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La Chanson Grise

6 juin 2013

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : La sonate de Vinteuil

250 el_Proust_1895 copie

 

Marcel Proust

À la recherche du temps perdu

 

Les deux apparitions de « La sonate de Vinteuil »

dans « À la recherche du temps perdu »

 

Première apparition dans le tome I :  «  Du côté de chez Swann. »

 

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………………………………………….

– Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.

– Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi – allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été…

– Mais je ne dis absolument rien. Voyons, docteur, je vous prends à témoin : est-ce que j’ai dit quelque chose ?

Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de suite.

– Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c’est vous qu’on va caresser, qu’on va caresser dans l’oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s’en charger.

Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui qu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi :

L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie – il ne savait lui-même – qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu. D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom. Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort ; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se réfugier dans des pensées sans importance et qui lui permettaient de laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation il devait s’y rendre, et que s’il ne faisait pas de visite après il lui fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains valétudinaires chez qui, tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les avait interrogées ; mais plusieurs étaient arrivées après la musique ou parties avant ; certaines pourtant étaient là pendant qu’on l’exécutait, mais étaient allées causer dans un autre salon, et d’autres restées à écouter n’avaient pas entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison, ils savaient que c’était une œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaient demandé à jouer ; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser. Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez MmeVerdurin, tout d’un coup après une note longuement tendue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil,) il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret. Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à MmeVerdurin.

– Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann ; la comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C’est tout, excepté du piano, ma parole ! Chaque fois j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau que l’orchestre, plus complet. Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s’il avait fait un trait d’esprit :

– Vous êtes très indulgente pour moi, dit-il.

Et tandis que MmeVerdurin disait à son mari : « Allons, donne-lui de l’orangeade, il l’a bien méritée », Swann racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase. Quand MmeVerdurin, ayant dit d’un peu loin :

« Eh bien ! il me semble qu’on est en train de vous dire de belles choses, Odette », elle répondit : « Oui, de très belles », Swann trouva délicieuse sa simplicité.

Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir. Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, MmeVerdurin s’était écriée : « Je vous crois un peu qu’elle est belle ! Mais on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pas la connaître », et le peintre avait ajouté : « Ah ! c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas ? Ce n’est pas, si vous voulez, la chose « cher » et « public », n’est-ce pas ? mais c’est la très grosse impression pour les artistes »), ces gens semblaient ne s’être jamais posé ces questions, car ils furent incapables d’y répondre. Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase préférée :

– Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention ; je vous dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer dans des pointes d’aiguille ; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison, répondit MmeVerdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard, avec une sorte de bon sens

comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de « M. Biche ». Comme le public ne connaît du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient, dans la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes n’ont pas les cheveux mauves. Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y avait là une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas trop de monde pour le voir :

– Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello ! s’écria-t-il avec une brusque résolution.

Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées, mais était entièrement inconnue du grand public.

– Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.

– C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.

– Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.

– Alors poser la question, c’est la résoudre ? dit le docteur.

– Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la sonate : d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux.

Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.

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   Seconde apparition de la sonate de Vinteuil, dans le tome II : « À l’ombre des jeunes filles en fleurs. »

 

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Au reste, le plus souvent, nous ne restions pas à la maison, nous allions nous promener. Parfois avant d’aller s’habiller, Mme Swann se mettait au piano. Ses belles mains, sortant des manches roses, ou blanches, souvent de couleurs très vives, de sa robe de chambre de crêpe de Chine, allongeaient leurs phalanges sur le piano avec cette même mélancolie qui était dans ses yeux et n’était pas dans son cœur. Ce fut un de ces jours-là qu’il lui arriva de me jouer la partie de la sonate de Vinteuil où se trouve la petite phrase que Swann avait tant aimée. Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire « entendre pour la première fois ». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin. Seulement je n’avais encore jusqu’à ce jour rien entendu de cette sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu’un nom qu’on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d’où une heure plus tard, sans qu’on y pense, s’élanceront d’elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d’abord vainement sollicitées. Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m’arriva pour la sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l’œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l’entendre) du moment que Mme Swann m’en avait joué la phrase la plus fameuse (j’étais aussi stupide en cela que ceux qui n’espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes). Mais bien plus, même quand j’eus écouté la sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper, à me fuir. Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette sonate, je ne la possédai jamais tout entière : elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur. Dans la sonate de Vinteuil les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà.

Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte ; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui par le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier. Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. Ce temps du reste qu’il faut à un individu – comme il me le fallut à moi à l’égard de cette sonate – pour pénétrer une œuvre un peu profonde, n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. Aussi l’homme de génie pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que, les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux jugements est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier. Ce sont les quatuors de Beethoven (les quatuors XII, XIII, XIV et XV) qui ont mis cinquante ans à faire naître, à grossir le public des quatuors de Beethoven, réalisant ainsi comme tous les chefs-d’œuvre un progrès sinon dans la valeur des artistes, du moins dans la société des esprits, largement composée aujourd’hui de ce qui était introuvable quand le chef-d’œuvre parut, c’est-à-dire d’êtres capables de l’aimer. Ce qu’on appelle la postérité, c’est la postérité de l’œuvre. Il faut que l’œuvre (en ne tenant pas compte, pour simplifier, des génies qui à la même époque peuvent parallèlement préparer pour l’avenir un public meilleur dont d’autres génies que lui bénéficieront) crée elle-même sa postérité. Si donc l’œuvre était tenue en réserve, n’était connue que de la postérité, celle-ci, pour cette œuvre, ne serait pas la postérité mais une assemblée de contemporains ayant simplement vécu cinquante ans plus tard. Aussi faut-il que l’artiste – et c’est ce qu’avait fait Vinteuil – s’il veut que son œuvre puisse suivre sa route, la lance, là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir. Et pourtant ce temps à venir, vraie perspective des chefs-d’œuvre, si n’en pas tenir compte est l’erreur des mauvais juges, en tenir compte est parfois le dangereux scrupule des bons. Sans doute, il est aisé de s’imaginer dans une illusion analogue à celle qui uniformise toutes choses à l’horizon, que toutes les révolutions qui ont eu lieu jusqu’ici dans la peinture ou la musique respectaient tout de même certaines règles et que ce qui est immédiatement devant nous, impressionnisme, recherche de la dissonance, emploi exclusif de la gamme chinoise, cubisme, futurisme, diffère outrageusement de ce qui a précédé. C’est que ce qui a précédé on le considère sans tenir compte qu’une longue assimilation l’a converti pour nous en une matière variée sans doute, mais somme toute homogène, où Hugo voisine avec Molière. Songeons seulement aux choquants disparates que nous présenterait, si nous ne tenions pas compte du temps à venir et des changements qu’il amène, tel horoscope de notre propre âge mûr tiré devant nous durant notre adolescence. Seulement tous les horoscopes ne sont pas vrais et être obligé pour une œuvre d’art de faire entrer dans le total de sa beauté le facteur du temps, mêle à notre jugement quelque chose d’aussi hasardeux et par là d’aussi dénué d’intérêt véritable que toute prophétie dont la non réalisation n’impliquera nullement la médiocrité d’esprit du prophète, car ce qui appelle à l’existence les possibles ou les en exclut n’est pas forcément de la compétence du génie ; on peut en avoir eu et ne pas avoir cru à l’avenir des chemins de fer, ni des avions, ou, tout en étant grand psychologue, à la fausseté d’une maîtresse ou d’un ami, dont de plus médiocres eussent prévu les trahisons. Si je ne compris pas la sonate je fus ravi d’entendre jouer Mme Swann. Son toucher me paraissait, comme son peignoir, comme le parfum de son escalier, comme ses manteaux, comme ses chrysanthèmes, faire partie d’un tout individuel et mystérieux, dans un monde infiniment supérieur à celui où la raison peut analyser le talent.

« N’est-ce pas que c’est beau cette sonate de Vinteuil ? me dit Swann. Le moment où il fait nuit sous les arbres, où les arpèges du violon font tomber la fraîcheur. Avouez que c’est bien joli ; il y a là tout le côté statique du clair de lune, qui est le côté essentiel. Ce n’est pas extraordinaire qu’une cure de lumière comme celle que suit ma femme agisse sur les muscles, puisque le clair de lune empêche les feuilles de bouger. C’est cela qui est si bien peint dans cette petite phrase, c’est le Bois de Boulogne tombé en catalepsie. Au bord de la mer c’est encore plus frappant, parce qu’il y a les réponses faibles des vagues que naturellement on entend très bien puisque le reste ne peut pas remuer. À Paris c’est le contraire ; c’est tout au plus si on remarque ces lueurs insolites sur les monuments, ce ciel éclairé comme par un incendie sans couleurs et sans danger, cette espèce d’immense fait-divers deviné. Mais dans la petite phrase de Vinteuil et du reste dans toute la sonate ce n’est pas cela, cela se passe au Bois, dans le gruppetto on entend distinctement la voix de quelqu’un qui dit : « On pourrait presque lire son journal. »

Ces paroles de Swann auraient pu fausser, pour plus tard, ma compréhension de la sonate, la musique étant trop peu exclusive pour écarter absolument ce qu’on nous suggère d’y trouver. Mais je compris par d’autres propos de lui que ces feuillages nocturnes étaient tout simplement ceux sous l’épaisseur desquels, dans maint restaurant des environs de Paris, il avait entendu, bien des soirs, la petite phrase. Au lieu du sens profond qu’il lui avait si souvent demandé, ce qu’elle rapportait à Swann, c’était ces feuillages rangés, enroulés, peints autour d’elle (et qu’elle lui donnait le désir de revoir parce qu’elle lui semblait leur être intérieure comme une âme), c’était tout un printemps dont il n’avait pu jouir autrefois, n’ayant pas, fiévreux et chagrin comme il était alors, assez de bien-être pour cela, et que (comme on fait, pour un malade, des bonnes choses qu’il n’a pu manger) elle lui avait gardé. Les charmes que lui avaient fait éprouver certaines nuits dans le Bois et sur lesquels la sonate de Vinteuil pouvait le renseigner, il n’aurait pu à leur sujet interroger Odette qui pourtant l’accompagnait comme la petite phrase. Mais Odette était seulement à côté de lui alors (non en lui comme le motif de Vinteuil), ne voyant donc point – Odette eût-elle été mille fois plus compréhensive – ce qui, pour nul de nous (du moins j’ai cru longtemps que cette règle ne souffrait pas d’exception), ne peut s’extérioriser.

« C’est au fond assez joli, n’est-ce pas, dit Swann, que le son puisse refléter, comme l’eau, comme une glace. Et remarquez que la phrase de Vinteuil ne me montre que tout ce à quoi je ne faisais pas attention à cette époque. De mes soucis, de mes amours de ce temps-là, elle ne me rappelle plus rien, elle a fait l’échange.

 

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6 juin 2013

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, premières pages

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Marcel Proust

 

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

 

Tome I : Du côté de chez Swann, premières pages

 

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I

 

            Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur ! c’est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on vient d’éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.

Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour – date pour moi d’une ère nouvelle – où on les avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.

Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve.

Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être – venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposait peu à peu les traits originaux de mon moi.

Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, – mon corps, – se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je me reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement, et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.

Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le mur filait dans une autre direction : j’étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, à la campagne. Mon Dieu ! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c’était les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.

Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ; chambres d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates : un coin de l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment ; où, par un temps glacial, le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont refroidies ; – chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d’un rayon – ; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux, et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où, dès la première seconde, j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; – où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires barrant obliquement un des angles de la pièce se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’y était pas prévu ; – où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant ; jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.

Certes, j’étais bien éveillé maintenant : mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.

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6 juin 2013

Marcel Proust, Du côté de chez Swann. Passage dit « de la madeleine »

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Marcel Proust

 

Du côté de chez Swann

Passage dit « de la madeleine »

 

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(Page 144 de l’édition poche GF Flammarion 2009 de "Du côté de chez Swann")

 

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.

Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

 

 

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6 juin 2013

Honoré de Balzac, La peau de chagrin (extrait)


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 Honoré de Balzac

 

La peau de chagrin

 

Chapitre I (l'extrait part du début de l’ouvrage)

 

Le talisman

 Début & scène de l'antiquaire

 

BalzacMagicSkin01

 

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                                   Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protège une passion essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta l’escalier du tripot désigné sous le nom de numéro 36.

– Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît ? lui cria d’une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée sur un type ignoble. Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle ! N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage ? Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui vont gagner votre argent ? Est-ce la police tapie dans tous les égouts sociaux qui tient à savoir le nom de votre chapelier ou le vôtre, si vous l’avez inscrit sur la coiffe ? Est-ce enfin pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs ? Sur ce point l’administration garde un silence complet. Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même : vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. À votre sortie, le JEU vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens qu’il faut se faire un costume de joueur.

 

L’étonnement manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une âme encore innocente. Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les bouillants plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères de l’hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco.

Cet homme, dont la longue face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de d’Arcet, présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses rides il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointements le jour même où il les recevait ; semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir ; les sourds gémissements des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés, le trouvaient toujours insensible. C’était le Jeu incarné.

Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit : Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là ! L’inconnu n’écouta pas ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux ; il entra résolument dans la salle où le son de l’or exerçait une éblouissante fascination sur les sens en pleine convoitise.

Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée :

Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu ; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu. Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui d’un drame sanguinolent. Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigents qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et prêtes à finir dans la Seine ; la passion y abonde, mais le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables qui viennent y chercher des distractions et les payent comme ils paieraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter à bas prix de cuisants regrets pour trois mois.

 

Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot ? Entre le joueur du matin et le joueur du soir il existe la différence qui distingue le mari nonchalant de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle.

Le matin seulement arrivent la passion palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale ; tant il souffrait travaillé par le prurit d’un coup de trente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les dévorent.

Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son Palais-Royal, dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène, entrez...

 

Quelle nudité ! Les murs, couverts d’un papier gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’âme ; il ne s’y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le parquet est usé, malpropre. Une table oblongue occupe le centre de la salle. La simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l’or annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse humaine se découvre partout où l’âme réagit puissamment sur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux tissu d’Orient, et la plupart du temps il la possède sur un grabat. L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand végète au fond d’une boutique humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel, d’où son fils, héritier précoce, sera chassé par une licitation fraternelle.

 

Enfin, existe-t-il chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir ? Singulier problème ! Toujours en opposition avec lui-même, trompant ses espérances par ses maux présents, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse. Ici-bas rien n’est complet que le malheur. Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Trois vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment assis autour du tapis vert ; leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des âmes blasées, des cœurs qui depuis longtemps avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentiments secrets qui crient fatalement à un joueur : – Oui. – Non ! Cette tête méridionale respirait l’or et le feu.

Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l’est le peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête.

Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et de l’autre une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent une mise imaginaire, espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger comme les jeunes prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent des messes blanches.

En face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable duquel ils vivaient.

Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps en temps regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passants leurs plates figures, en guise d’enseigne.

Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix grêle : – Faites le jeu ! quand le jeune homme ouvrit la porte.

Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Chose inouïe ! les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au fanatique Italien, tous en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les âmes dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir décent ! Eh bien ! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand le jeune homme entra. Mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges dont les blondes têtes devaient être coupées à un signal de la Révolution ? Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère : ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées !

La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche, et sa physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée ? Les médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les paupières, et la rougeur qui marquait les joues, tandis que les poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse.

Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleuré les orgies, l’étude et la maladie. Comme, lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtements. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d’une douteuse propreté ; enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants ! Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantements de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur.

Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Aussi tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une belle fille qui s’offre à la corruption, furent-ils prêts à crier au novice : – Sortez !

Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta sans calcul sur le tapis une pièce d’or qu’il avait à la main, et qui roula sur Noir ; puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes, il lança sur le tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si grand que les vieillards ne firent pas de mise ; mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu. Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible : Faites le jeu ! – Le jeu est fait ! – Rien ne va plus. Le tailleur étala les cartes, et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs.

Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or ; leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent ; mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.

– Rouge, pair, passe, dit officiellement le tailleur.

Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber un à un les billets pliés que lui lança le banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le râteau s’allongea pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement, ses lèvres blanchirent ; mais il releva bientôt ses paupières, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirants que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie.

Combien d’événements se pressent dans l’espace d’une seconde, et que de choses dans un coup de dé !

– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier après un moment de silence pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index pour la montrer aux assistants.

– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.

– Bah ! s’écria le garçon de chambre, en prenant une prise de tabac.

– Si nous avions imité monsieur ? dit un des vieillards à ses collègues en désignant l’Italien. Tout le monde regarda l’heureux joueur dont les mains tremblaient en comptant ses billets de banque.

– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille : Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune homme.

– Ce n’est pas un joueur, reprit le banquier, autrement il aurait groupé son argent en trois masses pour se donner plus de chances.

 

Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau ; mais le vieux molosse, ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole ; le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant di tanti palpiti d’un souffle si faible, qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses.

Il se trouva bientôt sous les galeries du Palais-Royal, alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la mort ; enfin perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793.

Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens sont sans danger, comme celles des enfants qui tombent de trop bas pour se blesser ; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent être les ouragans qui le forcent à demander la paix de l’âme à la bouche d’un pistolet.

Combien de jeunes talents confinés dans une mansarde s’étiolent et périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre avortés.

Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces lignes : Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont-des-Arts. Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice : Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfants ; dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfants.

 

L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables, qui passaient en lambeaux dans son âme, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde, lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs.

Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que l’académicien Auger avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle, celui-ci ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière.

 Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.

– Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine !

Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied : SECOURS AUX ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé de sa philanthropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau : il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations ; il lut les doléances des journalistes, écrites entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse ; il entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa tête par le préfet de la Seine. Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’état, qui n’en avait aucun souci.

 

Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins étalés sur le parapet ; peu s’en fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà consumé par la flamme : mais le visage eut le sort des cendres noires ; il redevint triste quand l’inconnu, ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.

– Ah ! mon bon monsieur, la carita ! la carita ! catarina ! Un petit sou pour avoir du pain !

Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les vêtements déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde :

– Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour vous...

Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage funèbre la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne.

– La carita ! la carita ! L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine. – Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendiants.

 

En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans le satin d’un élégant chapeau ; il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvements ; la robe, légèrement relevée par le marchepied, lui laissa voir une jambe dont les fins contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies ; elle en acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir.

Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insouciants jetés au hasard sur les passants. C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme ! mais cette dernière et puissante interrogation ne fut pas comprise, ne remua pas ce cœur de femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pour elle ? une admiration de plus, un désir inspiré qui le soir lui suggérait cette douce parole : J’étais bien aujourd’hui.

Le jeune homme passa promptement à un autre cadre, et ne se retourna point quand l’inconnue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent, cette dernière image du luxe et de l’élégance s’éclipsa comme allait s’éclipser sa vie. Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt les échantillons de marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monuments paraissaient prendre une physionomie triste en reflétant les teintes grises du ciel, dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et de beauté.

Ainsi, la nature elle-même conspirait à le plonger dans une extase douloureuse. En proie à cette puissance malfaisante dont l’action dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourments de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers un brouillard où tout ondoyait.

Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son âme les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’intention de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets d’art. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial, comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l’échafaud ; mais la conscience de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l’assurance d’une duchesse qui a deux amants, et il entra chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort.

 

Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède.

Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance. Un jeune garçon à figure fraîche et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille paysanne, espèce de Caliban femelle occupée à nettoyer un poêle dont les merveilles étaient dues au génie de Bernard de Palissy ; puis il dit à l’étranger d’un air insouciant :

– Voyez, monsieur, voyez ! Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires ; mais si vous voulez prendre la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptés, vraie renaissance, récemment arrivés, et qui sont de toute beauté.

Dans l’horrible situation où se trouvait l’inconnu, ce babil de cicérone, ces phrases sottement mercantiles furent pour lui comme les taquineries mesquines par lesquelles des esprits étroits assassinent un homme de génie. Portant sa croix jusqu’au bout, il parut écouter son conducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes ; mais insensiblement il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer sans crainte à ses dernières méditations, qui furent terribles. Il était poète, et son âme rencontra fortuitement une immense pâture : il devait voir par avance les ossements de vingt mondes.

 

Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de Sèvres, où madame Jacotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphinx dédié à Sésostris. Le commencement du monde et les événements d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute du moyen-âge. Madame Dubarry peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle.

 

Les instruments de mort, poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instruments de vie : soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux.

Un vaisseau d’ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait l’empereur Auguste, majestueusement impassible.

Plusieurs portraits d’échevins français, de bourgmestres hollandais, insensibles alors comme pendant leur vie, s’élevaient au-dessus de ce chaos d’antiquités, en y lançant un regard pâle et froid.

Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares ; il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire du prêtre, jusqu’aux plumes d’un trône.

Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille accidents de lumière, par la bizarrerie d’une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la brusque opposition des jours et des noirs. L’oreille croyait entendre des cris interrompus, l’esprit saisir des drames inachevés, l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées.

Enfin une poussière obstinée avait jeté son léger voile sur tous ces objets, dont les angles multipliés et les sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques.

 

L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde.

Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissances ; mais à force de regarder, de penser, de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait dans ses entrailles. La vue de tant d’existences nationales ou individuelles, attestées par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d’engourdir les sens du jeune homme, le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos. Une multitude de figures endolories, gracieuses et terribles, obscures et lucides, lointaines et rapprochées, se leva par masses, par myriades, par générations. L’Égypte, roide, mystérieuse, se dressa de ses sables, représentée par une momie qu’enveloppaient des bandelettes noires : les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe ; Moïse, les Hébreux, le désert : il entrevit tout un monde antique et solennel.

Fraîche et suave, une statue de marbre assise sur une colonne torse et rayonnant de blancheur lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Ah ! qui n’aurait souri comme lui, de voir sur un fond rouge, la jeune fille brune dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le Dieu Priape qu’elle saluait d’un air joyeux ? en regard, une reine latine caressait sa chimère avec amour !

Les caprices de la Rome impériale respiraient là tout entiers et révélaient le bain, la couche, la toilette d’une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre et lui déroulait les pages de TiteLive : le jeune homme contempla Senatus Populusque romanus : le consul, les licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du Forum, le peuple courroucé défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d’un rêve.

Enfin la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux : il y voyait la Vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux auxquels cette Ève régénérée souriait d’un air doux.

 

En touchant une mosaïque faite avec les différentes laves du Vésuve et de l’Etna, son âme s’élançait dans la chaude et fauve Italie : il assistait aux orgies des Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes, se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il frémissait des dénouements nocturnes interrompus par la froide épée d’un mari, en apercevant une dague du moyen-âge dont la poignée était travaillée comme l’est une dentelle, et dont la rouille ressemblait à des taches de sang.

 

L’Inde et ses religions revivaient dans un magot chinois coiffé de son chapeau pointu, à losanges relevées, paré de clochettes, vêtu d’or et de soie. Près du magot, une natte, jolie comme la bayadère qui s’y était roulée, exhalait encore les odeurs du sandal.

Un monstre du Japon dont les yeux restaient tordus, la bouche contournée, les membres torturés, réveillait l’âme par les inventions d’un peuple qui, fatigué du beau toujours unitaire, trouve d’ineffables plaisirs dans la fécondité des laideurs.

 

Une salière sortie des ateliers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la renaissance, au temps où les arts et la licence fleurissaient, où les souverains se divertissaient à des supplices, où les conciles couchés dans les bras des courtisanes décrétaient la chasteté pour les simples prêtres.

Il vit les conquêtes d’Alexandre sur un camée, les massacres de Pizarre dans une arquebuse à mèche, les guerres de religion échevelées, bouillantes, cruelles, au fond d’un casque.

Puis, les riantes images de la chevalerie sourdirent d’une armure de Milan supérieurement damasquinée, bien fourbie, et sous la visière de laquelle brillaient encore les yeux d’un paladin.

 

Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui composait un poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là ; mais rien de complet ne s’offrait à l’âme. Le poète devait achever les croquis du grand-peintre qui avait fait cette immense palette où les innombrables accidents de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain.

 

Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles. Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme. Là dormait un enfant en cire, sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature lui rappelait les joies de son jeune âge. Au prestigieux aspect du pagne virginal de quelque jeune fille d’Otaïti, sa brûlante imagination lui peignait la vie simple de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si naturelle à l’homme, toute une destinée calme au bord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un bananier, qui dispensait une manne savoureuse, sans culture.

Mais tout à coup il devenait corsaire, et revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré par les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue de quelques madrépores qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques.

Admirant plus loin les délicates miniatures, les arabesques d’azur et d’or qui enrichissaient quelque précieux missel manuscrit, il oubliait les tumultes de la mer. Mollement balancé dans une pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et la science, souhaitait la grasse vie des moines exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se couchait au fond d’une cellule, en contemplant par sa fenêtre en ogive les prairies, les bois, les vignobles de son monastère. Devant quelques Teniers, il endossait la casaque d’un soldat ou la misère d’un ouvrier, il désirait porter le bonnet sale et enfumé des Flamands, s’enivrait de bière, jouait aux cartes avec eux, et souriait à une grosse paysanne d’un attrayant embonpoint.

Il grelottait en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Salvator Rosa. Il caressait un tomahawk d’Illinois, et sentait le scalpel d’un Cherokee qui lui enlevait la peau du crâne. Émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le confiait à la main d’une châtelaine dont il écoutait la romance mélodieuse en lui déclarant son amour, le soir, auprès d’une cheminée gothique, dans la pénombre où se perdait un regard de consentement. Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentiments sur les simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son âme comme le son lointain d’un autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de NotreDame.

 

En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures en bois pendues aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la vie, il marchait dans les enchantements d’un songe ; enfin, doutant de son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant.

 

Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir ; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées. Les plus coûteux caprices de dissipateurs morts sous des mansardes après avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce vaste bazar des folies humaines.

Une écritoire payée cent mille francs et rachetée pour cent sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le prix aurait suffi jadis à la rançon d’un roi. Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa misère, dans toute la gloire de ses petitesses gigantesques. Une table d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptée d’après les dessins de Jean Goujon et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été peut-être acquise au prix du bois à brûler. Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des fées, y étaient dédaigneusement amoncelés.

– Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartements dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.

– Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore ; montez au troisième étage, et vous verrez !

L’inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où successivement passèrent devant ses yeux fatigués plusieurs tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissants paysages de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page de Sterne, des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez sombres et colorés comme un poème de lord Byron ; puis des bas-reliefs antiques, des coupes d’agate, des onyx merveilleux ; enfin c’était des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme.

 

Il arriva devant une Vierge de Raphaël, mais il était las de Raphaël, une figure de Corrège qui voulait un regard ne l’obtint même pas ; un vase inestimable en porphyre antique et dont les sculptures circulaires représentaient, de toutes les priapées romaines, la plus grotesquement licencieuse, délices de quelque Corinne, eut à peine un sourire. Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts, oppressé sous ces formes renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui livraient un combat sans fin. Semblable en ses caprices à la chimie moderne qui résume la création par un gaz, l’âme ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées ? Beaucoup d’hommes ne périssent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu dans leur être intérieur ?

– Que contient cette boîte ? demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses, parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.

– Ah ! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir.

– Vous hasarder ! reprit le jeune homme. Votre maître est-il un prince ?

– Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.

Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l’un que l’autre. L’apprenti interpréta le silence de l’inconnu comme un souhait, et le laissa seul dans le cabinet.

 

Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les œuvres géologiques de Cuvier ? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur ? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes, l’âme est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples que la faible mémoire humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle ? Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales, mais notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied d’un mammouth. Ces figures se dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie avec leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, il est sublime en posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques ; il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie : Voyez ! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule ! Après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit dégénéré d’un type grandiose, brisé peut-être par le Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif, ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchir le chaos, entonner un hymne sans fin et se configurer le passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde. En présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul homme, la miette dont l’usufruit nous est concédé dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères et que nous avons nommé LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitié.

Nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours ; et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine de vivre doit s’accepter ? Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu’à ce que notre valet de chambre entre et vienne nous dire : Madame la comtesse a répondu qu’elle attendait monsieur.

 

Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue mirent dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des créations inconnues : il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Les tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent d’une vie trompeuse. À la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente qui fermentait dans son cerveau brisé, ces œuvres s’agitèrent et tourbillonnèrent devant lui : chaque magot lui jeta sa grimace, les yeux des personnages représentés dans les tableaux remuèrent en pétillant ; chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa place, gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie, selon ses mœurs, son caractère et sa contexture.

Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le Brocken. Mais ces phénomènes d’optique enfantés par la fatigue, par la tension des forces oculaires ou par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu.

Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur une âme familiarisée avec les terreurs de la mort. Il favorisa même par une sorte de complicité railleuse les bizarreries de ce galvanisme moral dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées qui lui donnaient encore le sentiment de l’existence. Le silence régnait si profondément autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie dont les impressions graduellement noires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière.

Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un squelette à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire : Les morts ne veulent pas encore de toi ! En passant la main sur son front pour en chasser le sommeil, le jeune homme sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues, et frissonna. Les vitres ayant retenti d’un claquement sourd, il pensa que cette froide caresse digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-souris.

Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes par lesquels il était entouré ; puis toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte noire. La nuit, l’heure de mourir était subitement venue. Il s’écoula, dès ce moment, un certain laps de temps pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie profonde, soit qu’il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur.

Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible, et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme. Il ferma les yeux ; les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient ; il voyait briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir.

Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels ; néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes, et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations dont les mystères sont condamnés par notre fierté ou que notre science impuissante tâche en vain d’analyser.

 

Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs.

Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre.

Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche.

En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs.

Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux.

 

Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images. S’il demeura comme étourdi, s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne d’enfants qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses méditations, à l’agacement de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les atroces délices contenues dans un morceau d’opium.

Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré, disciple de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu.

Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange ; mais cette émotion était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.

– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël ? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique.

Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte brune reçût toute la clarté. Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu.

À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel.

La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres figurées par un fond noir ; une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait sortir ; sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves ; les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvait dans les enseignements du passé. L’Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient les âmes troublées ; enfin sa religion se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce précepte où elle se résume : Aimez-vous les uns les autres !

Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies.

Partageant le privilège des enchantements de la musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme impérieux des souvenirs, et son triomphe était complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille ; par moments il semblait que la tête s’élevât dans le lointain, au sein de quelque nuage.

– J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.

– Eh ! bien, il va falloir mourir, s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par d’insensibles déductions, d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.

– Ah ! ah ! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu’il serra par les poignets dans l’une des siennes, comme dans un étau. L’inconnu sourit tristement de cette méprise et dit d’une voix douce :

– Hé ! monsieur, ne craignez rien, il s’agit de ma vie et non de la vôtre. Pourquoi n’avouerais-je pas une innocente supercherie, reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie ?

Le soupçonneux marchand examina d’un œil sagace le morne visage de son faux chaland tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les joueurs, il lâcha les mains ; mais par un reste de suspicion qui révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet :

– Êtes-vous depuis trois ans, surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification ? L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.

– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu an monde, ou bien êtes-vous déshonoré ?

– Si je voulais me déshonorer, je vivrais.

– Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou vous trouvez-vous obligé de composer des flons-flons pour payer le convoi de votre maîtresse ? N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or ? voulez-vous détrôner l’ennui ? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir ?

– Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations.

– Eh ! eh ! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse ressemblèrent au cri d’une crécelle. Puis il reprit ainsi :

– Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sesterces ou des oboles de l’ancien monde, ni une piastre du nouveau, sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel.

Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.

– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité : les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard, qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon.

– Vous le connaissez donc ? demanda le marchand, dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus d’idées que n’en pouvaient exprimer les plus énergiques paroles.

– Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère ? s’écria le jeune homme, piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse ? Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte scientifiquement admise.

– Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.

Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.

– J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.

Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.

– Que voulez-vous ? demanda le vieillard.

– Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.

Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.

– L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.

– Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu ! Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :

 

LE TEXTE EST EN

SANSCRIT

…....

 

 

Ce qui voulait dire en français :

 

Si tu me possèdes, tu posséderas tout,

mais ta vie m’appartiendra. Dieu l’a

voulu ainsi. Désire, et tes désirs

seront accomplis. Mais règle

tes souhaits sur ta vie.

Elle est là. À chaque

vouloir je décroitrai

comme tes jours.

Me veux-tu   ?

Prends. Dieu

t’exaucera.

Soit      !

 

– Ah ! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale ?

– Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.

Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir.

 

– Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ? demanda le jeune inconnu.

Le vieillard hocha de la tête et dit gravement :

– Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et...

– Et vous n’avez pas même essayé ? dit le jeune homme en l’interrompant.

– Essayer ! dit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs ? Peut-on arrêter le cours de la vie ? L’homme a-t-il jamais pu scinder la mort ? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous suicider ; mais tout à coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant ! Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que ne l’est celle-ci ? Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du régent. Comme vous, j’étais alors dans la misère, j’ai mendié mon pain ; néanmoins j’ai atteint l’âge de cent deux ans, et suis devenu millionnaire : le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes.

En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. Cependant j’ai vu le monde entier : mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les langages humains, et j’ai vécu sous tous les régimes : j’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or dans le wigwam des sauvages, enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir n’est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ? n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ? Que reste-t-il d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres.

La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu ; je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure.

N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste ; mon âme ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures historiquement belles ! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions, et je les juge. Oh ! comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes ! comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu !

Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ?

– Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.

– Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.

– J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette oriental, ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de femmes ardentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par-delà les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues : que les âmes montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou s’abaissent ; peu m’importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires !

 

Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.

– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant.

Le brahmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse le soin aux événements de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir ? hé ! bien, votre suicide n’est que retardé.

 

L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philanthropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria :

– Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés. Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer : il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous.

– Animal ! – Imbécile ! Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.

– Eh ! c’est Raphaël.

– Ah bien ! nous te cherchions.

– Quoi ! c’est vous ?

Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure aussitôt que la clarté d’un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.

– Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli renverser, tu vas venir avec nous.

– De quoi s’agit-il donc ?

– Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.

De force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis, qui, l’ayant enchaîné par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers le Pont-des-Arts.

– Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont par parenthèse l’enseigne inamovible offre des lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois de juin. Cependant nous n’avions certes pas l’air de gens d’argent, huissiers, créanciers, gardes du commerce, etc. N’importe ! Rastignac t’avait aperçu la veille aux Bouffons, nous avons repris courage, et mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Élysées, si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philanthropiques où les mendiants dorment appuyés sur des cordes tendues, ou si, plus heureux, ton bivouac n’était pas établi dans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force ! Les ministères, l’Opéra, les maisons conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de journalistes, restaurants, foyers de théâtre, bref, tout ce qu’il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant été savamment explorés, nous gémissions sur la perte d’un homme doué d’assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les prisons.

 

Nous parlions de te canoniser comme un héros de juillet ! et, ma parole d’honneur, nous te regrettions.

En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, d’où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.

– Et nous te regrettions vraiment ! dit son ami poursuivant toujours sa thèse. Il s’agit d’une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d’homme supérieur, c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre au-dessus de tout. L’escamotage de la muscade constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon cher, plus gravement que jamais. L’infâme Monarchie renversée par l’héroïsme populaire était une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter ; mais la Patrie est une épouse acariâtre et vertueuse dont il nous faut accepter, bon gré, mal gré, les caresses compassées. Or donc, le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Mais voici ce que tu ne sais peut-être pas ! Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mois nouveaux et de vieilles idées, à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps. Il s’agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale, en nous prouvant qu’il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de dire nous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cent bons mille francs vient d’être fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontents, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen.

Or, comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité ; que pour nous la patrie est une capitale où toutes les idées s’échangent, où tous les jours amènent de succulents dîners, de nombreux spectacles ; où fourmillent de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissent que le lendemain, des amours qui vont à l’heure comme les citadines ; que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries ! la patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent.

Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès ! avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu qu’il nous soit permis de rire in petto des rois et des peuples, de ne pas être le soir de notre opinion du matin, et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali, couchés sur de moelleux coussins.

Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique et burlesque ; ainsi nous t’emmenons de ce pas au dîner donné par le fondateur dudit journal, un banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, veut le changer en esprit.

Tu y seras accueilli comme un frère, nous t’y saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n’épouvante, et dont la perspicacité découvre les intentions de l’Autriche, de l’Angleterre ou de la Russie, avant que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient des intentions ! Oui, nous t’instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis Crispins qui jouent entre eux les destinées d’un empire comme les hommes vulgaires jouent leur kirchen-wasser aux dominos. Nous t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts ! Nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu.

J’espère que tu ne feras pas mentir nos éloges. Taillefer, notre amphitryon, nous a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. Entends-tu, Raphaël ? lui demanda l’orateur en s’interrompant.

– Oui, répondit le jeune homme, moins étonné de l’accomplissement de ses souhaits que surpris de la matière naturelle par laquelle les événements s’enchaînaient ; et, quoiqu’il lui fût impossible de croire à une influence magique, il admirait les hasards de la destinée humaine.

……………………………………….

(Page 72/375 de l’édition poche Folio classique)

 

………………………………………Et Raphaël mena la vie de luxe, de plaisir et de débauche tant désirée qui devait, la peau de chagrin rétrécissant à chacun de ses nouveaux souhaits, le mener à sa perte…

 

 

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6 juin 2013

Théophile Gautier , Une nuit de Cléopâtre

 

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Théophile Gautier

 

Une nuit de Cléopâtre

 Nouvelle issue du recueil "Contes et récits fantastiques"

 

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Alexandre Cabanel, Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort, 1887

 

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I

 

                      Il y a, au moment où nous écrivons cette ligne, dix-neuf cents ans environ qu’une cange magnifiquement dorée et peinte descendait le Nil avec toute la rapidité que pouvaient lui donner cinquante rames longues et plates rampant sur l’eau égratignée comme les pattes d’un scarabée gigantesque. Cette cange était étroite, de forme allongée, relevée par les deux bouts en forme de corne de lune naissante, svelte de proportions et merveilleusement taillée pour la marche ; une tête de bélier surmontée d’une boule d’or armait la pointe de la proue, et montrait que l’embarcation appartenait à une personne de race royale. Au milieu de la barque s’élevait une cabine à toit plat, une espèce de naos ou tente d’honneur, coloriée et dorée, avec une moulure à palmettes et quatre petites fenêtres carrées.

 

Deux chambres également couvertes d’hiéroglyphes occupaient les extrémités du croissant ; l’une d’elles, plus vaste que l’autre, avait un étage juxtaposé de moindre hauteur, comme les châteaux-gaillards de ces bizarres galères du seizième siècle dessinées par Della Bella ; la plus petite, qui servait de logement au pilote, se terminait en fronton triangulaire. Le gouvernail était fait de deux immenses avirons ajustés sur des pieux bariolés, et s’allongeant dans l’eau derrière la barque comme les pieds palmés d’un cygne ; des têtes coiffées du pschent(1), et portant au menton la corne allégorique, étaient sculptées à la poignée de ces grandes rames que faisait manœuvrer le pilote debout sur le toit de la cabine.

C’était un homme basané, fauve comme du bronze neuf, avec des luisants bleuâtres et miroitants, l’œil relevé par les coins, les cheveux très noirs et tressés en cordelettes, la bouche épanouie, les pommettes saillantes, l’oreille détachée du crâne, le type égyptien dans toute sa pureté. Un pagne étroit bridant sur les cuisses et cinq ou six tours de verroteries et d’amulettes composaient tout son costume. Il paraissait le seul habitant de la cange, car les rameurs, penchés sur leurs avirons et cachés par le plat-bord, ne se faisaient deviner que par le mouvement symétrique des rames ouvertes en côtes d’éventail à chaque flanc de la barque, et retombant dans le fleuve après un léger temps d’arrêt.

 

1 Coiffure des pharaons.

 

Aucun souffle d’air ne faisait trembler l’atmosphère, et la grande voile triangulaire de la cange, assujettie et ficelée avec une corde de soie autour du mât abattu, montrait que l’on avait renoncé à tout espoir de voir le vent s’élever. Le soleil du midi décochait ses flèches de plomb ; les vases cendrées des rives du fleuve lançaient de flamboyantes réverbérations ; une lumière crue, éclatante et poussiéreuse à force d’intensité, ruisselait en torrents de flamme, l’azur du ciel blanchissait de chaleur comme un métal à la fournaise ; une brume ardente et rousse fumait à l’horizon incendié. Pas un nuage ne tranchait sur ce ciel invariable et morne comme l’éternité.

 

L’eau du Nil, terne et mate, semblait s’endormir dans son cours et s’étaler en nappes d’étain fondu. Nulle haleine ne ridait sa surface et n’inclinait sur leurs tiges les calices de lotus, aussi roides que s’ils eussent été sculptés ; à peine si de loin en loin le saut d’un bechir ou d’un fahaka, gonflant son ventre, y faisait miroiter une écaille d’argent, et les avirons de la cange semblaient avoir peine à déchirer la pellicule fuligineuse de cette eau figée. Les rives étaient désertes ; une tristesse immense et solennelle pesait sur cette terre, qui ne fut jamais qu’un grand tombeau, et dont les vivants semblent ne pas avoir eu d’autre occupation que d’embaumer les morts. Tristesse aride, sèche comme la pierre ponce, sans mélancolie, sans rêverie, n’ayant point de nuage gris de perle à suivre à l’horizon, pas de source secrète où baigner ses pieds poudreux ; tristesse de sphinx ennuyé de regarder perpétuellement le désert, et qui ne peut se détacher du socle de granit où il aiguise ses griffes depuis vingt siècles.

