres cinquante de haut, et offrait pour tout confort un lit, une table, une chaise, une ampoule électrique et un portemanteau, rien d’autre. Il fallut attendre les années soixante pour qu’on renforce les lignes électriques, de sorte qu’on put brancher un réchaud et un radiateur, et pour qu’on installe des conduites d’eau, si bien que les chambres furent dotées de lavabos et de chauffe-eau. Jusque-là, tous les habitants des chambres de bonne, sauf s’ils utilisaient indûment un réchaud à alcool, mangeaient froid, dormaient sans chauffage, et lavaient leurs chaussettes, leur petite vaisselle, et se lavaient eux-mêmes à l’eau froide, à un seul point d’eau, dans le couloir, juste à côté de la porte des w-c communs. Tout cela ne gênait nullement Jonathan. Ce n’était pas le confort qu’il recherchait, mais une demeure sûre, qui lui appartînt à lui et à lui seul, qui le mît à l’abri des surprises désagréables de la vie, et d’où personne ne pourrait plus le chasser. Et lorsqu’il pénétra pour la première fois dans la chambre numéro 24, il sut aussitôt à quoi s’en tenir ; c’est ça, c’est ce que tu voulais en fait depuis toujours, c’est là que tu demeureras. (Tout comme c’est, paraît-il, le cas de bien des hommes qui connaissent ce qu’on appelle le coup de foudre et qui, en un éclair éblouissant, savent que cette femme qu’ils n’avaient jamais vue est la femme de leur vie, qu’ils la posséderont et qu’ils resteront auprès d’elle jusqu’à la fin de leurs jours.)

Jonathan Noël loua cette chambre pour cinq mille anciens francs par mois ; de là il se rendait chaque matin à son travail dans la toute proche rue de Sèvres, rentrait le soir avec du pain, du saucisson, des pommes et du fromage, mangeait, dormait, et était heureux. Le dimanche, il ne quittait pas sa chambre, il y faisait le ménage et mettait des draps propres à son lit. Il vécut ainsi tranquille et content, année après année, lustre après lustre. Certaines réalités extérieures changèrent entretemps, comme le montant des loyers et le style des locataires. Dans les années cinquante, beaucoup de bonnes logeaient encore dans les autres chambres, et de jeunes couples, et quelques retraités. Par la suite, on vit fréquemment emménager et déménager des Espagnols, des Portugais, des Maghrébins. À partir de la fin des années soixante, il y eut une majorité d’étudiants. Finalement, les vingt-quatre chambrettes ne furent plus toutes louées. Beaucoup restèrent vides, ou bien servirent à leurs propriétaires, occupants des appartements bourgeois des étages moins élevés, de débarras ou de chambres de dépannage pour des hôtes occasionnels. Au cours des années, le numéro 24 de Jonathan était devenu un logis relativement confortable. Il avait acheté un lit neuf, installé un placard, recouvert de moquette grise ses sept mètres carrés et demi de sol, et habillé son coin-toilette-et-cuisine d’un beau papier plastifié de couleur rouge. Il possédait une radio, un appareil de télévision et un fer à repasser. Ses provisions n’étaient plus accrochées comme auparavant dans un sac, à l’extérieur de la fenêtre, il les conservait dans un minuscule frigo placé sous le lavabo, si bien que, même au plus fort de l’été, il n’avait plus son beurre qui coulait ou son jambon qui séchait. À la tête de son lit, il avait installé une étagère, où il n’y avait pas moins de dix-sept livres : une petite encyclopédie médicale en trois volumes, quelques beaux ouvrages illustrés sur l’homme de Cro-Magnon, la métallurgie de l’âge du bronze, l’Égypte des pharaons, les Étrusques, et la Révolution française ; un livre sur la marine à voile, un sur les drapeaux, un sur la faune tropicale, deux romans d’Alexandre Dumas père, les Mémoires de Saint-Simon, un livre de cuisine sur les repas à plat unique, le Petit Larousse et le Manuel des personnels de garde et de surveillance, comprenant en particulier les consignes concernant l’utilisation du pistolet réglementaire. Sous le lit était entreposée une douzaine de bouteilles de vin rouge, dont une de Château Cheval-Blanc, grand cru classé, que Jonathan gardait pour le jour où il prendrait sa retraite, en 1998. Une ingénieuse disposition des lampes électriques faisait qu’en trois différents endroits de sa chambre – à savoir au pied comme à la tête de son lit, et devant sa petite table – Jonathan pouvait s’asseoir et lire son journal sans être ébloui et sans se faire de l’ombre.

Du fait de ces nombreuses acquisitions, il est vrai que la chambre était devenue encore plus petite, elle s’était quasiment développée vers l’intérieur comme un coquillage qui aurait sécrété trop de nacre, et avec tous ses aménagements divers et raffinés elle ressemblait plutôt à une cabine de bateau, ou à un compartiment luxueux de wagon-lit, qu’à une modeste chambre de bonne. Mais elle avait conservé, trente années durant, sa qualité essentielle : elle était et demeurait pour Jonathan, dans un monde peu sûr, un îlot de sécurité, elle restait son ancrage et son refuge, sa maîtresse, oui, sa maîtresse, car elle l’accueillait tendrement en elle, sa petite chambre, lorsqu’il rentrait le soir, elle le réchauffait et le protégeait, elle nourrissait son corps et son âme, elle était toujours là quand il avait besoin d’elle, et elle ne l’abandonnait jamais. Elle était de fait la seule chose qui, dans sa vie, se fût avérée digne de confiance. Et c’est pourquoi il n’avait jamais songé un instant à se séparer d’elle-même maintenant qu’il avait plus de cinquante ans et qu’à l’occasion il éprouvait quelque peine à gravir jusqu’à elle tous ces escaliers, et que ses appointements lui auraient permis de louer un véritable appartement et d’avoir sa cuisine, ses w-c et sa salle de bain. Il restait fidèle à sa maîtresse, il était même sur le point de resserrer encore les liens qui les unissaient l’un à l’autre. Il entendait rendre leur liaison à tout jamais indissoluble, il voulait en effet l’acheter. Il avait déjà passé contrat avec Mme Lassalle, sa propriétaire. Cela allait lui coûter cinquantecinq mille nouveaux francs. Il en avait déjà versé quarante-sept mille. Les huit mille restants étaient payables à la fin de l’année. Et dès lors elle serait définitivement à lui, et rien au monde ne pourrait désormais les arracher l’un à l’autre, lui, Jonathan, et sa chambre chérie, jusqu’à ce que la mort les sépare. Voilà où en étaient les choses lorsqu’en août 1984, un vendredi matin, se produisit l’histoire du pigeon.

 

 

2

JONATHAN venait juste de se lever. Il avait mis ses pantoufles et son peignoir de bain, afin de se rendre, comme chaque matin avant de se raser, aux w-c de l’étage. Avant d’ouvrir la porte, il y appliqua son oreille pour s’assurer qu’il n’entendait personne dans le couloir. Il n’aimait pas rencontrer des voisins, et surtout pas en pyjama et en peignoir, et encore moins sur le chemin des w-c. Trouver les toilettes occupées eût déjà été passablement déplaisant ; mais ce qui était proprement atroce, c’était l’idée de se heurter à un autre locataire devant les toilettes. Une seule fois, cela lui était arrivé, dans l’été 1959, voilà vingt-cinq ans, et il frémissait rien que d’y repenser : cette frayeur simultanée à la vue de l’autre, cette perte simultanée de l’anonymat dans une entreprise qui précisément exigeait l’anonymat, cette façon simultanée de battre en retraite et d’avancer à nouveau, ce bredouillement simultané de politesses, je vous en prie, après vous, mais non, après vous Monsieur, j’ai tout le temps, non, vous d’abord, j’insiste… et tout cela en pyjama ! Non, il ne voulait plus jamais vivre un moment pareil, et d’ailleurs il ne l’avait jamais plus vécu, grâce à l’application prophylactique de son oreille. En l’appliquant ainsi sur la porte, il voyait, à travers, ce qui se passait dans le couloir. Il savait le sens de chaque grincement, de chaque bruit de serrure, il savait interpréter chaque clapotis et chaque sifflement discret, voire le silence lui-même. Et maintenant qu’il avait écouté seulement quelques secondes, l’oreille contre la porte, il avait la certitude qu’il n’y avait pas âme qui vive dans le couloir, que les toilettes étaient libres, que tout le monde dormait encore. De la main gauche il tourna le bouton du verrou de sécurité, de la droite la poignée de la serrure, le pêne rentra, Jonathan tira d’une secousse légère, et la porte s’entrebâilla, puis s’ouvrit.

Pour un peu, il avait déjà enjambé le seuil, son pied était déjà en l’air, le gauche, sa jambe était déjà lancée en avant… quand il le vit. Il était posé devant sa porte, à moins de vingt centimètres du seuil, dans la lueur blafarde du petit matin qui filtrait par la fenêtre. Il avait ses pattes rouges et crochues plantées sur le carrelage sang de bœuf du couloir, et son plumage lisse était d’un gris de plomb : le pigeon.

Il avait penché sa tête de côté et fixait Jonathan de son œil gauche. Cet œil, un petit disque rond, brun avec un point noir au centre, était effrayant à voir. Il était fixé comme un bouton cousu sur le plumage de la tête, il était dépourvu de cils et de sourcils, il était tout nu et impudemment tourné vers l’extérieur, et monstrueusement ouvert ; mais en même temps il y avait là, dans cet œil, une sorte de sournoiserie retenue ; et, en même temps encore, il ne semblait être ni sournois, ni ouvert, mais tout simplement sans vie, comme l’objectif d’une caméra qui avale toute lumière extérieure et ne laisse passer aucun rayon en provenance de son intérieur. Il n’y avait pas d’éclat, pas de lueur dans cet œil, pas la moindre étincelle de vie. C’était un œil sans regard. Et il fixait Jonathan.

Une frayeur mortelle : c’est sans doute ainsi qu’après coup il aurait décrit ce moment, mais ce n’eût pas été juste, car la frayeur ne vint que plus tard. C’était bien plutôt une mortelle stupéfaction.

Pendant peut-être cinq, peut-être dix secondes – il lui parut à lui que c’était pour toujours –, il resta figé, la main sur la poignée et le pied levé pour faire son premier pas, sans pouvoir avancer ni reculer. Puis il se produisit un petit mouvement. Ou bien le pigeon prit appui sur son autre patte, ou bien il se rengorgea un petit peu, en tout cas une brève secousse parcourut son corps, et en même temps deux paupières se refermèrent d’un coup sec sur son œil, l’une d’en bas et l’autre d’en haut, pas vraiment des paupières, en fait, mais plutôt des sortes de clapets en caoutchouc qui, comme des lèvres surgies de nulle part, avalèrent l’œil. Pour un moment, il avait disparu. Et c’est là seulement que Jonathan sentit la fulguration de la frayeur, là que ses cheveux se hérissèrent d’une horreur panique. D’un bond en arrière, il se jeta dans sa chambre et claqua la porte avant que l’œil du pigeon ait eu le temps de se rouvrir. Il tourna, le verrou, fit en titubant les trois pas jusqu’à son lit et s’y assit en tremblant, son cœur battant la chamade. Il avait le front glacé et, sur sa nuque et le long de son échine, il sentit la sueur qui se mettait à ruisseler.

Sa première pensée fut qu’il allait avoir un infarctus ou une attaque, ou pour le moins une syncope ; tu as l’âge qu’il faut pour toutes ces choses-là, songea-t-il ; passé cinquante ans, la moindre occasion est bonne pour ce genre de tuile. Et il se laissa tomber de côté sur son lit, tira la couverture sur ses épaules frissonnantes et attendit la douleur convulsive, l’élancement dans la poitrine ou dans l’épaule (il avait lu un jour dans sa petite encyclopédie médicale que tels étaient les symptômes infaillibles de l’infarctus), ou bien un lent obscurcissement de la conscience. Mais voilà qu’il ne se produisait rien de tel. Les battements du cœur se calmaient, le sang de nouveau irriguait uniformément la tête et les membres, et les signes de paralysie caractéristiques d’une attaque n’apparaissaient pas. Jonathan pouvait bouger les orteils et les doigts, et contraindre son visage à faire des grimaces, signe qu’organiquement et neurologiquement tout était à peu près en état de fonctionner.

Mais, en revanche, il tourbillonnait dans son cerveau une masse confuse d’idées terrifiantes sans coordination aucune, comme un vol de noirs corbeaux, et cela criait et battait des ailes dans sa tête et cela croassait : tu es fini ! tu es vieux et tu es fini, tu laisses un pigeon te faire une frayeur mortelle, un pigeon t’oblige à te réfugier dans ta chambre, te flanque par terre, te tient prisonnier. Tu vas mourir, Jonathan, tu vas mourir, si ce n’est tout de suite ce sera pour bientôt, et ta vie aura été ratée, tu l’as gâchée, car la voici toute chamboulée par un pigeon ; il faut que tu le tues, mais tu es incapable de le tuer, tu es incapable de tuer une mouche, ou bien si, une mouche encore à la rigueur, ou un moustique, ou un petit insecte, mais jamais une chose qui a du sang chaud, un être à sang chaud et qui pèse son poids comme un pigeon, tu tirerais plutôt sur un homme, pan-pan, c’est vite fait, ça fait juste un petit trou, de huit millimètres, c’est propre et c’est permis, en cas de légitime défense c’est permis, paragraphe un du règlement pour les personnels de surveillance ayant droit au port d’arme, c’est même recommandé, personne ne te fera le moindre reproche si tu abats un homme, au contraire, mais un pigeon ? comment abat-on un pigeon ? ça volette, un pigeon, ça se rate facilement, c’est troubler l’ordre public que de tirer sur un pigeon, c’est interdit, cela entraîne le retrait du port d’arme, la perte de ton emploi, tu te retrouves en prison si tu tires sur un pigeon, non, tu ne peux pas le tuer ; mais vivre, tu ne peux pas non plus vivre avec lui, jamais, dans une maison habitée par un pigeon un homme ne saurait continuer à vivre, un pigeon, c’est le chaos et l’anarchie en personne, ça voltige en tous sens de façon imprévisible, ça s’agrippe et ça vous picore les yeux, un pigeon, ça salit sans arrêt et ça dégage une nuée de bactéries pernicieuses et de virus de la méningite ; ça ne reste pas seul, un pigeon, ça en attire d’autres, ça s’accouple et ça se reproduit à une vitesse folle, tu vas être assiégé par une armée de pigeons, tu ne pourras plus quitter ta chambre, tu mourras de faim, tu seras asphyxié par tes excréments, tu seras forcé de te jeter par la fenêtre et tu iras te fracasser sur le trottoir ; non, tu seras trop lâche, tu resteras enfermé dans ta chambre et tu crieras au secours, tu crieras qu’on appelle les pompiers, pour qu’ils viennent avec des échelles et qu’ils te sauvent d’un pigeon, d’un pigeon ! Tu seras la risée de l’immeuble, la risée de tout le quartier, on s’exclamera : « Regardez M. Noël ! » et on te montrera du doigt : « Regardez, M. Noël a besoin qu’on vienne à son secours à cause d’un pigeon ! » Et on te mettra dans une clinique psychiatrique. Oh, Jonathan. Jonathan, ta situation est désespérée, tu es perdu, Jonathan !

Voilà les cris et les croassements qui retentissaient dans sa tête, et Jonathan en était si désorienté et si désespéré qu’il fit une chose qu’il n’avait plus faite depuis ses années d’enfance : dans sa détresse, il joignit les mains et pria. « Mon Dieu, mon Dieu, pria-t-il, pourquoi m’as-Tu abandonné ? Pourquoi ai-je droit de Ta part à pareil châtiment ? Notre Père qui est aux cieux, sauve-moi de ce pigeon ! Amen. » Ce n’était pas, on le voit, une prière en bonne et due forme, c’était plutôt, fait de pièces et de morceaux empruntés à ses rudiments d’instruction religieuse, un bredouillis qu’il émettait là. Mais cela l’aida tout de même, car cela exigeait un certain degré de concentration intellectuelle, et cela chassa toutes ces pensées confuses. Autre chose l’aida encore davantage. C’est qu’à peine sa prière terminée, il éprouva une si impérieuse envie de pisser qu’il se rendit compte qu’il allait souiller le lit où il était étendu, son beau matelas à ressorts, ou bien sa belle moquette grise, s’il ne trouvait pas moyen de se soulager autrement dans les secondes qui venaient. Cela le fit revenir tout à fait à lui. Il se leva en gémissant, jeta un regard désespéré vers la porte… Non, il ne pouvait franchir cette porte, même si ce maudit oiseau était à présent parti, il ne pourrait pas arriver jusqu’aux toilettes… Il alla vers le lavabo, ouvrit d’un coup son peignoir, rabattit d’un coup le pantalon de son pyjama, ouvrit le robinet et pissa dans le lavabo.

Il n’avait jamais fait une chose pareille. Quelle horreur, la simple idée de pisser carrément dans un beau lavabo blanc, impeccablement récuré, servant à la toilette et à la vaisselle ! Jamais il n’aurait cru qu’il tomberait si bas, jamais qu’il serait même physiquement capable de commettre un tel sacrilège. Et en voyant maintenant son urine couler sans la moindre retenue ni contrainte, se mélanger à l’eau et disparaître en gargouillant par la bonde, et en sentant comment le ballonnement de son bas-ventre s’atténuait merveilleusement, voilà que les larmes en même temps se mirent à lui couler des yeux, tellement il avait honte. Lorsqu’il eut fini, il laissa l’eau couler encore un moment et nettoya le lavabo à fond avec un détergent liquide, pour effacer jusqu’aux plus petites traces de son forfait. « Une exception n’est pas la règle », se dit-il à mi-voix comme pour s’excuser devant le lavabo, devant la chambre ou devant lui-même, « l’exception n’est pas la règle, c’était une situation d’urgence exceptionnelle, cela ne se reproduira sûrement pas… ».

Dès lors, il se calma. Les gestes de nettoyer, de ranger le flacon de détergent, de tordre son chiffon pour l’essorer – ces gestes souvent faits, familiers et rassurants – lui firent retrouver le sens pratique. Il regarda l’heure. Il était tout juste sept heures et quart passées. Normalement, à sept heures et quart, il était déjà rasé et il faisait son lit. Mais le retard était encore raisonnable, il allait pouvoir le rattraper, au besoin en renonçant à son petit déjeuner. S’il y renonçait, calcula-t-il, il serait même en avance de sept minutes sur son horaire habituel. Ce qui comptait, c’était uniquement qu’il quittât sa chambre à huit heures cinq, car il fallait qu’il fût à la banque à huit heures un quart. Comment il allait s’y prendre, il n’en savait rien encore, mais enfin il avait encore un délai de grâce de trois quarts d’heure. C’était beaucoup. Trois quarts d’heure, cela faisait beaucoup de temps lorsqu’on venait de voir la mort en face et d’échapper de justesse à un infarctus. Cela faisait deux fois plus de temps encore lorsqu’on n’était plus soumis à la pression impérieuse d’une vessie pleine. Il résolut donc de se comporter pour l’instant comme si rien ne s’était passé et de vaquer à ses habituelles occupations du matin. Il fit couler l’eau chaude dans le lavabo et se rasa. Tout en se rasant, il réfléchit sérieusement. « Jonathan Noël, se dit-il, tu as été soldat en Indochine deux années durant, et tu t’y es tiré de plus d’une situation critique. Si tu rassembles tout ton courage et toute ton ingéniosité, si tu te cuirasses en conséquence et si tu as de la chance, on peut penser que tu réussiras une sortie hors de cette chambre. Mais, la sortie effectuée, que se passera-t-il ? Qu’arrivera-t-il si effectivement tu contournes cette affreuse bête devant la porte, si tu atteins sain et sauf la cage de l’escalier et si tu prends le large ? Tu pourras te rendre à ton travail, tu pourras survivre sans encombre à cette journée… Mais que feras-tu alors ? Où iras-tu ce soir ? Où passeras-tu la nuit ? » Car ce pigeon – s’il réussissait à lui échapper une fois – il ne voulait pas le rencontrer une seconde fois, il ne voulait à aucun prix vivre sous le même toit que ce pigeon, pas un seul jour, pas une nuit, pas une heure : c’était pour lui une décision irrévocable. Il fallait donc qu’il se tînt prêt à passer cette nuit dans une pension, et peut-être aussi les nuits suivantes. Cela signifiait qu’il lui fallait emporter de quoi se raser, sa brosse à dents, et du linge de rechange. En outre, il avait besoin de son carnet de chèques et, par sécurité, aussi de son livret d’épargne. Il avait douze cents francs sur son compte courant. Cela suffirait pour deux semaines, à condition de trouver un hôtel bon marché. Si alors le pigeon bloquait toujours sa chambre, il faudrait entamer ses économies. Sur son compte d’épargne, il avait six mille francs, c’était énormément d’argent. De quoi vivre à l’hôtel pendant des mois. Et puis, par-dessus le marché, il touchait son salaire, trois mille sept cents francs par mois, impôts déduits. En revanche, il fallait payer à la fin de l’année huit mille francs à Mme Lassalle, le solde du prix de la chambre. De sa chambre. De cette chambre qu’il n’allait plus habiter du tout. Comment expliquer à Mme Lassalle qu’il sollicitait un délai pour ce dernier versement ? Il ne pouvait tout de même guère lui dire : « Madame, je ne puis vous verser ces derniers huit mille francs parce que j’habite depuis des mois à l’hôtel, du fait que la chambre que je veux vous acheter est bloquée par un pigeon… » Il ne pouvait tout de même guère lui dire cela. Il lui revint alors à l’esprit qu’il possédait encore cinq pièces d’or, cinq napoléons dont chacun valait bien ses six cents francs et qu’il s’était achetés en 1958, pendant la guerre d’Algérie, par peur de l’inflation. Il ne fallait surtout pas qu’il oublie d’emporter ces cinq napoléons… Et il possédait encore un mince bracelet d’or qui lui venait de sa mère. Et son poste à transistors. Et un stylo à bille en argent, très chic, que tous les employés de la banque avaient eu comme cadeau de Noël. S’il vendait tous ces trésors, il pourrait, en étant très économe, vivre à l’hôtel jusqu’à la fin de l’année et verser tout de même ses huit mille francs à Mme Lassalle. À partir du premier janvier, la situation serait déjà plus favorable, car alors il serait propriétaire de la chambre et n’aurait plus à payer de loyer. Et peut-être que le pigeon ne survivrait pas à l’hiver. Combien de temps cela vivait-il, un pigeon ? Deux ans, trois ans, dix ans ? Et si c’était un vieux pigeon ? Peut-être qu’il mourrait dans une semaine ? Peut-être qu’il allait mourir dès aujourd’hui ? Peut-être qu’il n’était venu que pour mourir…

Il avait fini de se raser ; il vida le lavabo, le rinça, le remplit de nouveau, se lava le torse et les pieds, se brossa les dents, vida encore le lavabo et le nettoya avec le chiffon. Puis il fit son lit. Sous l’armoire, il avait une vieille valise en carton où il entreposait son linge sale, pour le porter une fois par mois à la laverie. Il alla prendre cette valise, la vida et la posa sur le lit.

C’était avec cette valise qu’il avait fait en 1942 le trajet de Charenton à Cavaillon, et qu’il était arrivé à Paris en 1954. Quand il vit cette vieille valise posée sur son lit et qu’il commença de la remplir, non pas de linge sale, mais avec du linge propre, une paire de souliers bas, son nécessaire de toilette, un fer à repasser, un carnet de chèques et ses objets de valeur – comme pour un voyage –, voilà encore que les larmes lui vinrent aux yeux, non de honte cette fois, mais de désespoir muet. Il avait l’impression d’être rejeté trente ans en arrière dans sa vie, d’avoir perdu trente années de sa vie.

Lorsqu’il eut bouclé sa valise, il était huit heures moins un quart. Il s’habilla, en commençant par l’uniforme habituel : pantalon gris, chemise bleue, blouson de cuir, ceinturon de cuir avec l’étui du pistolet, casquette réglementaire grise. Puis il s’équipa pour la rencontre avec le pigeon. Ce qui lui répugnait le plus, c’était l’idée que le pigeon puisse entrer en contact physique avec lui, que, par exemple, il lui picore les chevilles ou qu’en s’envolant il lui effleure de ses ailes les mains ou le cou, ou bien, pis encore, qu’il se pose sur lui avec ses pattes écartées et crochues. Aussi ne mit-il pas ses souliers bas en cuir fin, mais ses grandes bottes inélégantes, avec semelles de peau de mouton, dont d’habitude il ne se servait qu’en janvier ou février ; il enfila son manteau d’hiver, le boutonna du bas jusqu’en haut, s’enroula une écharpe de laine autour du cou jusqu’à se couvrir le menton, et se protégea les mains avec des gants de cuir fourrés. Dans sa main droite, il prit son parapluie. Ainsi équipé, à huit heures moins sept, il était prêt à tenter sa sortie.

Il ôta sa casquette réglementaire et appliqua son oreille contre la porte. On n’entendait rien. Il remit sa casquette, se l’enfonça solidement sur le front, prit sa valise et la posa à portée de main près de la porte. Pour avoir la main droite libre, il accrocha le parapluie à son poignet, puis de la main droite il saisit le loquet, de la gauche le bouton du verrou de sécurité, tourna pour faire rentrer le pêne, et entrebâilla la porte. Il jeta au-dehors un regard inquisiteur.

Le pigeon n’était plus devant la porte. Sur le carreau où il s’était posé, il n’y avait plus désormais qu’une tache vert émeraude de la taille d’une pièce de cinq francs, et une minuscule plume, duveteuse et blanche, qui frémissait légèrement dans le courant d’air de la porte entrebâillée. Jonathan frissonna de dégoût. Pour un peu, il aurait immédiatement claqué la porte à nouveau. Sa nature instinctive voulait reculer, se réfugier dans sa chambre, à l’abri, fuir l’horreur qui se trouvait là, dehors. Mais alors il vit qu’il n’y avait pas là une tache unique, mais qu’il y avait beaucoup de taches. Toute la portion du couloir qu’il pouvait parcourir du regard était constellée de ces taches vert émeraude à l’éclat humide. Et il se passa alors cette chose étrange que la multiplicité de ces ignominies, loin d’augmenter le dégoût de Jonathan, accrut au contraire sa détermination à résister : la première tâche isolée et la première petite plume l’auraient sans doute fait reculer, et il aurait refermé la porte à jamais. Mais que le pigeon eût manifestement conchié tout le couloir, cette universalité de l’odieux phénomène mobilisa tout son courage. Il ouvrit grand la porte. Alors il vit le pigeon. Il était posé vers la droite, à une distance d’un mètre et demi, tassé dans un coin tout à l’extrémité du couloir. Il y avait si peu de lumière, et d’ailleurs Jonathan jeta dans sa direction un regard si bref, qu’il ne put distinguer la bête était endormie ou éveillée, si elle avait les yeux ouverts ou fermés. Il n’avait d’ailleurs aucune envie de le savoir. Il aurait préféré ne l’avoir pas du tout. Dans son livre sur la faune tropicale, il avait lu un jour que certains animaux, surtout les orangs-outans, ne se jetaient sur les hommes que si on les regardait dans les yeux ; si on les ignore, il paraîtrait qu’ils vous laissent tranquille. Peut-être que cela valait aussi pour les pigeons. En tout cas, Jonathan décida de faire comme si le pigeon n’existait plus et, au moins, de ne pas le regarder.

Il poussa lentement sa valise dans le couloir, tout à fait lentement et prudemment, entre les taches vertes. Puis il ouvrit le parapluie, le tint de la main gauche devant sa poitrine et son visage comme un bouclier, sortit dans le couloir, sans cesser de prendre garde aux taches sur le sol, et referma la porte derrière lui. Quoiqu’il se fût bien promis de faire comme si de rien n’était, l’angoisse le saisit tout de même à nouveau, et il sentit son cœur battre jusqu’au fond de sa gorge ; et quand, de ses doigts gantés, il ne parvint pas tout de suite à extraire sa clé de sa poche, il se mit à trembler de nervosité au point que le parapluie faillit lui échapper ; et quand il le rattrapa de la main droite pour le coincer entre son épaule et sa joue, voilà que la clé tomba pour le coup, et il s’en fallut de très peu qu’elle ne tombât en plein dans une de ces taches, et il dut se pencher pour la ramasser ; et lorsqu’il l’eut enfin bien en main, l’excitation fit qu’il la mit trois fois à côté de la serrure avant de l’y introduire et de lui faire faire deux tours. À ce moment, il eut l’impression d’entendre derrière lui un bruit d’ailes… À moins qu’il n’eût seulement heurté le mur avec le parapluie ?… Alors il entendit à nouveau, sans aucun doute possible, un battement d’ailes bref et sec, et là il fut saisi de panique. Il arracha la clé de la serrure, empoigna au vol sa valise et détala. Le parapluie ouvert raclait contre le mur, la valise bringuebalait contre les portes des autres chambres, à mi-distance les vantaux de la fenêtre obstruaient le couloir, il passa en force, tirant derrière lui le parapluie d’une manière si violente et maladroite que la toile partit en lambeaux, il n’y fit pas attention, tout lui était égal, il ne songeait qu’à partir, partir, partir.

Ce n’est qu’une fois arrivé sur le palier qu’il s’arrêta un instant pour refermer ce satané parapluie, et qu’il jeta un coup d’œil en arrière : par la fenêtre, les premiers rayons du soleil matinal tombaient dans le couloir, découpant dans la pénombre un bloc de lumière aux arêtes précises. On ne pouvait guère voir au travers, et ce n’est qu’en clignant des yeux et en y regardant à deux fois que Jonathan parvint à voir, tout au fond, le pigeon qui s’arrachait à son coin sombre, faisait en avant quelques pas rapides et vacillants, puis se posait à nouveau juste devant la porte de sa chambre.

Avec horreur il se détourna, et descendit l’escalier. Il était sûr à cet instant de ne jamais pouvoir revenir.

 

 

3

DE marche en marche, il se calma. Sur le palier du deuxième étage, une soudaine bouffée de chaleur lui rappela qu’il avait toujours son manteau d’hiver, son écharpe et ses bottes fourrées. D’un moment à l’autre, par l’une des portes de service donnant des cuisines sur l’escalier, une bonne pouvait sortir pour faire les courses, ou bien M. Rigaud, pour poser dehors ses bouteilles de vin vides, ou bien même éventuellement Mme Lassalle, pour une raison ou pour une autre ; elle se levait de bonne heure, Mme Lassalle, elle était d’ailleurs déjà debout, on sentait l’arôme envahissant de son café dans tout l’escalier ; et Mme Lassalle ouvrirait donc sa porte de service, et il se trouverait en face d’elle sur le palier, lui, Jonathan, grotesquement emmitouflé comme en plein hiver, sous ce soleil éclatant du mois d’août ; ce serait beaucoup trop gênant pour faire semblant de rien, il faudrait qu’il donne une explication, mais que pourrait-il bien trouver ? Il allait devoir inventer un mensonge, mais lequel ? Pour sa tenue présente, il n’existait pas d’explication plausible. On ne pouvait que penser qu’il était fou.

Peut-être qu’il était fou. Il posa sa valise, en retira sa paire de souliers bas et ôta prestement ses gants, son manteau, son écharpe et ses bottes ; il mit les souliers, fourra dans la valise l’écharpe, les gants et les bottes, et prit le manteau sur son bras. Dès lors, il jugea que son allure était justifiable aux yeux de n’importe qui. Au besoin, il pourrait toujours prétendre qu’il portait son linge à la laverie et son manteau chez le teinturier. Nettement soulagé, il reprit sa descente.

Dans la cour, il tomba sur la concierge, en train de rentrer les poubelles vides sur un petit chariot. Aussitôt il se sentit pris en faute et son pas fut hésitant. Il ne pouvait plus battre en retraite vers la pénombre de l’escalier, elle l’avait déjà vu, il fallait continuer d’avancer.

« Bonjour, monsieur Noël, dit-elle tandis qu’il passait près d’elle d’un pas délibérément martial. — Bonjour, madame Rocard », marmonna-t-il.

Ils ne se parlaient jamais davantage. Depuis dix ans qu’elle était dans l’immeuble, il ne lui avait jamais dit autre chose que « bonjour, madame » et « bonsoir, madame », et puis « merci, madame » quand elle lui tendait son courrier. Non qu’il eût quelque chose contre elle. Ce n’était pas une personne désagréable. Elle n’était pas différente de la concierge précédente, ni de celle qui avait encore précédé celle-là. Elle était comme toutes les concierges : d’un âge indéfinissable, entre la cinquantaine et soixante-dix ans ; comme toutes les concierges, elle avait le pas traînant, la silhouette massive, le teint blafard, et elle sentait le renfermé. Quand elle n’était pas en train de sortir ou de rentrer les poubelles, de nettoyer les escaliers ou de faire rapidement quelques courses, elle était assise sous l’éclairage au néon de sa petite loge donnant sur le couloir entre rue et cour, laissait sa télévision toujours allumée, faisait de la couture, du repassage ou bien la cuisine, et s’enivrait au gros rouge et au vermouth, comme n’importe quelle autre concierge. Non, il n’avait vraiment rien contre elle. Il avait seulement quelque chose contre les concierges en général, car les concierges étaient des gens qui, par profession, observaient en permanence les autres gens. Et Mme Rocard, tout spécialement, était quelqu’un qui l’observait tout spécialement en permanence, lui, Jonathan. Il était parfaitement impossible de passer devant Mme Rocard sans qu’elle s’en aperçût, ne fût-ce que d’un infime coup d’œil à peine perceptible. Même lorsqu’elle s’était assoupie sur sa chaise, dans sa loge – ce qui était surtout le cas dans les premières heures de l’après-midi et après le repas du soir –, le discret grincement de la porte d’entrée suffisait à l’éveiller pour quelques secondes et à lui faire observer qui passait. Nul être au monde ne remarquait Jonathan aussi souvent et aussi précisément que le faisait Mme Rocard. Il n’avait pas d’amis. À la banque, il faisait en quelque sorte partie des meubles. Les clients le considéraient comme un élément du décor, et non comme une personne. Au supermarché, dans la rue, dans l’autobus (mais quand prenait-il le bus ?), son anonymat était préservé par la masse des autres gens. Il n’y avait en tout et pour tout que Mme Rocard qui le connaissait et le reconnaissait quotidiennement et lui accordait au moins deux fois par jour son attention effrontée. À cette occasion, elle était en mesure d’apprendre sur son compte les choses les plus intimes : quels vêtements il portait ; combien de fois par semaine il changeait de chemise ; s’il s’était lavé les cheveux ; ce qu’il rapportait pour son dîner ; s’il recevait du courrier, et de qui. Et quoique Jonathan, on l’a déjà dit, n’eût vraiment rien à reprocher à Mme Rocard personnellement, et bien qu’il sût fort bien que ses regards indiscrets ne tenaient pas à sa curiosité, mais à sa conscience professionnelle, il n’en sentait pas moins ces regards peser toujours sur lui comme un reproche muet, et chaque fois qu’il passait devant Mme Rocard même après tant d’années –, il était brièvement envahi par une vague brûlante d’indignation : pourquoi diable s’occupe-t-elle une fois de plus de moi ? Pourquoi diable suis-je une fois encore examiné par elle ? Pourquoi ne me laisse-t-elle pas, une bonne fois pour toutes, mon intégrité, en ne faisant pas attention à moi ? Pourquoi les gens sont-ils si importuns ?

Et comme, ce jour-là, compte tenu de ce qui s’était passé, il était particulièrement susceptible, et qu’il pensait transporter avec lui, de la façon la plus visible, toute la misère de son existence, concrétisée par une valise et un manteau d’hiver, les regards de Mme Rocard le touchaient particulièrement au vif, et sa manière de lui lancer « bonjour, monsieur Noël » lui parut être un sarcasme, ni plus ni moins. Et la vague d’indignation que jusque-là il avait toujours endiguée déborda tout d’un coup et déferla en une rage avouée, et il fit ce qu’il n’avait encore jamais fait : alors qu’il avait déjà dépassé Mme Rocard, il s’arrêta, lâcha sa valise et y posa son manteau, puis se retourna ; se retourna, farouchement résolu à répondre enfin à l’insistance de ce regard et de ce bonjour en y opposant quelque chose. Il ne savait pas encore, en marchant vers elle, ce qu’il allait faire ou dire. Mais il savait qu’il allait faire ou dire quelque chose. La vague d’indignation qui avait débordé le porta vers elle, et son courage était sans limite.

Elle avait déchargé ses poubelles et s’apprêtait à regagner sa loge, quand il se planta devant elle, à peu près au milieu de la cour. Ils s’immobilisèrent à environ un demi-mètre de distance. Il n’avait jamais vu de si près son visage blafard. La peau de ses joues tombantes lui parut d’une finesse extrême, comme une soie ancienne et cassante, et ses yeux, ses yeux marron, quand on les voyait de près, n’avaient plus rien d’importun ni d’indiscret, ils avaient plutôt une sorte de douceur et de timidité de jeune fille. Mais Jonathan ne se laissa pas troubler par la vue de détails qui correspondaient bien peu à l’image qu’il avait en lui de Mme Rocard. Pour donner à son intervention un aspect plus officiel, il toucha du doigt sa casquette réglementaire et articula, d’une voix assez tranchante :

« Madame, j’ai un mot à vous dire. » (Pour l’instant, il ne savait toujours pas ce qu’en fait il voulait dire.)

« Oui, monsieur Noël ? » dit Mme Rocard en rejetant la tête en arrière d’un petit mouvement nerveux. On dirait un oiseau, pensa Jonathan ; un petit oiseau qui a peur. Et il répéta son exorde d’un ton tranchant :

« Madame, j’ai à vous dire ceci… » Et puis, à son propre étonnement, il entendit l’indignation, qui le portait toujours, prendre, sans qu’il y fût pour rien, la forme d’une phrase :

« Devant ma chambre, il y a un oiseau, madame. » Puis, plus concrètement :

« Un pigeon, madame. Il est posé devant ma chambre, sur le carrelage. »

Et ce n’est qu’à partir de là qu’il réussit à reprendre le contrôle des paroles qui jaillissaient en bouillonnant de son inconscient et à leur faire emprunter une certaine direction, en ajoutant à titre d’explication :

« Ce pigeon » madame, a déjà sali, avec ses fientes, tout le couloir du sixième étage. »

Mme Rocard se balança à plusieurs reprises d’un pied sur l’autre, rejeta encore un peu plus la tête en arrière et dit :

« D’où vient ce pigeon, monsieur ?

— Je n’en sais rien, dit Jonathan. Sans doute est-il entré par la fenêtre du couloir. Cette fenêtre est ouverte. Cette fenêtre devrait rester toujours fermée. C’est ce qui est dit dans le règlement de l’immeuble.

— C’est sans doute un des étudiants qui l’a ouverte, dit Mme Rocard, à cause de la chaleur.

— C’est bien possible, dit Jonathan. Il n’empêche qu’elle doit toujours rester fermée. Surtout en été. Quand il fait un orage, elle peut battre et se briser. C’est arrivé une fois, dans l’été 1962. À l’époque, cela a coûté cent cinquante francs de remplacer la vitre. Depuis, le règlement de l’immeuble stipule que cette fenêtre doit toujours rester fermée. »

Il se rendait bien compte que cette façon de se référer sans cesse au règlement avait quelque chose de ridicule. Et d’ailleurs cela ne l’intéressait nullement de savoir comment le pigeon était entré. Il ne voulait pas parler plus en détail de ce pigeon, car enfin cet affreux problème ne concernait que lui. Il voulait donner libre cours à l’indignation que lui causaient les regards indiscrets de Mme Rocard, et voilà tout, et c’était chose faite depuis ses premières phrases. L’indignation était à présent retombée. Maintenant, il ne savait plus comment continuer.

« Eh bien, il faut chasser ce pigeon, et refermer la fenêtre », dit Mme Rocard.

Elle disait cela comme si c’eût été la chose la plus simple du monde, et comme si tout, alors, pouvait rentrer dans l’ordre. Jonathan ne disait rien. Son regard était pris au piège au fond de ces yeux marron, et il avait le sentiment de s’y enfoncer comme dans un marécage doux et marron ; il fut obligé de fermer les yeux une seconde pour échapper à ce risque et se dégager, puis de se racler la gorge pour retrouver sa voix.

« Ce qu’il y a, commença-t-il en se raclant encore la gorge, c’est que c’est déjà taché partout. Rien que des taches vertes. Et aussi des plumes. Il a sali tout le couloir. C’est surtout ça, le problème.

— Naturellement, monsieur, dit Mme Rocard, il faut nettoyer le couloir. Mais d’abord on doit chasser ce pigeon.

— Oui, dit Jonathan. Oui, oui… »

Et il pensait : qu’est-ce qu’elle veut dire ? Qu’est-ce qu’elle veut ? Pourquoi dit-elle qu’on doit chasser le pigeon ? Est-ce que par hasard elle veut dire que c’est moi qui dois chasser ce pigeon ? Et il aurait voulu ne s’être jamais risqué à aborder Mme Rocard.

« Oui, oui, reprit-il en bredouillant, on… on doit le chasser. Je… je l’aurais chassé depuis longtemps moi-même, mais je n’en ai pas eu le temps. Je suis pressé. Comme vous voyez, j’ai là mon linge, et mon manteau d’hiver. Il faut que je porte le manteau chez le teinturier, et le linge à la laverie, ensuite il faut que j’aille à mon travail. Je suis très pressé, madame, c’est pour cela que je n’ai pas pu chasser le pigeon. Je voulais simplement vous signaler l’incident. Surtout à cause des taches. Le couloir est sali par les taches qu’a faites ce pigeon, c’est surtout cela le problème, et c’est contraire au règlement. Le règlement stipule que le couloir, l’escalier et les toilettes doivent toujours être tenus propres. »

Il ne se rappelait pas avoir jamais tenu, de toute sa vie, un discours aussi abracadabrant. Il lui semblait que les mensonges y sautaient aux yeux, et l’unique vérité qu’ils auraient dû dissimuler (à savoir que jamais, au grand jamais, il ne pourrait chasser ce pigeon, et que c’était au contraire le pigeon qui l’avait depuis longtemps chassé lui-même), cette vérité éclatait au grand jour et de la manière la plus gênante ; et même si Mme Rocard ne l’avait pas perçue à travers ses propos, elle ne pouvait pas ne pas la lire maintenant sur son visage, car il sentait qu’il avait terriblement chaud, que le sang lui montait à la tête et que ses joues étaient brûlantes de honte. Mais Mme Rocard fit comme si elle n’avait rien remarqué (ou peut-être n’avait-elle vraiment rien remarqué ?), elle dit seulement :

« Je vous remercie de m’avoir prévenue, monsieur. Je m’en occuperai, à l’occasion. »

Et elle baissa la tête, contourna Jonathan et, en traînant les pieds, se dirigea vers le réduit où se trouvaient ses toilettes, à côté de sa loge, et y disparut. Jonathan l’avait suivie des yeux. S’il avait eu encore le moindre espoir que quelqu’un le délivre du pigeon, cet espoir s’évanouit au spectacle désolant de Mme Rocard disparaissant dans le réduit de ses toilettes.

Elle ne va s’occuper de rien, songea-t-il, de rien du tout. Pourquoi le ferait-elle, d’ailleurs ? Elle n’est que concierge, après tout, et tenue à ce titre de balayer l’escalier et le couloir, et de nettoyer une fois par semaine le w-c commun, non de chasser un pigeon. Cet après-midi au plus tard, elle se soûlera au vermouth et oubliera toute l’affaire, si elle ne l’a pas déjà oubliée à cet instant…

 

 

4

JONATHAN fut ponctuellement à huit heures quinze devant la banque, cinq minutes exactement avant que n’arrivent le sous-directeur, M. Vilman, et Mme Roques, la caissière en chef. À eux trois, ils ouvrirent la grande porte : Jonathan la grille articulée extérieure, Mme Roques la porte extérieure en verre blindé, M. Vilman la porte intérieure en verre blindé. Puis, avec leurs clés spéciales, Jonathan et M. Vilman coupèrent le dispositif d’alarme ; ensuite, Jonathan et Mme Roques ouvrirent la porte coupe-feu à deux serrures qui donnait sur le sous-sol, où Mme Roques et M. Vilman disparurent alors, afin d’aller ouvrir la salle des coffres avec leurs clés complémentaires, tandis que Jonathan, ayant enfermé son parapluie, sa valise et son manteau d’hiver dans le placard métallique qui se trouvait à côté des toilettes, prenait place derrière la porte intérieure en verre blindé et faisait entrer les uns après les autres les employés qui arrivaient, appuyant pour cela sur deux boutons qui déverrouillaient électriquement, l’une après l’autre, les deux portes en verre blindé du sas d’accès. À huit heures quarante-cinq, le personnel était au complet, chacun s’était installé à son poste, derrière les guichets, à la caisse ou dans les bureaux, et Jonathan sortait de la banque pour prendre sa faction sur les marches de marbre, devant la grande porte. Son service proprement dit commençait.

Ce service, depuis trente ans, consistait purement et simplement, pour Jonathan, le matin de neuf heures à treize heures et l’après-midi de quatorze heures trente à dix-sept heures trente, à rester debout devant la grande porte, ou tout au plus à arpenter d’un pas posé la plus basse des marches de marbre. Vers neuf heures et demie, ainsi qu’entre seize heures trente et dix-sept heures, il y avait une petite diversion, provoquée par l’arrivée ou bien le départ de la limousine de M. Roedel, le directeur. Il s’agissait alors de quitter sa faction sur la marche de marbre, de longer rapidement, sur douze mètres environ, la façade de la banque jusqu’au porche qui donnait accès à la cour intérieure, d’en ouvrir la lourde grille de fer, de porter la main à la lisière de sa casquette en un respectueux salut, et de faire entrer la limousine. Une procédure analogue pouvait aussi se dérouler en début de matinée ou en fin d’après-midi, quand se présentait la camionnette blindée bleue de la Brink’s, pour les transports de fonds. Ce véhicule aussi exigeait qu’on ouvrit la grille, ses occupants aussi avaient droit à un salut, mais ce n’était pas le salut respectueux, la main bien tendue portée à la lisière de la casquette, c’était le petit salut plus expéditif, de collègue à collègue, l’index seul venant effleurer la casquette. À part cela, il ne se passait rien. Jonathan restait là debout, regardait fixement devant lui, et attendait. Parfois, il regardait ses pieds ; parfois, il regardait le trottoir ; parfois, il regardait le café, de l’autre côté de la rue. Parfois, sur la plus basse des marches, il faisait sept pas vers la gauche et sept pas vers la droite, ou bien il quittait la marche du bas et se mettait sur celle du milieu, et parfois, quand le soleil tapait trop fort et que la chaleur faisait sourdre la sueur contre le cuir de sa casquette, il gravissait même la troisième marche, qui était à l’ombre du fronton de la grande porte, et, après s’être brièvement découvert pour s’essuyer le front du bas de sa manche, il y restait debout, regardait fixement devant lui, et attendait.

Il avait calculé un jour que, jusqu’à sa retraite, il aurait passé, debout sur ces trois marches de marbre, soixante-quinze mille heures. Il serait alors à coup sûr la personne qui dans tout Paris – et sans doute aussi dans toute la France – serait restée le plus longtemps debout à un seul et même endroit. C’était vraisemblablement déjà le cas, bien qu’il n’eût encore passé que cinquante-cinq mille heures sur les marches de marbre. Car il n’y avait plus que de très rares vigiles à être ainsi, dans la ville, employés à poste fixe. La plupart des banques avaient passé contrat avec des sociétés de gardiennage et se faisaient fournir par elles ces jeunes types qui se plantaient devant leurs portes, jambes écartées et l’air vachard, et qui au bout de quelques mois, ou souvent de quelques semaines seulement, étaient remplacés par d’autres types à l’air tout aussi vachard, et ce, pour de prétendues raisons psychologiques : à ce qu’on disait, l’attention d’un vigile se relâchait s’il était trop longtemps affecté au même endroit, sa perception de ce qui se passait alentour s’émoussait, il devenait paresseux, négligent et donc inapte à sa mission…

Des âneries, tout ça ! Jonathan savait à quoi s’en tenir : l’attention du vigile se relâchait complètement en quelques heures déjà. Ce qui se passait autour de lui, et à plus forte raison ces centaines de personnes qui entraient dans la banque, dès le premier jour il ne les percevait pas consciemment, et d’ailleurs ce n’était nullement nécessaire, car de toute manière on ne pouvait pas distinguer un bandit d’un client. Et même si le vigile en avait été capable et s’était jeté au-devant du bandit, il se serait fait abattre et supprimer bien avant d’avoir même pu déboutonner l’étui de son pistolet, car le bandit possédait sur le vigile l’avantage irrattrapable de la surprise.

