Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité

La Chanson Grise

6 juin 2013

Sophocle, Électre (théâtre en prose)

 Sophocle 350Electre copie

 (- 495 ... - 406)

TRAGÉDIE

Traduction nouvelle de Leconte de Lisle

 

Électre350 copie

 

LES ACTEURS

 

LE PÉDAGOGUE

ORESTE, fils d’Agamennon et de Clytemnestre, frère d’Électre et de Chrysothémis

ÉLECTRE, sœur d’Oreste et de Chrysthémis

CHŒUR DE JEUNES FEMMES DE MYCÈNES

CHRYSOTHÉMIS, sœur d’Électre et d’Oreste

CLYTEMNESTRE, veuve d’Agamennon (fille de Tyndare)

ÉGISTHE, amant de Clytemnestre, assassin d’Agamennon (fils de Thyeste et cousin d’Agamennon)

 

 

electre500pie

 

Le Pédagogue, Oreste, Électre.

 

LE PÉDAGOGUE.

Ô enfant d'Agamemnôn, du chef de l'armée devant Troie, il t'est permis maintenant de voir ce que tu as toujours désiré. Ceci est l'antique Argos, le sol consacré à la fille aiguillonnée d'Inakhos. Voici, Oreste, l'agora Lycienne du dieu tueur de loups ; puis, à gauche, le temple illustre de Héra. Tu vois, crois-le, la riche Mycènes, où nous sommes arrivés, et la fatidique maison des Pélopides où, autrefois, après le meurtre de ton père, je te reçus des mains de ta sœur, et, t'ayant enlevé et sauvé, je t'élevai jusqu'à cet âge pour venger la mort paternelle. Maintenant donc, Oreste, et toi, le plus cher des hôtes, Pylade, il s'agit de promptement délibérer sur ce qu'il faut faire. Déjà le brillant éclat de Hélios éveille les chansons matinales des oiseaux et la noire nuit pleine d'astres tombe. Avant qu'aucun homme sorte de la demeure, tenez conseil ; car, où en sont les choses, ce n'est plus le lieu d'hésiter, mais d'agir.

ORESTE.

Ô le plus cher des serviteurs, que de marques certaines tu me donnes de ta bienveillance pour nous ! En effet, comme un cheval de bonne race, bien qu'il vieillisse, ne perd point courage dans le danger, mais dresse les oreilles, ainsi tu nous excites et tu nous suis des premiers. C'est pourquoi je te dirai ce que j'ai résolu. Pour toi, écoutant mes paroles de toutes tes oreilles, reprends-moi si je m'égare. Quand j'allai trouver l'oracle Pythique, afin de savoir comment je châtierais les tueurs de mon père, le Phoibos me répondit ce que tu vas entendre : «  Toi seul, sans armes, sans armée, secrètement et par des embûches, tu dois, de ta propre main, leur donner une juste mort. » Donc, puisque nous avons entendu cet oracle, toi, quand il sera temps, entre dans la demeure, afin qu'ayant appris ce qu'on y fait, tu viennes nous le dire sûrement. Ils ne te reconnaîtront ni ne te soupçonneront, après un si long temps, et tes cheveux ayant blanchi. Dis-leur que tu es un étranger Phocéen, envoyé par un homme nommé Phanoteus. Et, en effet, celui-ci est leur meilleur allié. Annonce-leur aussi, et jure-leur qu'Oreste a subi la destinée par une mort violente, étant tombé d'un char rapide, dans les jeux Pythiques. Que tes paroles soient telles ! Pour nous, après avoir fait des libations à mon père, comme il est ordonné, et déposé sur son tombeau nos chevelures coupées, nous reviendrons ici, portant aux mains l'urne d'airain que j'ai cachée dans les buissons, comme tu le sais, je pense. Ainsi nous les tromperons par de fausses paroles, en leur portant cette heureuse nouvelle que mon corps n'est plus, qu'il est brûlé et réduit en cendre. Pourquoi, en effet, me serait-il pénible d'être mort en paroles, puisque je vis et que j'acquerrai de la gloire ? Je pense qu'il n'est aucune parole de mauvais augure, si elle sert. Déjà j'ai vu très souvent des sages qu'on disait morts, revenir dans leur demeure et n'en être que plus honorés ; d'où je suis assuré que moi aussi, vivant, j'apparaîtrai comme un astre à mes ennemis. Ô terre de la patrie, et vous, dieux du pays, recevez-moi heureusement ; et toi aussi, ô maison paternelle, car je viens, poussé par les dieux, afin de te purifier par l'expiation du crime. Ne me renvoyez pas déshonoré de cette terre, mais faites que j'affermisse ma maison et que je possède les richesses de mes aïeux. En voilà assez. À toi, vieillard, d'entrer et de faire ton office. Nous, sortons. L'occasion presse en effet, et c’est elle qui préside à toutes les entreprises des hommes.

 

On entend Électre gémir dans le palais.

ÉLECTRE.

Hélas sur moi !

LE PÉDAGOGUE.

Il me semble, ô fils, que j'ai entendu une des servantes soupirer dans la demeure.

ORESTE.

N'est-ce point la malheureuse Électre ? Veux-tu que nous restions ici et que nous écoutions ses plaintes ?

LE PÉDAGOGUE.

Non, certes. Toutes choses négligées, nous nous hâterons de suivre les ordres de Loxias. Il te faut, sans songer à ceci, faire des libations à ton père. Ceci nous assurera la victoire et donnera une heureuse fin à notre entreprise.

 

Électre, Le Chœur.

ÉLECTRE.

Ô lumière sacrée, Air qui emplis autant d'espace que la terre, que de fois aurez-vous entendu les cris sans nombre de mes lamentations et les coups précipités contre ma poitrine saignante, quand la nuit ténébreuse s'en va ! Et mon lit odieux, dans la demeure misérable, sait les longues veilles que je passe, pleurant mon malheureux père qu'Arès n'a point reçu, comme un hôte sanglant, dans une terre barbare, mais dont ma mère et son compagnon de lit, Égisthe, ont fendu la tête avec une hache sanglante, comme les bûcherons font d'un chêne. Et nul autre que moi ne te plaint, ô père, frappé de cette mort indigne et misérable ! Mais je ne cesserai point de gémir et de pousser d'amères lamentations, tant que je verrai les clartés étincelantes des astres, tant que je verrai le jour ; et, telle que le rossignol privé de ses petits, devant les portes des demeures paternelles je répandrai mes cris aigus en face de tous. Ô demeure d'Aidès et de Perséphone, Hermès souterrain et puissante imprécation, et vous, Erinnyes, filles inexorables des dieux, venez, secourez-moi, vengez le meurtre de notre père et envoyez-moi mon frère ; car, seule, je n'ai point la force de supporter le fardeau du deuil qui m'oppresse.

LE CHOEUR. Strophe I. Long et soutenu.

Ô enfant, enfant d'une très indigne mère, Électre, pourquoi répands-tu toujours les lamentations du regret insatiable d'Agamemnôn, de celui qui, enveloppé autrefois par les liens de ta mère pleine de ruses, a été frappé d'une main impie ? Qu'il périsse celui qui a fait cela, s'il est permis de le souhaiter !

ÉLECTRE.

Filles de bonne race, vous venez consoler mes peines. Je le sais et je le comprends, et rien de ceci ne m'échappe ; cependant, je ne cesserai point de pleurer mon malheureux père ; mais, par cette amitié même, offerte tout entière, je vous adjure, hélas ! de me laisser à ma douleur.

LE CHOEUR. Antistrophe I.

Et cependant, ni par tes lamentations, ni par tes prières, tu ne rappelleras ton père du marais d'Adès commun à tous ; mais, dans ton affliction insensée et sans bornes, ce sera ta perte de toujours gémir, puisqu'il n'y a point de terme à ton mal. Pourquoi désires-tu tant de douleurs ?

ÉLECTRE.

Il est insensé celui qui oublie ses parents frappés d'une mort misérable ; mais il contente mon coeur, cet oiseau gémissant et craintif, messager de Zeus, qui pleure toujours : Itys ! Itys ! Ô Niobé ! Ô la plus malheureuse entre toutes ! Je t'honore en effet comme une déesse, toi qui pleures, hélas ! dans ta tombe de pierre.

LE CHOEUR. Strophe II. Un peu plus animé.

Cependant, fille, cette calamité n'a point atteint que toi parmi les mortels, et tu ne la subis pas d'une âme égale comme ceux qui sont tiens par le sang et par l'origine, Chrisothémis, Iphianassa, et Oreste, enfant de noble race, dont la jeunesse est ensevelie dans les douleurs, et qui reviendra, heureux, quelque jour, dans la terre de l'illustre Mycènes, sous la conduite favorable de Zeus.

ÉLECTRE.

Moi, je l'attends sans cesse, malheureuse, non mariée et sans enfants ! Et je vais toujours errante, noyée de larmes et subissant les peines sans fin de mes maux. Et il ne se souvient ni de mes bienfaits, ni des choses certaines dont je l'ai averti. Quel messager m'a-t-il envoyé, en effet, qui ne m'ait trompée ? Il désire toujours revenir, et, le désirant, il ne revient jamais !

LE CHOEUR. Antistrophe II.

Rassure-toi, rassure-toi, fille. Il est encore dans l'Ouranos, le grand Zeus qui voit et dirige toutes choses. Remets-lui ta vengeance amère et ne t'irrite point trop contre tes ennemis, ni ne les oublie cependant. Le temps est un dieu complaisant, car l'Agamemnonide qui habite maintenant Krisa abondante en pâturages ne tardera pas toujours, ni le dieu qui commande auprès de l'Akhérôn.

ÉLECTRE.

Mais voici qu'une grande part de ma vie s'est passée en de vaines espérances, et je ne puis résister davantage, et je me consume, privée de parents, sans aucun ami qui me protège ; et même, comme une vile esclave, je vis dans les demeures de mon père, indignement vêtue et me tenant debout auprès des tables vides.

LE CHŒUR. Strophe III.

Il fut lamentable, en effet, le cri de ton père, à son retour, dans la salle du repas quand le coup de la hache d'airain tomba sur lui. La ruse enseigna, l'amour tua ; tous deux conçurent l'horrible crime, soit qu'un dieu ou qu'un mortel l'ait commis.

ÉLECTRE.

Ô le plus amer de tous les jours que j'ai vécus ! Ô nuit ! Ô malheur effrayant du repas exécrable, où mon père a été égorgé par les mains de ces deux meurtriers qui m'ont arraché la vie par trahison et m'ont perdue à jamais ! Que le grand dieu Olympien leur envoie de tels maux ! Que rien d'heureux ne leur arrive jamais, puisqu'ils ont commis un tel crime !

LE CHOEUR. Antistrophe III.

Songe à ne point tant parler. Ne sais-tu pas, tombée de si haut, à quelles misères indignes tu te livres ainsi de ton plein gré ? Tu as, en effet, haussé tes maux jusqu'au comble, en excitant toujours des querelles par ton âme irritée. Il ne faut point provoquer de querelles avec de plus puissants que soi.

ÉLECTRE.

L'horreur de mes maux m'a emportée. Je le sais, je reconnais le mouvement impétueux de mon âme ; mais je ne me résignerai pas à mes douleurs affreuses, tant que je vivrai. Ô chère race, de qui pourrais-je entendre une sage parole, de quel esprit prudent ? Cessez, cessez de me consoler. Mes lamentations ne finiront jamais ; jamais, dans ma douleur, je ne cesserai de me répandre en d'innombrables plaintes.

LE CHOEUR. Épode.

Je te parle ainsi par bienveillance, te conseillant comme une bonne mère, afin que tu n'augmentes point ton mal par d'autres maux.

ÉLECTRE.

Est-il une mesure à mon malheur ? Est-il beau de ne point se soucier des morts ? Où est-il l'homme qui pense ainsi ? Je ne veux ni être honorée par de tels hommes, ni jouir en paix du bonheur, s'il m'en est accordé, ne me souvenant plus de rendre à mes parents l'honneur qui leur est dû, et comprimant l'ardeur de mes gémissements aigus. Car si le mort, n'étant rien, gît sous terre, si ceux-ci n'expient point le meurtre par le sang, toute pudeur et toute piété périront parmi les mortels.

LE CHOEUR.

À la vérité, ô enfant, je suis venue ici pour toi comme pour moi. Si je n'ai pas bien parlé, tu l'emportes et nous t'obéirons.

ÉLECTRE.

Certes, j'ai honte, ô femmes, de ce que mes gémissements vous semblent trop répétés ; mais pardonnez-moi, la nécessité m'y contraint. Quelle femme de bonne race ne gémirait point ainsi en voyant les malheurs paternels qui, jour et nuit, semblent augmenter plutôt que diminuer ? D'abord, j'ai pour ma plus cruelle ennemie la mère qui m'a conçue ; puis, je hante ma propre demeure avec les tueurs de mon père ; je suis sous leur puissance, et il dépend d'eux que je possède quelque chose ou que je manque de tout. Quels jours penses-tu que je vive, quand je vois Égisthe s'asseoir sur le trône de mon père, et, couvert des mêmes vêtements, répandre des libations sur ce foyer devant lequel il l'a égorgé ? Lorsqu'enfin je vois ce suprême outrage : le meurtrier couchant dans le lit de mon père avec ma misérable mère, s'il est permis de nommer mère celle qui couche avec cet homme ? Elle est tellement insensée, qu'elle habite avec lui sans redouter les Erinnyes ! Mais, au contraire, comme se réjouissant du crime accompli, quand revient le jour où elle a tué mon père à l'aide de ses ruses, elle célèbre des chœurs dansants et elle offre des victimes aux dieux sauveurs. Et moi, malheureuse, voyant cela, je pleure dans la demeure, et je me consume, et, seule avec moi-même, je déplore ces repas funestes qui portent le nom de mon père ; car je ne puis me lamenter ouvertement autant que je le voudrais. Alors, ma mère bien née, à haute voix, m'accable d'injures telles que celles-ci : « Ô détestée des dieux et de moi, es-tu la seule dont le père soit mort ? Nul autre des mortels n'est-il dans le deuil ? Que tu périsses misérablement ! Que les dieux souterrains ne te délivrent jamais de tes larmes ! » Elle m'accable de ces outrages. Mais si, parfois, quelqu'un annonce qu'Oreste doit revenir, alors elle crie, pleine de fureur : « N'es-tu point cause de ceci ? N'est-ce point là ton œuvre, toi qui, ayant enlevé Oreste de mes mains, l'as fait nourrir secrètement ? Mais sache que tu subiras des châtiments mérités ! » Elle aboie ainsi, et, debout à côté d'elle, son amant illustre l'excite, lui, très lâche et mauvais, et qui ne combat qu'à l'aide des femmes. Et moi, attendant toujours que le retour d'Oreste mette un terme à ces maux, je péris pendant ce temps, malheureuse que je suis ! Car, promettant toujours et n'accomplissant rien, il détruit mes espérances présentes et passées. C'est pourquoi, amies, je ne puis me modérer en de telles misères, ni respecter aisément la piété. Qui est sans cesse accablé par le mal applique forcément son esprit au mal.

LE CHOEUR.

Dis-moi, pendant que tu nous parles ainsi, Égisthe est-il dans la demeure ou dehors ?

ÉLECTRE.

Il est sorti. Crois-moi, s'il eût été dans la demeure, je n'aurais point passé le seuil. Il est aux champs.

LE CHOEUR.

S'il en est ainsi, je te parlerai avec plus de confiance.

ÉLECTRE.

Il est sorti. Dis donc ce que tu veux.

LE CHOEUR.

Et, d'abord, je te le demande : que penses-tu de ton frère ? Doit-il revenir, ou tardera-t-il encore ? Je désire le savoir.

ÉLECTRE.

Il dit qu'il reviendra, mais il n'agit pas comme il parle.

LE CHOEUR.

On a coutume d'hésiter avant d'entreprendre une chose difficile.

ÉLECTRE.

Mais moi, je l'ai sauvé sans hésiter.

LE CHOEUR.

Prends courage : il est généreux et il viendra en aide à ses amis.

ÉLECTRE.

J'en suis sûre, sinon, je n'aurais pas vécu longtemps.

LE CHOEUR.

N'en dis pas plus, car je vois sortir de la demeure ta sœur, née du même père et de la même mère, Chrysothémis, qui porte des offrandes, telles qu'on a coutume d'en faire aux morts.

 

Chrysothémis, Électre, Le Chœur.

CHRYSOTHÉMIS.

Ô sœur, pourquoi viens-tu de nouveau pousser des clameurs devant ce vestibule ? ne peux-tu apprendre, après un si long temps, à ne plus t'abandonner à une vaine colère ? Certes, moi-même, je sais aussi que l'état des choses est cruel, et, si j'en avais les forces, je montrerais ce que j'ai pour eux dans le cœur ; mais, enveloppée de maux, pour naviguer il me faut plier mes voiles, et je pense qu'il m'est interdit d'agir contre ceux que je ne puis atteindre. Je voudrais que tu fisses de même. Cependant, il n'est pas juste que tu agisses comme je te le conseille et non comme tu le juges bon ; mais moi, pour vivre libre, il faut que j'obéisse à ceux qui ont la toute-puissance.

ÉLECTRE.

Il est indigne à toi, née d'un tel père, d'oublier de qui tu es la fille pour ne t'inquiéter que de ta mère ! car les paroles que tu m'as dites, et par lesquelles tu me blâmes, t'ont été suggérées par elle. Tu ne les dis pas de toi-même. C'est pourquoi, choisis : ou tu es insensée, ou, si tu as parlé avec raison, tu abandonnes tes amis. Tu disais que, si tu en avais les forces, tu montrerais la haine que tu as pour eux, et tu refuses de m'aider quand je veux venger mon père, et tu m'exhortes à ne rien faire ! Tout ceci n'ajoute-t-il pas la lâcheté à tous nos autres maux ? Enseigne ou apprends-moi quel profit j'aurais à finir mes gémissements. Est-ce que je ne vis pas ? Mal, à la vérité, je le sais, mais cela me suffit. Or, je suis importune à ceux-ci, et je rends ainsi honneur à mon père mort, si quelque chose plaît aux morts. Mais toi, qui dis haïr, tu ne hais qu'en paroles, et tu fais en réalité cause commune avec les tueurs de ton père. Si les avantages qui te sont faits, et dont tu jouis, m'étaient offerts, je ne m'y soumettrais pas. À toi la riche table et la nourriture abondante ; pour moi c'est une nourriture suffisante que de ne point cacher ma douleur. Je ne désire nullement partager tes honneurs. Tu ne les désirerais point toi-même, si tu étais sage. Maintenant, quand tu pourrais te dire la fille du plus illustre des pères, dis-toi la fille de ta mère. C'est ainsi que tu seras jugée mauvaise par le plus grand nombre, toi qui trahis tes amis et ton père mort.

LE CHOEUR.

Point trop de colère, par les dieux ! Vos paroles, à toutes deux, porteront d'ailleurs leur fruit, si tu apprends d'elle à bien parler, et celle-ci, de toi.

CHRYSOTHÉMIS.

Depuis longtemps, ô femmes, je suis accoutumée à de telles paroles d'elle, et je ne m'en souviendrais même pas, si je n'avais appris qu'un grand malheur la menace qui fera taire ses gémissements continuels.

ÉLECTRE.

Parle donc, dis quel est ce grand malheur, car si tu as à m'apprendre quelque chose de pire que mes maux, je ne répondrai pas davantage.

CHRYSOTHÉMIS.

Or, je te dirai tout ce que je sais de ceci. Ils ont résolu, si tu ne cesses tes lamentations, de t'envoyer en un lieu où tu ne verras plus désormais l'éclat d’Hélios. Vivante, au fond d'un antre noir, tu te répandras en gémissements loin de cette terre. C'est pourquoi, songes-y, et ne m'accuse pas quand ce malheur sera venu. Maintenant, il est temps de prendre une sage résolution.

ÉLECTRE.

Est-ce là ce qu'ils ont décidé de me faire ?

CHRYSOTHÉMIS.

Certes, dès qu'Égisthe sera revenu dans la demeure.

ÉLECTRE.

Plaise aux dieux qu'il revienne très promptement pour cela !

CHRYSOTHÉMIS.

Ô malheureuse, pourquoi cette imprécation contre toi-même ?

ÉLECTRE.

Puisse-t-il venir, s'il pense à faire cela !

CHRYSOTHÉMIS.

Quel mal veux-tu souffrir ? Es-tu insensée ?

ÉLECTRE.

C'est afin de fuir très loin de vous.

CHRYSOTHÉMIS.

Ne te soucies-tu point de ta vie ?

ÉLECTRE.

Certes, ma vie est belle et admirable !

CHRYSOTHÉMIS.

Elle serait belle, si tu étais sage.

ÉLECTRE.

Ne m'enseigne point à trahir mes amis.

CHRYSOTHÉMIS.

Je ne t'enseigne point cela, mais à te soumettre aux plus forts.

ÉLECTRE.

Flatte-les par tes paroles ; ce que tu dis n'est point dans ma nature.

CHRYSOTHÉMIS.

Cependant, il est beau de ne point succomber par imprudence.

ÉLECTRE.

Nous succomberons, s'il le faut, ayant vengé notre père.

CHRYSOTHÉMIS.

Notre père lui-même, je le sais, me pardonne ceci.

ÉLECTRE.

Il n'appartient qu'aux lâches d'approuver ces paroles.

CHRYSOTHÉMIS.

Ne céderas-tu point ? Ne seras-tu point persuadée par moi ?

ÉLECTRE.

Non, certes. Je ne suis point insensée à ce point.

CHRYSOTHÉMIS.

J'irai donc là où je dois aller.

ÉLECTRE.

Où vas-tu ? À qui portes-tu ces offrandes sacrées ?

CHRYSOTHÉMIS.

Ma mère m'envoie faire des libations au tombeau de mon père.

ÉLECTRE.

Que dis-tu ? Au plus détesté des mortels ?

CHRYSOTHÉMIS.

Qu'elle a tué elle-même. C'est cela que tu veux dire.

ÉLECTRE.

Quel ami l'a conseillée ? D'où vient que ceci lui ait plu ?

CHRYSOTHÉMIS.

D'une épouvante nocturne, m’a-t-il semblé.

ÉLECTRE.

Ô dieux paternels, venez ! Venez maintenant !

CHRYSOTHÉMIS.

Cette épouvante t'apporte-t-elle donc quelque confiance ?

ÉLECTRE.

Si tu me racontais son rêve, je te le dirais.

CHRYSOTHÉMIS.

Je n'en pourrais dire que peu de chose.

ÉLECTRE.

Dis au moins cela. Peu de paroles ont souvent élevé ou renversé les hommes.

CHRYSOTHÉMIS.

On dit qu'elle a vu ton père et le mien, revenu de nouveau à la lumière, puis, ayant apparu dans la demeure, saisir le sceptre qu'il portait autrefois et que porte maintenant Égisthe, et l'enfoncer en terre, et qu'alors un haut rameau végéta et en sortit, et que toute la terre de Mycènes en fut ombragée. J'ai entendu dire ces choses par quelqu'un qui était présent quand elle racontait son rêve à Hélios. Je n'en sais pas plus, si ce n'est qu'elle m'envoie à cause de la terreur que lui a causée ce songe. Je te supplie donc, par les dieux de la patrie, de m'écouter et de ne point te perdre par imprudence ; car si, maintenant, tu me repousses, tu me rappelleras quand tu seras en proie au malheur.

ÉLECTRE.

Ô chère, n'apporte rien au tombeau de ce que tu as aux mains, car il ne t'est point permis et il n'est pas pieux de porter à notre père ces offrandes d'une femme odieuse et de répandre ces libations. Jette-les aux vents ou cache-les dans la terre profondément creusée, afin que rien n'en approche jamais du tombeau de notre père ; mais, jusqu'à ce qu'elle meure, que ce trésor lui soit réservé sous terre ! En effet, si cette femme n'était pas née la plus audacieuse de toutes, jamais elle n'aurait destiné ces libations détestables au tombeau de celui qu'elle a tué elle-même. Demande-toi, en effet, si le mort enfermé dans ce tombeau doit accepter volontiers ces offrandes-ci de celle par qui il a été indignement égorgé, qui lui a coupé l'extrémité des membres comme à un ennemi et qui a essuyé sur sa tête les souillures du meurtre. Penses-tu que ce meurtre puisse être expié par ces libations ? Non, jamais, cela ne se peut. C'est pourquoi, n'en fais rien. Coupe l'extrémité de tes tresses. Voici les miennes, à moi, malheureuse ! C'est peu de chose, mais je n'ai que cela. Donne ces cheveux non soignés et ma ceinture sans aucun ornement. Ploie les genoux, suppliante, afin qu'il vienne à nous, propice, de dessous terre, afin qu'il nous aide contre nos ennemis et que, vivant, son fils Oreste les renverse d'une main victorieuse et les foule aux pieds, et pour que nous ornions ensuite son tombeau de plus riches dons et de nos propres mains. Je pense, en effet, je pense qu'il a résolu quelque dessein en envoyant à celle-ci ce songe effrayant. Mais, ô sœur, fais ce que je te commande, ce qui servira ta vengeance et la mienne, ainsi qu'au plus cher des mortels, à notre père qui est maintenant sous terre.

 

Le Choeur, Chrysothémis, Clytemnestre.

LE CHOEUR.

Elle a parlé pieusement. Si tu es sage, ô chère, tu lui obéiras.

CHRYSOTHÉMIS.

Je le ferai comme elle l'ordonne ; car, pour une chose juste, il ne faut point se quereller, mais se hâter de la faire. Pendant que je vais agir, je vous prie, par les dieux, ô amies, gardez le silence ; car si ma mère apprenait ceci, je crois que ce ne serait pas sans un grand danger que je l'aurais osé.

LE CHOEUR. Strophe.

À moins que je ne sois une divinatrice sans intelligence et privée de la droite raison, la justice annoncée viendra, ayant aux mains la force légitime, et elle châtiera dans peu de temps, ô enfant. La nouvelle de ce songe m'a été douce, et ma confiance en est affermie ; car ni ton père, roi des Hellènes, n'est oublieux, ni cette antique hache d'airain à deux tranchants qui l'a tué très ignominieusement.

Antistrophe.

Elle viendra, l'Erinys aux pieds d'airain, aux pieds et aux mains sans nombre, qui se cache en d'horribles retraites ; car le désir impie de noces criminelles et souillées par le meurtre les a saisis. C'est pourquoi je suis certaine que ce prodige qui nous apparaît menace les auteurs du crime et leurs compagnons. Ou les mortels n'ont aucune divination des songes et des oracles, ou ce spectre nocturne mènera tout à bien pour nous.

Épode.

Myrtilos complota contre le roi de Pise pour gagner une course de char dont est la main de la fille du roi Hippodamie. Il fut tué par son complice Pelops qui le maudit avant de mourir.

Ô laborieuse chevauchée de Pélops, combien tu as été lamentable pour cette terre ! En effet, du jour où Myrtilos périt, arraché violemment et outrageusement de son char doré et précipité dans la mer, d'horribles misères ont toujours assailli cette demeure.

CLYTEMNESTRE.

Tu vagabondes de nouveau, et librement, semble-t-il. Égisthe, en effet, n'est point ici, lui qui a coutume de te retenir, afin que tu n'ailles pas au dehors diffamer tes parents. Maintenant qu'il est sorti, tu ne me respectes point. Et, certes, tu as dit souvent et à beaucoup que j'étais emportée, commandant contre tout droit et justice et t'accablant d'outrages, toi et les tiens. Mais je n'ai pas coutume d'outrager ; si je te parle injurieusement, c'est que tu m'injuries plus souvent encore. Ton père, et tu n'as point d'autre prétexte de querelle, a été tué par moi, par moi-même, je le sais bien, et il n'y a aucune raison pour que je le nie. Car, non moi seule, mais la justice aussi l'a frappé ; et il convenait que tu me vinsses en aide, si tu avais été sage, puisque ton père, sur qui tu ne cesses de gémir, seul des Hellènes, a osé sacrifier ta sœur aux dieux, bien qu'il n'eût point autant souffert pour l'engendrer que moi pour l'enfanter. Mais, soit ! Dis-moi pourquoi il l'a égorgée. Est-ce en faveur des Argiens ? Or, ils n'avaient aucun droit de tuer ma fille. Si, comme je le crois, il l'a tuée pour son frère Ménélas, ne devait-il pas en être châtié par moi ? ce même Ménélas n'avait-il pas deux enfants qu'il était plus juste de faire mourir, nés qu'ils étaient d'un père et d'une mère pour qui cette expédition était entreprise ? Le Hadès désirait-il dévorer mes enfants plutôt que les leurs ? L'amour de cet exécrable père pour les enfants que j'avais conçus était-il éteint, et en avait-il un plus grand pour ceux de Ménélas ? Ces choses ne sont-elles pas d'un père mauvais et insensé ? Je pense ainsi, bien que tu penses le contraire, et ma fille morte dirait comme moi, si elle pouvait parler. C'est pourquoi je ne me repens point de ce que j'ai fait ; et toi, si je te semble avoir mal agi, blâme aussi les autres, comme il est juste.

ÉLECTRE.

Maintenant tu ne diras pas que tu m'interpelles ainsi, ayant été provoquée par mes paroles amères. Mais, si tu me le permets, je te répondrai, comme il convient, pour mon père mort et pour ma sœur.

CLYTEMNESTRE.

Va ! Je le permets. Si tu m'avais toujours adressé de telles paroles, jamais tu n'aurais été blessée par mes réponses.

ÉLECTRE.

Létoïde : de la descendance de Léto (Latone), mère d'Artémis et d'Athéna.

Je te parle donc. Tu dis avoir tué mon père. Que peut-on dire de plus honteux, qu'il ait eu raison ou tort ? Mais je te dirai que tu l'as tué sans aucun droit. Le mauvais homme avec lequel tu vis t'a persuadée et poussée. Interroge la chasseresse Artémis, et sache ce qu'elle punissait, quand elle retenait tous les vents en Aulis ; ou plutôt je te le dirai, car il n'est point permis de le savoir d'elle. Mon père, autrefois, comme je l'ai appris, s'étant plu à poursuivre, dans un bois sacré de la déesse, un beau cerf tacheté et à haute ramure, laissa échapper, après l'avoir tué, je ne sais quelle parole orgueilleuse. Alors, la vierge Létoïde, irritée, retient les Achéens jusqu'à ce que mon père eut égorgé sa propre fille à cause de cette bête fauve qu'il avait tuée. C'est ainsi qu'elle a été égorgée, car l'armée ne pouvait, par aucun autre moyen, partir pour Ilios ou retourner dans ses demeures. C'est pourquoi mon père, contraint par la force et après y avoir résisté, la sacrifia avec douleur, mais non en faveur de Ménélas. Cependant si je disais comme toi qu'il a fait cela dans l'intérêt de son frère, fallait-il donc qu'il fût tué par toi ? Au nom de quelle loi ? Songe à quelle douleur et quel repentir tu te livrerais, si tu rendais une telle loi stable parmi les hommes. En effet, si nous tuons l'un pour en avoir tué un autre, tu dois mourir toi-même afin de subir la peine méritée. Mais reconnais que tu avances un faux prétexte. Apprends-moi, en effet, si tu le peux, pourquoi tu commets cette très honteuse action de vivre avec cet homme abominable à l'aide duquel tu as autrefois tué mon père, et pourquoi tu as conçu des enfants de lui, et pourquoi tu rejettes les enfants légitimes nés de légitimes noces. Comment puis-je approuver de telles choses ? Diras-tu que tu venges ainsi la mort de ta fille ? Si tu le disais, certes, cela serait honteux. Il n'est point honnête d'épouser ses ennemis pour la cause de sa fille. Mais il ne m'est permis de le conseiller sans que tu ne m'accuses partout avec des cris que j'outrage ma mère. Or, je vois que tu agis envers nous moins en mère qu'en maîtresse, moi qui mène une vie misérable au milieu des maux continuels dont vous m'accablez, toi et ton amant. Mais cet autre, qui s'est à grande peine échappé de tes mains, le misérable Oreste, il traîne une vie malheureuse, lui que tu m'as souvent accusée d'élever pour être ton meurtrier. Et, si je le pouvais, je le ferais, certes, sache-le sûrement. Désormais déclare à tous que je suis mauvaise, injurieuse, ou, si tu l'aimes mieux, pleine d'impudence. Si je suis coupable de tous ces vices, je n'ai pas dégénéré de toi et je ne te suis pas à déshonneur.

LE CHOEUR.

Elle respire la colère, je le vois, mais je ne vois pas qu'on se soucie de savoir si elle en a le droit.

CLYTEMNESTRE.

Et pourquoi me soucierais-je d'elle qui adresse à sa mère des paroles tellement injurieuses, à l'âge qu'elle a ? Ne te semble-t-il pas qu'elle doive oser quelque mauvaise action que ce soit, ayant rejeté toute pudeur ?

ÉLECTRE.

À la vérité, sache-le, j'ai honte de ceci, quoi qu'il te semble ; je comprends que ces choses ne conviennent ni à mon âge, ni à moi-même ; mais ta haine et tes actions me contraignent : le mal enseigne le mal.

CLYTEMNESTRE.

Ô insolente bête, est-ce moi, sont-ce mes paroles et mes actions qui te donnent l'audace de tant parler ?

ÉLECTRE.

C'est toi-même qui parles, non moi ; car tu accomplis des actes, et les actes font naître les paroles.

CLYTEMNESTRE.

Certes, par la maîtresse Artémis ! Je jure que tu n'échapperas pas au châtiment de ton audace, dès qu'Égisthe sera revenu dans la demeure.

ÉLECTRE.

Vois ! maintenant tu es enflammée de colère, après m'avoir permis de dire ce que je voudrais, et tu ne peux m'entendre.

CLYTEMNESTRE.

Ne peux-tu m'épargner tes clameurs et me laisser tranquillement sacrifier aux dieux, parce que je t'ai permis de tout dire ?

ÉLECTRE.

Je le permets, je le veux bien, sacrifie, et n'accuse pas ma bouche, car je ne dirai rien de plus.

CLYTEMNESTRE. S’adresse à une servante.

Toi, servante, qui es ici, apporte ces offrandes de fruits de toute espèce, afin que je fasse à ce roi des vœux qui dissipent les terreurs dont je suis troublée. Entends, Phoebus tutélaire, ma prière cachée, car je ne parle point entre amis, et il ne convient pas que je dise tout devant celle-ci, de peur que, poussée par la haine, elle ne répande à grands cris de vaines rumeurs par la ville.

Comprends donc ainsi ce que je dirai. Si la vision qui m'est apparue cette nuit m'annonce des choses heureuses, accomplis-les, roi Lycien ! Si elles sont funestes, détourne-les sur mes ennemis. S'ils me tendent des embûches, ne permets pas qu'ils m'enlèvent mes richesses ; mais accorde-moi de vivre, toujours saine et sauve, possédant le sceptre et la demeure des Atréides, jouissant d'une heureuse destinée au milieu de mes amis et de ceux de mes enfants qui m'entourent maintenant, qui ne me haïssent pas et ne me veulent point de mal. Écoute-nous favorablement, Apollon Lycien, et donne-nous ce que nous te demandons. Pour les autres choses, bien que je me taise, je pense qu'étant dieu tu les connais bien, car les enfants de Zeus voient tout.

 

 

 

Chrysothémis, le Choeur, Clytemnestre, Électre.

LE PÉDAGOGUE.

Femmes étrangères, je voudrais savoir si cette demeure est celle du roi Égisthe ?

LE CHOEUR.

C'est elle, étranger ; tu as bien pensé.

LE PÉDAGOGUE.

Ai-je raison de penser que voici son épouse ? En effet, son aspect est celui d'une reine.

LE CHOEUR.

Certes : c'est elle-même.

LE PÉDAGOGUE.

Salut, ô reine. J'apporte une heureuse nouvelle à toi et à Égisthe, de la part d'un homme qui vous aime.

CLYTEMNESTRE.

J'accepte l'augure ; mais je désire savoir d'abord qui t'a envoyé.

LE PÉDAGOGUE.

Panopée le Phocéen, qui t'annonce un grand événement.

CLYTEMNESTRE.

Lequel, étranger ? Dis. Envoyé par un ami, je sais assez que tes paroles seront bonnes.

LE PÉDAGOGUE.

Je dis la chose en peu de mots : Oreste est mort.

ÉLECTRE.

Hélas ! Malheureuse ! Je meurs aujourd'hui.

CLYTEMNESTRE.

Que dis-tu, que dis-tu, étranger ? N'écoute point celle-ci.

LE PÉDAGOGUE.

Je dis et je répète qu'Oreste est mort.

ÉLECTRE.

Je meurs, malheureuse ! Je ne suis plus !

CLYTEMNESTRE.

Songe à ce qui te regarde. Mais toi, étranger, dis-moi avec vérité de quelle façon il a péri.

LE PÉDAGOGUE.

C'est pour cela que je suis envoyé, et je te raconterai tout. Oreste étant venu dans la plus noble assemblée de la Hellas, afin de combattre dans les jeux Delphiques, entendit la voix du héraut annoncer la course par laquelle s'ouvraient les luttes ; et il entra, éclatant de beauté, et tous l'admiraient ; et quand il eut franchi le stade d'une borne à l'autre, il sortit, emportant l'honneur de la victoire. Je ne saurais dire en peu de paroles les innombrables grandes actions et la force d'un tel héros. Sache seulement qu'il remporta les prix victorieux de tous les combats proposés par les juges des jeux. Et tous le disaient heureux et proclamaient l'Argien Oreste, fils d'Agamemnôn qui rassembla autrefois l'illustre armée de Hellas. Mais les choses sont ainsi, que, si un dieu nous envoie un malheur, nul n'est assez fort pour y échapper. En effet, le lendemain, lorsque le rapide combat des chars eut lieu au lever de Hélios, il entra avec de nombreux rivaux. L'un était Achéen, un autre de Sparte, et deux autres étaient Libyens et habiles à conduire un char à quatre chevaux. Oreste lui-même, le cinquième, menait des juments thessaliennes ; le sixième venait de l'Étolie avec des chevaux fauves ; le septième était Magnète ; le huitième, avec des chevaux blancs, était d'Ainia ; le neuvième était d'Athènes fondée par les dieux ; enfin, un Boétien était dans le dixième char. Se tenant debout, après que les juges eurent assigné, d'après le sort, la place de chacun d'eux, dès que la trompette d'airain eut donné le signal, ils se précipitèrent, excitant leurs chevaux et secouant les rênes, et tout le stade s'emplit du fracas des chars retentissants ; et la poussière s'amoncelait dans l'air ; et tous, mêlés ensemble, n'épargnaient point les aiguillons et chacun voulait devancer les roues et les chevaux frémissants de l'autre ; car ceux-ci répandaient leur écume et leurs souffles ardents sur les dos des conducteurs de chars et sur l'orbe des roues. Oreste, en approchant de la dernière borne, l'effleurait avec l'essieu de la roue, et, lâchant les rênes au cheval de droite, retenait celui de gauche. Or, dans ce moment, tous les chars étaient encore debout ; mais alors, les chevaux de l'homme d'Ainia, devenus durs de la bouche, emportèrent le char avec violence ; et, au retour, comme, le sixième tour achevé, ils commençaient le septième, ils heurtèrent de front les quadriges des Libyens. L'un brise l'autre et tombe avec lui, et toute la plaine Krisaienne s'emplit de ce naufrage de chars. L'Athénien, ayant vu cela, se détourna de la voie et retint les rênes en habile conducteur, et laissa toute cette tempête de chars se mouvoir dans la plaine. Pendant ce temps, Oreste, le dernier de tous, menait ses chevaux, avec l'espoir d'être victorieux à la fin ; mais voyant que l'Athènaien était resté seul, il frappa les oreilles de ses chevaux rapides de l’aigu de son fouet, et il le poursuivit. Et les deux chars étaient emportés sur une même ligne, et la tête des chevaux dépassait tantôt l'un, tantôt l'autre quadrige. L'imprudent Oreste avait achevé toutes les autres courses sain et sauf, se tenant droit sur son char ; mais alors, lâchant les rênes au cheval de gauche, il heurta l'extrémité de la borne, et, le moyeu de la roue étant rompu, il roula de son char, embarrassé dans les rênes, et les chevaux, effrayés de le voir étendu contre terre, s'emportèrent à travers le stade. Quand la foule le vit arraché du char, elle se lamenta sur ce jeune homme qui, ayant accompli de belles actions, et par une cruelle destinée, était traîné tantôt sur le sol, tantôt levant les jambes en l'air, jusqu'à ce que les conducteurs de char, arrêtant avec peine les chevaux qui couraient, l'eurent relevé tout sanglant et tel qu'aucun de ses amis n'eût reconnu ce misérable corps. Et ils le brûlèrent aussitôt sur un bûcher, et des hommes Phocéens, choisis pour cela, apportèrent ici, dans une petite urne d'airain, la cendre de ce grand corps, afin qu'il soit enseveli dans sa patrie. Voilà les paroles que j'avais à te dire ; elles sont tristes, mais le spectacle que nous avons vu est la chose la plus cruelle de toutes celles que nous ayons jamais contemplées.

LE CHOEUR.

Hélas ! Hélas ! Toute la race de nos anciens maîtres est donc anéantie radicalement !

CLYTEMNESTRE.

Ô Zeus, que dirai-je de ces choses ? Les dirai-je heureuses, ou terribles, mais utiles cependant ? Il est triste pour moi de ne sauver ma vie que par mes propres malheurs.

LE PÉDAGOGUE.

Pourquoi, ô femme, ayant appris ceci, es-tu ainsi tourmentée ?

CLYTEMNESTRE.

La maternité a une grande puissance. En effet, une mère, bien qu'elle soit outragée, ne peut haïr ses enfants.

LE PÉDAGOGUE.

C'est inutilement, semble-t-il, que nous sommes venus ici !

CLYTEMNESTRE.

Non, pas inutilement. Comment aurais-tu parlé inutilement, si tu es venu, m'apportant des preuves certaines de la mort de celui qui, né de moi, fuyant mes mamelles qui l'ont nourri et mes soins, exilé, a mené une vie lointaine, qui ne m'a jamais vue depuis qu'il a quitté cette terre, et qui, m'accusant du meurtre de son père, me menaçait d'un châtiment horrible ? De sorte que, ni pendant la nuit, ni pendant le jour, je ne goûtais le doux sommeil, et que, quelque temps qui s'écoulât, je songeais toujours que j'allais mourir. Or, maintenant que je suis délivrée du péril et que je ne crains plus rien désormais de lui et de celle-ci, car elle m'était une calamité plus amère, habitant avec moi et épuisant toujours le pur sang de mon âme, ? nous mènerons une vie tranquille, du moins en ce qui concerne ses menaces.

ÉLECTRE.

Hélas ! Malheureuse ! C'est maintenant, Oreste, que je déplorerai ta destinée, puisque, même mort, tu es outragé par ta mère ! Tout n'est-il pas pour le mieux ?

CLYTEMNESTRE.

Non, certes, pour toi, mais pour lui. Ce qui lui est arrivé est bien fait.

ÉLECTRE.

Entends, Némésis vengeresse de celui qui est mort !

CLYTEMNESTRE.

Elle a entendu ceux qu'il fallait qu'elle entendît, et elle a accompli leurs vœux.

ÉLECTRE.

Insulte, car maintenant tu es heureuse.

CLYTEMNESTRE.

Désormais, ni Oreste ni toi ne détruirez cette félicité.

ÉLECTRE.

Nous sommes détruits nous-mêmes, loin que nous puissions te détruire.

CLYTEMNESTRE.

Tu mérites beaucoup, étranger, si, nous apportant cette nouvelle, tu as fait taire ses clameurs furieuses.

LE PÉDAGOGUE.

Je m'en vais donc, si toutes choses sont au mieux.

CLYTEMNESTRE.

Non, certes, ceci ne serait digne ni de moi ni de l'hôte qui t'a envoyé. Entre donc, et laisse-la pleurer dehors ses propres misères et celles de ses amis.

 

Électre, Le Choeur.

ÉLECTRE.

Ne vous semble-t-il pas que, triste et gémissante, elle pleure et se lamente sur son fils frappé d'une mort misérable ? Elle est entrée là en riant ! Ô malheureuse que je suis ! Ô très cher Oreste, tu m'as perdue par ta mort ! Tu as arraché de mon esprit cette espérance qui me restait que, vivant, tu reviendrais un jour venger ton père et moi, malheureuse ! Et maintenant de quel côté me tourner, seule et privée de toi et de mon père ? Il me faut maintenant rester esclave parmi les plus détestés des hommes, tueurs de mon père ! N'ai-je pas la meilleure des destinées ? Mais je n'habiterai plus jamais avec eux, dans leurs demeures, et je me consumerai, prosternée, sans amis, devant le seuil. Et, si je suis à charge à quelqu'un de ceux qui sont dans la demeure, qu'il me tue ! Sinon, ce sera la douleur qui me tuera, car je n'ai plus aucun désir de vivre !

 

LE CHOEUR. Strophe I.

Où sont les foudres de Zeus, où est le brillant Hélios, si, voyant ces choses, ils restent tranquilles !

ÉLECTRE.

Ah ! Ah ! Hélas ! Hélas !

LE CHOEUR.

Fille, pourquoi pleures-tu ?

ÉLECTRE.

Hélas !

LE CHOEUR.

Ne te lamente pas trop haut.

ÉLECTRE.

Tu me tues.

LE CHOEUR.

Comment ?

ÉLECTRE.

Si tu me conseilles d'espérer en ceux qui sont manifestement partis pour le Hadès, tu m'insultes, consumée que je suis de douleur.

LE CHOEUR. Antistrophe I.

Je sais, en effet, que le roi Amphiaraos est mort, enveloppé dans les rets d'or d'une femme, et que, cependant, maintenant sous la terre?

ÉLECTRE.

Ah ! Ah ! Hélas !

LE CHOEUR.

Il règne sur toutes les âmes.

ÉLECTRE.

Hélas !

LE CHOEUR.

Hélas ! En effet, la femme exécrable?

ÉLECTRE.

A reçu le châtiment du crime ?

LE CHOEUR.

Oui !

ÉLECTRE.

Je sais, je sais : quelqu'un vint qui vengea celui qui avait souffert, mais personne ne survit pour moi : le vengeur que j'avais m'a été enlevé par la destinée.

LE CHOEUR. Strophe II.

Tu es la plus malheureuse de toutes les femmes.

ÉLECTRE.

Je ne le sais que trop, ma vie n'ayant toujours été que triste et lamentable.

LE CHOEUR.

Nous savons ce que tu pleures.

ÉLECTRE.

Ne me console donc pas davantage, maintenant que...

LE CHOEUR.

Que dis-tu ?

ÉLECTRE.

Nulle espérance de secours ne me reste de l'Eupatride fraternel.

LE CHOEUR. Antistrophe II.

La destinée de tous les hommes est de mourir.

ÉLECTRE.

Quoi ! Dans une lutte de chevaux aux pieds rapides, et embarrassés dans les rênes, comme ce malheureux ?

LE CHOEUR.

Calamité non prévue !

ÉLECTRE.

Sans doute, en effet. Sur une terre étrangère, loin de mes bras?

LE CHOEUR.

Hélas !

ÉLECTRE.

Qui eût prévu qu'il serait enfermé dans l'urne, sans tombeau et privé de nos lamentations ?

 

 

 

Chrysothémis, Électre, Le Choeur.

CHRYSOTHÉMIS.

À cause de ma joie, ô très chère, laissant de côté toute décence, j'arrive en hâte, car j'apporte d'heureuses choses et le repos des maux qui te déchiraient et dont tu gémissais.

ÉLECTRE.

Où as-tu trouvé une consolation à mes maux auxquels on ne saurait trouver aucun remède ?

CHRYSOTHÉMIS.

Oreste est près de nous. Sache que ce que je te dis est sûr, aussi vrai que tu me vois en ce moment.

ÉLECTRE.

Es-tu insensée, ô malheureuse, et railles-tu tes maux et les miens ?

CHRYSOTHÉMIS.

J'en atteste le foyer paternel ! Certes, je ne raille point en disant ceci ; mais sois certaine qu'il est ici.

ÉLECTRE.

Ô malheureuse que je suis ! Et de quel homme as-tu appris cette nouvelle à laquelle tu ajoutes foi si aisément ?

CHRYSOTHÉMIS.

C'est par moi-même, non par un autre, que j'en ai vu les preuves certaines, et c'est en ceci que j'ai foi.

ÉLECTRE.

Ô malheureuse, quelle preuve as-tu découverte ? Qu'as-tu vu qui ait allumé en toi une joie aussi insensée ?

CHRYSOTHÉMIS.

Écoute donc, par les dieux ! Et tu diras, sachant tout, si je suis insensée ou sage.

ÉLECTRE.

Parle donc, si tel est ton plaisir.

CHRYSOTHÉMIS.

Or, je vais te dire tout ce que j'ai vu. Étant arrivée à l'antique tombeau de mon père, je vois, au sommet, des sources de lait récemment répandues, et le sépulcre paternel orné de toute espèce de fleurs. Voyant cela, étonnée, je regarde si aucun homme ne se montre à moi ; mais tout ce lieu étant tranquille, je m'approchai du tombeau, et je vis, au sommet, des cheveux récemment coupés. Dès que je les eus aperçus, malheureuse, une image familière frappa mon âme, comme si je voyais une marque d'Oreste, du plus cher de tous les hommes ; et je les pris dans mes mains, sans rien dire et répandant des larmes à cause de ma joie. Maintenant, comme auparavant, il est manifeste pour moi que ces offrandes n'ont pu être apportées que par lui ; car ce n'est ni moi, ni toi. Je n'ai point porté ces offrandes, certes, je le sais bien ; ni toi, car le pouvais-tu, puisque tu ne peux sortir librement de la demeure, même pour supplier les dieux ? De telles pensées n'ont point coutume de venir à l'esprit de notre mère, et, l'eût-elle fait, cela ne nous eût point échappé. Sans aucun doute ces dons funèbres sont d'Oreste. Rassure-toi, ô chère. Les mêmes n'ont pas toujours la même fortune. À la vérité, la nôtre nous a été contraire déjà, mais peut-être que ce jour sera l'augure de nombreux biens.

ÉLECTRE.

Hélas ! J'ai depuis longtemps pitié de ta démence.

CHRYSOTHÉMIS.

Quoi ! ce que je te dis ne te réjouit pas ?

ÉLECTRE.

Tu ne sais en quels lieux tu erres, ni en quelles pensées.

CHRYSOTHÉMIS.

Je ne saurais pas ce que j'ai vu clairement moi-même ?

ÉLECTRE.

Il est mort, ô malheureuse ! Tout espoir de salut, venant de lui, est perdu pour toi. Ne cherche plus à voir jamais Oreste.

CHRYSOTHÉMIS.

Malheur à moi ! De qui as-tu appris cela ?

ÉLECTRE.

De quelqu'un qui était présent quand il est mort.

CHRYSOTHÉMIS.

Où est celui-ci ? Je reste stupéfaite.

ÉLECTRE.

Il est dans la demeure, le bienvenu de notre mère, loin de lui être importun.

CHRYSOTHÉMIS.

Hélas ! Malheureuse ! De qui étaient donc ces offrandes nombreuses sur le tombeau de notre père ?

ÉLECTRE.

Je pense que, sûrement, elles ont été déposées là par quelqu'un, en honneur d'Oreste mort.

CHRYSOTHÉMIS.

Ô malheureuse ! moi qui, pleine de joie, m'empressais de t'apporter une telle nouvelle, ignorant dans quelle calamité nous étions plongées ! et voici que je trouve, en arrivant, de nouvelles misères ajoutées à toutes les autres !

ÉLECTRE.

Certes ; mais, si tu m'en crois, tu nous délivreras du poids de nos maux présents.

CHRYSOTHÉMIS.

Puis-je ressusciter les morts ?

ÉLECTRE.

Ce n'est pas ce que je dis. Je ne suis pas tellement en démence.

CHRYSOTHÉMIS.

Qu'ordonnes-tu donc, que j'aie la force d'accomplir ?

ÉLECTRE.

Que tu oses ce que je te conseillerai.

CHRYSOTHÉMIS.

i cela est utile, je ne refuserai pas.

ÉLECTRE.

Vois ! Rien ne réussit sans peine.

CHRYSOTHÉMIS.

Je le sais. Je ferai ce que je pourrai.

ÉLECTRE.

Sache donc comment j'ai résolu d'agir. Tu sais déjà que nous n'avons l'aide d'aucun ami. Le Hadès, en les prenant tous, nous en a privées. Nous sommes seules et abandonnées. À la vérité, aussi longtemps que j'ai entendu dire que mon frère était parmi les vivants et florissant de jeunesse, j'ai eu l'espérance qu'il viendrait un jour venger le meurtre paternel ; mais, maintenant, depuis qu'il n'est plus, je songe à toi, afin que tu venges la mort de ton père et que tu n'hésites pas à tuer Égisthe avec l'aide de ta sœur ; car il ne m'est plus permis de te rien taire. Jusques à quand te reposeras-tu, ayant encore une ferme espérance, toi, à qui il ne reste, privée des richesses paternelles, qu'une abondance de lamentations et de chagrins, aussi longtemps que tu vieilliras, privée de noces ? Car, certes, tu n'espères point te marier quelque jour. Égisthe n'est point tellement stupide qu'il permette, pour son malheur, qu'il naisse une postérité de toi ou de moi. Mais, si tu es docile à mes conseils, d'abord, tu seras louée de ta piété par ton père mort et par ton frère. Puis, de même que tu es née libre, tu seras dite libre à l'avenir, et tu célébreras des noces dignes de toi ; car chacun a coutume d'admirer les choses honnêtes. Ne vois-tu pas quelle illustre renommée nous sera acquise, à toi et à moi, si tu m'obéis ? Quel citoyen, en effet, ou quel étranger, en nous voyant, ne nous poursuivra de louanges telles que celles-ci : « Voyez, amis, ces deux sœurs qui ont sauvé la demeure paternelle, et qui, n'épargnant point leur vie, ont donné la mort à leurs ennemis possesseurs d'immenses richesses. Il convient que tous les aiment et les révèrent ; il convient que dans les fêtes sacrées des dieux, et dans les assemblées des citoyens, tous les honorent à cause de leur mâle vertu. » Chacun dira cela de nous, tant que nous vivrons, et, même après la mort, jamais notre gloire ne décroîtra. Ô chère, obéis ! Viens à l'aide de ton père et de ton frère, délivre-moi de mes misères, délivre-toi toi-même, en songeant combien il est honteux à ceux qui sont bien nés de vivre dans l'opprobre.

LE CHOEUR.

En de telles choses, la prévoyance est utile à qui parle et à qui écoute.

CHRYSOTHÉMIS.

Avant de parler ainsi, ô femmes, si son esprit n'eût été troublé, elle eût montré une prudence qu'elle semble avoir rejetée depuis. À quoi songes-tu, en effet, que tu veuilles agir avec tant d'audace et que tu me demandes de t'aider ? Ne le vois-tu pas ? Tu es une femme, non un homme, et tu as beaucoup moins de forces que tes ennemis. Leur démon est très prospère aujourd'hui ; le nôtre est affaibli, réduit à rien. Qui donc tenterait d'attaquer un tel homme sans encourir le plus grand malheur ? Songes-y, de peur que, déjà accablées de maux, nous en subissions de plus cruels encore, si quelqu'un entendait tes paroles. Nous n'aurons ni consolation, ni profit à mériter une glorieuse renommée, si nous périssons honteusement. Le plus amer n'est point de mourir, mais de désirer la mort et de ne pouvoir l'atteindre. C'est pourquoi, je t'en supplie, réprime ta colère, avant que nous ayons entièrement péri et que toute notre race ait été anéantie. Je tiendrai pour non avenu ce que tu as dit et je te garderai le secret. Pour toi, commence au moins à être sage, et apprends, étant sans forces, à céder aux plus forts que toi.

LE CHOEUR.

Obéis-lui. Il n'est rien de très utile aux hommes qui ne puisse être acquis par la prudence et la sagesse.

ÉLECTRE.

Tu n'as rien dit que je n'attendisse de toi. Je savais bien que tu repousserais mes conseils ; mais j'agirai seule et de ma propre main, et jamais nous ne laisserons ceci non accompli.

CHRYSOTHÉMIS.

Ah ! Plût aux dieux que cet esprit eût été le tien, quand notre père fut tué ! Tu aurais tout achevé.

ÉLECTRE.

J'étais alors la même en pensée, mais j'avais le cœur plus faible.

CHRYSOTHÉMIS.

Fais en sorte que tu aies toujours le cœur ainsi.

ÉLECTRE.

Tu m'avertis par ces paroles que tu ne m'aideras pas.

CHRYSOTHÉMIS.

À mauvais commencement mauvaise fin.

ÉLECTRE.

J'admire ta prudence et je hais ta lâcheté.

CHRYSOTHÉMIS.

Un jour aussi je t'entendrai me louer.

ÉLECTRE.

Jamais tu n'obtiendras cela de moi.

CHRYSOTHÉMIS.

Le temps sera assez long pour juger entre nous.

ÉLECTRE.

Va-t'en, puisque tu ne m'es d'aucune aide.

CHRYSOTHÉMIS.

Cela serait, mais il te manque un esprit docile.

ÉLECTRE.

Va raconter tout ceci à ta mère.

CHRYSOTHÉMIS.

Je ne suis point enflammée d'une telle haine contre toi.

ÉLECTRE.

Sache au moins combien tu me couvres d'opprobre.

CHRYSOTHÉMIS.

Je ne te conseille point l'opprobre, mais la prudence pour toi-même.

ÉLECTRE.

Faut-il donc me soumettre à ce qui te semble juste ?

CHRYSOTHÉMIS.

Quand tu seras sage, alors tu nous conduiras.

ÉLECTRE.

Il est cruel de bien parler et de ne point réussir.

CHRYSOTHÉMIS.

Tu parles clairement de ton propre défaut.

ÉLECTRE.

Quoi donc ? Te semble-t-il que j'aie mal parlé ?

CHRYSOTHÉMIS.

Les actions les plus justes nuisent quelquefois.

ÉLECTRE.

Moi, je ne veux point vivre selon de telles règles.

CHRYSOTHÉMIS.

Si tu agis ainsi, tu me loueras après l'événement.

ÉLECTRE.

J'agirai ainsi, sans me soucier de tes menaces.

CHRYSOTHÉMIS.

Cela est donc certain ? Tu ne changeras point de dessein ?

ÉLECTRE.

Rien ne m'est plus odieux qu'un mauvais conseil.

CHRYSOTHÉMIS.

Tu sembles ne point te soucier de ce que je te dis.

ÉLECTRE.

J'ai déjà résolu ceci depuis longtemps.

CHRYSOTHÉMIS.

Je m'en vais donc, car tu ne saurais approuver mes paroles, pas plus que je n'approuve ta résolution.

ÉLECTRE.

Rentre dans la demeure. Je ne t'accompagnerai jamais désormais, quel qu'en soit ton désir, car ta démence est grande de poursuivre ce qui n'est pas.

CHRYSOTHÉMIS.

Si tu te crois sage pour toi-même, pense ainsi ; mais, quand tu seras tombée dans le malheur, tu approuveras mes paroles.

 

 

 

Le Chœur, Électre, Oreste.

LE CHOEUR. Strophe I.

Pourquoi donc voyons-nous les oiseaux qui volent le plus haut et qui sont les plus courageux s'inquiéter de la nourriture de ceux de qui ils sont nés et qui les ont élevés, et n'agissons-nous pas de même ? Mais, par les foudres de Zeus et Thémis Ouranienne ! Le châtiment n'épargnera pas longtemps ceux-ci. Ô renommée des mortels, voix entendue de ceux qui sont sous la terre, parle aux Atrides morts et annonce-leur ces opprobres lamentables.

Antistrophe I.

Dis-leur l'abaissement de leur chose domestique, et que leurs filles, divisées par la discorde, ne sont plus unies par l'amitié. Seule, Électre, abandonnée, gémissant sur ses maux infinis, battue par un deuil sans fin, et, comme le plaintif rossignol, n'ayant nul souci de sa vie, est prête à mourir pourvu qu'elle triomphe de ces deux Érinyes. Y a-t-il une fille aussi bien née ?

Strophe II.

Nul, étant bien né, ne se résignerait à déshonorer son sang, ni à faire que la gloire de son nom périsse. Et c'est pourquoi, enfant, ô enfant, tu as mieux aimé la destinée commune à tous, afin de mériter cette double louange d'être sage et d'être une fille irréprochable.

Antistrophe II.

Plaise aux dieux que tu vives aussi supérieure à tes ennemis par la puissance et les richesses, que tu es maintenant accablée par eux ! Car je te vois moins accablée par la destinée que très excellente par le respect que tu as des lois très sacrées qui fleurissent parmi les hommes et par la piété envers Zeus.

 

 

ORESTE.

Ô femmes, sommes-nous bien avertis ? sommes-nous arrivés où nous voulions aller ?

LE CHOEUR.

Que cherches-tu, et dans quel désir es-tu venu ?

ORESTE.

Je cherche depuis longtemps où habite Égisthe.

LE CHOEUR.

Tu y es venu tout droit. Celui qui ta montré la route n'est point en faute.

ORESTE.

Qui de vous annoncera dans la demeure notre présence désirée, à nous qui sommes venus ensemble ?

LE CHOEUR.

Celle-ci, si à la vérité il convient qu'un des proches par le sang porte cette nouvelle.

ORESTE.

Va, femme ! Entre, et dis que des hommes Phocéens cherchent Égisthe.

ÉLECTRE.

Hélas ! Malheureuse ! N'apportez-vous pas les preuves de ce dont nous avons entendu parler ?

ORESTE.

Je ne sais quel est ce bruit, mais le vieillard Strophios m'a ordonné de porter une nouvelle qui concerne Oreste.

ÉLECTRE.

Qu'est-ce, étranger ? La terreur me saisit !

ORESTE.

Comme tu le vois, nous apportons le peu qui reste de lui dans cette petite urne.

ÉLECTRE.

Malheur à moi ! Le fait est donc certain ! Je vois manifestement ce qui m'accable !

ORESTE.

Si tu es émue par le malheur d'Oreste, sache que son corps est enfermé dans cette urne.

ÉLECTRE.

Permets-moi, je t'en supplie par les dieux, ô étranger, de prendre cette urne dans mes mains, s'il y est enfermé, afin que je me lamente sur moi et sur toute ma race en pleurant sur cette cendre !

ORESTE.

Quelle qu'elle soit, vous qui portez cette urne donnez-la-lui, car elle ne la demande pas dans un esprit ennemi, mais elle est de ses amis ou de son sang.

ÉLECTRE.

Ô souvenir de celui qui me fut le plus cher des hommes, qui me restes seul de mon âme, Oreste, combien je te revois dissemblable à ce que j'espérais de toi quand je t'ai fait partir ! Car, maintenant, je te tiens, chose vaine, entre mes mains, et je t'ai fait partir de cette demeure, ô enfant, tout brillant de jeunesse ! Plût aux dieux que je fusse morte quand je t'envoyai sur la terre étrangère, t'ayant emporté de mes mains et sauvé du meurtre ! Tu serais mort ce jour-là, et tu aurais eu le même tombeau que ton père ! Et voici que tu as péri hors de la demeure, misérablement exilé sur un sol étranger, et loin de ta sœur. Et moi, malheureuse, je ne t'ai point lavé de mes mains, ni retiré ce lamentable fardeau du feu vorace, comme il convenait. Mais, malheureux, tu as été enseveli par des mains étrangères, et tu reviens, pesant peu, dans une urne étroite ! Ô malheureuse ! ô soins inutiles que je t'ai si souvent rendus avec une si douce peine ! Jamais, en effet, tu ne fus plus cher à ta mère qu'à moi. Aucun autre, dans la demeure, mais moi seule, j'étais ta nourrice, et tu m'appelais toujours ta sœur. Tout me manque à la fois en ce jour par ta mort, et, comme une tempête, tu m'as tout enlevé en mourant. Mon père a péri, moi je suis morte, et tu n'es plus ! Nos ennemis rient ; notre mère impie est insensée de joie, parce que tu m'avais fait annoncer souvent que tu reviendrais en vengeur. Mais un démon, funeste à toi et à moi, a tout renversé, et il amène ici, au lieu de ta chère forme, ta cendre et une ombre vaine. Hélas ! Ô misérable corps ! Hélas, hélas ! ô funeste voyage, hélas ! Tu l'as fait, ô très cher, afin de me perdre ! Oui, tu m'as perdue, ô tête fraternelle ! C'est pourquoi, reçois-moi dans ta demeure, moi qui ne suis plus, afin que, n'étant plus rien, j'habite avec toi sous terre. Quand tu étais parmi les vivants, nous partagions la même destinée, et maintenant que tu es mort, je veux partager ton tombeau, car je ne crois pas que les morts puissent souffrir.

LE CHOEUR.

Tu es née d'un père mortel, Électre. Songe à cela. Oreste aussi était mortel. Réprime donc tes trop longs gémissements. Tous, nous devons nécessairement souffrir.

ORESTE.

Hélas ! Hélas ! Que dirai-je ? Je ne trouve plus de paroles, et je ne puis plus retenir ma langue.

ÉLECTRE.

Quelle douleur te trouble, que tu parles ainsi ?

ORESTE.

N'est-ce point l'illustre Électre que je vois ?

ÉLECTRE.

Elle-même, et très misérable.

ORESTE.

Ô destinée très malheureuse !

ÉLECTRE.

Ô étranger, pourquoi gémis-tu sur nous ?

ORESTE.

Ô corps indignement outragé !

ÉLECTRE.

Certes, c'est moi, non une autre, que tu plains, étranger.

ORESTE.

Hélas ! Tu vis malheureuse et non mariée.

ÉLECTRE.

Étranger, pourquoi pleures-tu en me regardant ?

ORESTE.

Combien de mes maux j'ignorais encore !

ÉLECTRE.

Par quelles paroles de moi les as-tu appris ?

ORESTE.

Je t'ai vue accablée de nombreuses douleurs.

ÉLECTRE.

Et, certes, tu ne vois que peu de mes maux.

ORESTE.

Comment peut-on en voir de plus amers ?

ÉLECTRE.

Je suis contrainte de vivre avec des tueurs.

ORESTE.

De qui ? D'où est venu le malheur dont tu parles ?

ÉLECTRE.

Avec les tueurs de mon père. Et je suis forcée de les servir.

ORESTE.

Et qui peut t'y forcer ?

ÉLECTRE.

Ma mère ! Mais elle n'a rien d'une mère.

ORESTE.

Comment ? par la violence ou par la faim ?

ÉLECTRE.

Par la violence, par la faim, par toute sorte de misères.

ORESTE.

Et nul ne te vient en aide, ni ne te défend ?

ÉLECTRE.

Certes, personne. Je n'avais qu'un seul ami dont tu m'as apporté la cendre.

ORESTE.

Ô malheureuse, il y a longtemps que j'ai compassion de toi !

ÉLECTRE.

Tu es le seul de tous les mortels qui m'ait en pitié.

ORESTE.

Seul, je souffre aussi des mêmes maux.

ÉLECTRE.

Serais-tu de notre race ?

ORESTE.

Je parlerais si je savais que celles-ci nous fussent amies.

ÉLECTRE.

Elles sont amies. Tu parleras devant des femmes fidèles.

ORESTE.

Laisse donc cette urne, afin que tu saches tout.

ÉLECTRE.

Je te supplie par les dieux, étranger, ne me l'ôte pas !

ORESTE.

Obéis à mes paroles, et tu ne seras point trompée.

ÉLECTRE.

Par ton menton ! ne m'enlève pas cette urne très chère.

ORESTE.

Il ne t'est point permis de la garder.

ÉLECTRE.

Ô malheureuse, si on me prive de ta cendre, Oreste !

ORESTE.

Parle mieux. Tu ne te lamentes pas justement.

ÉLECTRE.

Je ne me lamente pas justement sur mon frère mort ?

ORESTE.

Il ne convient pas que tu parles ainsi.

ÉLECTRE.

Dois-je donc être méprisée de lui ?

ORESTE.

De personne ; mais cette urne que tu tiens ne te touche en rien.

ÉLECTRE.

Comment ? puisque je porte la cendre d'Oreste ?

ORESTE.

La cendre d'Oreste n'est point là, si ce n'est en paroles.

ÉLECTRE.

Où donc est le tombeau de ce malheureux ?

ORESTE.

Nulle part. Les vivants n'ont point de tombeau.

ÉLECTRE.

Que dis-tu, enfant ?

ORESTE.

Je ne dis rien de faux.

ÉLECTRE.

Il vit donc ?

ORESTE. Puisque mon âme est en moi.

ÉLECTRE.

Es-tu donc Oreste ?

ORESTE.

Regarde ce signe de mon père, et reconnais que je dis vrai.

ÉLECTRE.

Ô très chère lumière !

ORESTE.

Très chère ! Je l'atteste.

ÉLECTRE.

Ô voix, je t'entends !

ORESTE.

Ne me recherche donc plus.

ÉLECTRE.

Je te tiens dans mes bras !

ORESTE.

Et tu m'y tiendras toujours.

ÉLECTRE.

Ô très chères femmes, ô citoyennes, voyez cet Oreste que des paroles rusées disaient mort et que la même ruse nous rend sain et sauf !

LE CHOEUR.

Nous le voyons, ô enfant, et, à cause de la joie d'un si heureux événement, les larmes jaillissent de nos yeux.

ÉLECTRE. Strophe.

Ô race, race d'un très cher père, tu es enfin venu, tu as retrouvé, tu as approché, tu as vu ceux que tu désirais grandement !

ORESTE.

Nous voici. Mais attends en silence.

ÉLECTRE.

Qu'est-ce donc ?

ORESTE.

Le mieux est de se taire, de peur que quelqu'un entende dans la demeure.

ÉLECTRE.

Mais, par la vierge Artémis qui me protège, il n'y a rien à redouter de cet inutile troupeau de femmes qui sont dans la demeure.

ORESTE.

Songe cependant que l'esprit d'Arès est aussi dans les femmes, comme tu l'as éprouvé toi-même autrefois.

ÉLECTRE.

Hélas ! Hélas ! Tu me rends le clair souvenir du malheur qui nous a frappés, et qui ne peut être ni oublié, ni anéanti.

ORESTE.

Je le sais aussi, mais il ne faudra se rappeler ceci qu'au moment précis.

ÉLECTRE.

 

Antistrophe.

Ah ! Tout moment, tout moment est bon pour déclarer légitimement ces choses, car voici que je puis enfin parler librement.

ORESTE.

Je pense comme toi. C'est pourquoi conserve cette liberté.

ÉLECTRE.

De quelle façon ?

ORESTE.

En ne parlant pas longuement quand cela est inopportun.

ÉLECTRE.

Qui donc songerait qu'il est sage de se taire au lieu de parler, quand il m'est donné de te revoir soudainement et contre toute espérance ?

ORESTE.

Tu m'as revu quand les dieux m'ont ordonné de revenir.

ÉLECTRE.

Je suis inondée d'une joie plus grande encore en apprenant qu'un dieu a fait que tu vinsses dans cette demeure, car je pense que cela est vraiment d'un dieu.

ORESTE.

Je ne voudrais pas réprimer ta joie, cependant j'ai une crainte que tu ne t'y abandonnes outre mesure.

ÉLECTRE.

Ô toi qui, après un si long temps, as fait ce voyage bienheureux, et qui as daigné te montrer à moi, en me voyant accablée de maux, ne me…

ORESTE.

Que ne dois-je pas faire ?

ÉLECTRE.

Ne me défends pas de jouir de la volupté de ta présence.

ORESTE.

Je serais au contraire très irrité, si je voyais qu'on te le défendît.

ÉLECTRE.

Tu m'approuves donc ?

ORESTE.

Pourquoi non ?

ÉLECTRE.

Ô amies, quand j'appris cette nouvelle que je n'avais jamais espérée, bien que je fusse désespérée, j'ai écouté, muette et malheureuse. Mais je te possède maintenant ; tu m'es apparu, ayant ton très cher visage que je n'ai jamais oublié, même accablée des plus grands malheurs.

ORESTE.

Assez de paroles superflues ! Ne m'apprends ni que ma mère est mauvaise, ni qu'Égisthe, épuisant la demeure des richesses paternelles, les répand et les dissipe sans mesure ; car les paroles inutiles perdraient un temps propice. Renseigne-moi plutôt sur les choses présentes, dis en quel lieu nous devons apparaître, ou rester cachés, afin que nous réprimions par notre arrivée nos ennemis insolents. Et prends garde, étant entrée dans la demeure, de te trahir, par ton visage joyeux, devant ta mère cruelle ; mais gémis du faux malheur qui t'a été annoncé. Quand la chose sera heureusement terminée, alors il sera permis de rire et de se réjouir librement.

ÉLECTRE.

Ô frère, tout ce qui te plaira me plaira également, car je reçois de toi et non de moi-même le bonheur dont je jouis ; et je n'oserais t'être importune, même à mon plus grand avantage, car je servirais mal ainsi le démon qui nous est maintenant propice. Tu sais les choses qui se font ici ; pourquoi non, en effet ? Tu as appris qu'Égisthe est absent de la demeure et que ma mère s'y trouve ; mais ne crains pas qu'elle me voie jamais un visage joyeux, car une vieille haine est immuable en moi, et, après t'avoir vu, je ne cesserai jamais de répandre des larmes de joie. Et comment cesserai-je de pleurer, moi qui, en un même moment, t'ai vu mort et vivant ? Tu m'as fait une joie si inespérée, que, si mon père revenait vivant, son retour ne me semblerait plus un prodige, et je croirais le voir en effet. Puisque tu es ainsi revenu vers nous, mène la chose comme tu en as le dessein ; car, si j'eusse été seule, j'eusse atteint un de ces deux buts ; ou je me serais glorieusement délivrée, ou j'aurais succombé glorieusement.

LE CHOEUR.

Je vous conseille le silence, car j'entends quelqu'un sortir de la demeure.

 

 

 

Électre, Le Pédagogue, Oreste, Le Choeur, Clytemnestre.

ÉLECTRE.

Entrez, ô étrangers ! D'ailleurs, ce que vous apportez ne trouvera personne dans cette demeure qui le rejette ou qui l'accueille volontiers.

LE PÉDAGOGUE.

Ô très insensés et très imprévoyants, ne vous souciez-vous donc point de votre vie, ou avez-vous perdu l'esprit ; que vous ne vous aperceviez pas que le malheur est proche, ou que, plutôt, vous y êtes plongés le plus dangereusement ? Si je ne veillais pas depuis longtemps devant les portes, les desseins que vous méditez seraient entrés dans la demeure avant vous. Mais j'ai prévu cela. C'est pourquoi, cessant les longs discours et les clameurs joyeuses et sans mesure, entrez ; car il est mal d'hésiter en une telle entreprise, et voici l'occasion d'agir très promptement.

ORESTE.

Comment les choses se présenteront-elles quand je serai entré ?

LE PÉDAGOGUE.

Au mieux, car, par bonheur, personne ne te connaît.

ORESTE.

Assurément, tu as annoncé que j'étais mort.

LE PÉDAGOGUE.

Sache que tu es ici un habitant du Hadès.

ORESTE.

Se réjouissent-ils de cette nouvelle ? Que disent-ils ?

LE PÉDAGOGUE.

Je te répondrai, la chose faite. Pour le moment, tout ce qui est d'eux est bien, même ce qui est mauvais.

ÉLECTRE.

Quel est celui-ci, frère ? Dis-le-moi, par les dieux !

ORESTE.

Ne le connais-tu pas ?

ÉLECTRE.

Il ne m'en vient rien dans l'esprit.

ORESTE.

Ne te souvient-il plus de celui aux mains de qui tu m'as remis autrefois ?

ÉLECTRE.

De qui ? Que dis-tu ?

ORESTE.

Dont les mains, par ta prévoyance, me portèrent sur la terre Phocéenne ?

ÉLECTRE.

Est-ce lui ? Le seul que je trouvai fidèle entre tous, autrefois, quand mon père fut livré à la mort ?

ORESTE.

C'est lui. Ne m'en demande pas plus.

ÉLECTRE.

Ô très chère lumière ! Ô unique sauveur de la maison Agamemnonienne, comment es-tu venu ici ? Es-tu celui qui nous a sauvés, lui et moi, de maux innombrables ? Ô très chères mains ! ô toi dont les pieds nous ont rendu un très heureux service, pourquoi me trompais-tu, quand tu étais présent, et ne te révélais-tu pas à moi, mais, au contraire, me tuais-tu par tes paroles, ayant pour moi de si bienveillants desseins ? Salut, ô père ! car il me semble voir un père. Salut ! Sache que, de tous les hommes, tu es celui qu'en un même jour j'ai le plus haï et le plus aimé !

LE PÉDAGOGUE.

C'est assez. De nombreuses nuits et de nombreux jours s'écouleraient, Électre, s'il me fallait te raconter ce qui s'est passé depuis ce temps ; mais à vous deux, qui êtes là, je dis que le temps d'agir est venu. Clytemnestre est maintenant seule et il n'y a aucun homme dans la demeure ; mais, si vous tardez, songez que vous devrez combattre, avec ceux-ci, bien d'autres ennemis plus habiles.

ORESTE.

Il n'est pas besoin de plus longs discours, Pylade ! Il faut entrer à la hâte, ayant salué d'abord les images des dieux paternels, toutes, tant qu'elles sont, sous ce propylée.

ÉLECTRE.

Roi Apollon ! Entends-nous favorablement, eux, et moi qui ai souvent tendu vers toi mes mains pleines de dons, autant que je l'ai pu. Maintenant, ô Apollon Lycien, je viens à toi, te suppliant en paroles, la seule chose que je possède ; et je te demande et je te supplie de nous aider bienveillamment dans cette entreprise, et de montrer aux hommes quelles récompenses les dieux réservent à l'impiété.

LE CHOEUR. Strophe I.

Voyez où se rue Arès qui respire un sang inéluctable ! Ils entrent dans la demeure, les chiens inévitables, vengeurs des crimes horribles. C'est pourquoi je n'attendrai pas plus longtemps, et l'événement va s'accomplir que mon esprit avait prévu ; car il entre d'un pied furtif dans la demeure où sont les antiques richesses paternelles, le vengeur des morts, tenant en mains l'épée récemment aiguisée. Et le fils de Maïa, Hermès, l'abritant de ténèbres, le mène au but sans plus tarder.

ÉLECTRE.

Ô très chères femmes, les hommes vont faire leur œuvre, gardez le silence.

LE CHOEUR. Antistrophe I.

Comment ? Que font-ils maintenant ?

ÉLECTRE.

Elle apprête l'urne funéraire, et ils sont debout auprès d'elle.

LE CHOEUR.

Pourquoi es-tu sortie ?

ÉLECTRE.

Afin de veiller à ce qu'Égisthe ne rentre pas sous ce toit par notre imprudence.

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! Hélas ! Ô demeure vide d'amis et pleine de tueurs !

ÉLECTRE.

Quelqu'un crie dans la demeure. N'entendez-vous pas, ô amies ?

LE CHOEUR.

Malheureuse ! J'ai entendu des clameurs effrayantes, et je suis toute saisie d'horreur.

CLYTEMNESTRE.

Malheur à moi ! Égisthe, où es-tu ?

ÉLECTRE.

Quelqu'un crie de nouveau.

CLYTEMNESTRE.

Ô fils, fils ! Aie pitié de ta mère !

ÉLECTRE.

Mais toi, tu n'as pas eu pitié de lui autrefois, ni du père qui l'engendra.

LE CHOEUR.

Ô ville ! Ô race misérable, ta destinée est de périr, de périr à la lumière de ce jour !

CLYTEMNESTRE.

Malheur à moi ! Je suis frappée !

ÉLECTRE.

Frappe-la de nouveau, si tu le peux.

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! Encore !

ÉLECTRE.

Plût aux dieux qu'Égisthe le fût en même temps que toi !

LE CHOEUR.

Les imprécations sont accomplies ; ils vivent ceux que la terre recouvre. Ceux qui ont été tués versent enfin à leur tour le sang de leurs meurtriers. Mais les voici, tout saignants de la victime sacrifiée à Arès, et je n'ai rien à dire.

 

 

 

Électre, Oreste, Le Choeur.

ÉLECTRE.

Oreste, où en est votre œuvre ?

ORESTE.

Tout est bien dans la demeure, si Apollon a bien prophétisé.

ÉLECTRE.

La misérable est-elle morte ?

ORESTE.

Tu ne craindras plus désormais d'être outragée par les paroles injurieuses de ta mère.

LE CHOEUR.

Faites silence, car je vois Égisthe.

ÉLECTRE.

Ô enfants, ne rentrerez-vous point ?

ORESTE.

Où voyez-vous l'homme ?

ÉLECTRE.

Le voici. Il vient à nous, joyeux, au sortir du faubourg.

LE CHOEUR.

Retirez-vous promptement sous le portique ; achevez heureusement ce que vous avez heureusement accompli déjà.

ORESTE.

Rassure-toi ; nous l'achèverons.

ÉLECTRE.

Fais donc vite ce que tu as résolu.

ORESTE.

M'y voici.

ÉLECTRE.

Je m'occuperai de ce qu'il faut faire ici.

LE CHOEUR.

Il faut glisser quelques douces paroles dans les oreilles de cet homme pour qu'il se jette imprudemment dans le combat caché de la justice.

 

 

 

Égisthe, Électre.

ÉGISTHE.

Qui de vous sait où sont ces étrangers Phocéens, qui sont venus nous annoncer qu'Oreste avait perdu la vie dans un naufrage de chars ? Certes, c'est à toi que je parle, à toi, dis-je, toujours si opiniâtre jusqu'ici ; car je pense que tu dois être en grand souci de cette nouvelle et que tu dois la savoir au mieux.

ÉLECTRE.

Je la sais, comment ne la saurais-je pas ? Je serais en effet ignorante de ce qui m'est le plus cher.

ÉGISTHE.

Où sont donc ces étrangers ? Dis-le moi.

ÉLECTRE.

Dans la demeure. Ils y ont reçu une hospitalité amicale.

ÉGISTHE.

Ont-ils annoncé qu'il était sûrement mort ?

ÉLECTRE.

Ils ont rendu la chose manifeste ; ils n'ont point parlé seulement.

ÉGISTHE.

Il nous est donc permis de nous en assurer clairement.

ÉLECTRE.

Sans doute, et c'est un spectacle lamentable.

ÉGISTHE.

Certes, contre ta coutume, tu me causes une grande joie.

ÉLECTRE.

Réjouis-toi, si cela est de nature à te réjouir.

ÉGISTHE.

J'ordonne qu'on se taise et qu'on ouvre les portes, afin que toute la multitude des Mycéniens et des Argiens regarde, et que, si quelqu'un d'entre eux était encore plein d'espoir, il désespère du retour de cet homme en le voyant mort, et, revenant à de saines résolutions, accepte mon frein, sans y être contraint par la force ou par le châtiment.

ÉLECTRE.

J'ai fait ce qui pouvait être fait par moi. J'ai appris enfin à être sage et à me soumettre aux plus forts.

ÉGISTHE.

Ô Zeus ! Je vois la forme d'un homme tué par la jalousie des Dieux. S'il n'est point permis de parler ainsi, je n'ai rien dit. Enlevez ce voile hors de mes yeux, afin que par mes lamentations j'honore mon parent.

 

 

 

Oreste, Égisthe, Le Chœur, Électre.

ORESTE.

Enlève-le toi-même. C'est à toi et non à moi de regarder ces restes et de leur parler affectueusement.

ÉGISTHE.

Tu me conseilles bien, et je ferai ce que tu dis. Pour toi, appelle Clytemnestre, si elle est dans la demeure.

ORESTE.

Elle est là, près de toi. Ne regarde rien autre chose.

ÉGISTHE.

Malheur à moi ! Que vois-je ?

ORESTE.

Que crains-tu ? Ne la reconnais-tu pas ?

ÉGISTHE.

Malheureux ! Au milieu des pièges de quels hommes suis-je tombé ?

ORESTE.

Ne devines-tu pas que tu parles depuis longtemps à des vivants comme s'ils étaient morts ?

ÉGISTHE.

Hélas ! Je comprends cette parole, et celui qui me parle ne peut être autre qu'Oreste.

ORESTE.

Bien que tu sois un excellent divinateur, tu t'es trompé longtemps.

ÉGISTHE.

Hélas ! Je suis mort. Mais permets-moi au moins de dire quelques mots.

ÉLECTRE.

Par les dieux, frère, ne permets pas qu'il parle plus longtemps et qu'il prolonge ses discours. Pourquoi, en effet, quand un homme, en proie au malheur, doit mourir, lui donner un peu de délai ? Tue-le donc promptement et abandonne-le, mort, à ceux qui l'enseveliront loin de nos yeux, d'une façon digne de lui. Ce sera le seul remède à mes longues misères.

ORESTE.

Hâte-toi d'entrer. Il ne s'agit pas maintenant de discours, mais de ta vie.

ÉGISTHE.

Pourquoi me conduis-tu dans la demeure ? Si l'action que tu commets est bonne, pourquoi l'accomplir dans les ténèbres ? Pourquoi ne pas me tuer à l'instant ?

ORESTE.

Ne commande pas. Va où tu as tué mon père, afin de mourir à la même place.

ÉGISTHE.

Il était donc dans la destinée que cette demeure vît les calamités présentes et futures des Pélopides ?

ORESTE.

Pour les tiennes, assurément. En ceci je serai pour toi un très véridique divinateur.

ÉGISTHE.

Tu te vantes d'une science que ne possédait pas ton père.

ORESTE.

Tu parles trop, et tu ne fais pas un pas. Marche donc.

ÉGISTHE.

Va devant.

ORESTE.

Il faut que tu me précèdes.

ÉGISTHE.

Crains-tu que je te fuie ?

ORESTE.

Certes, tu ne mourras point comme tu l'entends, mais comme il me convient, afin que ta mort ne manque même pas de cette amertume. Ce châtiment devrait être celui de tous ceux qui veulent être plus puissants que les lois, c'est-à-dire la mort. De cette façon, les scélérats seraient moins nombreux.

 

LE CHOEUR.

Ô race d'Atrée, que d'innombrables calamités tu as subies avant de t'affranchir par ce dernier effort !

 

 

FIN

 

 

Remerciements aux Éditions du THEÂTRE CLASSIQUE

 

Publicité
Publicité
6 juin 2013

Ray Bradbury, Chroniques martiennes (seconde partie)

wlUjjqwfn6kNapZkNk5sxJjdMxl

Seconde partie

 

 

MARS 2031

 

Le contribuable

 

                      Il voulait embarquer sur la fusée à destination de Mars. Tôt le matin, il se rendit à la piste de lancement et, à travers le grillage, cria aux hommes en uniforme qu’il voulait partir pour Mars. Ayant fait valoir sa qualité de contribuable, il dit qu’il s’appelait Pritchard et qu’il avait le droit d’aller sur Mars. N’était-il pas né ici même, dans l’Ohio ? N’était-il pas un bon citoyen ? Alors pourquoi lui aussi ne pourrait-il pas aller sur Mars ? Il brandit les poings vers eux et leur dit qu’il voulait quitter la Terre ; n’importe quelle personne sensée voulait quitter la Terre. Un vaste conflit nucléaire allait y éclater dans les deux ans, et il ne voulait pas être là quand la chose se produirait. Lui et des milliers de ses semblables, s’ils avaient le moindre sens commun, partiraient pour Mars. Pensez donc ! Échapper aux guerres, à la censure, à l’étatisme, à la conscription, au contrôle gouvernemental de ceci et de cela, de l’art et de la science ! La Terre, vous pouviez vous la garder ! Lui, il offrait sa main droite, son cœur, sa tête pour avoir l’occasion d’aller sur Mars !

Que fallait-il faire, quels papiers fallait-il signer, quelles personnes fallait-il connaître pour embarquer ?

Ils se moquèrent de lui à travers le grillage. Il n’avait sûrement pas envie de partir pour Mars, dirent-ils. Ne savait-il pas que les Première et Deuxième Expéditions avaient échoué, disparu ; que les équipages y étaient sans doute restés ?

Mais ils ne pouvaient pas le prouver, ils n’avaient aucune certitude, répliqua-t-il, accroché au grillage. Peut-être était-ce un pays de cocagne, là-haut, et que le capitaine York et le capitaine Williams ne se souciaient tout simplement pas de revenir. Allaient-ils se décider à lui ouvrir la grille et à le laisser monter à bord de la Troisième Fusée expéditionnaire, ou lui faudrait-il la défoncer à coups de pied ?

On lui dit de se taire.

Il vit les hommes qui se dirigeaient vers la fusée. « Attendez-moi ! cria-t-il. Ne me laissez pas sur ce monde affreux, il faut que je m’en aille ; il va y avoir une guerre nucléaire ! Ne me laissez pas sur la Terre ! »

On l’entraîna de force. La porte du car de police se referma dans un claquement sec et on l’emmena dans le petit matin, le visage collé à la vitre arrière. Et juste avant que la sirène ne se déclenche en haut d’une côte, il vit la flamme rouge, entendit le grondement puissant et sentit l’énorme secousse tandis que la fusée argentée décollait en flèche et l’abandonnait à un banal lundi matin sur la banale planète Terre.

 

 

 ◄►

 

 

AVRIL 2031

 

La Troisième Expédition

 

                            Le vaisseau entamait sa descente. Il venait des étoiles, des noires vélocités, des rayonnements mouvants et des golfes silencieux de l’espace. C’était un nouveau vaisseau ; il contenait du feu dans ses entrailles et des hommes dans ses cellules de métal, et il se déplaçait, leste et fringant, dans un silence impeccable. Il transportait dix-sept hommes, dont un capitaine. La foule réunie sur l’aire de lancement de l’Ohio avait poussé des acclamations et agité les mains dans le soleil, et la fusée avait craché d’immenses fleurs de chaleur et de couleur avant de s’enfoncer dans l’espace pour le troisième voyage à destination de Mars !

À présent elle réduisait sa vitesse de toute l’efficacité de son métal dans les couches supérieures de l’atmosphère martienne. N’ayant rien perdu de sa beauté ni de sa puissance. Elle avait traversé les eaux ténébreuses de l’espace comme un pâle léviathan ; elle avait dépassé la vieille lune et s’était lancée dans une succession de néants. Chacun son tour, ses passagers avaient été malmenés, ballottés, pris de nausée, rendus à la santé. L’un d’eux était mort, mais maintenant les seize survivants, l’œil clair, le visage plaqué aux hublots massifs, regardaient Mars foncer vers eux.

« Mars ! s’écria le navigateur Lustig.

— Cette bonne vieille Mars ! s’exclama Samuel Hinkston, l’archéologue.

— Ça alors », dit le capitaine John Black.

La fusée se posa sur une pelouse de gazon vert. Tout près, dans l’herbe, se dressait une biche en fer. Un peu plus loin s’élevait une grande maison brune de style victorien, paisible dans le soleil, surchargée d’ornements rococo, aux fenêtres arborant des carreaux multicolores, bleus, roses, jaunes et verts. La terrasse couverte était fleurie de géraniums duveteux et une vieille balancelle accrochée au plafond oscillait doucement sous la brise. Au faîte de la maison s’érigeait une coupole avec des vitraux en losange et un toit en poivrière ! Par la fenêtre de façade on pouvait apercevoir, reposant sur un pupitre, un morceau de musique intitulé Mon bel Ohio.

Autour de la fusée, dans quatre directions, s’étendait la petite ville, verdoyante et immobile dans le printemps martien. Il y avait des maisons blanches, d’autres en brique rouge, et de grands arbres, ormes, érables, marronniers, qui bruissaient dans le vent. Et des églises pourvues de campaniles où dormaient des cloches dorées.

Voilà ce que virent les occupants de la fusée quand ils regardèrent dehors. Puis ils se dévisagèrent et s’absorbèrent de nouveau dans la contemplation du paysage. Ils se tenaient par les coudes, soudain incapables de respirer, semblait-il. Puis ils pâlirent.

« Le diable m’emporte, murmura Lustig en se frottant la figure, les doigts tout engourdis. Le diable m’emporte.

— Ce n’est pas possible, dit Samuel Hinkston.

— Seigneur ! » s’exclama le capitaine John Black.

Là-dessus arriva un appel du chimiste.

« Capitaine, l’atmosphère est plutôt raréfiée. Mais il y a assez d’oxygène. On ne risque rien.

— Alors on va sortir, dit Lustig.

— Attendez, fit le capitaine. Comment savoir à quoi nous avons affaire ?

— C’est une petite ville où l’air est raréfié mais respirable, capitaine.

— Et une petite ville identique à celles de la Terre, ajouta Hinkston, l’archéologue. Incroyable. C’est impossible, mais c’est comme ça. »

Le capitaine Black lui jeta un coup d’œil nonchalant.

« Pensez-vous que les civilisations de deux planètes puissent progresser au même rythme et évoluer de la même façon, Hinkston ?

— Je m’en serais bien gardé, capitaine. »

Black se tenait près du hublot.

« Regardez-moi ça. Les géraniums. Une plante bien spécialisée. Cette variété particulière n’est connue sur Terre que depuis cinquante ans. Pensez aux millénaires que requiert l’évolution des plantes. Et dites-moi s’il est logique que les Martiens possèdent : un, des fenêtres à vitraux ; deux, des coupoles ; trois, des balancelles ; quatre, un instrument qui ressemble à un piano et en est probablement un ; et cinq, si vous regardez attentivement dans cette lunette télescopique, est-il logique qu’un compositeur martien ait écrit un morceau de musique intitulé, assez étrangement, Mon bel Ohio ? Tout cela signifierait qu’il existe un fleuve du nom d’Ohio sur Mars !

— Le capitaine Williams, bien sûr ! s’écria Hinkston.

— Quoi ?

— Le capitaine Williams et ses trois hommes d’équipage ! Ou Nathaniel York et son compagnon. Ça expliquerait tout !

— Ça n’explique rien du tout. Selon toute probabilité, l’expédition York a explosé le jour où elle a touché Mars, entraînant la mort de York et de son compagnon. Quant à Williams et ses trois hommes, leur vaisseau a explosé le lendemain de leur arrivée. En tout cas, leur radio a cessé d’émettre à ce moment-là, d’où notre supposition que s’ils avaient survécu, ils nous auraient contactés. Et de toute façon, l’expédition York ne remonte qu’à un an, et le capitaine Williams et ses hommes n’ont atterri ici qu’en août dernier. En admettant qu’ils soient encore en vie, auraient-ils pu, même avec l’aide d’une race martienne particulièrement douée, édifier une ville pareille et la vieillir en si peu de temps. Regardez-moi ça ; ça fait bien soixante-dix ans que cette ville est là. Regardez le bois des montants d’escalier ; regardez les arbres, tous centenaires ! Non, ce n’est l’œuvre ni de York ni de Williams. Il s’agit d’autre chose. Ça ne me plaît pas, et je ne quitterai pas le vaisseau avant d’en avoir le cœur net. 

— D’ailleurs, fit Lustig en approuvant de la tête, Williams et ses hommes, tout comme York, se sont posés sur l’autre face de Mars. Nous avons pris grand soin d’atterrir sur ce côté-ci.

— Excellente remarque. Juste au cas où une tribu locale de Martiens hostiles aurait tué York et Williams, nous avions instruction de nous poser dans une autre région pour éviter que ne se reproduise un tel désastre. Nous sommes donc, en principe, sur un sol que Williams et York n’ont jamais vu.

— Bon sang ! s’exclama Hinkston. Je veux aller voir cette ville de près, capitaine, si vous le permettez. Il se peut qu’il existe des modes de pensée, des courbes de civilisation identiques sur toutes les planètes de notre système solaire. Il se peut que nous soyons au seuil de la plus grande découverte psychologique et métaphysique de notre époque !

— Je reste partisan d’attendre un moment, s’obstina Black.

— Peut-être sommes-nous en présence d’un phénomène qui, pour la première fois, prouverait irréfutablement l’existence de Dieu, capitaine.

— Beaucoup de personnes ont une foi solide sans avoir besoin d’une telle preuve, Mr. Hinkston. — Je fais partie du nombre, capitaine. Mais une ville comme celle-ci ne saurait se passer d’une intervention divine. Cette précision dans le détail. Elle m’inspire de tels sentiments que je ne sais pas si je dois rire ou pleurer.

— Dans ce cas, ne faites ni l’un ni l’autre jusqu’à ce que nous sachions ce que nous affrontons. — Affrontons ? intervint Lustig. Nous n’affrontons rien, capitaine. C’est là une gentille petite ville, tranquille et verdoyante, qui ressemble beaucoup à la bourgade vieillotte où je suis né. Elle me plaît bien.

— Quand êtes-vous né, Lustig ?

— En 1980, capitaine.

— Et vous, Hinkston ?

— En 1985, capitaine. À Grinnell, dans l’Iowa. Et j’ai l’impression d’être ici chez moi.

— Hinkston, Lustig, je pourrais être votre père à tous les deux. J’ai exactement quatre-vingts ans. Je suis né en 1950, dans l’Illinois, et par la grâce de Dieu et d’une science qui, depuis cinquante ans, sait comment faire retrouver la jeunesse à certains vieillards, me voici sur Mars, pas plus fatigué que vous autres, mais infiniment plus méfiant. Cette ville a l’air tout à fait paisible et accueillante, et tellement semblable à Green Bluff, Illinois, que ça me fait peur. Elle ressemble trop à Green Bluff. »

Il se tourna vers le radio.

« Appelez la Terre. Dites-leur que nous avons touché le sol de Mars. C’est tout. Dites-leur que nous transmettrons un rapport complet demain.

— Bien, capitaine. » Black approcha du hublot un visage qui aurait dû être celui d’un octogénaire, mais n’accusait que la moitié de cet âge.

« Voilà ce que nous allons faire, Lustig. Hinkston, vous et moi allons jeter un coup d’œil à cette ville. Les autres resteront à bord. S’il arrive quoi que ce soit, ils pourront filer. Mieux vaut perdre trois hommes que toute une expédition. Si les choses tournent mal, notre équipage pourra prévenir la prochaine fusée. Celle du capitaine Wilder, je crois, qui devrait être prête à décoller à Noël. S’il y a quelque hostilité à redouter de la part de Mars, il faut absolument que la prochaine fusée soit bien armée.

— La nôtre l’est. Nous avons un véritable arsenal à notre disposition.

— Alors dites aux hommes de se mettre en état d’alerte. Allons-y, Lustig, Hinkston. »

Les trois hommes gagnèrent ensemble les niveaux inférieurs du vaisseau.

C’était une superbe journée de printemps. Perché sur un pommier en fleur, un merle n’en finissait plus de siffler. Des pluies de pétales neigeux s’envolaient à chaque souffle du vent dans les branches verdoyantes, imprégnant l’air de leur parfum. Quelque part en ville, quelqu’un jouait du piano, et la musique allait et venait sur un rythme doux, somnolent. L’air était celui de La Belle Rêveuse. Ailleurs, un phonographe à la voix grêle et éraillée nasillait un enregistrement de Giboulées d’avril, chanté par Al Jolson.

Les trois hommes s’étaient immobilisés à l’extérieur du vaisseau. Ils aspirèrent l’air ténu, ténu, suffoquant à demi, et se mirent lentement en mouvement pour ne pas se fatiguer. A présent le phonographe jouait :

 

Oh, donnez-moi un soir de juin Le clair de lune et vous...

 

Lustig commença à trembler. Samuel Hinkston en fit autant.

Le ciel était calme et serein. Un ruisseau coulait quelque part dans la fraîcheur ombragée d’une ravine. Ailleurs, on reconnaissait le trot et les cahots d’un cheval et de sa charrette.

« Capitaine, dit Samuel Hinkston, il faut admettre, force est d’admettre qu’on a commencé à envoyer des fusées sur Mars avant la Première Guerre mondiale.

— Non.

— Alors, comment expliquez-vous ces maisons, la biche en fer, les pianos, la musique ? » Hinkston prit le capitaine par le coude, bien décidé à se montrer persuasif, et le regarda dans les yeux.

« Disons qu’il y avait en 1905 des gens qui, détestant la guerre, se sont secrètement entendus avec des scientifiques ; ils ont construit une fusée et sont venus ici, sur Mars...

— Non, non, Hinkston.

— Pourquoi pas ? Le monde était différent en 1905 ; le secret était beaucoup plus facile à garder. — S’agissant d’une chose aussi complexe qu’une fusée ? Non, impossible de garder ça secret. — Ils se sont installés ici, et naturellement ils ont construit des maisons semblables à celles de la Terre parce qu’ils emmenaient leur culture avec eux.

— Et ils ont vécu ici toutes ces années ?

— Dans la paix et la tranquillité, oui. Peut-être ont-ils fait plusieurs voyages, assez pour atteindre la population d’une petite ville ; puis ils en sont restés là de peur d’être découverts. Voilà pourquoi cette ville semble si vieillotte. Personnellement, je n’y vois rien qui soit postérieur à 1927, et vous ? À moins, capitaine, que les voyages interplanétaires ne soient plus anciens qu’on ne le croit. Il se peut qu’ils aient commencé quelque part dans le monde il y a des siècles de cela et qu’ils aient été gardés secrets par le petit nombre d’hommes qui sont venus sur Mars pour ne faire qu’occasionnellement des séjours sur la Terre au cours des siècles en question.

— À vous entendre, on est presque convaincu.

— Il ne peut qu’en être ainsi. Nous en avons la preuve sous les yeux ; il ne nous reste qu’à trouver des gens pour confirmer. »

Le tapis de gazon qui étouffait le bruit de leurs bottes sentait l’herbe fraîchement coupée. Malgré lui, le capitaine John Black se sentait envahi par une immense quiétude. Il y avait trente ans qu’il ne s’était pas trouvé dans une petite ville ; le bourdonnement des abeilles printanières le berçait, l’apaisait, et l’air de fraîcheur de chaque chose lui mettait du baume à l’âme.

Ils posèrent le pied sur la terrasse. Le plancher résonna sous leurs pas quand ils se dirigèrent vers la contre-porte treillissée. A l’intérieur ils aperçurent un rideau de perles suspendu en travers du vestibule, un lustre de cristal et un tableau de Maxfield Parrish dans son cadre au-dessus d’un confortable fauteuil Morris. La maison sentait l’ancien, le grenier, et respirait un confort infini. On pouvait entendre un tintement de glaçons dans un pichet de citronnade. Dans une cuisine invisible, en raison de la chaleur du jour, quelqu’un préparait un repas froid. Une femme fredonnait d’une douce voix de tête.

Le capitaine John Black tira la sonnette.

Des pas menus se rapprochèrent dans le vestibule et une femme au visage affable, d’une quarantaine d’années, vêtue d’une robe comme il devait s’en porter en 1939, les dévisagea à travers le treillis.

« En quoi puis-je vous être utile ?

— Je vous demande pardon, dit le capitaine Black d’une voix mal assurée. Mais nous cherchons... c’est-à-dire, pourriez-vous nous aider... »

Il s’interrompit.

Elle l’enveloppa d’un regard sombre, songeur.

« Si c’est pour me vendre quelque chose..., commença-telle.

— Non, attendez ! s’écria-t-il. Quelle est cette ville ? »

Elle le toisa de la tête aux pieds.

« Comment ça, quelle est cette ville ? Comment pouvez-vous vous trouver dans une ville sans en connaître le nom ? »

On aurait dit que le plus grand désir du capitaine était d’aller s’asseoir à l’ombre d’un pommier. « Nous ne sommes pas d’ici. Nous aimerions savoir ce qui explique la présence de cette ville en ces lieux, et la vôtre par la même occasion.

— Vous travaillez pour le recensement ?

— Non.

— Tout le monde sait que cette ville a été construite en 1868. C’est un jeu ?

— Non, ce n’est pas un jeu ! s’écria le capitaine. Nous venons de la Terre.

— Vous voulez dire que vous sortez du sol ? s’étonna la femme.

— Non, nous arrivons de la troisième planète, la Terre, en vaisseau spatial. Et nous venons de nous poser ici, sur la quatrième planète, Mars...

— Ici, expliqua la femme comme si elle s’adressait à un enfant, nous sommes à Green Bluff, dans l’Illinois, sur le continent américain, baigné par les océans Atlantique et Pacifique, dans ce que l’on appelle le monde ou, parfois, la Terre. Et maintenant, allez-vous-en. Adieu. »

Elle s’enfonça dans le vestibule, écartant le rideau de perles du bout des doigts au passage. Les trois hommes se regardèrent.

« Enfonçons la porte, dit Lustig.

— On ne peut pas faire ça. C’est une propriété privée. Bon Dieu ! »

Ils allèrent s’asseoir sur l’escalier de la terrasse.

« Dites-moi, Hinkston, il ne vous est pas venu à l’idée que nous avons peut-être, je ne sais comment, dévié de notre route, rebroussé chemin par accident et atterri sur la Terre ?

— Comment aurait-on pu faire ça ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas. Bon sang, laissez-moi réfléchir.

— Enfin, quoi, nous avons contrôlé notre trajectoire tout du long. Nos chronos indiquaient tant et tant de kilomètres. Nous avons dépassé la Lune, plongé dans l’espace et nous voilà ici. Sur Mars, j’en suis absolument certain.

— Mais supposons, dit Lustig, que par accident, dans l’espace, dans le temps, nous nous soyons perdus dans les dimensions pour atterrir sur une Terre d’il y a trente ou quarante ans.

— Oh, ça va, Lustig ! »

Lustig revint vers la porte, tira la sonnette et lança dans la fraîche pénombre des pièces :

« En quelle année sommes-nous ?

— 1956, bien sûr », répondit la dame.

Assise dans un fauteuil à bascule, elle sirotait un verre de citronnade.

« Vous avez entendu ? » Lustig se retourna d’un bloc vers les autres. « 1956 ! Nous avons bel et bien remonté le temps ! Nous sommes bel et bien sur la Terre ! »

 

Lustig se rassit et les trois hommes se laissèrent aller à l’émerveillement et à la terreur que leur inspirait une telle pensée. Posées sur leurs genoux, leurs mains étaient agitées de tremblements spasmodiques.

« Je n’avais pas demandé ça, dit le capitaine. Ça me fout les jetons. Comment est-ce possible ? Si seulement on avait pu emmener Einstein avec nous !

— Est-ce qu’un seul habitant de cette ville va nous croire ? s’inquiéta Hinkston. Est-ce qu’on joue un jeu dangereux ? Avec le temps, je veux dire. Est-ce qu’on ne devrait pas repartir et rentrer chez nous ?

— Non. Pas avant d’avoir fait un autre essai. »

Ils dépassèrent trois maisons et arrivèrent en vue d’un petit cottage blanc dominé par un chêne. « Je tiens à rester aussi logique que possible, dit le capitaine. Et je ne crois pas qu’on ait vraiment mis dans le mille. Supposez, Hinkston, comme vous l’avez d’abord suggéré, que les voyages interplanétaires remontent à des années. Et qu’au bout d’un certain nombre d’années passées ici, nos Terriens aient commencé à avoir le mal du pays. D’abord une légère névrose, puis une psychose en bonne et due forme. Pour arriver à la démence caractérisée. Que feriez-vous, en tant que psychiatre, si vous étiez confronté à un tel problème ? »

Hinkston réfléchit.

« Eh bien, je crois que j’infléchirais la civilisation de façon que Mars ressemble tous les jours un peu plus à la Terre. Si j’avais les moyens de reproduire chaque plante, chaque route, chaque lac et même un océan, c’est ce que je ferais. Ensuite, par le biais de quelque hypnose collective, je persuaderais tous les habitants d’une ville comme celle-ci qu’ils se trouvent effectivement sur la Terre, et non sur Mars.

— Pas mal, Hinkston. Je crois que nous sommes sur la bonne voie. Cette femme que nous avons vue tout à l’heure se croit sur la Terre. Ça lui permet de conserver sa santé mentale.

Elle et tous les habitants de cette ville sont les sujets de la plus grande expérience de migration et d’hypnose que vous aurez jamais l’occasion de contempler.

— Bien vu, capitaine ! s’écria Lustig.

— Tout à fait ! renchérit Hinkston.

— Bon, soupira le capitaine. Nous voilà parvenus quelque part. Je me sens mieux. Tout ça est un peu plus logique. Cette histoire de temps, d’aller et retour et de voyage dans le temps me met l’estomac à l’envers. Mais comme ça... »

Le capitaine sourit.

« Hé, hé, j’ai l’impression que nous allons être plutôt populaires par ici.

— Est-ce bien sûr ? objecta Lustig. Après tout, comme les Pèlerins, ces gens sont venus ici pour fuir la Terre. Peut-être qu’ils ne seront pas tellement contents de nous voir. Peut-être vont-ils essayer de nous chasser ou de nous tuer.

— Notre armement est supérieur. Direction la prochaine maison. En avant. »

Mais à peine avaient-ils traversé la pelouse que Lustig s’arrêta net, le regard fixé côté ville, sur la rue tranquille, absorbée dans son rêve d’après-midi.

« Capitaine, dit-il.

— Qu’est-ce qu’il y a, Lustig ?

— Oh, capitaine, capitaine, ce que je vois... » Et Lustig se mit à pleurer. Ses doigts s’élevèrent, crispés et tremblants, et son visage n’était qu’émerveillement, joie et incrédulité. Il semblait sur le point de devenir fou de bonheur d’une seconde à l’autre. Les yeux rivés sur la rue, il commença à courir, trébuchant, tombant, se relevant, reprenant sa course.

« Regardez, regardez !

— Ne le laissons pas s’éloigner ! »

Le capitaine s’élança à sa poursuite. À présent Lustig filait à toute allure en poussant des hurlements. Il tourna dans un jardin à mi-parcours de la rue ombragée et bondit sur la terrasse d’une grande maison verte arborant un coq de fer sur le toit. Il cognait à la porte, criant et pleurant, quand Hinkston et le capitaine le rejoignirent. Ils étaient tous à bout de souffle, épuisés par leur galopade dans l’air raréfié.

« Grand-mère ! Grand-père ! » s’écria Lustig.

Deux vieillards se tenaient dans l’entrée.

« David ! » s’exclamèrent-ils d’une voix fluette. Et ils se précipitèrent pour l’enlacer, lui tapoter le dos et tourner autour de lui. « David, oh, David, ça fait tellement longtemps ! Comme tu as grandi, mon garçon, quel costaud tu es devenu. Oh, mon petit David, comment vas-tu ?

— Grand-mère, grand-père ! sanglotait David Lustig. Vous avez des mines splendides, splendides ! »

Il les agrippait, les faisait pivoter, les embrassait, les étreignait, leur pleurait dessus, les tenait de nouveau à bout de bras, contemplant les deux vieillards d’un œil clignotant. Le soleil brillait dans le ciel, le vent soufflait, l’herbe était verte, la porte d’entrée grande ouverte.

« Entre, mon garçon, entre. Il y a du thé glacé pour toi, tout frais, un plein pot !

— J’ai des amis avec moi. » Lustig se retourna, hilare, et adressa des signaux frénétiques au capitaine et à Hinkston.

« Allez, capitaine, venez.

— Bien le bonjour, dirent les vieux. Entrez donc. Tous les amis de David sont nos amis. Ne restez pas plantés là ! »

 

Une agréable fraîcheur régnait dans le salon de la vieille maison. Une haute pendule de grand-mère faisait entendre son lent tic-tac de bronze dans un coin. Des coussins moelleux recouvraient de larges divans, les murs étaient remplis de livres, le plancher s’agrémentait d’un tapis en forme de grosse rose et le thé glacé qui s’embuait au creux de la main rafraîchissait les gosiers desséchés.

« À notre santé à tous. »

Grand-mère porta son verre à son sourire de porcelaine.

« Depuis combien de temps êtes-vous ici, grand-mère ? demanda Lustig.

— Depuis notre mort, répondit-elle d’un ton sec.

— Depuis votre quoi ? » Le capitaine Black reposa son verre.

« Eh oui. »

Lustig hocha la tête.

« Il y a trente ans qu’ils sont morts.

— Et vous restez assis là bien tranquillement ! s’écria le capitaine.

— Peuh ! »

La vieille femme cligna un œil pétillant.

« Qui êtes-vous pour mettre en question ce qui arrive ? Nous sommes ici. Qu’est-ce que la vie, après tout ? Qui décide des pourquoi, des comment et des où ? Tout ce que nous savons, c’est que nous sommes ici, rendus à la vie, et qu’il n’y a pas de questions à se poser. Une seconde chance. »

Elle s’approcha de Black à petits pas et lui tendit son mince poignet.

« Touchez. »

Le capitaine toucha.

« Résistant, n’est-ce pas ? »

Il acquiesça.

« Alors, fît-elle, triomphante, pourquoi se fatiguer à poser des questions ?

— Eh bien, dit le capitaine, c’est simplement que nous n’avons pas pensé une seconde que nous trouverions quelque chose de ce genre sur Mars.

— Et voilà que vous l’avez trouvé. Laissez-moi vous dire qu’il y a sur chaque planète bien des choses qui vous montreront que les voies de Dieu sont infinies.

— Est-ce là le paradis ? demanda Hinkston.

— Absurde. Non. C’est un monde où l’on a une deuxième chance. Personne ne nous a dit pourquoi. Mais personne ne nous a dit pourquoi nous étions sur la Terre, non plus. Cette autre Terre, je veux dire. Celle d’où vous venez. Comment savoir s’il n’y en avait pas encore une autre avant celle-là ?

— Bonne question », dit le capitaine.

Lustig continuait de sourire à ses grands-parents.

« Ça alors, ça fait plaisir de vous voir. Ça alors, ça fait plaisir. »

Le capitaine se leva et se frappa la cuisse d’un geste désinvolte.

« Il faut qu’on y aille. Merci pour les rafraîchissements.

— Vous reviendrez, bien entendu, dirent les vieillards. Ce soir pour dîner ?

— On tâchera, merci. Il y a tellement à faire. Mes hommes attendent mon retour à la fusée et... »

Il s’interrompit. Regarda vers la porte, stupéfait. Au loin, dans le soleil, on distinguait un concert de voix, des cris et une immense clameur.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Hinkston.

— Nous n’allons pas tarder à le savoir. »

Et le capitaine Black d’être déjà dehors, en train de traverser la pelouse au pas de course pour gagner la rue de la petite ville martienne. Il s’immobilisa en vue de la fusée. Les trappes étaient ouvertes et l’équipage se déversait dehors en agitant les mains. Une foule s’était rassemblée et, au milieu de tous ces gens, les membres de l’équipage s’empressaient, parlaient, riaient, serraient des mains. On se lançait dans de petites danses. On s’agglutinait. La fusée restait vide et abandonnée.

Une fanfare éclata dans le soleil, envoyant un air allègre de ses tubas et trompettes haut levés qu’accompagnait le  roulement des tambours et le son aigu des fifres. Des petites filles blondes comme les blés sautaient à pieds joints. Des petits garçons lançaient des hourras. De gros messieurs offraient des cigares de dix cents à la ronde. Le maire fit un discours. Puis chaque membre de l’équipage, une mère à un bras, un père ou une sœur à l’autre, disparut le long de la rue comme par enchantement dans de petits cottages ou de grandes maisons.

« Arrêtez ! » s’écria le capitaine Black.

Les portes se refermèrent en claquant. La chaleur s’accrut dans la clarté du ciel printanier, et tout redevint silencieux. La fanfare se tut à l’angle d’un carrefour, laissant la fusée briller toute seule, éblouissante, sous le soleil.

« Déserteurs ! dit le capitaine. Ils ont déserté le vaisseau, ma parole ! J’aurai leur peau, nom de Dieu ! Ils avaient des ordres !

— Capitaine, dit Lustig, ne soyez pas trop dur avec eux. Tous ces gens étaient d’anciens parents et amis.

— Ce n’est pas une excuse !

— Pensez à ce qu’ils ont pu ressentir, capitaine, en voyant des visages familiers à l’extérieur du vaisseau.