Le silence était si profond qu’on eût dit que le monde fût devenu muet, ou que l’air eût perdu la faculté de conduire le son. Le seul bruit qu’on entendît, c’était le chuchotement et les rires étouffés des crocodiles pâmés de chaleur qui se vautraient dans les joncs du fleuve, ou bien quelque ibis qui, fatigué de se tenir debout, une patte repliée sous le ventre et le cou entre les épaules, quittait sa pose immobile, et, fouettant brusquement l’air bleu de ses ailes blanches, allait se percher sur un obélisque ou sur un palmier.

 

La cange filait comme la flèche sur l’eau du fleuve, laissant derrière elle un sillage argenté qui se refermait bientôt ; et quelques globules écumeux, venant crever à la surface, témoignaient seuls du passage de la barque, déjà hors de vue. Les berges du fleuve, couleur d’ocre et de saumon, se déroulaient rapidement comme des bandelettes de papyrus entre le double azur du ciel et de l’eau, si semblables de ton que la mince langue de terre qui les séparait semblait une chaussée jetée sur un immense lac, et qu’il eût été difficile de décider si le Nil réfléchissait le ciel, ou si le ciel réfléchissait le Nil.

 

Le spectacle changeait à chaque instant : tantôt c’étaient de gigantesques propylées qui venaient mirer au fleuve leurs murailles en talus, plaquées de larges panneaux de figures bizarres ; des pylônes aux chapiteaux évasés, des rampes côtoyées de grands sphinx accroupis, coiffés du bonnet à barbe cannelée, et croisant sous leurs mamelles aiguës leurs pattes de basalte noir ; des palais démesurés faisant saillir sur l’horizon les lignes horizontales et sévères de leur entablement, où le globe emblématique ouvrait ses ailes mystérieuses comme un aigle à l’envergure démesurée ; des temples aux colonnes énormes, grosses comme des tours, où se détachaient sur un fond d’éclatante blancheur des processions de figures hiéroglyphiques ; toutes les prodigiosités de cette architecture de Titans ; tantôt des paysages d’une aridité désolante : des collines formées par de petits éclats de pierre provenant des fouilles et des constructions, miettes de cette gigantesque débauche de granit qui dura plus de trente siècles ; des montagnes exfoliées de chaleur, déchiquetées et zébrées de rayures noires, semblables aux cautérisations d’un incendie ; des tertres bossus et difformes, accroupis comme le criocéphale(1) des tombeaux, et découpant au bord du ciel leur attitude contrefaite ; des marnes verdâtres, des ocres roux, des tufs d’un blanc farineux, et de temps à autre quelque escarpement de marbre couleur rose-sèche, où bâillaient les bouches noires des carrières.

 

Cette aridité n’était tempérée par rien : aucune oasis de feuillage ne rafraîchissait le regard ; le vert semblait une couleur inconnue dans cette nature ; seulement de loin en loin un maigre palmier s’épanouissait à l’horizon, comme un crabe végétal ; un nopal épineux brandissait ses feuilles acérées comme des glaives de bronze ; un carthame, trouvant un peu d’humidité à l’ombre d’un tronçon de colonne, piquait d’un point rouge l’uniformité générale.

 

Après ce coup d’œil rapide sur l’aspect du paysage, revenons à la cange aux cinquante rameurs, et, sans nous faire annoncer, entrons de plain-pied dans la naos d’honneur. L’intérieur était peint en blanc, avec des arabesques vertes, des filets de vermillon et des fleurs d’or de forme fantastique ; une natte de joncs d’une finesse extrême recouvrait le plancher ; au fond s’élevait un petit lit à pieds de griffon, avec un dossier garni comme un canapé ou une causeuse moderne, un escabeau à quatre marches pour y monter, et, recherche assez singulière dans nos idées confortables, une espèce d’hémicycle en bois de cèdre, monté sur un pied, destiné à embrasser le contour de la nuque et à soutenir la tête de la personne couchée.

 

Sur cet étrange oreiller reposait une tête bien charmante, dont un regard fit perdre la moitié du monde, une tête adorée et divine, la femme la plus complète qui ait jamais existé, la plus femme et la plus reine, un type admirable, auquel les poètes n’ont pu rien ajouter, et que les songeurs trouvent toujours au bout de leurs rêves : il n’est pas besoin de nommer Cléopâtre.

Auprès d’elle Charmion, son esclave favorite, balançait un large éventail de plumes d’ibis ; une jeune fille arrosait d’une pluie d’eau de senteur les petites jalousies de roseaux qui garnissaient les fenêtres de la naos, pour que l’air n’y arrivât qu’imprégné de fraîcheur et de parfums.

Près du lit de repos, dans un vase d’albâtre rubané, au goulot grêle, à la tournure effilée et svelte, rappelant vaguement un profil de héron, trempait un bouquet de fleurs de lotus, les unes d’un bleu céleste, les autres d’un rose tendre, comme le bout des doigts d’Isis, la grande déesse. Cléopâtre, ce jour-là, par caprice ou par politique, n’était pas habillée à la grecque ; elle venait d’assister à une panégyrie, et elle retournait à son palais d’été dans la cange, avec le costume égyptien qu’elle portait à la fête.

 

1 Criocéphale, statue d’un dieu à tête de bélier.

 

Nos lectrices seront peut-être curieuses de savoir comment la reine Cléopâtre était habillée en revenant de la Mammisi d’Hermonthis où l’on adore la triade du dieu Mandou, de la déesse Ritho et de leur fils Harphré ; c’est une satisfaction que nous pouvons leur donner. La reine Cléopâtre avait pour coiffure une espèce de casque d’or très léger formé par le corps et les ailes de l’épervier sacré ; les ailes, rabattues en éventail de chaque côté de la tête, couvraient les tempes, s’allongeaient presque sur le cou, et dégageaient par une petite échancrure une oreille plus rose et plus délicatement enroulée que la coquille d’où sortit Vénus que les Égyptiens nomment Hâthor ; la queue de l’oiseau occupait la place où sont posés les chignons de nos femmes ; son corps, couvert de plumes imbriquées et peintes de différents émaux, enveloppait le sommet du crâne, et son cou, gracieusement replié vers le front, composait avec la tête une manière de corne étincelante de pierreries ; un cimier symbolique en forme de tour complétait cette coiffure élégante, quoique bizarre. Des cheveux noirs comme ceux d’une nuit sans étoiles s’échappaient de ce casque et filaient en longues tresses sur de blondes épaules dont une collerette ou hausse-col, orné de plusieurs rangs de serpentine, d’azerodrach et de chrysobéril, ne laissait, hélas ! apercevoir que le commencement ; une robe de lin à côtes diagonales, – un brouillard d’étoffe, de l’air tramé, ventus textilis, comme dit Pétrone, – ondulait en blanche vapeur autour d’un beau corps dont elle estompait mollement les contours. Cette robe avait des demi-manches justes sur l’épaule, mais évasées vers le coude comme nos manches à sabot, et permettait de voir un bras admirable et une main parfaite, le bras serré par six cercles d’or et la main ornée d’une bague représentant un scarabée.

 

Une ceinture, dont les bouts noués retombaient par devant, marquait la taille de cette tunique flottante et libre ; un mantelet garni de franges achevait la parure, et, si quelques mots barbares n’effarouchent point des oreilles parisiennes, nous ajouterons que cette robe se nommait schenti et le mantelet calasiris. Pour dernier détail, disons que la reine Cléopâtre portait de légères sandales fort minces, recourbées en pointe et rattachées sur le cou-de-pied comme les souliers à la poulaine des châtelaines du moyen âge.

 

La reine Cléopâtre n’avait cependant pas l’air de satisfaction d’une femme sûre d’être parfaitement belle et parfaitement parée ; elle se retournait et s’agitait sur son petit lit, et ses mouvements assez brusques dérangeaient à chaque instant les plis de son conopeum(1) de gaze que Charmion rajustait avec une patience inépuisable, sans cesser de balancer son éventail.

« L’on étouffe dans cette chambre, dit Cléopâtre, quand même Phtha, dieu du feu, aurait établi ses forges ici, il ne ferait pas plus chaud ; l’air est comme une fournaise. »

Et elle passa sur ses lèvres le bout de sa petite langue, puis étendit la main comme un malade qui cherche une coupe absente.

Charmion, toujours attentive, frappa des mains ; un esclave noir, vêtu d’un tonnelet plissé comme la jupe des Albanais et d’une peau de panthère jetée sur l’épaule, entra avec la rapidité d’une apparition, tenant en équilibre sur la main gauche un plateau chargé de tasses et de tranches de pastèques, et dans la droite un vase long muni d’un goulot comme une théière. L’esclave remplit une des coupes en versant de haut avec une dextérité merveilleuse, et la plaça devant la reine.

Cléopâtre toucha le breuvage du bout des lèvres, le reposa à côté d’elle, et, tournant vers Charmion ses beaux yeux noirs, onctueux et lustrés par une vive étincelle de lumière :

« Ô Charmion ! dit-elle, je m’ennuie. »

 

 1 Moustiquaire.

 

 

 

II

 

Charmion, pressentant une confidence, fit une mine d’assentiment douloureux et se rapprocha de sa maîtresse.

 

« Je m’ennuie horriblement, reprit Cléopâtre en laissant pendre ses bras comme découragée et vaincue ; cette Égypte m’anéantit et m’écrase ; ce ciel, avec son azur implacable, est plus triste que la nuit profonde de l’Érèbe : jamais un nuage ! jamais une ombre, et toujours ce soleil rouge, sanglant, qui vous regarde comme l’œil d’un cyclope ! Tiens, Charmion, je donnerais une perle pour une goutte de pluie ! De la prunelle enflammée de ce ciel de bronze il n’est pas encore tombé une seule larme sur la désolation de cette terre ; c’est un grand couvercle de tombeau, un dôme de nécropole, un ciel mort et desséché comme les momies qu’il recouvre ; il pèse sur mes épaules comme un manteau trop lourd ; il me gêne et m’inquiète ; il me semble que je ne pourrais me lever toute droite sans m’y heurter le front ; et puis, ce pays est vraiment un pays effrayant ; tout y est sombre, énigmatique, incompréhensible ! L’imagination n’y produit que des chimères monstrueuses et des monuments démesurés ; cette architecture et cet art me font peur ; ces colosses, que leurs jambes engagées dans la pierre condamnent à rester éternellement assis les mains sur les genoux, me fatiguent de leur immobilité stupide ; ils obsèdent mes yeux et mon horizon. Quand viendra donc le géant qui doit les prendre par la main et les relever de leur faction de vingt siècles ? Le granit lui-même se lasse à la fin ! Quel maître attendent-ils donc pour quitter la montagne qui leur sert de siège et se lever en signe de respect ? de quel troupeau invisible ces grands sphinx accroupis comme des chiens qui guettent sont-ils les gardiens, pour ne fermer jamais la paupière et tenir toujours la griffe en arrêt ? qu’ont-ils donc à fixer si opiniâtrement leurs yeux de pierre sur l’éternité et l’infini ? quel secret étrange leurs lèvres serrées retiennent-elles dans leur poitrine ? À droite, à gauche, de quelque côté que l’on se tourne, ce ne sont que des monstres affreux à voir, des chiens à tête d’homme, des hommes à tête de chien, des chimères nées d’accouplements hideux dans la profondeur ténébreuse des syringes, des Anubis, des Typhons, des Osiris, des éperviers aux yeux jaunes qui semblent vous traverser de leurs regards inquisiteurs et voir au-delà de vous des choses que l’on ne peut redire ; – une famille d’animaux et de dieux horribles aux ailes écaillées, au bec crochu, aux griffes tranchantes, toujours prêts à vous dévorer et à vous saisir si vous franchissez le seuil du temple et si vous levez le coin du voile ! – « Sur les murs, sur les colonnes, sur les plafonds, sur les planchers, sur les palais et sur les temples, dans les couloirs et les puits les plus profonds des nécropoles, jusqu’aux entrailles de la terre, où la lumière n’arrive pas, où les flambeaux s’éteignent faute d’air, et partout, et toujours, d’interminables hiéroglyphes sculptés et peints racontant en langage inintelligible des choses que l’on ne sait plus et qui appartiennent sans doute à des créations disparues ; prodigieux travaux enfouis, où tout un peuple s’est usé à écrire l’épitaphe d’un roi ! Du mystère et du granit, voilà l’Égypte ; beau pays pour une jeune femme et une jeune reine !

« L’on ne voit que symboles menaçants et funèbres, des pedum,(1) des tau,(2) des globes allégoriques, des serpents enroulés, des balances où l’on pèse les âmes, – l’inconnu, la mort, le néant ! Pour toute végétation des stèles bariolées de caractères bizarres ; pour allées d’arbres, des avenues d’obélisques de granit ; pour sol, d’immenses pavés de granit dont chaque montagne ne peut fournir qu’une seule dalle ; pour ciel, des plafonds de granit : – l’éternité palpable, un amer et perpétuel sarcasme contre la fragilité et la brièveté de la vie ! – des escaliers faits pour des enjambées de Titan, que le pied humain ne saurait franchir et qu’il faut monter avec des échelles ; des colonnes que cent bras ne pourraient entourer, des labyrinthes où l’on marcherait un an saris en trouver l’issue ! – le vertige de l’énormité, l’ivresse du gigantesque, l’effort désordonné de l’orgueil qui veut graver à tout prix son nom sur la surface du monde !

 

« Et puis, Charmion, je te le dis, j’ai une pensée qui me fait peur ; dans les autres contrées de la terre on brûle les cadavres, et leur cendre bientôt se confond avec le sol. Ici l’on dirait que les vivants n’ont d’autre occupation que de conserver les morts ; des baumes puissants les arrachent à la destruction ; ils gardent tous leur forme et leur aspect ; l’âme évaporée, la dépouille reste, sous ce peuple il y a vingt peuples, chaque ville a les pieds sur vingt étages de nécropoles, chaque génération qui s’en va fait une population de momies à une cité ténébreuse : sous le père vous trouvez le grand-père et l’aïeul dans leur boîte peinte et dorée, tels qu’ils étaient pendant leur vie, et vous fouilleriez toujours que vous en trouveriez toujours !

 

« Quand je songe à ces multitudes emmaillotées de bandelettes, à ces myriades de spectres desséchés qui remplissent les puits funèbres et qui sont là depuis deux mille ans, face à face, dans leur silence que rien ne vient troubler, pas même le bruit que fait en rampant le ver du sépulcre, et qu’on trouvera intacts après deux autres mille ans, avec leurs chats, leurs crocodiles, leurs ibis, tout ce qui a vécu en même temps qu’eux, il me prend des terreurs, et je me sens courir des frissons sur la peau. Que se disent-ils, puisqu’ils ont encore des lèvres, et que leur âme, si la fantaisie lui prenait de revenir, trouverait leur corps dans l’état où elle l’a quitté ?

 

1 Bâton recourbé en forme de crosse. 2 Instrument magique.

 

« L’Égypte est vraiment un royaume sinistre, et bien peu fait pour moi, la rieuse et la folle ; tout y renferme une momie ; c’est le cœur et le noyau de toute chose. Après mille détours, c’est là que vous aboutissez ; les pyramides cachent un sarcophage. Néant et folie que tout cela. Éventrez le ciel avec de gigantesques triangles de pierre, vous n’allongerez pas votre cadavre d’un pouce. Comment se réjouir et vivre sur une terre pareille, où l’on ne respire pour parfum que l’odeur âcre du naphte et du bitume qui bout dans les chaudières des embaumeurs, où le plancher de votre chambre sonne creux parce que les corridors des hypogées et des puits mortuaires s’étendent jusque sous votre alcôve ? »

 

« Être la reine des momies, avoir pour causer ces statues à poses roides et contraintes, c’est gai ! Encore, si, pour tempérer cette tristesse, j’avais quelque passion au cœur, un intérêt à la vie, si j’aimais quelqu’un ou quelque chose, si j’étais aimée ! mais je ne le suis point.

 

« Voilà pourquoi je m’ennuie, Charmion ; avec l’amour, cette Égypte aride et renfrognée me paraîtrait plus charmante que la Grèce, avec ses dieux d’ivoire, ses temples de marbre blanc, ses bois de lauriers-roses et ses fontaines d’eau vive. Je ne songerais pas à la physionomie baroque d’Anubis et aux épouvantements des villes souterraines. »

Charmion sourit d’un air incrédule.

«  Ce ne doit pas être là un grand sujet de chagrin pour vous ; car chacun de vos regards perce les cœurs comme les flèches d’or d’Éros lui-même.

– Une reine, reprit Cléopâtre, peut-elle savoir si c’est le diadème ou le front que l’on aime en elle ? Les rayons de sa couronne sidérale éblouissent les yeux et le cœur, descendue des hauteurs du trône, aurais-je la célébrité et la vogue de Bacchide ou d’Archenassa, de la première courtisane venue d’Athènes ou de Milet ?

Une reine, c’est quelque chose de si loin des hommes, de si élevé, de si séparé, de si impossible ! Quelle présomption peut se flatter de réussir dans une pareille entreprise ? Ce n’est plus une femme, c’est une figure auguste et sacrée qui n’a point de sexe, et que l’on adore à genoux sans l’aimer, comme la statue d’une déesse.

Qui a jamais été sérieusement épris d’Hêré aux bras de neige, de Pallas aux yeux vert de mer ? qui a jamais essayé de baiser les pieds d’argent de Thétis et les doigts de rose de l’Aurore ? quel amant des beautés divines a pris des ailes pour voler vers les palais d’or du ciel ? Le respect et la terreur glacent les âmes en notre présence, et pour être aimée de nos pareils il faudrait descendre dans les nécropoles dont je parlais tout à l’heure. »

 

Quoiqu’elle n’élevât aucune objection contre les raisonnements de sa maîtresse, un vague sourire errant sur les lèvres de l’esclave grecque faisait voir qu’elle ne croyait pas beaucoup à cette inviolabilité de la personne royale.

 

« Ah ! continua Cléopâtre, je voudrais qu’il m’arrivât quelque chose, une aventure étrange, inattendue ! Le chant des poètes, la danse des esclaves syriennes, les festins couronnés de roses et prolongés jusqu’au jour, les courses nocturnes, les chiens de Laconie, les lions privés, les nains bossus, les membres de la confrérie des inimitables, les combats du cirque, les parures nouvelles, les robes de byssus, les unions de perles, les parfums d’Asie, les recherches les plus exquises, les somptuosités les plus folles, rien ne m’amuse plus ; tout m’est indifférent, tout m’est insupportable !

– On voit bien, dit tout bas Charmion, que la reine n’a pas eu d’amant et n’a fait tuer personne depuis un mois. »

 

Fatiguée d’une aussi longue tirade, Cléopâtre prit encore une fois la coupe posée à côté d’elle, y trempa ses lèvres, et, mettant sa tête sous son bras avec un mouvement de colombe, s’arrangea de son mieux pour dormir.

Charmion lui défit ses sandales et se mit à lui chatouiller doucement la plante des pieds avec la barbe d’une plume de paon ; le sommeil ne tarda pas à jeter sa poudre d’or sur les beaux yeux de la sœur de Ptolémée.

 

Maintenant que Cléopâtre dort, remontons sur le pont de la cange et jouissons de l’admirable spectacle du soleil couchant. Une large bande violette, fortement chauffée de tons roux vers l’occident, occupe toute la partie inférieure du ciel ; en rencontrant les zones d’azur, la teinte violette se fond en lilas clair et se noie dans le bleu par une demi-teinte rose ; du côté où le soleil, rouge comme un bouclier tombé des fournaises de Vulcain, jette ses ardents reflets, la nuance tourne au citron pâle, et produit des teintes pareilles à celles des turquoises.

L’eau frisée par un rayon oblique a l’éclat mat d’une glace vue du côté du tain, ou d’une lame damasquinée ; les sinuosités de la rive, les joncs, et tous les accidents du bord s’y découpent en traits fermes et noirs qui en font vivement ressortir la réverbération blanchâtre.

À la faveur de cette clarté crépusculaire vous apercevrez là-bas, comme un grain de poussière tombé sur du vif-argent, un petit point brun qui tremble dans un réseau de filets lumineux. Est-ce une sarcelle qui plonge, une tortue qui se laisse aller à la dérive, un crocodile levant, pour respirer l’air moins brûlant du soir, le bout de son rostre squameux, le ventre d’un hippopotame qui s’épanouit à fleur d’eau ? ou bien encore quelque rocher laissé à découvert par la décroissance du fleuve ? car le vieil Hopi-Mou(1), père des eaux, a bien besoin de remplir son urne tarie aux pluies du solstice dans les montagnes de la Lune.

 

Ce n’est rien de tout cela. Par les morceaux d’Osiris si heureusement recousus ! c’est un homme qui paraît marcher et patiner sur l’eau... l’on peut voir maintenant la nacelle qui le soutient, une vraie coquille de noix, un poisson creusé, trois bandes d’écorce ajustées, une pour le fond et deux pour les plats-bords, le tout solidement relié aux deux pointes avec une corde engluée de bitume. Un homme se tient debout, un pied sur chaque bord de cette frêle machine, qu’il dirige avec un seul aviron qui sert en même temps de gouvernail, et, quoique la cange royale file rapidement sous l’effort de cinquante rameurs, la petite barque gagne visiblement sur elle.

 

1 Nom égyptien du Nil.

 

Cléopâtre désirait un incident étrange, quelque chose d’inattendu ; cette petite nacelle effilée, aux allures mystérieuses, nous a tout l’air de porter sinon une aventure, du moins un aventurier. Peut-être contient-elle le héros de notre histoire : la chose n’est pas impossible.

C’était, en tout cas, un beau jeune homme de vingt ans, avec des cheveux si noirs qu’ils paraissaient bleus, une peau blonde comme de l’or, et de proportions si parfaites qu’on eût dit un bronze de Lysippe ; bien qu’il ramât depuis longtemps, il ne trahissait aucune fatigue, et il n’avait pas sur le front une seule perle de sueur. Le soleil plongeait sous l’horizon, et sur son disque échancré se dessinait la silhouette brune d’une ville lointaine que l’œil n’aurait pu discerner sans cet accident de lumière ; il s’éteignit bientôt tout à fait, et les étoiles, belles-de-nuit du ciel, ouvrirent leur calice d’or dans l’azur du firmament.

 

La cange royale, suivie de près par la petite nacelle, s’arrêta près d’un escalier de marbre noir, dont chaque marche supportait un de ces sphinx haïs de Cléopâtre. C’était le débarcadère du palais d’été. Cléopâtre, appuyée sur Charmion, passa rapidement comme une vision étincelante entre une double haie d’esclaves portant des fanaux.

Le jeune homme prit au fond de la barque une grande peau de lion, la jeta sur ses épaules, sauta légèrement à terre, tira la nacelle sur la berge et se dirigea vers le palais.

 

 

 

III

 

Qu’est-ce que ce jeune homme qui, debout sur un morceau d’écorce, se permet de suivre la cange royale, et qui peut lutter de vitesse contre cinquante rameurs du pays de Kousch, nus jusqu’à la ceinture et frottés d’huile de palmier ? Quel intérêt le pousse et le fait agir ? Voilà ce que nous sommes obligé de savoir en notre qualité de poète doué du don d’intuition, et pour qui tous les hommes et même toutes les femmes, ce qui est plus difficile, doivent avoir au côté la fenêtre que réclamait Momus.

Il n’est peut-être pas très aisé de retrouver ce que pensait, il y a tantôt deux mille ans, un jeune homme de la terre de Kémé, qui suivait la barque de Cléopâtre, reine et déesse Évergète, revenant de la Mammisi d’Hermonthis.

Nous essayerons cependant.

Meïamoun, fils de Mandouschopsch, était un jeune homme d’un caractère étrange ; rien de ce qui touche le commun des mortels ne faisait impression sur lui ; il semblait d’une race plus haute, et l’on eût dit le produit de quelque adultère divin.

Son regard avait l’éclat et la fixité d’un regard d’épervier, et la majesté sereine siégeait sur son front comme sur un piédestal de marbre ; un noble dédain arquait sa lèvre supérieure et gonflait ses narines comme celles d’un cheval fougueux ; quoiqu’il eût presque la grâce délicate d’une jeune fille, et que Dionysius, le dieu efféminé, n’eût pas une poitrine plus ronde et plus polie, il cachait sous cette molle apparence des nerfs d’acier et une force herculéenne ; singulier privilège de certaines natures antiques de réunir la beauté de la femme à la force de l’homme.

 

Quant à son teint, nous sommes obligé d’avouer qu’il était fauve comme une orange, couleur contraire à l’idée blanche et rose que nous avons de la beauté ; ce qui ne l’empêchait pas d’être un fort charmant jeune homme, très recherché par toute sorte de femmes jaunes, rouges, cuivrées, bistrées, dorées, et même par plus d’une blanche Grecque.

D’après ceci, n’allez pas croire que Meïamoun fût un homme à bonnes fortunes : les cendres du vieux Priam, les neiges d’Hippolyte lui-même n’étaient pas plus insensibles et plus froides ; le jeune néophyte en tunique blanche, qui se prépare à l’initiation des mystères d’Isis, ne mène pas une vie plus chaste ; la jeune fille qui transit à l’ombre glaciale de sa mère n’a pas cette pureté craintive.

Les plaisirs de Meïamoun, pour un jeune homme de si farouche approche, étaient cependant d’une singulière nature : il partait tranquillement le matin avec son petit bouclier de cuir d’hippopotame, son harpé ou sabre à lame courbe, son arc triangulaire et son carquois de peau de serpent rempli de flèches barbelées ; puis il s’enfonçait dans le désert, et faisait galoper sa cavale aux jambes sèches, à la tête étroite, à la crinière échevelée, jusqu’à ce qu’il trouvât une trace de lionne : cela le divertissait beaucoup d’aller prendre les petits lionceaux sous le ventre de leur mère.

En toutes choses il n’aimait que le périlleux ou l’impossible ; il se plaisait fort à marcher dans des sentiers impraticables, à nager dans une eau furieuse, et il eût choisi pour se baigner dans le Nil précisément l’endroit des cataractes : l’abîme l’appelait.

Tel était Meïamoun, fils de Mandouschopsch. Depuis quelque temps son humeur était devenue encore plus sauvage ; il s’enfonçait des mois entiers dans l’océan de sables et ne reparaissait qu’à de rares intervalles. Sa mère, inquiète, se penchait vainement du haut de sa terrasse et interrogeait le chemin d’un œil infatigable. Après une longue attente, un petit nuage de poussière tourbillonnait à l’horizon ; bientôt le nuage crevait et laissait voir Meïamoun couvert de poussière sur sa cavale maigre comme une louve, l’œil rouge et sanglant, la narine frémissante, avec des cicatrices au flanc, cicatrices qui n’étaient pas des marques d’éperon.

 

Après avoir pendu dans sa chambre quelque peau d’hyène ou de lion, il repartait. Et cependant personne n’eût pu être plus heureux que Meïamoun ; il était aimé de Nephté, la fille du prêtre Afomouthis, la plus belle personne du nome d’Arsinoïte. Il fallait être Meïamoun pour ne pas voir que Nephté avait des yeux charmants relevés par les coins avec une indéfinissable expression de volupté, une bouche où scintillait un rouge sourire, des dents blanches et limpides, des bras d’une rondeur exquise et des pieds plus parfaits que les pieds de jaspe de la statue d’Isis : assurément il n’y avait pas dans toute l’Égypte une main plus petite et des cheveux plus longs.

Les charmes de Nephté n’eussent été effacés que par ceux de Cléopâtre. Mais qui pourrait songer à aimer Cléopâtre ? Ixion, qui fut amoureux de Junon, ne serra dans ses bras qu’une nuée, et il tourne éternellement sa roue aux enfers. C’était Cléopâtre qu’aimait Meïamoun !

 

Il avait d’abord essayé de dompter cette passion folle, il avait lutté corps à corps avec elle ; mais on n’étouffe pas l’amour comme on étouffe un lion, et les plus vigoureux athlètes ne sauraient rien y faire. La flèche était restée dans la plaie et il la traînait partout avec lui ; l’image de Cléopâtre radieuse et splendide sous son diadème à pointe d’or, seule debout dans sa pourpre impériale au milieu d’un peuple agenouillé, rayonnait dans sa veille et dans son rêve ; comme l’imprudent qui a regardé le soleil et qui voit toujours une tache insaisissable voltiger devant lui, Meïamoun voyait toujours Cléopâtre. Les aigles peuvent contempler le soleil sans être éblouis, mais quelle prunelle de diamant pourrait se fixer impunément sur une belle femme, sur une belle reine ?

 

Sa vie était d’errer autour des demeures royales pour respirer le même air que Cléopâtre, pour baiser sur le sable, bonheur, hélas ! bien rare, l’empreinte à demi effacée de son pied ; il suivait les fêtes sacrées et les panégyries, tâchant de saisir un rayon de ses yeux, de dérober au passage un des mille aspects de sa beauté.

 

Quelquefois la honte le prenait de cette existence insensée ; il se livrait à la chasse avec un redoublement de furie, et tâchait de mater par la fatigue l’ardeur de son sang et la fougue de ses désirs.

Il était allé à la panégyrie d’Hermonthis, et, dans le vague espoir de revoir la reine un instant lorsqu’elle débarquerait au palais d’été, il avait suivi la cange dans sa nacelle, sans s’inquiéter des âcres morsures du soleil, par une chaleur à faire fondre en sueur de lave les sphinx haletants sur leurs piédestaux rougis. Et puis, il comprenait qu’il touchait à un moment suprême, que sa vie allait se décider, et qu’il ne pouvait mourir avec son secret dans sa poitrine.

C’est une étrange situation que d’aimer une reine, c’est comme si l’on aimait une étoile, encore l’étoile vient-elle chaque nuit briller à sa place dans le ciel ; c’est une espèce de rendez-vous mystérieux : vous la retrouvez, vous la voyez, elle ne s’offense pas de vos regards !

Ô misère ! être pauvre, inconnu, obscur, assis tout au bas de l’échelle, et se sentir le cœur plein d’amour pour quelque chose de solennel, d’étincelant et de splendide, pour une femme dont la dernière servante ne voudrait pas de vous ! avoir l’œil fatalement fixé sur quelqu’un qui ne vous voit point, qui ne vous verra jamais, pour qui vous n’êtes qu’un flot de la foule pareil aux autres et qui vous rencontrerait cent fois sans vous reconnaître ! n’avoir, si l’occasion de parler se présente, aucune raison à donner d’une si folle audace, ni talent de poète, ni grand génie, ni qualité surhumaine, rien que de l’amour ; et en échange de la beauté, de la noblesse, de la puissance, de toutes les splendeurs qu’on rêve, n’apporter que de la passion ou sa jeunesse, choses rares !

Ces idées accablaient Meïamoun ; couché à plat ventre sur le sable, le menton dans ses mains, il se laissait emporter et soulever par le flot d’une intarissable rêverie ; il ébauchait mille projets plus insensés les uns que les autres. Il sentait bien qu’il tendait à un but impossible, mais il n’avait pas le courage d’y renoncer franchement, et la perfide espérance venait chuchoter à son oreille quelque menteuse promesse.

« Hâthor, puissante déesse, disait-il à voix basse, que t’ai-je fait pour me rendre si malheureux ? te venges-tu du dédain que j’ai eu pour Nephté, la fille du prêtre Afomouthis ? m’en veux-tu d’avoir repoussé Lamia, l’hétaire d’Athènes, ou Flora, la courtisane romaine ? Est-ce ma faute, à moi, si mon cœur n’est sensible qu’à la seule beauté de Cléopâtre, ta rivale ?

Pourquoi as-tu enfoncé dans mon âme la flèche empoisonnée de l’amour impossible ?

Quel sacrifice et quelles offrandes demandes-tu ?

Faut-il t’élever une chapelle de marbre rose de Syène avec des colonnes à chapiteaux dorés, un plafond d’une seule pièce et des hiéroglyphes sculptés en creux par les meilleurs ouvriers de Memphis ou de Thèbes ? Réponds-moi. »

 

Comme tous les dieux et les déesses que l’on invoque, Hâthor ne répondit rien. Meïamoun prit un parti désespéré. Cléopâtre, de son côté, invoquait aussi la déesse Hâthor ; elle lui demandait un plaisir nouveau, une sensation inconnue ; languissamment couchée sur son lit, elle songeait que le nombre des sens est bien borné, que les plus exquis raffinements laissent bien vite venir le dégoût, et qu’une reine a réellement bien de la peine à occuper sa journée.

Essayer des poisons sur des esclaves, faire battre des hommes avec des tigres ou des gladiateurs entre eux, boire des perles fondues, manger une province, tout cela est fade et commun !

 

Charmion était aux expédients et ne savait plus que faire de sa maîtresse. Tout à coup un sifflement se fit entendre, une flèche vint se planter en tremblant dans le revêtement de cèdre de la muraille.

Cléopâtre faillit s’évanouir de frayeur.

Charmion se pencha à la fenêtre et n’aperçut qu’un flocon d’écume sur le fleuve. Un rouleau de papyrus entourait le bois de la flèche il contenait ces mots écrits en caractères phonétiques : « Je vous aime ! »

 

 

 

IV

 

« Je vous aime, répéta Cléopâtre en faisant tourner entre ses doigts frêles et blancs le morceau de papyrus roulé à la façon des scytales, voilà le mot que je demandais : quelle âme intelligente, quel génie caché a donc si bien compris mon désir ? »

 

Et, tout à fait réveillée de sa langoureuse torpeur, elle sauta à bas de son lit avec l’agilité d’une chatte qui flaire une souris, mit ses petits pieds d’ivoire dans ses tatbebs brodés, jeta une tunique de byssus sur ses épaules, et courut à la fenêtre par laquelle Charmion regardait toujours.

La nuit était claire et sereine ; la lune déjà levée dessinait avec de grands angles d’ombre et de lumière les masses architecturales du palais, détachées en vigueur sur un fond de bleuâtre transparence, et glaçait de moires d’argent l’eau du fleuve où son reflet s’allongeait en colonne étincelante ; un léger souffle de brise, qu’on eût pris pour la respiration des sphinx endormis, faisait palpiter les roseaux et frissonner les clochettes d’azur des lotus ; les câbles des embarcations amarrées au bord du Nil gémissaient faiblement, et le flot se plaignait sur son rivage comme une colombe sans ramier.

Un vague parfum de végétation, plus doux que celui des aromates qui brûlent dans l’anschir(1) des prêtres d’Anubis, arrivait jusque dans la chambre.

 

1 Anschir ou amschir : encensoir.

 

C’était une de ces nuits enchantées de l’Orient, plus splendides que nos plus beaux jours, car notre soleil ne vaut pas cette lune.

« Ne vois-tu pas là-bas, vers le milieu du fleuve, une tête d’homme qui nage ? Tiens, il traverse maintenant la traînée de lumière et va se perdre dans l’ombre ; on ne peut plus le distinguer. » Et, s’appuyant sur l’épaule de Charmion, elle sortait à demi son beau corps de la fenêtre pour tâcher de retrouver la trace du mystérieux nageur. Mais un bois d’acacias du Nil, de doums et de sayals jetait à cet endroit son ombre sur la rivière et protégeait la fuite de l’audacieux.

Si Meïamoun eût eu le bon esprit de se retourner, il aurait aperçu Cléopâtre, la reine sidérale, le cherchant avidement des yeux à travers la nuit, lui pauvre Égyptien obscur, misérable chasseur de lions.

« Charmion, Charmion, fais venir Phrehipephbour, le chef des rameurs, et qu’on lance sans retard deux barques à la poursuite de cet homme », dit Cléopâtre, dont la curiosité était excitée au plus haut degré.

 

Phrehipephbour parut : c’était un homme de la race Nahasi, aux mains larges, aux bras musculeux, coiffé d’un bonnet de couleur rouge, assez semblable au casque phrygien, et vêtu d’un caleçon étroit, rayé diagonalement de blanc et de bleu. Son buste, entièrement nu, reluisait à la clarté de la lampe, noir et poli comme un globe de jais.

Il prit les ordres de la reine et se retira sur-le-champ pour les exécuter. Deux barques longues, étroites, si légères que le moindre oubli d’équilibre les eût fait chavirer, fendirent bientôt l’eau du Nil en sifflant sous l’effort de vingt rameurs vigoureux ; mais la recherche fut inutile.

Après avoir battu la rivière en tous sens, après avoir fouillé la moindre touffe de roseaux, Phrehipephbour revint au palais sans autre résultat que d’avoir fait envoler quelque héron endormi debout sur une patte ou troublé quelque crocodile dans sa digestion.

Cléopâtre éprouva un dépit si vif de cette contrariété qu’elle eut une forte envie de condamner Phrehipephbour à la meule ou aux bêtes.

Heureusement Charmion intercéda pour le malheureux tout tremblant, qui pâlissait de frayeur sous sa peau noire.

 

C’était la seule fois de sa vie qu’un de ses désirs n’avait pas été aussitôt accompli que formé ; aussi éprouvait-elle une surprise inquiète, comme un premier doute sur sa toute-puissance. Elle, Cléopâtre, femme et sœur de Ptolémée, proclamée déesse Avergète, reine vivante des régions d’en bas et d’en haut, œil de lumière, préférée du soleil, comme on peut le voir dans les cartouches sculptés sur les murailles des temples, rencontrer un obstacle, vouloir une chose qui ne s’est pas faite, avoir parlé et n’avoir pas été obéie !

Autant vaudrait être la femme de quelque pauvre paraschiste inciseur de cadavres et faire fondre du natron dans une chaudière ! C’est monstrueux, c’est exorbitant, et il faut être, en vérité, une reine très douce et très clémente pour ne pas faire mettre en croix ce misérable Phrehipephbour.

 

Vous vouliez une aventure, quelque chose d’étrange et d’inattendu ; vous êtes servie à souhait. Vous voyez que votre royaume n’est pas si mort que vous le prétendiez. Ce n’est pas le bras de pierre d’une statue qui a lancé cette flèche, ce n’est pas du cœur d’une momie que viennent ces trois mots qui vous ont émue, vous qui voyez avec un sourire sur les lèvres vos esclaves empoisonnés battre du talon et de la tête, dans les convulsions de l’agonie, vos beaux pavés de mosaïque et de porphyre, vous qui applaudissez le tigre lorsqu’il a bravement enfoncé son mufle dans le flanc d’un gladiateur vaincu !

Vous aurez tout ce que vous voudrez, des chars d’argent étoilés d’émeraudes, des quadriges de griffons, des tuniques de pourpre teintes trois fois, des miroirs d’acier fondu entourés de pierres précieuses, si clairs que vous vous y verrez aussi belle que vous l’êtes ; des robes venues du pays de Sérique, si fines, si déliées qu’elles passeraient par l’anneau de votre petit doigt ; des perles d’un orient parfait, des coupes de Lysippe ou de Myron, des perroquets de l’Inde qui parlent comme des poètes ; vous obtiendrez tout, quand même vous demanderiez le ceste de Vénus ou le pschent d’Isis ; mais, en vérité, vous n’aurez pas ce soir l’homme qui a lancé cette flèche qui tremble encore dans le bois de cèdre de votre lit.

Les esclaves qui vous habilleront demain n’auront pas beau jeu ; elles ne risquent rien d’avoir la main légère ; les épingles d’or de la toilette pourraient bien avoir pour pelote la gorge de la friseuse maladroite, et l’épileuse risque fort de se faire pendre au plafond par les pieds.

 

« Qui peut avoir eu l’audace de lancer cette déclaration emmanchée dans une flèche ? Est-ce le nomarque(1) Amoun-Ra qui se croit plus beau que l’Apollon des Grecs ? qu’en penses-tu, Charmion ? ou bien Chéapsiro, le commandant de l’Hermothybie, si fier de ses combats au pays de Kousch ! Ne serait-ce pas plutôt le jeune Sextus, ce débauché romain, qui met du rouge, grasseye en parlant et porte des manches à la persique ?

– Reine, ce n’est aucun de ceux-là ; quoique vous soyez la plus belle du monde, ces gens-là vous flattent et ne vous aiment pas. Le nomarque Amoun-Ra s’est choisi une idole à qui il sera toujours fidèle, et c’est sa propre personne ; le guerrier Chéapsiro ne pense qu’à raconter ses batailles ; quant à Sextus, il est si sérieusement occupé de la composition d’un nouveau cosmétique qu’il ne peut songer à rien autre chose. D’ailleurs, il a reçu des surtouts de Laconie, des tuniques jaunes brochées d’or et des enfants asiatiques qui l’absorbent tout entier. Aucun de ces beaux seigneurs ne risquerait son cou dans une entreprise si hardie et si périlleuse ; ils ne vous aiment pas assez pour cela.