Une sorte de sphinx, voilà comment Jonathan – qui, en effet, avait lu un jour quelque chose sur les sphinx dans l’un de ses livres – voyait le vigile : une sorte de sphinx. Son efficacité ne tenait pas à quelque action, mais à sa simple présence physique. C’est elle et elle seule qu’il opposait au bandit potentiel. « Il faudra que tu passes devant moi », dit le sphinx au pilleur de sépultures, « je ne puis pas t’empêcher d’agir, mais il faudra que tu passes devant moi ; et si tu l’oses, alors gare à la vengeance des dieux, et des mânes du pharaon ! » Et le vigile, lui, dit : « Il faudra que tu passes devant moi, je ne puis pas t’empêcher d’agir, mais si tu l’oses, il faudra que tu m’abattes, et alors gare à la vengeance des tribunaux, sous la forme d’une condamnation pour meurtre ! »

Cela dit, Jonathan savait fort bien que le sphinx disposait de sanctions beaucoup plus efficaces que le vigile. La vengeance des dieux, un vigile ne pouvait en brandir la menace. Et même dans le cas où le bandit se moquait des sanctions, le sphinx ne courait guère de danger. Il était taillé dans le basalte, dans le rocher massif, il était coulé dans le bronze ou solidement scellé. Il survivait sans peine de cinq mille ans à un pillage… tandis que, si l’on tentait de piller une banque, le vigile ne pouvait immanquablement qu’y laisser sa vie au bout de cinq secondes. Et cependant ils se ressemblaient, trouvait Jonathan, le sphinx et le vigile, car leur pouvoir, à l’un comme à l’autre, n’était pas d’ordre instrumental, mais d’ordre symbolique. Et c’est avec la conscience de ce pouvoir symbolique qui faisait toute sa fierté et tout son amour propre, qui lui donnait énergie et endurance, qui le cuirassait mieux que l’attention, que son arme ou bien le verre blindé, que Jonathan Noël se tenait sur les marches de marbre de la banque et y restait en faction depuis bientôt trente ans, sans éprouver ni peur, ni doutes, ni le moindre sentiment d’insatisfaction, et sans prendre l’air vachard, jusqu’à ce jour. Mais aujourd’hui, tout était différent. Aujourd’hui, rien à faire, Jonathan n’arrivait pas à retrouver son calme de sphinx. Au bout de quelques minutes seulement, il sentit tout le poids de son corps peser douloureusement sur la plante de ses pieds, il reporta ce fardeau d’un pied sur l’autre et, en changeant ainsi plusieurs fois, se mit à perdre un peu l’équilibre et dut exécuter des petits pas de côté pour que son centre de gravité ne s’écartât point du strict fil à plomb sur lequel il l’avait jusqu’à présent toujours impeccablement maintenu. Et puis, tout d’un coup, il sentit des démangeaisons sur le haut de ses cuisses, sur les flancs de sa poitrine et derrière son cou. Au bout d’un moment, le front lui démangea comme s’il était devenu sec et rugueux, comme parfois en hiver, et pourtant il faisait à présent très chaud, et même anormalement chaud pour neuf heures un quart, son front était déjà humide comme il n’aurait dû l’être en fait que vers onze heures trente… La démangeaison gagnait les bras, la poitrine, les jambes, gagnait tous les endroits où il y avait de la peau, et Jonathan aurait voulu se gratter, goulûment et sans retenue aucune, mais c’était tout à fait hors de question, qu’un vigile se gratte en pleine rue ! Aussi il respira bien à fond, bomba le torse, puis courba l’échine, décontracta son dos, leva et rabaissa les épaules et, de la sorte, se frotta de l’intérieur contre ses propres vêtements, afin de se soulager. À vrai dire, ces contorsions et tressaillements insolites ne firent qu’accentuer l’impression de déséquilibre, et bientôt les petits pas de côté ne suffirent plus pour rester droit, et Jonathan se vit contraint de renoncer, contre toute habitude, à sa posture de sentinelle figée avant même que n’apparaisse, vers neuf heures et demie, la limousine de M. Roedel, et de passer déjà au va-et-vient, sept pas vers la gauche, sept pas vers la droite. Il s’efforça alors de river son regard sur l’arête de la deuxième marche de marbre et de l’y faire aller et venir comme une sorte de wagonnet sur un rail bien fixé, afin que cette image, constante et distillée avec monotonie, de l’arête de marbre ramène en lui l’impassibilité de sphinx à laquelle il aspirait, qui lui ferait oublier le poids de son corps, la démangeaison de sa peau et, plus généralement, tout cet étrange tumulte qui régnait dans son corps et dans son esprit. Mais il n’y avait rien à faire. Le wagonnet déraillait sans cesse. Chaque fois qu’il clignait des yeux, son regard lâchait cette satanée arête de pierre et dérapait vers autre chose : un bout de journal sur le trottoir ; un pied dans une chaussette bleue ; un dos de femme ; un panier à provisions avec des pains dedans ; la poignée de la porte extérieure en verre blindé ; la carotte rouge et lumineuse signalant le bureau de tabac du café d’en face ; une bicyclette, un chapeau de paille, un visage… Et nulle part il ne parvenait à s’agripper, à se fixer un nouveau point de repère qui lui permit de s’y retrouver et de se ressaisir. À peine venait-il de cadrer ce chapeau de paille sur sa droite qu’un autobus emportait le regard vers le bas de la rue, à gauche, pour passer le relais, quelques mètres plus loin, à une voiture de sport blanche qui faisait remonter le regard vers la droite où, entre-temps, le chapeau de paille avait disparu : l’œil le cherchait en vain dans la foule des passants, dans la foule des chapeaux, il s’accrochait à une rose qui se balançait sur un tout autre chapeau, il s’en arrachait, retombait enfin sur l’arête de la marche, ne pouvait à nouveau s’y poser tranquillement, s’égarait encore, sans pouvoir tenir en place, de point en point, de tache en tache, de ligne en ligne… On aurait dit qu’il y avait dans l’air cet ondoiement de grosse chaleur qu’on voit seulement par les après-midi de canicule. Des voiles transparents frémissaient devant les choses. Les contours des immeubles, les arêtes et les rebords des toits se détachaient avec un éclat cru et, en même temps, ils étaient flous, comme effrangés. Les bordures des caniveaux et les joints des dalles du trottoir, que d’habitude on aurait dit tracés à la règle, ondulaient en courbes chatoyantes. Et les femmes aujourd’hui semblaient toutes porter des robes de couleurs vives, elles passaient comme une flamme qui court, captaient irrésistiblement le regard et pourtant ne le laissaient pas se poser. Plus rien n’avait de contours nets. Rien ne se laissait plus fixer précisément. Tout tremblotait. Ce sont les yeux, pensa Jonathan. Du jour au lendemain, je suis devenu myope. Il me faut des lunettes. Enfant, il avait dû à un certain moment porter des lunettes, pas fortes, zéro dioptrie soixante-quinze de chaque côté. C’était très étrange, que cette myopie revînt le tracasser maintenant, à son âge. En vieillissant, on devenait plutôt presbyte, d’après ce qu’il avait lu, et si l’on était myope, ça s’atténuait Peut-être que ce n’était pas du tout d’une myopie classique qu’il souffrait, mais d’une affection à laquelle des lunettes ne pourraient rien : une cataracte, un glaucome, un décollement de la rétine, un cancer de l’œil, une tumeur au cerveau qui comprimait le nerf optique… Il était tellement occupé par cette idée atroce que des coups de klaxon réitérés ne parvinrent pas vraiment jusqu’à sa conscience. Ce n’est qu’à la quatrième ou cinquième fois – on klaxonnait à présent longuement – qu’il entendit et réagit et leva la tête : et effectivement, voilà que la limousine de M. Roedel était arrêtée devant la grille du porche ! On klaxonnait de nouveau, et l’on faisait même signe de la main, comme si l’on attendait depuis déjà quelques bonnes minutes. Devant la grille du porche ! La limousine de M. Roedel ! Jamais il n’avait raté son approche. D’habitude, il n’avait même pas besoin de regarder, il la sentait venir, il l’entendait au chuintement du moteur ; il aurait pu dormir, il se serait réveillé comme un chien quand approchait la limousine de M. Roedel. Il ne se hâta pas, il se précipita – dans son empressement, il manqua tomber –, il déverrouilla la grille, la fit coulisser, salua, fit passer la voiture ; il sentit que son cœur battait et que sa main tremblait contre sa casquette. Quand il eut fermé la grille et qu’il fut revenu devant la grande porte, il était inondé de sueur. « Tu as raté la limousine de M. Roedel », murmura-t-il à part lui d’une voix étranglée de désespoir, et « répéta, comme s’il ne parvenait pas lui-même à le comprendre : « Tu as raté la limousine de M, Roedel… Tu l’as ratée, tu n’as pas fait ce que tu devais, tu as gravement failli à ta mission, tu n’es pas seulement aveugle, tu es sourd, tu es vieux et fini, tu n’es plus capable d’être vigile. » Il était parvenu jusqu’à la marche la plus basse du perron de marbre, il la gravit et tenta de reprendre sa posture de factionnaire. Il se rendit compte tout de suite qu’il n’y arrivait pas. Les épaules ne voulaient plus tenir droites, les bras pendouillaient le long de la couture du pantalon. Il savait qu’en cet instant il avait une allure ridicule, et il ne pouvait rien y faire. Du fond de son désespoir muet, il regardait le trottoir, la chaussée, le café d’en face. La vibration de l’air avait cessé. Les choses étaient de nouveau d’aplomb, les lignes filaient tout droit, le monde devant ses yeux était limpide. Il entendait le bruit de la circulation, le souffle aigu des portes d’autobus, les commandes lancées par les garçons du café, et les talons hauts des femmes qui claquaient sur le trottoir. Ni sa vue ni son ouïe n’étaient amoindries en aucune façon. Mais la sueur ruisselait à flots de son front. Il se sentait faible. Il se retourna, monta sur la deuxième marche, monta sur la troisième et se mit à l’ombre, juste devant la colonne qui flanquait la porte extérieure en verre blindé. Il croisa les mains derrière son dos de telle sorte qu’elles touchaient la colonne. Puis il se laissa légèrement aller en arrière et s’appuya sur ses mains, sur la colonne, pour, la première fois de ses trente ans de service. Et quelques secondes durant, il ferma les yeux. Tellement il avait honte.

 

 

5

PENDANT la pause de midi, il alla chercher dans le placard métallique sa valise, son manteau et son parapluie, et il se rendit dans la rue Saint-Placide toute proche, où se trouvait un petit hôtel hébergeant surtout des étudiants et des travailleurs immigrés. Il demanda la chambre la moins chère, on lui en proposa une à cinquante-cinq francs, il la prit sans la voir, paya d’avance et laissa son bagage à la réception. Dans un stand, sur le trottoir, il s’acheta deux petits pains aux raisins et un carton de lait, puis gagna le square Boucicaut, devant les grands magasins du Bon Marché. Il s’assit sur un banc à l’ombre, et mangea. Deux bancs plus loin, un clochard s’était installé. Il avait une bouteille de vin blanc entre les cuisses, une demi-baguette dans une main et, à côté de lui sur le banc, un sachet en papier avec des sardines fumées. Il tirait les sardines du sachet l’une après l’autre par la queue, puis d’un coup de dent il leur coupait la tête, la crachait au loin et mettait tout le reste d’un seul coup dans sa bouche. Là-dessus une bouchée de pain, une bonne gorgée au goulot, et un soupir de contentement. Jonathan connaissait l’homme. En hiver, il était toujours assis devant l’entrée des livreurs du grand magasin, sur les grilles de la chaufferie ; et, en été, devant les boutiques de la rue de Sèvres, ou le porche du foyer, ou à côté du bureau de poste. Il vivait depuis des dizaines d’années dans ce quartier, depuis tout aussi longtemps que Jonathan. Et Jonathan se rappelait qu’à l’époque, trente ans plus tôt, lorsqu’il l’avait vu pour la première fois, il avait senti une espèce de furieuse jalousie monter en lui, une jalousie pour la manière insouciante dont cet homme menait sa vie. Tandis que Jonathan prenait son service tous les jours à neuf heures pile, le clochard ne rappliquait souvent que vers dix ou onze heures ; tandis que Jonathan devait se tenir au garde-à-vous, l’autre se vautrait tout à son aise sur son bout de carton, et en fumant ; tandis qu’heure après heure, jour après jour et année après année, Jonathan montait la garde devant une banque en y risquant sa vie et qu’il gagnait durement de quoi vivre en exerçant cette activité, ce type se contentait de s’en remettre à la pitié et à la charité de ses semblables, qui jetaient de l’argent liquide dans sa casquette. Et jamais il ne paraissait de mauvaise humeur, même pas quand la casquette restait vide ; jamais il ne semblait souffrir, ou avoir peur, ou même seulement s’ennuyer. Il émanait toujours de lui une assurance et une satisfaction révoltantes, l’aura ostentatoire et provocante de la liberté. Mais voilà qu’un jour, au milieu des années soixante, en automne, comme Jonathan allait à la poste de la rue Dupin, trébuchant presque en y entrant sur une bouteille de vin posée sur le bout de carton, entre un sac en plastique et la casquette qu’il connaissait bien, avec ses quelques pièces de monnaie, et comme pendant un instant il cherchait involontairement des yeux le clochard – non que celui-ci lui manquât en tant que personne, mais parce qu’il manquait le centre de cette nature morte à la bouteille, au carton et au sac –, voilà qu’il l’aperçut de l’autre côté de la chaussée, accroupi entre deux voitures arrêtées, et il vit qu’il faisait là ses besoins : il était à croupetons à côté du caniveau, la culotte baissée jusqu’aux genoux, son derrière était tourné vers Jonathan, le derrière était complètement nu, les gens passaient, tout le monde pouvait le voir, un derrière blanc comme un navet, bigarré de taches bleues et d’escarres rougeâtres, aussi mal en point que le derrière d’un vieillard grabataire – et cet homme n’était pas plus vieux que ne l’était alors Jonathan lui-même, trente ans peut-être, trente-cinq ans tout au plus. Et de ce pauvre derrière maltraité, voilà qu’un jet de brouet brun giclait sur le pavé, avec une violence et une abondance énormes, il se formait une mare, un lac qui déferlait sur les chaussures, et des éclaboussures en tous sens maculaient les chaussettes, les cuisses, le pantalon, la chemise, tout…

Ce spectacle était si misérable, si répugnant, si atroce qu’aujourd’hui encore Jonathan frissonnait rien qu’à se le rappeler. À l’époque, après être resté un moment figé d’effroi, il s’était jeté dans le bureau de poste comme en un refuge, il avait payé sa facture d’électricité, puis il avait acheté des timbres, quoiqu’il n’en eût pas besoin, uniquement pour prolonger sa visite et pour être sûr qu’en sortant de la poste il ne tomberait plus sur le clochard en train de poser culotte. Quand il ressortit enfin, il plissa les yeux, baissa la tête et se força à ne pas regarder de l’autre côté de la chaussée, mais carrément vers la gauche et vers le bout de la rue Dupin, et c’est d’ailleurs par là qu’il partit à grands pas, vers la gauche, bien qu’il n’eût rien à y faire, pour éviter surtout d’avoir à passer là où se trouvaient la bouteille, le carton ci la casquette ; et il prêtera s’imposer un long détour, par la rue du Cherche-Midi et le boulevard Raspail, avant de rejoindre la rue de la Planche et de regagner sa chambre et l’abri sûr qu’elle lui offrait. Dès lors, dans l’âme de Jonathan, il n’y eut plus la moindre place pour un sentiment de jalousie envers le clochard. Si jusque-là il avait encore, de temps à autre, senti poindre en lui un léger doute sur le sens qu’il pouvait y avoir pour un homme à passer un tiers de sa vie debout devant les portes d’une banque, en ouvrant parfois une grille et en saluant la limousine du directeur, toujours la même chose, en ayant peu de congés et un maigre salaire dont le plus clair filait aussitôt en impôts, loyer et cotisations sociales…, désormais, la réponse à ce doute sur le sens que tout cela pouvait avoir s’imposait à ses yeux avec la même lumineuse évidence qu’avait eue cette image effroyable aperçue dans la rue Dupin : oui, cela avait un sens. Cela avait même beaucoup de sens, car cela le préservait d’avoir à montrer son derrière en public et à déféquer sur la chaussée. Y avait-il rien de plus misérable que d’en être réduit à montrer son derrière en public et à déféquer sur la chaussée ? Y avait-il rien de plus humiliant que ces culottes baissées, cette posture accroupie, cette nudité laide et contrainte ? Y avait-il détresse plus honteuse que cette nécessité mortifiante de faire ses besoins sous les yeux de tout le monde ? Ses besoins ! À lui seul, le mot disait bien tout l’inconfort de la chose. Et comme tous les actes que nous impose une nécessité inéluctable, ces besoins exigeaient, pour être du moins tolérables, l’absence totale de nos semblables… ou en tout cas leur absence apparente : un bois, lorsqu’on se trouvait à la campagne ; un buisson, quand cela vous prenait en plein champ, ou du moins un sillon, ou le crépuscule du soir ou, à défaut, un terrain découvert où l’on pût voir à un kilomètre à la ronde et s’assurer qu’il n’y avait personne à l’horizon. Et en ville ? Là où cela grouillait de gens ? Où jamais il ne faisait vraiment sombre ? Où même une propriété abandonnée et en ruine ne mettait pas à l’abri des regards indiscrets ? En ville, rien ne permettait de se mettre à l’écart des hommes, sinon un réduit pourvu d’un bon verrou. Qui n’en possédait point, qui n’avait pas ce havre sûr pour ses besoins, était le plus misérable et le plus pitoyable des êtres humains, liberté ou pas. Jonathan aurait pu vivre avec peu d’argent. Il aurait pu s’imaginer portant une veste élimée et un pantalon en loques. À l’extrême limite et en mobilisant toute son imagination romanesque, il lui aurait même semblé pensable de dormir sur un bout de carton et de restreindre l’intimité de son chez-soi à quelque recoin, à une grille de chauffage ou à un palier dans l’escalier de la station de métro. Mais si, dans une grande ville, on n’avait même plus une porte à refermer derrière soi pour déféquer – ne fût-ce que la porte des w-c de l’étage –, si l’on était privé de cette liberté-là, de cette liberté fondamentale qui consiste à se retirer à l’écart des autres quand le besoin vous presse, alors, toutes les autres libertés étaient sans valeur. Alors, la vie n’avait plus de sens. Alors, mieux valait être mort. Lorsque Jonathan eut ainsi compris que l’essence de la liberté humaine consistait en la jouissance d’un w-c à l’étage et qu’il jouissait, lui, de cette liberté essentielle, il fut envahi d’un sentiment de profonde satisfaction. Oui, il avait eu bien raison d’organiser sa vie ainsi ! Il menait là une existence intégralement réussie. Elle ne comportait rien, absolument rien qui justifiât le moindre regret, ou la moindre jalousie envers autrui. Dès ce moment, c’est d’un pied en quelque sorte plus ferme qu’il monta la garde devant la banque. Il se dressait là comme coulé dans le bronze. Cette imperturbable satisfaction et assurance qu’il avait jusque-là cru percevoir dans le caractère du clochard, elle s’était déversée en lui comme un métal en fusion qui, en se refroidissant, lui avait fait une cuirasse intérieure et lui avait donné plus de poids. Désormais, rien ne pouvait plus l’ébranler, aucun doute ne pouvait plus le faire broncher. Il avait trouvé sa sérénité de sphinx. Envers le clochard – lorsqu’il le rencontrait ou qu’il l’apercevait assis quelque part –, il n’éprouvait plus dorénavant que ce sentiment qu’on désigne généralement par le terme de tolérance : un mélange fort tiède de dégoût, de mépris et de pitié. Cet être ne lui causait plus d’émotion. Cet être lui était indifférent. Il lui avait été indifférent jusqu’à ce jour où Jonathan, assis dans le square Boucicaut, avalait ses petits pains aux raisins en buvant du lait à même le carton. D’habitude, pendant la pause de midi, il rentrait chez lui. Il n’habitait qu’à cinq minutes de là. D’habitude, chez lui, il se préparait quelque chose sur son réchaud électrique, une omelette, des œufs sur le plat avec du jambon, des pâtes avec du fromage râpé, un reste de potage de la veille, et puis de la salade et une tasse de café. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas passé sa pause de midi assis sur un banc du square, à manger des petits pains aux raisins et à boire du lait à même le carton. En fait, il n’aimait pas particulièrement les choses sucrées. Ni le lait. Mais enfin il avait déjà dépensé cinquante-cinq francs, aujourd’hui, pour la chambre d’hôtel ; dans ces conditions, il aurait eu l’impression de jeter l’argent par les fenêtres s’il était allé dans un café et qu’il y eût commandé une omelette et une bière. Là-bas, sur son banc, le clochard avait fini son repas. Après les sardines et le pain, il avait encore pris du fromage, des poires et des gâteaux secs, il avait avalé une grande gorgée de vin blanc, poussé un soupir de profonde satisfaction, et puis avait roulé sa veste pour s’en faire un oreiller, il y avait logé sa tête et avait étendu de tout son long, sur le banc, son corps paresseux et repu pour faire la sieste. À présent, il dormait. Des moineaux arrivaient en sautillant et picoraient les miettes de pain ; puis, attirés par les moineaux, quelques pigeons s’approchèrent du banc en clopinant et piquèrent leurs becs noirs dans les têtes de sardines. Le clochard n’était nullement dérangé par les oiseaux. Il dormait profondément et paisiblement. Jonathan le regarda. Et, en le regardant, il fut saisi d’une inquiétude étrange. Cette inquiétude n’était pas alimentée par la jalousie, comme jadis, mais par l’étonnement : comment se faisait-il, se demandait Jonathan, qu’à plus de cinquante ans, cet homme vécût encore ? Avec son mode de vie complètement irresponsable, n’aurait-il pas dû depuis longtemps être emporté par le froid, la famine, la cirrhose du foie…, et en tout cas être mort ? Au lieu de cela, il mangeait et buvait du meilleur appétit, dormait du sommeil du juste et, dans son pantalon rapiécé – qui naturellement n’était plus depuis longtemps celui qu’il avait baissé à l’époque rue Dupin, mais un pantalon de velours côtelé plutôt chic, presque à la mode, juste un peu réparé par endroits – et avec sa veste de coton, il donnait l’impression d’un personnage bien installé dans l’existence, parfaitement en accord avec le monde et avec lui-même, et jouissant de la vie… Tandis que lui, Jonathan – et son étonnement augmentait peu à peu jusqu’à la nervosité et à la confusion mentale –, tandis que lui qui pourtant, toute sa vie, avait été quelqu’un de sage et de rangé, frugal, presque ascétique et propre et toujours ponctuel et docile digne de confiance et parfaitement comme il faut… ! lui qui avait gagné par lui-même chaque sou qu’il possédait, et qui avait toujours tout payé rubis sur l’ongle, facture d’électricité, loyer, étrennes à la concierge… et qui n’avait jamais fait de dettes n’avait jamais été à la charge de personne, qui n’avait même pas été malade et n’avait rien coûté à la Sécurité Sociale… qui jamais n’avait fait le moindre tort à qui que ce fût, et qui, jamais, jamais, n’avait voulu autre chose dans la vie que s’assurer et se préserver sa modeste petite tranquillité d’esprit… tandis que lui, dans sa cinquante-troisième année, se voyait précipité cul par-dessus tête dans une crise qui bouleversait le projet si ingénieusement élaboré pour toute son existence, qui le désarçonnait et le perturbait et lui faisait ingurgiter des petits pains aux raisins, à force de trouble et de peur. Oui, il avait peur ! Dieu sait qu’il tremblait et qu’il avait peur, rien qu’à regarder ce clochard endormi : il avait tout d’un coup une peur terrible de devenir inévitablement comme cette loque humaine, là-bas, sur le banc. Comme cela pouvait vous arriver vite, de devenir pauvre et de sombrer ! Comme il s’effritait vite, le fondement apparemment bien assis de toute une existence ! « Tu as raté la limousine de M. Roedel », songea-t-il à nouveau en un éclair. « Ce qui ne s’était jamais passé et n’aurait jamais dû se passer, c’est tout de même arrivé aujourd’hui : tu as raté la limousine. Et si aujourd’hui tu rates la limousine, peut-être que demain tu rateras ton service tout entier, ou bien que tu perdras la clé de la grille articulée, et le mois suivant tu es licencié de façon infamante, et tu ne trouves pas de nouveau travail, car qui voudrait d’un employé capable de telles défaillances ? Personne ne peut vivre de l’indemnité de chômage ; ta chambre, tu l’as de toute façon perdue depuis longtemps, elle est habitée par un pigeon, par une famille de pigeons qui salit et dévaste ta chambre ; les notes de l’hôtel atteignent des sommes énormes, tu te soûles pour oublier tes soucis, tu bois de plus en plus, tu bois toutes tes économies, tu deviens définitivement esclave de la bouteille, tu tombes malade, c’est la déchéance, la pouillerie, la décrépitude, on te met à la porte de la dernière et la moins chère des pensions, tu n’as plus un sou, tu n’as devant toi que le néant, tu es à la rue, tu dors et tu habites dans la rue, tu défèques dans la rue, c’est la fin, Jonathan, avant moins d’un an ce sera la fin, tu seras un clochard en haillons couché sur un banc de square comme cette loque, là-bas, qui est ton frère. Il avait maintenant la bouche sèche. Il détourna les yeux du spectre terrible qu’était l’homme endormi, et il avala la dernière bouchée de son petit pain aux raisins. Cela dura une éternité avant que cette bouchée ne soit dans l’estomac, elle descendait l’œsophage à la vitesse de l’escargot, parfois elle semblait même s’arrêter en chemin, elle oppressait et faisait mal, comme un clou enfoncé dans la poitrine, et Jonathan croyait que cette répugnante bouchée allait l’étouffer. Mais ensuite la chose repartait, faisait un petit bout de chemin, puis un autre, et enfin elle eut fini sa descente, et la douleur convulsive se dissipa. Jonathan respira un grand coup. À présent, il voulait partir. Il ne voulait pas rester plus longtemps, bien que sa pause de midi ne se terminât que dans une demi-heure. Il en avait assez. Il était dégoûté de cet endroit. Du dos de la main, il balaya les quelques miettes de petit pain qui étaient tombées sur son pantalon en dépit de ses précautions, tira sur les pinces de ses plis de pantalon, se leva et partit, sans jeter un nouveau regard vers le clochard. Il avait déjà regagné la rue de Sèvres quand il songea qu’il avait laissé son carton de lait vide sur le banc du square, et cela lui fut désagréable, car il détestait que d’autres gens laissent leurs détritus sur les bancs, ou simplement les jettent dans la rue, au lieu de les mettre dans les endroits faits pour les détritus, à savoir dans les corbeilles disposées un peu partout à cet effet. Pour sa part, jamais il n’avait ainsi jeté au petit bonheur des détritus, ni n’en avait laissé sur un banc de square, jamais, même par négligence ou par oubli – ce genre de choses ne lui arrivait tout simplement pas… Aussi ne voulait-il pas non plus que cela lui arrive aujourd’hui, surtout pas aujourd’hui, en cette journée critique où étaient déjà arrivés tant de malheurs. Il était déjà, de toute façon, sur la mauvaise pente ; il se comportait déjà, de toute façon, comme un énergumène, comme un individu irresponsable, presque comme un asocial… Rater la limousine de M. Roedel ! Manger à midi des petits pains aux raisins dans le square ! Si maintenant il ne faisait pas attention, surtout dans les petites choses, s’il ne résistait pas avec la dernière énergie à des étourderies apparemment accessoires, comme l’oubli de ce carton de lait, il perdrait bientôt pied et partirait à la dérive, et plus rien ne pourrait empêcher qu’il connaisse une fin lamentable. Il fit donc demi-tour et retourna dans le square. De loin, il vit que le banc où il s’était assis était toujours libre, et en s’approchant il eut le soulagement de constater, à travers les lattes peintes en vert du dossier, que le carton blanc était toujours là. Manifestement, sa négligence n’avait encore été remarquée par personne, il pouvait gommer cette faute impardonnable. Arrivant jusqu’au banc par-derrière, il se pencha très bas par-dessus le dossier, saisit le carton de lait de la main gauche et se redressa en se tournant nettement vers la droite, dans la direction approximative où il savait que se trouvait la plus proche corbeille à papiers… et il sentit alors que cela tirait brusquement et violemment sur son pantalon, vers le

bas et en oblique, mais sans qu’il pût rien faire pour que cette traction se relâchât, car elle était intervenue trop brusquement, alors qu’il était déjà en train d’exécuter son mouvement ascendant et giratoire en sens inverse. Et, en même temps, cela fit un vilain bruit, un « crrr ! » très fort, et il sentit passer sur sa cuisse gauche la caresse d’un courant d’air : il n’était pas douteux que l’air extérieur pénétrait là sans rencontrer d’obstacle. Pendant un moment, il fut si atterré qu’il n’osa pas regarder. Et puis ce « crrr ! » — il résonnait encore à ses oreilles – lui semblait avoir fait un bruit énorme, comme si non seulement quelque chose s’était déchiré à son pantalon, mais comme si une déchirure se produisait en lui-même, dans le banc, dans le square tout entier, comme la faille béante d’un séisme, et comme si tous les gens alentour l’avaient nécessairement entendu, ce terrible « crrr ! », et regardaient à présent Jonathan, qui l’avait produit. Mais personne ne regardait. Les vieilles dames continuaient à tricoter, les vieux messieurs à lire leurs journaux, les quelques enfants qui étaient dans l’aire de jeu continuaient leurs descentes sur le toboggan, et le clochard dormait Jonathan baissa lentement les yeux. La déchirure avait environ douze centimètres de long. Elle allait du bas de la poche gauche, qui lors du mouvement tournant s’était accrochée à une vis qui dépassait du banc, elle descendait le long de la cuisse, mais sans suivre proprement la couture, en plein milieu au contraire de la belle gabardine du pantalon d’uniforme, et puis elle repartait à angle droit sur environ la largeur de deux pouces jusqu’au pli, si bien que cela ne faisait pas juste une fente discrète dans le tissu, mais un accroc qu’il était impossible de ne pas voir, et sur lequel flottait un petit drapeau triangulaire. Jonathan sentit que son sang recevait une dose d’adrénaline, cette substance stimulante dont il avait lu un jour que les surrénales la sécrètent dans les moments de danger physique et de tension psychique extrêmes, pour mobiliser les ultimes réserves du corps en vue de la fuite, ou d’un combat à la vie, à la mort. De fait, il avait le sentiment d’être blessé. Il aurait dit que ce n’était pas seulement son pantalon, mais sa propre chair qui était ouverte sur douze centimètres et laissait s’écouler son sang, sa vie dont la circulation normale était pourtant si hermétiquement refermée sur elle-même ; et il allait nécessairement mourir de cette blessure s’il ne parvenait pas à la fermer très bientôt. Mais il y avait aussi cette adrénaline qui, alors qu’il pensait perdre tout son sang, lui donnait une vivacité merveilleuse. Son cœur battait puissamment, son courage était grand, ses pensées étaient d’un coup tout à fait claires et visaient un seul but : « Il faut tout de suite faire quelque chose », criait en lui une voix, « il faut immédiatement entreprendre quelque chose pour refermer cet accroc, sinon tu es perdu ! » Et tandis qu’il se demandait ce qu’il pourrait entreprendre, il savait déjà la réponse : si rapide est l’action de l’adrénaline, cette drogue magnifique, et tant il est vrai que la peur donne des ailes à l’intelligence et au dynamisme. Résolument, il empoigna de la main droite le carton de lait qu’il tenait encore de la main gauche, il le froissa en boule, le jeta n’importe où, sur le gazon, sur l’allée sablée, il ne s’en souciait pas. Il appliqua sa main gauche désormais libre sur l’accroc de sa cuisse gauche, et puis il partit à toute allure, tenant sa jambe gauche aussi raide que possible pour éviter que sa main ne dérape, et ramant furieusement du bras droit, se déhanchant fougueusement comme peuvent faire les boiteux, il sortit du square et prit la rue de Sèvres, il n’avait plus qu’une petite demi-heure. Au rayon « alimentation » du Bon Marché, au coin de la rue du Bac, il y avait une couturière. Il l’avait vue à peine quelques jours plus tôt. Elle était installée tout de suite près de l’entrée, à l’endroit où on laissait les chariots. Elle avait un écriteau accroché à sa machine à coudre et l’on pouvait y lire, il s’en souvenait précisément : Jeannine Topell – Retouches et réparations – Travail rapide et soigné. C’était cette femme qui allait l’aider. Il faudrait qu’elle l’aide – si elle n’était pas elle-même en train de faire la pause de midi. Mais elle ne serait pas en train de faire la pause, non, non, ce serait trop de déveine. Il ne pourrait pas avoir autant de déveine en un seul jour. Pas maintenant. Pas quand l’urgence était telle. Quand l’urgence était à son comble, c’est alors qu’on avait de la chance et qu’on trouvait de l’aide. Mme Topell serait à sa place et elle l’aiderait.

Mme Topell était à sa place ! Il la vit de l’entrée du rayon « alimentation », assise à sa machine et en train de coudre. Oui, on pouvait compter sur Mme Topell, même pendant la pause de midi elle était à son travail, rapide et soigné. Il courut jusqu’à elle, se planta près de la machine à coudre, ôta la main de sa cuisse, jeta un coup d’œil sur sa montre-bracelet, il était quatorze heures cinq, il se racla la gorge et commença :

« Madame… »

Mme Topell termina le plissé d’une jupe rouge qu’elle avait en chantier, arrêta la machine et releva le pied-de-biche pour dégager le tissu et couper les fils. Après quoi, elle leva la tête et regarda Jonathan. Elle portait une très grande paire de lunettes à grosse monture nacrée, avec des verres fortement bombés qui lui faisaient des yeux immenses et transformaient ses orbites en des lacs profonds et pleins d’ombre. Ses cheveux châtains tombaient droit jusque sur ses épaules et ses lèvres étaient fardées de violet argenté. Elle pouvait avoir dans les cinquante ans, ou peut-être cinquante-cinq, son allure était celle des dames capables de lire votre destinée dans les boules de verre ou les cartes, l’allure de ces dames qui ont connu des temps meilleurs et à qui cette appellation de « dame » ne convient plus vraiment, mais avec qui l’on se sent néanmoins tout de suite en confiance. Ses doigts aussi – elle repoussa un peu ses lunettes du bout des doigts vers le haut de son nez, pour mieux considérer Jonathan –, ses doigts aussi, courts, boudinés et pourtant – en dépit de tout ce travail manuel – soignés et vernis de violet argenté, étaient d’une semi-élégance qui inspirait confiance.

« Vous désirez ? » dit Mme Topell d’une voix légèrement rugueuse.

Jonathan se présenta de biais, montra l’accroc de son pantalon et demanda :

« Pouvez-vous réparer ça ? »

Et comme sa question lui parut formulée d’une manière un peu rogue qui pouvait trahir l’excitation due à l’adrénaline, il ajouta pour l’atténuer, sur un ton aussi anodin que possible :

 « C’est un accroc, une petite déchirure… un incident stupide. Est-ce qu’on peut y faire quelque chose ? »

Mme Topell déplaça le regard de ses yeux immenses le long de Jonathan, découvrit l’accroc sur la cuisse et se pencha en avant pour l’examiner. À cette occasion, la surface lisse de sa chevelure châtain se sépara en deux, des omoplates à la nuque, découvrant un cou blanc, court et grassouillet ; et en même temps il montait d’elle un parfum si lourd et si entêtant que Jonathan fut involontairement contraint de rejeter la tête en arrière et de déplacer d’un bond son regard, qui quitta les abords de cette nuque pour les lointains du supermarché ; et, l’espace d’un moment, il eut sous les yeux la totalité des lieux avec tous les rayonnages, les bacs réfrigérés, les présentoirs de fromages et de charcuterie, les tables d’offres spéciales, les pyramides de bouteilles et les montagnes de légumes, avec les clients zigzaguant au milieu de tout cela en poussant leurs chariots et en traînant derrière eux de petits enfants, avec les vendeurs et vendeuses, les magasiniers, les caissières…, une foule de gens, grouillante et bruyante, au bord de laquelle, livré à tous les regards, lui, Jonathan, était debout avec son pantalon en lambeaux… Et l’idée lui traversa le cerveau en un éclair que M. Vilman, ou Mme Roques, voire M. Roedel, pourraient fort bien se trouver là dans la foule et l’observer, lui, Jonathan, en train de se faire examiner en public une partie critique de son individu par une dame aux cheveux châtains qui avait connu des temps meilleurs. Et il commença de se sentir un peu mal, d’autant qu’à présent l’un des doigts boudinés de Mme Topell effleurait la peau de sa cuisse, ouvrant et refermant le petit volet de tissu déchiré… Mais voici que cette dame émergeait à nouveau de ces profondeurs, qu’elle se carrait en arrière sur sa chaise et que l’effluve direct de son parfum s’en trouvait interrompu, si bien que Jonathan put baisser à nouveau la tête et ramener son regard, depuis les espaces vertigineux du magasin, dans la région rassurante des grands verres de lunettes bombés de Mme Topell.

« Alors ? demanda-t-il, et il répéta : Alors ? Avec une sorte d’impatience angoissée, comme un patient debout devant une femme médecin dont il aurait redouté le diagnostic accablant.

— Pas de problème, dit Mme Topell. Il faut seulement mettre une pièce en dessous. Et il y aura une petite couture qui se verra. Pas moyen de faire autrement.

— Mais ça n’a pas d’importance, dit Jonathan ; une petite couture, ça n’a aucune importance, qui est-ce qui irait regarder à un endroit pareil ? »

Et il jeta un coup d’œil sur sa montre, il était quatorze heures quatorze. Il reprit :

« Vous pouvez donc arranger ça ? Vous pouvez m’aider, madame ?

— Oui, naturellement, dit Mme Topell en remontant sur son nez ses lunettes qui avaient un peu glissé pendant l’examen de l’accroc.

— Oh, je vous remercie, madame, dit Jonathan ; je vous remercie beaucoup. Vous me tirez d’un grand embarras. Mais je voudrais encore vous demander une petite faveur : pourriez-vous… auriez-vous l’extrême amabilité – il faut vous dire que je suis pressé, je n’ai plus que… (et il regarda de nouveau sa montre)… je n’ai plus que dix minutes devant moi. Pourriez-vous faire cela tout de suite ? Je veux dire là, immédiatement ? »

Il est des questions qui impliquent une réponse négative, du simple fait qu’on les pose. Et il est des demandes dont la parfaite inutilité éclate au grand jour, lorsqu’on les formule en regardant quelqu’un d’autre dans les yeux. Jonathan regardait les yeux immenses et bordés d’ombre de Mme Topell, et il sut aussitôt que tout cela n’avait pas de sens, que c’était sans espoir et sans issue. Il le savait déjà en finissant de bredouiller sa question, il l’avait senti physiquement, à la baisse du taux d’adrénaline dans son sang au moment où il avait regardé sa montre : dix minutes ! Il avait l’impression de baisser lui aussi, de sombrer comme quelqu’un qui se trouve debout sur un bloc de glace molle qui ne va pas tarder à fondre en eau. Dix minutes ! Comment voulait-il qu’en dix minutes il y eût quelqu’un qui pût repriser cet affreux accroc ? Jamais cela ne se pourrait. Jamais de la vie. Car enfin, on ne pouvait tout de même pas réparer l’accroc sur la cuisse elle-même. Il fallait mettre une pièce en dessous, et cela signifiait qu’il fallait quitter le pantalon. Mais, pendant ce temps, où trouver un autre pantalon, en plein milieu du rayon « alimentation » du Bon Marché ? Retirer son pantalon et rester là debout en caleçon… ?

Cela n’avait pas de sens. Pas le moindre sens.

« Tout de suite ? » demanda Mme Topell.

Et bien qu’il sût que tout cela n’avait pas de sens, et bien qu’il eût sombré dans un défaitisme sans fond, Jonathan confirma d’un signe de tête. Mme Topell sourit :

« Regardez, monsieur : tout ce que vous voyez là (et elle montra une tringle à vêtements de deux mètres de long, toute encombrée de robes, de vestes, de pantalons et de corsages), tout cela, je dois le faire tout de suite. Je travaille dix heures par jour.

— Oui, naturellement, dit Jonathan ; je comprends parfaitement, madame, c’était tout simplement une question stupide. Combien de temps pensez-vous que cela prendra, pour que mon accroc soit réparé ? »

Mme Topell s’occupait de nouveau de sa machine ; elle remit en place le tissu de la jupe rouge et rabaissa le pied-de-biche :

« Si vous m’apportez le pantalon lundi prochain, il sera fait dans trois semaines.

— Dans trois semaines ? répéta Jonathan abasourdi.

— Oui, dit Mme Topell, dans trois semaines. Cela ne peut pas aller plus vite. » Et elle remit la machine en marche, l’aiguille piqua en ronronnant, et en même temps Jonathan eut l’impression qu’il n’était plus du tout là. Certes, il voyait encore à portée de son bras, Mme Topell assise devant la console de sa machine à coudre, il voyait sa tête châtain avec ses lunettes nacrées, il voyait ses doigts grassouillets qui s’activaient agilement, et l’aiguille bourdonnante piquer l’ourlet de la jupe rouge… et il voyait encore vaguement, à l’arrière-plan, l’agitation du supermarché… mais soudain il ne se voyait plus lui-même, c’est à dire qu’il ne se voyait plus comme faisant partie du monde qui l’entourait ; il eut, quelques secondes durant, l’impression d’être placé très loin à l’extérieur et de regarder ce monde par le petit bout de la lorgnette. Et de nouveau, comme le matin, il fut pris de vertige et perdit un peu l’équilibre. Il fit un pas de côté, se détourna et gagna la sortie. Les mouvements de la marche le remirent dans le monde, l’effet de lorgnette disparut. Mais, intérieurement, son équilibre était toujours précaire. Au rayon « papeterie », il acheta un rouleau de ruban adhésif. Il en colla sur la déchirure de son pantalon de telle sorte que l’accroc triangulaire ne puisse plus béer à chaque pas. Puis il regagna son travail.

 

 

6

IL passa tout l’après-midi dans un état de détresse et de rage. Il se tenait devant la banque, sur la marche la plus haute, tout près de la colonne, mais il ne s’y appuyait pas, car il ne voulait pas céder à sa faiblesse. D’ailleurs il ne pouvait pas, car pour s’appuyer discrètement il eût fallu qu’il croisât les mains derrière son dos et ce n’était pas possible, car il fallait bien que sa main gauche restât pendante afin de dissimuler le collage sur sa cuisse. Au lieu de cela, pour rester ferme sur ses jambes, il fut obligé de les écarter de cette façon odieuse qu’avaient ces jeunes imbéciles, et il constata qu’alors la colonne vertébrale se cambrait, que le cou, d’habitude dégagé et bien droit, rentrait dans les épaules, suivi par la tête et la casquette, et que cela donnait ainsi automatiquement ce regard soupçonneux et méchant qui filtrait sous la visière, et cet air vachard qu’il méprisait tellement chez les autres vigiles. Il se sentit comme infirme, comme la caricature d’un vigile, comme la parodie de lui-même. Il se méprisa. Il se détesta, pendant ces heures. Il éprouvait pour lui-même tant de haine rageuse qu’il aurait voulu n’être plus dans sa propre peau, il aurait même voulu changer littéralement de peau, car la sienne le démangeait à présent sur tout le corps, et il ne pouvait plus se frotter contre ses vêtements, car sa peau transpirait par tous ses pores et ses vêtements y collaient comme une seconde peau. Et là où ils ne collaient pas, où il restait encore un petit peu d’air entre vêtements et peau, le long des jambes, des avant-bras, dans le sillon au-dessus du sternum, et surtout dans ce sillon-là, où cela le démangeait de manière vraiment insupportable, parce que la sueur y roulait à grosses gouttes qui chatouillaient…, il ne voulait précisément pas se gratter, non, il ne voulait pas s’accorder cette petite chance de soulagement, car, loin de modifier l’état d’immense détresse où il se trouvait, cela n’aurait fait que le souligner de façon encore plus nette et plus ridicule. Il voulait souffrir, à présent. Plus il souffrirait, mieux cela vaudrait. La souffrance lui convenait tout à fait, elle justifiait et attisait sa haine et sa rage ; et la rage et la haine attisaient en retour la souffrance, car elles lui faisaient de plus en plus bouillir le sang et faisaient sourdre des pores de sa peau d’incessantes vagues de sueur. Il avait le visage ruisselant, l’eau gouttait de son menton et des cheveux de sa nuque, et le bord de sa casquette entamait son front congestionné. Mais pour rien au monde il n’aurait ôté sa casquette, même pour un bref moment. Il fallait qu’elle demeurât vissée sur sa tête comme le couvercle d’une cocotte-minute et qu’elle encerclât ses tempes à la manière d’un anneau d’acier, sa tête dût-elle en éclater. Il ne voulait rien faire pour atténuer sa détresse. Il resta là complètement immobile, pendant des heures. Il nota seulement que sa colonne vertébrale se cambrait de plus en plus, que ses épaules, son cou et sa tête s’affaissaient toujours plus bas, que son corps adoptait une posture de plus en plus tassée, pataude. Et pour finir – sans qu’il pût ni ne voulût rien y faire – la haine de soi qui s’était ainsi accumulée déborda et jaillit hors de lui, jaillit par ces yeux qui avaient sous la visière un regard de plus en plus fixement méchant et sinistre, et se déversa sur le monde extérieur sous forme d’une haine tout à fait ordinaire. Tout ce qui tombait dans son champ de vision, Jonathan le revêtait de l’affreuse patine de sa haine ; on peut même dire que, par ses yeux, ce n’était plus du tout une image réelle du monde qui pénétrait en lui, mais que ses yeux, comme si le sens des rayons lumineux s’était inversé, ne servaient plus que de portes donnant sur l’extérieur, crachant sur le monde les caricatures grinçantes nées en lui : ces garçons de café, par exemple, à la terrasse du café d’en face, ces jeunes garçons stupides et bons à rien qui vaquaient mollement entre tables et chaises, effrontés, bavardant entre eux et ricanants et grimaçants et barrant la route aux passants et sifflant les filles, ces petits péteux qui ne faisaient rien que répercuter vers le comptoir, par la porte ouverte, la commande qu’on leur avait lancée : « Un express ! Un demi ! Un soda-citron ! », pour ensuite consentir à rentrer enfin, pour ressortir en feignant l’empressement et en jonglant avec la commande qu’ils servaient avec de fausses acrobaties de garçons de café : la tasse atterrissait sur la table au terme d’une trajectoire en spirale, la bouteille de Coca-Cola se trouvait coincée entre leurs cuisses et ouverte d’un coup sec, le ticket de caisse tenu d’abord entre les lèvres était craché dans une main qui le glissait ensuite sous le cendrier, tandis que déjà l’autre main encaissait à la table voisine et ramassait des tas d’argent, des prix astronomiques : cinq francs pour un express, onze francs pour un demi, avec quinze pour cent en sus pour leur service de singes, sans parler du pourboire supplémentaire ; car figurez-vous qu’ils en attendaient un, ces messieurs les bons à rien, avec leurs têtes à claques, un pourboire supplémentaire ! Sinon ils ne desserraient même pas les dents pour dire merci, sans même parler de dire au revoir ; sans pourboire supplémentaire, le client n’avait plus droit à un regard et, en quittant les lieux, ne voyait que dos dédaigneux et culs pleins de morgue, surmontés de ces porte-monnaie noirs et rebondis que les garçons arboraient à la ceinture parce qu’ils trouvaient ça chic et décontracté de faire ainsi étalage de leurs escarcelles, ces pauvres crétins, comme la vénus hottentote de son postérieur difforme… Ah, Jonathan aurait été capable de les poignarder du regard, ces imbéciles à l’air blasé dans leurs chemises de garçons de café aérées, fraîches et à manches courtes ! Il aurait voulu traverser en courant jusqu’à l’ombre de leur toile et les en tirer par les oreilles, et les gifler en pleine rue, pif, paf, aller et retour, à toute volée, et leur botter le derrière… Mais pas seulement à eux ! Non, pas seulement à ces morveux de garçons, car les clients aussi méritaient qu’on leur botte le derrière, cette bande de touristes abrutis, vautrés là en corsages d’été, chapeaux de paille et lunettes de soleil, à siroter des rafraîchissements à des prix exorbitants, pendant que d’autres étaient à la tâche, debout, à la sueur de leur front. Et les automobilistes, pareil ! Ces débiles mentaux dans leurs bagnoles puantes, en train de polluer l’air et de vous casser la tête, parce que d’un bout de la journée à l’autre ils n’avaient rien de mieux à faire que de passer et repasser à fond de train dans la rue de Sèvres. Ils trouvent que ça ne pue pas suffisamment ? Qu’il n’y a pas assez de boucan dans cette rue, dans toute la ville ? Cela ne suffit pas, cette chaleur brûlante qui tombe du ciel ? Est-ce qu’il faut encore que vous aspiriez dans vos moteurs le peu d’air respirable qui reste, pour le brûler et le renvoyer ensuite dans le nez des honnêtes citoyens, additionné de poison, de suie et de fumée brûlante ? Bande de salauds ! Bande d’assassins ! Il faudrait vous exterminer. Parfaitement ! Vous fouetter et vous exterminer. Vous fusiller. Un par un et tous ensemble. Oh ! Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de dégainer et de tirer n’importe où, en plein dans le café, en plein dans les vitres, que ça dégringole à grand fracas, en plein dans ce magma de voitures, ou tout simplement en plein dans l’un des gigantesques immeubles d’en face de ces grands immeubles laids et menaçants, ou bien de tirer en l’air, vers le haut, dans le ciel, oui, dans le ciel brûlant, dans ce ciel horriblement pesant, brumeux, gris-bleu comme un pigeon, afin qu’il éclate, afin que cette capsule de plomb se déchire et s’effondre sous ce coup de feu, et s’écroule, écrasant tout, enterrant tout sous elle, tout, tout cet ignoble monde importun, bruyant et puant : la haine de Jonathan Noël était, cet après-midi-là, si universelle et si titanesque qu’il aurait voulu mettre le monde à feu et à sang, à cause d’un accroc à son pantalon !… Mais il n’en fit rien ; Dieu merci, il ne fit rien. Il ne tira pas vers le ciel, ni vers le café d’en face, ni sur les autos qui passaient. Il resta debout, à suer sans bouger. Car la même force qui faisait sourdre en lui cette haine fantastique et la projetait sur le monde à travers ses regards le paralysait si complètement qu’il ne pouvait bouger bras ni jambe, ni encore moins porter la main à son arme ou plier le doigt sur la détente ; il n’était même plus capable de dodeliner de la tête pour faire tomber du bout de son nez une petite goutte de sueur qui le gênait. Cette force le pétrifiait. Elle le métamorphosa effectivement, pendant ces heures, en une statue de sphinx, menaçante et impuissante. Elle avait quelque chose, cette force, de la tension électrique qui aimante un noyau de fer doux et le maintient en l’air, ou de la forte pression qui s’exerce dans la voûte d’un édifice et y retient chaque pierre à un emplacement tout à fait précis. Elle était du mode conditionnel. Tout son potentiel résidait dans le « je ferais, je pourrais, j’aurais envie », et Jonathan, proférant en pensée les plus épouvantables menaces et malédictions conditionnelles, savait fort bien dans le même instant que jamais il ne les mettrait à exécution. Il n’était pas homme à cela. Il n’était pas un de ces convulsionnaires prêts à commettre un crime par détresse psychique, par désarroi intellectuel ou par haine spontanée ; non parce qu’un tel crime lui aurait paru moralement répréhensible, mais tout simplement parce qu’il était absolument incapable, que ce fût par les actes ou par les mots, de s’exprimer. Il n’était pas fait pour agir, mais pour subir. Vers cinq heures de l’après-midi, il se trouvait dans un tel état de détresse qu’il crut que cette place, devant la colonne, sur la troisième marche de la banque, il ne la quitterait plus jamais et qu’il y mourrait. Il se sentait plus vieux d’au moins vingt ans, et plus petit de vingt centimètres, bombardé qu’il était depuis des heures par l’ardeur extérieure du soleil et l’ardeur intérieure de sa rage qui le liquéfiaient ou le ramollissaient, oui, c’était plutôt une impression de ramollissement qu’il avait, car il ne sentait déjà plus du tout l’humidité de la sueur ; il était ramolli et érodé, chauffé à blanc et écaillé comme un sphinx de pierre au bout de cinq mille ans, et avant longtemps il serait totalement desséché et calciné et ratatiné et émietté, il tomberait en poussière ou en cendre, à cet endroit où il se tenait encore à grand-peine sur ses jambes, et n’y serait plus qu’un minuscule tas d’ordure, jusqu’à ce qu’enfin un coup de vent violent l’emporte, ou que la femme de ménage le balaye, ou que la pluie l’entraîne. Oui, c’est ainsi qu’il allait finir : non sous les traits d’un respectable vieux monsieur vivant de sa retraite, avec un lit à lui entre quatre murs à lui, mais là, devant la porte de la banque, sous la forme d’un petit tas d’ordure ! Et il souhaitait en être déjà là, souhaitait que la déchéance s’accélère et que la fin arrive. Il souhaitait perdre conscience, sentir ses genoux se dérober, et s’effondrer. Il cherchait de toutes ses forces à perdre conscience et à s’effondrer. Enfant, il était capable de choses semblables. Capable de pleurer à volonté ; capable de retenir sa respiration assez longtemps pour perdre conscience, ou pour que son cœur cessât un instant de battre. À présent, il n’était plus capable de rien du tout. Il n’était plus du tout maître de lui. Il n’était littéralement plus capable de plier les genoux pour s’affaisser. Il n’était plus capable que de rester planté là et d’encaisser ce qui lui arrivait. Il entendit alors le chuintement discret de la limousine de M. Roedel. Non pas un coup de klaxon, mais juste ce discret chuintement, ce pépiement qui se faisait entendre quand la voiture, venant tout juste de démarrer, s’avançait du fond de la cour vers le porche. Et tandis que ce bruit infime frappait son oreille, y pénétrait, et que ce chuintement parcourait tous les nerfs de son corps comme un électrochoc, Jonathan sentit craquer ses articulation, et s’étirer sa colonne vertébrale. Il sentit que, sans qu’il y fût pour rien, sa jambe droite abandonnait l’écart et se ramenait contre la gauche le pied gauche pivotait sur son talon, le genou droit pliait pour faire un pas, puis le genou gauche, puis de nouveau le droit…, et qu’il mettait un pied devant l’autre, qu’il marchait pour de bon, qu’il courut même, qu’il dévalait les trois marches, longeait la façade d’une démarche élastique jusqu’au porche, ouvrait la grille, rectifiait la position, portait énergiquement la main droite à la visière de sa casquette et faisait sortir la limousine. Ce furent autant de gestes d’automate, sans aucune volonté propre, et sa conscience n’y eut part que dans la mesure 014 elle enregistra exactement déplacements et manipulations. Jonathan n’apporta dans cette affaire qu’une seule contribution personnelle, en décochant à la limousine qui filait en silence un regard noir et quantité de malédictions muettes. Mais ensuite, lorsqu’il eut repris sa faction, le feu de cette rage s’éteignit à son tour, cette seule impulsion propre qui fût encore en lui. Gravissant mécaniquement les trois marches, il sentit s’éteindre en lui le dernier reste de haine et, une fois en haut, ses yeux n’exprimèrent plus rien de venimeux ni d’écumant, il jeta désormais sur la rue un regard qui avait quelque chose de défait. Il lui sembla que ces yeux n’étaient plus du tout les siens, mais qu’il était lui-même logé en arrière de ses yeux et regardait à travers eux comme par des fenêtres rondes et mortes ; bien plus, il lui semblait que tout ce corps autour de lui n’était plus le sien, mais que lui, Jonathan – ou ce qui restait de lui –, n’était plus qu’un minuscule gnome recroquevillé dans la gigantesque bâtisse d’un corps étranger, qu’un nain désemparé, captif à l’intérieur d’une machinerie humaine beaucoup trop vaste, beaucoup trop complexe, qu’il n’était plus capable de maîtriser et de commander à sa guise, et qui n’était plus commandée, tout au plus, que par elle-même ou par quelque puissance autre. À l’instant, elle s’immobilisa devant la colonne – non plus avec la sérénité du sphinx, mais comme une marionnette posée ou raccrochée là –, et elle y resta pendant les dix minutes que durait encore son service, jusqu’à ce que M. Vilman, à dix-sept heures précises, apparût un instant à la porte extérieure en verre blindé et lançât : « Nous fermons ! » Alors, cette machine humaine, cette marionnette répondant au nom de Jonathan Noël se mit docilement en marche et rentra dans la banque, se posta devant le pupitre de verrouillage électrique des portes, le brancha et appuya alternativement sur les deux boutons commandant les deux portes en verre blindé du sas d’entrée, pour faire sortir les employés les uns après les autres ; puis, avec Mme Roques, elle ferma la porte coupe-feu menant à la salle des coffres, laquelle avait été préalablement fermée elle-même par Mme Roques et M. Vilman ; puis, avec M. Vilman, elle mit en route le dispositif d’alarme, débrancha le verrouillage électrique des portes, quitta la banque en compagnie de Mme Roques et de M. Vilman et, lorsque celui-ci eut fermé la porte blindée intérieure et celle-là l’extérieure, elle mit en place comme il convenait la grille articulée. Sur quoi la marionnette adressa à Mme Roques et à M. Vilman une discrète inclinaison de son corps de bois, puis ouvrit la bouche et souhaita aux deux le bonsoir et un agréable week-end, reçut à son tour leurs souhaits de bon week-end et, de Mme Roques, un « À lundi ! », puis elle attendit avec déférence que les deux se fussent éloignés de quelques pas, et se glissa dans le flot des passants pour se laisser emporter dans l’autre direction.