— Les ordres sont les ordres, bon sang !

— Et vous, capitaine, comment auriez-vous réagi ?

— J’aurais obéi aux ordres... »

La bouche du capitaine demeura ouverte. Le long du trottoir, marchant à grandes enjambées sous le soleil martien, grand, souriant, les yeux d’un bleu étonnamment clair, s’avançait un jeune homme dans les vingt-six ans.

« John ! » lança-t-il, et il se mit à courir.

« Quoi ? » Black vacilla.

« John, vieille canaille ! »

Le jeune homme arriva à sa hauteur, lui empoigna la main et lui assena de grandes claques dans le dos.

« C’est toi, dit le capitaine Black.

— Bien sûr, qui croyais-tu que c’était ?

— Edward ! »

Le capitaine se tourna vers Lustig et Hinkston sans lâcher la main de l’étranger.

« Voici mon frère Edward. Ed, je te présente mes hommes, Lustig, Hinkston. Mon frère ! »

Ils se tirèrent par les mains et les bras et finirent par s’embrasser.

« Ed !

— John, sacré bon à rien !

— Tu as une mine splendide, Ed, mais dis-moi, Ed, qu’est-ce que c’est que tout ça ? Tu n’as pas changé depuis tout ce temps. Tu es mort, je m’en souviens, à vingt-six ans. J’en avais alors dix-neuf. Bon Dieu, il y a tellement longtemps, et te voilà, et... zut, qu’est-ce qui se passe ?

— Maman attend, dit Edward Black avec un grand sourire.

— Maman ?

— Et papa aussi.

— Papa ? »

Le capitaine faillit en tomber à la renverse, comme assommé. Il se mit à marcher d’un pas raide, sans coordination.

« Papa et maman vivants ? Où ça ?

— À la vieille maison d’Oak Knoll Avenue.

— La vieille maison... »

Le capitaine ouvrit de grands yeux ravis.

« Vous avez entendu ça, Lustig, Hinkston ? »

Hinkston était déjà parti. Il avait vu sa propre maison au bout de la rue et s’y rendait à toutes jambes. Lustig riait.

« Vous voyez, capitaine, ce qui est arrivé à tout l’équipage ? C’était plus fort qu’eux.

— Oui. Oui. »

Le capitaine ferma les paupières. « Quand j’ouvrirai les yeux, tu auras disparu. » Il cilla. « Tu es encore là. Bon Dieu, Ed, mais tu as l’air en pleine forme !

— Viens, le déjeuner t’attend. J’ai prévenu maman.

— Capitaine, dit Lustig, si vous avez besoin de moi, je serai chez mes grands-parents.

— Quoi ? Oh, très bien, Lustig. Alors, à plus tard. »

Edward le prit par le bras et l’entraîna.

« Voilà la maison. Tu te souviens ?

— Et comment ! Je te parie que j’arrive le premier à la terrasse ! »

Ils s’élancèrent. Les arbres filaient au-dessus de la tête du capitaine Black ; le sol filait sous ses pieds. Il vit la silhouette dorée d’Edward le distancer dans le rêve étonnant qu’était la réalité. Il vit la maison se précipiter vers lui, la contre-porte treillissée s’ouvrir à la volée.

« Battu ! cria Edward.

— Je suis un vieil homme, haleta le capitaine, et tu es toujours jeune. Mais bon, tu me battais régulièrement, je m’en souviens ! »

Sur le seuil, maman, rose, bien en chair, rayonnante. Derrière elle, poivre et sel, papa, sa pipe à la main.

« Maman, papa ! » Il avala les marches comme un enfant pour les rejoindre.

 

Ce fut un long et bel après-midi. Ils s’attardèrent à table, puis allèrent s’asseoir dans le salon, et il leur raconta tout de sa fusée. Ils hochaient la tête en le couvant de leur sourire. Maman était toujours la même, papa trancha d’un coup de dents le bout de son cigare et l’alluma pensivement comme autrefois. Le soir, il y eut de la dinde à dîner et encore du temps passé ensemble. Quand il ne resta plus dans les assiettes que des pilons nettoyés jusqu’à l’os, le capitaine se renversa en arrière en poussant un grand soupir de satisfaction. La nuit envahissait les arbres et colorait le ciel ; les lampes formaient des halos de lumière rose dans le calme de la maison. Dans toutes les autres maisons qui jalonnaient la rue, on entendait jouer des pianos, claquer des portes.

Maman mit un disque sur le gramophone et le capitaine Black dansa avec elle. Elle avait le même parfum que celui dont il gardait le souvenir depuis l’été où papa et elle avaient été tués dans l’accident de train. Il la sentait bien réelle dans ses bras tandis qu’ils effleuraient le sol au rythme de leurs pas.

« Ce n’est pas tous les jours, dit-elle, qu’on a la chance de vivre une deuxième fois.

— Je vais me réveiller demain matin, dit le capitaine. Je serai dans ma fusée, dans l’espace, et tout ça aura disparu.

— Non, ne pense pas de choses pareilles, le gronda-t-elle doucement. Dieu est bon pour nous. Soyons heureux.

— Excuse-moi, maman. »

Le disque s’acheva sur un grésillement répété.

« Tu es fatigué, fiston. »

Papa pointa sa pipe vers le plafond.

« Ton ancienne chambre t’attend, le lit de cuivre et tout le reste.

— Il faut que je rappelle mes hommes.

— Pourquoi ça ?

— Pourquoi ? Mais... je ne sais pas. Il n’y a pas de raison, je suppose. Non, pas la moindre raison. Ils sont tous en train de dîner ou au lit. Une bonne nuit de sommeil ne leur fera pas de mal.

— Bonne nuit, mon petit. »

Maman déposa un baiser sur sa joue.

« C’est si bon de t’avoir au bercail.

— C’est bon d’être au bercail. »

Il quitta ce pays de fumée de cigare, de parfum, de livres et de douce lumière et gravit l’escalier sans cesser de bavarder avec Edward. Celui-ci poussa une porte, et il y avait là le lit de cuivre jaune, les vieux fanions du collège et une peau de raton laveur à la forte odeur de moisi qu’il caressa avec attendrissement.

« Je n’en peux plus, dit le capitaine. Je suis moulu. Il est arrivé trop de choses aujourd’hui. J’ai l’impression d’avoir passé quarante-huit heures sous une pluie battante sans manteau ni parapluie. Je suis trempé d’émotion jusqu’aux os. »

Edward rabattit les draps neigeux et fit gonfler les oreillers. Il ouvrit la fenêtre à guillotine, laissant l’odeur nocturne du jasmin flotter à l’intérieur de la pièce. Il y avait clair de lune et l’on entendait au loin des bruits de danse et de conversation.

« Voilà donc Mars, fit le capitaine en se déshabillant.

— Eh oui. »

Edward se dévêtait avec des mouvements mesurés, sans se presser. Il tira sa chemise par-dessus sa tête, révélant des épaules dorées et une nuque solidement musclée. Les lumières furent éteintes. Ils étaient désormais au lit, côte à côte, comme autrefois, il y avait de cela combien de

lustres ?

Le capitaine se prélassait, se repaissant des bouffées de jasmin qui soulevaient les rideaux de dentelle dans l’obscurité. Parmi les arbres, sur une pelouse, quelqu’un avait remonté un phonographe portatif qui jouait à présent Toujours.

Il se mit à penser à Marilyn.

« Est-ce que Marilyn est ici ? »

Son frère, allongé en plein dans le clair de lune qui tombait de la fenêtre, ne répondit pas tout de suite.

« Oui. Elle n’est pas en ville. Mais elle sera là demain matin. »

Le capitaine ferma les yeux.

« J’ai très envie de voir Marilyn. »

L’ordre et le calme de la pièce ne furent troublés que par le bruit de leur respiration.

« Bonne nuit, Ed. »

Un temps.

« Bonne nuit, John. »

Tranquillement allongé, il laissa flotter ses pensées. Pour la première fois, la tension de la journée se relâchait ; il pouvait laisser la logique reprendre ses droits. Tout n’avait été qu’émotion. Les flonflons, les visages familiers. Mais maintenant...

Comment ? se demanda-t-il. Comment tout cela pouvait-il se faire ? Et pourquoi ? Dans quel but ? Un effet de la bonté de la divine providence ? Dieu était-il donc à ce point attentionné envers ses enfants ? Comment, pourquoi et à quelle fin ?

Il reconsidéra les diverses théories avancées dans les premières fièvres de l’après-midi par Hinkston et Lustig. Il laissa toutes sortes de nouvelles hypothèses s’enfoncer paresseusement dans son esprit comme autant de petits cailloux qui tournaient sur eux-mêmes, émettant de vagues lueurs. Maman. Papa. Edward. Mars. La Terre. Mars. Les Martiens.

Qui vivait sur Mars un millier d’années auparavant ? Les Martiens ? Ou en avait-il toujours été comme aujourd’hui ?

Les Martiens. Il laissait le mot revenir indolemment dans sa tête. Il faillit rire tout haut. La plus ridicule des théories venait de lui traverser l’esprit. Il en éprouva comme un frisson. Non, il ne valait pas la peine de s’y arrêter. Hautement improbable. Stupide. À écarter. Ridicule.

Et pourtant, songea-t-il, supposons... Supposons, là, qu’il y ait des Martiens vivant sur Mars, qu’ils aient vu notre vaisseau arriver, qu’ils nous aient vus à l’intérieur, et qu’ils se soient pris de haine pour nous. Supposons, là, juste pour s’amuser, qu’ils aient eu envie de nous détruire, en tant qu’envahisseurs, indésirables, et qu’ils aient voulu procéder de façon très astucieuse, en trompant notre vigilance. Quelle serait alors la meilleure arme qu’un Martien pourrait utiliser contre des Terriens munis d’armes nucléaires ?

La réponse était intéressante. Télépathie, hypnose, mémoire et imagination.

Supposons que ces maisons, ce lit, n’aient aucune réalité, qu’il ne s’agisse que de créations de mon imagination, matérialisées par le pouvoir télépathique et hypnotique des Martiens, songeait le capitaine Black. Supposons que ces maisons présentent un tout autre aspect, un aspect martien, mais qu’en jouant sur mes désirs et mes besoins, ces Martiens leur aient donné l’apparence de ma ville natale, de mon ancienne maison, pour endormir mes soupçons. Quel meilleur moyen de berner quelqu’un que de se servir de ses propres parents comme appât ?

Et cette ville, si ancienne, de 1956, bien avant la naissance de n’importe lequel de mes hommes. De l’année de mes six ans, d’un temps où il existait en effet des disques de Al Jolson, des tableaux de Maxfield Parrish aux murs, des rideaux de perles, Mon bel Ohio et une architecture fin de siècle. Et si les Martiens avaient puisé les souvenirs d’une ville dans ma seule mémoire ? On dit que les souvenirs d’enfance sont les plus nets.

Et qu’après avoir construit cette ville à partir de mes souvenirs, ils l’aient peuplée des êtres les plus chers dont les passagers de la fusée gardaient le souvenir ?

Et supposons que ces deux personnes endormies dans la pièce à côté ne soient nullement mon père et mère. Mais deux Martiens, incroyablement doués, ayant le pouvoir de me maintenir dans cet état d’hypnose.

Et cette fanfare ? Quel admirable plan. D’abord, tromper Lustig, puis Hinkston, puis rassembler la foule ; et tout l’équipage, reconnaissant mères, tantes, oncles, bienaimés morts depuis dix, vingt ans, passe naturellement outre aux ordres, se précipite hors du vaisseau, l’abandonne. Quoi de plus naturel ? Quoi de moins suspect ? Quoi de plus simple ? Un homme ne pose pas tellement de questions quand sa mère est soudain ramenée à la vie ; il est trop heureux. Et nous voilà tous ce soir, dans différentes maisons, différents lits, sans armes pour nous protéger, tandis que la fusée repose au clair de lune, vide. Ne serait-ce pas horrible, terrifiant, de découvrir que tout cela fait partie d’un vaste plan ingénieusement élaboré par les Martiens pour nous diviser, nous subjuguer et nous tuer ? Durant la nuit, à un moment ou un autre, mon frère couché là, dans ce lit, va peut-être changer de forme, se remodeler, devenir autre chose, quelque chose de terrible, un Martien. Il serait si simple pour lui de se retourner dans le lit et de me planter un couteau dans le cœur. Et dans toutes les autres maisons de la rue, ce serait une douzaine d’autres frères ou pères qui se transformeraient soudain, s’armeraient de couteau et s’en serviraient sur les Terriens endormis, sans méfiance...

Ses mains tremblaient sous les couvertures. Son corps était glacé. Soudain, ce ne fut plus une hypothèse. Soudain, il fut saisi de terreur.

Il se redressa dans le lit et écouta. La nuit était parfaitement calme. La musique s’était tue. Le vent était tombé. Son frère dormait à côté de lui.

Prudemment, il souleva les couvertures, les rabattit et se glissa hors du lit. Il traversait la pièce à pas de loup quand la voix de son frère lança :

« Où vas-tu ?

— Quoi ? »

La voix d’Edward manquait de chaleur.

« J’ai dit : où vas-tu ?

— Boire un verre d’eau.

— Mais tu n’as pas soif.

— Si, si.

— Non, c’est faux. »

Le capitaine John Black fonça à travers la pièce. Il hurla. Il hurla deux fois. Il n’atteignit jamais la porte.

 

Le lendemain matin, la fanfare jouait une marche funèbre. De chaque maison sortirent de petits cortèges solennels portant des caisses oblongues, et, dans la rue ensoleillée, en larmes, s’avancèrent les grand-mères, mères, sœurs, frères, oncles et pères pour se rendre au cimetière où des fosses fraîchement creusées s’ouvraient au pied de nouvelles pierres tombales. Seize fosses en tout, et seize pierres tombales.

Le maire prononça un petit discours attristé ; son visage ressemblait tantôt à celui du maire, tantôt à tout autre chose. Papa et maman Black étaient là, avec l’aîné des deux frères, Edward, en pleurs, et voilà que leurs traits familiers se décomposaient pour prendre un tout autre aspect.

Grand-père et grand-mère Lustig étaient là eux aussi, en larmes, leurs visages se remodelant comme de la cire, disparaissant dans le flou miroitant qui baigne toute chose par grande chaleur. Les cercueils furent descendus dans les fosses. Quelqu’un parla à voix basse du « décès inattendu et soudain de seize braves garçons durant la nuit »...

Quelques poignées de terre furent jetées sur les couvercles des cercueils. La fanfare, jouant Columbia, joyau de l’océan, reprit d’un pas martial la direction de la ville, et chacun se mit en congé pour la journée.

 

 

 ◄►

 

 

JUIN 2032... 

 

Et la lune qui luit

 

 

Il faisait si froid quand ils sortirent pour la première fois de la fusée pour s’aventurer dans la nuit martienne que Spender commença par rassembler du bois sec pour préparer un petit feu. Il ne parla pas de festivités ; il se contenta de rassembler le bois, de l’allumer et de le regarder brûler.

À la lueur des flammes qui palpitaient dans l’air ténu de cette mer desséchée de Mars, il regarda par-dessus son épaule et vit la fusée qui les avait tous emmenés, le capitaine Wilder, Cheroke, Hathaway, Sam Parkhill et lui-même, à travers le noir silence interstellaire pour se poser sur un monde de rêve désormais mort.

Jeff Spender attendait le tapage. Il regardait les autres hommes et attendait qu’ils se mettent à sauter et à brailler. Cela se produirait dès que se serait dissipée l’hébétude d’être les « premiers » hommes sur Mars. Aucun d’eux ne parlait, mais beaucoup espéraient, peut-être, que les autres expéditions avaient échoué et que celle-ci, la Quatrième, serait la bonne. Ils n’y mettaient aucune malice. Mais ils y songeaient quand même, nourrissaient des rêves d’honneur et de gloire, tandis que leurs poumons s’acclimataient à l’atmosphère raréfiée, qui saoulait presque si l’on se déplaçait trop vite.

Gibbs s’approcha du feu qui venait d’être allumé et dit :

« Pourquoi ne pas se servir du feu chimique du vaisseau à la place de ce bois ?

— T’occupe », fit Spender sans lever les yeux. Ce ne serait pas bien, la première nuit sur Mars, de faire du boucan, d’exhiber un engin aussi bizarre, stupide et clinquant qu’un poêle. Ce serait comme importer une sorte de blasphème.

 

On aurait le temps pour cela plus tard ; le temps de jeter des boîtes de lait condensé dans les fiers canaux martiens ; le temps de laisser des numéros du New York Times voleter, cabrioler et froufrouter sur le désert gris auquel se réduisait le fond des mers martiennes ; le temps des peaux de banane et des papiers gras dans les ruines délicatement cannelées des anciennes villes martiennes. On aurait tout le temps. Il en éprouva un petit frisson intérieur.

Il alimentait le feu à la main, et c’était comme une offrande à un géant mort. Ils s’étaient posés sur un immense tombeau. Ici était morte toute une civilisation. La plus élémentaire des courtoisies imposait que cette première nuit se passe dans le silence.

« C’est pas ma conception de la fête. »

Gibbs se tourna vers le capitaine Wilder.

« Je pensais qu’on pourrait distribuer des rations de gin et de nourriture et faire un peu la bringue. »

Le capitaine Wilder avait les yeux fixés sur une cité morte à un ou deux kilomètres de là.

« Nous sommes tous fatigués », dit-il d’un air absent, comme si toute son attention était retenue par la cité et ses habitants oubliés. « Demain soir, peut-être. Ce soir, on devrait simplement se réjouir d’avoir traversé tout cet espace sans se ramasser un météore dans la coque et sans mort d’homme. »

L’équipage commençait à s’agiter. Vingt hommes en tout, qui se tenaient par les épaules ou ajustaient leurs ceinturons. Spender les observait. Ils n’étaient pas contents. Ils avaient risqué leur vie pour réaliser un exploit. Maintenant ils avaient envie de se saouler, de crier et de tirer en l’air pour montrer quels types formidables ils étaient d’avoir foré l’espace à bord d’une fusée jusqu’à la planète Mars.

Mais personne ne braillait.

Le capitaine donna un ordre d’une voix calme. Un des hommes se précipita dans le vaisseau et ramena des boîtes de rations qui furent ouvertes et distribuées sans trop de bruit. À présent les hommes commençaient à bavarder. Le capitaine s’assit et leur retraça le voyage. Ils connaissaient déjà tout cela, mais ça faisait plaisir à entendre, comme une aventure menée à bien et rangée en lieu sûr. Pas question de parler du retour.

Quelqu’un aborda le sujet, mais on lui dit de se taire. Les cuillères allaient et venaient dans le double clair de lune ; la nourriture avait bon goût et le vin était encore meilleur.

Un trait de feu traversa le ciel, et un instant plus tard la fusée auxiliaire se posait non loin du camp. Spender regarda la petite trappe s’ouvrir et Hathaway, le médecin-géologue – chaque homme cumulait deux spécialités pour que le vaisseau ne soit pas trop encombré pendant le voyage –, en émerger.

Celui-ci rejoignit lentement le capitaine.

« Alors ? » fit Wilder.

Hathaway contempla les cités lointaines qui brillaient à la lueur des étoiles. Après avoir dégluti et concentré son regard, il dit :

« Cette cité là-bas, capitaine, est morte, morte depuis des millénaires. Même remarque pour ces trois autres cités dans les collines. Mais cette cinquième cité, à trois cents kilomètres d’ici, capitaine...

— Eh bien ?

— Elle était encore habitée la semaine dernière, capitaine. »

Spender se dressa d’un bond.

« Par des Martiens, ajouta Hathaway.

— Où sont-ils passés ?

— Ils sont morts. Je suis entré dans une maison. Je la croyais morte depuis des siècles, comme les autres villes et les autres maisons. Bon Dieu, j’y ai trouvé des cadavres. C’était comme marcher dans un tas de feuilles d’automne. Dans du bois sec et des morceaux de papier journal carbonisé, voilà. Le tout de fraîche date. Dix jours au maximum.

— Avez-vous visité d’autres villes ? Y avez-vous trouvé une quelconque forme de vie ?

— Absolument aucune. Quatre villes sur cinq étaient vides depuis des millénaires. Qu’est-ce qui est arrivé aux habitants d’origine ? Je n’en ai pas la moindre idée. Mais la cinquième ville contenait la même chose. Des cadavres. Des milliers de cadavres.

— De quoi sont-ils morts ? »

Spender s’avança. « Vous n’allez pas le croire.

— Qu’est-ce qui les a tués ?

— La varicelle, dit simplement Hathaway.

— Dieu du ciel, non !

— Si. J’ai fait des tests. La varicelle. Elle a entraîné chez les Martiens des effets que l’on n’a jamais connus sur la Terre. Leur métabolisme a réagi différemment, je suppose. Ça les a carbonisés, réduits en une espèce de poussière. Mais c’est quand même la varicelle. York, le capitaine Williams et le capitaine Black ont donc dû atteindre Mars, les trois expéditions. Dieu sait ce qui leur est arrivé. Mais au moins savons-nous ce qu’ils ont involontairement fait aux Martiens.

— Vous n’avez vu aucun être vivant ?

— Il est possible que quelques Martiens aient été assez malins pour se réfugier dans les montagnes. Mais trop peu nombreux, je vous en fiche mon billet, pour constituer un problème local. Cette planète est bien finie. »

Spender tourna les talons et alla s’asseoir près du feu pour s’absorber dans la contemplation des flammes. La varicelle, bon sang, la varicelle, quand on y pense ! Une race s’édifie pendant un million d’années, s’affine, érige des cités comme celles qui nous entourent, fait tout son possible pour acquérir respect et beauté, et meurt. Une partie meurt lentement, en son temps, avant notre ère, avec dignité. Mais le reste ? Ce qui reste de Mars meurt-il d’une maladie portant un nom élégant, terrifiant ou auguste ? Non, par tous les saints, il faut que ce soit de la varicelle, une maladie infantile, une maladie qui ne tue même pas les enfants sur la Terre ! Ce n’est pas bien et ce n’est pas juste. Autant dire que les Grecs sont morts des oreillons, ou que les fiers Romains, sur leurs magnifiques collines, ont succombé à la mycose. Si seulement nous avions donné aux Martiens le temps de préparer leur costume funèbre, de s’étendre gaillardement, et de trouver une autre raison de mourir ! Impossible que ce soit quelque chose d’aussi sale et stupide que la varicelle. Ça ne cadre pas avec l’architecture ; ça ne cadre pas avec l’ensemble de ce monde ! « Très bien, Hathaway, allez vous chercher à manger.

— Merci, capitaine. »

Tout était déjà oublié. Et les hommes de se remettre à discuter.

Spender ne les quittait pas des yeux. Sa nourriture restait sur son assiette. Il sentait le sol se refroidir. Les étoiles se rapprochaient, d’une netteté parfaite.

Quand quelqu’un parlait trop fort, le capitaine répliquait à mi-voix, obligeant l’assemblée à baisser le ton à son exemple.

L’air sentait le propre et le neuf. Spender resta longtemps à se contenter d’en apprécier les composantes. Beaucoup d’entre elles restaient impossibles à identifier : fleurs, processus chimiques, poussières, vents...

« Et il y a eu cette fois, à New York, où je me fais cette blonde, comment elle s’appelait déjà ? Ginnie ! vociféra Biggs. C’est ça ! »

Spender se raidit. Sa main se mit à trembler. Ses yeux s’agitèrent derrière ses paupières mi-closes.

« Alors Ginnie me dit... », continuait Biggs.

Les hommes s’esclaffèrent. « La beigne qu’elle s’est prise ! » gueula Biggs, une bouteille à la main.

Spender posa son assiette. Il écouta le vent frais qui murmurait à ses oreilles, regarda la blancheur de glace des constructions martiennes, là-bas, sur les mers vides.

« Quelle femme, quelle femme ! »

Biggs vida sa bouteille dans sa large bouche.

« J’en ai jamais vu de pareille ! »

L’odeur du corps suant de Biggs flottait dans l’air. Spender laissa le feu s’éteindre.

« Hé, haut les cœurs, Spender ! dit Biggs en lui jetant un coup d’œil avant de revenir à sa bouteille. Bon, alors un soir, Ginnie et moi... »

Un nommé Schoenke sortit son accordéon et se lança dans une espèce de danse piquée en soulevant la poussière autour de lui.

« Holà... on se remue ! cria-t-il.

— Ouais ! » rugirent les hommes.

Ils jetèrent leurs assiettes vides. Trois d’entre eux s’alignèrent et se mirent à lever la jambe comme des danseuses de music-hall en plaisantant grassement. Les autres, claquant des mains, demandèrent à grands cris que ça aille plus loin. Cheroke ôta sa chemise et l’on vit transpirer sa poitrine nue tandis qu’il tournait sur lui-même. Le clair de lune brillait sur ses cheveux en brosse et ses joues de jeune homme rasées de près.

Au fond de la mer, le vent agitait des vapeurs vagues et, du haut des montagnes, de grands visages de pierre considéraient la fusée argentée et le petit feu.

Le chahut s’accentua, d’autres hommes sautèrent sur leurs pieds, l’un se mit à téter un harmonica, un autre à souffler sur un peigne recouvert de papier de soie. Vingt bouteilles supplémentaires furent ouvertes et vidées. Biggs, titubant, dirigeait les danseurs à grands gestes des bras.

« Avec nous, chef ! » lança Cheroke au milieu de la chanson qu’il braillait.

Le capitaine fut obligé d’entrer dans la danse. Il n’en avait nulle envie. Son visage restait grave. Spender regardait en songeant : Les malheureux, quelle soirée ! Ils ne savent pas ce qu’ils font. Avant de les expédier sur Mars, on aurait dû leur faire suivre un stage pour leur apprendre à se comporter correctement l’espace de quelques jours.

« Ça ira comme ça », s’excusa le capitaine, et il se rassit, prétendant qu’il n’en pouvait plus. Spender regarda la poitrine du capitaine. Elle se soulevait et s’abaissait à un rythme presque normal. Et son visage ne transpirait pas. Accordéon, harmonica, vin, cris, danse, ululements, vociférations, rondes, bruits de gamelles, rires.

Biggs zigzagua jusqu’au bord du canal martien. Il portait six bouteilles vides qu’il lâcha une par une dans le bleu profond des eaux. Elles coulèrent avec des gargouillis caverneux.

« Je te baptise, je te baptise, je te baptise..., dit Biggs d’une voix pâteuse. Je te baptise, Biggs, Biggs, canal Biggs... »

Spender s’était dressé, avait enjambé le feu et rejoint Biggs avant que quiconque ait eu le temps de réagir. Il lui décocha deux coups de poing, dans les gencives et sur l’oreille. Biggs perdit l’équilibre et tomba dans l’eau du canal. Après le plouf, Spender attendit silencieusement que Biggs remonte sur la berge de pierre. À ce moment-là, on l’avait déjà empoigné.

« Hé, qu’est-ce qui vous prend, Spender ? Hé ? » lui demandait-on.

Biggs remonta et se campa sur ses jambes, ruisselant. Il vit les hommes qui tenaient Spender.

« Voyez-vous ça... », dit-il. Et il s’avança.

« Ça suffit ! » lança sèchement le capitaine Wilder.

Les hommes s’écartèrent de Spender. Biggs s’immobilisa et regarda le capitaine.

« Très bien, Biggs, allez vous changer. Vous autres, continuez votre petite fête ! Spender, suivez-moi. »

Les réjouissances reprirent. Wilder s’éloigna un peu et fit face à Spender.

« Si vous m’expliquiez ce qui vient de se passer ? » dit-il.

Spender regarda le canal.

« Je n’en sais rien. J’avais honte. De Biggs, de nous, de tout ce boucan. Bon sang, quel spectacle. — Le voyage a été long. Il leur fallait se payer un peu de bon temps.

— Où est le respect dans tout ça, capitaine ? Où est le sens des convenances ?

— Vous êtes fatigué, et vous avez une autre façon de voir les choses, Spender. Je vous mets à l’amende de cinquante dollars.

— Bien, capitaine. Je pensais simplement à Eux en train de nous regarder faire les imbéciles. — Eux ?

— Les Martiens, morts ou non.

— Très certainement morts. Croyez-vous qu’ils savent que nous sommes ici ?

— Ce qui est ancien ne sait-il pas toujours quand il arrive du nouveau ?

— Peut-être. On dirait que vous croyez aux esprits.

— Je crois à ce qui a été accompli, et bien des choses l’ont été sur Mars, les preuves sont là. Il y a des rues et des maisons, il y a des livres, j’imagine, de grands canaux, des horloges et des endroits pour abriter sinon des chevaux, du moins des animaux domestiques quelconques, à douze pattes si ça se trouve, qui sait ? Où que je tourne les yeux, je vois des choses qui ont servi. Qui ont été touchées et maniées pendant des siècles.

« Demandez-moi donc si je crois à l’esprit des choses dans la mesure où elles ont servi, et je répondrai oui. Elles sont toutes là. Toutes les choses qui avaient une fonction. Toutes les montagnes qui avaient un nom. Et nous ne pourrons jamais nous en servir sans éprouver un sentiment de gêne. Et d’une façon ou d’une autre, les montagnes ne sonneront jamais juste à nos oreilles ; nous leur donnerons de nouveaux noms, mais les anciens noms sont là, quelque part dans le temps, et ces montagnes ont été modelées et contemplées sous ces noms-là. Les noms que nous donnerons aux canaux, aux montagnes, aux cités glisseront dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard. Peu importe la façon dont nous y toucherons, nous ne toucherons jamais Mars. Alors ça nous mettra en rage contre cette planète, et savez-vous ce que nous ferons ? Nous la dépècerons, la dépiauterons et la transformerons à notre convenance.

— Nous n’abîmerons pas Mars. C’est un monde trop vaste et trop avantageux.

— Vous croyez ? Nous autres Terriens avons le don d’abîmer les belles et grandes choses. Si nous n’avons pas installé des marchands de hotdogs au milieu du temple égyptien de Karnak, c’est uniquement parce qu’il était situé à l’écart et n’offrait pas de perspectives assez lucratives. Et l’Egypte n’est qu’une petite partie de la Terre.

Mais ici, tout est ancien et différent, et il va falloir s’installer quelque part et commencer à tout dénaturer. On appellera tel canal le canal Rockefeller, telle montagne le mont King George, telle mer la mer Dupont de Nemours, il y aura des villes du nom de Roosevelt, Lincoln, Coolidge, et ça ne tombera jamais juste, puisque tous ces lieux ont déjà un nom qui leur est propre.

— Ce sera votre travail, à vous autres archéologues, de retrouver les anciens noms pour que nous les utilisions.

— Une poignée d’hommes comme nous contre tous ces intérêts commerciaux... »

Spender regarda les montagnes gris acier.

« Ils savent que nous sommes ici ce soir, prêts à cracher dans leur vin, et j’imagine qu’ils nous haïssent. »

Le capitaine secoua la tête.

« Il n’y a pas de haine ici. » Il écouta le vent. « À en juger d’après leurs cités, c’était un peuple épris d’élégance, de beauté et de philosophie. Ils acceptaient leur destin. Pour autant que nous sachions, leur race s’est éteinte naturellement, sans une ultime guerre de dépit pour détruire leurs villes. Celles que nous avons vues jusqu’ici étaient absolument intactes. Sans doute ne se soucient-ils pas plus de notre présence ici que de celle d’enfants qui joueraient sur une pelouse et doivent être pris pour ce qu’ils sont. D’ailleurs, il se peut que tout cela nous rende meilleurs.

 

« Avez-vous remarqué le calme particulier des hommes, Spender, jusqu’à ce que Biggs les force à la gaieté ? Ils avaient l’air plutôt humbles et effrayés. À voir tout ceci, nous savons que nous ne sommes pas de tels géants ; nous sommes des gosses en barboteuses, nous poussons de grands cris avec ces joujoux que sont nos fusées et notre énergie nucléaire, turbulents et pleins de vie. Mais un jour la Terre sera comme Mars aujourd’hui. Ça nous dégrisera. C’est une leçon de choses sur la notion de civilisation. Nous apprendrons de Mars. Et maintenant, rentrez le menton. Retournons là-bas et jouons les joyeux drilles. Cette amende de cinquante dollars tient toujours. »

 

La fête manquait un peu d’entrain. Le vent continuait de souffler de la mer morte. Il s’enroulait autour des hommes, il s’enroulait autour du capitaine et de Jeff Spender quand ils rejoignirent le groupe. Il s’en prenait à la poussière, à la fusée luisante, à l’accordéon, et la poussière s’infiltra dans l’harmonica de fortune, dans les yeux.

Puis, après un sifflement aigu, aussi soudainement qu’il s’était levé, le vent cessa. Mais la fête avait cessé elle aussi. Les hommes se tenaient droits sur le fond noir et glacé du ciel.

« Allez, les gars, allez ! »

Biggs surgit du vaisseau dans un uniforme propre, sans regarder une seule fois Spender. Sa voix faisait penser à quelqu’un qui se retrouverait dans un auditorium vide. Elle était l’image de la solitude.

« Allez ! »

Personne ne bougea.

« Allez, Whitie, ton harmonica ! »

L’interpellé souffla un accord qui sonna faux, à la limite du comique. Il secoua la salive de son instrument et le rempocha.

« Vous appelez ça une fête ? » interrogea Biggs.

Quelqu’un écrasa l’accordéon entre ses bras. Il rendit un cri de bête à l’agonie. Et ce fut tout.

« Okay, moi et ma bouteille on va rigoler tout seuls. »

Biggs s’accroupit contre la fusée et se mit à boire au goulot.  Spender l’observa un long moment sans bouger, puis, lentement, ses doigts remontèrent le long de sa jambe frémissante jusqu’à l’étui de son pistolet pour en palper le cuir.

« Tous ceux que ça intéresse peuvent venir avec moi voir la cité, annonça le capitaine. Les autres resteront de garde à la fusée et nous partirons armés, à tout hasard. »

Les hommes se consultèrent. Quatorze étaient volontaires pour l’expédition, y compris Biggs, qui s’avança, rigolard, en brandissant sa bouteille. Il en restait six sur place.

« En avant ! » cria Biggs.

Le groupe s’éloigna silencieusement dans le clair de lune. Ils gagnèrent les abords de la cité noyée dans ses songes. Dans leur course, les lunes jumelles projetaient des ombres doubles à leurs pieds. Ils cessèrent de respirer, ou du moins en donnèrent-ils l’impression, un certain nombre de minutes.

Ils guettaient un mouvement dans la cité morte, attendaient que se dresse quelque forme grise, quelque silhouette ancestrale qui s’élancerait à travers la mer vide au galop d’un destrier caparaçonné d’un lignage impossible, d’une souche incroyable.

Spender emplissait les rues de son regard et de son imagination. Des gens se déplaçaient comme des lueurs vaporeuses, bleuâtres, dans les avenues pavées ; de vagues murmures se faisaient entendre ; d’étranges animaux détalaient à travers les étendues de sable gris-roux. À chaque fenêtre se penchait quelqu’un qui saluait lentement de la main, comme sous une eau intemporelle, une forme mouvante dans les abîmes d’espace au pied des tours baignées de lune. Une musique jouait sur quelque oreille interne, et Spender imaginait la forme des instruments qui pouvaient produire une telle musique. Ce pays était hanté.

« Hé ! hurla Biggs, dressé de toute sa taille, les mains en porte-voix. Hé, vous autres là-bas !

— Biggs ! » fît le capitaine.

Biggs se tut.

 

Ils s’avancèrent sur une avenue dallée. À présent tout le monde baissait le ton, car c’était comme pénétrer dans une vaste bibliothèque à ciel ouvert ou un mausolée habité par le vent et éclairé par les étoiles.

Le capitaine parlait doucement. Il se demandait où les gens étaient partis, à quoi ils ressemblaient, quels étaient leurs rois, comment ils étaient morts. Et aussi, un peu plus haut, comment ils avaient construit cette cité capable de défier le temps, s’ils étaient jamais venus sur la Terre. Étaient-ils les lointains ancêtres des Terriens ? Avaient-ils éprouvé des amours et des haines semblables à celles des hommes, fait à l’occasion les mêmes bêtises ? Personne ne bougeait. Les lunes les statufiaient ; le vent palpitait lentement autour d’eux.

« Lord Byron, dit Jeff Spender.

— Lord qui ? »

Le capitaine se retourna et le dévisagea.

« Lord Byron, un poète du XIXe  siècle. Il a écrit autrefois un poème qui s’applique à cette cité et aux sentiments que doivent éprouver les Martiens, si ce qu’il en reste a encore la faculté de sentir. Il aurait pu être écrit par le dernier poète martien. »

Les hommes se tenaient immobiles, leurs ombres à leurs pieds.

« Et qu’est-ce que dit ce poème, Spender ? » demanda le capitaine.

Spender changea de position, tendit la main pour se souvenir et, les yeux plissés, resta un instant silencieux ; puis, la mémoire lui revenant, il récita d’une voix calme au milieu des hommes attentifs à chaque mot :

 

Ainsi nous n’irons plus errer

Au plus tard de la nuit,

Malgré un cœur anxieux d’aimer

Et la lune qui luit.

 

La cité se dressait de toute sa hauteur, grise et immobile. Les visages étaient tournés vers la lumière.

 

Car le glaive use sa gaine

Et l’âme le sein qui l’abrite,

Et le cœur doit reprendre haleine,

Et l’amour rester au gîte.

La nuit est faite pour aimer,

Et l’aube est importune,

Pourtant nous n’irons plus errer

Aux rayons de la lune.

 

Sans un mot, les Terriens écoutaient au milieu de la cité. La nuit était claire. Pas un bruit en dehors de celui du vent. À leurs pieds s’étendait un dallage figurant des animaux et des personnages de quelque lointain passé. Ils se penchèrent pour l’examiner.

Biggs eut un hoquet. Le regard vague, il porta ses mains à sa bouche, s’étrangla, ferma les yeux et, plié en deux, vomit le flot épais qui lui avait empli la bouche, éclaboussant le dallage et ses motifs. Il fît cela deux fois. Une âcre odeur de vinasse se répandit dans l’air frais.

Personne ne fit le moindre geste pour aider Biggs, toujours secoué de haut-le-cœur.

Spender garda un moment les yeux fixes, puis il se détourna et s’éloigna dans les avenues de la cité, seul dans le clair de lune. Pas un instant il ne s’arrêta pour regarder la petite troupe qu’il laissait derrière lui.

 

Ils regagnèrent le camp à quatre heures du matin.

Ils s’allongèrent sur leurs couvertures et fermèrent les yeux, respirant l’air calme. Le capitaine Wilder, assis près du feu, l’entretenait en y jetant de petits bouts de bois. McClure ouvrit les yeux deux heures plus tard.

« Vous ne dormez pas, capitaine ?

— J’attends Spender. » Wilder sourit vaguement.

McClure réfléchit un instant.

« Vous savez, capitaine, à mon avis il ne reviendra pas. Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais c’est mon impression, capitaine ; il ne reviendra jamais. »

McClure se retourna pour se rendormir. Le feu crépita et s’éteignit.

 

Spender ne reparut pas de toute la semaine suivante. Le capitaine envoya des petits détachements à sa recherche, mais ils rentrèrent en disant qu’ils ne savaient pas où Spender avait pu aller. Il reviendrait quand ça lui chanterait. C’était un râleur. Il pouvait aller au diable !

Le capitaine ne dit rien mais consigna la chose dans son livre de bord...

Ce matin-là aurait pu être un lundi, un mardi ou n’importe quel autre jour sur Mars. Biggs était assis au bord du canal, les pieds trempant dans l’eau fraîche, le visage tourné vers le soleil. Un homme s’approcha le long de la berge. Son ombre se posa sur Biggs, qui leva les yeux.

« Ça c’est trop fort ! fit Biggs.

— Je suis le dernier des Martiens, déclara l’homme en sortant un pistolet.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je vais te tuer.

— Arrêtez votre char. Qu’est-ce que c’est que cette blague, Spender ?

— Lève-toi, que je te troue la panse.

— Rangez ce pistolet, bon Dieu ! »

Spender appuya une seule fois sur la détente.

Biggs resta un instant assis au bord du canal avant de basculer en avant et de tomber dans l’eau. Le pistolet n’avait fait entendre qu’un léger bourdonnement. Le corps s’enfonça avec une lente indifférence dans le courant paresseux. Il émit un gargouillement caverneux qui cessa au bout d’un moment.

Spender rengaina son arme et s’éloigna sans bruit. Le soleil brillait sur Mars, lui brûlant les mains et caressant les côtés de son visage contracté. Il ne courait pas ; il marchait comme s’il n’y avait rien de nouveau en ce jour en dehors de la lumière du jour.

Il alla jusqu’à la fusée. Quelques hommes absorbaient un petit déjeuner tout juste apprêté sous un abri construit par Cookie.

« Tiens, voilà le Cavalier solitaire, dit l’un d’eux.

— Salut, Spender ! Ça fait une paye ! »

Les quatre hommes attablés observaient le personnage silencieux qui les toisait.

« Vous et ces fichues ruines ! s’esclaffa Cookie en remuant une substance noire dans un pot de faïence. Vous êtes comme un chien dans un tas d’os.

— Peut-être, dit Spender. J’ai fait quelques découvertes. Que diriez-vous si j’avais trouvé un Martien en train de rôder dans les parages ? »

Les quatre hommes posèrent leurs fourchettes.

« Vraiment ? Où ça ?

— Peu importe. Laissez-moi vous poser une question. Comment réagiriez-vous si vous étiez martiens et que des étrangers débarquent dans votre pays et commencent à le mettre en pièces ?

— Je sais très bien comment je réagirais, dit Cheroke. J’ai du sang cherokee dans les veines. Mon grand-père m’a raconté des tas de choses sur l’Oklahoma et le territoire indien. S’il y a un Martien dans le coin, je suis à fond pour lui.

— Et vous autres ? » demanda Spender, attentif.

Personne ne répondit ; leur silence était éloquent. Prends ce qui te tombe sous la main, ce que tu trouves est à toi, si l’autre tend la joue, mets-lui-en une bonne, etc.

« Eh bien, dit Spender, j’ai trouvé un Martien. »

Les autres le lorgnèrent.

« Là-bas, dans une ville morte. Je ne pensais pas en trouver un. Je ne songeais même pas à en chercher un. Je ne sais pas ce qu’il faisait là. Je suis resté environ une semaine dans une petite ville au fond d’une vallée, à apprendre à lire les anciens livres et à examiner leurs formes d’art passées. Et un jour j’ai vu ce Martien. Il est resté là un moment, puis il a disparu. Un autre jour s’est écoulé sans qu’il revienne. J’ai continué de traîner dans le coin, à apprendre à lire les vieux textes, et le Martien est revenu, chaque fois un peu plus près, jusqu’au jour où je suis parvenu à déchiffrer le langage martien – c’est extraordinairement simple et il y a des idéogrammes pour faciliter les choses. Là, le Martien m’est apparu et m’a dit :

« Donne-moi tes bottes. » Et je les lui ai données.

Puis : « Donne-moi ton uniforme et tous tes autres vêtements."

Et je lui ai donné tout ça.

Puis : « Donne-moi ton pistolet. »

Et je le lui ai donné.

Et enfin : « Maintenant viens avec moi et regarde ce qui se passe. »

Et le Martien est allé jusqu’au camp, et le voilà.

— Je ne vois aucun Martien, dit Cheroke.

— Désolé. »

Spender sortit son pistolet. Il bourdonna légèrement. La   première balle atteignit l’homme qui se trouvait à gauche ; les deux suivantes abattirent ceux qui se tenaient à droite et au centre de la table. Cookie se détourna du foyer, horrifié, pour encaisser la quatrième balle. Il tomba à la renverse dans le feu et resta là sans bouger tandis que ses vêtements s’enflammaient.

La fusée reposait en plein soleil. Trois hommes, les mains sur la table, se tenaient immobiles devant leur petit déjeuner qui refroidissait.

Cheroke, seul à rester indemne, fixait sur Spender un regard pétrifié par l’incrédulité.

« Tu peux venir avec moi », dit Spender.

Cheroke demeura coi.

« Tu peux te mettre de mon côté. »

Spender attendait.

Enfin, Cheroke retrouva la parole.

« Vous les avez tués, dit-il en risquant un œil sur le carnage.

— Ils le méritaient.

— Vous êtes fou !

— Peut-être. Mais tu peux venir avec moi.

— Venir avec vous, pour quoi faire ? cria Cheroke, livide, les yeux au bord des larmes. Allez, fichez le camp ! »

Le visage de Spender se durcit.

« Je pensais que toi au moins tu comprendrais.

— Foutez le camp ! »

Cheroke tendit la main vers son pistolet.

Spender tira une dernière fois. Cheroke cessa de bouger. Alors Spender vacilla sur ses jambes. Il porta une main à son visage en sueur, jeta un coup d’œil à la fusée et se mit à trembler de tous ses membres. Il faillit tomber tant la réaction physique était violente. Il avait l’air de se réveiller d’un sommeil hypnotique, d’un rêve. Il s’assit un moment et s’exhorta au calme.

« Arrête, arrête ! » ordonnait-il à son corps.

Il frissonnait de toutes ses fibres.

« Arrête ! » Il pesa sur son corps de toute sa force mentale jusqu’à l’expulsion du moindre frémissement. Désormais ses mains reposaient sagement sur ses genoux.

Il se leva et fixa un casier de rations portable sur son dos avec une tranquille efficacité. Sa main se remit à trembler l’espace d’une petite seconde, mais un « Non ! » lancé d’une voix ferme eut raison de cette incartade.

Puis, d’un pas raide, il s’enfonça dans la touffeur des collines rouges sans autre compagnie que la sienne.

 

Le soleil poursuivit sa brûlante ascension dans le ciel. Une heure plus tard, le capitaine descendit de la fusée pour avoir sa part d’œufs au jambon. Au moment même où il saluait les quatre hommes déjà attablés, il s’arrêta, flairant une vague odeur d’explosif. Il vit le cuistot gisant sur le sol, en travers du feu de camp. Les quatre hommes étaient assis devant des petits déjeuners froids. Un moment après, Parkhill et deux autres gars descendirent. Le capitaine leur barrait le passage, fasciné par les hommes silencieux et la façon dont ils se tenaient autour de la table.

« Rassemblement général », dit-il.

Parkhill s’empressa d’aller longer le canal. Le capitaine toucha Cheroke, qui pivota doucement et tomba de son siège. Le soleil alluma ses cheveux en brosse et ses hautes pommettes. Les hommes se présentèrent.

« Qui manque à l’appel ?

— Toujours Spender, capitaine. On a trouvé Biggs en train de flotter dans le canal.

— Spender ! » Le capitaine vit les collines qui s’élevaient dans la lumière du jour. Le soleil le fit grimacer.

« Bon sang, fît-il d’un ton las. Pourquoi n’est-il pas venu me parler ?

— Il aurait dû venir me parler à moi ! s’écria Parkhill, des éclairs dans les yeux. Je lui aurais foutu une balle dans le crâne, à ce salaud, voilà ce que j’aurais fait, crénom ! »

 

Le capitaine Wilder pointa le menton vers deux de ses hommes.

« Allez chercher des pelles », dit-il.

Ce ne fut pas une sinécure de creuser les tombes. Un vent chaud venu de la mer vide leur soufflait la poussière en plein visage tandis que le capitaine tournait les pages de la Bible. Quand il l’eut refermée, quelqu’un commença à pelleter de lents flots de sable sur les linceuls.

Ils regagnèrent la fusée, firent jouer les mécanismes de leurs fusils, se chargèrent le dos de lourdes grappes de grenades et s’assurèrent de l’aisance avec laquelle ils pouvaient dégainer leurs pistolets. Le capitaine donnait ses ordres sans élever la voix, sans un geste, les bras ballants.

« En avant », dit-il.

 

Lorsqu’il vit les nuages de fine poussière qui s’élevaient ici et là dans la vallée, Spender sut que la chasse avait commencé. Il posa le mince livre d’argent qu’il était en train de lire, tranquillement assis sur un rocher plat. Les pages du livre, d’argent pur, minces comme du papier de soie, étaient ornées d’enluminures noir et or. C’était un ouvrage de philosophie datant d’au moins dix mille ans qu’il avait trouvé dans une des demeures de quelque ville martienne. Il ne l’abandonna qu’à contrecœur.

Un instant il s’était dit : À quoi bon ? Je vais rester assis ici à lire jusqu’à ce qu’ils arrivent et me descendent. 

Sa première réaction au meurtre des six hommes ce matin-là avait déclenché en lui une période d’hébétude, puis des nausées, et désormais une étrange paix. Mais cette paix se dissipait à son tour, car la vue des nuages de poussière qui s’élevaient dans le sillage de ses poursuivants ravivait son ressentiment.

Il but une gorgée d’eau fraîche à sa gourde. Puis il se leva, s’étira, bâilla et écouta le silence enchanteur de la vallée autour de lui. Quel bonheur si lui et quelques autres personnes de sa connaissance sur la Terre pouvaient s’installer ici et y passer toute leur vie, sans bruit ni souci. Tenant le livre d’une main, son pistolet armé de l’autre, il alla jusqu’à un petit torrent jonché de galets et de rochers blancs où, après s’être déshabillé, il barbota le temps d’une toilette rapide. Il prit tout son temps avant de se rhabiller et de récupérer son arme.

La fusillade commença vers trois heures de l’après-midi. Spender était alors très haut dans les collines. Ils le suivirent à travers trois bourgades à flanc de coteau. Au-dessus des agglomérations, disséminées comme des cailloux, s’élevaient des résidences où d’anciennes familles avaient trouvé un ruisseau, un coin de verdure, et construit une pièce d’eau dallée, une bibliothèque, une cour ornée d’un jet d’eau. Spender passa une demi-heure à nager dans un des bassins rempli d’eau de pluie, attendant d’être rejoint par ses poursuivants.

Des détonations retentirent au moment où il quittait la petite villa. Des morceaux de carrelage volèrent en éclats à six ou sept mètres derrière lui. Il prit le trot, passa derrière une série de petits ressauts, se retourna et, de sa première balle, abattit un des hommes qui le pistaient.

Ils allaient le cerner, Spender le savait. Le cercle se resserrerait et ils finiraient par l’avoir. Curieux qu’ils n’utilisent pas leurs grenades. Le capitaine Wilder pouvait facilement donner des ordres pour cela.

Mais je suis quelqu’un de trop bien pour être transformé en chair à pâté, réfléchit Spender. C’est ce que pense le capitaine. Il me veut avec un seul trou dans la peau. Bizarre, n’est-ce pas ? Il veut que ma mort soit propre. Pas de boucherie. Pourquoi ? Parce qu’il me comprend. Et parce qu’il me comprend, il accepte de risquer la vie de braves garçons pour me mettre, nettement et proprement, une balle dans la tête. Pas vrai ?

Neuf, dix coups crépitèrent, faisant gicler des éclats de roche autour de lui. Spender ripostait mécaniquement, parfois en jetant un coup d’œil au livre qu’il n’avait pas lâché.

Le capitaine s’élança sous le soleil brûlant, un fusil entre les mains. Spender le suivit dans son viseur mais ne tira pas. En revanche, il déplaça sa ligne de mire et fit sauter la pointe d’un rocher qui abritait Whitie, à en juger par le cri de colère qui s’ensuivit.

Soudain, le capitaine se redressa. Il brandissait un mouchoir blanc. Il lança quelques mots à ses hommes et se mit à gravir la pente après avoir déposé son fusil. Spender resta allongé sur le sol, puis se mit debout, son pistolet prêt à tirer.

Le capitaine arriva à sa hauteur, s’assit sur un rocher tiède et resta un moment sans regarder Spender. Puis il glissa une main dans la poche de sa vareuse. Les doigts de Spender se crispèrent sur le pistolet.

« Cigarette ? proposa le capitaine.

— Merci. »

Spender se servit.

« Du feu ?

— J’ai le mien. »

Ils tirèrent une ou deux bouffées en silence.

« Fait chaud, dit Wilder.

— En effet.

— Vous êtes bien, par ici ?

— Tout à fait bien.

— Combien de temps pensez-vous tenir ?

— Le temps de descendre une douzaine d’hommes.

— Pourquoi ne pas nous avoir tous tués ce matin, quand vous en aviez l’occasion ? Vous auriez pu, vous savez.

— Je sais. En fait, j’ai eu un malaise. Quand on crève d’envie de faire quelque chose, on se ment à soi-même. On se dit que tous les autres ont tort. Bref, après avoir commencé à tuer ces types, je me suis rendu compte que ce n’étaient que des imbéciles et que je n’avais pas le droit de les tuer. Mais il était trop tard. Je n’ai pas pu continuer, alors je suis monté ici, où je pouvais recommencer à me mentir, nourrir ma colère, faire remonter la pression.

— Elle est remontée ?

— Pas très haut. Mais suffisamment. »

Wilder contempla sa cigarette.

« Pourquoi avez-vous fait ça ? » Spender posa discrètement son pistolet à ses pieds.

« Parce que j’ai constaté que ce que ces Martiens possédaient était largement aussi bien que tout ce que nous pourrons jamais espérer obtenir. Ils se sont arrêtés là où nous aurions dû le faire il y a cent ans. Je me suis promené dans leurs cités, je connais ces gens-là et je serais heureux de les avoir pour ancêtres.

— Il y a une magnifique cité là-bas. »

Le capitaine indiqua de la tête une des agglomérations.

« Ce n’est pas la seule. Oui, leurs villes sont belles. Ils savaient associer l’art à la vie.

Pour les Américains, ça a toujours été une chose à part. Quelque chose qu’on relègue dans la chambre du haut, celle de l’idiot de la famille. Dont on prend une dose le dimanche, avec éventuellement un petit coup de religion.

Chez les Martiens, tout coexiste, art, religion et le reste.

— Vous croyez qu’ils avaient des lumières particulières ?

— Dur comme fer.

— Et c’est pour ça que vous vous êtes mis à massacrer vos congénères.

— Quand j’étais gosse, mes parents m’ont emmené visiter Mexico. Je me souviendrai toujours de l’attitude de mon père – tapageuse, fanfaronnante. Et ma mère n’aimait pas les habitants parce qu’ils étaient basanés et ne se lavaient pas assez. Ma sœur, elle, ne leur adressait pratiquement pas la parole. J’étais le seul de la famille à apprécier. Et je vois d’ici mon père et ma mère débarquant sur Mars et se conduisant de la même façon.

« Tout ce qui sort de l’ordinaire est détestable pour l’Américain moyen. Si ça ne porte pas l’estampille de Chicago, ça ne vaut rien. Imaginez un peu ! Bon Dieu, imaginez un peu ! Et avec ça... la guerre. Vous avez entendu les discours du Congrès avant notre départ. Si les choses tournent bien, ils espèrent établir trois centres de recherche nucléaire et autant de dépôts de bombes atomiques sur Mars. Autrement dit, Mars est fichu ; toutes ces merveilles anéanties. Que diriez-vous si un Martien vomissait sa vinasse sur les tapis de la Maison Blanche ? »

Wilder ne répondit pas. Il écoutait.

« Et il y a les autres intérêts majeurs en jeu. Les compagnies minières et les organismes de tourisme. Vous vous souvenez de ce qui est arrivé au Mexique quand Cortés et ses valeureux amis sont arrivés d’Espagne ? Toute une civilisation détruite par des rapaces vertueux, des fanatiques. L’histoire ne pardonnera jamais à Cortés.

— Vous n’avez pas agi de façon particulièrement morale aujourd’hui, remarqua Wilder.

— Que pouvais-je faire ? Discuter avec vous ? C’est simplement moi contre toute cette saloperie vorace de machine à broyer que l’on a sur la Terre. Ils vont balancer leurs maudites bombes atomiques ici, se battre pour des bases d’où ils pourront faire leurs guerres. Ne leur suffit-il pas d’avoir détruit une planète ? Leur faut-il aussi polluer la mangeoire des autres ? Pauvres baudruches sans cervelle. En arrivant ici, je ne me suis pas seulement senti libéré de leur prétendue culture, mais aussi de leur morale et de leurs coutumes. Me voilà hors de leur système de références, me suis-je dit. Je n’ai qu’à tous les tuer et vivre ma propre vie.

— Mais ça n’a pas marché.

— Non. Après la cinquième exécution au petit déjeuner, j’ai découvert que je n’étais pas complètement autre, complètement martien, en fin de compte. Je ne pouvais pas rejeter comme ça tout ce que j’avais appris sur la Terre. Mais à présent j’ai retrouvé ma détermination. Je vais tous vous supprimer. Cela retardera la prochaine fusée de cinq bonnes années. Celle qui nous a emmenés est actuellement la seule existante. Les gens de la Terre attendront un an, deux ans, et n’ayant toujours aucune nouvelle de nous, ils auront scrupule à construire une autre fusée. Ils y emploieront deux fois plus de temps et fabriqueront une centaine de modèles expérimentaux supplémentaires pour se prémunir contre un nouvel échec.

— Vous avez raison.

— D’un autre côté, un rapport favorable de votre part, en cas de retour, précipiterait l’invasion totale de Mars. Avec un peu de chance, je vivrai jusqu’à soixante ans. Chaque expédition qui débarquera sur Mars tombera sur moi. Il n’y aura pas plus d’un vaisseau à la fois, disons à peu près un par an, avec un équipage d’une vingtaine d’hommes au maximum. Une fois que je me serai lié d’amitié avec eux et que je leur aurai expliqué que notre fusée a explosé —j’ai l’intention de la faire sauter après en avoir fini avec ma tâche dès cette semaine –, je les exterminerai, jusqu’au dernier.

Mars restera inviolé pendant encore un demi-siècle. Par la suite, les gens de la Terre renonceront peut-être à leur projet. Comme quand ils se sont mis à regarder d’un mauvais œil l’idée de construire des zeppelins qui tombaient régulièrement en flammes, vous vous souvenez ?

— Vous avez pensé à tout, reconnut le capitaine.

— En effet.

— Nous sommes quand même supérieurs en nombre. D’ici une heure nous vous aurons encerclé. D’ici une heure vous serez mort.

— J’ai découvert des passages souterrains et une retraite que vous ne trouverez jamais. Je vais m’y réfugier pour quelques semaines. Le temps que votre garde se relâche. Et là, je vous descendrai l’un après l’autre. »

Le capitaine hocha la tête.

« Parlez-moi un peu de cette civilisation, dit-il en désignant d’un geste de la main les villes environnantes.

— Ils savaient vivre avec la nature et s’entendre avec elle. Ils ne s’acharnaient pas à éliminer en eux l’animal pour n’être que des hommes. C’est l’erreur que nous avons commise quand Darwin est entré en scène. Nous l’avons serré dans nos bras, tout sourires, et Huxley et Freud avec lui.

Puis nous avons découvert que Darwin et nos religions ne s’accordaient pas. Ou du moins, nous n’avons pas pensé la chose possible. Pauvres imbéciles que nous étions ! Nous avons essayé d’ébranler Darwin, Huxley et Freud. Mais ils ne se sont pas laissé faire. Alors, comme des idiots, nous avons essayé d’abattre la religion.

« Là, nous avons assez bien réussi. Nous avons perdu la foi et sommes allés nous demandant quel était le but de la vie. Si l’art n’était rien de plus que l’expression d’un désir frustré, si la religion n’était qu’aveuglement, quel était l’intérêt de la vie ? La foi avait toujours donné réponse à tout. Mais elle a été reléguée aux oubliettes avec Freud et Darwin. Nous étions et sommes encore des hommes perdus.

— Et ces Martiens se seraient trouvés ?

— Oui. Ils savaient marier science et religion de façon que l’une et l’autre s’épaulent, s’enrichissent mutuellement au lieu de se nier.

— L’idéal !

— Absolument. J’aimerais vous montrer comment les Martiens y sont arrivés.

— Mes hommes attendent.

— Nous ne serons absents qu’une demi-heure. Informez-en vos hommes, capitaine. »

Wilder hésita, puis il se leva et lança un ordre vers le bas de la colline.

Spender le mena dans un petit village martien entièrement fait d’un marbre sans défaut. Il y avait là de longues frises d’animaux magnifiques, félins aux membres blancs et symboles solaires aux membres jaunes, des statues de créatures taurines, d’hommes et de femmes et d’énormes molosses aux traits pleins de délicatesse.

« Voilà la réponse, capitaine.

— Je ne vois pas.

— Les Martiens ont découvert le secret de la vie dans le monde animal. L’animal ne s’interroge pas sur la vie. Il vit. Sa seule raison de vivre est la vie ; il jouit de la vie et la savoure. Vous voyez... les statues, les symboles animaux un peu partout.

— Ça a un air païen.

— Au contraire, ce sont des symboles divins, des symboles de la vie. Sur Mars aussi, l’homme était devenu trop humain et pas assez animal. Et les Martiens ont compris que, pour survivre, il leur fallait renoncer à toujours se poser cette question : Pourquoi vivre ? La vie fournissait sa propre réponse. La vie consistait à engendrer encore de la vie et à vivre la meilleure vie possible. Les Martiens se sont aperçus qu’ils se posaient la question du pourquoi de la vie au sommet d’une période de guerre et de désespoir, quand il n’y avait pas de réponse.

Mais une fois la civilisation revenue au calme, à la sagesse, une fois les guerres finies, la question est devenue absurde d’une nouvelle façon. Désormais il faisait bon vivre et toute discussion était inutile.

— À vous entendre, les Martiens étaient plutôt naïfs.

— Seulement quand ils y trouvaient leur avantage. Ils ont cessé de s’acharner à tout détruire, à tout abaisser. Ils ont mêlé religion, art et science parce qu’à la base la science n’est rien de plus que l’exploration d’un miracle que nous n’arrivons pas à expliquer, et l’art l’interprétation de ce miracle. Ils n’ont jamais laissé la science écraser l’art et la beauté. C’est une simple question de degré. Un Terrien se dit : ‘‘Dans ce tableau, la couleur n’a pas de véritable existence. Un homme de science peut prouver que la couleur tient seulement à la façon dont sont disposées les cellules dans un matériau donné pour réfléchir la lumière. Par conséquent, la couleur ne fait pas vraiment partie de ce que j’ai sous les yeux.’’ Un Martien, beaucoup plus avisé, dirait : ‘‘Voilà un superbe tableau. Sorti de la main et de la tête d’un homme inspiré. Son sujet et ses tons sont empruntés à la vie. Voilà quelque chose de bien.’’ »

Un temps.

Assis dans le soleil de l’après-midi, Wilder promenait un regard curieux sur la petite ville fraîche et silencieuse.

« J’aimerais vivre ici, dit-il.

— Vous le pouvez si vous le voulez.

— C’est à moi que vous demandez ça ?

— Un seul des hommes placés sous vos ordres pourra-t-il jamais comprendre tout ceci ? Ce sont des cyniques professionnels, et il est trop tard pour eux. Pourquoi voulez-vous retourner auprès d’eux ? Pour ne pas être en reste avec vos voisins ? Pour vous offrir un hélico comme celui de M. Tout-le-monde ? Pour écouter la musique avec votre manuel plutôt qu’avec vos tripes ? Il y a là-bas un petit patio où se trouve une bobine de musique martienne vieille d’au moins cinquante mille ans. Elle fonctionne encore. Une musique comme vous n’en entendrez jamais de toute votre vie. Vous pourriez l’écouter. Il y a aussi des livres. J’arrive déjà à les lire. Vous pourriez en faire autant.

— Tout ça a l’air absolument merveilleux, Spender.

— Mais vous n’allez pas rester ?

— Non. Merci quand même.

— Et vous n’allez sûrement pas me laisser en paix. Il faudra que je vous tue tous.

— Vous êtes optimiste.

— J’ai une raison de vivre et de combattre, ce qui me rend plus dangereux. J’ai à présent l’équivalent d’une religion. À savoir réapprendre à respirer. A me dorer au soleil, à laisser le soleil se glisser en moi. À écouter de la musique et à lire un livre. Qu’est-ce qu’offre votre civilisation ? »

Wilder remua les pieds, secoua la tête.

« Tout cela est bien regrettable. Je suis vraiment désolé.

— Moi aussi. Je crois que je ferais bien de vous ramener pour que vous puissiez lancer l’attaque. — En effet.

— Capitaine, je ne vous tuerai pas. Quand tout sera fini, vous serez encore vivant.

— Quoi ?

— Dès le départ, j’avais décidé de vous épargner.

— Tiens donc...

— Je vous sauverai des autres. Quand ils seront morts, peut-être changerez-vous d’avis.

— Non. J’ai trop de sang terrien dans les veines. Il me faudra continuer à vous traquer.

— Même en ayant une chance de rester ici ?

— C’est bizarre, mais oui, même dans ces conditions. Je ne sais pas pourquoi. Je ne me suis pas posé la question. Ah, nous y voilà. »

Ils avaient rejoint leur point de départ.

« Voulez-vous m’accompagner sans résister, Spender ? C’est ma dernière offre.

— Merci, non. »

Spender tendit la main.

« Un dernier mot. Si vous l’emportez, soyez gentil, voyez ce qui peut être fait pour limiter le massacre de cette planète, au moins pendant cinquante ans, le temps que les archéologues aient leur petite chance, d’accord ?

— Entendu.

— Et enfin... si ça peut être de quelque secours, ne voyez en moi qu’un pauvre fou qui a fondu les plombs un jour d’été et n’a jamais retrouvé sa raison. Ça vous facilitera un peu les choses. — J’y songerai. Salut, Spender. Bonne chance.

— Vous êtes vraiment un drôle de type », dit Spender au moment où le capitaine redescendait la pente dans la chaude haleine du vent.

Pareil à quelque objet perdu, le capitaine rejoignit ses hommes empoussiérés. Il ne cessait de lorgner le soleil, au bord de la suffocation.

« Est-ce qu’il y a quelque chose à boire ? » demanda-t-il.

Il sentit la fraîcheur d’une gourde dans sa main.

« Merci. »

Il but, s’essuya la bouche.

« Bon, reprit-il. Faites bien attention. Nous avons tout notre temps. Je ne veux plus aucune perte. Il vous faudra le tuer. Il ne veut pas descendre. Faites ça proprement si possible. Pas de boucherie. Finissons-en.

— Je vais lui foutre une balle dans le crâne, à ce salaud, dit Sam Parkhill.

— Non, tirez au cœur. »

Le capitaine revoyait le visage puissant et déterminé de Spender.

« Une balle dans le crâne, oui », insista Parkhill.

Le capitaine lui tendit la gourde d’un geste saccadé.

« Vous avez entendu ce que j’ai dit. Tirez au cœur. »

Parkhill grommela entre ses dents.

« Allons-y », fit le capitaine.

 

Ils se redéployèrent, tantôt en marchant, tantôt en courant au flanc de la colline brûlante où des grottes fraîches qui sentaient la mousse succédaient soudain à des fournaises qui sentaient le soleil sur la pierre. Je déteste l’ingéniosité, se disait le capitaine, surtout quand on n’est pas vraiment ingénieux et qu’on n’a pas envie de l’être. De faire patte de velours, d’élaborer des plans et d’en tirer gloire. Je déteste penser que j’agis comme il faut alors que je n’en suis pas vraiment persuadé. Qui sommes-nous, de toute façon ? La majorité ? Est-ce là la réponse ? La majorité a toujours raison, n’est-ce pas ? Toujours, toujours ; elle n’a jamais tort ne serait-ce qu’un tout petit moment de rien du tout, n’est-ce pas ? N’a jamais eu tort en dix millions d’années ?

Quelle est cette majorité, se demanda-t-il, et qui la compose ? Qu’est-ce qu’on y pense, comment en est-on venu là, évoluera-t-elle et comment diable ai-je été embarqué dans cette galère ? Je me sens gêné aux entournures. Claustrophobie, crainte de la foule ou simple bon sens ? Un seul homme peut-il avoir raison quand tous les autres estiment que ce sont eux qui ont raison ? N’y pensons pas. Continuons de crapahuter, offrons-nous des sensations fortes et appuyons sur la détente. Un coup ici, un coup là !

 

Les hommes couraient, se baissaient brusquement, se remettaient à courir et s’accroupissaient dans les coins d’ombre, les dents à découvert, haletants, car l’air était ténu, peu propice à la course ; si peu propice qu’ils devaient s’arrêter cinq bonnes minutes, la respiration sifflante, des points noirs dans les yeux, en quête d’air, les paupières serrées dans leur effort pour en avaler toujours plus, avant de se relever, haussant leurs fusils pour déchirer cet air rare de plein été, le cribler de trous hurlants et brûlants.

Spender, toujours au même endroit, ne tirait qu’à l’occasion.

« En bouillie, sa fichue cervelle ! » hurla Parkhill en gravissant la pente à toutes jambes.

Le capitaine l’épingla dans sa ligne de mire, puis il lâcha son fusil et le contempla d’un air horrifié.

« Qu’est-ce que tu allais faire ? » demanda-t-il à sa main inerte et à son arme.

Il avait failli tirer dans le dos de Parkhill.

« Dieu du ciel. »

Il vit Parkhill continuer sa course, puis se jeter à plat ventre. Spender était peu à peu enfermé dans une nasse plus ou moins lâche d’hommes en mouvement. Allongé derrière deux rochers en haut de la pente, il souffrait du manque d’air, les dents à nu, deux larges îlots de sueur sous les bras. Le capitaine vit les deux rochers. Il y avait entre eux un intervalle d’une dizaine de centimètres donnant sur la poitrine de Spender.

« Hé, toi là-haut ! cria Parkhill. J’ai là du plomb pour ta cervelle ! »

Le capitaine Wilder attendait. Allez, Spender, songeait-il. File comme tu as dit que tu le ferais. Tu n’as plus que quelques minutes pour t’échapper. File et reviens plus tard. Allez. C’était ton plan. Enfonce-toi dans ces souterrains que tu dis avoir découverts, et restes-y planqué des mois, des années, à lire tes beaux livres et à te baigner dans les bassins de tes temples. Vas-y, mon gars, tout de suite, avant qu’il soit trop tard.

Spender ne bougeait pas de sa position. « Qu’est-ce qui lui prend ? » se demanda le capitaine. Wilder ramassa son fusil et observa ses hommes qui couraient de cachette en cachette. Il regarda les tours du petit village martien immaculé, pareilles à des pièces d’échecs fermement sculptées dans la lumière de l’après-midi. Il vit les deux rochers et l’intervalle qui exposait la poitrine de Spender.

Parkhill chargea dans un hurlement de rage.

« Non, Parkhill, dit le capitaine. Je ne peux pas te laisser faire ça. Ni toi, ni les autres. Aucun d’entre vous. C’est moi seul qui dois m’en charger. »

Serai-je net après cela ? s’interrogea-t-il. Convient-il que ce soit moi qui accomplisse ce geste ? Oui. Je sais ce que je fais, pourquoi je le fais, et c’est légitime parce que je suis la personne qui convient. J’espère que je serai à la hauteur, je prie pour cela. Il hocha la tête en direction de Spender.

« Vas-y, lança-t-il dans un grondement contenu que personne n’entendit. Je te donne encore trente secondes pour filer. Trente secondes ! »

Le capitaine regarda les secondes s’égrener sur sa montre. Les hommes couraient. Spender ne bougeait pas. Le compte à rebours se poursuivait, interminable, assourdissant.

« Vas-y, Spender, vas-y, fiche le camp ! » Les trente secondes étaient écoulées.

Le fusil pointé sur sa cible, le capitaine inspira à fond.

« Spender », dit-il en relâchant son souffle. Il appuya sur la détente. Un peu de poussière s’éleva dans le soleil et ce fut tout. Les échos de la détonation s’éteignirent.

Le capitaine se redressa et lança à ses hommes : « Il est mort. »

Les autres n’arrivaient pas à le croire. Leurs différentes positions les avaient empêchés de repérer cette fameuse fissure dans les rochers. Ils virent leur supérieur gravir la pente en courant, seul, et pensèrent qu’il était ou très courageux ou complètement fou.

Ils le rejoignirent quelques minutes plus tard. Ils se rassemblèrent autour du cadavre et quelqu’un dit :

« Touché au cœur ? »

Le capitaine se pencha. « Au cœur, oui », dit-il.

Les rochers avaient changé de couleur sous le corps de Spender.

« Je me demande pourquoi il a attendu, pourquoi il ne s’est pas sauvé comme il l’avait prévu. Je me demande pourquoi il s’est fait tuer.

— Qui sait ? » dit quelqu’un.

Spender gisait, les mains crispées, l’une sur son arme, l’autre sur le livre d’argent qui brillait au soleil. Est-ce à cause de moi ? songea le capitaine. Est-ce parce que j’ai refusé de me laisser convaincre ? Est-ce que l’idée de me tuer lui faisait horreur ? Suis-je un tant soit peu différent de ces autres hommes ? Est-ce là l’explication ? Croyait-il pouvoir me faire confiance ? Où trouver ailleurs la réponse ?

Nulle part. Il s’accroupit près du corps sans vie.

Il faut que je sois à la hauteur de mon acte, se dit-il. À présent, je ne peux pas lui faire faux bond. Si, quelque part, il voyait en moi un autre lui-même et n’a pas pu me tuer pour cette raison, me voilà avec du pain sur la planche ! C’est ça, oui, c’est ça. Spender revit en moi, mais je réfléchis avant de tirer. Je ne tire même pas, je ne tue pas. Je coopère. Et il ne pouvait pas me tuer parce que j’étais son double dans un contexte légèrement différent.

Le capitaine prit conscience de la chaleur du soleil sur sa nuque. Il s’entendit déclarer :

« Si seulement il était venu me parler avant de descendre qui que ce soit, on aurait pu trouver une solution.

— Quelle solution ? protesta Parkhill. Quelle solution aurait-on pu trouver avec un type pareil ? »

La canicule emplissait le paysage de son chant, un chant qui venait des rochers, du ciel bleu.

« Je crois que vous avez raison, dit le capitaine. On n’aurait jamais pu s’entendre. Spender et moi, peut-être. Mais Spender et vous, et les autres, non, jamais. Il est mieux comme ça. Passez-moi cette gourde que je boive un coup. »

Ce fut le capitaine qui suggéra d’utiliser le sarcophage vide pour Spender. Ils avaient découvert un ancien cimetière martien. Ils placèrent Spender dans une longue caisse d’argent avec des figurines de cire et des vins vieux de dix mille ans, les mains croisées sur sa poitrine. La dernière vision qu’ils eurent de lui fut son visage paisible.

Ils se tinrent un moment immobiles dans l’antique caveau.

« Je crois que vous seriez bien inspirés de penser de temps à temps à Spender », dit le capitaine. Ils sortirent du caveau et refermèrent la porte de marbre.

L’après-midi suivant, Parkhill faisait du tir à la cible dans une des cités mortes, canardant les fenêtres de cristal et abattant la pointe des tours graciles.

Le capitaine le surprit et, d’un coup de poing, lui fit cracher ses dents.

 

 

 FIN DE LA SECONDE PARTIE

 

SUITE :

AOÛT 2032

 

Les pionniers

 

Les hommes de la Terre vinrent sur Mars...............................

6 juin 2013

José-Maria de HEREDIA, sélection de poèmes

 

unnamed

 

 

José-Maria de HEREDIA

(1842-1905)

 

◄►

 

L’oubli

 

Le temple est en ruine au haut du promontoire.
Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
Les Déesses de marbre et les Héros d'airain
Dont l'herbe solitaire ensevelit la gloire.

Seul, parfois, un bouvier menant ses buffles boire,
De sa conque où soupire un antique refrain
Emplissant le ciel calme et l'horizon marin,
Sur l'azur infini dresse sa forme noire.

La Terre maternelle et douce aux anciens Dieux
Fait à chaque printemps, vainement éloquente,
Au chapiteau brisé verdir une autre acanthe ;

Mais l'Homme indifférent au rêve des aïeux
Ecoute sans frémir, du fond des nuits sereines,
La Mer qui se lamente en pleurant les sirènes.

 

 

 

Les conquérants

 

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

 

 

 

La Trebbia

 

L'aube d'un jour sinistre a blanchi les hauteurs.
Le camp s'éveille. En bas roule et gronde le fleuve
Où l'escadron léger des Numides s'abreuve.
Partout sonne l'appel clair des buccinateurs.

Car malgré Scipion, les augures menteurs,
La Trebbia débordée, et qu'il vente et qu'il pleuve,
Sempronius Consul, fier de sa gloire neuve,
A fait lever la hache et marcher les licteurs.

Rougissant le ciel noir de flamboîments lugubres,
A l'horizon, brûlaient les villages Insubres ;
On entendait au loin barrir un éléphant.

Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoutait, pensif et triomphant,
Le piétinement sourd des légions en marche.

 

 

 

Fleurs de feu

 

Bien des siècles depuis les siècles du Chaos,
La flamme par torrents jaillit de ce cratère,
Et le panache igné du volcan solitaire
Flamba plus haut encor que les Chimborazos.

Nul bruit n'éveille plus la cime sans échos.
Où la cendre pleuvait l'oiseau se désaltère ;
Le sol est immobile et le sang de la Terre,
La lave, en se figeant, lui laissa le repos.

Pourtant, suprême effort de l'antique incendie,
A l'orle de la gueule à jamais refroidie,
Éclatant à travers les rocs pulvérisés,

Comme un coup de tonnerre au milieu du silence,
Dans le poudroîment d'or du pollen qu'elle lance
S'épanouit la fleur des cactus embrasés.

 

 

 

Fleur séculaire

 

Sur le roc calciné de la dernière rampe
Où le flux volcanique autrefois s'est tari,
La graine que le vent au haut Gualatieri
Sema, germe, s'accroche et, frêle plante, rampe.

Elle grandit. En l'ombre où sa racine trempe,
Son tronc, buvant la flamme obscure, s'est nourri ;
Et les soleils d'un siècle ont longuement mûri
Le bouton colossal qui fait ployer sa hampe.

Enfin, dans l'air brillant et qu'il embrase encor,
Sous le pistil géant qui s'érige, il éclate,
Et l'étamine lance au loin le pollen d'or ;

Et le grand aloès à la fleur écarlate,
Pour l'hymen ignoré qu'a rêvé son amour,
Ayant vécu cent ans, n'a fleuri qu'un seul jour.

 

 

 

Le récif de corail

 

Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore,
Éclaire la forêt des coraux abyssins
Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
La bête épanouie et la vivante flore.

Et tout ce que le sel ou l'iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore.

De sa splendide écaille éteignant les émaux,
Un grand poisson navigue à travers les rameaux ;
Dans l'ombre transparente indolemment il rôde ;

Et, brusquement, d'un coup de sa nageoire en feu
Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d'or, de nacre et d'émeraude.

 

 

 

La sieste

 

Pas un seul bruit d'insecte ou d'abeille en maraude,
Tout dort sous les grands bois accablés de soleil
Où le feuillage épais tamise un jour pareil
Au velours sombre et doux des mousses d'émeraude.

Criblant le dôme obscur, Midi splendide y rôde
Et, sur mes cils mi-clos alanguis de sommeil,
De mille éclairs furtifs forme un réseau vermeil
Qui s'allonge et se croise à travers l'ombre chaude.

Vers la gaze de feu que trament les rayons,
Vole le frêle essaim des riches papillons
Qu'enivrent la lumière et le parfum des sèves ;

Alors mes doigts tremblants saisissent chaque fil,
Et dans les mailles d'or de ce filet subtil,
Chasseur harmonieux, j'emprisonne mes rêves.

 

 

 

Un peintre

 

                                             À Emmanuel Lansyer

Il a compris la race antique aux yeux pensifs
Qui foule le sol dur de la terre bretonne,
La lande rase, rose et grise et monotone
Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs.

Des hauts talus plantés de hêtres convulsifs,
Il a vu, par les soirs tempétueux d'automne,
Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne ;
Sa lèvre s'est salée à l'embrun des récifs.

Il a peint l'Océan splendide, immense et triste,
Où le nuage laisse un reflet d'améthyste,
L'émeraude écumante et le calme saphir ;

Et fixant l'eau, l'air, l'ombre et l'heure insaisissables,
Sur une toile étroite il a fait réfléchir
Le ciel occidental dans le miroir des sables.

 

 

 

Bretagne

 

Pour que le sang joyeux dompte l’esprit morose,
Il faut, tout parfumé du sel des goëmons,
Que le souffle atlantique emplisse tes poumons ;
Arvor t’offre ses caps que la mer blanche arrose.

 

L’ajonc fleurit et la bruyère est déjà rose.
La terre des vieux clans, des nains et des démons,
Ami, te garde encor, sur le granit des monts,
L’homme immobile auprès de l’immuable chose.

 

Viens. Partout tu verras, par les landes d’Arèz,
Monter vers le ciel morne, infrangible cyprès,
Le menhir sous lequel gît la cendre du Brave ;

 

Et l’Océan, qui roule en un lit d’algues d’or
Is la voluptueuse et la grande Occismor,
Bercera ton cœur triste à son murmure grave.

 

 

 

Floridum mare

 

La moisson débordant le plateau diapré
Roule, ondule et déferle au vent frais qui la berce ;
Et le profil, au ciel lointain, de quelque herse
Semble un bateau qui tangue et lève un noir beaupré.

Et sous mes pieds, la mer, jusqu'au couchant pourpré,
Céruléenne ou rose ou violette ou perse
Ou blanche de moutons que le reflux disperse,
Verdoie à l'infini comme un immense pré.

Aussi les goëlands qui suivent la marée,
Vers les blés mûrs que gonfle une houle dorée,
Avec des cris joyeux, volaient en tourbillons ;

Tandis que, de la terre, une brise emmiellée
Éparpillait au gré de leur ivresse ailée
Sur l'Océan fleuri des vols de papillons.

 

 

 

Soleil couchant

 

Les ajoncs éclatants, parure du granit,
Dorent l'âpre sommet que le couchant allume ;
Au loin, brillante encor par sa barre d'écume,
La mer sans fin commence où la terre finit.

A mes pieds c'est la nuit, le silence. Le nid
Se tait, l'homme est rentré sous le chaume qui fume.
Seul, l'Angélus du soir, ébranlé dans la brume,
À la vaste rumeur de l'Océan s'unit.

Alors, comme du fond d'un abîme, des traînes,
Des landes, des ravins, montent des voix lointaines
De pâtres attardés ramenant le bétail.

L'horizon tout entier s'enveloppe dans l'ombre,
Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre,
Ferme les branches d'or de son rouge éventail.

 

 

 

Maris stella

 

Sous les coiffes de lin, toutes, croisant leurs bras
Vêtus de laine rude ou de mince percale,
Les femmes, à genoux sur le roc de la cale,
Regardent l'Océan blanchir l'île de Batz.

Les hommes, pères, fils, maris, amants, là-bas,
Avec ceux de Paimpol, d'Audierne et de Cancale,
Vers le Nord, sont partis pour la lointaine escale.
Que de hardis pêcheurs qui ne reviendront pas !

Par-dessus la rumeur de la mer et des côtes
Le chant plaintif s'élève, invoquant à voix hautes
L'Étoile sainte, espoir des marins en péril ;

Et l'Angélus, courbant tous ces fronts noirs de hâle,
Des clochers de Roscoff à ceux de Sybiril
S'envole, tinte et meurt dans le ciel rose et pâle.

 

 

Le bain

L'homme et la bête, tels que le beau monstre antique,
Sont entrés dans la mer, et nus, libres, sans frein,
Parmi la brume d'or de l'âcre pulvérin,
Sur le ciel embrasé font un groupe athlétique.

Et l'étalon sauvage et le dompteur rustique,
Humant à pleins poumons l'odeur du sel marin,
Se plaisent à laisser sur la chair et le crin
Frémir le flot glacé de la rude Atlantique.

La houle s'enfle, court, se dresse comme un mur
Et déferle. Lui crie. Il hennit, et sa queue
En jets éblouissants fait rejaillir l'eau bleue ;

Et, les cheveux épars, s'effarant dans l'azur,
Ils opposent, cabrés, leur poitrail noir qui fume,
Au fouet échevelé de la fumante écume.

 

 

 

Armor

 

Pour me conduire au Raz, j'avais pris à Trogor
Un berger chevelu comme un ancien Évhage ;
Et nous foulions, humant son arome sauvage,
L'âpre terre kymrique où croît le genêt d'or.

Le couchant rougissait et nous marchions encor,
Lorsque le souffle amer me fouetta le visage ;
Et l'homme, par-delà le morne paysage
Étendant un long bras, me dit : Senèz Ar-Mor ! (1)

Et je vis, me dressant sur la bruyère rose,
L'Océan qui, splendide et monstrueux, arrose
Du sel vert de ses eaux les caps de granit noir ;

Et mon cœur savoura, devant l'horizon vide
Que reculait vers l'Ouest l'ombre immense du soir,
L'ivresse de l'espace et du vent intrépide.

 

(1)    Regarde la mer !

 


Mer montante

Le soleil semble un phare à feux fixes et blancs.
Du Raz jusqu'à Penmarc'h la côte entière fume,
Et seuls, contre le vent qui rebrousse leur plume,
A travers la tempête errent les goëlands.

L'une après l'autre, avec de furieux élans,
Les lames glauques sous leur crinière d'écume,
Dans un tonnerre sourd s'éparpillant en brume,
Empanachent au loin les récifs ruisselants.

Et j'ai laissé courir le flot de ma pensée,
Rêves, espoirs, regrets de force dépensée,
Sans qu'il en reste rien qu'un souvenir amer.

L'Océan m'a parlé d'une voix fraternelle,
Car la même clameur que pousse encor la mer
Monte de l'homme aux Dieux, vainement éternelle.

 

 

 

La conque

 

Par quels froids Océans, depuis combien d'hivers,
- Qui le saura jamais, Conque frêle et nacrée ! -
La houle sous-marine et les raz de marée
T'ont-ils roulée au creux de leurs abîmes verts ?

Aujourd'hui, sous le ciel, loin des reflux amers,
Tu t'es fait un doux lit de l'arène dorée.
Mais ton espoir est vain. Longue et désespérée,
En toi gémit toujours la grande voix des mers.

Mon âme est devenue une prison sonore :
Et comme en tes replis pleure et soupire encore
La plainte du refrain de l'ancienne clameur ;

Ainsi du plus profond de ce cœur trop plein d'Elle,
Sourde, lente, insensible et pourtant éternelle,
Gronde en moi l'orageuse et lointaine rumeur.

 

 

 

 ◄►

 

6 juin 2013

Stefan Zweig, Leporella

300opie

 

Stefan Zweig

 

Nouvelle issue du recueil "La peur"

 

Leporella

 

◄►

Traduction de Alzir Hella

                            

                    De son nom de baptême elle s’appelait Crescentia Anna Aloisia Finkenhuber. Elle avait trente-neuf ans, était de naissance illégitime et originaire d’un petit village du Zillertal. Sous la rubrique « signes particuliers » de son livret de service figurait un trait horizontal, négatif, mais si les employés avaient été tenus de donner un signalement caractérologique, un coup d’œil, même rapide, n’eût pas manqué de leur faire noter qu’elle ressemblait à un cheval de montagne osseux, fourbu et efflanqué. Car il y avait, à ne pas s’y méprendre, quelque chose de chevalin dans l’expression de sa lippe pendante, dans l’ovale à la fois allongé et dur de sa figure hâlée, dans ses yeux mornes, dépourvus de cils, et surtout dans ses cheveux épais et feutrés, collés sur le front en mèches grasses. Sa démarche également accusait l’hésitation méfiante, l’entêtement buté des bidets de montagne qui, par les cols des Alpes, sur les chemins muletiers pierreux, portent maussades, hiver comme été, à la montée comme à la descente, les mêmes charges de bois du même pas cahotant. Délivrée du licou du travail, Crescenz, les coudes en biais, les mains plus ou moins jointes, restait à regarder vaguement devant elle, d’un air hébété, pareille au bétail à l’étable. Tout en elle était dur, disgracieux et lourd. Penser lui était pénible et sa compréhension était lente ; toute idée nouvelle gouttait sourdement dans les profondeurs de son esprit comme à travers un tamis épais ; mais quand il lui arrivait d’avoir enfin saisi et fait sienne une idée nouvelle, elle y tenait obstinément et ne la lâchait plus. Elle ne lisait rien, ni journaux ni livres de prières, écrire était pour elle une corvée et les lettres gauches de son carnet de cuisine ressemblaient étrangement à son propre corps anguleux et mal taillé, dénué visiblement de tous les caractères extérieurs de la féminité. Tout comme ses os, ses hanches, ses mains et son crâne, sa voix était dure ; malgré les sons épais et gutturaux, propres à la langue du Tyrol, elle grinçait comme une porte rouillée, ce qui du reste n’avait rien d’étonnant car Crescenz n’adressait jamais à personne un mot inutile. Et nul non plus ne l’avait jamais vue rire ; en cela aussi elle avait tout de l’animal, car il est une chose peut-être plus cruelle que l’absence du langage, c’est celle du rire, ce jaillissement spontané du sentiment, qui a été refusé par Dieu aux créatures inconscientes.

 

Enfant illégitime élevée aux frais de la commune, déjà en service à l’âge de douze ans, puis récureuse de casseroles dans une gargote, son acharnement au travail, son activité frénétique la firent remarquer, si bien qu’au sortir de cette auberge de charretiers elle entra comme cuisinière dans un bon hôtel de touristes. Là, jour après jour, Crescenz se levait à cinq heures du matin, balayait, nettoyait, astiquait, brossait, rangeait, chauffait, cuisinait, pétrissait, lavait, rinçait, essorait, trimait jusqu’à une heure avancée de la nuit. Jamais elle ne prenait de congé ; jamais, excepté pour aller à l’église, elle ne mettait les pieds dehors : le disque ardent de son fourneau lui tenait lieu de soleil, les mille et mille bûches qu’elle fendait le long de l’année étaient sa forêt.

 

Les hommes ne l’importunaient pas, soit parce que ce quart de siècle de travail acharné l’avait dépouillée de ce qu’elle pouvait avoir de féminin, soit parce que, revêche et taciturne, elle eût coupé court à toute approche. Son seul plaisir, elle le trouvait dans l’argent sonnant et trébuchant qu’elle amassait comme un hamster avec l’instinct avide des paysans et des simples, pour ne pas être forcée dans sa vieillesse d’avaler une seconde fois, à l’asile des pauvres, le pain amer de la commune.

 

C’était uniquement poussée par l’amour de l’argent que cette créature bornée avait quitté pour la première fois, à trente-sept ans, sa patrie tyrolienne. Une placeuse, qui durant sa villégiature l’avait vue se démener au travail du matin au soir dans la salle et dans la cuisine, l’attira à Vienne en lui promettant le double de ses gages. Pendant le voyage en train, Crescenz n’avait parlé à personne ; elle tenait horizontalement sur ses genoux douloureux la lourde malle d’osier qui contenait tout son avoir, malgré l’offre aimable de ses compagnons de voyage de la lui caser dans le filet, car le vol et l’escroquerie étaient la seule représentation qui dans son cerveau obtus de paysanne s’accrochait à la grande ville.

 

À Vienne il avait fallu, pendant les premiers jours, l’accompagner au marché, parce qu’elle craignait les voitures comme une vache craint les autos. Mais dès qu’elle eut connu les quatre rues qui y menaient, elle n’eut plus besoin de personne ; son panier au bras elle trottait, sans lever les yeux, de la maison à l’étalage des marchands et revenait de même ; elle balayait, chauffait et rangeait dans sa nouvelle cuisine, comme elle avait fait dans l’ancienne, sans s’apercevoir d’aucun changement. À neuf heures, comme au village, elle allait se coucher et dormait comme une bête, la bouche ouverte, jusqu’à l’instant où le réveille-matin l’arrachait brusquement à son lit. Personne ne savait si elle était contente, elle-même peut-être pas davantage, car elle ne s’ouvrait à personne et ne répondait aux ordres qu’elle recevait que par un vague « ouais, ouais », ou, si elle était d’un autre avis, par un haussement buté des épaules. Elle ne prenait garde ni aux voisins, ni aux autres domestiques de la maison : les regards gouailleurs de ses compagnes moins farouches glissaient comme de l’eau sur le cuir épais de son indifférence, sauf un jour où une des soubrettes ayant commencé à imiter son patois tyrolien et à se moquer d’elle avec insistance, elle avait sans rien dire tiré subitement de son fourneau une bûche enflammée et s’était précipitée sur la fille affolée qui s’était mise à hurler. À partir de ce jour, tout le monde évita la furieuse créature et plus personne ne se hasarda à la railler.

 

Cependant tous les dimanches matin, Crescenz, vêtue de son ample robe plissée et coiffée de son bonnet plat de paysanne, se rendait à l’église. Une seule fois, à l’occasion de son premier jour de congé à Vienne, elle risqua une promenade. Mais comme elle n’avait pas voulu prendre le tram et que, tout au long de sa prudente expédition par les rues mouvementées et vibrantes, elle ne vit qu’une succession de murs de pierre, elle n’alla pas plus loin que le canal du Danube ; là, fixement, elle regarda l’eau qui coulait comme on regarde une chose connue ; puis elle s’en retourna par le même chemin, toujours le long des maisons, évitant craintivement la chaussée.

 

Cet unique voyage d’exploration l’avait certainement déçue, car dès lors elle ne quitta jamais la maison, préférant le dimanche s’asseoir à la fenêtre, soit avec un travail de couture, soit les mains vides. La grande ville n’avait donc apporté dans la moulinette de ses journées, depuis si longtemps laborieuses, d’autre changement que celui de faire tomber, à la fin de chaque mois, quatre billets bleus au lieu de deux dans ses mains déformées et usées par la cuisine et la lessive. Ces billets de banque, elle les examinait chaque fois longuement et avec méfiance ; elle les dépliait minutieusement et les lissait presque avec tendresse avant de les ranger à côté des autres, dans le coffret en bois sculpté qu’elle avait apporté de son village. Cette grossière et informe cassette était tout son secret, son unique raison de vivre. Le soir elle en posait la clef sous son oreiller. Personne de la maison ne sut jamais où elle la mettait le jour.

 

Telle était cette bizarre créature humaine, si l’on peut dire, puisque l’humain, justement, n’apparaissait dans ses attitudes que d’une façon tout à fait vague et rudimentaire ; mais peut-être fallait-il un être à ce point obtus et borné pour rester au service du ménage non moins bizarre du jeune baron de F… Car, d’une manière générale, les domestiques ne supportaient pas l’atmosphère de discorde qui y régnait au-delà du délai légal de préavis qui suivait leur engagement. Les criailleries irritées, frisant l’hystérie, que l’on y entendait, venaient de la maîtresse de maison. Fille d’un très riche industriel d’Essen, elle n’était plus de la première jeunesse quand, dans une ville d’eaux, elle avait fait la connaissance du baron, nettement plus jeune qu’elle (de médiocre noblesse et dans une situation pécuniaire plus médiocre encore) et elle avait épousé sans tarder ce joli godelureau au charme aristocratique. Mais la lune de miel à peine passée, la nouvelle mariée fut bien obligée de reconnaître que ses parents n’avaient pas eu tort de s’opposer à cette union rapide en réclamant des qualités plus solides chez un mari. Car il apparut bientôt que non seulement il avait passé sous silence de nombreuses dettes, mais que les fredaines de célibataire intéressaient bien plus cet époux, devenu rapidement négligent, que ses devoirs conjugaux ; de plus, s’il ne manquait pas d’affabilité et possédait même plutôt ce fond de jovialité propre aux caractères légers, ce trop joli galant homme ne pouvait concevoir l’existence que d’une façon paresseuse, sans obligation, et considérait avec mépris toute capitalisation, tout calcul d’intérêt comme trahissant un caractère borné et pingre, d’origine plébéienne.

Il aimait la vie facile ; elle au contraire, désirait un intérieur rangé et sévère, dans le style des bourgeois de Rhénanie, ce qui le mettait hors de lui. Et lorsque, malgré la richesse de sa femme, il s’était vu obligé de marchander la moindre somme quelque peu importante et que l’épouse calculatrice était allée jusqu’à s’opposer à son désir le plus cher, une écurie de courses, il n’avait plus jugé à propos de continuer à s’occuper de cette grosse Allemande du Nord aux larges épaules et dont la voix forte et autoritaire lui faisait mal aux oreilles. Il l’avait donc « laissée choir », comme on dit, doucement et sans fracas, mais non moins radicalement pour cela.

 

Quand, dans sa déception, elle lui faisait des reproches, il l’écoutait poliment et avec une attention apparente, mais sitôt le sermon fini il chassait loin de lui ces véhémentes exhortations avec la fumée de sa cigarette et, sans se gêner, faisait ce que bon lui semblait. Cette amabilité facile, presque professionnelle, exaspérait l’épouse déçue plus que ne l’aurait fait n’importe quelle opposition. Et parce qu’elle était complètement impuissante devant cette politesse d’homme du monde toujours impeccable, devant cette politesse insistante même, sa colère accumulée se donnait libre cours ailleurs : elle s’en prenait aux domestiques et déversait sans retenue sur des innocents une fureur justifiée dans le fond, mais déplacée ici. Le résultat ne s’était pas fait attendre : en l’espace de deux ans elle n’avait pas dû changer de servante moins de seize fois, un jour même elle s’était livrée à des voies de fait sur l’une d’elles et avait été obligée, pour arranger l’affaire, de lui verser une indemnité assez élevée.

 

Dans cette atmosphère orageuse, seule Crescenz tenait bon, inébranlable comme un cheval de fiacre sous la pluie. Elle ne prenait le parti de personne, ne s’occupait pas des changements qui se produisaient, ne semblait pas s’apercevoir que les inconnues qui lui étaient adjointes et avec lesquelles elle partageait sa chambre changeaient constamment de nom, de couleur de cheveux, d’odeur corporelle et de manière d’être, car elle ne parlait à aucune d’elles, ne s’inquiétait ni des portes claquées, ni des déjeuners interrompus, ni des crises de nerfs et des évanouissements. Active et indifférente, elle allait de sa cuisine au marché et du marché à sa cuisine : ce qui se passait au-delà de cet horizon borné ne l’intéressait pas. Elle travaillait comme un fléau dont le battoir retombe durement et machinalement, brisant les jours les uns après les autres ; deux années de grande ville passèrent à côté d’elle, inaperçues, sans provoquer aucun élargissement de son monde intérieur, sauf que les billets bleus amassés dans sa cassette atteignaient maintenant l’épaisseur d’un pouce, et qu’à la fin de l’année, quand d’un doigt humide elle les comptait un par un, elle se rapprochait du chiffre magique de mille.

 

Mais le hasard dispose de pointes de diamant et le destin, redoutablement audacieux, sait se frayer inopinément un chemin conduisant aux âmes et bouleverser les natures les plus pétrifiées. Chez Crescenz la cause extérieure des événements prit une apparence presque aussi banale qu’elle : après un intervalle de dix ans, l’État avait jugé utile de procéder à un nouveau recensement de la population, et des questionnaires extrêmement compliqués avaient été envoyés dans toutes les maisons pour connaître exactement l’état civil des habitants. Se méfiant de l’orthographe fantaisiste et purement phonétique du personnel, le baron avait préféré remplir lui-même ces formulaires et, à cette fin, il avait fait venir Crescenz, comme les autres, dans son bureau. Or, en la questionnant sur ses nom, date et lieu de naissance, le baron, qui était un chasseur passionné et l’ami du grand propriétaire terrien de l’endroit en question, découvrit qu’il lui était arrivé à plusieurs reprises de chasser le chamois justement dans ce coin des Alpes, qu’une fois même un guide originaire de son village natal l’avait accompagné pendant deux semaines. Et comme, chose curieuse, ce guide se trouvait précisément être l’oncle de Crescenz et que, par surcroît, le baron ce jour-là était d’humeur particulièrement joviale, ce fut l’occasion d’une conversation prolongée ; nouvelle surprise, il avait naguère dégusté un excellent rôti de chevreuil dans l’auberge même où elle était cuisinière ! Vétilles que tout cela, mais hasards étranges tout de même et qui, aux yeux de Crescenz, qui voyait ici pour la première fois quelqu’un connaissant son pays, avaient quelque chose de surnaturel. Elle était là devant lui, toute rouge, très concentrée, et se tortillait gauchement, l’air flatté, lorsque passant à la plaisanterie, le baron imita son patois tyrolien, lui demanda si elle savait jodler et lui dit des gaudrioles. Pour finir, s’amusant lui-même à ce jeu, il lui donna familièrement du plat de la main, à la manière paysanne, une tape sur le derrière et lui dit en riant : « Maintenant, va-t’en brave Cenzi, mais avant de partir voici deux couronnes, parce que tu es du Zillertal. »

 

Certes, l’incident n’avait en soi rien de pathétique ni d’important. Cependant cette causerie de cinq minutes remua profondément l’âme glauque et figée de la morne créature, telle une pierre dans une mare : tout d’abord se forment peu à peu des cercles mouvants, qui lentement se propagent ensuite en vagues pesantes jusqu’au bord de la conscience. Non seulement cette fille obstinément taciturne n’avait plus eu de conversation avec personne depuis des années, mais le fait que l’homme qui lui avait adressé la parole dans ce dédale de pierres était justement un familier de ses montagnes, qu’il avait mangé un filet de chevreuil préparé par elle, cela lui parut tenir du miracle. À quoi s’ajoutait cette tape sans-gêne sur le derrière qui, dans le langage paysan, est un appel laconique, une avance faite à la femme. Et si Crescenz n’avait pas l’audace de croire que ce monsieur élégant et distingué la désirait réellement, cette familiarité physique n’en avait pas moins secoué ses sens engourdis.

 

Sous l’effet de cette impulsion fortuite, les couches profondes de son être s’ébranlèrent l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’il s’en détachât, informe tout d’abord, puis de plus en plus net, un sentiment nouveau, pareil à celui qui guide le chien lorsqu’un beau jour il discerne subitement, parmi tous les bipèdes qui l’entourent, son maître à lui : à partir de ce moment-là il le suit, accueille par des frétillements ou des aboiements celui à qui le destin le soumet, lui obéit de plein gré et l’accompagne partout avec docilité. C’est ainsi que dans la vie bornée de Crescenz, où il n’était question jusque-là que de cinq ou six choses – argent, marché, fourneau, église et lit –, un nouvel élément s’était introduit en écartant violemment tout ce qui l’avait précédé. Et avec cette âpreté du paysan qui ne veut plus lâcher ce dont ses dures mains se sont emparées un jour, elle aspira cet élément en elle jusque dans le monde trouble de ses instincts. Certes, il se passa du temps avant que cette transformation ne fût visible ; les premiers signes en furent même absolument insignifiants : par exemple, elle brossait les habits et les chaussures du baron avec un soin particulièrement fanatique, tandis qu’elle continuait à abandonner aux soins de la femme de chambre les vêtements et les souliers de la baronne. Ou bien elle se montrait plus souvent dans le corridor et dans les chambres et, à peine entendait-elle grincer la serrure de la porte d’entrée, qu’elle se précipitait à la rencontre de son maître pour le débarrasser de sa canne et de son manteau. Elle redoublait d’attentions pour la cuisine et avait même fait l’effort de repérer le chemin des halles, tout spécialement pour y acheter un filet de chevreuil. Et sa tenue portait aussi la marque de soins plus attentifs.

 

Il avait fallu une ou deux semaines pour que les premières pousses de ce sentiment nouveau surgissent de son monde intérieur. Mais il fallut encore des semaines et des semaines avant que vînt éclore sur ces pousses un deuxième sentiment et que celui-ci prît peu à peu forme et devînt réalité. Ce deuxième sentiment n’était autre que le complémentaire du premier : une haine sourde, d’abord, puis peu à peu ouverte et manifeste à l’égard de l’épouse du baron, la femme à qui il était permis de parler, d’habiter, de coucher avec lui, et qui pourtant n’avait pas pour lui l’adoration dévote que Crescenz, elle, lui vouait. À présent plus attentive, sans l’avoir décidé, à ce qui se passait autour d’elle – soit qu’elle eût assisté à une de ces scènes gênantes où le maître adoré était humilié de la façon la plus révoltante par son épouse acariâtre, soit que la familiarité joviale du mari lui eût fait sentir plus vivement la réserve hautaine de cette Allemande du Nord inhibée –, Crescenz manifesta tout à coup à l’égard de celle-ci, qui ne se doutait de rien, un certain entêtement, une animosité épineuse qui blessait par mille petites pointes et méchancetés. C’est ainsi que la baronne était toujours obligée de sonner au moins deux fois pour que Crescenz, avec une lenteur voulue et une mauvaise volonté évidente, daignât répondre à son appel, et lorsqu’elle s’avançait, la tête rentrée dans les épaules, on voyait toujours qu’elle était prête d’avance à faire front contre toute remarque. Elle écoutait d’un air maussade, sans répondre, les ordres qu’on lui donnait, de sorte – que la baronne ne savait jamais si elle était bien comprise ; mais si, par prudence, elle lui répétait l’ordre, elle n’obtenait qu’un hochement de tête renfrogné ou sur un ton dédaigneux : « J’avions bien entendu. » Ou encore, juste à l’heure d’aller au théâtre, au moment même où sa maîtresse déjà tout énervée arpentait les pièces, une clef importante avait disparu, qu’on retrouvait une demi-heure plus tard dans un coin où jamais on ne l’aurait cherchée. Elle se plaisait à oublier les messages et appels téléphoniques pour la baronne, et, interrogée, elle se contentait de lui lancer sèchement, sans marquer le moindre regret : « Ben, j’avions oublié ! » Jamais elle ne la regardait dans les yeux, sans doute par crainte de ne pouvoir cacher sa haine.

 

Pendant ce temps les désaccords domestiques donnaient lieu à des scènes de plus en plus désagréables entre les époux : peut-être aussi l’inconsciente et irritante mauvaise humeur de Crescenz était-elle cause, dans une certaine mesure, de l’énervement de l’épouse dont l’irritation grandissait de semaine en semaine. Les nerfs éprouvés par son célibat prolongé, aigrie encore par l’indifférence de son mari et l’animosité effrontée des domestiques, cette femme tourmentée perdait de plus en plus son équilibre. En vain recourait-on au bromure et au véronal pour essayer de calmer sa nervosité ; les crises d’hystérie succédaient aux crises de larmes sans que personne pût y apporter le moindre soulagement. À la fin le médecin recommanda un séjour de deux mois dans un sanatorium, recommandation qui fut approuvée par le mari, d’ordinaire si indifférent, avec un tel empressement prévenant que sa femme, méfiante, commença par se cabrer. Mais en fin de compte, le voyage fut quand même décidé, la femme de chambre accompagnerait Madame et Crescenz resterait seule dans le spacieux appartement au service de Monsieur.

 

Cette nouvelle qu’elle serait seule à veiller sur Monsieur mit tout d’un coup en émoi les sens engourdis de Crescenz. Du fond de son être, telle une bouteille magique violemment secouée, remonta un dépôt de passion cachée qui donna à ses gestes une tout autre allure. Ce qu’il y avait en elle de lourd et d’emprunté se volatilisa soudain, ses membres ankylosés se délièrent, on eût dit que cette nouvelle électrisante les avait rendus légers, tant sa démarche était rapide et vive. À peine avait-il été question des préparatifs du voyage, qu’elle courait d’une pièce à l’autre, montait et descendait les escaliers, faisait les malles avant d’en avoir reçu l’ordre et les portait elle-même dans la voiture. Et lorsque tard dans la soirée, le baron revenant de la gare tendit à la servante empressée sa canne et son manteau en disant avec un soupir de soulagement :

« La voilà expédiée ! » il se passa une chose étrange.

Car soudain les lèvres serrées de Crescenz qui, comme les animaux, ne riait jamais, se contractèrent tout à coup avec violence. La bouche grimaça, s’élargit et brusquement, au milieu de cette face d’idiote illuminée, jaillit un ricanement si bestial et si sans-gêne que le baron, désagréablement surpris par ce spectacle, eut honte de sa familiarité déplacée et gagna sa chambre sans mot dire.

 

Mais ce rapide instant de malaise se dissipa vite ; déjà les jours suivants, le délicieux silence et la liberté bienfaisante qu’ils goûtaient, créaient une sorte de lien entre le maître et la servante. Le départ de l’épouse avait, si l’on peut dire, débarrassé l’atmosphère des lourds nuages qui planaient. Heureusement délivré de l’incessante obligation de rendre compte de tous ses actes, l’époux libéré rentra très tard dès le premier soir et put jouir de l’agréable contraste que lui offrait l’empressement silencieux de Crescenz avec les réceptions trop éloquentes de sa femme. Replongée avec frénésie dans son travail quotidien, la servante se levait plus tôt que jamais, faisait tout reluire, astiquait loquets et cuivres comme une possédée, composait des menus particulièrement raffinés. Au premier déjeuner servi, le baron remarqua avec surprise que l’on avait choisi pour lui seul le précieux service qui d’habitude ne quittait l’argentier qu’aux grandes occasions. Quoique d’un naturel distrait, il était impossible qu’il ne remarquât pas les soins attentifs, presque tendres de cette étrange créature ; et comme au fond il avait bon cœur, il ne lésina pas sur les signes de satisfaction. Il loua sa cuisine, lui adressa de temps en temps quelques paroles aimables, et lorsque le lendemain, qui était le jour de sa fête, il vit sur la table un superbe gâteau avec ses initiales et son écusson artistement saupoudrés de sucre, il dit à Crescenz en riant fort et avec une certaine nonchalance :

« Tu vas me gâter, Cenzi ! Et que vais-je devenir quand, Dieu m’en préserve, ma femme reviendra ? »

Une telle familiarité d’un maître avec son domestique, à ce point dénuée de tact, d’un sans-gêne frisant le cynisme et qui en d’autres pays étonnerait peut-être, n’était d’ailleurs pas chose extraordinaire dans l’aristocratie de la vieille Autriche : ce genre de laisser-aller provenait aussi bien de l’allure désinvolte que ces gentilshommes montraient en toute circonstance que de l’immense mépris qu’ils professaient pour le bas peuple. De même que parfois des archiducs, en garnison dans une petite ville de Galicie, se faisaient amener d’un bordel, le soir, par un sous-officier, la première fille venue, l’abandonnaient ensuite à demi nue à celui qui avait été la chercher et se moquaient profondément de tout ce que les mauvaises langues de la racaille bourgeoise de la ville pourraient raconter le lendemain sur cette anecdote croustillante, de même la haute noblesse préférait, à la chasse, la compagnie de son cocher ou de son palefrenier à celle d’un professeur ou d’un gros commerçant. Mais cette familiarité, démocratique en apparence, facilement consentie et reprise de même, était tout le contraire de ce qu’elle paraissait : elle n’était jamais qu’unilatérale et cessait à la minute où le maître se levait de table. La petite noblesse s’étant toujours efforcée de singer les gestes des féodaux, le baron n’éprouvait donc aucune espèce de scrupule à parler avec dédain de sa femme devant une lourdaude paysanne tyrolienne – sûr qu’il était de sa discrétion, mais ne se doutant certes pas de l’âpre joie et de la passion avec lesquelles la servante taciturne savourait ces paroles méprisantes.

 

Il s’imposa toutefois, pendant un ou deux jours encore, quelque contrainte avant d’abandonner toute retenue. Mais alors, archi-certain, à la suite de divers indices, du silence de la bonne, il commença à se conduire en vrai célibataire et à prendre ses aises dans son appartement. Le quatrième jour de son « célibat », il appela Crescenz, et sans autre explication, de la voix la plus naturelle, il lui ordonna de préparer le soir un souper froid pour deux personnes et d’aller ensuite se coucher ; il se chargerait lui-même du reste. Crescenz reçut l’ordre sans mot dire. Ni son regard, ni le moindre battement de cils ne laissèrent voir si le sens réel de ces paroles avait pénétré derrière son front bas. Mais le maître ne tarda pas à s’apercevoir, avec un amusement mêlé de surprise, à quel point elle avait bien saisi ses véritables intentions ; lorsqu’il rentra après le théâtre en compagnie d’une jeune élève de l’Opéra, non seulement il trouva la table garnie de fleurs et mise avec raffinement, mais dans la chambre à coucher le lit voisin du sien était découvert d’une façon provocante, cependant que le peignoir de soie et les pantoufles de sa femme étaient là bien en évidence, prêts à être enfilés. Le mari émancipé ne put s’empêcher de rire de la sollicitude sans borne de cette créature. Et la dernière barrière tomba d’elle-même devant cette complicité zélée. Dès le matin il sonna Crescenz pour qu’elle aide la galante intruse à s’habiller : le pacte tacite était définitivement scellé entre eux deux.

 

C’est alors que Crescenz reçut son nouveau nom. Cette gentille élève de l’Opéra, qui justement travaillait à ce moment-là le rôle d’Elvire et qui, par plaisanterie, se plaisait à élever son tendre ami au rôle de don Juan, lui avait dit en riant : « Appelle donc ta Leporella ! » Ce nom l’avait amusé parce qu’il parodiait d’une façon grotesque la sèche Tyrolienne ; aussi, à partir de ce jour-là, ne la nomma-t-il jamais plus autrement que Leporella. Crescenz, d’abord ahurie, puis séduite par la belle sonorité d’un nom incompréhensible pour elle fut enchantée d’être rebaptisée, se sentant pour ainsi dire anoblie par ce changement : chaque fois que le joyeux baron l’appelait ainsi, ses lèvres minces s’écartaient, découvrant largement ses dents brunes et chevalines et, humble comme un chien dont la queue frétille, elle s’approchait pour recevoir les ordres du maître vénéré.

 

Ce nom avait été donné en parodie ; mais avec une intuition très sûre, la future diva avait trouvé là une appellation qui, merveille !, allait comme un gant à l’étrange créature, car tout comme le complice complaisant chez Da Ponte, cette vieille fille desséchée, ignorante de l’amour, prenait une joie singulière, mêlée d’orgueil, aux aventures de son maître. N’était-ce que la satisfaction de trouver tous les matins le lit de la femme tant détestée, bouleversé et profané tantôt par une jeunesse, tantôt par une autre, ou bien ses sens s’électrisaient-ils secrètement à l’idée de ces plaisirs que dispensait généreusement la virilité de son maître ? Toujours est-il que la bigote et austère vieille fille servait avec un zèle passionné les prouesses du baron. Son propre corps, usé, privé de sexe par les longues années de travail, n’était plus pour elle depuis longtemps une cause de trouble, et après quelques jours déjà elle sembla éprouver un véritable contentement d’entremetteuse et eut un regard entendu en voyant une deuxième, puis une troisième femme qui pénétrait dans la chambre à coucher de l’absente : cette complicité, mêlée à l’odeur excitante de l’atmosphère amoureuse, se mit à agir comme un acide sur ses sens endormis. Crescenz devint réellement Leporella, vive, alerte et dégourdie comme ce joyeux drille. Sous la chaude impulsion de cette sympathie brûlante, d’étranges qualités s’éveillèrent en elle, toutes sortes de petites ruses, des finauderies et des finasseries, un côté espion, curieux, aux aguets, alerte et fureteur. Elle écoutait aux portes, regardait par le trou des serrures, fouillait les chambres et les lits et, à peine avait-elle flairé un butin nouveau que, poussée par une excitation bizarre, elle se mettait à courir dans les escaliers, si bien que cette vigilance fouineuse, voyeuse, finit par faire sortir de cette bûche qu’elle était auparavant une manière d’être humain. Au grand étonnement des voisins, Crescenz devint tout à coup sociable, elle parlait à d’autres servantes, plaisantait lourdement avec le facteur, participait au caquetage des marchandes ; et même un soir, les lumières étant éteintes dans la cour, les bonnes d’en face entendirent un bourdonnement bizarre venant de sa fenêtre ordinairement muette : Crescenz fredonnait, d’une voix maladroite et grinçante, un de ces chants alpins que les vachères entonnent le soir dans la montagne. De ses lèvres inexpertes, la mélodie s’échappait péniblement, déformée, heurtée, avec un son fêlé ; et pourtant elle avait quelque chose d’exotique et d’étrangement touchant. Pour la première fois depuis son enfance, Crescenz essayait de chanter, et c’était émouvant d’entendre ces sons trébuchants qui, du fond obscur des années ensevelies, remontaient avec difficulté vers la lumière.