1 Chef d’un nome, qui est une division administrative de l’ancienne Égypte et de la Grèce ancienne.

 

« Vous disiez hier dans votre cange que les yeux éblouis n’osaient s’élever jusqu’à vous, que l’on ne savait que pâlir et tomber à vos pieds en demandant grâce, et qu’il ne vous restait d’autre ressource que d’aller réveiller dans son cercueil doré quelque vieux pharaon parfumé de bitume. Il y a maintenant un cœur ardent et jeune qui vous aime : qu’en ferez-vous ? »

 

Cette nuit-là, Cléopâtre eut de la peine à s’endormir, elle se retourna dans son lit, elle appela longtemps en vain Morphée, frère de la Mort ; elle répéta plusieurs fois qu’elle était la plus malheureuse des reines, que l’on prenait à tâche de la contrarier, et que la vie lui était insupportable ; grandes doléances qui touchaient assez peu Charmion, quoiqu’elle fît mine d’y compatir.

 

Laissons un peu Cléopâtre chercher le sommeil qui la fuit et promener ses conjectures sur tous les grands de la cour ; revenons à Meïamoun : plus adroit que Phrehipephbour, le chef des rameurs, nous parviendrons bien à le trouver.

Effrayé de sa propre hardiesse, Meïamoun s’était jeté dans le Nil, et avait gagné à la nage le petit bois de palmiers-doums avant que Phrehipephbour eût lancé les deux barques à sa poursuite. Lorsqu’il eut repris haleine et repoussé derrière ses oreilles ses longs cheveux noirs trempés de l’écume du fleuve, il se sentit plus à l’aise et plus calme.

Cléopâtre avait quelque chose qui venait de lui. Un rapport existait entre eux maintenant ; Cléopâtre pensait à lui, Meïamoun.

Peut-être était-ce une pensée de courroux, mais au moins il était parvenu à faire naître en elle un mouvement quelconque, frayeur, colère ou pitié ; il lui avait fait sentir son existence.

Il est vrai qu’il avait oublié de mettre son nom sur la bande de papyrus ; mais qu’eût appris de plus à la reine : MEÏAMOUN, FILS DE MANDOUSCHOPSCH ! Un monarque ou un esclave sont égaux devant elle. Une déesse ne s’abaisse pas plus en prenant pour amoureux un homme du peuple qu’un patricien ou un roi ; de si haut l’on ne voit dans un homme que l’amour.

Le mot qui lui pesait sur la poitrine comme le genou d’un colosse de bronze en était enfin sorti ; il avait traversé les airs, il était parvenu jusqu’à la reine, pointe du triangle, sommet inaccessible ! Dans ce cœur blasé il avait mis une curiosité, – progrès immense !

Meïamoun ne se doutait pas d’avoir si bien réussi, mais il était plus tranquille, car il s’était juré à lui-même, par la Bari mystique qui conduit les âmes dans l’Amenthi ; par les oiseaux sacrés, Bennou et Gheughen ; par Typhon et par Osiris, par tout ce que la mythologie égyptienne peut offrir de formidable, qu’il serait l’amant de Cléopâtre, ne fût-ce qu’un jour, ne fût-ce qu’une nuit, ne fût-ce qu’une heure, dût-il lui en coûter son corps et son âme.

 

Expliquer comment lui était venu cet amour pour une femme qu’il n’avait vue que de loin et sur laquelle il osait à peine lever ses yeux, lui qui ne les baissait pas devant les jaunes prunelles des lions, et comment cette petite graine tombée par hasard dans son âme y avait poussé si vite et jeté de si profondes racines, c’est un mystère que nous n’expliquerons pas ; nous avons dit là-haut l’abîme l’appelait.

 

Quand il fut bien sûr que Phrehipephbour était rentré avec les rameurs, il se jeta une seconde fois dans le Nil et se dirigea de nouveau vers le palais de Cléopâtre, dont la lampe brillait à travers un rideau de pourpre et semblait une étoile fardée. Léandre ne nageait pas vers la tour de Sestos avec plus de courage et de vigueur, et cependant Méïamoun n’était pas attendu par une Héro prête à lui verser sur la tête des fioles de parfums pour chasser l’odeur de la mer et des âcres baisers de la tempête. Quelque bon coup de lance ou de harpé était tout ce qui pouvait lui arriver de mieux, et, à vrai dire, ce n’était guère de cela qu’il avait peur. Il longea quelque temps la muraille du palais dont les pieds de marbre baignaient dans le fleuve, et s’arrêta devant une ouverture submergée, par où l’eau s’engouffrait en tourbillonnant. Il plongea deux ou trois fois sans succès ; enfin il fut plus heureux, rencontra le passage et disparut. Cette arcade était un canal voûté qui conduisait l’eau du Nil aux bains de Cléopâtre.

 

 

 

V

 

Cléopâtre ne s’endormit que le matin, à l’heure où rentrent les songes envolés par la porte d’ivoire. L’illusion du sommeil lui fit voir toute sorte d’amants se jetant à la nage, escaladant les murs pour arriver jusqu’à elle, et, souvenir de la veille, ses rêves étaient criblés de flèches chargées de déclarations amoureuses.

Ses petits talons agités de tressaillements nerveux frappaient la poitrine de Charmion, couchée en travers du lit pour lui servir de coussin.

Lorsqu’elle s’éveilla, un gai rayon jouait dans le rideau de la fenêtre dont il trouait la trame de mille points lumineux, et venait familièrement jusque sur le lit voltiger comme un papillon d’or autour de ses belles épaules qu’il effleurait en passant d’un baiser lumineux. Heureux rayon que les dieux eussent envié !

Cléopâtre demanda à se lever d’une voix mourante comme un enfant malade ; deux de ses femmes l’enlevèrent dans leurs bras et la posèrent précieusement à terre, sur une grande peau de tigre dont les ongles étaient d’or et les yeux d’escarboucles. Charmion l’enveloppa d’une calasiris de lin plus blanche que le lait, lui entoura les cheveux d’une résille de fils d’argent, et lui plaça les pieds dans des tatbebs de liège sur la semelle desquels, en signe de mépris, l’on avait dessiné deux figures grotesques représentant deux hommes des races Nahasi et Nahmou, les mains et les pieds liés, en sorte que Cléopâtre méritait littéralement l’épithète de conculcatrice des peuples, que lui donnent les cartouches royaux.

 

C’était l’heure du bain ; Cléopâtre s’y rendit avec ses femmes. Les bains de Cléopâtre étaient bâtis dans de vastes jardins remplis de mimosas, de caroubiers, d’aloès, de citronniers, de pommiers persiques, dont la fraîcheur luxuriante faisait un délicieux contraste avec l’aridité des environs ; d’immenses terrasses soutenaient des massifs de verdure et faisaient monter les fleurs jusqu’au ciel par de gigantesques escaliers de granit rose ; des vases de marbre pentélique s’épanouissaient comme de grands lis au bord de chaque rampe, et les plantes qu’ils contenaient ne semblaient que leurs pistils ; des chimères caressées par le ciseau des plus habiles sculpteurs grecs, et d’une physionomie moins rébarbative que les sphinx égyptiens avec leur mine renfrognée et leur attitude morose, étaient couchées mollement sur le gazon tout piqué de fleurs, comme de sveltes levrettes blanches sur un tapis de salon ; c’étaient de charmantes figures de femme, le nez droit, le front uni, la bouche petite, les bras délicatement potelés, la gorge ronde et pure, avec des boucles d’oreilles, des colliers et des ajustements d’un caprice adorable, se bifurquant en queue de poisson comme la femme dont parle Horace, se déployant en aile d’oiseau, s’arrondissant en croupe de lionne, se contournant en volute de feuillage, selon la fantaisie de l’artiste ou les convenances de la position architecturale : – une double rangée de ces délicieux monstres bordait l’allée qui conduisait du palais à la salle.

Au bout de cette allée, on trouvait un large bassin avec quatre escaliers de porphyre ; à travers la transparence de l’eau diamantée on voyait les marches descendre jusqu’au fond sablé de poudre d’or ; des femmes terminées en gaine comme des cariatides faisaient jaillir de leurs mamelles un filet d’eau parfumée qui retombait dans le bassin en rosée d’argent, et en picotait le clair miroir de ses gouttelettes grésillantes.

Outre cet emploi, ces cariatides avaient encore celui de porter sur leur tête un entablement orné de néréides et de tritons en bas-relief et muni d’anneaux de bronze pour attacher les cordes de soie du vélarium.

Au-delà du portique l’on apercevait des verdures humides et bleuâtres, des fraîcheurs ombreuses, un morceau de la vallée de Tempé transporté en Égypte. Les fameux jardins de Sémiramis n’étaient rien auprès de cela.

 

Nous ne parlerons pas de sept ou huit autres salles de différentes températures, avec leur vapeur chaude ou froide, leurs boîtes de parfums, leurs cosmétiques, leurs huiles, leurs pierres ponces, leurs gantelets de crin, et tous les raffinements de l’art balnéatoire antique poussé à un si haut degré de volupté et de raffinement.

 

Cléopâtre arriva, la main sur l’épaule de Charmion elle avait fait au moins trente pas toute seule ! grand effort ! fatigue énorme ! Un léger nuage rose, se répandant sous la peau transparente de ses joues, en rafraîchissait la pâleur passionnée ; ses tempes blondes comme l’ambre laissaient voir un réseau de veines bleues ; son front uni, peu élevé comme les fronts antiques, mais d’une rondeur et d’une forme parfaites, s’unissait par une ligne irréprochable à un nez sévère et droit, en façon de camée, coupé de narines roses et palpitantes à la moindre émotion, comme les naseaux d’une tigresse amoureuse, la bouche petite, ronde, très rapprochée du nez, avait la lèvre dédaigneusement arquée ; mais une volupté effrénée, une ardeur de vie incroyable rayonnait dans le rouge éclat et dans le lustre humide de la lèvre inférieure.

Ses yeux avaient des paupières étroites, des sourcils minces et presque sans inflexion. Nous n’essayerons pas d’en donner une idée ; c’était un feu, une langueur, une limpidité étincelante à faire tourner la tête de chien d’Anubis lui-même ; chaque regard de ses yeux était un poème supérieur à ceux d’Homère ou de Mimnerme ; un menton impérial, plein de force et de domination, terminait dignement ce charmant profil.

Elle se tenait debout sur la première marche du bassin, dans une attitude pleine de grâce et de fierté ; légèrement cambrée en arrière, le pied suspendu comme une déesse qui va quitter son piédestal et dont le regard est encore au ciel ; deux plis superbes partaient des pointes de sa gorge et filaient d’un seul jet jusqu’à terre. Cléomène, s’il eût été son contemporain et s’il eût pu la voir, aurait brisé sa Vénus de dépit.

Avant d’entrer dans l’eau, par un nouveau caprice, elle dit à Charmion de lui changer sa coiffure à résilles d’argent ; elle aimait mieux une couronne de fleurs de lotus avec des joncs, comme une divinité marine.

Charmion obéit ; – ses cheveux délivrés coulèrent en cascades noires sur ses épaules, et pendirent en grappes comme des raisins mûrs au long de ses belles joues.

Puis la tunique de lin, retenue seulement par une agrafe d’or, se détacha, glissa au long de son corps de marbre, et s’abattit en blanc nuage à ses pieds comme le cygne aux pieds de Léda...

Et Meïamoun, où était-il ? Ô cruauté du sort ! tant d’objets insensibles jouissent de faveurs qui raviraient un amant de joie. Le vent qui joue avec une chevelure parfumée ou qui donne à de belles lèvres des baisers qu’il ne peut apprécier, l’eau à qui cette volupté est bien indifférente et qui enveloppe d’une seule caresse un beau corps adoré, le miroir qui réfléchit tant d’images charmantes, le cothurne ou le tatbeb qui enferme un divin petit pied : oh ! que de bonheurs perdus !

Cléopâtre trempa dans l’eau son talon vermeil et descendit quelques marches ; l’onde frissonnante lui faisait une ceinture et des bracelets d’argent, et roulait en perles sur sa poitrine et ses épaules comme un collier défait ; ses grands cheveux, soulevés par l’eau, s’étendaient derrière elle comme un manteau royal ; elle était reine même au bain.

Elle allait et venait, plongeait et rapportait du fond dans ses mains des poignées de poudre d’or qu’elle lançait en riant à quelqu’une de ses femmes ; d’autres fois elle se suspendait à la balustrade du bassin, cachant et découvrant ses trésors, tantôt ne laissant voir que son dos poli et lustré, tantôt se montrant entière comme la Vénus Anadyomène, et variant sans cesse les aspects de sa beauté.

 

Tout à coup elle poussa un cri plus aigu que Diane surprise par Actéon ; elle avait vu à travers le feuillage luire une prunelle ardente, jaune et phosphorique comme un œil de crocodile ou de lion. C’était Meïamoun, qui, tapi contre terre, derrière une touffe de feuilles, plus palpitant qu’un faon dans les blés, s’enivrait du dangereux bonheur de regarder la reine dans son bain. Quoiqu’il fût courageux jusqu’à la témérité, le cri de Cléopâtre lui entra dans le cœur plus froid qu’une lame d’épée ; une sueur mortelle lui couvrit tout le corps ; ses artères sifflaient dans ses tempes avec un bruit strident, la main de fer de l’anxiété lui serrait la gorge et l’étouffait.

 

Les eunuques accoururent la lance au poing ; Cléopâtre leur désigna le groupe d’arbres, où ils trouvèrent Meïamoun blotti et pelotonné. La défense n’était pas possible, il ne l’essaya pas et se laissa prendre. Ils s’apprêtaient à le tuer avec l’impassibilité cruelle et stupide qui caractérise les eunuques ; mais Cléopâtre, qui avait eu le temps de s’envelopper de sa calasiris, leur fit signe de la main de s’arrêter et de lui amener le prisonnier.

Meïamoun ne put que tomber à ses genoux en tendant vers elle des mains suppliantes comme vers l’autel des dieux.

« Es-tu quelque assassin gagé par Rome ? et que venais-tu faire dans ces lieux sacrés d’où les hommes sont bannis, dit Cléopâtre avec un geste d’interrogation impérieuse.

– Que mon âme soit trouvée légère dans la balance de l’Amenthi, et que Tmeï, fille du soleil et déesse de la vérité, me punisse si jamais j’eus contre vous, ô reine ! une intention mauvaise », répondit Meïamoun toujours à genoux.

 

La sincérité et la loyauté brillaient sur sa figure en caractères si transparents que Cléopâtre abandonna sur-le-champ cette pensée, et fixa sur le jeune Égyptien des regards moins sévères et moins irrités ; elle le trouvait beau.

« Alors, quelle raison te poussait dans un lieu où tu ne pouvais rencontrer que la mort ?

– Je vous aime », dit Meïamoun d’une voix basse, mais distincte ; car son courage était revenu comme dans toutes les situations extrêmes et que rien ne peut empirer.

« Ah ! fit Cléopâtre en se penchant vers lui et en lui saisissant le bras avec un mouvement brusque et soudain, c’est toi qui as lancé la flèche avec le rouleau de papyrus ; par Oms, chien des enfers, tu es un misérable bien hardi !... Je te reconnais maintenant ; il y a longtemps que je te vois errer comme une ombre plaintive autour des lieux que j’habite...

Tu étais à la procession d’Isis, à la panégyrie d’Hermonthis ; tu as suivi la cange royale. Ah ! il te faut une reine !... Tu n’as point des ambitions médiocres ; tu t’attendais sans doute à être payé de retour... Assurément je vais t’aimer... Pourquoi pas ?

– Reine, répondit Meïamoun avec un air de grave mélancolie, ne raillez pas. Je suis insensé, c’est vrai ; j’ai mérité la mort, c’est vrai encore ; soyez humaine, faites-moi tuer.

– Non, j’ai le caprice d’être clémente aujourd’hui ; je t’accorde la vie.

– Que voulez-vous que je fasse de la vie ? Je vous aime.

– Eh bien ! tu seras satisfait, tu mourras, répondit Cléopâtre ; tu as fait un rêve étrange, extravagant ; tes désirs ont dépassé en imagination un seuil infranchissable, – tu pensais que tu étais César ou Marc-Antoine, tu aimais la reine ! À certaines heures de délire, tu as pu croire qu’à la suite de circonstances qui n’arrivent qu’une fois tous les mille ans, Cléopâtre un jour t’aimerait. Eh bien ! ce que tu croyais impossible va s’accomplir, je vais faire une réalité de ton rêve ; cela me plaît, une fois, de combler une espérance folle. Je veux t’inonder de splendeurs, de rayons et d’éclairs ; je veux que ta fortune ait des éblouissements. Tu étais en bas de la roue, je vais te mettre en haut, brusquement, subitement, sans transition, je te prends dans le néant, je fais de toi l’égal d’un dieu, et je te replonge dans le néant ; c’est tout : mais ne viens pas m’appeler cruelle, implorer ma pitié, ne va pas faiblir quand l’heure arrivera. Je suis bonne, je me prête à ta folie ; j’aurais le droit de te faire tuer sur-le-champ mais tu me dis que tu m’aimes, je te ferai tuer demain ; ta vie pour une nuit. Je suis généreuse, je te l’achète, je pourrais la prendre. Mais que fais-tu à mes pieds ? relève-toi, et donne-moi la main pour rentrer au palais.

 

 

 

VI

 

Notre monde est bien petit à côté du monde antique, nos fêtes sont mesquines auprès des effrayantes somptuosités des patriciens romains et des princes asiatiques ; leurs repas ordinaires passeraient aujourd’hui pour des orgies effrénées, et toute une ville moderne vivrait pendant huit jours de la desserte de Lucullus soupant avec quelques amis intimes.

Nous avons peine à concevoir, avec nos habitudes misérables, ces existences énormes, réalisant tout ce que l’imagination peut inventer de hardi, d’étrange et de plus monstrueusement en dehors du possible. Nos palais sont des écuries où Caligula n’eût pas voulu mettre son cheval ; le plus riche des rois constitutionnels ne mène pas le train d’un petit satrape ou d’un proconsul romain. Les soleils radieux qui brillaient sur la terre sont à tout jamais éteints dans le néant de l’uniformité ; il ne se lève plus sur la noire fourmilière des hommes de ces colosses à formes de Titan qui parcouraient le monde en trois pas, comme les chevaux d’Homère ; – plus de tour de Lylacq, plus de Babel géante escaladant le ciel de ses spirales infinies, plus de temples démesurés faits avec des quartiers de montagne, de terrasses royales que chaque siècle et chaque peuple n’ont pu élever que d’une assise, et d’où le prince accoudé et rêveur peut regarder la figure du monde comme une carte déployée ; plus de ces villes désordonnées faites d’un inextricable entassement d’édifices cyclopéens, avec leurs circonvallations profondes, leurs cirques rugissant nuit et jour, leurs réservoirs remplis d’eau de mer et peuplés de léviathans et de baleines, leurs rampes colossales, leurs superpositions de terrasses, leurs tours au faîte baigné de nuages, leurs palais géants, leurs aqueducs, leurs cités vomitoires et leurs nécropoles ténébreuses !

Hélas ! plus rien que des ruches de plâtre sur un damier de pavés. L’on s’étonne que les hommes ne se soient pas révoltés contre ces confiscations de toutes les richesses et de toutes les forces vivantes au profit de quelques rares privilégiés, et que de si exorbitantes fantaisies n’aient point rencontré d’obstacles sur leur chemin sanglant. C’est que ces existences prodigieuses étaient la réalisation au soleil du rêve que chacun faisait la nuit, – des personnifications de la pensée commune, et que les peuples se regardaient vivre symbolisés sous un de ces noms météoriques qui flamboient inextinguiblement dans la nuit des âges.

 

Aujourd’hui, privé de ce spectacle éblouissant de la volonté toute-puissante, de cette haute contemplation d’une âme humaine dont le moindre désir se traduit en actions inouïes, en énormités de granit et d’airain, le monde s’ennuie éperdument et désespérément ; l’homme n’est plus représenté dans sa fantaisie impériale.

L’histoire que nous écrivons et le grand nom de Cléopâtre qui s’y mêle nous ont jeté dans ces réflexions malsonnantes pour les oreilles civilisées. Mais le spectacle du inonde antique est quelque chose de si écrasant, de si décourageant pour les imaginations qui se croient effrénées et les esprits qui pensent avoir atteint aux dernières limites de la magnificence féerique, que nous n’avons pu nous empêcher de consigner ici nos doléances et nos tristesses de n’avoir pas été contemporain de Sardanapale, de Teglath Phalazar, de Cléopâtre, reine d’Égypte, ou seulement d’Héliogabale, empereur de Rome et prêtre du Soleil.

 

Nous avons à décrire une orgie suprême, un festin à faire pâlir celui de Balthazar, une nuit de Cléopâtre. Comment, avec la langue française, si chaste, si glacialement prude, rendrons-nous cet emportement frénétique, cette large et puissante débauche qui ne craint pas de mêler le sang et le vin, ces deux pourpres, et ces furieux élans de la volupté inassouvie se ruant à l’impossible avec toute l’ardeur de sens que le long jeûne chrétien n’a pas encore matés ?

La nuit promise devait être splendide ; il fallait que toutes les joies possibles d’une existence humaine fussent concentrées en quelques heures ; il fallait faire de la vie de Meïamoun un élixir puissant qu’il pût boire en une seule coupe. Cléopâtre voulait éblouir sa victime volontaire, et la plonger dans un tourbillon de voluptés vertigineuses, l’enivrer, l’étourdir avec le vin de l’orgie, pour que la mort, bien qu’acceptée, arrivât sans être vue ni comprise.

 

Transportons nos lecteurs dans la salle du banquet. Notre architecture actuelle offre peu de points de comparaison avec ces constructions immenses dont les ruines ressemblent plutôt à des éboulements de montagnes qu’à des restes d’édifices. Il fallait toute l’exagération de la vie antique pour animer et remplir ces prodigieux palais dont les salles étaient si vastes qu’elles ne pouvaient avoir d’autre plafond que le ciel, magnifique plafond, et bien digne d’une pareille architecture !

La salle du festin avait des proportions énormes et babyloniennes ; l’œil ne pouvait en pénétrer la profondeur incommensurable ; de monstrueuses colonnes, courtes, trapues, solides à porter le pôle, épataient lourdement leur fût évasé sur un socle bigarré d’hiéroglyphes, et soutenaient de leurs chapiteaux ventrus de gigantesques arcades de granit s’avançant par assises comme des escaliers renversés.

Entre chaque pilier un sphinx colossal de basalte, coiffé du pschent, allongeait sa tête à l’œil oblique, au menton cornu, et jetait dans la salle un regard fixe et mystérieux. Au second étage, en recul du premier, les chapiteaux des colonnes, plus sveltes de tournure, étaient remplacés par quatre têtes de femmes adossées avec les barbes cannelées et les enroulements de la coiffure égyptienne ; au lieu de sphinx, des idoles à tête de taureau, spectateurs impassibles des délires nocturnes et des fureurs orgiaques, étaient assis dans des sièges de pierre comme des hôtes patients qui attendent que le festin commence.

 

Un troisième étage d’un ordre différent, avec des éléphants de bronze lançant de l’eau de senteur par la trompe couronnait l’édifice ; par-dessus, le ciel s’ouvrait comme un gouffre bleu, et les étoiles curieuses s’accoudaient sur la frise. De prodigieux escaliers de porphyre, si polis qu’ils réfléchissaient les corps comme des miroirs, montaient et descendaient de tous côtés et liaient entre elles ces grandes masses d’architecture.

Nous ne traçons ici qu’une ébauche rapide pour faire comprendre l’ordonnance de cette construction formidable avec ses proportions hors de toute mesure humaine. Il faudrait le pinceau de Martinn, le grand peintre des énormités disparues, et nous n’avons qu’un maigre trait de plume au lieu de la profondeur apocalyptique de la manière noire ; mais l’imagination y suppléera ; moins heureux que le peintre et le musicien, nous ne pouvons présenter les objets que les uns après les autres.

Nous n’avons parlé que de la salle du festin, laissant de côté les convives ; encore ne l’avons-nous qu’indiquée. Cléopâtre et Meïamoun nous attendent ; les voici qui s’avancent. Meïamoun était vêtu d’une tunique de lin constellée d’étoiles avec un manteau de pourpre et des bandelettes dans les cheveux comme un roi oriental.

Cléopâtre portait une robe glauque, fendue sur le côté et retenue par des abeilles d’or ; autour de ses bras nus jouaient deux rangs de grosses perles ; sur sa tête rayonnait la couronne à pointes d’or. Malgré le sourire de sa bouche, un nuage de préoccupation ombrait légèrement son beau front, et ses sourcils se rapprochaient quelquefois avec un mouvement fébrile. Quel sujet peut donc contrarier la grande reine !

Quant à Meïamoun, il avait le teint ardent et lumineux d’un homme dans l’extase ou dans la vision ; des effluves rayonnants, partant de ses tempes et de son front, lui faisaient un nimbe d’or, comme à un des douze grands dieux de l’Olympe. Une joie grave et profonde brillait dans tous ses traits, il avait embrassé sa chimère aux ailes inquiètes sans qu’elle s’envolât ; il avait touché le but de sa vie. Il vivrait l’âge de Nestor et de Priam ; il verrait ses tempes veinées se couvrir de cheveux blancs comme ceux du grand prêtre d’Ammon ; il n’éprouverait rien de nouveau, il n’apprendrait rien de plus.

Il a obtenu tellement au-delà de ses plus folles espérances que le monde n’a plus rien à lui donner.

Cléopâtre le fit asseoir à côté d’elle sur un trône côtoyé de griffons d’or et frappa ses petites mains l’une contre l’autre.

Tout à coup des lignes de feux, des cordons scintillants dessinèrent toutes les saillies de l’architecture ; les yeux du sphinx lancèrent des éclairs phosphoriques, une haleine enflammée sortit du mufle des idoles ; les éléphants, au lieu d’eau parfumée, soufflèrent une colonne rougeâtre ; des bras de bronze jaillirent des murailles avec des torches au poing : dans le cœur sculpté des lotus s’épanouirent des aigrettes éclatantes.

De larges flammes bleuâtres palpitaient dans les trépieds d’airain, des candélabres géants secouaient leur lumière échevelée dans une ardente vapeur ; tout scintillait et rayonnait. Les iris prismatiques se croisaient et se brisaient en l’air ; les facette des coupes, les angles des marbres et des jaspes, les ciselures des vases, tout prenait une paillette, un luisant ou un éclair. La clarté ruisselait par torrents et tombait de marche en marche comme une cascade sur un escalier de porphyre, l’on aurait dit la réverbération d’un incendie dans une rivière ; si la reine de Saba y eût monté, elle eût relevé le pli de sa robe, croyant marcher dans l’eau comme sur le parquet de glace de Salomon.

À travers ce brouillard étincelant, les figures monstrueuses des colosses, les animaux, les hiéroglyphes semblaient s’animer et vivre d’une vie factice ; les béliers de granit noir ricanaient ironiquement et choquaient leurs cornes dorées, les idoles respiraient avec bruit par leurs naseaux haletants.

L’orgie était à son plus haut degré ; les plats de langues de phénicoptères et de foies de scarus, les murènes engraissées de chair humaine et préparées an garum, les cervelles de paon, les sangliers pleins d’oiseaux vivants, et toutes les merveilles des festins antiques, décuplées et centuplées, s’entassaient sur les trois pans du gigantesque triclinium.

Les vins de Crète, de Massique et de Falerne écumaient dans les cratères d’or couronnés de roses, remplis par des pages asiatiques dont les belles chevelures flottantes servaient à essuyer les mains des convives.

Des musiciens jouant du sistre, du tympanon, de la sambuque et de la harpe à vingt et une cordes remplissaient les travées supérieures et jetaient leur bruissement harmonieux dans la tempête de bruit qui planait sur la fête : la foudre n’aurait pas eu la voix assez haute pour se faire entendre.

 

Meïamoun, la tête penchée sur l’épaule de Cléopâtre, sentait sa raison lui échapper ; la salle du festin tourbillonnait autour de lui comme un immense cauchemar architectural ; il voyait, à travers ses éblouissements, des perspectives et des colonnades sans fin ; de nouvelles zones de portiques se superposaient aux véritables, et s’enfonçaient dans les cieux à des hauteurs où les Babels ne sont jamais parvenues.

S’il n’eût senti dans sa main la main douce et froide de Cléopâtre, il eût cru être transporté dans le monde des enchantements par un sorcier de Thessalie ou un mage de Perse.

 

Vers la fin du repas, des nains bossus et des motions exécutèrent des danses et des combats grotesques ; puis des jeunes filles égyptiennes et grecques, représentant les heures noires et blanches, dansèrent sur le mode ionien une danse voluptueuse avec une perfection inimitable. Cléopâtre elle-même se leva de son trône, rejeta son manteau royal, remplaça son diadème sidéral par une couronne de fleurs, ajusta des crotales d’or à ses mains d’albâtre, et se mit à danser devant Meïamoun éperdu de ravissement.

Ses beaux bras arrondis comme les anses d’un vase de marbre secouaient au-dessus de sa tête des grappes de notes étincelantes, et ses crotales babillaient avec une volubilité toujours croissante. Debout sur la pointe vermeille de ses petits pieds, elle avançait rapidement et venait effleurer d’un baiser le front de Méïamoun, puis elle recommençait son manège et voltigeait autour de lui, tantôt se cambrant en arrière, la tête renversée, l’œil demi-clos, les bras pâmés et morts, les cheveux débouclés et pendants comme une bacchante du mont Ménale agitée par son dieu ; tantôt leste, vive, rieuse, papillonnante, infatigable et plus capricieuse en ses méandres que l’abeille qui butine.

L’amour du cœur, la volupté des sens, la passion ardente, la jeunesse inépuisable et fraîche, la promesse du bonheur prochain, elle exprimait tout. Les pudiques étoiles ne regardaient plus, leurs chastes prunelles d’or n’auraient pu supporter un tel spectacle ; le ciel même s’était effacé, et un dôme de vapeur enflammée couvrait la salle.

 

Cléopâtre revint s’asseoir près de Meïamoun. La nuit s’avançait, la dernière des heures noires allait s’envoler ; une lueur bleuâtre entra d’un pied déconcerté dans ce tumulte de lumières rouges, comme un rayon de lune qui tombe dans une fournaise ; les arcades supérieures s’azurèrent doucement, le jour paraissait.

Meïamoun prit le vase de corne que lui tendit un esclave éthiopien à physionomie sinistre, et qui contenait un poison tellement violent qu’il eût fait éclater tout autre vase. Après avoir jeté sa vie à sa maîtresse dans un dernier regard, il porta à ses lèvres la coupe funeste où la liqueur empoisonnée bouillonnait et sifflait.

Cléopâtre pâlit et posa sa main sur le bras de Meïamoun pour le retenir. Son courage la touchait ; elle allait lui dire :

« Vis encore pour m’aimer, je le veux... » quand un bruit de clairon se fit entendre. Quatre hérauts d’armes entrèrent à cheval dans la salle du festin ; c’étaient des officiers de Marc-Antoine qui ne précédaient leur maître que de quelques pas. Elle lâcha silencieusement le bras de Meïamoun.

Un rayon de soleil vint jouer sur le front de Cléopâtre comme pour remplacer son diadème absent.

« Vous voyez bien que le moment est arrivé ; il fait jour, c’est l’heure où les beaux rêves s’envolent », dit Meïamoun.

Puis il vida d’un trait le vase fatal et tomba comme frappé de la foudre.

 

Cléopâtre baissa la tête, et dans sa coupe une larme brûlante, la seule qu’elle ait versée de sa vie, alla rejoindre la perle fondue.

« Par Hercule ! ma belle reine, j’ai eu beau faire diligence, je vois que j’arrive trop tard, dit Marc-Antoine en entrant dans la salle du festin ; le souper est fini. Mais que signifie ce cadavre renversé sur les dalles ?

– Oh ! rien, fit Cléopâtre en souriant ; c’est un poison que j’essayais pour m’en servir si Auguste me faisait prisonnière. Vous plairait-il, mon cher seigneur, de vous asseoir à côté de moi et de voir danser ces bouffons grecs ?... »

 

 

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6 juin 2013

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, première partie : Voyage à Lilliput

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Jonathan Swift

Voyages de Gulliver

Première partie : Voyage à Lilliput

 

500L copie

 

VOYAGE À LILLIPUT

 

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Chapitre I

 

L’auteur rend un compte succinct des premiers motifs qui le portèrent à voyager. Il fait naufrage et se sauve à la nage dans le pays de Lilliput. On l’enchaîne et on le conduit en cet état plus avant dans les terres.

 

 

                  Mon père, dont le bien, situé dans la province de Nottingham, était médiocre, avait cinq fils : j’étais le troisième, et il m’envoya au collège d’Emmanuel, à Cambridge, à l’âge de quatorze ans. J’y demeurai trois années, que j’employai utilement. Mais la dépense de mon entretien au collège était trop grande, on me mit en apprentissage sous M. Jacques Bates, fameux chirurgien à Londres, chez qui je demeurai quatre ans. Mon père m’envoyant de temps en temps quelques petites sommes d’argent, je les employai à apprendre le pilotage et les autres parties des mathématiques les plus nécessaires à ceux qui forment le dessein de voyager sur mer, ce que je prévoyais être ma destinée. Ayant quitté M. Bates, je retournai chez mon père ; et, tant de lui que de mon oncle Jean et de quelques autres parents, je tirai la somme de quarante livres sterling par an pour me soutenir à Leyde. Je m’y rendis et m’y appliquai à l’étude de la médecine pendant deux ans et sept mois, persuadé qu’elle me serait un jour très utile dans mes voyages.

 

Bientôt après mon retour de Leyde, j’eus, à la recommandation de mon bon maître M. Bates, l’emploi de chirurgien sur l’Hirondelle, où je restai trois ans et demi, sous le capitaine Abraham Panell, commandant. Je fis pendant ce temps-là des voyages au Levant et ailleurs. À mon retour, je résolus de m’établir à Londres. M. Bates m’encouragea à prendre ce parti, et me recommanda à ses malades. Je louai un appartement dans un petit hôtel situé dans le quartier appelé Old-Jewry, et bientôt après j’épousai Melle Marie Burton, seconde fille de M. Edouard Burton, marchand dans la rue de Newgate, laquelle m’apporta quatre cents livres sterling en mariage.

 

Mais mon cher maître M. Bates étant mort deux ans après, et n’ayant plus de protecteur, ma pratique commença à diminuer. Ma conscience ne me permettait pas d’imiter la conduite de la plupart des chirurgiens, dont la science est trop semblable à celle des procureurs : c’est pourquoi, après avoir consulté ma femme et quelques autres de mes intimes amis, je pris la résolution de faire encore un voyage de mer. Je fus chirurgien successivement dans deux vaisseaux ; et plusieurs autres voyages que je fis, pendant six ans, aux Indes orientales et occidentales, augmentèrent un peu ma petite fortune. J’employais mon loisir à lire les meilleurs auteurs anciens et modernes, étant toujours fourni d’un certain nombre de livres, et, quand je me trouvais à terre, je ne négligeais pas de remarquer les mœurs et les coutumes des peuples, et d’apprendre en même temps la langue du pays, ce qui me coûtait peu, ayant la mémoire très bonne.

 

Le dernier de ces voyages n’ayant pas été heureux, je me trouvai dégoûté de la mer, et je pris le parti de rester chez moi avec ma femme et mes enfants. Je changeai de demeure, et me transportai de l’Old-Jewry à la rue de Fetter-Lane, et de là à Wapping, dans l’espérance d’avoir de la pratique parmi les matelots ; mais je n’y trouvai pas mon compte.

 

Après avoir attendu trois ans, et espéré en vain que mes affaires iraient mieux, j’acceptai un parti avantageux qui me fut proposé par le capitaine Guillaume Prichard, prêt à monter l’Antilope et à partir pour la mer du Sud. Nous nous embarquâmes à Bristol, le 4 de mai 1699, et notre voyage fut d’abord très heureux.

Il est inutile d’ennuyer le lecteur par le détail de nos aventures dans ces mers ; c’est assez de lui faire savoir que, dans notre passage aux Indes orientales, nous essuyâmes une tempête dont la violence nous poussa vers le nord-ouest de la terre de Van-Diemen. Par une observation que je fis, je trouvai que nous étions à 30° 2’ de latitude méridionale. Douze hommes de notre équipage étaient morts par le travail excessif et par la mauvaise nourriture. Le 5 novembre, qui était le commencement de l’été dans ces pays-là, le temps étant un peu noir, les mariniers aperçurent un roc qui n’était éloigné du vaisseau que de la longueur d’un câble ; mais le vent était si fort que nous fûmes directement poussés contre l’écueil, et que nous échouâmes dans un moment. Six hommes de l’équipage, dont j’étais un, s’étant jetés à propos dans la chaloupe, trouvèrent le moyen de se débarrasser du vaisseau et du roc. Nous allâmes à la rame environ trois lieues ; mais à la fin la lassitude ne nous permit plus de ramer ; entièrement épuisés, nous nous abandonnâmes au gré des flots, et bientôt nous fûmes renversés par un coup de vent du nord.

 

Je ne sais quel fut le sort de mes camarades de la chaloupe, ni de ceux qui se sauvèrent sur le roc, ou qui restèrent dans le vaisseau ; mais je crois qu’ils périrent tous ; pour moi, je nageai à l’aventure, et fus poussé, vers la terre par le vent et la marée. Je laissai souvent tomber mes jambes, mais sans toucher le fond. Enfin, étant près de m’abandonner, je trouvai pied dans l’eau, et alors la tempête était bien diminuée. Comme la pente était presque insensible, je marchai une demi-lieue dans la mer avant que j’eusse pris terre. Je fis environ un quart de lieue sans découvrir aucune maison ni aucun vestige d’habitants, quoique ce pays fût très peuplé. La fatigue, la chaleur et une demi-pinte d’eau-de-vie que j’avais bue en abandonnant le vaisseau, tout cela m’excita à dormir. Je me couchai sur l’herbe, qui était très fine, où je fus bientôt enseveli dans un profond sommeil, qui dura neuf heures. Au bout de ce temps-là, m’étant éveillé, j’essayai de me lever ; mais ce fut en vain. Je m’étais couché sur le dos ; je trouvai mes bras et mes jambes attachés à la terre de l’un et de l’autre côté, et mes cheveux attachés de la même manière. Je trouvai même plusieurs ligatures très minces qui entouraient mon corps, depuis mes aisselles jusqu’à mes cuisses. Je ne pouvais que regarder en haut ; le soleil commençait à être fort chaud, et sa grande clarté blessait mes yeux. J’entendis un bruit confus autour de moi, mais, dans la posture où j’étais, je ne pouvais rien voir que le soleil. Bientôt je sentis remuer quelque chose sur ma jambe gauche, et cette chose, avançant doucement sur ma poitrine, monter presque jusqu’à mon menton. Quel fut mon étonnement lorsque j’aperçus une petite figure de créature humaine haute tout au plus de trois pouces, un arc et une flèche à la main, avec un carquois sur le dos ! J’en vis en même temps au moins quarante autres de la même espèce. Je me mis soudain à jeter des cris si horribles, que tous ces petits animaux se retirèrent transis de peur ; et il y en eut même quelques-uns, comme je l’ai appris ensuite, qui furent dangereusement blessés par les chutes précipitées qu’ils firent en sautant de dessus mon corps à terre. Néanmoins ils revinrent bientôt, et l’un d’eux, qui eut la hardiesse de s’avancer si près qu’il fut en état de voir entièrement mon visage, levant les mains et les yeux par une espèce d’admiration, s’écria d’une voix aigre, mais distincte : Hekinah Degul. Les autres répétèrent plusieurs fois les mêmes mots ; mais alors je n’en compris pas le sens. J’étais, pendant ce temps-là, étonné, inquiet, troublé, et tel que serait le lecteur en pareille situation. Enfin, faisant des efforts pour me mettre en liberté, j’eus le bonheur de rompre les cordons ou fils, et d’arracher les chevilles qui attachaient mon bras droit à la terre ; car, en le haussant un peu, j’avais découvert ce qui me tenait attaché et captif. En même temps, par une secousse violente qui me causa une douleur extrême, je lâchai un peu les cordons qui attachaient mes cheveux du côté droit (cordons plus fins que mes cheveux mêmes), en sorte que je me trouvai en état de procurer à ma tête un petit mouvement libre. Alors ces insectes humains se mirent en fuite et poussèrent des cris très aigus. Ce bruit cessant, j’entendis un d’eux s’écrier : Tolgo Phonac, et aussitôt je me sentis percé à la main de plus de cent flèches qui me piquaient comme autant d’aiguilles. Ils firent ensuite une autre décharge en l’air, comme nous tirons des bombes en Europe, dont plusieurs, je crois, tombaient paraboliquement sur mon corps, quoique je ne les aperçusse pas, et d’autres sur mon visage, que je tâchai de découvrir avec ma main droite. Quand cette grêle de flèches fut passée, je m’efforçai encore de me détacher ; mais on fit alors une autre décharge plus grande que la première, et quelques-uns tâchaient de me percer de leurs lances ; mais, par bonheur, je portais une veste impénétrable de peau de buffle. Je crus donc que le meilleur parti était de me tenir en repos et de rester comme j’étais jusqu’à la nuit ; qu’alors, dégageant mon bras gauche, je pourrais me mettre tout à fait en liberté, et, à l’égard des habitants, c’était avec raison que je me croyais d’une force égale aux plus puissantes armées qu’ils pourraient mettre sur pied pour m’attaquer, s’ils étaient tous de la même taille que ceux que j’avais vus jusque-là. Mais la fortune me réservait un autre sort.