 

 

7

LA marche apaise. La marche recèle une énergie bénéfique. Cette façon de poser régulièrement un pied devant l’autre tout en ramant au même rythme avec ses bras, la fréquence accrue de la respiration, la légère stimulation du pouls, les activités oculaire et auriculaire indispensables pour déterminer sa direction et préserver son équilibre, la sensation de l’air qui vous frôle l’épiderme : autant de phénomènes qui, d’une manière tout à fait irrésistible, rameutent et rattachent le corps à l’esprit, et font que l’âme, si étiolée et estropiée qu’elle soit, prend de l’ampleur et grandit. C’est bien ce qui arriva à ce Jonathan dédoublé, gnome logé dans le corps d’une poupée trop grande. Pas après pas, il grandit et reprit les dimensions de son corps, il le remplit de l’intérieur, il s’en rendit progressivement maître et finit par coïncider avec lui. Cela se passa à peu près au coin de la rue du Bac. Et il traversa la rue du Bac (alors que la marionnette Jonathan, à cet endroit, aurait automatiquement pris à droite » suivant l’itinéraire habituel qui menait à la rue de la Planche), laissa sur sa gauche la rue Saint-Placide où se trouvait son hôtel et continua tout droit jusqu’à la rue de l’Abbé-Grégoire, qu’il prit jusqu’à la rue de Vaugirard pour gagner ensuite le jardin du Luxembourg. Il y pénétra et en fit trois fois le tour par l’allée la plus longue et la plus loin du centre, longeant comme les joggers la grille sous les arbres ; puis il piqua au sud et rejoignit le boulevard du Montparnasse, puis le cimetière du même nom, dont il fit le tour une fois, deux fois, continuant ensuite vers l’ouest en direction du quinzième arrondissement, qu’il traversa tout entier jusqu’à la Seine, pour remonter alors le quai vers le nord-est et se retrouver dans le septième, puis dans le sixième arrondissement et, continuant toujours – ces soirées d’été n’en finissent pas –, arriver de nouveau au Luxembourg ; au moment où il y parvenait, le jardin fermait tout juste. Il s’arrêta devant la grande grille, à gauche du Sénat. Il pouvait être neuf heures environ, mais il faisait encore presque grand jour. L’imminence de la nuit ne se devinait qu’à la nuance délicatement dorée que prenait la lumière, et aux franges mauves des ombres. La circulation, dans la rue de Vaugirard, était à présent plus réduite et presque sporadique. Les masses humaines s’étaient égaillées. Les petits groupes qui sortaient encore du jardin ou se formaient au coin des rues avaient vite fait de se disperser et de disparaître par bribes individuelles dans toutes les petites rues autour de l’Odéon et de l’église Saint-Sulpice. On allait prendre l’apéritif, on allait au restaurant, on rentrait chez soi. L’air était moelleux et sentait un peu les fleurs. Le silence s’était fait. Paris mangeait. Tout d’un coup, il s’aperçut à quel point il était fatigué. Il avait les jambes, le dos et les épaules endoloris d’avoir marché pendant des heures, et les pieds lui brûlaient dans ses chaussures. Et soudain il avait faim, tellement faim qu’il avait des crampes à l’estomac. Il avait envie d’un potage, d’une salade avec du pain blanc bien frais et d’un morceau de viande. Il connaissait un restaurant tout près, dans la rue des Canettes, où l’on avait tout cela au menu à quarante-sept francs cinquante, service compris. Mais il ne pouvait tout de même pas y aller dans l’état où il était, tout en sueur et sentant mauvais, et avec un pantalon déchiré. Il prit la direction de son hôtel. Sur son chemin, rue d’Assas, il y avait une épicerie tenue par des Tunisiens. Elle était encore ouverte. Il s’acheta une boîte de sardines à l’huile, un petit fromage de chèvre, une poire, une bouteille de vin rouge et un pain arabe.

 

 

8

LA chambre de l’hôtel était encore plus petite que la chambre de la rue de la Planche : à peine plus large, dans un sens, que la porte par laquelle on y entrait, et longue au plus de trois mètres dans l’autre. À vrai dire, les murs n’étaient pas droits, ils allaient en s’écartant à partir de la porte, jusqu’à être distants d’environ deux mètres, ensuite de quoi ils se resserraient brusquement et se rejoignaient pour former au fond une sorte d’abside à trois pans. Le plan de la chambre était donc celui d’un cercueil, et elle n’était pas beaucoup plus spacieuse qu’un cercueil. Sur un des côtés, il y avait le lit, sur l’autre était fixé le lavabo avec, en dessous, un bidet mobile ; dans l’abside, il y avait une chaise. À droite, au-dessus du lavabo, au ras du plafond, on avait découpé une fenêtre, ou plutôt une petite trappe vitrée qui donnait sur un puits à poussière et qu’on pouvait ouvrir et fermer à l’aide de deux cordons. Il pénétrait par cette trappe un faible courant d’air tiède et moite, qui apportait dans le cercueil quelques bruits très assourdis provenant du monde extérieur : tintements de vaisselle, bruits de chasse d’eau, bribes de mots espagnols et portugais, quelques rares éclats de rire, le pleurnichement d’un enfant et parfois, de très loin, le klaxon d’une voiture, Jonathan s’était assis sur le bord du lit, en caleçon et tricot de corps, et il mangeait. En guise de table il avait approché la chaise, il y avait posé sa valise en carton, et étalé par-dessus le sac où il avait rapporté ses achats. Il coupait en deux les sardines avec son couteau de poche, en piquait la moitié et la plaquait sur une bouchée de pain, qu’il se fourrait dans la bouche. Une fois mâchée, la chair friable et saturée d’huile formait avec le pain fade et non levé une masse au goût délicieux. Il manque peut-être quelques gouttes de citron, songea-t-il, mais c’était déjà là une gourmandise frivole, car en buvant à la bouteille, après chaque bouchée, une petite gorgée de vin rouge qu’il faisait rouler sur sa langue et entre ses dents, il mêlait l’arrière-goût métallique du poisson au parfum aigrelet et tenace du vin, et le résultat était si convaincant que Jonathan fut certain de n’avoir jamais de sa vie mieux dîné qu’en cet instant. La boîte contenait quatre sardines, cela fit huit bouchées posément mâchées avec du pain, et huit gorgées de vin pour les faire glisser. Il mangea très lentement. Il avait lu un jour dans une revue que manger précipitamment, surtout quand on avait très faim, était très mauvais pour la digestion et pouvait même entraîner des nausées et des vomissements. S’il mangea lentement, c’est aussi parce qu’il pensait que c’était son dernier repas. Quand il eut fini les sardines et saucé avec du pain l’huile qui restait dans la boîte, il mangea le fromage de chèvre et la poire. La poire était si ; juteuse qu’elle faillit lui glisser des doigts pendant qu’il la pelait, et le fromage de chèvre était si bien égoutté et si compact qu’il collait au couteau, et il avait soudain dans la bouche un goût tellement amer et sec que les gencives se rétractaient avec une sorte d’effroi et que la salive manquait, l’espace d’un instant. Mais il suffisait alors d’un peu de poire, d’un morceau de poire fondante et sucrée, pour que tout glisse à nouveau et se détache du palais et des dents, et fonde sur la langue et descende… Et encore un morceau de fromage, léger effroi, et puis à nouveau la poire qui arrangeait tout, et puis du fromage, et puis de la poire… C’était si délicieux qu’il racla au couteau tout ce qu’il restait de fromage sur le papier, et qu’il rongea tout ce qui entourait les pépins de la poire et qu’il avait d’abord détaché. Il resta assis là, pensif, un moment encore, se passant la langue sur les dents, avant de finir le pain et de boire le reste du vin. Puis il rassembla la boîte de sardines vide, les pelures de poire et le papier du fromage, les enveloppa dans le sac de l’épicerie avec les miettes de pain et déposa le tout, avec la bouteille vide, dans le coin derrière la porte ; il ôta sa valise de la chaise, remit la chaise à sa place dans l’abside, se lava les mains et se coucha. Il rabattit la couverture de laine au pied du lit et ne garda sur lui que le drap. Puis il éteignit la lampe. Il faisait tout à fait noir. Même d’en haut, du côté de la lucarne, il ne pénétrait pas dans la chambre le moindre rai de lumière ; mais uniquement le faible courant d’air moite et, de très, très loin, les bruits. Il faisait très lourd. « Demain, je me suicide », dit-il. Puis il s’endormit.

 

 

9

DANS la nuit, il y eut un orage. Ce fut l’un de ces orages qui n’éclatent pas d’un coup avec toute une série d’éclairs et de coups de tonnerre, mais qui prennent au contraire tout leur temps et retiennent longuement leurs forces. Deux heures durant, celui-là se tapit çà et là dans le ciel, avec de délicats éclairs de chaleur et des grondements discrets, glissant d’un quartier à l’autre de la ville comme s’il ne savait où se concentrer, et s’étendant de plus en plus, gonflant et gonflant sans cesse jusqu’à finir par recouvrir toute la ville comme une fine chape de plomb, puis attendant encore et se chargeant à force d’hésiter d’une tension plus puissante, toujours sans éclater… Sous cette chape, rien ne bougeait, ni le moindre souffle d’air dans l’atmosphère pesante, ni une feuille, ni un grain de poussière ne bougeait, la ville était là comme pétrifiée au point d’en trembler, pour ainsi dire, elle tremblait de cette tension paralysante, comme si c’avait été elle l’orage, et qu’elle avait attendu d’éclater vers le ciel. Et puis, enfin, c’était déjà vers le matin et il commençait de poindre un peu de lumière, il y eut une déflagration, une seule, aussi violente que ai la ville entière avait explosé, Jonathan fit un saut de carpe dans son lit. Il n’avait pas consciemment entendu la déflagration, il avait encore moins distingué que c’était un coup de tonnerre, c’était bien pis : la déflagration, à la seconde du réveil, l’avait traversé et secoué d’une frayeur totale, d’une frayeur dont il ignorait la cause, d’une frayeur mortelle. Tout ce qu’il perçut, ce fut le retentissement de cette déflagration, l’écho multiple du tonnerre et ses grondements en cascade. Cela faisait le bruit d’immeubles s’écroulant au-dehors comme des rangées de livres, et sa première pensée fut : ça y est, voilà, c’est la fin. Et il ne songeait pas seulement à sa propre fin, mais à la fin du monde, à l’apocalypse ; à un tremblement de terre, à la bombe atomique, ou aux deux à la fois…, en tout cas, à la fin absolue. Mais voici que, tout d’un coup, ce fut le silence total. On n’entendit plus de grondement, plus d’écroulement, plus de craquement, absolument rien, même pas l’écho de rien. Et ce silence soudain, qui durait, était presque plus épouvantable encore que le fracas d’un monde qui s’effondre. Car à présent Jonathan avait bien le sentiment d’être encore là, mais il lui semblait qu’à part lui il n’y avait plus rien, plus rien en face, plus rien en haut ni en bas, rien d’extérieur, rien d’autre d’après quoi il aurait pu se repérer. Toute espèce de perception, la vue, l’ouïe, le sens de l’équilibre, tout ce qui aurait pu lui dire où il était et ce qu’il était lui-même, tout cela sombrait dans le vide total de l’obscurité et du silence. Il ne sentait plus que son cœur qui battait la chamade et son corps qui tremblait Tout ce qu’il savait encore, c’est qu’il se trouvait dans un lit, mais il ne savait pas quel lit, ni où il était placé… à supposer qu’il fût placé et non en train de tomber dans quelque abîme sans fond, car il semblait tanguer, et Jonathan se cramponna des deux mains au matelas pour ne pas chavirer, pour ne pas perdre cette seule chose qu’il avait encore dans les mains. Il s’efforça de trouver prise dans l’obscurité avec ses yeux, dans le silence avec ses oreilles, il n’entendit rien, ne vit rien, absolument rien, son estomac se souleva, un affreux goût de sardine lui revint, « surtout ne pas rendre », pensa-t-il, « surtout ne pas vomir, surtout ne pas aller maintenant te retourner et te répandre au-dehors ! »… Et puis, après une éternité atroce, il vit tout de même quelque chose, à savoir une lueur infime, vers le haut, sur la droite, un tout petit peu de lumière. Il y riva son regard et s’y cramponna des yeux, à cette petite tache carrée de lumière, une ouverture, un passage entre l’intérieur et l’extérieur, une sorte de fenêtre dans une chambre…, mais quelle chambre ? Ce n’était pas sa chambre à lui ! Ce n’est pas ta chambre, jamais de la vie ! Dans ta chambre, la fenêtre se trouve au-dessus du pied de lit, et non comme ça, en haut, près du plafond. C’est… ce n’est pas non plus ta chambre chez ton oncle, c’est la chambre d’enfant dans la maison de tes parents, à Charenton… Non, ce n’est pas la chambre d’enfant, c’est la cave, oui, la cave, tu es dans la cave de la maison de tes parents, tu es un enfant, tu n’as fait que rêver que tu étais devenu une grande personne, un vieux vigile répugnant, à Paris, mais tu es un enfant et tu es dans la cave de la maison de tes parents, et dehors c’est la guerre, et tu es prisonnier sous les décombres, et oublié. Pourquoi n’arrivent-ils pas ? Pourquoi ne viennent-ils pas me sauver ? Pourquoi ce silence de mort ? Où sont les autres hommes ? Mon Dieu, où sont donc les autres hommes ? Je ne peux tout de même pas vivre sans les autres hommes ! Il était sur le point de crier. Il allait lancer dans le silence cette phrase criant qu’il ne pouvait tout de même pas vivre sans les autres hommes, tellement sa détresse était grande, tellement était désespérée cette peur d’être abandonné qu’éprouvait l’enfant sénile Jonathan Noël. Mais au moment où il allait crier, il reçut une réponse. Il entendit un bruit. On frappait. Tout doucement. Et l’on frappait encore. Puis une troisième fois et une quatrième fois, quelque part en haut. Et puis, au lieu de frapper, on se mit à tambouriner délicatement et régulièrement, et ce roulement de tambour devint de plus en plus fort, et finalement ce ne fut plus un roulement, mais un crépitement puissant et opulent, et Jonathan reconnut le crépitement de la pluie. Alors l’espace se remit tout d’un coup en ordre, et Jonathan reconnut dans la petite tache claire et carrée la lucarne donnant sur le puits à poussière, et reconnut dans la pénombre les contours de la chambre d’hôtel, le lavabo, la chaise, la valise, les murs. Il détacha du matelas ses mains crispées, il ramena ses jambes contre sa poitrine et les enserra dans ses bras. Ainsi replié sur lui-même, il resta assis longtemps, peut-être une demi-heure, à écouter le crépitement de la pluie. Puis il se leva et s’habilla. Il n’eut pas besoin d’allumer, il s’y retrouvait tout à fait dans la pénombre. Il prit sa valise, son manteau, son parapluie, et quitta la chambre. Il descendit sans bruit l’escalier. Le portier de nuit, à la réception, dormait. Jonathan passa devant lui sur la pointe des pieds et, pour ne pas le réveiller, n’appuya qu’un tout petit coup sur le bouton électrique commandant l’ouverture de la porte. Il y eut un petit « clic » et la porte s’ouvrit. Il sortit à l’air libre.

 

 

10

DEHORS, dans la rue, il se trouva plongé dans la lumière fraîche et gris-bleu du matin. Il ne pleuvait plus. Seuls les toits s’égouttaient encore, et les auvents ruisselaient, et les trottoirs étaient pleins de flaques. Jonathan descendit vers la rue de Sèvres. À perte de vue, on ne voyait personne, et pas une auto. Les immeubles étaient là, silencieux et modestes, dans une innocence presque touchante. C’était comme si la pluie les avait lavés de leur fierté, de leur arrogance pompeuse et de tout ce qu’ils avaient de menaçant. De l’autre côté, devant le rayon d’alimentation du Bon Marché, un chat fila le long des vitrines et disparut sous les éventaires de fruits et légumes vides. À droite, dans le square Boucicaut, les arbres craquaient d’humidité. Quelques merles commençaient à siffler, leurs roulades se répercutaient contre les façades, amplifiant encore le silence qui régnait sur la ville. Jonathan traversa la rue de Sèvres et prit par la rue du Bac, pour rentrer chez lui. À chaque pas, ses semelles trempées faisaient « floc » sur l’asphalte trempé. C’est comme de marcher pieds nus, pensa-t-il, songeant plus encore au bruit qu’à la sensation poisseuse d’humidité dans ses chaussures et ses chaussettes. Il eut soudain grande envie de quitter chaussures et chaussettes, et de continuer nu-pieds ; et s’il n’en fit rien, ce ne fut que par paresse, et non parce qu’il trouvait cela inconvenant. Mais il pataugeait avec application dans les flaques, flanquant ses pieds en plein milieu, marchant en zigzag d’une flaque à l’autre ; à un moment, il changea même de trottoir parce qu’il avait vu de l’autre côté une flaque particulièrement belle et grande, et il y posa bien à plat ses semelles clapotantes, faisant gicler l’eau contre les vitrines d’un côté et les voitures garées de l’autre, et sur ses jambes de pantalon, c’était un délice, il dégustait cette petite cochonnerie enfantine comme une grande liberté retrouvée. Et il était encore tout exalté et ravi lorsqu’il arriva rue de la Planche, pénétra dans l’immeuble, passa devant la loge fermée de Mme Rocard, traversa la cour et gravit l’étroit escalier de service. C’est seulement en haut, en approchant du sixième étage, qu’il eut le cœur serré en songeant au terme du trajet : là-haut, le pigeon l’attendait, la bête atroce. Il allait la trouver posée au fond du couloir, sur ses pattes rouges et crochues, entourée d’excréments et de duvet flottant alentour, elle serait là à attendre, avec son œil épouvantablement nu, et elle prendrait son essor en claquant des ailes et l’effleurerait, lui, Jonathan, impossible d’esquiver, dans le couloir exigu… Il posa sa valise et s’arrêta, bien qu’il n’eût plus que cinq marches à monter. Il ne voulait pas faire demi-tour. Il voulait seulement faire une petite pause d’une minute, reprendre un peu son souffle, laisser son cœur se calmer un peu avant de faire la dernière portion du trajet. Il regarda en arrière. Ses yeux suivirent, dans les profondeurs de l’escalier, les volutes ovales de la rampe, et il vit à chaque étage les rayons lumineux qui faisaient irruption par côté. La lumière du matin avait perdu sa teinte bleutée pour devenir plus jaune et plus chaude, lui sembla-t-il. Venant des appartements bourgeois, il entendit les premiers bruits de l’immeuble qui s’éveillait : le tintement de bols, le claquement sourd d’une porte de réfrigérateur, la musique en sourdine d’une radio. Et puis soudain parvint à sa narine un parfum familier, l’arôme du café de Mme Lassalle, et il en aspira quelques bouffées : il eut l’impression qu’il buvait de ce café. Il prit sa valise et se remit en marche. Tout d’un coup, il n’avait plus peur. En pénétrant dans le couloir, il vit aussitôt deux choses, d’un seul coup d’œil : la fenêtre refermée, et une serpillière étalée, pour qu’elle sèche, sur le petit lavabo, à côté des w-c de l’étage. Il ne voyait pas encore jusqu’au fond du couloir, la vive lumière qui passait à travers la fenêtre formait un bloc éblouissant qui lui barrait la vue. Il continua d’avancer avec une sorte d’absence de crainte, il traversa la lumière et pénétra dans l’ombre qui venait derrière. Le couloir était complètement vide. Le pigeon avait disparu. Les taches, sur le sol, étaient nettoyées. Sur le carrelage rouge ne frémissait pas la moindre plume ni le moindre duvet.

 

 

 

Fin

 

Du même auteur, lire aussi : "Le parfum" (roman) et "La contrebasse" (théâtre)

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6 juin 2013

La maison Tellier, Guy de Maupassant (texte intégral)

 

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                                                               Bains à la Grenouillère, Claude Monet

 

Remerciements à :

https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Maupassant.htm

 

Édition de référence : Paris, Paul Ollendorff, Éditeur, 1891.

 

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                                                                                 À Ivan Tourgueneff

            Hommage d’une affection profonde et d’une grande admiration

 Guy de Maupassant

 

GUY DE MAUPASSANT

 

 La maison Tellier

 

 

I

 

On allait là, chaque soir, vers onze heures, comme au café, simplement.

Ils s’y retrouvaient à six ou huit, toujours les mêmes, non pas des noceurs, mais des hommes honorables, des commerçants, des jeunes gens de la ville ; et l’on prenait sa chartreuse en lutinant quelque peu les filles, ou bien on causait sérieusement avec Madame, que tout le monde respectait.

Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens quelquefois restaient.

La maison était familiale, toute petite, peinte en jaune, à l’encoignure d’une rue derrière l’église Saint-Étienne ; et, par les fenêtres, on apercevait le bassin plein de navires qu’on déchargeait, le grand marais salant appelé « la Retenue » et, derrière, la côte de la Vierge avec sa vieille chapelle toute grise.

Madame, issue d’une bonne famille de paysans du département de l’Eure, avait accepté cette profession absolument comme elle serait devenue modiste ou lingère. Le préjugé du déshonneur attaché à la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n’existe pas dans la campagne normande. Le paysan dit : – « C’est un bon métier » ; – et il envoie son enfant tenir un harem de filles comme il l’enverrait diriger un pensionnat de demoiselles.

Cette maison, du reste, était venue par héritage d’un vieil oncle qui la possédait. Monsieur et Madame, autrefois aubergistes près d’Yvetot, avaient immédiatement liquidé, jugeant l’affaire de Fécamp plus avantageuse pour eux ; et ils étaient arrivés un beau matin prendre la direction de l’entreprise qui périclitait en l’absence des patrons.

C’étaient de braves gens qui se firent aimer tout de suite par leur personnel et des voisins.

Monsieur mourut d’un coup de sang deux ans plus tard. Sa nouvelle profession l’entretenant dans la mollesse et l’immobilité, il était devenu très gros, et sa santé l’avait étouffé.

Madame, depuis son veuvage, était vainement désirée par tous les habitués de l’établissement ; mais on la disait absolument sage, et les pensionnaires elles-mêmes n’étaient parvenues à rien découvrir.

Elle était grande, charnue, avenante. Son teint, pâli dans l’obscurité de ce logis toujours clos, luisait comme sous un vernis gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisés, entourait son front, et lui donnait un aspect juvénile qui jurait avec la maturité de ses formes. Invariablement gaie et la figure ouverte, elle plaisantait volontiers, avec une nuance de retenue que ses occupations nouvelles n’avaient pas encore pu lui faire perdre. Les gros mots la choquaient toujours un peu ; et quand un garçon mal élevé appelait de son nom propre l’établissement qu’elle dirigeait, elle se fâchait, révoltée. Enfin elle avait l’âme délicate, et, bien que traitant ses femmes en amies, elle répétait volontiers qu’elles « n’étaient point du même panier ».

Parfois, durant la semaine, elle partait en voiture de louage avec une fraction de sa troupe ; et l’on allait folâtrer sur l’herbe au bord de la petite rivière qui coule dans les fonds de Valmont. C’étaient alors des parties de pensionnaires échappées, des courses folles, des jeux enfantins, toute une joie de recluses grisées par le grand air. On mangeait de la charcuterie sur le gazon en buvant du cidre, et l’on rentrait à la nuit tombante avec une fatigue délicieuse, un attendrissement doux ; et dans la voiture on embrassait Madame comme une mère très bonne, pleine de mansuétude et de complaisance.

La maison avait deux entrées. À l’encoignure, une sorte de café borgne s’ouvrait, le soir, aux gens du peuple et aux matelots. Deux des personnes chargées du commerce spécial du lieu étaient particulièrement destinées aux besoins de cette partie de la clientèle. Elles servaient, avec l’aide du garçon, nommé Frédéric, un petit blond imberbe et fort comme un bœuf, les chopines de vin et les canettes sur les tables de marbre branlantes, et, les bras jetés au cou des buveurs, assises en travers de leurs jambes, elles poussaient à la consommation.

Les trois autres dames (elles n’étaient que cinq) formaient une sorte d’aristocratie, et demeuraient réservées à la compagnie du premier, à moins pourtant qu’on n’eût besoin d’elles en bas et que le premier fût vide.

Le salon de Jupiter, où se réunissaient les bourgeois de l’endroit, était tapissé de papier bleu et agrémenté d’un grand dessin représentant Léda étendue sous un cygne. On parvenait dans ce lieu au moyen d’un escalier tournant terminé par une porte étroite, humble d’apparence, donnant sur la rue, et au-dessus de laquelle brillait toute la nuit, derrière un treillage, une petite lanterne comme celles qu’on allume encore en certaines villes aux pieds des madones encastrées dans les murs.

Le bâtiment, humide et vieux, sentait légèrement le moisi. Par moments, un souffle d’eau de Cologne passait dans les couloirs, ou bien une porte entrouverte en bas faisait éclater dans toute la demeure, comme une explosion de tonnerre, les cris populaciers des hommes attablés au rez-de-chaussée, et mettait sur la figure des messieurs du premier une moue inquiète et dégoûtée. Madame, familière avec les clients ses amis, ne quittait point le salon, et s’intéressait aux rumeurs de la ville qui lui parvenaient par eux. Sa conversation grave faisait diversion aux propos sans suite des trois femmes ; elle était comme un repos dans le badinage polisson des particuliers ventrus qui se livraient chaque soir à cette débauche honnête et médiocre de boire un verre de liqueur en compagnie de filles publiques.

Les trois dames du premier s’appelaient Fernande, Raphaële et Rosa la Rosse.

Le personnel étant restreint, on avait tâché que chacune d’elles fût comme un échantillon, un résumé de type féminin, afin que tout consommateur pût trouver là, à peu près du moins, la réalisation de son idéal.

Fernande représentait la belle blonde, très grande, presque obèse, molle, fille des champs dont les taches de rousseur se refusaient à disparaître, et dont la chevelure filasse, écourtée, claire et sans couleur, pareille à du chanvre peigné, lui couvrait insuffisamment le crâne.

Raphaële, une Marseillaise, roulure des ports de mer, jouait le rôle indispensable de la belle Juive, maigre, avec des pommettes saillantes plâtrées de rouge. Ses cheveux noirs, lustrés à la moelle de bœuf, formaient des crochets sur ses tempes. Ses yeux eussent paru beaux si le droit n’avait pas été marqué d’une raie. Son nez arqué tombait sur une mâchoire accentuée où deux dents neuves, en haut, faisaient tache à côté de celles du bas qui avaient pris en vieillissant une teinte foncée comme les bois anciens.

Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en ventre avec des jambes minuscules, chantait du matin au soir, d’une voix éraillée, des couplets alternativement grivois ou sentimentaux, racontait des histoires interminables et insignifiantes, ne cessait de parler que pour manger et de manger que pour parler, remuait toujours, souple comme un écureuil malgré sa graisse et l’exiguïté de ses pattes ; et son rire, une cascade de cris aigus, éclatait sans cesse, de-ci, de-là, dans une chambre, au grenier, dans le café, partout, à propos de rien.

Les deux femmes du rez-de-chaussée, Louise, surnommée Cocote, et Flora, dite Balançoire parce qu’elle boitait un peu, l’une toujours en Liberté avec une ceinture tricolore, l’autre en Espagnole de fantaisie avec des sequins de cuivre qui dansaient dans ses cheveux carotte à chacun de ses pas inégaux, avaient l’air de filles de cuisine habillées pour un carnaval. Pareilles à toutes les femmes du peuple, ni plus laides, ni plus belles, vraies servantes d’auberge, on les désignait dans le port sous le sobriquet des deux Pompes.

Une paix jalouse, mais rarement troublée, régnait entre ces cinq femmes, grâce à la sagesse conciliante de Madame et à son intarissable bonne humeur.

L’établissement, unique dans la petite ville, était assidûment fréquenté. Madame avait su lui donner une tenue si comme il faut ; elle se montrait si aimable, si prévenante envers tout le monde ; son bon cœur était si connu, qu’une sorte de considération l’entourait. Les habitués faisaient des frais pour elle, triomphaient quand elle leur témoignait une amitié plus marquée ; et lorsqu’ils se rencontraient dans le jour pour leurs affaires, ils se disaient : « À ce soir, où vous savez », comme on se dit : « Au café, n’est-ce pas ? après dîner. »

Enfin la maison Tellier était une ressource, et rarement quelqu’un manquait au rendez-vous quotidien.

Or, un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrivé, M. Poulin, marchand de bois et ancien maire, trouva la porte close. La petite lanterne, derrière son treillage, ne brillait point ; aucun bruit ne sortait du logis, qui semblait mort. Il frappa, doucement d’abord, avec plus de force ensuite ; personne ne répondit. Alors il remonta la rue à petits pas, et, comme il arrivait sur la place du Marché, il rencontra M. Duvert, l’armateur, qui se rendait au même endroit. Ils y retournèrent ensemble sans plus de succès. Mais un grand bruit éclata soudain tout près d’eux, et, ayant tourné la maison, ils aperçurent un rassemblement de matelots anglais et français qui heurtaient à coups de poings les volets fermés du café.

Les deux bourgeois aussitôt s’enfuirent pour n’être pas compromis, mais un léger « pss’t » les arrêta : c’était M. Tournevau, le saleur de poisson, qui, les ayant reconnus, les hélait. Ils lui dirent la chose, dont il fut d’autant plus affecté que lui, marié, père de famille et fort surveillé, ne venait là que le samedi, « securitatis causa », disait-il, faisant allusion à une mesure de police sanitaire dont le docteur Borde, son ami, lui avait révélé les périodiques retours. C’était justement son soir et il allait se trouver ainsi privé pour toute la semaine.

Les trois hommes firent un grand crochet jusqu’au quai, trouvèrent en route le jeune M. Philippe, fils du banquier, un habitué, et M. Pimpesse, le percepteur. Tous ensemble revinrent alors par la rue « aux Juifs » pour essayer une dernière tentative. Mais les matelots exaspérés faisaient le siège de la maison, jetaient des pierres, hurlaient ; et les cinq clients du premier étage, rebroussant chemin le plus vite possible, se mirent à errer par les rues.

Ils rencontrèrent encore M. Dupuis, l’agent d’assurances, puis M. Vasse, le juge au tribunal de commerce ; et une longue promenade commença qui les conduisit à la jetée d’abord. Ils s’assirent en ligne sur le parapet de granit et regardèrent moutonner les flots. L’écume, sur la crête des vagues, faisait dans l’ombre des blancheurs lumineuses, éteintes presque aussitôt qu’apparues, et le bruit monotone de la mer brisant contre les rochers se prolongeait dans la nuit tout le long de la falaise. Lorsque les tristes promeneurs furent restés là quelque temps, M. Tournevau déclara : – « Ça n’est pas gai. – Non certes », reprit M. Pimpesse ; et ils repartirent à petits pas.

Après avoir longé la rue que domine la côte et qu’on appelle : « Sous-le-Bois », ils revinrent par le pont de planches sur la Retenue, passèrent près du chemin de fer et débouchèrent de nouveau place du Marché, où une querelle commença tout à coup entre le percepteur, M. Pimpesse, et le saleur, M. Tournevau, à propos d’un champignon comestible que l’un d’eux affirmait avoir trouvé dans les environs.

Les esprits étant aigris par l’ennui, on en serait peut-être venu aux voies de fait si les autres ne s’étaient interposés. M. Pimpesse, furieux, se retira ; et aussitôt une nouvelle altercation s’éleva entre l’ancien maire, M. Poulin, et l’agent d’assurances, M. Dupuis, au sujet des appointements du percepteur et des bénéfices qu’il pouvait se créer. Les propos injurieux pleuvaient des deux côtés, quand une tempête de cris formidables se déchaîna, et la troupe des matelots, fatigués d’attendre en vain devant une maison fermée, déboucha sur la place. Ils se tenaient par le bras, deux par deux, formant une longue procession, et ils vociféraient furieusement. Le groupe des bourgeois se dissimula sous une porte, et la horde hurlante disparut dans la direction de l’abbaye. Longtemps encore on entendit la clameur diminuant comme un orage qui s’éloigne ; et le silence se rétablit.

M. Poulin et M. Dupuis, enragés l’un contre l’autre, partirent, chacun de son côté, sans se saluer. Les quatre autres se remirent en marche, et redescendirent instinctivement vers l’établissement Tellier. Il était toujours clos, muet, impénétrable. Un ivrogne, tranquille et obstiné, tapait des petits coups dans la devanture du café, puis s’arrêtait pour appeler à mi-voix le garçon Frédéric. Voyant qu’on ne lui répondait point, il prit le parti de s’asseoir sur la marche de la porte, et d’attendre les événements.

Les bourgeois allaient se retirer quand la bande tumultueuse des hommes du port reparut au bout de la rue. Les matelots français braillaient la Marseillaise, les anglais le Rule Britania. Il y eut un ruement général contre les murs, puis le flot de brutes reprit son cours vers le quai, où une bataille éclata entre les marins des deux nations. Dans la rixe, un Anglais eut le bras cassé, et un Français le nez fendu.

L’ivrogne, qui était resté devant la porte, pleurait maintenant comme pleurent les pochards ou les enfants contrariés.

Les bourgeois, enfin, se dispersèrent.

Peu à peu le calme revint sur la cité troublée. De place en place, encore par instants, un bruit de voix s’élevait, puis s’éteignait dans le lointain.

Seul, un homme errait toujours, M. Tournevau, le saleur, désolé d’attendre au prochain samedi ; et il espérait on ne sait quel hasard, ne comprenant pas, s’exaspérant que la police laissât fermer ainsi un établissement d’utilité publique qu’elle surveille et tient sous sa garde.

Il y retourna, flairant les murs, cherchant la raison ; et il s’aperçut que sur l’auvent une pancarte était collée. Il alluma bien vite une allumette-bougie, et lut ces mots tracés d’une grande écriture inégale : « Fermé pour cause de première communion. »

Alors il s’éloigna, comprenant bien que c’était fini. L’ivrogne maintenant dormait, étendu tout de son long en travers de la porte inhospitalière.

Et le lendemain, tous les habitués, l’un après l’autre, trouvèrent moyen de passer dans la rue avec des papiers sous le bras pour se donner une contenance ; et d’un coup d’œil furtif, chacun lisait l’avertissement mystérieux : « Fermé pour cause de première communion. »

 

 

 

II

C’est que Madame avait un frère établi menuisier en leur pays natal, Virville, dans l’Eure. Du temps que Madame était encore aubergiste à Yvetot, elle avait tenu sur les fonts baptismaux la fille de ce frère qu’elle nomma Constance, Constance Rivet ; étant elle-même une Rivet par son père. Le menuisier, qui savait sa sœur en bonne position, ne la perdait pas de vue, bien qu’ils ne se rencontrassent pas souvent, retenus tous les deux par leurs occupations et habitant du reste loin l’un de l’autre. Mais comme la fillette allait avoir douze ans, et faisait, cette année-là, sa première communion, il saisit cette occasion d’un rapprochement, et il écrivit à sa sœur qu’il comptait sur elle pour la cérémonie. Les vieux parents étaient morts, elle ne pouvait refuser à sa filleule ; elle accepta. Son frère, qui s’appelait Joseph, espérait qu’à force de prévenances il arriverait peut-être à obtenir qu’on fît un testament en faveur de la petite, Madame étant sans enfants.

La profession de sa sœur ne gênait nullement ses scrupules, et, du reste, personne dans le pays ne savait rien. On disait seulement en parlant d’elle : « Madame Tellier est une bourgeoise de Fécamp », ce qui laissait supposer qu’elle pouvait vivre de ses rentes. De Fécamp à Virville on comptait au moins vingt lieues ; et vingt lieues de terre pour des paysans sont plus difficiles à franchir que l’Océan pour un civilisé. Les gens de Virville n’avaient jamais dépassé Rouen ; rien n’attirait ceux de Fécamp dans un petit village de cinq cents feux, perdu au milieu des plaines et faisant partie d’un autre département. Enfin on ne savait rien.

Mais, l’époque de la communion approchant, Madame éprouva un grand embarras. Elle n’avait point de sous-maîtresse, et ne se souciait nullement de laisser sa maison, même pendant un jour. Toutes les rivalités entre les dames d’en haut et celles d’en bas éclateraient infailliblement ; puis Frédéric se griserait sans doute, et quand il était gris, il assommait les gens pour un oui ou pour un non. Enfin elle se décida à emmener tout son monde, sauf le garçon à qui elle donna sa liberté jusqu’au surlendemain.

Le frère consulté ne fit aucune opposition, et se chargea de loger la compagnie entière pour une nuit. Donc, le samedi matin, le train express de huit heures emportait Madame et ses compagnes dans un wagon de seconde classe.

Jusqu’à Beuzeville elles furent seules et jacassèrent comme des pies. Mais à cette gare un couple monta. L’homme, vieux paysan, vêtu d’une blouse bleue, avec un col plissé, des manches larges serrées aux poignets et ornées d’une petite broderie blanche, couvert d’un antique chapeau de forme haute dont le poil roussi semblait hérissé, tenait d’une main un immense parapluie vert, et de l’autre un vaste panier qui laissait passer les têtes effarées de trois canards. La femme, raide en sa toilette rustique, avait une physionomie de poule avec un nez pointu comme un bec. Elle s’assit en face de son homme et demeura sans bouger, saisie de se trouver au milieu d’une si belle société.

Et c’était, en effet, dans le wagon, un éblouissement de couleurs éclatantes. Madame, tout en bleu, en soie bleue des pieds à la tête, portait là-dessus un châle de faux cachemire français, rouge, aveuglant, fulgurant. Fernande soufflait dans une robe écossaise dont le corsage, lacé à toute force par ses compagnes, soulevait sa croulante poitrine en un double dôme toujours agité qui semblait liquide sous l’étoffe.

Raphaële, avec une coiffure emplumée simulant un nid plein d’oiseaux, portait une toilette lilas, pailletée d’or, quelque chose d’oriental qui seyait à sa physionomie de Juive. Rosa la Rosse, en jupe rose à larges volants, avait l’air d’une enfant trop grasse, d’une naine obèse ; et les deux Pompes semblaient s’être taillé des accoutrements étranges au milieu de vieux rideaux de fenêtre, ces vieux rideaux à ramages datant de la Restauration.

Sitôt qu’elles ne furent plus seules dans le compartiment, ces dames prirent une contenance grave, et se mirent à parler de choses relevées pour donner une bonne opinion d’elles. Mais à Bolbec apparut un monsieur à favoris blonds, avec des bagues et une chaîne en or, qui mit dans le filet sur sa tête plusieurs paquets enveloppés de toile cirée. Il avait un air farceur et bon enfant. Il salua, sourit et demanda avec aisance : « Ces dames changent de garnison ? » Cette question jeta dans le groupe une confusion embarrassée. Madame enfin reprit contenance, et elle répondit sèchement, pour venger l’honneur du corps : « Vous pourriez bien être poli ! » Il s’excusa : « Pardon, je voulais dire de monastère. » Madame, ne trouvant rien à répliquer, ou jugeant peut-être la rectification suffisante, fit un salut digne en pinçant les lèvres.

Alors le monsieur, qui se trouvait assis entre Rosa la Rosse et le vieux paysan, se mit à cligner de l’œil aux trois canards dont les têtes sortaient du grand panier ; puis, quand il sentit qu’il captivait déjà son public, il commença à chatouiller ces animaux sous le bec, en leur tenant des discours drôles pour dérider la société : « Nous avons quitté notre petite ma-mare ! couen ! couen ! couen ! – pour faire connaissance avec la petite broche, – couen ! couen ! couen ! » Les malheureuses bêtes tournaient le cou afin d’éviter les caresses, faisaient des efforts affreux pour sortir de leur prison d’osier ; puis soudain toutes trois ensemble poussèrent un lamentable cri de détresse : – Couen ! couen ! couen ! couen ! – Alors ce fut une explosion de rires parmi les femmes. Elles se penchaient, elles se poussaient pour voir : on s’intéressait follement aux canards ; et le monsieur redoublait de grâce, d’esprit et d’agaceries.

Rosa s’en mêla, et, se penchant par-dessus les jambes de son voisin, elle embrassa les trois bêtes sur le nez. Aussitôt chaque femme voulut les baiser à son tour ; et le monsieur asseyait ces dames sur ses genoux, les faisait sauter, les pinçait ; tout à coup il les tutoya.

Les deux paysans, plus affolés encore que leurs volailles, roulaient des yeux de possédés sans oser faire un mouvement, et leurs vieilles figures plissées n’avaient pas un sourire, pas un tressaillement.

Alors le monsieur, qui était commis voyageur, offrit par farce des bretelles à ces dames, et, s’emparant d’un de ses paquets, il l’ouvrit. C’était une ruse, le paquet contenait des jarretières. Il y en avait en soie bleue, en soie rose, en soie violette, en soie mauve, en soie ponceau, avec des boucles de métal formées par deux amours enlacés et dorés. Les filles poussèrent des cris de joie, puis examinèrent les échantillons, reprises par la gravité naturelle à toute femme qui tripote un objet de toilette. Elles se consultaient de l’œil ou d’un mot chuchoté, se répondaient de même, et Madame maniait avec envie une paire de jarretières orangées, plus larges, plus imposantes que les autres : de vraies jarretières de patronne.

Le monsieur attendait, nourrissant une idée :

« Allons, mes petites chattes, dit-il, il faut les essayer. » Ce fut une tempête d’exclamations ; et elles serraient leurs jupes entre leurs jambes comme si elles eussent craint des violences. Lui, tranquille, attendait son heure. Il déclara : « Vous ne voulez pas, je remballe. » Puis finalement : « J’offrirai une paire, au choix, à celles qui feront l’essai. » Mais elles ne voulaient pas, très dignes, la taille redressée. Les deux Pompes cependant semblaient si malheureuses qu’il leur renouvela la proposition. Flora Balançoire surtout, torturée de désir, hésitait visiblement. Il la pressa : « Vas-y, ma fille, un peu de courage ; tiens, la paire lilas, elle ira bien avec ta toilette. » Alors elle se décida, et relevant sa robe, montra une forte jambe de vachère, mal serrée en un bas grossier. Le monsieur, se baissant, accrocha la jarretière sous le genou d’abord, puis au-dessus ; et il chatouillait doucement la fille pour lui faire pousser des petits cris avec de brusques tressaillements. Quand il eut fini, il donna la paire lilas et demanda : « À qui le tour ? » Toutes ensemble s’écrièrent : « À moi ! à moi ! » Il commença par Rosa la Rosse, qui découvrit une chose informe, toute ronde, sans cheville, un vrai « boudin de jambe », comme disait Raphaële. Fernande fut complimentée par le commis voyageur qu’enthousiasmèrent ses puissantes colonnes. Les maigres tibias de la belle Juive eurent moins de succès. Louise Cocote, par plaisanterie, coiffa le Monsieur de sa jupe ; et Madame fut obligée d’intervenir pour arrêter cette farce inconvenante. Enfin Madame elle-même tendit sa jambe, une belle jambe normande, grasse et musclée ; et le voyageur, surpris et ravi, ôta galamment son chapeau pour saluer ce maître mollet en vrai chevalier français.

Les deux paysans, figés dans l’ahurissement, regardaient de côté, d’un seul œil ; et ils ressemblaient si absolument à des poulets que l’homme aux favoris blonds, en se relevant, leur fit dans le nez « Co-co-ri-co ». Ce qui déchaîna de nouveau un ouragan de gaieté.

Les vieux descendirent à Motteville, avec leur panier, leurs canards et leur parapluie ; et l’on entendit la femme dire à son homme en s’éloignant : « C’est des traînées qui s’en vont encore à ce satané Paris. »

Le plaisant commis Porteballe descendit lui-même à Rouen, après s’être montré si grossier que Madame se vit obligée de le remettre vertement à sa place. Elle ajouta, comme morale : « Ça nous apprendra à causer au premier venu. »

À Oissel, elles changèrent de train, et trouvèrent à une gare suivante M. Joseph Rivet qui les attendait avec une grande charrette pleine de chaises et attelée d’un cheval blanc.

Le menuisier embrassa poliment toutes ces dames et les aida à monter dans sa carriole. Trois s’assirent sur trois chaises au fond ; Raphaële, Madame et son frère, sur les trois chaises de devant, et Rosa, n’ayant point de siège, se plaça tant bien que mal sur les genoux de la grande Fernande ; puis l’équipage se mit en route. Mais, aussitôt, le trot saccadé du bidet secoua si terriblement la voiture que les chaises commencèrent à danser, jetant les voyageuses en l’air, à droite, à gauche, avec des mouvements de pantins, des grimaces effarées, des cris d’effroi, coupés soudain par une secousse plus forte. Elles se cramponnaient aux côtés du véhicule ; les chapeaux tombaient dans le dos, sur le nez ou vers l’épaule ; et le cheval blanc allait toujours, allongeant la tête, et la queue droite, une petite queue de rat sans poil dont il se battait les fesses de temps en temps. Joseph Rivet, un pied tendu sur le brancard, l’autre jambe repliée sous lui, les coudes très élevés, tenait les rênes, et de sa gorge s’échappait à tout instant une sorte de gloussement qui, faisant dresser les oreilles au bidet, accélérait son allure.

Des deux côtés de la route la campagne verte se déroulait. Les colzas en fleur mettaient de place en place une grande nappe jaune ondulante d’où s’élevait une saine et puissante odeur, une odeur pénétrante et douce, portée très loin par le vent. Dans les seigles déjà grands des bluets montraient leurs petites têtes azurées que les femmes voulaient cueillir, mais M. Rivet refusa d’arrêter. Puis parfois, un champ tout entier semblait arrosé de sang tant les coquelicots l’avaient envahi. Et au milieu de ces plaines colorées ainsi par les fleurs de la terre, la carriole, qui paraissait porter elle-même un bouquet de fleurs aux teintes plus ardentes, passait au trot du cheval blanc, disparaissait derrière les grands arbres d’une ferme, pour reparaître au bout du feuillage et promener de nouveau à travers les récoltes jaunes et vertes, piquées de rouge ou de bleu, cette éclatante charretée de femmes qui fuyait sous le soleil.

Une heure sonnait quand on arriva devant la porte du menuisier.

Elles étaient brisées de fatigue et pâles de faim, n’ayant rien pris depuis le départ. Mme Rivet se précipita, les fit descendre l’une après l’autre, les embrassant aussitôt qu’elles touchaient terre ; et elle ne se lassait point de bécoter sa belle-sœur, qu’elle désirait accaparer. On mangea dans l’atelier débarrassé des établis pour le dîner du lendemain.

Une bonne omelette que suivit une andouille grillée, arrosée de bon cidre piquant, rendit la gaieté à tout le monde. Rivet, pour trinquer, avait pris un verre, et sa femme servait, faisait la cuisine, apportait les plats, les enlevait, murmurant à l’oreille de chacun : – « En avez-vous à votre désir ? » – Des tas de planches dressées contre les murs et des empilements de copeaux balayés dans les coins répandaient un parfum de bois varlopé, une odeur de menuiserie, ce souffle résineux qui pénètre au fond des poumons.

On réclama la petite, mais elle était à l’église, ne devant rentrer que le soir.

La compagnie alors sortit pour faire un tour dans le pays.

C’était un tout petit village que traversait une grande route. Une dizaine de maisons rangées le long de cette voie unique abritaient les commerçants de l’endroit, le boucher, l’épicier, le menuisier, le cafetier, le savetier et le boulanger. L’église, au bout de cette sorte de rue, était entourée d’un étroit cimetière ; et quatre tilleuls démesurés, plantés devant son portail, l’ombrageaient tout entière. Elle était bâtie en silex taillé, sans style aucun, et coiffée d’un clocher d’ardoises. Après elle la campagne recommençait, coupée çà et là de bouquets d’arbres cachant les fermes.

Rivet, par cérémonie, et bien qu’en vêtements d’ouvrier, avait pris le bras de sa sœur qu’il promenait avec majesté. Sa femme, tout émue par la robe à filets d’or de Raphaële, s’était placée entre elle et Fernande. La boulotte Rosa trottait derrière avec Louise Cocote et Flora Balançoire, qui boitillait, exténuée.

Les habitants venaient aux portes, les enfants arrêtaient leurs jeux, un rideau soulevé laissait entrevoir une tête coiffée d’un bonnet d’indienne ; une vieille à béquille et presque aveugle se signa comme devant une procession ; et chacun suivait longtemps du regard toutes les belles dames de la ville qui étaient venues de si loin pour la première communion de la petite à Joseph Rivet. Une immense considération rejaillissait sur le menuisier.

En passant devant l’église, elles entendirent des chants d’enfants : un cantique crié vers le ciel par des petites voix aiguës ; mais Madame empêcha qu’on entrât, pour ne point troubler ces chérubins.

Après un tour dans la campagne, et l’énumération des principales propriétés, du rendement de la terre et de la production du bétail, Joseph Rivet ramena son troupeau de femmes et l’installa dans son logis.

La place étant fort restreinte, on les avait réparties deux par deux dans les pièces. Rivet, pour cette fois, dormirait dans l’atelier, sur les copeaux ; sa femme partagerait son lit avec sa belle-sœur, et, dans la chambre à côté, Fernande et Raphaële reposeraient ensemble. Louise et Flora se trouvaient installées dans la cuisine sur un matelas jeté par terre et Rosa occupait seule un petit cabinet noir au-dessus de l’escalier, contre l’entrée d’une soupente étroite où coucherait, cette nuit-là, la communiante.

Lorsque rentra la petite fille, ce fut sur elle une pluie de baisers ; toutes les femmes la voulaient caresser, avec ce besoin d’expansion tendre, cette habitude professionnelle de chatteries, qui, dans le wagon, les avait fait toutes embrasser les canards. Chacune l’assit sur ses genoux, mania ses fins cheveux blonds, la serra dans ses bras en des élans d’affection véhémente et spontanée.