 

Le baron, cause involontaire de l’extraordinaire transformation de cette femme tombée sous son emprise, était celui qui s’en apercevait le moins, car qui se retourne jamais pour voir son ombre ? On la sent qui vous suit, fidèle et muette, ou qui vous devance parfois, comme un désir non encore conscient, mais il est bien rare qu’on s’arrête à ses contours grotesques et qu’on reconnaisse son moi dans cette caricature ! Le baron voyait seulement que Crescenz était toujours prête à le servir, que sa discrétion était entière et qu’il pouvait compter sur elle jusqu’au sacrifice. Et c’était son mutisme et la distance qu’elle savait garder dans toutes les situations délicates qu’il appréciait tout particulièrement ; parfois, il lui adressait distraitement quelques paroles aimables, comme on caresse un chien, plaisantait avec elle de temps en temps, lui pinçait le bout de l’oreille ; ou encore il lui donnait un billet de banque ou un billet de théâtre qu’il tirait négligemment de la poche de son gilet, choses insignifiantes pour lui mais qui pour elle devenaient des reliques qu’elle conservait religieusement dans sa cassette. À la longue il prit l’habitude de penser tout haut devant elle et même de la charger de missions compliquées ; et plus il lui marquait sa confiance, plus elle s’efforçait, toute reconnaissante, d’être à la hauteur de sa tâche. Un instinct singulier se fit peu à peu jour en elle, de chien de chasse qui flaire, cherche et même devance, devine les désirs de son maître ; toute sa vie, ses désirs, ses besoins semblaient être passés de son propre corps dans celui de son maître, elle voyait tout avec ses yeux à lui, elle écoutait avec lui ; toutes les joies du baron, toutes ses conquêtes, elle en jouissait avec un enthousiasme presque vicieux. Elle rayonnait quand une nouvelle femme franchissait le seuil de la maison et paraissait déçue, et comme froissée dans son attente, quand il ne rentrait pas le soir en galante compagnie ; ses pensées jadis si engourdies déployaient une activité frénétique que jusque-là seuls ses bras avaient connue, cependant que dans ses yeux étincelait et brillait une lueur nouvelle, vigilante. Une créature humaine s’était éveillée dans la bête de somme fourbue d’autrefois – une créature têtue, fermée, rusée, inquiète, réfléchie et active, sournoise et dangereuse.

 

Et un jour que le baron rentrait plus tôt que d’habitude, il s’arrêta dans le couloir, étonné : n’était-ce pas, derrière la porte de la cuisine, l’éclat d’un rire gloussé par celle qui d’ordinaire était toujours muette ? Mais déjà Leporella se faufilait par la porte entrebâillée, s’essuyant les mains à son tablier, avec un air gêné et effronté à la fois :

« Monsieur nous excuserons, dit-elle,

laissant traîner son regard par terre, mais la fille du confiseur est là… une jolie p’tite… elle aimerait tant faire la connaissance de Monsieur. »

Le baron la regarda, surpris, sans savoir s’il devait s’indigner de son audacieuse familiarité ou s’amuser de sa complaisance d’entremetteuse. Finalement la curiosité masculine l’emporta :

« Fais-la voir un peu. »

La fille, une blonde et appétissante gamine de seize ans que Leporella avait attirée peu à peu à elle par des paroles flatteuses, sortit de la cuisine, les joues empourprées et avec un petit rire embarrassé, poussée et encouragée par la servante ; elle se tourna gauchement devant l’élégant monsieur qu’elle avait en effet souvent observé du magasin d’en face avec une admiration quasi enfantine. Le baron la trouva jolie et lui proposa de prendre le thé avec lui dans sa chambre. Ne sachant trop ce qu’elle devait faire, la petite se tourna vers Crescenz. Mais celle-ci, avec un empressement marqué, était déjà rentrée dans la cuisine. Il ne restait plus à la jeune fille attirée dans cette aventure qu’à accepter, rougissante, excitée et curieuse, la dangereuse invitation.

 

Mais la nature ne brûle pas les étapes. Si sous l’emprise d’une passion obscure et perverse un certain déclenchement de l’intelligence s’était produit chez cet être lourd et obtus, cette pensée toute neuve, mais limitée, ne dépassait pas chez Crescenz l’occasion du moment, restant par là apparentée à l’instinct borné des animaux. Complètement obsédée par le désir de servir en esclave le maître aimé, Crescenz avait tout à fait oublié la maîtresse absente. Le réveil fut d’autant plus terrible : ce fut pour elle une catastrophe inattendue lorsqu’un matin le baron, une lettre à la main, contrarié et de mauvaise humeur, lui annonça qu’elle devait tout mettre en ordre dans la maison et que sa femme rentrait du sanatorium le lendemain. Crescenz resta immobile, devint blême, la bouche ouverte d’effroi : la nouvelle s’était enfoncée en elle comme un poignard. Sans faire un mouvement, elle regardait droit devant elle comme si elle n’avait pas compris. Ses traits étaient à tel point décomposés que le baron se crut obligé de la calmer par une parole légère :

« Je crois que cela ne te fait pas plaisir non plus, Cenzi, pourtant que veux-tu, il n’y a rien à faire ! »

Mais déjà dans le visage pétrifié de Crescenz un mouvement s’ébauchait. Un spasme violent, comme venu des entrailles, rendait peu à peu cramoisies ses joues livides encore l’instant d’avant. Quelque chose montait lentement, aspiré par de puissants battements de cœur : sa gorge tremblait sous le terrible effort. Enfin ce fut là… sur ses lèvres, et, les dents serrées, elle siffla sourdement :

– Y’au… Y’aurait bien… quéqu’chose à faire. »

C’était parti avec la violence d’un coup mortel. Et sa figure se crispa si méchamment après cette décharge brutale, avec une si sombre énergie que le baron, étonné et effrayé, eut malgré lui un mouvement de recul. Mais déjà Crescenz s’était détournée et astiquait un mortier de cuivre avec une telle frénésie qu’on eût dit qu’elle allait s’y briser les doigts.

 

Avec le retour de l’épouse, la tempête recommença à souffler dans la maison, fit claquer les portes de plus belle, hurla de nouveau à travers toutes les pièces, balayant comme un courant d’air la chaude et confortable atmosphère des jours précédents. Soit que la malheureuse eût été renseignée par des racontars de voisins ou par des lettres anonymes sur l’inconduite éhontée de son mari, soit que celui-ci, n’ayant pu dissimuler son mécontentement de la voir rentrer, l’eût mal reçue et qu’elle en fût dépitée, toujours est-il que les deux mois de sanatorium semblaient avoir été sans effet sur ses nerfs tendus à se déchirer et que les crises de larmes alternaient avec les menaces et les scènes d’hystérie. Leurs relations devenaient de jour en jour plus insupportables. Quelques semaines encore, le baron affronta crânement l’assaut des reproches de sa femme grâce à sa courtoisie bien aguerrie, et lorsqu’elle le menaçait d’écrire chez elle et de le quitter, il évitait de lui répondre ou faisait tout ce qu’il pouvait pour la calmer. Mais cette indifférence froide et contrôlée ne faisait que porter à son comble l’énervement de cette femme qui se savait sans amis et sentait autour d’elle une animosité secrète.

 

Quant à Crescenz, elle s’était complètement murée dans son silence d’autrefois. Mais ce silence était devenu agressif et dangereux. Tout d’abord elle s’était obstinée à ne pas vouloir sortir de la cuisine à l’arrivée de sa maîtresse, puis quand enfin on l’appela, elle s’était refusée à la saluer. Les épaules en avant, semblant prête à foncer, elle était restée immobile, répondant sur un ton si hargneux à toutes les questions posées que la baronne, impatientée, s’était détournée ; au même instant, sans qu’elle s’en doutât, Crescenz lui plongeait dans le dos toute sa haine accumulée, dans un seul regard. Possessive comme elle l’était, Crescenz se sentait injustement frustrée par ce retour ; après avoir goûté aux joies d’une soumission fanatique et sans bornes dans laquelle elle avait mis toute sa passion et toute son âme, elle se voyait de nouveau reléguée à la cuisine et aux fourneaux, et privée de son gentil nom de Leporella ! Car devant sa femme, le baron se gardait prudemment de témoigner à Crescenz la moindre sympathie. Mais parfois, épuisé par les scènes violentes, il avait besoin de réconfort et d’épanchement, et il se glissait dans la cuisine, s’asseyait à côté d’elle sur un tabouret et soupirait : « Je n’en peux plus ! »

 

Ces instants où le maître adoré, sous le poids d’une tension trop forte, venait se réfugier chez elle étaient pour Leporella les plus heureux. Jamais elle ne se permettait une réponse ou un mot de consolation ; silencieuse et repliée sur elle-même, elle se contentait de lever parfois un regard attentif, compatissant et tourmenté vers son maître déchu à qui cette sympathie muette faisait du bien. Mais quand il avait quitté la cuisine, la crispation de fureur réapparaissait sur son front et ses lourdes mains s’abattaient sur la viande avec plus de force qu’il n’en fallait, ou bien elle passait sa colère sur les couverts et les casseroles en les récurant avec vigueur.

 

Dans l’atmosphère lourde et contenue de ce retour, l’orage finit par éclater. Au cours d’une scène particulièrement violente, le baron perdit patience et quitta soudain son rôle de petit garçon indifférent et soumis. « J’en ai assez », s’écria-t-il rageusement en faisant claquer derrière lui la porte du salon avec une force telle que les vitres de toutes les pièces en tremblèrent. Et bouillant de colère, le visage congestionné, il s’élança dans la cuisine où Crescenz vibrait comme un arc tendu : « Prépare-moi immédiatement ma valise et mon fusil ! Je pars à la chasse pour huit jours. Le diable même n’y tiendrait plus dans cet enfer : il faut y mettre fin. »

 

Crescenz le regarda, ravie : il était redevenu le maître ! Et en même temps qu’un rire rude s’échappait de sa gorge, elle prononça : « Môsieur a bien raison, il faut y mettre fin. » Frémissante de zèle, elle courut aussitôt d’une pièce à l’autre, rassemblant tout dans les armoires et sur les tables, et les nerfs de cette créature grossière vibraient et tremblaient d’impatience. Puis elle porta elle-même dans la voiture la valise et le fusil. Mais lorsque le baron s’apprêta à la remercier, son regard se replia, épouvanté, car sur les lèvres pincées de la servante rampait ce sourire sournois qui, chaque fois, l’effrayait. Quand il la voyait ainsi à l’affût, il ne pouvait s’empêcher de penser à la contraction de la bête qui se prépare à bondir. Mais déjà elle redevenait toute humilité, et avec une familiarité presque blessante murmurait d’une voix rauque : « Môsieur n’a qu’à faire bon voyage, surtout, j’m’en vas faire ce qu’y faut. »

 

Trois jours plus tard le baron fut rappelé de la chasse par un télégramme pressant. Son cousin l’attendait à la gare. Inquiet, il vit du premier coup d’œil qu’il avait dû se passer quelque chose de désagréable, car le cousin paraissait nerveux et agité. Après les lénifiantes circonlocutions d’usage, il apprit que sa femme avait été trouvée le matin, morte dans sa chambre envahie par le gaz de ville. Il fallait, hélas ! exclure tout accident, car on était au mois de mai et il y avait longtemps qu’on ne se servait plus du calorifère à gaz ; le fait que la malheureuse avait pris du véronal la veille prouvait d’ailleurs l’intention du suicide. Il y avait en outre le témoignage de Crescenz, la cuisinière, qui ce soir-là était la seule à n’être pas de sortie et qui avait entendu l’infortunée marcher la nuit dans l’antichambre, selon toute apparence pour ouvrir le compteur soigneusement fermé. En foi de quoi, le médecin légiste appelé sur les lieux avait déclaré lui aussi que l’accident n’était pas possible et dressé un procès-verbal concluant au suicide.

 

Le baron se mit à trembler. Aussitôt que son cousin eut fait mention du témoignage de Crescenz, il sentit soudain ses mains se refroidir : une pensée pénible, affreuse, s’empara de lui comme un malaise. Mais il repoussa cette sensation de désagréable fermentation et se laissa conduire à son domicile sans volonté. Le corps avait déjà été mis en bière, la famille l’attendait au salon, avec des mines sombres et hostiles : leurs condoléances furent froides comme la lame d’un poignard. Ils se crurent obligés d’appuyer, avec quelques sous-entendus accusateurs, sur le fait qu’il n’y avait malheureusement pas eu moyen d’étouffer le « scandale », parce que le matin la bonne s’était précipitée dans l’escalier en criant d’une voix aiguë : « Madame s’est suicidée. » Aussi avaient-ils commandé un enterrement très simple, car hélas ! – la lame aiguisée se tourna de nouveau vers lui – la curiosité du public avait déjà été désagréablement éveillée par divers racontars. Le baron, abattu, écoutait confusément ; malgré lui, à un moment donné, il leva les yeux vers la porte fermée de la chambre à coucher, mais lâchement, il les baissa aussitôt. Il essayait d’aller jusqu’au bout d’une pensée vague qui l’obsédait et le torturait, mais ces discours vides et haineux le troublaient. Pendant une demi-heure encore, la famille toute en noir tourna autour de lui en jacassant, puis ils prirent congé l’un après l’autre. Il resta seul dans la pièce vide et à demi obscure, tremblant comme sous l’effet d’un choc, le front douloureux et les articulations brisées.

 

On frappa à la porte. Il tressaillit : « Entrez. » Aussitôt il entendit derrière lui un pas hésitant, un pas dur et glissant à la fois, qu’il connaissait bien. Il fut pris d’une subite terreur : il lui semblait que sa nuque était vissée et en même temps des frissons le parcouraient des tempes aux genoux. Il voulait se retourner, mais ses muscles s’y refusaient. Il était là, debout au milieu de la pièce, muet et tremblant, les bras pendants et raides, ayant parfaitement conscience de l’impression de lâcheté qui se dégageait de cette attitude de coupable. Mais tous ses efforts étaient vains : ses muscles ne lui obéissaient pas. C’est alors qu’il entendit derrière lui une voix tout à fait neutre, sèche et indifférente, prononcer : – Je voulais seulement demander à Monsieur s’il mangeait ici ou en ville. » Le baron tremblait de plus en plus. Sa poitrine se glaçait. Il lui fallut s’y reprendre à trois fois avant de pouvoir balbutier : – Je ne veux rien pour l’instant. » Alors le pas traînant sortit : il n’avait toujours pas le courage de se retourner. Et soudain cette rigidité se rompit : il se sentit secoué des pieds à la tête, spasme ou dégoût. D’un bond il s’élança vers la porte, tourna la clef en frémissant afin que ce pas détesté qui le poursuivait tel un spectre, ne revînt plus l’importuner. Alors il se jeta dans un fauteuil pour étouffer une pensée qu’il voulait écarter et qui pourtant ne cessait de monter en lui, froide et gluante comme une limace. Et cette pensée obsédante qu’il lui répugnait de considérer, cette pensée visqueuse et repoussante envahissait tout son être, sans qu’il pût s’en débarrasser ; elle ne le quitta point de toute sa nuit d’insomnie, ni les heures qui suivirent : elle resta même avec lui pendant l’enterrement, alors qu’il se tenait vêtu de noir et silencieux près du cercueil.

 

Le lendemain des obsèques le baron s’empressa de quitter la ville. Il ne pouvait plus supporter la vue de tous ces visages : dans leur sympathie ils avaient (ou du moins se l’imaginait-il) un regard singulièrement observateur, inquisiteur, qui le tourmentait. Et même les objets inanimés lui parlaient méchamment et semblaient l’accuser : tous les meubles de l’appartement, mais surtout ceux de la chambre à coucher où l’odeur douceâtre du gaz semblait encore flotter sur toutes choses, le repoussaient quand, malgré lui, il ne faisait qu’entrouvrir une porte. Mais son cauchemar le plus terrible, qu’il dormît ou fût éveillé, c’était l’insouciante et froide indifférence de son ex-confidente, qui vaquait dans la maison vide comme s’il ne s’était absolument rien passé. Depuis l’instant où, à la gare, son cousin avait prononcé son nom, il tremblait rien qu’à l’idée de la rencontrer. À peine entendait-il son pas, qu’il était pris d’une inquiétude nerveuse qui le portait à fuir : il ne pouvait plus voir, plus supporter sa démarche traînante, sa froideur et son impassibilité muette. Il était pris de dégoût rien qu’en pensant à elle, à sa voix grinçante, à ses cheveux gras, à son insensibilité sourde, animale, impitoyable, et dans sa colère il s’en voulait à lui-même de manquer de force pour briser d’un coup sec, comme une corde, ce lien qui l’étranglait. Il ne voyait donc qu’une issue : la fuite. Il fit ses malles en cachette, sans lui dire un mot, ne lui laissant qu’un court billet disant qu’il se rendait chez des amis en Carinthie.

 

Le baron resta absent tout l’été ; lorsqu’il fut rappelé d’urgence à Vienne pour régler la succession, il préféra s’y rendre secrètement et descendre à l’hôtel, sans aviser l’oiseau funèbre qui l’attendait dans l’appartement. Crescenz qui ne causait avec personne n’entendit pas parler de son passage. Figée sur sa chaise et sombre comme une chouette, elle passait ses journées dans la cuisine ; elle allait maintenant à l’église deux fois par semaine au lieu d’une, et pour l’entretien de la maison et le règlement des dépenses courantes, elle avait affaire à l’avocat du baron, car elle ne recevait jamais de ses nouvelles directement : il ne lui écrivait pas, et ne lui faisait rien dire. Son visage se racornissait, se durcissait de plus en plus, elle reprit son allure de bûche, et ne cessant d’attendre, elle resta des semaines entières dans un mystérieux état de léthargie.

 

Cependant à l’automne, des affaires urgentes empêchèrent le baron de prolonger plus longtemps ses vacances et il fut obligé de regagner son appartement. Sur le seuil de la maison, il s’arrêta, hésitant. Deux mois passés au milieu de bons amis lui avaient fait pour ainsi dire oublier bien des choses, mais maintenant qu’il allait revoir face à face celle qui était son cauchemar, sa complice peut-être, il était repris par les mêmes crampes oppressantes et les nausées de naguère. À chaque marche qu’il gravissait, en ralentissant toujours, une main invisible lui étreignait la gorge de plus en plus fort. Il lui fallut toute sa volonté pour forcer ses doigts ankylosés à tourner la clef dans la serrure.

 

À peine eut-elle entendu grincer la clef que Crescenz, surprise, bondit hors de la cuisine. Lorsqu’elle le vit, elle pâlit un instant, puis, comme pour baisser la tête, elle empoigna la valise qu’il avait déposée à ses pieds. Mais elle oublia de lui présenter ses salutations. Lui non plus n’ouvrit pas la bouche. Muette, elle porta la valise dans sa chambre ; muet il la suivit. Muet, il attendit en regardant par la fenêtre qu’elle eût quitté la pièce. Puis il s’empressa de fermer la porte à double tour.

Voilà comment elle fut saluée après des mois d’absence.

Crescenz attendait. Et le baron également attendait pour voir si cette affreuse crispation d’horreur qu’il ressentait à sa vue allait disparaître. Mais il n’en fut rien. Avant même de la voir, rien qu’à entendre son pas lent dans le couloir, le malaise s’emparait de lui. Il ne touchait pas au petit déjeuner, s’échappait en hâte tous les matins sans lui adresser la parole et restait absent jusqu’à une heure avancée de la nuit, rien que pour éviter sa présence. Pour les deux ou trois instructions qu’il fut obligé de lui donner, il le fit en détournant le visage. Rien qu’à respirer l’air de la même pièce que ce fantôme, il se sentait la gorge serrée.

 

Crescenz pendant ce temps passait sa journée sur son tabouret, dans un mutisme complet. Elle ne faisait plus de cuisine pour elle, tous les plats lui répugnaient et elle évitait tout le monde. Elle était là, l’œil craintif, attendant le premier coup de sifflet de son maître, tel un chien battu qui sait qu’il a commis une faute. Son esprit obtus ne saisissait pas exactement ce qui s’était passé ; mais que son seigneur et maître l’évitât et ne voulût plus de ses services, cela seul la touchait, et profondément.

 

Trois jours après le retour du baron, on sonna. Un homme aux cheveux gris, la figure soigneusement rasée, une valise à la main, attendait calmement devant la porte. Crescenz voulut l’éconduire. Mais l’homme insista, disant qu’il était le nouveau valet de chambre, que Monsieur lui avait dit de venir à dix heures et qu’elle devait l’annoncer. Crescenz devint livide, un instant elle resta là comme figée, la main en l’air, les doigts raides et écartés. Puis sa main retomba comme un oiseau sous une décharge de plomb : « Annoncez-vous, vous-même », dit-elle d’un ton bourru à l’homme étonné, puis elle s’enferma dans la cuisine en claquant la porte derrière elle.

 

Le domestique entra en fonctions. À partir de ce jour, le maître n’eut plus du tout besoin d’adresser la parole à Crescenz, tous les ordres qui lui étaient destinés passaient par le vieux et calme valet de chambre. Elle n’était pas informée de ce qui se produisait dans la maison, tout lui échappait, comme l’onde insaisissable et froide sur la pierre.

 

Cette situation oppressante dura quinze jours ; Crescenz en faisait une maladie. Sa figure était devenue tout à fait anguleuse et pointue, ses cheveux avaient subitement blanchi près des tempes. Ses mouvements s’appesantirent, se figèrent tout à fait. Elle continuait à se tenir assise comme une bûche sur son tabouret, le regard vide fixé sur la fenêtre vide ; mais quand elle travaillait, c’était dans un accès de rage et de fureur, comme pour faire violence. Au bout de ces deux semaines, le valet de chambre vint un jour trouver son maître dans son bureau ; à sa façon modeste d’attendre, le baron devina qu’il avait quelque chose de spécial à lui communiquer. Une fois déjà, le domestique s’était plaint des manières revêches de la « maritorne tyrolienne », comme il l’appelait avec mépris, et il avait proposé de la renvoyer. Mais comme désagréablement impressionné, le baron avait alors paru ne pas entendre sa suggestion. Tandis que le domestique s’était aussitôt éloigné en s’inclinant, cette fois-ci il persista dans son idée, et avec une grimace singulière, presque gênée, il finit par marmotter que Monsieur ne devait pas le trouver ridicule, mais que… il était bien forcé… oui, il ne pouvait pas faire autrement que d’avouer… qu’il avait peur d’elle. Cette fille taciturne et méchante était insupportable, et Monsieur ne savait certainement pas quelle personne dangereuse il avait dans sa maison.

 

Devant cette mise en garde, le baron ne put s’empêcher de tressaillir. Il demanda au domestique ce qu’il entendait par là et ce qu’il voulait dire. Celui-ci alors chercha à atténuer son affirmation ; il ne pouvait rien avancer de précis, déclara-t-il, mais il avait le sentiment que cette personne était une bête furieuse, qui pourrait facilement faire du mal à quelqu’un. La veille, lorsqu’il s’était tourné vers elle pour lui donner des instructions, il avait surpris un regard – on ne pouvait, il est vrai, rien affirmer sur la foi d’un regard – qui lui avait donné l’impression qu’elle voulait lui sauter à la gorge. Et depuis lors il la craignait, au point qu’il avait peur de toucher aux plats qu’elle préparait. « Monsieur le Baron ne sait pas, dit-il en terminant son rapport, combien cette personne est dangereuse. Elle ne parle pas, elle ne dit rien, mais je la crois capable de commettre un crime. » Le baron effrayé jeta un brusque regard sur l’accusateur. Avait-il entendu parler d’une chose précise ? Lui avait-on exprimé quelque soupçon ? Ses doigts se mirent à trembler et, vivement, il posa son cigare pour que les zigzags de la fumée ne trahissent pas la nervosité de ses mains. Mais sur la figure du vieil homme ne se lisait aucune arrière-pensée… Non, il ne pouvait rien savoir. Le baron hésita. Puis, tout à coup, s’armant de son propre désir, il dit : « Patiente encore. Mais si elle recommence à être désagréable avec toi, donne-lui ses huit jours de ma part. »

 

Le domestique s’inclina et le baron soulagé quitta la pièce. Chaque fois qu’il pensait à cette créature mystérieuse et redoutable, sa journée était gâchée. Le mieux serait, pensa-t-il, que cela eût lieu en son absence, pendant les fêtes de Noël par exemple – rien que l’idée de la délivrance entrevue lui faisait déjà du bien. Oui, pendant les fêtes de Noël ce sera le mieux, quand je serai parti, se répéta-t-il, comme pour s’approuver.

 

Mais le lendemain, à peine s’était-il retiré dans son bureau après le repas, que l’on frappait à la porte. Détachant machinalement les yeux de son journal, il grogna : « Entrez. – Aussitôt, le pas détesté, ce pas dur et traînant qui hantait ses rêves, heurta son oreille. Il fut effrayé : sur la maigre et noire silhouette branlait un visage osseux, desséché et livide, comme une tête de mort. Pourtant un peu de pitié se mêla vite à son effroi, lorsqu’il vit la misérable créature repliée sur elle-même s’arrêter humblement au bord du tapis. Pour cacher son embarras, il voulut prendre un air candide : « Eh bien ! qu’y a-t-il, Crescenz ? » fit-il. Mais il ne réussit pas à donner à ses paroles le ton affable et cordial qu’il aurait voulu ; malgré lui, la question semblait dure et malveillante.

 

Crescenz ne bougeait pas. Son regard s’enfonçait dans le tapis. Enfin elle bredouilla brusquement, comme on repousserait violemment quelque chose du pied : « Le valet de chambre m’avons donné mes huit jours. A dit que c’est sur les ordres de Môsieur. »

 

Le baron se leva, très gêné. Il n’avait pas pensé que cela irait si vite. Aussi se mit-il à lui répondre d’une façon vague et embarrassée, lui conseillant de ne pas prendre cela au tragique, de tâcher de s’entendre avec les autres domestiques, lui disant en somme tout ce qui lui passait par la tête.

Mais Crescenz restait immobile, les yeux collés au tapis, la tête rentrée dans les épaules, la nuque obstinément baissée. Elle entendait, sans les écouter, tous ces discours, n’attendant qu’une parole qui ne venait pas. Et lorsque, enfin, il se tut, lassé et un peu écœuré d’être obligé de faire ainsi le bonimenteur devant une servante, elle resta muette, butée. Puis elle fit, péniblement : – Je voulais seulement savoir si c’était bien Monsieur le Baron lui-même qu’ont chargé Anton de me renvoyer.

 

Elle avait dit cela durement, violemment, avec colère. Le baron en avait ressenti comme une secousse, tant ses nerfs étaient déjà irrités. Était-ce une menace ? Le provoquait-elle ? Subitement toute lâcheté, toute pitié s’évanouirent en lui. La haine, le dégoût accumulés depuis plusieurs semaines ne firent plus qu’un avec le désir d’en finir. Changeant complètement de ton il confirma d’un air indifférent, avec cette froideur administrative apprise naguère au ministère, qu’il avait en effet laissé au valet de chambre entière latitude de prendre toute disposition concernant son intérieur. Lui, personnellement, ne désirait que son bien à elle, et il était prêt à essayer de reconsidérer cette décision. Si cependant elle persistait à se montrer désagréable envers le valet de chambre, il se verrait obligé de renoncer à ses services.

 

Et sur ces derniers mots, ramassant toute son énergie, fermement décidé à ne se laisser influencer par aucune familiarité ou allusion secrète, il regarda fixement, résolument celle qui, croyait-il, le menaçait.

Mais le regard qu’à ce moment Crescenz leva timidement vers lui n’était que celui d’une bête blessée, qui juste devant elle, voit surgir la meute du fourré. – Merci… fit-elle d’une voix très faible, je m’en vais… je ne veux plus encombrer Monsieur…

 

Et lentement, sans se retourner, les épaules tombantes, elle sortit d’un pas raide et lourd, en traînant les pieds.

 

Le soir, lorsque le baron revint de l’Opéra et qu’il voulut prendre son courrier sur son bureau, il distingua un objet inconnu, de forme rectangulaire. Ayant allumé, il vit que c’était un coffret en bois sculpté à la manière paysanne. Il n’était pas fermé ; à côté de la liasse rectangulaire des billets de banque, se trouvaient bien rangées les menues choses que Crescenz tenait de lui : quelques cartes qu’il avait envoyées de la chasse, deux billets de théâtre, une bague en argent ; en outre, un instantané de Crescenz pris au Tyrol vingt ans plus tôt et où ses yeux, évidemment effrayés par l’éclair, avaient la même expression d’animal traqué qu’elle avait eue quelques heures plus tôt, en le quittant.

 

Quelque peu embarrassé, le baron mit le coffret de côté et sortit pour demander au domestique pourquoi les affaires de Crescenz se trouvaient sur son bureau.

Le valet de chambre se mit aussitôt à la recherche de son ennemie pour qu’elle lui fournît des explications.

Mais Crescenz n’était ni à la cuisine ni dans une autre pièce.

Et ce ne fut que le lendemain, lorsque l’on sut par la police qu’une quadragénaire s’était suicidée en se jetant dans le canal du Danube, que ni l’un ni l’autre n’eut plus à se demander où s’était enfuie Leporella.

 

FIN 

6 juin 2013

Paul Verlaine, sélection de poèmes

verlaine 350e-1 copie

 

Paul Verlaine, sélection de poèmes

 

 

Après trois ans

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.

Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin...
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent ; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.

Même j'ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
- Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.

 

 

Mon rêve familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

 

 

Soleils couchants

Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.

La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s'oublie
Aux soleils couchants.

Et d'étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants, sur les grèves,
Fantômes vermeils,

Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
A de grands soleils
Couchants sur les grèves.

 

 

Chanson d’automne

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

 

 

La chanson des ingénues

Nous sommes les Ingénues
Aux bandeaux plats, à l'œil bleu,
Qui vivons, presque inconnues,
Dans les romans qu'on lit peu.

Nous allons entrelacées,
Et le jour n'est pas plus pur
Que le fond de nos pensées,
Et nos rêves sont d'azur ;

Et nous courons par les prés
Et rions et babillons
Des aubes jusqu'aux vesprées,
Et chassons aux papillons ;

Et des chapeaux de bergères
Défendent notre fraîcheur,
Et nos robes — si légères —
Sont d'une extrême blancheur ;

Les Richelieux, les Caussades
Et les chevaliers Faublas
Nous prodiguent les œillades,
Les saluts et les « hélas ! »

Mais en vain, et leurs mimiques
Se viennent casser le nez
Devant les plis ironiques
De nos jupons détournés ;

Et notre candeur se raille
Des imaginations
De ces raseurs de muraille,
Bien que parfois nous sentions

Battre nos cœurs sous nos mantes
À des pensers clandestins,
En nous sachant les amantes
Futures des libertins.

 

 

Clair de lune

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.

 

 

 

À la promenade

Le ciel si pâle et les arbres si grêles
Semblent sourire à nos costumes clairs
Qui vont flottant légers avec des airs
De nonchalance et des mouvements d'ailes.

Et le vent doux ride l'humble bassin,
Et la lueur du soleil qu'atténue
L'ombre des bas tilleuls de l'avenue
Nous parvient bleue et mourante à dessein.

Trompeurs exquis et coquettes charmantes,
Cœurs tendres mais affranchis du serment,
Nous devisons délicieusement,
Et les amants lutinent les amantes.


De qui la main imperceptible sait
Parfois donner un souffle qu'on échange
Contre un baiser sur l'extrême phalange
Du petit doigt, et comme la chose est


Immensément excessive et farouche,
On est puni par un regard très sec,
Lequel contraste, au demeurant, avec
La moue assez clémente de la bouche.

 

 

 

Les Ingénus

Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
En sorte que, selon le terrain et le vent,
Parfois luisaient des bas de jambes, trop souvent
Interceptés ! - et nous aimions ce jeu de dupes.

Parfois aussi le dard d'un insecte jaloux
Inquiétait le col des belles sous les branches,
Et c'était des éclairs soudains de nuques blanches,
Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous.

Le soir tombait, un soir équivoque d'automne :
Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,
Que notre âme depuis ce temps tremble et s'étonne.

 

 

 

Colloque sentimental

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?

- Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

 

 

 

Il pleure dans mon cœur

Il pleut doucement sur la ville
(Arthur Rimbaud)

 

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !

 

 

 

Green

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.

J'arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encore de vos derniers baisers ;
Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.

 

 

 

Art poétique

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière des voiles,
C'est le grand jour tremblant de midi,
C'est, par un ciel d'automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L'Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l'Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

O qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.

 

 

 

Ecoutez la chanson bien douce

Ecoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire,
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d'eau sur de la mousse !

La voix vous fut connue (et chère ?)
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière,

Et dans les longs plis de son voile,
Qui palpite aux brises d'automne.
Cache et montre au cœur qui s'étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté c'est notre vie,
Que de la haine et de l'envie
Rien ne reste, la mort venue.

Elle parle aussi de la gloire
D'être simple sans plus attendre,
Et de noces d'or et du tendre
Bonheur d'une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n'est meilleur à l'âme
Que de faire une âme moins triste !

Elle est en peine et de passage,
L'âme qui souffre sans colère,
Et comme sa morale est claire !...
Ecoutez la chanson bien sage.

 

 

 ◄►

Publicité
Publicité
6 juin 2013

Dino Buzzati, Pauvre petit garçon

buzzati 300wl copie

Nouvelle issue du recueil "Le K" :

 

Pauvre petit garçon

 

◄►

 

                      Comme d'habitude, Mme Klara emmena son petit garçon, cinq ans, au jardin public, au bord du fleuve.

Il était environ trois heures. La saison n'était ni belle ni mauvaise, le soleil jouait à cache-cache et le vent soufflait de temps à autre, porté par le fleuve. On ne pouvait pas dire non plus de cet enfant qu'il était beau, au contraire, il était plutôt pitoyable même, maigrichon, souffreteux, blafard, presque vert, au point que ses camarades de jeu, pour se moquer de lui, l'appelaient Laitue.

Mais d'habitude les enfants au teint pâle ont en compensation d'immenses yeux noirs qui illuminent leur visage exsangue et lui donnent une expression pathétique. Ce n'était pas le cas de Dolfi ; il avait de petits yeux insignifiants qui vous regardaient sans aucune personnalité. Ce jour-là, le bambin surnommé Laitue avait un fusil tout neuf qui tirait même de petites cartouches, inoffensives bien sûr, mais c'était quand même un fusil !

Il ne se mit pas à jouer avec les autres enfants car d'ordinaire ils le tracassaient, alors il préférait rester tout seul dans son coin, même sans jouer. Parce que les animaux, qui ignorent la souffrance de la solitude sont capables de s'amuser tout seuls, mais l'homme au contraire n'y arrive pas et s'il tente de le faire, bien vite une angoisse encore plus forte s'empare de lui. Pourtant quand les autres gamins passaient devant lui, Dolfi épaulait son fusil et faisait semblant de tirer, mais sans animosité, c'était plutôt une invitation, comme s'il avait voulu leur dire :  « Tiens, tu vois, moi aussi aujourd'hui j'ai un fusil. Pourquoi est-ce que vous ne me demandez pas de jouer avec vous ?»

Les autres enfants éparpillés dans l'allée remarquèrent bien le nouveau fusil de Dolfi. C'était un jouet de quatre sous mais il était flambant neuf et puis il était différent des leurs et cela suffisait pour susciter leur curiosité et leur envie. L'un d'eux dit :

« Hé ! vous-autres ! vous avez vu la Laitue, le fusil qu'il a aujourd'hui ? »

Un autre dit : « La Laitue a apporté son fusil seulement pour nous le faire voir et nous faire bisquer mais il ne jouera pas avec nous. D'ailleurs il ne sait même pas jouer tout seul. La Laitue est un cochon. Et puis son fusil, c'est de la camelote !

«Il ne joue pas parce qu'il a peur de nous », dit un troisième.

Et celui qui avait parlé avant :« Peut-être, mais n'empêche que c'est un dégoûtant ! »

Mme Klara était assise sur un banc, occupée à tricoter, et le soleil la nimbait d'un halo. Son petit garçon était assis, bêtement désœuvré, à côté d’elle, il n'osait pas se risquer dans l'allée avec son fusil et il le manipulait avec maladresse. Il était environ trois heures et dans les arbres de nombreux oiseaux inconnus faisaient un tapage invraisemblable, signe peut-être que le crépuscule approchait.

« Allons, Dolfi, va jouer, l'encourageait Mme Klara, sans lever les yeux de son travail.

-Jouer avec qui ?

-Mais avec les autres petits garçons, voyons ! vous êtes tous amis, non ?

-Non, on n'est pas amis, disait Dolfi. Quand je vais jouer ils se moquent de moi.

-Tu dis cela parce qu'ils t'appellent Laitue ?

-Je veux pas qu'ils m'appellent Laitue !

-Pourtant moi je trouve que c'est un joli nom. A ta place, je ne me fâcherais pas pour si peu. »

 

Mais lui, obstiné :

« Je veux pas qu'on m'appelle Laitue ! »

Les autres enfants jouaient habituellement à la guerre et ce jour-là aussi, Dolfi avait tenté une fois de se joindre à eux, mais aussitôt ils l'avaient appelé Laitue et s'étaient mis à rire.

Ils étaient presque tous blonds, lui au contraire était brun, avec une petite mèche qui lui retombait sur le front en virgule. Les autres avaient de bonnes grosses jambes, lui au contraire avait de vraies flûtes maigres et grêles. Les autres couraient et sautaient comme des lapins, lui, avec sa meilleure volonté, ne réussissait pas à les suivre. Ils avaient des fusils, des sabres, des frondes, des arcs, des sarbacanes, des casques. Le fils de l'ingénieur Weiss avait même une cuirasse brillante comme celle des hussards.  

Les autres, qui avaient pourtant le même âge que lui, connaissaient une quantité de gros mots très énergiques et il n'osait pas les répéter. Ils étaient forts et lui si faible. Mais cette fois lui aussi était venu avec un fusil. C'est alors qu'après avoir tenu conciliabule les autres garçons s'approchèrent :

« Tu as un beau fusil, dit Max, le fils de l'ingénieur Weiss. Fais voir. »

Dolfi sans le lâcher laissa l'autre l'examiner.

« Pas mal », reconnut Max avec l'autorité d'un expert.

Il portait en bandoulière une carabine à air comprimé qui coûtait au moins vingt fois plus que le fusil. Dolfi en fut très flatté.

« Avec ce fusil, toi aussi tu peux faire la guerre, dit Walter en baissant les paupières avec condescendance.

-Mais oui, avec ce fusil, tu peux être capitaine », dit un troisième.

Et Dolfi les regardait émerveillé. Ils ne l'avaient pas encore appelé Laitue. Il commença à s'enhardir.

Alors ils lui expliquèrent comment ils allaient faire la guerre ce jour-là.

Il y avait l'armée du général Max qui occupait la montagne et il y avait l'armée du général Walter qui tenterait de forcer le passage. Les montagnes étaient en réalité deux talus herbeux recouverts de buissons ; et le passage était constitué par une petite allée en pente.

Dolfi fut affecté à l'armée de Walter avec le grade de capitaine. Et puis les deux formations se séparèrent, chacune allant préparer en secret ses propres plans de bataille.

 

Pour la première fois, Dolfi se vit prendre au sérieux par les autres garçons. Walter lui confia une mission de grande responsabilité : il commanderait l'avant-garde. Ils lui donnèrent comme escorte deux bambins à l'air sournois armés de fronde et ils l'expédièrent en tête de l'armée, avec l'ordre de sonder le passage.

Walter et les autres lui souriaient avec gentillesse. D'une façon presque excessive.

 

Alors Dolfi se dirigea vers la petite allée qui descendait en pente rapide.

Des deux côtés, les rives herbeuses avec leurs buissons. Il était clair que les ennemis, commandés par Max, avaient dû tendre une embuscade en se cachant derrière les arbres. Mais on n'apercevait rien de suspect.

« Hé ! capitaine Dolfi, pars immédiatement à l'attaque, les autres n'ont sûrement pas encore eu le temps d'arriver, ordonna Walter sur un ton confidentiel. Aussitôt que tu es 'arrivé en bas, nous accourons et nous y soutenons leur assaut. Mais toi, cours, cours le plus vite que tu peux, on ne sait jamais... »

Dolfi se retourna pour le regarder. Il remarqua que tant Walter que ses autres compagnons d'armes avaient un étrange sourire. Il eut un instant d'hésitation.

« Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.

-Allons, capitaine, à l'attaque!» intima le général.

Au même moment, de l'autre côté du fleuve invisible, passa une fanfare militaire. Les palpitations émouvantes de la trompette pénétrèrent comme un flot de vie dans le cœur de Dolfi qui serra fièrement son ridicule petit fusil et se sentit appelé par la gloire.

« À l'attaque, les enfants ! » cria-t-il, comme il n'aurait jamais eu le courage de le faire dans des conditions normales.

Et il se jeta en courant dans la petite allée en pente.

Au même moment un éclat de rire sauvage éclata derrière lui. Mais il n'eut pas le temps de se retourner. Il était déjà lancé et d'un seul coup il sentit son pied retenu. A dix centimètres du sol, ils avaient tendu une ficelle.

Il s'étala de tout son long par terre, se cognant douloureusement le nez. Le fusil lui échappa des mains. Un tumulte de cris et de coups se mêla aux échos ardents de la fanfare. Il essaya de se relever mais les ennemis débouchèrent des buissons et le bombardèrent de terrifiantes balles d'argile pétrie avec de l'eau. Un de ces projectiles le frappa en plein sur l'oreille le faisant trébucher de nouveau.

Alors ils sautèrent tous sur lui et le piétinèrent. Même Walter, son général, même ses compagnons d'armes !

« Tiens ! attrape, capitaine Laitue. »

Enfin il sentit que les autres s'enfuyaient, le son héroïque de la fanfare s'estompait au-delà du fleuve. Secoué par des sanglots désespérés il chercha tout autour de lui son fusil. Il le ramassa. Ce n'était plus qu'un tronçon de métal tordu. Quelqu'un avait fait sauter le canon, il ne pouvait plus servir à rien.

Avec cette douloureuse relique à la main, saignant du nez, les genoux couronnés, couvert de terre de la tête aux pieds, il alla retrouver sa maman dans l'allée.

«Mon Dieu ! Dolfi, qu'est-ce que tu as fait ? »

Elle ne lui demandait pas ce que les autres lui avaient fait mais ce qu'il avait fait, lui.

Instinctif dépit de la brave ménagère qui voit un vêtement complètement perdu. Mais il y avait aussi l'humiliation de la mère : quel pauvre homme deviendrait ce malheureux bambin ? Ouelle misérable destinée l'attendait ? Pourquoi n'avait-elle pas mis au monde, elle aussi, un de ces garçons blonds et robustes qui couraient dans le jardin? Pourquoi Dolfi restait-il si rachitique ? Pourquoi était-il toujours si pâle ? Pourquoi était-il si peu sympathique aux autres ? Pourquoi n'avait-il pas de sang dans les veines et se laissait-il toujours mener par les autres et conduire par le bout du nez ? Elle essaya d'imaginer son fils dans quinze vingt ans.

Elle aurait aimé se le représenter en uniforme, à la tête d'un escadron de cavalerie, ou donnant le bras à une superbe jeune fille, ou patron d'une belle boutique, ou officier de marine.

Mais elle n'y arrivait pas. Elle le voyait toujours assis un porte-plume à la main, avec de grandes feuilles de papier devant lui, penché sur le banc de l'école, penché sur la table de la maison, penché sur le bureau d'une étude poussiéreuse.

Un bureaucrate, un petit homme terne. Il serait toujours un pauvre diable, vaincu par 1a vie.

« Oh ! le pauvre petit ! » s'apitoya une jeune femme élégante qui parlait avec Mme Klara.

Et secouant la tête, elle caressa le visage défait de Dolfi.

Le garçon leva les yeux, reconnaissant, il essaya de sourire, et une sorte de lumière éclaira un bref instant son visage pâle. Il y avait toute l'amère solitude d'une créature fragile, innocente, humiliée, sans défense ; le désir désespéré d'un peu de consolation ; un sentiment pur, douloureux et très beau qu'il était impossible de définir.

Pendant un instant - et ce fut la dernière fois – il fut un petit garçon doux, tendre et malheureux qui ne comprenait pas et demandait au monde environnant un peu de bonté. Mais ce ne fut qu'un instant.

« Allons, Dolfi, viens te changer ! » fit la mère en colère, et elle le traîna énergiquement à la maison.

Alors le bambin se remit à sangloter à cœur fendre, son visage devint subitement laid, un rictus dur lui plissa la bouche.

« Oh ! ces enfants ! quelles histoires ils font pour un rien ! s'exclama l'autre dame agacée en les quittant.

Allons, au revoir, madame Hitler !»

 

Buzzati 300tYL

6 juin 2013

Pierre Grassou, Honoré de Balzac

phgrassou11

 

Honoré de Balzac

Pierre Grassou

 

◄►

 

Au lieutenant-colonel d’artillerie Périollas,

Comme un témoignage de l’affectueuse estime de l’auteur, DE BALZAC.

 

 ◄►

 

                    Toutes les fois que vous êtes sérieusement allé voir l’Exposition des ouvrages de sculpture et de peinture, comme elle a lieu depuis la Révolution de 1830, n’avez-vous pas été pris d’un sentiment d’inquiétude, d’ennui, de tristesse, à l’aspect des longues galeries encombrées ? Depuis 1830, le Salon n’existe plus. Une seconde fois, le Louvre a été pris d’assaut par le peuple des artistes qui s’y est maintenu. En offrant autrefois l’élite des œuvres d’art, le Salon emportait les plus grands honneurs pour les créations qui y étaient exposées. Parmi les deux cents tableaux choisis, le public choisissait encore : une couronne était décernée au chef-d’œuvre par des mains inconnues. Il s’élevait des discussions passionnées à propos d’une toile. Les injures prodiguées à Delacroix, à Ingres, n’ont pas moins servi leur renommée que les éloges et le fanatisme de leurs adhérents. Aujourd’hui, ni la foule ni la Critique ne se passionneront plus pour les produits de ce bazar. Obligées de faire le choix dont se chargeait autrefois le Jury d’examen, leur attention se lasse à ce travail ; et, quand il est achevé, l’Exposition se ferme.

Avant 1817, les tableaux admis ne dépassaient jamais les deux premières colonnes de la longue galerie où sont les œuvres des vieux maîtres, et cette année ils remplirent tout cet espace, au grand étonnement du public. Le Genre historique, le Genre proprement dit, les tableaux de chevalet, le Paysage, les Fleurs, les Animaux, et l’Aquarelle, ces huit spécialités ne sauraient offrir plus de vingt tableaux dignes des regards du public, qui ne peut accorder son attention à une plus grande quantité d’œuvres. Plus le nombre des artistes allait croissant, plus le Jury d’admission devait se montrer difficile. Tout fut perdu dès que le Salon se continua dans la Galerie. Le Salon devait rester un lieu déterminé, restreint, de proportions inflexibles, où chaque Genre exposait ses chefs d’œuvre. Une expérience de dix ans a prouvé la bonté de l’ancienne institution. Au lieu d’un tournoi, vous avez une émeute ; au lieu d’une Exposition glorieuse, vous avez un tumultueux bazar ; au lieu du choix, vous avez la totalité.

 

Qu’arrive-t-il ? Le grand artiste y perd. Le Café Turc, les Enfants à la fontaine, le Supplice des crochets, et le Joseph de Decamps eussent plus profité à sa gloire, tous quatre dans le grand Salon, exposés avec les cent bons tableaux de cette année, que ses vingt toiles perdues parmi trois mille œuvres, confondues dans six galeries. Par une étrange bizarrerie, depuis que la porte s’ouvre à tout le monde, on parle des génies méconnus. Quand, douze années auparavant, la Courtisane de Ingres et celles de Sigalon, la Méduse de Géricault, le Massacre de Scio de Delacroix, le Baptême d’Henri IV par Eugène Deveria, admis par des célébrités taxées de jalousie, apprenaient au monde, malgré les dénégations de la Critique, l’existence de palettes jeunes et ardentes, il ne s’élevait aucune plainte.

Maintenant que le moindre gâcheur de toile peut envoyer son œuvre, il n’est question que de gens incompris. Là où il n’y a plus jugement, il n’y a plus de chose jugée. Quoi que fassent les artistes, ils reviendront à l’examen qui recommande leurs œuvres aux admirations de la foule pour laquelle ils travaillent : sans le choix de l’Académie, il n’y aura plus de Salon, et sans Salon l’Art peut périr.

 

Depuis que le livret est devenu un gros livre, il s’y produit bien des noms qui restent dans leur obscurité, malgré la liste de dix ou douze tableaux qui les accompagne. Parmi ces noms, le plus inconnu peut-être est celui d’un artiste nommé Pierre Grassou, venu de Fougères, appelé plus simplement Fougères dans le monde artiste, qui tient aujourd’hui beaucoup de place au soleil, et qui suggère les amères réflexions par lesquelles commence l’esquisse de sa vie, applicable à quelques autres individus de la Tribu des Artistes.

 

En 1832, Fougères demeurait rue de Navarin, au quatrième étage d’une de ces maisons étroites et hautes qui ressemblent à l’obélisque de Luxor, qui ont une allée, un petit escalier obscur à tournants dangereux, qui ne comportent pas plus de trois fenêtres à chaque étage, et à l’intérieur desquelles se trouve une cour, ou, pour parler plus exactement, un puits carré. Au-dessus des trois ou quatre pièces de l’appartement occupé par Grassou de Fougères s’étendait son atelier, qui avait vue sur Montmartre. L’atelier peint en fond de briques, le carreau soigneusement mis en couleur brune et frotté, chaque chaise munie d’un petit tapis bordé, le canapé, simple d’ailleurs, mais propre comme celui de la chambre à coucher d’une épicière, là, tout dénotait la vie méticuleuse des petits esprits et le soin d’un homme pauvre. Il y avait une commode pour serrer les effets d’atelier, une table à déjeuner, un buffet, un secrétaire, enfin les ustensiles nécessaires aux peintres, tous rangés et propres.

Le poêle participait à ce système de soin hollandais, d’autant plus visible que la lumière pure et peu changeante du nord inondait de son jour net et froid cette immense pièce. Fougères, simple peintre de Genre, n’a pas besoin des machines énormes qui ruinent les peintres d’Histoire, il ne s’est jamais reconnu de facultés assez complètes pour aborder la haute peinture, il s’en tenait encore au Chevalet. Au commencement du mois de décembre de cette année, époque à laquelle les bourgeois de Paris conçoivent périodiquement l’idée burlesque de perpétuer leur figure, déjà bien encombrante par elle-même, Pierre Grassou, levé de bonne heure, préparait sa palette, allumait son poêle, mangeait une flûte trempée dans du lait, et attendait, pour travailler, que le dégel de ses carreaux laissât passer le jour.

Il faisait sec et beau.

En ce moment, l’artiste qui mangeait avec cet air patient et résigné qui dit tant de choses, reconnut le pas d’un homme qui avait eu sur sa vie l’influence que ces sortes de gens ont sur celle de presque tous les artistes, d’Élias Magus, un marchand de tableaux, l’usurier des toiles.

 

En effet Élias Magus surprit le peintre au moment où, dans cet atelier si propre, il allait se mettre à l’ouvrage.

– Comment vous va, vieux coquin ? lui dit le peintre.

Fougères avait eu la croix, Élias lui achetait ses tableaux deux ou trois cents francs, il se donnait des airs très artistes.

– Le commerce va mal, répondit Élias. Vous avez tous des prétentions, vous parlez maintenant de deux cents francs dès que vous avez mis pour six sous de couleur sur une toile... Mais vous êtes un brave garçon, vous ! Vous êtes un homme d’ordre, et je viens vous apporter une bonne

affaire.

– Timeo Danaos et dona ferentes, dit Fougères. Savez-vous le latin ?

– Non.

– Eh ! bien, cela veut dire que les Grecs ne proposent pas de bonnes affaires aux Troyens sans y gagner quelque chose. Autrefois ils disaient : Prenez mon cheval ! Aujourd’hui nous disons : Prenez mon ours... Que voulez-vous, Ulysse-Lageingeole-Élias Magus ?

Ces paroles donnent la mesure de la douceur et de l’esprit avec lesquels Fougères employait ce que les peintres appellent les charges d’atelier.

– Je ne dis pas que vous ne me ferez pas deux tableaux gratis.

– Oh ! oh !

– Je vous laisse le maître, je ne les demande pas. Vous êtes un honnête artiste.

– Au fait ?

– Hé ! bien, j’amène un père, une mère et une fille unique.

– Tous uniques !

– Ma foi, oui !... et dont les portraits sont à faire. Ces bourgeois, fous des arts, n’ont jamais osé s’aventurer dans un atelier. La fille a une dot de cent mille francs. Vous pouvez bien peindre ces gens-là ! ce sera peut-être pour vous des portraits de famille.

Ce vieux bois d’Allemagne, qui passe pour un homme et qui se nomme Élias Magus, s’interrompit pour rire d’un sourire sec dont les éclats épouvantèrent le peintre. Il crut entendre Méphistophélès parlant mariage.

– Les portraits sont payés cinq cents francs pièce, vous pouvez me faire trois tableaux.

– Mai-z-oui, dit gaiement Fougères.

– Et si vous épousez la fille, vous ne m’oublierez pas.

– Me marier, moi ? s’écria Pierre Grassou, moi qui ai l’habitude de me coucher tout seul, de me lever de bon matin, qui ai ma vie arrangée...

– Cent mille francs, dit Magus, et une fille douce, pleine de tons dorés comme un vrai Titien ! – Quelle est la position de ces gens-là ?

– Anciens négociants ; pour le moment, aimant les arts, ayant maison de campagne à Ville-d’Avray, et dix ou douze mille livres de rente.

– Quel commerce ont-ils fait ?

– Les bouteilles.

– Ne dites pas ce mot, il me semble entendre couper des bouchons, et mes dents s’agacent...

– Faut-il les amener ?

– Trois portraits, je les mettrai au Salon, je pourrai me lancer dans le portrait, eh ! bien, oui...

 

Le vieil Élias descendit pour aller chercher la famille Vervelle. Pour savoir à quel point la proposition allait agir sur le peintre, et quel effet devaient produire sur lui les sieur et dame Vervelle ornés de leur fille unique, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur la vie antérieure de Pierre Grassou de Fougères.

Élève, Fougères avait étudié le dessin chez Servin, qui passait dans le monde académique pour un grand dessinateur. Après, il était allé chez Schinner y surprendre les secrets de cette puissante et magnifique couleur qui distingue ce maître ; mais le maître, les élèves, tout y avait été discret, et Pierre n’y avait rien surpris.

De là, Fougères avait passé dans l’atelier de Gros, pour se familiariser avec cette partie de l’art nommée la Composition, mais la Composition fut sauvage et farouche pour lui.

Puis il avait essayé d’arracher à Sommervieux, à Drolling père, le mystère de leurs effets d’Intérieurs. Ces deux maîtres ne s’étaient rien laissé dérober.

Enfin, Fougères avait terminé son éducation chez Duval-Lecamus.

Durant ces études et ces différentes transformations, Fougères eut des mœurs tranquilles et rangées qui fournissaient matière aux railleries des différents ateliers où il séjournait, mais partout il désarma ses camarades par sa modestie, par une patience et une douceur d’agneau. Les Maîtres n’avaient aucune sympathie pour ce brave garçon, les Maîtres aiment les sujets brillants, les esprits excentriques, drolatiques, fougueux, ou sombres et profondément réfléchis, qui dénotent un talent futur. Tout en Fougères annonçait la médiocrité. Son surnom de Fougères, celui du peintre dans la pièce de l’Églantine, fut la source de mille avanies ; mais, par la force des choses, il accepta le nom de la Ville où il était né. Grassou de Fougères ressemblait à son nom. Grassouillet et d’une taille médiocre, il avait le teint fade, les yeux bruns, les cheveux noirs, le nez en trompette, une bouche assez large et les oreilles longues. Son air doux, passif et résigné relevait peu ces traits principaux de sa physionomie pleine de santé, mais sans action. Il ne devait être tourmenté ni par cette abondance de sang, ni par cette violence de pensée, ni par cette verve comique à laquelle se reconnaissent les grands artistes.

Ce jeune homme, né pour être un vertueux bourgeois, venu de son pays pour être commis chez un marchand de couleurs, originaire de Mayenne et parent éloigné des d’Orgemont, s’institua peintre par le fait de l’entêtement qui constitue le caractère breton. Ce qu’il souffrit, la manière dont il vécut pendant le temps de ses études, Dieu seul le sait. Il souffrit autant que souffrent les grands hommes quand ils sont traqués par la misère et chassés comme des bêtes fauves par la meute des gens médiocres et par la troupe des Vanités altérées de vengeance.

Dès qu’il se crut de force à voler de ses propres ailes, Fougères prit un atelier en haut de la rue des Martyrs, où il avait commencé à piocher. Il fit son début en 1819. Le premier tableau qu’il présenta au Jury pour l’Exposition du Louvre représentait une noce de village, assez péniblement copiée d’après le tableau de Greuze.

On refusa la toile.

Quand Fougères apprit la fatale décision, il ne tomba point dans ces fureurs ou dans ces accès d’amour-propre épileptique auxquels s’adonnent les esprits superbes, et qui se terminent quelquefois par des cartels envoyés au directeur ou au secrétaire du Musée, par des menaces d’assassinat. Fougères reprit tranquillement sa toile, l’enveloppa de son mouchoir, la rapporta dans son atelier en se jurant à lui-même de devenir un grand peintre. Il plaça sa toile sur son chevalet, et alla chez son ancien Maître, un homme d’un immense talent, chez Schinner, artiste doux et patient comme il était, et dont le succès avait été complet au dernier Salon : il le pria de venir critiquer l’œuvre rejetée. Le grand peintre quitta tout et vint.

Quand le pauvre Fougères l’eut mis face à face avec l’œuvre, Schinner, au premier coup d’œil, serra la main de Fougères.

– Tu es un brave garçon, tu as un cœur d’or, il ne faut pas te tromper. Écoute, tu tiens toutes les promesses que tu faisais à l’atelier. Quand on trouve ces choses-là au bout de sa brosse, mon bon Fougères, il vaut mieux laisser ses couleurs chez Brullon, et ne pas voler la toile aux autres. Rentre de bonne heure, mets un bonnet de coton, couche-toi sur les neuf heures ; va le matin, à dix heures, à quelque bureau où tu demanderas une place, et quitte les Arts.

– Mon ami, dit Fougères, ma toile a déjà été condamnée, et ce n’est pas l’arrêt que je demande, mais les motifs.

– Eh ! bien, tu fais gris et sombre, tu vois la Nature à travers un crêpe ; ton dessin est lourd, empâté ; ta composition est un pastiche de Greuze qui ne rachetait ses défauts que par les qualités qui te manquent.

En détaillant les fautes du tableau, Schinner vit sur la figure de Fougères une si profonde expression de tristesse qu’il l’emmena dîner et tâcha de le consoler.

Le lendemain, dès sept heures, Fougères était à son chevalet, retravaillant le tableau condamné ; il en réchauffait la couleur, il y faisait les corrections indiquées par Schinner, il replâtrait ses figures.

Puis, dégoûté de son tableau, il le porta chez Élias Magus. Élias Magus, espèce de Hollando-Belge-Flamand, avait trois raisons d’être ce qu’il devint : avare et riche. Venu de Bordeaux, il débutait alors à Paris, brocantait des tableaux et demeurait sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Fougères, qui comptait sur sa palette pour aller chez le boulanger, mangea très intrépidement du pain et des noix, ou du pain et du lait, ou du pain et des cerises, ou du pain et du fromage, selon les saisons. Élias Magus, à qui Pierre offrit sa première toile, la guigna longtemps, il en donna quinze francs.

– Avec quinze francs de recette par an et mille francs de dépense, dit Fougères en souriant, on ne va pas loin.

Élias Magus fit un geste, il se mordit les pouces en pensant qu’il aurait pu avoir le tableau pour cent sous. Pendant quelques jours, tous les matins, Fougères descendit de la rue des Martyrs, se cacha dans la foule sur le boulevard opposé à celui où était la boutique de Magus, et son œil plongeait sur son tableau qui n’attirait point les regards des passants.

Vers la fin de la semaine, le tableau disparut.

Fougères remonta le boulevard, se dirigea vers la boutique du brocanteur, il eut l’air de flâner. Le Juif était sur sa porte.

– Hé ! bien, vous avez vendu mon tableau ?

– Le voici, dit Magus j’y mets une bordure pour pouvoir l’offrir à quelqu’un qui croira se connaître en peinture.

Fougères n’osa plus revenir sur le Boulevard, il entreprit un nouveau tableau ; il resta deux mois à le faire en faisant des repas de souris, et se donnant un mal de galérien. Un soir, il alla jusque sur le Boulevard, ses pieds le portèrent fatalement jusqu’à la boutique de Magus, il ne vit son tableau nulle part.

– J’ai vendu votre tableau, dit le marchand à l’artiste.

– Et combien ? – Je suis rentré dans mes fonds avec un petit intérêt. Faites-moi des intérieurs flamands, une leçon d’anatomie, un paysage, je vous les paierai, dit Élias.

Fougères aurait serré Magus dans ses bras, il le regardait comme un père.

Il revint, la joie au cœur : le grand peintre Schinner s’était donc trompé ! Dans cette immense ville de Paris, il se trouvait des cœurs qui battaient à l’unisson de celui de Grassou, son talent était compris et apprécié.

Le pauvre garçon, à vingt-sept ans, avait l’innocence d’un jeune homme de seize ans. Un autre, un de ces artistes défiants et farouches, aurait remarqué l’air diabolique d’Élias Magus, il eût observé le frétillement des poils de sa barbe, l’ironie de sa moustache, le mouvement de ses épaules qui annonçait le contentement du Juif de Walter Scott fourbant un chrétien. Fougères se promena sur les Boulevards dans une joie qui donnait à sa figure une expression fière : il ressemblait à un Lycéen qui protège une femme.

Il rencontra Joseph Bridau, l’un de ses camarades, un de ces talents excentriques destinés à la gloire et au malheur. Joseph Bridau, qui avait quelques sous dans sa poche, selon son expression, emmena Fougères à l’opéra. Fougères ne vit pas le ballet, il n’entendit pas la musique, il concevait des tableaux, il peignait. Il quitta Joseph au milieu de la soirée, il courut chez lui faire des esquisses à la lampe, il inventa trente tableaux plein de réminiscences, il se crut un homme de génie.

Dès le lendemain, il acheta des couleurs, des toiles de plusieurs dimensions ; il installa du pain, du fromage sur sa table, il mit de l’eau dans une cruche, il fit une provision de bois pour son poêle ; puis, selon l’expression des ateliers, il piocha ses tableaux ; il eut quelques modèles, et Magus lui prêta des étoffes.

Après deux mois de réclusion, le Breton avait fini quatre tableaux. Il redemanda les conseils de Schinner, auquel il adjoignit Joseph Bridau. Les deux peintres virent dans ces toiles une servile imitation des paysages hollandais, des intérieurs de Metzu, et dans la quatrième une copie de la Leçon d’anatomie de Rembrandt.

– Toujours des pastiches, dit Schinner. Ah ! Fougères aura de la peine à être original.

– Tu devrais faire autre chose que de la peinture, dit Bridau.

– Quoi ? dit Fougères.

– Jette-toi dans la littérature.

Fougères baissa la tête à la façon des brebis quand il pleut ; il demanda, il obtint encore des conseils utiles, et retoucha ses tableaux avant de les porter à Élias. Élias paya chaque toile vingt-cinq francs. À ce prix, Fougères n’y gagnait rien, mais il ne perdait pas, eu égard à sa sobriété. Il fit quelques promenades, pour voir ce que devenaient ses tableaux, et eut une singulière hallucination. Ses toiles si peignées, si nettes, qui avaient la dureté de la tôle et le luisant des peintures sur porcelaine, étaient comme couvertes d’un brouillard, elles ressemblaient à de vieux tableaux.

Élias venait de sortir, Fougères ne put obtenir aucun renseignement sur ce phénomène. Il crut avoir mal vu. Le peintre rentra dans son atelier y faire de nouvelles vieilles toiles. Après sept ans de travaux continus, Fougères parvint à composer, à exécuter des tableaux passables. Il faisait aussi bien que tous les artistes du second ordre, Élias achetait, vendait tous les tableaux du pauvre Breton qui gagnait péniblement une centaine de louis par an, et ne dépensait pas plus de douze cents francs.

 

À l’Exposition de 1829, Léon de Lora, Schinner et Bridau, qui tous trois occupaient une grande place et se trouvaient à la tête du mouvement dans les Arts, furent pris de pitié pour la persistance, pour la pauvreté de leur vieux camarade ; et ils firent admettre à l’Exposition, dans le grand Salon, un tableau de Fougères.

Ce tableau, puissant d’intérêt, qui tenait de Vigneron pour le sentiment et du premier faire de Dubufe pour l’exécution, représentait un jeune homme à qui, dans l’intérieur d’une prison, l’on rasait les cheveux à la nuque. D’un côté un prêtre, de l’autre une vieille et une jeune femme en pleurs. Un greffier lisait un papier timbré. Sur une méchante table se voyait un repas auquel personne n’avait touché. Le jour venait à travers les barreaux d’une fenêtre élevée. Il y avait de quoi faire frémir les bourgeois, et les bourgeois frémissaient.

Fougères s’était inspiré tout bonnement du chef-d’œuvre de Gérard Dow : il avait retourné le groupe de la Femme hydropique vers la fenêtre, au lieu de le présenter de face. Il avait remplacé la mourante par le condamné : même pâleur, même regard, même appel à Dieu. Au lieu du médecin flamand, il avait peint la froide et officielle figure du greffier vêtu de noir ; mais il avait ajouté une vieille femme auprès de la jeune fille de Gérard Dow. Enfin la figure cruellement bonasse du bourreau dominait ce groupe. Ce plagiat, très habilement déguisé, ne fut point reconnu. Le livret contenait ceci : 

510. Grassou de Fougères (Pierre), rue de Navarin, 2. La toilette d’un chouan, condamné à mort en 1801.

 

Quoique médiocre, le tableau eut un prodigieux succès. La foule se forma tous les jours devant la toile à la mode, et Charles X s’y arrêta. MADAME, instruite de la vie patiente de ce pauvre Breton, s’enthousiasma pour le Breton. Le duc d’Orléans marchanda la toile. Les ecclésiastiques dirent à madame la Dauphine que le sujet était plein de bonnes pensées : il y régnait en effet un air religieux très satisfaisant. Monseigneur le Dauphin admira la poussière des carreaux, une grosse lourde faute, car Fougères avait répandu des teintes verdâtres qui annonçaient de l’humidité au bas des murs.

MADAME acheta le tableau mille francs, le Dauphin en commanda un autre. Charles X donna la croix au fils du paysan qui s’était jadis battu pour la cause royale en 1799.

Joseph Bridau, le grand peintre, ne fut pas décoré. Le Ministre de l’Intérieur commanda deux tableaux d’église à Fougères. Ce salon fut pour Pierre Grassou toute sa fortune, sa gloire, son avenir, sa vie. Inventer en toute chose, c’est vouloir mourir à petit feu ; copier, c’est vivre. Après avoir enfin découvert un filon plein d’or, Grassou de Fougères pratiqua la partie de cette cruelle maxime à laquelle la société doit ces infâmes médiocrités chargées d’élire aujourd’hui les supériorités dans toutes les classes sociales ; mais qui naturellement s’élisent elles-mêmes, et font une guerre acharnée aux vrais talents.

 

Le principe de l’Élection, appliqué à tout, est faux, la France en reviendra. Néanmoins, la modestie, la simplicité, la surprise du bon et doux Fougères, firent taire les récriminations et l’envie. D’ailleurs il eut pour lui les Grassou parvenus, solidaires des Grassou à venir. Quelques gens, émus par l’énergie d’un homme que rien n’avait découragé, parlaient du Dominiquin, et disaient : « Il faut récompenser la volonté dans les Arts ! Grassou n’a pas volé son succès ! voilà dix ans qu’il pioche, pauvre bonhomme ! »

Cette exclamation de pauvre bonhomme ! était pour la moitié dans les adhésions et les félicitations que recevait le peintre. La pitié élève autant de médiocrités que l’envie rabaisse de grands artistes.

Les journaux n’avaient pas épargné les critiques, mais le chevalier Fougères les digéra comme il digérait les conseils de ses amis, avec une patience angélique. Riche alors d’une quinzaine de mille francs bien péniblement gagnés, il meubla son appartement et son atelier rue de Navarin, il y fit le tableau demandé par monseigneur le Dauphin, et les deux tableaux d’église commandés par le Ministère, à jour fixe, avec une régularité désespérante pour la caisse du Ministère, habituée à d’autres façons.

Mais admirez le bonheur des gens qui ont de l’ordre ? S’il avait tardé, Grassou, surpris par la Révolution de Juillet, n’eût pas été payé.

À trente-sept ans, Fougères avait fabriqué pour Élias Magus environ deux cents tableaux complètement inconnus, mais à l’aide desquels il était parvenu à cette manière satisfaisante, à ce point d’exécution qui fait hausser les épaules à l’artiste, et que chérit la bourgeoisie.

Fougères était cher à ses amis par une rectitude d’idées, par une sécurité de sentiments, une obligeance parfaite, une grande loyauté ; s’ils n’avaient aucune estime pour la palette, ils aimaient l’homme qui la tenait.

– Quel malheur que Fougères ait le vice de la peinture ! se disaient ses camarades.

Néanmoins Grassou donnait des conseils excellents, semblable à ces feuilletonistes incapables d’écrire un livre, et qui savent très bien par où pèchent les livres ; mais il y avait entre les critiques littéraires et Fougères une différence : il était éminemment sensible aux beautés, il les reconnaissait, et ses conseils étaient empreints d’un sentiment de justice qui faisait accepter la justesse de ses remarques.

 

Depuis la Révolution de Juillet, Fougères présentait à chaque Exposition une dizaine de tableaux, parmi lesquels le Jury en admettait quatre ou cinq. Il vivait avec la plus rigide économie, et tout son domestique consistait dans une femme de ménage. Pour toute distraction, il visitait ses amis, il allait voir les objets d’arts, il se permettait quelques petits voyages en France, il projetait d’aller chercher des inspirations en Suisse. Ce détestable artiste était un excellent citoyen : il montait sa garde, allait aux revues, payait son loyer et ses consommations avec l’exactitude la plus bourgeoise. Ayant vécu dans le travail et dans la misère, il n’avait jamais eu le temps d’aimer. Jusqu’alors garçon et pauvre, il ne se souciait point de compliquer son existence si simple.

 

Incapable d’inventer une manière d’augmenter sa fortune, il portait tous les trois mois chez son notaire, Cardot, ses économies et ses gains du trimestre. Quand le notaire avait à Grassou mille écus, il les plaçait par première hypothèque, avec subrogation dans les droits de la femme, si l’emprunteur était marié, ou subrogation dans les droits du vendeur, si l’emprunteur avait un prix à payer. Le notaire touchait lui-même les intérêts et les joignait aux remises partielles faites par Grassou de Fougères. Le peintre attendait le fortuné moment où ses contrats arriveraient au chiffre imposant de deux mille francs de rente, pour se donner l’otium cum dignitate de l’artiste et faire des tableaux, oh ! mais des tableaux ! enfin de vrais tableaux ! des tableaux finis, chouettes, kox-noffs et chocnosoffs.

Son avenir, ses rêves de bonheur, le superlatif de ses espérances, voulez-vous le savoir ? c’était d’entrer à l’Institut et d’avoir la rosette des Officiers de la Légion d’Honneur ! S’asseoir à côté de Schinner et de Léon de Lora, arriver à l’Académie avant Bridau ! avoir une rosette à sa boutonnière !

Quel rêve ! Il n’y a que les gens médiocres pour penser à tout.

 

En entendant le bruit de plusieurs pas dans l’escalier, Fougères se rehaussa le toupet, boutonna sa veste de velours vert-bouteille, et ne fut pas médiocrement surpris de voir entrer une figure vulgairement appelée un melon dans les ateliers. Ce fruit surmontait une citrouille, vêtue de drap bleu, ornée d’un paquet de breloques tintinnabulant. Le melon soufflait comme un marsouin, la citrouille marchait sur des navets, improprement appelés des jambes. Un vrai peintre aurait fait ainsi la charge du petit marchand de bouteilles, et l’eût mis immédiatement à la porte en lui disant qu’il ne peignait pas les légumes. Fougères regarda la pratique sans rire, car monsieur Vervelle présentait un diamant de mille écus à sa chemise. Fougères regarda Magus et dit :

– Il y a gras ! en employant un mot d’argot, alors à la mode dans les ateliers.

En entendant ce mot, monsieur Vervelle fronça les sourcils. Ce bourgeois attirait à lui une autre complication de légumes dans la personne de sa femme et de sa fille. La femme avait sur la figure un acajou répandu, elle ressemblait à une noix de coco surmontée d’une tête et serrée par une ceinture. Elle pivotait sur ses pieds, sa robe était jaune, à raies noires. Elle produisait orgueilleusement des mitaines extravagantes sur des mains enflées comme les gants d’une enseigne. Les plumes du convoi de première classe flottaient sur un chapeau extravasé. Des dentelles paraient des épaules aussi bombées par derrière que par devant : ainsi la forme sphérique du coco était parfaite. Les pieds, du genre de ceux que les peintres appellent des abatis, étaient ornés d’un bourrelet de six lignes au-dessus du cuir verni des souliers. Comment les pieds y étaient-ils entrés ? On ne sait.

Suivait une jeune asperge, verte et jeune par sa robe, et qui montrait une petite tête couronnée d’une chevelure en bandeau, d’un jaune-carotte qu’un Romain eût adoré, des bras filamenteux, des taches de rousseur sur un teint assez blanc, des grands yeux innocents, à cils blancs, peu de sourcils, un chapeau de paille d’Italie avec deux honnêtes coques de satin bordé d’un liséré de

satin blanc, les mains vertueusement rouges, et les pieds de sa mère. Ces trois êtres avaient, en regardant l’atelier, un air de bonheur qui annonçait en eux un respectable enthousiasme pour les Arts.

– Et c’est vous, monsieur, qui allez faire nos ressemblances ? dit le père en prenant un petit air crâne.

– Oui, monsieur, répondit Grassou.

– Vervelle, il a la croix, dit tout bas la femme à son mari pendant que le peintre avait le dos tourné.

– Est-ce que j’aurais fait faire nos portraits par un artiste qui ne serait pas décoré ?... dit l’ancien marchand de bouchons.

Élias Magus salua la famille Vervelle et sortit, Grassou l’accompagna jusque sur le palier.

– Il n’y a que vous pour pêcher de pareilles boules.

– Cent mille francs de dot !

– Oui ; mais quelle famille !

– Trois cent mille francs d’espérances, maison rue Boucherat, et maison de campagne à Villed’Avray.

– Boucherat, bouteilles, bouchons, bouchés, débouchés, dit le peintre.

– Vous serez à l’abri du besoin pour le reste de vos jours, dit Élias.

Cette idée entra dans la tête de Pierre Grassou, comme la lumière du matin avait éclaté dans sa mansarde. En disposant le père de la jeune personne, il lui trouva bonne mine et admira cette face pleine de tons violents. La mère et la fille voltigèrent autour du peintre, en s’émerveillant de tous ses apprêts, il leur parut être un dieu.

Cette visible adoration plut à Fougères. Le veau d’or jeta sur cette famille son reflet fantastique. – Vous devez gagner un argent fou ? mais vous le dépensez comme vous le gagnez, dit la mère. – Non, madame, répondit le peintre, je ne le dépense pas, je n’ai pas le moyen de m’amuser. Mon notaire place mon argent, il sait mon compte, une fois l’argent chez lui, je n’y pense plus. – On me disait, à moi, s’écria le père Vervelle, que les artistes étaient tous paniers percés.

– Quel est votre notaire, s’il n’y a pas d’indiscrétion ? demanda madame Vervelle.

– Un brave garçon, tout rond, Cardot.

– Tiens ! tiens ! est-ce farce ! dit Vervelle, Cardot est le nôtre.

– Ne vous dérangez pas ! dit le peintre.

– Mais tiens-toi donc tranquille, Anténor, dit la femme, tu ferais manquer monsieur, et si tu le voyais travailler, tu comprendrais...

– Mon Dieu ! pourquoi ne m’avez-vous pas appris les Arts ? dit mademoiselle de Vervelle à ses parents.

– Virginie, s’écria la mère, une jeune personne ne doit pas apprendre certaines choses. Quand tu seras mariée... bien ! mais, jusque-là, tiens-toi tranquille.

Pendant cette première séance, la famille Vervelle se familiarisa presque avec l’honnête artiste. Elle dut revenir deux jours après. En sortant, le père et la mère dirent à Virginie d’aller devant eux ; mais malgré la distance, elle entendit ces mots dont le sens devait éveiller sa curiosité.

– Un homme décoré... trente-sept ans... un artiste qui a des commandes, qui place son argent chez notre notaire. Consultons Cardot ? Hein, s’appeler madame de Fougères !... ça n’a pas l’air d’être un méchant homme !... Tu me diras un commerçant ?.. mais un commerçant tant qu’il n’est pas retiré, vous ne savez pas ce que peut devenir votre fille ! tandis qu’un artiste économe... puis nous aimons les Arts... Enfin !...

 

Pierre Grassou, pendant que la famille Vervelle le discutait, discutait la famille Vervelle. Il lui fut impossible de demeurer en paix dans son atelier, il se promena sur le Boulevard, il y regardait les femmes rousses qui passaient ! Il se faisait les plus étranges raisonnements : l’or était le plus beau des métaux, la couleur jaune représentait l’or, les Romains aimaient les femmes rousses, et il devint Romain, etc. Après deux ans de mariage, quel homme s’occupe de la couleur de sa femme ? La beauté passe... mais la laideur reste !

L’argent est la moitié du bonheur. Le soir, en se couchant, le peintre trouvait déjà Virginie Vervelle charmante. Quand les trois Vervelle entrèrent le jour de la seconde séance, l’artiste les accueillit avec un aimable sourire.

Le scélérat avait fait sa barbe, il avait mis du linge blanc ; il s’était agréablement disposé les cheveux, il avait choisi un pantalon fort avantageux et des pantoufles rouges à la poulaine.

La famille répondit par un sourire aussi flatteur que celui de l’artiste, Virginie devint de la couleur de ses cheveux, baissa les yeux et détourna la tête, en regardant les études.

Pierre Grassou trouva ces petites minauderies ravissantes. Virginie avait de la grâce, elle ne tenait heureusement ni du père, ni de la mère ; mais de qui tenait-elle ?

– Ah ! j’y suis, se dit-il toujours, la mère aura eu un regard de son commerce.

Pendant la séance il y eut des escarmouches entre la famille et le peintre qui eut l’audace de trouver le père Vervelle spirituel. Cette flatterie fit entrer la famille au pas de charge dans le cœur de l’artiste, il donna l’un de ses croquis à Virginie, et une esquisse à la mère.

– Pour rien ? dirent-elles.

Pierre Grassou ne put s’empêcher de sourire.

– Il ne faut pas donner ainsi vos tableaux, c’est de l’argent, lui dit Vervelle.

À la troisième séance, le père Vervelle parla d’une belle galerie de tableaux qu’il avait à sa campagne de Ville-d’Avray : des Rubens, des Gérard-Dow, des Mieris, des Terburg, des Rembrandt, un Titien, des Paul Potter, etc.

– Monsieur Vervelle a fait des folies, dit fastueusement madame Vervelle, il a pour cent mille francs de tableaux.

– J’aime les Arts, reprit l’ancien marchand de bouteilles.

Quand le portrait de madame Vervelle fut commencé, celui du mari était presque achevé, l’enthousiasme de la famille ne connaissait alors plus de bornes.

Le notaire avait fait le plus grand éloge du peintre : Pierre Grassou était à ses yeux le plus honnête garçon de la terre, un des artistes les plus rangés qui d’ailleurs avait amassé trente-six mille francs ; ses jours de misère étaient passés, il allait par dix mille francs chaque année, il capitalisait les intérêts ; enfin il était incapable de rendre une femme malheureuse.

Cette dernière phrase fut d’un poids énorme dans la balance.

Les amis des Vervelle n’entendaient plus parler que du célèbre Fougères.

Le jour où Fougères entama le portrait de Virginie, il était in petto déjà le gendre de la famille Vervelle. Les trois Vervelle fleurissaient dans cet atelier qu’ils s’habituaient à considérer comme une de leurs résidences : il y avait pour eux un inexplicable attrait dans ce local propre, soigné, gentil, artiste. Abyssus abyssum, le bourgeois attire le bourgeois.

Vers la fin de la séance, l’escalier fut agité, la porte fut brutalement ouverte, et entra Joseph Bridau : il était à la tempête, il avait les cheveux au vent ; il montra sa grande figure ravagée, jeta partout les éclairs de son regard, tourna tout autour de l’atelier et revint à Grassou brusquement, en ramassant sa redingote sur la région gastrique, et tâchant, mais en vain, de la boutonner, le bouton s’étant évadé de sa capsule de drap.

– Le bois est cher, dit-il à Grassou.

– Ah !

– Les Anglais sont après moi. Tiens, tu peins ces choses-là ?

– Tais-toi donc !

– Ah ! oui !

La famille Vervelle, superlativement choquée par cette étrange apparition, passa de son rouge ordinaire au rouge-cerise des feux violents.

– Ça rapporte ! reprit Joseph. Y a-t-il aubert en fouillouse ?

– Te faut-il beaucoup ?

– Un billet de cinq cents... J’ai après moi un de ces négociants de la nature des dogues, qui, une fois qu’ils ont mordu, ne lâchent plus qu’il n’aient le morceau. Quelle race !

– Je vais t’écrire un mot pour mon notaire...

– Tu as donc un notaire ?

– Oui.

– Ca m’explique alors pourquoi tu fais encore les joues avec des tons roses, excellents pour des enseignes de parfumeur !

Grassou ne put s’empêcher de rougir, Virginie posait.

– Aborde donc la Nature comme elle est ? dit le grand peintre en continuant. Mademoiselle est rousse. Eh ! bien, est-ce un péché mortel ? Tout est magnifique en peinture. Mets-moi du cinabre sur ta palette, réchauffe-moi ces joues-là, piques-y leurs petites taches brunes, beurre-moi cela ? Veux-tu avoir plus d’esprit que la Nature ?

– Tiens, dit Fougères, prends ma place pendant que je vais écrire.

Vervelle roula jusqu’à la table et s’approcha de l’oreille de Grassou.

– Mais ce pacant*-là va tout gâter, dit le marchand.

– S’il voulait faire le portrait de votre Virginie, il vaudrait mille fois le mien, répondit Fougères indigné.

 

* rustre

 

En entendant ce mot, le bourgeois opéra doucement sa retraite vers sa femme stupéfaite de l’invasion de la bête féroce, et assez peu rassurée de la voir coopérant au portrait de sa fille.

– Tiens, suis ces indications, dit Bridau en rendant la palette et prenant le billet. Je ne te remercie pas ! je puis retourner au château de d’Arthez à qui je peins une salle à manger et où Léon de Lora fait les dessus de porte, des chefs d’œuvre. Viens nous voir !

Il s’en alla sans saluer, tant il en avait assez d’avoir regardé Virginie.

– Qui est cet homme, demanda madame Vervelle.

– Un grand artiste, répondit Grassou.

Un moment de silence.

– Êtes-vous bien sûr, dit Virginie, qu’il n’a pas porté malheur à mon portrait ? il m’a effrayée. – Il n’y a fait que du bien, répondit Grassou.

– Si c’est un grand artiste, j’aime mieux un grand artiste qui vous ressemble, dit madame Vervelle.

– Ah ! maman, monsieur est un bien plus grand peintre, il me fera tout entière, fit observer Virginie.

Les allures du Génie avaient ébouriffé ces bourgeois, si rangés. On entrait dans cette phase d’automne si agréablement nommée l’Été de la Saint-Martin. Ce fut avec la timidité du néophyte en présence d’un homme de génie que Vervelle risqua une invitation de venir à sa maison de campagne dimanche prochain : il savait combien peu d’attraits une famille bourgeoise offrait à un artiste.

– Vous autres ! dit-il, il vous faut des émotions ! des grands spectacles et des gens d’esprit ; mais il y aura de bons vins, et je compte sur ma galerie pour vous compenser l’ennui qu’un artiste comme vous pourra éprouver parmi des négociants.

Cette idolâtrie qui caressait exclusivement son amour-propre charma le pauvre Pierre Grassou, si peu accoutumé à recevoir de tels compliments. L’honnête artiste, cette infâme médiocrité, ce

cœur d’or, cette loyale vie, ce stupide dessinateur, ce brave garçon, décoré de l’Ordre royal de la Légion d’Honneur, se mit sous les armes pour aller jouir des derniers beaux jours de l’année, à Ville-d’Avray.

 

Le peintre vint modestement par la voiture publique, et ne put s’empêcher d’admirer le beau pavillon du marchand de bouteilles, jeté au milieu d’un parc de cinq arpents, au sommet de Ville-d’Avray, au plus beau point de vue. Épouser Virginie, c’était avoir cette belle villa quelque jour !

Il fut reçu par les Vervelle avec un enthousiasme, une joie, une bonhomie, une franche bêtise bourgeoise qui le confondirent.

Ce fut un jour de triomphe.

On promena le futur dans les allées couleur nankin qui avaient été ratissées comme elles devaient l’être pour un grand homme. Les arbres eux-mêmes avaient un air peigné, les gazons étaient fauchés. L’air pur de la campagne amenait des odeurs de cuisine infiniment réjouissantes. Tous, dans la maison, disaient : Nous avons un grand artiste. Le petit père Vervelle roulait comme une pomme dans son parc, la fille serpentait comme une anguille, et la mère suivait d’un pas noble et digne.

Ces trois êtres ne lâchèrent pas Grassou pendant sept heures.

 

Après le dîner, dont la durée égala la somptuosité, monsieur et madame Vervelle arrivèrent à leur grand coup de théâtre, à l’ouverture de la galerie illuminée par des lampes à effets calculés. Trois voisins, anciens commerçants, un oncle à succession, mandés pour l’ovation du grand artiste, une vieille demoiselle Vervelle et les convives suivirent Grassou dans la galerie, assez curieux d’avoir son opinion sur la fameuse galerie du petit père Vervelle, qui les assommait de la valeur fabuleuse de ses tableaux. Le marchand de bouteilles semblait avoir voulu lutter avec le roi Louis-Philippe et les galeries de Versailles.

Les tableaux magnifiquement encadrés avaient des étiquettes où se lisaient en lettres noires sur fond d’or :

 

RUBENS. Danses de faunes et de nymphes.

REMBRANDT. Intérieur d’une salle de dissection.

Le docteur Tromp faisant sa leçon à ses élèves.

 

Il y avait cent cinquante tableaux tous vernis, époussetés, quelques-uns étaient couverts de rideaux verts qui ne se tiraient pas en présence des jeunes personnes.

L’artiste resta les bras cassés, la bouche béante, sans parole sur les lèvres, en reconnaissant la moitié de ses tableaux dans cette galerie : il était Rubens, Paul Potter, Mieris, Metzu, Gérard Dow ! il était à lui seul vingt grands maîtres.

– Qu’avez-vous ? vous pâlissez !

– Ma fille, un verre d’eau, s’écria la mère Vervelle.

Le peintre prit le père Vervelle par le bouton de son habit, et l’emmena dans un coin, sous prétexte de voir un Murillo. Les tableaux espagnols étaient alors à la mode.

– Vous avez acheté vos tableaux chez Élie Magus ?

– Oui, tous originaux !

– Entre nous, combien vous a-t-il vendu ceux que je vais vous désigner ?

Tous deux, ils firent le tour de la galerie. Les convives furent émerveillés du sérieux avec lequel l’artiste procédait en compagnie de son hôte à l’examen des chefs-d’œuvre.

– Trois mille francs ! dit à voix basse Vervelle en arrivant au dernier ; mais je dis quarante mille francs !

– Quarante mille francs un Titien ? reprit à hante voix l’artiste, mais ce serait pour rien.

– Quand je vous le disais, j’ai pour cent mille écus de tableaux, s’écria Vervelle.

– J’ai fait tous ces tableaux-là, lui dit à l’oreille Pierre Grassou, je ne les ai pas vendus tous ensemble plus de dix mille francs...

– Prouvez-le-moi, dit le marchand de bouteilles, et je double la dot de ma fille, car alors vous êtes Rubens, Rembrandt, Terburg, Titien !

– Et Magus est un fameux marchand de tableaux ! dit le peintre qui s’expliqua l’air vieux de ses tableaux et l’utilité des sujets que lui demandait le brocanteur.

 

Loin de perdre dans l’estime de son admirateur, monsieur de Fougères, car la famille persistait à nommer ainsi Pierre Grassou, grandit si bien, qu’il fit gratis les portraits de la famille, et les offrit naturellement à son beau-père, à sa belle-mère et à sa femme.

 

Aujourd’hui, Pierre Grassou, qui ne manque pas une seule Exposition, passe pour un des bons peintres de portraits. Il gagne une douzaine de mille francs par an, et gâte pour cinq cents francs de toiles. Sa femme a eu six mille francs de rentes en dot, il vit avec son beau-père et sa belle-mère. Les Vervelle et les Grassou, qui s’entendent à merveille, ont voiture et sont les plus heureuses gens du monde.

Pierre Grassou ne sort pas d’un cercle bourgeois où il est considéré comme un des plus grands artistes de l’époque ; et il ne se dessine pas un portrait de famille, entre la barrière du Trône et la rue du Temple, qui ne se fasse chez lui, qui ne se paie au moins cinq cents francs. Comme il s’est très bien montré dans les émeutes du 12 mai, il a été nommé Officier de la Légion d’Honneur. Il est chef de bataillon dans la Garde nationale.

Le Musée de Versailles n’a pas pu se dispenser de commander une bataille à un si excellent citoyen. Madame de Fougères adore son époux à qui elle a donné deux enfants. Ce peintre, bon père et bon époux, ne peut cependant pas ôter de son cœur une fatale pensée : les artistes se moquent de lui, son nom est un terme de mépris dans les ateliers, les feuilletons ne s’occupent pas de ses ouvrages.

Mais il travaille toujours, et il se porte à l’Académie, où il entrera.

Puis, vengeance qui lui dilate le cœur ! il achète des tableaux aux peintres célèbres quand ils sont gênés, et il remplace les croûtes de la galerie de Ville-d’Avray par de vrais chefs-d’œuvre, qui ne sont pas de lui. On connaît des médiocrités plus taquines et plus méchantes que celle de Pierre Grassou qui, d’ailleurs, est d’une bienfaisance anonyme et d’une obligeance parfaite.

 

 

 FIN

 

Paris, décembre 1839.

 

6 juin 2013

Pierre de Ronsard, sélection de poèmes

Pierre-de-Ronsard-1350pie

 

 

Pierre de Ronsard, sélection de poèmes

 

 ◄►

 

Marie levez-vous

 

Marie, levez-vous, ma jeune paresseuse :
Jà la gaie alouette au ciel a fredonné,
Et jà le rossignol doucement jargonné,
Dessus l’épine assis, sa complainte amoureuse.

Sus ! debout ! allons voir l’herbelette perleuse,
Et votre beau rosier de boutons couronné,
Et vos œillets mignons auxquels aviez donné,
Hier au soir de l’eau, d’une main si soigneuse.

Harsoir en vous couchant vous jurâtes vos yeux
D’être plus tôt que moi ce matin éveillée :
Mais le dormir de l’Aube, aux filles gracieux,

Vous tient d’un doux sommeil encor les yeux sillée.
Çà ! çà ! que je les baise et votre beau tétin,
Cent fois, pour vous apprendre à vous lever matin.

 

 

 

Comme on voit sur la branche

 

Comme on voit sur la branche au mois de may la rose,
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose;

La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,
Embasmant les jardins et les arbres d’odeur;
Mais battue, ou de pluye, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt, feuille à feuille desclose.

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendres tu reposes.

Pour obsèques reçoy mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de laict, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif et mort, ton corps ne soit que roses.

 

 

 

Tay toy, babillarde Arondelle

 

Tay toy, babillarde Arondelle,

 Ou bien, je plumeray ton aile

 Si je t'empongne, ou d'un couteau

 Je te couperay la languette,

 Qui matin sans repos caquette

 Et m'estourdit tout le cerveau.

 Je te preste ma cheminée,

 Pour chanter toute la journée,

 De soir, de nuict, quand tu voudras.

 Mais au matin ne me reveille,

 Et ne m'oste quand je sommeille

 Ma Cassandre d'entre mes bras.

 

 

 

Prends cette rose

 

Prends cette rose, aimable comme toi

Qui sers de rose aux roses les plus belles,

Qui sert de fleur aux fleurs les plus nouvelles,

Dont la senteur me ravit tout de moi.

 

Prends cette rose, et ensemble reçois

Dedans ton sein mon cœur qui n’a point d’ailes,

Il est constant, et cent plaies cruelles

N’ont empêché qu’il ne gardât sa foi.

 

La rose et moi différons d’une chose

Un soleil voit naître et mourir la rose,

Mille soleils ont vu naître m’amour.

 

Ah ! je voudrais que telle amour éclose

Dedans mon cœur qui jamais ne repose,

Comme une fleur, ne m’eût duré qu’un jour.

 

 

 

Quand vous serez bien vieille

 

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.

Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre et fantôme sans os :
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos :
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

 

 

 

Je vous envoye un bouquet

 

Je vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies;
Qui ne les eût à ce vêpre cueillies
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu'elles soient fleuries
En peu de temps cherront toutes flétries
Et, comme fleurs, périront tout soudain.

Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame,
Las ! le temps, non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame ;

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle :
Pour ce aimez-moi, cependant qu'êtes belle.

 

 

 

Je veux lire en trois jours

 

Je veus lire en trois jours l'Iliade d'Homere,
Et pour-ce, Corydon, ferme bien l'huis sur moy.
Si rien me vient troubler, je t'asseure ma foy
Tu sentiras combien pesante est ma colere.

Je ne veus seulement que nostre chambriere
Vienne faire mon lit, ton compagnon, ny toy,
Je veus trois jours entiers demeurer à requoy,
Pour follastrer apres une sepmaine entiere.

Mais si quelqu'un venoit de la part de Cassandre,
Ouvre lui tost la porte, et ne le fais attendre,
Soudain entre en ma chambre, et me vien accoustrer.

Je veus tant seulement à luy seul me monstrer :
Au reste, si un Dieu vouloit pour moy descendre
Du ciel, ferme la porte, et ne le laisse entrer.

 

 

 

Mignonne allons voir

 

A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautez laissé cheoir !
Ô vrayment marastre Nature,
Puis qu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

 

 

 

Quand je suis vingt ou trente mois

 

Quand je suis vingt ou trente mois
Sans retourner en Vendômois,
Plein de pensées vagabondes,
Plein d'un remords et d'un souci,
Aux rochers je me plains ainsi,
Aux bois, aux antres et aux ondes.

Rochers, bien que soyez âgés
De trois mil ans, vous ne changez
Jamais ni d'état ni de forme ;
Mais toujours ma jeunesse fuit,
Et la vieillesse qui me suit,
De jeune en vieillard me transforme.

Bois, bien que perdiez tous les ans
En l'hiver vos cheveux plaisants,
L'an d'après qui se renouvelle,
Renouvelle aussi votre chef ;
Mais le mien ne peut derechef
R'avoir sa perruque nouvelle.

Antres, je me suis vu chez vous
Avoir jadis verts les genoux,
Le corps habile, et la main bonne ;
Mais ores j'ai le corps plus dur,
Et les genoux, que n'est le mur
Qui froidement vous environne.

Ondes, sans fin vous promenez
Et vous menez et ramenez
Vos flots d'un cours qui ne séjourne ;
Et moi sans faire long séjour
Je m'en vais, de nuit et de jour,
Au lieu d'où plus on ne retourne.

Si est-ce que je ne voudrois
Avoir été rocher ou bois
Pour avoir la peau plus épaisse,
Et vaincre le temps emplumé ;
Car ainsi dur je n'eusse aimé
Toi qui m'as fait vieillir, Maîtresse.

 

 

 

Bel aubépin

 

Bel aubépin verdissant,

fleurissant

Le long de ce beau rivage,

Tu es vêtu jusqu'au bas

Des longs bras

D'une lambruche sauvage.

Deux camps de rouges fourmis

Se sont mis

En garnison sous ta souche,

Dans les pertuis de ton tronc

Tout du long

Les avettes ont leur couche.

Le gentil rossignolet

Nouvelet,

Avecques sa bien-aimée,

Pour ses amours alléger

Vient loger

Tous les ans en ta ramée,

Dans laquelle il fait son nid,

Bien garni

De laine et de fine soie,

Où ses petits écloront,

Qui seront

De mes mains la douce proie.

Or, vis, gentil aubépin,

Vis sans fin,

Vis sans que jamais tonnerre,

Ou la cognée, ou les vents,

Ou les temps

Te puissent ruer par terre.

 

 

 

Contre les bucherons de la forest de Gastine

Elégie



Quiconque aura premier la main embesongnée
A te couper, forest, d'une dure congnée,
Qu'il puisse s'enferrer de son propre baston,
Et sente en l'estomac la faim d'Erisichton,
Qui coupa de Cerés le Chesne venerable
Et qui gourmand de tout, de tout insatiable,
Les bœufs et les moutons de sa mère esgorgea,
Puis pressé de la faim, soy-mesme se mangea :
Ainsi puisse engloutir ses rentes et sa terre,
Et se devore après par les dents de la guerre.

Qu'il puisse pour vanger le sang de nos forests,
Tousjours nouveaux emprunts sur nouveaux interests
Devoir à l'usurier, et qu'en fin il consomme
Tout son bien à payer la principale somme.

Que tousjours sans repos ne face en son cerveau
Que tramer pour-neant quelque dessein nouveau,
Porté d'impatience et de fureur diverse,
Et de mauvais conseil qui les hommes renverse.

Escoute, Bucheron (arreste un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,
Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce ?
Sacrilege meurdrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts, et de destresses
Merites-tu, meschant, pour tuer des Déesses ?

Forest, haute maison des oiseaux bocagers,
Plus le Cerf solitaire et les Chevreuls legers
Ne paistront sous ton ombre, et ta verte criniere
Plus du Soleil d'Esté ne rompra la lumiere.

Plus l'amoureux Pasteur sur un tronq adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous persé,
Son mastin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l'ardeur de sa belle Janette :
Tout deviendra muet : Echo sera sans voix :
Tu deviendras campagne, et en lieu de tes bois,
Dont l'ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue :
Tu perdras ton silence, et haletans d'effroy
Ny Satyres ny Pans ne viendront plus chez toy.

Adieu vieille forest, le jouët de Zephyre,
Où premier j'accorday les langues de ma lyre,
Où premier j'entendi les fleches resonner
D'Apollon, qui me vint tout le coeur estonner :
Où premier admirant la belle Calliope,
Je devins amoureux de sa neuvaine trope,
Quand sa main sur le front cent roses me jetta,
Et de son propre laict Euterpe m'allaita.

Adieu vieille forest, adieu testes sacrées,
De tableaux et de fleurs autrefois honorées,
Maintenant le desdain des passans alterez,
Qui bruslez en Esté des rayons etherez,
Sans plus trouver le frais de tes douces verdures,
Accusent vos meurtriers, et leur disent injures.

Adieu Chesnes, couronne aux vaillans citoyens,
Arbres de Jupiter, germes Dodonéens,
Qui premiers aux humains donnastes à repaistre,
Peuples vrayment ingrats, qui n'ont sceu recognoistre
Les biens receus de vous, peuples vraiment grossiers,
De massacrer ainsi nos peres nourriciers.

Que l'homme est malheureux qui au monde se fie !
Ô Dieux, que véritable est la Philosophie,
Qui dit que toute chose à la fin perira,
Et qu'en changeant de forme une autre vestira :
De Tempé la vallée un jour sera montagne,
Et la cyme d'Athos une large campagne,
Neptune quelquefois de blé sera couvert.
La matiere demeure, et la forme se perd.

 

 

 

Le nuage ou l'yvrongne

 

Un soir, le jour de Sainct-Martin,
Thenot, au milieu du festin,
Ayant déjà mille verrées
D'un gozier large dévorées,
Ayant gloutement avalé
Sans mascher maint jambon salé,
Ayant rongé mille saucisses,
Mille pastez tous pleins d'espices,
Ayant maint flacon rehumé,
Et mangé maint brezil fumé,
Hors des mains lui coula sa coupe ;
Puis, bégayant devers la troupe,
Et d'un geste tout furieux
Tournant la prunelle des yeux,
Pour mieux digérer son vinage,
Sur le banc pencha son visage. 

Ja, ja commençoit à ronfler,
A nariner, à renifler,
Quand deux flacons cheuz contre terre,
Pesle-mesle avecques un verre,
Vindrent reveiller à demy
Thenot sur le banc endormy,
Thenot donc, qui demy s'eveille,
Frottant son front et son oreille,
Et s'alongeant deux ou trois fois,
En sursault jetta ceste voix : 

Il est jour, que dit l'Aloüette,
Non est non, non, dit la fillette ;
Ha là là là là là là là,
Je voy deçà, je voy delà,
Je voy mille bestes cornuës,
Mille marmotz dedans les nuës :
De l'une sort un grand taureau,
Sur l'autre sautille un chevreau ;
L'une a les cornes d'un Satyre,
Et du ventre de l'autre tire
Un crocodile mille tours,

Je voy des villes et des tours,
J'en voy de rouges et de vertes,
Voy-les là ! je les voy couvertes
De sucres et de poix confis.
J'en voy de morts, j'en voy de vifs,
J'en voy, voyez les donc! qui semblent
Aux blez qui soubz la bize tremble. 

J'avise un camp de Nains armez,
J'en voy qui ne sont point formez,
Tronquez de cuisses et de jambes,
Et si ont les yeux comme flambes
Au creux de l’estomac assis :
J'en voy cinquante, j'en voy six
Qui sont sans ventre, et si ont teste
Effroyable d'une grand' creste,

Voicy deux nuages tout plains
De Mores, qui n'ont point de mains
Ny de corps, et ont les visages
Semblables à des chats sauvages :
Les uns portent des pieds de chèvre
Et les autres n'ont qu'une lèvre
Qui seule barbotte, et dedans
Ils n'ont ny mâchoires, ny dens. 

J'en voy de barbus comme hermites,
Je voy les combats des Lapithes,
J'en voy tout hérissez de peaux,
J'entr'avise mille troupeaux
De singes qui d'un tour de jouë
D'en hault aux hommes font la mouë,
Je voy, je voy parmi les flots,
D'une Baleine le grand dos. 

Et ses espines qui paroissent,
Comme en l'eau deux roches qui croissent ;
Un y galope un grand destrier
Sans bride, selle ny estrier.
L'un talonne à peine une vache,
L'autre, dessus un asne, tâche
De vouloir jallir d'un plein sault
Sur un qui manie un crapault.
L'un va tardif, l'autre galope
L'un s'élance dessus la crope
D'un Centaure tout débridé ;
Et l'autre, d'un Géant guidé,
Portant au front une sonnette,
Par l'air chevauche à la genette ;
L'un sur le dos se charge un veau,
L'autre en sa main tient un marteau ; 
L'un d'une mine renfrongnée
Arme son poing d'une cougnée ;
L'un porte un dard, l'autre un trident,
Et l'autre un tison tout ardent.

Les uns sont montez sus des gruës,
Et les autres sus des tortuës
Vont à la chasse avec les Dieux ;
Je voy le bon Père joyeux
Qui se transforme en cent nouvelles ;
J'en voy qui n'ont point de cervelles,
Et font un amas nompareil,
Pour vouloir battre le Soleil
Et pour l'enclorre en la caverne 
Ou de Saint Patrice, ou d'Averne ;
Je voy sa Sœur qui le défend,
Je voy tout le ciel qui se fend,
Et la terre qui se crevace,
Et le chaos qui les menace.

Je voy cent mille Satyreaux,
Ayans les ergots de Chevreaux,
Faire peur à mille Naïades.
Je voy la dance des Dryades
Parmy les foretz trepigner,
Et maintenant se repeigner
Au fond des plus tiedes vallées,
Ores a tresses avalées,
Ores gentement en un rond,
Ores à flocons sur le front,
Puis se baigner dans les fonteines. 

Las ! ces nuës de grelle pleines
Me prédisent que Jupiter
Se veut contre moy dépiter :
Bré, bré, bré, bré ! voicy la foudre,
Craq, craq, craq ! n'oyez-vous découdre
Le ventre d'un nuau ? J'ai veu,
J'ay veu, craq, craq ! j'ay veu le feu,
J'ay veu l'orage, et le Tonnerre,
Tout mort, me brise contre terre. 

A tant, cest ivrongne Thenot,
De peur qu'il eut, ne dit plus mot,
Pensant vrayment que la tempeste
Luy avoit foudroyé la teste. 

 

 

 ◄►

 

6 juin 2013

Le chef d’œuvre inconnu, Honoré de Balzac

balzac 680copie

 

Honoré de Balzac

Le chef d’œuvre inconnu

 

◄►

 

À un Lord

...................................................

...................................................

...................................................

1845.

 

 

I

Gillette

 

                             Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins, à Paris. Après avoir assez longtemps marché dans cette rue avec l’irrésolution d’un amant qui n’ose se présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu’elle soit, il finit par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître François PORBUS était en son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les degrés, et s’arrêta de marche en marche, comme quelque courtisan de fraîche date, inquiet de l’accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il demeura pendant un moment sur le palier, incertain s’il prendrait le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l’atelier où travaillait sans doute le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens par Marie de Médicis. Le jeune homme éprouvait cette sensation profonde qui a dû faire vibrer le cœur des grands artistes quand, au fort de la jeunesse et de leur amour pour l’art, ils ont abordé un homme de génie ou quelque chef d’œuvre. Il existe dans tous les sentiments humains une fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours faiblissant jusqu’à ce que le bonheur ne soit plus qu’un souvenir et la gloire un mensonge. Parmi ces émotions fragiles, rien ne ressemble à l’amour comme la jeune passion d’un artiste commençant le délicieux supplice de sa destinée de gloire et de malheur, passion pleine d’audace et de timidité, de croyances vagues et de découragements certains. À celui qui léger d’argent, qui adolescent de génie, n’a pas vivement palpité en se présentant devant un maître, il manquera toujours une corde dans le cœur, je ne sais quelle touche de pinceau, un sentiment dans l’œuvre, une certaine expression de poésie. Si quelques fanfarons bouffis d’eux-mêmes croient trop tôt à l’avenir, ils ne sont gens d’esprit que pour les sots. À ce compte, le jeune inconnu paraissait avoir un vrai mérite, si le talent doit se mesurer sur cette timidité première, sur cette pudeur indéfinissable que les gens promis à la gloire savent perdre dans l’exercice de leur art, comme les jolies femmes perdent la leur dans le manège de la coquetterie. L’habitude du triomphe amoindrit le doute, et la pudeur est un doute peut-être.

Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le pauvre néophyte ne serait pas entré chez le peintre auquel nous devons l’admirable portrait de Henri IV, sans un secours extraordinaire que lui envoya le hasard. Un vieillard vint à monter l’escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de sa démarche, le jeune homme devina dans ce personnage ou le protecteur ou l’ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l’examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d’une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l’âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme. Le visage était d’ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l’âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l’âme et le corps. Les yeux n’avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile, entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne d’or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l’escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre. Le vieillard jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité, frappa trois coups à la porte, et dit à un homme valétudinaire, âgé de quarante ans environ, qui vint ouvrir :

– Bonjour, maître.

Porbus s’inclina respectueusement, il laissa entrer le jeune homme en le croyant amené par le vieillard et s’inquiéta d’autant moins de lui que le néophyte demeura sous le charme que doivent éprouver les peintres-nés à l’aspect du premier atelier qu’ils voient et où se révèlent quelques-uns des procédés matériels de l’art. Un vitrage ouvert dans la voûte éclairait l’atelier de maître Porbus. Concentré sur une toile accrochée au chevalet, et qui n’était encore touchée que de trois ou quatre traits blancs, le jour n’atteignait pas jusqu’aux noires profondeurs des angles de cette vaste pièce ; mais quelques reflets égarés allumaient dans cette ombre rousse une paillette argentée au ventre d’une cuirasse de reître suspendue à la muraille, rayaient d’un brusque sillon de lumière la corniche sculptée et cirée d’un antique dressoir chargé de vaisselles curieuses, ou piquaient de points éclatants la trame grenue de quelques vieux rideaux de brocart d’or aux grands plis cassés, jetés là comme modèles. Des écorchés de plâtre, des fragments et des torses de déesses antiques, amoureusement polis par les baisers des siècles, jonchaient les tablettes et les consoles. D’innombrables ébauches, des études aux trois crayons, à la sanguine ou à la plume, couvraient les murs jusqu’au plafond. Des boîtes à couleurs, des bouteilles d’huile et d’essence, des escabeaux renversés ne laissaient qu’un étroit chemin pour arriver sous l’auréole que projetait la haute verrière dont les rayons tombaient à plein sur la pâle figure de Porbus et sur le crâne d’ivoire de l’homme singulier. L’attention du jeune homme fut bientôt exclusivement acquise à un tableau qui, par ce temps de trouble et de révolutions, était déjà devenu célèbre, et que visitaient quelques-uns de ces entêtés auxquels on doit la conservation du feu sacré pendant les jours mauvais. Cette belle page représentait une Marie égyptienne se disposant à payer le passage du bateau. Ce chef-d’œuvre, destiné à Marie de Médicis, fut vendu par elle aux jours de sa misère.

– Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais dix écus d’or au-delà du prix que donne la reine ; mais aller sur ses brisées ?... du diable !

– Vous la trouvez bien ?

– Heu ! heu ! fit le vieillard, bien ?... oui et non. Ta bonne femme n’est pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie ! Vous colorez ce linéament avec un ton de chair fait d’avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que l’autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu !... Prrr ! Il ne suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de fautes de langue ! Regarde ta sainte, Porbus ? Au premier aspect, elle semble admirable mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent ; cependant tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement observée ; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d’une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s’entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c’est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans tes mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste.

– Mais pourquoi, mon cher maître ? dit respectueusement Porbus au vieillard tandis que le jeune homme avait peine à réprimer une forte envie de le battre.

– Ah ! voilà, dit le petit vieillard. Tu as flotté indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Durer et Paul Véronèse. Certes c’était là une magnifique ambition ! Mais qu’est-il arrivé ? Tu n’as eu ni le charme sévère de la sécheresse, ni les décevantes magies du clair-obscur. Dans cet endroit, comme un bronze en fusion qui crève son trop faible moule, la riche et blonde couleur du Titien a fait éclater le maigre contour d’Albrecht Durer où tu l’avais coulée. Ailleurs, le linéament a résisté et contenu les magnifiques débordements de la palette vénitienne. Ta figure n’est ni parfaitement dessinée, ni parfaitement peinte, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision. Si tu ne te sentais pas assez fort pour fondre ensemble au feu de ton génie les deux manières rivales, il fallait opter franchement entre l’une ou l’autre, afin d’obtenir l’unité qui simule une des conditions de la vie. Tu n’es vrai que dans les milieux, tes contours sont faux, ne s’enveloppent pas et ne promettent rien par derrière. Il y a de la vérité ici, dit le vieillard en montrant la poitrine de la sainte.

– Puis, ici, reprit-il en indiquant le point où sur le tableau finissait l’épaule.

– Mais là, fit-il en revenant au milieu de la gorge, tout est faux. N’analysons rien, ce serait faire ton désespoir.

Le vieillard s’assit sur une escabelle, se tint la tête dans les mains et resta muet.

– Maître, lui dit Porbus, j’ai cependant bien étudié sur le nu cette gorge ; mais, pour notre malheur, il est des effets vrais dans la nature qui ne sont plus probables sur la toile...

– La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! bien, essaie de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres.

Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie, et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous y pensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous ne descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d’amour et de persévérance dans ses détours et dans ses fuites. La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l’épier, la presser et l’enlacer étroitement pour la forcer à se rendre. La Forme est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le Protée de la fable, ce n’est qu’après de longs combats qu’on peut la contraindre à se montrer sous son véritable aspect ; vous autres ! vous vous contentez de la première apparence qu’elle vous livre, ou tout au plus de la seconde, ou de la troisième ; ce n’est pas ainsi qu’agissent les victorieux lutteurs ! Ces peintres invaincus ne se laissent pas tromper à tous ces faux-fuyants, ils persévèrent jusqu’à ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit.

Ainsi a procédé Raphaël, dit le vieillard en ôtant son bonnet de velours noir pour exprimer le respect que lui inspirait le roi de l’art, sa grande supériorité vient du sens intime qui, chez lui, semble vouloir briser la Forme. La Forme est, dans ses figures, ce qu’elle est chez nous, un truchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poésie. Toute figure est un monde, un portrait dont le modèle est apparu dans une vision sublime, teint de lumière, désigné par une voix intérieure, dépouillé par un doigt céleste qui a montré, dans le passé de toute une vie, les sources de l’expression. Vous faites à vos femmes de belles robes de chair, de belles draperies de cheveux, mais où est le sang qui engendre le calme ou la passion et qui cause des effets particuliers. Ta sainte est une femme brune, mais ceci, mon pauvre Porbus, est d’une blonde ! Vos figures sont alors de pâles fantômes colorés que vous nous promenez devant les yeux, et vous appelez cela de la peinture et de l’art. Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à une femme qu’à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de n’être plus obligés d’écrire à côté de vos figures, currus venustus ou pulcher homo, comme les premiers peintres, vous vous imaginez être des artistes merveilleux !

Ha ! ha ! vous n’y êtes pas encore, mes braves compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien des toiles avant d’arriver. Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sa jupe ainsi, ses yeux s’alanguissent et se fondent avec cet air de douceur résignée, l’ombre palpitante des cils flotte ainsi sur les joues ! C’est cela, et ce n’est pas cela. Qu’y manque-t-il ? un rien, mais ce rien est tout. Vous avez l’apparence de la vie, mais vous n’exprimez pas son trop-plein qui déborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l’enveloppe ; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise. En partant du point extrême où vous arrivez, on ferait peut-être d’excellente peinture ; mais vous vous lassez trop vite.

Le vulgaire admire, et le vrai connaisseur sourit. Ô Mabuse, ô mon maître, ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi !

– À cela près, reprit-il, cette toile vaut mieux que les peintures de ce faquin de Rubens avec ses montagnes de viandes flamandes, saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses, et son tapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment et dessin, les trois parties essentielles de l’Art.

– Mais cette sainte est sublime, bon homme ! s’écria d’une voix forte le jeune homme en sortant d’une rêverie profonde. Ces deux figures, celle de la sainte et celle du batelier, ont une finesse d’intention ignorée des peintres italiens, je n’en sais pas un seul qui eût inventé l’indécision du batelier.

– Ce petit drôle est-il à vous ? demanda Porbus au vieillard.

– Hélas ! maître, pardonnez à ma hardiesse, répondit le néophyte en rougissant. Je suis inconnu, barbouilleur d’instinct, et arrivé depuis peu dans cette ville, source de toute science.

– À l’œuvre ! lui dit Porbus en lui présentant un crayon rouge et une feuille de papier. L’inconnu copia lestement la Marie au trait.

– Oh ! oh ! s’écria le vieillard. Votre nom ?

Le jeune homme écrivit au bas Nicolas Poussin.