 

Quand ces gens durent remarqué que j’étais tranquille, ils cessèrent de me décocher des flèches ; mais, par le bruit que j’entendis, je connus que leur nombre s’augmentait considérablement, et, environ à deux toises loin de moi, vis-àvis de mon oreille gauche, j’entendis un bruit pendant plus d’une heure comme des gens qui travaillaient. Enfin, tournant un peu ma tête de ce côté-là, autant que les chevilles et les cordons me le permettaient, je vis un échafaud élevé de terre d’un pied et demi, où quatre de ces petits hommes pouvaient se placer, et une échelle pour y monter ; d’où un d’entre eux, qui me semblait être une personne de condition, me fit une harangue assez longue, dont je ne compris pas un mot. Avant que de commencer, il s’écria trois fois : Langro Dehul san. Ces mots furent répétés ensuite, et expliqués par des signes pour me les faire entendre. Aussitôt cinquante hommes s’avancèrent, et coupèrent les cordons qui attachaient le côté gauche de ma tête ; ce qui me donna la liberté de la tourner à droite et d’observer la mine et l’action de celui qui devait parler. Il me parut être de moyen âge, et d’une taille plus grande que les trois autres qui l’accompagnaient, dont l’un, qui avait l’air d’un page, tenait la queue de sa robe, et les deux autres étaient debout de chaque côté pour le soutenir. Il me sembla bon orateur, et je conjecturai que, selon les règles de l’art, il mêlait dans son discours des périodes pleines de menaces et de promesses. Je fis la réponse en peu de mots, c’est-à-dire par un petit nombre de signes, mais d’une manière pleine de soumission, levant ma main gauche et les deux yeux au soleil, comme pour le prendre à témoin que je mourais de faim, n’ayant rien mangé depuis longtemps. Mon appétit était, en effet, si pressant que je ne pus m’empêcher de faire voir mon impatience (peut-être contre les règles de l’honnêteté) en portant mon doigt très souvent à ma bouche, pour faire connaître que j’avais besoin de nourriture.

 

L’Hurgo (c’est ainsi que, parmi eux, on appelle un grand seigneur, comme je l’ai ensuite appris) m’entendit fort bien. Il descendit de l’échafaud, et ordonna que plusieurs échelles fussent appliquées à mes côtés, sur lesquelles montèrent bientôt plus de cent hommes qui se mirent en marche vers ma bouche, chargés de paniers pleins de viandes. J’observai qu’il y avait de la chair de différents animaux, mais je ne les pus distinguer par le goûter. Il y avait des épaules et des éclanches en forme de celles de mouton, et fort bien accommodées, mais plus petites que les ailes d’une alouette ; j’en avalai deux ou trois d’une bouchée avec six pains. Ils me fournirent tout cela, témoignant de grandes marques d’étonnement et d’admiration à cause de ma taille et de mon prodigieux appétit. Ayant fait un autre signe pour leur faire savoir qu’il me manquait à boire, ils conjecturèrent, par la façon dont je mangeais, qu’une petite quantité de boisson ne me suffirait pas ; et, étant un peuple d’esprit, ils levèrent avec beaucoup d’adresse un des plus grands tonneaux de vin qu’ils eussent, le roulèrent vers ma main et le défoncèrent. Je le bus d’un seul coup avec un grand plaisir. On m’en apporta un autre muid, que je bus de même, et je fis plusieurs signes pour avertir de me voiturer encore quelques autres muids.

 

Après m’avoir vu faire toutes ces merveilles, ils poussèrent des cris de joie et se mirent à danser, répétant plusieurs fois, comme ils avaient fait d’abord : Hehinah Degul. Bientôt après, j’entendis une acclamation universelle, avec de fréquentes répétitions de ces mots : Peplom Selan, et j’aperçus un grand nombre de peuple sur mon côté gauche, relâchant les cordons à un tel point que je me trouvai en état de me tourner, et d’avoir le soulagement d’uriner, fonction dont je m’acquittai au grand étonnement du peuple, lequel, devinant ce que j’allais faire, s’ouvrit impétueusement à droite et à gauche pour éviter le déluge. Quelque temps auparavant, on m’avait frotté charitablement le visage et les mains d’une espèce d’onguent d’une odeur agréable, qui, dans très peu de temps, me guérit de la piqûre des flèches. Ces circonstances, jointes aux rafraîchissements que j’avais reçus, me disposèrent à dormir ; et mon sommeil fut environ de huit heures, sans me réveiller, les médecins, par ordre de l’empereur, ayant frelaté le vin et y ayant mêlé des drogues soporifiques.

 

Tandis que je dormais, l’empereur de Lilliput (c’était le nom de ce pays) ordonna de me faire conduire vers lui. Cette résolution semblera peut-être hardie et dangereuse, et je suis sûr qu’en pareil cas elle ne serait du goût d’aucun souverain de l’Europe ; cependant, à mon avis, c’était un dessein également prudent et dangereux ; car, en cas que ces peuples eussent tenté de me tuer avec leurs lances et leurs flèches pendant que je dormais, je me serais certainement éveillé au premier sentiment de douleur, ce qui aurait excité ma fureur et augmenté mes forces à un tel degré, que je me serais trouvé en état de rompre le reste des cordons ; et, après cela, comme ils n’étaient pas capables de me résister, je les aurais tous écrasés et foudroyés.

 

On fit donc travailler à la hâte cinq mille charpentiers et ingénieurs pour construire une voiture : c’était un chariot élevé de trois pouces, ayant sept pieds de longueur et quatre de largeur, avec vingt-deux roues. Quand il fut achevé, on le conduisit au lieu où j’étais. Mais la principale difficulté fut de m’élever et de me mettre sur cette voiture. Dans cette vue, quatre-vingts perches, chacune de deux pieds de hauteur, furent employées ; et des cordes très fortes, de la grosseur d’une ficelle, furent attachées, par le moyen de plusieurs crochets, aux bandages que les ouvriers avaient ceints autour de mon cou, de mes mains, de mes jambes et de tout mon corps. Neuf cents hommes des plus robustes furent employés à élever ces cordes par le moyen d’un grand nombre de poulies attachées aux perches ; et, de cette façon, dans moins de trois heures de temps, je fus élevé, placé et attaché dans la machine. Je sais tout cela par le rapport qu’on m’en a fait depuis, car, pendant cette manœuvre, je dormais très profondément. Quinze cents chevaux, les plus grands de l’écurie de l’empereur, chacun d’environ quatre pouces et demi de haut, furent attelés au chariot, et me traînèrent vers la capitale, éloignée d’un quart de lieue.

 

Il y avait quatre heures que nous étions en chemin, lorsque je fus subitement éveillé par un accident assez ridicule. Les voituriers s’étant arrêtés un peu de temps pour raccommoder quelque chose, deux ou trois habitants du pays avaient eu la curiosité de regarder ma mine pendant que je dormais ; et, s’avançant très doucement jusqu’à mon visage, l’un d’entre eux, capitaine aux gardes, avait mis la pointe aiguë de son esponton bien avant dans ma narine gauche, ce qui me chatouilla le nez, m’éveilla, et me fit éternuer trois fois. Nous fîmes une grande marche le reste de ce jour-là, et nous campâmes la nuit avec cinq cents gardes, une moitié avec des flambeaux, et l’autre avec des arcs et des flèches, prête à tirer si j’eusse essayé de me remuer. Le lendemain au lever du soleil, nous continuâmes notre voyage, et nous arrivâmes sur le midi à cent toises des portes de la ville. L’empereur et toute la cour sortirent pour nous voir ; mais les grands officiers ne voulurent jamais consentir que Sa Majesté hasardât sa personne en montant sur mon corps, comme plusieurs autres avaient osé faire.

 

À l’endroit où la voiture s’arrêta, il y avait un temple ancien, estimé le plus grand de tout le royaume, lequel, ayant été souillé quelques années auparavant par un meurtre, était, selon la prévention de ces peuples, regardé comme profane, et, pour cette raison, employé à divers usages. Il fut résolu que je serais logé dans ce vaste édifice. La grande porte, regardant le nord, était environ de quatre pieds de haut, et presque de deux pieds de large ; de chaque côté de la porte, il y avait une petite fenêtre élevée de six pouces. À celle qui était du côté gauche, les serruriers du roi attachèrent quatre-vingt-onze chaînes, semblables à celles qui sont attachées à la montre d’une dame d’Europe, et presque aussi larges ; elles furent par l’autre bout attachées à ma jambe gauche avec trente-six cadenas. Vis-à-vis de ce temple, de l’autre côté du grand chemin, à la distance de vingt pieds, il y avait une tour d’au moins cinq pieds de haut ; c’était là que le roi devait monter avec plusieurs des principaux seigneurs de sa cour pour avoir la commodité de me regarder à son aise. On compte qu’il y eut plus de cent mille habitants qui sortirent de la ville, attirés par la curiosité, et, malgré mes gardes, je crois qu’il n’y aurait pas eu moins de dix mille hommes qui, à différentes fois, auraient monté sur mon corps par des échelles, si on n’eût publié un arrêt du conseil d’État pour le défendre. On ne peut s’imaginer le bruit et l’étonnement du peuple quand il me vit debout et me promener : les chaînes qui tenaient mon pied gauche étaient environ de six pieds de long, et me donnaient la liberté d’aller et de venir dans un demi-cercle.

 

 

 

Chapitre II

 

L’empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs de ses courtisans, vient pour voir l’auteur dans sa prison. Description de la personne et de l’habit de Sa Majesté. Gens savants nommés pour apprendre la langue à l’auteur. Il obtient des grâces par sa douceur. Ses poches sont visitées.

 

 

L’empereur, à cheval, s’avança un jour vers moi, ce qui pensa lui coûter cher : à ma vue, son cheval, étonné, se cabra ; mais ce prince, qui est un cavalier excellent, se tint ferme sur ses étriers jusqu’à ce que sa suite accourût et prît la bride. Sa Majesté, après avoir mis pied à terre, me considéra de tous côtés avec une grande admiration, mais pourtant se tenant toujours, par précaution, hors de la portée de ma chaîne.

 

L’impératrice, les princes et princesses du sang, accompagnés de plusieurs dames, s’assirent à quelque distance dans des fauteuils. L’empereur est plus grand qu’aucun de sa cour, ce qui le fait redouter par ceux qui le regardent ; les traits de son visage sont grands et mâles, avec une lèvre épaisse et un nez aquilin ; il a un teint d’olive, un air élevé, et des membres bien proportionnés, de la grâce et de la majesté dans toutes ses actions. Il avait alors passé la fleur de sa jeunesse, étant âgé de vingt-huit ans et trois quarts, dont il en avait régné environ sept. Pour le regarder avec plus de commodité je me tenais couché sur le côté, en sorte que mon visage pût être parallèle au sien ; et il se tenait à une toise et demie loin de moi. Cependant, depuis ce temps-là, je l’ai eu plusieurs fois dans ma main ; c’est pourquoi je ne puis me tromper dans le portrait que j’en fais. Son habit était uni et simple, et fait moitié à l’asiatique et moitié à l’européenne ; mais il avait sur la tête un léger casque d’or, orné de joyaux et d’un plumet magnifique. Il avait son épée nue à la main, pour se défendre en cas que j’eusse brisé mes chaînes ; cette épée était presque longue de trois pouces ; la poignée et le fourreau étaient d’or et enrichis de diamants. Sa voix était aigre, mais claire et distincte, et je le pouvais entendre aisément, même quand je me tenais debout ; Les dames et les courtisans étaient tous habillés superbement ; en sorte que la place qu’occupait toute la cour paraissait à mes yeux comme une belle jupe étendue sur la terre, et brodée de figures d’or et d’argent. Sa Majesté impériale me fit l’honneur de me parler souvent ; et je lui répondis toujours ; mais nous ne nous entendions ni l’un ni l’autre.

 

Au bout de deux heures, la cour se retira, et on me laissa une forte garde pour empêcher l’impertinence, et peut-être la malice de la populace, qui avait beaucoup d’impatience de se rendre en foule autour de moi pour me voir de près. Quelques-uns d’entre eux eurent l’effronterie et la témérité de me tirer des flèches, dont une pensa me crever l’œil gauche. Mais le colonel fit arrêter six des principaux de cette canaille, et ne jugea point de peine mieux proportionnée à leur faute que de les livrer liés et garrottés dans mes mains. Je les pris donc dans ma main droite et en mis cinq dans la poche de mon justaucorps, et à l’égard du sixième, je feignis de le vouloir manger tout vivant. Le pauvre petit homme poussait des hurlements horribles, et le colonel avec ses officiers étaient fort en peine, surtout quand ils me virent tirer mon canif. Mais-je fis bientôt cesser leur frayeur, car, avec un air doux et humain, coupant promptement les cordes dont il était garrotté, je le mis doucement à terre, et il prit la fuite. Je traitai les autres de la même façon, les tirant successivement l’un après l’autre de ma poche. Je remarquai avec plaisir que les soldats et le peuple avaient été très touchés de cette action d’humanité, qui fut rapportée à la cour d’une manière très avantageuse, et qui me fit honneur.

 

La nouvelle de l’arrivée d’un homme prodigieusement grand s’étant répandue dans tout le royaume, attira un nombre infini de gens oisifs et curieux ; en sorte que les villages furent presque abandonnés, et que la culture de la terre en aurait souffert, si Sa Majesté impériale n’y avait pourvu par différents édits et ordonnances. Elle ordonna donc que tous ceux qui m’avaient déjà vu retourneraient incessamment chez eux, et n’approcheraient point, sans une permission particulière, du lieu de mon séjour. Par cet ordre, les commis des secrétaires d’État gagnèrent des sommes très considérables.

 

 

 

Cependant l’empereur tint plusieurs conseils pour délibérer sur le parti qu’il fallait prendre à mon égard. J’ai su depuis que la cour avait été fort embarrassée. On craignait que je ne vinsse à briser mes chaînes et à me mettre en liberté ; on disait que ma nourriture, causant une dépense excessive, était capable de produire une disette de vivres ; on opinait quelquefois à me faire mourir de faim, ou à me percer de flèches empoisonnées ; mais on fit réflexion que l’infection d’un corps tel que le mien pourrait produire la peste dans la capitale et dans tout le royaume. Pendant qu’on délibérait, plusieurs officiers de l’armée se rendirent à la porte de la grand-chambre où le conseil impérial était assemblé, et deux d’entre eux, ayant été introduits, rendirent compte de ma conduite à l’égard des six criminels dont j’ai parlé, ce qui fit une impression si favorable sur l’esprit de Sa Majesté et de tout le conseil, qu’une commission impériale fut aussitôt expédiée pour obliger tous les villages, à quatre cent cinquante toises aux environs de la ville, de livrer tous les matins six bœufs, quarante moutons et d’autres vivres pour ma nourriture, avec une quantité proportionnée de pain et de vin et d’autres boissons. Pour le payement de ces vivres, Sa Majesté donna des assignations sur son trésor. Ce prince n’a d’autres revenus que ceux de son domaine, et ce n’est que dans des occasions importantes qu’il lève des impôts sur ses sujets, qui sont obligés de le suivre à la guerre à leurs dépens. On nomma six cents personnes pour me servir, qui furent pourvues d’appointements pour leur dépense de bouche et de tentes construites très commodément de chaque côté de ma porte.

 

Il fut aussi ordonné que trois cents tailleurs me feraient un habit à la mode du pays ; que six hommes de lettres, des plus savants de l’empire, seraient chargés de m’apprendre la langue, et enfin, que les chevaux de l’empereur et ceux de la noblesse et les compagnies des gardes feraient souvent l’exercice devant moi pour les accoutumer à ma figure. Tous ces ordres furent ponctuellement exécutés. Je fis de grands progrès dans la connaissance de la langue de Lilliput. Pendant ce temps-là l’empereur m’honora de visites fréquentes, et même voulut bien aider mes maîtres de langue à m’instruire.

 

Les premiers mots que j’appris furent pour lui faire savoir l’envie que j’avais qu’il voulût bien me rendre ma liberté ; ce que je lui répétais tous les jours à genoux. Sa réponse fut qu’il fallait attendre encore un peu de temps, que c’était une affaire sur laquelle il ne pouvait se déterminer sans l’avis de son conseil, et que, premièrement, il fallait que je promisse par serment l’observation d’une paix inviolable avec lui et avec ses sujets ; qu’en attendant, je serais traité avec toute l’honnêteté possible. Il me conseilla de gagner, par ma patience et par ma bonne conduite, son estime et celle de ses peuples. Il m’avertit de ne lui savoir point mauvais gré s’il donnait ordre à certains officiers de me visiter, parce que, vraisemblablement, je pourrais porter sur moi plusieurs armes dangereuses et préjudiciables à la sûreté de ses États. Je répondis que j’étais prêt à me dépouiller de mon habit et à vider toutes mes poches en sa présence. Il me repartit que, par les lois de l’empire, il fallait que je fusse visité par deux commissaires ; qu’il savait bien que cela ne pouvait se faire sans mon consentement ; mais qu’il avait si bonne opinion de ma générosité et de ma droiture, qu’il confierait sans crainte leurs personnes entre mes mains ; que tout ce qu’on m’ôterait me serait rendu fidèlement quand je quitterais le pays, ou que j’en serais remboursé selon l’évaluation que j’en ferais moi-même.

 

Lorsque les deux commissaires vinrent pour me fouiller, je pris ces messieurs dans mes mains, je les mis d’abord dans les poches de mon justaucorps et ensuite dans toutes mes autres poches.

 

Ces officiers du prince, ayant des plumes, de l’encre et du papier sur eux, firent un inventaire très exact de tout ce qu’ils virent ; et, quand ils eurent achevé, ils me prièrent de les mettre à terre, afin qu’ils pussent rendre compte de leur visite à l’empereur.

 

Cet inventaire était conçu dans les termes suivants :

 

« Premièrement, dans la poche droite du justaucorps du grand homme Montagne (c’est ainsi que je rends ces mots : Quinbus Flestrin), après une visite exacte, nous n’avons trouvé qu’un morceau de toile grossière, assez grand pour servir de tapis de pied, dans la principale chambre de parade de Votre Majesté. Dans la poche gauche ; nous avons trouvé un grand coffre d’argent avec un couvercle de même métal, que nous, commissaires, n’avons pu lever (ma tabatière). Nous avons prié ledit homme Montagne de l’ouvrir, et, l’un de nous étant entré dedans, a eu de la poussière jusqu’aux genoux, dont il a éternué pendant deux heures, et l’autre pendant sept minutes. Dans la poche droite de sa veste, nous avons trouvé un paquet prodigieux de substances blanches et minces, pliées l’une sur l’autre, environ de la grosseur de trois hommes, attachées d’un câble bien fort et marquées de grandes figures noires, lesquelles il nous a semblé être des écritures. Dans la poche gauche, il y avait une grande machine plate armée de grandes dents très longues qui ressemblent aux palissades qui sont dans la cour de Votre Majesté (un peigne). Dans la grande poche du côté droit de son couvre-milieu (c’est ainsi que je traduis le mot de ranfulo, par lequel on voulait entendre ma culotte), nous avons vu un grand pilier de fer creux, attaché à une grosse pièce de bois plus large que le pilier, et d’un côté du pilier il y avait d’autres pièces de fer en relief, serrant un caillou coupé en talus ; nous n’avons su ce que c’était (un pistolet à pierre) ; et dans la poche gauche il y avait encore une machine de la même espèce. Dans la plus petite poche du côté droit, il y avait plusieurs pièces rondes et plates, de métal rouge et blanc et d’une grosseur différente ; quelques-unes des pièces blanches, qui nous ont paru être d’argent, étaient si larges et si pesantes, que mon confrère et moi nous avons eu de la peine à les lever. Item, deux sabres de poche (deux canifs), dont la lame s’emboîtait dans une rainure du manche, et qui avait le fil fort tranchant ; ils étaient placés dans une grande boîte ou étui. Il restait deux poches à visiter : celles-ci, il les appelait goussets. C’étaient deux ouvertures coupées dans le haut de son couvremilieu, mais fort serrées par son ventre, qui les pressait. Hors du gousset droit pendait une grande chaîne d’argent, avec une machine très merveilleuse au bout. Nous lui avons commandé de tirer hors du gousset tout ce qui tenait à cette chaîne ; cela paraissait être un globe dont la moitié était d’argent et l’autre était un métal transparent. Sur le côté transparent, nous avons vu certaines figures étranges tracées dans un cercle ; nous avons cru que nous pourrions les toucher, mais nos doigts ont été arrêtés par une substance lumineuse. Nous avons appliqué cette machine à nos oreilles ; elle faisait un bruit continuel, à peu près comme celui d’un moulin à eau, et nous avons conjecturé que c’est ou quelque animal inconnu, ou la divinité qu’il adore ; mais nous penchons plus du côté de la dernière opinion, parce qu’il nous a assuré (si nous l’avons bien entendu, car il s’exprimait fort imparfaitement) qu’il faisait rarement une chose sans l’avoir consultée ; il l’appelait son oracle, et disait qu’elle désignait le temps pour chaque action de sa vie. Du gousset gauche il tira un filet presque assez large pour servir à un pêcheur (une bourse), mais qui s’ouvrait et se refermait ; nous avons trouvé au dedans plusieurs pièces massives d’un métal jaune ; si c’est du véritable or, il faut qu’elles soient d’une valeur inestimable.

 

« Ainsi, ayant, par obéissance aux ordres de Votre Majesté, fouillé exactement toutes ses poches, nous avons observé une ceinture autour de son corps, faite de la peau de quelque animal prodigieux, à laquelle, du côté gauche, pendait une épée de la longueur de six hommes, et du côté droit une bourse ou poche partagée en deux cellules, chacune étant capable de tenir trois sujets de Votre Majesté. Dans une de ces cellules il y avait plusieurs globes ou balles d’un autre métal très pesant, environ de la grosseur de notre tête, et qui exigeaient une main très forte pour les lever ; l’autre cellule contenait un amas de certaines graines noires, mais peu grosses et assez légères, car nous en pouvions tenir plus de cinquante dans la paume de nos mains (des balles et de la poudre).

 

« Tel est l’inventaire exact de tout ce que nous avons trouvé sur le corps de l’homme Montagne, qui nous a reçus avec beaucoup d’honnêteté et avec des égards conformes à la commission de Votre Majesté.

 

« Signé et scellé le quatrième jour de la lune quatre-vingt-neuvième du règne très heureux de Votre Majesté.

 

« Flessen Frelock, Marsi Frelock. »

 

Quand cet inventaire eut été lu en présence de l’empereur, il m’ordonna, en des termes honnêtes, de lui livrer toutes ces choses en particulier. D’abord il demanda mon sabre : il avait donné ordre à trois mille hommes de ses meilleures troupes qui l’accompagnaient de m’environner à quelque distance avec leurs arcs et leurs flèches ; mais je ne m’en aperçus pas dans le moment, parce que mes yeux étaient fixés sur Sa Majesté. Il me pria donc de tirer mon sabre, qui, quoique un peu rouillé par l’eau de la mer, était néanmoins assez brillant. Je le fis, et tout aussitôt les troupes jetèrent de grands cris. Il m’ordonna de le remettre dans le fourreau et de le jeter à terre, aussi doucement que je pourrais, environ à six pieds de distance de ma chaîne. La seconde chose qu’il me demanda fut un de ces piliers creux de fer, par lesquels il entendait mes pistolets de poche ; je les lui présentai et, par son ordre, je lui en expliquai l’usage comme je pus, et, ne les chargeant que de poudre, j’avertis l’empereur de n’être point effrayé, et puis je tirai en l’air. L’étonnement, à cette occasion, fut plus, grand qu’à la vue de mon sabre ; ils tombèrent tous à la renverse comme s’ils eussent été frappés du tonnerre ; et même l’empereur, qui était très brave, ne put revenir à lui-même qu’après quelque temps. Je lui remis mes deux pistolets de la même manière que mon sabre, avec mes sacs de plomb et de poudre, l’avertissant de ne pas approcher le sac de poudre du feu, s’il ne voulait voir son palais impérial sauter en l’air, ce qui le surprit beaucoup. Je lui remis aussi ma montre, qu’il fut fort curieux de voir, et il commanda à deux de ses gardes les plus grands de la porter sur leurs épaules, suspendue à un grand bâton, comme les charretiers des brasseurs portent un baril de bière en Angleterre. Il était étonné du bruit continuel qu’elle faisait et du mouvement de l’aiguille qui marquait les minutes ; il pouvait aisément la suivre des yeux, la vue de ces peuples étant bien plus perçante que la nôtre. Il demanda sur ce sujet le sentiment de ses docteurs, qui furent très partagés, comme le lecteur peut bien se l’imaginer.

 

Ensuite je livrai mes pièces d’argent et de cuivre, ma bourse, avec neuf grosses pièces d’or et quelques-unes plus petites, mon peigne, ma tabatière d’argent, mon mouchoir et mon journal. Mon sabre, mes pistolets de poche et mes sacs de poudre et de plomb furent transportés à l’arsenal de Sa Majesté ; mais tout le reste fut laissé chez moi.

 

J’avais une poche en particulier, qui ne fut point visitée, dans laquelle il y avait une paire de lunettes, dont je me sers quelquefois à cause de la faiblesse de mes yeux, un télescope, avec plusieurs autres bagatelles que je crus de nulle conséquence pour l’empereur, et que, pour cette raison, je ne découvris point aux commissaires, appréhendant qu’elles ne fussent gâtées ou perdues si je venais à m’en dessaisir.

 

 

 

Chapitre III

 

L’auteur divertit l’empereur et les grands de l’un et de l’autre sexe d’une manière fort extraordinaire. Description des divertissements de la cour de Lilliput. L’auteur est mis en liberté à certaines conditions.

 

 

L’empereur voulut un jour me donner le divertissement de quelque spectacle, en quoi ces peuples surpassent toutes les nations que j’ai vues, soit pour l’adresse, soit pour la magnificence ; mais rien ne me divertit davantage que lorsque je vis des danseurs de corde voltiger sur un fil blanc bien mince, long de deux pieds onze pouces.

 

Ceux qui pratiquent cet exercice sont les personnes qui aspirent aux grands emplois, et souhaitent de devenir les favoris de la cour ; ils sont pour cela formés dès leur jeunesse à ce noble exercice, qui convient surtout aux personnes de haute naissance. Quand une grande charge est vacante, soit par la mort de celui qui en était revêtu, soit par sa disgrâce (ce qui arrive très souvent), cinq ou six prétendants à la charge présentent une requête à l’empereur pour avoir la permission de divertir Sa Majesté et sa cour d’une danse sur la corde, et celui qui saute le plus haut sans tomber obtient la charge. Il arrive très souvent qu’on ordonne aux grands magistrats de danser aussi sur la corde, pour montrer leur habileté et pour faire connaître à l’empereur qu’ils n’ont pas perdu leur talent. Flimnap, grand trésorier de l’empire, passe pour avoir l’adresse de faire une cabriole sur la corde au moins un pouce plus haut qu’aucun autre seigneur de l’empire ; je l’ai vu plusieurs fois faire le saut périlleux (que nous appelons le somerset) sur une petite planche de bois attachée à une corde qui n’est pas plus grosse qu’une ficelle ordinaire.

Ces divertissements causent souvent des accidents funestes, dont la plupart sont enregistrés dans les archives impériales. J’ai vu moi-même deux ou trois prétendants s’estropier ; mais le péril est beaucoup plus grand quand les ministres reçoivent ordre de signaler leur adresse ; car, en faisant des efforts extraordinaires pour se surpasser eux-mêmes et pour l’emporter sur les autres, ils font presque toujours des chutes dangereuses.

On m’assura qu’un an avant mon arrivée, Flimnap se serait infailliblement cassé la tête en tombant, si un des coussins du roi ne l’eût préservé.

 

Il y a un autre divertissement qui n’est que pour l’empereur, l’impératrice et pour le premier ministre. L’empereur met sur une table trois fils de soie très déliés, longs de six pouces ; l’un est cramoisi, le second jaune, et le troisième blanc. Ces fils sont proposés comme prix à ceux que l’empereur veut distinguer par une marque singulière de sa faveur. La cérémonie est faite dans la grand’chambre d’audience de Sa Majesté, où les concurrents sont obligés de donner une preuve de leur habileté, telle que je n’ai rien vu de semblable dans aucun autre pays de l’ancien ou du nouveau monde.

L’empereur tient un bâton, les deux bouts parallèles à l’horizon, tandis que les concurrents, s’avançant successivement, sautent par-dessus le bâton. Quelquefois l’empereur tient un bout et son premier ministre tient l’autre ; quelquefois le ministre le tient tout seul. Celui qui réussit le mieux et montre plus d’agilité et de souplesse en sautant est récompensé de la soie cramoisie ; la jaune est donnée au second, et la blanche au troisième. Ces fils, dont ils font des baudriers, leur servent dans la suite d’ornement et, les distinguant du vulgaire, leur inspirent une noble fierté.

 

L’empereur ayant un jour donné ordre à une partie de son armée, logée dans sa capitale et aux environs, de se tenir prête, voulut se réjouir d’une façon très singulière. Il m’ordonna de me tenir debout comme un autre colosse de Rhodes, mes pieds aussi éloignés l’un de l’autre que je les pourrais étendre commodément ; ensuite il commanda à son général, vieux capitaine fort expérimenté, de ranger les troupes en ordre de bataille et de les faire passer en revue entre mes jambes, l’infanterie par vingt-quatre de front, et la cavalerie par seize, tambours battants, enseignes déployées et piques hautes. Ce corps était composé de trois mille hommes d’infanterie et de mille de cavalerie.

Sa Majesté prescrivit, sous peine de mort, à tous les soldats d’observer dans la marche la bienséance la plus exacte envers ma personne, ce qui n’empêcha pas quelques-uns des jeunes officiers de lever les yeux en haut pendant qu’ils passaient au-dessous de moi. Et, pour confesser la vérité, ma culotte était alors en si mauvais état qu’elle leur donna l’occasion d’éclater de rire.

 

J’avais présenté ou envoyé tant de mémoires ou de requêtes pour ma liberté, que Sa Majesté, à la fin, proposa l’affaire, premièrement au conseil des dépêches, et puis au Conseil d’État, où il n’y eut d’opposition que de la part du ministre Skyresh Bolgolam, qui jugea à propos, sans aucun sujet, de se déclarer, contre moi ; mais tout le reste du conseil me fut favorable, et l’empereur appuya leur avis. Ce ministre, qui était galbet, c’est-à-dire grand amiral, avait mérité la confiance de son maître par son habileté dans les affaires ; mais il était d’un esprit aigre et fantasque. Il obtint que les articles touchant les conditions auxquelles je devais être mis en liberté seraient dressés par lui-même. Ces articles me furent apportés par Skyresh Bolgolam en personne, accompagné de deux sous-secrétaires et de plusieurs gens de distinction. On me dit d’en promettre l’observation par serment, prêté d’abord à la façon de mon pays, et ensuite à la manière ordonnée par leurs lois, qui fut de tenir l’orteil de mon pied droit dans ma main gauche, de mettre le doigt du milieu de ma main droite sur le haut de ma tête, et le pouce sur la pointe de mon oreille droite. Mais, comme le lecteur peut être curieux de connaître le style de cette cour et de savoir les articles préliminaires de ma délivrance, j’ai fait une traduction de l’acte entier mot pour mot :

 

« Golbasto momaren eulamé gurdilo shefin mully ully gué, très puissant empereur de Lilliput, les délices et la terreur de l’univers, dont les États s’étendent à cinq mille blustrugs (c’est à dire environ six lieues en circuit) aux extrémités du globe, souverain de tous les souverains, plus haut que les fils des hommes, dont les pieds pressent la terre jusqu’au centre, dont la tête touche le soleil, dont un clin d’œil fait trembler les genoux des potentats, aimable comme le printemps, agréable comme l’été, abondant comme l’automne, terrible comme l’hiver ; à tous nos sujets aimés et féaux, salut. Sa très haute Majesté propose à l’homme Montagne les articles suivants, lesquels, pour préliminaire, il sera obligé de ratifier par un serment solennel :

 

« I. L’homme Montagne ne sortira point de nos vastes États sans notre permission scellée du grand sceau.

 

« II. Il ne prendra point la liberté d’entrer dans notre capitale sans notre ordre exprès, afin que les habitants soient avertis deux heures auparavant de se tenir enfermés chez eux.

 

« III. Ledit homme Montagne bornera ses promenades à nos principaux grands chemins, et se gardera de se promener ou de se coucher dans un pré ou pièce de blé.

 

« IV. En se promenant par lesdits chemins, il prendra tout le soin possible de ne fouler aux pieds les corps d’aucun de nos fidèles sujets ni de leurs chevaux ou voitures ; il ne prendra aucun de nos dits sujets dans ses mains, si ce n’est de leur consentement.

 

« V. S’il est nécessaire qu’un courrier du cabinet fasse quelque course extraordinaire, l’homme Montagne sera obligé de porter dans sa poche ledit courrier durant six journées, une fois toutes les lunes, et de remettre ledit courrier (s’il en est requis) sain et sauf en notre présence impériale.

 

« VI. Il sera notre allié contre nos ennemis de l’île de Blefuscu, et fera tout son possible pour faire périr la flotte qu’ils arment actuellement pour faire une descente sur nos terres.

 

« VII. Ledit homme Montagne, à ses heures de loisir, prêtera son secours à nos ouvriers, en les aidant à élever certaines grosses pierres, pour achever les murailles de notre grand parc et de nos bâtiments impériaux.

 

« VIII. Après avoir fait le serment solennel d’observer les articles ci-dessus énoncés, ledit homme Montagne aura une provision journalière de viande et de boisson suffisante à la nourriture de dix-huit cent soixante-quatorze de nos sujets, avec un accès libre auprès de notre personne impériale, et autres marques de notre faveur.

 

« Donné en notre palais, à Belsaborac, le douzième jour de la quatre-vingt-onzième lune de notre règne. »

 

Je prêtai le serment et signai tous ces articles avec une grande joie, quoique quelques-uns ne fussent pas aussi honorables que je l’eusse souhaité, ce qui fut l’effet de la malice du grand amiral Skyresh Bolgolam. On m’ôta mes chaînes, et je fus mis en liberté. L’empereur me fit l’honneur de se rendre en personne et d’être présent à la cérémonie de ma délivrance. Je rendis de très humbles actions de grâces à Sa Majesté, en me prosternant à ses pieds ; mais il me commanda de me lever, et cela dans les termes les plus obligeants.

 

Le lecteur a pu observer que, dans le dernier article de l’acte de ma délivrance, l’empereur était convenu de me donner une quantité de viande et de boisson qui pût suffire à la subsistance de dix-huit cent soixante-quatorze Lilliputiens. Quelque temps après, demandant à un courtisan, mon ami particulier, pourquoi on s’était déterminé à cette quantité, il me répondit que les mathématiciens de Sa Majesté, ayant pris la hauteur de mon corps par le moyen d’un quart de cercle, et supputé sa grosseur, et le trouvant, par rapport au leur, comme dix-huit cent soixante-quatorze sont à un, ils avaient inféré de la similarité de leur corps que je devais avoir un appétit dix-huit cent soixante-quatorze fois plus grand que le leur ; d’où le lecteur peut juger de l’esprit admirable de ce peuple, et de l’économie sage, exacte et clairvoyante de leur empereur.

 

 

 

Chapitre IV

 

Description de Mildendo, capitale de Lilliput, et du palais de l’empereur. Conversation entre l’auteur et un secrétaire d’État, touchant les affaires de l’empire. Offres que l’auteur fait de servir l’empereur dans ses guerres.

 

 

La première requête que je présentai, après avoir obtenu ma liberté, fut pour avoir la permission de voir Mildendo, capitale de l’empire ; ce que l’empereur m’accorda, mais en me recommandant de ne faire aucun mal aux habitants ni aucun tort à leurs maisons. Le peuple en fut averti par une proclamation qui annonçait le dessein que j’avais de visiter la ville. La muraille qui l’environnait était haute de deux pieds et demi, et épaisse au moins de onze pouces, en sorte qu’un carrosse pouvait aller dessus et faire le tour de la ville en sûreté ; elle était flanquée de fortes tours à dix pieds de distance l’une de l’autre. Je passai par-dessus la porte occidentale, et je marchai très lentement et de côté par les deux principales rues, n’ayant qu’un pourpoint, de peur d’endommager les toits et les gouttières des maisons par les pans de mon justaucorps. J’allais avec une extrême circonspection, pour me garder de fouler aux pieds quelques gens qui étaient restés dans les rues, nonobstant les ordres précis signifiés à tout le monde de se tenir chez soi, sans sortir aucunement durant ma marche. Les balcons, les fenêtres des premier, deuxième, troisième et quatrième étages, celles des greniers ou galetas et les gouttières même étaient remplis d’une si grande foule de spectateurs, que je jugeai que la ville devait être considérablement peuplée. Cette ville forme un carré exact, chaque côté de la muraille ayant cinq cents pieds de long. Les deux grandes rues qui se croisent et la partagent en quatre quartiers égaux ont cinq pieds de large ; les petites rues, dans lesquelles je ne pus entrer, ont de largeur depuis douze jusqu’à dix-huit pouces. La ville est capable de contenir cinq cent mille âmes. Les maisons sont de trois ou quatre étages. Les boutiques et les marchés sont bien fournis. Il y avait autrefois bon opéra et bonne comédie ; mais, faute d’auteurs excités par les libéralités du prince, il n’y a plus rien qui vaille.

 

Le palais de l’empereur, situé dans le centre de la ville, où les deux grandes rues se rencontrent, est entouré d’une muraille haute de vingt-trois pouces, et, à vingt pieds de distance des bâtiments. Sa Majesté m’avait permis d’enjamber par-dessus cette muraille, pour voir son palais de tous les côtés. La cour extérieure est un carré de quarante pieds et comprend deux autres cours. C’est dans la plus intérieure que sont les appartements de Sa Majesté, que j’avais un grand désir de voir, ce qui était pourtant bien difficile, car les plus grandes portes n’étaient que de dix-huit pouces de haut et de sept pouces de large. De plus, les bâtiments de la cour extérieure étaient au moins hauts de cinq pieds, et il m’était impossible d’enjamber par-dessus sans courir le risque de briser les ardoises des toits ; car, pour les murailles, elles étaient solidement bâties de pierres de taille épaisses de quatre pouces. L’empereur avait néanmoins grande envie que je visse la magnificence de son palais ; mais je ne fus en état de le faire qu’au bout de trois jours, lorsque j’eus coupé avec mon couteau quelques arbres des plus grands du parc impérial, éloigné de la ville d’environ cinquante toises. De ces arbres je fis deux tabourets, chacun de trois pieds de haut, et assez forts pour soutenir le poids de mon corps. Le peuple ayant donc été averti pour la seconde fois, je passai encore au travers de la ville, et m’avançai vers le palais, tenant mes deux tabourets à la main. Quand je fus arrivé à un côté de la cour extérieure, je montai sur un de mes tabourets et pris l’autre à ma main. Je fis passer celui-ci par-dessus le toit, et le descendis doucement à terre, dans l’espace qui était entre la première et la seconde cour, lequel avait huit pieds de large. Je passai ensuite très commodément par-dessus les bâtiments, par le moyen des deux tabourets ; et, quand je fus en dedans, je tirai avec un crochet le tabouret qui était resté en dehors. Par cette invention, j’entrai jusque dans la cour la plus intérieure, où, me couchant sur le côté, j’appliquai mon visage à toutes les fenêtres du premier étage, qu’on avait exprès laissées ouvertes, et je vis les appartements les plus magnifiques qu’on puisse imaginer. Je vis l’impératrice et les jeunes princesses dans leurs chambres, environnées de leur suite. Sa Majesté impériale voulut bien m’honorer d’un sourire très gracieux, et me donna par la fenêtre sa main à baiser.