L’enfant bien sage, toute pénétrée de piété, comme fermée par l’absolution, se laissait faire, patiente et recueillie.

La journée ayant été pénible pour tout le monde, on se coucha bien vite après dîner. Ce silence illimité des champs qui semble presque religieux enveloppait le petit village, un silence tranquille, pénétrant, et large jusqu’aux astres. Les filles, accoutumées aux soirées tumultueuses du logis public, se sentaient émues par ce muet repos de la campagne endormie. Elles avaient des frissons sur la peau, non de froid, mais des frissons de solitude venus du cœur inquiet et troublé.

Sitôt qu’elles furent en leur lit, deux par deux, elles s’étreignirent comme pour se défendre contre cet envahissement du calme et profond sommeil de la terre. Mais Rosa la Rosse, seule en son cabinet noir, et peu habituée à dormir les bras vides, se sentit saisie par une émotion vague et pénible. Elle se retournait sur sa couche, ne pouvant obtenir le sommeil, quand elle entendit, derrière la cloison de bois contre sa tête, de faibles sanglots comme ceux d’un enfant qui pleure. Effrayée, elle appela faiblement, et une petite voix entrecoupée lui répondit. C’était la fillette qui, couchant toujours dans la chambre de sa mère, avait peur en sa soupente étroite.

Rosa, ravie, se leva, et doucement, pour ne réveiller personne, alla chercher l’enfant. Elle l’amena dans son lit bien chaud, la pressa contre sa poitrine en l’embrassant, la dorlota, l’enveloppa de sa tendresse aux manifestations exagérées, puis, calmée elle-même, s’endormit. Et jusqu’au jour la communiante reposa son front sur le sein nu de la prostituée.

Dès cinq heures, à l’Angélus, la petite cloche de l’église sonnant à toute volée réveilla ces dames qui dormaient ordinairement leur matinée entière, seul repos des fatigues nocturnes. Les paysans dans le village étaient déjà debout. Les femmes du pays allaient affairées de porte en porte, causant vivement, apportant avec précaution de courtes robes de mousseline empesées comme du carton, ou des cierges démesurés, avec un nœud de soie frangée d’or au milieu, et des découpures de cire indiquant la place de la main. Le soleil déjà haut rayonnait dans un ciel tout bleu qui gardait vers l’horizon une teinte un peu rosée, comme une trace affaiblie de l’aurore. Des familles de poules se promenaient devant leurs maisons ; et, de place en place, un coq noir au cou luisant levait sa tête coiffée de pourpre, battait des ailes, et jetait au vent son chant de cuivre que répétaient les autres coqs.

Des carrioles arrivaient des communes voisines, déchargeant au seuil des portes les hautes Normandes en robes sombres, au fichu croisé sur la poitrine et retenu par un bijou d’argent séculaire. Les hommes avaient passé la blouse bleue sur la redingote neuve ou sur le vieil habit de drap vert dont les deux basques passaient.

Quand les chevaux furent à l’écurie, il y eut ainsi tout le long de la grande route une double ligne de guimbardes rustiques, charrettes, cabriolets, tilburys, chars à bancs, voitures de toute forme et de tout âge, penchées sur le nez ou bien cul par terre et les brancards au ciel.

La maison du menuisier était pleine d’une activité de ruche. Ces dames, en caraco et en jupon, les cheveux répandus sur le dos, des cheveux maigres et courts qu’on aurait dits ternis et rongés par l’usage, s’occupaient à habiller l’enfant.

La petite, debout sur une table, ne remuait pas, tandis que Mme Tellier dirigeait les mouvements de son bataillon volant. On la débarbouilla, on la peigna, on la coiffa, on la vêtit, et, à l’aide d’une multitude d’épingles, on disposa les plis de la robe, on pinça la taille trop large, on organisa l’élégance de la toilette. Puis quand ce fut terminé, on fit asseoir la patiente en lui recommandant de ne plus bouger ; et la troupe agitée des femmes courut se parer à son tour. La petite église recommençait à sonner. Son tintement frêle de cloche pauvre montait se perdre à travers le ciel, comme une voix trop faible, vite noyée dans l’immensité bleue.

Les communiants sortaient des portes, allaient vers le bâtiment communal qui contenait les deux écoles et la mairie, et situé tout au bout du pays, tandis que la « maison de Dieu » occupait l’autre bout.

Les parents, en tenue de fête, avec une physionomie gauche et ces mouvements inhabiles des corps toujours courbés sur le travail, suivaient leurs mioches. Les petites filles disparaissaient dans un nuage de tulle neigeux semblable à de la crème fouettée, tandis que les petits hommes, pareils à des embryons de garçons de café, la tête encollée de pommade, marchaient les jambes écartées, pour ne point tacher leur culotte noire. C’était une gloire pour une famille quand un grand nombre de parents, venus de loin, entouraient l’enfant : aussi le triomphe du menuisier fut-il complet. Le régiment Tellier, patronne en tête, suivait Constance ; et le père donnant le bras à sa sœur, la mère marchant à côté de Raphaële, Fernande avec Rosa, et les deux Pompes ensemble, la troupe se déployait majestueusement comme un état-major en grand uniforme. L’effet dans le village fut foudroyant.

 À l’école, les filles se rangèrent sous la cornette de la bonne sœur, les garçons sous le chapeau de l’instituteur, un bel homme qui représentait ; et l’on partit en attaquant un cantique.

Les enfants mâles en tête allongeaient leurs deux files entre les deux rangées de voitures dételées, les filles suivaient dans le même ordre ; et tous les habitants ayant cédé le pas aux dames de la ville par considération, elles arrivaient immédiatement après les petites, prolongeant encore la double ligne de la procession, trois à gauche et trois à droite, avec leurs toilettes éclatantes comme un bouquet de feu d’artifice.

Leur entrée dans l’église affola la population. On se pressait, on se retournait, on se poussait pour les voir. Et les dévotes parlaient presque haut, stupéfaites par le spectacle de ces dames plus chamarrées que les chasubles des chantres. Le maire offrit son banc, le premier banc à droite auprès du chœur, et Mme Tellier y prit place avec sa belle-sœur, Fernande et Raphaële. Rosa la Rosse et les deux Pompes occupèrent le second banc en compagnie du menuisier.

Le chœur de l’église était plein d’enfants à genoux, filles d’un côté, garçons de l’autre, et les longs cierges qu’ils tenaient en main semblaient des lances inclinées en tous sens.

Devant le lutrin, trois hommes debout chantaient d’une voix pleine. Ils prolongeaient indéfiniment les syllabes du latin sonore, éternisant les Amen avec des a-a indéfinis que le serpent soutenait de sa note monotone poussée sans fin, mugie par l’instrument de cuivre à large gueule. La voix pointue d’un enfant donnait la réplique, et, de temps en temps, un prêtre assis dans une stalle et coiffé d’une barrette carrée se levait, bredouillant quelque chose et s’asseyait de nouveau, tandis que les trois chantres repartaient, l’œil fixé sur le gros livre de plain-chant ouvert devant eux et porté par les ailes déployées d’un aigle de bois monté sur pivot.

Puis un silence se fit. Toute l’assistance, d’un seul mouvement, se mit à genoux, et l’officiant parut, vieux, vénérable, avec des cheveux blancs, incliné sur le calice qu’il portait de sa main gauche. Devant lui marchaient les deux servants en robe rouge, et derrière, apparut une foule de chantres à gros souliers qui s’alignèrent des deux côtés du chœur.

Une petite clochette tinta au milieu du grand silence. L’office divin commençait. Le prêtre circulait lentement devant le tabernacle d’or, faisait des génuflexions, psalmodiait de sa voix cassée, chevrotante de vieillesse, les prières préparatoires. Aussitôt qu’il s’était tu, tous les chantres et le serpent éclataient d’un seul coup, et des hommes aussi chantaient dans l’église, d’une voix moins forte, plus humble, comme doivent chanter les assistants.

Soudain le Kyrie Eleison jaillit vers le ciel, poussé par toutes les poitrines et tous les cœurs. Des grains de poussière et des fragments de bois vermoulu tombèrent même de la voûte ancienne secouée par cette explosion de cris. Le soleil qui frappait sur les ardoises du toit faisait une fournaise de la petite église ; et une grande émotion, une attente anxieuse, les approches de l’ineffable mystère, étreignaient le cœur des enfants, serraient la gorge de leurs mères.

Le prêtre, qui s’était assis quelque temps, remonta vers l’autel, et, tête nue, couvert de ses cheveux d’argent, avec des gestes tremblants, il approchait de l’acte surnaturel.

Il se tourna vers les fidèles, et, les mains tendues vers eux, prononça : « Orate, fratres », « priez, mes frères. » Ils priaient tous. Le vieux curé balbutiait maintenant tout bas les paroles mystérieuses et suprêmes ; la clochette tintait coup sur coup ; la foule prosternée appelait Dieu ; les enfants défaillaient d’une anxiété démesurée.

C’est alors que Rosa, le front dans ses mains, se rappela tout à coup sa mère, l’église de son village, sa première communion. Elle se crut revenue à ce jour-là, quand elle était si petite, toute noyée en sa robe blanche, et elle se mit à pleurer. Elle pleura doucement d’abord : les larmes lentes sortaient de ses paupières, puis, avec ses souvenirs, son émotion grandit, et, le cou gonflé, la poitrine battante, elle sanglota. Elle avait tiré son mouchoir, s’essuyait les yeux, se tamponnait le nez et la bouche pour ne point crier : ce fut en vain ; une espèce de râle sortit de sa gorge, et deux autres soupirs profonds, déchirants, lui répondirent ; car ses deux voisines, abattues près d’elle, Louise et Flora, étreintes des mêmes souvenances lointaines gémissaient aussi avec des torrents de larmes.

Mais comme les larmes sont contagieuses, Madame, à son tour, sentit bientôt ses paupières humides, et, se tournant vers sa belle-sœur, elle vit que tout son banc pleurait aussi.

Le prêtre engendrait le corps de Dieu. Les enfants n’avaient plus de pensée, jetés sur les dalles par une espèce de peur dévote ; et, dans l’église, de place en place, une femme, une mère, une sœur, saisie par l’étrange sympathie des émotions poignantes, bouleversée aussi par ces belles dames à genoux que secouaient des frissons et des hoquets, trempait son mouchoir d’indienne à carreaux et, de la main gauche, pressait violemment son cœur bondissant.

Comme la flammèche qui jette le feu à travers un champ mûr, les larmes de Rosa et de ses compagnes gagnèrent en un instant toute la foule.

Hommes, femmes, vieillards, jeunes gars en blouse neuve, tous bientôt sanglotèrent, et sur leur tête semblait planer quelque chose de surhumain, une âme épandue, le souffle prodigieux d’un être invisible et tout-puissant.

Alors, dans le chœur de l’église, un petit coup sec retentit : la bonne sœur, en frappant sur son livre, donnait le signal de la communion ; et les enfants, grelottant d’une fièvre divine, s’approchèrent de la table sainte.

Toute une file s’agenouillait. Le vieux curé, tenant en main le ciboire d’argent doré, passait devant eux, leur offrant, entre deux doigts, l’hostie sacrée, le corps du Christ, la rédemption du monde. Ils ouvraient la bouche avec des spasmes, des grimaces nerveuses, les yeux fermés, la face toute pâle ; et la longue nappe étendue sous leurs mentons frémissait comme de l’eau qui coule. Soudain dans l’église une sorte de folie courut, une rumeur de foule en délire, une tempête de sanglots avec des cris étouffés. Cela passa comme ces coups de vent qui courbent les forêts ; et le prêtre restait debout, immobile, une hostie à la main, paralysé par l’émotion, se disant : « C’est Dieu, c’est Dieu qui est parmi nous, qui manifeste sa présence, qui descend à ma voix sur son peuple agenouillé. » Et il balbutiait des prières affolées, sans trouver les mots, des prières de l’âme, dans un élan furieux vers le ciel.

Il acheva de donner la communion avec une telle surexcitation de foi que ses jambes défaillaient sous lui, et quand lui-même eut bu le sang de son Seigneur, il s’abîma dans un acte de remerciement éperdu.

Derrière lui le peuple peu à peu se calmait. Les chantres, relevés dans la dignité du surplis blanc, repartaient d’une voix moins sûre, encore mouillée ; et le serpent aussi semblait enroué comme si l’instrument lui-même eût pleuré.

Alors, le prêtre, levant les mains, leur fit signe de se taire, et passant entre les deux haies de communiants perdus en des extases de bonheur, il s’approcha jusqu’à la grille du chœur.

L’assemblée s’était assise au milieu d’un bruit de chaises, et tout le monde à présent se mouchait avec force. Dès qu’on aperçut le curé, on fit silence, et il commença à parler d’un ton très bas, hésitant, voilé. – « Mes chers frères, mes chères sœurs, mes enfants, je vous remercie du fond du cœur ; vous venez de me donner la plus grande joie de ma vie. J’ai senti Dieu qui descendait sur nous à mon appel. Il est venu, il était là, présent, qui emplissait vos âmes, faisait déborder vos yeux. Je suis le plus vieux prêtre du diocèse, j’en suis aussi, aujourd’hui, le plus heureux. Un miracle s’est fait parmi nous, un vrai, un grand, un sublime miracle. Pendant que Jésus-Christ pénétrait pour la première fois dans le corps de ces petits, le Saint-Esprit, l’oiseau céleste, le souffle de Dieu, s’est abattu sur vous, s’est emparé de vous, vous a saisis, courbés comme des roseaux sous la brise. »

Puis, d’une voix plus claire, se tournant vers les deux bancs où se trouvaient les invitées du menuisier : « Merci surtout à vous, mes chères sœurs, qui êtes venues de si loin, et dont la présence parmi nous, dont la foi visible, dont la piété si vive ont été pour tous un salutaire exemple. Vous êtes l’édification de ma paroisse ; votre émotion a échauffé les cœurs ; sans vous, peut-être, ce grand jour n’aurait pas eu ce caractère vraiment divin. Il suffit parfois d’une seule brebis d’élite pour décider le Seigneur à descendre sur le troupeau. » La voix lui manquait. Il ajouta : « C’est la grâce que je vous souhaite. Ainsi soit-il. » Et il remonta vers l’autel pour terminer l’office.

Maintenant on avait hâte de partir. Les enfants eux-mêmes s’agitaient, las d’une si longue tension d’esprit. Ils avaient faim, d’ailleurs, et les parents peu à peu s’en allaient, sans attendre le dernier évangile, pour terminer les apprêts du repas.

Ce fut une cohue à la sortie, une cohue bruyante, un charivari de voix criardes où chantait l’accent normand. La population formait deux haies, et lorsque parurent les enfants, chaque famille se précipita sur le sien.

Constance se trouva saisie, entourée, embrassée par toute la maisonnée de femmes. Rosa surtout ne se lassait pas de l’étreindre. Enfin elle lui prit une main, Mme Tellier s’empara de l’autre ; Raphaële et Fernande relevèrent sa longue jupe de mousseline pour qu’elle ne traînât point dans la poussière ; Louise et Flora fermaient la marche avec Mme Rivet ; et l’enfant, recueillie, toute pénétrée par le Dieu qu’elle portait en elle, se mit en route au milieu de cette escorte d’honneur.

 

Le festin était servi dans l’atelier sur de longues planches portées par des traverses.

La porte ouverte, donnant sur la rue, laissait entrer toute la joie du village. On se régalait partout. Par chaque fenêtre on apercevait des tablées de monde endimanché, et des cris sortaient des maisons en goguette. Les paysans, en bras de chemise, buvaient du cidre pur à plein verre, et au milieu de chaque compagnie on apercevait deux enfants, ici deux filles, là deux garçons, dînant dans l’une des deux familles.

Quelquefois, sous la lourde chaleur de midi, un char à bancs traversait le pays au trot sautillant d’un vieux bidet, et l’homme en blouse qui conduisait jetait un regard d’envie sur toute cette ripaille étalée.

Dans la demeure du menuisier, la gaieté gardait un certain air de réserve, un reste de l’émotion du matin. Rivet seul était en train et buvait outre mesure. Mme Tellier regardait l’heure à tout moment, car pour ne point chômer deux jours de suite on devait reprendre le train de 3 h 55 qui les mettrait à Fécamp vers le soir.

Le menuisier faisait tous ses efforts pour détourner l’attention et garder son monde jusqu’au lendemain ; mais Madame ne se laissait point distraire ; et elle ne plaisantait jamais quand il s’agissait des affaires.

Aussitôt que le café fut pris, elle ordonna à ses pensionnaires de se préparer bien vite ; puis, se tournant vers son frère : – « Toi, tu vas atteler tout de suite » ; et elle-même alla terminer ses derniers préparatifs.

Quand elle redescendit, sa belle-sœur l’attendait pour lui parler de la petite ; et une longue conversation eut lieu où rien ne fut résolu. La paysanne finassait, faussement attendrie, et Mme Tellier, qui tenait l’enfant sur ses genoux, ne s’engageait à rien, promettait vaguement : on s’occuperait d’elle, on avait du temps, on se reverrait d’ailleurs.

Cependant la voiture n’arrivait point, et les femmes ne descendaient pas. On entendait même en haut de grands rires, des bousculades, des poussées de cris, des battements de mains. Alors, tandis que l’épouse du menuisier se rendait à l’écurie pour voir si l’équipage était prêt, Madame, à la fin, monta.

Rivet, très pochard et à moitié dévêtu, essayait, mais en vain, de violenter Rosa qui défaillait de rire. Les deux Pompes le retenaient par les bras, et tentaient de le calmer, choquées de cette scène après la cérémonie du matin ; mais Raphaële et Fernande l’excitaient, tordues de gaieté, se tenant les côtes ; et elles jetaient des cris aigus à chacun des efforts inutiles de l’ivrogne. L’homme furieux, la face rouge, tout débraillé, secouant en des efforts violents les deux femmes cramponnées à lui, tirait de toutes ses forces sur la jupe de Rosa en bredouillant : – « Salope, tu ne veux pas ? » – Mais Madame, indignée, s’élança, saisit son frère par les épaules, et le jeta dehors si violemment qu’il alla frapper contre le mur.

Une minute plus tard, on l’entendait dans la cour qui se pompait de l’eau sur la tête ; et quand il repartit dans sa carriole, il était déjà tout apaisé.

On se remit en route comme la veille, et le petit cheval blanc repartit de son allure vive et dansante.

Sous le soleil ardent, la joie assoupie pendant le repas se dégageait. Les filles s’amusaient maintenant des cahots de la guimbarde, poussaient même les chaises des voisines, éclataient de rire à tout instant, mises en train d’ailleurs par les vaines tentatives de Rivet.

Une lumière folle emplissait les champs, une lumière miroitant aux yeux ; et les roues soulevaient deux sillons de poussière qui voltigeaient longtemps derrière la voiture sur la grand-route.

Tout à coup Fernande, qui aimait la musique, supplia Rosa de chanter ; et celle-ci entama gaillardement le Gros Curé de Meudon. Mais Madame tout de suite la fit taire, trouvant cette chanson peu convenable en ce jour. Elle ajouta : – « Chante-nous plutôt quelque chose de Béranger. » – Alors Rosa, après avoir hésité quelques secondes, fixa son choix, et de sa voix usée commença la Grand-mère :

 

    Ma grand’mère, un soir à sa fête,

    De vin pur ayant bu deux doigts,

    Nous disait, en branlant la tête :

    Que d’amoureux j’eus autrefois !  

 

          Combien je regrette  

          Mon bras si dodu,  

          Ma jambe bien faite,  

          Et le temps perdu !

 

Et le chœur des filles, que Madame elle-même conduisait, reprit :

          Combien je regrette

          Mon bras si dodu,  

          Ma jambe bien faite,  

          Et le temps perdu !

 

– Ça, c’est tapé ! déclara Rivet, allumé par la cadence ; et Rosa aussitôt continua :

 

  Quoi, maman, vous n’étiez pas sage !

  – Non, vraiment ! et de mes appas,

  Seule, à quinze ans, j’appris l’usage,

  Car, la nuit, je ne dormais pas.

Tous ensemble hurlèrent le refrain ; et Rivet tapait du pied sur son brancard, battait la mesure avec les rênes sur le dos du bidet blanc qui, comme s’il eût été lui-même enlevé par l’entrain du rythme, prit le galop, un galop de tempête, précipitant ces dames en tas les unes sur les autres dans le fond de la voiture.

Elles se relevèrent en riant comme des folles.

Et la chanson continua, braillée à tue-tête à travers la campagne, sous le ciel brûlant, au milieu des récoltes mûrissantes, au train enragé du petit cheval qui s’emballait maintenant à tous les retours du refrain, et piquait chaque fois ses cent mètres de galop, à la grande joie des voyageurs. De place en place, quelque casseur de cailloux se redressait, et regardait à travers son loup de fil de fer cette carriole enragée et hurlante emportée dans la poussière.

Quand on descendit devant la gare, le menuisier s’attendrit : – « C’est dommage que vous partiez, on aurait bien rigolé. »

Madame lui répondit censément : – « Toute chose a son temps, on ne peut pas s’amuser toujours. » – Alors une idée illumina l’esprit de Rivet : – « Tiens, dit-il, j’irai vous voir à Fécamp le mois prochain. » – Et il regarda Rosa d’un air rusé, avec un œil brillant et polisson. – « Allons, conclut Madame, il faut être sage ; tu viendras si tu veux, mais tu ne feras point de bêtises. »

Il ne répondit pas, et comme on entendait siffler le train, il se mit immédiatement à embrasser tout le monde. Quand ce fut au tour de Rosa, il s’acharna à trouver sa bouche que celle-ci, riant derrière ses lèvres fermées, lui dérobait chaque fois par un rapide mouvement de côté. Il la tenait en ses bras ; mais il n’en pouvait venir à bout, gêné par son grand fouet qu’il avait gardé à sa main et que, dans ses efforts, il agitait désespérément derrière le dos de la fille.

– Les voyageurs pour Rouen, en voiture, cria l’employé. Elles montèrent.

Un mince coup de sifflet partit, répété tout de suite par le sifflement puissant de la machine qui cracha bruyamment son premier jet de vapeur pendant que les roues commençaient à tourner un peu avec un effort visible.

Rivet, quittant l’intérieur de la gare, courut à la barrière pour voir encore une fois Rosa ; et comme le wagon plein de cette marchandise humaine passait devant lui, il se mit à faire claquer son fouet en sautant et chantant de toutes ses forces :

  Combien je regrette  

  Mon bras si dodu,  

  Ma jambe bien faite,  

  Et le temps perdu !

Puis il regarda s’éloigner un mouchoir blanc qu’on agitait.

 

 

III

Elles dormirent jusqu’à l’arrivée, du sommeil paisible des consciences satisfaites ; et quand elles rentrèrent au logis, rafraîchies, reposées pour la besogne de chaque soir, Madame ne put s’empêcher de dire : – « C’est égal, il m’ennuyait déjà de la maison. »

On soupa vite, puis, quand on eut repris le costume de combat, on attendit les clients habituels ; et la petite lanterne allumée, la petite lanterne de madone, indiquait aux passants que dans la bergerie le troupeau était revenu.

En un clin d’œil la nouvelle se répandit, on ne sait comment, on ne sait par qui, M. Philippe, le fils du banquier, poussa même la complaisance jusqu’à prévenir par un exprès M. Tournevau, emprisonné dans sa famille.

Le saleur avait justement chaque dimanche plusieurs cousins à dîner, et l’on prenait le café quand un homme se présenta avec une lettre à la main. M. Tournevau, très ému, rompit l’enveloppe et devint pâle : il n’y avait que ces mots tracés au crayon : « Chargement de morues retrouvé ; navire entré au port ; bonne affaire pour vous. Venez vite. »

Il fouilla dans ses poches, donna vingt centimes au porteur, et rougissant soudain jusqu’aux oreilles : « Il faut, dit-il, que je sorte. » Et il tendit à sa femme le billet laconique et mystérieux. Il sonna, puis, lorsque parut la bonne : – « Mon pardessus vite, vite, et mon chapeau. » – À peine dans la rue, il se mit à courir en sifflant un air, et le chemin lui parut deux fois plus long tant son impatience était vive.

L’établissement Tellier avait un air de fête. Au rez-de-chaussée les voix tapageuses des hommes du port faisaient un assourdissant vacarme. Louise et Flora ne savaient à qui répondre, buvaient avec l’un, buvaient avec l’autre, méritaient mieux que jamais leur sobriquet des « deux Pompes ». On les appelait partout à la fois ; elles ne pouvaient déjà suffire à la besogne, et la nuit pour elles s’annonçait laborieuse.

Le cénacle du premier fut au complet dès neuf heures. M. Vasse, le juge au tribunal de commerce, le soupirant attitré mais platonique de Madame, causait tout bas avec elle dans un coin ; et ils souriaient tous les deux comme si une entente était près de se faire. M. Poulin, l’ancien maire, tenait Rosa à cheval sur ses jambes ; et elle, nez à nez avec lui, promenait ses mains courtes dans les favoris blancs du bonhomme. Un bout de cuisse nue passait sous la jupe de soie jaune relevée, coupant le drap noir du pantalon, et les bas rouges étaient serrés par une jarretière bleue, cadeau du commis voyageur. La grande Fernande, étendue sur le sopha, avait les deux pieds sur le ventre de M. Pimpesse, le percepteur, et le torse sur le gilet du jeune M. Philippe dont elle accrochait le cou de sa main droite, tandis que de la gauche, elle tenait une cigarette.

Raphaële semblait en pourparlers avec M. Dupuis, l’agent d’assurances, et elle termina l’entretien par ces mots : – « Oui, mon chéri, ce soir, je veux bien. » – Puis, faisant seule un tour de valse rapide à travers le salon : – « Ce soir, tout ce qu’on voudra », cria-t-elle.

La porte s’ouvrit brusquement et M. Tournevau parut. Des cris d’enthousiasme éclatèrent : – « Vive Tournevau ! » – Et Raphaële, qui pivotait toujours, alla tomber sur son cœur. Il la saisit d’un enlacement formidable, et sans dire un mot, l’enlevant de terre comme une plume, il traversa le salon, gagna la porte du fond, et disparut dans l’escalier des chambres avec son fardeau vivant, au milieu des applaudissements.

Rosa, qui allumait l’ancien maire, l’embrassant coup sur coup et tirant sur ses deux favoris en même temps pour maintenir droite sa tête, profita de l’exemple : – « Allons, fais comme lui », dit-elle. Alors le bonhomme se leva, et rajustant son gilet, suivit la fille en fouillant dans la poche où dormait son argent.

Fernande et Madame restèrent seules avec les quatre hommes, et M. Philippe s’écria : – « Je paie du champagne : Mme Tellier, envoyez chercher trois bouteilles. »

– Alors Fernande l’étreignant lui demanda dans l’oreille : – « Fais-nous danser, dis, tu veux ? » – Il se leva, et, s’asseyant devant l’épinette séculaire, endormie en un coin, fit sortir une valse, une valse enrouée, larmoyante, du ventre geignant de la machine. La grande fille enlaça le percepteur, Madame s’abandonna aux bras de M. Vasse ; et les deux couples tournèrent en échangeant des baisers. M. Vasse, qui avait jadis dansé dans le monde, faisait des grâces, et Madame le regardait d’un œil captivé, de cet œil qui répond « oui », un « oui » plus discret et plus délicieux qu’une parole !

Frédéric apporta le champagne. Le premier bouchon partit, et M. Philippe exécuta l’invitation d’un quadrille. Les quatre danseurs le marchèrent à la façon mondaine, convenablement, dignement, avec des manières, des inclinations et des saluts.

Après quoi l’on se mit à boire. Alors M. Tournevau reparut, satisfait, soulagé, radieux. Il s’écria : – « Je ne sais pas ce qu’a Raphaële, mais elle est parfaite ce soir. » – Puis, comme on lui tendait un verre, il le vida d’un trait en murmurant : – « Bigre, rien que ça de luxe ! »

Sur-le-champ, M. Philippe entama une polka vive, et M. Tournevau s’élança avec la belle Juive qu’il tenait en l’air, sans laisser ses pieds toucher terre. M. Pimpesse et M. Vasse étaient repartis d’un nouvel élan. De temps en temps un des couples s’arrêtait près de la cheminée pour lamper une flûte de vin mousseux ; et cette danse menaçait de s’éterniser, quand Rosa entrouvrit la porte avec un bougeoir à la main. Elle était en cheveux, en savates, en chemise, tout animée, toute rouge : – « Je veux danser », cria-t-elle. Raphaële demanda : – « Et ton vieux ? » Rosa s’esclaffa : – « Lui ? il dort déjà, il dort tout de suite. » Elle saisit M. Dupuis resté sans emploi sur le divan, et la polka recommença.

Mais les bouteilles étaient vides : – « J’en paie une », déclara M. Tournevau. – « Moi aussi », annonça M. Vasse. – « Moi de même », conclut M. Dupuis. Alors tout le monde applaudit. Cela s’organisait, devenait un vrai bal. De temps en temps même, Louise et Flora montaient bien vite, faisaient rapidement un tour de valse, pendant que leurs clients, en bas, s’impatientaient ; puis elles retournaient en courant à leur café, avec le cœur gonflé de regrets.

À minuit on dansait encore. Parfois une des filles disparaissait, et quand on la cherchait pour faire un vis-à-vis, on s’apercevait tout à coup qu’un des hommes aussi manquait.

– D’où venez-vous donc ? demanda plaisamment M. Philippe, juste au moment où M. Pimpesse rentrait avec Fernande. – « De voir dormir M. Poulin », répondit le percepteur. Le mot eut un succès énorme ; et tous, à tour de rôle, montaient voir dormir M. Poulin avec l’une ou l’autre des demoiselles, qui se montrèrent, cette nuit-là, d’une complaisance inconcevable. Madame fermait les yeux ; et elle avait dans les coins de longs apartés avec M. Vasse comme pour régler les derniers détails d’une affaire entendue déjà.

Enfin, à une heure, les deux hommes mariés, M. Tournevau et M. Pimpesse, déclarèrent qu’ils se retiraient, et voulurent régler leur compte. On ne compta que le champagne, et, encore, à six francs la bouteille au lieu de dix francs, prix ordinaire. Et comme ils s’étonnaient de cette générosité, Madame, radieuse, leur répondit :

– Ça n’est pas tous les jours fête.

 

 

FIN

 

  

6 juin 2013

Jonathan Livingston le goéland, Richard BACH (texte intégral)

 

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 ÉDITIONS YAPADVIRUS

 

Première partie

 

                          C’était le matin et l’or d’un soleil tout neuf tremblait sur les rides d’une mer paisible.

À une encablure du rivage, le bateau de pêche, relevant ses filets, invitait au petit déjeuner, et son appel transmis dans les airs attira mille goélands virevoltant et se disputant les débris de poisson.

Une nouvelle journée de labeur commençait ainsi.

Mais, seul, loin du bateau et du rivage, Jonathan Livingston le Goéland s’exerçait. À une trentaine de mètres d’altitude, il abaissait ses pattes palmées, relevait son bec et s’efforçait douloureusement d’imprimer à ses ailes une plus forte cambrure. Cette cambrure freinait son vol. Il se sentait ralentir jusqu’à ce que sur sa tête le vent ne fût plus qu’un léger souffle et que là en bas, sous lui, s’immobilise l’Océan. Les yeux à demi fermés, retenant sa respiration, se concentrant furieusement, il s’efforçait d’incurver ses ailes un peu plus... un peu plus encore... Puis la perte de vitesse ébouriffait ses plumes, il décrochait et tombait.

Les goélands, nous le savons tous, n’ont jamais la moindre défaillance en vol ; ils ne connaissent pas la perte de vitesse. Tomber des airs toute sustentation enfuie, c’est pour eux la honte, c’est pour eux le déshonneur.

Mais Jonathan Livingston le Goéland, sans la moindre vergogne, tordant à nouveau ses ailes, les cambrait en frémissant – ralentissant, ralentissant, pour s’effondrer encore en perte de vitesse...

Jonathan Livingston le Goéland n’était certes pas un oiseau ordinaire.

La plupart des goélands ne se soucient d’apprendre, en fait de technique de vol, que les rudiments, c’est-à-dire le moyen de quitter le rivage pour quêter leur pâture, puis de revenir s’y poser. Pour la majorité des goélands, ce n’est pas voler mais manger qui importe. Pour ce goéland-là cependant, l’important n’était pas de manger, mais de voler.

Jonathan Livingston le Goéland aimait par-dessus tout à voler.

Cette façon d’envisager les choses – il ne devait pas tarder à s’en apercevoir à ses dépens – n’est pas la bonne pour être populaire parmi les autres oiseaux du clan. Ses parents eux-mêmes étaient consternés de voir Jonathan passer des journées entières, solitaire, à effectuer des centaines de planés à basse altitude, à expérimenter toujours.

Il se demandait pourquoi, par exemple, lorsqu’il survolait l’eau à une hauteur de la moitié de son envergure, il pouvait demeurer en l’air plus longtemps à moindre effort. Ses planés ne se terminaient pas par l’habituel éclaboussement que provoque sur la mer l’impact des pattes abaissées mais par un long sillage plat lorsqu’il touchait la surface, pattes escamotées. Quand il se mit, au milieu de la plage, à atterrir sur le ventre puis à mesurer à pas comptés la longueur de sa glissade sur le sable, ses parents furent vraiment plongés dans une véritable consternation.

— Mais Jon, lui demanda sa mère, pourquoi, mais pourquoi ? t’est-il donc si difficile, Jon, d’être comme tous les autres membres de la communauté ? Ne peux-tu pas laisser le vol en rase-mottes aux pélicans et aux albatros ? Pourquoi ne manges-tu pas ? Fiston, tu n’as plus que la plume et les os !

— Maman, cela m’est égal de n’avoir que la plume et les os. Ce que je veux, c’est savoir ce qu’il m’est possible et ce qu’il ne m’est pas possible de faire dans les airs, un point c’est tout. Et je ne désire pas autre chose.

— Voyons, Jonathan, lui dit non sans bienveillance son père, l’hiver n’est pas loin. Les bateaux vont se faire rares et les poissons de surface gagner les profondeurs. Si étudier est pour toi un tel besoin, alors étudie tout ce qui concerne notre nourriture et les façons de se la procurer. Ces questions d’aérodynamique, c’est très beau, mais nous ne vivons pas de vol plané. N’oublie jamais que la seule raison du vol, c’est de trouver à manger !

Jonathan, obéissant, acquiesça.

 

 

 

Durant les quelques jours suivants, Jonathan s’efforça de se comporter à l’instar des autres goélands. Il s’y efforça vraiment, criant et se battant avec ses congénères autour des quais et des bateaux de pêche, plongeant pour attraper des déchets de poisson et des croûtons de pain. Mais le cœur n’y était pas. « Cela ne rime à rien, se disait-il, abandonnant délibérément un anchois durement gagné à un vieux goéland affamé qui lui donnait la chasse. Dire que je pourrais consacrer toutes ces heures à apprendre à voler. Il y a tant et tant à apprendre ! » Il ne fallut donc pas longtemps à Jonathan le Goéland pour se retrouver à nouveau seul en pleine mer, occupé à apprendre, affamé mais heureux. L’objet de son étude était maintenant la vitesse et, en une semaine d’entraînement, il apprit plus sur la vitesse que n’en savait le plus rapide des goélands vivants. Battant des ailes de toutes ses forces, à une hauteur de trois cents mètres il se retournait pour piquer à tombeau ouvert vers les vagues, et il comprit alors pourquoi les goélands s’abstiennent de s’engager dans des piqués prolongés. En moins de sept secondes il atteignait les cent dix kilomètres à l’heure, vitesse à laquelle les ailes des goélands deviennent instables. Et à chaque fois la même mésaventure lui advenait. Quelque soin qu’il prît à mettre en jeu dans cet exercice toutes ses facultés, il perdait aux vitesses élevées tout contrôle sur ses

mouvements.

... Grimper à trois cents mètres. Accélérer d’abord à l’horizontale, tout droit, à pleine puissance de ses muscles, puis piquer par l’avant, ailes battantes, à la verticale... Alors invariablement son aile gauche décrochait au sommet d’un battement, il roulait brutalement vers la gauche puis, pour retrouver son équilibre, essayait de tendre l’aile droite, et c’était alors de ce côté que se déclenchait une vrille folle.

Il ne parvenait pas à maîtriser son coup d’aile ascendant. Dix fois il s’y essaya, et dix fois, à l’instant où il dépassait les cent dix kilomètres à l’heure, il perdait sa sustentation dans un éperdu désordre de plumes et allait s’abattre sur l’eau.

« La clé du problème, finit-il par penser en se séchant, doit résider dans la nécessité de garder les ailes immobiles aux grandes vitesses – c’est sans doute cela : battre des ailes jusqu’à quatre- vingt-dix puis les conserver immobiles ! »

Il monta à six cents mètres, il tenta encore une fois de s’engager sur le dos et de piquer à la verticale, bec tendu, ailes totalement déployées et raidies à partir de l’instant où il dépassait quatre-vingts kilomètres à l’heure. Cela exigeait un terrible effort qui fut couronné de succès. En dix secondes Jonathan dépassa les cent trente-cinq kilomètres à l’heure, établissant ainsi un record mondial de vitesse pour goélands.

Mais bien court fut son triomphe. À l’instant où il amorçait sa ressource[1], quand il voulut modifier l’angle d’attaque de ses ailes, il fut victime du même incontrôlable et terrible désastre que précédemment mais, cette fois, à cent trente-cinq kilomètres à l’heure, cela fit sur lui l’effet de la dynamite. Jonathan le Goéland s’écartela littéralement au milieu des airs et s’écrasa sur une mer dure comme pierre.

Lorsqu’il revint à lui, la nuit était depuis longtemps tombée et, au clair de lune, il flottait à la surface de l’Océan. Ses ailes dépenaillées étaient de plomb mais l’échec lui pesait davantage encore. Sans forces, il souhaitait que leur poids fût suffisant pour l’entraîner doucement vers le fond et pour qu’ainsi tout fût consommé.

Tandis qu’il sombrait, une étrange voix profonde parlait en lui.

« Il n’y a pas d’illusions à me faire, je suis un goéland. De par ma nature un être borné. Si j’étais fait pour apprendre tant de choses sur le vol, j’aurais des cartes marines en guise de cervelle. Si j’étais fait pour voler à grande vitesse, j’aurais les ailes courtes du faucon et je me nourrirais de souris et non pas de poisson. Mon père avait raison. Il me faut oublier toutes ces folies. Je dois à tire-d’aile revenir chez moi, vers ceux de ma race, et me contenter d1’être ce que je suis, c’est-à-dire un pauvre goéland borné. »

La voix se tut et Jonathan approuva. La place d’un goéland, la nuit, est sur le rivage et il jura que désormais il serait un goéland comme les autres. Tout le monde s’en trouverait mieux d’ailleurs.

Péniblement, il parvint à décoller de l’eau noire et il se dirigea vers la terre, bien heureux alors de ce qu’il avait appris sur l’art d’économiser ses forces en planant à basse altitude.

« Eh bien, oui, pensa-t-il, j’en ai assez de tout ce que j’ai appris. Je suis un goéland comme tous les autres goélands et je me contenterai de voler comme vole n’importe lequel d’entre eux. »

Et dans sa hâte à gagner le rivage, il se mit à battre des ailes avec énergie, se hissant non sans peine à une trentaine de mètres.

D’avoir décidé de redevenir l’un quelconque des membres de la communauté, il se sentit réconforté. Il combattrait désormais cette force qui le poussait à apprendre. Il n’y aurait plus de défi et donc plus d’échec. Il était plaisant de ne plus penser, enfin, et de voler ainsi dans le noir, vers les lumières de la plage !

«Le noir ! La voix en lui s’étrangla. Les goélands jamais ne volent dans le noir ! » Mais Jonathan ne l’entendit pas. Tout était si beau – la lune là-haut, les lumières se reflétant sur l’eau, allumant dans la nuit comme des faisceaux de phares montrant la route. Tout était tellement paisible et silencieux...

« Hé ! Veux-tu descendre ! Ne sais-tu pas que les goélands ne volent jamais dans le noir ? Si tu étais fait pour voler dans le noir, tu aurais les yeux de la chouette ! Tu aurais des cartes marines en guise de cervelle ! Tu aurais les ailes courtes du faucon ! »

Et soudain, là, dans la nuit, à trente mètres de la surface des flots, Jonathan Livingston le Goéland sursauta – sa souffrance était oubliée, ses sages résolutions s’évanouirent.

« Évidemment ! Des ailes courtes ! Des ailes courtes de faucon !

« Voilà la solution ! J’étais stupide ! Tout ce dont j’ai besoin c’est d’une aile minuscule. Tout ce qu’il me faut faire c’est replier la plus grande partie de mes ailes et ne voler qu’avec l’aide des seules extrémités.

« Des ailes courtes ! »

Il se hissa derechef à six cents mètres au- dessus de l’Océan sombre et, sans se laisser arrêter un seul instant par l’éventualité d’un échec ou même de la mort, il plaqua, serrée, contre son corps, la partie antérieure de ses ailes, n’opposant à l’air que la mince lame de ses rémiges, et piqua à la verticale vers les flots.

Le mugissement du vent devint monstrueux dans ses oreilles. Cent cinq, cent quarante-cinq, cent quatre-vingts kilomètres à l’heure, et toujours plus vite... La poussée du vent sur sa voilure[2] à deux cents kilomètres à l’heure était maintenant bien moindre qu’elle ne l’avait été à cent cinq. Une minime torsion des extrémités de ses ailes lui permit de redresser à l’horizontale, volant au ras des vagues tel un gris boulet de canon sous la clarté de la lune.

Les paupières presque closes, les yeux réduits à deux fentes pour se protéger du vent, il se réjouit. « Deux cents kilomètres à l’heure ! Et tout bien contrôlé ! Alors, si je pique de quinze cents mètres au lieu de six cents, je me demande quelle allure... »

Ses promesses d’un instant étaient oubliées, balayées par le grand vent de la vitesse. Il n’éprouvait aucun remords à se renier. De telles promesses étaient bonnes pour les goélands qui se contentent de la médiocrité. Lui qui a frôlé, qui a entrevu la perfection peut se dispenser de les tenir !

Quand le jour se leva, Jonathan le Goéland s’entraînait encore. Vues des quinze cents mètres d’altitude où il évoluait, les barques de pêche n’étaient que des copeaux de bois posés sur l’eau plate et bleue, et le vol des goélands en quête du petit déjeuner qu’un tourbillon de poussière dans un rayon de soleil. Il vivait, frémissant de bonheur, fier de dominer sa peur ! Alors, sans autre forme de procès, il plaqua encore une fois contre lui la partie antérieure de ses ailes, déploya les courtes et tranchantes extrémités de sa voilure et piqua droit vers la mer. À l’instant où il dépassait en chute libre les douze cents mètres, il avait déjà atteint sa vitesse limite, le vent devenant alors une sorte de mur contre lequel il butait. Il fonçait à trois cent soixante kilomètres à l’heure. Il avala sa salive, sachant que si ses ailes se dépliaient à pareille vitesse il éclaterait en mille petits morceaux de goéland. Mais la vitesse c’était la puissance, la vitesse était joie et la vitesse était beauté pure !

À trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer, il amorça sa ressource. Ses bouts de plans vibrèrent, sonores, dans le vent formidable tandis que le bateau et la volée de goélands basculaient, se ruant vers lui à la vitesse des météores, dans Taxe de sa trajectoire. Il ne pouvait plus freiner. Il ne savait même pas comment virer à pareille vitesse. Une collision et ce serait la mort sans phrases. Il ferma les yeux...

 

 

 

C’est ainsi que ce matin-là, tout juste après le lever du soleil, Jonathan Livingston le Goéland fonça, les yeux fermés, à la vitesse de trois cent quatre-vingts kilomètres à l’heure, les plumes sifflant au vent, au beau milieu du vol de la tribu en quête du petit déjeuner. Le Goéland de la chance, une fois de plus, lui sourit et nul n’en mourut.

Le temps de relever son bec droit vers le ciel et il montait encore à cent quarante kilomètres à l’heure. Lorsqu’il eut ralenti à trente et qu’il put enfin redéployer ses ailes, le bateau, à douze cents mètres au-dessous de lui, n’était qu’une miette de pain flottant sur la mer... Ses pensées étaient triomphales. « La vitesse limite ! Un goéland volant à trois cent soixante kilomètres à l’heure ! Quel exploit ! Quelle percée vers l’avenir ! »

C’était sans nul doute le plus grand événement de l’histoire de la communauté des goélands ! Et dès lors une ère nouvelle s’ouvrirait pour Jonathan le Goéland !

Revenu à sa zone solitaire d’entraînement, il replia ses ailes pour repartir en piqué d’une hauteur de deux mille quatre cents mètres et se mit immédiatement à chercher comment virer.

Une seule rémige, découvrit-il, déplacée d’une fraction de centimètre lors d’un vol à très grande vitesse, permettait un virage souple et majestueux. Avant toutefois de le constater, il remarqua qu’aux vitesses extrêmes plusieurs plumes dressées simultanément le faisaient tournoyer comme une balle de fusil... Jonathan venait de réussir la première acrobatie aérienne de toute l’histoire terrestre des goélands.

Il ne perdit pas son temps, ce jour-là, à causer avec les autres goélands, mais il vola bien après le coucher du soleil. Il découvrit le looping, le tonneau lent, le tonneau à facettes, la vrille inversée, la cabriole de la mouette, la roue.

 

Lorsque Jonathan le Goéland rejoignit les siens sur le rivage, il faisait nuit noire. Il éprouvait des vertiges et il était terriblement las. Malgré cela, dans sa joie, il effectua à l’atterrissage un dernier looping suivi d’un tonneau déclenché, juste avant de se poser.

Quand ils apprendraient ce qu’il avait réalisé, les exploits qu’il avait accomplis, pensait-il, les goélands seraient fous de joie. Combien désormais les perspectives de leur vie allaient s’étendre ! Au lieu du terne labeur consistant à aller et venir entre les bateaux de pêche et le rivage, il allait y avoir pour eux une raison de vivre ! Désormais ils pourraient sortir de leur ignorance, se révéler des créatures pleines de noblesse, d’habileté et d’intelligence. Être libres !

Apprendre à voler ! Apprendre à voler ! Les années à venir vrombissaient et rayonnaient de promesses...

Au moment où il atterrit, les goélands étaient assemblés en Grand Conseil et, semblait-il, se tenaient ainsi depuis un certain temps. En fait, ils l’attendaient. — Jonathan Livingston le Goéland ! Veuille te placer debout au centre de l’Assemblée !

La voix de l’Ancien, alors qu’il clamait ces paroles, était hautement cérémonieuse. Etre invité à se tenir debout au centre de l’Assemblée ne pouvait signifier que grande honte, ou grand honneur. Le Cercle de l’Honneur était, pour les goélands, le mode traditionnel pour désigner les chefs de rang élevé.

« Bien sûr, se dit-il, c’est la volée de goélands que j’ai rencontrés ce matin, qui ont assisté au grand exploit et l’ont raconté ! Mais je ne veux aucun honneur, je n’ai aucune envie de devenir un chef, je veux seulement partager ma découverte, montrer ces horizons qui s’ouvrent à nous. »

Il s’avança.

— Jonathan Livingston le Goéland, dit l’Ancien, tiens-toi debout en signe de honte au centre de l’Assemblée, bien en vue de tous les goélands tes semblables ! Ce fut comme si on l’eût frappé d’un coup de massue. Ses pattes flageolèrent, ses plumes retombèrent, un grand bruit lui emplit les oreilles. Placé au centre en signe de honte ? Impossible ! Et le grand exploit ? Ils ne comprennent rien ! Ils commettent une erreur, une terrible erreur !

— ... pour sa totale absence de sens des responsabilités, continuait la voix pompeuse, ... l’amenant à bafouer la traditionnelle dignité de la famille des goélands...

Être placé au centre en signe de honte, cela voulait dire qu’il allait être mis au ban de la société des goélands, exilé, condamné à mener une vie solitaire sur les Falaises lointaines.

— … un jour, Jonathan Livingston le Goéland, tu apprendras que l’irresponsabilité ne paie pas. La vie, c’est peut-être pour toi l’inconnu et l’insondable, mais nous, nous sommes mis au monde pour manger et demeurer vivants aussi longtemps que possible !

Un goéland jamais ne réplique au Grand Conseil ; pourtant la voix de Jonathan s’éleva :

— Irresponsabilité ? Mes frères ! s’écria-t-il, qui donc est plus responsable que le goéland qui découvre un sens plus noble à la vie et poursuit un plus haut dessein que ceux qui l’ont précédé ? Mille années durant, nous avons joué des ailes et du bec pour ramasser des têtes de poisson, mais désormais nous avons une raison de vivre : apprendre, découvrir, être libres ! Offrez- moi seulement une chance de vous convaincre, laissez-moi vous montrer ce que j’ai découvert... Ce fut comme si Jonathan eût parlé à des pierres.

— La fraternité est rompue, entonnèrent en chœur les goélands, et unanimement, faisant solennellement la sourde oreille, ils tournèrent le dos à Jonathan.

 

Jonathan le Goéland s’en alla passer, bien au-delà des Falaises lointaines, solitaire, le reste de ses jours. Son unique chagrin, il ne le devait pas à la solitude, mais au fait que les autres goélands ne voulaient pas croire à la gloire du vol, au fait qu’ils se refusaient à ouvrir les yeux et à voir !

Lui, il en savait chaque jour davantage. Il apprit qu’un piqué vertical à grande vitesse pouvait l’amener à découvrir les rares et savoureux poissons qui nagent à trois mètres au-dessous de la surface de l’Océan. Pour survivre, il n’avait plus besoin des bateaux de pêche et de leur pain rassis. Il apprit à dormir dans les airs. Il prenait un cap à la tombée de la nuit, par le travers du vent de terre, et pouvait, entre le crépuscule et l’aube, parcourir quelque cent cinquante kilomètres. Sans se départir d’une complète maîtrise de soi, il traversait en grimpant à tire d’aile les épais brouillards marins, les survolait en des cieux baignés d’une éblouissante clarté, alors que tous les autres goélands restaient cloués au sol dans la brume et la pluie. Il apprit à se laisser porter par les vents ascendants bien loin vers l’intérieur des terres où il pouvait se repaître de délicats insectes.

Ce qu’il avait autrefois souhaité pour la communauté, il le conquérait maintenant pour lui seul. Il apprenait à voler et ne trouvait pas trop élevé le prix payé. Jonathan le Goéland comprit que l’ennui, la peur et la colère sont les raisons pour lesquelles la vie des goélands est si brève et, comme il les avait chassés de ses pensées, il vivait pleinement une existence prolongée et belle.

 

 

 

C’est un soir qu’ils arrivèrent, rencontrant Jonathan qui planait, serein et solitaire, dans son ciel bien-aimé. Les deux goélands qui apparurent à toucher ses ailes étaient purs comme la lumière des étoiles, et l’aura qui émanait d’eux, dans l’air de la nuit profonde, était douce et amicale. Mais plus merveilleuse que tout au monde était la grâce avec laquelle ils volaient, leurs rémiges ramant avec précision et régularité à trois centimètres des siennes.

Sans mot dire, Jonathan voulut les éprouver -et cette épreuve, aucun goéland ne l’avait jamais passée. Il cambra ses ailes, ralentissant jusqu’à la limite de la perte de vitesse – les deux oiseaux radieux ralentirent avec lui, en souplesse, ailes encastrées dans les siennes. Ils n’ignoraient donc rien du vol lent.

Il replia alors ses ailes, et partit en piqué à deux-cents kilomètres à l’heure – ils piquèrent avec lui en formation impeccable.

Finalement, il convertit la vitesse de sa chute libre en une chandelle qui lui permit d’enrouler un long tonneau lent vertical – ils exécutèrent le tonneau avec lui en se jouant...

Jonathan se remit à voler en palier, demeurant un bon moment silencieux.

— Fort bien, dit-il enfin. Oui êtes-vous ?