– Voilà qui n’est pas mal pour un commençant, dit le singulier personnage qui discourait si follement. Je vois que l’on peut parler peinture devant toi. Je ne te blâme pas d’avoir admiré la sainte de Porbus. C’est un chef d’œuvre pour tout le monde, et les initiés aux plus profonds arcanes de l’art peuvent seuls découvrir en quoi elle pèche. Mais puisque tu es digne de la leçon, et capable de comprendre, je vais te faire voir combien peu de chose il faudrait pour compléter cette œuvre. Sois tout œil et tout attention, une pareille occasion de t’instruire ne se représentera peut-être jamais. Ta palette, Porbus ?

 

Porbus alla chercher palette et pinceaux. Le petit vieillard retroussa ses manches avec un mouvement de brusquerie convulsive, passa son pouce dans la palette diaprée et chargée de tons que Porbus lui tendait ; il lui arracha des mains plutôt qu’il ne les prit une poignée de brosses de toutes dimensions, et sa barbe taillée en pointe se remua soudain par des efforts menaçants qui exprimaient le prurit d’une amoureuse fantaisie. Tout en chargeant son pinceau de couleur, il grommelait entre ses dents :

– Voici des tons bons à jeter par la fenêtre avec celui qui les a composés, ils sont d’une crudité et d’une fausseté révoltantes, comment peindre avec cela ?

Puis il trempait avec une vivacité fébrile la pointe de la brosse dans les différents tas de couleurs dont il parcourait quelquefois la gamme entière plus rapidement qu’un organiste de cathédrale ne parcourt l’étendue de son clavier à l’Ô Filii de Pâques.

Porbus et Poussin se tenaient immobiles chacun d’un côté de la toile, plongés dans la plus véhémente contemplation.

– Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner, vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse ! Regarde comme cette draperie voltige à présent et comme on comprend que la brise la soulève ! Auparavant elle avait l’air d’une toile empesée et soutenue par des épingles. Remarques-tu comme le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine rend bien la grasse souplesse d’une peau de jeune fille, et comme le ton mélangé de brun-rouge et d’ocre calciné réchauffe la grise froideur de cette grande ombre où le sang se figeait au lieu de courir. Jeune homme, jeune homme, ce que je te montre là, aucun maître ne pourrait te l’enseigner. Mabuse seul possédait le secret de donner de la vie aux figures. Mabuse n’a eu qu’un élève, qui est moi. Je n’en ai pas eu, et je suis vieux ! Tu as assez d’intelligence pour deviner le reste, par ce que je te laisse entrevoir.

 

Tout en parlant, l’étrange vieillard touchait à toutes les parties du tableau : ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si à propos qu’on aurait dit une nouvelle peinture, mais une peinture trempée de lumière. Il travaillait avec une ardeur si passionnée que la sueur se perla sur son front dépouillé ; il allait si rapidement par de petits mouvements si impatients, si saccadés, que pour le jeune Poussin il semblait qu’il y eût dans le corps de ce bizarre personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré de l’homme. L’éclat surnaturel des yeux, les convulsions qui semblaient l’effet d’une résistance donnaient à cette idée un semblant de vérité qui devait agir sur une jeune imagination. Le vieillard allait disant :

– Paf, paf, paf ! Voilà comment cela se beurre, jeune homme ! Venez, mes petites touches, faites-moi roussir ce ton glacial ! Allons donc ! Pon ! pon ! pon ! disait-il en réchauffant les parties où il avait signalé un défaut de vie, en faisant disparaître par quelques plaques de couleur les différences de tempérament, et rétablissant l’unité de ton que voulait une ardente Égyptienne.

– Vois-tu, petit, il n’y a que le dernier coup de pinceau qui compte. Porbus en a donné cent, moi je n’en donne qu’un. Personne ne nous sait gré de ce qui est dessous. Sache bien cela !

Enfin ce démon s’arrêta, et se tournant vers Porbus et Poussin muets d’admiration, il leur dit : – Cela ne vaut pas encore ma Belle Noiseuse, cependant on pourrait mettre son nom au bas d’une pareille œuvre. Oui, je la signerais, ajouta-t-il en se levant pour prendre un miroir dans lequel il la regarda.

– Maintenant, allons déjeuner, dit-il. Venez tous deux à mon logis. J’ai du jambon fumé, du bon vin ! Hé ! hé ! malgré le malheur des temps, nous causerons peinture ! Nous sommes de force. Voici un petit bonhomme, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Nicolas Poussin, qui a de la facilité. Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de sa ceinture une bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d’or, et les lui montrant :

– J’achète ton dessin, dit-il.

– Prends, dit Porbus à Poussin en le voyant tressaillir et rougir de honte, car ce jeune adepte avait la fierté du pauvre. Prends donc, il a dans son escarcelle la rançon de deux rois !

Tous trois, ils descendirent de l’atelier et cheminèrent en devisant sur les arts, jusqu’à une belle maison de bois, située près du pont Saint Michel, et dont les ornements, le heurtoir, les encadrements de croisées, les arabesques émerveillèrent Poussin. Le peintre en espérance se trouva tout à coup dans une salle basse, devant un bon feu, près d’une table chargée de mets appétissants, et par un bonheur inouï, dans la compagnie de deux grands artistes pleins de bonhomie.

– Jeune homme lui dit Porbus en le voyant ébahi devant un tableau, ne regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir. C’était l’Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers le retinrent si longtemps.

Cette figure offrait, en effet, une telle puissance de réalité, que Nicolas Poussin commença dès ce moment à comprendre le véritable sens des confuses paroles dites par le vieillard. Celui-ci regardait le tableau d’un air satisfait, mais sans enthousiasme, et semblait dire : « J’ai fait mieux ! »

– Il y a de la vie, dit-il, mon pauvre maître s’y est surpassé ; mais il manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L’homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons, n’y sont pas. Puis il n’y a encore là qu’un homme ! Or le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains de Dieu, devait avoir quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il n’était pas ivre.

Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avec une inquiète curiosité. Il s’approcha de celui-ci comme pour lui demander le nom de leur hôte ; mais le peintre se mit un doigt sur les lèvres d’un air de mystère, et le jeune homme, vivement intéressé, garda le silence, espérant que tôt ou tard quelque mot lui permettrait de deviner le nom de son hôte, dont la richesse et les talents étaient suffisamment attestés par le respect que Porbus lui témoignait, et par les merveilles entassées dans cette salle. Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un magnifique portrait de femme, s’écria :

– Quel beau Giorgion !

– Non ! répondit le vieillard, vous voyez un de mes premiers barbouillages !

– Tudieu ! je suis donc chez le dieu de la peinture, dit naïvement le Poussin.

Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis longtemps avec cet éloge.

– Maître Frenhofer ! dit Porbus, ne sauriez-vous faire venir un peu de votre bon vin du Rhin pour moi ?

– Deux pipes, répondit le vieillard. Une pour m’acquitter du plaisir que j’ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, et l’autre comme un présent d’amitié.

– Ah ! si je n’étais pas toujours souffrant, reprit Porbus, et si vous vouliez me laisser voir votre Belle Noiseuse, je pourrais faire quelque peinture haute, large et profonde, où les figures seraient de grandeur naturelle.

– Montrer mon œuvre, s’écria le vieillard tout ému. Non, non, je dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j’ai cru avoir fini. Ses yeux me semblaient humides, sa chair était agitée. Les tresses de ses cheveux remuaient. Elle respirait ! Quoique j’aie trouvé le moyen de réaliser sur une toile plate le relief et la rondeur de la nature, ce matin, au jour, j’ai reconnu mon erreur. Ah ! pour arriver à ce résultat glorieux, j’ai étudié à fond les grands maîtres du coloris, j’ai analysé et soulevé couche par couche les tableaux de Titien, ce roi de la lumière, j’ai, comme ce peintre souverain, ébauché ma figure dans un ton clair avec une pâte souple et nourrie, car l’ombre n’est qu’un accident, retiens cela, petit.

Puis je suis revenu sur mon œuvre, et au moyen de demi-teintes et de glacis dont je diminuais de plus en plus la transparence, j’ai rendu les ombres les plus vigoureuses et jusqu’aux noirs les plus fouillés ; car les ombres des peintres ordinaires sont d’une autre nature que leurs tons éclairés ; c’est du bois, de l’airain, c’est tout ce que vous voudrez, excepté de la chair dans l’ombre. On sent que si leur figure changeait de position, les places ombrées ne se nettoieraient pas et ne deviendraient pas lumineuses. J’ai évité ce défaut où beaucoup d’entre les plus illustres sont tombés, et chez moi la blancheur se révèle sous l’opacité de l’ombre la plus soutenue ! Comme une foule d’ignorants qui s’imaginent dessiner correctement parce qu’ils font un trait soigneusement ébarbé, je n’ai pas marqué sèchement les bords extérieurs de ma figure et fait ressortir jusqu’au moindre détail anatomique, car le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela, les sculpteurs peuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas !

Ne riez pas, jeune homme ! Quelque singulier que vous paraisse ce mot, vous en comprendrez quelque jour les raisons. La ligne est le moyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets ; mais il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du milieu où elles sont, la distribution du jour donne seule l’apparence au corps ! Aussi, n’ai-je pas arrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l’on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds. De près, ce travail semble cotonneux et paraît manquer de précision, mais à deux pas, tout se raffermit, s’arrête et se détache ; le corps tourne, les formes deviennent saillantes, l’on sent l’air circuler tout autour.

Cependant je ne suis pas encore content, j’ai des doutes. Peut-être faudrait-il ne pas dessiner un seul trait, et vaudrait-il mieux attaquer une figure par le milieu en s’attachant d’abord aux saillies les plus éclairées, pour passer ensuite aux portions les plus sombres. N’est-ce pas ainsi que procède le soleil, ce divin peintre de l’univers. Oh ! nature, nature ! qui jamais t’a surprise dans tes fuites ! Tenez, le trop de science, de même que l’ignorance, arrive à une négation. Je doute de mon œuvre ! Le vieillard fit une pause, puis il reprit :

– Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais que sont dix petites années quand il s’agit de lutter avec la nature ? Nous ignorons le temps qu’employa le seigneur Pygmalion pour faire la seule statue qui ait marché !

Le vieillard tomba dans une rêverie profonde, et resta les yeux fixes en jouant machinalement avec son couteau.

– Le voilà en conversation avec son esprit, dit Porbus à voix basse.

À ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’une inexplicable curiosité d’artiste. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu pour lui plus qu’un homme, lui apparut comme un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. Il réveillait mille idées confuses en l’âme. Le phénomène moral de cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu’on ne peut traduire l’émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie au cœur de l’exilé.

Le mépris que ce vieil homme affectait d’exprimer pour les belles tentatives de l’art, sa richesse, ses manières, les déférences de Porbus pour lui, cette œuvre tenue si long temps secrète, œuvre de patience, œuvre de génie sans doute, s’il fallait en croire la tête de vierge que le jeune Poussin avait si franchement admirée, et qui belle encore, même près de l’Adam de Mabuse, attestait le faire impérial d’un des princes de l’art ; tout en ce vieillard allait au-delà des bornes de la nature humaine.

Ce que la riche imagination de Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible en voyant cet être surnaturel, était une complète image de la nature artiste, de cette nature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés, et qui trop souvent en abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et même quelques amateurs, à travers mille routes pierreuses, où, pour eux, il n’y a rien ; tandis que folâtre en ses fantaisies, cette fille aux ailes blanches y découvre des épopées, des châteaux, des œuvres d’art. Nature moqueuse et bonne, féconde et pauvre ! Ainsi, pour l’enthousiaste Poussin, ce vieillard était devenu, par une transfiguration subite, l’Art lui-même, l’art avec ses secrets, ses fougues et ses rêveries.

– Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m’a manqué jusqu’à présent de rencontrer une femme irréprochable, un corps dont les contours soient d’une beauté parfaite, et dont la carnation... Mais où est-elle vivante, dit-il en s’interrompant, cette introuvable Vénus des anciens, si souvent cherchée, et de qui nous rencontrons à peine quelques beautés éparses ? Oh ! pour voir un moment, une seule fois, la nature divine, complète, l’idéal enfin, je donnerais toute ma fortune, mais j’irais te chercher dans tes limbes, beauté céleste ! Comme Orphée, je descendrais dans l’enfer de l’art pour en ramener la vie.

– Nous pouvons partir d’ici, dit Porbus à Poussin, il ne nous entend plus, ne nous voit plus !

– Allons à son atelier, répondit le jeune homme émerveillé.

– Oh ! le vieux reître a su en défendre l’entrée. Ses trésors sont trop bien gardés pour que nous puissions y arriver. Je n’ai pas attendu votre avis et votre fantaisie pour tenter l’assaut du mystère.

– Il y a donc un mystère ?

– Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse ait voulu faire. Devenu son ami, son sauveur, son père, Frenhofer a sacrifié la plus grande partie de ses trésors à satisfaire les passions de Mabuse ; en échange, Mabuse lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel, mais dont il possédait si bien le faire, qu’un jour, ayant vendu et bu le damas à fleurs avec lequel il devait s’habiller à l’entrée de Charles Quint, il accompagna son maître avec un vêtement de papier peint en damas. L’éclat particulier de l’étoffe portée par Mabuse surprit l’empereur, qui, voulant en faire compliment au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie.

Frenhofer est un homme passionné pour notre art, qui voit plus haut et plus loin que les autres peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne ; mais, à force de recherches, il est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches. Dans ses moments de désespoir, il prétend que le dessin n’existe pas et qu’on ne peut rendre avec des traits que des figures géométriques ; ce qui est au-delà du vrai, puisque avec le trait et le noir, qui n’est pas une couleur, on peut faire une figure ; ce qui prouve que notre art est, comme la nature, composé d’une infinité d’éléments : le dessin donne un squelette, la couleur est la vie, mais la vie sans le squelette est une chose plus incomplète que le squelette sans la vie. Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout ceci, c’est que la pratique et l’observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre sublime, il a eu le malheur de naître riche, ce qui lui a permis de divaguer, ne l’imitez pas ! Travaillez ! les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main.

– Nous y pénétrerons, s’écria Poussin n’écoutant plus Porbus et ne doutant plus de rien.

Porbus sourit à l’enthousiasme du jeune inconnu, et le quitta en l’invitant à venir le voir.

 

Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la Harpe, et dépassa sans s’en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé. Montant avec une inquiète promptitude son misérable escalier, il parvint à une chambre haute, située sous une toiture en colombage, naïve et légère couverture des maisons du vieux Paris. Près de l’unique et sombre fenêtre de cette chambre, il vit une jeune fille qui, au bruit de la porte, se dressa soudain par un mouvement d’amour ; elle avait reconnu le peintre à la manière dont il avait attaqué le loquet.

– Qu’as-tu ? lui dit-elle.

– J’ai, j’ai, s’écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis senti peintre ! J’avais douté de moi jusqu’à présent, mais ce matin j’ai cru en moi-même ! Je puis être un grand homme ! Va, Gillette, nous serons riches, heureux ! Il y a de l’or dans ces pinceaux.

Mais il se tut soudain. Sa figure grave et vigoureuse perdit son expression de joie quand il compara l’immensité de ses espérances à la médiocrité de ses ressources. Les murs étaient couverts de simples papiers chargés d’esquisses au crayon. Il ne possédait pas quatre toiles propres. Les couleurs avaient alors un haut prix, et le pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue. Au sein de cette misère, il possédait et ressentait d’incroyables richesses de cœur, et la surabondance d’un génie dévorant.

Amené à Paris par un gentilhomme de ses amis, ou peut-être par son propre talent, il y avait rencontré soudain une maîtresse, une de ces âmes nobles et généreuses qui viennent souffrir près d’un grand homme, en épousent les misères et s’efforcent de comprendre leurs caprices ; forte pour la misère et l’amour, comme d’autres sont intrépides à porter le luxe, à faire parader leur insensibilité.

Le sourire errant sur les lèvres de Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l’éclat du ciel. Le soleil ne brillait pas toujours, tandis qu’elle était toujours là, recueillie dans sa passion, attachée à son bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui débordait dans l’amour avant de s’emparer de l’art.

– Écoute, Gillette, viens.

L’obéissante et joyeuse fille sauta sur les genoux du peintre. Elle était toute grâce, toute beauté, jolie comme un printemps, parée de toutes les richesses féminines et les éclairant par le feu d’une belle âme.

– Ô Dieu ! s’écria-t-il, je n’oserai jamais lui dire...

– Un secret ? reprit-elle, je veux le savoir.

Le Poussin resta rêveur.

– Parle donc.

– Gillette ! pauvre cœur aimé !

– Oh ! tu veux quelque chose de moi ?

– Oui.

– Si tu désires que je pose encore devant toi comme l’autre jour, reprit-elle d’un petit air boudeur, je n’y consentirai plus jamais, car, dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses plus à moi, et cependant tu me regardes.

– Aimerais-tu mieux me voir copiant une autre femme ?

– Peut-être, dit-elle, si elle était bien laide.

– Eh ! bien, reprit Poussin d’un ton sérieux, si pour ma gloire à venir, si pour me faire grand peintre, il fallait aller poser chez un autre ?

– Tu veux m’éprouver, dit-elle. Tu sais bien que je n’irais pas. Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme en homme qui succombe à une joie ou à une douleur trop forte pour son âme. – Écoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de son pourpoint usé, je t’ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi ; mais je ne t’ai jamais promis, moi vivante, de renoncer à mon amour. – Y renoncer ? s’écria Poussin.

– Si je me montrais ainsi à un autre, tu ne m’aimerais plus. Et, moi-même, je me trouverais indigne de toi. Obéir à tes caprices, n’est-ce pas chose naturelle et simple ? Malgré moi, je suis heureuse, et même fière de faire ta chère volonté. Mais pour un autre ! fi donc.

– Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à ses genoux. J’aime mieux être aimé que glorieux. Pour moi, tu es plus belle que la fortune et les honneurs. Va, jette mes pinceaux, brûle ces esquisses. Je me suis trompé. Ma vocation, c’est de t’aimer. Je ne suis pas peintre, je suis amoureux. Périssent et l’art et tous ses secrets !

Elle l’admirait, heureuse, charmée ! Elle régnait, elle sentait instinctivement que les arts étaient oubliés pour elle, et jetés à ses pieds comme un grain d’encens.

– Ce n’est pourtant qu’un vieillard, reprit Poussin. Il ne pourra voir que la femme en toi. Tu es si parfaite !

– Il faut bien aimer, s’écria-t-elle, prête à sacrifier ses scrupules d’amour pour récompenser son amant de tous les sacrifices qu’il lui faisait. Mais, reprit-elle, ce serait me perdre. Ah ! me perdre pour toi. Oui, cela est bien beau ! Mais tu m’oublieras. Oh ! quelle mauvaise pensée as-tu donc eue là !

– Je l’ai eue et je t’aime, dit-il avec une sorte de contrition ; mais je suis donc un infâme.

– Consultons le père Hardouin ? dit-elle.

– Oh, non ! Que ce soit un secret entre nous deux.

– Eh ! bien, j’irai ; mais ne sois pas là, dit-elle. Reste à la porte, armé de ta dague ; si je crie, entre et tue le peintre.

Ne voyant plus que son art, le Poussin pressa Gillette dans ses bras.

– Il ne m’aime plus ! pensa Gillette quand elle se trouva seule. Elle se repentait déjà de sa résolution. Mais elle fut bientôt en proie à une épouvante plus cruelle que son repentir, elle s’efforça de chasser une pensée affreuse qui s’élevait dans son cœur.

Elle croyait aimer déjà moins le peintre en le soupçonnant moins estimable qu’auparavant.

 

 

 

II

Catherine Lescault

Trois mois après la rencontre du Poussin et de Porbus, celui-ci vint voir maître Frenhofer.

Le vieillard était alors en proie à l’un de ces découragements profonds et spontanés dont la cause est, s’il faut en croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur ou quelque empâtement des hypochondres ; et, suivant les spiritualistes, dans l’imperfection de notre nature morale. Le bonhomme s’était purement et simplement fatigué à parachever son mystérieux tableau. Il était languissamment assis, dans une vaste chaire de chêne sculpté, garnie de cuir noir ; et, sans quitter son attitude mélancolique, il lança sur Porbus le regard d’un homme qui s’était établi dans son ennui.

– Eh ! bien, maître, lui dit Porbus, l’outremer que vous êtes allé chercher à Bruges était-il mauvais, est-ce que vous n’avez pas su broyer notre nouveau blanc, votre huile est-elle méchante, ou les pinceaux rétifs ?

– Hélas ! s’écria le vieillard, j’ai cru pendant un moment que mon œuvre était accomplie ; mais je me suis, certes, trompé dans quelques détails, et je ne serai tranquille qu’après avoir éclairci mes doutes. Je me décide à voyager et vais aller en Turquie, en Grèce, en Asie pour y chercher un modèle et comparer mon tableau à diverses natures. Peut-être ai-je là-haut, reprit-il en laissant échapper un sourire de contentement, la nature elle-même. Parfois, j’ai quasi peur qu’un souffle ne me réveille cette femme et qu’elle ne disparaisse. Puis il se leva tout à coup, comme pour partir.

– Oh ! oh ! répondit Porbus, j’arrive à temps pour vous éviter la dépense et les fatigues du voyage.

– Comment ? demanda Frenhofer étonné.

– Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l’incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s’il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile.

Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite.

– Comment ! s’écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon épouse ? déchirer le voile sous lequel j’ai chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution ! Voilà dix ans que je vis avec cette femme, elle est à moi, à moi seul, elle m’aime. Ne m’a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? Elle a une âme, l’âme dont je l’ai douée. Elle rougirait si d’autres yeux que les miens s’arrêtaient sur elle. La faire voir ! Mais quel est le mari, l’amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur ? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n’y mets pas toute ton âme, tu ne vends aux courtisans que des mannequins coloriés. Ma peinture n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue. La poésie et les femmes ne se livrent nues qu’à leurs amants ! Possédons-nous le modèle de Raphaël, l’Angélique de l’Arioste, la Béatrix du Dante ? Non ! nous n’en voyons que les Formes. Eh ! bien, l’œuvre que je tiens là-haut sous mes verrous est une exception dans notre art. Ce n’est pas une toile, c’est une femme ! une femme avec laquelle je pleure, je ris, je cause et pense. Veux-tu que tout à coup je quitte un bonheur de dix années comme on jette un manteau ? Que tout à coup je cesse d’être père, amant et Dieu. Cette femme n’est pas une créature, c’est une création. Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors, je lui donnerai des tableaux du Corrège, de Michel Ange, du Titien, je baiserai la marque de ses pas dans la poussière ; mais en faire mon rival ? Honte à moi ! Ha ! ha ! je suis plus amant encore que je ne suis peintre. Oui, j’aurai la force de brûler ma Belle Noiseuse à mon dernier soupir ; mais lui faire supporter le regard d’un homme, d’un jeune homme, d’un peintre ? non, non ! Je tuerais le lendemain celui qui l’aurait souillée d’un regard ! Je te tuerais à l’instant, toi, mon ami, si tu ne la saluais pas à genoux ! Veux-tu maintenant que je soumette mon idole aux froids regards et aux stupides critiques des imbéciles ? Ah ! l’amour est un mystère, il n’a de vie qu’au fond des cœurs, et tout est perdu quand un homme dit même à son ami :

– Voilà celle que j’aime !

Le vieillard semblait être redevenu jeune ; ses yeux avaient de l’éclat et de la vie ; ses joues pâles étaient nuancées d’un rouge vif, et ses mains tremblaient.

Porbus, étonné de la violence passionnée avec laquelle ces paroles furent dites, ne savait que répondre à un sentiment aussi neuf que profond.

Frenhofer était-il raisonnable ou fou ? Se trouvait-il subjugué par une fantaisie d’artiste, ou les idées qu’il avait exprimées procédaient-elles de ce fanatisme inexprimable produit en nous par le long enfantement d’une grande œuvre ? Pouvait-on jamais espérer de transiger avec cette passion bizarre ? En proie à toutes ces pensées, Porbus dit au vieillard :

– Mais n’est-ce pas femme pour femme ? Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos regards ? – Quelle maîtresse, répondit Frenhofer. Elle le trahira tôt ou tard. La mienne me sera toujours fidèle !

– Eh ! bien, reprit Porbus, n’en parlons plus. Mais avant que vous ne trouviez, même en Asie, une femme aussi belle, aussi parfaite que celle dont je parle, vous mourrez peut-être sans avoir achevé votre tableau.

– Oh ! il est fini, dit Frenhofer. Qui le verrait, croirait apercevoir une femme couchée sur un lit de velours, sous des courtines. Près d’elle un trépied d’or exhale des parfums. Tu serais tenté de prendre le gland des cordons qui retiennent les rideaux, et il te semblerait voir le sein de Catherine Lescault, une belle courtisane appelée la Belle Noiseuse, rendre le mouvement de sa respiration. Cependant, je voudrais bien être certain...

– Va donc en Asie, répondit Porbus en apercevant une sorte d’hésitation dans le regard de Frenhofer.

Et Porbus fit quelques pas vers la porte de la salle.

 

En ce moment, Gillette et Nicolas Poussin étaient arrivés près du logis de Frenhofer. Quand la jeune fille fut sur le point d’y entrer, elle quitta le bras du peintre, et se recula comme si elle eût été saisie par quelque soudain pressentiment.

– Mais que viens-je donc faire ici, demanda-telle à son amant d’un son de voix profond et en le regardant d’un œil fixe.

– Gillette, je t’ai laissée maîtresse et veux t’obéir en tout. Tu es ma conscience et ma gloire. Reviens au logis, je serai plus heureux, peut-être, que si tu...

– Suis-je à moi quand tu me parles ainsi ? Oh ! non, je ne suis plus qu’une enfant.

– Allons, ajouta-t-elle en paraissant faire un violent effort, si notre amour périt, et si je mets dans mon cœur un long regret, ta célébrité ne sera-t-elle pas le prix de mon obéissance à tes désirs ? Entrons, ce sera vivre encore que d’être toujours comme un souvenir dans ta palette. En ouvrant la porte de la maison, les deux amants se rencontrèrent avec Porbus qui, surpris par la beauté de Gillette dont les yeux étaient alors pleins de larmes, la saisit toute tremblante, et l’amenant devant le vieillard :

– Tenez, dit-il, ne vaut-elle pas tous les chefs-d’œuvre du monde ?

Frenhofer tressaillit.

Gillette était là, dans l’attitude naïve et simple d’une jeune Géorgienne innocente et peureuse, ravie et présentée par des brigands à quelque marchand d’esclaves. Une pudique rougeur colorait son visage, elle baissait les yeux, ses mains étaient pendantes à ses côtés, ses forces semblaient l’abandonner, et des larmes protestaient contre la violence faite à sa pudeur.

En ce moment, Poussin, au désespoir d’avoir sorti ce beau trésor de son grenier, se maudit lui-même. Il devint plus amant qu’artiste, et mille scrupules lui torturèrent le cœur quand il vit l’œil rajeuni du vieillard, qui, par une habitude de peintre, déshabilla, pour ainsi dire, cette jeune fille en en devinant les formes les plus secrètes.

Il revint alors à la féroce jalousie du véritable amour.

– Gillette, partons ! s’écria-t-il.

À cet accent, à ce cri, sa maîtresse joyeuse leva les yeux sur lui, le vit, et courut dans ses bras. – Ah ! tu m’aimes donc, répondit-elle en fondant en larmes.

Après avoir eu l’énergie de taire sa souffrance, elle manquait de force pour cacher son bonheur. – Oh ! laissez-la-moi pendant un moment, dit le vieux peintre, et vous la comparerez à ma Catherine. Oui, j’y consens. Il y avait encore de l’amour dans le cri de Frenhofer. Il semblait avoir de la coquetterie pour son semblant de femme, et jouir par avance du triomphe que la beauté de sa vierge allait remporter sur celle d’une vraie jeune fille.

– Ne le laissez pas se dédire, s’écria Porbus en frappant sur l’épaule de Poussin. Les fruits de l’amour passent vite, ceux de l’art sont immortels.

– Pour lui, répondit Gillette en regardant attentivement le Poussin et Porbus, ne suis-je donc pas plus qu’une femme ?

Elle leva la tête avec fierté ; mais quand, après avoir jeté un coup d’œil étincelant à Frenhofer, elle vit son amant occupé à contempler de nouveau le portrait qu’il avait pris naguère pour un Giorgion :

– Ah ! dit-elle, montons ! Il ne m’a jamais regardée ainsi.

– Vieillard, reprit Poussin tiré de sa méditation par la voix de Gillette, vois cette épée, je la plongerai dans ton cœur au premier mot de plainte que prononcera cette jeune fille, je mettrai le feu à ta maison, et personne n’en sortira. Comprends-tu ?

Nicolas Poussin était sombre, et sa parole fut terrible. Cette attitude et surtout le geste du jeune peintre consolèrent Gillette qui lui pardonna presque de la sacrifier à la peinture et à son glorieux avenir.

Porbus et Poussin restèrent à la porte de l’atelier, se regardant l’un l’autre en silence. Si, d’abord, le peintre de la Marie égyptienne se permit quelques exclamations : – Ah ! elle se déshabille, il lui dit de se mettre au jour ! Il la compare ! Bientôt il se tut à l’aspect du Poussin dont le visage était profondément triste ; et, quoique les vieux peintres n’aient plus de ces scrupules si petits en présence de l’art, il les admira tant ils étaient naïfs et jolis. Le jeune homme avait la main sur la garde de sa dague et l’oreille presque collée à la porte. Tous deux, dans l’ombre et debout, ressemblaient ainsi à deux conspirateurs attendant l’heure de frapper un tyran.

– Entrez, entrez, leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une rivale à Catherine Lescault la belle courtisane.

En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d’un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s’arrêtèrent tout d’abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d’admiration.

– Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c’est une toile que j’ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d’eux.

À ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l’apercevoir.

– Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d’amour.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l’air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l’air qui nous environne. Où est l’art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d’une jeune fille. N’ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N’est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l’atmosphère comme les poissons dans l’eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l’accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?... Mais elle a respiré, je crois !... Ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l’adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.

– Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.

– Non. Et vous ?

– Rien. Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la lumière, en tombant d’aplomb sur la toile qu’il leur montrait, n’en neutralisait pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et se levant tour à tour.

– Oui, oui, c’est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin voici mes couleurs, mes pinceaux. Et il s’empara d’une brosse qu’il leur présenta par un mouvement naïf.

– Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture.

– Nous nous trompons, voyez !... reprit Porbus.

En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce pied apparaissait là comme le torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée.

– Il y a une femme là-dessous, s’écria Porbus en faisant remarquer à Poussin les courbes de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposées en croyant perfectionner sa peinture.

Les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à s’expliquer, mais vaguement, l’extase dans laquelle il vivait.

– Il est de bonne foi, dit Porbus.

– Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi, de la foi dans l’art, et vivre pendant longtemps avec son œuvre pour produire une création semblable. Quelques-unes de ces ombres m’ont coûté bien des travaux. Tenez, il y a là sur sa joue, au-dessous des yeux, une légère pénombre qui, si vous l’observez dans la nature, vous paraîtra presque intraduisible. Eh ! bien, croyez-vous qu’elle ne m’ait pas coûté des peines inouïes à reproduire ? Mais aussi, mon cher Porbus, regarde attentivement mon travail, et tu comprendras mieux ce que je te disais sur la manière de traiter le modelé et les contours. Regarde la lumière du sein, et vois comme, par une suite de touches et de rehauts fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la véritable lumière et à la combiner avec la blancheur luisante des tons éclairés ; et comme, par un travail contraire, en effaçant les saillies et le grain de la pâte, j’ai pu, à force de caresser le contour de ma figure, noyé dans la demi-teinte, ôter jusqu’à l’idée de dessin et de moyens artificiels, et lui donner l’aspect et la rondeur même de la nature. Approchez, vous verrez mieux ce travail. De loin, il disparaît. Tenez ! Là il est, je crois, très remarquable.

Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de couleur claire.

Porbus frappa sur l’épaule du vieillard en se tournant vers Poussin :

– Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre ? dit-il.

– Il est encore plus poète que peintre, répondit gravement Poussin.

– Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre.

– Et, de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin.

– Combien de jouissances sur ce morceau de toile ! s’écria Porbus.

Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire.

– Mais, tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin.

– Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant tour à tour les deux peintes et son prétendu tableau.

– Qu’avez-vous fait ! répondit Porbus à Poussin.

Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit :

– Tu ne vois rien, manant ! maheustre ! bélître ! bardache ! Pourquoi donc es-tu monté ici ?

– Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre, est-ce que, vous aussi, vous vous joueriez de moi ? Répondez ! Je suis votre ami, dites, aurais-je donc gâté mon tableau ?

Porbus, indécis, n’osa rien dire ; mais l’anxiété peinte sur la physionomie blanche du vieillard était si cruelle, qu’il montra la toile en disant :

– Voyez !

Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela.

– Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans !

Il s’assit et pleura.

– Je suis donc un imbécile, un fou ! je n’ai donc ni talent, ni capacité, je ne suis plus qu’un homme riche qui, en marchant, ne fait que marcher ! Je n’aurai donc rien produit !

Il contempla sa toile à travers ses larmes, il se releva tout à coup avec fierté, et jeta sur les deux peintres un regard étincelant.

– Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des jaloux qui voulez me faire croire qu’elle est gâtée pour me la voler ! Moi, je la vois ! cria-t-il, elle est merveilleusement belle.

En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette, oubliée dans un coin.

– Qu’as-tu, mon ange ? lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.

– Tue-moi ! dit-elle. Je serais une infâme de t’aimer encore, car je te méprise. Je t’admire, et tu me fais horreur. Je t’aime et je crois que je te hais déjà.

Pendant que Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa Catherine d’une serge verte, avec la sérieuse tranquillité d’un joaillier qui ferme ses tiroirs en se croyant en compagnie d’adroits larrons. Il jeta sur les deux peintres un regard profondément sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit silencieusement à la porte de son atelier, avec une promptitude convulsive. Puis, il leur dit sur le seuil de son logis :

– Adieu, mes petits amis.

Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus inquiet, revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles.

 

◄►

 

Paris, février 1832.

 

balzac 300ari

6 juin 2013

Histoire d'un bon bramin, Voltaire

 

 

-2oFagGsY_nfE1Tvq5qK5FvhP5Y@200x200

 

 ◄►

 

                    Je rencontrai dans mes voyages un vieux bramin, homme fort sage, plein d’esprit, et très savant ; de plus, il était riche, et, partant, il en était plus sage encore : car, ne manquant de rien, il n’avait besoin de tromper personne. Sa famille était très bien gouvernée par trois belles femmes qui s’étudiaient à lui plaire ; et, quand il ne s’amusait pas avec ses femmes, il s’occupait à philosopher.

Près de sa maison, qui était belle, ornée et accompagnée de jardins charmants, demeurait une vieille Indienne, bigote, imbécile, et assez pauvre.

 

Le bramin me dit un jour :

« Je voudrais n’être jamais né. » Je lui demandai pourquoi.

Il me répondit : « J’étudie depuis quarante ans, ce sont quarante années de perdues ; j’enseigne les autres, et j’ignore tout ; cet état porte dans mon âme tant d’humiliation et de dégoût que la vie m’est insupportable ; je suis né, je vis dans le temps, et je ne sais pas ce que c’est que le temps ; je me trouve dans un point entre deux éternités, comme disent nos sages, et je n’ai nulle idée de l’éternité ; je suis composé de matière ; je pense, je n’ai jamais pu m’instruire de ce qui produit la pensée ; j’ignore si mon entendement est en moi une simple faculté, comme celle de marcher, de digérer, et si je pense avec ma tête comme je prends avec mes mains.

Non seulement le principe de ma pensée m’est inconnu, mais le principe de mes mouvements m’est également caché : je ne sais pourquoi j’existe. Cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces points : il faut répondre ; je n’ai rien de bon à dire ; je parle beaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même après avoir parlé.

 

« C’est bien pis quand on me demande si Brama a été produit par Vitsnou, ou s’ils sont tous deux éternels. Dieu m’est témoin que je n’en sais pas un mot, et il y paraît bien à mes réponses. « Ah ! mon révérend père, me dit-on, apprenez-nous comment le mal inonde toute la terre. »

Je suis aussi en peine que ceux qui me font cette question : je leur dis quelquefois que tout est le mieux du monde ; mais ceux qui ont été ruinés et mutilés à la guerre n’en croient rien, ni moi non plus ; je me retire chez moi accablé de ma curiosité et de mon ignorance.

Je lis nos anciens livres, et ils redoublent mes ténèbres.

Je parle à mes compagnons : les uns me répondent qu’il faut jouir de la vie, et se moquer des hommes ; les autres croient savoir quelque chose, et se perdent dans des idées extravagantes ; tout augmente le sentiment douloureux que j’éprouve.

Je suis prêt quelquefois de tomber dans le désespoir, quand je songe qu’après toutes mes recherches je ne sais ni d’où je viens, ni ce que je suis, ni où j’irai, ni ce que je deviendrai. »

 

L’état de ce bon homme me fit une vraie peine : personne n’était ni plus raisonnable ni de meilleure foi que lui. Je conçus que plus il avait de lumières dans son entendement et de sensibilité dans son cœur, plus il était malheureux.

 

Je vis le même jour la vieille femme qui demeurait dans son voisinage : je lui demandai si elle avait jamais été affligée de ne savoir pas comment son âme était faite. Elle ne comprit seulement pas ma question : elle n’avait jamais réfléchi un seul moment de sa vie sur un seul des points qui tourmentaient le bramin ; elle croyait aux métamorphoses de Vitsnou de tout son cœur, et pourvu qu’elle pût avoir quelquefois de l’eau du Gange pour se laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes.

 

Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins à mon philosophe, et je lui dis :

« N’êtes-vous pas honteux d’être malheureux, dans le temps qu’à votre porte il y a un vieil automate qui ne pense à rien, et qui vit content ?

– Vous avez raison, me répondit-il ; je me suis dit cent fois que je serais heureux si j’étais aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d’un tel bonheur. »

Cette réponse de mon bramin me fit une plus grande impression que tout le reste ; je m’examinai moi-même, et je vis qu’en effet je n’aurais pas voulu être heureux à condition d’être imbécile.

 

Je proposai la chose à des philosophes, et ils furent de mon avis.

« Il y a pourtant, disais-je, une furieuse contradiction dans cette façon de penser ; car enfin de quoi s’agit-il ? d’être heureux. Qu’importe d’avoir de l’esprit ou d’être sot ? Il y a bien plus : ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs d’être contents ; ceux qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner.

Il est donc clair, disais-je, qu’il faudrait choisir de n’avoir pas le sens commun, pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-être. »

Tout le monde fut de mon avis, et cependant je ne trouvai personne qui voulût accepter le marché de devenir imbécile pour devenir content.

De là je conclus que, si nous faisons cas du bonheur, nous faisons encore plus de cas de la raison.

Mais, après y avoir réfléchi, il paraît que de préférer la raison à la félicité, c’est être très insensé. Comment donc cette contradiction peut-elle s’expliquer ? Comme toutes les autres. Il y a là de quoi parler beaucoup.

 

◄►

Quelques siècles plus tard, Schopenhauer tint un discours semblable, bien que plus profond, dans "Aphorismes sur la sagesse dans la vie", chapitre II "De ce que l'on est".

JCP

...

 

91454

 

6 juin 2013

La mort d'Olivier Bécaille, Émile Zola

51l9YBmuplL

 

Émile Zola

 

LA MORT D’OLIVIER BÉCAILLE

 

◄►

 

I

 

                           C'est un samedi, à six heures du matin que je suis mort après trois jours de maladie. Ma pauvre femme fouillait depuis un instant dans la malle, où elle cherchait du linge. Lorsqu'elle s'est relevée et qu'elle m'a vu rigide, les yeux ouverts, sans un souffle, elle est accourue, croyant à un évanouissement, me touchant les mains, se penchant sur mon visage. Puis, la terreur l'a prise; et, affolée elle a bégayé, en éclatant en larmes :

- Mon Dieu ! mon Dieu ! il est mort !

J'entendais tout, mais les sons affaiblis semblaient venir de très loin. Seul, mon œil gauche percevait encore une lueur confuse, une lumière blanchâtre où les objets se fondaient; l'œil droit se trouvait complètement paralysé. C'était une syncope de mon être entier comme un coup de foudre qui m'avait anéanti. Ma volonté était morte, plus une fibre de ma chair ne m'obéissait. Et, dans ce néant, au-dessus de mes membres inertes, la pensée seule demeurait, lente et paresseuse, mais d'une netteté parfaite.

Ma pauvre Marguerite pleurait, tombée à genoux devant le lit, répétant d'une voix déchirée :

- Il est mort, mon Dieu ! il est mort !

Était-ce donc la mort, ce singulier état de torpeur, cette chair frappée d'immobilité, tandis que l'intelligence fonctionnait toujours ? Était-ce mon âme qui s'attardait ainsi dans mon crâne, avant de prendre son vol? Depuis mon enfance, j'étais sujet à des crises nerveuses. Deux fois, tout jeune, des fièvres aiguës avaient failli m'emporter Puis, autour de moi, on s'était habitué à me voir maladif; et moi-même j'avais défendu à Marguerite d'aller chercher un médecin, lorsque je m'étais couché le matin de notre arrivée à Paris, dans cet hôtel meublé de la rue Dauphine. Un peu de repos suffirait, c'était la fatigue du voyage qui me courbaturait ainsi. Pourtant, je me sentais plein d'une angoisse affreuse.

Nous avions quitté brusquement notre province, très pauvres, ayant à peine de quoi attendre les appointements de mon premier mois, dans l'administration où je m'étais assuré une place. Et voilà qu'une crise subite m'emportait ! Était-ce bien la mort ? Je m'étais imaginé une nuit plus noire, un silence plus lourd. Tout petit, j'avais déjà peur de mourir. Comme j'étais débile et que les gens me caressaient avec compassion, je pensais constamment que je ne vivrais pas, qu'on m'enterrerait de bonne heure. Et cette pensée de la terre me causait une épouvante, à laquelle je ne pouvais m'habituer, bien qu'elle me hantât nuit et jour. En grandissant, j'avais gardé cette idée fixe. Parfois, après des journées de réflexion, je croyais avoir vaincu ma peur.

Eh bien ! on mourait, c'était fini ; tout le monde mourait un jour; rien ne devait être plus commode ni meilleur. J'arrivais presque à être gai, je regardais la mort en face. Puis, un frisson brusque me glaçait, me rendait à mon vertige, comme si une main géante m'eût balancé au-dessus d'un gouffre noir. C'était la pensée de la terre qui revenait et emportait mes raisonnements. Que de fois, la nuit, je me suis réveillé en sursaut, ne sachant quel souffle avait passé sur mon sommeil, joignant les mains avec désespoir, balbutiant: “ Mon Dieu! mon Dieu! il faut mourir! ” Une anxiété me serrait la poitrine, la nécessité de la mort me paraissait plus abominable, dans l'étourdissement du réveil. Je ne me rendormais qu'avec peine, le sommeil m'inquiétait, tellement il ressemblait à la mort. Si j'allais dormir toujours ! Si je fermais les yeux pour ne les rouvrir jamais !

 

J'ignore si d'autres ont souffert ce tourment. Il a désolé ma vie. La mort s'est dressée entre moi et tout ce que j'ai aimé.

Je me souviens des plus heureux instants que j'ai passés avec Marguerite. Dans les premiers mois de notre mariage, lorsqu'elle dormait la nuit à mon côté, lorsque, je songeais à elle en faisant des rêves d'avenir, sans cesse l'attente d'une séparation fatale gâtait mes joies, détruisait mes espoirs. Il faudrait nous quitter, peut-être demain, peut-être dans une heure. Un immense découragement me prenait, je me demandais à quoi bon le bonheur d'être ensemble, puisqu'il devait aboutir à un déchirement si cruel. Alors, mon imagination se plaisait dans le deuil. Qui partirait le premier, elle ou moi ? Et l'une ou l'autre alternative m'attendrissait aux larmes, en déroulant le tableau de nos vies brisées.

Aux meilleures époques de mon existence, j'ai eu ainsi des mélancolies soudaines que personne ne comprenait. Lorsqu'il m'arrivait une bonne chance, on s'étonnait de me voir sombre. C'était que tout d'un coup, l'idée de mon néant avait traversé ma joie. Le terrible : “À quoi bon ?” sonnait comme un glas à mes oreilles.

Mais le pis de ce tourment, c'est qu'on l'endure dans une honte secrète. On n'ose dire son mal à personne. Souvent le mari et la femme, couchés côte à côte, doivent frissonner du même frisson, quand la lumière est éteinte ; et ni l'un ni l'autre ne parle, car on ne parle pas de la mort, pas plus qu'on ne prononce certains mots obscènes. On a peur d'elle jusqu'à ne point la nommer, on la cache comme on cache son sexe.

Je réfléchissais à ces choses, pendant que ma chère Marguerite continuait à sangloter. Cela me faisait grand peine de ne savoir comment calmer son chagrin, en lui disant que je ne souffrais pas. Si la mort n'était que cet évanouissement de la chair, en vérité j'avais eu tort de la tant redouter.

C'était un bien-être égoïste, un repos dans lequel j'oubliais mes soucis. Ma mémoire surtout avait pris une vivacité extraordinaire. Rapidement, mon existence entière passait devant moi, ainsi qu'un spectacle auquel, je me sentais désormais étranger. Sensation étrange et curieuse qui m'amusait : on aurait dit une voix lointaine qui me racontait mon histoire.

Il y avait un coin de campagne, près de Guérande, sur la route de Piriac, dont le souvenir me poursuivait. La route tourne, un petit bois de pins descend à la débandade une pente rocheuse. Lorsque j'avais sept ans, j'allais là avec mon père, dans une maison à demi écroulée, manger des crêpes chez les parents de Marguerite, des paludiers qui vivaient déjà péniblement des salines voisines.

Puis, je me rappelais le collège de Nantes où j'avais grandi, dans l'ennui des vieux murs, avec le continuel désir du large horizon de Guérande, les marais salants à perte de vue, au bas de la ville, et la mer immense, étalée sous le ciel.

Là, un trou noir se creusait: mon père mourait, j'entrais à l'administration de l'hôpital comme employé, je commençais une vie monotone, ayant pour unique joie mes visites du dimanche à la vieille maison de la route de Piriac. Les choses y marchaient de mal en pis, car les salines ne rapportaient presque plus rien, et le pays tombait à une grande misère. Marguerite n'était encore qu'une enfant. Elle m'aimait, parce que, je la promenais dans une brouette. Mais, plus tard, le matin où je la demandai en mariage, je compris, à son geste effrayé, qu'elle me trouvait affreux. Les parents me l'avaient donnée tout de suite ; ça les débarrassait. Elle, soumise, n'avait pas dit non. Quand elle se fut habituée à l'idée d'être ma femme, elle ne parut plus trop ennuyée. Le jour du mariage, à Guérande, je me souviens qu'il pleuvait à torrents ; et, quand nous rentrâmes, elle dut se mettre en jupon, car sa robe était trempée.

Voilà toute ma jeunesse. Nous avons vécu quelque temps là-bas. Puis, un jour, en rentrant, je surpris ma femme pleurant à chaudes larmes. Elle s'ennuyait, elle voulait partir.

Au bout de six mois, j'avais des économies, faites sou à sou, à l'aide de travaux supplémentaires ; et, comme un ancien ami de ma famille s'était occupé de lui trouver une place à Paris, j'emmenai la chère enfant, pour qu'elle ne pleurât plus.

En chemin de fer, elle riait. La nuit, la banquette des troisièmes classes étant très dure, je la pris sur mes genoux, afin qu'elle pût dormir mollement.

C'était là le passé.

Et, à cette heure, je venais de mourir sur cette couche étroite d'hôtel meublé, tandis que ma femme, tombée à genoux sur le carreau, se lamentait.

La tache blanche que percevait mon œil gauche pâlissait peu à peu ; mais je me rappelais très nettement la chambre. À gauche, était la commode ; à droite, la cheminée, au milieu de laquelle une pendule détraquée, sans balancier, marquait dix heures six minutes. La fenêtre s'ouvrait sur la rue Dauphine, noire et profonde. Tout Paris passait là, et dans un tel vacarme, que j'entendais les vitres trembler. Nous ne connaissions personne à Paris. Comme nous avions pressé notre départ, on ne m'attendait que le lundi suivant à mon administration.

Depuis que j'avais dû prendre le lit, c'était une étrange sensation que cet emprisonnement dans cette chambre, où le voyage venait de nous jeter, encore effarés de quinze heures de chemin de fer étourdis du tumulte des rues. Ma femme m'avait soigné avec sa douceur souriante ; mais je sentais combien elle était troublée. De temps à autre, elle s'approchait de la fenêtre, donnait un coup d'œil à la rue, puis revenait toute pâle, effrayée par ce grand Paris dont elle ne connaissait pas une pierre et qui grondait si terriblement.

Et qu'allait-elle faire, si je ne me réveillais plus ? qu'allait-elle devenir dans cette ville immense, seule, sans un soutien, ignorante de tout ?

Marguerite avait pris une de mes mains qui pendait, inerte au bord du lit; et elle la baisait, et elle répétait follement :

- Olivier, réponds-moi... Mon Dieu ! il est mort ! il est mort !

 

La mort n'était donc pas le néant, puisque j'entendais et que je raisonnais. Seul, le néant m'avait terrifié, depuis mon enfance. Je ne m'imaginais pas la disparition de mon être, la suppression totale de ce que j'étais ; et cela pour toujours, pendant des siècles et des siècles encore, sans que jamais mon existence pût recommencer.

Je frissonnais parfois, lorsque je trouvais dans un journal une date future du siècle prochain: je ne vivrais certainement plus à cette date, et cette année d'un avenir que je ne verrais pas, où je ne serais pas, m'emplissait d'angoisse. N'étais-je pas le monde, et tout ne croulerait-il pas, lorsque je m'en irais ?

Rêver de la vie dans la mort, tel avait toujours été mon espoir.

Mais ce n'était pas la mort sans doute. J'allais certainement me réveiller tout à l'heure. Oui, tout à l'heure, je me pencherais et je saisirais Marguerite entre mes bras, pour sécher ses larmes. Quelle joie de nous retrouver ! et comme nous nous aimerions davantage! Je prendrais encore deux jours de repos, puis j'irais à mon administration. Une vie nouvelle commencerait pour nous, plus heureuse, plus large.

Seulement, je n'avais pas de hâte. Tout à l'heure, j'étais trop accablé. Marguerite avait tort de se désespérer ainsi, car je ne me sentais pas la force de tourner la tête sur l'oreiller pour lui sourire. Tout à l'heure, lorsqu'elle dirait de nouveau :

- Il est mort ! mon Dieu ! il est mort ! je l'embrasserais, je murmurerais très bas, afin de ne pas l'effrayer :

- Mais non, chère enfant. Je dormais. Tu vois bien que je vis et que je t'aime.

 

 

 

II

Aux cris que Marguerite poussait, la porte a été brusquement ouverte, et une voix s'est écriée : - Qu'y a-t-il donc, ma voisine ?... Encore une crise, n'est-ce pas ?

 J'ai reconnu la voix. C'était celle d'une vieille femme, Mme Gabin, qui demeurait sur le même palier que nous. Elle s'était montrée très obligeante, dès notre arrivée, émue par notre position. Tout de suite, elle nous avait raconté son histoire.

Un propriétaire intraitable lui avait vendu ses meubles, l'hiver dernier ; et, depuis ce temps, elle logeait à l'hôtel, avec sa fille Adèle, une gamine de dix ans. Toutes deux découpaient des abat-jour, c'était au plus si elles gagnaient quarante sous à cette besogne.

 

- Mon Dieu! est-ce que c'est fini ? demanda-t-elle en baissant la voix.

Je compris qu'elle s'approchait. Elle me regarda, me toucha, puis elle reprit avec pitié :

- Ma pauvre petite ! ma pauvre petite !

Marguerite, épuisée, avait des sanglots d'enfant. Mme Gabin la souleva, l'assit dans le fauteuil boiteux qui se trouvait près de la cheminée ; et, là, elle tâcha de la consoler.

- Vrai, vous allez vous faire du mal. Ce n'est pas parce que votre mari est parti, que vous devez vous crever de désespoir. Bien sûr, quand j'ai perdu Gabin, j'étais pareille à vous, je suis restée trois jours sans pouvoir avaler gros comme ça de nourriture. Mais ça ne m'a avancée à rien ; au contraire, ça m'a enfoncée davantage... Voyons pour l'amour de Dieu... Soyez raisonnable.

 

Peu à peu, Marguerite se tut. Elle était à bout de force ; et, de temps à autre, une crise de larmes la secouait encore. Pendant ce temps, la vieille femme prenait possession de la chambre, avec une autorité bourrue.

- Ne vous occupez de rien, répétait-elle. Justement, Dédé est allée reporter l'ouvrage ; puis, entre voisins, il faut bien s'entr'aider... Dites donc, vos malles ne sont pas encore complètement défaites ; mais il y a du linge dans la commode, n'est-ce pas ? Je l'entendis ouvrir la commode. Elle dut prendre une serviette, qu'elle vint étendre sur la table de nuit. Ensuite, elle frotta une allumette, ce qui me fit penser qu'elle allumait près de moi une des bougies de la cheminée, en guise de cierge.

Je suivais chacun de ses mouvements dans la chambre, je me rendais compte de ses moindres actions.

- Ce pauvre monsieur! murmura-t-elle. Heureusement que je vous ai entendue crier ma chère. Et, tout d'un coup, la lueur vague que je voyais encore de mon œil gauche, disparut.

Mme Gabin venait de me fermer les yeux. Je n'avais pas eu la sensation de son doigt sur ma paupière. Quand j'eus compris, un léger froid commença à me glacer. Mais la porte s'était rouverte. Dédé, la gamine de dix ans, entrait en criant de sa voix flûtée :

- Maman ! maman ! ah ! je savais bien que tu étais ici !... Tiens, voilà ton compte, trois francs quatre sous... J'ai rapporté vingt douzaines d'abat-jour...

- Chut ! chut ! tais-toi donc ! répétait vainement la mère.

Comme la petite continuait, elle lui montra le lit. Dédé s'arrêta, et je la sentis inquiète, reculant vers la porte.

- Est-ce que le monsieur dort ? demanda-t-elle très bas.

- Oui, va-t'en jouer, répondit Mme Gabin.

Mais l'enfant ne s'en allait pas. Elle devait me regarder de ses yeux agrandis, effarée et comprenant vaguement. Brusquement, elle parut prise d'une peur folle, elle se sauva en culbutant une chaise.

- Il est mort, oh ! maman, il est mort.

Un profond silence régna. Marguerite, accablée dans le fauteuil, ne pleurait plus. Mme Gabin rôdait toujours par la chambre. Elle se remit à parler entre ses dents.

- Les enfants savent tout, au jour d'aujourd'hui. Voyez celle-là. Dieu sait si je l'élève bien ! Lorsqu'elle va faire une commission ou que je l'envoie reporter l'ouvrage, je calcule les minutes, pour être sûre qu'elle ne galopine pas... Ça ne fait rien, elle sait tout, elle a vu d'un coup d'œil ce qu'il en était. Pourtant, on ne lui a jamais montré qu'un mort, son oncle François, et, à cette époque, elle n'avait pas quatre ans... Enfin, il n'y a plus d'enfants, que voulez-vous !

Elle s'interrompit, elle passa sans transition à un autre sujet.

- Dites donc, ma petite, il faut songer aux formalités, la déclaration à la mairie, puis tous les détails du convoi. Vous n'êtes pas en état de vous occuper de ça. Moi, je ne veux pas vous laisser seule... Hein ? si vous le permettez, je vais voir si M. Simoneau est chez lui.

Marguerite ne répondit pas. J'assistais à toutes ces scènes comme de très loin. Il me semblait, par moments, que je volais, ainsi qu'une flamme subtile, dans l'air de la chambre, tandis qu'un étranger, une masse informe, reposait inerte sur le lit.

Cependant, j'aurais voulu que Marguerite refusât les services de ce Simoneau. Je l'avais aperçu trois ou quatre fois durant ma courte maladie. Il habitait une chambre voisine et se montrait très serviable. Mme Gabin nous avait raconté qu'il se trouvait simplement de passage à Paris, où il venait recueillir d'anciennes créances de son père, retiré en province et mort dernièrement. C'était un grand garçon, très beau, très fort. Je le détestais, peut-être parce qu'il se portait bien. La veille, il était encore entré, et j'avais souffert de le voir assis près de Marguerite. Elle était si jolie, si blanche à côté de lui ! Et il l'avait regardée si profondément, pendant qu'elle lui souriait, en disant qu'il était bien bon de venir ainsi prendre de mes nouvelles !

- Voici M. Simoneau, murmura Mme Gabin, qui rentrait.

Il poussa doucement la porte, et, dès qu'elle l'aperçut, Marguerite de nouveau éclata en larmes. La présence de cet ami, du seul homme qu'elle connût, réveillait en elle sa douleur.

Il n'essaya pas de la consoler.

Je ne pouvais le voir; mais, dans les ténèbres qui m'enveloppaient, j'évoquais sa figure, et je le distinguais nettement, troublé, chagrin de trouver la pauvre femme dans un tel désespoir. Et qu'elle devait être belle pourtant, avec ses cheveux blonds dénoués, sa face pâle, ses chères petites mains d'enfant brûlantes de fièvre !

- Je me mets à votre disposition, madame, murmura Simoneau. Si vous voulez bien me charger de tout...

Elle ne lui répondit que par des paroles entrecoupées.

Mais, comme le jeune homme se retirait, Mme Gabin l'accompagna, et je l'entendis qui parlait d'argent, en passant près de moi. Cela coûtait toujours très cher ; elle craignait bien que la pauvre petite n'eût pas un sou. En tout cas, on pouvait la questionner. Simoneau fit taire la vieille femme. Il ne voulait pas qu'on tourmentât Marguerite. Il allait passer à la mairie et commander le convoi.

Quand le silence recommença, je me demandai si ce cauchemar durerait longtemps ainsi. Je vivais puisque je percevais les moindres faits extérieurs. Et je commençais à me rendre un compte exact de mon état.

Il devait s'agir d'un de ces cas de catalepsie dont j'avais entendu parler. Déjà, quand j'étais enfant, à l'époque de ma grande maladie nerveuse, j'avais eu des syncopes de plusieurs heures. Évidemment c'était une crise de cette nature qui me tenait rigide, comme mort, et qui trompait tout le monde autour de moi.

Mais le cœur allait reprendre ses battements, le sang circulerait de nouveau dans la détente des muscles ; et je m'éveillerais, et je consolerais Marguerite. En raisonnant ainsi, je m'exhortai à la patience.

Les heures passaient. Mme Gabin avait apporté son déjeuner. Marguerite refusait toute nourriture.

Puis, l'après-midi s'écoula. Par la fenêtre laissée ouverte, montaient les bruits de la rue Dauphine. À un léger tintement du cuivre du chandelier sur le marbre de la table de nuit, il me sembla qu'on venait de changer la bougie. Enfin, Simoneau reparut.

- Eh bien ? lui demanda à demi-voix la vieille femme.

- Tout est réglé, répondit-il. Le convoi est pour demain onze heures... Ne vous inquiétez de rien et ne parlez pas de ces choses devant cette pauvre femme.

Mme Gabin reprit quand même :

- Le médecin des morts n'est pas venu encore.

Simoneau alla s'asseoir près de Marguerite, l'encouragea, et se tut.

Le convoi était pour le lendemain onze heures : cette parole retentissait dans mon crâne comme un glas. Et ce médecin qui ne venait point, ce médecin des morts, comme le nommait Mme Gabin !

Lui, verrait bien tout de suite que j'étais simplement en léthargie. Il ferait le nécessaire, il saurait m'éveiller. Je l'attendais dans une impatience affreuse.

Cependant, la journée s'écoula.

Mme Gabin, pour ne pas perdre son temps, avait fini par apporter ses abat-jour.

Même, après en avoir demandé la permission à Marguerite, elle fit venir Dédé, parce que, disait-elle, elle n'aimait guère laisser les enfants longtemps seuls.

- Allons, entre, murmura-t-elle en amenant la petite, et ne fais pas la bête, ne regarde pas de ce côté, ou tu auras affaire à moi.

Elle lui défendait de me regarder, elle trouvait cela plus convenable. Dédé, sûrement, glissait des coups d'œil de temps à autre, car j'entendais sa mère lui allonger des claques sur les bras. Elle lui répétait furieusement :

- Travaille, ou je te fais sortir. Et, cette nuit, le monsieur ira te tirer les pieds.

Toutes deux, la mère et la fille, s'étaient installées devant notre table. Le bruit de leurs ciseaux découpant les abat-jour me parvenait distinctement; ceux-là, très délicats, demandaient sans doute un découpage compliqué, car elles n'allaient pas vite : je les comptais un à un, pour combattre mon angoisse croissante. Et, dans la chambre, il n'y avait que le petit bruit des ciseaux.

Marguerite, vaincue par la fatigue, devait s'être assoupie.

À deux reprises, Simoneau se leva. L'idée abominable qu'il profitait du sommeil de Marguerite, pour effleurer des lèvres ses cheveux, me torturait. Je ne connaissais pas cet homme, et je sentais qu'il aimait ma femme. Un rire de la petite Dédé acheva de m'irriter.

- Pourquoi ris-tu, imbécile? lui demanda sa mère. Je vais te mettre sur le carré... Voyons, réponds, qu'est-ce qui te fait rire ?

L'enfant balbutiait. Elle n'avait pas ri, elle avait toussé.

Moi, je m'imaginais qu'elle devait avoir vu Simoneau se pencher vers Marguerite, et que cela lui paraissait drôle. La lampe était allumée, lorsqu'on frappa.

- Ah ! voici le médecin, dit la vieille femme.

C'était le médecin, en effet. Il ne s'excusa même pas de venir si tard. Sans doute, il avait eu bien des étages à monter, dans la journée. Comme la lampe éclairait très faiblement la chambre, il demanda :

- Le corps est ici ?

- Oui, monsieur, répondit Simoneau.

Marguerite s'était levée, frissonnante.

Mme Gabin avait mis Dédé sur le palier, parce qu'un enfant n'a pas besoin d'assister à ça ; et elle s'efforçait d'entraîner ma femme vers la fenêtre, afin de lui épargner un tel spectacle.

Pourtant, le médecin venait de s'approcher d'un pas rapide. Je le devinais fatigué, pressé, impatienté.

M'avait-il touché la main ? Avait-il posé la sienne sur mon cœur ? Je ne saurais le dire. Mais il me sembla qu'il s'était simplement penché d'un air indifférent.

- Voulez-vous que je prenne la lampe pour vous éclairer ? offrit Simoneau avec obligeance.

- Non, inutile, dit le médecin tranquillement.

Comment ! inutile ! Cet homme avait ma vie entre les mains, et il jugeait inutile de procéder à un examen attentif. Mais je n'étais pas mort ! j'aurais voulu crier que je n'étais pas mort !

- À quelle heure est-il mort ? reprit-il.

- À six heures du matin, répondit Simoneau.

Une furieuse révolte montait en moi, dans les liens terribles qui me liaient. Oh ! ne pouvoir parler ne pouvoir remuer un membre ! Le médecin ajouta :

- Ce temps lourd est mauvais... Rien n'est fatigant comme ces premières journées de printemps. Et il s'éloigna.

C'était ma vie qui s'en allait. Des cris, des larmes, des injures m'étouffaient, déchiraient ma gorge convulsée, où ne passait plus un souffle. Ah ! le misérable, dont l'habitude professionnelle avait fait une machine, et qui venait au lit des morts avec l'idée d'une simple formalité à remplir ! Il ne savait donc rien, cet homme ! Toute sa science était donc menteuse, puisqu'il ne pouvait d'un coup d'œil distinguer la vie de la mort ! Et il s'en allait, et il s'en allait !

 - Bonsoir monsieur, dit Simoneau.

Il y eut un silence. Le médecin devait s'incliner devant Marguerite, qui était revenue, pendant que Mme Gabin fermait la fenêtre. Puis, il sortit de la chambre, j'entendis ses pas qui descendaient l'escalier.

Allons, c'était fini, j'étais condamné.

Mon dernier espoir disparaissait avec cet homme. Si je ne m'éveillais pas avant le lendemain onze heures, on m'enterrait vivant. Et cette pensée était si effroyable, que je perdis conscience de ce qui m'entourait. Ce fut comme un évanouissement dans la mort elle-même. Le dernier bruit qui me frappa fut le petit bruit des ciseaux de Mme Gabin et de Dédé.

La veillée funèbre commençait. Personne ne parlait plus. Marguerite avait refusé de dormir dans la chambre de la voisine. Elle était là, couchée à demi au fond du fauteuil, avec son beau visage pâle, ses yeux clos dont les cils restaient trempés de larmes ; tandis que, silencieux dans l'ombre, assis devant elle, Simoneau la regardait.

 

 

 

III

 

Je ne puis dire quelle fut mon agonie, pendant la matinée du lendemain. Cela m'est demeuré comme un rêve horrible, où mes sensations étaient si singulières, si troublées, qu'il me serait difficile de les noter exactement. Ce qui rendit ma torture affreuse, c'était que j'espérais toujours un brusque réveil. Et, à mesure que l'heure du convoi approchait, l'épouvante m'étranglait davantage.

Ce fut vers le matin seulement que j'eus de nouveau conscience des personnes et des choses qui m'entouraient.

Un grincement de l'espagnolette me tira de ma somnolence. Mme Gabin avait ouvert la fenêtre. Il devait être environ sept heures, car j'entendais des cris de marchands, dans la rue, la voix grêle d'une gamine qui vendait du mouron, une autre voix enrouée criant des carottes.

Ce réveil bruyant de Paris me calma d'abord : il me semblait impossible qu'on m'enfouît dans la terre, au milieu de toute cette vie.

Un souvenir achevait de me rassurer. Je me rappelais avoir vu un cas pareil au mien, lorsque j'étais employé à l'hôpital de Guérande. Un homme y avait ainsi dormi pendant vingt-huit heures, son sommeil était même si profond, que les médecins hésitaient à se prononcer ; puis, cet homme s'était assis sur son séant, et il avait pu se lever tout de suite.

Moi, il y avait déjà vingt-cinq heures que je dormais. Si je m'éveillais vers dix heures, il serait temps encore. Je tâchai de me rendre compte des personnes qui se trouvaient dans la chambre, et de ce qu'on y faisait. La petite Dédé devait jouer sur le carré, car la porte s'étant ouverte, un rire d'enfant vint du dehors.

Sans doute, Simoneau n'était plus là : aucun bruit ne me révélait sa présence. Les savates de Mme Gabin traînaient seules sur le carreau.

On parla enfin.

- Ma chère, dit la vieille, vous avez tort de ne pas en prendre pendant qu'il est chaud, ça vous soutiendrait.

Elle s'adressait à Marguerite, et le léger égouttement du filtre, sur la cheminée, m'apprit qu'elle était en train de faire du café.

- Ce n'est pas pour dire, continua-t-elle, mais j'avais besoin de ça... À mon âge, ça ne vaut rien de veiller. Et c'est si triste, la nuit, quand il y a un malheur dans une maison... Prenez donc du café, ma chère, une larme seulement.

Et elle força Marguerite à en boire une tasse.

- Hein? c'est chaud, ça vous remet. Il vous faut des forces pour aller  jusqu'au bout de la journée. . . Maintenant, si vous étiez bien sage, vous passeriez dans ma chambre, et vous attendrez là.

- Non, je veux rester, répondit Marguerite résolument.

Sa voix, que je n'avais plus entendue depuis la veille, me toucha beaucoup. Elle était changée, brisée de douleur. Ah ! chère femme ! je la sentais près de moi, comme une consolation dernière. Je savais qu'elle ne me quittait pas des yeux, qu'elle me pleurait de toutes les larmes de son cœur.

Mais les minutes passaient. Il y eut, à la porte, un bruit que je ne m'expliquai pas d'abord. On aurait dit l'emménagement d'un meuble qui se heurtait contre les murs de l'escalier trop étroit. Puis, je compris, en entendant de nouveau les larmes de Marguerite.

C'était la bière.

- Vous venez trop tôt, dit Mme Gabin d'un air de mauvaise humeur. Posez ça derrière le lit. Quelle heure était-il donc ? Neuf heures peut-être. Ainsi, cette bière était déjà là. Et je la voyais dans la nuit épaisse, toute neuve, avec ses planches à peine rabotées. Mon Dieu ! est-ce que tout allait finir ? est-ce qu'on m'emporterait dans cette boîte, que je sentais à mes pieds ?

J'eus pourtant une suprême joie. Marguerite, malgré sa faiblesse, voulut me donner les derniers soins. Ce fut elle qui, aidée de la vieille femme, m'habilla, avec une tendresse de sœur et d'épouse. Je sentais que j'étais une fois encore entre ses bras, à chaque vêtement qu'elle me passait. Elle s'arrêtait, succombant sous l'émotion; elle m'étreignait, elle me baignait de ses pleurs. J'aurais voulu pouvoir lui rendre son étreinte, en lui criant : “ Je vis ! ” et je restais impuissant, je devais m'abandonner comme une masse inerte.

- Vous avez tort, tout ça est perdu, répétait Mme Gabin.

Marguerite répondait de sa voix entrecoupée :

- Laissez-moi, je veux lui mettre ce que nous avons de plus beau.

Je compris qu'elle m'habillait comme pour le jour de nos noces. J'avais encore ces vêtements, dont je comptais ne me servir à Paris que les grands jours. Puis, elle retomba dans le fauteuil, épuisée par l'effort qu'elle venait de faire.

Alors, tout d'un coup, Simoneau parla. Sans doute, il venait d'entrer.

- Ils sont en bas, murmura-t-il.

- Bon, ce n'est pas trop tôt, répondit Mme Gabin, en baissant également la voix. Dites-leur de monter, il faut en finir.

- C'est que j'ai peur du désespoir de cette pauvre femme.

La vieille parut réfléchir. Elle reprit :

- Écoutez, monsieur Simoneau, vous allez l'emmener de force dans ma chambre... Je ne veux pas qu'elle reste ici. C'est un service à lui rendre... Pendant ce temps, en un tour de main, ce sera bâclé.

Ces paroles me frappèrent au cœur. Et que devins-je, lorsque j'entendis la lutte affreuse qui s'engagea ! Simoneau s'était approché de Marguerite, en la suppliant de ne pas demeurer dans la pièce.

- Par pitié, implorait-il, venez avec moi, épargnez-vous une douleur inutile.

- Non, non, répétait ma femme,  je resterai, je veux rester jusqu'au dernier moment. Songez donc que je n'ai que lui au monde, et que, lorsqu'il ne sera plus là, je serai seule.

Cependant, près du lit, Mme Gabin susurrait à l'oreille du jeune homme :

- Marchez donc, empoignez-la, emportez-la dans vos bras.

Est-ce que ce Simoneau allait prendre Marguerite et l'emporter ainsi ?

Tout de suite, elle cria.

D'un élan furieux, je voulus me mettre debout.

Mais les ressorts de ma chair étaient brisés. Et je restais si rigide, que je ne pouvais même soulever les paupières pour voir ce qui se passait là, devant moi. La lutte se prolongeait, ma femme s'accrochait aux meubles en répétant :

- Oh ! de grâce, de grâce, monsieur... Lâchez-moi, je ne veux pas.

Il avait dû la saisir dans ses bras vigoureux, car elle ne poussait plus que des plaintes d'enfant. Il l'emporta, les sanglots se perdirent, et je m'imaginais les voir, lui grand et solide, l'emmenant sur sa poitrine, à son cou, et elle, éplorée, brisée, s'abandonnant, le suivant désormais partout où il voudrait la conduire.

- Fichtre! ça n'a pas été sans peine! murmura Mme Gabin. Allons, houp ! maintenant que le plancher est débarrassé !

Dans la colère jalouse qui m'affolait, je regardais cet enlèvement comme un rapt abominable. Je ne voyais plus Marguerite depuis la veille, mais je l'entendais encore. Maintenant, c'était fini ; on venait de me la prendre ; un homme l'avait ravie, avant même que je fusse dans la terre. Et il était avec elle, derrière la cloison, seul à la consoler, à l'embrasser peut-être !

La porte s'était ouverte de nouveau, des pas lourds marchaient dans la pièce.

- Dépêchons, dépêchons, répétait Mme Gabin. Cette petite dame n'aurait qu'à revenir.

Elle parlait à des gens inconnus et qui ne lui répondaient que par des grognements.

- Moi, vous comprenez, je ne suis pas une parente, je ne suis qu'une voisine. Je n'ai rien à gagner dans tout ça. C'est par pure bonté de cœur que je m'occupe de leurs affaires. Et ce n'est déjà pas si gai... Oui, oui, j'ai passé la nuit. Même qu'il ne faisait guère chaud, vers quatre heures. Enfin, j'ai toujours été bête, je suis trop bonne.

À ce moment, on tira la bière au milieu de la chambre, et je compris.

Allons, j'étais condamné, puisque le réveil ne venait pas.

Mes idées perdaient de leur netteté, tout roulait en moi dans une fumée noire ; et j'éprouvais une telle lassitude, que ce fut comme un soulagement, de ne plus compter sur rien.

- On n'a pas épargné le bois, dit la voix enrouée d'un croque-mort. La boîte est trop longue.

- Eh bien ! il y sera à l'aise, ajouta un autre en s'égayant.

Je n'étais pas lourd, et ils s'en félicitaient, car ils avaient trois étages à descendre. Comme ils m'empoignaient par les épaules et par les pieds, Mme Gabin tout d'un coup se fâcha.

- Sacrée gamine ! cria-t-elle, il faut qu'elle mette son nez partout... Attends, je vais te faire regarder par les fentes.

C'était Dédé qui entrebâillait la porte et passait sa tête ébouriffée. Elle voulait voir mettre le monsieur dans la boîte.

Deux claques vigoureuses retentirent, suivies d'une explosion de sanglots.

Et quand la mère fut rentrée, elle causa de sa fille avec les hommes qui m'arrangeaient dans la bière.

- Elle a dix ans. C'est un bon sujet; mais elle est curieuse... Je ne la bats pas tous les jours, seulement, il faut qu'elle obéisse.

- Oh ! vous savez, dit un des hommes, toutes les gamines sont comme ça... Lorsqu'il y a un mort quelque part, elles sont toujours à tourner autour.

J'étais allongé commodément, et j'aurais pu croire que je me trouvais encore sur le lit, sans une gêne de mon bras gauche, qui était un peu serré contre une planche. Ainsi qu'ils le disaient, je tenais très bien là-dedans, grâce à ma petite taille.

- Attendez, s'écria Mme Gabin, j'ai promis à sa femme de lui mettre un oreiller sous la tête. Mais les hommes étaient pressés, ils fourrèrent l'oreiller en me brutalisant. Un d'eux cherchait partout le marteau, avec des jurons.

On l'avait oublié en bas, et il fallut descendre.

Le couvercle fut posé, je ressentis un ébranlement de tout mon corps, lorsque deux coups de marteau enfoncèrent le premier clou.

C'en était fait, j'avais vécu.

Puis, les clous entrèrent un à un, rapidement, tandis que le marteau sonnait en cadence. On aurait dit des emballeurs clouant une boîte de fruits secs, avec leur adresse insouciante. Dès lors, les bruits ne m'arrivèrent plus qu'assourdis et prolongés, résonnant d'une étrange manière, comme si le cercueil de sapin s'était transformé en une grande caisse d'harmonie.

La dernière parole qui frappa mes oreilles, dans cette chambre de la rue Dauphine, ce fut cette phrase de Mme Gabin :

- Descendez doucement, et méfiez-vous de la rampe au second, elle ne tient plus.

On m'emportait, j'avais la sensation d'être roulé dans une mer houleuse. D'ailleurs, à partir de ce moment, mes souvenirs sont très vagues. Je me rappelle pourtant que l'unique préoccupation qui me tenait encore, préoccupation imbécile et comme machinale, était de me rendre compte de la route que nous prenions pour aller au cimetière.

Je ne connaissais pas une rue de Paris, j'ignorais la position exacte des grands cimetières, dont on avait parfois prononcé les noms devant moi, et cela ne m'empêchait pas de concentrer les derniers efforts de mon intelligence, afin de deviner si nous tournions à droite ou à gauche. Le corbillard me cahotait sur les pavés. Autour de moi, le roulement des voitures, le piétinement des passants faisaient une clameur confuse que développait la sonorité du cercueil.

D'abord, je suivis l'itinéraire avec assez de netteté.

Puis, il y eut une station, on me promena, et je compris que nous étions à l'église.

Mais, quand le corbillard s'ébranla de nouveau, je perdis toute conscience des lieux que nous traversions. Une volée de cloches m'avertit que nous passions près d'une église ; un roulement plus doux et continu me fit croire que nous longions une promenade.

J'étais comme un condamné mené au lieu du supplice, hébété, attendant le coup suprême qui ne venait pas.

On s'arrêta, on me tira du corbillard.

Et ce fut bâclé tout de suite.

Les bruits avaient cessé, je sentais que j'étais dans un lieu désert, sous des arbres, avec le large ciel sur ma tête. Sans doute, quelques personnes suivaient le convoi, les locataires de l'hôtel, Simoneau et d'autres, car des chuchotements arrivaient jusqu'à moi. Il y eut une psalmodie, un prêtre balbutiait du latin.

On piétina deux minutes. Puis, brusquement, je sentis que je m'enfonçais ; tandis que des cordes frottaient comme des archets, contre les angles du cercueil, qui rendait un son de contrebasse fêlée.

C'était la fin.

Un choc terrible, pareil au retentissement d'un coup de canon, éclata un peu à gauche de ma tête ; un second choc se produisit à mes pieds; un autre, plus violent encore, me tomba sur le ventre, si sonore, que je crus la bière fendue en deux.

Et je m'évanouis.

 

 

 

IV

 

Combien de temps restai-je ainsi ? je ne saurais le dire.

Une éternité et une seconde ont la même durée dans le néant.

Je n'étais plus.

Peu à peu, confusément, la conscience d'être me revint.

Je dormais toujours, mais je me mis à rêver. Un cauchemar se détacha du fond noir qui barrait mon horizon.

Et ce rêve que je faisais était une imagination étrange, qui m'avait souvent tourmenté autrefois, les yeux ouverts, lorsque, avec ma nature prédisposée aux inventions horribles, je goûtais l'atroce plaisir de me créer des catastrophes.

Je m'imaginais donc que ma femme m'attendait quelque part, à Guérande, je crois, et que j'avais pris le chemin de fer pour aller la rejoindre. Comme le train passait sous un tunnel, tout à coup, un effroyable bruit roulait avec un fracas de tonnerre. C'était un double écroulement qui venait de se produire. Notre train n'avait pas reçu une pierre, les wagons restaient intacts ; seulement, aux deux bouts du tunnel, devant et derrière nous, la voûte s'était effondrée, et nous nous trouvions ainsi au centre d'une montagne, murés par des blocs de rocher.

Alors commençait une longue et affreuse agonie. Aucun espoir de secours ; il fallait un mois pour déblayer le tunnel; encore ce travail demandait-il des précautions infinies, des machines puissantes.

Nous étions prisonniers dans une sorte de cave sans issue.

Notre mort à tous n'était plus qu'une question d'heures.

Souvent, je le répète, mon imagination avait travaillé sur cette donnée terrible. Je variais le drame à l'infini. J'avais pour acteurs des hommes, des femmes, des enfants, plus de cent personnes, toute une foule qui me fournissait sans cesse de nouveaux épisodes. Il se trouvait bien quelques provisions dans le train ; mais la nourriture manquait vite, et sans aller jusqu'à se manger entre eux, les misérables affamés se disputaient férocement le dernier morceau de pain. C'était un vieillard qu'on repoussait à coups de poing et qui agonisait ; c'était une mère qui se battait comme une louve, pour défendre les trois ou quatre bouchées réservées à son enfant. Dans mon wagon, deux jeunes mariés râlaient aux bras l'un de l'autre, et ils n'espéraient plus, ils ne bougeaient plus.

D'ailleurs, la voie était libre, les gens descendaient, rôdaient le long du train, comme des bêtes lâchées, en quête d'une proie.

Toutes les classes se mêlaient, un homme très riche, un haut fonctionnaire, disait-on, pleurait au cou d'un ouvrier, en le tutoyant.

Dès les premières heures, les lampes s'étaient épuisées, les feux de la locomotive avaient fini par s'éteindre. Quand on passait d'un wagon à un autre, on tâtait les roues de la main pour ne pas se cogner, et l'on arrivait ainsi à la locomotive, que l'on reconnaissait à sa bielle froide, à ses énormes flancs endormis, force inutile, muette et immobile dans l'ombre.

Rien n'était plus effrayant que ce train, ainsi muré tout entier sous terre, comme enterré vivant, avec ses voyageurs, qui mouraient un à un.

Je me complaisais, je descendais dans l'horreur des moindres détails.

Des hurlements traversaient les ténèbres.

Tout d'un coup, un voisin qu'on ne savait pas là, qu'on ne voyait pas, s'abattait contre votre épaule.

Mais, cette fois, ce dont je souffrais surtout, c'était du froid et du manque d'air. Jamais je n'avais eu si froid; un manteau de neige me tombait sur les épaules, une humidité lourde pleuvait sur mon crâne. Et j'étouffais avec cela, il me semblait que la voûte de rocher croulait sur ma poitrine, que toute la montagne pesait et m'écrasait.

Cependant, un cri de délivrance avait retenti.

Depuis longtemps, nous nous imaginions entendre au loin un bruit sourd, et nous nous bercions de l'espoir qu'on travaillait près de nous. Le salut n'arrivait point de là pourtant. Un de nous venait de découvrir un puits dans le tunnel ; et nous courions tous, nous allions voir ce puits d'air, en haut duquel on apercevait une tache bleue, grande comme un pain à cacheter.

Oh ! quelle joie, cette tache bleue ! C'était le ciel, nous nous grandissions vers elle pour respirer, nous distinguions nettement des points noirs qui s'agitaient, sans doute des ouvriers en train d'établir un treuil, afin d'opérer notre sauvetage.

Une clameur furieuse : “ Sauvés ! sauvés ! ” sortait de toutes les bouches, tandis que des bras tremblants se levaient vers la petite tache d'un bleu pâle.

 

Ce fut la violence de cette clameur qui m'éveilla. Où étais-je ? Encore dans le tunnel sans doute. Je me trouvais couché tout de mon long, et je sentais, à droite et à gauche, de dures parois qui me serraient les flancs.

Je voulus me lever; mais je me cognai violemment le crâne.

Le roc m'enveloppait donc de toutes parts ?

Et la tache bleue avait disparu, le ciel n'était plus là, même lointain.

J'étouffais toujours, je claquais des dents, pris d'un frisson.

Brusquement, je me souvins.

Une horreur souleva mes cheveux, je sentis l'affreuse vérité couler en moi, des pieds à la tête, comme une glace. Étais-je sorti enfin de cette syncope, qui m'avait frappé pendant de longues heures d'une rigidité de cadavre?

Oui, je remuais, je promenais les mains le long des planches du cercueil.

Une dernière épreuve me restait à faire: j'ouvris la bouche, je parlai, appelant Marguerite, instinctivement. Mais j'avais hurlé, et ma voix, dans cette boîte de sapin, avait pris un son rauque si effrayant, que je m'épouvantai moi-même.

Mon Dieu ! c'était donc vrai ? je pouvais marcher, crier que je vivais, et ma voix ne serait pas entendue, et j'étais enfermé, écrasé sous la terre !

Je fis un effort suprême pour me calmer et réfléchir.

N'y avait-il aucun moyen de sortir de là ?

Mon rêve recommençait, je n'avais pas encore le cerveau bien solide, je mêlais l'imagination du puits d'air et de sa tache de ciel, avec la réalité de la fosse où je suffoquais.

Les yeux démesurément ouverts, je regardais les ténèbres.

Peut-être apercevrais-je un trou, une fente, une goutte de lumière !

Mais des étincelles de jour passaient seules dans la nuit, des clartés rouges s'élargissaient et s'évanouissaient. Rien, un gouffre noir, insondable.

Puis, la lucidité me revenait, j'écartais ce cauchemar imbécile.

Il me fallait toute ma tête, si je voulais tenter le salut.

D'abord, le grand danger me parut être dans l'étouffement qui augmentait.

Sans doute,  j'avais pu rester si longtemps privé d'air; grâce à la syncope qui suspendait en moi les fonctions de l'existence ; mais, maintenant que mon cœur battait, que mes poumons soufflaient, j'allais mourir d'asphyxie, si je ne me dégageais au plus tôt.

Je souffrais également du froid, et je craignais de me laisser envahir par cet engourdissement mortel des hommes qui tombent dans la neige, pour ne plus se relever.

Tout en me répétant qu'il me fallait du calme, je sentais des bouffées de folie monter à mon crâne.

Alors, je m'exhortais, essayant de me rappeler ce que je savais sur la façon dont on enterre.

Sans doute, j'étais dans une concession de cinq ans ; cela m'ôtait un espoir car j'avais remarqué autrefois, à Nantes, que les tranchées de la fosse commune laissaient passer dans leur remblaiement continu, les pieds des dernières bières enfouies.

Il m'aurait suffi alors de briser une planche pour m'échapper ; tandis que, si je me trouvais dans un trou comblé entièrement, j'avais sur moi toute une couche épaisse de terre, qui allait être un terrible obstacle.

N'avais-je pas entendu dire qu'à Paris on enterrait à six pieds de profondeur?

Comment percer cette masse énorme ? Si même je parvenais à fendre le couvercle, la terre n'allait-elle pas entrer, glisser comme un sable fin, m'emplir les yeux et la bouche?

Et ce serait encore la mort, une mort abominable, une noyade dans de la boue.

Cependant, je tâtai soigneusement autour de moi. La bière était grande, je remuais les bras avec facilité. Dans le couvercle, je ne sentis aucune fente. À droite et à gauche, les planches étaient mal rabotées, mais résistantes et solides. Je repliai mon bras le long de ma poitrine, pour remonter vers la tête. Là, je découvris, dans la planche du bout, un nœud qui cédait légèrement sous la pression ; je travaillai avec la plus grande peine, je finis par chasser le nœud, et de l'autre côté, en enfonçant le doigt, je reconnus la terre, une terre grasse, argileuse et mouillée.

Mais cela ne m'avançait à rien. Je regrettai même d'avoir ôté ce nœud, comme si la terre avait pu entrer.

Une autre expérience m'occupa un instant : je tapai autour du cercueil, afin de savoir si, par hasard il n'y aurait pas quelque vide, à droite ou à gauche. Partout, le son fut le même. Comme je donnais aussi de légers coups de pied, il me sembla pourtant que le son était plus clair au bout.

Peut-être n'était-ce qu'un effet de la sonorité du bois. Alors, je commençai par des poussées légères, les bras en avant, avec les poings.

Le bois résista.

J'employai ensuite les genoux, m'arc-boutant sur les pieds et sur les reins. Il n'y eut pas un craquement. Je finis par donner toute ma force, je poussai du corps entier, si violemment, que mes os meurtris criaient.

Et ce fut à ce moment que je devins fou.

Jusque-là, j'avais résisté au vertige, aux souffles de rage qui montaient par instants en moi, comme une fumée d'ivresse. Surtout, je réprimais les cris, car je comprenais que, si je criais, j'étais perdu.

Tout d'un coup, je me mis à crier, à hurler. Cela était plus fort que moi, les hurlements sortaient de ma gorge qui se dégonflait. J'appelai au secours d'une voix que je ne me connaissais pas, m'affolant davantage à chaque nouvel appel, criant que je ne voulais pas mourir.

Et j'égratignais le bois avec mes ongles, je me tordais dans les convulsions d'un loup enfermé. Combien de temps dura cette crise ? je l'ignore, mais je sens encore l'implacable dureté du cercueil où je me débattais, j'entends encore la tempête de cris et de sanglots dont j'emplissais ces quatre planches.

Dans une dernière lueur de raison, j'aurais voulu me retenir et je ne pouvais pas.

Un grand accablement suivit.

J'attendais la mort, au milieu d'une somnolence douloureuse.

Ce cercueil était de pierre ; jamais je ne parviendrais à le fendre ; et cette certitude de ma défaite me laissait inerte, sans courage pour tenter un nouvel effort.

Une autre souffrance, la faim, s'était jointe au froid et à l'asphyxie.

Je défaillais.

Bientôt ce supplice lut intolérable.

Avec mon doigt, je tâchai d'attirer des pincées de terre, par le nœud que j'avais enfoncé, et je mangeai cette terre, ce qui redoubla mon tourment.

Je mordais mes bras, n'osant aller jusqu'au sang, tenté par ma chair, suçant ma peau avec l'envie d'y enfoncer les dents.

Ah ! comme je désirais la mort, à cette heure !

Toute ma vie, j'avais tremblé devant le néant ; et je le voulais, je le réclamais, jamais il ne serait assez noir.

Quel enfantillage que de redouter ce sommeil sans rêve, cette éternité de silence et de ténèbres ! La mort n'était bonne que parce qu'elle supprimait l'être d'un coup, pour toujours.

Oh ! dormir comme les pierres, rentrer dans l'argile, n'être plus !

Mes mains tâtonnantes continuaient machinalement à se promener contre le bois. Soudain, je me piquai au pouce gauche, et la légère douleur me tira de mon engourdissement. Qu'était-ce donc ?

Je cherchai de nouveau, je reconnus un clou, un clou que les croque-morts avaient enfoncé de travers, et qui n'avait pas mordu dans le bord du cercueil. Il était très long, très pointu. La tête tenait dans le couvercle, mais je sentis qu'il remuait.

À partir de cet instant, je n'eus plus qu'une idée : avoir ce clou.

Je passai ma main droite sur mon ventre, je commençai à l'ébranler.

Il ne cédait guère, c'était un gros travail.

Je changeais souvent de main, car la main gauche, mal placée, se fatiguait vite.

Tandis que je m'acharnais ainsi, tout un plan s'était développé dans ma tête.

Ce clou devenait le salut.

Il me le fallait quand même. Mais serait-il temps encore ?

La faim me torturait, je dus m'arrêter, en proie à un vertige qui me laissait les mains molles, l'esprit vacillant.

J'avais sucé les gouttes qui coulèrent de la piqûre de mon pouce.

Alors, je me mordis le bras, je bus mon sang, éperonné par la douleur, ranimé par ce vin tiède et âcre qui mouillait ma bouche.

Et je me remis au clou des deux mains, je réussis à l'arracher.

Dès ce moment, je crus au succès.

Mon plan était simple. J'enfonçai la pointe du clou dans le couvercle et je traçai une ligne droite, la plus longue possible, où je promenai le clou, de façon à pratiquer une entaille.

Mes mains se roidissaient, je m'entêtais furieusement.

Quand je pensai avoir assez entamé le bois, j'eus l'idée de me retourner, de me mettre sur le ventre, puis, en me soulevant sur les genoux et sur les coudes, de pousser des reins.

Mais, si le couvercle craqua, il ne se fendit pas encore.

L'entaille n'était pas assez profonde.

Je dus me replacer sur le dos et reprendre la besogne, ce qui me coûta beaucoup de peine.

Enfin, je tentai un nouvel effort, et cette fois le couvercle se brisa, d'un bout à l'autre. Certes, je n'étais pas sauvé, mais l'espérance m'inondait le cœur.

J'avais cessé de pousser, je ne bougeais plus, de peur de déterminer quelque éboulement qui m'aurait enseveli. Mon projet était de me servir du couvercle comme d'un abri, tandis que je tâcherais de pratiquer une sorte de puits dans l'argile.

Malheureusement, ce travail présentait de grandes difficultés: les mottes épaisses qui se détachaient embarrassaient les planches que je ne pouvais manœuvrer ; jamais je n'arriverais au sol, déjà des éboulements partiels me pliaient l'échine et m'enfonçaient la face dans la terre.

La peur me reprenait, lorsqu'en m'allongeant pour trouver un point d'appui, je crus sentir que la planche qui fermait la bière, aux pieds, cédait sous la pression. Je tapai alors vigoureusement du talon, songeant qu'il pouvait y avoir, à cet endroit, une fosse qu'on était en train de creuser. Tout d'un coup, mes pieds enfoncèrent dans le vide.

La prévision était juste : une fosse nouvellement ouverte se trouvait là. Je n'eus qu'une mince cloison de terre à trouer pour rouler dans cette fosse.

Grand Dieu! j'étais sauvé !

 

Un instant, je restai sur le dos, les yeux en l'air au fond du trou. Il faisait nuit. Au ciel, les étoiles luisaient dans un bleuissement de velours. Par moments, un vent qui se levait m'apportait une tiédeur de printemps, une odeur d'arbres.

Grand Dieu! j'étais sauvé, je respirais, j'avais chaud, et je pleurais, et je balbutiais, les mains dévotement tendues vers l'espace.

Oh ! que c'était bon de vivre !

 

 

 

V

 

Ma première pensée fut de me rendre chez le gardien du cimetière, pour qu'il me fît reconduire chez moi.

Mais des idées, vagues encore, m'arrêtèrent.

J'allais effrayer tout le monde.

Pourquoi me presser, lorsque j'étais le maître de la situation ?

Je me tâtai les membres, je n'avais que la légère morsure de mes dents au bras gauche ; et la petite fièvre qui en résultait, m'excitait, me donnait une force inespérée.

Certes, je pourrais marcher sans aide. Alors, je pris mon temps.

Toutes sortes de rêveries confuses me traversaient le cerveau.

J'avais senti près de moi, dans la fosse, les outils des fossoyeurs, et j'éprouvai le besoin de réparer le dégât que je venais de faire, de reboucher le trou, pour qu'on ne pût s'apercevoir de ma résurrection.

À ce moment, je n'avais aucune idée nette; je trouvais seulement inutile de publier l'aventure, éprouvant une honte à vivre, lorsque le monde entier me croyait mort.

En une demi-heure de travail, je parvins à effacer toute trace.

Et je sautai hors de la fosse.

Quelle belle nuit! Un silence profond régnait dans le cimetière. Les arbres noirs faisaient des ombres immobiles, au milieu de la blancheur des tombes.

Comme je cherchais à m'orienter, je remarquai que toute une moitié du ciel flambait d'un reflet d'incendie.

Paris était là. Je me dirigeai de ce côté, filant le long d'une avenue, dans l'obscurité des branches. Mais, au bout de cinquante pas, je dus m'arrêter, essoufflé déjà.

Et je m'assis sur un banc de pierre.

Alors seulement je m'examinai: j'étais complètement habillé, chaussé même, et seul un chapeau me manquait. Combien je remerciai ma chère Marguerite du pieux sentiment qui l'avait fait me vêtir !

Le brusque souvenir de Marguerite me remit debout. Je voulais la voir.

Au bout de l'avenue, une muraille m'arrêta. Je montai sur une tombe, et quand je fus pendu au chaperon, de l'autre côté du mur, je me laissai aller.

La chute fut rude. Puis, je marchai quelques minutes dans une grande rue déserte, qui tournait autour du cimetière.

J'ignorais complètement où j'étais ; mais je me répétais avec l'entêtement de l'idée fixe, que j'allais rentrer dans Paris et que je saurais bien trouver la rue Dauphine.

Des gens passèrent, je ne les questionnai même pas, saisi de méfiance, ne voulant me confier à personne.

Aujourd'hui, j'ai conscience qu'une grosse fièvre me secouait déjà et que ma tête se perdait.

 

Enfin, comme je débouchais sur une grande voie, un éblouissement me prit, et je tombai lourdement sur le trottoir.

Ici, il y a un trou dans ma vie.

Pendant trois semaines, je demeurai sans connaissance.

Quand je m'éveillai enfin, je me trouvais dans une chambre inconnue.

Un homme était là, à me soigner. Il me raconta simplement que, m'ayant ramassé un matin, sur le boulevard Montparnasse, il m'avait gardé chez lui.

C'était un vieux docteur qui n'exerçait plus. Lorsque je le remerciais, il me répondait avec brusquerie que mon cas lui avait paru curieux et qu'il avait voulu l'étudier. D'ailleurs, dans les premiers jours de ma convalescence, il ne me permit de lui adresser aucune question. Plus tard, il ne m'en fit aucune.

Durant huit jours encore, je gardai le lit, la tête faible, ne cherchant pas même à me souvenir, car le souvenir était une fatigue et un chagrin.

Je me sentais plein de pudeur et de crainte.

Lorsque je pourrais sortir, j'irais voir.

Peut-être, dans le délire de la fièvre, avais-je laissé échapper un nom ; mais jamais le médecin ne fit allusion à ce que j'avais pu dire. Sa charité resta discrète.

Cependant, l'été était venu.

Un matin de juin, j'obtins enfin la permission de faire une courte promenade. C'était une matinée superbe, un de ces gais soleils qui donnent une jeunesse aux rues du vieux Paris. J'allais doucement, questionnant les promeneurs à chaque carrefour demandant la rue Dauphine.

J'y arrivai, et j'eus de la peine à reconnaître l'hôtel meublé où nous étions descendus.

Une peur d'enfant m'agitait. Si je me présentais brusquement à Marguerite, je craignais de la tuer.

Le mieux peut-être serait de prévenir d'abord cette vieille femme, Mme Gabin, qui logeait là. Mais il me déplaisait de mettre quelqu'un entre nous. Je ne m'arrêtais à rien. Tout au fond de moi, il y avait comme un grand vide, comme un sacrifice accompli depuis longtemps.

La maison était toute jaune de soleil. Je l'avais reconnue à un restaurant borgne, qui se trouvait au rez-de-chaussée, et d'où l'on nous montait la nourriture.

Je levai les yeux, je regardai la dernière fenêtre du troisième étage, à gauche. Elle était grande ouverte.

Tout à coup, une jeune femme, ébouriffée, la camisole de travers, vint s'accouder ; et, derrière elle, un jeune homme qui la poursuivait, avança la tête et la baisa au cou.

Ce n'était pas Marguerite.

Je n'éprouvai aucune surprise. Il me sembla que j'avais rêvé cela et d'autres choses encore que j'allais apprendre.

Un instant, je demeurai dans la rue, indécis, songeant à monter et à questionner ces amoureux qui riaient toujours, au grand soleil.

Puis, je pris le parti d'entrer dans le petit restaurant, en bas. Je devais être méconnaissable: ma barbe avait poussé pendant ma fièvre cérébrale, mon visage s'était creusé.

Comme je m'asseyais à une table, je vis justement Mme Gabin qui apportait une tasse, pour acheter deux sous de café ; et elle se planta devant le comptoir, elle entama avec la dame de l'établissement les commérages de tous les jours.

Je tendis l'oreille.

- Eh bien ! demandait la dame, cette pauvre petite du troisième a donc fini par se décider ?

- Que voulez-vous ? répondit Mme Gabin, c'était ce qu'elle avait de mieux à faire. M. Simoneau lui témoignait tant d'amitié !... il avait heureusement terminé ses affaires, un gros héritage, et il lui offrait de l'emmener là-bas, dans son pays, vivre chez une tante à lui, qui a besoin d'une personne de confiance.

La dame du comptoir eut un léger rire. J'avais enfoncé ma face dans un journal, très pâle, les mains tremblantes.

- Sans doute, ça finira par un mariage, reprit Mme Gabin. Mais je vous jure sur mon honneur que je n'ai rien vu de louche. La petite pleurait son mari, et le jeune homme se conduisait parfaitement bien... Enfin, ils sont partis hier. Quand elle ne sera plus en deuil, n'est-ce pas ? ils feront ce qu'ils voudront.

À ce moment, la porte qui menait du restaurant dans l'allée s'ouvrit toute grande, et Dédé entra. - Maman, tu ne montes pas ?... J'attends, moi. Viens vite.

- Tout à l'heure, tu m'embêtes ! dit la mère.

L'enfant resta, écoutant les deux femmes, de son air précoce de gamine poussée sur le pavé de Paris.

- Dame ! après tout, expliquait Mme Gabin, le défunt ne valait pas M.Simoneau... Il ne me revenait guère, ce gringalet. Toujours à geindre ! Et pas le sou ! Ah ! non, vrai ! un mari comme ça, c'est désagréable pour une femme qui a du sang... Tandis que M. Simoneau, un homme

riche, fort comme un Turc...

- Oh ! interrompit Dédé, moi, je l'ai vu, un jour qu'il se débarbouillait. Il en a, du poil sur les bras !

- Veux-tu t'en aller ! cria la vieille en la bousculant. Tu fourres toujours ton nez où il ne doit pas être. Puis, pour conclure :

- Tenez! l'autre a bien fait de mourir. C'est une fière chance.

 

Quand je me retrouvai dans la rue, je marchai lentement, les jambes cassées.

Pourtant je ne souffrais pas trop. J'eus même un sourire, en apercevant mon ombre au soleil. En effet, j'étais bien chétif, j'avais eu une singulière idée d'épouser Marguerite. Et je me rappelais ses ennuis à Guérande, ses impatiences, sa vie morne et fatiguée. La chère femme se montrait bonne. Mais je n'avais jamais été son amant, c'était un frère qu'elle venait de pleurer. Pourquoi aurais-je de nouveau dérangé sa vie ! un mort n'est pas jaloux.

Lorsque je levai la tête, je vis que le jardin du Luxembourg était devant moi.

J'y entrai et je m'assis au soleil, rêvant avec une grande douceur.

La pensée de Marguerite m'attendrissait, maintenant. Je me l'imaginais en province, dame dans une petite ville, très heureuse, très aimée, très fêtée ; elle embellissait, elle avait trois garçons et deux filles.

Allons ! j'étais un brave homme, d'être mort, et je ne ferais certainement pas la bêtise cruelle de ressusciter.

Depuis ce temps, j'ai beaucoup voyagé,  j'ai vécu un peu partout.

Je suis un homme médiocre, qui a travaillé et mangé comme tout le monde.

La mort ne m'effraie plus ; mais elle ne semble pas vouloir de moi, à présent que je n'ai aucune raison de vivre, et je crains qu'elle ne m’oublie.

 

 

FIN

mile-Zola_300pie

 

6 juin 2013

Chroniques martiennes, Ray Bradbury. Première partie.

680 MarsdMxl copie

 Ray Bradbury

Chroniques martiennes

Première partie comprenant :

Janvier 2030, Février 2030, Août 2030-1, Août 2030-2

 

 ◄►

 

« Il est bon de renouveler les sources d’émerveillement, dit le philosophe.

Le voyage spatial nous a rendu nos âmes d’enfants. »

 

 ◄►

 

JANVIER 2030

L’été de la fusée

 

                    À un moment donné c’était l’hiver en Ohio, avec ses portes fermées, ses fenêtres verrouillées, ses vitres masquées de givre, ses toits frangés de stalactites, les enfants qui skiaient sur les pentes, les ménagères engoncées dans leurs fourrures qui, tels de grands ours noirs, avançaient pesamment dans les rues verglacées. Puis une longue vague de chaleur balaya la petite ville. Un raz de marée d’air brûlant ; comme si on avait laissé ouvert un four de boulanger. La vibration de fournaise passa sur les pavillons, les buissons, les enfants. Les glaçons se détachèrent, se brisèrent, se mirent à fondre. Portes et fenêtres s’ouvrirent à la volée. Les enfants s’extirpèrent de leurs lainages. Les femmes se dépouillèrent de leurs défroques d’ours. La neige se liquéfia, révélant l’ancien vert des pelouses de l’été précédent. L’été de la fusée. On se passa le mot dans les maisons grandes ouvertes. L’été de la fusée. La touffeur de désert modifiait les broderies du givre sur les fenêtres, effaçait l’œuvre d’art. Skis et luges devenaient soudain inutiles. La neige qui tombait du ciel froid sur la ville se transformait en pluie chaude avant de toucher le sol. L’été de la fusée. Les gens se penchaient hors de leurs vérandas ruisselantes pour contempler le ciel rougeoyant. Sur sa rampe de lancement, la fusée crachait des nuages de flammes roses et une chaleur d’étuve. Dressée dans cette froide matinée d’hiver, elle donnait vie à l’été à chaque souffle de ses puissantes tuyères. La fusée commandait au climat, faisant régner un court moment l’été sur le pays.

 

 

 

FÉVRIER 2030

Ylla

 

Ils habitaient une maison toute en colonnes de cristal sur la planète Mars, au bord d’une mer vide, et chaque matin on pouvait voir Mrs. K déguster les fruits d’or qui poussaient sur les murs de cristal, ou nettoyer la maison avec des poignées de poudre magnétique qui, après avoir attiré toute la saleté, s’envolait dans le vent brûlant.

L’après-midi, quand la mer fossile était chaude et inerte, les arbres à vin immobiles dans la cour, la petite ville martienne, là-bas, tel un osselet, refermée sur elle-même, personne ne s’aventurant dehors, on pouvait voir Mr. K dans sa pièce personnelle, en train de lire un livre de métal aux hiéroglyphes en relief qu’il effleurait de la main, comme on joue de la harpe. Et du livre, sous la caresse de ses doigts, s’élevait une voix chantante, une douce voix ancienne qui racontait des histoires du temps où la mer n’était que vapeur rouge sur son rivage et où les ancêtres avaient jeté des nuées d’insectes métalliques et d’araignées électriques dans la bataille. Il y avait vingt ans que Mr. et Mrs. K vivaient au bord de la mer morte, dans la même maison qui avait vu vivre leurs ancêtres depuis dix siècles qu’elle tournait sur elle-même, accompagnant le soleil dans sa course, à la façon d’une fleur.

Mr. et Mrs. K n’étaient pas vieux. Ils avaient la peau cuivrée, les yeux pareils à des pièces d’or, la voix délicatement musicale des vrais Martiens. Jadis, ils aimaient peindre des tableaux au feu chimique, se baigner dans les canaux aux saisons où les arbres à vin les gorgeaient de liqueurs vertes, et bavarder jusqu’à l’aube près des portraits aux phosphorescences bleues dans le conversoir.

Mais ils n’étaient plus heureux.

Ce matin-là, debout entre les colonnes, Mrs. K écoutait les sables du désert se réchauffer, se liquéfier en une cire jaune qui avait l’air de fuir à l’horizon.

Il allait se passer quelque chose.

Elle attendit.

Elle surveillait le ciel bleu de Mars comme si, d’une seconde à l’autre, il pouvait se ramasser sur lui-même, se contracter, pour expulser quelque étincelant miracle sur le sable.

Rien ne se passa.

Fatiguée d’attendre, elle déambula entre les colonnes embuées. Une pluie fine jaillissait du sommet des fûts cannelés, rafraîchissant l’air brûlant, et retombait en douceur sur elle. Les jours de canicule, c’était comme marcher dans un ruisseau. Des filets d’eau fraîche faisaient miroiter les sols. Elle entendait au loin son mari qui jouait imperturbablement de son livre ; ses doigts ne se lassaient jamais des anciens chants. En secret, elle souhaita que revienne un jour où il passerait autant de temps à l’étreindre et à la caresser comme une petite harpe qu’il en consacrait à ses invraisemblables livres.

Mais non. Elle secoua la tête avec, à peine perceptible, un haussement d’épaules indulgent. Ses paupières se refermèrent doucement sur ses yeux dorés. Le mariage transformait les gens en vieillards routiniers avant l’âge.

Elle se laissa aller dans un fauteuil qui accompagna son mouvement pour épouser la forme de son corps. Elle ferma les yeux avec force, en proie à une sourde inquiétude.

Le rêve survint.

Ses doigts bruns frémirent, se soulevèrent, agrippèrent le vide. Un instant plus tard, elle se redressait, désorientée, haletante.

Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à se trouver face à face avec quelqu’un. Elle parut déçue ; l’espace entre les piliers était vide. Son mari s’encadra dans une porte triangulaire. « Tu as appelé ? demanda-t-il avec irritation.

— Non ! clama-t-elle.

— Il me semblait t’avoir entendue crier.

— Ah bon ? J’étais à moitié endormie et j’ai fait un rêve.

— En plein jour ? Ce n’est pas dans tes habitudes. »

Elle restait là, comme si son rêve l’avait frappée en plein visage.

« Étrange, vraiment étrange, murmura-t-elle. Ce rêve.

— Ah oui ? »

Il n’avait manifestement qu’une envie : aller retrouver son livre.

« J’ai rêvé d’un homme.

— Un homme ?

— Grand. Un bon mètre quatre-vingt-cinq.

— Ridicule. Un géant, un géant difforme.

— D’une certaine façon... »

Elle cherchait ses mots.

« ... il avait l’air normal. Malgré sa taille. Et il avait... oh, je sais que tu vas trouver ça idiot... il avait les yeux bleus !

— Les yeux bleus ! Grands dieux ! s’écria Mr. K. Qu’est-ce que tu vas rêver la prochaine fois ? Je suppose qu’il avait des cheveux noirs ?

— Comment tu as deviné ? » Elle était surexcitée.

« J’ai pris la couleur la plus invraisemblable, répliqua-t-il froidement.

— Eh bien, oui, ils étaient noirs ! s’exclama-t-elle. Et il avait la peau très blanche ; pour ça, il sortait vraiment de l’ordinaire ! Il portait un uniforme étrange, il descendait du ciel et me parlait aimablement. » Elle sourit.

« Du ciel. Quelle absurdité !

— Il arrivait dans une chose en métal qui miroitait dans le soleil », se remémora-t-elle. Elle ferma les yeux pour en revoir la forme. « Dans mon rêve il y avait le ciel et quelque chose qui brillait comme une pièce lancée en l’air, et soudain ça grandissait et ça venait se poser doucement sur le sol, un engin argenté tout en longueur, cylindrique, inconnu. Puis une porte s’ouvrait dans le flanc de l’appareil et ce géant en sortait.

— Si tu travaillais un peu plus, tu ne ferais pas de ces rêves idiots.

— C’est loin de m’avoir déplu, répliqua-t-elle en se renversant dans son siège. Je ne me serais jamais cru autant d’imagination. Des cheveux noirs, des yeux bleus et une peau blanche ! Quel homme étrange, et pourtant... fort bien de sa personne.

— C’est prendre tes désirs pour la réalité.

— Tu es méchant. Je ne l’ai pas inventé exprès ; il s’est simplement introduit dans mon esprit pendant que je somnolais. Ça ne ressemblait pas à un rêve. C’était si inattendu, si différent. Il me regardait et me disait : « J’arrive de la troisième planète dans mon vaisseau. Je m’appelle Nathaniel York... »

— Un nom grotesque, impossible, objecta le mari.

— Bien sûr, puisque c’est un rêve, expliqua-t-elle avec douceur. Il disait aussi : « C’est le premier voyage interplanétaire. Nous ne sommes que deux à bord de notre vaisseau, mon ami Bert et moi."

— Encore un nom grotesque. — Et aussi : « Nous venons d’une ville sur la Terre ; c’est le nom de notre planète », poursuivit Mrs. K. C’est ce qu’il a dit. La Terre, c’est le terme qu’il a employé. Et il se servait d’une autre langue. Pourtant je le comprenais. Dans ma tête. De la télépathie, probablement. »

Mr. K tourna les talons. Elle l’arrêta d’un mot. « Yll ? lança-t-elle d’une petite voix. T’es-tu jamais demandé si... eh bien, s’il y avait des êtres vivants sur la troisième planète ?

— Aucune vie n’est possible sur la troisième planète, déclara le mari d’un ton patient. D’après nos hommes de science, l’atmosphère y est beaucoup trop riche en oxygène.

— Mais ne serait-ce pas passionnant si elle était habitée ? Et si ses habitants voyageaient dans l’espace à bord d’une espèce de vaisseau ?

— Allons, Ylla, tu sais à quel point je déteste ces crises de vague à l’âme. Retournons plutôt à nos affaires. »

 

Le jour tirait à sa fin quand elle se mit à chantonner en déambulant au milieu du chuchotis des colonnes dispensatrices de pluie. Toujours la même ritournelle. « C’est quoi, cette chanson ? » finit par lui lancer sèchement son mari en venant s’asseoir à la table-foyer. « Je ne sais pas. » Elle leva les yeux, soudain décontenancée. Porta une main à sa bouche, incapable de croire ce qui lui arrivait. Le soleil se couchait. La maison se repliait sur elle-même, comme une fleur géante, à mesure que la lumière déclinait. Un souffle de vent passa entre les colonnes ; la poche de lave argentée bouillonnait sur la table-foyer. La brise agita les cheveux feuille-morte de Mrs. K, murmurant à ses oreilles. Debout, silencieuse, ses yeux d’or alanguis et embués, elle contemplait les vastes étendues jaunâtres de la mer asséchée, comme en proie à quelque souvenir. « ’’Bois à mes yeux avec les tiens, et je te rendrai la pareille’’, entonna-t-elle à mi-voix, tout doux. ‘‘Ou laisse un baiser dans la coupe, et je me passerai de vin.’’ » À présent elle fredonnait tout en remuant légèrement les mains dans le vent, les yeux fermés. Elle acheva sa chanson.

C’était d’une suprême beauté.

« Je n’ai jamais entendu cette chanson. C’est toi qui l’as composée ? s’enquit Mr. K, l’œil inquisiteur.

— Non. Oui. En fait, je ne sais pas ! »

Elle hésitait, s’affolait. « Je n’en comprends même pas les paroles ; elles sont dans une langue inconnue !

— Quelle langue ? »

Hébétée, elle laissa tomber des morceaux de viande dans la lave en fusion. « Je ne sais pas. » Elle retira la viande un instant plus tard, cuite, et la lui servit sur une assiette. « C’est simplement une bêtise que j’ai inventée, je suppose. Je ne sais pas pourquoi. »

Il ne répondit pas. Il la regardait plonger la viande dans la vasque de feu grésillante. Le soleil avait disparu. Petit à petit, lentement, la nuit envahissait la pièce, noyant les colonnes, les noyant tous deux, comme un vin sombre déversé du plafond. Seule la lueur de la lave argentée éclairait leurs visages.

Elle se remit à fredonner l’étrange chanson.

Aussitôt, il bondit de son siège et, furieux, quitta la pièce.

 

Plus tard, il termina seul son dîner.

Quand il se leva, il s’étira, regarda sa femme et suggéra en bâillant :

« Prenons les oiseaux de feu et allons en ville voir un spectacle.

— Tu ne parles pas sérieusement ! dit-elle. Tu te sens bien ?

— Qu’est-ce que ça a de si extraordinaire ?

— Mais nous ne sommes pas sortis depuis six mois !

— Je crois que c’est une bonne idée.

— Te voilà bien prévenant tout à coup.

— Ne le prends pas comme ça, répondit-il avec humeur. Tu veux y aller ou pas ? »

Elle regarda le désert pâle. Les lunes blanches jumelles se levaient. L’eau fraîche coulait sans bruit entre ses orteils. Elle fut prise d’un embryon de frisson. Son désir le plus cher était de rester tranquillement ici, dans le silence, sans bouger, jusqu’à ce que la chose se produise, cette chose attendue toute la journée, cette chose qu’elle espérait contre toute espérance. Des bribes de chanson lui effleurèrent l’esprit.

« Je...

— Ça te fera du bien, insista-t-il. Allez, viens.

— Je suis fatiguée. Un autre soir.

— Voilà ton écharpe. » Il lui tendit un flacon. « Ça fait des mois que nous n’avons pas bougé. — Sauf toi, deux fois par semaine à Xi. » Elle évitait de le regarder.

« Les affaires.

— Ah bon ? » murmura-t-elle pour elle-même.

Du flacon s’écoula un liquide qui se transforma en une vapeur bleutée avant d’aller se poser, simple frémissement, autour de son cou.

 

Les oiseaux de feu attendaient sur le doux sable frais, rutilants comme un lit de charbons ardents. La nacelle blanche flottait dans le vent nocturne, claquant doucement au bout des mille rubans verts qui la reliaient aux oiseaux. Ylla prit place dans la nacelle et, sur un mot de son mari, les oiseaux s’élancèrent, tout feu tout flamme, vers le ciel sombre. Les rubans se tendirent, la nacelle se cabra. La glissade fit crisser le sable ; les collines bleues se mirent à défiler, laissant en arrière la maison, les piliers arroseurs, les fleurs en cage, les livres chantants, le murmure des ruisseaux sur le sol. Elle ne regardait pas son mari. Elle l’entendait exciter les oiseaux tandis qu’ils prenaient de la hauteur comme une myriade d’étincelles, comme l’explosion rouge et jaune d’un feu d’artifice, entraînant la nacelle à la façon d’un pétale, traversant le vent de leur flamboiement.