Je ne ferai point ici le détail des curiosités renfermées dans ce palais ; je les réserve pour un plus grand ouvrage, et qui est presque prêt à être mis sous presse, contenant une description générale de cet empire depuis sa première fondation, l’histoire de ses empereurs pendant une longue suite de siècles, des observations sur leurs guerres, leur politique, leurs lois, les lettres et la religion du pays, les plantes et animaux qui s’y trouvent, les mœurs et les coutumes des habitants, avec, plusieurs autres matières prodigieusement curieuses et excessivement utiles. Mon but n’est à présent que de raconter ce qui m’arriva pendant un séjour de neuf mois dans ce merveilleux empire. »

 

Quinze jours après que j’eus obtenu ma liberté, Reldresal, secrétaire d’État pour le département des affaires particulières, se rendit chez moi, suivi d’un seul domestique. Il ordonna que son carrosse l’attendît à quelque distance, et me pria de lui donner un entretien d’une heure. Je lui offris de me coucher, afin qu’il pût être de niveau à mon oreille ; mais il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant la conversation. Il commença par me faire des compliments sur ma liberté et me dit qu’il pouvait se flatter d’y avoir un peu contribué. Puis il ajouta que, sans l’intérêt que la cour y avait, je ne l’eusse pas sitôt obtenue ; « car, dit-il ; quelque florissant que notre État paraisse aux étrangers, nous avons deux grands fléaux à combattre : une faction puissante au dedans, et au dehors l’invasion dont nous sommes menacés par un ennemi formidable. À l’égard du premier, il faut que vous sachiez que, depuis plus de soixante et dix lunes, il y a eu deux partis opposés dans cet empire, sous les noms de tramecksan et slamechsan, termes empruntés des hauts et bas talons de leurs souliers, par lesquels ils se distinguent. On prétend, il est vrai, que les hauts talons sont les plus conformes à notre ancienne constitution ; mais, quoi qu’il en soit, Sa Majesté a résolu de ne se servir que des bas talons dans l’administration du gouvernement et dans toutes les charges qui sont à la disposition de la couronne. Vous pouvez même remarquer que les talons de Sa Majesté impériale sont plus bas au moins d’un drurr que ceux d’aucun de sa cour. ». (Le drurr est environ la quatorzième partie d’un pouce.) « La haine des deux partis, continua-t-il, est à un tel degré, qu’ils ne mangent ni ne boivent ensemble et qu’ils ne se parlent point. Nous comptons que les tramecksans ou hauts-talons nous surpassent en nombre ; mais l’autorité est entre nos mains. Hélas ! nous appréhendons que Son Altesse impériale, l’héritier présomptif de la couronne, n’ait quelque penchant aux hauts-talons ; au moins nous pouvons facilement voir qu’un de ses talons est plus haut que l’autre, ce qui le fait un peu clocher dans sa démarche. Or, au milieu de ces dissensions intestines, nous sommes menacés d’une invasion de la part de l’île de Blefuscu, qui est l’autre grand empire de l’univers, presque aussi grand et aussi puissant que celui-ci ; car, pour ce qui est de ce que nous avons entendu dire, qu’il y a d’autres empires, royaumes et États dans le monde, habités par des créatures humaines aussi grosses et aussi grandes que vous, nos philosophes en doutent beaucoup et aiment mieux conjecturer que vous êtes tombé de la lune ou d’une des étoiles, parce qu’il est certain qu’une centaine de mortels de votre grosseur consommeraient dans peu de temps tous les fruits et tous les bestiaux des États de Sa Majesté. D’ailleurs nos historiens, depuis six mille lunes, ne font mention d’aucunes autres régions que des deux grands empires de Lilliput et de Blefuscu. Ces deux formidables puissances ont, comme j’allais vous dire, été engagées pendant trente-six lunes dans une guerre très opiniâtre, dont voici le sujet : tout le monde convient que la manière primitive de casser les œufs avant que nous les mangions est de les casser au gros bout ; mais l’aïeul de Sa Majesté régnante, pendant qu’il était enfant, sur le point de manger un œuf, eut le malheur de se couper un des doigts ; sur quoi l’empereur son père donna un arrêt pour ordonner à tous ses sujets, sous de graves peines, de casser leurs œufs par le petit bout. Le peuple fut si irrité de cette loi, que nos historiens racontent qu’il y eut, à cette occasion, six révoltes, dans lesquelles un empereur perdit la vie et un autre la couronne. Ces dissensions intestines furent toujours fomentées par les souverains de Blefuscu, et, quand les soulèvements furent réprimés, les coupables se réfugièrent dans cet empire. On suppute que onze mille hommes ont, à différentes époques, aimé mieux souffrir la mort que de se soumettre à la loi de casser leurs œufs par le petit bout. Plusieurs centaines de gros volumes ont été écrits et publiés sur cette matière ; mais les livres des gros-boutiens ont été défendus depuis longtemps, et tout leur parti a été déclaré, par les lois, incapable de posséder des charges. Pendant la suite continuelle de ces troubles, les empereurs de Blefuscu ont souvent fait des remontrances par leurs ambassadeurs, nous accusant de faire un crime en violant un précepte fondamental de notre grand prophète Lustrogg, dans le cinquante-quatrième chapitre du Blundecral (ce qui est leur Coran). Cependant cela a été jugé n’être qu’une interprétation du sens du texte, dont voici les mots : Que tous les fidèles casseront leurs œufs au bout le plus commode. On doit, à mon avis, laisser décider à la conscience de chacun quel est le bout le plus commode, ou, au moins, c’est à l’autorité du souverain magistrat d’en décider. Or, les gros-boutiens(1) exilés ont trouvé tant de crédit dans la cour de l’empereur de Blefuscu, et tant de secours et d’appui dans notre pays même, qu’une guerre très sanglante a régné entre les deux empires pendant trente-six lunes à ce sujet, avec différents succès. Dans cette guerre, nous avons perdu quarante vaisseaux de ligne, et un bien plus grand nombre de petits vaisseaux, avec trente mille de nos meilleurs matelots et soldats ; l’on compte que la perte de l’ennemi, n’est pas moins considérable. Quoi qu’il en soit, on arme à présent une flotte très redoutable, et on se prépare à faire une descente sur nos côtes. Or, Sa Majesté impériale, mettant sa confiance en votre valeur, et ayant une haute idée de vos forces, m’a commandé de vous faire ce détail au sujet de ses affaires, afin de savoir quelles sont vos dispositions à son égard. »

 

Je répondis au secrétaire que je le priais d’assurer l’empereur de mes très humbles respects, et de lui faire savoir que j’étais prêt à sacrifier ma vie pour défendre sa personne sacrée et son empire contre toutes les entreprises et invasions de ses ennemis. Il me quitta fort satisfait de ma réponse.

 

 

 

Chapitre V

 

L’auteur, par un stratagème très extraordinaire, s’oppose à une descente des ennemis. L’empereur lui confère un grand titre d’honneur. Des ambassadeurs arrivent de la part de l’empereur de Blefuscu pour demander la paix, le feu prend à l’appartement de l’impératrice. L’auteur contribue beaucoup à éteindre l’incendie.

 

 

L’empire de Blefuscu est une île située au nord-nord-est de Lilliput, dont elle n’est séparée que par un canal qui a quatre cents toises de large. Je ne l’avais pas encore vu ; et, sur l’avis d’une descente projetée, je me gardai bien de paraître de ce côté-là, de peur d’être découvert par quelques-uns des vaisseaux de l’ennemi.

 

Je fis part à l’empereur d’un projet que j’avais formé depuis peu pour me rendre maître de toute la flotte des ennemis, qui, selon le rapport de ceux que nous envoyions à la découverte, était dans le port, prête à mettre à la voile au premier vent favorable. Je consultai les plus expérimentés dans la marine pour apprendre d’eux quelle était la profondeur du canal, et ils me dirent qu’au milieu, dans la plus haute marée, il était profond de soixante et dix glumgluffs (c’est-à-dire environ six pieds selon la mesure de l’Europe), et le reste de cinquante glumgluffs au plus. Je m’en allai secrètement vers la côte nord-est, vis-à-vis de Blefuscu, et, me couchant derrière une colline, je tirai ma lunette et vis la flotte de l’ennemi composée de cinquante vaisseaux de guerre et d’un grand nombre de vaisseaux de transport. M’étant ensuite retiré, je donnai ordre de fabriquer une grande quantité de câbles, les plus forts qu’on pourrait, avec des barres de fer. Les câbles devaient être environ de la grosseur d’une aiguille à tricoter. Je triplai le câble pour le rendre encore plus fort et, pour la même raison, je tortillai ensemble trois des barres de fer, et attachai à chacune un crochet. Je retournai à la côte du nord-est, et, mettant bas mon justaucorps, mes souliers et mes bas, j’entrai dans la mer. Je marchai d’abord dans l’eau avec toute la vitesse que je pus, et ensuite je nageai au milieu, environ quinze toises, jusqu’à ce que j’eusse trouvé pied. J’arrivai à la flotte en moins d’une demi-heure. Les ennemis furent si frappés à mon aspect, qu’ils sautèrent tous hors de leurs vaisseaux comme des grenouilles et s’enfuirent à terre ; ils paraissaient être au nombre d’environ trente mille hommes. Je pris alors mes câbles, et, attachant un crochet au trou de la proue de chaque vaisseau, je passai mes câbles dans les crochets. Pendant que je travaillais, l’ennemi fit une décharge de plusieurs milliers de flèches, dont un grand nombre m’atteignirent au visage et aux mains, et qui, outre la douleur excessive qu’elles me causèrent, me troublèrent fort dans mon ouvrage. Ma plus grande appréhension était pour mes yeux, que j’aurais infailliblement perdus si je ne me fusse promptement avisé d’un expédient : j’avais dans un de mes goussets une paire de lunettes, que je tirai et attachai à mon nez aussi fortement que je pus. Armé, de cette façon, comme d’une espèce de casque, je poursuivis mon travail en dépit de la grêle continuelle de flèches qui tombaient sur moi. Ayant placé tous les crochets, je commençai à tirer ; mais ce fut inutilement : tous les vaisseaux étaient à l’ancre. Je coupai aussitôt avec mon couteau tous les câbles auxquels étaient attachées les ancres, ce qu’ayant achevé en peu de temps, je tirai aisément cinquante des plus gros vaisseaux et les entraînai avec moi.

 

Les Blefuscudiens, qui n’avaient point d’idée de ce que je projetais, furent également surpris et confus : ils m’avaient vu couper les câbles et avaient cru que mon dessein n’était que de les laisser flotter au gré du vent et de la marée, et de les faire heurter l’un contre l’autre ; mais quand ils me virent entraîner toute la flotte à la fois, ils jetèrent des cris de rage et de désespoir.

 

 

 

Ayant marché quelque temps, et me trouvant hors de la portée des traits, je m’arrêtai un peu pour tirer toutes les flèches qui s’étaient attachées à mon visage et à mes mains ; puis, conduisant ma prise, je tâchai de me rendre au port impérial de Lilliput.

 

L’empereur, avec toute sa cour, était sur le bord de la mer, attendant le succès de mon entreprise. Ils voyaient de loin avancer une flotte sous la forme d’un grand croissant ; mais, comme j’étais dans l’eau jusqu’au cou, ils ne s’apercevaient pas que c’était moi qui la conduisais vers eux.

 

L’empereur crut donc que j’avais péri et que la flotte ennemie s’approchait pour faire une descente ; mais ses craintes furent bientôt dissipées ; car, ayant pris pied, on me vit à la tête de tous les vaisseaux, et l’on m’entendit crier d’une voix forte : Vive le très puissant empereur de Lilliput ! Ce prince, à mon arrivée, me donna des louanges infinies, et, sur-le-champ, me créa nardac, qui est le plus haut titre d’honneur parmi eux.

 

Sa Majesté me pria de prendre des mesures pour amener dans ses ports tous les autres vaisseaux de l’ennemi. L’ambition de ce prince ne lui faisait prétendre rien moins que de se rendre maître de tout l’empire de Blefuscu, de le réduire en province de son empire et de le faire gouverner par un vice-roi ; de faire périr tous les exilés gros-boutiens et de contraindre tous ses peuples à casser les œufs par le petit bout, ce qui l’aurait fait parvenir à la monarchie universelle ; mais je tâchai de le détourner de ce dessein par plusieurs raisonnements fondés sur la politique et sur la justice, et je protestai hautement que je ne serais jamais l’instrument dont il se servirait pour opprimer la liberté d’un peuple libre, noble et courageux. Quand on eut délibéré sur cette affaire dans le conseil, la plus saine partie fut de mon avis.

 

Cette déclaration ouverte et hardie était si opposée aux projets et à la politique de Sa Majesté impériale, qu’il était difficile qu’elle pût me le pardonner ; elle en parla dans le conseil d’une manière très artificieuse, et mes ennemis secrets s’en prévalurent pour me perdre : tant il est vrai que les services les plus importants rendus aux souverains sont bien peu de chose lorsqu’ils sont suivis du refus de servir aveuglément leurs passions.

 

Environ trois semaines après mon expédition éclatante, il arriva une ambassade solennelle de Blefuscu avec des propositions de paix. Le traité fut bientôt conclu, à des conditions très avantageuses pour l’empereur. L’ambassade était composée de six seigneurs, avec une suite de cinq cents personnes, et l’on peut dire que leur entrée fut conforme à la grandeur de leur maître et à l’importance de leur négociation.

 

Après la conclusion du traité, Leurs Excellences, étant averties secrètement des bons offices que j’avais rendus à leur nation par la manière dont j’avais parlé à l’empereur, me rendirent une visite en cérémonie. Ils commencèrent par me faire beaucoup de compliments sur ma valeur et sur ma générosité, et m’invitèrent, au nom de leur maître, à passer dans son royaume. Je les remerciai et les priai de me faire l’honneur de présenter mes très humbles respects à Sa Majesté blefuscudienne, dont les vertus éclatantes étaient répandues par tout l’univers. Je promis de me rendre auprès de sa personne royale avant que de retourner dans mon pays.

 

Peu de jours après, je demandai à l’empereur la permission de faire mes compliments au grand roi de Blefuscu ; il me répondit froidement qu’il le voulait bien.

 

J’ai oublié de dire que les ambassadeurs m’avaient parlé avec le secours d’un interprète. Les langues des deux empires sont très différentes l’une de l’autre ; chacune des deux nations vante l’antiquité, la beauté et la force de sa langue et méprise l’autre. Cependant l’empereur, fier de l’avantage qu’il avait remporté sur les Blefuscudiens par la prise de leur flotte, obligea les ambassadeurs à présenter leurs lettres de créance et à faire leur harangue dans la langue lilliputienne, et il faut avouer qu’à raison du trafic et du commerce qui est entre les deux royaumes, de la réception réciproque des exilés et de l’usage où sont les Lilliputiens d’envoyer leur jeune noblesse dans le Blefuscu, afin de s’y polir et d’y apprendre les exercices, il y a très peu de personnes de distinction dans l’empire de Lilliput, et encore moins de négociants ou de matelots dans les places maritimes qui ne parlent les deux langues.

 

J’eus alors occasion de rendre à Sa Majesté impériale un service très signalé. Je fus un jour réveillé, sur le minuit, par les cris d’une foule de peuple assemblé à la porte de mon hôtel ; j’entendis le mot burgum répété plusieurs fois. Quelques-uns de la cour de l’empereur, s’ouvrant un passage à travers la foule, me prièrent de venir incessamment au palais, où l’appartement de l’impératrice était en feu par la faute d’une de ses dames d’honneur, qui s’était endormie en lisant un poème blefuscudien. Je me levai à l’instant et me transportai au palais avec assez de peine, sans néanmoins fouler personne aux pieds. Je trouvai qu’on avait déjà appliqué des échelles aux murailles de l’appartement et qu’on était bien fourni de seaux ; mais l’eau était assez éloignée. Ces seaux étaient environ de la grosseur d’un dé à coudre, et le pauvre peuple en fournissait avec toute la diligence qu’il pouvait. L’incendie commençait à croître, et un palais si magnifique aurait été infailliblement réduit en cendres si, par une présence d’esprit peu ordinaire, je ne me fusse tout à coup avisé d’un expédient. Le soir précédent, j’avais bu en grande abondance d’un vin blanc appelé glimigrim, qui vient d’une province de Blefuscu et qui est très diurétique. Je me mis donc à uriner en si grande abondance, et j’appliquai l’eau si à propos et si adroitement aux endroits convenables, qu’en trois minutes le feu fut tout à fait éteint, et que le reste de ce superbe édifice, qui avait coûté des sommes immenses, fut préservé d’un fatal embrasement.

 

J’ignorais si l’empereur me saurait gré du service que je venais de lui rendre ; car, par les lois fondamentales de l’empire, c’était un crime capital et digne de mort de faire de l’eau dans l’étendue du palais impérial ; mais je fus rassuré lorsque j’appris que Sa Majesté avait donné ordre au grand juge de m’expédier des lettres de grâce ; mais on m’apprit que l’impératrice, concevant la plus grande horreur de ce que je venais de faire, s’était transportée au côté le plus éloigné de la cour, et qu’elle était déterminée à ne jamais loger dans des appartements que j’avais osé souiller par une action malhonnête et impudente.

 

 

 

Chapitre VI

 

Les mœurs des habitants de Lilliput, leur littérature, leurs lois, leurs coutumes et leur manière d’élever les enfants.

 

 

Quoique j’aie le dessein de renvoyer la description de cet empire à un traité particulier, je crois cependant devoir en donner ici au lecteur quelque idée générale. Comme la taille ordinaire des gens du pays est un peu moins haute que de six pouces, il y a une proportion exacte dans tous les autres animaux, aussi bien que dans les plantes et dans les arbres. Par exemple, les chevaux et les bœufs les plus hauts sont de quatre à cinq pouces, les moutons d’un pouce et demi, plus ou moins, leurs oies environ de la grosseur d’un moineau ; en sorte que leurs insectes étaient presque invisibles pour moi ; mais la nature a su ajuster les yeux des habitants de Lilliput à tous les objets qui leur sont proportionnés. Pour faire connaître combien leur vue est perçante à l’égard des objets qui sont proches, je dirai que je vis une fois avec plaisir un cuisinier habile plumant une alouette qui n’était, pas si grosse qu’une mouche ordinaire, et une jeune fille enfilant une aiguille invisible avec de la soie pareillement invisible.

 

Ils ont des caractères et des lettres ; mais leur façon d’écrire est remarquable, n’étant ni de la gauche à la droite, comme celle de l’Europe ; ni de la droite à la gauche, comme celle des Arabes ; ni de haut en bas, comme celle des Chinois ; ni de bas en haut, comme celle des Cascaries ; mais obliquement et d’un angle du papier à l’autre, comme celle des dames d’Angleterre.

 

Ils enterrent les morts la tête directement en bas, parce qu’ils s’imaginent que, dans onze mille lunes, tous les morts doivent ressusciter ; qu’alors la terre, qu’ils croient plate, se tournera sens dessus dessous, et que, par ce moyen, au moment de leur résurrection, ils se trouveront tous debout sur leurs pieds. Les savants d’entre eux reconnaissent l’absurdité de cette opinion ; mais l’usage subsiste, parce qu’il est ancien et fondé sur les idées du peuple.

 

Ils ont des lois et des coutumes très singulières, que j’entreprendrais peut-être de justifier si elles n’étaient trop contraires à celles de ma chère patrie. La première dont je ferai mention regarde les délateurs. Tous les crimes contre l’État sont punis en ce pays-là avec une rigueur extrême ; mais si l’accusé fait voir évidemment son innocence, l’accusateur est aussitôt condamné à une mort ignominieuse, et tous ses biens confisqués au profit de l’innocent. Si l’accusateur est un gueux, l’empereur, de ses propres deniers, dédommage l’accusé, supposé qu’il ait été mis en prison ou qu’il ait été maltraité le moins du monde.

 

On regarde la fraude comme un crime plus énorme que le vol ; c’est pourquoi elle est toujours punie de mort ; car on a pour principe que le soin et la vigilance, avec un esprit ordinaire, peuvent garantir les biens d’un homme contre les attentats des voleurs, mais que la probité n’a point de défense contre la fourberie et la mauvaise foi.

 

Quoique nous regardions les châtiments et les récompenses comme les grands pivots du gouvernement, je puis dire néanmoins que la maxime de punir et de récompenser n’est pas observée en Europe avec la même sagesse que dans l’empire de Lilliput. Quiconque peut apporter des preuves suffisantes qu’il a observé exactement les lois de son pays pendant soixante-treize lunes, a droit de prétendre à certains privilèges, selon sa naissance et son état, avec une certaine somme d’argent tirée d’un fonds destiné à cet usage ; il gagne même le titre de snilpall, ou de légitime, lequel est ajouté à son nom ; mais ce titre ne passe pas à sa postérité. Ces peuples regardent comme un défaut prodigieux de politique parmi nous que toutes nos lois soient menaçantes, et que l’infraction soit suivie de rigoureux châtiments, tandis que l’observation n’est suivie d’aucune récompense ; c’est pour cette raison qu’ils représentent la justice avec six yeux, deux devant, autant derrière, et un de chaque côté (pour représenter la circonspection), tenant un sac plein d’or à sa main droite et une épée dans le fourreau à sa main gauche, pour faire voir qu’elle est plus disposée à récompenser qu’à punir.

 

Dans le choix qu’on fait des sujets pour remplir les emplois, on a plus d’égard à la probité qu’au grand génie. Comme le gouvernement est nécessaire au genre humain, on croit que la Providence n’eut jamais dessein de faire de l’administration des affaires publiques une science difficile et mystérieuse, qui ne pût être possédée que par un petit nombre d’esprits rares et sublimes, tel qu’il en naît au plus deux ou trois dans un siècle ; mais on juge que la vérité, la justice, la tempérance et les autres vertus sont à la portée de tout le monde, et que la pratique de ces vertus, accompagnée d’un peu d’expérience et de bonne intention, rend quelque personne que ce soit propre au service de son pays, pour peu qu’elle ait de bon sens et de discernement.

 

On est persuadé que tant s’en faut que le défaut des vertus morales soit suppléé par les talents supérieurs de l’esprit, que les emplois ne pourraient être confiés à de plus dangereuses mains qu’à celles des grands esprits qui n’ont aucune vertu, et que les erreurs nées de l’ignorance, dans un ministre honnête homme, n’auraient jamais de si funestes suites, à l’égard du bien public, que les pratiques ténébreuses d’un ministre dont les inclinations seraient corrompues, dont les vues seraient criminelles, et qui trouverait dans les ressources de son esprit de quoi faire le mal impunément.

 

Qui ne croit pas à la Providence divine parmi les Lilliputiens est déclaré incapable de posséder aucun emploi public. Comme les rois se prétendent, à juste titre, les députés de la Providence, les Lilliputiens jugent qu’il n’y a rien de plus absurde et de plus inconséquent que la conduite d’un prince qui se sert de gens sans religion, qui nient cette autorité suprême dont il se dit le dépositaire, et dont, en effet, il emprunte la sienne.

 

En rapportant ces lois et les suivantes, je ne parle que des lois primitives des Lilliputiens.

 

Je sais que, par des lois modernes, ces peuples sont tombés dans un grand excès de corruption : témoin cet usage honteux d’obtenir les grandes charges en dansant sur la corde, et les marques de distinction en sautant par-dessus un bâton. Le lecteur doit observer que cet indigne usage fut introduit par le père de l’empereur régnant.

 

L’ingratitude est, parmi ces peuples, un crime énorme, comme nous apprenons dans l’histoire qu’il l’a été autrefois aux yeux de quelques nations vertueuses. Celui, disent les Lilliputiens, qui rend de mauvais offices à son bienfaiteur même doit être nécessairement l’ennemi de tous les autres hommes.

 

Les Lilliputiens jugent que le père et la mère ne doivent point être chargés de l’éducation de leurs propres enfants, et il y a, dans chaque ville, des séminaires publics, où tous les pères et les mères excepté les paysans et les ouvriers, sont obligés d’envoyer leurs enfants de l’un et l’autre sexe, pour être élevés et formés. Quand ils sont parvenus à l’âge de vingt lunes, on les suppose dociles et capables d’apprendre. Les écoles sont de différentes espèces, suivant la différence du rang et du sexe. Des maîtres habiles forment les enfants pour un état de vie conforme à leur naissance, à leurs propres talents et à leurs inclinations.

 

Les séminaires pour les jeunes gens d’une naissance illustre sont pourvus de maîtres sérieux et savants. L’habillement et la nourriture des enfants sont simples. On leur inspire des principes d’honneur, de justice, de courage, de modestie, de clémence, de religion et d’amour pour la patrie ; ils sont habillés par des hommes jusqu’à l’âge de quatre ans, et, après cet âge, ils sont obligés de s’habiller eux-mêmes, de quelque grande naissance qu’ils soient. Il ne leur est permis de prendre leurs divertissements qu’en présence d’un maître. On permet à leurs père et mère de les voir deux fois par an. La visite ne peut durer qu’une heure, avec la liberté d’embrasser leurs fils en entrant et en sortant ; mais un maître, qui est toujours présent en ces occasions, ne leur permet pas de parler secrètement à leur fils, de le flatter, de le caresser, ni de lui donner des bijoux ou des dragées et des confitures.

 

Dans les séminaires féminins, les jeunes filles de qualité sont élevées presque comme les garçons. Seulement, elles sont habillées par des domestiques en présence d’une maîtresse, jusqu’à ce qu’elles aient atteint l’âge de cinq ans, qu’elles s’habillent elles-mêmes. Lorsque l’on découvre que les nourrices ou les femmes de chambre entretiennent ces petites filles d’histoires extravagantes, de contes insipides ou capables de leur faire peur (ce qui est, en Angleterre, fort ordinaire aux gouvernantes), elles sont fouettées publiquement trois fois par toute la ville, emprisonnées pendant un an, et exilées le reste de leur vie dans l’endroit le plus désert du pays. Ainsi, les jeunes filles, parmi ces peuples, sont aussi honteuses que les hommes d’être lâches et sottes ; elles méprisent tous les ornements extérieurs, et n’ont égard qu’à la bienséance et à la propreté. Leurs exercices ne sont pas si violents que ceux des garçons, et on les fait un peu moins étudier ; car on leur apprend aussi les sciences et les belles-lettres. C’est une maxime parmi eux qu’une femme devant être pour son mari une compagnie toujours agréable, elle doit s’orner l’esprit, qui ne vieillit point.

 

Les Lilliputiens sont persuadés, autrement que nous ne le sommes en Europe, que rien ne demande plus de soin et d’application que l’éducation des enfants. Ils disent qu’il en est de cela comme de conserver certaines plantes, de les faire croître heureusement, de les défendre contre les rigueurs de l’hiver, contre les ardeurs et les orages de l’été, contre les attaques des insectes, de leur faire enfin porter des fruits en abondance, ce qui est l’effet de l’attention et des peines d’un jardinier habile.

 

Ils prennent garde que le maître ait plutôt un esprit bien fait qu’un esprit sublime, plutôt des mœurs que de la science ; ils ne peuvent souffrir ces maîtres qui étourdissent sans cesse les oreilles de leurs disciples de combinaisons grammaticales, de discussions frivoles, de remarques puériles, et qui, pour leur apprendre l’ancienne langue de leur pays, qui n’a que peu de rapport à celle qu’on y parle aujourd’hui, accablent leur esprit de règles et d’exceptions, et laissent là l’usage et l’exercice, pour farcir leur mémoire de principes superflus et de préceptes épineux : ils veulent que le maître se familiarise avec dignité, rien n’étant plus contraire à la bonne éducation que le pédantisme et le sérieux affecté ; il doit, selon eux, plutôt s’abaisser que s’élever devant son disciple, et ils jugent l’un plus difficile que l’autre, parce qu’il faut souvent plus d’effort et de vigueur, et toujours plus d’attention pour descendre sûrement que pour monter.

 

Ils prétendent que les maîtres doivent bien plus s’appliquer à former l’esprit des jeunes gens pour la conduite de la vie qu’à l’enrichir de connaissances curieuses, presque toujours inutiles. On leur apprend donc de bonne heure à être sages et philosophes, afin que, dans la saison même des plaisirs, ils sachent les goûter philosophiquement. N’est-il pas ridicule, disent-ils, de n’en connaître la nature et le vrai usage que lorsqu’on y est devenu inhabile, d’apprendre à vivre quand la vie est presque passée, et de commencer à être homme lorsqu’on va cesser de l’être ?

 

On leur propose des récompenses pour l’aveu ingénu et sincère de leurs fautes, et ceux qui savent mieux raisonner sur leurs propres défauts obtiennent des grâces et des honneurs. On veut qu’ils soient curieux et qu’ils fassent souvent des questions sur tout ce qu’ils voient et sur tout ce qu’ils entendent, et l’on punit très sévèrement ceux qui, à la vue d’une chose extraordinaire et remarquable, témoignent peu d’étonnement et de curiosité.

 

On leur recommande d’être très fidèles, très soumis, très attachés au prince, mais d’un attachement général et de devoir, et non d’aucun attachement particulier, qui blesse souvent la conscience et toujours la liberté, et qui expose à de grands malheurs.

 

Les maîtres d’histoire se mettent moins en peine d’apprendre à leurs élèves la date de tel ou tel événement, que de leur peindre le caractère, les bonnes et les mauvaises qualités des rois, des généraux d’armée et des ministres ; ils croient qu’il leur importe assez peu de savoir qu’en telle année et en tel mois telle bataille a été donnée ; mais qu’il leur importe de considérer combien les hommes, dans tous les siècles, sont barbares, brutaux, injustes, sanguinaires, toujours prêts à prodiguer leur propre vie sans nécessité et à attenter sur celle des autres sans raison ; combien les combats déshonorent l’humanité et combien les motifs doivent être puissants pour en venir à cette extrémité funeste ; ils regardent l’histoire de l’esprit humain comme la meilleure de toutes, et ils apprennent moins aux jeunes gens à retenir les faits qu’à en juger.

 

Ils veulent que l’amour des sciences soit borné et que chacun choisisse le genre d’étude qui convient le plus à son inclination et à son talent ; ils font aussi peu de cas d’un homme qui étudie trop que d’un homme qui mange trop, persuadés que l’esprit a ses indigestions comme le corps. Il n’y a que l’empereur seul qui ait une vaste et nombreuse bibliothèque. À l’égard de quelques particuliers qui en ont de trop grandes, on les regarde comme des ânes chargés de livres.

 

La philosophie chez ces peuples est très gaie, et ne consiste pas en ergotisme comme dans nos écoles ; ils ne savent ce que c’est que baroco et baralipton, que catégories(2), que termes de la première et de la seconde intention, et autres sottises épineuses de la dialectique, qui n’apprennent pas plus à raisonner qu’à danser. Leur philosophie consiste à établir des principes infaillibles, qui conduisent l’esprit à préférer l’état médiocre d’un honnête homme aux richesses et au faste d’un financier, et les victoires remportées sur ses passions à celles d’un conquérant. Elle leur apprend à vivre durement et à fuir tout ce qui accoutume les sens à la volupté, tout ce qui rend l’âme trop dépendante du corps et affaiblit sa liberté. Au reste, on leur représente toujours la vertu comme une chose aisée et agréable.

 

On les exhorte à bien choisir leur état de vie, et on tâche de leur faire prendre celui qui leur convient le mieux, ayant moins d’égard aux facultés de leurs parents qu’aux facultés de leur âme ; en sorte que le fils d’un laboureur est quelquefois ministre d’État, et le fils d’un seigneur est marchand.

 

Ces peuples n’estiment la physique et les mathématiques qu’autant que ces sciences sont avantageuses à la vie et aux progrès des arts utiles. En général, ils se mettent peu en peine de connaître toutes les parties de l’univers, et aiment moins à raisonner sur l’ordre et le mouvement des corps physiques qu’à jouir de la nature sans l’examiner. À l’égard de la métaphysique, ils la regardent comme une source de visions et de chimères.

 

Ils haïssent l’affectation dans le langage et le style précieux, soit en prose, soit en vers, et ils jugent qu’il est aussi impertinent de se distinguer par sa manière de parler que par celle de s’habiller. Un auteur qui quitte le style pur, clair et sérieux, pour employer un jargon bizarre et guindé, et des métaphores recherchées et inouïes, est couru et hué dans les rues comme un masque de carnaval.

 

On cultive, parmi eux, le corps et l’âme tout à la fois, parce qu’il s’agit de dresser un homme, et que l’on ne doit pas former l’un sans l’autre. C’est, selon eux, un couple de chevaux attelés ensemble qu’il faut conduire à pas égaux. Tandis que vous ne formez, disent-ils, que l’esprit d’un enfant, son extérieur devient grossier et impoli ; tandis que vous ne lui formez que le corps, la stupidité et l’ignorance s’emparent de son esprit.

 

Il est défendu aux maîtres de châtier les enfants par la douleur ; ils le font par le retranchement de quelque douceur sensible, par la honte, et surtout par la privation de deux ou trois leçons, ce qui les mortifie extrêmement, parce qu’alors on les abandonne à eux-mêmes, et qu’on fait semblant de ne les pas juger dignes d’instruction. La douleur, selon eux, ne sert qu’à les rendre timides, défaut très préjudiciable et dont on ne guérit jamais.

 

 

 

Chapitre VII

 

L’auteur, ayant reçu avis qu’on voulait lui faire son procès pour crime de lèse-majesté, s’enfuit dans le royaume de Blefuscu.

 

 

Avant que je parle de ma sortie de l’empire de Lilliput, il sera peut-être à propos d’instruire le lecteur d’une intrigue secrète qui se forma contre moi.

J’étais peu fait au manège de la cour, et la bassesse de mon état m’avait refusé les dispositions nécessaires pour devenir un habile courtisan, quoique plusieurs d’aussi basse extraction que moi aient souvent réussi à la cour et y soient parvenus aux plus grands emplois ; mais aussi n’avaient-ils pas peut-être la même délicatesse que moi sur la probité et sur l’honneur. Quoi qu’il en soit, pendant que je me disposais à partir pour me rendre auprès de l’empereur de Blefuscu, une personne de grande considération à la cour, et à qui j’avais rendu des services importants, me vint trouver secrètement pendant la nuit, et entra chez moi avec sa chaise sans se faire annoncer. Les porteurs furent congédiés. Je mis la chaise avec Son Excellence dans la poche de mon justaucorps, et, donnant ordre à un domestique de tenir la porte de ma maison fermée, je mis la chaise sur la table et je m’assis auprès. Après les premiers compliments, remarquant que l’air de ce seigneur était triste et inquiet, et lui en ayant demandé la raison, il me pria de le vouloir bien écouter sur un sujet qui intéressait mon honneur et ma vie.

 

« Je vous apprends, me dit-il, qu’on a convoqué depuis peu plusieurs comités secrets à votre sujet, et que depuis deux jours Sa Majesté a pris une fâcheuse résolution. Vous n’ignorez pas que Skyresh Bolgolam (galbet ou grand amiral) a presque toujours été votre ennemi mortel depuis votre arrivée ici. Je n’en sais pas l’origine ; mais sa haine s’est fort augmentée depuis votre expédition contre la flotte de Blefuscu : comme amiral, il est jaloux de ce grand succès. Ce seigneur, de concert avec Flimnap, grand trésorier ; Limtoc, le général ; Lalcon, le grand chambellan, et Balmaff, le grand juge, ont dressé des articles pour vous faire votre procès en qualité de criminel de lèse-majesté et comme coupable de plusieurs autres grands crimes. »

 

Cet exorde me frappa tellement, que j’allais l’interrompre, quand il me pria de ne rien dire et de l’écouter, et il continua ainsi :

« Pour reconnaître les services que vous m’avez rendus, je me suis fait instruire de tout le procès, et j’ai obtenu une copie des articles ; c’est une affaire dans laquelle je risque ma tête pour votre service.

 

ARTICLES DE L’ACCUSATION INTENTÉE CONTRE QUINBUS FLESTRIN (L’HOMME-MONTAGNE)

 

Article premier. — D’autant que, par une loi portée sous le règne de Sa Majesté impériale Cabin Deffar Plune, il est ordonné que quiconque fera de l’eau dans l’étendue du palais impérial sera sujet aux peines et châtiments du crime de lèse-majesté, et que, malgré cela ledit Quinbus Flestrin, par un violement ouvert de ladite loi, sous le prétexte d’éteindre le feu allumé dans l’appartement de la chère impériale épouse de Sa Majesté, aurait malicieusement, traîtreusement et diaboliquement, par la décharge de sa vessie, éteint ledit feu allumé dans ledit appartement, étant alors entré dans l’étendue dudit palais impérial :

 

Article II. – Que ledit Quinbus Flestrin, ayant amené la flotte royale de Blefuscu dans notre port impérial, et lui ayant été ensuite enjoint par Sa Majesté impériale de se rendre maître de tous les autres vaisseaux dudit royaume de Blefuscu, et de le réduire à la forme d’une province qui pût être gouvernée par un vice-roi de notre pays, et de faire périr et mourir non seulement tous les gros-boutiens exilés, mais aussi tout le peuple de cet empire qui ne voudrait incessamment quitter l’hérésie grosboutienne ; ledit Flestrin, comme un traître rebelle à Sa très heureuse impériale Majesté, aurait représenté une requête pour être dispensé dudit service, sous le prétexte frivole d’une répugnance de se mêler de contraindre les consciences et d’opprimer la liberté d’un peuple innocent ;

 

Article III. – Que certains ambassadeurs étant venus depuis peu à la cour de Blefuscu pour demander la paix à Sa Majesté, ledit Flestrin, comme un sujet déloyal, aurait secouru, aidé, soulagé et régalé lesdits ambassadeurs, quoiqu’il les connût pour être ministres d’un prince qui venait d’être récemment l’ennemi déclaré de Sa Majesté impériale, et dans une guerre ouverte contre Sadite Majesté ;

 

Article IV. – Que ledit Quinbus Flestrin, contre le devoir d’un fidèle sujet, se disposerait actuellement à faire un voyage à la cour de Blefuscu, pour lequel il n’a reçu qu’une permission verbale de Sa Majesté impériale, et, sous prétexte de ladite permission, se proposerait témérairement et perfidement de faire ledit voyage, et de secourir, soulager et aider le roi de Blefuscu…..

 

« Il y a encore d’autres articles, ajouta-t-il ; mais ce sont les plus importants dont je viens de vous lire un abrégé. Dans les différentes délibérations sur cette accusation, il faut avouer que Sa Majesté a fait voir sa modération, sa douceur et son équité, représentant plusieurs fois vos services et tâchant de diminuer vos crimes. Le trésorier et l’amiral ont opiné qu’on devait vous faire mourir d’une mort cruelle et ignominieuse, en mettant le feu à votre hôtel pendant la nuit, et le général devait vous attendre avec vingt mille hommes armés de flèches empoisonnées, pour vous frapper au visage et aux mains. Des ordres secrets devaient être donnés à quelques-uns de vos domestiques pour répandre un suc venimeux sur vos chemises, lequel vous aurait fait bientôt déchirer votre propre chair et mourir dans des tourments excessifs. Le général s’est rendu au même avis, en sorte que, pendant quelque temps, la pluralité des voix a été contre vous ; mais Sa Majesté, résolue de vous sauver la vie, a gagné le suffrage du chambellan. Sur ces entrefaites, Reldresal, premier secrétaire d’État pour les affaires secrètes, a reçu ordre de l’empereur de donner son avis, ce qu’il a fait conformément à celui de Sa Majesté, et certainement il a bien justifié l’estime que vous avez pour lui : il a reconnu que vos crimes étaient grands, mais qu’ils méritaient néanmoins quelque indulgence : il a dit que l’amitié qui était entre vous et lui était si connue, que peut-être on pourrait le croire prévenu en votre faveur ; que, cependant, pour obéir au commandement de Sa Majesté, il voulait dire son avis avec franchise et liberté ; que si Sa Majesté, en considération de vos services et suivant la douceur de son esprit, voulait bien vous sauver la vie et se contenter de vous faire crever les deux yeux, il jugeait avec soumission que, par cet expédient, la justice pourrait être en quelque sorte satisfaite, et que tout le monde applaudirait à la clémence de l’empereur, aussi bien qu’à la procédure équitable et généreuse de ceux qui avaient l’honneur d’être ses conseillers ; que la perte de vos yeux ne ferait point d’obstacle à votre force corporelle, par laquelle vous pourriez être encore utile à Sa Majesté ; que l’aveuglement sert à augmenter le courage, en nous cachant les périls ; que l’esprit en devient plus recueilli et plus disposé à la découverte de la vérité ; que la crainte que vous aviez pour vos yeux était la plus grande difficulté que vous aviez eue à surmonter en vous rendant maître de la flotte ennemie, et que ce serait assez que vous vissiez par les yeux des autres, puisque les plus puissants princes ne voient pas autrement. Cette proposition fut reçue avec un déplaisir extrême par toute l’assemblée. L’amiral Bolgolam, tout en feu, se leva, et, transporté de fureur, dit qu’il était étonné que le secrétaire osât opiner pour la conservation de la vie d’un traître ; que les services que vous aviez rendus étaient, selon les véritables maximes d’État, des crimes énormes ; que vous, qui étiez capable d’éteindre tout à coup un incendie en arrosant d’urine le palais de Sa Majesté (ce qu’il ne pouvait rappeler sans horreur), pourriez quelque autrefois, par le même moyeu, inonder le palais et toute la ville, ayant une pompe énorme disposée à cet effet ; et que la même force qui vous avait mis en état d’entraîner toute la flotte de l’ennemi pourrait servir à la reconduire, sur le premier mécontentement, à l’endroit d’où vous l’aviez tirée ; qu’il avait des raisons très fortes de penser que vous étiez gros-boutien au fond de votre cœur, et parce que la trahison commence au cœur avant qu’elle paraisse dans les actions, comme gros-boutien, il vous déclara formellement traître et rebelle, et déclara qu’on devait vous faire mourir.

 

« Le trésorier fut du même avis. Il fit voir à quelles extrémités les finances de Sa Majesté étaient réduites par la dépense de votre entretien, ce qui deviendrait bientôt insoutenable ; que l’expédient proposé par le secrétaire de vous crever les yeux, loin d’être un remède contre ce mal, l’augmenterait selon toutes les apparences, comme il parait par l’usage ordinaire d’aveugler certaines volailles, qui, après cela, mangent encore plus et s’engraissent plus promptement ; que Sa Majesté sacrée et le conseil, qui étaient vos juges, étaient dans leurs propres consciences persuadés de votre crime, ce qui était une preuve plus que suffisante pour vous condamner à mort, sans avoir recours à des preuves formelles requises par la lettre rigide de la loi.