— Nous sommes les tiens, Jonathan, nous sommes tes frères, répondirent-ils avec assurance et calme. Nous sommes venus te chercher pour te mener plus haut encore, pour te guider vers ta patrie.

— De patrie, je n’en ai point. Les miens, je les ignore. Je suis un exclu. Tenez, vous voyez bien, nous volons à la crête des grandes ondes de la montagne. Encore quelques dizaines de mètres d’altitude et il me faudra renoncer à hisser plus haut ma vieille carcasse.

— Mais non, Jonathan, tu peux t’élever davantage encore, car tu as voulu apprendre. Ton apprentissage élémentaire est terminé et il est temps pour toi de passer à une autre école. Jonathan le Goéland avait eu l’intuition, toute sa vie durant, qu’un jour elle s’illuminerait de cet instant unique. Oui, ils avaient raison ! Il volerait ainsi plus haut encore et le moment était bien venu pour lui d’aller vivre en sa vraie patrie.

Longuement il promena un ultime regard sur les cieux, sur cette magnifique terre argentée où il avait appris tant de choses.

— Je suis prêt, dit-il enfin.

Et Jonathan Livingston le Goéland, accompagnant les deux goélands-étoiles, s’enleva pour disparaître avec eux dans le ciel d’un noir absolu.

 

 

 

Deuxième partie

 

« C’est donc cela, le paradis », pensa Jonathan, et il ne put s’empêcher de sourire intérieurement. Il était sans doute assez irrespectueux d’analyser le paradis au moment même où il y était conduit.

Comme il s’élevait de la terre, montant dans les nuages en formation serrée avec les deux oiseaux brillants, il constata que son propre corps devenait aussi radieux que les leurs. Et pourtant, le jeune Jonathan le Goéland, qui avait vécu derrière ses yeux dorés, était toujours présent, car seule son enveloppe extérieure changeait. Il se sentait toujours un vrai goéland, mais déjà il volait beaucoup mieux que son ancien corps n’avait jamais volé. « Oui, pensa-t-il, je suis persuadé qu’avec un effort moindre je pourrais doubler ma vitesse et accomplir des performances deux fois supérieures à celles réalisées lors de mes plus beaux jours terrestres ! »

 

Ses plumes étaient désormais d’une éclatante blancheur et ses ailes lisses et parfaites comme des voiles d’argent poli. Heureux, il se mit à étudier leurs réactions afin d’en utiliser au mieux les forces nouvelles.

À trois cent quatre-vingts kilomètres à l’heure, il sentit qu’il approchait de la vitesse maximale de son vol en palier. À quatre cents, il estima qu’il était impossible d’aller plus vite. Il en fut un peu chagrin. Il y avait donc une limite à ce que son nouveau corps pouvait accomplir et, bien que son ancien record fût pulvérisé, il était tout de même une frontière qu’il ne ferait reculer que moyennant un grand effort. « C’est injuste, pensa-t-il, il ne devrait pas y avoir de telles limites au paradis. »

Les nuages s’entrouvrirent, les goélands qui l’escortaient lui crièrent : «Bon atterrissage, Jonathan ! » et s’évanouirent dans l’espace.

 

Il vit qu’il survolait la mer vers un rivage tourmenté. Une poignée de goélands s’y exerçaient à utiliser les courants ascendants engendrés par les falaises. Bien loin, au nord, à la limite de l’horizon, quelques autres de ses congénères volaient. Spectacles nouveaux, nouvelles pensées – les questions se pressaient dans sa tête. «Pourquoi ces goélands sont-ils en si petit nombre alors que le ciel devrait en être rempli ? Et pourquoi suis-je tout à coup si las ? Comment m’imaginer que les goélands au paradis puissent être las ou avoir envie de dormir ? »

Où avait-il entendu cela ? Les souvenirs de la vie qu’il avait menée sur terre se détachaient de lui par lambeaux. La terre avait été un lieu où il avait beaucoup appris, bien sûr, mais les détails s’en effaçaient. Il y était vaguement question d’oiseaux se disputant leur pâture, et aussi de sa condition d’exclu...

Des goélands, au nombre d’une douzaine, qui se trouvaient près du rivage, vinrent à sa rencontre. Sans que nul d’entre eux ne dît mot, il comprit qu’il était le bienvenu et qu’il était désormais chez lui. Cela avait été une bien longue journée, une journée dont, déjà, il oubliait l’aurore.

Il vira pour atterrir sur la plage, battant des ailes afin de demeurer stationnaire à trois centimètres du sol, se laissant choir ensuite légèrement sur le sable. Les autres goélands se posèrent eux aussi mais sans qu’aucun n’agitât la moindre plume. Ailes brillantes déployées, ils se laissaient porter par le vent puis cambraient leurs pennes et s’immobilisaient à l’instant même où leurs pattes touchaient le sol. C’était étonnant d’assurance mais pour l’instant Jonathan, muet, trop las pour essayer de les imiter, dormait déjà paisiblement sur la plage.

 

 

 

Dans les jours qui suivirent, Jonathan comprit qu’en ces lieux il y avait encore autant à apprendre sur le vol que dans l’existence dont il avait pris congé. Avec, toutefois, une différence. Les goélands d’ici partageaient sa façon de penser. Pour chacun d’eux, l’important était de voler et d’atteindre la perfection dans ce qu’ils aimaient le plus : voler. Ils étaient tous de magnifiques oiseaux et, heure par heure, chaque jour, ils s’exerçaient en vol aux techniques aériennes les plus avancées.

Longtemps Jonathan oublia le monde d’où il était venu, où les siens vivaient, aveugles aux joies du vol, ne se servant de leurs ailes qu’aux fins de trouver et de se disputer la nourriture. Puis, un jour, les souvenirs remontèrent un court instant à sa mémoire.

Ce fut un matin où il était parti avec son moniteur, cependant qu’ils faisaient tous deux, ailes repliées, une pause sur la plage après une séance de tonneaux déclenchés.

— Sullivan, que sont-ils devenus ? interrogea-t-il silencieusement, habitué désormais à la facile télépathie qui pour eux remplaçait les sons rauques et criards des goélands terrestres. Pourquoi ne sommes-nous pas ici plus nombreux ? Dans l’univers d’où je viens, ils étaient...

— ... des milliers et des milliers de goélands ? Je le sais.

Sullivan hocha la tête.

— La seule réponse que je puisse te faire, Jonathan, c’est que je n’ai jamais rencontré, sur un million d’oiseaux, un seul qui fût semblable à toi. Pour la plupart nous progressons si lentement ! Nous passons d’un monde dans un autre qui lui est presque identique, oubliant sur-lechamp d’où nous venons, peu soucieux de comprendre vers quoi nous sommes conduits, ne vivant que pour l’instant présent. As-tu idée du nombre de vies qu’il nous aura fallu vivre avant que de soupçonner qu’il puisse y avoir mieux à faire dans l’existence que manger, ou se battre, ou bien conquérir le pouvoir aux dépens de la communauté ? Mille vies, Jon, dix mille ! et cent autres vies ensuite avant que nous ne commencions à comprendre qu’il existe une chose qui se nomme perfection, et cent autres encore pour admettre que notre seule raison de vivre est de dégager cette perfection et de la proclamer Cette règle est toujours valable pour nous, bien sûr, car nous ne choisissons le prochain monde où nous vivrons qu’en fonction de ce que nous apprenons dans celui-ci. N’apprenons rien et le prochain monde sera identique, avec les mêmes poids morts à soulever, les mêmes interdits à combattre...

Il déploya ses ailes et se tourna face au vent.

— Mais toi, Jon, tu en as tant appris en une seule vie que tu n’as pas eu à voyager au travers de mille vies avant d’atteindre celle-ci.

Un instant plus tard, il reprit l’air pour s’entraîner. Les tonneaux à facettes, en formation, étaient d’une exécution difficile car, durant une partie de la figure, Jonathan, la tête en bas, devait penser à inverser la cambrure de son aile et la retourner en harmonie parfaite avec celle de son moniteur.

— Essayons encore une fois, disait Sullivan, inlassable. Essayons encore.

Puis finalement : « Bien ! »

Et ils passèrent aux loopings à l’envers.

 

Un soir que les goélands qui n’étaient pas de vol de nuit se tenaient assemblés sur le sable, méditant, Jonathan s’arma de courage et s’avança vers l’Ancien des goélands qui, disait- on, devait bientôt quitter leur monde.

— Chiang..., murmura-t-il un peu nerveusement. Le vieux goéland le regarda avec bonté.

— Oui, mon fils ?

Au lieu d’affaiblir l’Ancien, l’âge avait accru sa puissance ; il pouvait, en vol, surclasser tous les autres goélands de la communauté et il avait acquis la parfaite maîtrise de domaines où les autres n’osaient s’aventurer qu’à petits pas.

— Chiang, n’est-il pas vrai que ce monde-ci n’a rien à voir avec le paradis ?

La lune éclaira le sourire de l’Ancien.

— Ah ! Tu as découvert cela tout seul, Jonathan le Goéland ?

— Je le crois, mais alors quoi ? Où allons-nous ? Existe-t-il, ce lieu que l’on nomme le paradis ?

— Non, Jon, il n’existe rien de tel. Le paradis n’est pas un espace et ce n’est pas non plus une durée dans le temps. Le paradis, c’est simplement d’être soi-même parfait.

Il demeura un moment silencieux et ajouta :

— Tu es, n’est-il pas vrai, un oiseau très rapide ?

— J’…aime la vitesse, balbutia Jonathan, interloqué mais fier de ce que l’Ancien l’eût remarqué.  

— Sois persuadé, Jonathan, que tu commenceras à toucher au paradis à l’instant même où tu accéderas à la vitesse absolue. Et cela ne veut pas dire au moment où tu voleras à quinze cents kilomètres à l’heure ou à quinze cent mille kilomètres à l’heure, ou même à la vitesse de la lumière. Car tout nombre nous limite et la perfection n’a pas de bornes. La vitesse absolue, mon enfant, c’est l’omniprésence.

Sans avertissement, Chiang disparut pour simultanément apparaître à une quinzaine de mètres de distance, puis il s’éclipsa à nouveau et dans le même milliardième de seconde il était déjà là, revenu à toucher l’épaule de Jonathan...

— Tu verras, cela peut être assez drôle.

Jonathan fut si éberlué de ce qu’il venait de voir qu’il en oublia de poser ses questions à propos du paradis.

— Comment faites-vous cela ? Quel effet cela vous fait-il ? Jusqu’où pouvez-vous aller ?

— Tu dois pouvoir te rendre en tout endroit existant à tout moment où tu souhaites y aller, répondit l’Ancien. J’ai voyagé vers tous les pays et en toutes les époques auxquels j’étais capable de penser.

Il parcourut des yeux l’étendue des flots.

— C’est étrange. Les goélands qui, par amour du voyage, méprisent la perfection ne vont, lentement, nulle part. Ceux qui, par amour de la perfection, oublient le voyage peuvent instantanément aller n’importe où. Souviens-toi, Jonathan, le paradis n’est ni un lieu, ni un instant, car instant et lieu sont des notions totalement dénuées de sens. Le paradis, c’est... Devant la perspective de conquérir de nouveaux fragments d’inconnu, Jonathan le Goéland frémissait déjà d’impatience.

— Pouvez-vous m’enseigner à voler comme cela ?

— Bien sûr, si tel est ton désir.

— Oui, je le veux. Quand pouvons-nous commencer ?

— À l’instant, si cela te fait plaisir.

— Oui, je veux apprendre à voler comme cela, dit Jonathan, et une étrange lueur brillait dans son regard. Dites-moi ce qu’il faut faire.

Chiang parla alors lentement tout en observant son cadet.

— Pour voler à la vitesse de la pensée vers tout lieu existant, dit-il, il te faut commencer par être convaincu que tu es déjà arrivé à destination...

Selon Chiang, la bonne méthode pour Jonathan consistait à cesser de se considérer lui- même comme pris au piège d’un corps limité par les trois dimensions, ayant une envergure d’un mètre sept centimètres et dont les déplacements pouvaient être tracés sur un planisphère. Le secret de Chiang ne pouvait résider que dans la conviction absolue que son être, aussi parfait qu’un nombre imaginé et pas encore transcrit en chiffres, était partout présent dans la durée et dans l’espace.

 

 

 

Jour après jour, Jonathan s’efforça farouchement d’accéder à cet état, de l’aurore naissante à minuit passé, mais en dépit de tous ses efforts il ne progressa pas de l’épaisseur d’un duvet.

— Oublie la foi ! lui répétait Chiang sans cesse. Tu n’as eu nul besoin d’avoir la foi pour voler, tout ce qu’il t’a fallu, c’est comprendre le vol, ce qui d’ailleurs signifie exactement la même chose. Va, essaie encore...

... Un beau jour, posé sur le rivage, Jonathan fermant les yeux et se concentrant eut la révélation subite de ce que Chiang voulait dire. « Mais oui, c’est vrai ! Je suis un goéland parfait et sans limites ! » Il en ressentit un grand choc joyeux.

— Bravo ! dit Chiang, triomphant.

Quand Jonathan ouvrit les yeux, il se retrouva seul avec l’Ancien sur un rivage différent – un rivage où les arbres poussaient jusqu’au bord des flots, sous un ciel où gravitaient, jaunes, deux soleils jumeaux.

— Tu as enfin saisi le principe, dit Chiang, mais tu verras que la maîtrise totale demande plus de travail...

Jonathan était stupéfait.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il.

Sans se laisser impressionner le moins du monde par l’étrange environnement, l’Ancien balaya d’un geste la question de son disciple.

— Bah ! Nous sommes, de toute évidence, sur quelque planète dont le ciel est vert et à laquelle une étoile double tient lieu de Soleil.

Jonathan poussa un cri de victoire qui était aussi le premier son émis par lui depuis qu’il avait quitté la Terre.

— Ça marche ! Ça marche !

— Oui, bien sûr, ça marche, Jon, dit Chiang. Ça marche toujours lorsqu’on sait ce qu’on fait. Et maintenant, voici comment te contrôler totalement...

 

À leur retour, il faisait nuit. Les autres goélands fixaient respectueusement Jonathan de leurs yeux d’or car ils l’avaient vu disparaître de l’endroit où il était resté si longtemps immobile.

Il ne supporta pas plus d’une minute leurs félicitations.

— Je suis ici le nouveau venu ! Je suis un débutant ! C’est moi qui ai tant à apprendre de vous !

— Je me le demande, Jon, dit Sullivan qui se tenait près de lui. Apprendre te fait moins peur qu’à aucun des goélands que j’ai rencontrés depuis mille ans.

Le silence tomba sur le petit groupe. Jonathan, embarrassé, se dandinait d’une patte sur l’autre. — Nous pouvons désormais, si tu le désires, nous mettre à travailler sur la durée, dit Chiang, jusqu’à ce que tu sois capable de survoler le passé et l’avenir, et c’est alors que tu seras prêt à entreprendre le plus difficile, le plus puissant, le plus merveilleux de tous les exercices. Tu seras prêt à prendre ton vol pour aller là-haut connaître le sens de la bonté et de l’amour...

Un mois – ou quelque période qui lui donna l’impression de correspondre à la durée d’un mois – passa et Jonathan apprenait avec une effarante célérité. Il avait toujours tiré très vite la leçon des faits et maintenant, devenu le disciple attitré de l’Ancien en personne, il assimilait les notions nouvelles comme l’eût fait un ordinateur ailé.

 

Vint alors le jour où Chiang disparut. Il conversait tranquillement avec eux tous, les exhortant à ne jamais mettre fin à leur poursuite de la connaissance, à leur entraînement physique, à leurs efforts en vue de comprendre le principe invisible de toute vie parfaite. Alors qu’il parlait, ses plumes devinrent de plus en plus étincelantes jusqu’à ce que tous les goélands eussent baissé les yeux tant ils étaient éblouis.

— Jonathan – et ce furent là ses dernières paroles –, continue à étudier l’Amour !

Lorsque les goélands purent à nouveau ouvrir les yeux, Chiang avait disparu.

 

 

 

Au fil des jours, Jonathan se surprenait de plus en plus à penser à la Terre d’où il était venu. S’il avait connu alors la dixième, la centième partie de ce qu’il savait ici, combien sa vie s’en serait trouvée enrichie ! Il demeurait posé sur le sable, se demandant s’il n’y avait pas quelque part là- bas un goéland luttant pour échapper à la servitude, entrevoyant lui aussi dans le vol autre chose qu’un moyen de locomotion permettant d’aller ramasser un croûton de pain jeté d’une barque. Peut-être même y en avait-il un autre, réduit à la condition d’exclu pour avoir proclamé sa vérité face au clan.

Plus Jonathan apprenait à pratiquer la bonté, plus il s’appliquait à comprendre la nature de l’amour, plus profond était son besoin de retourner sur la Terre. Car, en dépit de son passé solitaire, Jonathan le Goéland était un apôtre-né et, pour lui, démontrer l’Amour, c’était transmettre à un goéland trébuchant dans la solitude, à la recherche de la vérité, un peu de cette vérité que lui, Jonathan, avait découverte.

Son ami Sullivan, désormais adepte du vol à la vitesse de la pensée et partisan, lui aussi, de l’aide à autrui, se montrait sceptique.

— Jon, tu as été jadis banni. Pourquoi crois-tu que l’un quelconque des goélands que tu as autrefois connus t’écouterait à présent ? Tu connais le proverbe et il est véridique : Le goéland voit le plus loin qui vole le plus haut. Les goélands du pays d’où tu viens restent accrochés au sol à pousser des cris rauques et à se battre entre eux. Ils sont à mille lieux du paradis et tu espères pouvoir leur en montrer le chemin ? Jon, ils ne voient pas plus loin que le bout de leurs propres ailes ! Reste avec nous, aide nos petits nouveaux. Ils sont les seuls goélands à planer assez haut pour comprendre ce que tu as à leur dire...

Il se tut un instant avant d’ajouter :

— Qu’aurais-tu dit si Chiang s’en était retourné vers ses anciens mondes à lui ? Où en serais-tu aujourd’hui ?

Cet ultime argument porta. Sullivan avait raison. Le goéland voit le plus loin qui vole le plus haut.

Jonathan demeura donc à travailler avec les oiseaux nouveau venus, tous très intelligents et prompts à assimiler renseignement qu’il leur dispensait. Mais la nostalgie qu’il avait éprouvée lui revenait souvent et il ne pouvait s’empêcher de songer qu’il y avait peut-être là-bas, sur la Terre, un ou deux goélands capables eux aussi d’apprendre. Combien plus savant eût-il été à présent si Chiang était venu à lui le jour même de son bannissement !

— Sully, je dois m’en retourner, finit-il par dire un jour Tes élèves font merveille, ils peuvent t’aider à perfectionner les nouveaux venus.

Sullivan soupira mais s’abstint de discuter.

— Je crois, Jonathan, que tu me manqueras...

— Sully, n’as-tu pas honte ! lui reprocha amicalement Jonathan. Soyons sérieux ! Qu’essayons-nous d’atteindre chaque jour ? Si notre amitié ne dépend que de notions telles que l’espace et le temps, alors, quand finalement nous aurons transcendé l’espace et le temps, notre fraternelle amitié sera détruite ! Si c’est ainsi que nous concevons l’espace, tout en nous sera limité. Si nous concevons ainsi le temps, seul nous restera l’instant présent. N’es-tu pas convaincu que nous pourrons nous rencontrer quand même une fois ou deux dans le temps et dans l’espace ?

Sullivan le Goéland ne put s’empêcher de rire.

— Fol oiseau que tu es, fit-il gentiment. Si quelqu’un s’avère un jour capable de montrer à un goéland posé sur le sol comment voir à quinze cents mètres, ce sera Jonathan Livingston le Goéland.

Il baissa les yeux vers le sable.

— Au revoir, Jon, au revoir, mon ami.

— Au revoir, Sully, à bientôt donc.

Alors Jonathan se concentra en pensée sur l’image des grands rassemblements de goélands survolant les rivages d’antan et, avec l’assurance que donne l’habitude, il connut une fois encore qu’il n’était pas plume et os mais liberté et espace que rien au monde ne pouvait plus limiter.

 

 

 

Fletcher Lynd le Goéland était très jeune encore et convaincu qu’aucun oiseau n’avait jamais été traité aussi durement que lui ou avec autant d’injustice par aucune communauté.

« Peu m’importe ce qu’ils disent », pensait-il, farouche, et sa vue se brouillait de larmes cependant qu’il volait vers les Falaises lointaines. « Le vol, c’est tellement autre chose que de sautiller d’un point à un autre en battant des ailes ! Peuh ! Un moustique peut le faire. Un seul petit tonneau bien barriqué autour d’un Ancien, pour rire un brin, et me voilà réduit à la condition d’exclu. Sont-ils aveugles ? Sont-ils incapables de penser à la gloire que ce serait pour nous que d’apprendre vraiment à voler ? Je n’ai cure de ce qu’ils pensent. Je leur montrerai ce que c’est que voler ! Je serai un vrai hors-la-loi si c’est là ce qu’ils cherchent et je leur ferai regretter... »

C’est alors que la voix s’insinua en lui et, bien qu’elle fût très douce, elle le fit sursauter si violemment qu’il perdit l’équilibre.

— Ne les juge pas trop sévèrement, Fletcher le Goéland. En te rejetant, les autres goélands n’ont fait de tort qu’à eux-mêmes et un jour ils le comprendront, et un jour ils verront ce que tu vois. Pardonne-leur et aide-les à y parvenir.

À deux centimètres du plan droit de Fletcher volait le plus étincelant de tous les goélands blancs du monde. Il glissait dans les airs sans effort apparent, sans mouvoir une seule plume, avec une vitesse proche de la vitesse limite de Fletcher.

Il y eut chez le jeune oiseau un instant de stupeur totale.

— Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? Suis-je fou ? Suis-je mort ? et que vois-je ?

Basse et calme, dans sa pensée en quête d’une réponse, la voix interrogea :

— Fletcher Lynd le Goéland, veux-tu voler ?

— Oui, je veux voler !

— Fletcher Lynd le Goéland, veux-tu voler au point d’oublier les tiens et apprendre, puis revenir un jour vers eux les aider ?

Aussi blessé dans son orgueil que fût Fletcher le Goéland, il ne pouvait mentir à cet être magnifique.

— Oui, je le veux, murmura-t-il.

— Alors, Fletcher, lui dit l’être éblouissant dont la voix était empreinte de bonté, commençons par le vol en palier...

 

 

 

Troisième partie

 

Jonathan, attentif, décrivant des cercles, survolait lentement les Falaises lointaines. En tant qu’élève, ce rude gaillard de Fletcher approchait de très près l’idéal. Il était puissant et léger et il volait vite, mais mieux encore il avait le feu sacré.

En cette minute même il arrivait, forme ronflante, grise et floue, frôlant son moniteur à deux cent vingt kilomètres à l’heure. Ensuite, sans ralentir, il s’arrachait au piqué pour tenter de tourner un tonneau lent vertical à seize facettes, tout en les comptant à haute voix : — ...huit... neuf... dix... vous voyez, Jonathan -aïe ! -, je n’ai plus de vitesse... onze... ah ! je voudrais bien arriver à faire de bons arrêts bien nets pareils aux vôtres !... douze... sacrebleu ! j’y- arriverai-pas... treize... oh !... ces trois dernières facettes !... quatorze... aaakk !

Le décrochage en coup de fouet, au faîte de sa trajectoire ascendante, mit le comble à sa rage d’avoir échoué. Il culbuta à la renverse, tomba, repartit brutalement en vrille sur le dos et, haletant, finit par reprendre le contrôle de la situation à une trentaine de mètres au-dessous du niveau du maître.

— Vous perdez votre temps avec moi, Jonathan, je suis trop borné ! Je suis trop stupide ! J’essaie, j’essaie, mais je ne réussirai jamais !

Jonathan hocha la tête en abaissant vers lui son regard.

— Une chose en tout cas est certaine, jamais tu n’y parviendras tant que tu feras des ressources aussi brutales. Mon petit Fletcher, tu perds ainsi au départ soixante kilomètres à l’heure ! Souplesse ! Fermeté mais souplesse ! Compris ?

Il descendit rejoindre le jeune goéland.

— Essayons maintenant ensemble, en formation. Accompagne bien ma ressource. Vois comment nous amorçons la manœuvre en douceur...

 

Au bout de trois mois, Jonathan avait six autres élèves, tous des exclus, tous intéressés par cette étrange notion nouvelle du vol pour la joie de voler. Pourtant, il leur était plus aisé de réussir de hautes performances que de comprendre la raison profonde pour laquelle ils les réalisaient. — Chacun de nous, en vérité, est une idée du Grand Goéland, une image illimitée de la liberté, leur expliquait Jonathan lors de leurs réunions du soir sur la plage. Le vol de précision n’est qu’un pas de plus franchi dans l’expression de notre vraie nature. Tout ce qui nous limite, nous devons l’éliminer. C’est le pourquoi de tout cet entraînement aux vols à haute vitesse et aux acrobaties aériennes...

Ses élèves, épuisés par les vols de la journée, sommeillaient. Ils aimaient l’entraînement à cause de la vitesse, parce que c’était grisant et que cela leur permettait aussi d’étancher une soif de savoir qui grandissait à chaque leçon. Mais aucun d’entre eux, pas même Fletcher Lynd le Goéland, n’était parvenu à admettre que le vol des idées pût être aussi réel que celui de la plume et du vent.

— Votre corps, d’une extrémité d’aile à l’autre, disait parfois Jonathan, n’existe que dans votre pensée, qui lui donne une forme palpable. Brisez les chaînes de vos pensées et vous briserez aussi les chaînes qui retiennent votre corps prisonnier...

Mais quelle que fût sa façon de leur dire, ce n’était pour eux que l’expression de quelque plaisante construction de l’esprit et le besoin de dormir prenait vite le dessus.

À peine un mois passé, Jonathan leur fit savoir que le moment était venu de s’en retourner tous vers le clan.

— Nous ne sommes pas prêts ! objecta Henry Calvin le Goéland. Nous serons mal reçus ! Nous sommes des exclus ! Comment pouvons-nous aller là où nous ne sommes pas les bienvenus ? — Nous sommes libres d’aller où bon nous semble et d’être ce que nous sommes, répondit Jonathan en décollant du sable et mettant le cap à l’est vers les territoires du clan.

Une brève angoisse étreignit ses élèves car, selon la loi du clan, un exclu ne doit jamais revenir au sein du groupe et jamais, en dix mille ans, cette loi n’avait été transgressée. La loi leur ordonnait de rester ; Jonathan leur demandait de l’accompagner là-bas. Il volait déjà à quinze cents mètres du rivage. S’ils hésitaient plus longtemps à le suivre, il allait devoir affronter, seul, une communauté hostile.

— Ma foi, après tout, si nous n’appartenons pas à la communauté, pourquoi obéir à sa loi ? dit Fletcher embarrassé. En outre, s’il y a bataille, nous serons plus utiles là-bas qu’ici...

Ils arrivèrent donc de l’ouest, ce matin-là, formés en double losange de parade, rémiges encastrées. À deux cents kilomètres à l’heure, ils survolèrent la plage du Conseil du clan ; Jonathan en tête, Fletcher à son aile droite, Henry Calvin luttant crânement pour maintenir sa position à gauche. Puis toute la formation passa lentement sur le dos, par la droite, comme un seul et unique oiseau... puis redressa... puis roula une seconde fois... puis à nouveau revint en palier, tandis que le vent les fouettait tous.

Le passage de la formation trancha aussi net qu’un couteau géant les couacs et les cris rauques de la vie quotidienne communautaire et quatre mille paires d’yeux écarquillés de goélands se mirent à les observer. Un à un, chacun des huit intrus décrivit un looping serré qui s’acheva en fin de boucle sur le sable par un atterrissage de précision, pattes tendues, parfaitement amorti. Puis, comme si ce genre d’exercice appartenait à la routine, Jonathan le Goéland entreprit la critique du vol effectué.

— Tout d’abord, dit-il avec un sourire narquois, vous avez tous un peu ramé au rassemblement...

 

 

 

La nouvelle se répandit dans la communauté comme une traînée de poudre. Ces oiseaux sont des exclus ! Et ils sont revenus ! Et cela... cela est impensable ! Les prophéties de Fletcher, l’éventualité d’un affrontement, s’évanouirent dans la confusion générale du clan.

— Oui, d’accord, ce sont des exclus, dirent certains parmi les goélands les plus jeunes, mais alors, où ont-ils appris à voler comme cela ?

Le message de l’Ancien mit près d’une heure à faire le tour de la communauté. « Ignorez-les. Tout goéland qui parlera à un exclu sera exclu lui-même. Tout goéland qui regardera un exclu sera en infraction avec la loi du clan. »

Désormais, Jonathan ne vit plus que des dos gris tournés vers lui, mais ne parut pas les remarquer. Il tint ses séances d’entraînement juste au-dessus de la plage du Conseil et pour la première fois poussa ses élèves jusqu’à la limite de leurs possibilités, et même au-delà.

— Martin le Goéland ! s’écriait-il à travers l’espace, tu prétends savoir ce qu’est le vol lent. Eh bien, tu ne sais rien du tout tant que tu ne m’as pas prouvé le contraire ! Vole !

C’est ainsi que le petit Martin William le Goéland, piqué au vif par les sarcasmes de son maître, s’étonnant lui-même, devint le magicien du vol lent. Dans la brise la plus légère, il parvenait à incurver ses rémiges de façon à s’élever, sans un seul battement d’ailes, du sable aux nuages puis à revenir à son point de départ.

 

Charles-Roland le Goéland se fit porter par les ondes du grand vent de la montagne à plus de sept mille mètres d’altitude et, bleui par le froid de l’air raréfié, redescendit, éberlué et ravi, résolu à monter plus haut encore le lendemain.

De même Fletcher le Goéland, qui plus que tout autre aimait la voltige, réussit son tonneau vertical à seize facettes et le jour suivant le couronna d’un triple déclenché vertical, ses plumes blanches étincelant aux rayons du soleil, au- dessus d’une plage d’où plus d’un œil furtif l’observait.

À toute heure, Jonathan, démontrant, suggérant, insistant, guidant, était là, aux côtés de chacun de ses élèves. Il volait avec eux, de nuit, dans les nuages, dans la tempête, pour l’amour de l’art, tandis que les membres du clan croupissaient misérablement au sol.

Quand le vol était terminé, les élèves se détendaient sur le sable et, avec le temps, écoutaient désormais Jonathan plus attentivement. Il énonçait bien encore quelques idées folles qu’ils ne parvenaient pas à saisir mais aussi quelques- unes, excellentes, qui étaient à leur portée.

Petit à petit, la nuit, un second cercle commença à se former autour de celui des élèves – un cercle de goélands curieux, attentifs, debout dans l’obscurité des heures durant, ne souhaitant ni se voir les uns les autres ni être vus, s’éclipsant avant l’aube.

Ce fut un mois après le Grand Retour que le premier goéland du clan passa la ligne de démarcation pour demander à apprendre à voler. Par ce geste, Terrence Lowell le Goéland devint un oiseau condamné, portant le stigmate des Exclus ; et par surcroît, le huitième élève de Jonathan...

La nuit suivante, ce fut Kirk Maynard le Goéland qui arriva du clan, boitillant, traînant son aile gauche sur le sable. Il s’effondra aux pieds de Jonathan.

— Aidez-moi, dit-il très bas, d’une voix agonisante. Plus que n’importe quoi je désire voler ! — Alors viens, dit Jonathan. Monte avec moi bien loin de la Terre, et nous allons tout de suite essayer.

— Mais mon aile ? Vous ne comprenez pas ? Mon aile est paralysée !

— Maynard le Goéland, tu es libre d’être à l’instant toi-même, vraiment toi-même et rien ne saurait t’en empêcher. Ainsi dit la Loi du Grand Goéland, qui est fondamentale.

— Voulez-vous dire que je suis capable de voler quand même ?

— Je dis que tu es libre.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Kirk Maynard le Goéland, sans effort apparent, déploya ses ailes et s’enleva dans la nuit noire. Les goélands du clan furent tirés de leur sommeil par le cri qu’il poussa à deux cents mètres de hauteur, de toute la force de ses poumons.

— Je vole ! Écoutez tous ! Je vole ! Je vole !

À l’aube, ils étaient près d’un millier d’oiseaux à faire cercle autour du petit groupe des élèves et ils observaient Maynard avec curiosité. Ils ne se souciaient plus d’être vus ou non et ils écoutèrent Jonathan le Goéland en s’efforçant de le comprendre.

Il parla de choses fort simples, disant qu’il appartient à un goéland de voler, que la liberté est dans la nature même de son être, que tout ce qui entrave cette liberté doit être rejeté, qu’il s’agisse d’un rite, d’une superstition ou d’un quelconque interdit.

— Rejeté ? demanda une voix partant de la multitude. Rejeté, même s’il s’agit en l’occurrence de la Loi du clan ?

— La seule loi digne de ce nom est celle qui montre le chemin de la liberté, dit Jonathan. Il n’en est point d’autre.

— Comment voulez-vous que nous parvenions à voler comme vous le faites ? fit une autre voix. Vous êtes un voilier exceptionnel, comblé de tous les dons et d’essence divine, bien au-dessus de tous les autres oiseaux !

— Regardez Fletcher, et Lowell, et Charles-Roland, et Judy-Lee ! Sont-ils aussi des voiliers exceptionnels comblés de tous les dons et d’essence divine ? Pas plus que vous ne l’êtes, pas plus que je ne le suis. La seule différence est qu’ils ont commencé à comprendre ce qu’ils sont vraiment et qu’ils ont commencé à mettre en œuvre les moyens que la nature leur a accordés.

 

À l’exception de Fletcher, les élèves de Jonathan se sentaient mal à l’aise, car ils n’avaient pas encore bien compris que c’était là ce qu’ils faisaient eux-mêmes...

Chaque jour s’accroissait la foule de ceux qui venaient poser des questions, ou admirer, ou critiquer.

— On prétend au clan que si vous n’êtes pas le fils du Grand Goéland en personne, dit un matin Fletcher à Jonathan après l’entraînement aux vitesses de pointe, alors vous êtes mille années en avance sur votre temps.

Jonathan soupira. « C’est cela le prix du malentendu, pensa-t-il. Il fait de vous un démon ou il vous proclame dieu. »

— Qu’en penses-tu, Fletch ? Sommes-nous en avance sur notre temps ?

Long silence.

— Bah, cette façon de voler a toujours été là, à la portée de tous, prête à être apprise par quiconque la voulait découvrir ; cela n’a rien à voir avec notre temps.

voulait découvrir ; cela n’a rien à voir avec notre temps. Tout au plus sommes-nous peut-être en avance sur une mode, en avance sur la façon de voler de la plupart des goélands.

— C’est déjà quelque chose, dit Jonathan en effectuant un tonneau qui fit un instant miroiter son ventre. C’est même beaucoup mieux que d’être en avance sur notre temps.

 

 

 

L’accident se produisit tout juste une semaine après cet entretien. Fletcher exposait les notions élémentaires du vol aux vitesses critiques à un petit groupe d’élèves nouveaux. Il venait à peine de sortir d’un piqué de deux mille mètres et il passait, comme un long éclair gris, à quelques centimètres au-dessus de la plage lorsqu’un bébé-oiseau, qui n’en était qu’à son premier vol, traversa sa route, appelant sa mère. Ne disposant que d’une fraction de seconde pour éviter l’oisillon, Fletcher Lynd le Goéland vint percuter sur sa gauche, à plus de trois cents kilomètres à l’heure, contre un rocher de granit.

Pour lui, ce fut comme si ce roc était la porte massive et solide s’ouvrant brutalement sur un autre monde. Un sursaut d’effroi, le choc et le noir au moment de l’impact, puis il se retrouva dérivant dans un très étrange ciel, sans mémoire, se ressouvenant, puis oubliant à nouveau, angoissé, triste et aussi navré, terriblement navré...

La voix se fit alors entendre en lui comme elle s’y était fait entendre le jour de sa première rencontre avec Jonathan Livingston le Goéland.

— La bonne méthode, mon cher Fletcher, consiste à n’essayer de transcender nos limites que l’une après l’autre, avec patience. Nous ne devions nous attaquer à l’étude du vol à travers le roc qu’après avoir avancé encore un peu dans notre programme...

— Jonathan !

— ... également connu en tant que fils du Grand Goéland, répondit son maître avec un humour froid.

— Mais que faisons-nous ici ? Le rocher ! N’ai-je pas... ne suis-je pas... mort ?

— Oh ! voyons, Fletch, réfléchis ! Si tu es maintenant en train de me parler, alors de toute évidence tu n’es pas mort. Ce que tu as réussi à faire, c’est de sauter, d’une manière assez brusque j’en conviens, d’un niveau de connaissances à un autre. Tu as, à présent, le choix. Tu peux demeurer où tu te trouves et poursuivre ton étude à ce niveau qui – soit dit en passant – est considérablement au-dessus de celui que tu as quitté, ou bien tu peux revenir en arrière et continuer de travailler avec le clan. Les Anciens souhaitaient voir se produire quelque désastre et ils sont enchantés de constater que tu as si bien comblé leurs vœux.

— Je veux retourner vers le clan, bien sûr, j’ai à peine commencé à entraîner ma nouvelle classe !

— Fort bien ! Fletcher, tu comprends maintenant ce que je voulais dire à propos du corps qui n’est rien d’autre qu’un effet de la pensée !

Fletcher, au pied du rocher, remua la tête, déploya ses ailes et ouvrit les yeux au beau milieu du clan tout entier rassemblé. Lorsqu’il bougea pour la première fois, il s’éleva de la foule un grand concert de cris et de grincements de becs.

— Il vit ! Lui qui était mort est maintenant vivant !

— Le fils du Grand Goéland ! Il l’a touché du bout des ailes ! Il l’a ressuscité !

— Non ! Il nie, c’est un démon, un démon ! Un démon venu pour détruire le clan !

Ils étaient quatre mille goélands réunis, effarés par ce qui venait d’arriver et le cri de démon les secoua comme un vent de tempête. Becs aiguisés pointés, yeux exorbités, ils s’approchèrent, prêts à déchirer.

— Te sentirais-tu mieux, Fletch, si nous partions d’ici ? s’enquit Jonathan avec sollicitude.

— Je n’y verrais certes aucune objection...

Instantanément, ils réapparurent ensemble à un kilomètre de là et les becs meurtriers de la foule se refermèrent sur le vide.

— Comment se fait-il, fit observer Jonathan, rêveur, que la chose la plus difficile au monde soit de convaincre un oiseau de ce qu’il est libre et de ce qu’il peut s’en convaincre aisément s’il consacre une partie de son temps à s’y exercer ? Pourquoi faut-il que cela soit si difficile ?

Les paupières de Fletcher battaient encore, ses yeux s’ajustant au nouveau décor...

— Par quelle magie avons-nous été transportés ici ?

— Tu as voulu échapper à ces imbéciles, n’est-il pas vrai ?

— Oui, mais comment avez-vous...

 — Il en va de cela comme de toute autre chose, Fletcher : question d’entraînement.

La matinée ne s’était pas écoulée que le clan avait déjà oublié sa crise de démence mais Fletcher, lui, n’avait pas oublié.

— Vous souvenez-vous, Jonathan, de ce que vous avez dit il y a bien longtemps à propos de votre amour de la communauté, assez fort pour vous pousser à retourner vers elle, l’aider à apprendre ?

— Oui, bien sûr.

— Je ne comprends pas comment vous faites pour aimer cette racaille à plumes qui vient tout juste de tenter de vous tuer.

— Oh ! Fletch, ce n’est pas cela qu’il s’agit d’aimer ! Tu n’aimes ni la haine, ni le mal, c’est évident. Il faut t’efforcer de voir le Goéland véritable – celui qui est bon – en chacun de tes semblables et l’aider à le découvrir en lui-même. C’est là ce que j’entends par amour. C’est au fond un bon tour à leur jouer lorsqu’on sait s’y prendre. Je me souviens par exemple d’un jeune oiseau intraitable. Il s’appelait Fletcher Lynd le Goéland, exclu de fraîche date. Prêt à lutter à mort contre le clan, il commençait à bâtir sur les Falaises lointaines son propre enfer d’amertume, et le voici aujourd’hui, échafaudant son propre paradis, qui va mener vers ce paradis toute la communauté...

Fletcher se tourna vers son maître et dans son œil passa une lueur d’effroi.

— Moi, guider autrui ? Que voulez-vous dire en parlant de faire de moi le guide ? Ici, c’est vous. Vous n’avez pas le droit de partir !

— Ah ! vraiment ? Ne penses-tu pas qu’il puisse y avoir d’autres clans, d’autres Fletcher qui, plus que ce clan-là et que ce Fletcher-ci, ont besoin d’un maître capable de les guider vers la lumière ?

— Moi ? Mais, Jon, je ne suis qu’un goéland quelconque alors que vous êtes...

— … le Fils Unique du Grand Goéland, je suppose ? soupira Jonathan en contemplant la mer. Tu n’as plus besoin de moi. Ce qu’il te faut désormais, c’est continuer de découvrir par toi-même, chaque jour un peu plus, le véritable et illimité Fletcher le Goéland qui est en toi. C’est lui qui est ton maître. Il te faut le comprendre et l’exercer.

À cet instant même, le corps de Jonathan se mit à vaciller, comme vibrant dans les airs, puis devint progressivement transparent...

— Ne les laisse pas répandre sur mon compte des bruits absurdes ou faire de moi un dieu. D’accord, Fletcher ? Tu sais, je ne suis qu’un goéland qui aime voler, Fletcher ? Tu sais, je ne suis qu’un goéland qui aime voler, pas plus...

— Jonathan !

— Pauvre Fletcher, ne te fie pas à tes yeux, mon vieux. Tout ce qu’ils te montrent, ce sont des limites, les tiennes. Regarde avec ton esprit, découvre ce dont d’ores et déjà tu as la conviction et tu trouveras la voie de l’envol...

L’éblouissement s’éteignit. Jonathan le Goéland s’était évanoui dans l’espace.

 

 

 

Fletcher le Goéland se hissa dans le ciel face à un groupe d’élèves nouveaux, impatients de prendre leur première leçon.

— Tout d’abord, leur dit-il en appuyant sur les mots, il vous faut comprendre que le goéland n’est que l’image d’une liberté sans limites créée par le Grand Goéland et que votre corps perceptible, d’un bout d’aile à l’autre, n’existe que dans votre conscience !

Les jeunes goélands ne purent s’empêcher d’échanger des regards sceptiques. «Eh bien, alors, pensaient-ils, cela ne ressemble guère à un exposé sur les règles à observer pour réussir un looping. »

Fletcher comprit, soupira et reprit :

— Hum ! Ah !... fort bien, dit-il en les observant d’un œil critique. Commençons par le vol à l’horizontale.

Et, en disant ces mots, il comprit soudain toute l’honnêteté de son ami lorsqu’il se défendait de n’être pas plus d’essence divine que lui, Fletcher, ne l’était.

« Sans limites, Jonathan ? pensa-t-il. Le temps alors n’est pas très éloigné où je vais pouvoir apparaître dans l’air impalpable de ta plage à toi, et te sortir à propos de voltige un ou deux bons petits tours de mon sac ! »

Et encore qu’il s’efforçât de se donner l’air sévère qu’il convient à un moniteur de prendre en présence d’élèves, Fletcher le Goéland les vit tout à coup, l’espace d’un instant, tels qu’ils étaient et ce ne fut point de l’affection mais un amour profond qu’il ressentit pour eux.

« Tu as raison, Jonathan, il n’y a pas de limites », se dit- il avec le sourire.

C’est ainsi que Fletcher s’engagea sur la route qui menait à la sagesse...

 

 

►◄

FIN

 

 

 ÉDITIONS YAPADVIRUS

 

 

 

 

[1] La « ressource » consiste à ramener un avion en vol horizontal après un piqué prolongé.

[2] Terme d'usage pour les ailes.

2 juin 2013

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1 janvier 2010

Hésiode, La Théogonie

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Buste possible (bien qu'incertain)

 

Hésiode

Poète grec, né au 8ième siècle Av. J-C, décédé au début du 7ième siècle av. J-C

La Théogonie

Traduction : Leconte de Lisle

 

 

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                      Avant tout chantons les Muses Hélikoniades qui du Hélikôn habitent la grande et sainte montagne, et, de leurs pieds légers, autour de la Fontaine violette et de l’autel du très-puissant Kroniôn, bondissent ; et qui, dans le Permessos ayant lavé leur corps délicat, ou dans la Hippoukrènè, ou dans l’Olmios sacré, au faîte du Hélikôn mènent les danses belles et désirables, et agitent les pieds avec force.

 

De là, se précipitant, enveloppées d’un air épais, elles vont dans la nuit, élevant leur belle voix et louent Zeus tempêtueux et la vénérable Hèrè, l’Argienne, qui marche avec des sandales dorées, et la fille de Zeus tempêtueux, Athènè aux yeux clairs, et Phoibos Apollôn, et Artémis joyeuse de ses flèches, et Poseidaôn qui contient la terre et qui la secoue, et Thémis la vénérable, et Aphroditè aux paupières arrondies, et Hèbè ornée d’une couronne d’or, et la belle Diônè, et Éôs, et le grand Hèlios, et la luisante Sélènè, et Lètô, et Iapétos, et le subtil Kronos, [20] et Gaia, et le grand Okéanos, et la noire Nyx, et la race sacrée des autres Immortels qui vivent toujours.

Autrefois, à Hésiodos elles enseignèrent un beau chant, tandis que, sous le Hélikôn sacré, il paissait ses agneaux. Et d’abord, elles me parlèrent ainsi, ces Déesses, les Muses Olympiades, filles de Zeus tempêtueux :

 

— Pasteurs, qui dormez en plein air, race vile, qui n’êtes que des ventres, nous savons dire des mensonges nombreux semblables aux choses vraies, mais nous savons aussi, quand il nous plaît, dire la vérité.

 

Ainsi parlèrent les Filles véridiques du grand Zeus, et [30] elles me donnèrent un sceptre, un rameau de vert laurier admirable à cueillir ; et elles m’inspirèrent une voix divine, afin que je pusse dire les choses passées et futures ; et elles m’ordonnèrent de chanter la race des heureux Immortels, mais, elles-mêmes, de toujours les chanter au commencement et à la fin. Mais pourquoi rester autour du chêne et du rocher ?

 

Commençons par les Muses qui, du Père Zeus, en chantant, réjouissent la grande âme dans l’Olympos, et rappellent les choses passées, présentes et futures.

Elles chantent ensemble, et leur voix infatigable [40] coule, suave, de leur bouche. Et elles rient, les demeures du Père Zeus tonnant, à la voix de lys et sonore des Déesses. Et il résonne, le faîte du neigeux Olympos, demeure des Immortels.

 

Élevant leur voix sacrée, elles célèbrent d’abord la race des Dieux vénérables que, dès l’origine, Gaia et le large Ouranos engendrèrent ; car de ceux-ci sont nés les Dieux, source des biens.

 

Puis, de nouveau, par Zeus, père des Dieux et des hommes, les Déesses commencent et finissent leur chant, disant qu’il est le plus fort des Dieux et le plus puissant. [50] Enfin, la race des hommes et des Géants robustes, elles la chantent, et elles réjouissent l’âme de Zeus dans l’Olympos, les Muses Olympiades, filles de Zeus tempétueux.

Elle les enfanta dans la Piériè, s’étant unie au Père Kronide, Mnèmosynè, qui commandait aux collines d’Eleuthèr, pour être l’oubli des maux et la fin des peines. Pendant neuf nuits, uni à Mnèmosynè, le sage Zeus, loin des Immortels, monta sur le lit sacré ; mais, après une année, et le déroulement du cours des mois, et le passage de jours nombreux, [60] elle enfanta neuf filles unanimes à qui la musique plaisait, et qui, dans leur sein, avaient un cœur tranquille. Et ce fut près du faîte du neigeux Olympos où se forment leurs Chœurs splendides et où sont leurs belles demeures. Auprès d’elles, dans les festins, se tiennent les Kharites et Iméros. Exhalant de leur bouche une voix aimable, elles chantent. Et les lois universelles et les coutumes vénérables des Immortels, elles les célèbrent d’une voix aimable.

 

Et elles montèrent dans l’Olympos, fières de leur belle voix et de leur chant ambroisien. Et de toutes parts retentissait la terre noire aux sons de leurs hymnes. [70] Et, sous leurs pieds, un bruit charmant s’élevait, tandis qu’elles allaient vers leur Père qui règne dans l’Ouranos et qui porte le tonnerre et la foudre ardente, et qui, ayant dompté son père Kronos, ordonne avec équité à tous les Immortels et leur dispense les honneurs.

 

Voilà ce que chantaient les Muses qui ont des demeures Olympiennes, les neuf filles engendrées par le grand Zeus : Kléiô, et Euterpè, et Thaléia, et Melpomènè, et Terpsikhorè, et Ératô, et Polymnia, et Ouraniè, et Kalliopè qui excelle entre toutes les autres, [80] car elle accompagne les Rois vénérables.

 

Quand les filles du grand Zeus veulent honorer l’un d’entre eux, dès qu’elles voient un de ces Rois nourris par Zeus venir au jour, elles mettent sur sa langue une douce harmonie, et les paroles coulent suaves de sa bouche, et les peuples le regardent tous, quand il dispense la justice par d’équitables jugements, et que, parlant avec adresse, il apaise tout à coup une grande dissension.

Et, en effet, les Rois prudents, à leurs peuples, dans l’Agora, font rendre tous les biens qu’on leur a enlevés ; [90] et ils le font aisément, à l’aide de persuasives paroles. Et si l’un d’eux marche par la ville, comme un Dieu, il apaise par sa douce majesté, et il brille au milieu de la foule. Tel est le don sacré des Muses aux hommes.

 

C’est aux Muses, c’est à l’Archer Apollôn que sont dus, sur la terre, les Aoides et les Kitharistes ; mais les Rois viennent de Zeus. Et il est heureux celui que les Muses aiment ! Une douce voix coule de sa bouche. Si quelqu’un, l’âme blessée d’une récente douleur, s’attriste, gémissant dans son cœur ; [100] qu’un Aoide, nourri par les Muses, célèbre la gloire des anciens hommes et loue les Dieux heureux qui habitent l’Olympos, aussitôt il oublie ses maux, et de ses douleurs il ne se souvient plus, car les dons des Déesses l’ont guéri.

 

Salut, filles de Zeus ! Donnez-moi votre chant qui ravit ! Célébrez la race sacrée des Immortels qui vivent toujours, et qui sont nés de Gaïa et d’Ouranos étoilé, et de la ténébreuse Nyx et de l’amer Pontos.

Dites comment sont nés les Dieux et Gaia, et les Fleuves, et l’immense Pontos qui bout furieux, [110] et les Astres resplendissants, et, au-dessus, le large Ouranos, et les Dieux, source des biens qui naquirent d’eux ; et comment, s’étant partagé les honneurs et les richesses dès l’origine, ils s’emparèrent de l’Olympos aux nombreux sommets.

Dites-moi ces choses, Muses aux demeures Olympiennes, et quelles furent, au commencement, les premières d’entre elles.

Avant toutes choses fut Khaos, et puis Gaia au large sein, siège toujours solide de tous les Immortels qui habitent les sommets du neigeux Olympos et le Tartaros sombre dans les profondeurs de la terre spacieuse, [120] et puis Érôs, le plus beau d’entre les Dieux Immortels, qui rompt les forces, et qui de tous les Dieux et de tous les hommes dompte l’intelligence et la sagesse dans leur poitrine.

 

Et de Khaos naquirent Érébos et la noire Nyx. Et, de Nyx, Aithèr et Hèmérè naquirent, car elle les conçut, s’étant unie d’amour à Érébos.

Et, d’abord, Gaia enfanta son égal en grandeur, l’Ouranos étoilé, afin qu’il la couvrit tout entière et qu’il fût une demeure sûre pour les Dieux heureux.