Elle ne s’intéressait point à l’échiquier d’ivoire des cités mortes qui glissait en contrebas, ni aux anciens canaux remplis de vide et de rêves. Ils survolaient des fleuves et des lacs asséchés comme une ombre lunaire, comme une torche ardente.

Elle ne regardait que le ciel.

Son mari dit quelque chose.

Elle était perdue dans la contemplation du ciel.

« Tu as entendu ce que j’ai dit ?

— Pardon ? »

Il soupira. « Tu pourrais faire attention.

— Je réfléchissais.

— Je n’ai jamais eu l’impression que tu étais une amoureuse de la nature, mais le ciel a vraiment l’air de t’intéresser ce soir.

— Il est magnifique.

— Je me demandais..., dit le mari lentement. J’ai envie d’appeler Huile ce soir. Histoire de savoir si on ne pourrait pas aller passer quelque temps, oh, une huitaine de jours, pas plus, dans les montagnes Bleues. Ce n’est qu’une idée en l’air...

— Les montagnes Bleues ! »

Une main accrochée au bord de la nacelle, elle se retourna brusquement vers lui.

« Oh, c’est une simple suggestion.

— Quand veux-tu partir ? demanda-t-elle en tremblant.

— Je pensais qu’on pourrait s’en aller demain matin. Tu sais bien, départ de bonne heure et tout ça, dit-il négligemment.

— Mais nous ne partons jamais si tôt dans l’année !

 — Je pensais que pour une fois... » Il sourit. « Ça nous ferait du bien de changer d’air. Un peu de repos et de tranquillité. Tu sais bien. Tu n’as rien d’autre de prévu ? Alors on part, d’accord ? »

Elle prit sa respiration, attendit, puis répliqua : « Non.

— Quoi ? » Son exclamation fit sursauter les oiseaux. La nacelle fit une embardée.

« Non, répéta-t-elle d’une voix ferme. C’est décidé. Je n’ai pas envie de partir. »

Il la regarda. Ils n’échangèrent plus un mot. Elle lui tourna le dos.

Les oiseaux continuaient de voler, myriade de brandons lancés dans le vent. 

 

À l’aube, se faufilant entre les colonnes de cristal, le soleil dissipa le brouillard qui soutenait Ylla dans son sommeil. Toute la nuit, elle était restée en suspens au-dessus du sol, flottant sur le moelleux tapis de brume que diffusaient les murs dès qu’elle s’allongeait pour se reposer. Toute la nuit, elle avait dormi sur cette rivière muette, comme une barque sur un courant silencieux. À présent, la brume s’estompait, baissait de niveau pour la déposer enfin sur la berge de l’éveil. Elle ouvrit les yeux. Debout au-dessus d’elle, son mari l’observait comme s’il était planté là depuis des heures. Sans savoir pourquoi, elle se sentit incapable de le regarder en face. « Tu as encore rêvé, dit-il. Tu as parlé tout haut et ça m’a empêché de dormir. Je crois vraiment que tu devrais voir un docteur.

— Ça ira.

— Tu n’as pas arrêté de bavarder en dormant !

— Vraiment ? »

Elle entreprit de se redresser. Le petit jour était froid dans la pièce. Toujours allongée, Ylla se sentait envahie par une lumière grisâtre.

« À quoi rêvais-tu ? »

Elle dut réfléchir un instant pour s’en souvenir.

« À ce vaisseau. Il descendait encore une fois du ciel, se posait, et l’homme de haute taille en sortait, me parlait, plaisantait avec moi en riant. C’était très agréable. »

Mr. K toucha une colonne. Des jets d’eau chaude jaillirent dans un nuage de vapeur, chassant l’air froid. Le visage de Mr. K demeurait impassible.

« Et alors, reprit sa femme, cet homme qui disait porter ce nom étrange, Nathaniel York, me disait que j’étais belle et... et m’embrassait.

— Ha ! » s’écria le mari en se détournant avec violence, les mâchoires crispées.

« Ce n’est qu’un rêve, dit-elle, amusée.

— Garde tes rêves stupides de bonne femme pour toi !

— Tu te conduis comme un enfant. »

Elle se laissa retomber sur les derniers restes de brume chimique. Un instant plus tard, elle laissa échapper un petit rire.

« Je pensais à d’autres détails de mon rêve, avoua-t-elle.

— Ah oui ? Lesquels ? Lesquels ? s’emporta-t-il.

— Yll, quel sale caractère tu as.

— Dis-moi ! exigea-t-il. Tu n’as pas le droit de me faire des cachotteries ! »

Le teint sombre, les traits tendus, il se dressait au-dessus d’elle.

« Je ne t’ai jamais vu dans cet état, répliqua-t-elle, mi-choquée, mi-égayée. Tout simplement, ce Nathaniel York me disait... eh bien, il me disait qu’il allait m’embarquer dans son vaisseau, dans le ciel avec lui, et m’emmener sur sa planète.

C’est vraiment ridicule.

— On ne peut plus ridicule ! » Il hurlait presque.

« Tu aurais dû t’entendre lui faire fête, lui parler, chanter avec lui... Grands dieux, toute la nuit. Tu aurais dû t’entendre !

— Yll !

— Quand est-ce qu’il atterrit ? Quand est-ce qu’il arrive avec son maudit vaisseau ?

— Parle moins fort, Yll.

— Je parlerai comme j’en ai envie ! »

Il se pencha sur elle avec raideur. « Et dans ce rêve... » Il lui saisit le poignet. « ... le vaisseau ne se posait-il pas à Verte Vallée ? Hein ? Réponds-moi !

— Ma foi, oui...

— Et il s’y posait cet après-midi, n’est-ce pas ? poursuivit-il.

— Oui, oui, je crois, oui, mais seulement en rêve !

— Bon. » Il rejeta brusquement sa main. « Tu fais bien de ne pas mentir. J’ai entendu tout ce que tu as dit dans ton sommeil. Tu as parlé de la vallée et de l’heure. » Le souffle court, il marchait entre les piliers comme un homme aveuglé par un éclair. Lentement, il reprit haleine. Elle le regardait comme s’il était devenu fou. Enfin, elle se leva et s’approcha de lui.

« Yll, murmura-t-elle.

— Ça va.

— Tu es malade.

— Non. » Il s’imposa un sourire las. « Puéril, c’est tout. Pardonne-moi, ma chérie. » Il lui donna une tape maladroite. « Trop de travail ces temps-ci. Excuse-moi. Je crois que je vais aller m’allonger un peu...

— Tu étais si énervé...

— Ça va maintenant. Ça va très bien. » Il souffla. « Oublions cet incident. Tiens, j’en ai entendu une bien bonne sur Uel hier, je voulais te raconter ça. Si tu préparais le petit déjeuner ? Je te dirai ce qu’il en est. Et ne parlons plus de tout ça.

— Ce n’était qu’un rêve.

— Bien sûr. » Il lui déposa un baiser machinal sur la joue. « Un simple rêve. »

 

À midi le soleil était haut et brûlant et les collines vibraient dans la lumière.

« Tu ne vas pas en ville ? demanda Ylla.

— En ville ? » Il souleva légèrement les sourcils.

« C’est le jour où tu as l’habitude d’y aller. » Elle régla une cage à fleurs sur son piédestal. Les fleurs frémirent, ouvrant avidement leurs bouches jaunes. Il referma son livre.

« Non. Il fait trop chaud, et il est tard.

— Ah bon. »

Une fois qu’elle se fut acquittée de sa tâche, elle se dirigea vers la porte.

« Alors à bientôt.

— Un instant ! Où vas-tu ? »

Elle avait déjà franchi le seuil.

« Chez Pao. Elle m’a invitée ! 

— Aujourd’hui ?

— Il y a longtemps que je ne l’ai pas vue. C’est à deux pas.

— À Verte Vallée, n’est-ce pas ?

— Oui, juste un petit tour, je pensais que... »

Elle pressa le pas. « Désolé, vraiment désolé, dit-il en courant pour la rattraper, l’air fort contrarié par son étourderie. J’avais complètement oublié. J’ai invité le docteur Nlle cet après-midi.

— Le docteur Nlle ! »

Elle revint lentement sur ses pas. Il la prit par le coude et, d’une main ferme, la ramena à l’intérieur.

« Oui.

— Mais Pao...

— Pao peut attendre, Ylla. Nous devons recevoir Nlle. — Juste quelques minutes...

— Non, Ylla.

— Non ? » Il secoua la tête. « Non. Et puis c’est une sacrée trotte jusque chez Pao. Il faut traverser tout Verte Vallée, franchir le grand canal et en suivre le cours, non ? Sans parler de la chaleur qui t’attend et du fait que le docteur Nlle serait ravi de te voir. Alors ? »

Elle ne répondit pas. Elle n’avait qu’une envie : se sauver en courant et crier. Mais elle se contenta de s’asseoir dans son fauteuil et de se tourner lentement les doigts en fixant sur eux un regard vide, prise au piège.

« Ylla ? murmura-t-il. Tu vas rester ici, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-elle au bout d’un long moment. Je vais rester.

— Tout l’après-midi ?

— Tout l’après-midi », confirma-t-elle d’une voix atone.

Tard dans la journée le docteur Nlle ne s’était pas encore présenté. Le mari d’Ylla n’en paraissait pas particulièrement surpris. Quand il commença à se faire très tard, il marmonna quelque chose, se dirigea vers un placard et en retira une arme inquiétante, un long tube jaunâtre se terminant par un soufflet et une détente. Il se retourna, son visage recouvert d’un masque d’argent martelé, inexpressif, le masque qu’il portait toujours quand il désirait cacher ses sentiments, le masque qui épousait si délicatement ses joues maigres, son menton et son front. Le masque jetait des éclairs tandis qu’il examinait l’arme redoutable que tenaient ses mains. Celle-ci émettait un bourdonnement continu, un bourdonnement d’insecte. On pouvait en faire jaillir des hordes d’abeilles dorées dans un hurlement strident. D’affreuses abeilles dorées qui piquaient, empoisonnaient et retombaient sans vie, comme des graines sur le sable.

« Où vas-tu ? demanda-t-elle.

— Hein ? » Il écoutait le soufflet, le bourdonnement maléfique. « Si le docteur Nlle est en retard, je ne vais pas m’embêter à l’attendre. Je sors chasser un peu. Je ne serai pas long. Je compte sur toi pour rester ici, d’accord ? » Le masque d’argent étincelait.

« Entendu.

— Et dis au docteur Nlle que je reviens. Que je suis simplement allé faire un tour à la chasse. » La porte triangulaire se referma. Les pas d’Yll décrurent le long de la colline. Elle le regarda s’éloigner dans le soleil jusqu’à ce qu’il ait disparu. Puis elle reprit ses occupations avec les poussières magnétiques et les fruits frais à cueillir aux murs de cristal. Elle travaillait avec énergie et promptitude, mais elle était parfois en proie à une sorte d’engourdissement et se surprenait à chanter cette chanson étrange, obsédante, et à contempler le ciel par-delà les colonnes de cristal.

Elle retenait son souffle et, rigoureusement immobile, attendait.

Ça se rapprochait.

Ça pouvait se produire d’un instant à l’autre. Comme lorsqu’on entendait un orage arriver. Il y avait le silence de l’attente, puis l’infime alourdissement de l’atmosphère tandis que la perturbation balayait le pays de ses sautes d’humeur, ses ombres et ses nuées. Le changement exerçait sa pression sur les oreilles et l’on était suspendu dans l’attente de l’orage imminent. On commençait à trembler. Le ciel se plombait, se colorait ; les nuages s’amoncelaient ; les montagnes viraient au gris fer. Les fleurs encagées exhalaient de légers soupirs avant-coureurs. On sentait frémir ses cheveux. Quelque part dans la maison, l’horloge vocale chantait : « C’est l’heure, c’est l’heure, c’est l’heure... » tout en douceur, simple tapotement d’eau sur du velours. Et puis l’orage. L’illumination électrique, les trombes d’eau sombre et de nuit retentissante s’abattaient, tels les barreaux d’une éternelle prison.

Il en allait ainsi à présent. Un orage se préparait, même si le ciel était clair. On attendait des éclairs, même en l’absence de tout nuage.

Ylla se déplaçait à travers la maison estivale privée de souffle. La foudre allait frapper d’un instant à l’autre ; il y aurait un coup de tonnerre, une boule de fumée, un silence, des pas dans l’allée, un petit heurt à la porte, et elle se précipitant pour ouvrir...

Pauvre folle ! se moqua-t-elle. Pourquoi te laisser aller à de telles extravagances dans ta petite tête désœuvrée ?

Et c’est alors que la chose arriva.

Une chaleur d’incendie se propagea dans l’atmosphère. Un bruit de tornade. Un reflet métallique traversa le ciel.

Ylla poussa un cri.

Elle courut entre les colonnes, ouvrit une porte en grand, se campa face aux collines. Mais il n’y avait plus rien.

Prête à dévaler la pente, elle se ravisa. Elle était censée rester ici, n’aller nulle part. Le docteur venait leur rendre visite et son mari serait furieux si elle se sauvait.

Elle attendit sur le seuil, haletante, une main tendue.

Elle scruta l’horizon en direction de Verte Vallée, mais ne vit rien.

Sotte que tu es. Elle rentra. Toi et ton imagination, pensa-telle. Ce n’était qu’un oiseau, une feuille, le vent, ou un poisson dans le canal. Assieds-toi.

Détends-toi.

Elle s’assit.

Une détonation retentit.

Très nette, sèche, le bruit de l’affreuse arme aux insectes.

Tout son corps sursauta au même moment. Il venait de loin. Un coup. Le vrombissement des abeilles si promptes à la détente. Un coup. Puis un second, précis et froid, tout là-bas.

Son corps tressaillit de nouveau et, sans savoir pourquoi, elle se dressa et se mit à hurler, hurler, sans autre envie que de continuer à hurler.

Elle s’élança à travers la maison et, une fois de plus, ouvrit la porte en grand.

Les échos s’éteignaient peu à peu.

Se turent.

Elle attendit dans la cour, blême, durant cinq minutes.

Puis, à pas lents, la tête basse, elle erra de pièce en pièce, effleurant les objets du bout des doigts, les lèvres tremblantes, pour s’asseoir finalement dans la solitude de la chambre aux vins gagnée par la pénombre, toujours dans l’expectative. Elle se mit à essuyer un verre d’ambre du bout de son écharpe.

Dans le lointain, crissant sur le fin gravier, un bruit de pas.

Elle se releva et s’immobilisa au centre de la pièce silencieuse. Le verre tomba de ses doigts, se brisa en mille morceaux.

Les pas hésitèrent devant la porte d’entrée.

Fallait-il parler ? Fallait-il crier : « Entrez, oh, entrez » ?

Elle avança sur quelques mètres.

Les pas gravirent la montée. Une main fit tourner le loquet.

Les yeux fixés sur la porte, elle sourit.

La porte s’ouvrit. Elle cessa de sourire.

C’était son mari. Son masque d’argent luisait sans éclat.

Il entra et adressa un bref regard à sa femme. Puis, d’un coup sec, il ouvrit le soufflet de son arme, en fit tomber deux abeilles mortes, les entendit heurter le sol, les écrasa sous son pied et rangea le fusil vide dans un coin tandis qu’Ylla, courbée en deux, s’efforçait sans le moindre succès de ramasser les morceaux du verre brisé.

« Qu’est-ce que tu faisais ? demanda-t-elle.

— Rien », dit-il, le dos tourné. Il ôta son masque.

« Mais le fusil... Je t’ai entendu tirer. Deux fois.

— Je chassais, voilà tout. Ça fait du bien de temps en temps. Le docteur Nlle est arrivé ?

 — Non.

— Une seconde. » Il claqua des doigts d’un air chagrin.

« Tiens, ça me revient. C’est demain après-midi qu’il devait venir nous voir. Je suis vraiment trop bête. »

Ils se mirent à table. Elle regardait sa nourriture sans bouger les mains.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il sans lever les yeux de la lave bouillonnante où il plongeait sa viande.

— Je ne sais pas. Je n’ai pas faim.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je ne sais pas. C’est comme ça. »

Le vent se levait dans le ciel ; le soleil se couchait. La pièce, toute petite, semblait froide tout à coup.

« J’essayais de me souvenir, dit-elle dans le silence ambiant, face à la froide raideur de son mari aux yeux d’or.

— Te souvenir de quoi ? » Il buvait son vin à petites gorgées.

« De cette chanson. Cette si belle chanson. » Elle ferma les yeux et fredonna, mais ce n’était pas ça. « Je l’ai oubliée. Et va savoir pourquoi, je ne veux pas l’oublier.

C’est quelque chose dont je voudrais toujours me souvenir. »

Elle bougea les mains comme si le rythme pouvait l’aider à tout retrouver. Puis elle se laissa aller contre son dossier.

« Je n’arrive pas à me rappeler. » Et elle se mit à pleurer.

« Pourquoi pleures-tu ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je suis triste sans savoir pourquoi, je pleure sans savoir pourquoi, mais je pleure. »

Elle se tenait la tête à deux mains ; ses épaules ne cessaient de s’agiter.

« Ça ira mieux demain », dit-il.

Elle ne leva pas les yeux vers lui ; son regard n’était fixé que sur le désert vide et les étoiles qui commençaient à scintiller dans le ciel noir, tandis que de très loin lui parvenaient un bruit de vent qui se levait et le froid clapotis de l’eau le long des canaux. « Oui, dit-elle. Ça ira mieux demain. »

 

 

 

AOÛT 2030 - 1

La nuit d’été

 

              Dans les galeries de pierre, les gens formaient des groupes et des grappes qui se glissaient dans les ombres au milieu des collines bleues. Une douce clarté tombait des étoiles et des deux lunes luminescentes de Mars. Au-delà de l’amphithéâtre, dans de lointaines ténèbres, se nichaient de petites agglomérations et des villas ; des eaux argentées s’étalaient en nappes immobiles et les canaux scintillaient d’un horizon à l’autre. C’était un soir d’été dans toute la paix et la clémence de la planète Mars. Sur les canaux de vin vert se croisaient des bateaux aussi délicats que des fleurs de bronze. Au sein des longues demeures qui s’incurvaient interminablement, pareilles à des serpents au repos, à travers les collines, les amants paressaient en échangeant des chuchotis dans la fraîcheur nocturne des lits. Quelques enfants couraient encore dans les ruelles à la lueur des torches, brandissant des araignées d’or qui projetaient des entrelacs de fils. Ça et là se préparait un souper tardif sur des tables où de la lave portée au blanc argent bouillonnait en sifflant. Dans les amphithéâtres d’une centaine de villes situées sur la face nocturne de Mars, les Martiens à la peau brune et aux yeux pareils à des pièces d’or étaient calmement conviés à fixer leur attention sur des estrades où des musiciens faisaient flotter une musique sereine, tel un parfum de fleur, dans l’air paisible. Sur une estrade une femme chantait. Un frémissement parcourut l’assistance. Elle s’arrêta de chanter, porta une main à sa gorge, fit un signe de tête aux musiciens et ils reprirent le morceau.

Et les musiciens de jouer et elle de chanter, et cette fois l’assistance soupira et se pencha en avant, quelques hommes se dressèrent sous le coup de la surprise, et un souffle glacé traversa l’amphithéâtre. Car c’était une chanson étrange et effrayante que chantait cette femme. Elle tenta d’empêcher les mots de franchir ses lèvres, mais ils étaient là :

 

La beauté marche avec elle, comme la nuit

Des deux qui sont voués au règne des étoiles ;

Et le plus beau du noir et de tout ce qui luit

Dans sa personne entière et ses yeux se dévoile...

 

La chanteuse se fit un bâillon de ses mains, interdite.

« Qu’est-ce que c’est que ces paroles ? demandaient les musiciens.

— Qu’est-ce que c’est que cette chanson ?

— Qu’est-ce que c’est que cette langue ? »

Et quand ils se remirent à souffler dans leurs trompes dorées, l’étrange musique s’éleva pour planer au-dessus des spectateurs qui maintenant quittaient leurs sièges en parlant à voix haute. « Qu’est-ce qui te prend ? se demandaient mutuellement les musiciens.

— Quel air tu jouais ?

— Et toi, qu’est-ce que tu joues ? »

La femme fondit en larmes et quitta la scène en courant. Le public déserta l’amphithéâtre.

Et partout, dans toutes les villes de Mars, jetant le trouble, le même phénomène s’était produit. Une froidure de neige s’était emparée de l’atmosphère. Dans les ruelles enténébrées, sous les torches, les enfants chantaient :

 

Et quand elle arriva,

Il n’y avait plus rien,

Et son chien fit tintin !

 

« Hé, les enfants ! criaient des voix. C’était quoi cette chanson ? Où l’avez-vous apprise ?

— Elle nous est venue comme ça, d’un coup. C’est des mots qu’on ne comprend pas. »

Les portes claquaient. Les rues se vidaient. Au-dessus des collines bleues une étoile verte se leva. Sur toute la face nocturne de Mars les amants se réveillaient pour écouter leurs bien-aimées fredonner dans l’obscurité.

« Quel est donc cet air ? »

Et dans un millier de villas, au milieu de la nuit, des femmes se réveillaient en hurlant. Il fallait les calmer tandis que leur visage ruisselait de larmes.

« Là, là. Dors. Qu’est-ce qui ne va pas ? Un rêve ?

— Quelque chose d’affreux va arriver demain matin.

— Il ne peut rien arriver, tout va bien. » Sanglot hystérique.

« Ça se rapproche, ça se rapproche de plus en plus !

— Il ne peut rien nous arriver. Quelle idée ! Allons, dors. Dors. »

Tout était calme dans les petites heures du matin martien, aussi calme que les fraîches ténèbres d’un puits. Les étoiles brillaient dans les eaux des canaux ; les enfants étaient pelotonnés dans leur chambre et le bruit de leur respiration, les poings refermés sur leurs araignées d’or ; les amants étaient enlacés, les lunes couchées, les torches froides, les amphithéâtres de pierre déserts.

Le silence ne fut rompu qu’à l’approche de l’aube par un veilleur de nuit qui, au loin, dans les sombres profondeurs d’une rue solitaire, fredonnait en marchant une étrange chanson...

 

 

 

AOÛT 2030 - 2

Les hommes de la Terre

 

La personne qui frappait à la porte faisait preuve d’une belle insistance.

Mrs. Ttt ouvrit à la volée.

« Oui ?

— Vous parlez notre langue ? » L’homme qui se tenait sur le seuil n’en revenait pas.

« Je parle ce que je parle.

— Impeccablement, je dois dire ! » Il portait un uniforme. Trois hommes l’accompagnaient, ne tenant pas en place, tout sourires, très sales.

« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda impérativement Mrs. Ttt.

— Vous êtes une Martienne ! » L’homme souriait.

« Le mot ne vous est certainement pas familier. C’est une expression terrienne. »

Il désigna ses compagnons de la tête. « Nous sommes originaires de la Terre. Je suis le capitaine Williams. Nous venons de nous poser sur Mars, et nous voici, la Deuxième Expédition. Il y a eu une Première Expédition, mais nous ne savons pas ce qui lui est arrivé. Enfin, bref, nous voilà. Et vous êtes la première Martienne que nous rencontrons !

— Martienne ? » Elle haussa les sourcils.

« Je veux dire par là que vous vivez sur la quatrième planète à partir du soleil. Exact ?

— Élémentaire, dit-elle d’un ton sec en les toisant.

— Et nous (il appuya sa main rose et grassouillette contre sa poitrine), nous sommes de la Terre. D’accord, les gars ?

— D’accord, chef ! firent-ils en chœur.

— Vous êtes ici sur Tyrr, si vous tenez à savoir le vrai nom de cette planète.

— Tyrr, Tyrr. » Le capitaine faillit s’étrangler de rire. « Quel nom charmant ! Mais dites-moi, ma bonne dame, comment se fait-il que vous parliez si parfaitement notre langue ?

— Je ne parle pas, je pense. Télépathie ! Bonjour ! »

Et elle claqua la porte. Un instant après, l’impossible personnage frappait de nouveau. Elle rouvrit la porte en coup de vent. « Quoi encore ? » s’enquit-elle. L’homme était toujours là, s’efforçant de sourire, l’air désorienté. Il tendit les mains.

« Je ne crois pas que vous compreniez...

— Quoi ? » lança-t-elle sèchement.

L’homme la regarda bouche bée. «Nous venons de la Terre !

— Je n’ai pas le temps. J’ai beaucoup de cuisine à faire aujourd’hui, sans parler du ménage, de la couture et de tout le reste. Il est évident que c’est Mr. Ttt que vous désirez voir ; il est en haut, dans son bureau.

— Oui, fit l’homme de la Terre, interdit, l’œil clignotant. C’est ça, introduisez-nous auprès de Mr. Ttt.

— Il est occupé. »

Elle leur reclaqua la porte au nez. Cette fois-ci, on cogna sans le moindre ménagement.

« Dites donc ! » cria l’homme quand la porte se rouvrit. Et il se jeta à l’intérieur, comme pour prendre la femme par surprise.

« En voilà une façon de traiter les visiteurs !

— Sur mon sol propre ! hurla-t-elle. De la boue ! Sortez d’ici ! Si vous voulez entrer chez moi, nettoyez d’abord vos bottes. »

L’homme regarda ses bottes boueuses, en proie au plus complet désarroi. « Le moment est mal choisi pour de telles vétilles. Je pense que nous devrions plutôt fêter l’événement. »

Il la regarda un long moment, comme si cela pouvait l’aider à comprendre.

« Si vous avez fait tomber mes petits pains cristallisés dans le four, s’exclama-t-elle, je vous flanque des coups de bâton ! »

Elle alla jeter un coup d’œil dans un petit four brûlant, puis revint, le visage rouge et moite. Ses yeux étaient d’un jaune éclatant, sa peau d’un brun doux, et elle avait la minceur et la vivacité d’un insecte. Quant à sa voix, elle était métallique et coupante.

« Attendez ici. Je vais voir si Mr. Ttt peut vous recevoir un moment. C’est à quel sujet, déjà ? »

L’homme lâcha un affreux juron, comme si elle lui avait assené un coup de marteau sur les doigts.

« Dites-lui que nous venons de la Terre et que ça n’a encore jamais été fait !

— Qu’est-ce qui n’a pas encore été fait ? » Elle leva sa main brune. « Peu importe. Je reviens tout de suite. »

Le bruit léger de ses pas s’éloigna dans la maison en pierre.

Dehors, l’immense ciel bleu de Mars était chaud et immobile comme les profondeurs d’une mer tiède. Le désert martien cuisait au soleil, pareil à une marmite de glaise préhistorique. Des ondes de chaleur s’élevaient en miroitant. Une petite fusée reposait au sommet d’une colline voisine. De larges empreintes de pas descendaient de la fusée vers la porte de la maison. On entendit des voix se quereller à l’étage. Dans l’entrée, les hommes se regardèrent, changeant de jambe d’appui, se tripotant les doigts, cramponnant leur ceinturon.

Une voix d’homme tempêta en haut. La voix de la femme répliqua.

Au bout d’un quart d’heure, ne sachant que faire, les Terriens se mirent à aller et venir sur le seuil de la cuisine. « On s’en grille une ? » demanda l’un des hommes. Quelqu’un sortit un paquet de cigarettes. Chacun alluma la sienne et souffla de longs filets de fumée blanchâtres. Ils rajustèrent leur uniforme, rectifièrent leur col.

En haut, les vociférations continuaient leur sérénade.

Le chef de la troupe regarda sa montre. « Vingt-cinq minutes, dit-il. Je me demande ce qu’ils peuvent bien trafiquer, là-haut. » Il s’approcha d’une fenêtre et regarda dehors.

« Ça tape, dit l’un des hommes.

— Ouais », fit un autre dans la chaude torpeur de ce début d’après-midi.

Les voix s’étaient réduites à un murmure et cédaient maintenant place au silence. Plus un bruit dans la maison. Les hommes n’entendaient que leur propre respiration.

Une heure s’écoula dans le silence.

« J’espère que nous n’avons pas créé d’incident », dit le capitaine.

Il alla jeter un coup d’œil dans le salon. Mrs. Ttt était là, arrosant des fleurs qui poussaient au centre de la pièce.

« Je savais bien que j’avais oublié quelque chose », dit-elle en voyant le capitaine.

Elle se dirigea vers la cuisine.

« Désolée. » Elle lui tendit un bout de papier. « Mr. Ttt est beaucoup trop occupé. »

Elle retourna à ses fourneaux.

« De toute façon, ce n’est pas Mr. Ttt que vous voulez voir ; c’est Mr. Aaa. Allez avec ce mot à la ferme voisine, près du canal bleu, et Mr. Aaa vous renseignera sur tout ce que vous voulez savoir.

— Nous ne voulons rien savoir, objecta le capitaine avec une moue de ses lèvres épaisses. Nous savons déjà.

— Vous avez ce mot, qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? » lança-t-elle d’un ton indiquant que, pour elle, la conversation était terminée.

« Bon », fit le capitaine, sans se décider à partir. Il restait planté là comme s’il attendait quelque chose. On aurait dit un enfant en contemplation devant un arbre de Noël vide.

« Bon, reprit-il. Venez, les gars. » Les quatre hommes replongèrent dans la touffeur somnolente du jour.

 

Une demi-heure plus tard, Mr. Aaa, installé dans sa bibliothèque, sirotait un peu de feu électrique dans une coupe en cristal lorsqu’il entendit les voix dans l’allée en pierre. Il se pencha à la fenêtre et regarda les quatre hommes en uniforme qui le lorgnaient.

« Vous êtes Mr. Aaa ? lancèrent-ils.

— Lui-même.

— Mr. Ttt nous a recommandé de nous adresser à vous ! cria le capitaine.

— En quel honneur ?

— Il était occupé !

— C’est bien dommage, fit Mr. Aaa, sarcastique. Croit-il que je n’ai rien d’autre à faire que recevoir les gens dont il n’a pas le temps de s’occuper ?

— Là n’est pas la question, monsieur, cria le capitaine.

— Pour moi, si. J’ai des tas de choses à lire. Mr. Ttt manque de considération. Ce n’est pas la première fois qu’il me traite à la légère. Cessez d’agiter vos mains, monsieur, je n’ai pas fini. Et accordez-moi votre attention.

En général, on m’écoute quand je parle. Et vous allez m’écouter poliment ou je ne dirai plus rien. »

Dans la cour, les quatre hommes se dandinaient, la bouche entrouverte, mal à l’aise, et le capitaine, les veines du visage saillantes, eut un instant les larmes aux yeux.

« Enfin, les sermonna Mr. Aaa, trouvez-vous correct de la part de Mr. Ttt de manquer à ce point d’éducation ? »

Les quatre hommes le regardaient fixement sous la canicule.

« Nous venons de la Terre ! dit le capitaine.

— Je trouve cela extrêmement discourtois de sa part, rumina Mr. Aaa.

— Une fusée. Nous sommes venus dedans. Là-bas !

— Ce n’est pas la première fois que Mr. Ttt dépasse les bornes, voyez-vous.

— De la Terre. D’une seule traite.

— Vraiment, pour un peu, je l’appellerais pour lui dire deux mots.

— Rien que nous quatre ; moi et ces trois hommes, mon équipage.

— Je vais l’appeler, oui, c’est décidé !

— Terre. Fusée. Hommes. Voyage. Espace.

— L’appeler et le remettre à sa place ! » s’écria Mr. Aaa.

Il s’éclipsa comme une marionnette de guignol.

Pendant une minute, un échange de voix furieuses se fît entendre par le truchement de quelque étrange appareil. En bas, le capitaine et son équipage contemplaient avec regret leur joli vaisseau posé sur la colline, si docile, si agréable, si élégant.

Mr. Aaa réapparut brusquement à la fenêtre, tout triomphant.

« Je l’ai provoqué en duel, grands dieux ! En duel !

— Mr. Aaa..., reprenait posément le capitaine.

— Je l’étendrai raide, vous entendez !

— Mr. Aaa, j’aimerais vous expliquer. Nous avons fait près de cent millions de kilomètres. »

 

Pour la première fois, Mr. Aaa accorda quelque intérêt au capitaine.

« D’où avez-vous dit que vous veniez ? »

Le visage du capitaine s’illumina. En aparté, il glissa à ses hommes : « Enfin, on y arrive ! » Puis, s’adressant à Mr. Aaa :

« Nous avons fait un voyage de cent millions de kilomètres. Depuis la Terre ! »

Mr. Aaa se mit à bâiller.

« À cette époque de l’année, ça ne fait que quatre-vingts millions de kilomètres. »

Il se saisit d’une arme d’aspect terrifiant.

« Bon, à présent il faut que j’y aille. Reprenez ce billet stupide, bien que je ne voie pas de quelle utilité il peut vous être, et allez de l’autre côté de cette colline, jusqu’à une petite ville du nom de Iopr. Vous raconterez tout ça à Mr. III. C’est l’homme qu’il vous faut. Pas Mr. Ttt, c’est un imbécile et je vais le tuer. Ni moi, vous ne relevez pas de mes compétences.

— Compétences, compétences ! bêla le capitaine. Faut-il avoir des compétences particulières pour accueillir des Terriens ?

— Ne soyez pas stupides, chacun sait cela. »

Mr. Aaa dévala les escaliers. « Au revoir ! »

Et il fonça dans l’allée comme un compas pris de folie.

Les quatre voyageurs restaient cloués par la stupeur. Finalement le capitaine déclara :

« On va bien trouver quelqu’un pour nous écouter.

— On pourrait peut-être s’en aller et revenir plus tard, proposa un des hommes d’une voix morne. On devrait peut-être décoller et réatterrir. Leur donner le temps d’organiser une réception.

— C’est peut-être une bonne idée », murmura le capitaine au comble de l’accablement.

La petite ville était pleine de gens qui allaient et venaient, entraient et sortaient, échangeaient des saluts. Ils portaient des masques dorés, des masques bleus ou pourpres pour le plaisir de la variété, des masques aux lèvres d’argent et aux sourcils de bronze, des masques rieurs ou renfrognés, selon l’humeur de leur propriétaire.

 

Les quatre hommes, ruisselants de sueur après leur longue marche, s’arrêtèrent pour demander à une petite fille où habitait Mr. III.

« Là-bas », indiqua l’enfant du menton.

Plein d’espoir, le capitaine mit posément un genou à terre et contempla le doux visage enfantin. « Petite fille, je veux te dire quelque chose. »

Il l’assit sur son genou et enserra délicatement ses menottes dans ses grosses mains, comme s’il s’apprêtait à lui conter une histoire destinée à l’endormir qu’il aurait lentement élaborée, avec force détails mûrement choisis.

« Eh bien, voilà, petite fille. Il y a six mois, une autre fusée s’est posée sur Mars. Dedans se trouvaient un homme du nom de York et son équipier. Qu’est-ce qu’il leur est arrivé ? Nous n’en savons rien. Peut-être se sont-ils écrasés. Ils sont venus dans une fusée. Nous aussi. Tu devrais voir ça ! Une fusée énorme. Nous sommes donc la Deuxième Expédition, envoyée après la Première. Et nous sommes venus d’une traite de la Terre... »

La petite fille dégagea machinalement une de ses mains et appliqua sur son visage un masque d’or dépourvu d’expression. Puis elle exhiba une araignée d’or et la laissa tomber sur le sol tandis que le capitaine continuait de parler. L’araignée-jouet grimpa docilement jusqu’au genou de l’enfant tandis qu’elle l’observait d’un œil tranquille par les fentes de son masque impassible. Le capitaine la secoua doucement pour l’obliger à écouter son histoire.

« Nous sommes des Terriens, dit-il. Tu me crois ?

— Oui. »

Le regard de la petite se concentra sur ses orteils, qu’elle tortillait dans la poussière.

« Très bien. »

Le capitaine lui pinça le bras, mi-enjoué, mi-agacé, pour l’obliger à le regarder.

« Nous avons construit notre fusée nous-mêmes. Ça aussi, tu le crois ? »

La fillette se fourra un doigt dans le nez.

« Oui.

— Et – sors ton doigt de ton nez, petite – je suis le capitaine, et...

— Jamais personne n’avait traversé l’espace dans une grande fusée, récita la jeune créature, les yeux fermés.

— Magnifique ! Comment sais-tu ça ?

— Oh, la télépathie. »

Elle s’essuya négligemment un doigt sur le genou.

« Eh bien, ça ne te transporte pas ? s’écria le capitaine. Tu n’es pas contente ?

— Vous feriez bien d’aller voir Mr. III tout de suite. »

Elle lâcha son jouet.

« Mr. III sera ravi de vous parler. »

Elle s’enfuit en courant, son araignée galopant docilement derrière elle. Le capitaine, toujours accroupi, la main tendue, la regarda partir. Les yeux noyés, bouche bée, il contempla ses paumes vides. Les trois autres surplombaient leur ombre, immobiles. Ils crachèrent sur les pavés...

Mr. III vint leur ouvrir. Il était sur le point de partir pour une conférence, mais il avait une minute à leur accorder s’ils voulaient bien se dépêcher d’entrer pour lui expliquer ce qu’ils désiraient...

« Un peu d’attention, répondit le capitaine, les yeux rouges, épuisé. Nous sommes originaires de la Terre, nous avons une fusée, nous sommes quatre, équipage et capitaine, nous sommes exténués, nous avons faim, nous voudrions un endroit pour dormir. Nous aimerions que quelqu’un nous remette les clés de la cité ou quelque chose d’approchant, nous aimerions qu’on nous serre la main et qu’on nous dise ‘‘Bravo !’’ ou ‘‘Félicitations, mon vieux !’’. Voilà qui résume en gros la situation. »

Mr. III était un homme grand et mince, vaporeux, dont les yeux jaunes étaient dissimulés par d’épaisses lentilles bleu foncé. Il se pencha sur son bureau et étudia quelques papiers, s’interrompant de temps en temps pour décocher à ses hôtes un regard pénétrant.

« Bon, je n’ai pas les formulaires ici, on dirait. »

Il fourragea dans les tiroirs de son bureau.

« Voyons, où ai-je bien pu les mettre ? »

Il prit un air pensif.

« Quelque part. Quelque part. Ah, les voici ! Tenez ! »

Il leur tendit les papiers d’un geste sec.

« Naturellement, il va vous falloir signer ça.

— Faut-il vraiment en passer par tout ce cirque ? » Les culs de bouteille de Mr. III se fixèrent sur lui.

« Vous dites que vous venez de la Terre, n’est-ce pas ? Eh bien, vous n’avez qu’une chose à faire : signer. »

Le capitaine inscrivit son nom. « Voulez-vous que mes hommes signent aussi ? »

Mr. III regarda le capitaine, puis les trois autres, et laissa fuser un rire moqueur.

« Eux, signer ! Ah ! Elle est bien bonne ! Eux, oh, eux, signer ! »

Il en avait les larmes aux yeux. Il se tapa sur la cuisse et se plia en deux, secoué par le fou rire. « Eux, signer ! » répéta-t-il, cramponné au bureau.

Les quatre hommes se renfrognèrent.

« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

— Eux, signer ! fit Mr. III dans un souffle, défaillant d’hilarité. Vraiment trop drôle. Il faudra que je raconte ça à Mr. Xxx ! »

Il examina le formulaire signé tout en continuant de rire.

« Tout semble en ordre. » Il hocha la tête. « Y compris l’accord pour l’euthanasie s’il faut finalement en arriver là. » Il gloussa.

« L’accord pour quoi ?

— Taisez-vous. J’ai quelque chose pour vous. Tenez. Prenez cette clé. »

Le capitaine rougit.

« C’est un grand honneur.

— Ce n’est pas la clé de la cité, idiot ! le rembarra Mr. III. Simplement la clé de la Maison. Suivez ce couloir, ouvrez la grande porte, entrez et refermez bien comme il faut. Vous pouvez passer la nuit là-bas. Demain matin, je vous enverrai Mr. Xxx. »

Méfiant, le capitaine prit la clé et resta là à fixer le sol. Ses hommes ne bougeaient pas. Ils semblaient avoir perdu tout leur sang et leur fièvre de voyageurs de l’espace. Ils étaient vidés, à sec.

« Qu’est-ce que vous avez ? Qu’est-ce qui cloche ? demanda Mr. III. Qu’est-ce que vous attendez ? Que voulez-vous d’autre ? »

Il vint regarder le capitaine sous le nez.

« Maintenant ça suffit !

— Je suppose que vous ne pourriez même pas..., suggéra le capitaine. Je veux dire, enfin... essayer, ou envisager... » Il hésita. « Nous avons travaillé dur, nous avons fait un long voyage, alors peut-être pourriez-vous ne serait-ce que nous serrer la main et dire « Bien joué !", vous ne... croyez pas ? » Sa voix se brisa.

Mr. III tendit la main avec raideur.

« Félicitations ! » Il grimaça un sourire. « Félicitations. » Il tourna les talons. « À présent il faut que je m’en aille. Servez-vous de cette clé. »

Sans leur accorder plus d’attention, à croire qu’ils s’étaient fondus dans le sol, Mr. III s’affaira dans la pièce, bourrant des documents dans une serviette. Il s’attarda encore cinq minutes, mais sans adresser une seule fois la parole au quatuor solennel qui restait planté là, la tête basse, les jambes molles, l’œil éteint. Quand Mr. III franchit le seuil de la porte, il était absorbé dans la contemplation de ses ongles.

 

Ils se traînèrent le long du couloir dans le morne silence de l’après-midi. Arrivèrent à une grande porte d’argent poli qu’ils ouvrirent avec la clé d’argent. Entrèrent, refermèrent la porte et se retournèrent. Ils se trouvaient dans une vaste salle ensoleillée. Des hommes et des femmes conversaient, assis devant des tables ou debout, formant de petits groupes. Au bruit que fit la porte, ils tournèrent les yeux vers les hommes en uniforme. Un Martien s’avança et s’inclina.

« Je suis Mr. Uuu, dit-il.

— Et moi le capitaine Jonathan Williams, de New York, sur Terre », répondit le capitaine sans conviction.

Ce fut une explosion immédiate dans la salle ! Les chevrons tremblèrent sous les cris et les ovations. La foule se précipita dans un concert de grands gestes et d’acclamations, renversant les tables pour s’agglutiner joyeusement autour des quatre Terriens. On les empoigna et on les souleva pour les porter en triomphe. Six fois de suite, au pas de charge, on leur fit faire un tour complet de la salle en sautant, bondissant et chantant.

Les Terriens étaient tellement ahuris qu’il leur fallut une bonne minute de chevauchée sur cette houle d’épaules avant de se mettre à rire et à s’interpeller.

« Hé ! Nous y voilà enfin ! — Ça, c’est vivre ! Sapristi ! Wouah ! Youpi ! »

Ils échangeaient des clins d’œil euphoriques, levaient les bras en l’air et battaient des mains.

« Hip ! Hip ! — Hourra ! » hurla la foule.

On déposa les Terriens sur une table. Les clameurs cessèrent. Le capitaine faillit fondre en larmes.

« Merci. Ça fait du bien, oui, ça fait du bien.

— Racontez-nous votre histoire », suggéra Mr. Uuu.

Le capitaine s’éclaircit la gorge. L’auditoire poussa des oh ! et des ah ! quand le capitaine prit la parole. Il présenta son équipage ; chacun y alla de son petit discours, embarrassé par le tonnerre des applaudissements. Mr. Uuu donna une tape sur l’épaule du capitaine.

« C’est bon de voir un autre habitant de la Terre. Moi aussi, je viens de la Terre.

— Pardon ?

— Nous sommes nombreux ici, à venir de la Terre.

— Vous ? De la Terre ? » Le capitaine ouvrait de grands yeux.

« Mais comment est-ce possible ? Vous êtes venus en fusée ? Les voyages interplanétaires existeraient-ils depuis des siècles ? »

Il y avait de la déception dans sa voix.

« De... de quel pays êtes-vous ?

— De Tuiereol. Je suis venu par l’esprit de mon corps, il y a des années.

— Tuiereol, articula péniblement le capitaine. Je ne connais pas ce pays-là. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’esprit de votre corps ?

— Et miss Rrr, que voici, vient de la Terre elle aussi, n’est-ce pas, miss Rrr ? »

Miss Rrr acquiesça avec une rire bizarre.

« Et aussi Mr. Www, Mr. Qqq et Mr. Vvv !

— Je viens de Jupiter, déclara un homme en se rengorgeant.

— Et moi de Saturne, lança un autre, une lueur malicieuse dans l’œil.

— Jupiter, Saturne », murmura le capitaine au comble de l’ahurissement.

 

Le calme s’était rétabli ; les gens se tenaient debout ou assis autour des tables étrangement vides pour des tables de banquet. Leurs yeux jaunes brillaient et l’on apercevait des ombres bistre sous leurs pommettes. Le capitaine remarqua pour la première fois qu’il n’y avait pas de fenêtres ; la lumière semblait sourdre des murs. Il y avait une seule porte. Le capitaine grimaça. « Je n’y comprends rien. Où peut bien se trouver ce Tuiereol ? Est-ce près de l’Amérique ?

— C’est quoi, l’Amérique ?

— Vous n’avez jamais entendu parler de l’Amérique ? Vous prétendez venir de la Terre et vous ne savez pas de quoi il s’agit ! »

Mr. Uuu se dressa, furieux.

« La Terre n’est couverte que d’océans, un point c’est tout. Il n’y a pas de continent. Je le sais puisque j’en viens.

— Attendez. »

Le capitaine se carra sur son siège.

« Vous m’avez tout l’air d’un Martien classique. Yeux jaunes. Peau brune.

— La Terre n’est qu’une vaste jungle, déclara fièrement miss Rrr. Je viens d’Orri, sur Terre, une civilisation où tout est en argent ! »

Le capitaine observa successivement Mr. Uuu, puis Mr. Www, Mr. Zzz, Mr. Nnn, Mr. Hhh et Mr. Bbb. Il vit leurs yeux jaunes se dilater et se contracter dans la lumière, tour à tour flous et concentrés. Il se mit à frissonner. Enfin il se tourna vers ses hommes et les considéra d’un air lugubre.

« Vous avez compris ?

— Quoi donc, chef ?

— Ceci n’est pas une réception, reprit le capitaine, accablé. Ni un banquet. Ces gens ne sont pas les représentants du gouvernement. Tout ça n’a rien d’une fête. Regardez leurs yeux. Écoutez-les ! »

Ils retenaient tous leur respiration. Il n’y avait plus dans la salle close que les éclairs blancs d’yeux qui se déplaçaient silencieusement. « À présent, fît le capitaine d’une voix lointaine, je comprends pourquoi tout le monde nous donnait des petits mots et nous renvoyait de l’un à l’autre, jusqu’à ce Mr. III qui nous a expédiés au fond d’un couloir avec une clef pour ouvrir et refermer une porte. Voilà où on se retrouve...

— Où ça, chef ?

— Dans un asile de fous », lâcha le capitaine dans un souffle.

 

Il faisait nuit. Le calme régnait dans la grande salle faiblement éclairée par des sources de lumière cachées dans les murs translucides. Assis autour d’une table en bois, leurs visages décomposés penchés l’un vers l’autre, les quatre Terriens chuchotaient. À même le sol gisait un enchevêtrement de corps. Il y avait des mouvements furtifs dans les coins sombres, des hommes et des femmes isolés qui agitaient les mains. Toutes les demi-heures, un des subordonnés du capitaine essayait d’ouvrir la porte d’argent et revenait à la table.

« Rien à faire, chef. On est bel et bien bouclés.

— Ils nous croient vraiment fous, chef ?

— Absolument. C’est pour ça qu’il n’y a pas eu de tralala pour nous accueillir. Ils ont simplement toléré ce qui doit être pour eux une psychose récurrente classique. »

Il désigna d’un geste les formes sombres endormies tout autour d’eux.

« Des paranoïaques, du premier au dernier ! Quel accueil ils nous ont fait ! Pendant un moment (une brève lueur s’alluma dans ses yeux), j’ai bien cru qu’on avait enfin droit à une vraie réception. Tous ces hurlements, ces chants, ces discours. Plutôt chouette, non... tant que ça a duré ?

— Combien de temps vont-ils nous garder ici, chef ?

— Le temps qu’on leur prouve qu’on n’est pas fous.

— Ça devrait être facile.

— Je l’espère.

— Vous n’avez pas l’air très convaincu, chef.

— En effet. Regardez là-bas, dans le coin. »

Un homme était accroupi tout seul dans le noir. De sa bouche sortait une flamme bleue qui prit peu à peu le galbe d’une petite femme nue. Elle se déploya langoureusement dans l’air en volutes de cobalt, tout murmures et soupirs. Le capitaine désigna un autre coin du menton. Une femme s’y tenait debout, en pleine transformation. D’abord enclose dans une colonne de cristal, elle se mua en une statue d’or, puis s’étira en un fût de cèdre poli avant de redevenir une femme. Partout dans la salle livrée à la nuit les gens jonglaient avec de minces flammes violettes, changeaient, se transformaient, car les heures nocturnes étaient celles des métamorphoses et de l’affliction.

« Des magiciens, des sorciers, murmura un des Terriens.

— Non, hallucination. Ils nous communiquent leur folie pour nous faire participer à leurs visions. Télépathie. Autosuggestion et télépathie.

— C’est ça qui vous tracasse, chef ?

— Oui. Si des hallucinations peuvent nous sembler à ce point « réelles », à nous comme à n’importe qui, si des hallucinations sont contagieuses et presque dignes de foi, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’ils nous aient pris pour des psychotiques. Si cet homme peut faire apparaître des petites femmes de feu bleu et cette femme se muer en une colonne, il est tout à fait naturel que des Martiens normaux croient que notre fusée est une émanation de l’esprit.

— Oh ! » firent les hommes dans l’ombre.

Autour d’eux, dans l’immense salle, des flammes bleues jaillissaient, flamboyaient, s’évanouissaient. De petits démons de sable rouge couraient entre les dents des dormeurs. Des femmes se transformaient en serpents huileux. Le tout dans une odeur animale, reptilienne.

Au matin, chacun était debout, l’air frais et dispos, heureux, normal. Il n’y avait plus de flammes ni de démons dans la pièce. Le capitaine et ses hommes attendaient près de la porte d’argent, dans l’espoir de la voir s’ouvrir.

Mr. Xxx arriva environ quatre heures plus tard. Ils le soupçonnèrent d’avoir attendu à l’extérieur et de les avoir observés au moins trois heures avant d’entrer et de leur faire signe de le suivre jusqu’à son petit bureau.

C’était un homme jovial et souriant, à en croire le masque qu’il portait, car s’y trouvait peint non pas un sourire, mais trois. En revanche, la voix qui en sortait était celle d’un psychiatre beaucoup moins souriant.

« Quel est donc votre problème ?

— Vous nous croyez fous alors que ce n’est pas du tout le cas.

— Au contraire, je ne vous crois pas tous fous. »

Le psychiatre pointa une petite baguette en direction du capitaine.

« Non. Vous seul, monsieur. Les autres ne sont que des hallucinations secondaires. »

Le capitaine s’administra une claque sur le genou.

« C’est donc ça ! Voilà pourquoi Mr. III s’est mis à rire quand j’ai proposé que mes hommes signent aussi !

— Oui, Mr. III m’a raconté ça. »

Le psychologue riait à travers le sourire de la bouche sculptée.

« Elle est bien bonne. Où en étais-je ? Ah oui, les hallucinations secondaires. Des femmes viennent me consulter avec des serpents qui leur sortent des oreilles. Quand je les ai guéries, les serpents disparaissent.

— Nous serons ravis d’être soignés. Allez-y. »

Mr. Xxx parut surpris.

« Inhabituel. Peu de gens désirent être soignés. Le traitement est drastique, je vous préviens.

— Allez-y de votre traitement ! J’ai confiance : vous nous trouverez tous parfaitement sains d’esprit.

— Attendez que je vérifie vos papiers. Je dois m’assurer que tout est en ordre pour le ‘‘traitement’’. »

Il consulta un dossier. « Bon. Vous comprenez, des cas comme le vôtre exigent un ‘‘traitement’’ spécial. Les gens de cette salle constituent des cas plus simples. Mais, je dois vous le signaler, quand on en est arrivé à ce point-là, avec hallucinations primaires, secondaires, auditives, olfactives et labiales, sans parler des fantasmes tactiles et optiques, c’est une sale affaire. Il faut recourir à l’euthanasie. »

Le capitaine bondit en rugissant.

« Écoutez, en voilà plus qu’assez ! Auscultez-nous, testez nos réflexes, vérifiez nos cœurs, soumettez-nous à des examens, posez-nous des questions !

— Vous avez toute liberté pour parler. »

Le capitaine se laissa aller une heure durant. Le psychiatre écoutait.

« Incroyable, fit-il pensivement. L’imagination onirique la plus riche de détails que j’aie jamais rencontrée.

— Nom de Dieu, on va vous la montrer, cette fusée ! hurla le capitaine.

— J’aimerais la voir, en effet. Pouvez-vous la matérialiser dans cette pièce ?

— Mais certainement. Elle est dans votre dossier, à la lettre F. »

Mr. Xxx plongea dans son dossier avec le plus grand sérieux. Puis, après quelques tss-tss désapprobateurs, il le referma d’un geste empreint de gravité.

« Pourquoi m’avez-vous dit de regarder là-dedans ? La fusée n’y est pas.

— Bien sûr que non, pauvre idiot ! Je plaisantais. Est-ce qu’un fou plaisante ?

— Il y a des gens qui ont un curieux sens de l’humour. Bon, emmenez-moi à votre fusée. J’aimerais bien la voir. »

Il était midi. La chaleur était accablante quand ils atteignirent la fusée.

« Je vois. »

Le psychiatre s’approcha du vaisseau et le tapota, le faisant légèrement résonner.

« Puis-je entrer à l’intérieur ? demanda-t-il d’un air matois.

— Je vous en prie. »

Mr. Xxx pénétra dans la fusée et y resta un bon moment.

« C’est vraiment à s’arracher les cheveux ! »

Le capitaine attendait en mâchonnant un cigare.

« Pour un peu je rentrerais au pays pour dire à tout le monde de ne pas se soucier de Mars. Quelle bande de pignoufs suspicieux.

— J’ai l’impression qu’une bonne partie de la population est cinglée, chef. C’est probablement ce qui explique leur scepticisme.

— N’empêche... tout ça est on ne peut plus exaspérant. »

Le psychiatre émergea du vaisseau au bout d’une demi-heure passée à fouiner, tapoter, écouter, humer, goûter.

« À présent vous êtes convaincu ! » brailla le capitaine comme si l’autre était sourd.

Le psychiatre ferma les yeux et se gratta le nez.

« C’est l’exemple le plus incroyable d’hallucination sensorielle et de suggestion hypnotique que j’aie jamais rencontré. J’ai parcouru votre ‘‘fusée’’, comme vous l’appelez. »

Il tapa sur la coque.

« Je l’entends. Illusion auditive. »

Il renifla. « Je la sens. Hallucination olfactive, provoquée par télépathie sensorielle. »

Il embrassa la fusée. « Je la goûte. Illusion gustative ! »

Il serra la main du capitaine.

« Puis-je vous féliciter ? Vous êtes un psychotique de génie ! Vous avez accompli un travail absolument complet ! Projeter par télépathie votre vision psychotique dans l’esprit d’autrui sans affaiblissement des hallucinations sensorielles est chose pratiquement impossible. Les gens que vous avez vus à la Maison se concentrent en général sur des illusions optiques ou, au mieux, à la fois optiques et auditives. Vous, vous êtes parvenu à une synthèse complète. Votre démence est absolument parfaite.

— Ma démence. » Le capitaine était livide.

« Oui, oui, quelle magnifique démence. Métal, caoutchouc, gravigénérateurs, vivres, habillement, combustible, armes, échelles, écrous, boulons, cuillères... J’ai répertorié dix mille articles différents dans votre vaisseau. Jamais je n’ai vu une telle complexité. Il y avait même des ombres sous les couchettes, sous chaque chose ! Quel pouvoir de concentration ! Et chaque objet, de quelque façon et à quelque moment qu’on le teste, avait une odeur, une densité, un goût, une résonance ! Laissez-moi vous embrasser ! »

Il se recula enfin.

« Je consignerai tout cela dans ma plus grande monographie ! J’en parlerai à l’Académie martienne le mois prochain ! Regardez-vous ! Bon sang, vous avez même fait virer la couleur de vos yeux du jaune au bleu, celle de votre peau du brun au rose. Et ces vêtements, et vos mains à cinq doigts au lieu de six ! Métamorphose biologique par le biais d’un déséquilibre mental ! Et vos trois amis... »

Il sortit un petit pistolet.

« Incurable, évidemment. Pauvre et merveilleux garçon. Vous serez plus heureux mort. Avez-vous une dernière volonté à formuler ?

— Arrêtez, pour l’amour du ciel ! Ne tirez pas !

— Malheureuse créature. Je vais te délivrer de cette détresse qui t’a poussé à imaginer cette fusée et ces trois hommes. Il sera tout à fait fascinant de voir tes amis et ta fusée s’évanouir une fois que je t’aurai tué. J’écrirai un bel article sur la dissolution des images névrotiques à partir de mon expérience d’aujourd’hui.

— Je viens de la Terre ! Je m’appelle Jonathan Williams, et ces...

— Oui, je sais », l’apaisa Mr. Xxx, et il tira.

Le capitaine s’écroula, une balle dans le cœur. Les trois autres se mirent à hurler. Mr. Xxx les dévisagea.

« Vous continuez à exister ? Admirable ! Persistance de l’hallucination dans le temps et dans l’espace ! »

Il braqua son arme sur eux.

« Eh bien, c’est par la peur que je vais vous forcer à disparaître.

— Non ! s’écrièrent les trois hommes.

— Requête auditive en dépit de la mort du sujet », observa Mr. Xxx en abattant les trois hommes. 

Ils gisaient sur le sable, inchangés, immobiles. Il les poussa du pied. Puis il cogna sur le vaisseau.

« Ça persiste ! Ils persistent ! »

Et de tirer encore et encore sur les cadavres. Puis il recula. Le masque souriant tomba de son visage. Lentement, l’expression du petit psychiatre s’altéra. Sa mâchoire s’affaissa. Le pistolet lui glissa des doigts. Son regard se fit terne et vide. Il leva les mains et, tel un aveugle, se mit à tourner en rond. Il palpa les cadavres, la bouche envahie de salive.

« Hallucinations, marmonna-t-il, saisi de panique. Goût. Vue. Odorat. Son. Toucher. »

Il agitait les mains, les yeux exorbités, un début d’écume aux lèvres.

« Allez-vous-en ! cria-t-il aux cadavres. Va-t’en ! » hurla-t-il au vaisseau.

Il examina ses mains tremblantes.

« Contaminé, murmura-t-il, affolé. Gagné par la contagion. Télépathie. Hypnose. Maintenant, c’est moi qui suis fou. Moi qui suis contaminé. Hallucinations sous toutes les formes sensorielles. »

Il s’immobilisa et, les doigts engourdis, chercha son arme à tâtons.

« Un seul remède. Un seul moyen de les faire partir, disparaître. »

Un coup de feu retentit. Mr. Xxx s’écroula.

Les quatre corps des Terriens gisaient en plein soleil, celui de Mr. Xxx à l’endroit même où il était tombé. La fusée, toujours couchée sur la petite colline ensoleillée, ne disparaissait pas.  

Quand les habitants de la ville la découvrirent à l’approche du crépuscule, ils se demandèrent ce que c’était. Personne ne savait, aussi fut-elle vendue à un ferrailleur et remorquée en direction de la casse.

Cette nuit-là, il plut sans discontinuer.

Le lendemain, il faisait grand beau temps.

 

 

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

Suite :

MARS 2031

Le contribuable

 

Il voulait embarquer sur la fusée à destination de Mars...

6 juin 2013

Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll, complément d'images

 

 

2 ns titre-1 copie

 

 

4 titre-1 copie

 

 

6 titre-1 copie

 

 

 

13 titre-1 copie

 

 

 

16 titre-1 copie

 

 

22 titre-1 copie

 

 

 

29 titre-1 copie

 

 

 

31 titre-1 copie

 

 

 

35 titre-1 copie

 

 

 

39 titre-1 copie

 

 

41 titre-1 copie

 

 

 

47 titre-1 copie

 

 

 

52 titre-1 copie

6 juin 2013

Alice au pays des Merveilles, Lewis Carroll

1 ns titre-1 copie

 

 ALICE AU PAYS DES MERVEILLES

 

 ◄►

 

CHAPITRE I Descente dans le terrier du lapin

 

                  Alice commençait à se sentir très lasse de rester assise à côté de sa sœur, sur le talus, et de n’avoir rien à faire : une fois ou deux, elle avait jeté un coup d’œil sur le livre que lisait sa sœur ; mais il ne contenait ni images ni dialogues : « Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un livre où il n’y a ni images ni dialogues ? » Elle se demandait (dans la mesure où elle était capable de réfléchir, car elle se sentait tout endormie et toute stupide à cause de la chaleur) si le plaisir de tresser une guirlande de pâquerettes valait la peine de se lever et d’aller cueillir les pâquerettes, lorsque, brusquement, un Lapin Blanc aux yeux roses passa en courant tout près d’elle.

Ceci n’avait rien de particulièrement remarquable ; et Alice ne trouva pas non plus tellement bizarre d’entendre le Lapin se dire à mi-voix : « Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Je vais être en retard ! » (Lorsqu’elle y réfléchit par la suite, il lui vint à l’esprit qu’elle aurait dû s’en étonner, mais, sur le moment, cela lui sembla tout naturel) ; cependant, lorsque le Lapin tira bel et bien une montre de la poche de son gilet, regarda l’heure, et se mit à courir de plus belle, Alice se dressa d’un bond, car, tout à coup, l’idée lui était venue qu’elle n’avait jamais vu de lapin pourvu d’une poche de gilet, ni d’une montre à tirer de cette poche. Dévorée de curiosité, elle traversa le champ en courant à sa poursuite, et eut la chance d’arriver juste à temps pour le voir s’enfoncer comme une flèche dans un large terrier placé sous la haie.

5 titre-1 copie

 

 

Un instant plus tard, elle y pénétrait à son tour, sans se demander une seule fois comment diable elle pourrait bien en sortir.

Le terrier était d’abord creusé horizontalement comme un tunnel, puis il présentait une pente si brusque et si raide qu’Alice n’eut même pas le temps de songer à s’arrêter avant de se sentir tomber dans un puits apparemment très profond.

 

Soit que le puits fût très profond, soit que Alice tombât très lentement, elle s’aperçut qu’elle avait le temps, tout en descendant, de regarder autour d’elle et de se demander ce qui allait se passer. D’abord, elle essaya de regarder en bas pour voir où elle allait arriver, mais il faisait trop noir pour qu’elle pût rien distinguer. Ensuite, elle examina les parois du puits, et remarqua qu’elles étaient garnies de placards et d’étagères ; par endroits, des cartes de géographie et des tableaux se trouvaient accrochés à des pitons. En passant, elle prit un pot sur une étagère ; il portait une étiquette sur laquelle on lisait : MARMELADE D’ORANGES, mais, à la grande déception d’Alice, il était vide. Elle ne voulut pas le laisser tomber de peur de tuer quelqu’un et elle s’arrangea pour le poser dans un placard devant lequel elle passait, tout en tombant.

 

« Ma foi ! songea-t-elle, après une chute pareille, cela me sera bien égal, quand je serai à la maison, de dégringoler dans l’escalier ! Ce qu’on va me trouver courageuse ! Ma parole, même si je tombais du haut du toit, je n’en parlerais à personne ! » (Supposition des plus vraisemblables, en effet.)

Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Est-ce que cette chute ne finirait jamais ? « Je me demande combien de kilomètres j’ai pu parcourir ? dit-elle à haute voix. Je ne dois pas être bien loin du centre de la terre. Voyons : cela ferait une chute de six à sept mille kilomètres, du moins je le crois… (car, voyez-vous, Alice avait appris en classe pas mal de choses de ce genre, et, quoique le moment fût mal choisi pour faire parade de ses connaissances puisqu’il n’y avait personne pour l’écouter, c’était pourtant un bon exercice que de répéter tout cela)… Oui, cela doit être la distance exacte… mais, par exemple, je me demande à quelle latitude et à quelle longitude je me trouve ? » (Alice n’avait pas la moindre idée de ce qu’était la latitude, pas plus d’ailleurs que la longitude, mais elle jugeait que c’étaient de très jolis mots, impressionnants à prononcer.)

 

Bientôt, elle recommença : « Je me demande si je vais traverser la terre d’un bout à l’autre ! Cela sera rudement drôle d’arriver au milieu de ces gens qui marchent la tête en bas ! On les appelle les Antipattes¹ , je crois – (cette fois, elle fut tout heureuse de ce qu’il n’y eût personne pour écouter, car il lui sembla que ce n’était pas du tout le mot qu’il fallait) – mais, je serai alors obligée de leur demander quel est le nom du pays, bien sûr. S’il vous plaît, madame, suis-je en Nouvelle-Zélande ou en Australie ? (et elle essaya de faire la révérence tout en parlant – imaginez ce que peut être la révérence pendant qu’on tombe dans le vide ! Croyez-vous que vous en seriez capable ?) Et la dame pensera que je suis une petite fille ignorante ! Non, il vaudra mieux ne rien demander ; peut-être que je verrai le nom écrit quelque part. »

                                 

 1 En anglais : Antipathies. Jeu de mot intraduisible. Alice veut parler des habitants des pays situés aux antipodes de la Terre.

 

Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Comme il n’y avait rien d’autre à faire, Alice se remit bientôt à parler. « Je vais beaucoup manquer à Dinah ce soir, j’en ai bien peur ! (Dinah était sa chatte.) J’espère qu’on pensera à lui donner sa soucoupe de lait à l’heure du thé. Ma chère Dinah, comme je voudrais t’avoir ici avec moi ! Il n’y a pas de souris dans l’air, je le crains fort, mais tu pourrais attraper une chauve-souris, et cela, vois-tu, cela ressemble beaucoup à une souris. Mais est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? Je me le demande. » À ce moment, Alice commença à se sentir toute somnolente, et elle se mit à répéter, comme si elle rêvait : « Est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? Est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? » et parfois : « Est-ce que les chauves-souris mangent les chats ? » car, voyez-vous, comme elle était incapable de répondre à aucune des deux questions, peu importait qu’elle posât l’une ou l’autre. Elle sentit qu’elle s’endormait pour de bon, et elle venait de commencer à rêver qu’elle marchait avec Dinah, la main dans la patte, en lui demandant très sérieusement : « Allons, Dinah, dis-moi la vérité : as-tu jamais mangé une chauve-souris ? » quand, brusquement, patatras ! elle atterrit sur un tas de branchages et de feuilles mortes, et sa chute prit fin.

 

Alice ne s’était pas fait le moindre mal, et fut sur pied en un moment ; elle leva les yeux, mais tout était noir au-dessus de sa tête. Devant elle s’étendait un autre couloir où elle vit le Lapin Blanc en train de courir à toute vitesse. Il n’y avait pas un instant à perdre : voilà notre Alice partie, rapide comme le vent. Elle eut juste le temps d’entendre le Lapin dire, en tournant un coin : « Par mes oreilles et mes moustaches, comme il se fait tard ! » Elle tourna le coin à son tour, très peu de temps après lui, mais, quand elle l’eut tourné, le Lapin avait disparu. Elle se trouvait à présent dans une longue salle basse éclairée par une rangée de lampes accrochées au plafond.

 

Il y avait plusieurs portes autour de la salle, mais elles étaient toutes fermées à clé ; quand Alice eut marché d’abord dans un sens, puis dans l’autre, en essayant de les ouvrir une par une, elle s’en alla tristement vers le milieu de la pièce, en se demandant comment elle pourrait bien faire pour en sortir.

 

 

Brusquement, elle se trouva près d’une petite table à trois pieds, entièrement faite de verre massif, sur laquelle il y avait une minuscule clé d’or, et Alice pensa aussitôt que cette clé pouvait fort bien ouvrir l’une des portes de la salle. Hélas ! soit que les serrures fussent trop larges, soit que la clé fût trop petite, aucune porte ne voulut s’ouvrir. Néanmoins, la deuxième fois qu’Alice fit le tour de la pièce, elle découvrit un rideau bas qu’elle n’avait pas encore remarqué ; derrière ce rideau se trouvait une petite porte haute de quarante centimètres environ : elle essaya d’introduire la petite clé d’or dans la serrure, et elle fut ravie de constater qu’elle s’y adaptait parfaitement !

 

7 titre-1 copie

Alice ouvrit la porte, et vit qu’elle donnait sur un petit couloir guère plus grand qu’un trou à rat ; s’étant agenouillée, elle aperçut au bout du couloir le jardin le plus adorable qu’on puisse imaginer. Comme elle désirait sortir de cette pièce sombre, pour aller se promener au milieu des parterres de fleurs aux couleurs éclatantes et des fraîches fontaines ! Mais elle ne pourrait même pas faire passer sa tête par l’entrée ; « et même si ma tête pouvait passer, se disait la pauvre Alice, cela ne me servirait pas à grand-chose à cause de mes épaules. Oh ! que je voudrais pouvoir rentrer en moi-même comme une longue-vue ! Je crois que j’y arriverais si je savais seulement comment m’y prendre pour commencer. » Car, voyez-vous, il venait de se passer tant de choses bizarres, qu’elle en arrivait à penser que fort peu de choses étaient vraiment impossibles.

 

Il semblait inutile de rester à attendre près de la petite porte ; c’est pourquoi Alice revint vers la table, en espérant presque y trouver une autre clé, ou, du moins, un livre contenant une recette pour faire rentrer les gens en eux-mêmes, comme des longues-vues. Cette fois, elle y vit un petit flacon (« il n’y était sûrement pas tout à l’heure, dit-elle »,) portant autour du goulot une étiquette de papier sur laquelle étaient magnifiquement imprimés en grosses lettres ces deux mots : « BOIS MOI ».

 

8 titre-1 copie

C’était très joli de dire : « Bois-moi », mais notre prudente petite Alice n’allait pas se dépêcher d’obéir. « Non, je vais d’abord bien regarder, pensa-t-elle, pour voir s’il y a le mot : poison ; » car elle avait lu plusieurs petites histoires charmantes où il était question d’enfants brûlés, ou dévorés par des bêtes féroces, ou victimes de plusieurs autres mésaventures, tout cela uniquement parce qu’ils avaient refusé de se rappeler les simples règles de conduite que leurs amis leur avaient enseignées : par exemple, qu’un tisonnier chauffé au rouge vous brûle si vous le tenez trop longtemps, ou que, si vous vous faites au doigt une coupure très profonde avec un couteau, votre doigt, d’ordinaire, se met à saigner ; et Alice n’avait jamais oublié que si l’on boit une bonne partie du contenu d’une bouteille portant l’étiquette : poison, cela ne manque presque jamais, tôt ou tard, de vous causer des ennuis.

 

Cependant, ce flacon ne portant décidément pas l’étiquette : « poison », Alice se hasarda à en goûter le contenu ; comme il lui parut fort agréable (en fait, cela rappelait à la fois la tarte aux cerises, la crème renversée, l’ananas, la dinde rôtie, le caramel, et les rôties chaudes bien beurrées), elle l’avala séance tenante, jusqu’à la dernière goutte.

 

« Quelle sensation bizarre ! dit Alice. Je dois être en train de rentrer en moi-même, comme une longue-vue ! »

 

Et c’était bien exact : elle ne mesurait plus que vingt-cinq centimètres. Son visage s’éclaira à l’idée qu’elle avait maintenant exactement la taille qu’il fallait pour franchir la petite porte et pénétrer dans l’adorable jardin. Néanmoins elle attendit d’abord quelques minutes pour voir si elle allait diminuer encore : elle se sentait un peu inquiète à ce sujet ; « car, voyez-vous, pensait Alice, à la fin des fins je pourrais bien disparaître tout à fait, comme une bougie. En ce cas, je

me demande à quoi je ressemblerais. » Et elle essaya d’imaginer à quoi ressemble la flamme d’une bougie une fois que la bougie est éteinte, car elle n’arrivait pas à se rappeler avoir jamais vu chose pareille.

 

Au bout d’un moment, comme rien de nouveau ne s’était produit, elle décida d’aller immédiatement dans le jardin. Hélas ! pauvre Alice ! dès qu’elle fut arrivée à la porte, elle s’aperçut qu’elle avait oublié la petite clé d’or, et, quand elle revint à la table pour s’en saisir, elle s’aperçut qu’il lui était impossible de l’atteindre, quoiqu’elle pût la voir très nettement à travers le verre. Elle essaya tant qu’elle put d’escalader un des pieds de la table, mais il était trop glissant ; aussi, après s’être épuisée en efforts inutiles, la pauvre petite s’assit et fondit en larmes.

 

10 titre-1 copie

« Allons ! cela ne sert à rien de pleurer comme cela ! » se dit-elle d’un ton sévère. « Je te conseille de t’arrêter à l’instant ! » Elle avait coutume de se donner de très bons conseils (quoiqu’elle ne les suivît guère), et, parfois, elle se réprimandait si vertement que les larmes lui venaient aux yeux. Elle se rappelait qu’un jour elle avait essayé de se gifler pour avoir triché au cours d’une partie de croquet qu’elle jouait contre elle-même, car cette étrange enfant aimait beaucoup faire semblant d’être deux personnes différentes. « Mais c’est bien inutile à présent, pensa la pauvre Alice, de faire semblant d’être deux ! C’est tout juste s’il reste assez de moi pour former une seule personne digne de ce nom ! »

 

Bientôt son regard tomba sur une petite boîte de verre placée sous la table ; elle l’ouvrit et y trouva un tout petit gâteau sur lequel les mots : « MANGE-MOI » étaient très joliment tracés avec des raisins de Corinthe. « Ma foi, je vais le manger, dit Alice ; s’il me fait grandir, je pourrai atteindre la clé ; s’il me fait rapetisser, je pourrai me glisser sous la porte ; d’une façon comme de l’autre j’irai dans le jardin, et, ensuite, advienne que pourra. »

 

Elle mangea un petit bout de gâteau, et se dit avec anxiété : « Vers le haut ou vers le bas ? » en tenant sa main sur sa tête pour sentir si elle allait monter ou descendre. Or, elle fut toute surprise de constater qu’elle gardait toujours la même taille : bien sûr, c’est généralement ce qui arrive quand on mange des gâteaux, mais Alice avait tellement pris l’habitude de s’attendre à des choses extravagantes, qu’il lui paraissait ennuyeux et stupide de voir la vie continuer de façon normale.

 

C’est pourquoi elle se mit pour de bon à la besogne et eut bientôt fini le gâteau jusqu’à la dernière miette.

 

 

 

CHAPITRE II La mare de larmes

 

« De plus-t-en plus curieux ! s’écria Alice (elle était si surprise que, sur le moment, elle en oublia complètement de parler correctement) ; voilà que je m’allonge comme la plus grande longue-vue qui ait jamais existé ! Adieu, mes pieds ! (car, lorsqu’elle les regarda, ils lui semblèrent avoir presque disparu, tant ils étaient loin). Oh, mes pauvres petits pieds ! Je me demande qui vous mettra vos bas et vos souliers à présent mes chéris ! Pour moi, c’est sûr, j’en serai incapable ! Je serai beaucoup trop loin pour m’occuper de vous : il faudra vous débrouiller tout seul ; – mais il faut que je sois gentille avec eux, songea Alice ; sinon, peut-être refuseront-ils de marcher dans la direction où je voudrai aller ! Voyons un peu : je leur donnerai une paire de souliers neufs à chaque Noël. »

 

Là-dessus, elle se mit à réfléchir comment elle s’y prendrait pour faire parvenir les souliers à destination. « Il faudra que je les confie à un commissionnaire, pensa-telle ; cela aura l’air fameusement drôle d’envoyer des cadeaux à ses propres pieds ! Et ce que l’adresse paraîtra bizarre !

 

Monsieur Pied Droit d’Alice,

     Devant-le Foyer

          Près le Garde-Feu

               (avec l’affection d’Alice)

 

Oh ! mon Dieu ! quelles bêtises je raconte ! »

 

Juste à ce moment, sa tête cogna le plafond : en fait, elle mesurait maintenant plus de deux mètres soixante-quinze ; elle s’empara immédiatement de la petite clé d’or et revint en toute hâte vers la porte du jardin.

 

Pauvre Alice ! Tout ce qu’elle put faire, ce fut de se coucher sur le flanc pour regarder d’un œil le jardin ; mais passer de l’autre côté était plus que jamais impossible. Elle s’assit et se remit à pleurer.

 

« Tu devrais avoir honte, se dit Alice, une grande fille comme toi (c’était le cas de le dire), pleurer comme tu le fais ! Arrête-toi tout de suite, je te le dis ! » Mais elle n’en continua pas moins à verser des litres de larmes, jusqu’à ce qu’elle fût entourée d’une grande mare, profonde de dix centimètres, qui s’étendait jusqu’au milieu de la pièce.

 

11 titre-1 copie

Au bout d’un moment, elle entendit dans le lointain un bruit de petits pas pressés, et elle s’essuya rapidement les yeux pour voir qui arrivait. C’était encore le Lapin Blanc, magnifiquement vêtu, portant d’une main une paire de gants de chevreau blancs et de l’autre un grand éventail ; il trottait aussi vite qu’il pouvait, et, chemin faisant, il marmonnait à mi-voix : « Oh ! la Duchesse, la Duchesse ! Oh ! ce qu’elle va être furieuse si je l’ai fait attendre ! » Alice se sentait si désespérée qu’elle était prête à demander secours au premier venu ; aussi, lorsque le Lapin arriva près d’elle, elle commença d’une voix basse et timide : « Je vous en prie, monsieur… » Le Lapin sursauta violemment, laissa tomber les gants de chevreau blancs et l’éventail, puis détala dans les ténèbres aussi vite qu’il le put.

 

Alice ramassa l’éventail et les gants ; et, comme il faisait très chaud dans la pièce, elle se mit à s’éventer sans arrêt tout en parlant : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Comme tout est bizarre aujourd’hui ! Pourtant, hier, les choses se passaient normalement. Je me demande si on m’a changée pendant la nuit ? Voyons, réfléchissons : est-ce que j’étais bien la même quand je me suis levée ce matin ? Je crois me rappeler que je me suis sentie un peu différente. Mais, si je ne suis pas la même, la question qui se pose est la suivante : Qui diable puis-je bien être ? Ah, c’est là le grand problème ! » Et elle se mit à penser à toutes les petites filles

de son âge qu’elle connaissait, pour voir si elle ne serait pas devenue l’une d’elles.

 

« Je suis sûre de ne pas être Ada, se dit-elle, car elle a de longs cheveux bouclés, alors que les miens ne bouclent pas du tout. Je suis sûre également de ne pas être Mabel, car, moi, je sais toutes sortes de choses, tandis qu’elle ne sait quasiment rien ! De plus, elle est elle, et moi je suis moi, et… oh ! Seigneur ! quel casse-tête ! Je vais vérifier si je sais encore tout ce que je savais jusqu’ici. Voyons un peu : quatre fois cinq font douze, quatre fois six font treize, et quatre fois sept font… Oh ! mon Dieu ! jamais je n’arriverai jusqu’à vingt à cette allure ! Mais la Table de Multiplication ne prouve rien ; essayons la Géographie. Londres est la capitale de Paris, et Paris est la capitale de Rome, et Rome… non, tout cela est faux, j’en suis sûre ! On a dû me changer en Mabel ! Je vais essayer de réciter : Voyez comme la petite abeille… » S’étant croisé les mains sur les genoux comme si elle récitait ses leçons, elle se mit à dire le poème, mais sa voix lui parut rauque et étrange, et les mots vinrent tout différents de ce qu’ils étaient d’habitude :

 

« Voyez comme le petit crocodile

Sait faire briller sa queue

En répandant l’eau du Nil

Sur ses écailles d’or !

Comme gaiement il semble sourire,

Comme il écarte bien ses griffes,

Comme il accueille les petits poissons

En ses ensorcelantes mâchoires !

 

Je suis sûre que ce ne sont pas les mots qu’il faut », soupira la pauvre Alice ; et ses yeux s’emplirent à nouveau de larmes tandis qu’elle poursuivait : « Après tout, je dois être Mabel ; il va falloir que j’aille habiter cette misérable petite maison, et je n’aurai quasiment pas de jouets, et – oh ! – tant de leçons à apprendre ! Non, ma décision est prise : si je suis Mabel, je reste ici ! On aura beau pencher la tête vers moi en disant – Allons, remonte, ma chérie ! – je me contenterai de lever les yeux et de répondre – Dites-moi d’abord qui je suis : si cela me plaît d’être cette personne-là, alors je remonterai ; sinon, je resterai ici jusqu’à ce que je sois quelqu’un d’autre… – mais, oh ! mon Dieu ! s’écria-telle en fondant brusquement en larmes, je voudrais bien qu’on se décide à pencher la tête vers moi ! J’en ai tellement assez d’être toute seule ici ! »

 

En disant cela, elle abaissa son regard vers ses mains, et fut surprise de voir qu’elle avait mis un des petits gants de chevreau blancs du Lapin, tout en parlant : « Comment ai-je pu m’y prendre ? songea-t-elle. Je dois être en train de rapetisser. » Elle se leva et s’approcha de la table pour voir par comparaison combien elle mesurait ; elle s’aperçut que, autant qu’elle pouvait en juger, elle avait environ soixante centimètres de haut, et ne cessait de diminuer rapidement. Elle comprit bientôt que ceci était dû à l’éventail qu’elle tenait ; elle le lâcha en toute hâte, juste à temps pour éviter de disparaître tout à fait.

 

« Cette fois, je l’ai échappé belle ! dit Alice, toute effrayée de sa brusque transformation, mais très heureuse d’être encore de ce monde ; maintenant, au jardin ! » Et elle revint en courant à toute vitesse vers la petite porte. Hélas !

la petite porte était de nouveau fermée, et la petite clé d’or se trouvait sur la table comme auparavant ; « les choses vont de mal en pis, pensa la pauvre enfant, car jamais je n’ai été aussi petite qu’à présent, non, jamais ! C’est trop de malchance, vraiment ! »

 

 

 

Comme elle disait ces mots, son pied glissa, et, un instant plus tard, plouf ! elle se trouvait plongée dans l’eau salée jusqu’au menton. Sa première idée fut qu’elle était tombée dans la mer, elle ne savait comment, et, « dans ce cas, songea-t-elle, je vais pouvoir rentrer par le train. » (Alice était allée au bord de la mer une seule fois dans sa vie, et elle en avait tiré cette conclusion générale que, partout où on allait sur les côtes anglaises, on trouvait un grand nombres de cabines de bain roulantes dans l’eau, des enfants en train de faire des trous dans le sable avec des pelles en bois, puis une rangée de pensions de famille, et enfin une gare de chemin de fer.) Cependant, elle ne tarda pas à comprendre qu’elle était dans la mare formée par les larmes qu’elle avait versées lorsqu’elle avait deux mètres soixante-quinze de haut.

 

12 titre-1 copie

« Comme je regrette d’avoir tant pleuré ! s’exclamait Alice, tout en nageant pour essayer de se tirer de là. Je suppose que, en punition, je vais me noyer dans mes propres larmes ! C’est cela qui sera bizarre, pour cela, oui ! Il est vrai que tout est bizarre aujourd’hui. »

 

À cet instant précis, elle entendit patauger, non loin, dans la mare, et elle nagea de ce côté-là pour voir de quoi il s’agissait : elle crut d’abord que cela pouvait être un morse ou un hippopotame ; mais ensuite elle se rappela combien elle était, à présent, petite, et elle ne tarda pas à s’apercevoir que ce n’était qu’une souris qui avait glissé dans la mare, exactement comme elle.

 

« Est-ce que cela servirait à quelque chose, maintenant, pensa Alice, de parler à cette souris ? Tout est tellement extravagant dans ce souterrain, qu’elle est très probablement capable de parler : en tout cas, je peux toujours essayer. » Elle commença donc ainsi : « O Souris, sais-tu comment on peut sortir de cette mare ? Je suis lasse de nager par ici, ô Souris ! » (Alice estimait qu’il fallait s’adresser en ces termes à une souris : jamais encore elle ne s’était exprimée de la sorte, mais elle venait de se rappeler avoir lu dans la Grammaire Latine de son frère : « Une souris, d’une souris, à une souris, une souris, ô souris ! ») La Souris la regarda avec curiosité (Alice crut même la voir cligner l’un de ses petits yeux), mais elle ne répondit rien.

 

« Peut-être ne comprend-elle pas l’anglais, pensa Alice ; ce doit être une souris française, venue ici avec Guillaume le Conquérant. » (Malgré tout son savoir historique, Alice avait des idées très vagues sur la chronologie des événements.) En conséquence, elle dit : « Où est ma chatte² ? » ce qui était la première phrase de son manuel de français. La Souris bondit brusquement hors de l’eau, et tout son corps parut frissonner de terreur. « Oh, je te demande pardon ! s’écria aussitôt Alice, craignant d’avoir froissé la pauvre bête. J’avais complètement oublié que tu n’aimes pas les chats. »

 

2 En français, dans le texte original

 

« Que je n’aime pas les chats ! s’exclama la Souris d’une voix perçante et furieuse. Et toi, tu les aimerais, les chats, si tu étais à ma place ? »

 

« Ma foi, peut-être bien que non, répondit Alice d’un ton conciliant ; ne te mets pas en colère pour cela. Pourtant, je voudrais bien pouvoir te montrer notre chatte Dinah : je crois que tu te prendrais d’affection pour les chats si tu pouvais seulement la voir une fois. Elle est si pacifique, cette chère Dinah, continua la fillette, comme si elle parlait pour elle seule, en nageant paresseusement dans la mare. Elle reste assise au coin du feu, à ronronner si gentiment, tout en se léchant les pattes et en se lavant la figure ; et puis c’est si doux de la caresser ; enfin, elle est vraiment de première force pour attraper les souris… Oh ! je te demande pardon ! s’écria de nouveau Alice, car cette fois-ci, la Souris était toute hérissée, et la petite fille était sûre de l’avoir offensée gravement. Nous ne parlerons plus de ma chatte, puisque cela te déplaît. »

 

« Nous n’en parlerons plus ! s’écria la Souris qui tremblait jusqu’au bout de la queue. Comme si, moi, j’allais parler d’une chose pareille ! Dans notre famille, nous avons toujours exécré les chats : ce sont des créatures vulgaires, viles, répugnantes ! Ne t’avise plus de prononcer le mot : chat ! »

 

« Je m’en garderai bien ! » dit Alice qui avait hâte de changer de conversation. « Est-ce que tu… tu… aimes les… les… chiens ? » La Souris ne répondit pas, aussi Alice continua avec empressement : « Il y a près de chez nous un petit chien si charmant que j’aimerais bien pouvoir te le montrer ! Vois-tu, c’est un petit terrier à l’œil vif, avec, oh, de si longs poils bouclés ! Il rapporte tous les objets qu’on lui jette, il fait le beau pour quémander son dîner, et il fait tellement de tours que je ne m’en rappelle pas la moitié. Il appartient à un fermier qui dit que ce chien lui est si utile qu’il vaut plus de mille francs ! Il dit qu’il tue les rats et… Oh, mon Dieu ! s’écria Alice d’un ton chagrin, j’ai bien peur de l’avoir offensée une fois de plus ! » En effet, la Souris s’éloignait d’elle en nageant aussi vite que possible, et en soulevant une véritable tempête à la surface de la mare.

Alice l’appela doucement : « Ma petite Souris chérie ! Je t’en prie, reviens, et nous ne parlerons plus ni de chats ni de chiens, puisque tu ne les aimes pas ! » Quand la Souris entendit cela, elle fit demi-tour et nagea lentement vers Alice : son visage était tout pâle (de colère, pensa la petite fille), et elle déclara d’une voix basse et tremblante : « Regagnons la rive ; là, je te raconterai mon histoire ; tu comprendras alors pourquoi je déteste les chats et les chiens. »

 

Il était grand temps de partir, la mare se trouvant à présent fort encombrée par les oiseaux et les animaux qui y étaient tombés : il y avait un Canard, un Dodo, un Lori, un Aiglon, et plusieurs autres créatures bizarres. Alice montra le chemin, et toute la troupe gagna la terre à la nage.

 

CHAPITRE III Une course au « Caucus »³

 

Étrange troupe, en vérité, que celle qui s’assembla sur la rive : oiseaux aux plumes mouillées, animaux dont la fourrure collait au corps, tous trempés comme des soupes, mal à l’aise, et de mauvaise humeur.

 

14 titre-1 copie

3 En anglais, Caucus Race : terme un peu méprisant ; il s’agit d’une réunion politique pour désigner un candidat aux élections ; peut être traduit par “course des politicards” ou “course à la candidature”.

 

Naturellement, la question la plus importante était de savoir comment se sécher : ils tinrent conseil à ce sujet, et, au bout de quelques minutes, Alice trouva tout naturel de bavarder familièrement avec eux, comme si elle les avait connus toute sa vie. En réalité, elle eut une longue discussion avec le Lori qui finit par bouder et se contenta de déclarer : « Je suis plus âgé que toi, je sais mieux que toi ce qu’il faut faire » ; mais Alice ne voulut pas admettre cela avant de connaître son âge, et, comme le Lori refusa catégoriquement de le dire, les choses en restèrent là.

 

Finalement, la Souris, qui semblait avoir de l’autorité sur eux, ordonna d’une voix forte : « Asseyez-vous, tous tant que vous êtes, et écoutez-moi ! Je vais vous sécher, moi, en deux temps et trois mouvements ! » Tous s’assirent aussitôt en formant un large cercle dont la Souris était le centre. Alice la regardait fixement d’un air inquiet, car elle était sûre d’attraper un mauvais rhume si elle ne se séchait pas très vite.

 

15 titre-1 copie

Hum ! reprit la Souris d’un air important. « Tout le monde est prêt ? Voici la chose la plus aride que je connaisse. Faites silence, s’il vous plaît ! « Guillaume le Conquérant, à la cause duquel le pape était favorable, reçut bientôt la soumission des Anglais qui avaient besoin de chefs et qui étaient habitués depuis quelque temps à l’usurpation et à la conquête. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie… » »

 

« Pouah ! » s’exclama le Lori en frissonnant.

« Je te demande pardon ! » dit la Souris très poliment, mais en fronçant le sourcil. « Tu as dit quelque chose ? »

« Cela n’est pas moi ! » répliqua vivement le Lori.

« Ah ! j’avais cru t’entendre parler… Je continue : « Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie, se déclarèrent pour lui ; et Stigand lui-même, archevêque de Canterbury, bien connu pour son patriotisme, trouvant cela opportun… » »

« Trouvant quoi ? » demanda le Canard.

« Trouvant cela », répondit la Souris d’un ton plutôt maussade. « Je suppose que tu sais ce que « cela »veut dire. »

« Je sais ce que « cela » veut dire quand c’est moi qui le trouve, rétorqua le Canard. C’est généralement une grenouille ou un ver. La question est de savoir ce que trouva l’archevêque. »

 

La Souris fit semblant de ne pas avoir entendu cette question, et continua vivement : « « … trouvant cela opportun, accompagna Edgard Atheling à la rencontre de Guillaume pour offrir la couronne à ce dernier. Tout d’abord, l’attitude de Guillaume fut raisonnable ; mais l’insolence de ses Normands… » Comment te sens-tu à présent, ma petite ? » dit-elle en se tournant vers Alice.

 

« Plus mouillée que jamais, répondit la fillette d’une voix mélancolique : cela n’a pas l’air de me sécher le moins du monde. »

« Dans ce cas, déclara solennellement le Dodo en se levant, je propose que la réunion soit remise à une date ultérieure, et que nous adoptions sans plus tarder des mesures plus énergiques qui soient de nature à… »

« Parle plus simplement ! s’exclama l’Aiglon. Je ne comprends pas la moitié de ces grands mots, et, par-dessus le marché, je crois que tu ne comprends pas, toi non plus ! » Sur ces mots, il baissa la tête pour dissimuler un sourire ; on entendit nettement quelques oiseaux ricaner.

 « Ce que j’allais dire, reprit le Dodo d’un ton vexé, c’est que la meilleure chose pour nous sécher serait une course au « Caucus ». »

 

« Qu’est-ce que c’est qu’une course au « Caucus » ? » demanda Alice ; non pas qu’elle tînt beaucoup à le savoir, mais le Dodo s’était tu comme s’il estimait que quelqu’un devait prendre la parole, et personne n’avait l’air de vouloir parler.

« Ma foi, répondit-il, la meilleure façon d’expliquer ce que c’est qu’une course au Caucus, c’est de la faire. » (Et, comme vous pourriez avoir envie d’essayer vous-même, un jour d’hiver, je vais vous raconter comment le Dodo procéda.)

 

D’abord, il traça les limites d’une piste de courses à peu près circulaire (« la forme exacte n’a pas d’importance », dit-il) ; puis tous les membres du groupe se placèrent le long de la piste, au petit bonheur. Il n’y eut pas de : « Un, deux, trois, partez ! » Chacun se mit à courir quand il lui plut et s’arrêta de même, si bien qu’il fut assez difficile de savoir à quel moment la course était terminée. Néanmoins, lorsqu’ils eurent couru pendant une demi-heure environ et qu’ils furent tous bien secs de nouveau, le Dodo cria brusquement : « La course est finie ! » Sur quoi, ils s’attroupèrent autour de lui en demandant d’une voix haletante : « Mais qui a gagné ? »

 

Le Dodo ne put répondre à cette question avant d’avoir mûrement réfléchi, et il resta assis pendant un bon moment, un doigt sur le front (c’est dans cette position qu’on voit Shakespeare, la plupart du temps, sur les tableaux qui le représentent), tandis que les autres attendaient sans rien dire. Finalement, il déclara : « Tout le monde a gagné, et tous, nous devons recevoir des prix. »

« Mais qui va donner les prix ? » demandèrent les autres en chœur.

 « C’est elle, bien sûr », dit le Dodo, en montrant Alice du doigt ; et, immédiatement, tous s’attroupèrent autour d’elle, en criant tumultueusement : « Des prix ! Des prix ! »

 

Alice ne savait que faire. En désespoir de cause, elle mit la main à la poche, en tira une boîte de dragées (heureusement, l’eau salée n’y avait pas pénétré), et les distribua à la ronde, en guise de prix. Il y en avait exactement une pour chacun.

« Mais il faut qu’elle ait un prix, elle aussi », dit la Souris.

« Bien sûr, approuva le Dodo d’un ton très sérieux. Qu’as-tu encore dans ta poche ? » continua-t-il en se tournant vers Alice.

« Rien qu’un dé à coudre », répondit-elle tristement.

« Passe-le-moi », ordonna-t-il.

 

Une fois de plus, tous se pressèrent autour d’elle, tandis que le Dodo présentait solennellement le dé à Alice, en disant : « Nous te prions de bien vouloir accepter cet élégant dé à coudre ; » et, quand il eut achevé ce bref discours, les assistants poussèrent des acclamations.

Alice jugea tout cela parfaitement absurde, mais ils avaient l’air si sérieux qu’elle n’osa pas rire ; comme elle ne trouvait rien à répondre, elle se contenta de s’incliner et de prendre le dé, d’un air aussi grave que possible.

Il fallait à présent manger les dragées, ce qui n’alla pas sans beaucoup de bruit et de désordre : en effet, les gros oiseaux se plaignirent de ne pouvoir apprécier le goût des leurs, et les petits s’étranglèrent, si bien qu’on fut obligé de leur tapoter le dos. Cependant, tout finit par s’arranger ; ils s’assirent en cercle de nouveau, et prièrent la Souris de leur narrer autre chose.

« Tu m’avais promis, te souviens-tu, dit Alice, de me raconter ton histoire et de m’expliquer pourquoi tu détestes les Ch… et les Ch… », ajouta-t-elle à voix basse, craignant de la froisser une fois de plus.

« Elle est bien longue et bien triste ! » s’exclama la Souris en soupirant et en regardant sa queue.

 

« Il est exact qu’elle est très longue, déclara Alice, en regardant la queue, elle aussi, d’un air stupéfait, mais pourquoi la trouves-tu triste ? 4

  » Et, pendant que la Souris parlait, Alice continuait à se casser la tête à ce propos, de sorte que l’idée qu’elle se faisait de l’histoire ressemblait un peu à ceci…

 

Fury dit à une Souris,

Qu’il avait trouvée au logis :

« Allons devant le tribunal ;

Je te poursuis devant la loi.

Je n’accepte pas de refus ;  

Il faut que ce procès ait lieu,

Car ce matin, en vérité,

Je n’ai rien à faire de mieux. »

La souris répond au roquet :

« Mon cher monsieur, un tel procès,

Sans jury et sans juge,

Ne se peut pas, je le crains fort. »

« Je serai juge, je serai juré,

répondit le rusé Fury.

C’est moi qui rendrai le verdict

et te condamnerai à mort ».

 

4 Le texte original comporte un jeu de mots entre tale (histoire) et tail (queue), que le traducteur a essayé de rendre en modifiant légèrement la traduction littérale.

 

« Tu n’écoutes pas ! reprocha à Alice la Souris d’un ton sévère. À quoi penses-tu donc ? »

« Je te demande pardon, dit Alice très humblement. Tu en étais arrivée à la cinquième courbe, n’est-ce pas ? »

« Mais pas du tout ! s’exclama la Souris d’un ton furieux. Je n’étais pas encore au nœud de mon histoire ! »

« Il y a donc un nœud (5) quelque part ? demanda Alice, toujours prête à rendre service, en regardant anxieusement autour d’elle. Oh, je t’en prie, laisse-moi t’aider à le défaire ! »

                                  

 5 Le texte original comporte un jeu de mots entre “I had not !” et “knot !” (noeud), que le traducteur a essayé de rendre en modifiant légèrement la traduction littérale.

 

« Jamais de la vie ! rétorqua la Souris en se levant et en s’éloignant. Tu m’insultes en racontant des bêtises pareilles ! »

« Je ne l’ai pas fait exprès ! dit la pauvre Alice pour s’excuser. Mais, tu te froisses pour un rien, tu sais ! »

La Souris, en guise de réponse, se contenta de grogner.

 

« Je t’en prie, reviens et achève ton histoire ! » s’écria Alice. Et tous les autres s’exclamèrent en chœur : « Oui, nous t’en prions ! » Mais la Souris se contenta de hocher la tête avec impatience, en s’éloignant un peu plus vite.

 

« Quel dommage qu’elle n’ait pas voulu rester ! » déclara le Lori en soupirant, aussitôt qu’elle eut disparu ; et une vieille mère Crabe profita de l’occasion pour dire à sa fille : « Ah ! ma chérie ! Que ceci te serve de leçon et t’apprenne à ne jamais te mettre en colère ! » – « Tais-toi, m’man ! » répondit la petite d’un ton acariâtre. « Ma parole, tu ferais perdre patience à une huître ! »

 

« Ce que je voudrais avoir notre Dinah avec moi ! s’exclama Alice à haute voix, mais sans s’adresser à personne en particulier. Elle aurait vite fait de la ramener ! »

« Et qui est Dinah, si je puis me permettre de poser cette question ? » demanda le Lori.

Alice répondit avec empressement, car elle était toujours prête à parler de son animal favori : « Dinah est notre petite chatte. Elle n’a pas sa pareille pour attraper les souris, tu ne peux pas t’en faire une idée ! Et je voudrais que tu la voies quand elle chasse les oiseaux ! Elle avale un petit oiseau en un rien de temps ! »

 

Ces paroles causèrent une grande sensation dans l’assistance. Quelques oiseaux s’envolèrent sans plus attendre. Une vieille Pie commença à s’emmitoufler très soigneusement en marmottant : « Il faut absolument que je rentre ; l’air de la nuit me fait mal à la gorge ! » et un Canari cria à ses enfants d’une voix tremblante : « Partons, mes chéris ! Vous devriez être au lit depuis longtemps déjà ! » Sous des prétextes divers, tous s’éloignèrent, et, bientôt, Alice se trouva seule.

 

« Ce que je regrette d’avoir parlé de Dinah ! se dit-elle d’une voix mélancolique. Personne ici n’a l’air de l’aimer, et pourtant je suis sûre que c’est la meilleure chatte du monde ! Oh, ma Dinah chérie ! Je me demande si je te reverrai jamais » Là-dessus, la pauvre Alice se remit à pleurer, car elle se sentait très seule et découragée. Au bout d’un court moment, cependant, elle entendit dans le lointain un léger bruit de pas ; alors, elle leva des yeux avides, espérant vaguement que la Souris avait changé d’idée et revenait pour achever son histoire.

 

 

 

CHAPITRE IV Le lapin fait intervenir le petit Bill

 

C’était le Lapin Blanc qui revenait en trottant lentement et en jetant autour de lui des regards inquiets comme s’il avait perdu quelque chose ; Alice l’entendit murmurer : « La Duchesse ! La Duchesse ! Oh, mes pauvres petites pattes ! Oh, ma fourrure et mes moustaches ! Elle va me faire exécuter, aussi sûr que les furets sont des furets ! Où diable ai-je bien pu les laisser tomber ? » Alice devina sur-le-champ qu’il cherchait l’éventail et les gants de chevreau blancs, et, n’écoutant que son bon cœur, elle se mit à les chercher à son tour ; mais elle ne les trouva nulle part. Tout semblait changé depuis qu’elle était sortie de la mare : la grande salle, la table de verre et la petite clé avaient complètement disparu.

 

Bientôt le Lapin vit Alice en train de fureter partout, et il l’interpella avec colère : « Eh bien, Marie-Anne, que diable faites-vous là ? Filez tout de suite à la maison, et rapportez-moi une paire de gants et un éventail ! Allons, vite ! » Alice eut si peur qu’elle partit immédiatement à toutes jambes dans la direction qu’il lui montrait du doigt, sans essayer de lui expliquer qu’il s’était trompé.

 

« Il m’a pris pour sa bonne, se disait-elle tout en courant. Comme il sera étonné quand il saura qui je suis ! Mais je ferais mieux de lui rapporter son éventail et ses gants… du moins si j’arrive à les trouver. » Comme elle prononçait ces mots, elle arriva devant une petite maison fort coquette, sur la porte de laquelle se trouvait une plaque de cuivre étincelante où était gravé le nom : « LAPIN B. ». Elle entra sans frapper, puis monta l’escalier quatre à quatre, car elle avait très peur de rencontrer la véritable Marie-Anne et de se faire expulser de la maison avant d’avoir trouvé l’éventail et les gants.

 

« Comme cela me semble drôle, pensa Alice, de faire des commissions pour un lapin ! Après cela, je suppose que c’est Dinah qui m’enverra faire des commissions ! » Et elle commença à s’imaginer ce qui se passerait : « Mademoiselle Alice, venez tout de suite vous habiller pour aller faire votre promenade ! – J’arrive dans un instant, Mademoiselle ! Mais il faut que je surveille ce trou de souris jusqu’au retour de Dinah, pour empêcher la souris de sortir. » « Seulement, continua Alice, je ne crois pas qu’on garderait Dinah à la maison si elle se mettait à donner des ordres comme cela ! »

 

Elle était arrivée maintenant dans une petite chambre bien rangée, devant la fenêtre de laquelle se trouvait une table ; sur la table, comme elle l’avait espéré, il y avait un éventail et deux ou trois paires de minuscules gants de chevreau blancs : elle prit l’éventail et une paire de gants, et elle s’apprêtait à quitter la chambre quand son regard se posa sur une petite bouteille à côté d’un miroir. Cette fois, il n’y avait pas d’étiquette portant les mots : « BOIS-MOI », mais, cependant, elle déboucha la bouteille et la porta à ses lèvres. « Je sais qu’il arrive toujours quelque chose d’intéressant chaque fois que je mange ou que je bois quoi que ce soit, se dit-elle. Je vais voir l’effet que produira cette bouteille. J’espère bien qu’elle me fera grandir de nouveau, car, vraiment, j’en ai assez d’être, comme à présent, une créature minuscule ! »

 

Ce fut bien ce qui se produisit, et beaucoup plus tôt qu’elle ne s’y attendait : avant d’avoir bu la moitié du contenu de la bouteille, elle s’aperçut que sa tête était pressée contre le plafond, si bien qu’elle dut se baisser pour éviter d’avoir le cou rompu. Elle se hâta de remettre la bouteille à sa place, en disant : « Cela suffit comme cela… J’espère que je ne grandirai plus… Au point où j’en suis, je ne peux déjà plus sortir par la porte… Ce que je regrette d’avoir tant bu ! »

 

17 titre-1 copie

Hélas ! les regrets étaient inutiles ! Elle continuait à grandir sans arrêt, et, bientôt, elle fût obligée de s’agenouiller sur le plancher : une minute plus tard, elle n’avait même plus assez de place pour rester à genoux, et elle essayait de voir si elle serait mieux en se couchant, un coude contre la porte, son autre bras replié sur la tête. Puis, comme elle ne cessait toujours pas de grandir, elle passa un bras par la fenêtre, mit un pied dans la cheminée, et se dit : « À présent je ne peux pas faire plus, quoi qu’il arrive. Que vais-je devenir ? »

 

Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique avait produit tout son effet et elle s’arrêta de grandir : malgré tout, elle était très mal à l’aise, et, comme elle semblait ne pas avoir la moindre chance de pouvoir sortir, un jour, de la petite chambre, il n’était pas surprenant qu’elle se sentît malheureuse.

 

17 titre-1 copie

« C’était bien plus agréable à la maison, pensa la pauvre Alice ; on ne grandissait pas et on ne rapetissait pas à tout bout de champ, et il n’y avait pas de souris, ni de lapin, pour vous donner sans cesse des ordres. Je regrette presque d’être entrée dans ce terrier… Et pourtant… et pourtant… le genre de vie que je mène ici, est vraiment très curieux ! Je me demande ce qui a bien pu m’arriver ! Au temps où je lisais des contes de fées, je m’imaginais que ce genre de choses n’arrivait jamais, et voilà que je me trouve en plein dedans ! On devrait écrire un livre sur moi, cela, oui ! Quand je serai grande, j’en écrirai un… Mais je suis assez grande maintenant, ajouta-t-elle d’une voix désolée ; en tout cas, ici, je n’ai plus du tout de place pour grandir. »

 

« Mais alors, pensa Alice, est-ce que j’aurai toujours l’âge que j’ai aujourd’hui ? D’un côté ce serait bien réconfortant de ne jamais devenir une vieille femme… mais, d’un autre côté, avoir des leçons à apprendre pendant toute ma vie !… Oh ! je n’aimerais pas cela du tout ! »

 

« Ma pauvre Alice, ce que tu peux être sotte ! se répondit-elle. Comment pourrais-tu apprendre des leçons ici ? C’est tout juste s’il y a assez de place pour toi, et il n’y en a pas du tout pour un livre de classe ! »

 

Elle continua de la sorte pendant un bon moment, tenant une véritable conversation à elle seule, en faisant alternativement les questions et les réponses. Puis, au bout de quelques minutes, elle entendit une voix à l’extérieur de la maison, et se tut pour écouter.

 

« Marie-Anne ! Marie-Anne ! disait la voix. Apportez-moi mes gants tout de suite ! » Ensuite, Alice entendit un bruit de pas pressés dans l’escalier. Elle comprit que c’était le Lapin qui venait voir ce qu’elle devenait, et elle se mit à trembler au point d’ébranler toute la maison, car elle avait oublié qu’elle était à présent mille fois plus grosse que le Lapin et qu’elle n’avait plus aucune raison d’en avoir peur.

 

 

Bientôt le Lapin arriva à la porte et essaya de l’ouvrir ; mais, comme elle s’ouvrait vers l’intérieur, et comme le coude de la fillette était fortement appuyé contre le battant, cette tentative échoua. Alice entendit le Lapin qui disait : « Puisque ç’est ainsi, je vais faire le tour et entrer par la fenêtre. »

 

« Si tu crois cela, tu te trompes ! » pensa-t-elle. Après avoir attendu le moment où elle crut entendre le Lapin arriver juste sous la fenêtre, elle ouvrit brusquement la main et fit un grand geste comme pour attraper quelque chose. Elle n’attrapa rien, mais elle entendit un cri perçant, un bruit de chute et un fracas de verre brisé : d’où elle conclut que le Lapin avait dû tomber sur un châssis à concombres, ou quelque chose de ce genre.

 

Ensuite résonna une voix furieuse, celle du Lapin, en train de crier : « Pat ! Pat ! Où es-tu ? » Après quoi, une voix qu’elle ne connaissait pas répondit : « Je suis là, pour sûr ! En train d’arracher des pommes, vot’honneur ! »

« Ah ! vraiment, en train d’arracher des pommes ! répondit le Lapin, en colère. Arrive ici ! Viens m’aider à sortir de là ! » (Nouveau fracas de verre brisé.)

« Maintenant, dis-moi, Pat, que voit-on à la fenêtre ? »

« Pour sûr que c’est un bras, vot’honneur ! » (Il prononçait : brâââs).

« Un bras, imbécile ! Qui a jamais vu un bras de cette taille ? Ma parole, il bouche complètement la fenêtre ! »

« Pour sûr que c’est ben vrai, vot’honneur : mais, c’est un bras tout de même. »

 

« En tout cas, il n’a rien à faire là : va l’enlever ! »

 

Cette conversation fut suivie d’un long silence, et Alice n’entendit plus que quelques phrases à voix basse de temps à autre, telles que : « Pour sûr, j’aime pas cela, vot’honneur, du tout, du tout ! » – « Fais ce que je te dis, espèce de poltron ! » Finalement, Alice ouvrit la main de nouveau et fit encore un grand geste comme pour attraper quelque chose. Cette fois, il y eut deux petits cris perçants et un nouveau fracas de verre brisé. « Combien ont-ils donc de châssis à concombres ! pensa Alice. Je me demande ce qu’ils vont faire à présent ! Pour ce qui est de me faire sortir par la fenêtre, je souhaite seulement qu’ils puissent y arriver ! Je suis certaine de ne pas avoir envie de rester ici plus longtemps ! »

 

Pendant un moment, elle n’entendit plus rien ; puis vint le grondement sourd de petites roues de charrette et le bruit de plusieurs voix en train de parler en même temps. Elle distingua les phrases suivantes : « Où est l’autre échelle ? – Voyons, je ne pouvais en apporter qu’une ; c’est Bill qu’a l’autre. – Bill, amène-là ici, mon gars ! – Dressez-les à ce coin-ci. – Non, faut d’abord les attacher bout à bout ; elles n’arrivent pas à la moitié de la hauteur nécessaire. – Oh ! cela ira comme cela, ne fait pas le difficile. – Tiens, Bill, attrape-moi cette corde ! – Est-ce que le toit supportera son poids ? – Attention à cette ardoise qui s’est détachée ! – Cela y est, elle dégringole ! Gare là-dessous ! » (grand fracas.) « Qui a fait cela ? – C’est Bill, je pense. – Qui va descendre dans la cheminée ? – Moi, je ne marche pas ! Vas-y, toi ! – Si c’est comme cela, je n’y vais pas non plus ! – C’est Bill qui doit descendre. – T’entends, Bill ? le maître dit que tu dois descendre dans la cheminée ! »

 

« Ah, vraiment ! Bill doit descendre dans la cheminée ? pensa Alice. Ma parole, c’est à croire que tout retombe sur le dos de Bill ! Je ne voudrais pour rien au monde être à la place de Bill : cette cheminée est étroite, c’est vrai, mais je crois bien que j’ai la place pour donner un bon petit coup de pied ! »

 

Elle retira son pied de la cheminée aussi loin qu’elle le put, et attendit jusqu’au moment où elle entendit les griffes d’un petit animal (elle ne put deviner quelle sorte d’animal c’était) agripper les parois de la cheminée juste au-dessus d’elle ; alors, en se disant : « Voici Bill », elle donna un grand coup de pied, et prêta l’oreille pour savoir ce qui allait se passer.

 

D’abord elle entendit plusieurs voix qui s’exclamaient en chœur : « Voilà Bill qui s’envole ! » Puis la voix du Lapin seul : « Attrapez-le, vous, là-bas, près de la haie ! » Puis il y eut un silence, puis, à nouveau, un chœur de voix confuses : « Relevez-lui la tête. – Un peu d’eau-de-vie maintenant. – Ne l’étouffez pas. – Comment cela s’est-il passé, mon vieux ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Raconte-nous cela ! »

 

19 titre-1 copie

Finalement, une petite voix faible et grinçante se fit entendre : (« Cela, c’est Bill », pensa Alice.) « Ma parole, je ne sais pas… Non, merci, j’en ai assez… Je me sens mieux maintenant… mais je suis encore trop troublé pour vous raconter… Tout ce que je sais, c’est que quelque chose m’est arrivé dessus comme un diable qui sort d’une boîte, et que je suis parti en l’air comme une fusée ! »

 

« Pour cela, oui, c’est ben ce que tu as fait, mon vieux ! » s’exclamèrent les autres.

 

« Il va falloir brûler la maison ! » dit la voix du Lapin ; « si jamais vous faites cela, je lance Dinah à vos trousses ! » s’écria Alice de toute la force de ses poumons.

 

Un silence de mort régna aussitôt, et elle pensa : « Je me demande ce qu’ils vont bien pouvoir inventer à présent ! S’ils avaient pour deux sous de bon sens, ils enlèveraient le toit. » Au bout d’une minute ou deux, ils recommencèrent à s’agiter, et Alice entendit le Lapin qui disait : « Une brouettée suffira pour commencer. »

 

« Une brouettée de quoi ? » se demanda Alice. Mais elle ne tarda pas à être fixée, car, une seconde plus tard, une grêle de petits cailloux s’abattit sur la fenêtre, et quelquesuns la frappèrent au visage. « Je vais mettre un terme à tout cela », se dit-elle, et elle s’écria : « Vous ferez bien de ne pas recommencer ! » ce qui amena, à nouveau, un silence de mort.

 

Alice remarqua, non sans surprise, que les cailloux, aussitôt qu’ils tombaient sur le plancher, se transformaient en petits gâteaux, et une idée lumineuse lui vint. « Si j’en mange un, pensa-t-elle, il va certainement me faire changer de taille ; et, comme il est impossible qu’il me fasse encore grandir, je suppose qu’il va me rendre plus petite. »

 

Elle avala donc un gâteau, et fut ravie de voir qu’elle commençait à rapetisser immédiatement. Dès qu’elle fut assez petite pour pouvoir, passer par la porte, elle sortit de la maison en courant et trouva, dehors, une foule de petits animaux et d’oiseaux qui attendaient. Bill, le pauvre petit Lézard, était au milieu du groupe, soutenu par deux cochons d’Inde qui lui faisaient boire le liquide d’un flacon. Tous se ruèrent dans la direction d’Alice dès qu’elle se montra ; mais elle s’enfuit à toutes jambes et se trouva bientôt en sécurité dans un bois touffu.

 

« La première chose que je dois faire, se dit-elle tout en marchant dans le bois à l’aventure, c’est retrouver ma taille normale ; la seconde, c’est de trouver le chemin qui mène à ce charmant jardin. Je crois que c’est un très bon plan. »

 

En vérité, ce plan semblait excellent, à la fois simple et précis ; la seule difficulté c’est qu’Alice n’avait pas la plus petite idée sur la manière de le mettre à exécution. Tandis qu’elle regardait autour d’elle avec inquiétude parmi les arbres, un petit aboiement sec juste au-dessus de sa tête lui fit lever les yeux en toute hâte.