 

« Mais Sa Majesté impériale, étant absolument déterminée à ne vous point faire mourir, dit gracieusement que, puisque le conseil jugeait la perte de vos yeux un châtiment trop léger, on pourrait en ajouter un autre. Et votre ami le secrétaire, priant avec soumission d’être écouté encore pour répondre à ce que le trésorier avait objecté touchant la grande dépense que Sa Majesté faisait pour votre entretien, dit que Son Excellence, qui seule avait la disposition des finances de l’empereur, pourrait remédier facilement à ce mal en diminuant votre table peu à peu, et que, par ce moyen, faute d’une quantité suffisante de nourriture, vous deviendriez faible et languissant et perdriez l’appétit et bientôt après la vie. Ainsi, par la grande amitié du secrétaire, toute l’affaire a été déterminée à l’amiable ; des ordres précis ont été donnés pour tenir secret le dessein de vous faire peu à peu mourir de faim. L’arrêt pour vous crever les yeux a été enregistré dans le greffe du conseil, personne ne s’y opposant, si ce n’est l’amiral Bolgolam. Dans trois jours, le secrétaire aura ordre de se rendre chez vous et de lire les articles de votre accusation en votre présence, et puis de vous faire savoir la grande clémence et grâce de Sa Majesté et du conseil, en ne vous condamnant qu’à la perte de vos yeux, à laquelle Sa Majesté ne doute pas que vous vous soumettiez avec la reconnaissance et l’humilité qui conviennent. Vingt des chirurgiens de Sa Majesté se rendront à sa suite et exécuteront l’opération par la décharge adroite de plusieurs flèches très aiguës dans les prunelles de vos yeux lorsque vous serez couché à terre. C’est à vous à prendre les mesures convenables que votre prudence vous suggérera. Pour moi, afin de prévenir tout soupçon, il faut que je m’en retourne aussi secrètement que je suis venu. »

 

Son Excellence me quitta, et je restai seul livré aux inquiétudes. C’était un usage introduit par ce prince et par son ministère (très différent, à ce qu’on m’assure, de l’usage des premiers temps), qu’après que la cour avait ordonné un supplice pour satisfaire le ressentiment du souverain ou la malice d’un favori, l’empereur devait faire une harangue à tout son conseil, parlant de sa douceur et de sa clémence comme de qualités reconnues de tout le monde. La harangue de l’empereur à mon sujet fut bientôt publiée par tout l’empire, et rien n’inspira tant de terreur au peuple que ces éloges de la clémence de Sa Majesté, parce qu’on avait remarqué que plus ces éloges étaient amplifiés, plus le supplice était ordinairement cruel et injuste. Et, à mon égard, il faut avouer que, n’étant pas destiné par ma naissance ou par mon éducation à être homme de cour, j’entendais si peu les affaires, que je ne pouvais décider si l’arrêt porté contre moi était doux ou rigoureux, juste ou injuste. Je ne songeai point à demander la permission de me défendre ; j’aimais autant être condamné sans être entendu : car ayant autrefois vu plusieurs procès semblables, je les avais toujours vus terminés selon les instructions données aux juges et au gré des accusateurs et puissants.

 

J’eus quelque envie de faire de la résistance ; car, étant en liberté, toutes les forces de cet empire ne seraient pas venues à bout de moi, et j’aurais pu facilement, à coups de pierres, battre et renverser la capitale ; mais je rejetai aussitôt ce projet avec horreur, me ressouvenant du serment que j’avais prêté à Sa Majesté, des grâces que j’avais reçues d’elle et de la haute dignité de nardac qu’elle m’avait conférée. D’ailleurs, je n’avais pas assez pris l’esprit de la cour pour me persuader que les rigueurs de Sa Majesté m’acquittaient de toutes les obligations que je lui avais.

 

Enfin, je pris une résolution qui, selon les apparences, sera censurée de quelques personnes avec justice ; car je confesse que ce fut une grande témérité à moi et un très mauvais procédé de ma part d’avoir voulu conserver mes yeux, ma liberté et ma vie, malgré les ordres de la cour. Si j’avais mieux connu le caractère des princes et des ministres d’État, que j’ai depuis observé dans plusieurs autres cours, et leur méthode de traiter des accusés moins criminels que moi, je me serais soumis sans difficulté à une peine si douce ; mais, emporté par le feu de la jeunesse et ayant eu ci-devant la permission de Sa Majesté impériale de me rendre auprès du roi de Blefuscu, je me hâtai, avant l’expiration des trois jours, d’envoyer une lettre à mon ami le secrétaire, par laquelle je lui faisais savoir la résolution que j’avais prise de partir ce jour-là même pour Blefuscu, suivant la permission que j’avais obtenue ; et, sans attendre la réponse, je m’avançai vers la côte de l’île où était la flotte. Je me saisis d’un gros vaisseau de guerre, j’attachai un câble à la proue, et, levant les ancres, je me déshabillai, mis mon habit (avec ma couverture que j’avais apportée sous mon bras) sur le vaisseau, et, le tirant après moi, tantôt guéant, tantôt nageant, j’arrivai au port royal de Blefuscu, où le peuple m’avait attendu longtemps. On m’y fournit deux guides pour me conduire à la capitale, qui porte le même nom. Je les tins dans mes mains jusqu’à ce que je fusse arrivé à cent toises de la porte de la ville, et je les priai de donner avis de mon arrivée à un des secrétaires d’État, et de lui faire savoir que j’attendais les ordres de Sa Majesté. Je reçus réponse, au bout d’une heure, que Sa Majesté, avec toute la maison royale, venait pour me recevoir. Je m’avançai de cinquante toises : le roi et sa suite descendirent de leurs chevaux, et la reine, avec les dames, sortirent de leurs carrosses, et je n’aperçus pas qu’ils eussent peur de moi. Je me couchai à terre pour baiser les mains du roi et de la reine. Je dis à Sa Majesté que j’étais venu, suivant ma promesse, et avec la permission de l’empereur mon maître, pour avoir l’honneur de voir un si puissant prince, et pour lui offrir tous les services qui dépendaient de moi et qui ne seraient pas contraires à ce que je devais à mon souverain, mais sans parler de ma disgrâce.

 

Je n’ennuierai point le lecteur du détail de ma réception à la cour, qui fut conforme à la générosité d’un si grand prince, ni des incommodités que j’essuyai faute d’une maison et d’un lit, étant obligé de me coucher à terre enveloppé de ma couverture.

 

 

 

Chapitre VIII

 

L’auteur, par un accident heureux, trouve le moyen de quitter Blefuscu, et, après quelques difficultés, retourne dans sa patrie.

 

 

Trois jours après mon arrivée, me promenant par curiosité du côté de l’île qui regarde le nord-est, je découvris, à une demi-lieue de distance dans la mer, quelque chose qui me sembla être un bateau renversé. Je tirai mes souliers et mes bas, et, allant dans l’eau cent ou cent cinquante toises, je vis que l’objet s’approchait par la force de la marée, et je connus alors que c’était une chaloupe, qui, à ce que je crus, pouvait avoir été détachée d’un vaisseau par quelque tempête ; sur quoi, je revins incessamment à la ville, et priai Sa Majesté de me prêter vingt des plus grands vaisseaux qui lui restaient depuis la perte de sa flotte, et trois mille matelots, sous les ordres du vice-amiral. Cette flotte mit à la voile, faisant le tour, pendant que j’allai par le chemin le plus court à la côte où j’avais premièrement découvert la chaloupe. Je trouvai que la marée l’avait poussée encore plus près du rivage. Quand les vaisseaux m’eurent joint, je me dépouillai de mes habits, me mis dans l’eau, m’avançai jusqu’à cinquante toises de la chaloupe ; après quoi je fus obligé de nager jusqu’à ce que je l’eusse atteinte ; les matelots me jetèrent un câble, dont j’attachai un bout à un trou sur le devant du bateau, et l’autre bout à un vaisseau de guerre ; mais je ne pus continuer mon voyage, perdant pied dans l’eau. Je me mis donc à nager derrière la chaloupe et à la pousser en avant avec une de mes mains ; en sorte qu’à la faveur de la marée, je m’avançai tellement vers le rivage, que je pus avoir le menton hors de l’eau et trouver pied. Je me reposai deux ou trois minutes, et puis je poussai le bateau encore jusqu’à ce que la mer ne fût pas plus haute que mes aisselles, et alors la plus grande fatigue était passée ; je pris d’autres câbles apportés dans un des vaisseaux, et, les attachant premièrement au bateau et puis à neuf des vaisseaux qui m’attendaient, le vent étant assez favorable et les matelots m’aidant, je fis en sorte que nous arrivâmes à vingt toises du rivage, et, la mer s’étant retirée, je gagnai la chaloupe à pied sec, et, avec le secours de deux mille hommes et celui des cordes et des machines, je vins à bout de la relever, et trouvai qu’elle n’avait été que très peu endommagée.

 

Je fus dix jours à faire entrer ma chaloupe dans le port royal de Blefuscu, où il s’amassa un grand concours de peuple, plein d’étonnement à la vue d’un vaisseau si prodigieux.

 

Je dis au roi que ma bonne fortune m’avait fait rencontrer ce vaisseau pour me transporter à quelque autre endroit, d’où je pourrais retourner dans mon pays natal, et je priai Sa Majesté de vouloir bien donner ses ordres pour mettre ce vaisseau en état de me servir, et de me permettre de sortir de ses États, ce qu’après quelques plaintes obligeantes il lui plut de m’accorder.

 

J’étais fort surpris que l’empereur de Lilliput, depuis mon départ, n’eût fait aucune recherche à mon sujet ; mais j’appris que Sa Majesté impériale, ignorant que j’avais eu avis de ses desseins, s’imaginait que je n’étais allé à Blefuscu que pour accomplir ma promesse, suivant la permission qu’elle m’en avait donnée, et que je reviendrais dans peu de jours ; mais, à la fin, ma longue absence la mit en peine, et, ayant tenu conseil avec le trésorier et le reste de la cabale, une personne de qualité fut dépêchée avec une copie des articles dressés contre moi. L’envoyé avait des instructions pour représenter au souverain de Blefuscu la grande douceur de son maître, qui s’était contenté de me punir par la perte de mes yeux ; que je m’étais soustrait à la justice, et que, si je ne retournais pas dans deux jours, je serais dépouillé de mon titre de nardac et déclaré criminel de haute trahison. L’envoyé ajouta que, pour conserver la paix et l’amitié entre les deux empires, son maître espérait que le roi de Blefuscu donnerait ordre de me faire reconduire à Lilliput pieds et mains liés, pour être puni comme un traître.

 

Le roi de Blefuscu, ayant pris trois jours pour délibérer sur cette affaire, rendit une réponse très honnête et très sage. Il représenta qu’à l’égard de me renvoyer lié, l’empereur n’ignorait pas que cela était impossible ; que, quoique je lui eusse enlevé la flotte, il m’était redevable de plusieurs bons offices que je lui avais rendus, par rapport au traité de paix ; d’ailleurs, qu’ils seraient bientôt l’un et l’autre délivrés de moi, parce que j’avais trouvé sur le rivage un vaisseau prodigieux, capable de me porter sur la mer, qu’il avait donné ordre d’accommoder avec mon secours et suivant mes instructions ; en sorte qu’il espérait que, dans peu de semaines, les deux empires seraient débarrassés d’un fardeau si insupportable.

 

Avec cette réponse, l’envoyé retourna à Lilliput, et le roi de Blefuscu me raconta tout ce qui s’était passé, m’offrant en même temps, mais secrètement et en confidence, sa gracieuse protection si je voulais rester à son service. Quoique je crusse sa proposition sincère, je pris la résolution de ne me livrer jamais à aucun prince ni à aucun ministre, lorsque je me pourrais passer d’eux ; c’est pourquoi, après avoir témoigné à Sa Majesté ma juste reconnaissance de ses intentions favorables, je la priai humblement de me donner mon congé, en lui disant que, puisque la fortune, bonne ou mauvaise, m’avait offert un vaisseau, j’étais résolu de me livrer à l’Océan plutôt que d’être l’occasion d’une rupture entre deux si puissants souverains. Le roi ne me parut pas offensé de ce discours, et j’appris même qu’il était bien aise de ma résolution, aussi bien que la plupart de ses ministres.

 

Ces considérations m’engagèrent à partir un peu plus tôt que je n’avais projeté, et la cour, qui souhaitait mon départ, y contribua avec empressement. Cinq cents ouvriers furent employés à faire deux voiles à mon bateau, suivant mes ordres, en doublant treize fois ensemble leur plus grosse toile et la matelassant. Je pris la peine de faire des cordes et des câbles, en joignant ensemble dix, vingt ou trente des plus forts des leurs. Une grosse pierre, que j’eus le bonheur de trouver, après une longue recherche, près du rivage de la mer, me servit d’ancre ; j’eus le suif de trois cents bœufs pour graisser ma chaloupe et pour d’autres usages. Je pris des peines infinies à couper les plus grands arbres pour en faire des rames et des mâts, en quoi cependant je fus aidé par des charpentiers des navires de Sa Majesté.

 

Au bout d’environ un mois, quand tout fut prêt, j’allai pour recevoir les ordres de Sa Majesté et pour prendre congé d’elle. Le roi, accompagné de la maison royale, sortit du palais. Je me couchai sur le visage pour avoir l’honneur de lui baiser la main, qu’il me donna très gracieusement, aussi bien que la reine et les jeunes princes du sang. Sa Majesté me fit présent de cinquante bourses de deux cents spruggs chacune, avec son portrait en grand, que je mis aussitôt dans un de mes gants pour le mieux conserver.

 

Je chargeai sur ma chaloupe cent bœufs et trois cents moutons, avec du pain et de la boisson à proportion, et une certaine quantité de viande cuite, aussi grande que quatre cents cuisinières m’avaient pu fournir. Je pris avec moi six vaches et six taureaux vivants, et un même nombre de brebis et de béliers, ayant dessein de les porter dans mon pays pour en multiplier l’espèce ; je me fournis aussi de foin et de blé. J’aurais été bien aise d’emmener six des gens du pays, mais le roi ne le voulut pas permettre ; et, outre une très exacte visite de mes poches, Sa Majesté me fit donner ma parole d’honneur que je n’emporterais aucun de ses sujets, quand même ce serait de leur propre consentement et à leur requête.

 

Ayant ainsi préparé toutes choses, je mis à la voile le vingt-quatrième jour de septembre 1701, sur les six heures du matin ; et, quand j’eus fait quatre lieues tirant vers le nord, le vent étant au sud-est, sur les six heures du soir je découvris une petite île longue d’environ une demi-lieue vers le nord-est. Je m’avançai et jetai l’ancre vers la côte de l’île qui était à l’abri du vent ; elle me parut inhabitée. Je pris des rafraîchissements et m’allai reposer. Je dormis environ six heures, car le jour commença à paraître deux heures après que je fus éveillé. Je déjeunai, et, le vent étant favorable, je levai l’ancre, et fis la même route que le jour précédent, guidé par mon compas de poche. C’était mon dessein de me rendre, s’il était possible, à une de ces îles que je croyais, avec raison, situées au nord-est de la terre de Van Diémen.

 

Je ne découvris rien ce jour-là ; mais le lendemain, sur les trois heures après midi, quand j’eus fait, selon mon calcul, environ vingt-quatre lieues, je découvris un navire faisant route vers le sud-est. Je mis toutes mes voiles, et, au bout d’une demi-heure, le navire, m’ayant aperçu, arbora son pavillon et tira un coup de canon. Il n’est pas facile de représenter la joie que je ressentis de l’espérance que j’eus de revoir encore une fois mon aimable pays et les chers gages que j’y avais laissés. Le navire relâcha ses voiles, et je le joignis à cinq ou six heures du soir, le 26 septembre. J’étais transporté de joie de voir le pavillon d’Angleterre. Je mis mes vaches et mes moutons dans les poches de mon justaucorps et me rendis à bord avec toute ma petite cargaison de vivres. C’était un vaisseau marchand anglais, revenant du Japon par les mers du nord et du sud, commandé par le capitaine Jean Bidell, de Deptford, fort honnête homme et excellent marin.

 

Il y avait environ cinquante hommes sur le vaisseau, parmi lesquels je rencontrai un de mes anciens camarades nommé Pierre Williams, qui parla avantageusement de moi au capitaine. Ce galant homme me fit un très bon accueil et me pria de lui apprendre d’où je venais et où j’allais, ce que je fis en peu de mots ; mais il crut que la fatigue et les périls que j’avais courus m’avaient fait tourner la tête ; sur quoi je tirai mes vaches et mes moutons de ma poche, ce qui le jeta dans un grand étonnement, en lui faisant voir la vérité de ce que je venais de lui raconter. Je lui montrai les pièces d’or que m’avait données le roi de Blefuscu, aussi bien que le portrait de Sa Majesté en grand, avec plusieurs autres raretés de ce pays. Je lui donnai deux bourses de deux cents spruggs chacune, et promis, à notre arrivée en Angleterre, de lui faire présent d’une vache et d’une brebis pleines, pour qu’il en eût la race quand ces bêtes feraient leurs petits.

 

Je n’entretiendrai point le lecteur du détail de ma route ; nous arrivâmes à l’entrée de la Tamise le 13 d’avril 1702. Je n’eus qu’un seul malheur, c’est que les rats du vaisseau emportèrent une de mes brebis. Je débarquai le reste de mon bétail en santé, et le mis paître dans un parterre de jeu de boules à Greenwich.

 

Pendant le peu de temps que je restai en Angleterre, je fis un profit considérable en montrant mes animaux à plusieurs gens de qualité et même au peuple, et, avant que je commençasse mon second voyage, je les vendis six cents livres sterling. Depuis mon dernier retour, j’en ai inutilement cherché la race, que je croyais considérablement augmentée, surtout les moutons ; j’espérais que cela tournerait à l’avantage de nos manufactures de laine par la finesse des toisons.

 

Je ne restai que deux mois avec ma femme et ma famille : la passion insatiable de voir les pays étrangers ne me permit pas d’être plus longtemps sédentaire. Je laissai quinze cents livres sterling à ma femme et l’établis dans une bonne maison à Redriff ; je portai le reste de ma fortune avec moi, partie en argent et partie en marchandises, dans la vue d’augmenter mes fonds. Mon oncle Jean m’avait laissé des terres proches d’Epping, de trente livres sterling de rente, et j’avais un long bail des Taureaux noirs, en Fetterlane, qui me fournissait le même revenu : ainsi, je ne courais pas risque de laisser ma famille à la charité de la paroisse. Mon fils Jean, ainsi nommé du nom de son oncle, apprenait le latin et allait au collège, et ma fille Élisabeth, qui est à présent mariée et a des enfants, s’appliquait au travail de l’aiguille. Je dis adieu à ma femme, à mon fils et à ma fille, et, malgré beaucoup de larmes qu’on versa de part et d’autres, je montai courageusement sur l’Aventure, vaisseau marchand de trois cents tonneaux, commandé par le capitaine Jean Nicolas, de Liverpool.

 

 

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1 - Ce que l’auteur dit des gros-boutiens, des hauts-talons et des bas-talons dans l’empire de Lilliput regarde évidemment ces malheureuses disputes qui divisent l’Angleterre en conformistes et en non conformistes, en tories et en wihgs. (Note du traducteur.)

2 - Anciens termes du jargon scolastique.

6 juin 2013

Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver, Troisième partie

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Jonathan Swift

(1667, Dublin - 1745, Dublin)

Les voyages de Gulliver

 

TROISIÈME PARTIE

 

VOYAGE À LAPUTA, AUX BALNIBARBES, À LUGGNAGG,

À GLOUBBDOUBDRIE ET AU JAPON

 

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Inoubliable vision de Laputa, l'île volante, dans le dessin animé

"Le Château dans le ciel" du grand maître Hayao Miyazaki :

300U0C3g copie

 

 

 

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           Note de l'auteur du blog : Moins connue que "Le voyage à Lilliput", cette troisième partie lui a été préférée en raison d'un délire non moins profond et peut-être d'une certaine poésie (dont Miyazaki a tiré parti dans son film), mais aussi pour le ton pamphlétaire sur lequel Swift écorne joyeusement les travers humains - et ceux des puissants du monde d'alors, Anglais et Hollandais étant les premiers visés. Ce qui n'était pas sans risque à l'époque - comme encore aujourd'hui. Rappelons que Swift était irlandais.

Le nom choisi pour l'île volante, "Laputa", (La pute en espagnol), comme celui, tout aussi suggestif, de "Lilliput", dénotent combien le conte n'est pas nécéssairement dédié aux enfants.

 JCP

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Chapitre I

 

L’auteur entreprend un troisième voyage. Il est pris par des pirates. Méchanceté d’un Hollandais. Il arrive à Laputa.

 

 

                                Il n’y avait que deux ans environ que j’étais chez moi, lorsque le capitaine William Robinson, de la province de Cornouailles, commandant la Bonne-Espérance, vaisseau de trois cents tonneaux, vint me trouver. J’avais été autrefois chirurgien d’un autre vaisseau dont il était capitaine, dans un voyage au Levant, et j’en avais toujours été bien traité. Le capitaine, ayant appris mon arrivée, me rendit une visite où il marqua la joie qu’il avait de me trouver en bonne santé, me demanda si je m’étais fixé pour toujours, et m’apprit qu’il méditait un voyage aux Indes orientales et comptait partir dans deux mois. Il m’insinua en même temps que je lui ferais grand plaisir de vouloir bien être le chirurgien de son vaisseau ; qu’il aurait un autre chirurgien avec moi et deux garçons ; que j’aurais une double paye ; et qu’ayant éprouvé que la connaissance que j’avais de la mer était au moins égale à la sienne, il s’engageait à se comporter à mon égard comme avec un capitaine en second.

Il me dit enfin tant de choses obligeantes, et me parut un si honnête homme, que je me laissai gagner, ayant d’ailleurs, malgré mes malheurs passés, une plus forte passion que jamais de voyager. La seule difficulté que je prévoyais, c’était d’obtenir le consentement de ma femme, qu’elle me donna pourtant assez volontiers, en vue sans doute des avantages que ses enfants en pourraient retirer.

 

Nous mîmes à la voile le 5 d’août 1708, et arrivâmes au fort Saint-Georges le 1er avril 1709, où nous restâmes trois semaines pour rafraîchir notre équipage, dont la plus grande partie était malade. De là nous allâmes vers le Tonkin, où notre capitaine résolut de s’arrêter quelque temps, parce que la plus grande partie des marchandises qu’il avait envie d’acheter ne pouvait lui être livrée que dans plusieurs mois. Pour se dédommager un peu des frais de ce retardement, il acheta une barque chargée de différentes sortes de marchandises, dont les Tonkinois font un commerce ordinaire avec les îles voisines ; et mettant sur ce petit navire quarante hommes, dont trois du pays, il m’en fit capitaine et me donna en pouvoir pour deux mois, tandis qu’il ferait ses affaires au Tonkin.

 

Il n’y avait pas trois jours que nous étions en mer qu’une grande tempête s’étant élevée, nous fûmes poussés pendant cinq jours vers le nord-est, et ensuite à l’est. Le temps devint un peu plus calme, mais le vent d’ouest soufflait toujours assez fort.

Le dixième jour, deux pirates nous donnèrent la chasse et bientôt nous prirent, car mon navire était si chargé qu’il allait très lentement et qu’il nous fut impossible de faire la manœuvre nécessaire pour nous défendre.

Les deux pirates vinrent à l’abordage et entrèrent dans notre navire à la tête de leurs gens ; mais, nous trouvant tous couchés sur le ventre, comme je l’avais ordonné, ils se contentèrent de nous lier, et, nous ayant donné des gardes, ils se mirent à visiter la barque.

 

Je remarquai parmi eux un Hollandais qui paraissait avoir quelque autorité, quoiqu’il n’eût pas de commandement. Il connut à nos manières que nous étions Anglais, et, nous parlant en sa langue, il nous dit qu’on allait nous lier tous dos à dos et nous jeter dans la mer. Comme je parlais assez bien hollandais, je lui déclarai qui nous étions et le conjurai, en considération du nom commun de chrétiens et de chrétiens réformés, de voisins, d’alliés, d’intercéder pour nous auprès du capitaine. Mes paroles ne firent que l’irriter : il redoubla ses menaces, et, s’étant tourné vers ses compagnons, il leur parla en langue japonaise, répétant souvent le nom de christianos.

 

Le plus gros vaisseau de ces pirates était commandé par un capitaine japonais qui parlait un peu hollandais : il vint à moi, et, après m’avoir fait diverses questions, auxquelles je répondis très humblement, il m’assura qu’on ne nous ôterait point la vie. Je lui fis une très profonde révérence, et me tournant alors vers le Hollandais, je lui dis que j’étais bien fâché de trouver plus d’humanité dans un idolâtre que dans un chrétien ; mais j’eus bientôt lieu de me repentir de ces paroles inconsidérées, car ce misérable réprouvé, ayant tâché en vain de persuader aux deux capitaines de me jeter dans la mer (ce qu’on ne voulut pas lui accorder à cause de la parole qui m’avait été donnée), obtint que je serais encore plus rigoureusement traité que si on m’eût fait mourir. On avait partagé mes gens dans les deux vaisseaux et dans la barque ; pour moi, on résolut de m’abandonner à mon sort dans un petit canot, avec des avirons, une voile et des provisions pour quatre jours. Le capitaine japonais les augmenta du double, et tira de ses propres vivres cette charitable augmentation ; il ne voulut pas même qu’on me fouillât. Je descendis donc dans le canot pendant que mon Hollandais brutal m’accablait, de dessus le pont, de toutes les injures et imprécations que son langage lui pouvait fournir.

Environ une heure avant que nous eussions vu les deux pirates, j’avais pris hauteur et avais trouvé que nous étions à quarante-six degrés de latitude et à cent quatre-vingt-trois de longitude. Lorsque je fus un peu éloigné, je découvris avec une lunette différentes îles au sud-ouest. Alors je haussai ma voile, le vent étant bon, dans le dessein d’aborder à la plus prochaine de ces îles, ce que j’eus bien de la peine à faire en trois heures. Cette île n’était qu’un rocher, où je trouvai beaucoup d’œufs d’oiseaux ; alors, battant le briquet, je mis le feu à quelques bruyères et à quelques joncs marins pour pouvoir cuire ces œufs, qui furent ce soir-là toute ma nourriture, ayant résolu d’épargner mes provisions autant que je le pourrais. Je passai la nuit sur cette roche, où ayant étendu des bruyères sous moi, je dormis assez bien.

Le jour suivant, je fis voile vers une autre île, et de là à une troisième et à une quatrième, me servant quelquefois de mes rames ; mais, pour ne point ennuyer le lecteur, je lui dirai seulement qu’au bout de cinq jours j’atteignis la dernière île que j’avais vue, qui était au sud-ouest de la première.

 

Cette île était plus éloignée que je ne croyais, et je ne pus y arriver qu’en cinq heures. J’en fis presque tout le tour avant que de trouver un endroit pour pouvoir y aborder. Ayant pris terre à une petite baie qui était trois fois large comme mon canot, je trouvai que toute l’île n’était qu’un rocher, avec quelques espaces où il croissait du gazon et des herbes très odoriférantes. Je pris mes petites provisions, et, après m’être un peu rafraîchi, je mis le reste dans une des grottes dont il y avait un grand nombre. Je ramassai plusieurs œufs sur le rocher et arrachai une quantité de joncs marins et d’herbes sèches, afin de les allumer le lendemain pour cuire mes œufs, car j’avais sur moi mon fusil, ma mèche, avec un verre ardent. Je passai toute la nuit dans la cave où j’avais mis mes provisions ; mon lit était ces mêmes herbes sèches destinées au feu. Je dormis peu, car j’étais encore plus inquiet que las.

 Je considérais qu’il était impossible de ne pas mourir dans un lieu si misérable. Je me trouvai si abattu de ces réflexions, que je n’eus pas le courage de me lever, et, avant que j’eusse assez de force pour sortir de ma cave, le jour était déjà fort grand : le temps était beau et le soleil si ardent que j’étais obligé de détourner mon visage.

 

Mais voici tout à coup que le temps s’obscurcit, d’une manière pourtant très différente de ce qui arrive par l’interposition d’un nuage. Je me tournai vers le soleil et je vis un grand corps opaque et mobile entre lui et moi, qui semblait aller çà et là. Ce corps suspendu, qui me paraissait à deux milles de hauteur, me cacha le soleil environ six ou sept minutes ; mais je ne pus pas bien l’observer à cause de l’obscurité. Quand ce corps fut venu plus près de l’endroit où j’étais, il me parut être d’une substance solide, dont la base était plate, unie et luisante par la réverbération de la mer. Je m’arrêtai sur une hauteur, à deux cents pas environ du rivage, et je vis ce même corps descendre et approcher de moi environ à un mille de distance. Je pris alors mon télescope, et je découvris un grand nombre de personnes en mouvement, qui me regardèrent et se regardèrent les unes les autres.

 

L’amour naturel de la vie me fit naître quelques sentiments de joie et d’espérance que cette aventure pourrait m’aider à me délivrer de l’état fâcheux où j’étais ; mais, en même temps, le lecteur ne peut s’imaginer mon étonnement de voir une espèce d’île en l’air, habitée par des hommes qui avaient l’art et le pouvoir de la hausser, de l’abaisser et de la faire marcher à leur gré ; mais, n’étant pas alors en humeur de philosopher sur un si étrange phénomène, je me contentai d’observer de quel côté l’île tournerait, car elle me parut alors arrêtée un peu de temps. Cependant elle s’approcha de mon côté, et j’y pus découvrir plusieurs grandes terrasses et des escaliers d’intervalle en intervalle pour communiquer des unes aux autres.

Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs hommes qui péchaient des oiseaux à la ligne, et d’autres qui regardaient. Je leur fis signe avec mon chapeau et avec mon mouchoir ; et lorsque je me fus approché de plus près, je criai de toutes mes forces ; et, ayant alors regardé fort attentivement, je vis une foule de monde amassée sur le bord qui était vis-à-vis de moi. Je découvris par leurs postures qu’ils me voyaient, quoiqu’ils ne m’eussent pas répondu. J’aperçus alors cinq ou six hommes montant avec empressement au sommet de l’île, et je m’imaginai qu’ils avaient été envoyés à quelques personnes d’autorité pour en recevoir des ordres sur ce qu’on devait faire en cette occasion.

La foule des insulaires augmenta, et en moins d’une demi-heure l’île s’approcha tellement, qu’il n’y avait plus que cent pas de distance entre elle et moi. Ce fut alors que je me mis en diverses postures humbles et touchantes, et que je fis les supplications les plus vives ; mais je ne reçus point de réponse ; ceux qui me semblaient le plus proche étaient, à en juger par leurs habits, des personnes de distinction.

 

À la fin, un d’eux me fit entendre sa voix dans un langage clair, poli et très doux, dont le son approchait de l’italien ; ce fut aussi en italien que je répondis, m’imaginant que le son et l’accent de cette langue seraient plus agréables à leurs oreilles que tout autre langage. Ce peuple comprit ma pensée ; on me fit signe de descendre du rocher et d’aller vers le rivage, ce que je fis ; et alors, l’île volante s’étant abaissée à un degré convenable, on me jeta de la terrasse d’en bas une chaîne avec un petit siège qui y était attaché, sur lequel m’étant assis, je fus dans un moment enlevé par le moyen d’une moufle.

 

 

 

Chapitre II

 

Caractère des Laputiens, idée de leurs savants, de leur roi et de sa cour. Réception qu’on fait à l’auteur. Les craintes et les inquiétudes des habitants. Caractère des femmes laputiennes.

 

 

À mon arrivée, je me vis entouré d’une foule de peuple qui me regardait avec admiration, et je regardai de même, n’ayant encore jamais vu une race de mortels si singulière dans sa figure, dans ses habits et dans ses manières ; ils penchaient la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche ; ils avaient un œil tourné en dedans, et l’autre vers le ciel. Leurs habits étaient bigarrés de figures du soleil, de la lune et des étoiles, et parsemés de violons, de flûtes, de harpes, de trompettes, de guitares, de luths et de plusieurs autres instruments inconnus en Europe. Je vis autour d’eux plusieurs domestiques armés de vessies, attachées comme un fléau au bout d’un petit bâton, dans lesquelles il y avait une certaine quantité de petits cailloux ; ils frappaient de temps en temps avec ces vessies tantôt la bouche, tantôt les oreilles de ceux dont ils étaient proches, et je n’en pus d’abord deviner la raison. Les esprits de ce peuple paraissaient si distraits et si plongés dans la méditation, qu’ils ne pouvaient ni parler ni être attentifs à ce qu’on leur disait sans le secours de ces vessies bruyantes dont on les frappait, soit à la bouche, soit aux oreilles, pour les réveiller. C’est pourquoi les personnes qui en avaient le moyen entretenaient toujours un domestique qui leur servait de moniteur, et sans lequel ils ne sortaient jamais.

L’occupation de cet officier, lorsque deux ou trois personnes se trouvaient ensemble, était de donner adroitement de la vessie sur la bouche de celui à qui c’était à parler, ensuite sur l’oreille droite de celui ou de ceux à qui le discours s’adressait. Le moniteur accompagnait toujours son maître lorsqu’il sortait, et était obligé de lui donner de temps en temps de la vessie sur les yeux, parce que, sans cela, ses profondes rêveries l’eussent bientôt mis en danger de tomber dans quelque précipice, de se heurter la tête contre quelque poteau, de pousser les autres dans les rues ou d’en être jeté dans le ruisseau.

 

On me fit monter au sommet de l’île et entrer dans le palais du roi, où je vis Sa Majesté sur un trône environné de personnes de la première distinction. Devant le trône était une grande table couverte de globes, de sphères et d’instruments de mathématiques de toute espèce. Le roi ne prit point garde à moi lorsque j’entrai, quoique la foule qui m’accompagnait fît un très grand bruit ; il était alors appliqué à résoudre un problème, et nous fûmes devant lui au moins une heure entière à attendre que Sa Majesté eût fini son opération. Il avait auprès de lui deux pages qui avaient des vessies à la main, dont l’un, lorsque Sa Majesté eut cessé de travailler, le frappa doucement et respectueusement à la bouche, et l’autre à l’oreille droite. Le roi parut alors comme se réveiller en sursaut, et, jetant les yeux sur moi et sur le monde qui m’entourait, il se rappela ce qu’on lui avait dit de mon arrivée peu de temps auparavant ; il me dit quelques mots, et aussitôt un jeune homme armé d’une vessie s’approcha de moi et m’en donna sur l’oreille droite ; mais je fis signe qu’il était inutile de prendre cette peine, ce qui donna au roi et à toute la cour une haute idée de mon intelligence. Le roi me fit diverses questions, auxquelles je répondis sans que nous nous entendissions ni l’un ni l’autre. On me conduisit bientôt après dans un appartement où l’on me servit à dîner. Quatre personnes de distinction me firent l’honneur de se mettre à table avec moi ; nous eûmes deux services, chacun de trois plats. Le premier service était composé d’une épaule de mouton coupée en triangle équilatéral, d’une pièce de bœuf sous la forme d’un rhomboïde, et d’un boudin sous celle d’une cycloïde. Le second service fut deux canards ressemblant à deux violons, des saucisses et des andouilles qui paraissaient comme des flûtes et des hautbois, et un foie de veau qui avait l’air d’une harpe. Les pains qu’on nous servit avaient la figure de cônes, de cylindres, de parallélogrammes.

 

Après le dîner, un homme vint à moi de la part du roi, avec une plume, de l’encre et du papier, et me fit entendre par des signes qu’il avait ordre de m’apprendre la langue du pays. Je fus avec lui environ quatre heures, pendant lesquelles j’écrivis sur deux colonnes un grand nombre de mots avec la traduction vis-à-vis. Il m’apprit aussi plusieurs phrases courtes, dont il me fit connaître le sens en faisant devant moi ce qu’elles signifiaient. Mon maître me montra ensuite, dans un de ses livres, la figure du soleil et de la lune, des étoiles, du zodiaque, des tropiques et des cercles polaires, en me disant le nom de tout cela, ainsi que de toutes sortes d’instruments de musique, avec les termes de cet art convenables à chaque instrument Quand il eut fini sa leçon, je composai en mon particulier un très joli petit dictionnaire de tous les mots que j’avais appris, et, en peu de jours, grâce à mon heureuse mémoire, je sus passablement la langue laputienne.

 

Un tailleur vint, le lendemain matin, prendre ma mesure. Les tailleurs de ce pays exercent leur métier autrement qu’en Europe. Il prit d’abord la hauteur de mon corps avec un quart de cercle, et puis, avec la règle et le compas, ayant mesuré ma grosseur et toute la proportion de mes membres, il fit son calcul sur le papier, et au bout de six jours il m’apporta un habit très mal fait ; il m’en fit excuse, en me disant qu’il avait eu le malheur de se tromper dans ses supputations.

 

Sa Majesté ordonna ce jour-là qu’on fit avancer son île vers Lagado, qui est la capitale de son royaume de terre ferme, et ensuite vers certaines villes et villages, pour recevoir les requêtes de ses sujets. On jeta pour cela plusieurs ficelles avec des petits plombs au bout, afin que le peuple attachât ses placets à ces ficelles, qu’on tirait ensuite, et qui semblaient en l’air autant de cerfs-volants.

La connaissance que j’avais des mathématiques m’aida beaucoup à comprendre leur façon de parler et leurs métaphores, tirées la plupart des mathématiques et de la musique, car je suis un peu musicien. Toutes leurs idées n’étaient qu’en lignes et en figures, et leur galanterie même était toute géométrique. Si, par exemple, ils voulaient louer la beauté d’une jeune fille, ils disaient que ses dents blanches étaient de beaux et parfaits parallélogrammes, que ses sourcils étaient un arc charmant ou une belle portion de cercle, que ses yeux formaient une ellipse admirable, que sa gorge était décorée de deux globes asymptotes, et ainsi du reste. Le sinus, la tangente, la ligne courbe, le cône, le cylindre, l’ovale, la parabole, le diamètre, le rayon, le centre, le point, sont parmi eux des termes qui entrent dans le langage affectueux.

 

Leurs maisons étaient fort mal bâties : c’est qu’en ce pays-là on méprise la géométrie pratique comme une chose vulgaire et mécanique. Je n’ai jamais vu de peuple si sot, si niais, si maladroit dans tout ce qui regarde les actions communes et la conduite de la vie. Ce sont, outre cela, les plus mauvais raisonneurs du monde, toujours prêts à contredire, si ce n’est lorsqu’ils pensent juste, ce qui leur arrive rarement, et alors ils se taisent ; ils ne savent ce que c’est qu’imagination, invention, portraits, et n’ont pas même de mots en leur langue qui expriment ces choses. Aussi tous leurs ouvrages, et même leurs poésies, semblent des théorèmes d’Euclide.

Plusieurs d’entre eux, principalement ceux qui s’appliquent à l’astronomie, donnent dans l’astrologie judiciaire, quoiqu’ils n’osent l’avouer publiquement ; mais ce que je trouvai de plus surprenant, ce fut l’inclination qu’ils avaient pour la politique et leur curiosité pour les nouvelles ; ils parlaient incessamment d’affaires d’État, et portaient sans façon leur jugement sur tout ce qui se passait dans les cabinets des princes. J’ai souvent remarqué le même caractère dans nos mathématiciens d’Europe, sans avoir jamais pu trouver la moindre analogie entre les mathématiques et la politique, à moins que l’on ne suppose que, comme le plus petit cercle a autant de degrés que le plus grand, celui qui sait raisonner sur un cercle tracé sur le papier peut également raisonner sur la sphère du monde ; mais n’est-ce pas plutôt le défaut naturel de tous les hommes, qui se plaisent naturellement à parler et à raisonner sur ce qu’ils entendent le moins ?

 

Ce peuple paraît toujours inquiet et alarmé, et ce qui n’a jamais troublé le repos des autres hommes est le sujet continuel de leurs craintes et de leurs frayeurs : ils appréhendent l’altération des corps célestes ; par exemple, que la terre, par les approches continuelles du soleil, ne soit à la fin dévorée par les flammes de cet astre terrible ; que ce flambeau de la nature ne se trouve peu à peu encroûté par son écume, et ne vienne à s’éteindre tout à fait pour les mortels ; ils craignent que la prochaine comète, qui, selon leur calcul, paraîtra dans trente et un ans, d’un coup de sa queue ne foudroie la terre et ne la réduise en cendres ; ils craignent encore que le soleil, à force de répandre des rayons de toutes parts, ne vienne enfin à s’user et à perdre tout à fait sa substance. Voilà les craintes ordinaires et les alarmes qui leur dérobent le sommeil et les privent de toutes sortes de plaisirs ; aussi, dès qu’ils se rencontrent le matin, ils se demandent d’abord les uns aux autres des nouvelles du soleil, comment il se porte et comment il s’est levé et couché.

 

 

 

Chapitre III

 

Phénomène expliqué par les philosophes et astronomes modernes. Les Laputiens sont grands astronomes. Comment le roi apaise les séditions.

 

 

Je demandai au roi la permission de voir les curiosités de l’île ; il me l’accorda et ordonna à un de ses courtisans de m’accompagner. Je voulus savoir principalement quel secret naturel ou artificiel était le principe de ces mouvements divers, dont je vais rendre au lecteur un compte exact et philosophique.