Et puis, elle enfante les hautes montagnes, fraîches retraites des divines [130] Nymphes qui habitent les montagnes coupées de gorges, et puis la mer stérile qui bout furieuse, Pontos ; mais pour cela, ne s’étant point unie d’amour. Et puis, unie à Ouranos : elle enfante Okéanos aux tourbillons profonds, et Koios, et Kréios, et Hypériôn, et Iapétos, et Théia, et Rhéia, et Thémis, et Mnèmosynè, et Phoibè couronnée d’or, et l’aimable Téthys. Et le dernier qu’elle enfante fut le subtil Kronos, le plus terrible de ses enfants, qui prit en haine son père vigoureux.

Et elle enfanta aussi les Kyklôpes au cœur violent, [140] Brontès, Stéropès et le courageux Argès, qui remirent à Zeus le tonnerre et forgèrent la foudre. Et en tout ils étaient semblables aux autres Dieux, mais ils avaient un œil unique au milieu du font. Et ils étaient nommés Kyklôpes, parce que, sur leur front, s’ouvrait un œil unique et circulaire. Et la vigueur, la force et la puissance éclataient dans leurs travaux.

 

Et puis, de Gaia et d’Ouranos naquirent trois autres fils, grands, très-forts, horribles à nommer, Kottos, Briaréôs et Gygès, race superbe. [150] Et cent bras se roidissaient de leurs épaules, et chacun d’eux avait cinquante têtes qui s’élevaient du dos, au-dessus de leurs membres robustes. Et leur force était immense, invincible, dans leur grande taille. De tous les enfants nés de Gaia et d’Ouranos ils étaient les plus puissants. Et ils étaient odieux à leur père, dès l’origine. Et comme ils naissaient l’un après l’autre, il les ensevelissait, les privant de la lumière, dans les profondeurs de la terre. Et il se réjouissait de cette action mauvaise, et la grande Gaia gémissait en elle-même, pleine de douleur. [160] Puis, elle conçut un dessein mauvais et artificieux.

 

Dès qu’elle eut créé la race du blanc acier, elle en fit une grande faux, et, avertissant ses chers enfants, elle les excita et leur dit le cœur plein de tristesse :

— Mes chers enfants, fils d’un père coupable, si vous voulez obéir, nous tirerons vengeance de l’action injurieuse de votre père, car, le premier, il a médité un dessein cruel.

Elle parla ainsi et la crainte les envahit tous, et aucun d’eux ne parla. Enfin, ayant repris courage, le grand et subtil Kronos répondit ainsi à sa mère vénérable :

— [170] Mère, certes, je le promets, j’accomplirai cette vengeance. En effet, je n’ai plus de respect pour notre père, car, le premier, il a médité un dessein cruel.

Il parla ainsi, et la grande Gaia se réjouit dans son cœur. Et elle le cacha dans une embuscade, et elle lui mit en main la faux aux dents tranchantes, et elle lui confia tout son dessein. Et le grand Ouranos vint, amenant la nuit, et, sur Gaia, plein d’un désir d’amour, il s’étendit tout entier et de toutes parts. Et, hors de l’embuscade, son fils le saisit de la main gauche, et, de la droite, il saisit la faux horrible, immense, [180] aux dents tranchantes. Et les parties génitales de son père, il les coupa rapidement, et il les rejeta derrière lui. Et elles ne s’échappèrent point en vain de sa main.

 

Toutes les gouttes qui en coulèrent, sanglantes, Gaia les recueillit ; et, les années étant révolues, elle enfanta les robustes Érinnyes et les grands Géants aux armes éclatantes, tenant en main de longues lances, et les Nymphes que sur la terre immense on nomme Mélies. Et les parties qu’il avait coupées Kronos les mutila avec l’acier, et il les jeta, de la terre ferme, dans la mer aux flots agités. [190] Elles flottèrent longtemps sur la mer, et une blanche écume jaillit du débris immortel, et une jeune fille en sortit. Et, d’abord, vers la divine Kythérè celle-ci fut portée ; et, de là, dans Kypros entourée des flots.

Elle aborda, la belle et vénérable Déesse, et l’herbe croissait sous ses pieds charmants. Et elle fut nommée Aphroditè, la Déesse aux belles bandelettes, née de l’écume, et Kythéréia, par les Dieux et par les hommes. Aphroditè, parce que de l’écume elle avait été nourrie, et Kythéréia, parce qu’elle aborda Kythérè ; et Kyprigénéia, parce qu’elle arriva dans Kypros entourée des flots, [200] et Philommèdéa, parce qu’elle était sortie des parties génitales.

 

Érôs l’accompagnait, et le bel Iméros la suivait, à peine née, tandis qu’elle se rendait à l’Assemblée des Dieux. Et, dès l’origine, elle eut cet honneur de présider, par le choix de la Moire, parmi les hommes et les Dieux immortels, aux entretiens des Vierges, aux sourires, aux séductions, au doux charme, à la tendresse et aux caresses.

Et il les surnomma les Titans, lui, le Père, le grand Ouranos, maudissant les fils qu’il avait engendrés, disant qu’ils avaient étendu la main [210] pour commettre un grand crime dont il serait tiré vengeance dans l’avenir.

 

Et Nyx enfanta l’odieux Môros et la Kèr noire et Thanatos. Elle enfanta aussi Hypnos et la foule des Songes. Et la divine et sombre Nyx ne s’était unie pour cela à aucun Dieu. Et puis, elle enfanta Mômos et Oizys plein de douleurs, et les Hespérides, à qui, par delà l’illustre Okéanos, les Pommes d’or sont confiées, et les arbres qui les portent. Et elle enfanta les Moires et les Kères inhumaines, Klothô, Lakhésis et Atropos, qui aux hommes mortels naissants dispensent les biens et les maux, [220] et des hommes et des Dieux poursuivent les crimes, et ne renoncent jamais à leur colère inexorable qu’après avoir tiré du coupable une vengeance terrible.

 

Et puis elle enfanta Némésis, ce fléau des hommes mortels, la funeste Nyx ; puis Apatè et Philotès, et l’accablante Gèras et l’opiniâtre Éris. Et puis, l’odieuse Éris enfanta le dur Ponos, et Lèthè, et Loimos, et Algos par qui l’on pleure, et Ysminè, et Phonos, et les Batailles, et le Carnage des guerriers, et les Parjures, et les Paroles mensongères, [230] et les Contestations, et le Mépris des Lois, et Atè, qui sont inséparables ; et Horkos, terrible aux hommes terrestres, et qui frappe si l’un d’eux tente de se parjurer.

 

Et Pontos engendra Néreus, véridique et ennemi du mensonge, le plus âgé de ses fils. On le nomme le Vieillard, parce qu’il est doux et véridique, et qu’il n’oublie point la justice, et que ses décisions sont équitables et sages. Et puis, Pontos engendra le grand Thaumas et le robuste Phorkys, et Kètô aux belles joues, après s’être uni à Gaia, et Eurybia, qui, dans sa poitrine, avait un cœur d’acier.

 

[240] Et de Néreus naquit la race charmante des Déesses, dans la mer stérile, et de Dôris à la belle chevelure, fille du fleuve sans fin Okéanos : Prôtô, et Eukratè, et Saô, et Amphitritè, et Eudorè, et Thétis, et Galènè, et Glaukè, et Kymothoè, et la rapide Spéô, et la riante Thaliè, et la gracieuse Mélitè, et Euliménè, et Agavè, et Pasithéè, et Ératô, et Euneikè aux bras roses, et Dôtô, et Prôtô, et Phérousa, et Dynaménè, et Nèsaiè, et Aktaiè, et Protomédéia, [250] et Dôris, et Panopè, et la belle Galatéia, et la charmante Hippothoè, et Hipponoè aux bras roses, et Kymodokè qui apaise aisément les flots de la noire mer et le souffle des vents sacrés, avec Kymatolègè et avec Amphitritè ornée de beaux pieds ; et Kymô, et Eionè, et Halimèdè richement couronnée, et la joyeuse Glaukonomè, et Pontoporéia, et Leiagorè, et Evagorè, et Laomédéia, et Poulynomè, et Autonoè, et Lysianassa, et Evarnè douée d’un aimable naturel et d’une forme parfaite, [260] et Psamathè au beau corps, et la divine Ménippè, et Nésô, et Eupompè, et Thémistô, et Pronoè, et Némertès qui avait l’âme de son père immortel.

Ainsi, de l’irréprochable Néreus naquirent cinquante filles habiles aux irréprochables travaux.

Et Thaumas épousa la fille du très-profond Okéanos, Eléktrè, qui enfanta la rapide Iris et les Harpyes aux beaux cheveux, Aellô et Okypétè, qui égalaient la rapidité des vents et des oiseaux à l’aide de leurs promptes ailes, volant au travers de l’air.

[270]

 

Et Kètô donna à Phorkys les Graies aux belles joues, blanches dès leur naissance. Et c’est pour cela qu’elles sont nommées Graies par les Dieux immortels et par les hommes qui marchent sur la terre : Péphrèdô au beau péplos et Enyô au péplos couleur de safran ; et les Gorgones qui habitent au delà de l’illustre Okéanos, aux dernières extrémités, vers la nuit, où sont les Hespérides aux voix sonores ; les Gorgones Sthéinô et Euryalè, et Médousa accablée de maux. Et celle-ci était mortelle, mais les autres étaient immortelles et exemptes de vieillesse toutes deux. Et Poseidaôn aux cheveux noirs s’unit à Médousa dans une molle prairie, sur des fleurs printanières. [280] Et lorsque Perseus lui eut coupé la tête, le grand Khrysaôr naquit d’elle, et le cheval Pégasos aussi. Et celui-ci fut ainsi nommé parce que ce fut près des sources Okéaniennes qu’il naquit et celui-là parce qu’il tenait une épée d’or dans ses mains.

 

Et Perseus, s’envolant loin de la terre féconde en troupeaux, parvint jusqu’aux Dieux. Et il habite dans les demeures de Zeus, et il porte le tonnerre et la foudre du sage Zeus.

Et Khrysaôr engendra Géryôn aux trois têtes, s’étant uni à Kallirhoè, fille de l’illustre Okéanos. Mais la Force Hèrakléenne dépouilla Géryôn de ses armes [290] et lui enleva ses bœufs aux pieds flexibles, dans Erythéiè entourée des flots, le jour même où il conduisit ces bœufs aux larges fronts dans la divine Tirynthos, ayant traversé la mer et tué Orthos et le bouclier Eurytiôn dans le noir enclos, au delà de l’illustre Okéanos.

 

Et Kallirhoè donna le jour à un enfant monstrueux, invincible, nullement semblable aux hommes mortels et aux Dieux immortels. Elle enfanta, dans un antre creux, la divine Ekhidna au cœur ferme, moitié nymphe aux yeux noirs, aux belles joues, moitié serpent monstrueux, horrible, immense, aux couleurs variées, [300] nourri de chairs crues dans les antres de la terre divine. Et sa demeure est au fond d’une caverne, sous une roche creuse, loin des Dieux immortels et des hommes mortels ; car les Dieux lui ont donné ces demeures illustres. Et elle était enfermée dans Arimos, sous la terre, la morne Ekhidna, la Nymphe immortelle, préservée de la vieillesse et de toute atteinte. Et l’on dit que Typhaôn s’unit d’amour avec elle, ce Vent impétueux et violent, avec cette belle Nymphe aux yeux noirs.

Et elle devint enceinte, et elle enfanta [310] le monstrueux et ineffable Kerbéros, chien d’Aidès, mangeur de chair crue, à la voix d’airain, aux cinquante têtes, impudent et vigoureux. Et puis elle enfanta l’odieuse Hydre de Lernaia, qui fut nourrie par la divine Hèrè aux bras blancs, pour servir sa haine insatiable contre la Force Hèrakléenne. Mais il la tua avec l’airain mortel, le fils de Zeus, l’Amphitryôniade, aidé du brave Iolaos, et d’après les conseils de la dévastatrice Athènaiè.

 

Et puis Ekhidna enfanta Khimaira au souffle terrible, [320] affreuse, énorme, cruelle et robuste. Elle avait trois têtes : la première d’un lion farouche, l’autre d’une chèvre, et la troisième d’un dragon vigoureux. Lion par le front, dragon par derrière, chèvre par le milieu, elle soufflait horriblement l’impétuosité d’une flamme ardente. Pégasos et le brave Bellérophontès la tuèrent.

Et puis Ekhidna enfanta la Sphinx, ce fléau des fils de Kadmos, après s’être unie à Orthos ; et puis le Lion Néméen que nourrit Hèrè, l’épouse vénérable de Zeus, et qu’elle plaça dans la fertile Néméiè, pour la ruine des hommes. [330] Et là il ravageait les tribus des hommes, régnant sur le Trètos, Néméiè et l’Apésas. Mais la puissance de la Force Hèrakléenne le dompta.

Enfin, Kètô, unie d’amour à Phorkys, enfanta un serpent terrible qui dans les flancs de la terre noire, aux extrémités du monde, garde les Pommes d’or.

Telle est la race de Kètô et de Phorkys.

 

Et Téthys conçut d’Okéanos et enfanta les Fleuves tourbillonnants : Le Néilos, et l’Alphéios, et l’Eridanos aux tourbillons profonds, et le Strymôn, et le Méandros, et l’Istros au beau cours, [340] et le Phasis, et le Rhèsos, et le Haliakmôn, et le Heptaporos, et le Grènikos, et l’Aisépos, et le divin Simoïs, et le Pènéios, et le Hermos, et le Kaikos au cours charmant, et le grand Saggarios, et le Ladôn, et le Parthénios, et l’Evénos, et l’Ardèskos et le divin Skamandros.

Et Téthys enfanta aussi la race sacrée des Nymphes qui, sur la terre, élèvent les jeunes hommes à l’aide du Roi Apollôn et des Fleuves, car elles ont reçu cette tâche de Zeus : Peithô, et Admètè, et Ianthè, et Eléktrè, [350] et Dôris, et Prymnô, et Ouraniè semblable aux Déesses, et Hippô, et Klyménè, et Rhodia, et Kallirhoè et Zeuxô, et Klytiè, et Idya, et Pasithoè, et Plexaurè, et Galaxaurè, et l’aimable Diônè, et Mélobosis, et Thoè, et la belle Polydorè, et Kerkéis d’un heureux naturel, et Ploutô aux yeux de bœuf, et Perséis, et Ianeira, et Akastè, et Xanthè, et gracieuse Pétraiè, et Ménesthô, et Europè, et Métis, et Eurynomè, et Télestô au péplos couleur de safran et Krisiè, et Asiè, et l’aimable Kalypsô, [360] et Eudorè et Tykhè, et Amphirô et Styx qui l’emporte sur toutes les autres.

Et elles sont nées de Téthys et d’Okéanos, ces Nymphes, les aînées de toutes, car il en est une multitude d’autres. Et, en effet, il y a trois mille filles rapides d’Okéanos dispersées sur la terre et dans les lacs profonds, et qui habitent de toutes parts, illustre race de Déesses. Et il y a autant de fleuves au cours retentissant, fils d’Okéanos, enfantés par la vénérable Téthys. Et il serait difficile à un homme de dire tous leurs noms ; [370] mais ceux qui habitent leurs bords les connaissent tous.

 

Et Théia enfante le grand Hèlios et la luisante Sélènè, et Éôs qui apporte la lumière à tous les hommes terrestres et aux Dieux immortels qui habitent le large Ouranos. Et elle les enfanta, s’étant unie d’amour à Hypériôn.

Et Eurybiè, s’étant unie d’amour à Kréios, enfanta le grand Astraios et Pallas, car c’était une Déesse puissante, et Persès qui excellait dans tous les travaux. Éôs, unie à Astraios, enfanta les Vents impétueux : l’agile Zéphyros et le rapide Boréas, et [380] Notos. Et elle les enfanta, s’étant unie à un Dieu. Puis, elle enfanta l’Étoile porte-lumière, née au matin, et les Astres resplendissants dont Ouranos est couronné.

 

Et Styx, fille d’Okéanos, unie à Pallas, enfanta, dans ses demeures, Zèlos et Nikè aux beaux pieds, et Kratos et Biè, ces enfants très-illustres. Et leur demeure et leur séjour ne les éloignent point de Zeus, et ils n’ont point d’autre chemin que celui où le Dieu les précède ; mais ils restent toujours auprès de Zeus qui tonne puissamment. Ainsi l’obtint Styx, l’incorruptible Okéanide, [390] le jour même où le foudroyant Olympien appela tous les Dieux immortels dans le large Ouranos, leur disant qu’aucun des Dieux qui combattrait avec lui contre les Titans ne serait privé de récompenses, mais qu’il garderait les honneurs qu’il possédait déjà parmi les Dieux immortels. Et il dit que ceux qui de Kronos n’avaient eu ni honneurs ni récompenses recevraient ces honneurs et ces récompenses selon la justice.

 

Et, la première, Styx vint dans l’Olympos avec ses enfants, selon les conseils de son père bien-aimé ; et Zeus l’honora, et il lui fit des dons précieux, [400] et il voulut qu’elle fût le grand Serment des Dieux et que ses enfants demeurassent toujours avec lui. Et de même, les promesses faites aux autres Dieux, il les tint, car il est très-puissant, et il règne.

Et Phoibè monta sur le lit désiré de Koios, et la Déesse fut enceinte par l’amour d’un Dieu, et elle enfanta Lètô au péplos bleu, toujours charmante, douce aux hommes et aux Dieux immortels, aimable dès sa naissance, et qui fit entrer la joie dans l’Olympos. Et Phoibè enfanta aussi l’illustre [410] Astériè, que Persès autrefois, conduisit dans sa vaste demeure, afin qu’elle fût nommée son épouse. Et Astériè, devenue enceinte, enfante Hékatè, qu’entre toutes Zeus Kronide honora. Et il lui donna, pour sa part illustre, de commander sur la terre et sur la mer stérile. Déjà cette part lui avait été faite par Ouranos étoilé, et elle était très-honorée par les Dieux immortels.

 

Et en effet, aujourd’hui quand un des hommes terrestres fait, selon la coutume, des sacrifices expiatoires, il invoque Hékatè, et une grande faveur lui est accordée promptement, et la Déesse bienveillante exauce sa prière [420] et le comble de richesses, car cela lui est facile.

Tous les honneurs que les enfants de Gaia et d’Ouranos ont reçus de la Moire, Hékatè les possède, car le Kronide ne lui enlevé ni la puissance ni aucun des honneurs qu’elle possédait sous les anciens Dieux Titans ; mais elle possède tout ce qui lui avait été accordé au commencement. Et parce qu’elle est fille unique, la Déesse est non moins honorée sur la terre et dans l’Ouranos que sur la mer ; et elle est encore plus puissante, parce que Zeus l’honore. Celui qu’elle veut aider magnifiquement, elle l’aide, [430] et il brille dans les assemblées des hommes, si elle le veut. Quand les guerriers s’arment pour le combat terrible, alors la Déesse favorise qui elle veut, et à ceux-ci elle accorde une prompte victoire et elle donne la gloire.

Elle s’assied auprès des Rois vénérables, quand ils jugent. Quand les guerriers, réunis, se livrent aux luttes, la Déesse leur est propice et les aide. À celui qui l’emporte par son courage et sa force un beau prix est promptement accordé, et, joyeux, il donne la gloire à ses parents. Elle favorise les cavaliers, quand elle le veut ; [440] et ceux qui fendent la glauque mer agitée, quand ils supplient Hékatè et le retentissant Poseidaôn, la Déesse illustre leur accorde aisément une proie abondante, ou, la leur montrant, elle la leur ravit aisément, si elle veut. Avec Hermès, elle multiplie, dans les étables, les troupeaux de bœufs, et les troupeaux de chèvres, et les troupeaux de brebis laineuses ; et, à son gré, elle en accroît le nombre ou le diminue. Enfin, comme elle est la fille unique de sa mère, elle est revêtue de tous les honneurs parmi les Dieux, [450] et le Kronide en a fait la nourrice de tous les hommes qui, après elle, de leurs yeux verront la lumière de l’étincelante Éôs. Ainsi, dès le commencement, elle nourrit les jeunes hommes, et tels sont ses honneurs.

 

Et Rhéia, domptée par Kronos, enfanta une illustre race : Istiè, Dèmètèr, Hèrè aux sandales dorées, et le puissant Aidès qui habite sous terre et dont le cœur est inexorable, et le retentissant Poseidaôn, et le sage Zeus, père des Dieux et des hommes, dont le tonnerre ébranle la terre large.

Mais le grand Kronos les engloutirait, [460] à mesure que du sein sacré de leur mère ils tombaient sur ses genoux. Et il faisait ainsi, afin que nul, parmi les illustres Ouranides, ne possédât jamais le pouvoir suprême entre les Immortels. Il avait appris, en effet, de Gaia et d’Ouranos étoilé qu’il était destiné à être dompté par son propre fils, par les desseins du grand Zeus, malgré sa force. Et c’est pourquoi, non sans habileté, il méditait ses ruses et dévorait ses enfants. Et Rhéia était accablée d’une grande douleur.

Mais quand Zeus, père des Dieux et des hommes allait être enfanté par elle, [470] elle supplia ses chers parents, Gaia et Ouranos étoilé, de lui enseigner par quels moyens elle cacherait l’enfantement de son cher fils, et elle pourrait punir les fureurs paternelles contre ses autres enfants que le grand et subtil Kronos avait dévorés. Et Gaia et Ouranos exaucèrent leur fille bien-aimée, et ils lui révélèrent quelles seraient les destinées et du Roi Kronos et de son fils magnanime.

Et ils l’envoyèrent à Lyktos, riche cité de la Krètè, au moment où elle allait enfanter le dernier de ses fils, le grand Zeus. Et la grande Gaia le reçut [480] dans la vaste Krètè, pour le nourrir et l’élever. Et d’abord, elle le porta à travers la noire nuit à Lyktos ; Puis, le saisissant de ses mains, elle le cacha sous un antre élevé, dans les flancs de la terre divine, sur le mont Aragaios couvert d’épaisses forêts. Puis, ayant enveloppé de lange une pierre énorme, Rhéia la donna au grand Prince Ouranide, à l’antique Roi des Dieux. Et celui-ci la saisit et l’engloutit dans son ventre.

Insensé ! Il ne prévoyait pas dans son esprit que, grâce à cette pierre, son fils, invincible et en sûreté, [490] survivrait, et, le domptant bientôt par la force de ses mains, lui ravirait sa puissance et commanderait lui-même aux Immortels. Et la vigueur et les membres robustes du jeune Roi croissaient rapidement. Et, le temps étant révolu, circonvenu par le conseil rusé de Gaia, le subtil Kronos rendit toute sa race, vaincu par les artifices et par la force de son fils.

Et, d’abord, il vomit la pierre qu’il avait avalée la dernière. Et Zeus attacha fortement celle-ci sur la terre spacieuse, sur la divine Pythô, au fond des gorges du Parnèsios, [500] pour être un monument futur et une merveille pour les hommes mortels.

 

Et Zeus délivra de leurs chaînes accablantes ses oncles, les Ouranides, qu’avait enchaînés leur père en démence. Et ils lui rendirent grâce de ce bienfait, et ils lui donnèrent le tonnerre, et la blanche foudre, et l’éclair, que, jusque-là, la grande Gaia avait cachés dans son sein. Et, depuis, confiant dans ces armes, Zeus commande aux hommes et aux Dieux.

 

Et Iapétos épousa l’Okéanide aux beaux pieds, Klyménè, et partagea le même lit qu’elle. Et elle enfanta le magnanime Atlas, [510] et Ménoitios fier de sa gloire, et Promètheus subtil et rusé, et l’insensé Epimètheus qui fut, dès l’origine, funeste aux hommes industrieux ; car, le premier, il épousa une Vierge imaginée par Zeus. Pour l’injurieux Ménoitios, le prévoyant Zeus l’engloutit dans l’Érébos, le frappant de la blanche foudre, à cause de sa méchanceté et de son insolence orgueilleuse. Par une dure nécessité, Atlas soutient le large Ouranos, aux extrémités de la terre, en face des sonores Hespérides, se tenant debout. Et il le soutient de sa tête et de ses mains infatigables, [520] car le prudent Zeus lui a fait cette destinée.

 

Et Zeus attacha par des chaînes solides le subtil Promètheus, et il l’attacha avec de durs liens autour d’une colonne. Et il lui envoya un aigle aux ailes déployées qui mangeait son foie immortel. Et il en renaissait autant, durant la nuit, qu’en avait mangé tout le jour l’oiseau aux ailes déployées. Mais le fils vigoureux d’Alkmènè aux beaux pieds, Hèraklès, tua l’aigle, et chassa ce mal horrible loin du Iapétionide, et le délivra de ce supplice. Et ce ne fut pas contre la volonté de Zeus Olympien qui règne dans les hauteurs, mais afin que [530] la gloire de Hèraklès, né dans Thèbè, fût encore plus grande sur la terre nourricière. Ainsi, voulant honorer son très-illustre fils, il renonça à la colère qu’il avait conçue autrefois contre Promètheus qui avait lutté de ruses avec le puissant Kroniôn.

Et, en effet, quand les Dieux et les hommes mortels se disputaient dans Mèkônè, Promètheus montra un grand bœuf qu’à dessein il avait partagé, voulant tromper l’esprit de Zeus.

D’une part, les chairs et les entrailles gosses, il les mit dans la peau, en les recouvrant du ventre de l’animal ; [540] et, de l’autre côté, avec une ruse adroite, les os blancs du bœuf, il les disposa habilement et les recouvrit d’une belle graisse. Et alors, le Père des Dieux et des hommes lui dit :

— Iapétionide ! Le plus illustre des princes, ô cher, que tu as fait des parts inégales !

Ainsi parla Zeus toujours plein de prudence. Et le subtil Promètheus lui répondit, souriant en lui-même, car il n’avait point oublié sa ruse :

— Très-glorieux Zeus, le plus grand des Dieux éternels, choisis de ces parts, celle que ton cœur te persuadera de choisir.

[550] Il parla ainsi, plein de ruse ; mais Zeus, dans sa sagesse éternelle, ne se méprit point et reconnut cette fraude, et, dans son esprit, prépara des calamités aux hommes mortels ; et ces malheurs devaient s’accomplir. De l’une et l’autre main, il enleva la blanche graisse, et il s’irrita dans son esprit, et la colère envahit son cœur, dès qu’il eut vu les os blancs du bœuf et cette ruse adroite. Et c’est depuis ce temps que la race des hommes, pour les Dieux, brûle les os blancs sur les autels parfumés. Et alors, très-irrité, Zeus qui amasse les nuées lui dit :

— Iapétionide ! Très-habile entre tous, [560] ô cher, tu n’as point oublié tes ruses adroites.

Et il parla ainsi, plein de colère, Zeus dont la sagesse est éternelle. Et depuis ce temps, se souvenant toujours de cette fraude, il refusa la force du feu inextinguible aux misérables hommes mortels qui habitent sur la terre.

 

Mais le fils excellent d’Iapétos le trompa encore, lui ayant dérobé une portion splendide du feu inextinguible qu’il cacha dans une férule creuse. Et il fut mordu au fond de son cœur, Zeus qui tonne dans les hauteurs ; et la colère ébranla tout son cœur, dès qu’il eut vu, parmi les hommes, resplendir l’éclat du feu. [570] Et, à cause de ce feu, il les frappa d’une prompte calamité.

Et l’illustre Boiteux fit avec de la terre, par ordre du Kronide, une forme semblable à une chaste Vierge. Et Athènè aux yeux clairs l’orna et la recouvrit d’une blanche tunique ; et, sur sa tête, elle posa un voile ingénieusement fait et admirable à voir. Puis, une guirlande fleurie de fleurs nouvelles fut mise sur sa tête par Pallas Athènè. Et autour de son front une couronne d’or fut posée, qu’avait faite lui-même l’illustre Boiteux, [580] qui l’avait travaillée de ses mains pour complaire au Père Zeus. Et, dans cette couronne, de nombreuses images étaient sculptées, admirables à voir, de tous les animaux que nourrissent la terre ferme et la mer. Et de ces images jaillissait une grâce resplendissante, admirable, et elles semblaient vivantes.

Et quand il eut formé cette belle calamité, en retour d’une bonne œuvre, il conduisit, là où étaient réunis les Dieux et les hommes, cette Vierge ornée par la Déesse aux yeux clairs, née d’un père puissant. Et l’admiration saisit les Dieux immortels et les hommes mortels, dès qu’ils eurent vu cette calamité fatale aux hommes. [590] Car c’est d’elle que sort la race des femmes femelles, la plus pernicieuse race de femmes, le plus cruel fléau qui soit parmi les hommes mortels, car elles s’attachent, non à la pauvreté, mais à la richesse.

 

Et de même que les abeilles, dans leurs ruches couvertes de toits, nourrissent les frelons qui ne font que le mal, et que, pendant le jour, jusqu’au déclin de Hèlios, matinales, elles travaillent et font leurs cellules blanches, tandis que les frelons, pénétrant dans les ruches couvertes de toits, s’emplissent le ventre du fruit d’un travail étranger ; [600] ainsi il donna ces femmes funestes aux hommes mortels, Zeus qui tonne dans les hauteurs, ces femmes qui ne font que le mal.

Et il leur envoya aussi une autre calamité, en retour d’une bonne œuvre. Celui qui, fuyant le mariage et le souci pénible des femmes, ne prend point d’épouse, s’il atteint la vieillesse lourde, sera privé des soins donnés au vieillard ; et, s’il n’a point vécu pauvre, du moins, à sa mort ses biens seront partagés entre ses parents éloignés. Pour celui que la Moire a soumis au mariage, s’il a une femme chaste et ornée de sagesse, sa vie n’en sera pas moins mêlée de bien et de mal ; [610] pour celui qui aura épousé une femme d’un mauvais naturel, il aura dans sa poitrine une douleur sans fin, et son âme et son cœur seront la proie d’un mal irrémédiable ; car il n’est point permis de tromper Zeus, et on ne lui échappe point.

 

Ainsi Promètheus Iapétionide, qui n’était digne d’aucun châtiment, excita la lourde colère de Zeus, et, sous le coup de la nécessité, malgré toute sa science, il subit une chaîne pesante.

Dès que le Père Ouranos se fut irrité dans son cœur contre Briaréôs, Kottos et Gygès, il les lia d’une forte chaîne, et, admirant leur courage formidable, et leur beauté, [620] et leur haute taille, il les renferma sous la terre large. Et là, sous la terre, pénétrés de douleurs, ils demeuraient aux extrémités de la vaste terre, gémissants, et le cœur plein d’une grande tristesse. Mais le Kronide et les autres Dieux immortels que Rhéia aux beaux cheveux avait conçus de Kronos les rendirent à la lumière, d’après les conseils de Gaia. Gaia, en effet, leur fit entendre longuement qu’à l’aide des Géants ils remporteraient la victoire et une gloire éclatante.

Et ils combattirent longtemps, accablés de rudes travaux, [630] les Dieux Titans et tous les Dieux nés de Kronos. Et ils se livraient des batailles terribles. Et, du sommet de l’Othrys, les Titans glorieux, et, du faîte de l’Olympos, les Dieux, source des biens, que Rhéia aux beaux cheveux avait conçus de Kronos, luttant les uns contre les autres avec de cruelles fatigues, combattaient sans relâche depuis plus de dix ans.

 

Et cette guerre n’avait ni trêve, ni fin, et elle se perpétuait entre eux à chances égales. Mais, quand Zeus offrit aux Géants ces mets excellents, [640] le Nektar et l’Ambroisie, dont les Dieux eux-mêmes se nourrissent, un plus grand courage s’enfla dans leurs poitrines ; et quand ils eurent goûté le Nektar et l’Ambroisie, alors le Père des Dieux et des hommes leur parla ainsi :

— Écoutez-moi, illustre enfants de Gaia et d’Ouranos, afin que je vous dise ce que mon cœur m’inspire dans ma poitrine. Déjà, depuis trop longtemps, les uns contre les autres, pour la victoire et pour l’empire, nous combattons chaque jour, les Dieux Titans et nous qui sommes nés de Kronos. Mais vous, votre force immense et vos mains invincibles, [650] employez-les contre les Titans dans la mêlée terrible. Souvenez-vous de notre douce amitié, et n’oubliez pas qu’après tant de maux, délivrés d’une lourde chaîne, vous avez été rendus à la lumière, par nos soins, du fond des ténèbres noires.

Il parla ainsi, et l’irréprochable Kottos lui répondit :

— Vénérable ! Nous n’ignorons point ce que tu dis, mais nous savons aussi combien tu excelles en sagesse et en intelligence. Loin des Immortels tu as repoussé un mal horrible, et, par ta prudence, du fond des ténèbres noires, [660] nous sommes revenus sur nos pas, délivrés de nos rudes chaînes, ô Roi, fils de Kronos, après avoir souffert désespérément. Et c’est pourquoi, maintenant, d’un cœur ferme et dans une sage volonté, nous t’assurerons l’empire dans cette lutte cruelle, en combattant contre les Titans, au milieu des rudes combats.

Il parla ainsi et les Dieux, source des biens, applaudirent à ses paroles. Et leur cœur désira la guerre plus que jamais. Et tous engagèrent la violente bataille, en ce jour, tous, tant qu’ils étaient, mâles et femelles, les Dieux Titans et les Dieux né de Kronos, et ceux que Zeus avait rendus à la lumière du fond de l’Érébos souterrain, [670] violents, robustes, possédant des forces infinies ; car cent bras se roidissaient de leurs épaules, et chacun d’eux avait cinquante têtes qui s’élevaient du dos, au-dessus de leurs membres robustes. Et opposés aux Titans dans cette guerre désastreux, ils portaient dans leurs mains solides d’énormes rochers. Et les Titans, de l’autre côté, affermissaient leurs phalanges avec ardeur, et la vigueur des bras et le courage éclataient des deux parts.

 

Et la mer immense résonna horriblement, et la terre mugissait avec force, et le large Ouranos gémissait, tout ébranlé, [680] et le grand Olympos tremblait sur sa base au choc des Dieux ; et un vaste retentissement pénétra dans le Tartaros noir, bruit sonore des pieds, tumulte de la mêlée, et violence des coups.

Et, les uns contre les autres, ils lançaient les traits lamentables, et leur clameur confondue montait jusqu’à l’Ouranos étoilé, tandis qu’ils s’exhortaient et qu’ils se heurtaient avec de grands cris.

 

Et, alors, Zeus cessa de contenir ses forces, et son âme s’emplit aussitôt de colère, et il déploya toute sa vigueur, tandis que de l’Ouranos et de l’Olympos [690] il se précipitait flamboyant. Et les foudres, avec le tonnerre et l’éclair, volaient rapidement de sa main robuste, roulant au loin la flamme sacrée. Et, de toutes parts, la terre féconde mugissait, flamboyante, et les grandes forêts crépitaient dans le feu, et toute la terre brûlait, et les flots d’Okéanos et l’immense Pontos s’embrasaient, et une chaude vapeur enveloppait les Titans terrestres. Et la flamme dans l’air divin montait largement, et les yeux des plus braves étaient éblouis par la splendeur irradiante de la foudre et de l’éclair.

 

[700] Et l’immense incendie envahit le Khaos, et il semblait qu’on vît de ses yeux et qu’on entendit de ses oreilles le bouleversement de ces temps où, jadis, la terre et le large Ouranos élevé se heurtaient, lorsque, dans un retentissement sans bornes, l’une allait être fracassée par l’autre qui se ruait d’en haut, tant était horrible le bruit du combat des Dieux !

Et tous les Vents soulevaient avec rage des tourbillons de poussière, au bruit du tonnerre, des éclairs et de l’ardente foudre, ces traits du grand Zeus. Et ils jetaient leurs bruits et leurs clameurs à travers les deux partis. Et un immense fracas [710] enveloppait l’effrayant combat, et la vigueur des bras se déployait des deux côtés.

 

Mais la victoire pencha. Jusque-là, se ruant les uns sur les autres, tous avaient bravement combattu dans le terrible combat ; mais alors, au premier rang, engageant une lutte violente, Kottos, Briaréôs et Gygès insatiable de combats, lancèrent trois cents rochers, de leurs mains robustes, coup sur coup, et ils embrasèrent de leurs traits les Dieux Titans, et, dans la profondeur de la terre large, ils les précipitèrent chargés de durs liens, ayant dompté de leurs mains ces adversaires au grand cœur. [720] Et ils les enfoncèrent sous la terre, aussi loin que la terre est loin de l’Ouranos ; car l’espace est le même de la terre au noir Tartaros.

Roulant neuf nuits et neuf jours, une enclume d’airain, tombée de l’Ouranos, arriverait le dixième jour sur la terre ; et, roulant neuf nuits et neuf jours, une enclume d’airain, tombée de la terre, arriverait le dixième jour au Tartaros.

Un enclos d’airain l’environne, et la nuit répand murs d’ombre autour de l’ouverture, et, au-dessus, sont les racines de la terre et de la mer stérile. Et là, les Dieux Titans, sous le noir brouillard, [730] sont cachés, par l’ordre de Zeus qui amasse les nuées, dans ce lieu infect, aux extrémités de la terre immense.

 

Et ce lieu n’a point d’issue. Poseidaôn en a fait les portes d’airain et un mur l’entoure de toutes parts ; et là, Gygès, Kottos et Briaréos au grand cœur habitent, sûrs gardiens de Zeus tempêtueux. Et là, de la terre sombre et du Tartaros noir, de la mer stérile et de l’Ouranos étoilé, sont rangées les sources et les limites, affreuses, infectes et détestées des Dieux eux-mêmes.

[740] C’est un gouffre énorme, et, de toute une année, il n’en atteindrait pas le fond celui qui en passerait les portes ; mais il serait emporté çà et là par une impétueuse tempête, affreuse. Et il est horrible aux Dieux immortels eux-mêmes, ce gouffre monstrueux. Et là, de la nuit noire, la demeure horrible se dresse, toute couverte de sombres nuées.

À l’entrée, le fils d’Iapétos soutient le large Ouranos, debout, de sa tête et de ses mains infatigables, et plein de vigueur. Et Nyx et Hèméra vont tout autour, s’appelant l’une l’autre et passant tour à tour le large seuil d’airain. [750] Et, en effet, l’une entre et l’autre sort, et jamais ce lieu ne les renferme toutes deux ; mais toujours, l’une existant hors de ce lieu, se meut sur la terre, et l’autre rentre, en attendant que l’heure du départ arrive. Et Hèméra apporte la lumière perçante aux hommes terrestres ; et, portant dans ses mains Hypnos, frère de Thanatos, vient à son tour la dangereuse Nyx enveloppée d’une nuée noire. Car c’est là qu’habitent les enfants de l’obscure Nyx, Hypnos et Thanatos, Dieux terribles. Et jamais [760] le brillant Hèlios ne les éclaire de ses rayons, soit qu’il gravisse l’Ouranos, soit qu’il en descende. L’un, sur la terre et sur le large dos de la mer, tranquille, se promène, doux aux hommes ; mais le cœur de l’autre est d’airain, et son âme est d’airain dans sa poitrine, et il ne lâche point le premier qu’il a saisi parmi les hommes ; et il est odieux aux Immortels eux-mêmes.

Et, tout au fond, sont les demeures sonores du Dieu souterrain, du puissant Aidès et de la terrible Perséphonéiè.

 

Et un chien féroce, [770] effroyable, en garde les portes, et, dans sa mauvaise ruse ceux qui entrent, il les flatte de la queue et des deux oreilles ; mais il ne les laisse plus sortir, et, plein de vigilance, il dévore tous ceux qui veulent repasser le seuil du puissant Aidès et de la terrible Perséphonéiè.

Et là habite aussi la Déesse effroyable aux Immortels, l’horrible Styx, fille aînée d’Okéanos au prompt reflux. Loin des Dieux, elle habite des demeures illustres, couvertes de rochers énormes, et dont l’enceinte est soutenue jusqu’à l’Ouranos par des colonnes d’argent.

[780] Parfois, la fille de Thaumas, Iris aux pieds légers, vole en messagère sur le vaste dos de la mer, quand une querelle ou une dissension s’élève parmi les Dieux. Si quelque habitant des demeures Olympiennes a menti, Zeus, alors, envoie Iris, pour le grand serment des Dieux, chercher au loin, dans une aiguière d’or, l’Eau fameuse, glacée, qui tombe d’une roche escarpée et haute.

Dans le sein de la terre spacieuse, l’Eau du Fleuve sacré devient, en coulant dans la nuit noire, un bras de l’Okéanos, et la dixième partie en est réservée. [790] Les neuf autres, autour de la terre et du large dos de la mer, en tourbillons d’argent retombent dans la mer ; mais ce qui flue du rocher est le grand châtiment des Dieux.

 

Si, en faisant des libations, un Dieu s’est parjuré parmi les Immortels qui habitent le faîte du neigeux Olympos, il gît sans haleine toute une année, et il ne goûte plus ni l’Ambroisie, ni le Nektar ; mais, il gît sans haleine, et muet, sur son lit, et un affreux engourdissement l’enveloppe. [800] Et quand son mal a cessé après une longue année, un autre tourment très-cruel le saisit.

Pendant neuf ans, il est relégué loin des Dieux éternels et jamais il ne se mêle ni à leurs conseils, ni à leurs repas. Et, la dixième année seulement, il prend part à l’assemblée des Dieux qui habitent les demeures Olympiennes.

Et ainsi les Dieux consacrèrent au Serment l’Eau incorruptible de Styx, cette Eau antique qui traverse ce lieu aride où, de la terre sombre et du Tartaros noir, et de la mer stérile, et de l’Ouranos étoilé, [810] sont rangées les sources et les limites, affreuses, infectes, et détestées des Dieux eux-mêmes.

 

Et là sont les splendides portes et le seuil d’airain, immuable, construit sur de profondes bases et surgi de lui-même. Et devant ce seuil, loin de tous les Dieux, les Titans habitent, par-delà le Khaos couvert de brouillards ; mais les illustres alliés de Zeus qui tonne fortement ont leurs demeures aux de l’Okéanos, — Gygès et Kottos. Pour le vigoureux Briaréôs, Poseidaôn qui frémit profondément en a fait son gendre, et il lui a donné Kymopoléia, sa fille, afin qu’il l’épousât. [820] Et dès que Zeus eut chassé les Titans de l’Ouranos, la grande Gaia enfanta son dernier-né Typhôeus, ayant été unie d’amour au Tartaros par Aphroditè d’or.

 

Et elles étaient actives au travail les mains, et ils étaient infatigables les pieds du Dieu robuste. Et de ses épaules sortaient cinquante têtes d’un horrible Dragon, dardant des langues noires. Et des yeux de ces têtes monstrueuses, à travers les sourcils, flambait du feu, et de toutes ces têtes qui regardaient, jaillissait ce feu. Et des voix sortaient de toutes ces têtes affreuses, rendant [830] des sons de toutes sortes, ineffables, semblables aux voix mêmes des Dieux, ou à la voix énorme d’un taureau mugissant et féroce, ou à celle d’un lion à l’âme farouche, ou, chose prodigieuse, à l’aboiement des petits chiens, ou au bruit strident des hautes montagnes.

Et peut-être qu’en ce jour une œuvre fatale eût été accomplie, et que Typhôeus eût commandé aux mortels et aux Immortels, si le Père des hommes et des Dieux ne l’eût compris aussitôt. Et il tonna avec puissance et avec force, et, de toutes parts, la terre reçut [840] un ébranlement horrible, et, au-dessus d’elle, le large Ouranos, et Pontos, et Okéanos, et la profondeur de la terre.

 

Et sous les pieds immortels le grand Olympos chancela, quand le Roi se leva, et la terre gémit. Et, de tous côtés, se répandirent sur la noire mer, et la flamme, et le tonnerre, et l’éclair, et les tourbillons de feu du Monstre, des vents et de la foudre ardente.

Et toute la terre, et tout l’Ouranos, et toute la mer brûlaient, et les flots bouillonnaient au loin et le long des rivages, sous le choc des Dieux, et l’ébranlement était irrésistible.

 

[850] Et il s’épouvanta, Aidès qui commande aux Morts ; et les Titans frémirent, enfermés dans le Tartaros, autour de Kronos, en entendant cette clameur inextinguible et ce terrible combat.

Et Zeus, ayant réuni toutes ses forces, saisit ses armes, le tonnerre, l’éclair et la foudre brûlante, et, sautant de l’Olympos, frappa Typhôeus. Et il incendia toutes les énormes têtes du Monstre farouche, et il le dompta lui-même sous les coups. Et Typhôeus tomba mutilé et la grande Gaia en gémit.

Et la flamme de la foudre jaillissait et du corps de ce Roi tombé [860] dans les gorges boisées d’une âpre montagne. Et toute la terre immense brûlait dans une vapeur ardente, et coulait comme l’étain chauffé par les forgerons dans une fournaise à large gueule, ou comme le fer, le plus solide des métaux, dans les gorges d’une montagne, dompté par l’ardeur du feu, coule sur la terre divine, entre les mains de Hèphaistos. Ainsi, la terre coulait sous l’éclair du feu ardent, et Zeus, irrité, plongea Typhôeus dans le large Tartaros.

 

Et de Typhôeus sort la force des vents au souffle humide, [870] excepté Notos, Boréas et le rapide Zéphyros, qui sont issus des Dieux, et toujours très-utiles aux hommes. Mais les autres vents, sans utilité, soulèvent la mer, et, se précipitant sur le noir Pontos, terrible fléau des hommes, ils forment des tourbillons violents. Et ils soufflent çà et là, et dispersent les nefs et perdent les matelots ; car il n’y a point de remède et la ruine de ceux qui les rencontrent sur la mer. Et sur la face de la terre immense et fleurie, les beaux travaux des hommes nés d’elle, [880] ils les détruisent, les remplissant de poussière et d’un bruit odieux.

 

Cependant, après que les Dieux heureux eurent accompli leur œuvre, en luttant contre les Titans pour les honneurs et la puissance, ils engagèrent, par le conseil de Gaia, le prévoyant Zeus à régner et à commander aux Immortels. Et le Kronide leur partagea les honneurs avec équité.

Et, d’abord, le Roi des Dieux, Zeus, prit pour femme Mètis, la plus sage d’entre les Immortels et les hommes mortels. Mais, comme elle allait enfanter la déesse Athènè aux yeux clairs, alors, abusant son esprit par la ruse [890] et par de flatteuses paroles, Zeus la renferma dans son ventre, par les conseils de Gaia et d’Ouranos étoilé.

Et ils le lui avaient conseillé, pour que la puissance royale ne fût possédée par aucun des autres Dieux éternels que Zeus ; car il était dans la destinée que, de Mètis, naîtraient de sages enfants, et, d’abord, la Vierge Tritogénéia aux yeux clairs, aussi puissante que son père et aussi sage. Puis, un fils, roi des Dieux et des hommes, devait être enfanté par Métis et posséder un grand courage. Mais, auparavant, Zeus la renferma dans son ventre [900] afin que la Déesse lui donnât la science du bien et du mal.

 

Et puis, il épousa la splendide Thémis, qui enfanta les Heures, Eunomiè, Dikè et la florissante Eirènè, qui mûrissent les travaux des hommes mortels ; et les Moires, à qui Zeus, très-sage, accorda les plus grands honneurs, Klôthô, Lakhésis et Atropos, qui donnent aux hommes mortels de posséder les biens ou de subir les maux.

 

Et Eurynomè enfanta les trois Kharites aux belles joues, elle, l’Okéanide, qui avait une beauté parfaite : Aglaiè, Euphrosynè et l’aimable Thaliè. [910] Et le désir, émanant de leurs paupières, énerve les forces ; et leurs regards sont doux sous leurs sourcils.

Puis, Zeus entra dans la couche de Dèmètèr qui nourrit toutes choses, et celle-ci enfanta Perséphonéiè aux beaux bras, que Aidôneus enleva à sa mère et que lui accorda le sage Zeus. Puis, Zeus aima Mnèmosynè aux beaux cheveux, de qui sont nées les Muses ceintes de mitres d’or, les neuf Muses à qui plaisaient les festins et la douceur du chant.

Et Lètô enfanta Apollôn et Artémis joyeuse de ses flèches, les plus beaux parmi les Ouraniens, et elle les enfanta [920] s’étant unie à Zeus tempêtueux.

 

Enfin, Zeus épousa la dernière, la splendide Hèrè qui enfanta Hèbè, Arès et Eieithyia, après s’être unie au Roi des Dieux et des hommes. Et lui-même fit sortir de sa tête Tritogénéia aux yeux clairs, ardente, excitant le tumulte, conduisant les armées, indomptée, vénérable, à qui plaisent les clameurs, les guerres et les mêlées. Mais Hèrè, sans s’unir à Zeus, enfanta l’illustre Hèphaistos. Elle enfanta usant de ses propres forces et luttant contre son époux, Hèphaistos, habile dans les arts entre tous les Ouraniens.

 

[930] Et d’Amphitritè et du retentissant Poseidâon naquit le grand et puissant Tritôn qui, de la mer, habite la profondeur, auprès de sa mère bien-aimée et de son père royal, dans les demeures d’or du grand Dieu.

Et d’Arès, briseur de boucliers, Kythéréia conçut Phobos et Deimos, Dieux violents, qui dispersent les phalanges des guerriers, dans la guerre horrible, et accompagnent Arès destructeur des cités. Et elle enfanta aussi Harmoniè, que le magnanime Kadmos épousa.

Et, de Zeus, la fille d’Atlas, Maiè, conçut le glorieux Hermès, héraut des Dieux, après être montée sur le lit sacré.

 

[940] Et la fille de Kadmos, Sémélè, enfanta un fils illustre, s’étant unie à Zeus, le joyeux Dionysos. Mortelles, elle enfanta un Immortel, et, maintenant, tous deux sont Dieux.

Et Alkmènè enfanta la Force Hèrakléenne, s’étant unie à Zeus qui amasse les nuées.

Et l’illustre Hèphaistos, qui boite des deux pieds, épousa l’éclatante Aglaiè, la plus jeune des Kharites.

Et Dionysos aux cheveux d’or épousa la blonde Ariadnè, fille de Minôs, et il l’épousa dans la fleur de la jeunesse, et le Kroniôn la mit à l’abri de la vieillesse et la fit Immortelle.

 

[950] Et le robuste fils d’Alkmènè aux beaux pieds, lui, la Force Hèrakléenne, épousa Hèbè, après ses terribles travaux. Il épousa cette fille du grand Zeus et de Hèrè aux sandales dorées, Hèbè, la chaste Déesse, dans le neigeux Olympos. Heureux, après avoir accompli d’illustres actions, parmi les Dieux il habite, immortel, et à l’abri de la vieillesse.

Et, de l’infatigable Hèlios, l’illustre Okéanide Perséis, conçut Kirkè et le prince Aiètès. Et Aiètès, fils de Hèlios qui donne la lumière aux hommes, épousa la fille du fleuve sans fin Okéanos, [960] d’après le conseil des Dieux, l’illustre Idyia aux belles joues, qui enfanta Mèdéia aux beaux pieds, s’étant unie à Aiètès, et domptée par Aphroditè d’or.

 

Et, maintenant, salut, vous qui avez des demeures Olympiennes, et vous, Îles, Continents, gouffres salés de Pontos !

Et, maintenant, chantez harmonieusement, Muses Olympiades, filles de Zeus tempêtueux, la foule de ces Déesses qui, ayant partagé le lit d’hommes mortels, bien qu’immortelles, enfantèrent une race semblable aux Dieux.

 

Dèmètèr, la plus illustre des Déesses, enfanta Ploutos, [970] s’étant unie d’amour au héros Iasios, en un champ trois fois labouré, dans la fertile Krètè, le bon Ploutos qui va par toute la terre et sur le large dos de la mer. Et tout homme qu’il rencontre ou qui vient à lui, il le fait riche et il lui donne une grande félicité.

Et, de Kadmos, Harmoniè, fille d’Aphroditè d’or, conçut Inô, Sémélè, Agavè aux belles joues, et Autonoè, qu’Aristaios aux cheveux épais épousa. Et elle enfanta aussi Polydôros, dans Thèbè ceinte de belles murailles.

Et la fille d’Okéanos, au magnanime Khrysaôr [980] unie d’amour par Aphroditè d’or, Kallirhoè, enfanta le plus illustre des mortel Gèryôn, que tua la Force Hèrakléenne, à cause des bœufs aux pieds flexibles, dans Erythéia entourée des flots.