 

20 titre-1 copie

Un énorme chiot la regardait d’en haut avec de grands yeux ronds, et essayait de la toucher en tendant timidement une de ses pattes. « Pauvre petite bête ! » dit Alice d’une voix caressante, et elle faisait de gros efforts pour essayer de le siffler ; mais, en réalité, elle avait terriblement peur à l’idée qu’il pouvait avoir faim car, dans ce cas, il aurait pu tout aussi bien la dévorer, malgré ses cajoleries.

 

Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle ramassa un bout de bâton et le lui tendit ; alors le chiot fit un saut en l’air, avec les quatre pattes, en jappant de plaisir, puis il se jeta sur le bâton qu’il fit mine de vouloir mettre en pièces ; alors Alice s’esquiva derrière un grand chardon pour éviter d’être renversée ; mais, dès qu’elle se montra de l’autre côté du chardon, le petit chien se précipita de nouveau sur le bâton et fit la cabriole dans sa hâte de s’en emparer ; alors Alice, qui avait nettement l’impression de jouer avec un cheval de trait, et qui s’attendait à être piétinée d’un moment à l’autre, s’esquiva de nouveau derrière le chardon ; sur quoi, le chiot exécuta une série de courtes attaques contre le bâton, avançant très peu et reculant beaucoup chaque fois, sans cesser d’aboyer d’une voix rauque ; finalement il s’assit à une assez grande distance, haletant, la langue pendante, et ses grands yeux mi-clos.

 

Alice jugea qu’elle avait là une bonne occasion de se sauver ; elle partit sans plus attendre, et courut jusqu’à ce qu’elle fût épuisée, hors d’haleine, et que l’aboiement du chiot ne résonnât plus que très faiblement dans le lointain.

 

« Pourtant, quel charmant chiot c’était ! dit Alice, en s’appuyant contre un bouton d’or pour se reposer, et en s’éventant avec une de ses feuilles. J’aurais bien aimé lui apprendre à faire des tours si… si seulement j’avais eu la taille qu’il faut pour cela ! Oh ! Mon Dieu ! J’avais presque oublié que je dois grandir à nouveau ! Voyons… comment est-ce que je vais m’y prendre ? Je suppose que je devrais manger ou boire quelque chose ; mais la grande question est : quoi ? »

 

La grande question était certainement : quoi ? Alice regarda les fleurs et les brins d’herbe autour d’elle, sans rien voir qui ressemblât à la chose qu’il fallait manger ou boire, compte tenu des circonstances. Tout près d’elle se dressait un champignon à peu près de sa taille ; quand elle eut regardé sous le champignon, derrière le champignon, et des deux côtés du champignon, l’idée lui vint qu’elle pourrait également regarder ce qu’il y avait sur le dessus du champignon.

 

Elle se dressa sur la pointe des pieds, jeta un coup d’œil attentif, et son regard rencontra immédiatement celui d’une grosse chenille bleue, assise les bras croisés, fumant tranquillement un long narguilé, sans prêter la moindre attention à Alice ou à quoi que ce fût.

 

 

 

CHAPITRE V Les conseils de la Chenille

 

La Chenille et Alice se regardèrent un moment en silence : finalement, la Chenille retira son narguilé de sa bouche, puis s’adressant à elle d’une voix languissante et endormie :

« Qui es-tu ? » lui demanda-t-elle.

Ce n’était pas un début de conversation très encourageant. Alice répondit d’un ton timide : « Je… Je ne sais pas très bien, madame, du moins pour l’instant… Du moins, je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais je crois qu’on a dû me changer plusieurs fois depuis ce moment-là. »

« Que veux-tu dire par là ? demanda la Chenille d’un ton sévère. Explique-toi ! »

 

21 titre-1 copie

« Je crains de ne pas pouvoir m’expliquer, madame, parce que je ne suis pas moi, voyez-vous ! »

« Non, je ne vois pas. » dit la Chenille.

« J’ai bien peur de ne pas pouvoir m’exprimer plus clairement, reprit Alice avec beaucoup de politesse, car, tout d’abord, je ne comprends pas moi-même ce qui m’arrive, et, de plus, cela vous brouille les idées de changer si souvent de taille dans la même journée. »

 « Allons donc ! » s’exclama la Chenille.

« Vous ne vous en êtes peut-être pas aperçue jusqu’à présent, continua Alice ; mais, quand vous serez obligée de vous transformer en chrysalide – cela vous arrivera un de ces jours, vous savez – puis en papillon, je suppose que cela vous paraîtra un peu bizarre, ne croyez-vous pas ? »

« Pas le moins du monde » répondit la Chenille.

« Eh bien, il est possible que cela ne vous fasse pas cet effet-là, dit Alice, mais, tout ce que je sais, c’est que cela me paraîtrait extrêmement bizarre, à moi. »

« À toi ! fit la Chenille d’un ton de mépris. Mais, qui es-tu, toi ? »

 

Ce qui les ramenait au début de leur conversation. Alice, un peu irritée de ce que la Chenille lui parlât si sèchement, se redressa de toute sa hauteur et déclara d’un ton solennel : « Je crois que c’est vous qui devriez d’abord me dire qui vous êtes. »

« Pourquoi ? » répliqua la Chenille.

La question était fort embarrassante ; comme Alice ne pouvait trouver une bonne raison, et comme la Chenille semblait être d’humeur très désagréable, elle lui tourna le dos et s’éloigna.

 

 « Reviens ! lui cria la Chenille. J’ai quelque chose d’important à te dire ! »

Ceci semblait plein de promesses, certainement : Alice fit demi-tour et revint.

« Reste calme », déclara la Chenille.

« C’est tout ? » demanda Alice, en maîtrisant sa colère de son mieux.

« Non », répondit la Chenille.

 

Alice pensa qu’elle pourrait aussi bien attendre, puisqu’elle n’avait rien d’autre à faire, et peut-être qu’après tout, la Chenille lui dirait quelque chose qui vaudrait la peine d’être entendu. Pendant quelques minutes, la Chenille fuma en silence, puis, finalement, elle décroisa ses bras, retira le narguilé de sa bouche, et dit : « Donc, tu crois que tu es changée, n’est-ce pas ? »

« J’en ai peur, madame. Je suis incapable de me rappeler les choses comme avant… et je ne conserve pas la même taille dix minutes de suite ! »

« Quelles sont les choses que tu ne peux pas te rappeler ? »

 « Eh bien, j’ai essayé de réciter : « Voyez comme la petite abeille… », mais c’est venu tout différent de ce que c’est en réalité ! » répondit Alice d’une voix mélancolique.

« Récite-moi : « Vous êtes vieux, Père William… (6)  » », ordonna la Chenille.

Alice joignit les mains et commença :

 

 « Vous êtes vieux, Père William, dit le jeune homme, Et vos cheveux sont devenus très blancs ; Sur la tête pourtant vous continuez à marcher Est-ce bien raisonnable, à votre âge, vraiment ? »      

                           

 6 Parodie d’un long poème ennuyeux et moralisateur que l’on obligeait les écoliers à apprendre du temps de Lewis Carroll.

 

 

 

« Dans ma jeunesse, répondit Père William à son fils, Je craignais que cela ne m’abîme le cerveau ; Mais, maintenant, je suis convaincu de ne pas en avoir, Je peux donc faire cet exercice, encore et encore. »

« Vous êtes vieux, dit le jeune, comme je vous l’ai déjà dit, Et vous êtes devenu extraordinairement gros ; Pourtant, vous franchissez la porte d’un saut périlleux arrière… Je vous en prie, quelle la raison de tout cela ? »

« Dans ma jeunesse, dit le vénérable, en remuant ses mèches grises, Je conservais la souplesse de mes membres Par la vertu de cet onguent : un shilling la boite ; Permets-moi de t’en vendre deux. »

« Vous êtes vieux, dit le jeune, et vos mâchoires sont trop faibles Pour tout ce qui est plus dur que le beurre ; Et pourtant vous avez mangé l’oie, avec le bec et les os… Je vous en prie, comment avez-vous réussi à faire cela ? »

« Dans ma jeunesse, dit le Père, je faisais dans le Droit, Et argumentais toutes les choses de la vie, avec ma femme ; La force musculaire que ma mâchoire a ainsi acquise, A duré toute ma vie. »

« Vous êtes vieux, dit le jeune, et nul ne pourrait supposer Que votre vue est aussi bonne que dans le temps ; Sur le bout de votre nez, pourtant, vous tenez en équilibre une anguille… Qu’est ce qui vous a fait si habile ? »

« J’ai répondu à trois questions, et cela suffit, Dit le père ; ne te donnes pas des airs ! Penses-tu que je peux écouter chaque jour de telles bêtises ? Files ! Ou je te fais descendre les escaliers avec mon pied ! »

 

« Cela n’est pas du tout cela », fit observer la Chenille.

« Pas tout à fait cela, j’en ai bien peur, dit Alice timidement. Il y a quelques mots qui ont été changés ».

« C’est faux du début à la fin », affirma la Chenille d’un ton sans réplique, et il y eut quelques minutes de silence.

 

La Chenille fut la première à reprendre.

« Quelle taille veux-tu avoir ? »

« Oh ! je ne suis pas particulièrement difficile pour ce qui est de la taille, répondit vivement Alice. Ce que je n’aime pas, c’est d’en changer si souvent, voyez-vous »

« Non, je ne vois pas », répondit la Chenille.

 

Alice garda le silence : de toute sa vie, jamais elle n’avait été contredite tant de fois, et elle sentait qu’elle allait perdre son sang-froid.

 

« Es-tu satisfaite de ta taille actuelle ? » demanda la Chenille.

« Ma foi, si vous n’y voyiez pas d’inconvénient, j’aimerais bien être un tout petit peu plus grande ; huit centimètres de haut, c’est vraiment une bien piètre taille. »

« Moi, je trouve que c’est une très bonne taille ! » répliqua la Chenille d’un ton furieux, en se dressant de toute sa hauteur (elle mesurait exactement huit centimètres.).

« Mais, moi, je n’y suis pas habituée ! » dit Alice d’une voix pitoyable, afin de s’excuser. Et elle pensa : « Je voudrais bien que toutes ces créatures ne se vexent pas si facilement ! »

 

« Tu t’y habitueras à la longue », affirma la Chenille ; après quoi, elle porta le narguilé à sa bouche et se remit à fumer.

Cette fois Alice attendit patiemment qu’il lui plût de reprendre la parole. Au bout d’une ou deux minutes, la Chenille retira le narguilé de sa bouche, bâilla une ou deux fois, et se secoua. Puis, elle descendit du champignon et s’éloigna dans l’herbe en rampant, après avoir prononcé ces simples mots en guise d’adieu : « Un côté te fera grandir, l’autre côté te fera rapetisser. »

« Un côté de quoi ? L’autre côté de quoi ? » pensa Alice.

« Du champignon », dit la Chenille, exactement comme si Alice eût posé ses questions à haute voix ; après quoi, elle disparut.

 

Alice regarda pensivement le champignon pendant une bonne minute, en essayant de distinguer où se trouvaient les deux côtés ; mais, comme il était parfaitement rond, le problème lui parut bien difficile à résoudre. Néanmoins, elle finit par étendre les deux bras autour du champignon aussi loin qu’elle le put, et en détacha du bord, un morceau de chaque main.

 

« Et maintenant, lequel des deux est le bon ? » se dit-elle en grignotant un petit bout du morceau qu’elle tenait dans sa main droite, pour voir l’effet produit ; l’instant d’après, elle ressentit un coup violent sous le menton : il venait de heurter son pied !

Terrifiée par ce changement particulièrement soudain, elle comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, car elle rapetissait rapidement ; aussi, elle entreprit de manger un peu de l’autre morceau. Son menton était tellement comprimé contre son pied qu’elle avait à peine assez de place pour ouvrir la bouche ; mais elle finit par y arriver et parvint à avaler un fragment du morceau qu’elle tenait dans sa main gauche.

 

« Enfin ! ma tête est dégagée ! » s’exclama-t-elle d’un ton ravi ; mais, presque aussitôt, son ravissement se transforma en vive inquiétude lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne retrouvait nulle part ses épaules : tout ce qu’elle pouvait voir en regardant vers le bas, c’était un cou d’une longueur démesurée, qui semblait se dresser comme une tige, au-dessus d’un océan de feuilles vertes, bien loin au-dessous d’elle.

« Qu’est-ce que c’est que toute cette verdure ? poursuivit Alice. Et où donc sont passées mes épaules ? Oh ! mes pauvres mains, comment se fait-il que je ne puisse pas vous voir ? » Elle les remuait tout en parlant, mais sans obtenir d’autre résultat que d’agiter légèrement les feuillages lointains.

 

Comme elle semblait n’avoir aucune chance de pouvoir porter ses mains à sa tête, elle essaya d’amener sa tête jusqu’à elles, et elle fut enchantée de découvrir que son cou se tordait aisément dans toutes les directions, comme un serpent. Elle venait juste de réussir à le courber vers le sol en décrivant un gracieux zigzag, et elle s’apprêtait à plonger au milieu des feuillages, dont elle découvrait qu’ils n’étaient autres que les cimes des arbres sous lesquels elle s’était promenée quelque temps plus tôt, lorsqu’un sifflement aigu la fit reculer en toute hâte : un gros pigeon s’était jeté de plein fouet sur son visage, et la frappait violemment de ses ailes.

 

« Serpent (7)   ! » criait le Pigeon. « Mais je ne suis pas un serpent ! riposta Alice d’un ton indigné. Laissez-moi donc tranquille ! »

« Serpent, je le répète ! » continua le Pigeon d’une voix plus calme. Puis il ajouta, avec une sorte de sanglot : « J’ai tout essayé, mais rien ne semble les satisfaire ! »

 

« Je ne comprends pas du tout de quoi vous parlez », dit Alice.

« J’ai essayé les racines d’arbres, j’ai essayé les talus, j’ai essayé les haies, continua le Pigeon, sans prêter attention à elle. Mais ces serpents ! Impossible de les satisfaire ! »

Alice était de plus en plus intriguée ; cependant elle pensa qu’il était inutile de prononcer un mot de plus avant que le Pigeon eût fini de parler.

« Comme si je n’avais pas assez de mal à couver les œufs, poursuivit-il ; il faut encore que je reste nuit et jour sur le qui-vive à cause de ces serpents ! Ma parole, voilà trois semaines que je n’ai pas fermé l’œil une seule seconde ! »

 

7 Le mot anglais employé est “serpent”, qui désigne le serpent du démon, par opposition à “snake”, le mot usuel pour serpent.

 

« Je suis navrée que vous ayez des ennuis », dit Alice qui commençait à comprendre.

« Et juste au moment où j’avais pris l’arbre le plus haut du bois, continua le Pigeon, dont la voix monta jusqu’à devenir un cri aigu, juste au moment où je croyais être enfin débarrassé d’eux, voilà qu’ils descendent du ciel en se tortillant ! Pouah ! Sale serpent ! »

« Mais je vous répète que je ne suis pas un serpent ! Je suis… je suis… »

« Eh bien ! Dites-moi ce que vous êtes ! dit le Pigeon. Je vois bien que vous essayez d’inventer quelque chose ! »

« Je… je suis une petite fille », dit Alice d’une voix hésitante, car elle se rappelait tous les changements qu’elle avait subis ce jour-là.

« Comme c’est vraisemblable ! s’exclama le Pigeon d’un ton profondément méprisant. J’ai vu pas mal de petites filles dans ma vie, mais aucune n’avait un cou pareil ! Non, non ! Vous êtes un serpent, inutile de le nier. Je suppose que vous allez me raconter aussi que vous n’avez jamais goûté à un œuf ! »

« J’ai certainement goûté à des œufs, répliqua Alice, qui était une enfant très franche ; mais, voyez-vous, les petites filles mangent autant d’œufs que les serpents. »

« Je n’en crois rien, dit le Pigeon. Pourtant, si c’est vrai, alors les petites filles sont une espèce de serpent, c’est tout ce que je peux dire. »

 

Cette idée était tellement nouvelle pour Alice qu’elle resta sans mot dire pendant une ou deux minutes, ce qui donna au Pigeon l’occasion d’ajouter : « Je sais très bien que vous cherchez des œufs ; dans ces conditions, qu’est-ce que cela peut me faire que vous soyez une petite fille ou un serpent ? »

« Cela me fait beaucoup, à moi, dit Alice vivement. Mais il se trouve justement que je ne cherche pas d’œufs ; d’ailleurs, si j’en cherchais, je ne voudrais pas de vos œufs à vous : je ne les aime pas lorsqu’ils sont crus. »

« Eh bien, allez-vous-en, alors ! » grommela le Pigeon d’un ton maussade, en s’installant de nouveau dans son nid. Alice s’accroupit parmi les arbres non sans peine, car son cou s’empêtrait continuellement dans les branches, et, de temps en temps, elle était obligée de s’arrêter pour le dégager. Au bout d’un moment, elle se rappela qu’elle tenait encore dans ses mains les deux morceaux de champignon ; alors elle se mit prudemment à la besogne, grignotant tantôt l’un, tantôt l’autre, parfois devenant plus grande, parfois devenant plus petite, jusqu’à ce qu’elle eût réussi à retrouver sa taille habituelle.

 

Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas approché de cette taille normale, qu’elle se sentit d’abord toute drôle ; mais elle s’y habitua en quelques minutes, et commença à parler toute seule, selon son habitude : « Et voilà ! j’ai réalisé la moitié de mon plan ! Comme tous ces changements sont déconcertants ! D’une minute à l’autre je ne sais jamais ce que je vais être ! En tout cas j’ai retrouvé ma taille normale ; reste maintenant à pénétrer dans le beau jardin, et cela, je me demande comment je vais m’y prendre. » En disant cela, elle arriva brusquement dans une clairière où se trouvait une petite maison haute d’un mètre vingt environ. « Quels que soient les gens qui habitent ici, pensa Alice, cela ne serait pas à faire de leur rendre visite, grande comme je suis : ils en mourraient de peur, c’est sûr ! » Elle se remit donc à grignoter le morceau qu’elle tenait dans sa main droite, et ne s’aventura près de la petite maison que lorsqu’elle eut ramené sa taille à vingt centimètres.

 

 

 

CHAPITRE VI Porc et poivre

 

Pendant une ou deux minutes elle resta à regarder la maison en se demandant ce qu’elle allait faire, lorsque, soudain, un valet de pied en livrée sortit du bois en courant (elle se dit que c’était un valet de pied parce qu’il était en livrée : mais à en juger seulement d’après son visage, elle l’aurait plutôt pris pour un poisson), et frappa très fort à la porte de ses doigts repliés. Celle-ci fut ouverte par un autre valet de pied en livrée, au visage tout rond, aux gros yeux saillants comme ceux d’une grenouille ; Alice remarqua que les deux laquais avaient le crâne recouvert d’une chevelure poudrée et toute en boucles. Elle se sentait très curieuse de savoir de quoi il s’agissait, et elle se glissa un peu hors du bois pour écouter.

 

27 titre-1 copie

Le Valet de pied-Poisson commença par prendre sous son bras une immense lettre, presque aussi grande que lui, puis il la tendit à l’autre en disant d’un ton solennel : « Pour la Duchesse. Une invitation de la Reine à une partie de croquet. » Le Valet de pied-Grenouille répéta du même ton solennel, mais en changeant un peu l’ordre des mots : « De la Reine. Une invitation à une partie de croquet pour la Duchesse. »

Puis tous deux s’inclinèrent très bas, et leurs boucles s’entremêlèrent.

Alice se mit à rire si fort à ce spectacle qu’elle fut obligée de regagner le bois en courant, de peur d’être entendue ; quand elle se hasarda, à nouveau, à jeter un coup d’œil, le Valet de pied-Poisson était parti, et l’autre était assis sur le sol près de la porte, à regarder fixement le ciel d’un air stupide.

 

Alice alla timidement jusqu’à la porte et frappa.

 « Ce n’est pas la peine de frapper, dit le Valet de pied, et cela pour deux raisons. La première, c’est que je suis du même côté de la porte que toi ; la seconde, parce qu’il y a tellement de bruit à l’intérieur que personne ne peut t’entendre. » En effet, un vacarme vraiment extraordinaire retentissait dans la maison : un bruit continu de hurlements et d’éternuements, ponctué de temps à autre par un grand fracas, comme si on brisait un plat ou une marmite en mille morceaux.

« En ce cas, déclara Alice, pouvez-vous, je vous prie, me dire comment je dois faire pour entrer ? »

 

« Il y aurait, peut-être, quelque sens à frapper à la porte, continua le Valet de pied sans prêter attention aux paroles d’Alice, si cette dernière était entre nous. Par exemple, si tu étais à l’intérieur, tu pourrais frapper, et moi, vois-tu, je pourrais te faire sortir. » Il ne cessait pas de regarder le ciel tout en parlant, ce qu’Alice trouvait parfaitement impoli. « Après tout, pensa-t-elle, peut-être qu’il ne peut pas faire autrement ; il a les yeux si près du haut de la tête. Mais, du moins, il pourrait répondre aux questions qu’on lui pose. » – « Comment dois-je faire pour entrer ? » répéta-t-elle à haute voix.

« Je vais, déclara le Valet de pied, rester assis ici jusqu’à demain… »

À cet instant, la porte de la maison s’ouvrit, et une grande assiette fendit l’air, droit vers la tête du Valet de pied ; elle lui effleura le nez pour se briser enfin contre un des arbres qui se trouvaient derrière lui.

 « … ou après-demain, peut-être », continua-t-il sur le même ton, exactement comme si rien ne s’était passé.

« Comment dois-je faire pour entrer ? » demanda Alice, en élevant la voix.

« Faut-il vraiment que tu entres ? riposta-t-il. Voilà la première question à poser. »

Cela ne faisait aucun doute, mais Alice n’aimait pas qu’on lui parla ainsi.

« La façon dont toutes ces créatures discutent est vraiment insupportable, murmura-t-elle. Il y a de quoi vous rendre folle ! »

Le Valet de pied dut penser que c’était le bon moment pour répéter sa remarque, avec des variantes :

« Je resterai assis ici sans désemparer, dit-il, pendant des jours et des jours.

– Mais moi, que dois-je faire ? » demanda Alice.

« Ce que tu voudras », répondit-il en se mettant à siffler.

« Oh ! il est inutile de lui parler ! s’exclama Alice en désespoir de cause : il est complètement idiot ! »

Sur ces mots, elle ouvrit la porte et entra.

 

La porte donnait directement sur une grande cuisine, complètement enfumée ; la Duchesse, assise sur un tabouret à trois pieds, était en train de bercer un bébé ; la cuisinière, penchée au-dessus du feu, remuait le contenu d’un grand chaudron, qui paraissait rempli de soupe.

 

« Il y a certainement trop de poivre dans cette soupe ! » parvint à dire Alice, tout en éternuant tant qu’elle pouvait.

Il y en avait certainement beaucoup trop dans l’air. La Duchesse elle-même éternuait de temps à autre ; le bébé éternuait et braillait alternativement, sans interruption. Les seuls occupants de la cuisine qui n’éternuaient pas étaient la cuisinière et un gros chat, allongé devant l’âtre, qui souriait jusqu’aux oreilles.

 

« S’il vous plaît, madame, demanda Alice assez timidement, car elle n’était pas très sûre qu’il fût très poli de parler la première, pourriez-vous me dire pourquoi votre chat sourit comme cela ?

– C’est un chat du Cheshire, voilà pourquoi (8), répondit la Duchesse. Cochon ! »

Elle prononça ce dernier mot avec une violence si soudaine qu’Alice sursauta ; mais, l’instant d’après, elle vit que le mot s’adressait au bébé, et non pas à elle, c’est pourquoi elle reprit courage et continua :

« Je ne savais pas que les chats du Cheshire souriaient toujours ; en fait, je ne savais pas que les chats étaient capables de sourire.

– Ils en sont tous capables, et la plupart d’entre eux, le font.

 

– Je ne savais pas qu’il y en eût un seul au monde capable de le faire », dit Alice très poliment, tout heureuse de voir que la conversation était engagée.

« Tu n’as pas vu grand-chose, c’est un fait. »

 

Le ton de cette remarque déplut beaucoup à Alice qui pensa qu’il vaudrait peut-être mieux passer à un autre sujet. Pendant qu’elle essayait d’en trouver un, la cuisinière retira le chaudron du feu, puis se mit immédiatement à jeter sur la Duchesse et sur le bébé tout ce qui lui tomba sous la main : d’abord vinrent la pelle, les pincettes et le tisonnier ; ensuite, ce fut une averse de casseroles, d’assiettes et de plats. La Duchesse ne faisait aucune attention à ces objets, même lorsqu’ils la frappaient ; quant au bébé, il hurlait déjà si fort qu’il était parfaitement impossible de savoir si les coups lui faisaient mal ou non.

 

8 Voir l’expression to grin as a Cheshire cat (avoir un sourire fendu jusqu’aux oreilles comme un chat du Cheshire) ; certains fromages du Cheshire, province où est né l’auteur, étaient moulés en forme de chats grimaçants.

 

 

« Oh, je vous en supplie, prenez garde à ce que vous faites ! » s’écria Alice en bondissant d’inquiétude et de terreur. « Oh ! cela y est, cette fois c’est son pauvre petit nez ! » ajouta-t-elle en voyant une casserole particulièrement volumineuse effleurer le visage du bébé.

« Si chacun s’occupait de ses affaires, grommela la Duchesse d’une voix rauque, la terre tournerait beaucoup plus vite qu’elle ne le fait.

– Ce qui ne nous avancerait à rien, dit Alice tout heureuse d’étaler un peu de ses connaissances. Pensez au désordre que cela amènerait dans la succession du jour et de la nuit ! Voyez-vous, la terre tourne sur elle-même pendant vingt-quatre heures sans relâche…

– À propos de hache, dit la Duchesse, coupez-lui donc la tête ! »

 

Alice jeta un coup d’œil anxieux vers la cuisinière ; pour voir si elle avait l’intention prendre l’ordre au pied de la lettre ; mais elle était fort occupée à remuer la soupe, et n’avait pas l’air d’écouter. Alice se hasarda donc à poursuivre :

 « Du moins, il me semble bien que c’est vingt-quatre ; ou bien est-ce douze ? Je…

– Oh, ne m’embête pas avec tes chiffres ! s’écria la Duchesse. Je n’ai jamais pu supporter les chiffres ! »

 

Là-dessus elle se remit à bercer son enfant, tout en lui chantant une espèce de berceuse et en le secouant violemment à la fin de chaque vers :

 

 « Parle durement à ton petit garçon,

Et bats-le lorsqu’il éternue :

Il fait cela uniquement parce que c’est un polisson,

et qu’il sait que cela nous tue. » (9)

 

CHŒUR (auquel se joignent la cuisinière et le bébé)

 « Hou ! hou ! hou ! »

 

Pendant tout le temps que la Duchesse chantait la seconde strophe de la chanson, elle n’arrêta pas de ballotter violemment le bébé de haut en bas, et le pauvre petit hurlait si fort qu’Alice put à peine distinguer les paroles :

 « Je parle durement à mon garnement, Je le bats lorsqu’il éternue ; Car il peut aimer complètement Le poivre, que dans ses narines, j’insinue. »    

                             

 9 Parodie du poème écrit en 1849 par David Bates

 

CHŒUR

 « Hou ! hou ! hou ! »

 

« Tiens, tu peux le bercer un peu, si tu veux ! dit la Duchesse à Alice en lui jetant le bébé comme un paquet. Il faut que j’aille m’apprêter pour la partie de croquet de la Reine ! » Et elle sortit vivement de la pièce. La cuisinière lui lança une poêle à frire au moment où elle franchissait la porte, et la manqua de peu.

Alice eut du mal à saisir le bébé qui avait une forme bizarre, et qui étendait bras et jambes dans toutes les directions, « exactement comme une étoile de mer », pensa-t-elle. Le pauvre petit grognait aussi bruyamment qu’une machine à vapeur quand elle l’attrapa, et ne cessait de se tortiller comme un ver, si bien que, pendant les deux premières minutes, tout ce qu’elle put faire fut de l’empêcher de tomber.

 

Dès qu’elle eut compris comment il fallait s’y prendre pour le tenir (c’est-à-dire en faire une espèce de nœud, puis le saisir ferme par l’oreille droite et par le pied gauche pour l’empêcher de se dénouer), elle l’emporta en plein air. « Si je n’emmène pas cet enfant avec moi, songea-t-elle, elles ne manqueront pas de le tuer d’ici un jour ou deux ; ce serait un véritable crime que de l’abandonner ici. » Elle prononça ces derniers mots à haute voix, et le bébé poussa en réponse un petit grognement (il avait cessé d’éternuer à présent). « Ne grogne pas, dit Alice, cela n’est pas une façon convenable de s’exprimer. »

 

30 titre-1 copie

Le bébé poussa un second grognement, et elle le regarda bien en face d’un air inquiet pour voir quel était le problème. Sans aucun doute son nez extrêmement retroussé ressemblait davantage à un groin qu’à un nez véritable ; d’autre part, ses yeux étaient bien petits pour des yeux de bébé ; dans l’ensemble, l’aspect de ce nourrisson déplaisait beaucoup à Alice. « Mais peut-être, étaient-ce uniquement ses sanglots », pensa-t-elle ; et elle examina ses yeux de très près pour voir s’il y avait des larmes.

Non, il n’y en avait pas. « Si jamais tu te transformes en cochon, mon chéri, déclara Alice d’un ton sérieux, je ne m’occuperai plus de toi. Fais attention à mes paroles ! » Le pauvre petit sanglota de nouveau (ou grogna, puisqu’il était impossible de faire la différence), et tous deux poursuivirent leur route quelque temps en silence.

 

Alice commençait à se dire : « Que vais-je faire de cette créature quand je l’aurai amenée à la maison ? » lorsque le bébé poussa un nouveau grognement, si fort, cette fois, qu’elle examina à nouveau son visage avec inquiétude. Il n’y avait pas moyen de s’y tromper, cette fois : c’était bel et bien un cochon, et elle sentit qu’il serait parfaitement absurde de le porter plus loin.

 

Elle déposa donc la petite créature sur le sol et fut soulagée de le trottiner tranquillement vers le bois, où il pénétra. « S’il avait grandi, se dit-elle, ç’aurait fait un enfant horriblement laid ; mais je trouve que cela fait un assez joli cochon. » Elle se mit à penser aux autres enfants de sa connaissance qui auraient fait de très jolis cochons, et elle était en train de songer : « Si seulement on savait comment s’y prendre pour les transformer… » lorsqu’elle sursauta légèrement en voyant le Chat du Cheshire assis sur une branche d’arbre à quelques mètres d’elle.

 

Le Chat se contenta de sourire en voyant Alice. Elle lui trouva l’air fort aimable ; pourtant, il avait des griffes extrêmement longues et un très grand nombre de dents ; aussi, elle sentit qu’elle devait le traiter avec respect.

 

32 titre-1 copie

 « Minet du Cheshire… », commença-t-elle assez timidement, car elle ne savait pas trop si ce nom lui plairait. Le Chat se contenta de sourire plus largement. « Allons, jusqu’ici il est satisfait, pensa Alice, qui continua : Voudriez-vous me dire, s’il vous plaît, quel chemin je dois prendre pour m’en aller d’ici ?

– Cela dépend beaucoup de l’endroit où tu veux aller, répondit le chat.

– Peu m’importe l’endroit… dit Alice.

– En ce cas, peu importe la route que tu prendras, répliqua-t-il.

–… pourvu que j’arrive quelque part, ajouta Alice en guise d’explication.

– Oh, tu ne manqueras pas d’arriver quelque part, si tu marches assez longtemps. »

 

Alice comprit que c’était indiscutable ; en conséquence elle essaya une autre question : « Quelle espèce de gens trouve-t-on dans ces parages ?

– Dans cette direction-ci, répondit le Chat, en faisant un vague geste de sa patte droite, habite un Chapelier ; et dans cette direction-là (il fit un geste de sa patte gauche), habite un Lièvre de Mars. Tu peux aller rendre visite à l’un ou à l’autre : ils sont fous tous les deux. (10)

 – Mais je ne veux pas aller parmi les fous, fit remarquer Alice.

– Impossible de faire autrement, dit le Chat ; nous sommes tous fous ici. Je suis fou. Tu es folle.

33 titre-1 copie

                                 

 10 Allusion à deux expressions anglaises : to be mad as a hatter (être fou comme un chapelier ou travailler du chapeau) et : to be mad as a March hare (être fou comme un lièvre de Mars). La première expression serait due au fait que les vapeurs de mercure employé autrefois dans le traitement des feutres des chapeaux pouvaient finir par rendre fou ; la seconde au fait que le lièvre devient quasiment fou lors de la saison des amours, vers le mois de mars.

 

– Comment savez-vous que je suis folle ? demanda Alice.

– Tu dois l’être, répondit le Chat, autrement tu ne serais pas venue ici. »

Alice pensait que ce n’était pas une preuve suffisante, mais elle continua : « Et comment savez-vous que vous êtes fou ?

– Pour commencer, dit le Chat, est-ce que tu m’accordes qu’un chien n’est pas fou ?

– Sans doute.

– Eh bien, vois-tu, continua le Chat, tu remarqueras qu’un chien gronde lorsqu’il est en colère, et remue la queue lorsqu’il est content. Or, moi, je gronde quand je suis content, et je remue la queue quand je suis en colère. Donc, je suis fou.

– Moi j’appelle cela ronronner, pas gronder, objecta Alice.

– Appelle cela comme tu voudras, dit le Chat. Est-ce que tu es de la partie de croquet de la Reine, cet après-midi ?

 

– Je voudrais bien, répondit Alice, mais je n’ai pas encore été invitée.

– Tu m’y verras », dit le Chat et il disparut.

 

Alice ne s’en étonna guère, tellement elle était habituée à voir se passer des choses bizarres. Pendant qu’elle regardait l’endroit où le Chat s’était trouvé, il réapparut.

« À propos, fit-il, qu’est devenu le bébé ? J’allais oublier de te le demander.

– Il s’est transformé en cochon », répondit Alice d’une voix calme, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

« Cela ne m’étonne pas », déclara le Chat, et il disparut à nouveau.

Alice attendit encore un peu, dans l’espoir de le voir réapparaître, mais il n’en fit rien, et, au bout d’une ou deux minutes, elle s’en alla vers l’endroit où on lui avait dit qu’habitait le Lièvre de Mars. « J’ai déjà vu des chapeliers, se dit-elle ; le Lièvre de Mars sera beaucoup plus intéressant à voir, et, comme nous sommes en mai, peut-être qu’il ne sera pas fou furieux… ; du moins peut-être sera-t-il moins fou qu’il ne l’était en mars. » Comme elle prononçait ces mots, elle leva les yeux, et voilà qu’elle aperçut à nouveau le Chat, assis sur une branche.

 

« Est-ce que tu as dit : « cochon », ou « cocon » ? demanda-t-il.

– J’ai dit « cochon », répondit Alice ; et je voudrais bien que vous n’apparaissiez pas et ne disparaissiez pas si brusquement : cela me fait tourner la tête.

– C’est bon », dit le Chat ; et, cette fois, il disparut très lentement, en commençant par le bout de la queue et en finissant par le sourire, qui persista un bon bout de temps après que le reste de l’animal eut disparu.

 

« Ma parole ! pensa Alice, j’ai souvent vu un chat sans un sourire, mais jamais un sourire sans un chat !… C’est la chose la plus curieuse que j’aie jamais vue de ma vie ! »

 

Avant d’être allée bien loin, elle aperçut la maison du Lièvre de Mars : du moins elle pensa que c’était bien sa maison parce que les cheminées étaient en forme d’oreilles, et que le toit était couvert de fourrure en guise de chaume. La maison semblait si grande qu’Alice n’osa pas approcher avant d’avoir grignoté un peu du morceau de champignon qu’elle tenait à la main gauche et d’avoir atteint soixante centimètres environ. Même alors, elle reprit son chemin assez timidement, tout en se disant : « Et s’il est fou furieux, après tout ? Je regrette presque de ne pas être allée voir le Chapelier ! »

 

 

 

CHAPITRE VII Un thé chez les fous

 

Sous un arbre, devant la maison, se trouvait une table servie où le Lièvre de Mars et le Chapelier étaient en train de prendre le thé ; un Loir, qui dormait profondément, était assis entre eux, et les deux autres appuyaient leurs coudes sur lui comme sur un coussin en parlant par-dessus sa tête. « C’est bien incommode pour le Loir, pensa Alice ; mais, comme il dort, je suppose que cela lui est égal. »

 

34 titre-1 copie

La table était très grande ; pourtant tous trois se serraient l’un contre l’autre à un même coin. « Pas de place ! Pas de place ! » s’écrièrent-ils en voyant Alice. « Il y a de la place à revendre ! » répondit-t-elle avec indignation, et elle s’assit dans un grand fauteuil à un bout de la table.

 « Prends donc un peu de vin », proposa le Lièvre de Mars d’un ton encourageant.

 

Alice promena son regard tout autour de la table, mais elle n’aperçut que du thé. « Je ne vois pas de vin, fit-elle observer.

– Il n’y en a pas, dit le Lièvre de Mars.

– En ce cas, ce n’est pas très poli de votre part de m’en offrir, répliqua Alice d’un ton furieux.

– Ce n’est pas très poli de ta part de t’asseoir sans y être invitée, riposta le Lièvre de Mars.

– Je ne savais pas que c’était votre table, répondit Alice ; elle est mise pour plus de trois personnes.

– Tu as besoin de te faire couper les cheveux, déclara le Chapelier. » Il y avait un bon moment qu’il la regardait avec beaucoup de curiosité, et c’étaient les premières paroles qu’il prononçait.

« Vous ne devriez pas faire d’allusions personnelles », répliqua Alice sévèrement ; c’est extrêmement grossier. »

 

36 titre-1 copie

Le Chapelier ouvrit de grands yeux en entendant cela ; mais il se contenta de demander :

« Pourquoi est-ce qu’un corbeau ressemble à un bureau ? »

« Parfait, nous allons nous amuser ! pensa Alice. Je suis contente qu’ils aient commencé à poser des devinettes… – Je crois que je peux deviner cela », ajouta-t-elle à haute voix.

– Veux-tu dire que tu penses pouvoir trouver la réponse ? demanda le Lièvre de Mars.

– Exactement.

– En ce cas, tu devrais dire ce que tu penses.

– Mais c’est ce que je fais, répondit Alice vivement. Du moins… du moins… je pense ce que je dis… et c’est la même chose, n’est-ce pas ?

– Mais pas du tout ! s’exclama le Chapelier. C’est comme si tu disais que : « Je vois ce que je mange », c’est la même chose que : « Je mange ce que je vois ! »

– C’est comme si tu disais, reprit le Lièvre de Mars, que : « J’aime ce que j’ai », c’est la même chose que : « J’ai ce que j’aime ! »

– C’est comme si tu disais, ajouta le Loir (qui, semblait-il, parlait tout en dormant), que : « Je respire quand je dors », c’est la même chose que : « Je dors quand je respire ! »

– C’est bien la même chose pour toi », dit le Chapelier au Loir. Sur ce, la conversation tomba, et tous les quatre restèrent sans parler pendant une minute, tandis qu’Alice passait en revue dans son esprit tout ce qu’elle pouvait se rappeler au sujet des corbeaux et des bureaux, et ce n’était pas grand-chose.

 

37 titre-1 copie

Le Chapelier fut le premier à rompre le silence. « Quel jour du mois sommes-nous ? » demanda-t-il en se tournant vers Alice : il avait tiré sa montre de sa poche et la regardait d’un air inquiet, en la secouant et en la portant à son oreille de temps à autre.

Alice réfléchit un moment avant de répondre : « Le quatre. »

 

– Elle retarde de deux jours ! murmura le Chapelier en soupirant. Je t’avais bien dit que le beurre ne conviendrait pas pour graisser les rouages ! » ajouta-t-il en regardant le Lièvre de Mars d’un air furieux.

« C’était le meilleur beurre que j’avais pu trouver », répondit l’autre d’un ton humble.

 

« Sans doute, mais quelques miettes ont dû entrer en même temps, grommela le Chapelier. Tu n’aurais pas dû y mettre le beurre avec le couteau à pain. »

Le Lièvre de Mars prit la montre, la regarda tristement, puis la plongea dans sa tasse de thé et la regarda de nouveau ; mais il ne put trouver rien de mieux que de répéter sa remarque initiale : « C’était la meilleure qualité beurre, croyez-moi. »

 

Alice, qui avait regardé par-dessus son épaule avec curiosité, s’exclama :

« Quelle drôle de montre ! Elle indique le jour du mois et elle n’indique pas l’heure !

– Pourquoi indiquerait-elle l’heure ? murmura le Chapelier. Est-ce que ta montre à toi t’indique l’année où l’on est ?

– Bien sûr que non, répondit Alice sans hésiter ; mais c’est parce qu’elle reste dans la même année pendant très longtemps.

– Ce qui est exactement le cas de ma montre à moi », affirma le Chapelier.

 

Alice se sentit terriblement déconcertée. La remarque du Chapelier semblait n’avoir aucun sens, et pourtant elle était grammaticalement correcte. « Je ne comprends pas très bien », dit-elle aussi poliment qu’elle le put.

« Tiens, le Loir s’est rendormi », fit observer le Chapelier, et il lui versa un peu de thé chaud sur le museau.

Le Loir secoua la tête avec impatience, puis marmotta sans ouvrir les yeux : « Bien sûr, bien sûr, c’est exactement ce que j’allais dire. »

« As-tu trouvé la réponse à la devinette ? demanda le Chapelier en se tournant vers Alice.

– Non, j’y renonce ; quelle est la réponse ?

– Je n’en ai pas la moindre idée, dit le Chapelier.

– Moi non plus », dit le Lièvre de Mars.

 

Alice poussa un soupir de lassitude. « Je crois que vous pourriez mieux employer votre temps, déclara-t-elle, que de le perdre à poser des devinettes dont vous ignorez la réponse.

– Si tu connaissais le Temps aussi bien que moi, dit le Chapelier, tu ne parlerais pas de le perdre, comme une chose. Le Temps est un être vivant.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répondit Alice.

– Naturellement ! s’exclama-t-il en rejetant la tête en arrière d’un air de mépris. Je suppose bien que tu n’as jamais parlé au Temps !

– Peut-être que non, répondit-elle prudemment. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut que je batte les temps quand je prends ma leçon de musique.

– Ah ! cela explique tout. Le Temps ne supporte pas d’être battu. Si tu étais en bons termes avec lui, il ferait presque tout ce que tu voudrais de la pendule. Par exemple, suppose qu’il soit neuf heures du matin, l’heure de commencer tes leçons : tu n’as qu’à dire un mot au Temps, et les aiguilles tournent en un clin d’œil ! Voilà qu’il est une heure et demie, l’heure du déjeuner !

– Si seulement cela pouvait être vrai ! murmura le Lièvre de Mars.

– Évidemment, ce serait magnifique, dit Alice d’un ton pensif ; mais, voyez-vous, je… je n’aurais pas assez faim pour manger.

– Au début, peut-être pas, déclara le Chapelier ; mais tu pourrais faire rester la pendule sur une heure et demie aussi longtemps que tu voudrais.

– Est-ce ainsi que vous faites, vous ? »

 

Le Chapelier secoua négativement la tête d’un air lugubre. « Hélas, non ! répondit-il. Nous nous sommes disputés en mars dernier, juste avant que lui ne devienne fou. (Il montra le Lièvre de Mars, de sa cuillère à thé.) C’était au grand concert donné par la Reine de cœur, où je devais chanter :

 

Scintille, scintille, petite chauve-souris !

Comment s’étonner que tu sois ici ! (11)

 

« Je suppose que tu connais la chanson ?

– J’ai entendu quelque chose de ce genre, répondit Alice.

– Vois-tu, elle continue comme ceci, continua le Chapelier :

 

 Loin au-dessus du monde tu voles,

Comme un plateau de thé dans le ciel.

 

Scintille, scintille… »

 

                                 

 11 Parodie du poème de Jane Taylor Twinkle, twinkle little star (Scintille, scintille petite étoile).

 

Ici, le Loir se secoua, et se mit à chanter tout en dormant : « Scintille, scintille, scintille, scintille… » et il continua pendant si longtemps qu’ils durent le pincer pour le faire taire.

« Eh bien, j’avais à peine fini le premier couplet, reprit le Chapelier, que la Reine se leva d’un bond en hurlant : « Il est en train de tuer le temps ! Qu’on lui coupe la tête ! »

– Quelle horrible cruauté ! s’exclama Alice.

– Et depuis ce jour-là, continua le Chapelier d’un ton lugubre, le Temps refuse de faire ce que je lui demande ! Il est toujours six heures à présent. (12)

  » Alice eut une idée lumineuse. « Est-ce pour cela qu’il y a tant de tasses à thé sur la table ? demanda-t-elle.

– Oui, c’est pour cela, répondit le Chapelier en soupirant ; c’est toujours l’heure du thé, et nous n’avons donc jamais le temps de faire la vaisselle.

– Alors, je suppose que vous faites perpétuellement le tour de la table ?

– Exactement ; à mesure que les tasses sont sales.

– Mais qu’arrive-t-il quand vous revenez aux premières tasses ? se hasarda à demander Alice.                                

 

12 À l’époque de Lewis Caroll, le thé était souvent servi à 6 heures.

 

– Si nous changions de sujet de conversation ? interrompit le Lièvre de Mars en bâillant. Je commence à avoir assez de tout ceci. Je propose que cette jeune fille nous raconte une histoire.

– J’ai bien peur de ne pas savoir d’histoire », dit Alice un peu inquiète.

« En ce cas, le Loir va nous en raconter une ! » s’écrièrent-ils tous les deux. « Hé ! Loir ! Réveille-toi ! » Et ils le pincèrent en même temps des deux côtés.

Le Loir ouvrit lentement les yeux. « Je ne dormais pas », murmura-t-il d’une voix faible et enrouée. « J’ai entendu tout ce que vous disiez, sans en perdre un seul mot.

– Raconte-nous une histoire ! ordonna le Lièvre de Mars.

– Oh, oui ! je vous en prie ! dit Alice.

 

– Et tâche de te dépêcher, ajouta le Chapelier ; sans cela tu vas te rendormir avant d’avoir fini.

– Il était une fois trois petites sœurs, commença le Loir en toute hâte. Elles se nommaient Elsie, Lacie, et Tillie, et elles vivaient au fond d’un puits…

– De quoi se nourrissaient-elles ? demanda Alice qui s’intéressait toujours beaucoup au manger et au boire.

– Elles se nourrissaient de mélasse, répondit le Loir après deux minutes de réflexion.

– Voyons, cela n’est pas possible, fit observer Alice d’une voix douce. Elles auraient été malades.

– Elles étaient malades, très malades. »

 

Alice essaya de s’imaginer à quoi pourrait bien ressembler un genre d’existence si extraordinaire, mais cela lui cassa tellement la tête qu’elle préféra continuer à poser des questions : « Pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits ? ».

– Prends donc un peu plus de thé, lui dit le Lièvre de Mars le plus sérieusement du monde.

– Je n’ai encore rien pris, répondit-elle d’un ton offensé. Je ne peux pas prendre quelque chose de plus.

– Tu veux dire que tu ne peux pas prendre quelque chose de moins, fit observer le Chapelier ; mais il est très facile de prendre plus que rien.

– Personne ne vous a demandé votre avis, répliqua Alice.

– Qui est-ce qui fait des allusions personnelles, à présent ? » demanda le Chapelier d’un ton de triomphe.

Alice ne sut trop que répondre à cela. En conséquence, elle prit un peu de thé et de pain beurré, puis elle se tourna vers le Loir et répéta sa question : « Pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits ? »

 

De nouveau le Loir réfléchit pendant deux bonnes minutes. Ensuite il déclara : « C’était un puits de mélasse »

– Cela n’existe pas ! » s’écria Alice avec colère.

 

Mais le Chapelier et le Lièvre de Mars firent : « Chut ! Chut ! » et le Loir observa d’un ton maussade : « Si tu ne peux pas être polie, tu ferais mieux de finir toi-même l’histoire.

– Non ! continuez, je vous en prie ! dit Alice, se faisant humble. Je ne vous interromprai plus. Après tout, peut-être qu’il existe un puits de ce genre, un seul.

– Un seul, vraiment ! » s’exclama le Loir d’un ton indigné. Néanmoins, il consentit à continuer : « Donc, ces trois petites sœurs, vois-tu, elles apprenaient à puiser…

– Que puisaient-elles ? demanda Alice, oubliant tout à fait sa promesse.

– De la mélasse, dit le Loir, sans prendre le temps de réfléchir, cette fois.

– Je veux une tasse propre, interrompit le Chapelier. Avançons tous d’une place. »

 

Il avança tout en parlant, et le Loir le suivit. Le Lièvre de Mars prit la place que le Loir venait de quitter, et Alice, un peu à contrecœur, prit la place du Lièvre de Mars. Le Chapelier fut le seul à profiter du changement ; Alice se trouva bien plus mal installée qu’auparavant parce que le Lièvre de Mars venait de renverser la jatte de lait dans son assiette.

Ne voulant pas offenser le Loir de nouveau, elle commença à dire très prudemment : « Mais je ne comprends pas. Où puisaient-elles cette mélasse ?

 

– On peut puiser de l’eau dans un puits d’eau, répliqua le Chapelier. Je ne vois donc pas pourquoi on ne pourrait pas puiser de la mélasse, dans un puits de mélasse, hein, pauvre sotte ?

– Mais voyons, elles étaient bien au fond du puits ? demanda Alice au Loir, en jugeant préférable de ne pas relever les deux derniers mots.

– Bien sûr, répliqua le Loir ; et puis, bien au fond. »

Cette réponse brouilla tellement les idées de la pauvre Alice, qu’elle laissa le Loir continuer pendant un bon bout de temps sans l’interrompre.

« Elles apprenaient aussi à dessiner, poursuivit-il en bâillant et en se frottant les yeux, car il avait grand sommeil ; et elles dessinaient toutes sortes de choses… tout ce qui commence par B…

– Pourquoi par B ? demanda Alice.

– Pourquoi pas ? » rétorqua le Lièvre de Mars.

Alice ne répondit pas.

 

Le Loir avait fermé les yeux, et il commençait à somnoler ; mais, quand le Chapelier l’eut pincé, il s’éveilla en poussant un petit cri aigu et reprit : « … qui commence par B, tels qu’un bilboquet, une bergamote, la berlue, ou un bonnet – tu sais qu’il y a des expressions telles que « blanc bonnet et bonnet blanc » – as-tu jamais vu un dessin représentant un « blanc bonnet » ?

 

– Vraiment, maintenant que vous m’en parlez, dit Alice, qui ne savait plus où elle en était, je ne crois pas que…

– En ce cas, tu devrais te taire », fit observer le Chapelier.

 

Cette grossièreté était plus que la fillette n’en pouvait supporter : complètement dégoûtée, elle se leva et s’éloigna. Le Loir s’endormit immédiatement ; les deux autres ne prêtèrent pas la moindre attention au départ d’Alice, quoiqu’elle se retournât deux ou trois fois dans l’espoir qu’ils la rappelleraient. La dernière fois qu’elle les vit, ils essayaient de plonger le Loir dans la théière.

 

« En tout cas, je ne reviendrai jamais par ici ! déclara-telle tout en cheminant dans le bois. C’est le thé le plus stupide auquel j’aie jamais assisté de ma vie ! »

Comme elle disait ces mots, elle remarqua que l’un des arbres était muni d’une porte qui permettait d’y pénétrer. « Voilà qui est bien curieux ! pensa-t-elle. Mais tout est curieux aujourd’hui. Je crois que je ferais aussi bien d’entrer tout de suite. » Et elle entra.

 

Une fois de plus, elle se trouva dans la longue salle, tout près de la petite table de verre. « Cette fois-ci, je vais m’y prendre un peu mieux », se dit-elle, et elle commença par s’emparer de la petite clé d’or et par ouvrir la porte qui donnait sur le jardin. Puis elle se mit à grignoter le champignon (dont elle avait gardé un morceau dans sa poche) jusqu’à ce qu’elle n’eût plus que trente centimètres ; puis elle traversa le petit corridor ; et puis… elle se trouva enfin dans le beau jardin, au milieu des parterres de fleurs aux couleurs vives et des fraîches fontaines.

 

 

 

CHAPITRE VIII Le terrain de croquet de la Reine

 

Un grand rosier se dressait près de l’entrée du jardin ; il était tout couvert de roses blanches, mais trois jardiniers s’affairaient à les peindre en rouge. Ceci sembla très curieux à Alice qui s’approcha pour les regarder faire, et, juste au moment où elle arrivait à leur hauteur, elle entendit l’un d’eux qui disait :

« Fais donc attention, Cinq ! ne m’éclabousse pas de peinture comme cela !

– Je ne l’ai pas fait exprès, répondit l’autre d’un ton maussade. C’est Sept qui m’a poussé le coude. »

 

Sur quoi, Sept leva les yeux et déclara :

« C’est cela, ne te gêne pas, Cinq ! Tu prétends toujours que c’est la faute des autres !

– Toi, tu ferais mieux de te taire ! répliqua Cinq. Pas plus tard qu’hier j’ai entendu la Reine dire que tu méritais qu’on te coupe la tête.

– Et pourquoi ? demanda celui qui avait parlé le premier.

– Cela, cela ne te regarde pas, Deux ! répondit Sept.

– Parfaitement que cela le regarde ! déclara Cinq. Et je vais lui dire pourquoi : parce que tu as apporté à la cuisinière des oignons de tulipes au lieu d’oignons ordinaires. »

 

38 titre-1 copie

Sept jeta son pinceau, et il venait de dire : « Ma parole, de toutes les calomnies… », lorsque ses yeux se posèrent par hasard sur Alice en train de les regarder. Il s’interrompit brusquement, les deux autres se retournèrent, et tous firent une profonde révérence.

 

« Voudriez-vous me dire, demanda Alice un peu timidement, pourquoi vous peignez ces roses ? »

Cinq et Sept restèrent muets, et se tournèrent vers Deux qui commença à voix basse :

« Ma foi, voyez-vous, mam’selle, pour dire la vérité vraie, ce rosier-là, ç’aurait dû être un rosier rouge, et nous en avons planté un blanc par erreur (13)  ; et si la Reine venait à s’en apercevoir, on aurait tous la tête coupée, voyez-vous. Aussi, voyez-vous mam’selle, on fait de notre mieux, avant qu’elle arrive, pour… »

À ce moment, Cinq, qui regardait avec anxiété vers le fond du jardin, se mit à crier : « La Reine ! La Reine ! » et les trois jardiniers se jetèrent immédiatement à plat ventre. On entendit un bruit de pas nombreux, et Alice, qui mourait d’envie de voir la Reine, se retourna.

 

Venaient d’abord, armés de massues en forme d’as de trèfle, dix soldats ayant le même aspect que les trois jardiniers : plats et rectangulaires, avec des pieds et des mains aux quatre coins. Venaient ensuite dix courtisans, aux habits constellés de diamants en forme d’as de carreau, qui marchaient deux par deux comme les soldats. Après eux, venaient les enfants royaux ; il y en avait dix, et ces petits amours avançaient par couples, la main dans la main, en sautant gaiement : ils étaient ornés de cœurs de la tête aux pieds. À leur suite venaient les invités, pour la plupart des Rois et des Reines. Parmi eux Alice reconnut le Lapin Blanc : il parlait vite, d’un ton nerveux, en souriant à tout ce qu’on disait, et il passa près d’Alice sans faire attention à elle. Derrière les invités s’avançait le Valet de Cœur, qui portait la couronne royale sur un coussin de velours rouge ; et, à la fin de ce cortège imposant, venaient

LE ROI ET LA REINE DE CŒUR.

 

 13 Allusion à la « Guerre des deux roses », épisode de l’histoire anglaise qui opposa les York – armoiries avec une rose blanche  – aux Lancaster – armoiries avec une rose rouge – au XVème siècle.

 

 

40 titre-1 copie

Alice se demanda si elle ne devrait pas se prosterner devant eux, face contre terre, comme les trois jardiniers ; mais elle ne put se rappeler avoir jamais entendu dire que c’était la règle quand un cortège passait. « D’ailleurs, pensa-t-elle, à quoi servirait un cortège, si chacun devait se prosterner devant lui, face contre terre, et ne pouvait pas le voir passer ? » Elle resta donc immobile à sa place, et attendit.

Quand ces divers personnages arrivèrent à la hauteur d’Alice, tous s’arrêtèrent pour la regarder, et la Reine demanda d’une voix sévère : « Qui est-ce ? » Elle dit cela au Valet de Cœur qui, pour toute réponse, se contenta de s’incliner en souriant.

« Imbécile ! » s’exclama la Reine, en rejetant la tête en arrière d’un air impatient. Puis, se tournant vers Alice, elle continua : « Comment t’appelles-tu, mon enfant ? »

« Je m’appelle Alice, plaise à Votre Majesté », répondit Alice très poliment. Mais elle ajouta, en elle-même : « Après tout, ces gens-là ne sont qu’un jeu de cartes. Je n’ai pas besoin d’avoir peur d’eux. »

« Et qui sont ceux-là ? » demanda la Reine, en montrant du doigt les trois jardiniers étendus autour du rosier ; car, voyez-vous, comme ils étaient couchés le visage contre terre et comme le dessin de leur dos était le même que celui des autres cartes du jeu, elle ne pouvait distinguer si c’étaient des jardiniers, des courtisans, ou trois de ses propres enfants.

 « Comment voulez-vous que je le sache ? répondit Alice, surprise de son courage. Ce n’est pas mon affaire, à moi. »

 

La Reine devint écarlate de fureur, puis, après avoir regardé férocement la fillette comme une bête sauvage, elle se mit à hurler : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui… »

« Quelle bêtise ! » s’exclama Alice d’une voix forte et décidée, et la Reine se tut.

Le Roi lui mit la main sur le bras en murmurant timidement : « Réfléchissez un peu, ma chère amie : ce n’est qu’une enfant ! »

 

Elle se détourna de lui d’un air courroucé, et ordonna au Valet : « Retournez-les ! »

Le Valet les retourna, très prudemment, du bout du pied.

« Debout ! » cria la Reine d’une voix forte et perçante. Sur ce, les trois jardiniers se dressèrent d’un bond sans plus attendre, et ils se mirent à s’incliner devant le Roi, la Reine, les enfants royaux, et tous les personnages du cortège.

« Arrêtez ! ordonna la Reine. Vous me donnez le vertige. » Puis, se tournant vers le rosier, elle poursuivit :

« Qu’étiez-vous donc en train de faire ?

– Plaise à Votre Majesté, commença Deux, d’une voix très humble, en mettant un genou en terre, nous essayions…

– Je comprends ! dit la Reine, qui avait examiné les roses. Qu’on leur coupe la tête ! »

 

Sur ces mots, le cortège se remit en route, à l’exception de trois soldats qui restèrent en arrière pour exécuter les infortunés jardiniers, qui se précipitèrent vers Alice pour implorer sa protection.

« Je ne veux pas qu’on leur coupe la tête ! » s’exclama-t-elle en les mettant dans un grand pot à fleurs qui se trouvait là. Les trois soldats les cherchèrent dans toutes les directions pendant une ou deux minutes, puis ils s’en allèrent tranquillement à la suite du cortège.

« Est-ce qu’on leur a coupé la tête ? cria la Reine.

 

– Leur tête a disparu, plaise à Votre Majesté ! répondirent les soldats.

– C’est parfait ! brailla la Reine. Sais-tu jouer au croquet ? »

 

Les soldats restèrent silencieux et regardèrent Alice car c’était évidemment à elle que s’adressait la question.

« Oui ! vociféra-t-elle.

– Alors, arrive ! » hurla la Reine.

 

Et Alice se joignit au cortège, en se demandant bien ce qui allait se passer ensuite.

Il… il fait très beau aujourd’hui ! murmura une voix timide tout près d’elle. C’était le Lapin Blanc, qui marchait à son côté et fixait sur elle un regard anxieux.

« Très beau, dit Alice. Où est donc la Duchesse ?

– Chut ! Chut ! » murmura vivement le Lapin, en regardant derrière lui d’un air craintif. Puis, se dressant sur la pointe des pieds, il mit sa bouche contre l’oreille d’Alice et ajouta à voix basse :

« Elle a été condamnée à avoir la tête coupée.

– Quel carnage !

– Avez-vous dit : « Quel dommage ! »

– Non, je ne trouve pas que ce soit du tout dommage. Mais qu’a-t-elle donc fait ?

– Elle a giflé la Reine… », commença le Lapin.

 

Comme Alice se mettait à rire aux éclats, il murmura d’une voix craintive :

« Chut ! je vous en prie ! La Reine va vous entendre ! Voyez-vous, la Duchesse était arrivée en retard, et la Reine lui a dit…

– Prenez vos places ! » cria la Reine d’une voix de tonnerre.

 

44 titre-1 copie

Sur quoi, tous se mirent à courir dans tous les sens, en se cognant les uns contre les autres. Néanmoins, au bout d’une ou deux minutes, chacun se trouva à son poste et la partie commença.

Alice n’avait jamais vu un terrain de croquet aussi bizarre : il était tout en creux et en bosses ; les boules étaient des hérissons vivants ; les maillets, des flamants vivants ; et les soldats devaient se courber en deux, pieds et mains placés sur le sol, pour former les arceaux.

Dès le début, Alice trouva que le plus difficile était de se servir de son flamant : elle arrivait sans trop de mal à le tenir à plein corps sous son bras, les pattes pendantes, mais, généralement, au moment précis où, après lui avoir mis le cou bien droit, elle s’apprêtait à cogner sur le hérisson avec sa tête, le flamant ne manquait pas de se retourner et de la regarder bien en face d’un air si intrigué qu’elle ne pouvait s’empêcher de rire ; d’autre part, quand elle lui avait fait baisser la tête et s’apprêtait à recommencer, elle trouvait on ne peut plus exaspérant de s’apercevoir que le hérisson s’était déroulé et s’éloignait lentement ; de plus, il y avait presque toujours un creux ou une bosse à l’endroit où elle se proposait d’envoyer le hérisson ; et comme, en outre, les soldats courbés en deux n’arrêtaient pas de se redresser pour s’en aller vers d’autres parties du terrain, Alice en vint bientôt à conclure que c’était vraiment un jeu très difficile.

Les joueurs jouaient tous en même temps sans attendre leur tour ; ils se disputaient sans arrêt et s’arrachaient les hérissons. Au bout d’un instant, la Reine, entrant dans une furieuse colère, parcourut le terrain en tapant du pied et en criant : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui coupe la tête ! » à peu près une fois par minute.

 

42 titre-1 copie

Alice commençait à se sentir très inquiète ; à vrai dire, elle ne s’était pas encore disputée avec la Reine, mais elle savait que cela pouvait arriver d’un moment à l’autre. « Et dans ce cas, pensait-elle, qu’est-ce que je deviendrais ? Ils sont terribles, avec leur manie de couper la tête aux gens ; ce qui est vraiment extraordinaire, c’est qu’il y ait encore des survivants ! »

 

Elle était en train de regarder autour d’elle pour voir s’il y avait moyen de s’échapper, en se demandant si elle pourrait s’éloigner sans qu’on s’en aperçût, lorsqu’elle remarqua une curieuse apparition dans l’air. Elle fut tout d’abord intriguée, car elle n’arrivait pas à distinguer ce que c’était, mais, après avoir regardé attentivement pendant une ou deux minutes, elle comprit que c’était un sourire, et elle pensa : « C’est le Chat du Cheshire : je vais enfin pouvoir parler à quelqu’un. »

« Comment vas-tu ? » dit le Chat, dès qu’il eut assez de bouche pour parler.

Alice attendit l’apparition de ses yeux pour le saluer d’un signe de tête. « Il est inutile de lui parler, pensa-t-elle, avant que ses oreilles ne se montrent, du moins une des deux. » Au bout d’une minute, toute la tête était visible ; Alice posa alors son flamant et se mit à lui raconter la partie de croquet, tout heureuse d’avoir quelqu’un qui voulût bien l’écouter. Le Chat jugea sans doute qu’on voyait une partie suffisante de sa personne, et il n’en apparut pas davantage.

 

« Je trouve qu’ils ne jouent pas du tout honnêtement, commença-t-elle d’un ton assez mécontent ; et ils se disputent d’une façon si épouvantable qu’on ne peut pas s’entendre parler ; et on dirait qu’il n’y a aucune règle du jeu (en tout cas, s’il y en a, personne ne les suit) ; et vous ne pouvez pas vous imaginer combien c’est déconcertant d’avoir affaire à des accessoires vivants : par exemple, l’arceau sous lequel doit passer ma boule est en train de se promener à l’autre bout du terrain, et je suis sûre que j’aurais croqué le hérisson de la Reine il y a un instant, mais il s’est enfui en voyant arriver le mien !

– Que penses-tu de la Reine ? » demanda le Chat à voix basse.

– Elle ne me plaît pas du tout ; elle est tellement… – Juste à ce moment, elle s’aperçut que la Reine était tout près derrière eux, en train d’écouter ; c’est pourquoi elle continua ainsi, –… sûre de gagner à ce jeu que c’est presque inutile de finir la partie. »

La Reine passa son chemin en souriant.

 

43 titre-1 copie

 « À qui diable parles-tu ? demanda le Roi, en s’approchant d’Alice et en regardant la tête du Chat avec beaucoup de curiosité.

– À l’un de mes amis… un Chat du Cheshire. Permettez-moi de vous le présenter.

– Je n’aime pas du tout sa mine, déclara le Roi. Néanmoins, je l’autorise à me baiser la main, s’il le désire.

– J’aime mieux pas, riposta le Chat.

– Ne faites pas l’impertinent, dit le Roi. Et ne me regardez pas comme cela ! ajouta-t-il en se mettant derrière Alice.

– Un chat peut bien regarder un roi, fit-elle observer. J’ai lu cela dans un livre, je ne me rappelle plus où.

– C’est possible, mais il faut le faire disparaître », affirma le Roi d’un ton décidé. Puis il cria à la Reine qui se trouvait à passer à ce moment : « Ma chère amie, je voudrais bien que vous fassiez disparaître ce chat ! »

 

La Reine ne connaissait qu’une seule façon de résoudre toutes les difficultés. « Qu’on lui coupe la tête ! » cria-t-elle, sans même se retourner.

 

« Je vais aller chercher le bourreau moi-même », dit le Roi avec empressement. Et il s’éloigna en toute hâte.

 

Alice pensa qu’elle ferait tout aussi bien de rejoindre les joueurs pour voir où en était la partie, car elle entendait dans le lointain la voix de la Reine qui hurlait de colère. Elle l’avait déjà entendue condamner trois des joueurs à avoir la tête coupée parce qu’ils avaient laissé passer leur tour, et elle n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les évènements, car la partie était tellement embrouillée qu’elle ne savait jamais si c’était son tour ou non de jouer. En conséquence, elle se mit à la recherche de son hérisson.

Celui-ci livrait bataille à un autre hérisson, et Alice vit là une excellente occasion d’utiliser l’un pour croquer l’autre : le seul ennui était que son flamant se trouvait à l’autre extrémité du jardin, où elle pouvait le voir qui essayait vainement de s’envoler pour se percher sur un arbre.

Avant qu’elle n’eût attrapé et ramené le flamant, la bataille était terminée, et les deux hérissons avaient disparu. « Mais cela n’a pas une grande importance, pensat-elle, puisqu’il ne reste plus un seul arceau de ce côté-ci du terrain. » Elle fourra donc le flamant sous son bras pour l’empêcher de s’échapper de nouveau, puis revint vers son ami pour continuer la conversation.

Quand elle arriva à l’endroit où se trouvait le Chat du Cheshire, elle fut fort étonnée de voir qu’une foule nombreuse l’entourait : le bourreau, le Roi et la Reine se disputaient, en parlant tous à la fois, tandis que le reste de l’assistance se taisait d’un air extrêmement gêné.

 

Dès qu’Alice apparut, les trois personnages firent appel à elle pour régler le différend. Chacun lui exposa ses arguments, mais, comme ils parlaient tous à la fois, elle eut beaucoup de mal à comprendre exactement ce qu’ils disaient.

Le bourreau déclarait qu’il était impossible de couper une tête s’il n’y avait pas un corps dont on pût la séparer, qu’il n’avait jamais rien fait de semblable jusqu’à présent, et qu’il n’allait sûrement pas commencer à son âge.

Le Roi déclarait que tout ce qui avait une tête pouvait être décapité, et qu’il ne fallait pas raconter de bêtises.

La Reine déclarait que si on ne prenait pas une décision immédiatement, elle ferait exécuter tout le monde autour d’elle. (Cette dernière remarque expliquait l’air grave et inquiet de l’assistance.)

 

Alice ne put trouver autre chose à dire que ceci : « Le Chat appartient à la Duchesse ; c’est à elle que vous feriez mieux de vous adresser. »

« Elle est en prison, dit la Reine au bourreau. Allez la chercher et amenez-la ici. » Sur ces mots, le bourreau fila comme une flèche.

 

Dès qu’il fut parti, la tête du Chat commença à s’évanouir ; et, avant que le bourreau ne fût revenu avec la Duchesse, elle avait complètement disparu ; le Roi et le bourreau se mirent à courir comme des fous dans tous les sens pour la retrouver, et le reste de l’assistance s’en alla reprendre la partie interrompue.

 

 

 

CHAPITRE IX Histoire de la Simili-Tortue

 

Tu ne saurais croire combien je suis heureuse de te revoir, ma chère ! dit la Duchesse, tout en glissant affectueusement son bras sous celui d’Alice et en s’éloignant avec elle.

Alice fut enchantée de la trouver de si charmante humeur et elle pensa que c’était peut-être le poivre qui l’avait rendue si furieuse lorsqu’elle l’avait vue pour la première fois dans la cuisine.

« Moi, quand je serai Duchesse, pensa-t-elle (mais sans sa faire beaucoup d’illusions), je n’aurai pas un seul grain de poivre dans ma cuisine. La soupe est tout aussi bonne sans… Peut-être que c’est toujours le poivre qui rend les gens furieux, continua-t-elle, ravie d’avoir découvert une nouvelle règle, et le vinaigre qui les rend aigres…, et la camomille qui les rend amers…, et… et le sucre d’orge et les friandises qui rendent les enfants doux et aimables. Je voudrais bien que tout le monde sache cela, parce que, alors, les gens seraient moins avares de sucreries… »

 

46 titre-1 copie

Ayant complètement oublié l’existence de la Duchesse, elle fut un peu saisie en entendant sa voix tout près de son oreille :

« Ma chère enfant, tu es en train de penser à une chose qui te fait oublier de parler. Pour l’instant je ne peux pas te dire quelle est la morale à tirer de ce fait, mais je m’en souviendrai dans un instant.

– Peut-être qu’il n’y a pas de morale à en tirer, risqua Alice.

– Allons donc ! s’exclama la Duchesse, on peut tirer une morale de tout : il suffit de la trouver. ». Et, en disant cela, elle se pressait de plus en plus étroitement contre Alice.

Alice n’aimait pas du tout avoir la Duchesse si près d’elle : d’abord parce qu’elle était vraiment très laide ; ensuite, parce qu’elle avait exactement la taille qu’il fallait pour pouvoir appuyer son menton sur l’épaule d’Alice, et c’était un menton désagréablement pointu. Néanmoins, comme elle ne voulait pas être grossière, elle supporta de son mieux ce désagrément.

« On dirait que la partie marche un peu mieux, fit-elle observer.

– C’est exact. Et la morale de ce fait est : « Oh ! c’est l’amour, l’amour, qui fait tourner la terre ! »

– Quelqu’un a dit, murmura Alice, que la terre tournait bien quand chacun s’occupait de ses affaires !

– Ma foi ! cela revient à peu près au même », dit la Duchesse en lui enfonçant son petit menton pointu dans l’épaule. Puis elle ajouta : « Et la morale de ce fait est : « Occupez-vous du sens, et les mots s’occuperont d’eux-mêmes. »

48 titre-1 copie

« Quelle manie elle a de tirer une morale de tout ! » pensa Alice.

« Je parie que tu te demandes pourquoi je ne mets pas mon bras autour de ta taille, reprit la Duchesse après un moment de silence. C’est parce que je ne suis pas sûre de l’humeur de ton flamant. Faut-il que je tente l’expérience ?

– Il pourrait vous piquer d’un coup de bec, dit prudemment Alice qui ne tenait pas du tout à la voir tenter l’expérience.

– Tout à fait exact. Les flamants et la moutarde piquent également. Et la morale de ce fait est : « Qui se ressemble, s’assemble. »

– Mais la moutarde ne ressemble pas à un flamant, fit remarquer Alice.

– Tu as raison, comme d’habitude. Ce que tu exprimes clairement les choses !

– Il me semble bien que la moutarde est un minéral, poursuivit Alice.

– Bien sûr que c’en est un, confirma la Duchesse, qui semblait prête à approuver toutes les paroles d’Alice. Il y a une grande mine de moutarde tout près d’ici. Et la morale de ce fait est : « Garde-toi tant que tu vivras de juger les gens sur la mine. »

 

45 titre-1 copie

– Oh ! je sais ! s’exclama Alice, qui n’avait pas écouté cette dernière phrase. C’est un végétal. Cela n’en a pas l’air, mais c’en est un tout de même.

– Je suis entièrement d’accord avec toi, dit la Duchesse. Et la morale de ce fait est : « Sois ce que tu veux avoir l’air d’être » ou, pour parler plus clairement : « Ne te crois jamais différente de ce qui aurait pu paraître aux autres que ce que tu étais ou aurais pu être n’était pas différent de ce que tu avais été qui aurait pu leur paraître différent. »

– Je crois, fit observer Alice poliment, que je comprendrais cela beaucoup mieux si je le voyais écrit ; mais je crains de ne pas très bien vous suivre quand vous le dites.

– Ce n’est rien à côté de ce que je pourrais dire si je voulais, répliqua la Duchesse d’un ton satisfait.

– Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine d’en dire plus long, déclara Alice.

– Oh ! mais cela ne me donnerait aucune peine ! affirma la Duchesse. Je te fais cadeau de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent. »

 

« Voilà un cadeau qui ne lui coûte pas cher ! pensa Alice. Je suis bien contente qu’on ne me donne pas des cadeaux d’anniversaire de ce genre ! » Mais elle ne se hasarda pas à exprimer cela tout haut.

« Encore en train de réfléchir ? demanda la Duchesse en lui enfonçant de nouveau son petit menton pointu dans l’épaule.

– J’ai bien le droit de réfléchir, répliqua Alice sèchement, car elle commençait à se sentir un peu agacée.

– À peu près autant que les cochons ont le droit de voler, déclara la Duchesse. Et la mor… »

 

Mais, à cet instant précis, à la grande surprise d’Alice, la voix de la Duchesse s’éteignit au beau milieu de son mot favori : « morale », et le bras qu’elle avait passé sous celui de sa compagne se mit à trembler. La fillette leva les yeux : devant elles se dressait la Reine, les bras croisés, le visage aussi menaçant qu’un ciel d’orage.

« Belle journée, Votre majesté ! commença la Duchesse d’une voix faible et basse.

– Je ne veux pas vous prendre en traître, hurla la Reine en tapant du pied, » mais je vous avertis d’une chose : ou bien vous vous ôtez de là, ou bien je vous ôte la tête, et cela en un rien de temps ! Faites votre choix ! »

 

La Duchesse fit son choix et disparut en un instant.

« Continuons la partie », dit la Reine à Alice qui, trop effrayée pour pouvoir prononcer un mot, la suivit lentement jusqu’au terrain de croquet.

Les autres invités avaient profité de l’absence de la Reine pour se reposer à l’ombre ; mais, dès qu’ils la virent arriver, ils se hâtèrent de reprendre la partie, tandis que Sa Majesté se contentait de déclarer qu’un moment de retard leur coûterait la vie.

Pendant tout le temps que dura la partie, la Reine n’arrêta pas de se disputer avec les autres joueurs et de crier : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui coupe la tête ! » Ceux qu’elle condamnait étaient aussitôt arrêtés par les soldats, qui, naturellement, devaient cesser d’être des arceaux pour pouvoir procéder aux arrestations ; de sorte que, au bout d’une demi-heure environ, il ne restait plus d’arceaux, et que tous les joueurs, sauf le Roi, la Reine et Alice, étaient arrêtés, attendant l’exécution de la sentence.

 

Alors la Reine s’arrêta, toute hors d’haleine, pour demander à Alice :

 

« As-tu déjà vu la Simili-Tortue ?

– Non, je ne sais même pas ce qu’est une Simili-Tortue.

– C’est ce avec quoi on fait la soupe à la Simili-Tortue. (14)

– Je n’en ai jamais vu, ni entendu parler.

– En ce cas, suis-moi. Elle te racontera son histoire. »

 

Tandis qu’elles s’éloignaient ensemble, Alice entendit le Roi dire à voix basse à toute la société : « Je vous fais grâce. » « Allons, c’est parfait ! » pensa-t-elle, car le nombre des exécutions ordonnées par la Reine l’avait rendue très malheureuse.

 

                                 

 14 Soupe à la Simili-Tortue : soupe à base de tête de veau qui remplace la véritable soupe de tortue verte, rare et chère. D’où l’illustration d’une tortue à tête et pied de veau.

 

Bientôt, elles rencontrèrent un Griffon qui dormait profondément, étendu en plein soleil. (Si vous ne savez pas ce que c’est qu’un Griffon, regardez l’image.) « Debout, paresseux ! cria la Reine. Amène cette jeune fille à la Simili-Tortue pour que celle-ci lui raconte son histoire. Il faut que j’aille m’occuper de quelques exécutions que j’ai ordonnées. » Sur ces mots, elle s’éloigna, laissant Alice seule avec le Griffon. L’aspect de cet animal ne lui plaisait guère, mais elle se dit que, après tout, elle serait plus en sécurité en restant près de lui qu’en suivant cette Reine féroce : aussi, elle attendit.

Le Griffon se leva et se frotta les yeux ; puis il regarda la Reine jusqu’à ce qu’elle eût disparu ; alors, il se mit à rire tout bas. Ce que c’est drôle ! dit-il, autant pour Alice que pour lui-même.

 « Qu’est-ce qui est drôle ? demanda Alice

– Mais, elle, voyons. Tout cela, elle se l’imagine : en réalité, il n’y a jamais personne d’exécuté, tu sais. Viens ! »

« Tout le monde ici me dit : « Viens ! », pensa Alice, en le suivant lentement. Jamais de ma vie on ne m’a tant d’ordres, de ma vie, jamais ! »

 

Ils n’étaient pas allés bien loin lorsqu’ils aperçurent la Simili-Tortue à quelque distance, assise triste et solitaire sur une petite saillie rocheuse, et, à mesure qu’ils approchaient, Alice pouvait l’entendre soupirer comme si son cœur allait se briser. « Quelle est la cause de son chagrin ? » demanda-t-elle au Griffon, le cœur plein de pitié. Et il répondit, presque dans les mêmes termes qu’il avait déjà employés : « Tout cela, elle se l’imagine : en réalité, elle n’a aucun motif de chagrin. Viens ! »

Ils allèrent donc vers la Simili-Tortue, qui les regarda de ses grands yeux pleins de larmes, sans souffler mot.

 

« Cette jeune demoiselle qui est ici, expliqua le Griffon, voudrait que tu lui racontes ton histoire, pour sûr.

– Je vais la lui raconter, répondit la Simili-Tortue d’une voix caverneuse. Asseyez-vous tous les deux, et ne prononcez pas une seule parole avant que j’aie fini. »

 

Ils s’assirent donc, et personne ne parla pendant quelques minutes. Alice pensa : « Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne commence pas. » Mais elle attendit patiemment.

 

« Autrefois, dit enfin la Simili-Tortue en poussant un profond soupir, j’étais une vraie Tortue ».

 

Ces paroles furent suivies d’un long silence, rompu seulement par un « Hjckrrh ! » que poussait le Griffon de temps à autre, et par les lourds sanglots incessants de la Simili-Tortue. Alice fut sur le point de se lever en disant : « Je vous remercie, madame, de votre intéressante histoire », mais elle ne put s’empêcher de penser qu’il devait sûrement y avoir une suite ; c’est pourquoi elle resta assise sans bouger et sans souffler mot.

 

 « Quand nous étions petits, reprit finalement la SimiliTortue d’une voix plus calme, mais en poussant encore un léger sanglot de temps en temps, nous allions à l’école dans la mer. La maîtresse était une vieille tortue de mer… nous l’appelions la Tortue Grecque…

– Pourquoi l’appeliez-vous la Tortue Grecque, puisque c’était une tortue de mer ? demanda Alice. J’ai lu quelque part que la Tortue Grecque est une tortue d’eau douce.

– Nous l’appelions la Tortue Grecque parce qu’elle savait le grec, répondit la Simili-Tortue avec colère. Vraiment, je te trouve bien bornée.

– Tu devrais avoir honte de poser une question aussi simple », ajouta le Griffon. Après quoi, tous deux restèrent assis en silence, les yeux fixés sur la pauvre Alice qui aurait bien voulu disparaître sous terre. Enfin le Griffon dit à la Simili-Tortue : « Reprends la suite, ma vieille ! Tâche que cela ne dure pas toute la journée ! »

Et elle continua en ces termes :

« Oui, nous allions à l’école dans la mer, quoique cela puisse te paraître incroyable…

– Je n’ai jamais dit cela ! s’exclama Alice en l’interrompant.

– Si fait, tu l’as dit ! répliqua la Simili-Tortue.

– Tais-toi ! » ajouta le Griffon, avant qu’Alice ait eu le temps de placer un mot.

 

Après quoi, la Simili-Tortue reprit la parole :

« Nous recevions une excellente éducation ; en fait, nous allions à l’école tous les jours…

– Moi aussi, je suis allée dans un externat, intervint Alice. Vous n’avez pas besoin d’être si fière pour si peu.

– Il y avait des matières optionnelles supplémentaires, à ton école ? demanda la Simili-Tortue d’un ton un peu anxieux.

– Oui, nous apprenions le français et la musique.

– Et le blanchissage ?

– Sûrement pas ! répondit Alice avec indignation.

– Ah ! dans ce cas, ton école n’était pas fameuse, déclara la Simili-Tortue d’un ton extrêmement soulagé. Vois-tu, dans notre école à nous, il y avait, au bas des factures : « Matières optionnelles : français, musique, et blanchissage. »

– Vous ne deviez guère en avoir besoin, fit observer Alice, puisque vous viviez au fond de la mer.

– Je n’avais pas les moyens de me payer les matières optionnelles, répondit la Simili-Tortue en soupirant. Je ne suivais que les cours ordinaires.

– En quoi consistaient-ils ?

– Pour commencer, bien entendu, Rire et Médire ; puis, les différentes parties de l’Arithmétique : Ambition, Distraction, Laidification et Dérision.

 

– Je n’ai jamais entendu parler de la « Laidification », se hasarda à dire Alice. Qu’est-ce que cela peut bien être ? »

 

Le Griffon leva ses deux pattes pour manifester sa surprise.

« Comment ! tu n’as jamais entendu parler de laidification ! s’exclama-t-il. Tu sais ce que veut dire le verbe « embellir », je suppose ?

– Oui, répondit Alice, qui n’en était pas très sûre. Cela veut dire… rendre… quelque chose… plus beau.

– En ce cas, continua le Griffon, si tu ne sais pas ce que c’est que « laidifier », tu es une fieffée idiote. »

Ne se sentant pas encouragée à poser d’autres questions à ce sujet, Alice se tourna vers la Simili-Tortue, et lui demanda :

« Qu’est-ce qu’on vous enseignait d’autre ?

– Eh bien, il y avait l’Ivoire, répondit la Simili-Tortue en comptant sur ses pattes, l’Ivoire Ancien et l’Ivoire Moderne, et la Mérographie. Puis, on nous apprenait à Lésiner… Le professeur était un vieux congre qui venait une fois par semaine : il nous apprenait à Lésiner, à Troquer, et à Feindre à la Marelle.

– Comment faisiez-vous cela : « Feindre à la Marelle » ?

– Ma foi, je ne peux pas te le dire, car je l’ai oublié. Quant au Griffon, il ne l’a jamais appris.

– Pas eu le temps, déclara le Griffon. Mais j’étudiais les classiques avec un vieux professeur qu’était un vieux crabe.

– Je n’ai jamais pu suivre ses cours, poursuivit la Simili-Tortue en soupirant. On disait qu’il enseignait le Patin et la Greffe.

– Et c’était bien vrai, oui, bien vrai », affirma le Griffon, en soupirant à son tour.

 

Sur quoi les deux créatures se cachèrent le visage dans les pattes.

« Et combien d’heures de cours aviez-vous par jour ? » demanda Alice qui avait hâte de changer de sujet de conversation.

– Dix heures le premier jour, répondit la SimiliTortue, neuf heures le lendemain, et ainsi de suite en diminuant d’une heure par jour.

– Quelle drôle de méthode ! s’exclama Alice.

– C’est pour cette raison qu’on appelle cela des cours, fit observer le Griffon : parce qu’ils deviennent chaque jour plus courts »

 

C’était là une idée tout à fait nouvelle pour Alice, et elle y réfléchit un moment avant de demander :

« Mais alors, le onzième jour était un jour de congé ?

– Naturellement, dit la Simili-Tortue.

– Et que faisiez-vous le douzième jour ? continua Alice vivement.

– Cela suffit pour les cours, déclara le Griffon d’une voix tranchante. Parle-lui un peu des jeux à présent. »

 

 

 

CHAPITRE X Le quadrille des homards

 

La Simili-Tortue poussa un profond soupir et s’essuya les yeux du revers d’une de ses pattes. Elle regarda Alice et s’efforça de parler, mais, pendant une ou deux minutes, les sanglots étouffèrent sa voix. « Pareil que si elle avait une arête dans la gorge », dit le Griffon. Et il se mit en devoir de la secouer et de lui taper dans le dos. Finalement, la Simili-Tortue retrouva la parole, et tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues, elle reprit en ces termes :

 

49 titre-1 copie

« Tu n’as sans doute pas beaucoup vécu dans la mer…

– Non, en effet, dit Alice.

–… et peut-être que tu n’as jamais été présentée à un homard…

– J’ai goûté une fois… commença Alice. Mais elle s’interrompit brusquement et dit : Non, jamais.

–… de sorte que tu ne peux pas savoir combien le quadrille des homards est une chose charmante !

– Certainement pas, déclara Alice. Quel genre de danse cela peut-il bien être ?

– Eh bien, expliqua le Griffon, on commence par s’aligner sur un rang au bord de la mer…

– Sur deux rangs ! s’écria la Simili-Tortue. Tous tant qu’on est : les phoques, les tortues, le saumon, etc. Ensuite, quand on a déblayé le terrain des méduses qui l’encombrent…

– Et cela, cela prend généralement pas mal de temps, interrompit le Griffon.

–… on fait deux pas en avant…

– Avec, chacun, un homard pour cavalier ! s’écria le Griffon.

– Naturellement ! Donc, on fait deux pas en avant vers son cavalier…

–… puis on change de homard, et on fait deux pas en arrière, continua le Griffon.

– Après cela, vois-tu, reprit la Simili-Tortue, on jette les…

– Les homards ! » cria le Griffon, en bondissant très haut.

–… aussi loin que possible dans la mer…

– On nage à leur poursuite ! hurla le Griffon.

– On fait un saut périlleux dans la mer ! vociféra la Simili-Tortue, tout en cabriolant comme une folle.

Alice au pays des merveilles – La quadrille des homards

– On change de nouveau de homard ! brailla le Griffon.

– On revient sur le rivage, et… et c’est tout pour la première figure », dit la Simili-Tortue en baissant brusquement la voix.

 

Puis, les deux créatures, qui n’avaient pas cessé de bondir dans toutes les directions d’une manière désordonnée, se rassirent, très tristes et très calmes, et regardèrent Alice.

 

« Cela doit-être une très jolie danse, dit-elle, impressionnée.

– Veux-tu qu’on te montre un peu comment cela se danse ? demanda la Simili-Tortue.

– J’en serais ravie, répondit Alice.

– Essayons la première figure ! dit la Simili-Tortue au Griffon. Après tout, on peut très bien se passer de homards. Qui va chanter ?

– Oh, chante, toi, répondit le Griffon. Moi j’ai oublié les paroles. »

Là-dessus, ils commencèrent gravement à danser en rond autour d’Alice, lui marchant de temps à autre sur les orteils quand ils passaient trop près d’elle, et battant la mesure avec leurs pattes de devant, tandis que la Simili-Tortue chantait ceci d’une voix lente et triste :

 

(15)Le merlan dit à l’escargot : « Pourriez-vous vous presser un peu ?

Il y a un marsouin, juste derrière nous, qui me marche sur la queue.

Le merlan dit à l’escargot : « Pourriez-vous vous presser un peu ?

Voyez avec quelle impatience les homards et les tortues s’avancent !

Ils attendent sur les galets… Voulez-vous entrer dans la danse ?

 

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous entrer dans la danse ?

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, ne voulez-vous pas entrer dans la danse ?

 

Vous n’avez pas la moindre idée du plaisir que cela peut faire Lorsqu’on vous prend et qu’on vous jette, avec les homards à la mer ! »

L’escargot répondit : « Trop loin, trop loin ! et, le toisant avec méfiance,

Dit qu’il remerciait le merlan, mais qu’il ne voulait pas entrer dans la danse.

Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas entrer dans la danse.

Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas, ne pouvait pas, ne pouvait pas entrer dans la danse. »

Son écailleux ami lui répondit : Qu’importe la distance ?                         

Il y a un autre rivage, vous savez, une autre espérance.

Plus on s’éloigne de l’Angleterre, plus on s’approche de la France…

Ne pâlissez donc pas, bien-aimé escargot, entrez plutôt dans la danse.

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous entrer dans la danse ?

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, ne voulez-vous pas entrer dans la danse ?

 

« Je vous remercie, c’est très intéressant à voir danser, déclara Alice, qui était tout heureuse que ce fût enfin terminé. J’aime énormément cette curieuse chanson du merlan !

 

  15 Parodie d’un poème de Mary Howith The Spider and the Fly (l’Araignée et la Mouche)

Alice au pays des merveilles – La quadrille des homards

 

– Oh, pour ce qui est des merlans, dit la Simili-Tortue, ils… Tu as déjà vu des merlans, naturellement ?

– Oui, répondit Alice, j’en ai vu souvent à déj… Elle s’interrompit brusquement.

– J’ignore où Déj peut bien se trouver, déclara la Simili-Tortue, mais si tu en as vu souvent, tu dois savoir comment ils sont faits.

– Il me semble bien que oui, répondit Alice, en réfléchissant. Ils ont la queue dans la bouche… et ils sont tout couverts de chapelure.

– Pour ce qui est de la chapelure, tu te trompes, fit observer la Simili-Tortue ; elle serait emportée par l’eau dans la mer. Mais il est exact qu’ils ont la queue dans la bouche ; et voici pourquoi… »

Elle se mit à bâiller et ferma les yeux :

« Explique-lui pourquoi, et raconte-lui tout le reste, dit-elle au Griffon.

 

– Voici pourquoi, reprit ce dernier. Ils ont voulu absolument aller danser avec les homards. En conséquence, ils ont été jetés à la mer. En conséquence, il a fallu qu’ils tombent très loin. En conséquence, ils se sont mis la queue dans la bouche aussi ferme que possible. En conséquence, ils n’ont pas pu la retirer. C’est tout.

– Je vous remercie, déclara Alice ; c’est vraiment très intéressant. Jamais je n’avais appris tant de choses sur les merlans.

– Si cela t’amuse, je peux t’en dire bien davantage, affirma le Griffon. Sais-tu à quoi servent les merlans ?

– Je ne me le suis jamais demandé. À quoi servent-ils ?

– Ils font les bottines et les souliers », déclara le Griffon avec la plus profonde gravité.

 

Alice fut complètement déconcertée.

 « Ils font les bottines et les souliers ! » répéta-t-elle d’un ton stupéfait.

« Voyons, avec quoi fait-on tes chaussures d’été ? demanda le Griffon. Je veux dire : avec quoi les blanchit-on ? »

Alice réfléchit un moment avant de répondre :

« Je crois bien qu’on le fait avec du blanc d’Espagne.

– Bon ! dit le Griffon d’une voix grave. Eh bien, les chaussures, au fond de la mer, on les fait avec du blanc de merlan qui, tu ne l’ignores pas, est un poisson blanc !

– Et qui est-ce qui les fabrique ? demanda Alice d’un ton plein de curiosité.

– L’aiguille de mer et le requin-marteau, bien entendu, répondit le Griffon, non sans impatience ; la moindre crevette aurait pu te dire cela !

– Si j’avais été à la place du merlan, déclara Alice, qui pensait encore à la chanson, j’aurais dit au marsouin : « En arrière, s’il vous plaît ! Nous ne voulons pas être pressés ainsi par vous ! »

– Ils étaient obligés de l’avoir avec eux, dit la Simili-Tortue ; aucun poisson doué de bon sens n’irait où que ce fût sans un marsouin.

– Vraiment ! s’exclama Alice d’un ton stupéfait.

– Bien sûr que non. Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel marsouin ? »

– N’est-ce pas un autre mot que « marsouin » que vous voulez dire ?

– Je veux dire ce que je dis », répliqua la Simili-Tortue d’un ton offensé. Et le Griffon ajouta : « Allons, à présent, c’est ton tour de nous raconter tes aventures.

– Je peux vous raconter les aventures qui me sont arrivées depuis ce matin, dit Alice assez timidement ; mais il est inutile que je remonte jusqu’à hier, car, alors, j’étais tout à fait différente de ce que je suis aujourd’hui…

– Explique-nous cela, demanda la Simili-Tortue.

– Non, non ! les aventures d’abord ! intervint le Griffon d’un ton impatient. Les explications prennent beaucoup trop de temps. »

 

Alice commença donc à leur raconter ses aventures à partir du moment où elle avait rencontré le Lapin Blanc. Au début, elle se sentit un peu intimidée, car les deux créatures, qui s’étaient mises contre elle, une de chaque côté, ouvraient de très grands yeux et une très grande bouche ; mais elle prit courage à mesure qu’elle avançait dans son récit. Ses auditeurs observèrent un silence complet, mais, lorsqu’elle arriva à sa rencontre avec la Chenille, lorsqu’elle eut raconté comment elle avait essayé de réciter : « Vous êtes vieux, Père William », et comment les mots étaient venus tout différents de ce qu’ils étaient en réalité, la Simili-Tortue respira profondément et dit :

 

« Voilà qui est bien curieux.

– Je n’ai jamais entendu rien d’aussi curieux, déclara le Griffon.

– C’est venu tout différent de ce que c’est en réalité !… répéta pensivement la Simili-Tortue. J’aimerais bien qu’elle me récite quelque chose. Dis-lui de commencer tout de suite, demanda-t-elle au Griffon, comme si elle croyait qu’il avait une autorité particulière sur Alice.

 – Lève-toi et récite : « C’est la voix du flemmard » », ordonna-t-il.

« Comme ces créatures aiment vous commander et vous faire réciter des leçons ! pensa Alice. Vraiment, j’ai l’impression d’être en classe. »

Néanmoins, elle se leva et commença à réciter ; mais elle pensait tellement au Quadrille des Homards qu’elle ne savait plus trop ce qu’elle disait, et les paroles qu’elle prononça étaient vraiment très bizarres :

 C’est la voix du homard, je l’entends déclarer « Vous m’avez trop grillé, et pas assez sucré. » Comme fait le canard, avec son nez rugueux, Il astique sa pince et peigne ses cheveux.

Quand le sable est sec, il est gai comme un pinson, Et parle du requin, méprisant, sur un de ces tons ! Mais quand monte le flot et que le squale est proche, Sa voix n’est plus qu’un timide et tremblant reproche.

 « C’est différent de ce que je récitais, moi, quand j’étais enfant, dit le Griffon.

– Quant à moi, je n’avais jamais entendu cela de ma vie, ajouta la Simili-Tortue, mais cela m’a tout l’air d’un ramassis de sottises. »

 

Alice resta silencieuse ; elle s’était assise, le visage enfoui dans les mains, et se demandait si les choses redeviendraient normales un jour ou l’autre.

« Je voudrais bien qu’on m’explique ces vers, demanda la Simili-Tortue.

– Elle en est bien incapable », dit vivement le Griffon. Récite-nous la prochaine strophe.

– Mais, voyons, insista la Tortue, comment pourrait-il bien faire pour peigner ses cheveux avec son nez ?

– Ce n’est qu’un simulacre faisant partie de la danse, répondit Alice qui, terriblement déconcertée par tout ceci, mourait d’envie de changer de sujet de conversation.

– Récite-nous la strophe suivante, répéta le Griffon avec impatience. Elle commence comme ceci : « En passant devant son jardin. » »

 

Alice n’osa pas désobéir, bien qu’elle fût certaine que tout irait de travers, et elle continua d’une voix tremblante :

 

- En passant devant son jardin, je pus observer

Comment le Hibou et la Panthère se partageaient un pâté.

La Panthère prit la croûte, la viande et le jus

Tandis que le Hibou n’eut que l’assiette comme dû.

Une fois le plat terminé, le Hibou eu l’avantage

D’empocher la cuillère en guise de potage,

Tandis que la Panthère, dans un grondement,

Saisissait fourchette et couteau promptement

 

– À quoi cela sert-il de répéter toutes ces sornettes », dit la Simili-Tortue en l’interrompant, si tu n’expliques pas au fur et à mesure ce qu’elles signifient ? Jamais de ma vie je n’ai entendu quelque chose d’aussi déconcertant !

– Oui, je crois que tu ferais mieux de t’arrêter », déclara le Griffon, et Alice ne fut que trop heureuse de suivre ce conseil.

« Veux-tu que nous essayions de danser une autre figure du Quadrille des Homards ? poursuivit-il. Ou bien aimerais-tu mieux que la Simili-Tortue te chante une chanson ?

– Oh, une chanson, je vous en prie, si la Simili-Tortue veut être assez gentille pour en chanter une », répondit Alice avec tant d’empressement que le Griffon grommela d’un ton légèrement, offensé : « Hum ! À chacun ses goûts ! Enfin, soit. Chante-lui : « Soupe à la Tortue », veux-tu, ma vieille ? »

La Simili-Tortue poussa un profond soupir, et commença d’une voix entrecoupée de sanglots :

 

Belle Soupe, onctueuse, et odorante, et verte,

Qui reposes, brûlante, en la soupière ouverte,

Que ne donnerait-on pour avoir l’avantage

De te savourer, cher, délicieux potage ! !

Belle Soupe, Soupe, Soupe, Soupe du soir !

 

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

Sou… oupe, Sou… oupe, Sou… ou… oupe du soir !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

 

Belle Soupe, qui donc réclamerait poisson,

Viande, ou œufs, ou volaille, ou même venaison ?

Qui ne renoncerait pas à tout ça pour deux sous

D’une si admirable et délectable

Sou- pe ?, Sou… ou… oupe du soir !

 

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

Sou… oupe, Sou… oupe, Sou… ou… oupe du soir !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

 

« Répète le refrain ! » s’écria le Griffon et la Simili-Tortue avait commencé à le répéter, lorsqu’on entendit dans le lointain une voix qui clamait : « Le procès va s’ouvrir ! »

« Arrive ! » ordonna le Griffon et, prenant Alice par la main, il s’en alla en toute hâte, sans attendre la fin de la chanson.

« De quel procès s’agit-il ? » demanda Alice, toute haletante, sans cesser de courir ; mais le Griffon se contenta de répondre : « Arrive ! » en courant de plus belle, tandis que la brise portait jusqu’à eux ces paroles mélancoliques qui résonnaient de plus en plus faiblement :

 

 Sou… oupe, Sou… oupe, Sou… ou… oupe du soir !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

 

 

CHAPITRE XI Qui a dérobé les tartes ?

 

Lorsque Alice et le Griffon arrivèrent, le Roi et la Reine de Cœur étaient assis sur leur trône, au milieu d’une grande foule composée de toutes sortes de petits animaux et de petits oiseaux, ainsi que de toutes les figures du jeu de cartes. Devant eux se trouvait le Valet de Cœur, chargé de chaînes, gardé par deux soldats ; près du Roi, on voyait le Lapin Blanc qui tenait une trompette d’une main et un rouleau de parchemin de l’autre. Au centre exact de l’enceinte où siégeait le tribunal se trouvait une table couverte d’un grand plat de tartes : elles avaient l’air si bonnes qu’Alice eut très faim rien qu’à les regarder. « Je voudrais bien que le procès s’achève, se dit-elle, et qu’on fasse circuler les rafraîchissements ! » Mais il semblait n’y avoir guère de chance que son vœu se réalisât ; aussi commença-t-elle à regarder tout autour d’elle pour passer le temps.

 

50 titre-1 copie

Alice n’avait jamais pénétré dans une salle de tribunal, mais elle en avait lu diverses descriptions dans plusieurs livres et elle fut tout heureuse de constater qu’elle savait le nom de presque tout ce qui s’y trouvait. « Celui-là, c’est le juge, se dit-elle, puisqu’il porte une perruque. »

Il faut préciser que le juge n’était autre que le Roi. Comme il portait sa couronne par-dessus sa perruque, il avait l’air très mal à l’aise, et cet attirail était totalement dépourvu d’élégance.

 « Ah ! voici le banc du jury, pensa Alice, et ces douze créatures (elle était obligée d’employer le mot : « créature », car, voyez-vous, il y avait à la fois des animaux et des oiseaux), je suppose que ce sont les jurés. » Elle se répéta ce dernier mot deux ou trois fois de suite, très fière de le savoir ; car elle pensait, à juste titre d’ailleurs, que très peu de petites filles de son âge en connaissaient la signification. Néanmoins, elle aurait pu tout aussi bien employer le mot : « membres du jury ».

 

Les douze jurés étaient tous occupés à écrire fébrilement sur des ardoises.

« Que font-ils ? demanda Alice au Griffon à voix basse. Ils n’ont rien à écrire tant que le procès n’a pas commencé.

– Ils écrivent leur nom, répondit le Griffon dans un souffle, de peur de l’oublier avant la fin du procès.

– Quels imbéciles ! » s’exclama-t-elle d’une voix forte et indignée.

 

Mais elle se tut vivement, car le Lapin Blanc cria : « Silence ! », tandis que le Roi mettait ses lunettes et regardait anxieusement autour de lui pour voir qui se permettait de parler.

Alice put voir, aussi distinctement que si elle avait regardé par-dessus leur épaule, que tous les jurés étaient en train d’écrire : « Quels imbéciles ! » sur leur ardoise, et que l’un d’eux, ne sachant pas orthographier : « imbéciles », était obligé de demander à son voisin de lui épeler le mot. « Il va y avoir un beau fouillis sur leurs ardoises d’ici la fin du procès ! » pensa-t-elle.

 

L’un d’eux avait un crayon qui grinçait. Naturellement, Alice ne put supporter cela : elle fit le tour du tribunal, se glissa derrière le juré, et eut vite trouvé l’occasion de lui subtiliser son crayon. Elle le fit si prestement que le pauvre petit juré (c’était Bill, le Lézard), ne comprit absolument rien à ce qui s’était passé ; aussi, après avoir cherché partout son crayon, il fut obligé d’écrire avec un doigt pendant tout le temps que dura le procès, ce qui ne servait pas à grand-chose car le doigt ne laissait aucune trace sur l’ardoise.

 

« Héraut, lisez l’acte d’accusation ! » s’écria le Roi.

 

Sur ce, le Lapin Blanc sonna trois fois de sa trompette, déroula le parchemin, et lut ce qui suit :

 « Notre Reine de Cœur avait fait des tartes, Tout au long d’un beau jour d’été : Mais le Valet de Cœur a volé ces tartes Et les a toutes emportées. »

« Délibérez pour rendre votre verdict, ordonna le Roi aux jurés.

– Pas encore, pas encore ! protesta le Lapin. Il y a beaucoup à faire avant d’en arriver là !

– Appelez le premier témoin », reprit le Roi.

Aussitôt le Lapin Blanc sonna trois fois de la trompette et cria : « Premier témoin ! »

 

51 titre-1 copie

Le premier témoin était le Chapelier. Il entra, tenant d’une main une tasse de thé et de l’autre une tartine beurrée.

 « Je demande pardon à Votre Majesté, commença-t-il, de me présenter ainsi, mais je n’avais pas tout à fait fini de prendre mon thé lorsqu’on est venu me chercher.

– Vous auriez dû avoir fini, rétorqua le Roi. Quand avez-vous commencé ? »

Le Chapelier regarda le Lièvre de Mars qui l’avait suivi dans la salle du Tribunal, bras dessus, bras dessous avec le Loir.

« Je crois bien que c’était le quatorze mars, dit-il.

– Le quinze, rectifia le Lièvre de Mars.

– Le seize, ajouta le Loir.

– Notez tout cela », dit le Roi aux jurés. Ceux-ci écrivirent avec ardeur les trois dates sur leur ardoise, puis ils les additionnèrent, et convertirent le total en francs et en centimes.

 

« Ôtez votre chapeau, ordonna le Roi au Chapelier.

– Il n’est pas à moi, protesta l’interpellé.

– Volé ! s’exclama le Roi, en se tournant vers les jurés qui, immédiatement, prirent note du fait.

– Je n’ai aucun chapeau qui m’appartienne, ajouta le Chapelier en guise d’explication. Je les vends, je suis chapelier de mon métier. »

 

53 titre-1 copie

Sur ce, la Reine mit ses lunettes, puis elle le regarda si fixement qu’il devint tout pâle et commença à s’agiter.

« Faites votre déposition, dit le Roi, et tâchez de vous calmer ; sans quoi, je vous fais exécuter sur-le-champ. »

 

Ceci n’eut pas l’air d’encourager du tout le témoin : il continua à se dandiner d’un pied sur l’autre tout en jetant vers la Reine des regards inquiets, et, dans son désarroi, il prit une grosse bouchée de sa tasse, au lieu de mordre dans sa tartine.

Juste à ce moment, Alice éprouva une sensation très bizarre qui l’intrigua beaucoup jusqu’à ce qu’elle eût compris de quoi il s’agissait : elle recommençait à grandir. Sa première idée fut de se lever et de quitter la salle du Tribunal ; mais, à la réflexion, elle décida de rester où elle était, tant qu’il y aurait assez de place pour elle.

 « Je voudrais bien que tu ne me serres pas comme cela, dit le Loir qui était assis à côté d’elle. C’est tout juste si je peux respirer.

– Ce n’est pas ma faute, répondit Alice très humblement ; je suis en train de grandir.

– Tu n’as absolument pas le droit de grandir, du moins pas ici, affirma le Loir.

– Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Alice plus hardiment. Vous savez bien que vous grandissez, vous aussi…

 

– Oui, mais moi, je grandis à une vitesse raisonnable, et pas de cette façon ridicule », fit observer le Loir. Sur ces mots, il se leva d’un air fort maussade, et alla s’installer à l’autre extrémité de la salle.

 

Pendant tout ce temps-là, la Reine n’avait pas cessé de regarder fixement le Chapelier, et, juste au moment où le Loir traversait la salle, elle ordonna à l’un des huissiers : « Apportez-moi la liste des chanteurs qui ont pris part au dernier concert ! » Là-dessus l’infortuné Chapelier se mit à trembler si fort qu’il en perdit ses souliers.

« Faites votre déposition, répéta le Roi d’un ton furieux, sans quoi je vais vous faire exécuter, que vous ayez peur ou non.

– Je ne suis qu’un pauvre homme, Votre Majesté, débuta le Chapelier d’une voix tremblante, et je n’avais pas encore commencé à prendre le thé… en tout cas pas depuis plus d’une semaine environ… et vu que, d’une part, les tartines de beurre devenaient de plus en plus minces… et que, d’autre part, les scintillations du thé…

– Les scintillations du quoi ?

– Dans cette histoire, tout a commencé par un thé.

– Bien sûr que « tout » commence par un T ! dit le Roi d’un ton aigre. Me prenez-vous pour un âne bâté ? Continuez !

– Je ne suis qu’un pauvre homme, reprit le Chapelier, et après cela, tout s’est mis à scintiller… mais le Lièvre de Mars a dit que…

– Je n’ai rien dit du tout ! interrompit le Lièvre de Mars très vivement.

– Tu l’as dit ! riposta le Chapelier.

– Je le nie ! protesta le Lièvre de Mars.

– Il le nie, déclara le Roi. Laissez ce sujet de côté.

– Soit. De toute façon, le Loir a dit…, continua le Chapelier en jetant autour de lui un regard inquiet pour voir si le Loir allait nier, lui aussi. Mais il ne nia rien, car il dormait profondément.

– Après cela, reprit le Chapelier, j’ai coupé d’autres tartines…

– Mais qu’est-ce qu’a dit le Loir ? demanda l’un des jurés.

– Je ne peux pas me le rappeler, répondit le Chapelier.

– Il faut absolument vous le rappeler, dit le Roi ; sans quoi je vais vous faire exécuter. »

 

54 titre-1 copie

Le pitoyable Chapelier laissa tomber sa tasse et sa tartine, et mit un genou en terre. « Je ne suis qu’un pauvre homme, Votre Majesté », commença-t-il.

« Vous êtes surtout un bien pauvre orateur », déclara le Roi.

 

À ces mots, un des cochons d’Inde applaudit, et fut immédiatement étouffé par les huissiers. (Comme cela peut paraître difficile à comprendre, je vais vous expliquer comment ils procédèrent : ils avaient un grand sac de toile dont on fermait l’ouverture par des ficelles ; ils y fourrèrent le cochon d’Inde, la tête la première, puis ils s’assirent dessus.)

« Je suis bien contente d’avoir vu cela, pensa Alice. J’ai lu très souvent dans les journaux, à la fin du compte rendu d’un procès : « Il y eut une tentative d’applaudissement qui fut immédiatement étouffée par les huissiers », mais, jusqu’aujourd’hui, je n’avais jamais compris ce que cela voulait dire. »

« Si c’est tout ce que vous savez de cette affaire, vous pouvez descendre, continua le Roi.

– Je ne peux pas aller plus bas, dit le Chapelier, je suis déjà sur le plancher.

– Alors, vous pouvez vous asseoir », répliqua le Roi.

 

À ces mots, le second cochon d’Inde applaudit, et fut aussitôt étouffé.

« Bon, nous voilà débarrassés des cochons d’Inde ! pensa Alice. À présent, cela va aller mieux. »

« Je préférerais finir mon thé », répondit le Chapelier en jetant un regard inquiet à la Reine qui était en train de lire la liste des chanteurs.

« Vous pouvez vous retirer », dit le Roi.

 

55 titre-1 copie

Là-dessus le Chapelier partit en toute hâte, sans même prendre la peine de remettre ses souliers.

« … et, dès qu’il sera dehors, coupez-lui la tête », ajouta la Reine à l’adresse d’un des huissiers. Mais le Chapelier avait disparu avant même que l’huissier fût arrivé à la porte.

« Appelez le témoin suivant ! » ordonna le Roi.

Le témoin suivant était la cuisinière de la Duchesse. Elle portait à la main sa boîte de poivre, et Alice devina ce qui allait arriver, avant même qu’elle ne pénétrât dans la salle, lorsque les gens qui se trouvaient près de la porte commencèrent à éternuer tous à la fois.

« Faites votre déposition, dit le Roi.

– Je refuse », répliqua la cuisinière.

 

Le Roi jeta un regard inquiet au Lapin Blanc qui murmura à son oreille : « Il faut absolument que Votre Majesté fasse subir un contre-interrogatoire à ce témoin. »

 « Allons, puisqu’il le faut !… » dit le Roi d’un ton mélancolique. Ensuite, après avoir croisé les bras et froncé les sourcils à un point tel qu’on ne voyait presque plus ses yeux, il demanda à la cuisinière d’une voix caverneuse :

« Avec quoi fait-on les tartes ?

– Avec du poivre, presque toujours, répondit-elle.

– Avec de la mélasse, murmura derrière elle une voix endormie.

– Prenez ce Loir au collet ! hurla la Reine. Coupez la tête à ce Loir ! Expulsez-le ! Étouffez-le ! Pincez-le ! Coupez-lui les moustaches ! »

 

Pendant les quelques minutes nécessaires à l’expulsion du coupable, le plus grand désordre régna dans la salle du Tribunal, et, quand tout le monde eut regagné sa place, la cuisinière avait disparu.

« Peu importe ! dit le Roi d’un air très soulagé. Appelez le témoin suivant. » Et il ajouta à voix basse, à l’adresse de la Reine : « Vraiment, ma chère amie, c’est à vous de faire subir un contre-interrogatoire au témoin suivant. Cela me donne une telle migraine ! »

 

Alice regardait le Lapin Blanc chercher nerveusement le suivant sur sa liste, très curieuse de voir qui pouvait bien être le prochain témoin… « Car, jusqu’à présent, ils n’ont pas beaucoup de preuves », se disait-elle. Imaginez sa surprise, lorsque le Lapin Blanc cria très fort, de sa petite voix aiguë : « Alice ! »

 

 

 

CHAPITRE XII La déposition d’Alice

 

« Présente ! » répondit Alice. Elle était si troublée qu’elle en oublia combien elle avait grandi pendant les quelques dernières minutes, et elle se leva d’un bond, si brusquement qu’elle renversa le banc des jurés avec le bas de sa jupe. Les jurés dégringolèrent sur la tête des assistants placés au-dessous, puis ils restèrent étalés les quatre fers en l’air, lui rappelant beaucoup les poissons rouges d’un bocal qu’elle avait renversé par accident huit jours auparavant.

 

« Oh ! je vous demande bien pardon ! » s’exclama-t-elle d’une voix consternée. Et elle se mit à relever les jurés aussi vite que possible, car elle ne cessait de penser aux poissons rouges, et elle s’imaginait très vaguement qu’il fallait les ramasser et les remettre sur leur banc sans perdre une seconde, faute de quoi ils allaient mourir.

« Le procès ne peut continuer, déclara le Roi d’un ton fort grave, avant que tous les jurés ne soient remis exactement à leur place… Tous, sans exception », répéta-til en appuyant sur ces mots et en fixant Alice droit dans les yeux.

 

La fillette regarda le banc des jurés. Elle vit que, dans sa précipitation, elle avait remis le Lézard la tête en bas, et que la pauvre bête, incapable de se tirer d’affaire toute seule, agitait mélancoliquement sa queue dans tous les sens. Elle eut vite fait de le replacer dans une position normale : « Bien que, pensa-t-elle, cela n’ait pas beaucoup d’importance ; je ne crois pas qu’il puisse servir à grand-chose pour ce procès, dans un sens comme dans l’autre. »

Dès que les jurés furent un peu remis de leur émotion, dès qu’on eut retrouvé et qu’on leur eut rendu leur crayon et leur ardoise, ils se mirent à rédiger en détail, avec beaucoup d’application, l’histoire de leur accident ; tous sauf le Lézard qui avait l’air trop accablé pour faire autre chose que rester assis, la bouche grande ouverte, à regarder le plafond.

 

« Que savez-vous de cette affaire ? demanda le Roi à Alice.

– Rien.

– Absolument rien ? insista le Roi

– Absolument rien.

– Voilà une chose d’importance, déclara le Roi en se tournant vers les jurés.

 

Ceux-ci s’apprêtaient à écrire sur leur ardoise lorsque le Lapin Blanc intervint : « Votre Majesté a voulu dire : « sans importance », naturellement », dit-il d’un ton très respectueux, mais en fronçant les sourcils et en faisant des grimaces.

« Sans importance, naturellement, ai-je voulu dire », reprit vivement le Roi. Après quoi, il se mit à répéter à voix basse pour lui tout seul : « d’importance, sans importance, sans importance, d’importance », comme s’il essayait de trouver ce qui sonnait le mieux.

Certains jurés notèrent : « d’importance », et d’autres : « sans importance ». Alice s’en aperçut, car elle était assez près d’eux pour lire sur leurs ardoises ; « mais, de toute façon, pensa-t-elle, cela n’a pas la moindre importance. »

 

À ce moment, le Roi, qui avait été pendant quelque temps fort occupé à griffonner sur son carnet, cria : « Silence ! » et se mit à lire à haute voix : « Article Quarante-Deux : Toute personne dépassant un kilomètre de haut doit quitter le Tribunal. »

Chacun regarda Alice.