L’île volante est parfaitement ronde ; son diamètre est de sept mille huit cent trente-sept demi-toises, c’est-à-dire d’environ quatre mille pas, et par conséquent contient à peu près dix mille acres. Le fond de cette île ou la surface de dessous, telle qu’elle parait à ceux qui la regardent d’en bas, est comme un large diamant, poli et taillé régulièrement, qui réfléchit la lumière à quatre cents pas. Il y a au-dessus plusieurs minéraux, situés selon le rang ordinaire des mines, et pardessus est un terrain fertile de dix ou douze pieds de profondeur.

Le penchant des parties de la circonférence vers le centre de la surface supérieure est la cause naturelle que toutes les pluies et rosées qui tombent sur l’île sont conduites par de petits ruisseaux vers le milieu, où ils s’amassent dans quatre grands bassins, chacun d’environ un demi-mille de circuit. À deux cents pas de distance du centre de ces bassins, l’eau est continuellement attirée et pompée par le soleil pendant le jour, ce qui empêche le débordement. De plus, comme il est au pouvoir du monarque d’élever l’île au-dessus de la région des nuages et des vapeurs terrestres, il peut, quand il lui plaît, empêcher la chute de la pluie et de la rosée, ce qui n’est au pouvoir d’aucun potentat d’Europe, qui, ne dépendant de personne, dépend toujours de la pluie et du beau temps.

 

Au centre de l’île est un trou d’environ vingt-cinq toises de diamètre, par lequel les astronomes descendent dans un large dôme, qui, pour cette raison, est appelé Flandola Gahnolé, ou la Cave des Astronomes, située à la profondeur de cinquante toises au-dessus de la surface supérieure du diamant. Il y a dans cette cave vingt lampes sans cesse allumées, qui par la réverbération du diamant répandent une grande lumière de tous côtés. Ce lieu est orné de sextants, de cadrans, de télescopes, d’astrolabes et autres instruments astronomiques ; mais la plus grande curiosité, dont dépend même la destinée de l’île, est une pierre d’aimant prodigieuse taillée en forme de navette de tisserand.

 

Elle est longue de trois toises, et dans sa plus grande épaisseur elle a au moins une toise et demie. Cet aimant est suspendu par un gros essieu de diamant qui passe par le milieu de la pierre, sur lequel elle joue, et qui est placé avec tant de justesse qu’une main très faible peut le faire tourner ; elle est entourée d’un cercle de diamant, en forme de cylindre creux, de quatre pieds de profondeur, de plusieurs pieds d’épaisseur et de six toises de diamètre, placé horizontalement et soutenu par huit piédestaux, tous de diamant, hauts chacun de trois toises. Du côté concave du cercle il y a une mortaise profonde de douze pouces, dans laquelle sont placées les extrémités de l’essieu, qui tourne quand il le faut.

Aucune force ne peut déplacer la pierre, parce que le cercle et les pieds du cercle sont d’une seule pièce avec le corps du diamant qui fait la base de l’île.

 

C’est par le moyen de cet aimant que l’île se hausse, se baisse et change de place ; car, par rapport à cet endroit de la terre sur lequel le monarque préside, la pierre est munie à un de ses côtés d’un pouvoir attractif, et à l’autre d’un pouvoir répulsif. Ainsi, quand il lui plaît que l’aimant soit tourné vers la terre par son pôle ami, l’île descend ; mais quand le pôle ennemi est tourné vers la même terre, l’île remonte. Lorsque la position de la terre est oblique, le mouvement de l’île est pareil ; car, dans cet aimant, les forces agissent toujours en ligne parallèle à sa direction ; c’est par ce mouvement oblique que l’île est conduite aux différentes parties des domaines du monarque.

 

Le roi serait le prince le plus absolu de l’univers s’il pouvait engager ses ministres à lui complaire en tout ; mais ceux-ci, ayant leurs terres au-dessous dans le continent, et considérant que la faveur des princes est passagère, n’ont garde de se porter préjudice à eux-mêmes en opprimant la liberté de leurs compatriotes.

Si quelque ville se révolte ou refuse de payer les impôts, le roi a deux façons de la réduire. La première et la plus modérée est de tenir son île au-dessus de la ville rebelle et des terres voisines ; par là, il prive le pays et du soleil et de la rosée, ce qui cause des maladies et de la mortalité ; mais si le crime le mérite, on les accable de grosses pierres qu’on leur jette du haut de l’île, dont ils ne peuvent se garantir qu’en se sauvant dans leurs celliers et dans leurs caves, où ils passent le temps à boire frais tandis que les toits de leurs maisons sont mis en pièces. S’ils continuent témérairement dans leur obstination et leur révolte, le roi a recours alors au dernier remède, qui est de laisser tomber l’île à plomb sur leur tête, ce qui écrase toutes les maisons et tous les habitants. Le prince, néanmoins, se porte rarement à cette terrible extrémité, que les ministres n’osent lui conseiller, vu que ce procédé violent le rendrait odieux au peuple et leur ferait tort à eux-mêmes, qui ont des biens dans le continent : car l’île n’appartient qu’au roi, qui aussi n’a que l’île pour tout domaine.

 

Mais il y a encore une autre raison plus forte pour laquelle les rois de ce pays ont été toujours éloignés d’exercer ce dernier châtiment, si ce n’est dans une nécessité absolue : c’est que, si la ville qu’on veut détruire était située près de quelques hautes roches (car il y en a en ce pays, ainsi qu’en Angleterre, auprès des grandes villes, qui ont été exprès bâties près de ces roches pour se préserver de la colère des rois), ou si elle avait un grand nombre de clochers et de pyramides de pierres, l’île royale, par sa chute, pourrait se briser. Ce sont principalement les clochers que le roi redoute, et le peuple le sait bien. Aussi, quand Sa Majesté est le plus en courroux, il fait toujours descendre son île très doucement, de peur, dit-il, d’accabler son peuple, mais, dans le fond, c’est qu’il craint lui-même que les clochers ne brisent son île. En ce cas, les philosophes croient que l’aimant ne pourrait plus la soutenir désormais, et qu’elle tomberait.

 

 

 

Chapitre IV

 

L’auteur quitte l’île de Laputa et est conduit aux Balnibarbes. Son arrivée à la capitale. Description de cette ville et des environs. Il est reçu avec bonté par un grand seigneur.

 

 

Quoique je ne puisse pas dire que je fusse maltraité dans cette île, il est vrai cependant que je m’y crus négligé et tant soit peu méprisé. Le prince et le peuple n’y étaient curieux que de mathématiques et de musique ; j’étais en ce genre fort au-dessous d’eux, et ils me rendaient justice en faisant peu de cas de moi.

 

D’un autre côté, après avoir vu toutes les curiosités de l’île, j’avais une forte envie d’en sortir, étant très las de ces insulaires aériens. Ils excellaient, il est vrai, dans des sciences que j’estime beaucoup et dont j’ai même quelque teinture ; mais ils étaient si absorbés dans leurs spéculations, que je ne m’étais jamais trouvé en si triste compagnie. Je ne m’entretenais qu’avec les femmes (quel entretien pour un philosophe marin !), qu’avec les artisans, les moniteurs, les pages de cour, et autres gens de cette espèce, ce qui augmenta encore le mépris qu’on avait pour moi ; mais, en vérité, pouvais-je faire autrement ? Il n’y avait que ceux-là avec qui je pusse lier commerce ; les autres ne parlaient point.

 

Il y avait à la cour un grand seigneur, favori du roi, et qui, pour cette raison seule, était traité avec respect, mais qui était pourtant regardé en général comme un homme très ignorant et assez stupide ; il passait pour avoir de l’honneur et de la probité, mais il n’avait point du tout d’oreille pour la musique, et battait, dit-on, la mesure assez mal ; on ajoute qu’il n’avait jamais pu apprendre les propositions les plus aisées des mathématiques. Ce seigneur me donna mille marques de bonté ; il me faisait souvent l’honneur de me venir voir, désirant s’informer des affaires de l’Europe et s’instruire des coutumes, des mœurs, des lois et des sciences des différentes nations parmi lesquelles j’avais demeuré ; il m’écoutait toujours avec une grande attention, et faisait de très belles observations sur tout ce que je lui disais. Deux moniteurs le suivaient pour la forme, mais il ne s’en servait qu’à la cour et dans les visites de cérémonie ; quand nous étions ensemble, il les faisait toujours retirer.

 Je priai ce seigneur d’intercéder pour moi auprès de Sa Majesté pour obtenir mon congé. Le roi m’accorda cette grâce avec regret, comme il eut la bonté de me le dire, et il me fit plusieurs offres avantageuses, que je refusai en lui en marquant ma vive reconnaissance.

Le 16 février, je pris congé de Sa Majesté, qui me fit un présent considérable, et mon protecteur me donna un diamant, avec une lettre de recommandation pour un seigneur de ses amis demeurant à Lagado, capitale des Balnibarbes. L’île étant alors suspendue au-dessus d’une montagne, je descendis de la dernière terrasse de l’île de la même façon que j’étais monté.

 

Le continent porte le nom de Balnibarbes, et la capitale, comme j’ai dit, s’appelle Lagado. Ce fut d’abord une assez agréable satisfaction pour moi de n’être plus en l’air et de me trouver en terre ferme. Je marchai vers la ville sans aucune peine et sans aucun embarras, étant vêtu comme les habitants et sachant assez bien la langue pour la parler. Je trouvai bientôt le logis de la personne à qui j’étais recommandé. Je lui présentai la lettre du grand seigneur, et j’en fus très bien reçu. Cette personne, qui était un seigneur balnibarbe, et qui s’appelait Munodi, me donna un bel appartement chez lui, où je logeai pendant mon séjour en ce pays, et où je fus très bien traité.

 

Le lendemain matin après mon arrivée, Munodi me prit dans son carrosse pour me faire voir la ville, qui est grande comme la moitié de Londres ; mais les maisons étaient étrangement bâties, et la plupart tombaient en ruine ; le peuple, couvert de haillons, marchait dans les rues d’un pas précipité, ayant un regard farouche. Nous passâmes par une des portes de la ville, et nous avançâmes environ trois mille pas dans la campagne, où je vis un grand nombre de laboureurs qui travaillaient à la terre avec plusieurs sortes d’instruments, mais je ne pus deviner ce qu’ils faisaient : je ne voyais nulle part aucune apparence d’herbes ni de grain. Je priai mon conducteur de vouloir bien m’expliquer ce que prétendaient toutes ces têtes et toutes ces mains occupées à la ville et à la campagne, n’en voyant aucun effet ; car, en vérité, je n’avais jamais trouvé ni de terre si mal cultivée, ni de maisons en si mauvais état et si délabrées, ni un peuple si gueux et si misérable.

Le seigneur Munodi avait été plusieurs années gouverneur de Lagado ; mais, par la cabale des ministres, il avait été déposé, au grand regret du peuple. Cependant le roi l’estimait comme un homme qui avait des intentions droites, mais qui n’avait pas l’esprit de la cour. 

Lorsque j’eus ainsi critiqué librement le pays et ses habitants, il ne me répondit autre chose sinon que je n’avais pas été assez longtemps parmi eux pour en juger, et que les différents peuples du monde avaient des usages différents ; il me débita plusieurs autres lieux communs semblables ; mais, quand nous fûmes de retour chez lui, il me demanda comment je trouvais son palais, quelles absurdités j’y remarquais, et ce que je trouvais à redire dans les habits et dans les manières de ses domestiques. Il pouvait me faire aisément cette question, car chez lui tout était magnifique, régulier et poli. Je répondis que sa grandeur, sa prudence et ses richesses l’avaient exempté de tous les défauts qui avaient rendu les autres fous et gueux ; il me dit que, si je voulais aller avec lui à sa maison de campagne, qui était à vingt milles, il aurait plus de loisir de m’entretenir sur tout cela. Je répondis à Son Excellence que je ferais tout ce qu’elle souhaiterait ; nous partîmes donc le lendemain au matin.

 

Durant notre voyage, il me fit observer les différentes méthodes des laboureurs pour ensemencer leurs terres. Cependant, excepté en quelques endroits, je n’avais découvert dans tout le pays aucune espérance de moisson, ni même aucune trace de culture ; mais, ayant marché encore trois heures, la scène changea entièrement. Nous nous trouvâmes dans une très belle campagne. Les maisons des laboureurs étaient un peu éloignées et très bien bâties ; les champs étaient clos et renfermaient des vignes, des pièces de blé, des prairies, et je ne me souviens pas d’avoir rien vu de si agréable. Le seigneur, qui observait ma contenance, me dit alors en soupirant que là commençait sa terre ; que, néanmoins, les gens du pays le raillaient et le méprisaient de ce qu’il n’avait pas mieux fait ses affaires.

Nous arrivâmes enfin à son château, qui était d’une très noble structure : les fontaines, les jardins, les promenades, les avenues, les bosquets, étaient tous disposés avec jugement et avec goût. Je donnai à chaque chose des louanges, dont Son Excellence ne parut s’apercevoir qu’après le souper.

Alors, n’y ayant point de tiers, il me dit d’un air fort triste qu’il ne savait s’il ne lui faudrait pas bientôt abattre ses maisons à la ville et à la campagne pour les rebâtir à la mode, et détruire tout son palais pour le rendre conforme au goût moderne ; mais qu’il craignait pourtant de passer pour ambitieux, pour singulier, pour ignorant et capricieux, et peut-être de déplaire par là aux gens de bien ; que je cesserais d’être étonné quand je saurais quelques particularités que j’ignorais.

 

Il me dit que, depuis environ quatre ans, certaines personnes étaient venues à Laputa, soit pour leurs affaires, soit pour leurs plaisirs, et qu’après cinq mois elles s’en étaient retournées avec une très légère teinture de mathématiques, mais pleines d’esprits volatils recueillis dans cette région aérienne ; que ces personnes, à leur retour, avaient commencé à désapprouver ce qui se passait dans le pays d’en bas, et avaient formé le projet de mettre les arts et les sciences sur un nouveau pied ; que pour cela elles avaient obtenu des lettres patentes pour ériger une académie d’ingénieurs, c’est-à-dire de gens à systèmes ; que le peuple était si fantasque qu’il y avait une académie de ces gens-là dans toutes les grandes villes ; que, dans ces académies ou collèges, les professeurs avaient trouvé de nouvelles méthodes pour l’agriculture et l’architecture, et de nouveaux instruments et outils pour tous les métiers et manufactures, par le moyen desquels un homme seul pourrait travailler autant que dix, et un palais pourrait être bâti en une semaine de matières si solides, qu’il durerait éternellement sans avoir besoin de réparation ; tous les fruits de la terre devaient naître dans toutes les saisons, plus gros cent fois qu’à présent, avec une infinité d’autres projets admirables. « C’est dommage, continua-t-il, qu’aucun de ces projets n’ait été perfectionné jusqu’ici, qu’en peu de temps toute la campagne ait misérablement été ravagée, que la plupart des maisons soient tombées en ruine, et que le peuple, tout nu, meure de froid, de soif et de faim. Avec tout cela, loin d’être découragés, ils en sont plus animés à la poursuite de leurs systèmes, poussés tour à tour par l’espérance et par le désespoir. » Il ajouta que, pour ce qui était de lui, n’étant pas d’un esprit entreprenant, il s’était contenté d’agir selon l’ancienne méthode, de vivre dans les maisons bâties par ses ancêtres et de faire ce qu’ils avaient fait, sans rien innover ; que quelque peu de gens de qualité avaient suivi son exemple, mais avaient été regardés avec mépris, et s’étaient même rendus odieux, comme gens mal intentionnés, ennemis des arts, ignorants, mauvais républicains, préférant leur commodité et leur molle fainéantise au bien général du pays.

 

Son Excellence ajouta qu’il ne voulait pas prévenir par un long détail le plaisir que j’aurais lorsque j’irais visiter l’académie des systèmes ; qu’il souhaitait seulement que j’observasse un bâtiment ruiné du côté de la montagne ; que ce que je voyais, à la moitié d’un mille de son château, était un moulin que le courant d’une grande rivière faisait aller, et qui suffisait pour sa maison et pour un grand nombre de ses vassaux ; qu’il y avait environ sept ans qu’une compagnie d’ingénieurs était venue lui proposer d’abattre ce moulin et d’en bâtir un autre au pied de la montagne, sur le sommet de laquelle serait construit un réservoir où l’eau pourrait être conduite aisément par des tuyaux et par des machines, d’autant que le vent et l’air sur le haut de la montagne agiteraient l’eau et la rendraient plus fluide, et que le poids de l’eau en descendant ferait par sa chute tourner le moulin avec la moitié du courant de la rivière ; il me dit que, n’étant pas bien à la cour, parce qu’il n’avait donné jusqu’ici dans aucun des nouveaux systèmes, et étant pressé par plusieurs de ses amis, il avait agréé le projet ; mais qu’après y avoir fait travailler pendant deux ans, l’ouvrage avait mal réussi, et que les entrepreneurs avaient pris la fuite.

 

Peu de jours après, je souhaitai voir l’académie des systèmes, et Son Excellence voulut bien me donner une personne pour m’y accompagner ; il me prenait peut-être pour un grand admirateur de nouveautés, pour un esprit curieux et crédule. Dans le fond, j’avais un peu été dans ma jeunesse homme à projets et à systèmes, et encore aujourd’hui tout ce qui est neuf et hardi me plaît extrêmement.

 

 

 

Chapitre V

 

L’auteur visite l’académie et en fait la description.

 

 

Le logement de cette académie n’est pas un seul et simple corps de logis, mais une suite de divers bâtiments des deux côtés d’une cour.

Je fus reçu très honnêtement par le concierge, qui nous dit d’abord que, dans ces bâtiments, chaque chambre renfermait un ingénieur, et quelquefois plusieurs, et qu’il y avait environ cinq cents chambres dans l’académie. Aussitôt il nous fit monter et parcourir les appartements.

 

Le premier mécanicien que je vis me parut un homme fort maigre : il avait la face et les mains couvertes de crasse, la barbe et les cheveux longs, avec un habit et une chemise de même couleur que sa peau ; il avait été huit ans sur un projet curieux, qui était, nous dit-il, de recueillir des rayons de soleil afin de les enfermer dans des fioles bouchées hermétiquement, et qu’ils pussent servir à échauffer l’air lorsque les étés seraient peu chauds ; il me dit que, dans huit autres années, il pourrait fournir aux jardins des financiers des rayons de soleil à un prix raisonnable ; mais il se plaignait que ses fonds étaient petits, et il m’engagea à lui donner quelque chose pour l’encourager.

 

Je passai dans une autre chambre ; mais je tournai vite le dos, ne pouvant endurer la mauvaise odeur. Mon conducteur me poussa dedans, et me pria tout bas de prendre garde d’offenser un homme qui s’en ressentirait ; ainsi je n’osai pas même me boucher le nez. L’ingénieur qui logeait dans cette chambre était le plus ancien de l’académie : son visage et sa barbe étaient d’une couleur pâle et jaune, et ses mains avec ses habits étaient couverts d’une ordure infâme. Lorsque je lui fus présenté, il m’embrassa très étroitement, politesse dont je me serais bien passé. Son occupation, depuis son entrée à l’académie, avait été de tâcher de reconstituer les éléments des matières ayant servi à l’alimentation, pour les faire retourner à l’état d’aliment.

 

J’en vis un autre occupé à calciner la glace, pour en extraire, disait-il, de fort bon salpêtre et en faire de la poudre à canon ; il me montra un traité concernant la malléabilité du feu, qu’il avait envie de publier.

 

Je vis ensuite un très ingénieux architecte, qui avait trouvé une méthode admirable pour bâtir les maisons en commençant par le faîte et en finissant par les fondements, projet qu’il me justifia aisément par l’exemple de deux insectes, l’abeille et l’araignée.

 

Il y avait un homme aveugle de naissance qui avait sous lui plusieurs apprentis aveugles comme lui. Leur occupation était de composer des couleurs pour les peintres. Ce maître leur enseignait à les distinguer par le tact et par l’odorat. Je fus assez malheureux pour les trouver alors très peu instruits, et le maître lui-même, comme on peut juger, n’était pas plus habile.

 

Je montai dans un appartement où était un grand homme qui avait trouvé le secret de labourer la terre avec des cochons et d’épargner les frais des chevaux, des bœufs, de la charrue et du laboureur. Voici sa méthode : dans l’espace d’un acre de terre, on enfouissait de six pouces en six pouces une quantité de glands, de dattes, de châtaignes, et autres pareils fruits que les cochons aiment ; alors, on lâchait dans le champ six cents et plus de ces animaux, qui, par le moyen de leurs pieds et de leur museau, mettaient en très peu de temps la terre en état d’être ensemencée, l’engraissaient aussi en lui rendant ce qu’ils y avaient pris. Par malheur, on avait fait l’expérience ; et, outre qu’on avait trouvé le système coûteux et embarrassant, le champ n’avait presque rien produit. On ne doutait pas néanmoins que cette invention ne pût être d’une très grande conséquence et d’une vraie utilité.

 

Dans une chambre vis-à-vis logeait un homme qui avait des idées contraires par rapport au même objet. Il prétendait faire marcher une charrue sans bœufs et sans chevaux, mais avec le secours du vent, et, pour cela, il avait construit une charrue avec un mât et des voiles ; il soutenait que, par le même moyen, il ferait aller des charrettes et des carrosses, et que, dans la suite, on pourrait courir la poste en chaise, en mettant à la voile sur la terre comme sur mer ; que puisque sur la mer on allait à tous vents, il n’était pas difficile de faire la même chose sur la terre.

 

Je passai dans une autre chambre, qui était toute tapissée de toiles d’araignée, et où il y avait à peine un petit espace pour donner passage à l’ouvrier. Dès qu’il me vit, il cria : « Prenez garde de rompre mes toiles ! » Je l’entretins, et il me dit que c’était une chose pitoyable que l’aveuglement où les hommes avaient été jusqu’ici par rapport aux vers à soie, tandis qu’ils avaient à leur disposition tant d’insectes domestiques dont ils ne faisaient aucun usage, et qui étaient néanmoins préférables aux vers à soie, qui ne savaient que filer ; au lieu que l’araignée saurait tout ensemble filer et ourdir. Il ajouta que l’usage des toiles d’araignée épargnerait encore dans la suite les frais de la teinture, ce que je concevrais aisément lorsqu’il m’aurait fait voir un grand nombre de mouches de couleurs diverses et charmantes dont il nourrissait ses araignées ; qu’il était certain que leurs toiles prendraient infailliblement la couleur de ces mouches, et que, comme il en avait de toute espèce, il espérait aussi voir bientôt des toiles capables de satisfaire, par leurs couleurs, tous les goûts différents des hommes, aussitôt qu’il aurait pu trouver une certaine nourriture suffisamment glutineuse pour ses mouches, afin que les fils de l’araignée en acquissent plus de solidité et de force.

 

Je vis ensuite un célèbre astronome, qui avait entrepris de placer un cadran à la pointe du grand clocher de la maison de ville, ajustant de telle manière les mouvements diurnes et annuels du soleil avec le vent, qu’ils pussent s’accorder avec le mouvement de la girouette.

 

Après avoir visité le bâtiment des arts, je passai dans l’autre corps de logis, où étaient les faiseurs de systèmes par rapport aux sciences. Nous entrâmes d’abord dans l’école du langage, où nous trouvâmes trois académiciens qui raisonnaient ensemble sur les moyens d’embellir la langue.

 

L’un d’eux était d’avis, pour abréger le discours, de réduire tous les mots en simples monosyllabes et de bannir tous les verbes et tous les participes.

 

L’autre allait plus loin, et proposait une manière d’abolir tous les mots, en sorte qu’on raisonnerait sans parler, ce qui serait très favorable à la poitrine, parce qu’il est clair qu’à force de parler les poumons s’usent et la santé s’altère. L’expédient qu’il trouvait était de porter sur soi toutes les choses dont on voudrait s’entretenir. Ce nouveau système, dit-on, aurait été suivi, si les femmes ne s’y fussent opposées. Plusieurs esprits supérieurs de cette académie ne laissaient pas néanmoins de se conformer à cette manière d’exprimer les choses par les choses mêmes, ce qui n’était embarrassant pour eux que lorsqu’ils avaient à parler de plusieurs sujets différents ; alors il fallait apporter sur leur dos des fardeaux énormes, à moins qu’ils n’eussent un ou deux valets bien forts pour s’épargner cette peine : ils prétendaient que, si ce système avait lieu, toutes les nations pourraient facilement s’entendre (ce qui serait d’une grande commodité), et qu’on ne perdrait plus le temps à apprendre des langues étrangères.

 

De là, nous entrâmes dans l’école de mathématique, dont le maître enseignait à ses disciples une méthode que les Européens auront de la peine à s’imaginer : chaque proposition, chaque démonstration était écrite sur du pain à chanter, avec une certaine encre de teinture céphalique. L’écolier, à jeun, était obligé, après avoir avalé ce pain à chanter, de s’abstenir de boire et de manger pendant trois jours, en sorte que, le pain à chanter étant digéré, la teinture céphalique pût monter au cerveau et y porter avec elle la proposition et la démonstration. Cette méthode, il est vrai, n’avait pas eu beaucoup de succès jusqu’ici, mais c’était, disait-on, parce que l’on s’était trompé dans la mesure de la dose, ou parce que les écoliers, malins et indociles, faisaient seulement semblant d’avaler le bolus, ou bien parce qu’ils mangeaient en cachette pendant les trois jours.

 

 

 

Chapitre VI

 

Suite de la description de l’académie.

 

 

Je ne fus pas fort satisfait de l’école de politique, que je visitai ensuite. Ces docteurs me parurent peu sensés, et la vue de telles personnes a le don de me rendre toujours mélancolique. Ces hommes extravagants soutenaient que les grands devaient choisir pour leurs favoris ceux en qui ils remarquaient plus de sagesse, plus de capacité, plus de vertu, et qu’ils devaient avoir toujours en vue le bien public, récompenser le mérite, le savoir, l’habileté et les services ; ils disaient encore que les princes devaient toujours donner leur confiance aux personnes les plus capables et les plus expérimentées, et autres pareilles sottises et chimères, dont peu de princes se sont avisés jusqu’ici ; ce qui me confirma la vérité de cette pensée admirable de Cicéron : qu’il n’y a rien de si absurde qui n’ait été avancé par quelque philosophe.

 

Mais tous les autres membres de l’académie ne ressemblaient pas à ces originaux dont je viens de parler. Je vis un médecin d’un esprit sublime, qui possédait à fond la science du gouvernement : il avait consacré ses veilles jusqu’ici à découvrir les causes des maladies d’un État et à trouver des remèdes pour guérir le mauvais tempérament de ceux qui administrent les affaires publiques. On convient, disait-il, que le corps naturel et le corps politique ont entre eux une parfaite analogie : donc l’un et l’autre peuvent être traités avec les mêmes remèdes. Ceux qui sont à la tête des affaires ont souvent les maladies qui suivent : ils sont pleins d’humeurs en mouvement, qui leur affaiblissent la tête et le cœur et leur causent quelquefois des convulsions et des contractions de nerfs à la main droite, une faim canine, des indigestions, des vapeurs, des délires et autres sortes de maux. Pour les guérir, notre grand médecin proposait que lorsque ceux qui manient les affaires d’État seraient sur le point de s’assembler, on leur tâterait le pouls, et que par là on tâcherait de connaître la nature de leur maladie ; qu’ensuite, la première fois qu’ils s’assembleraient encore, on leur enverrait avant la séance des apothicaires avec des remèdes astringents, palliatifs, laxatifs, céphalalgiques, apophlegmatiques, acoustiques, etc..., selon la qualité du mal, et en réitérant toujours le même remède à chaque séance.

L’exécution de ce projet ne serait pas d’une grande dépense, et serait, selon mon idée, très utile dans les pays où les états et les parlements se mêlent des affaires d’État : elle procurerait l’unanimité, terminerait les différends, ouvrirait la bouche aux muets, la fermerait aux déclamateurs, calmerait l’impétuosité des jeunes sénateurs, échaufferait la froideur des vieux, réveillerait les stupides, ralentirait les étourdis.

Et parce que l’on se plaint ordinairement que les favoris des princes ont la mémoire courte et malheureuse, le même docteur voulait que quiconque aurait affaire à eux, après avoir exposé le cas en très peu de mots, eût la liberté de donner à M. le favori une chiquenaude dans le nez, un coup de pied dans le ventre, de lui tirer les oreilles ou de lui ficher une épingle dans les cuisses, et tout cela pour l’empêcher d’oublier l’affaire dont on lui aurait parlé ; en sorte qu’on pourrait réitérer de temps en temps le même compliment jusqu’à ce que la chose fût accordée ou refusée tout à fait.

Il voulait aussi que chaque sénateur, dans l’assemblée générale de la nation, après avoir proposé son opinion et avoir dit tout ce qu’il aurait à dire pour la soutenir, fût obligé de conclure à la proposition contradictoire, parce qu’infailliblement le résultat de ces assemblées serait par là très favorable au bien public.

 

Je vis deux académiciens disputer avec chaleur sur le moyen de lever des impôts sans faire murmurer les peuples. L’un soutenait que la meilleure méthode serait d’imposer une taxe sur les vices et sur les folies des hommes, et que chacun serait taxé suivant le jugement et l’estimation de ses voisins. L’autre académicien était d’un sentiment entièrement opposé, et prétendait, au contraire, qu’il fallait taxer les belles qualités du corps et de l’esprit dont chacun se piquait, et les taxer plus ou moins selon leurs degrés, en sorte que chacun serait son propre juge et ferait lui-même sa déclaration. Il fallait taxer fortement l’esprit et la valeur, selon l’aveu que chacun ferait de ces qualités ; mais à l’égard de l’honneur et de la probité, de la sagesse, de la modestie, on exemptait ces vertus de toute taxe, vu qu’étant trop rares, elles ne rendraient presque rien ; qu’on ne rencontrerait personne qui ne voulût avouer qu’elles se trouvassent dans son voisin, et que presque personne aussi n’aurait l’effronterie de se les attribuer à lui-même.

 

On devait pareillement taxer les dames à proportion de leur beauté, de leurs agréments et de leur bonne grâce, suivant leur propre estimation, comme on faisait à l’égard des hommes ; mais pour la sincérité, le bon sens et le bon naturel des femmes, comme elles ne s’en piquent point, cela ne devait rien payer du tout, parce que tout ce qu’on en pourrait retirer ne suffirait pas pour les frais du gouvernement.

 

Afin de retenir les sénateurs dans l’intérêt de la couronne, un autre académicien politique était d’avis qu’il fallait que le prince fît tous les grands emplois à la rafle, de façon cependant que chaque sénateur, avant que de jouer, fit serment et donnât caution qu’il opinerait ensuite selon les intentions de la cour, soit qu’il gagnât ou non ; mais que les perdants auraient ensuite le droit de jouer dès qu’il y aurait quelque emploi vacant. Ils seraient ainsi toujours pleins d’espérance, ils ne se plaindraient point des fausses promesses qu’on leur aurait données, et ne s’en prendraient qu’à la fortune, dont les épaules sont toujours plus fortes que celles du ministère.

 

Un autre académicien me fit voir un écrit contenant une méthode curieuse pour découvrir les complots et les cabales, qui était d’examiner la nourriture des personnes suspectes, le temps auquel elles mangent, le côté sur lequel elles se couchent dans leur lit, de considérer leurs excréments, et de juger par leur odeur et leur couleur des pensées et des projets d’un homme. Il ajoutait que lorsque, pour faire seulement des expériences, il avait parfois songé à l’assassinat d’un homme, il avait alors trouvé ses excréments très jaunes, et que lorsqu’il avait pensé à se révolter et à brûler la capitale, il les avait trouvés d’une couleur très noire.

 

Je me hasardai d’ajouter quelque chose au système de ce politique : je lui dis qu’il serait bon d’entretenir toujours une troupe d’espions et de délateurs, qu’on protégerait et auxquels on donnerait toujours une somme d’argent proportionnée à l’importance de leur dénonciation, soit qu’elle fût fondée ou non ; que, par ce moyen, les sujets seraient retenus dans la crainte et dans le respect ; que ces délateurs et accusateurs seraient autorisés à donner quel sens il leur plairait aux écrits qui leur tomberaient entre les mains ; qu’ils pourraient, par exemple, interpréter ainsi les termes suivants :

 

Un crible, – une grande dame de la cour.

 

Un chien boiteux, – une descente, une invasion.

 

La peste, – une armée sur pied.

 

Une buse, – un favori.

 

La goutte, – un grand prêtre.

 

Un balai, – une révolution.

 

Une souricière, – un emploi de finance.

 

Un égout, – la cour.

 

Un roseau brisé, – la cour de justice.

 

Un tonneau vide, – un général.

 

Une plaie ouverte, – l’état des affaires publiques.

 

On pourrait encore observer l’anagramme de tous les noms cités dans un écrit ; mais il faudrait pour cela des hommes de la plus haute pénétration et du plus sublime génie, surtout quand il s’agirait de découvrir le sens politique et mystérieux des lettres initiales : Ainsi N pourrait signifier un complot, B un régiment de cavalerie, L une flotte. Outre cela, en transposant les lettres, on pourrait apercevoir dans un écrit tous les desseins cachés d’un parti mécontent : par exemple, vous lisez dans une lettre écrite à un ami : Votre frère Thomas a mal au ventre : l’habile déchiffreur trouvera dans l’assemblage de ces mots indifférents une phrase qui fera entendre que tout est prêt pour une sédition.  

L’académicien me fit de grands remerciements de lui avoir communiqué ces petites observations, et me promit de faire de moi une mention honorable dans le traité qu’il allait mettre au jour sur ce sujet.

 

Je ne vis rien dans ce pays qui pût m’engager à y faire un plus long séjour ; ainsi, je commençai à songer à mon retour en Angleterre.

 

 

 

Chapitre VII

 

L’auteur quitte Lagado et arrive à Maldonada. Il fait un petit voyage à Gloubbdoubdrib. Comment il est reçu par le gouverneur.

 

 

Le continent dont ce royaume fait partie s’étend, autant que j’en puis juger, à l’est, vers une contrée inconnue de l’Amérique ; à l’ouest, vers la Californie ; et au nord, vers la mer Pacifique. Il n’est pas à plus de mille cinquante lieues de Lagado. Ce pays a un port célèbre et un grand commerce avec l’île de Luggnagg, située au nord-ouest, environ à vingt degrés de latitude septentrionale et à cent quarante de longitude. L’île de Luggnagg est au sud-ouest du Japon et en est éloignée environ de cent lieues. Il y a une étroite alliance entre l’empereur du Japon et le roi de Luggnagg, ce qui fournit plusieurs occasions d’aller de l’une à l’autre. Je résolus, pour cette raison, de prendre ce chemin pour retourner en Europe. Je louai deux mules avec un guide pour porter mon bagage et me montrer le chemin. Je pris congé de mon illustre protecteur, qui m’avait témoigné tant de bonté, et à mon départ j’en reçus un magnifique présent.

 

Il ne m’arriva pendant mon voyage aucune aventure qui mérite d’être rapportée. Lorsque je fus arrivé au port de Maldonada, qui est une ville environ de la grandeur de Portsmouth, il n’y avait point de vaisseau dans le port prêt à partir pour Luggnagg. Je fis bientôt quelques connaissances dans la ville. Un gentilhomme de distinction me dit que, puisqu’il ne partirait aucun navire pour Luggnagg que dans un mois, je ferais bien de me divertir à faire un petit voyage à l’île de Gloubbdoubdrib, qui n’était éloignée que de cinq lieues vers le sud-ouest ; il s’offrit lui-même d’être de la partie avec un de ses amis, et de me fournir une petite barque.

 

Gloubbdoubdrib, selon son étymologie, signifie l’île des Sorciers ou Magiciens. Elle est environ trois fois aussi large que l’île de Wight et est très fertile. Cette île est sous la puissance du chef d’une tribu toute composée de sorciers, qui ne s’allient qu’entre eux et dont le prince est toujours le plus ancien de la tribu. Ce prince ou gouverneur a un palais magnifique et un parc d’environ trois mille acres, entouré d’un mur de pierres de taille de vingt pieds de haut. Lui et toute sa famille sont servis par des domestiques d’une espèce assez extraordinaire. Par la connaissance qu’il a de la nécromancie, il a le pouvoir d’évoquer les esprits et de les obliger à le servir pendant vingt-quatre heures.

 

Lorsque nous abordâmes à l’île, il était environ onze heures du matin. Un des deux gentilshommes qui m’accompagnaient alla trouver le gouverneur, et lui dit qu’un étranger souhaitait d’avoir l’honneur de saluer Son Altesse. Ce compliment fut bien reçu. Nous entrâmes dans la cour du palais, et passâmes au milieu d’une haie de gardes, dont les armes et les attitudes me firent une peur extrême ; nous traversâmes les appartements et rencontrâmes une foule de domestiques avant que de parvenir à la chambre du gouverneur. Après que nous lui eûmes fait trois révérences profondes, il nous fit asseoir sur de petits tabourets au pied de son trône. Comme il entendait la langue des Balnibarbes, il me fit différentes questions au sujet de mes voyages, et, pour me marquer qu’il voulait en agir avec moi sans cérémonie, il fit signe avec le doigt à tous ses gens de se retirer, et en un instant (ce qui m’étonna beaucoup) ils disparurent comme une fumée. J’eus de la peine à me rassurer ; mais, le gouverneur m’ayant dit que je n’avais rien à craindre, et voyant mes deux compagnons nullement embarrassés, parce qu’ils étaient faits à ces manières, je commençai à prendre courage, et racontai à Son Altesse les différentes aventures de mes voyages, non sans être troublé de temps en temps par ma sotte imagination, regardant souvent autour de moi, à gauche et à droite, et jetant les yeux sur les lieux où j’avais vu les fantômes disparaître.

 

J’eus l’honneur de dîner avec le gouverneur, qui nous fit servir par une nouvelle troupe de spectres. Nous fûmes à table jusqu’au coucher du soleil, et, ayant prié Son Altesse de vouloir bien que je ne couchasse pas dans son palais, nous nous retirâmes, mes deux amis et moi, et allâmes chercher un lit dans la ville capitale, qui est proche. Le lendemain matin, nous revînmes rendre nos devoirs au gouverneur. Pendant les dix jours que nous restâmes dans cette île, je vins à me familiariser tellement avec les esprits, que je n’en eus plus de peur du tout, ou du moins, s’il m’en restait encore un peu, elle cédait à ma curiosité. J’eus bientôt une occasion de la satisfaire, et le lecteur pourra juger par là que je suis encore plus curieux que poltron. Son Altesse me dit un jour de nommer tels morts qu’il me plairait, qu’il me les ferait venir et les obligerait de répondre à toutes les questions que je leur voudrais faire, à condition, toutefois, que je ne les interrogerais que sur ce qui s’était passé de leur temps, et que je pourrais être bien assuré qu’ils me diraient toujours vrai, étant inutile aux morts de mentir.

 

Je rendis de très humbles actions de grâces à Son Altesse, et, pour profiter de ses offres, je me mis à me rappeler la mémoire de ce que j’avais autrefois lu dans l’histoire romaine.

 

Le gouverneur fit signe à César et à Brutus de s’avancer. Je fus frappé d’admiration et de respect à la vue de Brutus, et César m’avoua que toutes ses belles actions étaient au-dessous de celles de Brutus, qui lui avait ôté la vie pour délivrer Rome de sa tyrannie.

 

Il me prit envie de voir Homère ; il m’apparut ; je l’entretins et lui demandai ce qu’il pensait de son Iliade. Il m’avoua qu’il était surpris des louanges excessives qu’on lui donnait depuis trois mille ans ; que son poème était médiocre et semé de sottises, qu’il n’avait plu de son temps qu’à cause de la beauté de sa diction et de l’harmonie de ses vers, et qu’il était fort surpris que, puisque sa langue était morte et que personne n’en pouvait plus distinguer les beautés, les agréments et les finesses, il se trouvât encore des gens assez vains ou assez stupides pour l’admirer. Sophocle et Euripide, qui l’accompagnaient, me tinrent à peu près le même langage et se moquèrent surtout de nos savants modernes, qui, obligés de convenir des bévues des anciennes tragédies, lorsqu’elles étaient fidèlement traduites, soutenaient néanmoins qu’en grec c’étaient des beautés et qu’il fallait savoir le grec pour en juger avec équité.

 

Je voulus voir Aristote et Descartes. Le premier m’avoua qu’il n’avait rien entendu à la physique, non plus que tous les philosophes ses contemporains, et tous ceux même qui avaient vécu entre lui et Descartes ; il ajouta que celui-ci avait pris un bon chemin, quoiqu’il se fût souvent trompé, surtout par rapport à son système extravagant touchant l’âme des bêtes. Descartes prit la parole et dit qu’il avait trouvé quelque chose et avait su établir d’assez bons principes, mais qu’il n’était pas allé fort loin, et que tous ceux qui, désormais, voudraient courir la même carrière seraient toujours arrêtés par la faiblesse de leur esprit et obligés de tâtonner ; que c’était une grande folie de passer sa vie à chercher des systèmes, et que la vraie physique convenable et utile à l’homme était de faire un amas d’expériences et de se borner là ; qu’il avait eu beaucoup d’insensés pour disciples, parmi lesquels on pouvait compter un certain Spinosa.