Et Éôs donna à Tithôn Memnôn au casque d’airain, prince des Aithiopiens, et le roi Hèmathiôn. Et, de Képhalos, elle conçut un fils illustre, le brave Phaéthôn, homme semblable aux Dieux, qui, orné de la fleur de sa brillante jeunesse, ne songeait qu’aux jeux enfantins. Mais Aphroditè, qui aime les sourires, en fit, [990] l’ayant enlevé, le gardien nocturne de ses temples, tel qu’un génie divin.

 

Et par la volonté des Dieux éternels, l’Aisonide enleva la fille du prince Aiètès nourri par Zeus, après avoir subi de pénibles et nombreux travaux que lui avait imposés le grand prince orgueilleux Péliès, injurieux, impie et coupable de grands crimes. Et l’Aisonide revint dans Iolkos, après avoir beaucoup souffert, emportant dans sa nef rapide la belle jeune fille aux yeux noirs qu’il épousa dans sa florissante beauté, et qui, [1000] domptée par Iasôn, pasteur des peuples, enfanta Mèdéios que le Phillyride Kheirôn éleva sur les montagnes. Et ainsi s’accomplissait la volonté du grand Zeus.

 

Et la fille de Nèreus, le Vieillard de la mer, Psamathè, la plus illustre des Déesses, enfanta Phôkos, unie à Aiakos par Aphroditè d’or.

Et la Déesse Thétis aux pieds d’argent, domptée par Pèleus, enfanta Akhilleus au cœur de lion, le plus indomptable des hommes.

Et Kythéréia à la belle couronne enfanta Ainéias, après s’être unie d’amour au héros Ankhisès, [1010] sur le faîte de l’Ida aux nombreuses gorges et couvert de forêts.

Et Kirkè, fille de Hèlios Hypérionide, conçut du patient Odysseus Agrios et l’irréprochable et robuste Latinos, qui, tous deux, dans la retraite des îles sacrées, commandent à tous les illustres Tyrrhéniens.

Et Kalypsô, la plus illustre des Déesses, conçut d’Odysseus Nausithoos et Nausinoos, après s’être unie d’amour.

 

Et, ainsi, ayant partagé le lit [1020] d’hommes mortels, ces Immortelles conçurent des enfants semblables aux Dieux.

Et, maintenant, chantez harmonieusement la foule des autres femmes, ô Muses Olympiades, filles de Zeus tempêtueux !

 

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Fin de la théogonie

 

1 janvier 2010

JULIEN GRACQ, "Liberté grande"

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JULIEN GRACQ

(1910-2007)

Liberté grande

(Poésie en prose)

 

 

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                       Publier en libre-service numérique gratuit l’intégralité des poèmes du recueil de Julien Gracq « Liberté grande » - poèmes désormais libres de droits -, poursuit le but de faire mieux connaître un de nos plus grands écrivains, hélas encore bien peu cité comme tel.

Julien Gracq qui – déclare-t-il – a « commis dans sa jeunesse quelques vers lamartiniens » qu’il a sans doute jugés indignes de publication, est avant tout un écrivain de romans et d’essais qui ne ressemblent pas aux autres. Ceci dans un style unique, infiniment évocateur et souvent poétique.

Et, pour le mieux situer, lorsque, à l’issue de la publication de son ouvrage-phare « Le rivage des Syrtes », le Prix Goncourt lui fut attribué, il le refusa – simplement et irrévocablement. Geste unique qui fut remarqué. Et longtemps commenté.

Cet auteur de talent – dont les ouvrages sont désormais étudiés dans les classes littéraires – a tout de même laissé un recueil de poésie, un seul, celui-ci, de 49 textes en prose. Les ayant lus et relus, beaucoup, – comme l’auteur de ce blog – regrettent ce trop modeste nombre.

- Étant toujours bien entendu qu’ « un livre papier c’est tellement mieux »  – à plus forte raison s’il s’agit d’un recueil de poésie ! (Cet ouvrage, mince et peu coûteux, est en vente dans toutes les « bonnes librairies ».)

 

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Au bord du beau Bendème

J'avais longtemps erré, aux heures déclinantes de l'après-midi, par les ruelles fraîches du quartier de cimetières et d'émeutes qui borde la cathédrale mixte.
Une nonchalance appuyée, comme de doigts bagués qui tambourinent discrètement un coffre à bijoux dans la pénombre des beaux salons mérovingiens des antiquaires, à chaque spire de ce colimaçon aveugle de bâtisses alourdissait ma démarche.

La prison d'air transparente colportait la sonorité des gongs. Le seul répit qui me fût accordé çà et là était celui de bancs vermoulus qui soulignaient les stations funèbres d'un chemin de croix blasonné d'enseignes romaines et de phalères, compliqué comme le canevas du métropolitain. De quel Calvaire borgne, de quelle Babel suburbaine ce labyrinthe était-il le piédestal ? Des portes parfois battaient avec mystère, mais c'était toujours au-delà d'un coude de la rue, et la poursuite décevante de ce sésame crapuleux des faubourgs m'excitait jusqu'à la démangeaison.

Ces appels graves comme des cors, cette anxieuse poursuite à travers des clairières de gravats, des échafaudages d'échelles, tout un Hoggar calciné de boutiques aveugles m'amenèrent soudain, derrière les tamis d'une pluie fine, en présence de l'abside du bâtiment le plus ambigu qu'il m'ait été donné de voir, — me glissèrent le mot de passe qui neutralisait la sentinelle de la poterne, et sous les gros fanaux lisses et glauques des vitraux, les larmes aux yeux je me sentis fondre jusqu'à mi-corps dans l'herbe musculeuse et chevelue d'une prairie océanique.

 

 

 

Aubrac

Il faut si peu pour vivre ici. De ce balcon où penche la montagne à l'heure où le soleil est plus jaune, il ne reste plus à choisir qu'à droite la banquette où l'herbe noircit sous les châtaigniers, à gauche la Viadène au loin déjà toute bleue. A mi-pente, la journée respire. De cette galerie ample et couverte où glisse la route de gravier rose au-dessus du Causse gris-perdrix, on voit mûrir très bas les ombres longues dans la lumière couleur de prune. Tout commande de faire halte à ce reposoir encore tempéré où la terre penche, pour respirer l'air luxueux de parc arrosé, la journée qui s'engrange dans les rais du miel et la chaleur de l'ambre, jusqu'à ce que l'œil gorgé revienne à la route rose qui monte sous le soleil avant de tourner dans l'ombre d'un bois de sapins, et que ta main déjà fraîchisse avec le soir — ta main qui laisse filtrer le bruit plus clair du torrent, ta main qui me tend les colchiques de l'automne.

Nous monterons plus haut. Là où plus haut que tous les arbres, la terre nappée de basalte hausse et déplisse dans l'air bleu une paume immensément vide, à l'heure plus froide où tes pieds nus s'enfonceront dans la fourrure respirante, où tes cheveux secoueront dans le vent criblé d'étoiles l'odeur du foin sauvage, pendant que nous marcherons ainsi que sur la mer vers le phare de lave noire par la terre nue comme une jument.

 

 

 

Bonne Promenade du Matin

Quelques encablures à peine de ma chambre, j'étais parfois surpris, à peine entamée ma promenade matinale, par des éclats dissonants de cuivre provenant d'une gracieuse maisonnette de briques en démolition.
Sur les thèmes choisis de ce mystérieux orphéon des ruines, j'imaginais derrière cette façade de plâtras tristes toute une théorie de tonnelles ingénues et matinales, où des électriciens en cotte rouge, de blondes marcheuses des trottoirs de l'aube, des cortèges au sérieux travesti professionnel face au soleil levant dissipaient à part soi leurs brumes nocturnes dans quelques-unes de ces chopes d'étain ouvragées qui font si belle figure au premier plan d'une bacchanale
d'opéra-comique.
Se figure-t-on rien de plus charmant, avant le départ hâtif vers le travail sous les brandebourgs et les galaxies avenantes d'un bleu de chauffe, que le chœur rafraîchi de rosée, éventé de girandoles éteintes, qu'élèvent vers le soleil ces machinistes ingénus pour tout le jour condamnés à une dissimulation d'apaches dans les coulisses les plus poussiéreuses d'une ville moderne ?
Un bal-minute, l'envol dans le chien et loup de l'aurore d'un jupon de dentelles, c'était la limite de ce que je pouvais imaginer des scandales de cette minuscule enceinte dissimulée aux arpenteurs de bitume par la retombée conventionnelle d'une courtine de plâtres promise aux trois coups du démolisseur.
Mais déjà une jolie taverne de poutres mal équarries se permettait de faire chanter ses volets dans le soleil de l'aube, comme s'ouvrent les élytres matinales des joyeuses bestioles des jardins.
Déjà la rue m'appelait accueillante; les pavés en grand arroi reprenaient leur place dans leurs alvéoles — rien, n'est-ce pas, ne s'était passé — et comme un loup sur le visage le plus troublant d'une femme aux débauches folâtres, après leur entrechat matinal les réverbères et les poubelles branlantes avaient repris leur faction de conserve sous l'œil militaire des balayeurs municipaux.

 

 

 

Cortège

Hommes 40 — chevaux 8, à cette seule inscription réglementaire s'annonçait de loin — dans l'attente de marques plus expressives de la glorieuse résurrection, — le boggie mortuaire — non sans qu'eussent défilé en belle ordonnance — seulement ralentis pour un moment par l'escalade de la rampe — les salons de première classe où les bijoux de jais étincelaient aux doigts des jolies bridgeuses — en train de tuer le temps que concrétisait seulement d'un moment à l'autre — celui que le mort voulût bien consacrer à jouer enfin cartes sur table — le coup d'œil jeté à travers la portière sur l'étendue mouvante et pluvieuse d'un paysage indifférent.

 

 

 

Gang

Il y avait, toujours chargé au plein cœur de la ville, ce quartier tournant projetant par saccades vers les routes de banlieue le flot de ses voitures comme le barillet d'un revolver.
C'est de là que nous partions pour les voyages-surprise et les soirs bordés d'églantines, les beaux matins des documentaires de pêche à la truite qui brassent à poignées tout un saladier de pierreries.
Les doigts serrés sur le bordage de tôle, et le fleuve d'air sculptant un bec d'aigle et la majesté d'une figure de proue sous le casque de toile blanche.
Au bout des robes blanches sur chaque boulevard d'huile noire, une forêt qui s'ouvre en coup de vent comme la mer Rouge — à l'enfilade de chaque flaque solaire, le lingot de glace que tronçonnent les massifs d'arbres — au bout de chaque branche, une fleur qui se déplie dans un
claquement de linge — au bout de chaque bras, la rose brûlante d'un revolver.

 

 

 

Gomorrhe

En ce temps-là — c'était les jours les plus longs de l'année — à travers les halliers du Cinglais de grands chars de combat tenaient l'affût au coude des laies forestières, la volée de leurs pièces charbonnée contre le soleil couchant des châteaux Louis XIII.

La lumière était désheurée — l'ombre des buissons au travers de la route plus délectable que l'eau fraîche, à cause de ces mouches de fer brillantes et du remue-ménage dans le ciel de mauvais guêpier. C'était d'aller à l'air libre qui plaisait : le large des routes, les portes battantes — à même la pelouse d'herbe surie dans la gentilhommière évacuée le camp volant sous les platanes, au large de la ville irrespirable. De grosses gouttes d'orage tombaient dans les plats; par les doubles fenêtres ouvertes, on voyait les lits de camp d'enfants sous les portraits de famille, dans un salon plus déployé qu'une charge de cavalerie. L'Orne coulait devant
— très lente — parmi les troènes et les prairies de fleurs pleines de joncs. Cela me plaisait que la vie fût ainsi desserrée, et qu'on fît sa couchée dans les maisons vagues comme au fond d'un bois noir.

Quand j'arrivai à la côte de May, le versant était mi-parti d'ombre et de soleil; les oiseaux chantaient moins fort; une jeune fille que je connaissais allait devant moi sur la route très blanche : je la rejoignis. Je compris que son étape aussi était à Jaur et qu'invités, nous devions coucher dans la même maison. Nous allâmes.
C'était une contrée charmante : ces côtes qui montaient entre des forêts, la fraîcheur des feuilles et les bas-côtés d'argile humide qui gardent des flaques jusqu'au cœur de l'été. Quelquefois nous parlions et quelquefois nous nous taisions. Il y avait des bouquets de sapins noirs plantés à l'embranchement des routes, ou parfois un calvaire — mais le plus beau, c'était cette soirée d'été qui tenait les champs éveillés si tard, surnaturellement, comme les jours où l'on moissonne, à cause de {'heure allemande. A Thury, je m'arrêtai pour dîner à l'auberge : le soleil bas flambait encore aux carreaux et aux cuivres des armoires — je relevais les yeux entre les plats sur la route vide, qui coulait limpide et toute pure devant la porte ouverte, comme une rivière qu'on fait passer à travers son jardin. Je repartis tout éclairé par la chanson d'une bouteille de vin, comme une lanterne par sa bougie. Derrière moi, les sirènes l'une après l'autre amorçaient leur décrue sur la ville marquée pour le feu. Il n'y aurait plus à s'inquiéter jamais. La route devant était toute blanche de lune, si délicatement éclairée qu'on distinguait, sur les bas-côtés, les jeunes lames de l'herbe entre les graviers fins. Le clocher de Jaur flanquait le chemin à quelques jets de pierre, dans la nuit marquée d'un signe tendre, comme une robe blanche dans l'ombre d'un jardin — la route allait vers le Sud, toute sablée entre les tentes des pommiers ronds dans la nuit ouverte, et je chantais parce que j'étais attendu.

 

 

 

Grand Hôtel

Je suis d'une race tapageuse qui préfère à toute chose les après-midi affairés d'une ville de grand luxe, avant un gala d'opéra solennisant la plus longue pente de la journée, les après-midi torrides où le soleil bourdonne derrière les futaies épaisses des stores déployés sur la façade de l'hôtel comme une fête nautique, un pavoisement blanc et orgueilleux de régates au-dessus de l'huile noire de l'asphalte où le reflet tout mangé de flaques des feuillages se fait grêle irréellement.

Je ne saurais sans dommage faire grâce au luxe d'aucun de ces détails de mauvais goût qui mystérieusement le poétisent : fourrures estivales, cascades mélancoliques des pourboires sonnant au long des escaliers de pierres tombales, fumoirs aux voix empanachées assommées par les cuirs de Cordoue, bars-nickels de garde-malades d'où l'horizon fuit vers les jetées — mais le luxe c'est surtout, pelotonné au fond de la voiture dans les coussins au cœur d'une soirée chaude, d'un horizon merveilleusement vert et dilaté de musiques proches, la face renversée contre le ciel vert comme des prairies, tout uni le long du visage le vent délicieux de la vitesse coûteuse, comme la belle simplicité retrouvée^ la largesse princière, le dénûment antique de l'or pur coulant entre les doigts.

 

 

 

Inabordable

C'est une femme jeune sous les pas de laquelle les images se lèvent à foison.
Parfois, dans un sentier d'avril, elle dresse une main molle et douce comme de la plume et calme comme à regret les inquiétudes du paysage, — ou bien le paraphe mystérieux de sa démarche entre des marges de bitume le dispute au plus bel instrument du littérateur.
J'aime à suivre dans les méandres d'une rue colorée le fil de cette mélodie de mort subite que son apparition répercute d'un bord à l'autre de l'horizon de façades.
Quelle rue sonore — d'un saccage de théâtre, de devantures brisées, de crieurs de journaux hurlant le plus bel assassinat du siècle, quelle verroterie colorée de sang, quel beau sang écumeux et chantant comme des trilles, comme des arpèges, quelle molle inflexion de saxophone vaudra jamais pour moi le regard qu'elle verse du coin de son œil précis et calme, le ruisseau magnétique de son regard qui coule à pleins bords entre les maisons comme la salive acide d'un glacier ?

 

 

 

Intimité

C'est l'heure de la rentrée des vignes et des abreuvoirs, l'heure dernière. Les puits sont vides, et il y a une fourrure de tourterelles au bord des hangars, un liséré de satin comme une neige rouge aux très anciens costumes qui se penchent aux croisées, sous ces nuques d'oiseaux de proie — sous les porches battants passent des vents étrangers, qui sentent les chaumes et les palmes — les chars s'encapuchonnent — on a froid ici — des odeurs creusent des faims étranges sous les tilleuls et les abeilles, des pains dorés fléchissent les tables de la cuisine. On entend des clameurs et des appels très tard, du côté des clairières rouges, au large de la maison vide où chante la bouilloire oubliée sur les braises calmes. Le sommeil des persiennes sur l'aquarium de la chambre basse ranime doucement le globe aux fleurs d'orange comme un œuf nocturne au creux des chaumes, la main qui tisonne le loquet de fer, l'horloge qui éclabousse l'enclume du silence. Le marécage et le clair de lune brouillé des étables festonnent la nuit fleurie qui monte du creux des armoires, le parfum de grotte et de suaire moisi, le terrier rêche du lit de ménage, la nudité mystique de l'épouse auprès du lis consolateur des nuits noires.

 

 

 

Isabelle Elisabeth

La singularité du visage d'Isabelle était faite de ces blancheurs de linge, de ces éclatantes étendues de mer calme entre deux coups de ressac, de ces plages accueillantes de lumière lisse d'un après-midi de juillet sur un toit d'ardoises.
Une encolure choisie, faite pour les nobles harnais du cheval de bataille, ses seins plantés comme des chevilles pour l'escalade d'un bel arbre, la prise qu'ils appelaient de deux mains
ouvertes et accueillantes, des yeux compliqués et préhensiles comme la vrille du pois de senteur, des volontés brutales et folâtres comme un coup de mer contre une jetée par le jour du plus beau temps, je me rappelle tout comme si c'était hier.
Par-dessus toute qualité, j'admirais qu'elle pût être à ce point ambiguë — ses mains changent comme le vent, ses pieds lisses se posent par le monde sur je ne sais quel sonore ouragan de tuiles, et, singulière comme ces transmutations à vue qu'un prince charmant d'un haussement de sourcil encourage dans les enlacements de la Belle et de la Bête, c'est tout à coup d'un profil perdu de cette figure étrange sur un fond de forêts et de feuilles changeantes qu'est faite — maniaque et toujours à je ne sais quel souvenir perdu attentive — la beauté du visage d'Elisabeth.

 

 

 

L'appareillage ambigu

À minuit, par un clair de lune coupant comme un rasoir, je détachais l'amarre de la galère funèbre, — et voguais. De longues étendues de terre plaine, des vols de ramiers blancs fantomatiques contre les berges, c'était le premier éveil de cette marine féerique que j'improvisais dans le creux du paysage nocturne. Solennels et funèbres, des chevaliers aux armures de sable me saluaient sur les berges du flamboiement fleurdelisé de leurs bannières — une haie d'oriflammes dessinait sur l'eau bleue comme du pétrole la carrière ouverte au triomphateur. A l'horizon, les vagues se perdaient dans de grands points d'orgue — parfois une trombe ardente, un gantelet de cristal, un doigt pointé comme l'index d'un cadran solaire figuraient le zodiaque familier de ces périples mal définis.

A des fanaux soudain plus clairs, au branle-bas humide d'un appareillage nocturne, à mille feux Saint-Elme brillant sur les agrès, je pouvais déceler l'approche des brises du large comme le souffle d'une cave humide, puis c'était le coudoiement amical des pétroliers, d'immenses estacades de brumes, les balustrades géantes où s'accoudaient pour l'adieu vat les figurants majestueux avec leurs barbes de neige, leurs fracs et leurs éventails de théâtre, les éclaboussures salines et noires de suie où frissonnaient des épaules de marbre et, porté déjà sur l'encolure de la première houle et tout à coup en selle, le coup de clairon du lâchez tout saluait le débordement de la jetée.

 

 

 

L'averse

Voici le monde couvé sous la pluie, la chaleur moite, le toit des gouttes et des brindilles, et les molles couvertures d'air aux mille piqûres d'éclaboussements.
Voici la belle sur son lit d'eau, toute éveillée par la soudaine transparence fraîche, toute coïncidante à une pure idée d'elle-même, toute dessinée
comme l'eau par le verre.
Dans l'air où nagent les balbutiantes étoiles de l'eau, une main d'air sort de l'alcôve verdissante aux parfums d'herbe et suspend à l'embrasse de lianes les courtines
emperlées et l'arithmétique crépitante du boulier de cristal.

 

 

 

L'Explorateur

J'ai vécu de peu de choses comme de ces quelques ruelles vides et béantes en plein midi qui s'ensauvageaient sans bruit dans un parfum de sève et de bête libre, leurs maisons évacuées comme un raz-de-marée sous l'écume des feuilles. Pareilles à ce panache de l'explosion d'une poudrière qui dégonfle une ville, de grandes masses de verdure orageuse roulaient un ciel sombre au-dessus des toits crevés.

L'après-midi me retrouve devant un haut mur de parc aveugle, tendant l'oreille, comme on surprend un bruissement de feuilles derrière une porte. A l'air libre, trempé soudain de soleil tournoyant comme par une fanfare, mes pieds amoureusement ravivant la pente secrète d'une colline longue comme une joue, je redescendais chaque soir aux champs calmes, les mains
pleines comme celui qui touche une femme, appuyant le front encore, les yeux fermés, ainsi que le cœur manque et qu'on marche en dormant, au songe odorant et au vide sous le soleil de
ce village accoude à la forêt comme un après-midi d'été au balcon de sa nuit sauvage.

 

 

 

La barrière de Ross

Il faut se lever matin pour voir le jour monter à l'horizon de la banquise, à l'heure où le soleil des latitudes australes étale au loin des chemins sur la mer. Miss Jane portait son ombrelle, et moi un élégant fusil à deux coups. A chaque défilé de glacier, nous nous embrassions dans les crevasses de menthe, et retardions à plaisir le moment de voir le soleil à boulets rouges s'ouvrir un chemin dans un chantilly de glace pailletée. Nous longions de préférence le bord de la mer là où, la falaise respirant régulièrement avec la marée, son doux roulis de pachyderme nous prédisposait à l'amour. Les vagues battaient sur les murs de glace des neiges bleues et vertes, et jetaient à nos pieds dans les anses des fleurs géantes de cristaux, mais l'approche du jour était surtout sensible à ce léger ourlet de phosphore qui courait sur les festons de leur crête, comme quand les capitales nocturnes se prennent à voguer sur l'étalé de leur haute mer. Au Cap de la Dévastation, dans les fissures de la glace poussaient des edelweiss couleur de nuit bleue, et nous étions toujours sûrs de voir se renouveler de jour en jour une provision fraîche de ces œufs d'oiseaux de mer dont Jane pensait qu'ils ont la vertu d'éclaircir le teint. Sur la bouche de Jane, c'était un rite pour moi que de renouveler chaque jour pour l'y cueillir de mes lèvres cet adage puéril. Parfois les nuages nous dérobant le pied de la falaise annonçaient un ciel couvert pour l'après-midi, et Jane s'informait d'une voix menue si j'avais soigneusement enveloppé les sandwiches au chester. Enfin la falaise devenait plus haute et toute crayeuse de soleil, c'était la Pointe de la Désolation, et sur un signe de Jane j'étendais la couverture sur la neige fraîche. Nous demeurions là longtemps couchés, à écouter battre du poitrail les chevaux sauvages de la mer dans les cavernes de glace. L'horizon du large était un demi-cercle d'un bleu diamanté que sous-tendait le mur de glace, où parfois un flocon de vapeur naissait, décollé de la mer comme une voile blanche — et Jane me citait les vers de Lermontov. J'aurais passé là des après-midi entières, la main dans les siennes, à suivre le croassement des oiseaux de mer, et à lancer des morceaux de glace que nous écoutions tomber dans le gouffre, pendant que Jane comptait les secondes, la langue un peu tirée
d'application comme une écolière. Alors nous nous étreignions si longtemps et de si près que dans la neige fondue se creusait une seule rigole plus étroite qu'un berceau d'enfant, et, quand nous nous relevions, la couverture entre les mamelons blancs faisait songer à ces mulets d'Asie qui descendent des montagnes bâtés de neige.

Puis le bleu de la mer s'approfondissait et la falaise devenait violette; c'était l'heure où le froid brusque du soir détache de la banquise ces burgs de cristal qui croulent dans une poussière de glace avec le bruit de l'éclatement d'un monde, et retournent sous la volute cyclopéenne d'une vague bleue un ventre de paquebot gercé d'algues sombres, ou l’ébrouement lourd d'un bain de plésiosaures. Pour nous seuls s'allumait de proche en proche, jusqu'au bord de l'horizon, cette canonnade de fin de monde comme un Waterloo des solitudes, — et longtemps encore la nuit tombée, très froide, était trouée dans le grand silence du jaillissement lointain de fantômes des hauts geysers de plumes blanches — mais j'avais déjà serré dans les miennes la main glacée de Jane, et nous revenions à la lumière des pures étoiles antarctiques.

 

 

 

La Basilique de Pythagore

Il y a dans un coin de ma mémoire cette ville alerte dont je n'ai pas encore voulu jouir.
Les boulevards tournent avec les rayons du soleil et l'ombre est de tout temps réservée aux rues de traverse et au quartier désuet des conspirateurs.
C'est là que je m'achemine à midi sonné par des ruelles où le vent perpétuel rebrousse les herbes.
De très vieux hôtels à baldaquins de pierre s'entremêlent çà et là à quelques-unes de ces charmantes gares de campagne désaffectées que la ville a avalées au passage — aussi bien conservées, ma foi, que Jonas dans sa baleine.
Au coin de la rue se balance la pancarte bleue défraîchie de la salle d'attente des premières classes.
Une maison hospitalière y donne — pourquoi pas ? — ses jeux folâtres; par la grille du guichet il m'est donné parfois de surprendre, au creux d'un ballot de cotonnades, les ébats les moins condamnables.
On se croit tout à coup — dans une apothéose de madras de couleur et cette ombre, cette ombre fraîche ! — au cœur de quelle Caroline du Sud !
Et la poussière ! — cette fine poussière de charbon des gares très patinées, dont l'odeur enivre.
Tout autour, un jardin, accueillant, — des colchiques, des bougainvilliers.
Il est défendu de s'arrêter longtemps.
L'ombre d'un gratte-ciel tout blanc éteint la petite gare, on pense tout à coup à la Sicile, aux rues en falaise de je ne sais quelle Salerne de béton où dans un ouragan de mouches l'ombre des loggias de l'Hôtel de ville haut perché écrase les maisons du port et leurs belles lingeries multicolores, leur grand pavois des jours de fête, qui sont tous les jours.
Il y a aussi une débauche d'horloges de fer, comme de grandes araignées.
Si débonnaires, si tranquilles.
Le ferraillement énorme d'un tramway entre au cœur de tout cela comme un tremblement de terre, une explosion de vaisselle, ou le tintamarre réjouissant de ces tubes de métal accordés qu'ébranlent les portes des magasins pleins de pénombre où l'on marchande des bibelots d'osier, des porcelaines, des flacons treillissés de parfums exotiques.
Pour en revenir à la petite gare, dans son jardin s'est réfugié un cèdre.
Entre les murailles verticales qu'il touche et qui font sauter le cœur de joie à leur élan lisse, il étend ses branches comme ces niveaux d'eaux croupies des puits très profonds, les années de sécheresse.

On a dû le descendre là au bout d'une corde, et c’est dans cette galerie de forage, sous ce culot de verdure, sous ces clapets de verdure dominés par cent trente-cinq étages et l'éclat neuf en plein jour de toutes les étoiles, c'est là que je donne mes rendez-vous d'amour et mes baisers voraces, mes premiers baisers.

 

 

 

La bonne auberge

Les hommes sont coupés à mi-hauteur par la guillotine de l'habit noir — les femmes prennent sous le baiser la vibration tranchante du cristal, puis éclatent et sèment sous la neige d'adorables camélias de sang. On décharge successivement sur le perron d'entrée avec un bruit de fardiers le landau du lord-maire : roses-thé et héliotropes — le mail-coach de la magistrature : fouet et roues en réséda — la voiture tous terrains de la préfecture des mœurs : hortensias et jonquilles.

Et maintenant que faire ? les couples noués, les présentations terminées, les revolvers sortent des poches et la fête commence dans un tir aux pigeons flamboyant de verre cassé. À l'aube louche, les habits noirs, mal à l'aise, s'esquivent deux par deux comme des croque-morts dans les sentiers de feuilles — les planchers désertés étalent une Bérésina de fins débris de verre; les plantes vertes : des arbres de Noël de neige craquante et de verre filé — plusieurs âmes blanches gagnent les hautes régions du ciel sous la forme de délicats petits anges — légères comme une inconséquence dans un problème de métaphysique. On préfère ne savoir que penser d'une désinvolture qui désarme jusqu'aux soupçons de la justice.

La justice

J'ai écouté les plaidoiries sans lassitude, parfois un tic nerveux dans l'épaule gauche. Une araignée au milieu du prétoire montait et descendait au bout de son fil, pareille au lustre compliqué des théâtres. Tout le monde, comprends-tu, saisissait l'allusion; on aurait entendu voler une mouche. Les effets de manches des professionnels répandaient de grandes ondes d'un parfum d'amandes amères. Enfin j'ai trouvé ça particulier, je n'irai pas jusqu'à dire sui generis. Il y en a eu un à mort, trois à perpétuité, les autres se sont éclipsés sur la pointe du pied, avec de grands gestes de théâtre, derrière un trompe-l'œil élégant de volants de dentelles. Quand on a relevé le rideau pour la troisième fois, j'étais seul dans la salle à remercier le président, qui crachait des noyaux de cerises dans sa toque. Je te jure, c'était confondant.

 

 

 

La rivière Susquehannah

Le long de la rivière Susquehannah roulent l'hiver des trains de marchandises, et les berges hollandaises sont une rangée de vide-bouteilles patronisés par les chauffeurs de locomotives avec leurs jolis bonnets de madapolam. Des ballets silencieux de patineurs parfois se dénouent devant la ventouse à l'haleine de perle d'un wagon engourdi par la neige sur sa voie de garage — mais d'un bout à l'autre de la journée l'impression dominante est un carillon de grosses cloches de bois.

A midi, dans le blizzard et son coton saupoudré de suie, l'éclairage est une aube sibérienne indifférente, avec le choc des rondins coupés et le ronflement des manches de toile des elevators — des lointains indécis, à dix mètres, révèlent un homme d'équipe, les mains dans les poches, qui traverse en sifflotant une voie de garage. Les somnambules, à l'odeur de chien mouillé, sont groupés à l'écart dans une salle d'attente aveuglée par un poêle. Chacun paraît s'occuper peu de son voisin, et les allées et venues mal réveillées n'épouser qu'une convenance de pure forme, en l'attente de la cloche de six heures comme au théâtre, avec les beaux groupes noirs qui s'éloignent sur la neige. Il y a aussi les hangars abandonnés où l'on boit des grogs fumants dans l'odeur de goudron et de sapins de Noël comme une gorgée de sciure de bois fraîche, et dans le terrain vague des voies les petits bars de panneaux démontables autour d'une chromolithographie qui représente Trotsky recevant les parlementaires allemands devant la gare de Brest-Litovsk.

 

 

 

La sieste en Flandre Hollandaise

Au bord de l'Escaut oriental jusqu'à la banlieue d'Anvers, la Flandre hollandaise allonge une sorte de désert cultivé, une lisière habitable où la vie florale et grasse des bas pays semble se faire plus discrète qu'ailleurs. On n'y va, et on ne le traverse guère. Le pays se relie mal à la Zélande par quelques lignes de bacs qui traversent l'Escaut — du côté de la Belgique, au long des petites routes pavées, surgit très vite la silhouette d'un poste de douane, fleuri et endormi comme un chalet de ville d'eaux à la saison morte, où des douaniers hollandais flambant neuf dans leurs uniformes de surplus de la Royal Air Force somnolent dans une pièce ombragée et
dévisagent avec une curiosité sans fièvre le touriste qui s'aventure dans ces solitudes excentriques.

On bavarde sans hâte sous les arbres et dans la pièce minuscule comme dans le bureau d'octroi d'une petite ville, et on devine que les douaniers connaissent tout leur monde, car
quiconque passe ici la frontière : journaliers hollandais qui vont travailler à Bruges, ou patrons belges du pilotage d'Anvers qui rejoignent Flessingue, ne saurait en général aller guère plus loin. La frontière passée, la sensation intime qui nous renseigne, en l'absence même de tout repère visible, sur les approches d'un lieu à l'écart s'insinue très vite dans l'esprit du voyageur. Il faut pénétrer là au crépuscule, quand les douaniers de l'équipe de jour rejoignent tout près de là leurs maisonnettes-jouets de briques rouges, pédalant tout droits sur leurs bicyclettes à long col de cygne, et que derrière soi les lignes verticales des clochers et des tours de Bruges, pareilles sur ces plaines basses au skyline lointain d'une ville d'Amérique, commencent à bleuir aux créneaux des files de peupliers. Les routes vides semblent perdre leur sang peu à peu en courant vers le nord, s'étoilent et s'étiolent en chemins plus petits qui fuient indéfiniment derrière leurs lignes d'arbres au travers du désert verdoyant.

Aucun toit ne pointe plus derrière les masses des arbres, et aucune lumière ne brille encore. Le soir s'emplit d'une odeur d'herbe et de feuilles juteuses, aussi submergeante que celle d'une bête mouillée; les troupeaux couchés dans le lointain déjà brumeux des grandes prairies semblent pris dans les remous figés de l'herbe haute comme dans la glu d'une banquise molle; l'impression se fait jour que la vie, empêtrée dans cette verdure féroce, va s'engourdir là, finir, un peu plus loin : derrière ce rideau de peupliers. Il fait bon rouler dans la fraîcheur du soir sur ces routes touffues et sourdes, dont on arrive très vite à douter qu'elles mènent nulle part, zigzaguant sur la crête des digues entre les caissons titanesques des polders que le soir égalise, et qui se succèdent dans leur symétrie monotone comme d'immenses bacs où se décanterait pesamment une eau grasse sous sa moquette crémeuse d'écume verte. La végétation perd ici le caractère fantasque et inégal qu'on lui voit dans les pays vallonnés : elle monte plutôt, sur le fond plat des cases de ce damier énorme — égale, vorace, submergeante, étale — comme le niveau de la mer dans un bassin de marée, ou plutôt comme dans une rizière qu'on inonde, et où le tapis serré de pousses vertes qui lutte de vitesse avec l'eau semble se soulever comme une croûte flottante. Il n'y a pas de couture à cette robe verte — pas de lacune à ce revêtement pelucheux et universel : les pavés inégaux des routes suintent d'herbe juteuse, et le sommet même des digues est un tapis ondulant et silencieux où le sillage isolé d'un cycliste se referme comme la passée d'un doigt dans une fourrure.
Pourtant la route continue, toujours plus rétrécie et plus inégale — une dernière courbe, et un raidillon minuscule escalade une digue qui fermait la vue : pour l'instant la lèpre verte n'a pas mangé plus loin et on voit l'Escaut, large et gris, découvrant à regret à marée basse aux morsures de son adversaire les grandes flaques vulnérables de peau nue de ses vasières où l'herbe croche et s'agrippe. Les fumées des cargos qui remontent à Anvers défilent avec une insolence paresseuse entre les cuirassements hostiles de ces berges vautrées dans une somnolence lourde et agricole — sitôt leur revers dévalé, on ne voit plus rien; pourtant on s'avise alors de la proximité du large au souffle plus vif qui lave ces campagnes amples et aérées, a leurs ciels changeants et rapides qui font courir l'ombre des nuages sur les lacs
d'herbe, et aux rappels des oiseaux de mer dont tournoient un moment par-dessus les peupliers les nuées criardes, avant de regagner les vasières pour la nuit. Le point de vue change :
un instant, pour l'œil prévenu, sur cet océan colmaté des prairies, les voilures serrées des peupliers reprennent la fuite perspective et noble des escadres de ligne sous leurs tours de toile, telles qu'on les voit dans les vieux tableaux hollandais d'histoire, au rez-de-chaussée du Rïjkmuseum.

Tout ce pays, très récemment endigué, vient de sortir de l'eau, c'est visible, dans l'éclatement floral d'un lendemain de déluge. Pourtant le vide et le silence de ces campagnes exubérantes intriguent. On dirait que la vie s'intimide devant cette étoffe neuve et roide taillée à lés trop réguliers et trop amples, s'accroche mal à ce parcellement dépaysant de cyclope. Elle chemine agrippée aux digues, comme un insecte en suivant les raies du plancher, envahit précautionneusement par les bandes cet éden de verdure préfabriqué dont la géométrie distendue et austère la désoriente : on dirait qu'une espèce d'agoraphobie la refoule d'instinct vers les bordures ombragées des grands viviers d'herbes. Il n'y a pas de villes et guère de villages : l'homme s'est découragé de préférer un lieu à un autre dans la juxtaposition sans nervures de ce carrelage agricole; sa prise s'affermit d'abord dans les angles, à la façon des toiles d'araignée colonisant une maison neuve. Parfois un village minuscule s'accote ainsi dans l'angle aigu de deux digues : on ne le voit guère qu'en arrivant dessus; les toits des maisonnettes-jouets affleurent tout juste au niveau de la digue : l'œil plonge sur les accotements fleuris des fenêtres et dans les menues pièces carrelées, d'une propreté effrayante, et l'on voit le départ des raides petits escaliers de guillotine. Il n'y a personne, les jardinets sont vides, le village est si petit qu'on le tiendrait dans la main, il se chauffe là, tout coi, bercé dans le soleil pâle, étalant sans gêne aux yeux son menu farniente domestique, comme les hamacs de l'équipage sous les panneaux ouverts du poste d'avant. L'opulence s'est réfugiée dans les grandes fermes neuves et correctes aux briques luisantes : quelquefois, après avoir zigzagué jusqu'à la lassitude aux angles droits de ces cases béantes et pourtant si apparemment destinées, du haut d'une digue soudain on en découvre une, et on éprouve un petit tressaillement intime à constater que l'alvéole, cette fois, est habitée, mais aucun chemin ne rayonne d'elle, aucune éraflure à l'entour ne griffe le tapis vert immaculé, nul de ces liens ténus que tisse le long ménage des champs ne l'arrime au paysage — simplement elle est posée là, un signe épuré et curieusement abstrait de l'occupation plutôt que de la présence, indifférente et amovible comme une pièce sur la case d'un échiquier. Il n'y a pas d'allées et venues autour des bâtisses muettes, et pas même de chant de coq dans leur cour : sous leurs toits qui chevauchent les pignons jusqu'à terre, comme la fourche d'un cavalier distendue par un ventre énorme, elles ont la rumination pesante d'un souffleur enfoui jusqu'aux narines dans le plancton ou d'un troupeau vautré dans l'après-midi de la Prairie; leurs noms mêmes : Baarn, Graauw, Saaftingen, semblent bâiller en leur milieu sur leur double voyelle traînante comme sur un mugissement paresseux et bucolique. Pourtant on se laisse aller à s'imaginer pleine de charme la vie de ces fermes cossues et rebondies, aux doux flancs farcis d'herbe engrangée — un charme fait d'oubli et d'ensevelissement plus subtil derrière l'anonymat déroutant de leurs
bâtisses pareilles : aucun lieu du monde peut-être où l'on doive se sentir aussi indifféremment vivre quelque part — quelque part perdu dans le lotissement hospitalier de savane, dans le large aménagé des herbes, muré au cœur du labyrinthe sans repères de l'écran mille fois replié et redoublé sur lui-même des peupliers. Le désert a ses perspectives où l'imagination s'engouffre, la forêt la vie cachée de sa pénombre et de ses bruits — ici la sensation intime qu'on s'est perdu, pour être sans fièvre, se fait plus subtile et plus absorbante. On peut cheminer pendant des heures d'une case à l'autre de cet immense jeu de l'oie, dans le bruissement obsédant des peupliers et l'odeur d'herbe écrasée, jamais la vue ne va plus loin que la prochaine digue et le prochain rideau d'arbres; du fond plat de chacune des alvéoles,
nul ne voit et nul n'est vu; derrière la première digue s'allonge une digue pareille, et derrière l'écran des arbres un autre rideau de peupliers. Nulle angoisse dans ce labyrinthe impeccable et soigné, au vert profond de pelouse anglaise : l'homme est là tout près, et les routes carrossables; il suffirait de faire un signe, mais c'est l'envie de faire ce signe qui manque, et on s'aperçoit que le besoin cesserait très vite, pris dans le dédale obsédant des chambres de verdure, de s'orienter vers aucun point de ralliement. L'idée tout à coup vous traverse qu'on pourrait s'étendre là, ne plus penser à rien, enfoui dans le manteau épais et l'odeur de feuilles fraîches, le visage lavé par le vent léger, le bruissement doux et perpétuel des peupliers dans les oreilles vous apprivoisant à la rumeur même de la plénitude. Une certaine base, essentielle à la vie, précipite seulement dans cet immense volume de calme. Tout est soudain très loin, les contours de toute pensée se dissolvent dans la brume verte, la dernière chambre du labyrinthe donne sur une disposition intime de l'âme où l'on craint de regarder : la fleur mystérieuse qu'elle abrite, c'est à la plante humaine qu'il est demandé de la faire s'entrouvrir dans une ivresse d'acquiescement aux esprits profonds de l'Indifférence.

On cède de tout son long à l'herbe. La pensée évacue ses postes de guet fastidieux et replie le réseau de ses antennes inutiles; elle reflue de toutes parts vers la ligne d'arrêt de la pure conscience d'être; elle n'est plus aux frontières du corps qu'une légère sueur qui ne semble faite que pour nous rafraîchir en s'évaporant à mesure, dissiper dans le néant un trop-plein de sève qui monte, dans l'épaisse sécrétion végétale, de l'apoplexie de cette nature verte et de cette argile qui se souvient intimement de la mer. Le monde reflue sur nous compact dans le retrait des pointes acérées de l'interrogation qui le dilacère; le corps qui fait fléchir sous l'herbe la vase encore molle ne se sent plus fait que pour prêter à la respiration vorace qui le soulève le sentiment d'une liberté fonctionnelle encore inconnue : on dirait que les pores de la terre sont ici plus ouverts qu'ailleurs. Plus d'horizon, mais plutôt l'opacité immatérielle d'un voile de tulle qu'approche de ce sommeil éveillé comme une moustiquaire une débauche sans mesure d'inattention : la contraction de cette fine bulle de transparence emprisonne autour de nous sans mutilation un morceau indifférencié de nature suffisante : rien de plus que ce froissement d'herbe frais sous les paumes, le scintillement sur le ciel des feuilles de tremble qui semble aiguiser l'immobilité, et dans ce milieu où toutes les pressions s'annulent et s'équilibrent, un ludion désancré qui flotte jusqu'à la nausée entre l'herbe et les nuages. Ce moment, et ce lieu exigu de la terre, tient en nous sa totalité et sa suffisance — il n'y a plus d'ailleurs t— il n'y a jamais eu d'ailleurs — toutes choses communient parfaitement dans le perméable; on se sent là, aux lisières attirantes de l'absorption, une goutte entre les gouttes, exprimée un moment avant d'y rentrer de l'éponge molle de la terre.

 

 

 

La vallée de Josaphat

Le paysage au fil de la route, comme au fil d'une flèche son empennage. Je suis seul. L'auberge vide où les pas résonnent sur le carreau des déluges. Une bouteille tinte, les bruits s'engluent, le temps coule en cahots boiteux, puis oublie de couler. Le bon lit de la terre fraîche rabat les gestes pauvres. Le tintement solennel de l'eau. Le verre s'est refermé sur la table comme sur la huche son couvercle. Sous une brume de glèbe fauchée, on entend couler le fleuve de la route mystérieuse. Dormir, la tête sur la table, au centre de la ronde de fraîcheur.

Les yeux bougent comme le tournesol et l'héliotrope et sur les ruisseaux de lait du crépi de la chambre se diluent dans la tache d'encre d'un papillon noir.

 

 

 

La vie de voyage

Nous quittions la ville vers trois heures du matin, quand les maisons ténébreuses des avenues se relancent de façade en façade les oiseaux de nuit, comme un tir aux pigeons de coussins de soie. L'aube se levait en ruban de lumière bleue sur les rails d'un tramway des faubourgs, — mais, dès avant la terre promise, le ciel change ! c'est la pluie sur les vitrages d'un hôtel désaffecté de la plage, le déjeuner de pain gris sur lequel la mer fait le bruit des larmes.

A qui s'en prendre ? tout désorientés, perplexes, nous faisons les cent pas sur l'estacade, en jetant nos morceaux de pain dans la mer. Voici : maintenant j'ai jeté sur mes épaules la pèlerine des pauvres, rattaché mes chaussures au coin amer d'une borne, et, tout seul maintenant sous la gargoulette des gouttières, j'attends l'heure de l'ouverture des épiceries.

 

 

 

Le couvent du Pantocrator

Le couvent du Pantocrator sous les belles feuilles de ses platanes luit comme une femme qui se concentre avant de jouir. Le difficile est d'en tenter l'escalade et cependant ces chambres
serpentant comme des méandres, ces toits où ruisselle l'huile du soleil, ces toits vernis, ces toits de beurre, ce labyrinthe de figuiers et de flaques de lumière à la pointe d'un précipice vertical, c'est cela seul qui m'attire et c'est là que s'orientent les voiles de cette tartane sur cette mer plate comme un bruit de ressac.

Ecoute la balancelle du vent sur les faîtages, du vent lent comme les vagues — puis c'est la pluie douce sur les carreaux treillissés de plomb, la pluie argentine, la pluie domestique entre les claires étagères à vaisselle et la niche familière du chien, c'est le couvent sur lequel tournent les heures, la grisaille des heures, la cloche des passe-temps, sur lequel les soleils tournent, et sur lequel la mer festonne ses vagues, la langue tirée, avec 1'application d'une brodeuse, d'une Pénélope rassise et tranquille, d'une empoisonneuse de village entre ses fioles accueillantes et le pain quelle coupe à la maisonnée — le pain qui soutient et qui délasse — le pain qui nourrit.

 

 

 

Le Grand Jeu

Ce je ne sais quoi d'inconsistant qui flotte sur les quartiers proches des gares — la fécondité des grands nuages blancs de juin sur les prairies vertes, tout mangés d'azur sur les bords comme des veines bleues qui deviennent lait dans une mamelle — ce tendre glacis d'eau sur les yeux, sur les lèvres, cet ombilic de Vénus anadyomène par où baignera toujours pour moi dans quelle eau-mère la plus touchante des femmes — le hérissement soudain des eaux et des feuilles dans la lumière poudreuse d'un matin d'été brumeux le long des prairies couchées et des saules des grands fleuves — ce choc au cœur devant les paysages solennels de clairières, plus émouvantes entre les lisières de forêts rangées que le champ de bataille encore vierge,
le concert prodigieux de silence qui sépare deux armées avant le chant de la trompette

— ce tendre rose de fleur, cette effusion de pétales qui s'éveille au cœur du métal chauffé et rougit pour moi seul les grands drapeaux de tôle, l'estampage immaculé des arums et des lis, — le crépuscule soudain, la petite mort mélancolique des cloches dans les après-midi écrasés de soleil des dimanches — les grands sphinx qui s'allongent au crépuscule sur les étangs brumeux des stades — le front à perte de vue sur les plaines d'un bois de légende comme le mur d'une cataracte de silence — aux douze coups de minuit le fantasme interdit d'un théâtre d'or et de pourpre, glacé, nacré, cloisonné, lamelle comme un coquillage, déserté comme
une termitière après l'égorgement rituel, dans un maëlstrom de pinces et de griffes, du couple royal — les délirantes géométries euclidiennes des gares de triage — les majestueuses processions de meubles d'un autre âge, les grands charrois de lits-clos des trains de marchandises, — le visage souverain, clos et scellé comme un marbre, d'un coureur de demi-fond suspendu au-dessus d'un virage, comme un homme qui plonge à cheval dans la mer — le mancenillier abondant des lustres de Venise — le charme des forêts désaffectées des environs de Paris, où parfois un seul château d'eau veille sur d'immenses solitudes — j'ai parfois songé à retourner ces vignettes obsédantes, ces tarots d'un jeu de cartes fourbe — à chercher pour qui ces figures à jamais en moi singulières pouvaient n'avoir qu'un même envers.

 

 

 

Le jardin engourdi

Quelle tranquillité maintenant que midi sonné fait glisser la journée insensiblement sur sa pente la plus tragique.
Les poiriers compliqués, branchus et durs comme des coraux, les asters, les mille feuilles, les herbes de la Saint-Jean poussent au travers des semis de coquilles d'huîtres, et les beaux galets font des chemins de plaisir, des routes douces entre les pelouses comme le contournement d'un sein.
Par derrière le mur de mousses, la mer, debout à quarante-cinq degrés comme dans une chute d'automobile, grise comme la belle tonalité de la planète vue de Sirius, vraiment reposante — la mer fondamentale, à la fois juge et partie.

 

 

 

Le passager clandestin

Quelquefois j'étais transporté sur un rivage démesuré de ville glorieuse, enverguée à l'air de ses mille mâts, criant dans l'air comme un geyser éteint ses cris figés de pierre, une pyramide haute de murs à la patine soyeuse où dans les rues du soir se prenait comme une glace au-dessus de la banquise de la mer le cristal noble de l'air sonore, et très loin par-delà les hautes murailles des trompettes calmes sans cesse protégeaient une solennité mystérieuse, — un port du large lavé des vents et dévasté par une mer où plongeaient rouge les soleils rapides, et là, couché au bout d'un môle, au ras des vagues penchées toutes et courant bouclées d'un seul souffle emportant, — sur mes épaules, les tours et les dômes dorés fumants d'une poussière de soleil dans le bleu exténué sous le harnais de la journée chaude, — fasciné par un songe salé d'embrun solaire et sur mon dos l'énorme gonflement de bulles de ces carapaces séculaires, les corridors de crime de ces millions d'alvéoles, les places désertes autour des statues de gloire et des spectres du grand jour, les porches des palais aveugles empanachés noir d'un claquement ténébreux d'oriflammes, comme un homme qui crie en plein midi — la ville aspirée avec moi dans le miroir débordant du soir se déhalait sur la mer dans un grésillement de braise, fendait l'eau d'une poitrine monstrueuse sous ses colonnes de toile, sur une houle de rumeurs et de silence, sous le brouillard de lumière vivante et le buisson ardent de ses drapeaux.

 

 

 

Le vent froid de la nuit

Je l'attendais le soir dans le pavillon de chasse, près de la Rivière Morte. Les sapins dans le vent hasardeux de la nuit secouaient des froissements de suaire et des craquements d'incendie. La nuit noire était doublée de gel, comme le satin blanc sous un habit de soirée, — au-dehors, des mains frisées couraient de toutes parts sur la neige.
Les murs étaient de grands rideaux sombres, et sur les steppes de neige des nappes blanches, à perte de vue, comme des feux se décollent des étangs gelés, se levait la lumière mystique des bougies. J'étais le roi d'un peuple de forêts bleues, comme un pèlerinage avec ses bannières se range immobile sur les bords d'un lac de glace. Au plafond de la caverne bougeait par instants, immobile comme la moire d'une étoffe, le cyclone des pensées noires.

En habit de soirée, accoudé à la cheminée et maniant un revolver dans un geste de théâtre, j'interrogeais par désœuvrement l'eau verte et dormante de ces glaces très anciennes; une rafale plus forte parfois l'embuait d'une sueur fine comme celle des carafes, mais j'émergeais de nouveau, spectral et fixe, comme un marié sur la plaque du photographe qui se dégage des remous de plantes vertes. Ah ! les heures creuses de la nuit, pareilles à un qui voyage sur les os légers et pneumatiques d'un rapide — mais soudain elle était là, assise toute droite dans ses longues étoffes blanches.

 

 

 

Les affinites électives

Un grand palais aux corridors nuageux — par-devant des perspectives de soleil et de brumes, ce plain-chant matinal du soleil sur les bancs de brouillard qui se déchirent aux pointes des phares, un novembre perpétuel d'averses chantantes, d'oiseaux perdus qui d'un seul cri débarrassent le large, — par-derrière une pelouse domestique avec volière et vue de gazomètre — je me retirais là pour des semaines, pour des vacances libres, des parties de plaisir, de seul à seul multipliés comme un jeu de glaces, comme des perspectives en trompe-l'œil.