 

« Moi, je ne fais pas un kilomètre de haut, dit Alice.

– Si fait, affirma le Roi.

– Près de deux kilomètres, ajouta la Reine.

 

 

– De toute façon, je ne m’en irai pas, déclara Alice. D’ailleurs cet article ne fait pas partie du code : vous venez de l’inventer à l’instant.

– C’est l’article le plus ancien du code, dit le Roi.

– En ce cas, il devrait porter le Numéro Un », fit observer Alice.

 

Le Roi pâlit, et referma vivement son carnet.

« Délibérez pour rendre votre verdict, ordonna-t-il aux jurés d’une voix basse et tremblante.

– Plaise à Votre Majesté, il y a encore d’autres preuves à examiner, dit le Lapin Blanc en se levant d’un bond. On vient de trouver ce papier.

– Que contient-il ? demanda la Reine.

– Je ne l’ai pas encore ouvert, répondit le Lapin Blanc, mais cela ressemble à une lettre, écrite par le prisonnier à… quelqu’un.

– Cela doit être cela, dit le Roi. À moins que cette lettre n’ait été écrite à personne, ce qui est plutôt rare, comme vous le savez.

– À qui est-elle adressée ? demanda l’un des jurés.

– Elle n’est adressée à personne, répondit le Lapin Blanc. En fait, il n’y a rien d’écrit à l’extérieur. »

Il déplia le papier tout en parlant, puis il ajouta :

« Après tout, ce n’est pas une lettre ; c’est une pièce de vers.

– Ces vers sont-ils de la main du prisonnier ? demanda un autre juré.

– Non, répondit le Lapin Blanc ; et c’est bien ce qu’il y a de plus bizarre. (Tous les jurés prirent un air déconcerté.)

– Il a dû imiter l’écriture de quelqu’un, dit le Roi. (À ces mots, le visage des jurés se dérida.)

– Plaise à Votre Majesté, déclara le Valet de Cœur, je n’ai pas écrit ces vers, et personne ne peut prouver que je les ai écrits : ils ne sont pas signés.

– Si vous ne les avez pas signés, rétorqua le Roi, alors cela ne fait qu’aggraver votre cas. Si vous n’aviez pas eu de mauvaises intentions, vous auriez signé de votre nom, comme un honnête homme. »

 

À ces mots, tout le monde se mit à applaudir, car c’était la seule chose vraiment intelligente que le Roi eût dite depuis le début de la journée.

« Cela prouve formellement sa culpabilité, déclara la Reine.

– Cela ne prouve rien du tout ! s’exclama Alice. Allons donc ! vous ne savez même pas de quoi il est question dans ces vers !

– Lisez-les », ordonna le Roi.

 

Le Lapin Blanc mit ses lunettes.

« Plaise à Votre Majesté, où dois-je commencer ? demanda-t-il.

– Commencez au commencement, dit le Roi d’un ton grave, et continuez jusqu’à ce que vous arriviez à la fin ; ensuite, arrêtez-vous.

 

Voici les vers que lut le Lapin Blanc :

 

 « Ils prétendaient que vous aviez été à elle,

Et que de moi vous lui aviez parlé, à lui :

Elle a dit que j’avais un heureux caractère

Mais que je n’étais pas un nageur accompli.

 

Il leur écrivit que je restais en arrière

(Et nous n’ignorons pas que c’est la vérité) :

Si elle veut aller jusqu’au bout de l’affaire,

Je me demande ce qui pourra l’arrêter !

 

Je lui en donnai une, ils m’en donnèrent deux,

Vous, vous nous en donnâtes trois ou davantage ;

Mais toutes cependant leur revinrent, à eux,

Bien qu’on put contester l’équité du partage.

 

Si le malheur, demain, voulait qu’elle ou que moi

Nous fussions impliqués dans cette sombre affaire,

Vous devriez faire en sorte qu’on les libère

Comme nous fûmes, nous, libérés autrefois.

 

Mon point de vue était que vous constituiez

(Dès avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs)

Un obstacle fâcheux venu s’interposer

Entre nous et l’objet dont ces gens nous parlèrent.

 

Ne lui avouez pas, à lui, qu’elle les aime

Car tout ceci sans doute devait demeurer,

Du reste des humains à jamais ignoré,

Un secret : un secret entre vous et moi-même. »

 

« C’est la preuve la plus importante que nous ayons eue jusqu’ici, dit le Roi, en se frottant les mains. En conséquence, que le jury…

– S’il y a un seul juré capable d’expliquer ces vers, déclara Alice (elle avait tellement grandi au cours des quelques dernières minutes qu’elle n’avait pas du tout peur d’interrompre le Roi), je lui donnerai une pièce de dix sous. À mon avis, ils n’ont absolument aucun sens. »

 

Tous les jurés écrivirent sur leurs ardoises : « À son avis, ils n’ont absolument aucun sens » mais nul d’entre eux n’essaya d’expliquer les vers.

 « S’ils n’ont aucun sens, dit le Roi, cela nous évite beaucoup de mal, car nous n’avons pas besoin d’en chercher un… Et pourtant, je me demande si c’est vrai, continua-t-il, en étalant la feuille de papier sur ses genoux et en lisant les vers d’un œil ; il me semble qu’ils veulent dire quelque chose, après tout… Ainsi :… Mais que je n’étais pas un nageur accompli… Vous ne savez pas nager, n’est-ce pas ? » demanda-t-il au Valet.

Celui-ci secoua la tête tristement. « Ai-je l’air de quelqu’un qui sait nager ? » dit-il. (Et il n’en avait certainement pas l’air, vu qu’il était fait entièrement de carton.)

« Jusqu’ici, tout concorde », déclara le Roi.

Puis, il continua à lire les vers à voix basse :

 « … Et Nous n’ignorons pas que c’est la vérité… Il s’agit là des jurés, naturellement… Si elle veut aller jusqu’au bout de l’affaire… Mais voyons, c’est clair, Elle, c’est la Reine. Je me demande ce qui pourra l’arrêter !… On peut se le demander, en effet !… Je leur en donnai une, ils m’en donnèrent deux… Eh bien, c’est sans doute ce que l’accusé a du faire des tartes.

 – Regardez donc la suite : Mais toutes cependant leur revinrent à eux, fit remarquer Alice.

 – Bien sûr, les voilà ! s’écria le Roi d’une voix triomphante, en montrant du doigt les tartes qui se trouvaient sur la table. Cela me paraît clair comme le jour.

Quant à ceci :… dès avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs… Je crois que vous n’avez jamais eu d’attaque de nerfs, n’est-ce pas, ma chère amie ? demanda-t-il à la Reine.

– Jamais ! s’exclama-t-elle d’une voix furieuse, tout en jetant un encrier à la tête du Lézard. (L’infortuné petit Bill avait cessé d’écrire sur son ardoise avec un doigt, après s’être aperçu que cela ne laissait aucune trace ; mais il se remit vivement à la besogne en utilisant l’encre qui dégoulinait le long de son visage jusqu’à ce qu’elle fût sèche.)

– Si vous n’avez jamais eu d’attaque, ce n’est pas vous qu’on attaque, dit le Roi.

Puis, il regarda autour de lui en souriant d’un air satisfait. Il y eut un silence de mort.

« C’est un jeu de mots ! » ajouta-t-il d’un ton vexé. Et tout le monde éclata de rire.

« Que les jurés délibèrent pour rendre leur verdict, ordonna le Roi pour la vingtième fois de la journée.

– Non, non ! s’écria la Reine. La condamnation d’abord, la délibération ensuite.

– C’est stupide ! protesta Alice d’une voix forte. En voilà une idée !

– Taisez-vous ! ordonna la Reine, pourpre de fureur.

– Je ne me tairai pas ! répliqua Alice.

– Qu’on lui coupe la tête ! » hurla la Reine de toutes ses forces.

 

Personne ne bougea.

 

« Qui fait attention à vous ? demanda Alice (qui avait maintenant retrouvé sa taille normale). Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! »

 

À ces mots, toutes les cartes montèrent dans l’air et lui retombèrent dessus. Elle poussa un petit cri de colère et de frayeur, essaya de les repousser avec ses mains, et se retrouva couchée sur le talus, la tête sur les genoux de sa sœur qui enlevait doucement de son visage quelques feuilles mortes tombées des arbres.

 

56 titre-1 copie

 « Alice, ma chérie, réveille-toi ! lui dit sa sœur. Comme tu as dormi longtemps !

– Oh, quel rêve bizarre je viens de faire ! s’exclama Alice.

Et elle se mit à raconter, autant qu’elle pouvait se les rappeler, toutes les étranges Aventures que vous venez de lire.

 

Lorsqu’elle eut fini, sa sœur l’embrassa et dit :

« C’était un rêve vraiment très bizarre, ma chérie ; mais, à présent, rentre vite à la maison pour prendre ton thé ; il commence à se faire tard. »

 

Alice se leva et s’en alla en courant, tout en réfléchissant de son mieux au rêve merveilleux qu’elle venait de faire.

 

Mais sa sœur resta assise sans bouger à l’endroit où sa cadette l’avait laissée, la tête appuyée sur une main, regardant le soleil se coucher, songeant à Alice et à ses merveilleuses Aventures, jusqu’à ce qu’elle aussi se mît à rêver tout éveillée. Et voici quel fut son rêve :

 

D’abord elle rêva de la petite Alice. De nouveau les petites mains furent croisées sur ses genoux, les yeux avides et brillants furent fixés sur les siens ; elle crut entendre le timbre même de sa voix, elle crut voir le petit mouvement de sa tête rejetée en arrière pour écarter les cheveux qui avaient la fâcheuse habitude de lui tomber sur les yeux ; et, tandis qu’elle écoutait, ou croyait écouter, il lui sembla voir s’agiter autour d’elle les créatures bizarres du rêve de sa petite sœur.

 

Les longues herbes se mirent à bruire à ses pieds tandis que le Lapin Blanc passait en hâte… La Souris effrayée traversa la mare voisine avec un léger clapotis… Elle entendit le bruit des tasses à thé du Lièvre de Mars et de ses amis, éternellement attablés devant leur éternel goûter, et la voix aiguë de la Reine ordonnant l’exécution de ses malheureux invités… Une fois encore le bébé-cochon éternua sur les genoux de la Duchesse, tandis que plats et assiettes s’écrasaient autour de lui… Une fois encore le cri du Griffon, le grincement du crayon sur l’ardoise du Lézard, les faibles soupirs des cochons d’Inde étouffés, remplirent l’espace, mêlés aux sanglots lointains de l’infortunée Simili-Tortue.

 

Elle resta ainsi, les yeux fermés, croyant presque être au Pays des Merveilles, tout en sachant fort bien qu’il lui suffirait de les rouvrir pour retrouver la terne réalité. L’herbe ne bruirait plus qu’au souffle du vent, et, seul, le balancement des tiges des roseaux ferait naître des rides à la surface de la mare… Le tintement des tasses à thé deviendrait le tintement des clochettes des moutons, les cris aigus de la Reine ne seraient plus que la voix du petit berger… Les éternuements du bébé, les cris du Griffon et tous les autres bruits étranges, se transformeraient (elle ne le savait que trop) en la rumeur confuse qui montait de la basse-cour, tandis que les meuglements lointains du bétail remplaceraient les lourds sanglots de la Simili-Tortue.

 

Finalement, elle se représenta cette même petite sœur devenue femme. Elle était certaine que, dans les années à venir, Alice garderait son cœur d’enfant, si aimant et si simple ; elle rassemblerait autour d’elle d’autres petits enfants, ses enfants à elle, et ce serait leurs yeux à eux qui deviendraient brillants et avides en écoutant mainte histoire extraordinaire, peut-être même cet ancien rêve du Pays des Merveilles. Elle partagerait tous leurs simples chagrins et prendrait plaisir à toutes leurs simples joies, en se rappelant sa propre enfance et les heureuses journées d’été.

 

FIN

 

 

Remerciements

 

Texte libre de droits.

 

Source traduction : http://www.atilf.fr/ananas/site/htm/textes/Alice_texte.html

Source de la traduction largement complétée et modifiée. Mise en chapitre, corrections orthographiques et typographiques, conversion informatique, illustration et publication :

 

Ebooks libres et gratuits (Coolmicro)

 http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

 

http://www.ebookgratuits.com/ 

 

– Janvier 2004 –

 

– Illustrations : Noir et blanc : Illustrations d’origine, de Tenniel, fournies par le Gutemberg Project. Couleur : Illustrations de Arthur Rackham http://rackham.artpassions.net/aliceinwonderland.html

 – Dispositions :

 

 

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 Votre aide est la bienvenue !

 VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.

 

 

6 juin 2013

Les étoiles, Alphonse Daudet

Les étoiles 400 copie

 

 

LES ÉTOILES

RÉCIT D’UN BERGER PROVENÇAL

 (Lettres de mon moulin)

 

◄►

 

               Du temps que je gardais les bêtes sur le Luberon, je restais des semaines entières sans voir âme qui vive, seul dans le pâturage avec mon chien Labri et mes ouailles. De temps en temps, l’ermite du Mont-de-l’Ure passait par là pour chercher des simples ou bien j’apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piémont ; mais c’étaient des gens naïfs, silencieux à force de solitude, ayant perdu le goût de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les villages et les villes. Aussi, tous les quinze jours, lorsque j’entendais, sur le chemin qui monte, les sonnailles du mulet de notre ferme m’apportant les provisions de quinzaine, et que je voyais apparaître peu à peu, au-dessus de la côte, la tête éveillée du petit miarro (garçon de ferme), ou la coiffe rousse de la vieille tante Norade, j’étais vraiment bien heureux. Je me faisais raconter les nouvelles du pays d’en bas, les baptêmes, les mariages ; mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de savoir ce que devenait la fille de mes maîtres, notre demoiselle Stéphanette, la plus jolie qu’il y eût à dix lieues à la ronde. Sans avoir l’air d’y prendre trop d’intérêt, je m’informais si elle allait beaucoup aux fêtes, aux veillées, s’il lui venait toujours de nouveaux galants ; et à ceux qui me demanderont ce que ces choses-là pouvaient me faire, à moi pauvre berger de la montagne, je répondrai que j’avais vingt ans et que cette Stéphanette était ce que j’avais vu de plus beau dans ma vie.

 

Or, un dimanche que j’attendais les vivres de quinzaine, il se trouva qu’ils n’arrivèrent que très tard. Le matin je me disais : « C’est la faute de la grand’messe » ; puis, vers midi, il vint un gros orage, et je pensai que la mule n’avait pas pu se mettre en route à cause du mauvais état des chemins. Enfin, sur les trois heures, le ciel étant lavé, la montagne luisante d’eau et de soleil, j’entendis parmi l’égouttement des feuilles et le débordement des ruisseaux gonflés les sonnailles de la mule, aussi gaies, aussi alertes qu’un grand carillon de cloches un jour de Pâques. Mais ce n’était pas le petit miarro, ni la vieille Norade qui la conduisait. C’était… devinez qui !… notre demoiselle, mes enfants ! notre demoiselle en personne, assise droite entre les sacs d’osier, toute rose de l’air des montagnes et du rafraîchissement de l’orage.

Le petit était malade, tante Norade en vacances chez ses enfants. La belle Stéphanette m’apprit tout ça, en descendant de sa mule, et aussi qu’elle arrivait tard parce qu’elle s’était perdue en route ; mais à la voir si bien endimanchée, avec son ruban à fleurs, sa jupe brillante et ses dentelles, elle avait plutôt l’air de s’être attardée à quelque danse que d’avoir cherché son chemin dans les buissons. Ô la mignonne créature ! Mes yeux ne pouvaient se lasser de la regarder. Il est vrai que je ne l’avais jamais vue de si près. Quelquefois l’hiver, quand les troupeaux étaient descendus dans la plaine et que je rentrais le soir à la ferme pour souper, elle traversait la salle vivement, sans guère parler aux serviteurs, toujours parée et un peu fière… Et maintenant je l’avais là devant moi, rien que pour moi ; n’était-ce pas à en perdre la tête ?

 

Quand elle eut tiré les provisions du panier, Stéphanette se mit à regarder curieusement autour d’elle. Relevant un peu sa belle jupe du dimanche qui aurait pu s’abîmer, elle entra dans le parc, voulut voir le coin où je couchais, la crèche de paille avec la peau de mouton, ma grande cape accrochée au mur, ma crosse, mon fusil à pierre. Tout cela l’amusait.

— Alors c’est ici que tu vis, mon pauvre berger ? Comme tu dois t’ennuyer d’être toujours seul ! Qu’est-ce que tu fais ? À quoi penses-tu ?…

J’avais envie de répondre : « À vous, maîtresse », et je n’aurais pas menti ; mais mon trouble était si grand que je ne pouvais pas seulement trouver une parole. Je crois bien qu’elle s’en apercevait, et que la méchante prenait plaisir à redoubler mon embarras avec ses malices :

— Et ta bonne amie, berger, est-ce qu’elle monte te voir quelquefois ?… Ça doit être bien sûr la chèvre d’or*, ou cette fée Estérelle* qui ne court qu’à la pointe des montagnes…

Et elle-même, en me parlant, avait bien l’air de la fée Estérelle, avec le joli rire de sa tête renversée et sa hâte de s’en aller qui faisait de sa visite une apparition.

— Adieu, berger.

— Salut, maîtresse.

Et la voilà partie, emportant ses corbeilles vides. Lorsqu’elle disparut dans le sentier en pente, il me semblait que les cailloux, roulant sous les sabots de la mule, me tombaient un à un sur le cœur. Je les entendis longtemps, longtemps ; et jusqu’à la fin du jour je restai comme ensommeillé, n’osant bouger, de peur de faire en aller mon rêve.

 

Vers le soir, comme le fond des vallées commençait à devenir bleu et que les bêtes se serraient en bêlant l’une contre l’autre pour rentrer au parc, j’entendis qu’on m’appelait dans la descente, et je vis paraître notre demoiselle, non plus rieuse ainsi que tout à l’heure, mais tremblante de froid, de peur, de mouillure. Il paraît qu’au bas de la côte elle avait trouvé la Sorgue grossie par la pluie d’orage, et qu’en voulant passer à toute force elle avait risqué de se noyer. Le terrible, c’est qu’à cette heure de nuit il ne fallait plus songer à retourner à la ferme ; car le chemin par la traverse, notre demoiselle n’aurait jamais su s’y retrouver toute seule, et moi je ne pouvais pas quitter le troupeau. Cette idée de passer la nuit sur la montagne la tourmentait beaucoup, surtout à cause de l’inquiétude des siens. Moi, je la rassurais de mon mieux :

— En juillet, les nuits sont courtes, maîtresse… Ce n’est qu’un mauvais moment.

Et j’allumai vite un grand feu pour sécher ses pieds et sa robe toute trempée de l’eau de la Sorgue. Ensuite j’apportai devant elle du lait, des fromageons ; mais la pauvre petite ne songeait ni à se chauffer, ni à manger, et de voir les grosses larmes qui montaient dans ses yeux, j’avais envie de pleurer, moi aussi.

Cependant la nuit était venue tout à fait. Il ne restait plus sur la crête des montagnes qu’une poussière de soleil, une vapeur de lumière du côté du couchant. Je voulus que notre demoiselle entrât se reposer dans le parc. Ayant étendu sur la paille fraîche une belle peau toute neuve, je lui souhaitai la bonne nuit, et j’allai m’asseoir dehors devant la porte…

Dieu m’est témoin que, malgré le feu d’amour qui me brûlait le sang, aucune mauvaise pensée ne me vint ; rien qu’une grande fierté de songer que dans un coin du parc, tout près du troupeau curieux qui la regardait dormir, la fille de mes maîtres, — comme une brebis plus précieuse et plus blanche que toutes les autres, — reposait, confiée à ma garde. Jamais le ciel ne m’avait paru si profond, les étoiles si brillantes…

Tout à coup, la claire-voie du parc s’ouvrit et la belle Stéphanette parut.

Elle ne pouvait pas dormir. Les bêtes faisaient crier la paille en remuant, ou bêlaient dans leurs rêves. Elle aimait mieux venir près du feu. Voyant cela, je lui jetai ma peau de bique sur les épaules, j’activai la flamme, et nous restâmes assis l’un près de l’autre sans parler. Si vous avez jamais passé la nuit à la belle étoile, vous savez qu’à l’heure où nous dormons, un monde mystérieux s’éveille dans la solitude et le silence. Alors les sources chantent bien plus clair, les étangs allument des petites flammes. Tous les esprits de la montagne vont et viennent librement ; et il y a dans l’air des frôlements, des bruits imperceptibles, comme si l’on entendait les branches grandir, l’herbe pousser. Le jour, c’est la vie des êtres ; mais la nuit, c’est la vie des choses. Quand on n’en a pas l’habitude, ça fait peur…

Aussi notre demoiselle était toute frissonnante et se serrait contre moi au moindre bruit. Une fois, un cri long, mélancolique, parti de l’étang qui luisait plus bas, monta vers nous en ondulant. Au même instant une belle étoile filante glissa par-dessus nos têtes dans la même direction, comme si cette plainte que nous venions d’entendre portait une lumière avec elle.

— Qu’est-ce que c’est ? me demanda Stéphanette à voix basse.

— Une âme qui entre en paradis, maîtresse ; et je fis le signe de la croix.

Elle se signa aussi, et resta un moment la tête en l’air, très recueillie. Puis elle me dit :

— C’est donc vrai, berger, que vous êtes sorciers, vous autres ?

— Nullement, notre demoiselle. Mais ici nous vivons plus près des étoiles, et nous savons ce qui s’y passe mieux que des gens de la plaine.

Elle regardait toujours en haut, la tête appuyée dans la main, entourée de la peau de mouton comme un petit pâtre céleste :

— Qu’il y en a ! Que c’est beau ! Jamais je n’en avais tant vu… Est-ce que tu sais leurs noms, berger ?

— Mais oui, maîtresse… Tenez ! juste au-dessus de nous, voilà le Chemin de saint Jacques (la voie lactée). Il va de France droit sur l’Espagne. C’est saint Jacques de Galice qui l’a tracé pour montrer sa route au brave Charlemagne lorsqu’il faisait la guerre aux Sarrasins (1). Plus loin, vous avez le Char des âmes (la grande Ourse) avec ses quatre essieux resplendissants. Les trois étoiles qui vont devant sont les Trois bêtes, et cette toute petite contre la troisième c’est le Charretier. Voyez-vous tout autour cette pluie d’étoiles qui tombent ? ce sont les âmes dont le bon Dieu ne veut pas chez lui… Un peu plus bas, voici le Râteau ou les Trois rois (Orion). C’est ce qui nous sert d’horloge, à nous autres. Rien qu’en les regardant, je sais maintenant qu’il est minuit passé. Un peu plus bas, toujours vers le midi, brille Jean de Milan, le flambeau des astres (Sirius).

Sur cette étoile-là, voici ce que les bergers racontent. Il paraît qu’une nuit Jean de Milan, avec les Trois rois et la Poussinière (la Pléiade), furent invités à la noce d’une étoile de leurs amies. La Poussinière, plus pressée, partit, dit-on, la première, et prit le chemin haut. Regardez-la, là-haut, tout au fond du ciel. Les Trois rois coupèrent plus bas et la rattrapèrent ; mais ce paresseux de Jean de Milan, qui avait dormi trop tard, resta tout à fait derrière, et furieux, pour les arrêter, leur jeta son bâton. C’est pourquoi les Trois rois s’appellent aussi le Bâton de Jean de Milan… Mais la plus belle de toutes les étoiles, maîtresse, c’est la nôtre, c’est l’Étoile du berger, qui nous éclaire à l’aube quand nous sortons le troupeau, et aussi le soir quand nous le rentrons. Nous la nommons encore Maguelonne, la belle Maguelonne qui court après Pierre de Provence (Saturne) et se marie avec lui tous les sept ans.

— Comment ! berger, il y a donc des mariages d’étoiles ?

— Mais oui, maîtresse.

Et comme j’essayais de lui expliquer ce que c’était que ces mariages, je sentis quelque chose de frais et de fin peser légèrement sur mon épaule. C’était sa tête alourdie de sommeil qui s’appuyait contre moi avec un joli froissement de rubans, de dentelles et de cheveux ondés. Elle resta ainsi sans bouger jusqu’au moment où les astres du ciel pâlirent, effacés par le jour qui montait. Moi, je la regardais dormir, un peu troublé au fond de mon être, mais saintement protégé par cette claire nuit qui ne m’a jamais donné que de belles pensées.

Autour de nous, les étoiles continuaient leur marche silencieuse, dociles comme un grand troupeau ; et par moments je me figurais qu’une de ces étoiles, la plus fine, la plus brillante, ayant perdu sa route, était venue se poser sur mon épaule pour dormir…

 

 FIN

 

1. Tous ces détails d’astronomie populaire sont traduits de l’ Almanach p rovençal qui se publie en Avignon. [Note de Daudet.]

 

6 juin 2013

Le Blanc et le Noir, Voltaire

400df-kindle copie

 

◄►

 

                          Tout le monde dans la province de Candahar connaît l'aventure du jeune Rustan. Il était fils unique d'un mirza du pays; c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza, son père, avait un bien honnête. On devait marier le jeune Rustan à une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le désiraient passionnément. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l'être avec elle.

Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire à la foire de Cabul, qui est la foire la plus considérable du monde, et incomparablement plus fréquentée que celle de Bassora et d'Astracan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire était venu à la foire avec sa fille.

Il avait perdu les deux plus rares pièces de son trésor: l'une était un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille était gravée par un art que les Indiens possédaient alors, et qui s'est perdu depuis; l'autre était un javelot qui allait de lui−même où l'on voulait; ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l'était à Cachemire.

 

Un faquir de son altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta à la princesse. Gardez soigneusement ces deux pièces, lui dit−il; votre destinée en dépend. Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire au désespoir résolut d'aller voir, à la foire de Cabul, si de tous les marchands qui s'y rendent des quatre coins du monde il n'y en aurait pas un qui eût son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enfermé dans sa ceinture; mais pour le javelot qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enfermé soigneusement à Cachemire dans son grand coffre de la Chine.

Rustan et elle se virent à Cabul; ils s'aimèrent avec toute la bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit à son départ de l'aller voir secrètement à Cachemire.

Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrétaires, d'écuyers, de maîtres−d'hôtel, et de valets de chambre. L'un s'appelait Topaze; il était beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèbre, l'autre se nommait Ébène; c'était un nègre fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tâcha de l'en détourner avec le zèle circonspect d'un serviteur qui ne voulait pas lui déplaire; il lui représenta tout ce qu'il hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir? comment mettre le couteau dans le cœur de ses parents? Il ébranla Rustan; mais Ébène le raffermit et leva tous ses scrupules.

Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter; Ébène y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maître, en fit faire un faux tout semblable qu'il remit à sa place, et donna le véritable en gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies.

Quand le marquis eut ses roupies, tout fut prêt pour le départ. On chargea un éléphant de son bagage; on monta à cheval. Topaze dit à son maître: J'ai pris la liberté de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, après avoir remontré, il faut obéir; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est à deux parasanges d'ici. Rustan y consentit. L'oracle répondit: «Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident.» Rustan ne comprit rien à cette réponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon. Ebène, toujours complaisant, lui persuada qu'elle était très favorable.

Il y avait encore un autre oracle dans Cabul; ils y allèrent. L'oracle de Cabul répondit en ces mots: «Si tu possèdes, tu ne posséderas pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas.» Cet oracle parut encore plus inintelligible que l'autre. Prenez garde à vous, disait Topaze. Ne redoutez rien, disait Ébène; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprès de son maître, dont il encourageait la passion et l'espérance.

Au sortir de Cabul, on marcha par une grande forêt, on s'assit sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux paître. On se préparait à décharger l'éléphant qui portait le dîner et le service, lorsqu'on s'aperçut que Topaze et Ébène n'étaient plus avec la petite caravane. On les appelle; la forêt retentit des noms d'Ébène et de Topaze. Les valets les cherchent de tous côtés, et remplissent la forêt de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on leur ait répondu.

 

Nous n'avons trouvé, dirent−ils à Rustan, qu'un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ôtait toutes ses plumes. Le récit de ce combat piqua la curiosité de Rustan; il alla à pied sur le lieu, il n'aperçut ni vautour ni aigle; mais il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était assailli par un gros rhinocéros. L'un frappait de sa corne, l'autre de sa trompe. Le rhinocéros lâcha prise à la vue de Rustan; on ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. Il arrive d'étranges choses dans les forêts quand on voyage! s'écriait Rustan. Les valets étaient consternés, et le maître au désespoir d'avoir perdu à−la−fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage Topaze pour lequel il avait toujours de l'amitié, quoiqu'il ne fût jamais de son avis.

 

L'espérance d'être bientôt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand âne rayé, à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bâton. Rien n'est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les ânes de cette espèce. Celui−ci répondait aux coups redoublés du vilain par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l'âne, qui était une créature charmante. Le rustre s'enfuit en disant à l'âne, - Tu me le paieras. L'âne remercia son libérateur en son langage, s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus après avoir dîné, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent les uns à pied, les autres montés sur l'éléphant.

A peine était−il sur son âne que cet animal tourne vers Cabul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maître a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des éperons, rendre la bride, tirer à lui, fouetter à droite et à gauche, l'animal opiniâtre courait toujours vers Cabul.

Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontre un marchand de chameaux qui lui dit: - Maître, vous avez là un âne bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes chameaux à choisir. Rustan remercia la Providence de lui avoir procuré un si bon marché. Topaze avait grand tort, dit−il, de me dire que mon voyage serait malheureux. Il monte sur le plus beau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur.

A peine a−t−il marché quatre parasanges qu'il est arrêté par un torrent profond, large, et impétueux, qui roulait des rochers blanchis d'écume. Les deux rivages étaient des précipices affreux qui éblouissaient la vue et glaçaient le courage; nul moyen de passer, nul d'aller à droite ou à gauche. Je commence à craindre, dit Rustan, que Topaze n'ait eu raison de blâmer mon voyage, et moi grand tort de l'entreprendre; encore, s'il était ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j'avais Ébène, il me consolerait, et il trouverait des expédients; mais tout me manque. Son embarras était augmenté par la consternation de sa troupe: la nuit était noire, on la passa à se lamenter. Enfin la fatigue et l'abattement endormirent l'amoureux voyageur. Il se réveille au point du jour, et voit un beau pont de marbre élevé sur le torrent d'une rive à l'autre.

Ce furent des exclamations, des cris d'étonnement et de joie. Est−il possible? est−ce un songe? quel prodige! quel enchantement ! oserons−nous passer? Toute la troupe se mettait à genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, étendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, était en extase; et Rustan disait: Pour le coup le ciel me favorise: Topaze ne savait ce qu'il disait; les oracles étaient en ma faveur; Ebène avait raison; mais pourquoi n'est−il pas ici?

A peine la troupe fut−elle au−delà du torrent que voilà le pont qui s'abîme dans l'eau avec un fracas épouvantable. Tant mieux! tant mieux! s'écria Rustan; Dieu soit loué! le ciel soit béni! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, où je n'aurais été qu'un simple gentilhomme; il veut que j'épouse ce que j'aime. Je serai prince de Cachemire; c'est ainsi qu'en possédant ma maîtresse, je ne posséderai pas mon petit marquisat à Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince: voilà une grande partie de l'oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de même: je suis trop heureux; mais pourquoi Ébène n'est−il pas auprès de moi? je le regrette mille fois plus que Topaze.

 

Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allégresse; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu'une contrescarpe, et plus hautes que n'aurait été la tour de Babel, si elle avait été achevée, barra entièrement la caravane saisie de crainte.

Tout le monde s'écria: - Dieu veut que nous périssions ici! il n'a brisé le pont que pour nous ôter tout espoir de retour; il n'a élevé la montagne que pour nous priver de tout moyen d'avancer. Ô Rustan! ô malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrerons jamais dans la terre de Candahar.

La plus cuisante douleur, l'abattement le plus accablant, succédaient dans l'âme de Rustan à la joie immodérée qu'il avait ressentie, aux espérances dont il s'était enivré. Il était bien loin d'interpréter les prophéties à son avantage. Ô ciel! ô Dieu paternel! faut−il que j'aie perdu mon ami Topaze!

 

Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants désespérés, voilà la base de la montagne qui s'ouvre, une longue galerie en voûte, éclairée de cent mille flambeaux, se présente aux yeux éblouis; et Rustan de s'écrier, et ses gens de se jeter à genoux, et de tomber d'étonnement à la renverse, et de crier miracle! et de dire: Rustan est le favori de Vitsnou, le bien−aimé de Brama; il sera le maître du monde. Rustan le croyait, il était hors de lui, élevé au−dessus de lui−même. Ah! Ébène, mon cher Ébène! où êtes−vous ? que n'êtes−vous témoin de toutes ces merveilles! comment vous ai−je perdu ? Belle princesse de Cachemire, quand reverrai−je vos charmes ?

Il avance avec ses domestiques, son éléphant, ses chameaux, sous la voûte de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie émaillée de fleurs et bordée de ruisseaux: au bout de la prairie ce sont des allées d'arbres à perte de vue; et au bout de ces allées, une rivière, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins délicieux. Il entend partout des concerts de voix et d'instruments; il voit des danses; il se hâte de passer un des ponts de la rivière; il demande au premier homme qu'il rencontre quel est ce beau pays.

Celui auquel il s'adressait lui répondit: - Vous êtes dans la province de Cachemire; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs; nous célébrons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, à qui son père l'a promise; que Dieu perpétue leur félicité! A ces paroles Rustan tomba évanoui, et le seigneur cachemirien crut qu'il était sujet à l'épilepsie; il le fit porter dans sa maison, où il fut longtemps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins du canton; ils tâtèrent le pouls du malade qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s'écriait de temps en temps: Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!

 

L'un des deux médecins dit au seigneur cachemirien: Je vois à son accent que c'est un jeune homme de Candahar, à qui l'air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois à ses yeux qu'il est devenu fou; confiez−le−moi, je le ramènerai dans sa patrie, et je le guérirai. L'autre médecin assura qu'il n'était malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux médecins furent congédiés, et Rustan demeura tête à tête avec son hôte.

 

Seigneur, lui dit−il, je vous demande pardon de m'être évanoui devant vous, je sais que cela n'est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon éléphant, en reconnaissance des bontés dont vous m'avez honoré. Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son voyage. Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit−il, apprenez−moi quel est cet heureux Barbabou qui épouse la princesse de Cachemire; pourquoi son père l'a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l'a accepté pour son époux.

Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du tout accepté Barbabou; au contraire elle est dans les pleurs, tandis que toute la province célèbre avec joie son mariage; elle s'est enfermée dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des réjouissances qu'on fait pour elle. Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaître; l'éclat de ses couleurs, que la douleur avait flétries, reparut sur son visage. - Dites−moi, je vous prie, continua−t−il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine à donner sa fille à un Barbabou dont elle ne veut pas.

Voici le fait, répondit le Cachemirien. - Savez−vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au cœur?  - Ah! je le sais très bien, dit Rustan. - - Apprenez donc, dit l'hôte, que notre prince, au désespoir de n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, après les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille à quiconque lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui était muni du diamant, et il épouse demain la princesse.

Rustan pâlit, bégaya un compliment, prit congé de son hôte, et courut sur son dromadaire à la ville capitale où se devait faire la cérémonie. Il arrive au palais du prince, il dit qu'il a des choses importantes à lui communiquer; il demande une audience; on lui répond que le prince est occupé des préparatifs de la noce: c'est pour cela même, dit−il, que je veux lui parler.

Il presse tant qu'il est introduit. - Monseigneur, dit−il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. - Comment un fripon! qu'osez−vous dire? est−ce ainsi qu'on parle à un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi? - Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver à votre altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte.

Le duc tout étonné confronta les deux diamants; et comme il ne s'y connaissait guère, il ne put dire quel était le véritable. Voilà deux diamants, dit−il, et je n'ai qu'une fille; me voilà dans un étrange embarras! Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il ne l'avait point trompé. Barbabou jura qu'il avait acheté son diamant d'un Arménien; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expédient: ce fut qu'il plût à son altesse de le faire combattre sur−le−champ contre son rival. - Ce n'est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait−il, il faut aussi qu'il donne des preuves de valeur: ne trouvez−vous pas bon que celui qui tuera l'autre épouse la princesse? - Très bon, répondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez−vous vite tous deux; le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il épousera ma fille.

Les deux prétendants descendent aussitôt dans la cour. Il y avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait, Battez−vous, battez−vous; la pie, Ne vous battez pas.

Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde à peine: ils commencent le combat; tous les courtisans faisaient un cercle autour d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermée dans sa tour, ne voulut point assister à ce spectacle; elle était bien loin de se douter que son amant fût à Cachemire, et elle avait tant d'horreur pour Barbabou, qu'elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde; Barbabou fut tué roide, et le peuple en fut charmé parce qu'il était laid, et que Rustan était fort joli: c'est presque toujours ce qui décide de la faveur publique.

 

Le vainqueur revêtit la cotte de maille, l'écharpe, et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se présenter sous les fenêtres de sa maîtresse, Tout le monde criait: Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tué son vilain rival; ses femmes répétaient ces paroles. La princesse mit par malheur la tête à la fenêtre, et voyant l'armure d'un homme qu'elle abhorrait, elle courut en désespérée à son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au défaut de la cuirasse; il jeta un grand cri, et à ce cri la princesse crut reconnaître la voix de son malheureux amant.

 

Elle descend échevelée, la mort dans les yeux et dans le cœur. Rustan était déjà tombé tout sanglant dans les bras de son père. Elle le voit: ô moment! ô vue! ô reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l'horreur! Elle se jette sur lui, elle l'embrasse: Tu reçois, lui dit−elle, les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtrière. Elle retire le dard de la plaie, l'enfonce dans son cœur, et meurt sur l'amant qu'elle adore. Le père épouvanté, éperdu, prêt à mourir comme elle, tâche en vain de la rappeler à la vie; elle n'était plus. Il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes; et, tandis qu'on prépare les funérailles de sa fille, au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglanté, qui avait encore un reste de vie.

 

On le porte dans un lit. La première chose qu'il voit aux deux côtés de ce lit de mort, c'est Topaze et Ébène. Sa surprise lui rendit un peu de force. Ah! cruels, dit−il, pourquoi m'avez−vous abandonné? peut−être la princesse vivrait encore; si vous aviez été près du malheureux Rustan. Je ne vous ai pas abandonné un seul moment, dit Topaze. − J'ai toujours été près de vous, dit Ébène.

- Ah! que dites−vous ? pourquoi insulter à mes derniers moments? répondit Rustan d'une voix languissante. - Vous pouvez m'en croire, dit Topaze; vous savez que je n'approuvai jamais ce fatal voyage dont je prévoyais les horribles suites. C'est moi qui étais l'aigle qui a combattu contre le vautour, et qu'il a déplumé; j'étais l'éléphant qui emportait le bagage, pour vous forcer à retourner dans votre patrie; j'étais l'âne rayé qui vous ramenait malgré vous chez votre père: c'est moi qui ai égaré vos chevaux; c'est moi qui ai formé le torrent qui vous empêchait de passer; c'est moi qui ai élevé la montagne qui vous fermait un chemin si funeste; j'étais le médecin qui vous conseillait l'air natal; j'étais la pie qui vous criait de ne point combattre.

 

- Et moi, dit Ébène, j'étais le vautour qui a déplumé l'aigle; le rhinocéros qui donnait cent coups de corne à l'éléphant, le vilain qui battait l'âne rayé; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir à votre perte; j'ai bâti le pont sur lequel vous avez passé; j'ai creusé la caverne que vous avez traversée; je suis le médecin qui vous encourageait à marcher; le corbeau qui vous criait de vous battre.

- Hélas! souviens−toi des oracles, dit Topaze: Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident. Oui, dit Ébène, on ensevelit ici les morts le visage tourné à l'occident: l'oracle était clair, que ne l'as−tu compris? Tu as possédé, et tu ne possédais pas; car tu avais le diamant, mais il était faux, et tu n'en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs; tu es Rustan, et tu cesses de l'être: tout a été accompli.

 

Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d'Ébène. - Que vois−je? s'écria Rustan. Topaze et Ébène répondirent ensemble: - Tu vois tes deux génies. - Eh! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mêliez−vous ? et pourquoi deux génies pour un pauvre homme? - C'est la loi, dit Topaze chaque homme a ses deux génies, c'est Platon qui l'a dit le premier[1], et d'autres l'ont répété ensuite; tu vois que rien n'est plus véritable: moi, qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de veiller auprès de toi jusqu'au dernier moment de ta vie; je m'en suis fidèlement acquitté.

 

  [1] Voyez tome XXX, page 38. B.

 

- Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je suis donc d'une nature fort supérieure à la tienne; et puis comment oses−tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m'as laissé tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses mourir moi et ma maîtresse misérablement ? - Hélas! c'était ta destinée, dit Topaze. - Si c'est la destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est−il bon ? Et toi, Ebène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie? - Vous l'avez dit, répondit Ébène. - Mais tu étais donc aussi le mauvais génie de ma princesse ? - Non, elle avait le sien, et je l'ai parfaitement secondé. - Ah! maudit Ébène, si tu es si méchant, tu n'appartiens donc pas au même maître que Topaze ? vous avez été formés tous deux par deux principes différents, dont l'un est bon, et l'autre méchant de sa nature ? - Ce n'est pas une conséquence, dit Ébène, mais c'est une grande difficulté. - Il n'est pas possible, reprit l'agonisant, qu'un être favorable ait fait un génie si funeste. - Possible ou non possible, repartit Ébène, la chose est comme je te le dis. - Hélas! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois−tu pas que ce coquin−là a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l'heure de ta mort? - Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan: il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui prétendais me défendre, tu ne m'as servi de rien. - J'en suis bien fâché, dit le bon génie. - Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose là−dessous que je ne comprends pas. - Ni moi non plus, dit le pauvre bon génie. - J'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. - C'est ce que nous verrons, dit Topaze.

Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son père, dont il n'était pas sorti, et dans son lit où il avait dormi une heure.

Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré; il se tâte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bâillant. - Suis−je mort, suis−je en vie? s'écria Rustan; la belle princesse de Cachemire en réchappera−t−elle?.... - Monseigneur rêve−t−il ? répondit froidement Topaze.

- Ah! s'écriait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare Ébène avec ses quatre ailes noires ? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si cruelle. - Monseigneur, je l'ai laissé là−haut qui ronfle; voulez−vous qu'on le fasse descendre? - Le scélérat! il y a six mois entiers qu'il me persécute; c'est lui qui me mena à cette fatale foire de Cabul; c'est lui qui m'escamota le diamant que m'avait donné la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs à la fleur de mon âge.

- Rassurez−vous, dit Topaze; vous n'avez jamais été à Cabul; il n'y a point de princesse de Cachemire; son père n'a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collège. Vous n'avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut être morte, puisqu'elle n'est pas née; et vous vous portez à merveille.

- Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais à la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m'as−tu pas avoué que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, âne rayé, médecin, et pie? - Monseigneur, vous avez rêvé tout cela: nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.

- Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai−je dormi? - Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure. - Eh bien! maudit raisonneur, comment veux−tu qu'en une heure de temps j'aie été à la foire de Cabul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi? - Monseigneur, il n'y a rien de plus aisé et de plus ordinaire, et vous auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps. N'est−il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrégé de l'histoire des Perses, écrite par Zoroastre? cependant cet abrégé contient huit cent mille années. Tous ces événements passent sous vos yeux l'un après l'autre en une heure; or vous m'avouerez qu'il est aussi aisé à Brama de les resserrer tous dans l'espace d'une heure que de les étendre dans l'espace de huit cent mille années; c'est précisément la même chose. Figurez−vous que le temps tourne sur une roue dont le diamètre est infini. Sous cette roue immense est une multitude innombrable de roues les unes dans les autres; celle du centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours précisément dans le même temps que la grande roue n'en achève qu'un. Il est clair que tous les événements, depuis le commencement du monde jusqu'à sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que la cent−millième partie d'une seconde; et on peut dire même que la chose est ainsi.

- Je n'y entends rien, dit Rustan. - Si vous voulez, dit Topaze, j'ai un perroquet qui vous le fera aisément comprendre. Il est né quelque temps avant le déluge, il a été dans l'arche; il a beaucoup vu; cependant il n'a encore qu'un an et demi: il vous contera son histoire, qui est fort intéressante.

- Allez vite chercher votre perroquet, dit Rustan; il m'amusera jusqu'à ce que je puisse me rendormir. Il est chez ma sœur la religieuse, dit Topaze; je vais le chercher, vous en serez content; sa mémoire est fidèle, il conte simplement, sans chercher à montrer de l'esprit à tout propos, et sans faire des phrases. - Tant mieux, dit Rustan, voilà comme j'aime les contes. On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi.

 

 ◄►

 

N. B. Mademoiselle Catherine Vadé n'a jamais pu trouver

l'histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin

Antoine Vadé, auteur de ce conte. C'est grand dommage,

vu le temps auquel vivait ce perroquet.

 

(Cette note existe dès 1764. B.)

 

300 60x281 copie

6 juin 2013

Micromégas, Voltaire

4000znwFL copie

 

 

(texte conforme à l’édition de René Pomeau)

 

◄►

 

Chapitre premier

 

Voyage d'un habitant du monde de l'étoile Sirius dans la planète de Saturne

 

1.1 Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius, il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur notre petite fourmilière; il s'appelait Micromégas, nom qui convient fort à tous les grands. Il avait huit lieues de haut: j'entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds chacun.

 

1.2 Quelques algébristes, gens toujours utiles au public, prendront sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque monsieur Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre-mille pas, qui font cent-vingt-mille pieds de roi, et que nous autres, citoyens de la terre, nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf-mille lieues de tour, ils trouveront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au juste vingt-un millions six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus ordinaire dans la nature. Les États de quelques souverains d'Allemagne ou d'Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure, comparés à l'empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine, ne sont qu'une très faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres.

 

1.3 La taille de Son Excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour: ce qui fait une très jolie proportion. 1.4 Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous avons; il sait beaucoup de choses; il en a inventé quelques-unes; il n'avait pas encore deux cent cinquante ans, et il étudiait, selon la coutume, au collège des jésuites de sa planète, lorsqu'il devina, par la force de son esprit, plus de cinquante propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Blaise Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa sœur, devint depuis un géomètre assez médiocre, et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au sortir de l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques affaires. Le muphti de son pays, grand vétillard, et fort ignorant, trouva dans son livre des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l'hérésie, et le poursuivit vivement: il s'agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des colimaçons. Micromégas se défendit avec esprit; il mit les femmes de son côté; le procès dura deux cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu, et l'auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années.

 

1.5 Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de tracasseries et de petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embarrassa guère; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le cœur, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans doute étonnés des équipages de là-haut: car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos que, tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe, lui et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps, et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau ciel empyrée que l'illustre vicaire Derham se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que Monsieur Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur et je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli quand il vient en France. Mais comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de l'Académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait à la vérité rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui faisait passablement de petits vers et de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire.

 

 

Chapitre second

 

Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne 

 

2.1 Après que Son Excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son visage : « Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. – Oui, dit le Saturnien; la nature est comme un parterre dont les fleurs... – Ah ! dit l'autre, laissez là votre parterre. – Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures... – Eh ! qu'ai-je à faire de vos brunes ? dit l'autre. – Elle est donc comme une galerie de peintures dont les traits... – Eh non ! dit le voyageur; encore une fois la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons ? – Pour vous plaire, répondit le secrétaire. – Je ne veux point qu'on me plaise, répondit le voyageur ; je veux qu'on m'instruise : commencez d'abord par me dire combien les hommes de votre globe ont de sens. – Nous en avons soixante et douze, dit l'académicien, et nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va au-delà de nos besoins ; nous trouvons qu'avec nos soixante et douze sens, notre anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop bornés ; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez grand de passions qui résultent de nos soixante et douze sens, nous avons tout le temps de nous ennuyer. – Je le crois bien, dit Micromégas; car dans notre globe nous avons près de mille sens, et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais quelle inquiétude, qui nous avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus parfaits. J'ai un peu voyagé ; j'ai vu des mortels fort au- dessous de nous ; j'en ai vu de fort supérieurs ; mais je n'en ai vu aucuns qui n'aient plus de désirs que de vrais besoins, et plus de besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien ; mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de nouvelles positives de ce pays-là.» Le Saturnien et le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures ; mais, après beaucoup de raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits. «Combien de temps vivez-vous ? dit le Sirien. – Ah! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. – C'est tout comme chez nous, dit le Sirien ; nous nous plaignons toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la nature. – Hélas! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes révolutions du soleil. (Cela revient à quinze mille ans ou environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que c'est mourir presque au moment que l'on est né ; notre existence est un point, notre durée un instant, notre globe un atome. A peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive avant qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns projets ; je me trouve comme une goutte d'eau dans un océan immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure ridicule que je fais dans ce monde.»

 

2.2 Micromégas lui repartit: « Si vous n'étiez pas philosophe , je craindrais de vous affliger en vous apprenant que notre vie est sept cents fois plus longue que la vôtre ; mais vous savez trop bien que quand il faut rendre son corps aux éléments , et ranimer la nature sous une autre forme, ce qui s'appelle mourir ; quand ce moment de métamorphose est venu, avoir vécu une éternité, ou avoir vécu un jour, c'est précisément la même chose. J'ai été dans des pays où l'on vit mille fois plus longtemps que chez moi, et j'ai trouvé qu'on y murmurait encore. Mais il y a partout des gens de bon sens qui savent prendre leur parti et remercier l'auteur de la nature. Il a répandu sur cet univers une profusion de variétés avec une espèce d'uniformité admirable. Par exemple tous les êtres pensants sont différents, et tous se ressemblent au fond par le don de la pensée et des désirs. La matière est partout étendue ; mais elle a dans chaque globe des propriétés diverses. Combien comptez-vous de ces propriétés diverses dans votre matière ? – Si vous parlez de ces propriétés, dit le Saturnien, sans lesquelles nous croyons que ce globe ne pourrait subsister tel qu'il est, nous en comptons trois cents, comme l'étendue, l'impénétrabilité, la mobilité, la gravitation, la divisibilité, et le reste. – Apparemment, répliqua le voyageur, que ce petit nombre suffit aux vues que le Créateur avait sur votre petite habitation. J'admire en tout sa sagesse ; je vois partout des différences, mais aussi partout des proportions. Votre globe est petit, vos habitants le sont aussi; vous avez peu de sensations; votre matière a peu de propriétés ; tout cela est l'ouvrage de la Providence. De quelle couleur est votre soleil bien examiné ? – D'un blanc fort jaunâtre, dit le Saturnien; et quand nous divisons un de ses rayons, nous trouvons qu'il contient sept couleurs – Notre soleil tire sur le rouge, dit le Sirien, et nous avons trente-neuf couleurs primitives. Il n'y a pas un soleil, parmi tous ceux dont j'ai approché, qui se ressemble, comme chez vous il n'y a pas un visage qui ne soit différent de tous les autres.»

 

2.3 Après plusieurs questions de cette nature, il s'informa combien de substances essentiellement différentes on comptait dans Saturne. Il apprit qu'on n'en comptait qu'une trentaine, comme Dieu, l'espace, la matière, les êtres étendus qui sentent, les êtres étendus qui sentent et qui pensent, les êtres pensants qui n'ont point d'étendue; ceux qui se pénètrent, ceux qui ne se pénètrent pas, et le reste. Le Sirien, chez qui on en comptait trois cents et qui en avait découvert trois mille autres dans ses voyages, étonna prodigieusement le philosophe de Saturne. Enfin, après s'être communiqué l'un à l'autre un peu de ce qu'ils savaient et beaucoup de ce qu'ils ne savaient pas, après avoir raisonné pendant une révolution du soleil, ils résolurent de faire ensemble un petit voyage philosophique.

 

 

Chapitre troisième

 

Voyage des deux habitants de Sirius et de Saturne 

 

3.1 Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer dans l'atmosphère de Saturne avec une fort jolie provision d'instruments mathématiques, lorsque la maîtresse du Saturnien qui en eut des nouvelles, vint en larmes faire ses remontrances. C'était une jolie petite brune qui n'avait que six cent soixante toises, mais qui réparait par bien des agréments la petitesse de sa taille. «Ah! cruel! s'écria-t-elle, après t'avoir résisté quinze cents ans lorsque enfin je commençais à me rendre, quand j'ai à peine passé cent ans entre tes bras, tu me quittes pour aller voyager avec un géant d'un autre monde; va, tu n'es qu'un curieux, tu n'as jamais eu d'amour : si tu étais un vrai Saturnien, tu serais fidèle. Où vas-tu courir ? Que veux-tu ? Nos cinq lunes sont moins errantes que toi, notre anneau est moins changeant. Voilà qui est fait, je n'aimerai jamais plus personne.» Le philosophe l'embrassa, pleura avec elle, tout philosophe qu'il était; et la dame, après s'être pâmée, alla se consoler avec un petit-maître du pays. 

 

3.2 Cependant nos deux curieux partirent; ils sautèrent d'abord sur l'anneau, qu'ils trouvèrent assez plat, comme l'a fort bien deviné un illustre habitant de notre petit globe ; de là ils allèrent de lune en lune. Une comète passait tout auprès de la dernière; ils s'élancèrent sur elle avec leurs domestiques et leurs instruments. Quand ils eurent fait environ cent cinquante millions de lieues, ils rencontrèrent les satellites de Jupiter. Ils passèrent dans Jupiter même, et y restèrent une année, pendant laquelle ils apprirent de fort beaux secrets qui seraient actuellement sous presse sans messieurs les inquisiteurs, qui ont trouvé quelques propositions un peu dures. Mais j'en ai lu le manuscrit dans la bibliothèque de l'illustre archevêque de..., qui m'a laissé voir ses livres avec cette générosité et cette bonté qu'on ne saurait assez louer. 

 

3.3 Mais revenons à nos voyageurs. En sortant de Jupiter, ils traversèrent un espace d'environ cent millions de lieues, et ils côtoyèrent la planète de Mars, qui, comme on sait, est cinq fois plus petite que notre petit globe; ils virent deux lunes qui servent à cette planète, et qui ont échappé aux regards de nos astronomes. Je sais bien que le père Castel écrira, et même assez plaisamment, contre l'existence de ces deux lunes; mais je m'en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie. Ces bons philosophes-là savent combien il serait difficile que Mars, qui est si loin du soleil, se passât à moins de deux lunes. Quoi qu'il en soit, nos gens trouvèrent cela si petit qu'ils craignirent de n'y pas trouver de quoi coucher, et ils passèrent leur chemin comme deux voyageurs qui dédaignent un mauvais cabaret de village et poussent jusqu'à la ville voisine. Mais le Sirien et son compagnon se repentirent bientôt. Ils allèrent longtemps, et ne trouvèrent rien. Enfin ils aperçurent une petite lueur: c'était la terre: cela fit pitié à des gens qui venaient de Jupiter. Cependant, de peur de se repentir une seconde fois, ils résolurent de débarquer. Ils passèrent sur la queue de la comète, et, trouvant une aurore boréale toute prête, ils se mirent dedans, et arrivèrent à terre sur le bord septentrional de la mer Baltique, le cinq juillet mil sept cent trente-sept, nouveau style.

 

 

Chapitre quatrième

 

Ce qui leur arrive sur le globe de la terre 

 

4.1 Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur déjeuner deux montagnes que leurs gens leur apprêtèrent assez proprement. Ensuite ils voulurent reconnaître le petit pays où ils étaient. Ils allèrent d'abord du nord au sud. Les pas ordinaires du Sirien et de ses gens étaient d'environ trente mille pieds de roi; le nain de Saturne suivait de loin en haletant; or il fallait qu'il fît environ douze pas, quand l'autre faisait une enjambée: figurez-vous (s'il est permis de faire de telles comparaisons) un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse.

 

4.2 Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour du globe en trente-six heures; le soleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait un pareil voyage en une journée; mais il faut songer qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe que quand on marche sur ses pieds. Les voilà donc revenus d'où ils étaient partis, après avoir vu cette mare, presque imperceptible pour eux, qu'on nomme la Méditerranée, et cet autre petit étang qui, sous le nom du grand Océan, entoure la taupinière. Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à peine l'autre avait-il mouillé son talon. Ils firent tout ce qu'ils purent en allant et en revenant dessus et dessous pour tâcher d'apercevoir si ce globe était habité ou non. Ils se baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout; mais leurs yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits [êtres] qui rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sensation qui pût leur faire soupçonner que nous et nos confrères les autres habitants de ce globe avons l'honneur d'exister.

 

4.3 Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y avait personne sur la terre. Sa première raison était qu'il n'avait vu personne. Micromégas lui fit sentir poliment que c'était raisonner assez mal: «Car, disait-il, vous ne voyez pas avec vos petits yeux certaines étoiles de la cinquantième grandeur que j'aperçois très distinctement; concluez-vous de là que ces étoiles n'existent pas ? * Mais, dit le nain, j'ai bien tâté. * Mais, répondit l'autre, vous avez mal senti. * Mais, dit le nain, ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d'une forme qui me paraît si ridicule ! tout semble être ici dans le chaos: voyez-vous ces petits ruisseaux dont aucun ne va de droit fil, ces étangs qui ne sont ni ronds, ni carrés, ni ovales, ni sous aucune forme régulière, tous ces petits grains pointus dont ce globe est hérissé, et qui m'ont écorché les pieds ? (Il voulait parler des montagnes.) Remarquez-vous encore la forme de tout le globe, comme il est plat aux pôles, comme il tourne autour du soleil d'une manière gauche, de façon que les climats des pôles sont nécessairement incultes ? En vérité, ce qui fait que je pense qu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me paraît que des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer. * Eh bien, dit Micromégas, ce ne sont peut-être pas non plus des gens de bon sens qui l'habitent. Mais enfin il y a quelque apparence que ceci n'est pas fait pour rien. Tout vous paraît irrégulier ici, dites-vous, parce que tout est tiré au cordeau dans Saturne et dans Jupiter. Eh! c'est peut-être par cette raison-là même qu'il y a ici un peu de confusion. Ne vous ai-je pas dit que dans mes voyages j'avais toujours remarqué de la variété ?» Le Saturnien répliqua à toutes ces raisons. La dispute n'eût jamais fini, si par bonheur Micromégas, en s'échauffant à parler, n'eût cassé le fil de son collier de diamants. Les diamants tombèrent, c'étaient de jolis petits carats assez inégaux, dont les plus gros pesaient quatre cents livres, et les plus petits cinquante. Le nain en ramassa quelques-uns; il s'aperçut, en les approchant de ses yeux, que ces diamants, de la façon dont ils étaient taillés, étaient d'excellents microscopes. Il prit donc un petit microscope de cent soixante pieds de diamètre, qu'il appliqua à sa prunelle; et Micromégas en choisit un de deux mille cinq cents pieds. Ils étaient excellents; mais d'abord on ne vit rien par leur secours: il fallait s'ajuster. Enfin l'habitant de Saturne vit quelque chose d'imperceptible qui remuait entre deux eaux dans la mer Baltique: c'était une baleine. Il la prit avec le petit doigt fort adroitement; et la mettant sur l'ongle de son pouce, il la fit voir au Sirien, qui se mit à rire pour la seconde fois de l'excès de petitesse dont étaient les habitants de notre globe. Le Saturnien, convaincu que notre monde est habité, s'imagina bien vite qu'il ne l'était que par des baleines; et comme il était grand raisonneur, il voulut deviner d'où un si petit atome tirait son mouvement, s'il avait des idées, une volonté, une liberté. Micromégas y fut fort embarrassé; il examina l'animal fort patiemment, et le résultat de l'examen fut qu'il n'y avait pas moyen de croire qu'une âme fût logée là. Les deux voyageurs inclinaient donc à penser qu'il n'y a point d'esprit dans notre habitation, lorsqu'à l'aide du microscope ils aperçurent quelque chose d'aussi gros qu'une baleine qui flottait sur la mer Baltique. On sait que dans ce temps-là même une volée de philosophes revenait du cercle polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations dont personne ne s'était avisé jusqu'alors. Les gazettes dirent que leur vaisseau échoua aux côtes de Botnie, et qu'ils eurent bien de la peine à se sauver; mais on ne sait jamais dans ce monde le dessous des cartes. Je vais raconter ingénument comment la chose se passa, sans y rien mettre mien : ce qui n'est pas un petit effort pour un historien.

 

 

Chapitre cinquième

 

Expériences et raisonnements des deux voyageurs

 

5.1 Micromégas étendit la main tout doucement vers l'endroit où l'objet paraissait, et avançant deux doigts, et les retirant par la crainte de se tromper, puis les ouvrant et les serrant, il saisit fort adroitement le vaisseau qui portait ces messieurs, et le mit encore sur son ongle, sans le trop presser, de peur de l'écraser. « Voici un animal bien différent du premier », dit le nain de Saturne ; le Sirien mit le prétendu animal dans le creux de sa main. Les passagers et les gens de l'équipage, qui s'étaient crus enlevés par un ouragan, et qui se croyaient sur une espèce de rocher, se mettent tous en mouvement ; les matelots prennent des tonneaux de vin, les jettent sur la main de Micromégas, et se précipitent après. Les géomètres prennent leurs quarts de cercle, leurs secteurs, et des filles laponnes, et descendent sur les doigts du Sirien. Ils en firent tant qu'il sentit enfin remuer quelque chose qui lui chatouillait les doigts : c'était un bâton ferré qu'on lui enfonçait d'un pied dans l'index ; il jugea, par ce picotement, qu'il était sorti quelque chose du petit animal qu'il tenait ; mais il n'en soupçonna pas d'abord davantage. Le microscope, qui faisait à peine discerner une baleine et un vaisseau, n'avait point de prise sur un être aussi imperceptible que des hommes. Je ne prétends choquer ici la vanité de personne, mais je suis obligé de prier les importants de faire ici une petite remarque avec moi : c'est qu'en prenant la taille des hommes d'environ cinq pieds, nous ne faisons pas sur la terre une plus grande figure qu'en ferait sur une boule de dix pieds de tour un animal qui aurait à peu près la six cent millième partie d'un pouce en hauteur. Figurez-vous une substance qui pourrait tenir la terre dans sa main, et qui aurait des organes en proportion des nôtres ; et il se peut très bien faire qu'il y ait un grand nombre de ces substances : or concevez, je vous prie, ce qu'elles penseraient de ces batailles qui nous ont valu deux villages qu'il a fallu rendre.

 

5.2 Je ne doute pas que si quelque capitaine des grands grenadiers lit jamais cet ouvrage, il ne hausse de deux grands pieds au moins les bonnets de sa troupe ; mais je l'avertis qu'il aura beau faire, et que lui et les siens ne seront jamais que des infiniment petits.

 

5.3 Quelle adresse merveilleuse ne fallut-il donc pas à notre philosophe de Sirius pour apercevoir les atomes dont je viens de parler ? Quand Leuwenhoek et Hartsoeker virent les premiers, ou crurent voir la graine dont nous sommes formés, ils ne firent pas à beaucoup près une si étonnante découverte. Quel plaisir sentit Micromégas en voyant remuer ces petites machines, en examinant tous leurs tours, en les suivant dans toutes leurs opérations ! comme il s'écria ! comme il mit avec joie un de ses microscopes dans les mains de son compagnon de voyage ! « Je les vois, disaient-ils tous deux à la fois ; ne les voyez-vous pas qui portent des fardeaux, qui se baissent, qui se relèvent. » En parlant ainsi les mains leur tremblaient, par le plaisir de voir des objets si nouveaux et par la crainte de les perdre. Le Saturnien, passant d'un excès de défiance à un excès de crédulité, crut apercevoir qu'ils travaillaient à la propagation. Ah !, disait-il, j'ai pris la nature sur le fait. Mais il se trompait sur les apparences : ce qui n'arrive que trop, soit qu'on se serve ou non de microscopes.

 

 

Chapitre sixième

 

Ce qui leur arriva avec les hommes 

 

6.1 Micromégas, bien meilleur observateur que son nain, vit clairement que les atomes se parlaient; et il le fit remarquer à son compagnon, qui, honteux de s'être mépris sur l'article de la génération, ne voulut point croire que de pareilles espèces pussent se communiquer des idées. Il avait le don des langues aussi bien que le Sirien; il n'entendait point parler nos atomes, et il supposait qu'ils ne parlaient pas. D'ailleurs, comment ces êtres imperceptibles auraient-ils les organes de la voix, et qu'auraient-ils à dire? Pour parler, il faut penser, ou à peu près; mais s'ils pensaient, ils auraient donc l'équivalent d'une âme. Or, attribuer l'équivalent d'une âme à cette espèce, cela lui paraissait absurde. «Mais, dit le Sirien, vous avez cru tout à l'heure qu'ils faisaient l'amour; est-ce que vous croyez qu'on puisse faire l'amour sans penser et sans proférer quelque parole, ou du moins sans se faire entendre? Supposez-vous d'ailleurs qu'il soit plus difficile de produire un argument qu'un enfant? Pour moi, l'un et l'autre me paraissent de grands mystères. — Je n'ose plus ni croire ni nier, dit le nain; je n'ai plus d'opinion. Il faut tâcher d'examiner ces insectes, nous raisonnerons après. — C'est fort bien dit», reprit Micromégas; et aussitôt il tira une paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et d'une rognure de l'ongle de son pouce, il fit sur-le-champ une espèce de grande trompette parlante, comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau dans son oreille. La circonférence de l'entonnoir enveloppait le vaisseau et tout l'équipage. La voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de l'ongle; de sorte que, grâce à son industrie, le philosophe de là-haut entendit parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-bas. En peu d'heures il parvint à distinguer les paroles, et enfin à entendre le français. Le nain en fit autant, quoique avec plus de difficulté. L'étonnement des voyageurs redoublait à chaque instant. Ils entendaient des mites parler d'assez bon sens: ce jeu de la nature leur paraissait inexplicable. Vous croyez bien que le Sirien et son nain brûlaient d'impatience de lier conversation avec les atomes; il craignait que sa voix de tonnerre, et surtout celle de Micromégas, n'assourdît les mites sans en être entendue. Il fallait en diminuer la force. Ils se mirent dans la bouche des espèces de petits cure-dents, dont le bout fort effilé venait donner auprès du vaisseau. Le Sirien tenait le nain sur ses genoux, et le vaisseau avec l'équipage sur un ongle. Il baissait la tête et parlait bas. Enfin, moyennant toutes ces précautions et bien d'autres encore, il commença ainsi son discours:

 

6.2 « Insectes invisibles, que la main du Créateur s'est plu à faire naître dans l'abîme de l'infiniment petit, je le remercie de ce qu'il a daigné me découvrir des secrets qui semblaient impénétrables. Peut-être ne daignerait-on pas vous regarder à ma cour; mais je ne méprise personne, et je vous offre ma protection.»

 

6.3 Si jamais il y a eu quelqu'un d'étonné, ce furent les gens qui entendirent ces paroles. Ils ne pouvaient deviner d'où elles partaient. L'aumônier du vaisseau récita les prières des exorcismes, les matelots jurèrent, et les philosophes du vaisseau firent un système ; mais quelque système qu'ils fissent, ils ne purent jamais deviner qui leur parlait. Le nain de Saturne, qui avait la voix plus douce  que Micromégas, leur apprit alors en peu de mots à quelles espèces ils avaient affaire. Il leur conta le voyage de Saturne, les mit au fait de ce qu'était monsieur Micromégas; et, après les avoir plaints d'être si petits, il leur demanda s'ils avaient toujours été dans ce misérable état si voisin de l'anéantissement, ce qu'ils faisaient dans un globe qui paraissait appartenir à des baleines, s'ils étaient heureux, s'ils multipliaient, s'ils avaient une âme, et cent autres questions de cette nature.

 

6.4 Un raisonneur de la troupe, plus hardi que les autres, et choqué de ce qu'on doutait de son âme, observa l'interlocuteur avec des pinnules braquées sur un quart de cercle, fit deux stations, et à la troisième il parla ainsi: « Vous croyez donc, monsieur, parce que vous avez mille toises depuis la tête jusqu'aux pieds, que vous êtes un... — Mille toises! s'écria le nain; juste Ciel! d'où peut-il savoir ma hauteur? mille toises! Il ne se trompe pas d'un pouce. Quoi! cet atome m'a mesuré! il est géomètre, il connaît ma grandeur; et moi, qui ne le vois qu'à travers un microscope, je ne connais pas encore la sienne! — Oui, je vous ai mesuré, dit le physicien, et je mesurerai bien encore votre grand compagnon. » La proposition fut acceptée; Son Excellence se coucha de son long: car, s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop au-dessus des nuages. Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me garderai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames. Puis, par une suite de triangles liés ensemble, ils conclurent que ce qu'ils voyaient était en effet un jeune homme de cent vingt mille pieds de roi.

 

6.5 Alors Micromégas prononça ces paroles: « Je vois plus que jamais qu'il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente. Ô Dieu! qui avez donné une intelligence à des substances qui paraissent si méprisables, l'infiniment petit vous coûte aussi peu que l'infiniment grand; et, s'il est possible qu'il y ait des êtres plus petits que ceux-ci, ils peuvent encore avoir un esprit supérieur à ceux de ces superbes animaux que j'ai vus dans le ciel, dont le pied seul couvrirait le globe où je suis descendu.»

 

6.6 Un des philosophes lui répondit qu'il pouvait en toute sûreté croire qu'il est en effet des êtres intelligents beaucoup plus petits que l'homme. Il lui conta, non pas tout ce que Virgile a dit de fabuleux sur les abeilles, mais ce que Swammerdam a découvert, et ce que Réaumur a disséqué. Il lui apprit enfin qu'il y a des animaux qui sont pour les abeilles ce que les abeilles sont pour l'homme, ce que le Sirien lui-même était pour ces animaux si vastes dont il parlait, et ce que ces grands animaux sont pour d'autres substances devant lesquelles ils ne paraissent que comme des atomes. Peu à peu la conversation devint intéressante, et Micromégas parla ainsi.

 

 

Chapitre septième

 

Conversation avec les hommes

 

7.1 « Ô atomes intelligents, dans qui l’Être éternel s’est plu à manifester son adresse et sa puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe : car, ayant si peu de matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser ; c'est la véritable vie des esprits. Je n'ai vu nulle part le vrai bonheur ; mais il est ici, sans doute. » À ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête ; et l'un d'eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l'on en excepte un petit nombre d'habitants fort peu considérés, tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux.

 

7.2 « Nous avons plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière , et trop d'esprit, si le mal vient de l'esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu'à l'heure où je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d'un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque sur toute la terre, c'est ainsi qu' on en use de temps immémorial. Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. « Il s'agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n'est pas qu'aucun de ces millions d'hommes qui font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s'agit que de savoir s'il appartiendra à un certain homme qu'on nomme Sultan, ou à un autre qu'on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l'un ni l'autre n'a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s'agit ; et presque aucun de ces animaux, qui s'égorgent mutuellement, n'a jamais vu l'animal pour lequel ils s’égorgent.

 

7.3 Ah ! malheureux ! s'écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ! Il me prend envie de faire trois pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d'assassins ridicules. - Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on ; ils travaillent assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième partie de ces misérables ; sachez que, quand même ils n’auraient pas tiré l'épée, la faim, la fatigue ou l’intempérance les emportent presque tous. D'ailleurs, ce n'est pas eux qu'il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d'un million d'hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement.»

 

7.4 Le voyageur se sentait ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il découvrait de si étonnants contrastes. « Puisque vous êtes du petit nombre des sages, dit-il à ces messieurs, et qu'apparemment vous ne tuez personne pour de l'argent, dites-moi, je vous en prie, à quoi vous vous occupez. - Nous disséquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres ; nous sommes d'accord sur deux ou trois points que nous entendons et nous disputons sur deux ou trois mille que nous n'entendons pas. Il prit aussitôt fantaisie au Sirien et au Saturnien d'interroger ces atomes pensants, pour savoir les choses dont ils convenaient. « Combien comptez-vous, dit-il de l’étoile de la Canicule à la grande étoile des Gémeaux ? » Ils répondirent tous à la fois : « trente-deux degrés et demi. Combien comptez-vous d'ici à la Lune ? Soixante demi-diamètres de la terre en nombre rond. Combien pèse votre air ? » Il croyait les attraper, mais tous lui dirent que l'air pèse environ neuf cents fois moins qu'un pareil volume de l'eau la plus légère, et dix-neuf cents fois moins que l'or de ducat. Le petit nain de Saturne, étonné de leurs réponses, fut tenté de prendre pour des sorciers ces mêmes gens auxquels il avait refusé une âme un quart d'heure auparavant.

 

7.5 Enfin Micromégas leur dit : « Puisque vous savez si bien ce qui est hors de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui est en dedans. Dites-moi ce que c'est que votre âme, et comment vous formez vos idées. » Les philosophes parlèrent tous à la fois comme auparavant ; mais ils furent tous de différents avis. Le plus vieux citait Aristote, l'autre prononçait le nom de Descartes ; celui-ci, de Malebranche ; cet autre, de Leibnitz ; cet autre, de Locke. Un vieux péripatéticien dit tout haut avec confiance : « L'âme est une entéléchie, et une raison par qui elle a la puissance d'être ce qu’elle est. C’est ce que déclare expressément Aristote, page 633 de l'édition du Louvre. Ἐντελεχεῖα ἐστι. « Je n'entends pas trop bien le grec, dit le géant. Ni moi non plus, dit la mite philosophique. Pourquoi donc, reprit le Sirien, citez-vous un certain Aristote en grec ? - C’est, répliqua le savant, qu'il faut bien citer ce qu’on ne comprend point du tout dans la langue qu'on entend le moins.»

 

7.6 Le cartésien prit ici parole, et dit : « L’âme est un esprit pur qui a reçu dans le ventre de sa mère toutes les idées métaphysiques, et qui, en sortant de là, est obligée d'aller à l'école, et d'apprendre tout de nouveau ce qu'elle a si bien su, et qu’elle ne saura plus. - Ce n’était donc pas la peine, répondit l'animal de huit lieues, que ton âme fût si savante dans le ventre de ta mère, pour être si ignorante quand tu aurais de la barbe au menton. Mais qu'entends-tu par esprit ? - Que me demandez-vous là ? dit le raisonneur ; je n’en ai point d'idée ; on dit que ce n'est pas de la matière. - Mais sais-tu au moins ce que c'est que de la matière ? - Très bien, répondit l'homme. Par exemple cette pierre est grise, et d'une telle forme, elle a ses trois dimensions, elle est pesante et divisible. - Eh bien ! dit le Sirien, cette chose qui te paraît être divisible, pesante et grise, me dirais-tu bien ce que c'est ? Tu vois quelques attributs ; mais le fond de la chose, le connais-tu ? Non, dit l'autre. Tu ne sais donc point ce que c'est que la matière.»

 

7.7 Alors Monsieur Micromégas, adressant la parole à un autre sage qu'il tenait sur son pouce, lui demanda ce que c'était que son âme, et ce qu'elle faisait. « Rien du tout, répondit le philosophe  malebranchiste ; c'est Dieu qui fait tout pour moi ; je vois tout en lui, je fais tout en lui ; c'est lui qui fait tout sans que je m’en mêle. – Autant vaudrait ne pas être, reprit le sage de Sirius. Et toi, mon ami, dit-il à un leibnitzien qui était là, qu'est-ce que ton âme ? – C’est, répondit le leibnitzien, une aiguille qui montre les heures pendant que mon corps carillonne, ou bien, si vous voulez, c'est elle qui carillonne pendant que mon corps montre l'heure ; ou bien mon âme est le miroir de l'univers, et mon corps est la bordure du miroir : cela est clair.»

 

7.8 Un petit partisan de Locke était là tout auprès ; et quand on lui eut enfin adressé la parole : « Je ne sais pas, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n’ai jamais pensé qu'à l'occasion de mes sens. Qu'il y ait des substances immatérielles et intelligentes, c'est de quoi je ne doute pas ; mais qu'il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c'est de quoi je doute fort. Je révère la puissance éternelle ; il ne m’appartient pas de la borner : je n'affirme rien, je me contente de croire qu'il y a plus de choses possibles qu'on ne pense.»

 

7.9 L'animal de Sirius sourit : il ne trouva pas celui-là le moins sage ; et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke sans l'extrême disproportion. Mais il y avait là, par malheur, un petit animalcule en bonnet carré qui coupa la parole à tous les animalcules philosophes ; il dit qu'il savait tout le secret, que cela se trouvait dans la Somme de Saint Thomas ; il regarda de haut en bas les deux habitants célestes ; il leur soutint que leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l'homme. A ce discours, nos deux voyageurs se laissèrent aller l'un sur l'autre en étouffant de ce rire inextinguible qui, selon Homère est le partage des dieux : leurs épaules et leurs ventres allaient et venaient, et dans ces convulsions le vaisseau, que le Sirien avait sur son ongle, tomba dans une poche de la culotte du Saturnien. Ces deux bonnes gens le cherchèrent longtemps ; enfin ils retrouvèrent l'équipage, et le rajustèrent fort proprement. Le Sirien reprit les petites mites ; il leur parla encore avec beaucoup de bonté, quoiqu'il fût un peu fâché dans le fond du cœur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil presque infiniment grand. Il leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur usage, et que, dans ce livre, ils verraient le bout des choses. Effectivement, il leur donna ce volume avant son départ : on le porta à Paris à l'Académie des Sciences ; mais, quand le secrétaire l'eut ouvert, il ne vit rien qu'un livre tout blanc : « Ah ! dit-il, je m’en étais bien douté. »

 

 

 

FIN

 

400s titre-1 copie

6 juin 2013

Boule de Suif, Maupassant

 erfgaupaant copie

 

◄►

 

                            Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme, prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards.

Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : « les Vengeurs de la Défaite — les Citoyens de la Tombe — les Partageurs de la Mort » — passaient à leur tour, avec des airs de bandits.

Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés.

Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.

La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient subitement disparu.

Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant après tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d’un peuple habitué à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s’en allait à pied, entre deux officiers d’ordonnance.

 

Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu’on ne considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine.

La vie semblait arrêtée ; les boutiques étaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le long des murs.

L’angoisse de l’attente faisait désirer la venue de l’ennemi.

Dans l’après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d’où, traversèrent la ville avec célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; et par toutes les rues voisines, l’armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les pavés sous leur pas dur et rythmé.

Des commandements criés d’une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres de la cité, des fortunes et des vies, de par le « droit de guerre ». Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l’affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la même sensation reparaît chaque fois que l’ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n’existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d’une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous les maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœufs et les poutres arrachées aux toits, ou l’armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protection du Ciel et en la raison de l’homme.

Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C’était l’occupation après l’invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.

 

Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme nouveau s’établit. Dans beaucoup de familles, l’officier prussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l’autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu’un dont on dépendait tout à fait ? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité. — Et la témérité n’est plus un défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où s’illustra leur cité. — On se disait enfin, raison suprême tirée de l’urbanité française, qu’il demeurait bien permis d’être poli dans son intérieur pourvu qu’on ne se montrât pas familier, en public, avec le soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l’Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun.

 

La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les officiers de chasseurs, qui, l’année d’avant, buvaient aux mêmes cafés.

Il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.

Les vainqueurs exigeaient de l’argent, beaucoup d’argent. Les habitants payaient toujours ; ils étaient riches d’ailleurs. Mais plus un négociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu’il voit passer aux mains d’un autre.

Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pêcheurs ramenaient souvent du fond de l’eau quelque cadavre d’Allemand gonflé dans son uniforme, tué d’un coup de couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre, ou jeté à l’eau d’une poussée du haut d’un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.

Car la haine de l’Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à mourir pour une Idée.

Enfin, comme les envahisseurs, bien qu’assujettissant la ville à leur inflexible discipline, n’avaient accompli aucune des horreurs que la renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s’enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le cœur des commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au Havre que l’armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppe où ils s’embarqueraient.

On employa l’influence des officiers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en chef.

Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s’étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement.

 

Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit.

À quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la cour de l’Hôtel de Normandie, où l’on devait monter en voiture.

Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l’obscurité ; et l’entassement des lourds vêtements d’hiver faisait ressembler tous ces corps à des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent : — « J’emmène ma femme, » — dit l’un. — « J’en fais autant. » — « Et moi aussi. » — Le premier ajouta : — « Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l’Angleterre. » — Tous avaient les mêmes projets, étant de complexion semblable.

 

Cependant on n’attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un valet d’écurie, sortait de temps à autre d’une porte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix d’homme parlant aux bêtes et jurant s’entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu’on remuait les harnais ; ce murmure devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement de l’animal, s’arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu’accompagnait le bruit mat d’un sabot ferré battant le sol.

La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés s’étaient tus ; ils demeuraient immobiles et roidis.

Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre ; il effaçait les formes, poudrait les choses d’une mousse de glace ; et l’on n’entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde.

L’homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d’une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d’une main, l’autre portant sa lumière. Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit : — « Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture, vous serez à l’abri, au moins. »

Ils n’y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite ; puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les dernières places sans échanger une parole.

 

Le plancher était couvert de paille où les pieds s’enfoncèrent. Les dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses qu’elles savaient déjà depuis longtemps.

 

Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda : — « Tout le monde est-il monté ? » — Une voix du dedans répondit : — « Oui. » — On partit.

La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les roues s’enfonçaient dans la neige ; le coffre entier geignait avec des craquements sourds ; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient ; et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.

Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt une chaumière avec un capuchon de neige.

 

Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de cette aurore.

Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l’un de l’autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue Grand-Pont.

Ancien commis d’un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très mauvais vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de ruses et de jovialité.

Sa réputation de filou était si bien établie, qu’un soir, à la préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu’il voyait un peu somnolentes de faire une partie de « Loiseau vole », le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.

Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement : — « Il est impayable, ce Loiseau. »

De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d’une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.

Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision rapide, était l’ordre et l’arithmétique de la maison de commerce, qu’il animait par son activité joyeuse.

À côté d’eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légion d’honneur et membre du Conseil général. Il était resté, tout le temps de l’Empire, chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison.

Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d’un œil navré l’intérieur lamentable de la voiture.

Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s’efforçait d’accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le Roy Henri IV qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et gouverneur de province.

 

Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert représentait le parti orléaniste dans le département. L’histoire de son mariage avec la fille d’un petit armateur de Nantes était toujours demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille galanterie, et dont l’entrée fût difficile.

La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu.

 

Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes.

Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L’une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. L’autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés.

En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous.

L’homme, bien connu, était Cornudet le Démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu’il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au Quatre Septembre, par suite d’une farce peut-être, il s’était cru nommé préfet, mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et serviable, il s’était occupé avec une ardeur incomparable d’organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et, à l’approche de l’ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s’était vivement replié vers la ville.

Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires.

 

La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses ; avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir ; et là-dedans s’ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques.

Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.

Aussitôt qu’elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de « prostituée », de « honte publique » furent chuchotés si haut qu’elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu’un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l’exception de Loiseau, qui la guettait d’un air émoustillé.

 

Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d’épouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l’amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.

Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l’aspect de Cornudet, parlaient argent d’un certain ton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l’industrie cotonnière, avait eu soin d’envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu’il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s’était arrangé pour vendre à l’Intendance française tous les vins communs qui lui restaient en cave, de sorte que l’État lui devait une somme formidable qu’il comptait bien toucher au Havre.

Et tous les trois se jetaient des coups d’œil rapides et amicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l’argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l’or en mettant la main dans la poche de leur culotte.

 

La voiture allait si lentement qu’à dix heures du matin on n’avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à s’inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l’on désespérait maintenant d’y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la dégager.

L’appétit grandissait, troublait les esprits ; et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l’approche des Prussiens et le passage des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries.

Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n’y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant cachait ses réserves dans la crainte d’être pillé par les soldats qui, n’ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu’ils découvraient.

 

Vers une heure de l’après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait un rude creux dans l’estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps ; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations.

De temps en temps, quelqu’un bâillait ; un autre presque aussitôt l’imitait ; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou béant d’où sortait une vapeur.

Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées. Loiseau affirma qu’il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester ; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d’argent gaspillé, et ne comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. « Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte, comment n’ai-je pas songé à apporter des provisions ? » — Chacun se faisait le même reproche.

 

Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit ; on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu’il rendit la gourde, il remercia : « C’est bon tout de même, ça réchauffe, et ça trompe l’appétit. » — L’alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens bien élevés. On ne répondit pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes sœurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance qu’il leur envoyait.

 

Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d’une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d’une serviette blanche.

Elle en sortit d’abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confi sous leur gelée ; et l’on apercevait encore dans le panier d’autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu’on appelle « Régence » en Normandie.

Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l’odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.

Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit : « À la bonne heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout. » Elle leva la tête vers lui : « Si vous en désirez, monsieur ? C’est dur de jeûner depuis le matin. » Il salua : « Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n’en peux plus. À la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas, madame ? » Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : «  Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent. » — Il avait un journal qu’il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d’un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu’il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.

Mais Boule de Suif, d’une voix humble et douce, proposa aux bonnes sœurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l’on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.

 

Les bouches s’ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l’imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur « charmante compagne » si elle lui permettait d’offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit : « Mais oui, certainement, monsieur, » avec un sourire aimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu’on eut débouché la première bouteille de bordeaux : il n’y avait qu’une timbale. On se la passa après l’avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.

 

Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout d’un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes ; elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent, son front tomba : elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l’esprit, quand la plus âgée des bonnes sœurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et déclara d’une voix mourante qu’elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : — « C’est la faim, pas autre chose. »

 

Alors Boule de Suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun : « Mon Dieu, si j’osais offrir à ces messieurs et à ces dames… » Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : « Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s’aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi. » — On hésitait, personne n’osant assumer la responsabilité du « oui ».

Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : « Nous acceptons avec reconnaissance, madame. »

Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s’en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de Pont-l’Évêque, des petits-fours et une tasse pleine de cornichons et d’oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.

 

On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec réserve d’abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s’abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames qu’aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup.

On s’entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu’ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen : « J’ai cru d’abord que je pourrais rester, dit-elle. J’avais ma maison pleine de provisions, et j’aimais mieux nourrir quelques soldats que m’expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m’ont tourné le sang de colère ; et j’ai pleuré de honte toute la journée. Oh ! si j’étais un homme, allez ! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m’empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j’ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler que d’autres ! Et je l’aurais terminé, celui-là, si l’on ne m’avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, quand j’ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici. »

 

On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l’estime de ses compagnons qui ne s’étaient pas montrés si crânes ; et Cornudet, en l’écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d’apôtre ; de même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla à son tour d’un ton doctrinaire, avec l’emphase apprise dans les proclamations qu’on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d’éloquence où il étrillait magistralement cette « crapule de Badinguet ».

Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu’une guigne, et, bégayant d’indignation : « J’aurais bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, ah oui ! C’est vous qui l’avez trahi, cet homme ! On n’aurait plus qu’à quitter la France si l’on était gouverné par des polissons comme vous ! » Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s’interposa et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l’âme la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.

Le panier était vide. À dix on l’avait tari sans peine, en regrettant qu’il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu’on avait fini de manger.

 

La nuit tombait, l’obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et l’autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses.

Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d’une lueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet mobile des lumières.

On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout à coup un mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l’œil fouillait l’ombre, crut voir l’homme à la grande barbe s’écarter vivement comme s’il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit.

Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C’était Tôtes. On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l’avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l’Hôtel du Commerce on s’arrêta.

 

La portière s’ouvrit ! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs ; c’étaient les heurts d’un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d’un Allemand cria quelque chose.

Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l’on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d’épouvante.

À côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d’un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s’amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu’on n’en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.

Il invita en français d’Alsacien les voyageurs à sortir, disant d’un ton raide :

— Foulez-vous tescentre, messieurs et tames ? »

 

Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l’officier : « Bonjour monsieur », par un sentiment de prudence bien plus que par politesse. L’autre insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre.

Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves et hautains devant l’ennemi. La grosse fille tâchait de se dominer et d’être calme : Le Démoc tourmentait d’une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient garder de la dignité, comprenant qu’en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays ; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu’il devait l’exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncement des routes.

On entra dans la vaste cuisine de l’auberge, et l’Allemand, s’étant fait présenter l’autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits.

Puis il dit brusquement : — « C’est pien », et il disparut.

 

Alors on respira. On avait faim encore ; le souper fut commandé. Une demi-heure était nécessaire pour l’apprêter ; et, pendant que deux servantes avaient l’air de s’en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrée marquée d’un numéro parlant.

Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l’auberge parut lui-même. C’était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenvie.

Il demanda :

— Mademoiselle Élisabeth Rousset ?

Boule de Suif tressaillit, se retourna :

— C’est moi.

— Mademoiselle, l’officier prussien veut vous parler immédiatement.

— À moi ?

— Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset.

Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara, carrément :

— C’est possible, mais je n’irai pas.

Un mouvement se fit autour d’elle ; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s’approcha :

— Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger ; c’est sans doute pour quelque formalité oubliée.

Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l’on finit par la convaincre ; car tous redoutaient les complications qui pourraient résulter d’un coup de tête. Elle dit enfin :

— C’est pour vous que je le fais, bien sûr !

La comtesse lui prit la main :

— Et nous vous remercions.

Elle sortit. On l’attendit pour se mettre à table. Chacun se désolait de n’avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l’appellerait à son tour.

Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait : « Oh ! la canaille ! la canaille ! »

 

Tous s’empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ; et comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité : « Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler. »

Alors on s’assit autour d’une haute soupière d’où sortait un parfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et les bonnes sœurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin ; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu’il élevait ensuite entre la lampe et son œil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l’air de remplir l’unique fonction pour laquelle il était né. On eût dit qu’il établissait en son esprit un rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale Ale et la Révolution ; et assurément il ne pouvait déguster l’un sans songer à l’autre.

M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L’homme, râlant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant : mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l’arrivée des Prussiens, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils disaient, les exécrant, d’abord, parce qu’ils lui coûtaient de l’argent, et, ensuite, parce qu’elle avait deux fils à l’armée. Elle s’adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec une dame de qualité.

Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, de temps en temps, l’interrompait :

— Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie.

Mais elle n’en tenait aucun compte, et continuait :

— Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. — Oh non ! — Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l’exercice pendant des heures et des jours ; ils sont là tous dans un champ : — et marche en avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là. — S’ils cultivaient la terre au moins, ou s’ils travaillaient aux routes dans leur pays ! — Mais non, madame, ces militaires, ça n’est profitable à personne ! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n’apprendre rien qu’à massacrer ! — Je ne suis qu’une vieille femme sans éducation, c’est vrai, mais en les voyant qui s’esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me dis : — Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut-il que d’autres se donnent tant de mal pour être nuisibles ! Vraiment, n’est-ce pas une abomination de tuer des gens qu’ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Français ? — Si l’on se revenge sur quelqu’un qui vous a fait tort, c’est mal, puisqu’on vous condamne ; mais quand on extermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c’est donc bien, puisqu’on donne des décorations à celui qui en détruit le plus ? — Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ça !

Cornudet éleva la voix :

— La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible ; c’est un devoir sacré quand on défend la patrie.

La vieille femme baissa la tête :

— Oui, quand on se défend, c’est autre chose ; mais si l’on ne devrait pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir ?

L’œil de Cornudet s’enflamma :

— Bravo, citoyenne ! dit-il.

 

M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu’il fût fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à l’opulence qu’apporteraient dans un pays tant de bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu’on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu’il faudra des siècles pour achever.

Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l’aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait ; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.

Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.

Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son œil au trou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu’il appelait : « les mystères du corridor ».

Au bout d’une heure environ, il entendit un frôlement, regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s’entrouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s’arrêtèrent. Boule de Suif semblait défendre l’entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n’entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacité. Il disait :

— Voyons, vous êtes bête, qu’est-ce que ça vous fait ?

Elle avait l’air indigné et répondit :

— Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte.

Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s’emporta, élevant encore le ton :

— Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi ? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être ?

Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser près de l’ennemi, dut réveiller en son cœur sa dignité défaillante, car, après l’avoir seulement embrassée, il regagna sa porte à pas de loup.

Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu’il éveilla d’un baiser en murmurant : « M’aimes-tu, chérie ? »

Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s’éleva quelque part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous pression. M. Follenvie dormait.

 

Comme on avait décidé qu’on partirait à huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la bâche avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l’église au fond, et, des deux côtés, des maisons basses où l’on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu’ils virent épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu’aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l’apaiser ; et les grosses paysannes dont les hommes étaient à « l’armée de la guerre », indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu’il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café ; un d’eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente.

Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le vieux rat d’église lui répondit : « Oh ! ceux-là ne sont pas méchants ; c’est pas des Prussiens à ce qu’on dit. Ils sont de plus loin ; je ne sais pas bien d’où ; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au pays ; ça ne les amuse pas, la guerre, allez ! Je suis sûr qu’on pleure bien aussi là-bas après les hommes ; et ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n’est pas trop malheureux pour le moment, parce qu’ils ne font pas de mal et qu’ils travaillent comme s’ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu’on s’aide… C’est les grands qui font la guerre. »

Cornudet, indigné de l’entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, préférant s’enfermer dans l’auberge. Loiseau eut un mot pour rire : « Ils repeuplent. » M. Carré-Lamadon eut un mot grave : « Ils réparent. » Mais on ne trouvait pas le cocher. À la fin on le découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec l’ordonnance de l’officier. Le comte l’interpella :

— Ne vous avait-on pas donné l’ordre d’atteler pour huit heures ?

— Ah ! bien oui, mais on m’en a donné un autre depuis.

— Lequel ?

— De ne pas atteler du tout.

— Qui vous a donné cet ordre ?

— Ma foi ! le commandant prussien.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Allez lui demander. On me défend d’atteler, moi je n’attelle pas. — Voilà.

— C’est lui-même qui vous a dit cela ?

— Non, monsieur, c’est l’aubergiste qui m’a donné l’ordre de sa part.

— Quand ça ?

— Hier soir, comme j’allais me coucher.

Les trois hommes rentrèrent fort inquiets.

On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas d’incendie.

On voulut voir l’officier, mais cela était impossible absolument, bien qu’il logeât dans l’auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent.

Cornudet s’installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d’une considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant à Cornudet. C’était une superbe pipe en écume admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque fois qu’il avait bu, il passait d’un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu’il humait sa moustache frangée d’écume.

 

Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer politique. Ils prévoyaient l’avenir de la France. L’un croyait aux d’Orléans, l’autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révèlerait quand tout serait désespéré : un du Guesclin, une Jeanne d’Arc peut-être ? ou un autre Napoléon Ier ? Ah ! si le prince impérial n’était pas si jeune ! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.

Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l’interrogea bien vite ; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles : L’officier m’a dit comme ça : « Monsieur Follenvie, vous défendrez qu’on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu’ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit. »

Alors on voulut voir l’officier. Le comte lui envoya sa carte où M. Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit répondre qu’il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné, c’est-à-dire vers une heure.

Les dames reparurent et l’on mangea quelque peu, malgré l’inquiétude. Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée.

On achevait le café quand l’ordonnance vint chercher ces messieurs.

Loiseau se joignit aux deux premiers ; mais comme on essayait d’entraîner Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara fièrement qu’il entendait n’avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette.

Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle chambre de l’auberge où l’officier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux.

Au bout de quelques instants il dit enfin :

— Qu’est-ce que fous foulez ?

Le comte prit la parole :

— Nous désirons partir, Monsieur.

— Non.

— Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?

— Parce que che ne feux pas.

— Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe ; et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.

— Che ne feux pas… foilà tout… Fous poufez tescentre.

S’étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent.

 

L’après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d’Allemand ; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine et l’on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder comme otages — mais dans quel but ? — ou les emmener prisonniers ? ou, plutôt, leur demander une rançon considérable ? À cette pensée, une panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d’or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.

Le comte battit les cartes — donna — Boule de Suif avait trente-et-un d’emblée ; et bientôt l’intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s’aperçut que le ménage Loiseau s’entendait pour tricher.

Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut ; et, de sa voix graillonnante, il prononça : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a pas encore changé d’avis. »

Boule de Suif resta debout, toute pâle ; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu’elle ne pouvait plus parler. Enfin elle éclata : « Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais. »

 

Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée, sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle résista d’abord ; mais l’exaspération domina bientôt : « Ce qu’il veut ?… ce qu’il veut ? Il veut coucher avec moi ! » cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l’indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C’était une clameur de réprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous pour la résistance, comme si l’on eût demandé à chacun une partie du sacrifice exigé d’elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante. Les bonnes sœurs, qui ne se montraient qu’aux repas, avaient baissé la tête et ne disaient rien.

 

On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée ; mais on parla peu : on songeait.

Les dames se retirèrent de bonne heure ; et les hommes, tout en fumant, organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu’on avait l’intention d’interroger habilement sur les moyens à employer pour vaincre la résistance de l’officier. Mais il ne songeait qu’à ses cartes, sans rien écouter, sans rien répondre ; et il répétait sans cesse : « Au jeu, messieurs, au jeu. » Son attention était si tendue qu’il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d’orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l’asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu’aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.

Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était « du matin », toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était « du soir », toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria : « Tu placeras mon lait de poule devant le feu, » et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu’on n’en pouvait rien tirer, on déclara qu’il était temps de s’en aller, et chacun gagna son lit.

 

On se leva encore d’assez bonne heure le lendemain avec un espoir indéterminé, un désir plus grand de s’en aller, une terreur du jour à passer dans cette horrible petite auberge.

Hélas ! les chevaux restaient à l’écurie, le cocher demeurait invisible. On alla, par désœuvrement, tourner autour de la voiture.

Le déjeuner fut bien triste ; et il s’était produit comme un refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à cette fille, maintenant, de n’avoir pas été trouver secrètement le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses compagnons. Quoi de plus simple ? Qui l’eût su, d’ailleurs ? Elle aurait pu sauver les apparences en faisant dire à l’officier qu’elle prenait en pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d’importance !

Mais personne n’avouait encore ces pensées.

 

Dans l’après-midi, comme on s’ennuyait à périr, le comte proposa de faire une promenade aux alentours du village. Chacun s’enveloppa avec soin et la petite société partit, à l’exception de Cornudet, qui préférait rester près du feu, et des bonnes sœurs, qui passaient leurs journées dans l’église ou chez le curé.

Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et les oreilles ; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était une souffrance ; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le monde aussitôt retourna, l’âme glacée et le cœur serré.

Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu derrière.

Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette « garce-là » allait les faire rester longtemps encore dans un pareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu’on ne pouvait exiger d’une femme un sacrifice aussi pénible, et qu’il devait venir d’elle-même. M. Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu’à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux.

— « Si l’on se sauvait à pied, » dit Loiseau.

Le comte haussa les épaules :

— « Y songez-vous, dans cette neige ? avec nos femmes ? Et puis nous serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés prisonniers à la merci des soldats. »

C’était vrai ; on se tut.

 

Les dames parlaient toilette ; mais une certaine contrainte semblait les désunir.

Tout à coup, au bout de la rue, l’officier parut. Sur la neige qui fermait l’horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier aux militaires qui s’efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirées.

Il s’inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.

Boule de Suif était devenue rouge jusqu’aux oreilles ; et les trois femmes mariées ressentaient une grande humiliation d’être ainsi rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu’il avait si cavalièrement traitée.

 

Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, qui avait connu beaucoup d’officiers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-là pas mal du tout ; elle regrettait même qu’il ne fût pas Français, parce qu’il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes assurément raffoleraient.

Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux, dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le temps.

 

On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des cœurs exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif.

Une cloche tinta. C’était pour un baptême. La grosse fille avait un enfant élevé chez des paysans d’Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l’an, et n’y songeait jamais ; mais la pensée de celui qu’on allait baptiser lui jeta au cœur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie.

Aussitôt qu’elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu’à la fin il fallait décider quelque chose. Loiseau eut une inspiration : il était d’avis de proposer à l’officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir les autres.

M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il redescendit presque aussitôt. L’Allemand, qui connaissait la nature humaine, l’avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde tant que son désir ne serait pas satisfait.

Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata : — « Nous n’allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c’est son métier, à cette gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu’elle n’a pas le droit de refuser l’un plutôt que l’autre. Je vous demande un peu, ça a pris tout ce qu’elle a trouvé dans Rouen, même des cochers ! oui, madame, le cocher de la préfecture ! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la maison. Et aujourd’hui qu’il s’agit de nous tirer d’embarras, elle fait la mijaurée, cette morveuse !… Moi, je trouve qu’il se conduit très bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps ; et nous étions là trois qu’il aurait sans doute préférées. Mais non, il se contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. Songez donc, il est le maître. Il n’avait qu’à dire : « Je veux », et il pouvait nous prendre de force avec ses soldats. »

Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se sentait déjà prise de force par l’officier.

Les hommes, qui discutaient à l’écart, se rapprochèrent. Loiseau, furibond, voulait livrer « cette misérable » pieds et poings liés, à l’ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d’ambassadeurs, et doué d’un physique de diplomate, était partisan de l’habileté : « Il faudrait la décider », — dit-il.

 

Alors on conspira.

Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion devint générale, chacun donnant son avis. C’était fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, des subtilités d’expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un étranger n’aurait rien compris, tant les précautions du langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s’épanouissaient dans cette aventure polissonne, s’amusaient follement au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l’amour avec la sensualité d’un cuisinier gourmand qui prépare le souper d’un autre.

La gaieté revenait d’elle-même, tant l’histoire leur semblait drôle à la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien dites qu’elles faisaient sourire. À son tour Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point ; et la pensée brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits : « Puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre ? » La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu’à sa place elle refuserait celui-là moins qu’un autre.

On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du rôle qu’il jouerait, des arguments dont il s’appuierait, des manœuvres qu’il devrait exécuter. On régla le plan des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l’assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir l’ennemi dans la place.

 

Cornudet cependant restait à l’écart, complètement étranger à cette affaire.

Une attention si profonde tendait les esprits, qu’on n’entendit point rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger : « Chut ! » qui fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et un certain embarras empêcha d’abord de lui parler. La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicités des salons, l’interrogea : « Était-ce amusant, ce baptême ? »

La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les attitudes, et l’aspect même de l’église. Elle ajouta : « C’est si bon de prier quelquefois. »

Cependant, jusqu’au déjeuner, ces dames se contentèrent d’être aimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils.

Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d’abord une conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les réduisant à des servilités d’esclave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l’imagination de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.

On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s’était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l’heure du rendez-vous fatal.

Et tout cela s’était raconté d’une façon convenable et modérée, où parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l’émulation.

On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques.

Les deux bonnes sœurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne disait rien.

Pendant toute l’après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu de l’appeler « madame » comme on avait fait jusque-là, on lui disait simplement « mademoiselle », sans que personne sût bien pourquoi, comme si l’on avait voulu la faire descendre d’un degré dans l’estime qu’elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.

 

Au moment où l’on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa phrase de la veille : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a point encore changé d’avis. »

Boule de Suif répondit sèchement : « Non, monsieur. »

Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes sœurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais l’Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C’était un argument puissant : la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un habit ecclésiastique, soit simplement par l’effet d’une inintelligence heureuse, d’une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-là n’était pas troublée par les tâtonnements de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer ; sa foi n’hésitait jamais ; sa conscience n’avait point de scrupules.

Elle trouvait tout simple le sacrifice d’Abraham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d’En Haut ; et rien, à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l’intention était louable. La comtesse, mettant à profit l’autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale : « La fin justifie les moyens. »

Elle l’interrogeait.

— Alors, ma sœur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur ?

— Qui pourrait en douter, madame ? Une action blâmable en soi devient souvent méritoire par la pensée qui l’inspire.

Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s’intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère.

Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, d’elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère sœur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu’elles étaient arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Français pouvaient mourir qu’elles auraient sauvés peut-être ! C’était sa spécialité, à elle, de soigner les militaires ; elle avait été en Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des remous des batailles, et, mieux qu’un chef, dompter d’un mot les grands soudards indisciplinés ; une vraie bonne sœur Ran-tan-plan dont la figure ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des dévastations de la guerre.

Personne ne dit rien après elle, tant l’effet semblait excellent.

Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu’assez tard dans la matinée.

 

 

Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le temps de germer et de pousser ses fruits.

La comtesse proposa de faire une promenade dans l’après-midi ; alors le comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura derrière les autres, avec elle.

Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les hommes posés emploient avec les filles, l’appelant : « ma chère enfant », la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question :

— Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre vie ?

Boule de Suif ne répondit rien.

Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il sut rester « monsieur le comte », tout en se montrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu’elle leur rendrait, parla de leur reconnaissance ; puis soudain, la tutoyant gaiement : — « Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d’avoir goûté d’une jolie fille comme il n’en trouvera pas beaucoup dans son pays. »

Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société.

Aussitôt rentrée, elle monta chez elle et ne reparut plus. L’inquiétude était extrême. Qu’allait-elle faire ? Si elle résistait, quel embarras !

L’heure du dîner sonna ; on l’attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu’on pouvait se mettre à table. Tout le monde dressa l’oreille. Le comte s’approcha de l’aubergiste, et, tout bas : « Ça y est ? — Oui. » Par convenance, il ne dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria : « Saperlipopette ! je paye du champagne si l’on en trouve dans l’établissement » ; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement communicatif et bruyant ; une joie égrillarde emplissait les cœurs. Le comte parut s’apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut vive, enjouée, pleine de traits.

Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla : « Silence ! » Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il tendit l’oreille en faisant « Chut ! » des deux mains, leva les yeux vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle : « Rassurez-vous, tout va bien. »

On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa.

 

Au bout d’un quart d’heure il recommença la même farce, la renouvela souvent dans la soirée ; et il faisait semblant d’interpeller quelqu’un à l’étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour soupirer : « Pauvre fille ; » ou bien il murmurait entre ses dents d’un air rageur : « Gueux de Prussien, va ! » Quelquefois, au moment où l’on n’y songeait plus, il poussait, d’une voix vibrante, plusieurs : « Assez ! assez ! » et ajoutait, comme se parlant à lui-même : « Pourvu que nous la revoyions ; qu’il ne l’en fasse pas mourir, le misérable ! »

Bien que ces plaisanteries fussent d’un goût déplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l’indignation dépend des milieux comme le reste, et l’atmosphère qui s’était peu à peu créée autour d’eux était chargée de pensées grivoises.

Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et discrètes. Les regards luisaient ; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie des naufragés qui voient s’ouvrir une route vers le sud.

Loiseau, lancé, se leva, un verre de champagne à la main : « Je bois à notre délivrance ! » Tout le monde fut debout ; on l’acclamait. Les deux bonnes sœurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n’avaient jamais goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, mais que c’était plus fin cependant.

Loiseau résuma la situation.

— C’est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu’on pourrait pincer un quadrille.

Cornudet n’avait pas dit un mot, pas fait un geste ; il paraissait même plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d’un geste furieux, sa grande barbe qu’il semblait vouloir allonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant : « Vous n’êtes pas farce, vous, ce soir ; vous ne dites rien, citoyen ? » Mais Cornudet releva brusquement la tête, et, parcourant la société d’un regard luisant et terrible : « Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie ! » Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois : « Une infamie ! » et disparut.

Cela jeta un froid d’abord. Loiseau, interloqué, restait bête ; mais il reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant : « Ils sont trop verts, mon vieux, ils sont trop verts. » Comme on ne comprenait pas, il raconta les « mystères du corridor ». Alors il y eut une reprise de gaieté formidable. Ces dames s’amusaient comme des folles. Le comte et M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire.

— Comment ! vous êtes sûr ? Il voulait…

— Je vous dis que je l’ai vu.

— Et, elle a refusé…

— Parce que le Prussien était dans la chambre à côté.

— Pas possible ?

— Je vous le jure.

Le comte étouffait. L’industriel se comprimait le ventre à deux mains. Loiseau continuait :

— Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du tout.

Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés.

On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que « cette chipie » de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée : « Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l’uniforme, qu’il soit Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n’est pas une pitié, Seigneur Dieu ! »

 

Et toute la nuit, dans l’obscurité du corridor coururent comme des frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des souffles, des effleurements de pieds nus, d’imperceptibles craquements. Et l’on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là ; il trouble, dit-on, le sommeil.

Le lendemain, un clair soleil d’hiver rendait la neige éblouissante. La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu’une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d’un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu’ils éparpillaient.

Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage.

 

On n’attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.

Elle semblait un peu troublée, honteuse ; et elle s’avança timidement vers ses compagnons, qui, tous, d’un même mouvement, se détournèrent comme s’ils ne l’avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras de sa femme et l’éloigna de ce contact impur.

La grosse fille s’arrêta, stupéfaite ; alors, ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d’un « bonjour, madame » humblement murmuré. L’autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu’elle accompagna d’un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l’on se tenait loin d’elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu’elle avait occupée pendant la première partie de la route.

On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître ; mais Mme Loiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari : « Heureusement que je ne suis pas à côté d’elle. »

La lourde voiture s’ébranla, et le voyage recommença.

On ne parla point d’abord. Boule de Suif n’osait pas lever les yeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d’avoir cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l’avait hypocritement jetée.

Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce pénible silence.

— Vous connaissez, je crois, Mme d’Étrelles ?

— Oui, c’est une de mes amies.

— Quelle charmante femme !

— Ravissante ! Une vraie nature d’élite, fort instruite d’ailleurs, et artiste jusqu’au bout des doigts ; elle chante à ravir et dessine dans la perfection.

Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait : « Coupon — échéance — prime — à terme. »

Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l’auberge, engraissé par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa femme.

Les bonnes sœurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur vague murmure comme pour une course d’oremus ; et de temps en temps elles baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu.

Cornudet songeait, immobile.

 

Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : « Il fait faim », dit-il.

Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d’où elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent à manger.

— Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C’était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, pour indiquer qu’un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d’autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé : « faits divers » sur sa pâte onctueuse.

Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l’ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l’une quatre œufs durs et de l’autre le croûton d’un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là-dedans, des étoiles.

Boule de Suif, dans la hâte et l’effarement de son lever, n’avait pu songer à rien ; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d’abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait aux lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspération l’étranglait.

Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu’ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, roulèrent lentement sur ses joues. D’autres les suivirent plus rapides, coulant comme des gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne la verrait pas.

Mais la comtesse s’en aperçut et prévint son mari d’un signe. Il haussa les épaules comme pour dire : « Que voulez-vous, ce n’est pas ma faute. » Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura : « Elle pleure sa honte. »

Les deux bonnes sœurs s’étaient remises à prier, après avoir roulé dans un papier le reste de leur saucisson.

Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longues jambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la Marseillaise.

Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l’air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie. Il s’en aperçut, ne s’arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles :

Amour sacré de la patrie,
Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,
Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !

 

On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu’à Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obscurité profonde de la voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d’un bout à l’autre, à se rappeler chaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure.

Et Boule de Suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot, qu’elle n’avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.

 

 

FIN

6 juin 2013

Le joueur d'échecs, Stefan Zweig

400 copie

 

◄►

 

                Sur le grand paquebot qui à minuit devait quitter New York à destination de Buenos-Aires, régnait le va-et-vient habituel du dernier moment. Les passagers embarquaient, escortés d’une foule d’amis ; des porteurs de télégrammes, la casquette sur l’oreille, jetaient des noms à travers les salons ; on amenait des malles et des fleurs, des enfants curieux couraient du haut en bas du navire, pendant que l’orchestre accompagnait imperturbablement ce grand spectacle, sur le pont. Un peu à l’écart du mouvement, je m’entretenais avec un ami, sur le pont-promenade, lorsque deux ou trois éclairs jaillirent tout près de nous – apparemment, un personnage de marque que les reporters interviewaient et photographiaient encore, juste avant le départ. Mon compagnon regarda dans cette direction et sourit : « Vous avez à bord un oiseau rare : Czentovic. » Et, comme je n’avais pas vraiment l’air de comprendre ce qu’il voulait dire, il ajouta en guise d’explication : « Mirko Czentovic, le champion mondial des échecs. Il a traversé les États-Unis d’est en ouest, sortant vainqueur de tous les tournois, et maintenant il s’en va cueillir de nouveaux lauriers en Argentine. »

 

Je me souvins alors de ce jeune champion et de quelques particularités de sa fulgurante carrière. Mon ami, qui lisait les journaux mieux que moi, compléta mes souvenirs d’une quantité d’anecdotes.

 

Il y avait environ un an, Czentovic était devenu tout d’un coup l’égal des maîtres les plus célèbres de l’échiquier, comme Aljechin, Capablanca, Tartakower, Lasker ou Bogoljubow. Depuis qu’en 1922 Rzecewski, le jeune prodige de sept ans, s’était distingué au tournoi de New York, on n’avait vu personne d’aussi obscur attirer avec autant d’éclat l’attention du monde sur l’illustre confrérie des joueurs d’échecs. Car les facultés intellectuelles de Czentovic n’eussent permis en aucune façon de lui prédire un brillant avenir. D’abord tenu secret, le bruit courut bientôt que ce champion était incapable en privé d’écrire une phrase, même dans sa propre langue, sans faire des fautes d’orthographe, et que, selon la raillerie d’un partenaire rageur, « son inculture dans tous les domaines était universelle ». Czentovic était le fils d’un misérable batelier slave du Danube, dont la toute petite embarcation fut coulée une nuit par un vapeur chargé de blé. Son père mourut ; l’enfant qui avait alors douze ans, fut recueilli par le charitable curé de son village et l’excellent prêtre s’efforça honnêtement de faire répéter à ce garçon au large front, apathique et taciturne, les leçons qu’il n’arrivait pas à retenir à l’école. Mais ses tentatives demeurèrent vaines. Mirko fixait d’un œil vide les caractères d’écriture qu’on lui avait déjà expliqués cent fois ; son cerveau fonctionnant avec effort était impuissant à assimiler, même les notions les plus élémentaires. À quatorze ans, il s’aidait encore de ses doigts pour compter et quelques années après, il ne lisait encore un livre ou un journal qu’au prix des plus grands efforts. On n’eût pu dire cependant qu’il y mettait de la mauvaise volonté ou de l’entêtement. Il faisait avec docilité ce qu’on lui ordonnait, portait l’eau, fendait le bois, travaillait aux champs, nettoyait la cuisine ; bref, il rendait consciencieusement, bien qu’avec une lenteur exaspérante, tous les services qu’on lui demandait. Mais ce qui chagrinait surtout le bon curé, c’était l’indifférence totale de son bizarre protégé. Il n’entreprenait rien de son propre chef, ne posait jamais une question, ne jouait pas avec les garçons de son âge et ne s’occupait jamais spontanément, si on ne lui demandait rien ; sitôt sa besogne finie, on voyait Mirko s’asseoir quelque part dans la chambre, avec cet air absent et vague des moutons au pâturage, sans prendre le moindre intérêt à ce qui se passait autour de lui. Le soir, le curé allumant sa longue pipe rustique, faisait avec le maréchal des logis ses trois parties d’échecs quotidiennes. L’adolescent approchait alors de la table sa tignasse blonde et fixait en silence l’échiquier, avec des yeux qu’on croyait endormis et indifférents sous leurs lourdes paupières.

 

Un soir d’hiver, tandis que les deux partenaires étaient plongés dans leur jeu, on entendit tinter de plus en plus près les clochettes d’un traîneau qui glissait à fond de train dans la rue. Un paysan, la casquette blanche de neige, entra précipitamment, demandant au prêtre s’il pouvait venir sur-le-champ administrer l’extrême-onction à sa vieille mère qui se mourait. Le curé le suivit sans tarder. Le maréchal des logis, qui n’avait pas encore vidé son verre de bière, ralluma encore une dernière pipe et se mit en devoir de renfiler ses lourdes bottes pour s’en aller, lorsqu’il s’aperçut tout à coup que le regard de Mirko restait obstinément fixé sur l’échiquier et la partie commencée.

« Eh bien ! veux-tu la finir ? » dit-il en plaisantant, car il était persuadé que le jeune endormi ne saurait pas déplacer un seul pion correctement sur l’échiquier. Le garçon leva timidement la tête, fit signe que oui, et s’assit à la place du curé. En quatorze coups, voilà le maréchal des logis battu et en plus, obligé de reconnaître qu’il ne devait pas sa défaite à une négligence de sa part. La seconde partie tourna de même.

« Mais c’est l’âne de Balaam ! » s’écria l’ecclésiastique stupéfait, lorsqu’il rentra. Et il expliqua au maréchal des logis, moins versé que lui dans les Écritures, comment, deux mille ans auparavant, semblable miracle s’était produit, une créature muette ayant soudain prononcé des paroles pleines de sagesse. Malgré l’heure avancée, le curé ne put réprimer son envie de se mesurer avec son protégé. Mirko le battit lui aussi aisément. Il avait un jeu lent, tenace, imperturbable, et ne relevait jamais son large front, penché sur l’échiquier. Mais la sûreté de sa tactique était indiscutable ; ni le maréchal des logis ni le curé ne parvinrent, les jours suivants, à gagner une seule partie contre lui. Le prêtre, qui connaissait mieux que personne le retard de son pupille dans d’autres domaines, devint extrêmement curieux de savoir si ce don singulier se confirmerait face à des adversaires plus sérieux. Il conduisit Mirko chez le barbier du village, fit tailler sa tignasse couleur de paille, pour le rendre plus présentable ; après quoi, il l’emmena en traîneau à la petite ville voisine. Il connaissait là quelques joueurs d’échecs enragés, plus forts que lui, et toujours attablés dans un coin du café de la Grand-Place. Quand le curé entra, poussant devant lui ce garçon de quinze ans aux cheveux blonds, aux joues rouges, les épaules couvertes d’une peau de mouton retournée et chaussé de grosses bottes lourdes, les habitués ouvrirent de grands yeux. Le jeune gars resta planté là, le regard timidement baissé, jusqu’à ce qu’on l’appelât à l’une des tables d’échecs. Il perdit la première partie, n’ayant jamais vu son excellent protecteur pratiquer ce qu’on appelle l’ouverture sicilienne. La seconde fois, il faisait déjà partie nulle contre le meilleur joueur de la société, et dès la troisième et la quatrième, il les battait tous l’un après l’autre.

 

C’est ainsi qu’une petite ville de province yougoslave fut le théâtre d’un événement des plus palpitants et que ses notables au grand complet assistèrent aux débuts sensationnels de ce champion villageois. À l’unanimité, on décida de retenir en ville le jeune prodige jusqu’au lendemain, pour pouvoir informer de sa présence les autres membres du club, et surtout pour prévenir dans son château le vieux comte Simczic, un fanatique du jeu d’échecs. Le curé, qui regardait son pupille avec une fierté toute nouvelle, ne pouvait cependant pas, malgré la joie de cette découverte, négliger ses devoirs dominicaux ; il se déclara prêt à laisser Mirko à ces messieurs, pour qu’il fît mieux encore ses preuves. Le jeune Czentovic fut alors installé à l’hôtel, aux frais des joueurs, et il vit ce soir-là pour la première fois de sa vie un cabinet muni d’une chasse d’eau... Le dimanche après-midi suivant, dans une salle comble, Mirko demeura assis sans bouger quatre heures durant devant l’échiquier et sans prononcer une parole, ni même lever les yeux, il vainquit tous ses adversaires. Quelqu’un proposa une partie simultanée. On eut mille peines à expliquer au rustaud qu’on entendait par là le faire jouer seul contre plusieurs partenaires. Mais sitôt que Mirko eut compris le principe, il s’exécuta sans retard, alla lentement d’une table à l’autre en faisant craquer ses gros souliers et pour finir, gagna sept parties sur les huit.

 

Alors commencèrent de longues délibérations. Bien que le nouveau champion ne fût pas un ressortissant de la ville au sens étroit du mot, l’esprit de clocher se réveilla très fort. Qui sait si la petite localité, dont l’existence était à peine relevée sur la carte, n’allait pas s’illustrer pour la première fois en donnant au monde un homme célèbre ? Un impresario nommé Keller, qui s’occupait d’habitude seulement de fournir des chansons et des chanteuses au cabaret de la garnison, s’offrit à conduire le jeune phénomène à Vienne, chez un maître remarquable, disait-il, qui achèverait de l’initier à son art – il fallait seulement que l’on voulût bien pourvoir aux frais d’un an de séjour dans la capitale. Le comte Simczic, qui, en soixante ans de pratique quotidienne, n’avait jamais rencontré d’adversaire aussi étonnant, signa un chèque sur-le-champ. Ainsi commença l’extraordinaire carrière de ce fils de batelier.

 

En six mois, Mirko apprit tous les secrets de la technique du jeu d’échecs : ses connaissances étaient étroitement limitées, il est vrai, et l’on devait en rire souvent dans les cercles qu’il fréquenta par la suite. Car Czentovic ne parvint jamais à jouer une seule partie dans l’abstrait, ou, comme on dit, à l’aveugle. Il était absolument incapable de se représenter l’échiquier en imagination dans l’espace. Il avait toujours besoin de voir devant lui, réelles et palpables, les soixante-quatre cases noires et blanches, et les trente-deux figures du jeu. Même lorsqu’il fut célèbre dans le monde entier, il prenait avec lui un échiquier de poche, pour mieux se mettre dans l’œil la position des pièces, s’il voulait résoudre un problème ou reconstituer une partie de maître. Ce défaut, négligeable en lui-même, décelait assez son manque d’imagination, et on le commentait vivement dans le milieu qui l’entourait, comme on eût fait, parmi les musiciens, d’un virtuose ou d’un chef d’orchestre distingué qui se fût montré incapable de jouer ou de diriger sans avoir la partition ouverte devant lui. Mais cette particularité ne retarda nullement les stupéfiants progrès de Mirko. À dix-sept ans, il avait déjà remporté une douzaine de prix ; à dix-huit ans, il était champion de Hongrie ; et enfin à vingt ans, champion du monde. Les plus hardis joueurs, ceux qui par l’intelligence, l’imagination et l’audace dépassaient infiniment Czentovic, ne purent résister à son implacable et froide logique, pas plus que Napoléon devant le lourd Koutousow, ou Annibal devant Fabius Cunctator, dont Tite-Live rapporte qu’il présentait lui aussi dans son jeune âge des signes frappants d’indifférence et d’imbécillité. L’illustre galerie des maîtres de l’échiquier comprenait jusqu’alors les types de haute intelligence les plus divers, des philosophes, des mathématiciens, cerveaux imaginatifs et souvent créateurs ; pour la première fois un personnage étranger au monde de l’esprit y figura désormais sous les traits de ce rustre lourdaud et taciturne, auquel les plus habiles journalistes ne parvinrent jamais à soutirer le moindre mot qui pût servir à leurs articles. Il est vrai qu’on se rattrapait largement en anecdotes sur son compte. Car, si la maîtrise de Czentovic était incontestable devant l’échiquier, il devenait dès l’instant qu’il le quittait, un individu comique et presque grotesque, en dépit de son cérémonieux habit noir et de ses cravates pompeusement ornées d’une perle un peu voyante. Malgré ses mains soignées aux ongles laborieusement polis, il gardait les manières et le maintien du jeune paysan borné qui balayait autrefois la chambre du curé de son village. Avec un maladroit et impudent cynisme, qui faisait tour à tour la joie et le scandale de ses collègues, il ne songeait qu’à tirer tout l’argent possible de son talent et de son renom. Sa cupidité ne reculait devant aucune mesquinerie, fût-ce la plus ordinaire. Il voyageait beaucoup, mais descendait toujours dans les hôtels de troisième ordre, et acceptait de jouer dans les clubs les plus ignorés, pourvu qu’il touchât ses honoraires. On le vit sur une affiche faire la réclame d’un savon et, sans se soucier des moqueries de ses concurrents qui le savaient incapable d’écrire trois phrases correctement, il vendit sa signature à un éditeur qui publiait une « philosophie du jeu d’échecs ». En réalité, l’ouvrage était écrit par un obscur étudiant de Galicie pour cet éditeur, habile homme d’affaires. Comme tous les têtus, Czentovic n’avait aucun sens du ridicule. Depuis qu’il était champion du monde, il se croyait le personnage le plus important de l’humanité, et la conscience qu’il avait de ses victoires sur des hommes intelligents, brillants causeurs et grands clercs en écriture, le fait tangible surtout qu’il gagnait plus gros qu’eux dans leur propre domaine, transformèrent sa timidité native en une froide présomption qu’il étalait souvent grossièrement.

« Mais comment un si prompt succès n’eût-il pas grisé une cervelle aussi vide ? » conclut mon ami, après m’avoir conté quelques traits caractéristiques de la puérile suffisance de Czentovic. « Comment voulez-vous qu’un petit paysan du Banat, âgé de vingt et un ans, ne soit pas ivre de vanité en voyant qu’il lui suffit de déplacer des pièces sur une planche à carreaux pour gagner, en une semaine, plus d’argent que tous les habitants de son hameau n’en gagnent en une année de bûcheronnage et autres travaux éreintants ? Et puis, n’est-il pas diablement aisé, en fait, de se prendre pour un grand homme quand on ne soupçonne pas le moins du monde qu’un Rembrandt, un Beethoven, un Dante ou un Napoléon ont jamais existé ? Ce gaillard ne sait qu’une chose, derrière son front barré, c’est que depuis des mois, il n’a pas perdu une seule partie d’échecs, et comme précisément il ne soupçonne pas qu’il y a d’autres valeurs en ce monde que les échecs et l’argent, il a toutes les raisons d’être enchanté de lui-même. »

Ces propos de mon ami ne manquèrent pas d’exciter ma curiosité. Les monomaniaques de tout poil, les gens qui sont possédés par une seule idée m’ont toujours spécialement intrigué, car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l’infini. Ces gens-là, qui vivent solitaires en apparence, construisent avec leurs matériaux particuliers et à la manière des termites, des mondes en raccourci d’un caractère tout à fait remarquable. Aussi déclarai-je mon intention d’observer de près ce singulier spécimen de développement intellectuel unilatéral, et de bien employer à cet effet les douze jours de voyage qui nous séparaient de Rio.

« Vous avez peu de chances, pourtant, de parvenir à vos fins », me prévint mon ami. « Personne, que je sache, n’a encore réussi à tirer de Czentovic le moindre indice d’ordre psychologique. Derrière son insondable bêtise, ce rustre est assez malin pour ne jamais se compromettre. C’est bien simple : il évite toute conversation, hormis celle des compatriotes de sa région qu’il rencontre dans les petites auberges où il fréquente. Sitôt qu’il flaire un homme instruit, il rentre dans sa coquille : ainsi personne ne peut se vanter de l’avoir entendu dire une sottise ou d’avoir mesuré l’étendue de son ignorance, que l’on dit universelle. »

 

L’expérience devait justifier ces paroles. Pendant les premiers jours du voyage, je dus reconnaître qu’il était tout à fait impossible d’approcher Czentovic, à moins de se montrer d’une grossière indiscrétion qui n’est ni de mon goût, ni dans mes habitudes. Il se promenait parfois sur le pont-promenade, mais c’était toujours d’un air absorbé et farouche, les mains croisées derrière le dos, dans l’attitude où un tableau bien connu représente Napoléon ; au surplus, il quittait les lieux avec tant de brusquerie et de précipitation, après ces déambulations douteuses, qu’il eût fallu le suivre au trot pour pouvoir lui adresser la parole. Dans les divers salons, on ne le voyait jamais ni au bar, ni au fumoir. Le steward me confia discrètement qu’il passait le plus clair de son temps dans sa cabine, à s’entraîner ou à répéter une partie devant un grand échiquier.

Trois jours suffirent à me convaincre que sa tactique défensive était plus habile que ma volonté de l’aborder ; j’en fus très contrarié. Je n’avais encore jamais eu l’occasion de connaître personnellement un champion d’échecs, et plus je m’efforçais de m’en représenter un, moins j’y parvenais. Comment se figurer l’activité d’un cerveau exclusivement occupé, sa vie durant, d’une surface composée de soixante-quatre cases noires et blanches ? Assurément je connaissais par expérience le mystérieux attrait de ce « jeu royal », le seul entre tous les jeux inventés par les hommes, qui échappe souverainement à la tyrannie du hasard, le seul où l’on ne doive sa victoire qu’à son intelligence ou plutôt à une certaine forme d’intelligence. Mais n’est-ce pas déjà le limiter injurieusement que d’appeler les échecs, un jeu ? N’est-ce pas aussi une science, un art, ou quelque chose qui, comme le cercueil de Mahomet entre ciel et terre, est suspendu entre l’un et l’autre, et qui réunit un nombre incroyable de contraires ? L’origine s’en perd dans la nuit des temps, et cependant il est toujours nouveau ; sa marche est mécanique, mais elle n’a de résultat que grâce à l’imagination ; il est étroitement limité dans un espace géométrique fixe, et pourtant ses combinaisons sont illimitées. Il poursuit un développement continuel, mais il reste stérile : c’est une pensée qui ne mène à rien, une mathématique qui n’établit rien, un art qui ne laisse pas d’œuvre, une architecture sans matière ; et il a prouvé néanmoins qu’il était plus durable, à sa manière, que les livres ou que tout autre monument, ce jeu unique qui appartient à tous les peuples et à tous les temps, et dont personne ne sait quel dieu en fit don à la terre pour tuer l’ennui, pour aiguiser l’esprit et stimuler l’âme. Où commence-t-il, où finit-il ? Un enfant peut en apprendre les premières règles, un ignorant s’y essayer et acquérir, dans le carré limité de l’échiquier, une maîtrise d’un genre unique, s’il a reçu ce don spécial. La patience, l’idée subite et la technique s’y joignent dans une certaine proportion très précise à une vue pénétrante des choses, pour faire des trouvailles comme on en fait dans les mathématiques, la poésie, ou la musique – en se conjuguant simplement, peut-être, d’une autre façon. Jadis, la passion de la physiognomonie eût peut-être poussé un Gall à disséquer les cerveaux de champions d’échecs d’une telle espèce pour voir si la matière grise de pareils génies ne présentait pas une circonvolution particulière qui la distinguât des autres, une sorte de muscle ou de bosse des échecs. Combien l’eût intéressé ce cas d’un Czentovic en qui ce don spécifique s’alliait à une paresse intellectuelle totale, comme un seul filon d’or qui court dans une énorme roche brute ! Certes, je comprenais dans le principe qu’un jeu si particulier, si génial, pût susciter une sorte de matadors, mais comment concevoir la vie d’une intelligence tout entière réduite à cet étroit parcours, uniquement occupée à faire avancer et reculer trente-deux pièces sur des carreaux noirs et blancs, engageant dans ce va-et-vient toute la gloire de sa vie ! Comment s’imaginer un homme qui considère déjà comme un exploit le fait d’ouvrir le jeu avec le cavalier plutôt qu’avec un simple pion, et qui inscrit sa pauvre petite part d’immortalité au coin d’un livre consacré aux échecs – un homme donc, un homme doué d’intelligence, qui puisse, sans devenir fou, et pendant dix, vingt, trente, quarante ans, tendre de toute la force de sa pensée vers ce but ridicule : acculer un roi de bois dans l’angle d’une planchette !

 

Et maintenant qu’un pareil phénomène, un aussi singulier génie ou, si l’on préfère, un fou aussi énigmatique se trouvait pour la première fois tout près de moi, sur le même bateau, à six cabines de la mienne, je me voyais refuser la possibilité de l’approcher, moi qui pour mon malheur ai toujours eu une curiosité passionnée pour les choses de l’esprit. Je me mis à inventer les stratagèmes les plus absurdes : si je lui demandais une interview pour un prétendu grand journal, histoire de chatouiller sa vanité ? Ou bien, si je lui proposais un lucratif tournoi en Écosse, en misant sur l’appât du gain ? Finalement, je me souvins de la méthode la plus éprouvée pour le chasseur, qui attire le coq de bruyère en imitant son cri, à la saison des amours ; n’était-ce pas en jouant aux échecs qu’assurément on attirait le mieux l’attention d’un joueur d’échecs ?

À vrai dire, je n’ai jamais été un sérieux artiste dans ce domaine, car je ne joue à ce jeu que pour mon plaisir, je ne m’assieds et ne passe une heure devant un échiquier que pour me détendre l’esprit, en refusant tout effort. Je « joue », au sens strict du mot, tandis que les autres, les vrais joueurs d’échecs, le « pratiquent-sérieux », – qu’on me permette ce néologisme audacieux ! En outre, aux échecs, comme en amour, il faut un partenaire, et à ce moment-là, je ne savais s’il y avait à bord d’autres amateurs que nous. Pour les attirer au grand jour, je conçus un piège des plus simples : tel un oiseleur, je m’installai au fumoir, devant un échiquier avec ma femme qui joue encore moins bien que moi. Nous n’avions pas fait six coups qu’en effet, un promeneur puis un autre s’arrêtaient là et nous demandaient la permission de regarder, jusqu’au moment où quelqu’un me pria, comme je le désirais, de faire une partie avec lui. C’était un ingénieur écossais qui s’appelait Mac Connor et qui, me dit-on, avait amassé une grosse fortune en creusant des puits de pétrole en Californie. Trapu, la mâchoire carrée, les dents solides, il devait sans doute en partie la riche coloration de son teint à un goût prononcé pour le whisky. Sa surprenante largeur d’épaules, qui lui donnait l’allure d’un athlète, ne laissait pas de se faire sentir jusque dans son jeu, car M. Mac Connor était de cet espèce d’hommes qui ont réussi et sont si pleins d’eux-mêmes qu’ils ressentent comme une humiliation personnelle de perdre, fût-ce une inoffensive partie d’échecs. Habitué à s’imposer brutalement et gâté par ses réels succès, ce self-made-man massif était si pénétré de sa supériorité qu’il regardait toute opposition comme un désordre et presque comme une injure. Il perdit la première partie de fort mauvaise grâce, et se mit à expliquer, avec une volubile autorité, que sa défaite ne pouvait venir que d’un instant de distraction. À la troisième, il s’en prenait au bruit qu’on faisait dans la chambre voisine : il ne perdit jamais sans réclamer la revanche. Cet acharnement d’amour-propre m’amusa d’abord, puis je n’y vis plus qu’une circonstance secondaire qui ne gênait en rien mon projet d’attirer à notre table le champion du monde.

 

Le troisième jour, mon stratagème réussit, mais à moitié seulement. Czentovic nous avait-il aperçus par un hublot en se promenant sur le pont, ou bien honorait-il par hasard le fumoir de sa présence ce jour-là ? Toujours est-il que nous le vîmes faire malgré lui quelques pas dans notre direction, et jeter, à bonne distance, un œil de connaisseur sur l’échiquier où nous nous mêlions de pratiquer son art. Mac Connor était justement en train de déplacer un pion. Hélas ! ce seul coup suffit à montrer à Czentovic combien nos efforts de dilettantes étaient peu dignes de son royal intérêt. Avec le geste dont on repousse, sans même le feuilleter, un mauvais roman policier à l’étalage d’une librairie, Czentovic s’écarta de notre table et quitta le fumoir. « Pesé et trouvé trop léger », me dis-je en moi-même, un peu froissé par ce regard sec et méprisant. Et, donnant cours à ma mauvaise humeur, je dis à Mac Connor :

« Votre coup ne semble pas avoir enchanté le maître.

– Quel maître ? »

Je lui expliquai que ce monsieur qui venait de passer, près de nous, en jetant sur notre jeu un regard désapprobateur, était Czentovic, le champion mondial des échecs. « Eh bien ! ajoutai-je, nous n’avons plus l’un et l’autre qu’à supporter cet affront et à nous accommoder de son auguste mépris sans en faire une maladie. Les pauvres bougres doivent faire leur cuisine à l’eau. » Mais ces paroles, prononcées avec détachement, eurent sur Mac Connor un effet surprenant. Il se montra aussitôt fort excité et en oublia la partie commencée. La vanité lui gonflait les tempes. Il déclara qu’il n’avait pas eu la moindre idée que Czentovic fût à bord, et qu’il voulait absolument jouer avec lui ; qu’il n’avait encore jamais joué contre un pareil champion, sauf une fois, avec quarante autres, lors d’une partie simultanée qui avait été passionnante, et qu’il avait du reste presque gagnée. Il me demanda si je connaissais l’illustre personnage. Comme je répondais que non, il suggéra que je pourrais l’aborder et le prier de se joindre à nous. Je refusai, alléguant que Czentovic n’était pas, à ma connaissance, très désireux de se faire de nouvelles relations. D’ailleurs, où serait le plaisir d’une partie engagée entre un champion du monde et les joueurs de troisième classe que nous étions ?

 

J’avoue que je n’aurais pas dû employer cette expression de « joueur de troisième classe » devant un homme aussi vaniteux que Mac Connor. Il se rejeta en arrière, déclara sèchement que pour sa part, il ne croyait pas Czentovic capable de décliner l’invitation courtoise d’un gentleman et qu’il allait s’en occuper. Sitôt que je lui eus, à sa requête, brièvement décrit la personne du champion, il s’élança impétueusement à sa recherche sur le pont, abandonnant avec une parfaite indifférence notre échiquier. Je m’aperçus une fois de plus qu’on ne pouvait guère retenir le propriétaire de ces remarquables épaules quand il avait un projet en tête. J’attendis avec un peu d’anxiété. Au bout de dix minutes, Mac Connor revint, et il ne me parut pas beaucoup plus calme.

« Eh bien ? demandai-je.

– Vous aviez raison », me répondit-il, l’air un peu vexé. « Ce monsieur n’est pas très aimable. Je me suis présenté, j’ai décliné mes qualités. Il ne m’a même pas tendu la main. Je me suis efforcé alors de lui expliquer combien nous tous, à bord, serions heureux qu’il acceptât de jouer une partie simultanée contre nous. Il demeura raide comme un piquet et me répondit qu’il regrettait, mais qu’il s’était expressément engagé par contrat, vis-à-vis de son agent, à ne jamais jouer, durant toute sa tournée, sans toucher d’honoraires. Il se voyait donc obligé de demander au minimum deux cent cinquante dollars par partie. »

Je me mis à rire. « Je n’aurais jamais pensé que pousser des pions d’un carreau noir sur un carreau blanc fût une affaire aussi lucrative. J’espère que vous lui avez poliment tiré votre révérence. »

Mais Mac Connor garda tout son sérieux. « La partie aura lieu demain après-midi, à trois heures, dans ce fumoir. J’espère que nous ne nous laisserons pas si facilement battre à plate couture.

– Quoi ? Vous avez accepté ces conditions ? m’écriai-je, consterné.

– Pourquoi pas ? C’est son métier. Si j’avais mal aux dents et qu’il se trouvât un dentiste à bord, je ne lui demanderais pas de m’arracher une dent gratuitement. Czentovic a bien raison d’y aller carrément : dans tous les domaines, les gens vraiment capables ont toujours su faire leurs affaires. Et quant à moi, j’estime que plus un marché est clair, mieux cela vaut. Je préfère payer cash, plutôt que de compter sur les faveurs du sieur Czentovic et d’être obligé de le remercier pour finir. Après tout, à mon club il m’est arrivé déjà de perdre plus de deux cent cinquante dollars en un soir, et cela sans avoir le plaisir de jouer contre un champion du monde. Pour un “joueur de troisième classe”, il n’y a pas de honte à être battu par un Czentovic. » Je fus amusé de voir combien l’amour-propre de Mac Connor avait été profondément blessé par cette innocente expression de « joueur de troisième classe ». Mais puisqu’il était résolu à faire les frais de ce coûteux plaisir, je n’avais rien à objecter contre sa ridicule vanité, puisqu’elle allait enfin me permettre de voir de plus près le singulier personnage qui excitait ma curiosité. Nous nous hâtâmes d’informer de l’événement les quatre ou cinq joueurs d’échecs que nous connaissions à bord, et pour être aussi peu gênés que possible par le flot des badauds, pendant le match prévu, nous fîmes réserver toutes les tables voisines de la nôtre.

 

Le jour suivant, à l’heure convenue, notre petit groupe était au complet. Bien entendu, on donna à Mac Connor la place qui faisait face à celle du maître. Nerveux, l’Écossais allumait cigare sur cigare en consultant sans cesse la pendule. Mais notre illustre champion se fît attendre dix bonnes minutes, ce qui ne m’étonna guère, après les récits de mon ami – et il fit ensuite son apparition avec un insolent aplomb. Il se dirigea vers la table d’un pas tranquille et mesuré. Sans se présenter – « Vous savez qui je suis, et cela ne m’intéresse pas de savoir qui vous êtes », semblait-il nous signifier par cette impolitesse –, il se mit à organiser le jeu avec une sécheresse toute professionnelle. Comme une partie simultanée ordinaire était impossible, faute d’un nombre suffisant d’échiquiers, il proposa que nous jouions tous ensemble contre lui. Après chaque coup, il s’en irait à l’autre bout de la chambre, pour ne pas troubler nos délibérations. Aussitôt que nous aurions joué, nous frapperions sur un verre avec une cuiller pour l’avertir, puisque malheureusement, il n’y avait pas ici de sonnette. Si nous étions d’accord, on fixerait à dix minutes le temps d’intervalle entre deux coups. Nous acceptâmes naturellement toutes ses propositions comme de timides écoliers. Le sort donna les noirs à Czentovic ; en réplique à notre ouverture, il joua son premier coup sans même s’asseoir et s’en fut aussitôt dans le fond de la pièce, à la place qu’il avait choisie pour attendre ; là, il feuilleta négligemment un journal illustré. Le récit détaillé de cette partie offrirait peu d’intérêt. Elle se termina bien sûr comme elle devait se terminer : en vingt-quatre coups, nous étions déjà complètement battus. Quoi d’étonnant à ce qu’un champion mondial ait aisément raison en un tournemain d’une demi-douzaine de joueurs moyens, ou à peine moyens ! Ce qui nous était désagréable, c’était seulement la suffisance avec laquelle Czentovic nous faisait sentir de façon trop évidente sa supériorité. À chaque coup, il ne jetait sur l’échiquier qu’un regard en apparence distrait, nous considérait négligemment, en passant, comme si nous n’étions nous-mêmes que d’inertes pièces de bois, et cette attitude désinvolte faisait involontairement songer au geste avec lequel on lance un os à un chien galeux, en se détournant. S’il avait un peu de délicatesse, me disais-je, il pourrait attirer notre attention sur les fautes que nous faisons, ou bien nous encourager d’un mot aimable. Mais non, la partie terminée, cette machine à jouer aux échecs prononça : « Mat ! », sans plus, puis resta là, immobile et muet, attendant de savoir si nous désirions recommencer. On est toujours dépourvu de moyens devant des épidermes aussi épais, et je m’étais déjà levé, signifiant par là que pour ma part du moins, j’estimais terminé ce divertissement, lorsqu’à mon grand dépit, j’entendis Mac Connor dire à côté de moi, d’une voix tout enrouée : « Revanche ! »

Je fus presque épouvanté de son ton provocant ; en ce moment, Mac Connor faisait en effet plutôt penser à un boxeur qui va assener un coup qu’à un gentleman bien élevé. Était-ce la manière peu agréable dont nous avait traités Czentovic, ou simplement son ambition maladive et irritable ?... toujours est-il que Mac Connor paraissait avoir changé de nature. Rouge jusqu’à la racine des cheveux, les narines dilatées, il transpirait visiblement, et se mordait les lèvres. Un pli profond se creusait de sa bouche à son menton tendu en avant, l’air agressif. Dans ses yeux, je reconnus avec inquiétude cette flamme de folle passion qui ne saisit d’ordinaire que les joueurs de roulette quand, pour la sixième ou septième fois, ils ont misé double sur une couleur qui ne sort pas. À cet instant, je fus certain que cet amour-propre forcené allait lui coûter toute sa fortune, qu’il allait jouer et rejouer sans cesse, en simple ou en doublé, contre Czentovic jusqu’à ce qu’il ait gagné au moins une fois. Et si le champion persévérait, Mac Connor serait pour lui une mine d’or dont il tirerait bien quelques milliers de dollars avant que nous ne soyons à Buenos-Aires.

Czentovic demeura impassible. « Comme il vous plaira, répondit-il poliment. C’est à ces messieurs de prendre les noirs. »

La deuxième partie débuta comme la première à la seule différence que notre cercle s’était élargi et animé de quelques curieux. Mac Connor regardait fixement l’échiquier, on eût dit qu’il voulait magnétiser les pièces pour les mener à la victoire. Je sentais qu’il eût volontiers donné mille dollars pour avoir le plaisir de crier : « mat » à son peu galant adversaire. Bizarrement, il nous communiquait malgré nous quelque chose de sa ténacité acharnée. Nous discutions chaque coup avec plus de passion qu’auparavant, et nous ne nous mettions d’accord qu’au dernier moment pour donner à Czentovic le signal qui le rappelait à notre table. Nous étions parvenus ainsi peu à peu au dix-septième coup et, à notre propre ahurissement la situation se présentait à notre avantage, car, chose incroyable, nous avions réussi à amener le pion de la ligne c jusqu’à l’avant-dernière case c2 : il ne restait qu’à l’avancer en c1 pour faire une nouvelle dame. Nous n’étions, il est vrai, pas tout à fait rassurés devant une chance aussi apparente. À l’unanimité, nous soupçonnions Czentovic, qui devant cet avantage que nous paraissions avoir conquis, voyait évidemment beaucoup plus loin que nous, de nous tendre cet appât avec d’autres intentions. Mais nous eûmes beau chercher et discuter, nous ne pûmes découvrir le traquenard. Finalement, le délai de réflexion réglementaire touchant à sa fin, nous nous décidâmes à risquer le coup. Déjà, Mac Connor poussait le pion, lorsque quelqu’un le saisit brusquement par le bras et lui chuchota avec véhémence : « Pour l’amour du ciel, pas cela ! »

Involontairement, chacun se retourna. Nous vîmes un homme d’environ quarante-cinq ans, au visage étroit et anguleux, que j’avais déjà rencontré sur le pont, et qui m’avait frappé par sa pâleur étrange, son teint presque crayeux. Il avait dû s’approcher de nous durant ces dernières minutes, pendant que nous étions absorbés tout entiers par le problème à résoudre. Sentant nos regards posés sur lui, il ajouta très vite :

« Si vous faites dame maintenant, il vous attaque immédiatement avec le fou en c1, et vous ripostez avec le cavalier. Mais entre-temps, il ira menacer votre tour en d7 avec son pion libre, et même si vous faites échec avec le cavalier, vous êtes perdus et battus en neuf ou dix coups. Ce sont à peu près les positions qu’avaient Aljechin et Bogoljubow lors du grand tournoi de Pistyan en 1922. » Surpris, Mac Connor lâcha la pièce qu’il tenait dans la main et regarda, émerveillé comme nous tous, cet homme qui semblait tomber du ciel, tel un ange sauveur. Pour prévoir neuf coups d’avance qui feraient mat, ce devait être un professionnel distingué, peut-être même un champion concurrent de Czentovic, se rendant au même tournoi. Son arrivée et sa soudaine intervention à un moment aussi critique tenaient presque du miracle. Ce fut Mac Connor qui se ressaisit le premier.

« Que me conseillez-vous ? murmura-t-il, fort excité.

– N’avancez pas maintenant, évitez l’adversaire ! Avant tout, éloignez le roi de la dangereuse ligne g8-h7. Votre partenaire attaquera probablement sur l’autre flanc, mais vous y parerez avec la tour, c8-c4 ; cela lui coûtera deux coups, un pion et sa supériorité. Vous lutterez alors, pion libre contre pion libre et si vous vous défendez bien, vous ferez partie nulle. Vous ne pouvez pas tirer mieux de la situation. »

Nous étions de plus en plus étonnés. La précision autant que la rapidité de ses calculs étaient déconcertantes ; on eût dit que cet homme lisait ses coups dans un livre. La chance inespérée que nous avions maintenant de faire, grâce à lui, partie nulle contre un champion du monde tenait de la magie. D’un commun accord, nous nous écartâmes pour mieux lui laisser voir l’échiquier. Mac Connor lui demanda encore une fois :

« Déplacer le roi de g8 en h7 ?

– Certainement ! Il faut éviter l’adversaire. »

Mac Connor obéit, et nous frappâmes sur le verre. Czentovic s’avança vers notre table de son pas tranquille, et apprécia la riposte d’un coup d’œil. Puis il poussa un pion de h2 en h4, sur l’autre flanc du roi, comme l’avait prévu notre sauveteur inconnu, qui aussitôt nous chuchota vivement :

« La tour, avancez la tour de c8 en c4, pour qu’il soit obligé d’abord de protéger son pion. Cela ne lui servira d’ailleurs à rien ! Vous attaquerez alors avec le cavalier, c3-d5, sans vous soucier de son pion libre, et voilà la situation rétablie. Cette fois, en avant toute, il n’est plus nécessaire de vous défendre ! »

Nous ne comprenions pas ce qu’il voulait dire, pas plus que s’il eût parlé chinois. Cependant Mac Connor, déjà entièrement subjugué, fit ce qu’on lui ordonnait sans réfléchir davantage. Le verre tinta de nouveau, rappelant Czentovic. Pour la première fois, il ne joua pas aussitôt, il regarda d’abord l’échiquier avec une attention soutenue. Puis il fit exactement le coup que l’étranger nous avait annoncé et s’apprêta à s’éloigner. Cependant, avant de se détourner, se produisit un fait nouveau, inattendu : Czentovic leva les yeux et il examina nos rangs. Il cherchait manifestement à savoir qui lui opposait tout à coup une si énergique résistance. Dès ce moment, notre excitation ne connut plus de bornes. Si nous avions été jusque-là sans espoir, la pensée de briser la froide arrogance de Czentovic nous brûlait maintenant le sang. Déjà notre nouvel ami avait décidé du coup suivant. Mes doigts tremblaient quand je saisis la cuiller pour frapper sur le verre. Nous connûmes alors notre premier triomphe. Le champion, qui avait toujours joué debout, hésita... hésita, et finit par s’asseoir. Il se laissa tomber à regret et pesamment sur son siège : qu’importe, il cessait ainsi de marquer physiquement sa supériorité sur nous. Nous l’avions obligé à se mettre sur le même plan que nous, tout au moins dans l’espace. Il réfléchit longtemps, penché sur l’échiquier, si bien qu’on ne voyait presque plus ses yeux, sous les sombres paupières, et il faisait un tel effort de réflexion qu’il en ouvrait insensiblement la bouche, ce qui donnait à sa figure ronde une expression un peu niaise. Au bout de quelques minutes, il joua et se leva. Notre ami murmura aussitôt :

« Bien joué ! Il ne se compromet pas. Mais ne vous y laissez pas prendre ! Obligez-le à choisir, il le faut, pour obtenir partie nulle ; et alors rien ne pourra plus le sauver. »

Mac Connor obéit. Dans les coups suivants, les deux adversaires se livrèrent sur l’échiquier à un manège auquel nous autres – réduits depuis longtemps au rôle de comparses inutiles – ne comprenions rien du tout. Après six ou sept coups, Czentovic resta longtemps songeur, puis il déclara : « Partie nulle. »

Il y eut un instant de silence complet. Dans le fumoir, on entendit tout à coup le bruit des vagues, la radio du salon nous envoya un jazz, chaque pas résonna distinctement sur le pont ; on perçut jusqu’au léger sifflement du vent passant par les interstices des fenêtres. Le souffle coupé par la rapidité de l’événement, nous étions véritablement effrayés de l’invraisemblance de cette aventure. Comment cet inconnu avait-il eu le pouvoir de faire perdre à moitié une partie à un champion du monde ? Mac Connor se renversa brusquement en arrière, et poussa un « ah ! » joyeux. De mon côté, j’observai Czentovic. Il m’avait semblé qu’il pâlissait déjà un peu pendant les derniers coups. Mais il savait se contenir. Toujours raide et l’air indifférent, il demanda d’une voix neutre, en repoussant de la main les pièces de l’échiquier :

« Ces messieurs désirent-ils faire encore une troisième partie ? »

Il posait la question de manière purement objective, en homme d’affaires. Mais en prononçant ces mots, il ne s’adressait pas à Mac Connor, car il jeta un regard perçant et direct dans la direction de notre sauveteur. Comme un cheval sait distinguer et reconnaître un meilleur cavalier à son assiette, Czentovic devait avoir reconnu son véritable adversaire aux derniers coups de la partie. Involontairement, nous avions suivi son regard et un peu tendus, nous tournâmes les yeux vers l’étranger. Pourtant, sans lui laisser le temps de réfléchir ou seulement de répondre, Mac Connor lui cria, débordant d’orgueil triomphant : « Naturellement ! Mais vous allez jouer seul contre lui ! Vous seul contre Czentovic ! »

Un fait surprenant se produisit alors.

L’étranger, qui était resté bizarrement absorbé par l’échiquier déjà débarrassé, sursauta en sentant tous les yeux fixés sur lui, et en s’entendant interpeller avec un tel enthousiasme. Son visage parut troublé.

« Jamais de la vie, messieurs, bégaya-t-il, visiblement confus. C’est tout à fait impossible... je ne saurais entrer en considération... il y a vingt ou vingt-cinq ans que je n’ai pas vu d’échiquier... je suis intervenu dans votre jeu sans votre permission, et je m’aperçois maintenant seulement combien c’était déplacé de ma part... veuillez excuser un importun... qui ne recommencera pas, je vous assure. » Et, avant que nous fussions remis de notre surprise, il avait quitté la pièce.

« Cela ne se passera pas ainsi ! » tonna le bouillant Mac Connor en frappant du poing sur la table. » Vingt-cinq ans que cet homme n’a pas joué aux échecs ? C’est tout à fait impossible ! Il combinait chaque coup, chaque riposte au moins cinq ou six coups à l’avance. Personne ne peut jouer ainsi tout de go. C’est absolument impossible – n’est-ce pas ? » Il s’était tourné sans le vouloir vers Czentovic en disant ces derniers mots. Mais le champion du monde resta impassible.

« Je ne puis en juger. Il est certain que Monsieur a joué de manière un peu étonnante et non sans intérêt : c’est pourquoi je lui ai intentionnellement laissé une chance. » Tout en parlant, il se leva et ajouta négligemment, de sa voix neutre :

« Si l’un ou l’autre de ces messieurs désirait faire une autre partie demain, je suis à leur disposition dès trois heures de l’après-midi. »

Nous ne pûmes réprimer un léger sourire. Nous savions tous que Czentovic n’avait pas eu à se montrer généreux envers notre sauveteur inconnu, et que sa remarque n’était qu’un naïf subterfuge servant à cacher sa mésaventure. Notre désir d’abaisser un orgueil aussi invétéré s’en accrut. Paisibles et indolents passagers que nous étions jusque-là, nous fûmes saisis soudain d’une humeur sauvage et batailleuse à la pensée que sur ce bateau, en plein océan, Czentovic pourrait se voir arracher ses palmes. Ce serait un record immédiatement annoncé par radio au monde entier ! À cela s’ajoutait encore l’attrait du mystère dans lequel était apparu notre héros, juste à l’instant critique, et le contraste de sa modestie presque excessive avec l’imperturbable arrogance du professionnel. Qui était cet inconnu ? Le hasard nous avait-il fait découvrir un nouveau génie de l’échiquier ? Ou bien était-ce un maître déjà célèbre, qui nous cachait son nom pour un motif impénétrable ? Nous débattions ces questions avec la plus grande animation, et les hypothèses les plus hardies ne l’étaient point encore assez pour concilier la timidité de l’étranger et sa surprenante confession, avec son évidente connaissance du jeu d’échecs. Sur un point, cependant, nous étions unanimes : nous ne voulions à aucun prix renoncer au spectacle d’un nouvel affrontement. Nous convînmes de tout tenter pour décider l’inconnu à jouer une partie contre Czentovic, le lendemain, et Mac Connor s’engagea à couvrir les risques financiers de l’affaire. Sur ces entrefaites, on apprit en interrogeant le steward que l’étranger était autrichien, et je fus chargé, puisque j’étais son compatriote, de lui présenter notre requête. J’eus vite fait de le retrouver, sur le pont où il s’était réfugié sans tarder. Il lisait, étendu sur sa chaise longue. Avant de l’aborder, je le considérai longuement. Sa tête anguleuse s’appuyait aux coussins dans une pose un peu lasse, et l’étonnante pâleur de ce visage relativement jeune me frappa de nouveau. Ses cheveux étaient tout blancs ; j’avais, je ne sais pourquoi, l’impression que cet homme avait vieilli prématurément. Il se leva avec courtoisie lorsque je m’approchai de lui et se présenta. Son nom, qui me fut aussitôt familier, était celui d’une vieille famille autrichienne très considérée ; je me souvins qu’un très proche ami de Schubert l’avait porté, ainsi qu’un des médecins du vieil empereur. Lorsque j’eus fait part au Dr. B... de notre désir qu’il acceptât le défi de Czentovic, il sembla très déconcerté. Je découvris qu’il n’avait pas eu la moindre idée qu’il jouait contre un champion, et même contre le champion le plus célèbre de l’époque. Ce fait parut l’impressionner beaucoup, car il me demanda plusieurs fois et avec insistance si j’étais sûr de ce que j’avançais, et si son adversaire était vraiment un maître aussi connu. Cela facilita ma tâche, comme je le vis bientôt. Cependant, je sentais en lui tant de délicatesse que je jugeai plus à propos de ne rien dire des risques matériels que Mac Connor prenait à sa charge, en cas de défaite. Après un long moment d’hésitation, M. B... se déclara prêt à disputer une partie, mais non sans m’avoir expressément prié d’avertir encore une fois ces messieurs qu’ils ne devaient pas fonder de trop grands espoirs sur ses talents.

« Car », ajouta-t-il avec un sourire pensif, « j’ignore, en vérité, si je suis capable ou non de jouer une partie d’échecs selon toutes les règles. Croyez-moi, c’était sans aucune fausse modestie que j’ai affirmé n’avoir pas touché à un échiquier depuis le temps où j’étais lycéen, c’est-à-dire depuis plus de vingt ans. Et je n’étais, même alors, qu’un joueur insignifiant. »

Il disait cela avec tant de simplicité que je ne pouvais douter le moins du monde de sa sincérité. Néanmoins, je ne pus m’empêcher d’exprimer mon étonnement de ce qu’il pût se rappeler si exactement les tactiques des différents maîtres qu’il avait cités ; il devait s’être beaucoup intéressé aux échecs, théoriquement du moins. À ces mots, M. B... eut de nouveau son étrange sourire songeur.

« Si je m’en suis occupé ! Dieu seul sait à quel point ce que vous venez de dire est vrai. Mais la chose se produisit dans des circonstances tout à fait particulières, voire uniques. C’est une histoire assez compliquée, et qui pourrait tout au plus servir d’illustration à la charmante et grandiose époque où nous vivons. Si vous avez la patience de m’écouter une demi-heure... »

 

                       D’un geste, il m’avait invité à m’asseoir sur la chaise longue à côté de la sienne. J’acceptai de bon cœur. Nous étions seuls. M. B... ôta ses lunettes, les posa et commença :

« Vous avez eu l’amabilité de me dire que vous étiez viennois et que vous vous souveniez du nom de ma famille. Cependant, je suppose que vous n’avez guère entendu parler de l’étude d’avocats que je dirigeais, avec mon père d’abord, puis tout seul. Car nous ne défendions pas de causes éclatantes, celles dont on parle dans les journaux, et nous ne cherchions pas à augmenter notre clientèle. En réalité, nous ne plaidions plus à proprement parler. Nous nous bornions à être des conseillers juridiques et à administrer les biens des grands couvents avec lesquels mon père, ancien député du parti clérical, avait des relations étroites.

En outre – je puis vous le dire sans indiscrétion, puisque aujourd’hui la monarchie relève de l’histoire ancienne – quelques membres de la famille impériale nous avaient confié la gérance de leur fortune. Ces liens avec la cour et le clergé dataient de deux générations déjà – un de mes oncles était médecin de l’empereur, un autre abbé à Seitenstetten – nous n’avions qu’à les maintenir. C’était là une activité tranquille, et je dirais discrète, vu la confiance qui nous était échue par voie d’héritage et qui ne demandait, pour nous être conservée, qu’une extrême réserve

et une honnêteté éprouvée, deux qualités que feu mon père possédait au plus haut degré.

Il réussit, en effet, à garder à ses clients une partie considérable de leur fortune, malgré l’inflation et la « révolution ». Lorsque ensuite Hitler arriva au pouvoir en Allemagne, et qu’il se mit à dépouiller l’Église et les couvents, diverses transactions et négociations se firent par notre moyen, de l’autre côté de la frontière, pour éviter au moins la saisie des biens mobiliers de nos clients ; et à ce moment-là nous en savions plus, mon père et moi, sur certaines négociations politiques secrètes de Rome et de la maison impériale, que le public n’en apprendra jamais. Mais précisément le caractère discret de notre bureau – il n’y avait même pas de plaque à notre porte – et la prudence avec laquelle nous évitions ostensiblement tous deux les milieux monarchistes, paraissaient nous mettre le plus à l’abri possible des enquêtes importunes. Le fait est qu’aucune autorité, en Autriche, ne se douta jamais que, durant toutes ces années, de très importants documents et le courrier secret de la maison impériale passaient presque sans exception par l’insignifiante étude que nous avions, au quatrième étage d’une maison. »

Or les national-socialistes, bien avant de mettre sur pied leurs armées et de les lancer contre le monde, avaient organisé dans tous les pays voisins une autre légion, aussi dangereuse et bien entraînée, celle des laissés-pour-compte, des aigris et des mécontents. Ils s’étaient insinués en installant leurs “cellules”, comme ils disaient, dans chaque bureau, dans chaque entreprise, et avaient leurs postes d’espionnage et leurs mouchards jusque dans le cabinet particulier de Dollfusset de Schuschnigg. J’appris, hélas ! trop tard, qu’elles avaient leur homme aussi dans notre petite étude. Ce n’était, à vrai dire, qu’un pitoyable commis, très peu capable, que nous avions engagé sur la recommandation d’un curé, et simplement pour donner à notre bureau l’aspect d’une affaire ordinaire. Nous ne lui confiions rien d’autre que des courses inoffensives, le soin de répondre au téléphone et de ranger des documents, mais seulement ceux qui étaient insignifiants et sans aucune importance. Il n’était jamais autorisé à ouvrir le courrier, j’écrivais moi-même à la machine toutes les lettres importantes, sans en laisser de copie au bureau, j’emportais chez moi les documents de valeur, et donnais mes consultations secrètes exclusivement au prieuré du couvent ou dans le cabinet de mon oncle. Grâce à ces précautions, ce mouchard n’avait rien d’intéressant à épier au bureau. Il fallut un hasard malheureux pour que l’ambitieux individu s’aperçût qu’on se méfiait de lui et que toutes sortes d’affaires sérieuses se passaient derrière son dos. Peut-être en mon absence un messager imprudent a-t-il parlé de “Sa Majesté” au lieu de l’appeler le “baron Bern”, comme il était convenu, ou bien le gredin a-t-il ouvert des lettres, contrairement aux ordres reçus. Toujours est-il que Munich ou Berlin le chargea de nous surveiller, avant que j’en eusse le moindre soupçon. Ce n’est que beaucoup plus tard et longtemps après avoir été arrêté que je me rappelai le zèle subit dont il avait fait preuve dans les derniers temps de son service chez nous, contrairement à sa nonchalance du début, et l’insistance avec laquelle il m’avait offert, à plusieurs reprises, de mettre mon courrier à la poste. Il y eut donc de ma part une certaine imprévoyance, je l’avoue, mais combien de diplomates et d’officiers n’ont-ils pas été trompés par la perfidie de la clique hitlérienne ? J’eus bientôt une preuve tangible de l’attention que me vouait depuis longtemps la Gestapo : le soir même où Schuschnigg annonçait sa démission, la veille du jour où Hitler entrait à Vienne, j’étais déjà arrêté par des hommes de la SS. J’avais par bonheur pu brûler les papiers les plus importants, sitôt après avoir entendu le discours d’adieu de Schuschnigg et à la dernière minute, juste avant que les sbires n’enfoncent ma porte, expédié à mon oncle dans une corbeille de linge, par l’intermédiaire de ma vieille et fidèle gouvernante, tous les papiers nécessaires à la reconnaissance des titres que les couvents et deux archiducs possédaient à l’étranger. »

 

M. B... interrompit son récit pour allumer un cigare. À la vive lueur de la flamme, je remarquai qu’un tic nerveux, qui m’avait déjà frappé auparavant, en tordait le coin droit et revenait toutes les quelques minutes. Ce n’était qu’un mouvement fugitif, à peine perceptible, mais il donnait à tout son visage une expression étrangement inquiète.

« Vous vous figurez sans doute que je vais maintenant vous parler d’un de ces camps de concentration où furent conduits tant d’Autrichiens restés fidèles à notre vieux pays, et que je vais vous décrire toutes les humiliations et les tortures que j’y souffris. Mais il ne m’arriva rien de pareil. Je fus classé dans une autre catégorie. On ne me mit pas avec ces malheureux sur lesquels on se vengeait d’un long ressentiment par des humiliations physiques et psychiques, mais dans cet autre groupe beaucoup moins nombreux, dont les national-socialistes espéraient tirer de l’argent ou des renseignements importants. Ma modeste personne bien sûr ne présentait en elle-même aucun intérêt pour la Gestapo. Mais on devait avoir appris que nous avions été les hommes de paille, les administrateurs et les hommes de confiance de leurs adversaires les plus acharnés, et ce que l’on espérait obtenir de moi, c’étaient des renseignements. Des documents qu’on tournerait en preuves accablantes des transferts de fonds réalisés par les couvents, des documents aussi contre la maison impériale et contre tous les Autrichiens fidèles et dévoués à la monarchie. On se disait, et non sans raison, en effet, que les fortunes passées entre nos mains avaient dû laisser de respectables restes dans quelque endroit inaccessible à leur cupidité. Aussi, on m’arrêta dès le premier jour, pour tenter de m’extorquer ces secrets au moyen de méthodes dont on connaissait les excellents résultats. Les gens de cette catégorie dont on voulait tirer des renseignements ou de l’argent, n’étaient donc pas mis en camp de concentration, on leur réservait un sort spécial. Vous vous souvenez peut-être que ni notre chancelier ni le baron Rothschild – dont ils espéraient que les familles livreraient des millions – ne furent enfermés derrière des fils de fer barbelés, mais qu’on leur fit l’apparente faveur de les installer dans un hôtel, où ils eurent chacun leur chambre particulière. C’était l’hôtel Metropole, celui-là même où la Gestapo avait établi son quartier général. L’obscur personnage que je suis eut aussi cet honneur. » Une chambre particulière dans un hôtel – peut-on rêver traitement plus humain, n’est-ce pas ? Et pourtant, croyez-moi, c’était pour nous appliquer une méthode plus raffinée, mais non pas plus humaine, qu’on nous logeait en “personnalités importantes” dans des chambres d’hôtel particulières et convenablement chauffées, plutôt que dans des baraques glacées et avec vingt personnes. Car la pression qu’on voulait exercer sur nous pour nous arracher les renseignements recherchés était d’une espèce plus subtile que celle des coups de bâton et des tortures corporelles : c’était l’isolement le plus raffiné qui se puisse imaginer. On ne nous faisait rien – on nous laissait seulement en face du néant, car il est notoire qu’aucune chose au monde n’oppresse davantage l’âme humaine. En créant autour de chacun de nous un vide complet, en nous confinant dans une chambre hermétiquement fermée au monde extérieur, on usait d’un moyen de pression qui devait nous desserrer les lèvres, de l’intérieur, plus sûrement que les coups et le froid. Au premier abord, la chambre qu’on m’assigna n’avait rien d’inconfortable. Elle possédait une porte, un lit, une chaise, une cuvette, une fenêtre grillagée. Mais la porte demeurait verrouillée nuit et jour, il m’était interdit d’avoir un livre, un journal, du papier ou un crayon. Et la fenêtre s’ouvrait sur un mur coupe-feu. Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. On m’avait pris ma montre, afin que je ne mesure plus le temps, mon crayon, afin que je ne puisse plus écrire, mon couteau, afin que je ne m’ouvre pas les veines ; on me refusa même la légère griserie d’une cigarette. Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets muets : la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. On vivait comme le plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de silence, mais un plongeur qui pressent déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces profondeurs muettes. On n’avait rien à faire, rien à entendre, rien à voir, autour de soi régnait le néant vertigineux, un vide sans dimensions dans l’espace et dans le temps. On allait et venait dans sa chambre, avec des pensées qui vous trottaient et vous venaient dans la tête, sans trêve, suivant le même mouvement. Mais, si dépourvues de matière qu’elles paraissent, les pensées aussi ont besoin d’un point d’appui, faute de quoi elles se mettent à tourner sur elles-mêmes dans une ronde folle. Elles ne supportent pas le néant, elles non plus. On attendait quelque chose du matin au soir, mais il n’arrivait rien. On attendait, recommençait à attendre. Il n’arrivait rien. À attendre, attendre et attendre, les pensées tournaient, tournaient dans votre tête, jusqu’à ce que les tempes vous fassent mal. Il n’arrivait toujours rien. On restait seul. Seul. Seul. »

 

Cela dura quinze jours, pendant lesquels je vécus hors du temps, hors du monde. La guerre eût éclaté que je n’en aurais rien su. Le monde ne se composait plus pour moi que d’une table, d’une porte, d’un lit, d’une chaise, d’une cuvette, d’une fenêtre et de quatre murs sur lesquels je regardais fixement le même papier. Chaque ligne de son dessin mouvementé s’est gravée comme au burin dans les replis de mon cerveau, tant je l’ai regardé. Enfin commencèrent les interrogatoires. On était appelé brusquement, sans bien savoir si c’était la nuit ou le jour. On vous conduisait à travers des corridors, on ne savait pas où. On attendait ensuite quelque part, sans savoir où on était, puis on se trouvait tout à coup devant une table autour de laquelle étaient assis quelques personnages en uniforme. Sur la table, il y avait une liasse de papiers, un dossier dont on ne savait ce qu’il contenait, et aussitôt commençaient les questions, les franches et les perfides, celles qui en cachent d’autres, celles qui cherchent à vous prendre au piège. Pendant que vous répondiez, des mains étrangères et hostiles feuilletaient ces papiers dont vous ne saviez ce qu’ils contenaient, des doigts étrangers et hostiles griffonnaient un procès-verbal sans que vous sachiez ce qu’ils écrivaient. Mais le plus redoutable pour moi dans ces interrogatoires, c’était de ne jamais pouvoir deviner ce que, grâce à son espionnage, la Gestapo connaissait réellement de la marche de mes affaires, et ce qu’elle voulait apprendre de moi. Comme je vous l’ai dit, j’avais expédié à mon oncle, à la dernière minute et par l’intermédiaire de ma gouvernante, les documents les plus compromettants. Mais les avait-il reçus ? Ne les avait-il pas reçus ? Et jusqu’à quel point mon employé m’avait-il trahi ? Qu’avait-on pu saisir de mes lettres, qu’avait-on tiré, peut-être déjà, d’un pauvre prêtre, habilement interrogé dans l’un des couvents que nous représentions ? On me questionnait, on me questionnait. Quels titres avais-je achetés pour ce couvent ? Avec quelle banque étais-je en correspondance ? Connaissais-je Monsieur Un tel ? Recevais-je des lettres de Suisse et de Steenockerzeel ? Et comme je ne pouvais me faire une idée exacte de ce qu’on savait déjà, chacune de mes réponses comportait une écrasante responsabilité. Si je reconnaissais quelque chose qu’on ne savait pas, j’envoyais peut-être quelqu’un à la mort ; si j’en taisais trop, je me nuisais à moi-même. »

L’interrogatoire n’était pourtant pas le pire. Le pire c’était le retour à ce néant, juste après, dans cette même chambre, devant cette même table, ce même lit, cette même cuvette, ce même papier au mur. Car à peine étais-je seul avec mes pensées, que je me mettais à refaire l’interrogatoire, à songer à ce que j’aurais dû répondre de plus habile, à ce que je devrais dire la prochaine fois pour écarter le soupçon que j’avais peut-être éveillé par une remarque inconsidérée. J’examinais, je creusais, je sondais, je contrôlais chacune de mes dépositions, je repassais chaque question posée, chaque réponse donnée, j’essayais d’apprécier ce que leur procès-verbal pouvait avoir enregistré, tout en sachant bien que je n’y parviendrais jamais. Mais ces pensées une fois mises en branle dans cet espace vide, elles tournaient, tournaient dans ma tête, faisant sans cesse entre elles de nouvelles combinaisons et me poursuivant jusque dans mon sommeil. Ainsi, une fois fini l’interrogatoire de la Gestapo, mon propre esprit prolongeait inexorablement son tourment avec autant ou peut-être même plus de cruauté que les juges, qui levaient l’audience au bout d’une heure, tandis que dans ma chambre cette affreuse solitude rendait ma torture interminable. Autour de moi, jamais rien d’autre que la table, l’armoire, le lit, le papier peint, la fenêtre. Aucune distraction, pas de livre, pas de journal, pas d’autre visage que le mien, pas de crayon qui m’eût permis de prendre des notes, pas une allumette pour jouer, rien, rien, rien. Oui, il fallait un génie diabolique, un tueur d’âme pour inventer ce système de la chambre d’hôtel.

Dans un camp de concentration, il m’eût fallu sans doute charrier des cailloux, jusqu’à ce que mes mains saignent et que mes pieds gèlent dans mes chaussures, j’eusse été parqué avec vingt-cinq autres dans le froid et la puanteur. Mais du moins, j’aurais vu des visages, j’aurais pu regarder un champ, une brouette, un arbre, une étoile, quelque chose enfin qui change, au lieu de cette chambre immuable, si horriblement semblable à elle-même dans son immobile fixité. Là, rien qui puisse me distraire de mes pensées, de mes folles imaginations, de mes récapitulations maladives. Et c’était justement ce qu’ils voulaient – me faire ressasser mes pensées jusqu’à ce qu’elles m’étouffent et que je ne puisse faire autrement que de les cracher, pour ainsi dire, d’avouer, d’avouer tout ce qu’ils voulaient, livrant ainsi mes amis et les renseignements désirés.

Je sentais que mes nerfs, peu à peu, commençaient à se relâcher sous cette atroce pression du néant, et je me raidissais jusqu’à la limite de mes forces pour trouver, ou pour inventer une diversion. En guise d’occupation, je récitais ou reconstituais tant bien que mal tout ce que j’avais appris par cœur autrefois, chants populaires et rimes enfantines, passages d’Homère appris au lycée, paragraphes du Code civil. Puis j’essayais de faire des calculs, d’additionner, de diviser des nombres quelconques. Mais dans ce vide, ma mémoire ne retenait rien. Je ne pouvais me concentrer sur rien. La même pensée se glissait partout : que savent-ils ? Qu’ai-je dit hier, que dois-je dire la prochaine fois ? » Je vécus quatre mois dans ces conditions indescriptibles. Quatre mois, c’est vite écrit et c’est vite dit. Un quart de seconde suffit à articuler ces trois syllabes : quatre mois. Quelques caractères suffisent à les noter. Mais comment peindre, comment exprimer, fût-ce pour soi-même, une vie qui s’écoule hors de l’espace et du temps ? Personne ne dira jamais comment vous ronge et vous détruit ce vide inexorable, de quelle manière agit sur vous la vue de cette perpétuelle table et de ce lit, de cette perpétuelle cuvette et de ce papier au mur, ce silence auquel on vous réduit, l’attitude de ce gardien, toujours le même, et qui pose la nourriture devant son prisonnier sans lui jeter un regard. Des pensées, toujours les mêmes, tournent dans le vide autour de ce solitaire jusqu’à ce qu’il devienne fou.

À de petits signes inquiétants, je connus que mon cerveau se détraquait. Au début, j’avais la tête claire durant les audiences, et je faisais des dépositions calmes et réfléchies ; je triais parfaitement dans mon esprit ce qu’il fallait dire et ce qu’il ne fallait pas dire. Maintenant, je n’articulais plus même une phrase toute simple sans bégayer, car tout en la prononçant, je fixais, hypnotisé, la plume du greffier qui courait sur le papier, comme si je voulais courir après mes propres paroles. Je sentais que mes forces diminuaient et qu’approchait le moment où, dans l’espoir de me sauver, je dirais tout ce que je savais et peut-être davantage encore, où pour échapper à l’emprise mortelle de ce néant, je trahirais douze hommes et leurs secrets, dussé-je n’y gagner qu’un instant de répit. J’en étais là, un certain soir. Le gardien m’apporta justement alors à manger, et je lui criai, en suffoquant, au moment où il s’en allait : “Conduisez-moi à l’interrogatoire ! Je dirai tout ! Je dirai où sont les papiers, où est l’argent ! Je dirai tout, tout !” Par bonheur, il n’entendit pas. Peut-être aussi ne voulut-il pas entendre. » J’en étais réduit à cette extrémité, quand se produisit un événement inattendu, qui devait être mon salut, du moins pour un certain temps.

C’était un jour sombre et maussade de la fin de juillet. Je me souviens très bien de ce détail parce que la pluie tambourinait sur les vitres, le long du couloir par lequel on m’emmenait à l’interrogatoire. On me fit attendre dans l’antichambre du juge d’instruction. Il fallait toujours attendre avant de comparaître, cela faisait partie de la méthode. On commençait par ébranler les nerfs de l’inculpé en l’envoyant chercher brusquement au milieu de la nuit, puis lorsqu’il s’était ressaisi, bandant toutes ses énergies en vue de l’audience, on le faisait attendre, attendre absurdement une heure, deux heures, trois heures avant de l’interroger, pour le mater corps et âme.

Je restai debout dans cette salle d’attente deux bonnes heures durant, ce jeudi 27 juillet ; et voici pourquoi je me rappelle si précisément cette date : il y avait un calendrier suspendu au mur, et tandis que les jambes me rentraient dans le corps, à force d’être debout – il était, bien entendu, interdit de s’asseoir – je dévorais des yeux, dans une soif de lecture que je ne peux pas vous décrire, ce chiffre et ce petit mot, “27 juillet”, qui se détachaient contre la paroi, car je les incorporais quasiment à ma matière grise. » Puis je me remis à attendre, à regarder la porte, à me demander quand elle s’ouvrirait enfin, à réfléchir à ce que les inquisiteurs me demanderaient cette fois, tout en sachant bien qu’ils ne me poseraient pas les questions auxquelles je me préparais. Malgré l’anxiété de cette attente, malgré la fatigue qu’elle me causait, c’était encore un soulagement d’être ainsi dans une autre chambre que la mienne, une chambre un peu plus grande, éclairée de deux fenêtres au lieu d’une, sans lit et sans cuvette, où l’appui de fenêtre ne présentait pas certaine fente que j’avais remarquée des millions de fois dans la mienne. La porte avait un vernis différent, la chaise aussi devant le mur était autre ; à gauche, il y avait une armoire pleine de dossiers, et un vestiaire avec des patères auxquelles pendaient trois ou quatre manteaux militaires mouillés, les manteaux de mes bourreaux. Ainsi, j’avais des objets nouveaux à regarder, à examiner – enfin du nouveau – et mes yeux frustrés se cramponnaient avidement au moindre détail. Je considérais chaque pli de ces manteaux, et je remarquai, par exemple, une goutte de pluie au bord d’un col mouillé. J’attendis avec une émotion insensée (cela va vous paraître ridicule) de voir si elle allait couler le long du pli ou se défendre encore contre la pesanteur et s’accrocher plus longtemps – oui, je fixai, haletant, cette goutte pendant plusieurs minutes, comme si ma vie en dépendait. Et lorsqu’elle fut enfin tombée, je me mis à compter les boutons sur chaque manteau, huit au premier, huit au second et dix au troisième ; puis je comparai les parements entre eux. Mes yeux buvaient tous ces détails stupides et insignifiants, ils s’en repaissaient et s’en délectaient avec une passion que je ne puis exprimer par des mots.

Et soudain, ils s’arrêtèrent net. J’avais découvert quelque chose qui gonflait sur le côté la poche de l’un des manteaux. Je m’approchai et crus reconnaître, à travers l’étoffe tendue, le format rectangulaire d’un livre. Un livre ! Mes genoux se mirent à trembler : un livre ! Il y avait quatre mois que je n’en avais pas tenu dans ma main, et sa simple représentation m’éblouissait. Un livre dans lequel je verrais des mots alignés les uns à côté des autres, des lignes, des pages, des feuillets que je pourrais tourner. Un livre où je pourrais suivre d’autres pensées, des pensées neuves qui me détourneraient de la mienne, et que je pourrais garder dans ma tête, quelle trouvaille enivrante et calmante à la fois ! Mes regards se fixaient, hypnotisés, sur cette poche gonflée où se dessinait la forme du livre, ils étaient aussi brûlants en regardant cet endroit banal, que s’ils voulaient faire un trou dans le manteau. Je n’y tins plus, et sans le vouloir, je m’approchai encore. À la seule idée de palper un livre, fût-ce à travers une étoffe, les doigts me brûlaient jusqu’au bout des ongles. Presque sans le savoir, je me rapprochais toujours davantage. Le gardien ne prêtait heureusement aucune attention à mon étrange conduite. Peut-être trouvait-il simplement naturel qu’un homme veuille s’appuyer un peu à la paroi, après être resté deux heures debout. Je finis par arriver près du manteau, et je mis mes mains derrière mon dos pour pouvoir le toucher subrepticement. Je tâtai l’étoffe et y sentis en effet un objet rectangulaire, qui était souple et craquait un peu – un livre ! C’était bien un livre ! comme l’éclair, la pensée jaillit dans mon cerveau : essaie de le voler ! Peut-être réussiras-tu, et alors tu pourras le cacher dans ta cellule et lire, lire, lire enfin, lire de nouveau ! À peine cette pensée m’était-elle venue qu’elle agit sur moi comme un violent poison : mes oreilles se mirent à bourdonner, le cœur me battit, mes mains glacées ne m’obéirent plus. Cependant, la première stupeur passée, je me serrai astucieusement contre le manteau et, tout en gardant les yeux fixés sur le gardien, je fis peu à peu remonter le livre hors de la poche. Hop ! Je le saisis avec adresse et précaution et je tins soudain dans ma main un petit volume assez mince. Alors seulement, je fus effrayé de ce que je venais de faire. Mais je ne pouvais plus reculer. Où le mettre maintenant ? Toujours derrière mon dos, je glissai le livre dans mon pantalon, sous la ceinture, et de là tout doucement jusque sur la hanche, de manière à pouvoir le tenir en marchant, la main sur la couture du pantalon comme il se doit militairement. Il s’agissait, à présent, de mettre ma ruse à l’épreuve. Je m’écartai du vestiaire, je fis un pas, deux pas, trois pas. Cela allait. Je parvenais à maintenir le livre à sa place en marchant, si je gardais le bras bien collé au corps, à l’endroit de la ceinture. » Vint alors l’interrogatoire. Il exigea de moi un plus gros effort que jamais, car toute mon attention se concentrait sur le livre et sur la façon dont je le tenais, plutôt que sur ma déposition. Par bonheur, l’audience fut courte ce jour-là et je rapportai le livre sain et sauf dans ma chambre. Je vous fais grâce des détails, il glissa bien une fois fort dangereusement à l’intérieur de mon pantalon pendant que je longeais le couloir, et il me fallut simuler un violent accès de toux pour me courber en deux et le repousser discrètement sous ma ceinture. Mais quel instant inoubliable que celui où je me retrouvai dans mon enfer, enfin seul, et cependant en cette précieuse compagnie. » Vous vous imaginez sans doute que j’ai immédiatement tiré le livre de sa cachette pour le contempler et le lire. Je n’en fis rien. Je voulus d’abord savourer toute la joie que me donnait la seule présence de ce livre, et je retardai à dessein le moment de le voir, pour le plaisir excitant de rêver en me demandant quelle sorte de livre je voulais que ce fût : surtout, imprimé très serré, avec le plus de texte possible, des feuillets très, très fins, afin que j’aie plus longtemps à lire. J’espérais aussi que ce serait une œuvre difficile, qui demanderait un gros effort intellectuel, rien de médiocre, quelque chose qui puisse s’apprendre, qui se puisse apprendre par cœur, de la poésie, et de préférence – quel rêve téméraire ! – Goethe ou Homère.

 

Enfin, je ne contins plus mon désir et ma curiosité. Étendu sur mon lit, de façon que le gardien, s’il entrait tout à coup, ne puisse me surprendre, je tirai en tremblant le livre de sous ma ceinture. » Au premier coup d’œil, je fus dépité et amèrement déçu : ce livre que j’avais escamoté au prix des plus grands dangers, ce livre qui avait éveillé en moi de si brûlants espoirs, n’était qu’un manuel d’échecs, une collection de cent cinquante parties jouées par des maîtres. N’eussé-je pas été enfermé et verrouillé, j’aurais, dans ma colère, jeté le livre par la fenêtre, car au nom du ciel, que pouvais-je tirer de cette absurdité ? Au temps où j’étais au lycée, j’avais essayé, comme la plupart de mes camarades, de déplacer des pions sur un échiquier, les jours où je m’ennuyais. Mais comment me servir de cet ouvrage théorique ? On ne peut jouer aux échecs sans partenaire, encore bien moins sans échiquier et sans pièces. Je feuilletai le volume avec mauvaise humeur, dans l’espoir d’y découvrir tout de même quelque chose à lire, un avant-propos, des instructions. Mais il ne contenait que les diagrammes tout secs, dans des encadrés, de parties célèbres, avec au-dessous, des signes qui me furent d’abord incompréhensibles : a2-a3, Sf1-g3, et ainsi de suite. C’était, me semblait-il, une sorte d’algèbre, dont je n’avais pas la clé. Mais peu à peu, je compris que les lettres a, b, c, désignaient les lignes longitudinales, les chiffres de 1 à 8, les transversales, et que ces coordonnées permettaient d’établir la position de chaque pièce au cours de la partie ; ces représentations purement graphiques étaient donc une manière de langage. Je pourrais peut-être, me dis-je, fabriquer ici, dans ma cellule, une espèce d’échiquier et essayer ensuite de jouer ces parties. Grâce au ciel, je m’avisai que mon drap de lit était grossièrement quadrillé. Plié avec soin, il finit par faire un damier de soixante-quatre cases. Je cachai alors le livre sous le matelas, après en avoir arraché la première page. Puis je prélevai un peu de mie sur ma ration de pain et j’y modelai des pièces, un roi, une reine, un fou et toutes les autres. Elles étaient bien informes, mais je parvins, non sans peine, à reproduire sur mon drap de lit quadrillé les positions que présentait le manuel. Néanmoins, lorsque je tentai de jouer une partie entière, j’échouai d’abord les premiers jours, à cause de mes ridicules pièces en mie de pain que j’embrouillais continuellement, parce que je n’avais pu mettre sur les “noires” que de la poussière en guise de peinture. Cinq fois, dix fois, vingt fois, je dus recommencer cette première partie. Mais qui au monde disposait de plus de temps que moi, dans cet esclavage où me tenait le néant, qui donc aurait pu être plus avide et plus patient ? Au bout de six jours, je jouais déjà correctement cette partie : huit jours après, je n’avais plus besoin des pièces en mie de pain pour me représenter les positions respectives des adversaires sur l’échiquier. Huit jours encore, et je supprimais le drap quadrillé. Les signes a1, a2, c7, c8 qui m’avaient paru si abstraits au début se concrétisaient à présent automatiquement dans ma tête en images visuelles. La transposition était complète : l’échiquier et ses pièces se projetaient dans mon esprit et les formules du livre y figuraient immédiatement des positions. J’étais comme un musicien exercé qui n’a qu’un coup d’œil à jeter sur une partition pour entendre aussitôt les thèmes et les harmonies qu’elle contient. Il me fallut encore quinze jours pour être en état de jouer de mémoire – ou, selon la formule consacrée, à l’aveugle – toutes les parties d’échecs exposées dans le traité ; je compris alors quel inappréciable bienfait ce vol audacieux m’avait valu. Car j’avais maintenant une activité, absurde ou stérile si vous voulez, mais une activité tout de même, qui détruisait l’empire du néant sur mon âme. Je possédais, avec ces cent cinquante parties d’échecs, une arme merveilleuse contre l’étouffante monotonie de l’espace et du temps.

Pour conserver son charme à ma nouvelle occupation, je partageai désormais méthodiquement ma journée : deux parties le matin, deux parties l’après-midi, et le soir une brève révision des quatre. Ainsi, mon temps était rempli, au lieu de se traîner avec l’inconsistance de la gélatine, et j’étais occupé sans excès, car le jeu d’échecs possède cette remarquable propriété de ne pas fatiguer l’esprit et d’augmenter bien plutôt sa souplesse et sa vivacité. Cela vient de ce qu’en y jouant, on concentre toutes ses énergies intellectuelles sur un champ très étroit, même quand les problèmes sont ardus. J’avais d’abord suivi mécaniquement les indications du livre en reproduisant les parties célèbres, mais peu à peu cela devint pour moi un jeu de l’intelligence auquel je me plaisais beaucoup. J’appris les finesses, les ruses subtiles de l’attaque et de la défense, je saisis la technique de l’anticipation, de la combinaison et de la riposte. Bientôt, je fus capable de reconnaître la manière caractéristique de chacun des joueurs célèbres, aussi sûrement qu’on reconnaît un poète à quelques vers d’une de ses œuvres. Ce qui n’avait été d’abord qu’une manière de tuer le temps devint un véritable amusement, et les figures des grands joueurs d’échecs, Aljechin, Lasker, Bogoljubow, Tartakower, vinrent, tels de chers camarades, peupler ma solitude. La variété anima désormais ma cellule muette, et la régularité de ces exercices rendit leur assurance à mes facultés intellectuelles. Cette discipline d’esprit très exacte leur donna même une acuité nouvelle, dont les interrogatoires bénéficièrent les premiers : sans le savoir, j’avais sur l’échiquier amélioré ma défense contre les menaces feintes et les détours perfides.

Dès lors, je n’eus plus aucune défaillance devant mes juges et il me sembla que les hommes de la Gestapo commençaient à me regarder avec un certain respect. Peut-être se demandaient-ils par devers eux où je puisais la force de résister si fermement, quand ils voyaient tous les autres s’effondrer. »

Ce temps heureux où je refis systématiquement les cent cinquante parties du manuel dura environ trois mois. Là parvenu au point mort, je me retrouvai brusquement à nouveau devant le néant. Car une partie jouée vingt ou trente fois n’avait plus l’attrait de la nouveauté : sa vertu était épuisée pour moi. Quel sens cela avait-il de répéter sans cesse les parties, quand je savais chaque coup par cœur ? L’ouverture déclenchait automatiquement les suivants, il n’y avait plus de surprise, plus d’émotion, plus de problème. Pour m’occuper, pour me rendre cet effort et ce divertissement dont je ne pouvais plus me passer, il eût fallu un second volume, avec d’autres modèles. Comme c’était tout à fait exclu, il ne restait qu’une issue dans cette direction aberrante : je devais inventer d’autres parties que j’essayerais de jouer avec moi-même ou plutôt contre moi-même. »

Eh ! bien je ne sais pas jusqu’à quel point vous avez réfléchi à l’état d’esprit où vous plonge ce roi des jeux. Mais il suffit d’une seconde pour faire comprendre que, le hasard n’y ayant aucune part, c’est une absurdité de vouloir jouer contre soi-même. L’attrait du jeu d’échecs réside tout entier en ceci que deux cerveaux s’y affrontent, chacun avec sa tactique. L’intérêt de cette bataille intellectuelle vient de ce que les noirs ne savent pas comment vont manœuvrer les blancs, et qu’ils cherchent sans cesse à deviner leurs intentions pour les contrecarrer, tandis que de leur côté, les blancs essaient de percer à jour les secrètes intentions des noirs et de les déjouer. Si donc les deux camps sont représentés par la même personne, la situation devient contradictoire. Comment un seul et même cerveau pourrait-il à la fois savoir et ne pas savoir quel but il se propose, et, en jouant avec les blancs, oublier sur commande son intention et ses plans, faits la minute précédente avec les noirs ? Un pareil dédoublement de la pensée suppose un dédoublement complet de la conscience, une capacité d’isoler à volonté certaines fonctions du cerveau, comme s’il s’agissait d’un appareil mécanique. Vouloir jouer aux échecs contre soi-même, est donc aussi paradoxal que vouloir marcher sur son ombre. »

Eh ! bien, pour me résumer, pendant des semaines, c’est à cette absurdité, à cette chose impossible que le désespoir me fit tendre, pendant des mois. Mais je n’avais pas le choix, pour échapper à la folie et à la totale décrépitude de mon esprit. Mon atroce situation m’obligeait à tenter ce dédoublement de mon esprit entre un moi blanc et un moi noir, si je ne voulais pas être écrasé par le néant horrible qui me cernait de toutes parts. »

M. B... se renversa sur sa chaise longue et ferma les yeux un instant. On eût dit qu’il chassait avec effort un souvenir importun. De nouveau, au coin gauche de sa bouche, reparut l’étrange crispation qu’il ne pouvait réprimer. Puis il se redressa et poursuivit :

« Voilà – jusqu’ici, j’espère que mon récit a été assez clair. Je ne sais, malheureusement, si la suite pourra l’être autant. Car ma nouvelle occupation demandait une telle tension d’esprit qu’elle rendait tout contrôle sur moi-même impossible. Je vous ai déjà dit qu’à mon avis, vouloir jouer aux échecs contre soi-même est déjà une idée absurde ; mais j’aurais eu, peut-être, une chance minime de m’en sortir si je m’étais trouvé devant un véritable échiquier qui m’eût permis, en quelque sorte, de prendre une certaine distance, de projeter les choses dans l’espace. Devant un vrai échiquier, avec de vraies pièces à déplacer, on peut donner un rythme à ses réflexions, se transporter physiquement d’un côté de la table à l’autre, et considérer ainsi la situation tantôt du point de vue des noirs, tantôt de celui des blancs. Mais contraint que j’étais de livrer des combats contre moi-même ou, si vous préférez, contre un moi que je projetais dans un espace imaginaire, il fallait que je me représente mentalement et que je retienne les positions successives des pièces, les possibilités ultérieures de chacun des partenaires et – si absurde que cela paraisse – que je voie toujours distinctement en esprit, deux ou trois, non plutôt six, huit, douze positions différentes afin de calculer quatre ou cinq coups d’avance pour les blancs et les noirs que j’étais seul à représenter. Pour ce jeu mené dans un espace abstrait, imaginaire... pardonnez-moi de vous entraîner dans ces aberrations... mon cerveau se partageait, si je puis dire, en cerveau blanc et cerveau noir, pour y combiner à l’avance les quatre ou cinq coups qu’exigeait, dans les deux camps, la tactique. Et le plus dangereux de cette expérience abstruse n’était pas encore cette division de ma pensée à l’intérieur de moi-même, mais le fait que tout se passait en imagination : je risquais ainsi de perdre pied brusquement et de glisser dans l’abîme.

Lorsque, auparavant, les semaines précédentes, je refaisais les parties célèbres du manuel, je n’exécutais qu’une copie, pure répétition d’un modèle donné, et l’exercice ne demandait pas plus de force que la mémorisation d’une pièce de vers ou d’un paragraphe du Code. C’était une activité limitée, disciplinée, une gymnastique mentale remarquable. Deux parties le matin, deux l’après-midi, je m’acquittais de cette sorte de pensum sans aucune excitation ; elles me tenaient lieu d’occupation normale et si je me trompais, si j’hésitais au cours d’une partie, le traité me prêtait son appui. Si cette activité m’avait été salutaire et plutôt apaisante, c’est que je n’y étais pas moi-même en jeu. Il m’était indifférent que la victoire revînt aux noirs plutôt qu’aux blancs, c’était l’affaire d’Aljechin ou de Bogoljubow, qui briguaient l’honneur d’être champions, et le plaisir que j’éprouvais par l’intelligence et la sensibilité était celui du spectateur, du connaisseur qui apprécie les péripéties du combat et sa beauté.

Dès le moment où je cherchai à jouer contre moi-même, je me mis inconsciemment au défi. Le noir que j’étais rivalisait avec le blanc que j’étais aussi, et chacun d’eux devenait avide et impatient en voulant gagner. La pensée de ce que je ferais en jouant avec les blancs me donnait la fièvre quand je jouais avec les noirs. L’un des deux adversaires qui étaient en moi triomphait et s’irritait à la fois quand l’autre commettait une erreur ou manquait d’astuce. » Tout cela paraît dépourvu de sens, et le serait en effet s’il s’agissait d’un homme normal vivant dans des conditions normales.

Quelle histoire inimaginable qu’une schizophrénie aussi artificielle, quel inconcevable dédoublement de la personnalité ! Mais n’oubliez pas que j’avais été violemment arraché à mon cadre habituel, que j’étais un captif innocent, tourmenté avec raffinement depuis des mois par la solitude, un homme en qui la colère s’était accumulée sans qu’il pût la décharger sur rien ni sur personne. Aucune diversion ne s’offrant, excepté ce jeu absurde contre moi-même, ma rage et mon désir de vengeance s’y déversèrent furieusement. Il y avait un homme en moi qui voulait à tout prix avoir raison, mais il ne pouvait s’en prendre qu’à cet autre moi contre qui je jouais ; aussi ces parties d’échecs me causaient-elles une excitation presque maniaque.

Au début, j’étais encore capable de jouer avec calme et réflexion, je faisais une pause entre les parties pour me détendre un peu. Mais bientôt, mes nerfs irrités ne me laissèrent plus de répit. À peine avais-je joué avec les blancs que les noirs se dressaient devant moi, frémissants. À peine une partie était-elle finie qu’une moitié de moi-même recommençait à défier l’autre, car je portais toujours en moi un vaincu qui réclamait sa revanche. Jamais je ne pourrai dire, même à peu près, combien de parties j’ai jouées ainsi pendant les derniers mois dans ma cellule, poussé par mon insatiable égarement – peut-être mille – peut-être davantage. J’étais possédé, et je ne pouvais m’en défendre ; du matin au soir, je ne voyais que pions, tours, rois et fous, je n’avais en tête que a, b et c, que mat et roque. Tout mon être, toute ma sensibilité se concentraient sur les cases d’un échiquier imaginaire. La joie que j’avais à jouer était devenue un désir violent, le désir une contrainte, une manie, une fureur frénétique qui envahissait mes jours et mes nuits. Je ne pensais plus qu’échecs, problèmes d’échecs, déplacement des pièces. Souvent, m’éveillant le front en sueur, je m’apercevais que j’avais continué à jouer en dormant. Si des figures humaines paraissaient dans mes rêves, elles se mouvaient uniquement à la manière de la tour, du cavalier, du fou. À l’audience aussi, je ne parvenais plus à me concentrer sur ce qui engageait ma responsabilité ; j’ai l’impression de m’être exprimé assez obscurément les dernières fois que je comparus, car les juges se jetaient des regards étonnés.

En réalité, tandis qu’ils menaient leur enquête et leurs délibérations, je n’attendais dans ma passion avide que le moment d’être reconduit dans ma cellule pour y reprendre mon jeu, mon jeu de fou. Une autre partie, et encore une... Toute interruption me tourmentait dans mon impatience fébrile, jusqu’au quart d’heure pendant lequel le gardien balayait la chambre, jusqu’aux deux minutes qu’il lui fallait pour m’apporter à manger ; parfois, mon repas était encore intact le soir dans son écuelle, car j’en oubliais de manger. Je n’avais qu’une soif effroyable, due sans doute à ce jeu fébrile et à ces perpétuelles réflexions. Je vidais ma bouteille d’un trait et suppliais le gardien de me rapporter de l’eau, mais l’instant d’après, ma bouche était déjà sèche. Pour finir, mon excitation atteignit un degré tel en jouant – je ne faisais absolument rien d’autre du matin au soir – que je ne pouvais plus rester assis une minute, arpentant ma chambre sans arrêt en réfléchissant à mes parties, toujours plus vite, d’un pas toujours plus pressé, de plus en plus excité à mesure que la fin de la partie approchait.

La passion de gagner, de vaincre, de me vaincre moi-même devenait peu à peu une sorte de fureur ; je tremblais d’impatience, car l’un des deux adversaires que j’abritais était toujours trop lent au gré de l’autre. Ils se harcelaient, et si ridicule que cela vous paraisse peut-être, je me houspillais moi-même – “plus vite, plus vite, allons, allons !” – quand la riposte n’était pas assez prompte.

 

Je sais aujourd’hui, bien entendu, que cet état d’esprit était déjà tout à fait pathologique. Je ne lui trouve pas d’autre nom que celui d’“intoxication par le jeu d’échecs”, qui n’est pas encore dans le vocabulaire médical. Cette monomanie finit par m’empoisonner le corps autant que l’esprit. Je maigris, mon sommeil devint agité, intermittent. Au réveil, mes paupières étaient de plomb, je les ouvrais à grand-peine. J’étais devenu si faible, mes mains tremblaient tellement que je ne portais un verre à mes lèvres qu’au prix d’un gros effort. Mais sitôt une partie commencée, j’étais galvanisé par une force sauvage. J’allais et venais, les poings fermés, et j’entendais souvent, comme à travers un brouillard rougeâtre, ma propre voix me crier sur un ton rauque et méchant : “Échec !” ou “Mat”. »

Je ne puis moi-même vous dire comment dans cet état affreux, indescriptible, se produisit la crise. Je sais seulement que je me réveillai un beau matin d’une autre manière que d’habitude. Mon corps était comme délivré de moi-même, il se prélassait, mollement étendu dans un agréable confort. Une bonne grosse fatigue, telle que je n’en avais pas connue depuis des mois, appesantissait mes paupières, me donnant un si grand sentiment de bien-être que je ne pus me décider à ouvrir les yeux tout de suite. Pendant quelques minutes, je demeurai ainsi, jouissant de ma torpeur, de la tiédeur de mon lit, avec une voluptueuse langueur. Tout à coup, il me sembla entendre des voix derrière moi, des voix humaines, chaudes et vivantes, qui prononçaient des mots tranquilles et vous ne pouvez vous imaginer mon ravissement, à moi qui n’avais, depuis presque un an, rien entendu d’autre que les dures et méchantes paroles de mes juges.

 

“Tu rêves !” me dis-je. “Tu rêves ! Surtout n’ouvre pas les yeux ! prolonge ton rêve, plutôt que de voir encore cette cellule maudite, la chaise, la cuvette, la table et l’éternel dessin du papier au mur. Tu rêves... continue à rêver.” » Mais la curiosité l’emporta. Lentement, prudemment, j’ouvris les yeux.

Ô merveille : je me trouvais dans une autre chambre, une chambre plus spacieuse que ma cellule de l’hôtel. La lumière entrait librement par une fenêtre sans barreaux. Au-delà, je voyais des arbres, des arbres verts où courait le vent, au lieu de mon sinistre mur coupe-feu. Les parois de la chambre étaient blanches et brillantes, blanc aussi le plafond qui s’élevait au-dessus de moi – oui, vraiment, j’étais dans un autre lit, un lit que je ne connaissais pas. Ce n’était pas un rêve, des voix humaines parlaient doucement derrière moi. Ma découverte dut m’agiter violemment, tant j’étais stupéfait, car j’entendis des pas s’approcher aussitôt.

Une femme venait vers moi, la démarche légère, une femme qui portait une coiffe blanche, une infirmière. Je frissonnai, ravi : je n’avais pas vu de femme depuis un an. Sans doute regardai-je cette gracieuse apparition avec des yeux extasiés et brûlants, car elle me dit avec force et douceur :

“Restez tranquille ! Bien tranquille !”

Je n’écoutais que le son de sa voix – n’était-ce pas celle d’une créature humaine ? Il y avait donc encore sur la terre des gens qui n’étaient pas des juges, des tortionnaires, il y avait, ô miracle ! cette femme à la voix moelleuse et chaude, presque tendre. Je fixais avidement la bouche qui venait de me parler avec bonté, car cette année infernale m’avait fait oublier que la bonté pût exister entre les hommes. Elle me sourit – oui, elle souriait, il y avait donc encore des gens qui souriaient en ce monde –, puis elle mit un doigt sur ses lèvres et s’éloigna sans bruit. Mais comment eussé-je pu lui obéir ? Je n’avais pas encore rassasié mes yeux de ce prodige. Je fis au contraire des efforts énergiques pour m’asseoir dans mon lit et pour la suivre des yeux, pour contempler encore cette créature miraculeuse et bienveillante. Je voulais m’aider de mes mains, je n’y parvins pas. Ce qui était la droite avait disparu tout entier jusqu’au poignet dans une sorte de gros paquet bizarre, blanc, un pansement apparemment.

Je le considérai d’abord ahuri, puis je commençai lentement à comprendre où j’étais, et à réfléchir à ce qui pouvait bien m’être arrivé. On m’avait blessé, sans doute, ou bien je m’étais blessé moi-même à la main. Et je me trouvais dans un hôpital. » L’après-midi, j’eus la visite du docteur : c’était un aimable vieux monsieur. Mon nom ne lui était pas inconnu et il parla avec tant de respect de mon oncle, le médecin de l’empereur, que je sentis tout de suite qu’il me voulait du bien. Au cours de la conversation, il me posa toutes sortes de questions, dont l’une, entre autres, me surprit : il me demanda si j’étais mathématicien ou chimiste. Je lui dis que non. » – Curieux, murmura-t-il. Vous prononciez de si étranges formules, dans votre délire... c3, c4. Personne de nous n’y comprenait rien. » Je m’enquis de ce qui m’était arrivé. Il sourit bizarrement. »

– Rien de grave. Une violente crise de nerfs.” Et il ajouta tout bas, après avoir jeté un regard circonspect autour de lui : “Très compréhensible, d’ailleurs. Depuis le treize mars, n’est-ce pas ?” » Je fis “oui” de la tête. »

– Pas étonnant, avec cette méthode, grommela-t-il. Vous n’êtes pas le premier. Mais ne vous inquiétez pas. » À la manière apaisante dont il me glissait ces mots, et dont il me regardait, je sus que j’étais en bonnes mains. »

Deux jours plus tard, l’excellent docteur me raconta franchement ce qui m’était arrivé. Le gardien m’avait entendu crier très fort dans ma cellule et il avait cru d’abord que quelqu’un s’y était introduit, avec qui je me querellais. Mais à peine avait-il paru à la porte que je m’étais précipité sur lui en poussant des cris sauvages : “Allons, joue, gredin, poltron !” J’avais essayé de le saisir à la gorge avec tant de violence qu’il avait dû appeler au secours. Tandis qu’on m’emmenait chez le médecin, j’avais réussi à me dégager et, pris d’une rage frénétique, je m’étais jeté contre la fenêtre du couloir, en brisant la vitre et me faisant une profonde blessure à la main – vous en voyez encore ici la cicatrice. J’avais passé les premières nuits à l’hôpital avec une sorte de fièvre cérébrale, mais j’avais maintenant recouvré le complet usage de mes sens. “Bien entendu, je ne dirai pas à ces messieurs que vous allez mieux, ajouta-t-il doucement, ils seraient capables de vous y renvoyer. Remettez-vous-en à moi, je ferai de mon mieux pour vous tirer d’affaire.” » J’ignore quel rapport ce précieux ami put bien faire à mes bourreaux. Le fait est qu’il obtint ce qu’il voulait : ma libération. Peut-être me fit-il passer pour un irresponsable, peut-être aussi ma personne ne présentait-elle déjà plus aucun intérêt pour la Gestapo, car Hitler venait d’occuper la Bohême et le cas de l’Autriche était liquidé à ses yeux. Je dus seulement m’engager par écrit à quitter ma patrie dans les quinze jours, et ces quinze jours furent si remplis par les mille formalités que doit accomplir aujourd’hui un ci-devant citoyen du monde pour un voyage à l’étranger – papiers militaires, papier de police, attestation fiscale, passeport, visa, certificat médical – qu’il ne me resta guère de temps pour songer au passé.

Il semble d’ailleurs qu’il y ait dans notre cerveau de mystérieuses forces régulatrices qui écartent spontanément ce qui pourrait nuire à l’âme ou la menacer, car chaque fois que j’essayais de penser à mon temps de captivité, ma mémoire s’obscurcissait.

Ce ne fut que de nombreuses semaines plus tard, lorsque je me trouvai sur ce paquebot, que j’eus enfin le courage de repasser ces événements dans mon esprit. »

 

Vous comprenez maintenant pourquoi je me suis comporté de façon si incongrue, et sans doute incompréhensible, envers vos amis. Je flânais par le plus grand des hasards dans le fumoir, quand je vis ces messieurs assis devant un échiquier ; l’étonnement et l’effroi me clouèrent sur place, malgré moi. Car j’avais complètement oublié qu’on peut jouer aux échecs devant un véritable échiquier, avec des pièces palpables, j’avais oublié que c’est un jeu où deux personnes tout à fait différentes s’installent en chair et en os l’une en face de l’autre. Et en vérité, il me fallut quelques minutes pour me rappeler que ces joueurs que je voyais là jouaient au même jeu que moi dans ma cellule pendant des mois, quand je m’acharnais désespérément contre moi-même.

Les chiffres dont je m’étais accommodé, à cette époque d’exercices farouches, n’étaient donc que les symboles de ces pièces d’ivoire. La surprise que j’éprouvais à constater que le mouvement des pièces sur l’échiquier correspondait à celui de mes pions imaginaires ressemblait sans doute à celle de l’astronome qui a déterminé sur le papier l’existence d’une planète grâce à de savants calculs, et qui aperçoit soudain cette planète dans le ciel sous la forme d’une substantielle et brillante étoile. Comme hypnotisé, je fixais l’échiquier où je contemplais mes diagrammes concrétisés par les figurines sculptées d’un cavalier, d’une tour, d’un roi, d’une reine et de pions véritables.

Pour bien saisir les positions respectives des adversaires, je fus obligé de transposer le monde abstrait de mes chiffres dans celui des pièces qu’on maniait sous mes yeux. Peu à peu, la curiosité me vint d’assister à une partie réelle, disputée par deux adversaires. Oubliant alors toute politesse, j’intervins maladroitement dans votre jeu. Mais l’erreur qu’allait commettre votre ami m’atteignit comme un coup au cœur. D’un geste instinctif, sans réfléchir, je le retins comme on retient un enfant qui se penche par-dessus une balustrade. Plus tard seulement, je me rendis compte de la grossière inconvenance de mon intrusion. »

 

Je me hâtai de rassurer M. B... en lui disant que nous nous félicitions de ce hasard qui nous avait permis de faire sa connaissance, et j’ajoutai que pour ma part j’étais doublement impatient d’assister au tournoi improvisé du lendemain, après avoir écouté son récit. M. B... eut un mouvement inquiet. « Non, vraiment, ne vous faites pas d’illusion. Il ne s’agira pour moi que de me mettre à l’épreuve... oui, je voudrais... je voudrais savoir si je suis capable de jouer une partie d’échecs ordinaire, sur un vrai échiquier, avec de vraies pièces, contre un adversaire réel... car il me reste toujours un doute à ce sujet. Ces cent, peut-être ces mille parties que j’ai jouées, étaient-elles réglementaires ? Ou n’était-ce qu’un jeu de rêve, comme on en fait quand on a la fièvre, un de ces rêves fantastiques, où l’on saute souvent des échelons indispensables à la réalité ? Car vous ne prétendez pas sérieusement, j’espère, que je me mesure avec un champion du monde et que je le mette hors de combat. La seule chose qui m’intrigue et qui m’intéresse, c’est de savoir une fois pour toutes si je jouais vraiment aux échecs, dans ma cellule, ou si j’étais déjà fou. En un mot, si j’étais en deçà ou au-delà de la zone dangereuse. C’est le but unique de cette partie à mes yeux. »

 

Au même moment, de l’autre extrémité du navire, le gong nous appela à dîner. Notre entretien avait sans doute duré presque deux heures... j’ai beaucoup abrégé, ici, le récit circonstancié que me fit M. B... Je le remerciai chaleureusement et pris congé. Mais je n’avais pas quitté le pont qu’il me courait après et ajoutait, avec tant de nervosité qu’il en bégayait :

« Encore un mot ! Je ne voudrais pas, ensuite, paraître impoli une seconde fois : voulez-vous bien prévenir ces messieurs que je ne jouerai qu’une seule partie ? Ce sera le point final à une vieille histoire, c’est tout... une conclusion définitive, pas un recommencement... Je ne désire pas être repris par cette passion fiévreuse, par cette rage de jouer à laquelle je ne pense qu’en tremblant... et d’ailleurs... d’ailleurs, le médecin alors m’avait averti... expressément averti. Un homme qui a été atteint d’une manie peut retomber malade, même s’il est complètement guéri... Il vaut mieux ne plus s’approcher d’un échiquier, quand on a été intoxiqué comme je le fus... Donc, vous comprenez – je jouerai cette unique partie pour être fixé là-dessus, et ce sera tout. »

 

Le lendemain, à trois heures très précises, nous étions comme prévu réunis au fumoir. Deux officiers du bord, amateurs de ce roi des jeux, s’étaient joints à nous, ayant obtenu une permission spéciale pour assister au tournoi. Czentovic ne se fit pas attendre comme la veille, cette fois, et après la répartition des couleurs une partie mémorable s’engagea, qui mettait aux prises mon très obscur compatriote avec l’illustre champion. Je regrette qu’elle se soit déroulée

seulement devant d’aussi incompétents spectateurs que nous, et qu’elle soit perdue pour les annales du jeu d’échecs, comme le sont pour l’histoire de la musique les improvisations de Beethoven au piano. Nous essayâmes, il est vrai, de reconstituer tous ensemble la partie de mémoire, le lendemain après-midi, mais sans y réussir. Les joueurs nous avaient sans doute intéressés plus que le jeu, dont nous ne retrouvions plus les péripéties.

En effet, le contraste intellectuel que formaient les deux partenaires s’exprima de plus en plus physiquement, dans leurs attitudes respectives au cours de la partie. Raide et immobile comme une souche, Czentovic, très bien rodé, ne quittait pas l’échiquier des yeux. Réfléchir était pour lui une sorte d’effort physique qui demandait une concentration extrême de tout son corps. M. B..., au contraire, restait parfaitement dégagé et libre dans ses mouvements. Véritable dilettante au plus beau sens du mot, il ne voyait dans le jeu que le plaisir qu’il lui causait, nous donnait avec désinvolture des explications entre les coups, allumait une cigarette d’une main légère et ne regardait l’échiquier qu’une minute avant que ce soit à lui de jouer. Il semblait toujours avoir prévu les intentions de l’adversaire. Au début, pour les ouvertures obligées, tout alla assez vite.

 

Ce n’est qu’au septième ou huitième coup que la bataille parut se dessiner selon un plan précis. Czentovic réfléchissait plus longuement : nous comprîmes à ce signe que la véritable lutte pour la suprématie était engagée. Mais je dois à la vérité de dire que pour nous autres novices, l’évolution progressive de la situation, comme dans tout réel tournoi, était plutôt décevante. Car plus les pièces composaient sur l’échiquier leurs étranges arabesques, moins nous en pénétrions le sens caché. Nous ne saisissions ni les intentions des deux adversaires ni dans quel camp se trouvait l’avantage. Nous voyions seulement qu’ils déplaçaient leurs pièces tels des leviers, ou comme des généraux font marcher leurs troupes pour tâcher de faire une brèche dans les lignes ennemies. Mais nous ne pouvions comprendre les buts stratégiques de ces mouvements, car des joueurs aussi avertis combinent leur affaire plusieurs coups d’avance.

Et à notre ignorance, s’ajoutait peu à peu une fatigue qui venait surtout des interminables minutes de réflexion nécessaires à Czentovic. Cette lenteur irritait visiblement notre ami. Je remarquai avec inquiétude qu’il s’agitait de plus en plus sur son siège, au fur et à mesure que la partie durait. Il allumait nerveusement cigarette sur cigarette, ou prenait une note d’une main rapide. Puis il se fit servir une bouteille d’eau minérale et avala précipitamment un verre après l’autre. Il était évident qu’il calculait ses coups cent fois plus vite que Czentovic.

Quand ce dernier se décidait enfin, après des réflexions infinies, à pousser une pièce de sa lourde main, notre ami souriait simplement, de l’air de quelqu’un qui a prévu la manœuvre depuis longtemps, et il ripostait aussitôt. Son cerveau travaillait si vite qu’il avait sans doute déjà calculé toutes les possibilités de son adversaire. Aussi plus Czentovic tardait-il à se décider, plus l’impatience de l’autre augmentait-elle ; et pendant qu’il attendait ainsi, ses lèvres prenaient une expression de contrariété presque hostile. Mais Czentovic ne s’émouvait pas pour si peu. À mesure que les pièces se faisaient plus rares sur l’échiquier, ses réflexions s’allongeaient, mornes et muettes.

Au quarante-deuxième coup, la partie avait duré deux bonnes heures trois quarts et nous ne la suivions plus que d’un regard hébété de fatigue. Un des officiers du bord était parti, l’autre lisait un livre et ne jetait un coup d’œil sur l’échiquier qu’au moment où l’un des partenaires avait joué.

Mais soudain – c’était au tour de Czentovic – se produisit quelque chose d’imprévu. Le champion avait le doigt sur le cavalier pour le faire avancer et M. B..., en le voyant, se ramassa sur lui-même comme un chat qui va sauter. Il se mit à trembler de tout son corps, poussa sa dame d’un geste sûr et s’écria, triomphant : « Ça y est ! c’est réglé ! » Il se rejeta en arrière, se croisa les bras sur la poitrine et jeta à Czentovic un regard de défi où fulgurait soudain une lueur brûlante.

Nous nous penchâmes tous, sans le vouloir, vers l’échiquier pour comprendre cette manœuvre si victorieusement annoncée. Au premier abord, on ne voyait rien de menaçant. L’exclamation de notre ami devait donc se rapporter à un développement ultérieur de la situation que nous autres, dilettantes à courte vue, ne savions pas prévoir. Czentovic seul n’avait pas bronché à l’annonce provocatrice de son partenaire. Il était resté aussi imperturbable que s’il n’avait pas entendu cet offensant « ça y est ! ». Il ne se passa rien. La montre posée sur la table pour mesurer l’intervalle entre deux coups faisait entendre son tic-tac, dans le silence général. Trois minutes s’écoulèrent, puis sept, puis huit – Czentovic ne bougeait toujours pas, mais il me sembla que l’effort qu’il s’imposait élargissait encore ses narines épaisses.

L’attente devenait intolérable, pour notre ami M. B... comme pour nous. Il se leva d’un bond et se mit à marcher dans le fumoir de long en large, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Tout le monde le regardait, un peu surpris, et moi j’étais plein d’inquiétude, car je venais de m’apercevoir que malgré son agacement, il arpentait toujours le même espace : on eût dit qu’une barrière invisible l’arrêtait dans le vide au milieu de la pièce et l’obligeait à revenir sur ses pas.

 

Je compris en frissonnant qu’il refaisait sans le vouloir le même nombre de pas que jadis, dans sa cellule. Oui, c’était exactement ainsi qu’il devait s’être promené, des mois durant, comme un fauve en cage ; comme cela, mille fois de suite, il avait dû aller et venir, les mains crispées et les épaules rentrées, tandis que s’allumait dans son regard fixe et fiévreux, la rouge lueur de la folie. En ce moment, il avait apparemment encore toute sa présence d’esprit, car il se tournait de temps en temps avec impatience du côté de la table, pour voir si Czentovic s’était décidé. Mais neuf, dix minutes s’écoulèrent encore. Ce qui se passa ensuite, aucun de nous ne s’y attendait. Czentovic leva lentement sa lourde main. Chacun regarda anxieusement ce qu’il allait faire. Mais Czentovic ne joua pas : du revers de la main, il repoussa les pièces de l’échiquier. Nous ne comprîmes pas tout de suite qu’il abandonnait la partie, qu’il capitulait avant que tout le monde vît qu’il était battu.

L’invraisemblable s’était produit. Un champion du monde, le vainqueur d’innombrables tournois, venait de baisser pavillon devant un inconnu, devant un homme qui n’avait pas touché à un échiquier depuis vingt ou vingt-cinq ans. Notre ami, cet anonyme, avait battu le plus fort joueur du monde entier dans un tournoi public ! Sans nous en apercevoir, dans notre émotion, nous nous étions tous levés. Chacun de nous avait le sentiment de devoir faire ou dire quelque chose, pour donner libre cours à son joyeux effroi. Le seul qui ne bougea pas, très calme, fut Czentovic.

Au bout d’un assez long moment, il leva la tête et regarda notre ami d’un œil de pierre. « Encore une partie ? demanda-t-il. – Mais certainement », répondit M. B... avec un enthousiasme qui me fit une fâcheuse impression, et avant même que j’aie pu lui rappeler son intention de s’en tenir à une seule partie, il se rassit. Avec une hâte fiévreuse, il remit les pièces sur l’échiquier, et ses doigts tremblaient tellement, que par deux fois un pion s’en échappa et roula sur le plancher. Le malaise que me causait son excitation forcée devint de l’angoisse. Indéniablement, cet homme calme et paisible s’était changé en exalté. Le tic faisait tressaillir toujours plus souvent le coin de sa bouche, et tout son corps tremblait, comme secoué par une fièvre subite.

 

 « Cela suffit ! lui soufflai-je doucement, ne jouez pas maintenant ! C’est assez pour aujourd’hui, c’est trop éprouvant pour vous.

– Éprouvant ! ha, ha ! » il riait fort, d’un air méchant. « J’aurais pu faire dix-sept parties, si nous ne traînassions pas tant ! Ce qui me fatigue, à ce rythme, c’est de rester éveillé. Allons, c’est à vous de commencer ! »

Ces derniers mots, prononcés sur un ton violent, presque grossier, il les avait adressés à Czentovic, qui jeta sur lui un regard calme et mesuré, mais dur comme un poing fermé. Entre les deux joueurs était née soudain une dangereuse tension, une haine passionnée. Ce n’étaient plus deux partenaires qui voulaient éprouver leur force en s’amusant, c’étaient deux ennemis qui avaient juré de s’anéantir réciproquement. Czentovic tarda longtemps avant de jouer son premier coup, et j’eus nettement le sentiment qu’il le faisait exprès. Il devait avoir compris que sa lenteur fatiguait et irritait l’autre, et il s’en servait, en tacticien bien entraîné. Au bout de quatre grandes minutes donc, il ouvrit le jeu de la manière la plus simple et la plus ordinaire, en faisant avancer de deux cases le pion qui couvre le roi. M. B... riposta aussitôt avec le même pion, puis Czentovic refit une pause démesurée, à peine supportable. Nous attendions, le cœur battant, comme on attend le tonnerre après un éclair éblouissant, et que le tonnerre tarde, tarde encore. Czentovic ne bougeait pas. Lent, calme, il réfléchissait, et je me sentais de plus en plus certain que sa lenteur était voulue et méchante.

Du moins me laissait-elle tout le loisir d’observer M. B... Il avait déjà avalé trois verres d’eau : et je me rappelai malgré moi son récit, la soif ardente qu’il avait eue pendant sa captivité. Le malheureux présentait tous les symptômes d’une excitation anormale, son front se mouillait, la cicatrice sur sa main devenait plus rouge et plus marquée. Jusque-là, il restait maître de lui. Pourtant lorsqu’au quatrième coup, Czentovic se replongea dans des méditations interminables, il perdit contenance et l’apostropha brutalement :

« Eh bien, jouez donc, voyons ! »

Czentovic leva son œil froid.

« Nous avons, si je ne me trompe, fixé à dix minutes le temps d’intervalle entre les coups. Par principe, je ne joue pas plus rapidement. »

M. B... se mordit les lèvres. Je remarquai que son pied, sous la table, se mit à se balancer vite, toujours plus vite. Il allait perdre la tête, j’en eus l’irrésistible pressentiment. Au huitième coup, de fait, se produisit un nouvel incident. M. B... qui avait une peine croissante à supporter ces attentes, ne put se contenir davantage ; il se pencha en avant, en arrière, et se mit involontairement à tambouriner du doigt sur la table. Czentovic releva sa grosse tête de paysan. « Puis-je vous prier de ne pas tambouriner ? Cela me dérange. Je ne puis pas jouer ainsi. »

M. B... eut un rire bref.

« Ha ! je m’en aperçois. »

Czentovic rougit.

« Que voulez-vous dire ? » demanda-t-il, la voix dure et mauvaise.

M. B... rit encore, d’un rire sec et méchant.

 « Oh ! rien. Simplement que vous êtes très nerveux. »

Czentovic baissa la tête et se tut. Il attendit sept minutes pour jouer le coup suivant, et la partie continua en se traînant à ce rythme mortel. Czentovic semblait de plus en plus pétrifié. Il mettait maintenant le maximum de temps prévu à prendre sa décision, et d’un coup à l’autre la conduite de notre ami devenait de plus en plus étrange. Il semblait avoir oublié la partie en cours, et s’occuper de tout autre chose. Il avait cessé d’aller et venir, et restait assis, immobile sur sa chaise. Regardant le vide d’un œil fixe et hagard, il marmottait sans arrêt des mots incompréhensibles. Se perdait-il dans d’interminables combinaisons ou réfléchissait-il déjà à d’autres parties, comme je l’en soupçonnais quant à moi ? – en tout cas, chaque fois que son tour était enfin venu de jouer, il fallait que nous le rappelions à la réalité. Une minute lui suffisait pour s’orienter.

Pourtant, j’étais de plus en plus persuadé qu’il nous avait tous oubliés, y compris Czentovic, et qu’il était en proie à une crise de démence froide qui pouvait éclater tout à coup avec violence.

 

Et la chose se produisit, effectivement, au dix-neuvième coup. À peine Czentovic avait-il joué que M. B... poussait son fou trois cases plus loin, sans même regarder l’échiquier, en criant, si fort que nous sursautâmes :

« Échec ! Échec au roi ! »

Nous nous penchâmes tous sur l’échiquier, pour voir cette manœuvre sans pareille. Mais ce qui se passa au bout d’une minute, aucun de nous ne s’y attendait. Lentement, très lentement, Czentovic leva la tête et nous regarda l’un après l’autre – ce qu’il n’avait encore jamais fait. On vit naître sur ses lèvres un sourire moqueur et satisfait, il paraissait éprouver un plaisir sans borne. Lorsqu’il eut pleinement joui de ce triomphe encore incompréhensible pour nous, il dit à la ronde, avec une politesse affectée :

« Je regrette, mais je ne vois pas comment mon roi pourrait être en échec. Un de ces messieurs le voit-il ? »

Nous examinâmes la situation, puis nos regards inquiets se tournèrent vers M. B...

Le roi de Czentovic était entièrement couvert par un pion – un enfant eût pu s’en rendre compte –, il n’y avait donc pas d’échec au roi. Nous devînmes inquiets. Notre fougueux ami avait-il poussé sans le vouloir une pièce de travers, une case de trop, ou une en moins ? Le silence général le rendit à lui-même, il examina l’échiquier à son tour et se mit à dire, en bégayant violemment :

« Mais le roi doit être en f7... il n’est pas à sa place, pas du tout ! Vous vous êtes trompé ! Tout est faux sur cet échiquier... ce pion-là est en g5, pas en g4... c’est une tout autre partie... c’est... »

Il s’arrêta brusquement.

Je l’avais empoigné par le bras, et même pincé si fort qu’il l’avait senti, malgré son égarement fiévreux. Il se retourna et me regarda avec des yeux de somnambule.

« Qu’y a-t-il ?... Que voulez-vous ?

– Remember ! » lui murmurai-je seulement, et je passai le doigt sur la cicatrice qu’il portait à la main.

Il suivit malgré lui mon geste, ses yeux se ternirent et se fixèrent sur la trace rouge. Puis tout à coup, il se mit à trembler, un frisson lui secoua tout le corps. « Pour l’amour du ciel », chuchota-t-il, les lèvres blanches.

« Ai-je dit ou fait quelque chose d’insensé... suis-je de nouveau... ?

– Non, fis-je doucement. Mais cessez immédiatement de jouer, il est grand temps. Souvenez-vous de ce que le médecin vous a dit ! »

M. B... se leva aussitôt.

« Veuillez excuser ma sotte méprise », dit-il en s’inclinant devant Czentovic avec toute son ancienne politesse. « Ce que je viens de dire est une absurdité, bien entendu. C’est vous qui l’avez emporté. »

Puis il se tourna vers nous :

« Je m’excuse aussi auprès de vous, messieurs. Mais je vous avais prévenus qu’il ne fallait pas trop attendre de moi. Pardonnez cet incident ridicule – c’est la dernière fois de ma vie que je m’essaie aux échecs. »

Il s’inclina encore une fois et s’en fut, de la même manière mystérieuse et discrète qu’il nous était apparu la première fois. J’étais seul à savoir pourquoi cet homme ne toucherait plus jamais un échiquier, tandis que les autres demeuraient là, vaguement conscients d’avoir échappé à je ne sais quel désagrément ou même à un danger.

« Damned fool ! » grogna Mac Connor, déçu.

Czentovic fut le dernier à quitter son siège, et jeta encore un coup d’œil sur la partie commencée. « Dommage, dit-il, magnanime. L’offensive n’allait pas si mal. Pour un dilettante, ce monsieur est en fait très remarquablement doué. »

 

 

 FIN

 

◄►

 

Traduction révisée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent.

 

400 Zweig 453-1 copie

 

 

6 juin 2013

Lettre à Ménécée, Épicure

300 Epikouros_BM_1843 copie

Épicure ([-342] - -270)

 

Lettre à Ménécée


Extrait de : Édition électronique (ePub, PDF): Les Échos du Maquis, 2011.

Traduction d’Octave Hamelin, publiée dans la Revue de métaphysique et de morale, 1910 ; les numéros entre parenthèses correspondent aux paragraphes du Livre X des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, dont est extraite la lettre d’Épicure.

 

◄►

 

Lettre à Ménécée

 

(122) Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Or celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l’un et l’autre, celui-ci pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé ; celui-là afin d’être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l’avenir. Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu’il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir.

 

(123) Attache-toi donc aux enseignements que je n’ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre.

Commence par te persuader qu’un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N’attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec l’immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu trouveras capable d’assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux existent, attendu que la connaissance qu’on en a est évidente.

 

Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la foule : c’est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule. (124) Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des présomptions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour les méchants la source des plus grands maux comme, d’autre part, pour les bons la source des plus grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le propre de la vertu, n’accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce qui s’en écarte.

 

Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. (125) Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n’y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre, non pas parce qu’elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu’il est douloureux de l’attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l’attente d’une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.

 

Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l’appelle comme le terme des maux de la vie. (126) Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n’a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n’estime pas non plus qu’il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n’est pas toujours la plus longue durée qu’on veut recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un. On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ». (127) Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d’une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n’en comporte pas. Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être.

 

Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. (128) Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (129) En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130) En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, (131) et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. (132) Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des

jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.

 

(133) Et maintenant y a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s’est fait sur les dieux des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il s’est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu’en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l’intensité ; il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses. Il dit d’ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, d’autres de la fortune, les autres enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n’est pas susceptible qu’on lui impute une responsabilité, que la fortune est quelque chose d’instable, tandis que notre pouvoir propre, soustrait à toute domination étrangère, est proprement ce à quoi s’adressent le blâme et son contraire.(134) Et certes mieux vaudrait s’incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens, car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus, tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n’admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité - car un dieu ne fait jamais d’actes sans règles -, ni qu’elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement qu’elle leur fournit l’occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; (135) enfin il pense qu’il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné - ce qui peut nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d’obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.

Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s’y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n’éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et tu vivras

comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel.

 

◄►

Publicité
Publicité
<< < 10 20 21 22 23 24 25 26 > >>
Newsletter
Publicité
Archives
Publicité