Les méandres des corniches s'accommodaient de ce jour spécial des monuments battus par les marées. Le seul mobilier était de sextants, de sphères méridiennes, d'astrolabes faussés et en général tout ce qui peut jeter un doute pour une cervelle pensante sur la prévision accablante d'une suite de jours par trop conforme à l'index du calendrier. Par les jours de soleil trop cru, on étalait sur des espars une tapisserie de brumes, à l'aplomb architectural des moulures pendait à sécher la belle lessive des trois-mâts longs courriers, un luxe de batistes lourdes comme des brocarts, de vélums fantomatiques, et, gonflé, pansu, énorme comme l'armoire vernie de la coque d'où jaillissent les suaires géants du beau temps, le palais voguait sur un entredeux de planètes, un éther fécondé de béantes mamelles blanches, de cumulus de toiles, d'un maelstrom claquant de blancheurs, l'impudeur géante d'un lâcher de voiles de mariée.

 

 

 

Les hautes terres du Sertalejo

Il me suffit de fermer les yeux pour que revienne le souvenir de cette saison légère où nous vagabondions, Orlando et moi, par les hautes terres du Sertalejo. Je revois les cieux balayés, d'une clarté lustrale de grève lavée, où les nuages au dessin pur posaient des volutes nacrées de coquillages — les longues pentes vertes basculées au-dessus des abîmes, où les doigts du vent plongeaient dans les hautes herbes — les lacs de montagne, serrés au cœur de l’étoilement dentelé des cimes comme un peu d'eau de la nuit au creux d'une feuille. Mais par-dessus tout, avec la fascination d'un accord longuement tenu où courent se noyer comme en une eau dormante les arabesques de la mélodie, revient me hanter le silence : un silence de haute lande, de planète dévastée et lisse où rien n'effrange plus sur le sol les ombres des
nuages, et où la lumière du soleil éclate dans le tonnerre silencieux d'une floraison.

Nous avancions par courtes étapes, car dans ces plateaux la fatigue tombe soudain comme un manteau de plomb sur les épaules, et l'air raréfié des hautes altitudes nous enfiévrait le cœur. Nous nous mettions en route au petit matin, où l'air sentait la neige et l'étoile et mordait le ventre — nous repliions les tentes et nettoyions les fusils. Nous cheminions quelque temps côte à côte, ranimés par la bonne conversation du matin, puis un étranglement de la piste, un défilé pierreux nous disjoignait — les paroles se faisaient plus rares — et le silence retombait sur notre maigre file indienne. Derrière nous, Jorge guidai c les mulets, et nous froissions du
genou avec un râpement morne, comme un gué interminable, le désert d'herbes peigné par le vent.

Nous traversions souvent d'immenses étendues de cette herbe sèche et craquante, couleur de paille, qu'on appelle le pajonal — et nul désert de sable ne pourrait donner l'idée de la tristesse de cette prairie momifiée et morte, comme desséchée sur pied par un mal mystérieux. Le bleu du ciel sur cette mer de paille virait à une teinte d'orage, le crissement de faux des pieds dans les tiges sèches agaçait les dents de sa grêle menue. Ces jours-là, l'étape était plus silencieuse que de coutume, et nous allions, absorbés par le crépitement incessant de ce frêle bruit de mort, dans un malaise vague : il nous semblait parfois que nous foulions le scalp de la planète.

Nulle part peut-être la nature ne m'avait paru atteindre à une netteté de lignes, à une austérité aussi lunaire. A l'horizon, l'air acide décapait cruellement chaque ligne, l'aiguisait, lui donnait sur l'œil l'attaque mordante du fil d'un rasoir. Sur ces chaumes tristes ne vibrait pas même une buée tremblante de chaleur. Nous marchions, le souffle court, les yeux meurtris, la bouche sèche, jusqu'à ce que devant nous un sillage brusque étoilât les herbes, et qu'un coup de feu brisât en miettes pour une minute le piège de cristal qui nous serrait les tempes de son gel.

En croisant sur ces hautes surfaces, parfois nous voyions venir à nous des montagnes. C'étaient toujours de ces grands volcans, aux lignes nobles, qui portent leur couronne avec une majesté solitaire de rois pasteurs sur les hautes steppes des Cordillères. Us s'annonçaient d'habitude au crépuscule, sous l'aspect d'un nuage blanc en forme de cône ancré au-dessus de l'horizon dans la brume violette. Le matin les suspendait sur l'horizon, collés au ciel d'une ventouse de neige plus incandescente que de la lave, liés seulement à la terre par un double cil d'ombre d'une ligne pure, à peine distinct encore des bancs de brouillard — pareils, sur le haut lieu de cette immense table, au geste symétrique et solennel des bras dans l'ostension. Puis, à mesure que nous fendions les herbes, l'apparition dérivait sur l'horizon plat selon une orbe d'astre, avivant successivement tous les coins du ciel — comme une blessure où la vie se fait plus attentive — d'un épiderme d'ange que le soir empourprait de fusées de rougeurs.
L'apparition s'effaçait, et il se faisait ce plus profond silence que le ciel de nuit connaît après le passage d'une comète.

Par les nuits de ces grands pâturages, nous sentions les poumons dans notre poitrine jouer comme une bête qui s'éveille d'aise, élastique et fine, à l'épiderme subtil. Le vent du soir dans les hautes herbes balayait de la terre la dernière trace de moiteur, l'offrait au ciel nocturne dans la fraîcheur d'une grève lavée des mers froides. Nous recherchions d'instinct pour le campement du soir l'emplacement d'un tertre bas; la flamme avivée par le vent faisait courir au loin une moire de cercles sur le luisant de l'herbe. Nous demeurions là longtemps, assis près du feu, surpris de cette lueur à l'horizon qui ne voulait pas mourir au-dessus des touffes noires. Le froid tombait : Jorge passait son poncho et s'éloignait vers les mules. Enfoui jusqu'au rebord de son manteau dans les herbes, il oscillait bizarrement à contre-jour sur la surface comme une statue portée sur un brancard. Une inquiétude exaltante prolongeait la veillée : sur ces plaines battantes comme une mer, le campement nous pesait comme l'ancre à un navire — comme par un soir de lune de détacher une barque, l'envie nous prenait de dériver, de nous laisser glisser dans les ténèbres extérieures comme dans un lit ouvert, odorant et plus secret. Orlando s'endormait : je me coulais dans les herbes, lissant du dos de la main les tiges déjà glacées, jusqu'à l'endroit éloigné où Jorge veillait près des mules, et je trouvais au fond de cette nuit deux yeux ouverts, comme le feu et la soupe chaude au bout d'une étape lointaine. Le feu mourait : avant le matin un peu de braise rose était le point le plus vivant de ces hautes terres, jusqu'à l'extrême horizon.

Il y a un allégement pour le cœur qui s'abandonne au pur voyage, et pour l'âme en migration, ne fût-ce que pour une saison brève, loin des maisons des hommes, un éventement d'ailes, une fraîcheur de résurrection. Dans ces nuits où le froid prenait possession de la terre comme un nouveau règne, mon cœur se repaissait de sa force. Etendu de mon long sur ce toit du monde, les paumes ouvertes sur l'herbe glacée, mes yeux se diluaient comme une encre aux profondeurs clémentes du ciel nocturne, le gonflement de ma poitrine déferlait comme une marée à l'approfondissement infini des espaces, mon regard brûlait dans l'air pur comme le pur regard sans but d'une vigie, l'écorce fendue des pierres en livrait le froid vivant jusqu'à mon cœur. Au cœur de la nuit dissolvante, toutes amarres rompues, toute pesanteur larguée, docile au souffle et porté sur de l'eau, j'étais un lieu pur d'échange et d'alliance. A demi-endormi déjà, dans l'excès de mon contentement, je serrais dans mes doigts la main de Jorge, en signe d'adieu et en signe de nouvel avènement.

 

 

 

Les jardins suspendus

Je suis entré dans la nuit fraîche des marronniers.

C'est toujours vers les lisières des villes de province, à l'insertion soudaine des quartiers d'usines désaffectées où tremblent au vent des bouquets de niasse, des déchets de lingerie comme des pariétaires au long des grilles lépreuses des fenêtres, dans un silence plus prenant que celui d'une émeute avant le premier coup de feu, que j'aime à suivre au fil des basses voûtes noires ces traînées longtemps humides sur l'asphalte où tiédissent englués au sol les pétales blancs et roses, et ces lourdeurs humides de l'air sous le tunnel de branches le plus impénétrable que j'aie jamais vu. Le vide des pavés sur la droite, intercepté par la retombée des arbres, surprend comme une étendue marine et l'on peut cheminer seul selon la pente vers des rivières tristes, cimetière tout l'hiver des embarcations de plaisance, des places envahies silencieusement par les gazons et les jeux sans bruit des enfants pauvres, avec parfois un wagon de marchandises engourdi ou la vocalise dérisoire d'un cerf-volant. Rien ne me va davantage au cœur alors que la terrasse étouffée de verdures noires d'un café somnolent de ces boulevards excentriques. La solitude est celle des franges habitées d'où l'on tourne l'épaule aux fenêtres — comme du haut des falaises d'un vélodrome plein à craquer le regard étourdi jusqu'à l'écœurement qui flotte sur les terrains vagues où pend du linge à sécher aux guimbardes des nomades, ou le laisser-aller incompréhensible de somnolence des gares de triage de banlieue. Les heures glissant sans effort et sans trace sur le cadran plumeux d'un ciel océanique entre les feuilles, l'averse incolore et battante dont rien ne protège, la salle vide, le bâillement domestique submergeant sans effort le comptoir — quelle halte ! — et vertigineusement, de n'aller à rien tout au long de ces singuliers boulevards de ceinture, du harassement dépaysant comme sous l'alizé de ces grands atolls de feuillages, sentir immobile circuler au flanc de la cité ce réseau de mort subite, et les grands coups de lance du désert jusques au cœur menacé des villes de ces tranchées familières du vent.

 

 

 

Les nuits blanches

Comme la figure de proue d'un vaisseau à trois ponts fourvoyé dans ce port de galères, au-dessus de la Méditerranée plate dont le blanc des vagues semble toujours fatigué d'un excès de sel se levait pour moi derrière une correcte, une impeccable rangée de verres à alcools, le visage de cette femme violente.

Derrière, c'était les grands pins mélancoliques, de ceux dont l'orientation des branches ne laisse guère filtrer que les rayons horizontaux du soleil à cette heure du couchant où les routes sont belles, pures, livrées à la chanson des fontaines. On entendait dans le fond du port des marteaux sur les coques, infinis, inlassables comme une chanson de toile au-dessus d'un bâti naïf de tapisserie balayé de deux tresses blondes, circonvenu d'un lacis incessant de soucis domestiques, avec au milieu ces deux yeux doux, fatigués sous les boucles, la sœur même des fontaines intarissables. On ne se fatiguait pas de boire, un liquide clair comme une vitre, un alcool chantant et matinal. Mais c'était à la fin un alanguissement de bon aloi, et tout à coup comme si l'on avait dépassé l'heure permise, — surpris le port sous cette lumière défendue où descendent à l'improviste pour un coup de main les beaux pirates des nuits septentrionales, les lavandières bretonnes à la faveur d'un rideau de brumes — c'était tout à coup le murmure des peupliers et la morsure du froid humide — puis le claquement d'une portière et c'était la sortie des théâtres dans le Pétrograd des nuits blanches, un arroi de fourrures inimaginable, l'opacité laiteuse et dure de la Baltique — dans une aube salie de crachements rudes, prolongée des
lustres irréels, la rue qui déverse une troïka sur les falaises du large, un morne infini de houles grises comme une fin du monde — c'était déjà l'heure d'aller aux îles.

 

 

 

Les trompettes d'Aïda

De grands paysages secrets, intimes comme le rêve, sans cesse tournoyaient et se volatilisaient sur elle comme l'encens léger des nuages sur la flèche incandescente d'une cime.
Sa venue était pareille à la face de lumière d'une forêt contemplée d'une tour, au soleil qu'exténuent les brouillards d'une côte pluvieuse, au chant fortifiant de la trompette sur les places agrandies du matin.

Près d'elle j'ai rêvé parfois d'un cavalier barbare, au bonnet pointu, à califourchon sur son cheval nain comme sur une raide chaise d'église, tout seul et minuscule d'un trot de jouet mécanique à travers les steppes de la Mongolie — et d'autres fois c'était quelque vieil empereur bulgaroctone, pareil à une châsse parcheminée entrant dans Sainte-Sophie pour les actions de grâces, pendant que sous l'herbe des siècles sombre le pavé couleur d'os de Byzance et que l'orgasme surhumain des trompettes tétanise le soleil couchant.

 

 

 

Moïse

Les yeux fermés sous les feuilles fraîches de ses troènes, le chemin d'eau m'emportait chaque après-midi à reculons comme une Ophélie passée dans sa bouée de fleurs, dissolvant lentement du front les clôtures molles.

Couché plus bas qu'aucune autre créature vivante sur l'oreiller fondamental, tombait sur moi la face des arbres comme la rosée d'un visage penché sur un lit de malade, et mettant le monde doucement à flot sur ma route comme un liège, j'étais fiancé aux anneaux sonores des ponts comme une gaze, de plain-pied avec le mufle bénin des vaches. L'ombre de la forêt sur la rivière mêlait à l'eau noire une douce tisane de feuilles mortes et d'oubli. Midi me trouvait dérivant au large ensoleillé de vastes grèves scintillantes, les mains closes sur le cœur, les paupières éclatantes de langueur, puis le somptueux froissement des roseaux dévorait les rives d'une palissade théâtrale de murmures, et mollement entravé comme d'une robe par les tiges aux longues traînes, engourdi au fond d'une impasse verte, les doux maillons de soleil de l'eau qui me portait comme un ventre, comme un qui regarde au fond d'un puits redescendaient jusqu'à moi en se dénouant sur le visage d'une femme.

 

 

 

Paris à l'aube

Il y a dans toute trajectoire un passage à vide qui retient le cœur de battre et écartèle le temps : celui où la fusée, au sommet amorti de sa course, se pose sur le lit de l'air avant de s'épanouir — où le gymnaste entre deux trapèzes, un instant interminable, appuie notre diaphragme à un vide de nausée — une perte de vitesse où la ville qu'on habite, et que recompose pour nous jour après jour, comme ces larves de lenteur qui flottent sur la moire d'une hélice, l'accélération seule, le volant lancé à fond d'un maelström d'orbites folles, se change en fantôme rien qu'à laisser sentir un peu son immense corps. Le jour qui se lève sur Paris n'a pas affaire avec l'exultation de la planète, avec le lever de soleil orchestral de la Beauce ou de la Champagne : il est le reflux aveugle d'une marée interne du sang — il est l'affleurement sur un visage vivant, à la surface d'une vie close, d'un signe de secrète et rongeante fatigue — l'heure où la vie se retire vers sa laisse la plus basse et où les moribonds s'éteignent — il est ce moment poignant, cette heure douteuse, où d'une tête aimée sur l'oreiller le visage s'envole, et, comme à un homme qui marche sur la neige, un masque inconnu s'oriente selon l'éclairage incomparable de la mort.

Ce cœur a beaucoup battu, et connaît maintenant que tant de beauté est mortelle. Il y eut des matins où, au fond des brumes du lit, le premier claquement amical d'un volet sur les ténèbres était la veilleuse rassurante qui brille toujours à la fenêtre d'un malade en danger — où les rues noires étaient les intervalles douteux d'une flotte à l'ancre d'étraves sourcilleuses, et où l'écho rassurant des pas sur l'asphalte ne pouvait donner le change sur son aptitude découverte à l'engloutissement. Dans l'air acide de l'aube qui se lève sur Paris, il traîne encore aujourd'hui par les rues vides, au pas du premier promeneur, quelque chose du coup de talon rude du marin qui éprouve le pont de son navire — il fond dans la bouche avec la première lampée d'air un goût de pain quotidien. La ville se dresse, ailée, effilochant son cocon de brumes jaunes, deux fois émouvante de sa force et de sa fragilité. Quiconque traverse Paris avant que ne se lève le jour traverse avec gêne un chantier engourdi en pleine marche, qui appelle instantanément l'herbe folle, une machinerie géante débrayée brutalement par le sommeil de l'œil et de la paume de l'homme, et déjà insensiblement érodée, ravalée à l'état panique de paysage par je ne sais quelle housse de pesanteur. Un désert à perte de vue de murs, de chaussées luisantes, et de miroirs d'eau claire propose chaque matin aux hommes la tâche exténuante de le fleurir tout entier, de le vêtir et de l'aveugler — comme ces maisons abattues qu'une palissade si exactement remplace, — d'une toile sans couture de circuits, de trajectoires et de rumeurs. Dans ces échafaudages machinés, ce labyrinthe de pistes luisantes, ces entassements de colonnes, le matin, comme un flot qui se retire, décèle à un troublant manque de réponse ce caractère de provocation pure à une activité incompréhensible qui demeure à une capitale aussi secret, aussi essentiel qu'à une femme la nudité. Cette heure aventureuse où Rastignac, du haut du Père-Lachaise, répond au défi, est en vérité une heure interdite. Un peuple entier a sécrété une carcasse à sa mesure monstrueuse pour y plaquer à bout de bras de toute sa hauteur la robe de ses millions de désirs. L'œil sacrilège qui glisse à travers la nudité grelottante d'une aube dans les rues de Paris surprend quelque chose du scandale d'un fond de mer entrouverte, de cet instantané plein de malaise d'une coupure encore exsangue que le sang dans une seconde va combler jusqu'à son bord. Une grêle rude de caresses s'apprête à fondre sur cette vacance amoureuse : le labyrinthe béant d'un ventre endormi et découvert féminise la ville, accroche à ses grottes secrètes les ressorts d'un éréthisme inlassable, attire dans ses rues à la première heure l'affamé et le solitaire, et
communique à la flânerie matinale le caractère absorbant et coupable de la possession.

Il y a une ivresse trouble à traverser, tremblante à l'extrême bord du repos nocturne, cette frange baudelairienne du « rêve parisien » où la ville, rédimée de toute servitude, s'engrène une minute aux formes pures de l'espace et du temps, où le long des failles lisses des rues comme dans un port saccagé s'égalise la marée des brumes, et où la cité, entraînée au fil de son fleuve, écoute maniaquement sonner l'heure aux horloges plus attentives, dans cette
majesté fascinante qui rebâtit de marbre une capitale à la veille d'un tremblement de terre. Le corps géant s'est dépris une fois de plus d'un coup de reins dédaigneux de tout ce qui le manie, comme une divinité aux yeux vides et bleuâtres qui se recouche, à nouveau déserte, pour peser sur l'horizon d'un poids pur.
L'étrangeté inabordable de la forêt vierge en une nuit revient expulser l'homme de l'ouvrage de ses mains.

Les yeux qu'on frotte clignent une seconde sur le gel de cette nécropole pétrifiante, une main secourable empoigne les outils, le soleil libéré d'un million d'énergies refoule à ses brouillards le fantôme d'une lucidité inhumaine, un sang tumultueux et confiant bouillonne à tous les canaux, ouate un timbre de mort, brouille des perspectives inexorables, une face aveugle et sourde, médusante, se dilue dans le jour qui monte avec les étoiles : pour Paris, comme pour la sentinelle biblique, le matin vient, et la nuit aussi.

 

 

 

Paysage

Victime de ce singulier désœuvrement qui s'accorde à la chute du jour avec les fins de dîners solitaires, j'avais gagné ce soir-là la grande table d'orientation du cimetière de l'Ouest.
Seuls peuvent rivaliser avec les sillons clairs des plaines à céréales, les avenues inégales creusées dans l'émotion passagère d'une Méditerranée, ces sérieux alignements de tombes enjambant les ondulations des collines qui se permettent, dans les faubourgs d'usines, d'engourdir parfois un coin du paysage sous leurs croûtes de pierre comme une Baltique sous ses banquises.

C'était comme un sort jeté à la belle chevelure frissonnante de la planète par une gorgone des pâturages, les immobiles chardons de pierre, les chicots de granité, les troncs sciés à mi-corps, le champ d'abatis des chapelles funéraires meublant de leur bric-à-brac dément une clairière canadienne désertée par les défricheurs à l'heure où fume la bonne soupe du soir.

Çà et là une hache oubliée, le grand arroi des pelles près d'une fosse fraîchement remuée ne laissaient pas que d'ajouter à l'illusion.
Des buissons de ronces s'entrelaçant de traîtreux fils de fer, c'était aussi tout à coup toute la musique des bombardements, quand le paysage aéré, allégé par un souffle folâtre, laisse pour une minute un jeu plus libre aux règles de la pesanteur — enfin il n'était pas défendu, sans doute, de fourrager dans l'imprévu de ces curieuses poubelles, on s'étonnait même de l'absence frétillante autour des boîtes à ordures du caniche matinal.

Quelque part, un clairon sonnait derrière une colline un remugle désenchanté de caserne, un de ces decrescendo solennels de cuivre qui s'accordent si bien à la croissance insouciante de l'herbe entre les pavés, des pâquerettes entre les tombes, et une petite revendeuse des faubourgs pourchassait au coin des stèles les premières violettes.

 

 

 

Pleine eau

Le cri d'un coq traîne par les rues vides, dans cette chaude après-midi de juin où il n'y a personne.
Le silence, profond comme un grenier à blé abandonné, gorgé de chaleur et de poussière.
Quel désœuvrement sous les voûtes basses de ces tilleuls, sur ces marteaux de portes où bâillent mille gueules de bronze !
Quel après-midi de dimanche distingué, qui fait rêver de gants noirs à crispins de dentelles aux bras des jeunes filles, d'ombrelles sages, de parfums inoffensifs, des steppes arides du cinq à sept !
Seul un petit nuage, alerte, blanc, — comme le nageur éclatant porté sur l'écume ombre soudain de stupidité la foule plantée sur la plage — couvre de confusion tout à coup le paysage endormi et fait rêver d'extravagance au fond de l'avenue un arbre qui n'a jamais encore volé.

 

 

 

Pour galvaniser L'urbanisme

Gêné que je suis toujours, sur les lisières d'une ville où cependant il serait pour nous d'une telle séduction de voir par exemple les beaux chiendents des steppes friser au pied même de l'extravagante priapée des gratte-ciel, déçu par le dégradé avilissant, la visqueuse matière interstitielle des banlieues, et, sur les plans, leurs cancéreuses auréoles, je rêve depuis peu d'une Ville qui s'ouvrît, tranchée net comme par l'outil, et pour ainsi dire saignante d'un vif sang noir d'asphalte à toutes ses artères coupées, sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères. Que ne pourrait-on espérer d'une ville, féminine entre toutes, qui consentît, sur l'autel d'une solitaire préoccupation esthétique, le sacrifice de cet embonpoint, moins pléthorique encore que gangreneux, où s'empêtre perversement comme dans les bouffissures de l'enfance la beauté la plus mûre et la plus glorieuse d'avoir été fatiguée par les siècles, le visage d'une grande cité. Le papillon sorti du cocon brillant des couleurs du rêve pour la plus courte, je le veux bien, la plus condamnée des existences, c'est
à peine s'il donnerait l'idée de cette fantastique vision du vaisseau de Paris prêt à larguer ses amarres pour un voyage au fond même du songe, et secouant avec la vermine de sa coque le rémore inévitable, les câbles et les étais pourris des Servitudes Economiques. Oui, même oubliée la salle où l'on projetait l'Age d'Or, il pourrait être spécialement agréable, terminée la représentation de quelque Vaisseau Fantôme, de poser sur le perron de l'Opéra un pied distrait et pour une fois à peine surpris par la caresse de l'herbe fraîche, d'écouter percer derrière les orages marins du théâtre la cloche d'une vraie vache, et de ne s'étonner que vaguement qu'une galopade rustique, commencée entre les piliers, soudain fasse rapetisser à l'infini comme par un truc de scène des coursiers échevelés sur un océan vert prairie plus réussi que nature.

Serais-je le seul ? Je songe maintenant à ce goût panoramique du contraste, à ce choix du dépouillement dans le site où s'édifieront les constructions les plus superflues, les plus abandonnées au luxe, palaces de skieurs, caravansérails, dancings des déserts, des Saharas, des pics à glaciers, où trouve à s'avouer avec naïveté je ne sais quel besoin moderne d'ironie et d'érémitisme. Revient surtout me hanter cette phrase d'un poème de Rimbaud, que sans doute j'interprète si mal — à ma manière : « Ce soir, à Circeto des hautes glaces... » J'imagine, dans un décor capable à lui seul de proscrire toute idée simplement galante, ce rendez-vous solennel et sans lendemain. Au-dessus de vallées plus abruptes, plus profondes, plus noires que la nuit polaire, de culminations énormes de montagnes serrées dans la nuit épaule contre épaule sous leur pèlerine de forêts — comme dans la « pyramide humaine » au-dessus des nuques de jeunes Atlas raidis par l'effort une gracieuse apparition, bras étendus, semble s'envoler sur la pointe d'un seul pied, — ou plus encore comme à là lueur du jour la céleste Visitation des neiges éternelles, leur attouchement à chaque cime de gloire dans une lumière de Pentecôte, — l'œil dressé sous un angle impossible perçoit en plein ciel d'hiver nocturne des phares tournoyants dans les sarabandes de la neige, de splendides et longues voitures glissant sans bruit le long des avenues balayées, où parfois un glacier dénude familièrement la blancheur incongrue d'une épaule énorme — et toutes pleines de jouets somptueux, d'enfants calmes, de profondes fourrures, et se hâtant tout au long des interminables et nobles façades des palais d'hiver vers la Noël mystérieuse et nostalgique de cette capitale des glaces.

Le souvenir charmant que j'ai gardé de cette ville où les feux de bengale roses éclataient dans les collines de neige, où la jeunesse dorée des quartiers riches, à minuit, s'amusait à jeter dans les précipices qui ceinturent ce belvédère de glace des torches enflammées qui rapetissaient mollement, régulièrement, dans la transparence noire, jusqu'à ce que, le souffle coupé par une nausée vague, on relevât les yeux vers la nuit piquetée d'étoiles froides, et qu'on sentît la
planète pivoter sur cette extrême pointe. Devant le perron du casino, deux avenues immaculées, escarpées, majestueuses, entrecroisaient une courbe à double évolution; lancées comme dans un toboggan, moteur calé, des voitures en ramenaient, vers les jolies banlieues verticales, les derniers fêtards sur le rythme doux des aérolithes, la lumière électrique, si pauvre toujours et si grelottante sur les rues blanches, je l'ai vue s'enrichir de sous-entendus d'au-delà, de magnifiques points d'orgue à chaque pli de la neige, plus suspecte et plus que les plaines de toutes les Russies lourde, pouvait-on croire, de cadavres de contrebande sous cet éclairage pestilentiel.

Mais, à quatre heures du matin, dans l'air glacé, les immenses avenues vides sous leurs lumières clignotantes ! Une brume vague montait des abîmes, et, complice de la somnolence du froid extrême, mêlait les étoiles aux lumières infimes de la vallée. Accoudé à un parapet de pierre, l'œil aux gouffres frais et nuageux, humides au matin comme une bouche, ma rêverie enfin prenait un sens. Sur les kilomètres vertigineux de ces avenues démesurées, on n'entendait plus que le bruissement des lampes à arc et les craquements secs des glaciers tout proches, comme une bête qui secoue sa chaîne dans la nuit. Parfois, au bout d'une perspective, un ivrogne enjambait la rampe d'un boulevard extérieur comme un bastingage.

Villes ! — trop mollement situées !

Et pourtant, des villes réelles, une me toucherait encore jusqu'à l'exaltation : je veux parler de Saint-Nazaire. Sur une terre basse, balayée devant par la mer, minée derrière par les marais, elle n'est guère, — jetées sur ce gazon ras qui fait valoir comme le poil lustré d'une bête la membrure vigoureuse des côtes bretonnes, — qu'un troupeau de maisons blanches et grises, maladroitement semées comme des moutons sur la lande, mais plus denses au centre, et comme agglutinées par la peur des grands coups de vent de mer. Assez tragique est l'abord de cette ville, que je me suis toujours imaginée mal ancrée au sol, prête à céder à je ne sais quelle
dérive sournoise. Des boqueteaux de grues géantes aux bras horizontaux se lèvent comme des pinèdes pardessus les berges boueuses, en migration perpétuelle, de ce grand fleuve gris du nord appelant comme une rédemption la blancheur des cygnes de légende qu'est devenue dans un mélancolique avatar final la rivière lumineuse et molle de la Touraine.

Par la vitre du wagon, on songe aussi, pris dans le champ d'un périscope, au camp d'atterrissage des géants martiens à tripodes de Wells.

Je lui dus, par un bel été, la surprise d'une de ces poétiques collusions, de ces drôles d'idées qui naissent parfois aux choses et laissent soudain interdite la pire fantaisie. Pardessus les toits de ses maisons basses, la ville, en moquerie profonde, je pense, de ses dérisoires attaches terrestres, avait hissé en guise de nef de sa cathédrale absente — haute de trente mètres et visible mieux que les clochers de Chartres à dix lieues à la ronde, la coque énorme entre ses tins du paquebot « Normandie ». Ville glissant de partout à la mer comme sa voguante cathédrale de tôle, ville où je me suis senti le plus parfaitement, sur le vague boulevard de
brumes qui domine le large, entre les belles géographies sur l'asphalte d'une averse matinale et tôt séchée, dériver comme la gabare sans mâts du poète sous son doux ciel aventureux.

Mais ce Saint-Nazaire que je rêve du fond de ma chambre existe-t-il encore ? Lui et tant d'autres. Villes impossibles comme celles que bâtit l'opium, aux lisses façades glaciales, aux pavés muets, aux frontons perdus dans les nuages, villes de Quincey et de Baudelaire, Broadways du rêve aux vertigineuses tranchées de granit — villes hypnotisées de Chirico — bâties par la harpe d'Amphion, détruites par la trompette de Jéricho — de tout temps ne fut-il pas inscrit dans la plus touchante des fables que vos pierres, suspendues aux cordes de la lyre, n'attendaient jamais, pour se mettre en mouvement, que les plus fragiles inspirations de la poésie. C'est à ce mythe qui fait dépendre, avec combien de lucidité, du souffle le plus pur de l'esprit la remise en question des sujétions les plus accablantes de la pesanteur que je voudrais confier les secrets espoirs que je continue à nourrir de n'être pas éternellement prisonnier de telle sordide rue de boutiques qu'il m'est donné (!) par exemple d'habiter en ce moment.

Pourquoi ne m'accrocherais-je pas à de telles pensées pour me donner le cœur de sourire parfois de leurs villes de pierres et de briques ? Libre à eux de croire s'y loger.
Le diable après tout n'y perd rien et, tout boiteux qu'il est, paraît-il, comme la justice, n'aura jamais fini d'en faire sauter les toits.

 

 

 

Robespierre

Cette beauté d'ange que l'on prête malgré soi, — par-delà les pages poussiéreuses d'un livre feuilleté jamais autrement que dans la fièvre, — à quelques-uns des terroristes mineurs : Saint-Just, Jacques Roux, Robespierre le Jeune, — cette beauté que leur conserve pour nous à travers les siècles, nageant autour d'une guirlande de gracieuses têtes coupées comme un baume d'Egypte, le surnom de l'Incorruptible — ces blancheurs de cous de Jean-Baptiste affilées par la guillotine, ces bouillons de dentelles, ces gants blancs et ces culottes jaunes, ces bouquets d'épis, ces cantiques, ce déjeuner de soleil avant les grandes cènes révolutionnaires, ces blondeurs de blé mûrissant, ces arcs flexibles des bouches engluées par un songe de mort, ces roucoulements de Jean-Jacques sous la sombre verdure des premiers marronniers de mai, verts comme jamais du beau sang rouge des couperets, ces madrigaux funèbres de Brummels somnambules, une botte de pervenches à la main, ces affaissements de fleur, de vierges aristocrates dans le panier à son — comme si, de savoir être un jour portées seules au bout d'une pique, toute la beauté fascinante de la nuit de l'homme eût dû affluer au visage magnétique de ces têtes de Méduse — cette chasteté surhumaine, cette ascèse, cette beauté sauvage de fleur coupée qui fait pâlir le visage de toutes les femmes — c'est la langue de feu qui pour moi çà et là descend mystérieusement au milieu des silhouettes rapides comme des éclairs des grandes rues mouvantes comme sur l'écran d'une allée d'arbres en flammes dans la campagne par une nuit de juin, et me désigne à certaine extase panique le visage inoubliable de quelques guillotinés de naissance.

 

 

 

Roof-Garden

Sur le rempart il y a un petit champ vert où poussent les églantines, les ravenelles, et les avoines de la nouvelle journée.

Parfois coulant comme un fleuve jaune, parfois un écheveau sous des ongles d'air, parfois la paille douce d'une chevelure blonde prise dans un rouet. Avec le soir, les chaumes sont un
reposoir où montent les fumées charmantes de la ville comme les corolles d'un bombardement de fête et de silence, et par les archères on voit le ciel écumer de nuages légers et les campagnes comme la poitrine d'une femme sous l'énorme chaleur. On épierre le champ à même sur le vide et la carapace des toits, et il y a des chemins couverts et des routes douces dans les herbes, les pierres, et la forêt balsamique des orties jusqu'à la plate-forme rase où le ciel sur la mer de paille est un orage mexicain, où l'air coule comme de l'huile dans la gueule d'un canon de bronze, et l'herbe folle au-dessus du fleuve frissonne sans cause comme l'épaule d'un cheval.

 

 

 

Salon meublé

Dans le jour très sombre — de cette nuance spécialement sinistre que laissent filtrer par un après-midi d'août torride les persiennes rabattues sur une chambre mortuaire — sur les murs peints de cet enduit translucide, visqueux pour l'œil et au toucher dur comme le verre, qui tapisse les cavernes à stalactites, une légère écharpe d'eau sans bruit, comme sur les ardoises des vespasiennes, frissonnante, moirée, douce comme de la soie.
Les rigoles confluant dans un demi-jour à l'angle gauche de la pièce nourrissent avant de s'échapper une minuscule cressonnière.
Côté droit, dans une grande cage de Faraday à l'épreuve des coups de foudre, jetée négligemment sur le bras d'une chaise curule comme au retour d'une promenade matinale, la toge ensanglantée de César, reconnaissable à son étiquette de musée et l'aspect sui generis de déchirures particulièrement authentiques.
Une horloge suisse rustique, à deux tons, avec caille et coucou, sonnant les demies et les quarts pour le silence d'aquarium.
Sur la cheminée, victimes de je ne sais quelle spécialement préméditée mise en évidence au milieu d'un profusion de bibelots beaucoup plus somptueux, un paquet de scaferlati entamé et la photographie en premier communiant (carton fort, angles abattus, tranche épaisse et dorée, travail sérieux pour familles catholiques, avec la signature du photographe) du président
Sadi-Carnot.
Dans la pénombre du fond du salon, un wagon de marchandises avec son échauguette, sur sa voie de garage légèrement persillée de pâquerettes et d'ombellifères, laisse suinter par sa porte entrebâillée l'étincellement d'un service en porcelaine de Sèvres, et le bel arrangement des petits verres à liqueur.

 

 

 

Scandales mondains

Le jour se lève dans une pluie d'éclairs de chaleur, salué par de maternelles chutes de neige.
Le travailleur à la chaîne, habile à scander de l'index le mol écoulement des minutes, soudain croit à une rémission particulière de son rêve, et s'endort.
Les bielles et les courroies de transmission sont tout à coup jonchées de primevères.
Le monde sommeille, le temps à peine d'éternuer un Ave Maria.

Ce canal sous la lumière éclatante de février.
Au bas de l'avenue en falaise, les vagues courtes rendent le bleu de l'eau insoutenable comme un empâtement rêche de peinture.
Devant, le pavillon du Yacht-Club, si noble, ces belles fenêtres Renaissance, ce quai long, ces quelques yoles sautillantes et, derrière, ce vague néant des prairies suburbaines entre les remblais de chemin de fer, comme un énorme bâillement de gueules vertes — avec ces beaux pylônes électriques entre lesquels les anges font de la corde raide chaque fois que le coup de canon du départ fait tourner la tête des spectateurs.
C'est du joli.

Dans les salons de la Résidence de Calm Beach, le soir de la Redoute Fleurie, le scandale majestueux de cette partie de bridge où, mis au pied du mur sur une exorbitante enchère, un personnage en frac et masqué de noir, accoudé à ma gauche, à la dernière seconde glissa négligemment dans ma manche ce neuf d'asperges qui m'assurait le grand chelem.

Mes plus délicats souvenirs ? ces soirées solitaires dans le rendez-vous de chasse de la Forêt
Noire.
Un grand feu de chapeaux-claque illuminait mes nuits, parfois, accoudé à un tesson de candélabre, je songeais : «Allons ! encore une nuit de clair de lune, — on va s'embarquer en masse à la jetée du Tambour-Major. »

Dans les nuits claires du pôle, j'ai parfois chassé, rien que pour sentir sous mes doigts leurs détentes d'oiseaux, ces crevettes glacées et brûlantes qui remontent des cavernes d'ombre et s'agglutinent par grappes au bord des crevasses pour voir étinceler la Croix du Sud.

 

 

 

Surprise-parties de la Maison des Augustules

Les trottoirs, ce matin-là, sont des escaliers de fontaines pétrifiantes où fument dans la perspective de beaux alignements de cataractes. Aucun souffle de vent, mais à perte de vue sur les boulevards on entend casser une à une les branches des marronniers avec un bruit de mousqueterie. De temps à autre, quelques reliures à armoiries font explosion dans les éventaires des quais de la Seine, — des gousses géantes entrent en déhiscence sur le zinc des estaminets.

Partout des visages de bois; la journée s'annonce rude; sur la Montagne Sainte-Geneviève, par intervalles, on signale une grêle serrée de boules de bleu à lessive.
L'aube à peine levée, l’affluence des facteurs est à Saint-Julien.

 

 

 

Transbaikalie

Les rendez-vous manqués d'amoureux au creux d'une carrière de porphyre, — la géhenne et la gigue démente des bateaux en feu, par une nuit de brume, sur la mer du Nord — les géantes broussailles de ronces et les hautes couronnes de cimetière d'une usine bombardée — ne pourraient donner qu'une faible idée de ce vide pailleté de brûlures, de ce vau-l'eau et de cette dérive d'épaves comme les hautes eaux de l'Amazone où mon esprit n'avait cessé de flotter après le départ, au milieu d'énigmatiques monosyllabes, de celle que je ne savais plus nommer que par des noms de glaciers inaccessibles ou de quelques-unes de ces splendides rivières mongoles aux roseaux chanteurs, aux tigres blancs et odorants, à la tendresse d'oasis inutiles au milieu des cailloutis brûlés des steppes, ces rivières qui défilent si doucement devant le chant d'un oiseau perdu à la cime d'un roseau, comme posé après un retrait du déluge sur un paysage balayé des dernières touches de l'homme : Nonni, Kéroulèn, Sélenga.

Nonni, c'est le nom que je lui donne dans ses consolations douces, ses grandes échappées de tendresse comme sous des voiles de couvent, c'est la douceur de caillou de ses mains sèches, sa petite sueur d'enfant, légère comme une rosée, après l'étreinte matinale, c'est la petite sœur des nuits innocentes comme des lis, la petite fille des jeux sages, des oreillers blancs comme un matin frais de septembre, — Kéroulèn ce sont les orages rouges de ses muscles vaincus dans la fièvre, c'est sa bouche tordue de cette éclatante torsion sculpturale des poutrelles de fer
après l'incendie, les grandes vagues vertes où flottent ses jambes houleuses entre les muscles frais de la mer quand je sombre avec elle comme une planche à travers des strates translucides et ce grand bruit de cloches secouées qui nous accompagne sur la couche des profondeurs — Sélenga, c'est quand flotte sa robe comme un vol de mouettes ensoleillé au milieu des rues vides du matin, c'est dans de grands voiles battants, ocellés de ses yeux comme une queue d'oiseau à traîne, ce sont ses yeux liquides qui nagent autour d'elle comme une danse d'étoiles — c'est quand elle descend dans mes rêves par les cheminées calmes de décembre, s'assied près de mon lit et prend timidement ma main entre ses petits doigts pour le difficile passage à travers les paysages solennels de la nuit, et ses yeux transparents à toutes les comètes ouverts au-dessus de mes yeux jusqu'au matin.

 

 

 

Truro

Les flèches de la cathédrale de Truro sont maintenant deux cônes de maçonnerie compacte, et l'aspect des façades a beau demeurer le même, l'espace est étrangement mesuré aux pièces
habitées par l'épaississement anormal des murs; quant à la population — le sourire mesquin et tordu de quelqu'un à qui on a marché sur le pied — on dirait d'un bernard-l'ermite expulsé par une intumescence interne de sa coquille.
Truro souffre encore sans se plaindre.

D'année en année, la croissance de l'aubier minéral rétrécit vers l'intérieur des pièces l'espace disponible; en même temps la lutte sournoise du génie végétal contre les angles vifs s'observe à plein : déjà nombre de salles à manger sont en rotonde, et j'ai souvent, invité dans la haute
société de la ville, l'impression anachronique de prendre le thé dans un donjon.
Les meubles qu'on n'a pas eu la précaution de mouvoir sont scellés aux murs par le progrès de la gangue vitreuse, assez comparable par son aspect ganglionnaire à ces plaques muqueuses qui, de jour en jour, par les hivers froids, bourgeonnent sur l'ardoise des urinoirs.
La minéralisation gagne particulièrement vite les draperies : l'aspect est resté encore souple que la main fait crouler les franges des rideaux en une friable poussière de craie.

On a beau éloigner sa couche des murailles et cacher son appréhension sous le prétexte de la mode ancienne des lits de milieu, il arrive parfois que le visiteur au petit matin tâte du doigt un drap déjà rigide, ou crève d'un orteil impatient une insidieuse pellicule de marbre, comme un poisson troue d'un coup de queue la jeune glace des mers du Sud.
Le phénomène des stalactites ne s'observe guère que par les saisons pluvieuses, dans les parages du Faubourg Maritime.
Ce n'est pas qu'il y ait à proprement parler danger, encore qu'on cite déjà des phénomènes subaigus et des cas d'occlusion accélérée des issues de secours, et cependant — quoique, je le reconnais, sans raisons vraiment péremptoires — je me permets de déconseiller dorénavant le séjour de Truro, car dans de telles pièces, comme dit le poète, on ne loge pas seulement son corps, mais aussi son imagination.

 

 

 

Un Hibernant

Le matin en s'éveillant, les doubles fenêtres l'emprisonnaient dans la forêt vierge de leur délicate palmeraie de glace.
Il n'était besoin que de les arroser pour qu'elle poussât en une nuit.
On s'étonnait cependant à peine de marcher la tête en bas : le ciel n'était plus que du terreau gris sale, mais la voie lactée de la neige éclairait le monde par-dessous.
Tous les visages étaient beaux, rajeunis, — la neige enfantait des corps glorieux.
A midi dans le jardin de neige et d'ouate, debout sur un pied et retenant son souffle, il réaccordait le silence.
Le soir le labyrinthe duveteux du brouillard cadenassait la maison, — les portes restaient battantes.
Puis le rayon de lune rôdait autour de la chambre jusqu'à ce que la fenêtre posât sur le lit une grande croix noire.
Ces délicates escroqueries lumineuses pourtant n'étaient pas toujours sans danger.

 

 

 

Unité originairement synthétique de l'aperception

Non, je ne suis pas venu pour cela, si c'est ce qui te tourmente. Laisse donc. A quoi bon !

— pas de gestes — nous nous entendons mieux que tu ne penses. C'était pendant que tu dormais à poings fermés que cette idée m'était venue. L'expression est curieuse — avoue-le

— mais j'ai prise au besoin ailleurs que dans les défauts du langage, et je ne saurais lire à livre ouvert dans de si curieux épanchements nocturnes. Il n'y a rien là qui puisse te blesser.

Je me suis trouvé, puis perdu dans les couloirs de ce théâtre, comme une aiguille dans une botte de foin.

J'avais rencontré en rêve une femme fort belle. Tu ris déjà, tu crois ne pouvoir supporter une allégorie aussi bouffonne. Pourtant, je suis plus vieux que tu ne penses.

Une figure de style t'accompagnait quand tu croyais te porter seule à d'aussi coupables extrémités.

J'ai ce pouvoir. Mais une minute encore, et ce sera trop tard. La chance d'une porte entrebâillée sur une lumière, qui claque au moment où on passe devant, très tard, dans ces couloirs d'hôtel d'une ville inconnue où tout désoriente. Naturellement, on n'entre jamais.

J'ai eu le plaisir de saluer ce matin le poète Francis Jammes, au volant de son cylindre à vapeur.

Tu n'as pas de secrets pour moi. Les serrures que tu poses çà et là sur les portes douteuses par où tu t'évades ? Je suis revenu aussi des coups de tête et des portes qui claquent sur un circuit monotone, comme des salles de musée où tout ramène à l'issue du fatigant manège de chevaux de bois. Non, je voulais parler seulement de cette intonation singulière, un peu trop aiguë — tendue si tu veux — que tu prenais à ce week-end de juin dernier pour me raconter ton voyage dans un wagon excessivement comble. Longtemps, cette note un peu flûtée fit pour moi baisser d'un degré l'intensité du jour, si parfois je la retrouvais dans ces méandres d'une conversation à bâtons rompus où je l'avoue tu excelles. Des bêtises.

J'ai connu une maison où on servait les petits fours dans des feuilles de roses — mais tout de même, trop, c'est trop.

Ce sont de bien grands mots. Pourtant, en quittant Lucien à la sortie du théâtre, j'ai trouvé ta conduite singulière. La conversation, c'est vrai, s'était mal engagée ! Lucien est un charmant garçon. A tous points de vue. Mais tu es nerveuse.

J'ai deux grands bœufs dans mon étable. Cela peut surprendre — mais après tout n'a que la valeur d'une simple constatation.

J'ai pensé à Hélène, en lisant le dernier roman de Mauriac. Tu ne trouves pas ? Tous ces chagrins ont beaucoup abrégé la vie de sa mère.

Nous faisons un brin de causette dans les couloirs du métro, quand je descends vider mon seau de toilette.

Non, rien. C'était une idée. Tu vas rire. Mais, comme les adolescents vont dans les musées bien tenus rêver de préférence sur la solution d'un humble problème technique, — moi je me suis souvent surpris à contempler une statue de Jeanne d'Arc, ou la photographie d'une pêcheuse de crevettes, — captivé toujours au-delà de toute mesure par l'image absorbante d'une femme prolongée par un étendard.

 

 

 

Venise

Sur cette plage où la neige volait de conserve avec de légères frondaisons d'écume, aux rayons du soleil de cinq heures, je sonnais à la grille du palais Martinengo.
J'étais seul au centre géométrique de ce gigantesque haussement d'un sourcil de sable — encore quelques minutes et les dunes sonnant la retraite allaient me barrer le passage des vagues de leurs blonds escadrons. La sonnerie pénétrait comme un quatorze juillet de pétards et de drapeaux des corridors somnolents comme de l'huile, des galeries de bronze aux dérisoires armures de pacotille, dérangeait sous un repli d'ombre le coffre aux trésors. Le bois de pins, derrière, était tout à coup semblable à la lumière minérale des projecteurs, quand l'orchestre prélude au clair de lune de Werther. C'était bien, je pouvais me le dire avec ravissement, la solitude. Au-dessus de moi claquait au vent, solennel comme un portant de théâtre, le volet d'une haute fenêtre au milieu d'une galopade de sable. La mer tonnante d'un bout à l'autre de la baie raccourcissait l'issue d'une escapade douteuse. De la main gauche je cherchais à briser le plus délicatement possible la vitre d'un de ces charmants coffrets du quinzième où se dissimule parfois la bouche d'un avertisseur d'incendie. Le spectacle qui s'ensuivit ne pourrait trouver d'analogie que dans une panique nocturne de transatlantique, une explosion de batterie de jazz, un carnaval de jugement dernier, lorsque d'un seul élan trente sonnettes comme des vrilles taraudèrent les fondations de l'hôtel, et avec la majesté d'une sonde touchant le fond de la fosse des Philippines descendit vers moi comme un rideau de fenêtre la barbe du patriarche de l'Adriatique.

 

 

 

Vergiss mein nicht

Ce que tu fais à cette heure tardive de la nuit ?
Peut-être assise à coudre dans cette lumière bonne des soirées diligentes, des mains soigneuses, cette foisonnante envie du bon ouvrage qui délie les langues pour un babil bienveillant sous la lampe, et les chaudes pensées gaies qu'on distribue à la ronde à l'absent amical — peut-être à la fenêtre devant un bois de pins sous la lune brillante, tu touches le grand froid minéral qui rôde entre les planètes avec les doigts mouillés de ta main, et tu penses que je suis, loin, derrière cet horizon où s'enfonce un train empenné de ses douces lumières, si enivré de son bruit de fer dans la nuit calme — peut-être un livre me trahit-il dans un battement d'éventail de ces pages tournées dans la fièvre au vent doux d'une chevelure, et des infortunes te bouleversent où rien ne te paraîtrait tout à coup plus malséant que j'aie aucune part — ou bien dans la chambre où tu t'endors, où soudain tout me déserte et t'oriente selon les mystérieux indices du prochain matin, tu coules au milieu de tes rêves dans l'enivrement d'être si seule, et travaille avec délices pour les voleurs de nuit toute une ruche de mauvaises abeilles.

 

 

 

Villes hanséatiques

Éveil d'une jeune beauté couchée sur le gazon près d'une ville, devant l'étincellement de l'eau et la paresse de dix heures, sous la lumière bleuâtre.
Les clochetons et les tours de cette ville très ancienne, ses hautes rues étroites pour le grondement et les émeutes de la foule affamée des sièges, les arbres somptueux du mail pour ombrager les bijoux trop riches, éteindre les velours orgueilleux et fermer une résille de soleil sur les cheveux des jeunes femmes aux jours de triomphe et de parade, et les places triangulaires sous le soleil cruel avec leurs senteurs puissantes d'immondices.
L'air coule et lave les ponts comme un fleuve bleu en spirales musicales.
La petite ville noble dentelle un abrupt de rêve sur l'horizon au-delà d'une prairie de fête coupée par un fleuve, mais toute la lumière chaude est pour approfondir sur le foin coupé l'arôme d'une chevelure étouffante, et ourler un pied et une main nue dont les doigts jouent sur les cordes compliquées de l'air.

 

 

 

Written in water

Certes, il me dure d'être condamné à cette malédiction de l'épaisseur.
Ce corps comme une outre plombée, pourrissant comme tout ce qui a ventre, et toute la servitude humaine dans ce mot, mot qui décapite les étoiles, le plus dérisoire, le plus
clownesque que recèle le langage, graviter.
Rien ne m'a jamais bouleversé comme l'avatar souriant de promesse au pied de mon lit dans son cadre de peluche d'un personnage devenu miroir, — et, sans doute à la fin lourd d'un secret de divine paresse, dissous dans le plan et confié au médiateur le plus consolant qui soit pour moi de l'infini.
Pourrait-on jamais vivre qu'à fleur de peau, se prendre à d'autres pièges qu'à ceux des glaces et — déplié comme ces belles peaux de bœuf qui boivent le ciel de toute leur longueur — déplissé, lissé comme une cire vierge au seuil des grands signes nocturnes — bouquet séché qui livre ses souvenirs dans le noir — devant cette photographie jaunie dans son cadre de peluche ai-je jamais pu me glisser, tarot mêlé au jeu du rêve, entre les feuillets de mon lit sans songer au jour où — sans âge comme un roi de cartes — familier comme le double gracieux des bas-reliefs d'Egypte — plat comme l'aïeul sur fond de mine de plomb, à la belle chemise de guillotiné, des albums de famille, — désossé comme ces beaux morts des voitures de course dont le cœur se brise de se réveiller trop vite au creux d'un rêve splendide de lévitation — je retournerai hanter ma parfaite image.

 

 

 

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