 

J’eus la curiosité de voir plusieurs morts illustres de ces derniers temps, et surtout des morts de qualité, car j’ai toujours eu une grande vénération pour la noblesse. Oh ! que je vis des choses étonnantes, lorsque le gouverneur fit passer en revue devant moi toute la suite des aïeux de la plupart de nos gentilshommes modernes ! Que j’eus de plaisir à voir leur origine et tous les personnages qui leur ont transmis leur sang ! Je vis clairement pourquoi certaines familles ont le nez long, d’autres le menton pointu, d’autres ont le visage basané et les traits effroyables, d’autres ont les yeux beaux et le teint blond et délicat ; pourquoi, dans certaines familles, il y a beaucoup de fous et d’étourdis, dans d’autres beaucoup de fourbes et de fripons ; pourquoi le caractère de quelques-unes est la méchanceté, la brutalité, la bassesse, la lâcheté, ce qui les distingue, comme leurs armes et leurs livrées. Que je fus encore surpris de voir, dans la généalogie de certains seigneurs, des pages, des laquais, des maîtres à danser et à chanter, etc.

 

Je connus clairement pourquoi les historiens ont transformé des guerriers imbéciles et lâches en grands capitaines, des insensés et de petits génies en grands politiques, des flatteurs et des courtisans en gens de bien, des athées en hommes pleins de religion, d’infâmes débauchés en gens chastes, et des délateurs de profession en hommes vrais et sincères. Je sus de quelle manière des personnes très innocentes avaient été condamnées à la mort ou au bannissement par l’intrigue des favoris qui avaient corrompu les juges ; comment il était arrivé que des hommes de basse extraction et sans mérite avaient été élevés aux plus grandes places ; comment des hommes vils avaient souvent donné le branle aux plus importantes affaires, et avaient occasionné dans l’univers les plus grands événements. Oh ! que je conçus alors une basse idée de l’humanité ! Que la sagesse et la probité des hommes me parut peu de chose, en voyant la source de toutes les révolutions, le motif honteux des entreprises les plus éclatantes, les ressorts, ou plutôt les accidents imprévus, et les bagatelles qui les avaient fait réussir !

 

Je découvris l’ignorance et la témérité de nos historiens, qui ont fait mourir du poison certains rois, qui ont osé faire part au public des entretiens secrets d’un prince avec son premier ministre, et qui ont, si on les en croit, crocheté, pour ainsi dire, les cabinets des souverains et les secrétaireries des ambassadeurs pour en tirer des anecdotes curieuses.

 

Ce fut là que j’appris les causes secrètes de quelques événements qui ont étonné le monde.

 

Un général d’armée m’avoua qu’il avait une fois remporté une victoire par sa poltronnerie et par son imprudence, et un amiral me dit qu’il avait battu malgré lui une flotte ennemie, lorsqu’il avait envie de laisser battre la sienne. Il y eut trois rois qui me dirent que, sous leur règne, ils n’avaient jamais récompensé ni élevé aucun homme de mérite, si ce n’est une fois que leur ministre les trompa et se trompa lui-même sur cet article ; qu’en cela ils avaient eu raison, la vertu étant une chose très incommode à la cour.

 

J’eus la curiosité de m’informer par quel moyen un grand nombre de personnes étaient parvenues à une très haute fortune. Je me bornai à ces derniers temps, sans néanmoins toucher au temps présent, de peur d’offenser même les étrangers (car il n’est pas nécessaire que j’avertisse que tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne regarde point mon cher pays). Parmi ces moyens, je vis le parjure, l’oppression, la subornation, la perfidie, et autres pareilles bagatelles qui méritent peu d’attention. Après ces découvertes, je crois qu’on me pardonnera d’avoir désormais un peu moins d’estime et de vénération pour la grandeur, que j’honore et respecte naturellement, comme tous les inférieurs doivent faire à l’égard de ceux que la nature ou la fortune ont placés dans un rang supérieur.

 

J’avais lu dans quelques livres que des sujets avaient rendu de grands services à leur prince et à leur patrie ; j’eus envie de les voir ; mais on me dit qu’on avait oublié leurs noms, et qu’on se souvenait seulement de quelques-uns, dont les citoyens avaient fait mention en les faisant passer pour des traîtres et des fripons. Ces gens de bien, dont on avait oublié les noms, parurent cependant devant moi, mais avec un air humilié et en mauvais équipage ; ils me dirent qu’ils étaient tous morts dans la pauvreté et dans la disgrâce, et quelques-uns même sur un échafaud.

 

Parmi ceux-ci, je vis un homme dont le cas me parut extraordinaire, qui avait à côté de lui un jeune homme de dix-huit ans. Il me dit qu’il avait été capitaine de vaisseau pendant plusieurs années, et que, dans le combat naval d’Actium, il avait enfoncé la première ligne, coulé à fond trois vaisseaux du premier rang, et en avait pris un de la même grandeur, ce qui avait été la seule cause de la fuite d’Antoine et de l’entière défaite de sa flotte ; que le jeune homme qui était auprès de lui était son fils unique, qui avait été tué dans le combat ; il m’ajouta que, la guerre ayant été terminée, il vint à Rome pour solliciter une récompense et demander le commandement d’un plus gros vaisseau, dont le capitaine avait péri dans le combat ; mais que, sans avoir égard à sa demande, cette place avait été donnée à un jeune homme qui n’avait encore jamais vu la mer ; qu’étant retourné à son département, on l’avait accusé d’avoir manqué à son devoir, et que le commandement de son vaisseau avait été donné à un page favori du vice-amiral Publicola ; qu’il avait été alors obligé de se retirer chez lui, à une petite terre loin de Rome, et qu’il y avait fini ses jours. Désirant savoir si cette histoire était véritable, je demandai à voir Agrippa, qui dans ce combat avait été l’amiral de la flotte victorieuse : il parut, et, me confirmant la vérité de ce récit, il y ajouta des circonstances que la modestie du capitaine avait omises.

 

Comme chacun des personnages qu’on évoquait paraissait tel qu’il avait été dans le monde, je vis avec douleur combien, depuis cent ans, le genre humain avait dégénéré.

 

Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens paysans, dont on vante la simplicité, la sobriété, la justice, l’esprit de liberté, la valeur et l’amour pour la patrie. Je les vis et ne pus m’empêcher de les comparer avec ceux d’aujourd’hui, qui vendent à prix d’argent leurs suffrages dans l’élection des députés au parlement et qui, sur ce point, ont toute la finesse et tout le manège des gens de cour.

 

 

 

Chapitre VIII

 

Retour de l’auteur à Maldonada. Il fait voile pour le royaume du Luggnagg. À son arrivée, il est arrêté et conduit à la cour. Comment il y est reçu.

 

 

Le jour de notre départ étant arrivé, je pris congé de Son Altesse le gouverneur de Gloubbdoubdrid, et retournai avec mes deux compagnons à Maldonada, où, après avoir attendu quinze jours, je m’embarquai enfin dans un navire qui partait pour Luggnagg. Les deux gentilshommes, et quelques autres personnes encore, eurent l’honnêteté de me fournir les provisions nécessaires pour ce voyage et de me conduire jusqu’à bord.

 

Nous essuyâmes une violente tempête, et fûmes contraints de gouverner au nord pour pouvoir jouir d’un certain vent marchand qui souffle en cet endroit dans l’espace de soixante lieues. Le 21 avril 1609, nous entrâmes dans la rivière de Clumegnig, qui est une ville port de mer au sud-est de Luggnagg. Nous jetâmes l’ancre à une lieue de la ville et donnâmes le signal pour faire venir un pilote. En moins d’une demi-heure, il en vint deux à bord, qui nous guidèrent au milieu des écueils et des rochers, qui sont très dangereux dans cette rade et dans le passage qui conduit à un bassin où les vaisseaux sont en sûreté, et qui est éloigné des murs de la ville de la longueur d’un câble.

 

Quelques-uns de nos matelots, soit par trahison, soit par imprudence, dirent aux pilotes que j’étais un étranger et un grand voyageur. Ceux-ci en avertirent le commis de la douane, qui me fit diverses questions dans la langue balnibarbienne qui est entendue en cette ville à cause du commerce, et surtout par les gens de mer et les douaniers. Je lui répondis en peu de mots et lui fis une histoire aussi vraisemblable et aussi suivie qu’il me fut possible ; mais je crus qu’il était nécessaire de déguiser mon pays et de me dire Hollandais, ayant dessein d’aller au Japon, où je savais que les Hollandais seuls étaient reçus. Je dis donc au commis qu’ayant fait naufrage à la côte des Balnibarbes, et ayant échoué sur un rocher, j’avais été dans l’île volante de Laputa, dont j’avais souvent ouï parler, et que maintenant je songeais à me rendre au Japon, afin de pouvoir retourner de là dans mon pays. Le commis me dit qu’il était obligé de m’arrêter jusqu’à ce qu’il eût reçu des ordres de la cour, où il allait écrire immédiatement et d’où il espérait recevoir réponse dans quinze jours. On me donna un logement convenable et on mit une sentinelle à ma porte. J’avais un grand jardin pour me promener, et je fus traité assez bien aux dépens du roi. Plusieurs personnes me rendirent visite, excitées par la curiosité de voir un homme qui venait d’un pays très éloigné, dont ils n’avaient jamais entendu parler.

 

Je fis marché avec un jeune homme de notre vaisseau pour me servir d’interprète. Il était natif de Luggnagg ; mais, ayant passé plusieurs années à Maldonada, il savait parfaitement les deux langues. Avec son secours je fus en état d’entretenir tous ceux qui me faisaient l’honneur de me venir voir, c’est-à-dire d’entendre leurs questions et de leur faire entendre mes réponses.

 

Celle de la cour vint au bout de quinze jours, comme on l’attendait : elle portait un ordre de me faire conduire avec ma suite par un détachement de chevaux à Traldragenb ou Tridragdrib ; car, autant que je m’en puis souvenir, on prononce des deux manières. Toute ma suite consistait en ce pauvre garçon qui me servait d’interprète et que j’avais pris à mon service. On fit partir un courrier devant nous, qui nous devança d’une demi-journée, pour donner avis au roi de mon arrivée prochaine et pour demander à Sa Majesté le jour et l’heure que je pourrais avoir l’honneur et le plaisir de lécher la poussière du pied de son trône.

 

Deux jours après mon arrivée, j’eus audience ; et d’abord on me fit coucher et ramper sur le ventre, et balayer le plancher avec ma langue à mesure que j’avançais vers le trône du roi ; mais, parce que j’étais étranger, on avait eu l’honnêteté de nettoyer le plancher, de manière que la poussière ne me pût faire de peine. C’était une grâce particulière, qui ne s’accordait pas même aux personnes du premier rang lorsqu’elles avaient l’honneur d’être reçues à l’audience de Sa Majesté ; quelquefois même on laissait exprès le plancher très sale et très couvert de poussière, lorsque ceux qui venaient à l’audience avaient des ennemis à la cour. J’ai une fois vu un seigneur avoir la bouche si pleine de poussière et si souillée de l’ordure qu’il avait recueillie avec sa langue, que, quand il fut parvenu au trône, il lui fut impossible d’articuler un seul mot. À ce malheur il n’y a point de remède, car il est défendu, sous des peines très graves, de cracher ou de s’essuyer la bouche en présence du roi. Il y a même en cette cour un autre usage que je ne puis du tout approuver : lorsque le roi veut se défaire de quelque seigneur ou quelque courtisan d’une manière qui ne le déshonore point, il fait jeter sur le plancher une certaine poudre brune qui est empoisonnée, et qui ne manque point de le faire mourir doucement et sans éclat au bout de vingt-quatre heures ; mais, pour rendre justice à ce prince, à sa grande douceur et à la bonté qu’il a de ménager la vie de ses sujets, il faut dire, à son honneur, qu’après de semblables exécutions il a coutume d’ordonner très expressément de bien balayer le plancher ; en sorte que, si ses domestiques l’oubliaient, ils courraient risque de tomber dans sa disgrâce. Je le vis un jour condamner un petit page à être bien fouetté pour avoir malicieusement négligé d’avertir de balayer dans le cas dont il s’agit, ce qui avait été cause qu’un jeune seigneur de grande espérance avait été empoisonné ; mais le prince, plein de bonté, voulut bien encore pardonner au petit page et lui épargner le fouet.

 

Pour revenir à moi, lorsque je fus à quatre pas du trône de Sa Majesté, je me levai sur mes genoux, et après avoir frappé sept fois la terre de mon front, je prononçai les paroles suivantes, que la veille on m’avait fait apprendre par cœur : Ickpling glofftrobb sgnutserumm bliopm lashnalt, zwin tnodbalkguffh sthiphad gurdlubb asht !

C’est un formulaire établi par les lois de ce royaume pour tous ceux qui sont admis à l’audience, et qu’on peut traduire ainsi : Puisse Votre céleste Majesté survivre au soleil ! Le roi me fit une réponse que je ne compris point, et à laquelle je fis cette réplique, comme on me l’avait apprise : Fluft drin valerick dwuldom prastrod mirpush ; c’est-à-dire : Ma langue est dans la bouche de mon ami. Je fis entendre par là que je désirais me servir de mon interprète. Alors on fit entrer ce jeune garçon dont j’ai parlé, et, avec son secours, je répondis à toutes les questions que Sa Majesté me fit pendant une demi-heure. Je parlais balnibarbien, mon interprète rendait mes paroles en luggnaggien.

 

Le roi prit beaucoup de plaisir à mon entretien, et ordonna à son bliffmarklub, ou chambellan, de faire préparer un logement dans son palais pour moi et mon interprète, et de me donner une somme par jour pour ma table, avec une bourse pleine d’or pour mes menus plaisirs.

 

Je demeurai trois mois en cette cour, pour obéir à Sa Majesté, qui me combla de ses bontés et me fit des offres très gracieuses pour m’engager à m’établir dans ses États ; mais je crus devoir le remercier, et songer plutôt à retourner dans mon pays, pour y finir mes jours auprès de ma chère femme, privée depuis longtemps des douceurs de ma présence.

 

 

 

Chapitre IX

 

Des struldbruggs ou immortels.

 

 

Les Luggnaggiens sont un peuple très poli et très brave, et, quoiqu’ils aient un peu de cet orgueil qui est commun à toutes les nations de l’Orient, ils sont néanmoins honnêtes et civils à l’égard des étrangers, et surtout de ceux qui ont été bien reçus à la cour.

 

Je fis connaissance et je me liai avec des personnes du grand monde et du bel air ; et, par le moyen de mon interprète, j’eus souvent avec eux des entretiens agréables et instructifs.

 

Un d’eux me demanda un jour si j’avais vu quelques-uns de leurs struldbruggs ou immortels. Je lui répondis que non, et que j’étais fort curieux de savoir comment on avait pu donner ce nom à des humains ; il me dit que quelquefois, quoique rarement, il naissait dans une famille un enfant avec une tache rouge et ronde, placée directement sur le sourcil gauche, et que cette heureuse marque le préservait de la mort ; que cette tache était d’abord de la largeur d’une petite pièce d’argent (que nous appelons en Angleterre un three pence), et qu’ensuite elle croissait et changeait même de couleur ; qu’à l’âge de douze ans elle était verte jusqu’à vingt, qu’elle devenait bleue ; qu’à quarante-cinq ans elle devenait tout à fait noire et aussi grande qu’un schilling, et ensuite ne changeait plus ; il m’ajouta qu’il naissait si peu de ces enfants marqués au front, qu’on comptait à peine onze cents immortels de l’un et de l’autre sexe dans tout le royaume ; qu’il y en avait environ cinquante dans la capitale, et que depuis trois ans il n’était né qu’un enfant de cette espèce, qui était fille ; que la naissance d’un immortel n’était point attachée à une famille préférablement à une autre ; que c’était un présent de la nature ou du hasard, et que les enfants mêmes des struldbruggs naissaient mortels comme les enfants des autres hommes, sans avoir aucun privilège.

 

Ce récit me réjouit extrêmement, et la personne qui me le faisait entendant la langue des Balnibarbes, que je parlais aisément, je lui témoignai mon admiration et ma joie avec les termes les plus expressifs et même les plus outrés. Je m’écriai, comme dans une espèce de ravissement et d’enthousiasme : « Heureuse nation, dont tous les enfants à naître peuvent prétendre à l’immortalité ! Heureuse contrée, où les exemples de l’ancien temps subsistent toujours, où là vertu des premiers siècles n’a point péri, et où les premiers hommes vivent encore et vivront éternellement, pour donner des leçons de sagesse à tous leurs descendants ! Heureux ces sublimes struldbruggs qui ont le privilège de ne point mourir, et que, par conséquent, l’idée de la mort n’intimide point, n’affaiblit point, n’abat point ! »

 

Je témoignai ensuite que j’étais surpris de n’avoir encore vu aucun de ces immortels à la cour ; que, s’il y en avait, la marque glorieuse empreinte sur leur front m’aurait sans doute frappé les yeux. « Comment, ajoutai-je, le roi, qui est un prince si judicieux, ne les emploie-t-il point dans le ministère et ne leur donne-t-il point sa confiance ? Mais peut-être que la vertu rigide de ces vieillards l’importunerait et blesserait les yeux de sa cour. Quoi qu’il en soit, je suis résolu d’en parler à Sa Majesté à la première occasion qui s’offrira, et, soit qu’elle défère à mes avis ou non, j’accepterai en tout cas l’établissement qu’elle a eu la bonté de m’offrir dans ses États, afin de pouvoir passer le reste de mes jours dans la compagnie illustre de ces hommes immortels, pourvu qu’ils daignent souffrir la mienne. »

 

Celui à qui j’adressai la parole, me regardant alors avec un sourire qui marquait que mon ignorance lui faisait pitié, me répondit qu’il était ravi que je voulusse bien rester dans le pays, et me demanda la permission d’expliquer à la compagnie ce que je venais de lui dire ; il le fit, et pendant quelque temps ils s’entretinrent ensemble dans leur langage, que je n’entendais point ; je ne pus même lire ni dans leurs gestes ni dans leurs yeux l’impression que mon discours avait faite sur leurs esprits. Enfin, la même personne qui m’avait parlé jusque-là me dit poliment que ses amis étaient charmés de mes réflexions judicieuses sur le bonheur et les avantages de l’immortalité ; mais qu’ils souhaitaient savoir quel système de vie je me ferais, et quelles seraient mes occupations et mes vues si la nature m’avait fait naître struldbrugg.

À cette question intéressante je répartis que j’allais les satisfaire sur-le-champ avec plaisir, que les suppositions et les idées me coûtaient peu, et que j’étais accoutumé à m’imaginer ce que j’aurais fait si j’eusse été roi, général d’armée ou ministre d’État ; que, par rapport à l’immortalité, j’avais aussi quelquefois médité sur la conduite que je tiendrais si j’avais à vivre éternellement, et que, puisqu’on le voulait, j’allais sur cela donner l’essor à mon imagination.

 

Je dis donc que, si j’avais eu l’avantage de naître struldbrugg, aussitôt que j’aurais pu connaître mon bonheur et savoir la différence qu’il y a entre la vie et la mort, j’aurais d’abord mis tout en œuvre pour devenir riche, et qu’à force d’être intrigant, souple et rampant, j’aurais pu espérer me voir un peu à mon aise au bout de deux cents ans ; qu’en second lieu, je me fusse appliqué si sérieusement à l’étude dès mes premières années, que j’aurais pu me flatter de devenir un jour le plus savant homme de l’univers ; que j’aurais remarqué avec soin tous les grands événements ; que j’aurais observé avec attention tous les princes et tous les ministres d’État qui se succèdent les uns aux autres, et aurais eu le plaisir de comparer tous leurs caractères et de faire sur ce sujet les plus belles réflexions du monde ; que j’aurais tracé un mémoire fidèle et exact de toutes les révolutions de la mode et du langage, et des changements arrivés aux coutumes, aux lois, aux mœurs, aux plaisirs même ; que, par cette étude et ces observations, je serais devenu à la fin un magasin d’antiquités, un registre vivant, un trésor de connaissances, un dictionnaire parlant, l’oracle perpétuel de mes compatriotes et de tous mes contemporains.

 

« Dans cet état, je ne me marierais point, ajoutai-je, et je mènerais une vie de garçon gaiement, librement, mais avec économie, afin qu’en vivant toujours j’eusse toujours de quoi vivre. Je m’occuperais à former l’esprit de quelques jeunes gens en leur faisant part de mes lumières et de ma longue expérience. Mes vrais amis, mes compagnons, mes confidents, seraient mes illustres confrères les struldbruggs, dont je choisirais une douzaine parmi les plus anciens, pour me lier plus étroitement avec eux. Je ne laisserais pas de fréquenter aussi quelques mortels de mérite, que je m’accoutumerais à voir mourir sans chagrin et sans regret, leur postérité me consolant de leur mort ; ce pourrait même être pour moi un spectacle assez agréable, de même qu’un fleuriste prend plaisir à voir les tulipes et les œillets de son jardin naître, mourir et renaître. Nous nous communiquerions mutuellement, entre nous autres struldbruggs, toutes les remarques et observations que nous aurions faites sur la cause et le progrès de la corruption du genre humain. Nous en composerions un beau traité de morale, plein de leçons utiles et capables d’empêcher la nature humaine de dégénérer, comme elle fait de jour en jour, et comme on le lui reproche depuis deux mille ans. Quel spectacle, noble et ravissant que de voir de ses propres yeux les décadences et les révolutions des empires, la face de la terre renouvelée, les villes superbes transformées en viles bourgades, ou tristement ensevelies sous leurs ruines honteuses ; les villages obscurs devenus le séjour des rois et de leurs courtisans ; les fleuves célèbres changés en petits ruisseaux ; l’Océan baignant d’autres rivages ; de nouvelles contrées découvertes ; un monde inconnu sortant, pour ainsi dire, du chaos ; la barbarie et l’ignorance répandues sur les nations les plus polies et les plus éclairées ; l’imagination éteignant le jugement, le jugement glaçant l’imagination ; le goût des systèmes, des paradoxes, de l’enflure, des pointes et des antithèses étouffant la raison et le bon goût ; la vérité opprimée dans un temps et triomphant dans l’autre ; les persécutés devenus persécuteurs, et les persécuteurs persécutés à leur tour ; les superbes abaissés et les humbles élevés ; des esclaves, des affranchis, des mercenaires, parvenus à une fortune immense et à une richesse énorme par le maniement des deniers publics, par les malheurs, par la faim, par la soif, par la nudité, par le sang des peuples ; enfin, la postérité de ces brigands publics rentrée dans le néant, d’où l’injustice et la rapine l’avaient tirée ! Comme, dans cet état d’immortalité, l’idée de la mort ne serait jamais présente à mon esprit pour me troubler ou pour ralentir mes désirs, je m’abandonnerais à tous les plaisirs sensibles dont la nature et la raison me permettraient l’usage. Les sciences seraient néanmoins toujours mon premier et mon plus cher objet, et je m’imagine qu’à force de méditer, je trouverais à la fin la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, la pierre philosophale et le remède universel ; qu’en un mot, je porterais toutes les sciences et tous les arts à leur dernière perfection. »

 

Lorsque j’eus fini mon discours, celui qui seul l’avait entendu se tourna vers la compagnie et lui en fit le précis dans le langage du pays ; après quoi ils se mirent à raisonner ensemble un peu de temps, sans pourtant témoigner, au moins par leurs gestes et attitudes, aucun mépris pour ce que je venais de dire. À la fin, cette même personne qui avait résumé mon discours fut priée par la compagnie d’avoir la charité de me dessiller les yeux et de me découvrir mes erreurs.

 

Il me dit d’abord que je n’étais pas le seul étranger qui regardât avec étonnement et avec envie l’état des struldbruggs ; qu’il avait trouvé chez les Balnibarbes et chez les Japonais à peu près les mêmes dispositions ; que le désir de vivre était naturel à l’homme ; que celui qui avait un pied dans le tombeau s’efforçait de se tenir ferme sur l’autre ; que le vieillard le plus courbé se représentait toujours un lendemain et un avenir, et n’envisageait la mort que comme un mal éloigné et à fuir ; mais que dans l’île de Luggnagg on pensait bien autrement, et que l’exemple familier et la vue continuelle des struldbruggs avaient préservé les habitants de cet amour insensé de la vie.

 

« Le système de conduite, continua-t-il, que vous vous proposez dans la supposition de votre être immortel, et que vous nous avez tracé tout à l’heure, est ridicule et tout à fait contraire à la raison. Vous avez supposé sans doute que, dans cet état, vous jouiriez d’une jeunesse perpétuelle, d’une vigueur et d’une santé sans aucune altération ; mais est-ce là de quoi il s’agissait lorsque nous vous avons demandé ce que vous feriez si vous deviez toujours vivre ? Avons-nous supposé que vous ne vieilliriez point, et que votre prétendue immortalité serait un printemps éternel ?»

 

Après cela, il me fit le portrait des struldbruggs, et me dit qu’ils ressemblaient aux mortels et vivaient comme eux jusqu’à l’âge de trente ans ; qu’après cet âge, ils tombaient peu à peu dans une humeur noire, qui augmentait toujours jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’âge de quatre-vingts ans ; qu’alors ils n’étaient pas seulement sujets à toutes les infirmités, à toutes les misères et à toutes les faiblesses des vieillards de cet âge, mais que l’idée affligeante de l’éternelle durée de leur misérable caducité les tourmentait à un point que rien ne pouvait les consoler : qu’ils n’étaient pas seulement, comme les autres vieillards, entêtés, bourrus, avares, chagrins, babillards, mais qu’ils n’aimaient qu’eux-mêmes, qu’ils renonçaient aux douceurs de l’amitié, qu’ils n’avaient plus même de tendresse pour leurs enfants, et qu’au delà de la troisième génération ils ne reconnaissaient plus leur postérité ; que l’envie et la jalousie les dévoraient sans cesse ; que la vue des plaisirs sensibles dont jouissent les jeunes mortels, leurs amusements, leurs amours, leurs exercices, les faisaient en quelque sorte mourir à chaque instant ; que tout, jusqu’à la mort même des vieillards qui payaient le tribut à la nature, excitait leur envie et les plongeait dans le désespoir ; que, pour cette raison, toutes les fois qu’ils voyaient faire des funérailles, ils maudissaient leur sort et se plaignaient amèrement de la nature, qui leur avait refusé la douceur de mourir, de finir leur course ennuyeuse et d’entrer dans un repos éternel ; qu’ils n’étaient plus alors en état de cultiver leur esprit et d’orner leur mémoire ; qu’ils se ressouvenaient tout au plus de ce qu’ils avaient vu et appris dans leur jeunesse et dans leur âge moyen ; que les moins misérables et les moins à plaindre étaient ceux qui radotaient, qui avaient tout à fait perdu la mémoire et étaient réduits à l’état de l’enfance ; qu’au moins on prenait alors pitié de leur triste situation et qu’on leur donnait tous les secours dont ils avaient besoin.

 

« Lorsqu’un struldbrugg, ajouta-t-il, s’est marié à une struldbrugge, le mariage, selon les lois de l’État, est dissous dès que le plus jeune des deux est parvenu à l’âge de quatre-vingts ans. Il est juste que de malheureux humains, condamnés malgré eux, et sans l’avoir mérité, à vivre éternellement, ne soient pas encore, pour surcroît de disgrâce, obligés de vivre avec une femme éternelle. Ce qu’il y a de plus triste est qu’après avoir atteint cet âge fatal, ils sont regardés comme morts civilement. Leurs héritiers s’emparent de leurs biens ; ils sont mis en tutelle, ou plutôt ils sont dépouillés de tout et réduits à une simple pension alimentaire, loi très juste à cause de la sordide avarice ordinaire aux vieillards. Les pauvres sont entretenus aux dépens du public dans une maison appelée l’hôpital des pauvres immortels. Un immortel de quatre-vingts ans ne peut plus exercer de charge ni d’emploi, ne peut négocier, ne peut contracter, ne peut acheter ni vendre, et son témoignage même n’est point reçu en justice. Mais lorsqu’ils sont parvenus à quatre-vingt-dix ans, c’est encore bien pis : toutes leurs dents et tous leurs cheveux tombent ; ils perdent le goût des aliments, et ils boivent et mangent sans aucun plaisir ; ils perdent la mémoire des choses les plus aisées à retenir et oublient le nom de leurs amis et quelquefois leur propre nom. Il leur est, pour cette raison, inutile de s’amuser à lire, puisque, lorsqu’ils veulent lire une phrase de quatre mots, ils oublient les deux premiers tandis qu’ils lisent les deux derniers. Par la même raison, il leur est impossible de s’entretenir avec personne. D’ailleurs, comme la langue de ce pays est sujette à de fréquents changements, les struldbruggs nés dans un siècle ont beaucoup de peine à entendre le langage des hommes nés dans un autre siècle, et ils sont toujours comme étrangers dans leur patrie. »

 

Tel fut le détail qu’on me fit au sujet des immortels de ce pays, détail qui me surprit extrêmement. On m’en montra dans la suite cinq ou six, et j’avoue que je n’ai jamais rien vu de si laid et de si dégoûtant ; les femmes surtout étaient affreuses ; je m’imaginais voir des spectres.

 

Le lecteur peut bien croire que je perdis alors tout à fait l’envie de devenir immortel à ce prix. J’eus bien de la honte de toutes les folles imaginations auxquelles je m’étais abandonné sur le système d’une vie éternelle en ce bas monde.

 

Le roi, ayant appris ce qui s’était passé dans l’entretien que j’avais eu avec ceux dont j’ai parlé, rit beaucoup de mes idées sur l’immortalité et de l’envie que j’avais portée aux struldbruggs. Il me demanda ensuite sérieusement si je ne voudrais pas en mener deux ou trois dans mon pays pour guérir mes compatriotes du désir de vivre et de la peur de mourir. Dans le fond, j’aurais été fort aise qu’il m’eût fait ce présent ; mais, par une loi fondamentale du royaume, il est défendu aux immortels d’en sortir.

 

 

 

Chapitre X

 

L’auteur part de l’île de Luggnagg pour se rendre au Japon, où il s’embarque sur un vaisseau hollandais. Il arrive à Amsterdam et de là passe en Angleterre.

 

 

Je m’imagine que tout ce que je viens de raconter des struldbruggs n’aura point ennuyé le lecteur. Ce ne sont point là, je crois, de ces choses communes, usées et rebattues qu’on trouve dans toutes les relations des voyageurs ; au moins, je puis assurer que je n’ai rien trouvé de pareil dans celles que j’ai lues. En tout cas, si ce sont des redites et des choses déjà connues, je prie de considérer que des voyageurs, sans se copier les uns les autres, peuvent fort bien raconter les mêmes choses lorsqu’ils ont été dans les mêmes pays.

 

Comme il y a un très grand commerce entre le royaume de Luggnagg et l’empire du Japon, il est à croire que les auteurs japonais n’ont pas oublié dans leurs livres de faire mention de ces struldbruggs. Mais le séjour que j’ai fait au Japon ayant été très court, et n’ayant, d’ailleurs, aucune teinture de la langue japonaise, je n’ai pu savoir sûrement si cette matière a été traitée dans leurs livres. Quelque Hollandais pourra un jour nous apprendre ce qu’il en est.

 

Le roi de Luggnagg m’ayant souvent pressé, mais inutilement, de rester dans ses États, eut enfin la bonté de m’accorder mon congé, et me fit même l’honneur de me donner une lettre de recommandation, écrite de sa propre main, pour Sa Majesté l’empereur du Japon. En même temps, il me fit présent de quatre cent quarante-quatre pièces d’or, de cinq mille cinq cent cinquante cinq petites perles et de huit cent quatre-vingt-huit mille cent quatre-vingt-huit grains d’une espèce de riz très rare. Ces sortes de nombres, qui se multiplient par dix, plaisent beaucoup en ce pays-là.

 

Le 6 de mai 1709, je pris congé, en cérémonie, de Sa Majesté, et dis adieu à tous les amis que j’avais à sa cour. Ce prince me fit conduire par un détachement de ses gardes jusqu’au port de Glanguenstald, situé au sud-ouest de l’île. Au bout de six jours, je trouvai un vaisseau prêt à me transporter au Japon ; je montai sur ce vaisseau, et, notre voyage ayant duré cinquante jours, nous débarquâmes à un petit port nommé Xamoski, au sud-ouest du Japon.

 

Je fis voir d’abord aux officiers de la douane la lettre dont j’avais l’honneur d’être chargé de la part du roi de Luggnagg pour Sa Majesté japonaise ; ils connurent tout d’un coup le sceau de Sa Majesté luggnaggienne, dont l’empreinte représentait un roi soutenant un pauvre estropié et l’aidant à marcher.

 

Les magistrats de la ville, sachant que j’étais porteur de cette auguste lettre, me traitèrent en ministre et me fournirent une voiture pour me transporter à Yedo, qui est la capitale de l’empire. Là, j’eus audience de Sa Majesté impériale, et l’honneur de lui présenter ma lettre, qu’on ouvrit publiquement, avec de grandes cérémonies, et que l’empereur se fit aussitôt expliquer par son interprète. Alors Sa Majesté me fit dire, par ce même interprète, que j’eusse à lui demander quelque grâce, et qu’en considération de son très cher frère le roi de Luggnagg, il me l’accorderait aussitôt.

 

Cet interprète, qui était ordinairement employé dans les affaires du commerce avec les Hollandais, connut aisément à mon air que j’étais Européen, et, pour cette raison, me rendit en langue hollandaise les paroles de Sa Majesté. Je répondis que j’étais un marchand de Hollande qui avait fait naufrage dans une mer éloignée ; que depuis j’avais fait beaucoup de chemin par terre et par mer pour me rendre à Luggnagg, et de là dans l’empire du Japon, où je savais que mes compatriotes les Hollandais faisaient commerce, ce qui me pourrait procurer l’occasion de retourner en Europe ; que je suppliais donc Sa Majesté de me faire conduire en sûreté à Nangasaki. Je pris en même temps la liberté de lui demander encore une autre grâce : ce fut qu’en considération du roi de Luggnagg, qui me faisait l’honneur de me protéger, on voulût me dispenser de la cérémonie qu’on faisait pratiquer à ceux de mon pays, et ne point me contraindre à fouler aux pieds le crucifix, n’étant venu au Japon que pour passer en Europe, et non pour y trafiquer.

 

Lorsque l’interprète eut exposé à Sa Majesté japonaise cette dernière grâce que je demandais, elle parut surprise de ma proposition et répondit que j’étais le premier homme de mon pays à qui un pareil scrupule fût venu à l’esprit ; ce qui le faisait un peu douter que je fasse véritablement Hollandais, comme je l’avais assuré, et le faisait plutôt soupçonner que j’étais chrétien. Cependant l’empereur, goûtant la raison que je lui avais alléguée, et ayant principalement égard à la recommandation du roi de Luggnagg, voulut bien, par bonté, compatir à ma faiblesse et à ma singularité, pourvu que je gardasse des mesures pour sauver les apparences ; il me dit qu’il donnerait ordre aux officiers préposés pour faire observer cet usage de me laisser passer et de faire semblant de m’avoir oublié. Il ajouta qu’il était de mon intérêt de tenir la chose secrète, parce qu’infailliblement les Hollandais, mes compatriotes, me poignarderaient dans le voyage s’ils venaient à savoir la dispense que j’avais obtenue et le scrupule injurieux que j’avais eu de les imiter.

 

Je rendis de très humbles actions de grâces à Sa Majesté de cette faveur singulière, et, quelques troupes étant alors en marche pour se rendre à Nangasaki, l’officier commandant eut ordre de me conduire en cette ville, avec une instruction secrète sur l’affaire du crucifix.

 

Le neuvième jour de juin 1709, après un voyage long et pénible, j’arrivai à Nangasaki, où je rencontrai une compagnie de Hollandais qui étaient partis d’Amsterdam pour négocier à Amboine, et qui étaient prêts à s’embarquer, pour leur retour, sur un gros vaisseau de quatre cent cinquante tonneaux. J’avais passé un temps considérable en Hollande, ayant fait mes études à Leyde, et je parlais fort bien la langue de ce pays. On me fit plusieurs questions sur mes voyages, auxquelles je répondis comme il me plut. Je soutins parfaitement au milieu d’eux le personnage de Hollandais ; je me donnai des amis et des parents dans les Provinces-Unies, et je me dis natif de Gelderland.

J’étais disposé à donner au capitaine du vaisseau, qui était un certain Théodore Vangrult, tout ce qui lui aurait plu de me demander pour mon passage ; mais, ayant su que j’étais chirurgien, il se contenta de la moitié du prix ordinaire, à condition que j’exercerais ma profession dans le vaisseau.

 

Avant que de nous embarquer, quelques-uns de la troupe m’avaient souvent demandé si j’avais pratiqué la cérémonie, et j’avais toujours répondu en général que j’avais fait tout ce qui était nécessaire. Cependant un d’eux, qui était un coquin étourdi, s’avisa de me montrer malignement à l’officier japonais, et de dire : Il n’a point foulé aux pieds le crucifix. L’officier, qui avait un ordre secret de ne le point exiger de moi, lui répliqua par vingt coups de canne qu’il déchargea sur ses épaules ; en sorte que personne ne fut d’humeur, après cela, de me faire des questions sur la cérémonie.

 

Il ne se passa rien dans notre voyage qui mérite d’être rapporté. Nous fîmes voile avec un vent favorable, et mouillâmes au cap de Bonne-Espérance pour y faire aiguade. Le 16 d’avril 1710, nous débarquâmes à Amsterdam, où je restai peu de temps, et où je m’embarquai bientôt pour l’Angleterre. Quel plaisir ce fut pour moi de revoir ma chère patrie, après cinq ans et demi d’absence ! Je me rendis directement à Redriff, où je trouvai ma femme et mes enfants en bonne santé.

 

 

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6 juin 2013

Georges BRASSENS, Textes des chansons

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Georges BRASSENS

Textes des chansons

 

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AUPRES DE MON ARBRE

 

1
J'ai plaqué mon chêne comme un saligaud, mon copain le chêne mon alter ego
On était du même bois un peu rustique un peu brut, dont on fait n'importe quoi
Sauf naturelle ment des flûtes
J'ai mainte nant des frênes, des arbres de Judée, tous de bonne graine , de haute futaie
Mais toi tu manques à l'appel, ma vieille branche de campagne
Mon seul arbre de noël, mon mât de cocagne

Refrain
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû m'éloigner de mon arbre
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû le quitter des yeux

2
Je suis un pauvre' type, j'aurai plus de joie, j'ai jeté ma pipe, ma vieille pipe en bois
Qu'avait fumé sans se fâcher, sans jamais me brûler la lippe le tabac de la vache enragée
Dans sa bonne vieille tête de pipe
J'ai des pipes d'écume, ornés de fleurons, de ces pipes qu'on fume , en levant le front
Mais je retrouverais plus ma foi, dans mon cœur ni sur ma lippe,
Le goût de ma vieille pipe en bois, sacré nom d'une pipe

Refrain
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû m'éloigner de mon arbre
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû le quitter des yeux

3
Le surnom d'infâme, me va comme un gant, d'avec que ma femme j'ai foutu le camp
Parc' que depuis tant d'années, c'était pas une sinécure, de lui voir tout le temps le nez
Au milieu de la figure
Je bats la campagne pour dénicher la, nouvelle compagne valant celle-là
Qui bien sur laissait beaucoup trop de pierres dans les lentilles,
Mais se pendait à mon coup quand je perdais mes billes

Refrain
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû m'éloigner de mon arbre
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû le quitter des yeux

4
J'avais une mansarde pour tout logement, avec des lézardes sur le firmament
Je le savais par cœur depuis, et pour un baiser la course, j'emmenais mes belles de nuit
Faire un tour sur la grande Ours
J'habite plus de mansarde il peut désormais, tomber des halle bardes, je m'en bats l'œil mais
Mais si quelqu'un monte aux cieux, moins que moi j'y paie' des prunes
Y'a cent sept ans qui dit mieux, que j'ai pas vu la lune

Refrain
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû m'éloigner de mon arbre
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû le quitter des yeux

 

 

DANS L'EAU DE LA CLAIRE FONTAINE

(9 )

 

1
Dans l'eau de la claire fontaine,
Elle se baignait toute nue.
Un saute de vent soudaine
Jeta ses habits dans les nues.

2
En détresse elle me fit signe,
Pour la vêtir d'aller chercher
Des monceaux de feuilles de vigne,
Fleurs de lis ou fleurs d'oranger.

3
Avec des pétales de roses,
Un bout de corsage lui fis.
La belle n'était pas bien grosse:
Une seule rose a suffi.

4
Avec le pampre de la vigne,
Un bout de cotillon lui fis.
Mais la belle était si petite
Qu'une seule feuille a suffi.

5
Elle me tendit ses bras ses lèvres,
Comme pour me remercier...
Je les pris avec tant de fièvre
Qu'elle fut toute déshabillée.

6
Le jeu dut plaire à l'ingénue,
Car à la fontaine, souvent,
Elle s'alla baigner toute nue
En priant Dieu qu'il fît du vent,
Qu'il fît du vent.

 

 

LA MAGUERITE

(11)

 

1
La petite marguerite est tombée
Singulière du bréviaire de l'abbé
Trois pétales de scandale sur l'autel,
Indiscrète pâquerette d'où vient-elle ?
Trois pétales de scandale sur l'autel,
Indiscrète pâquerette d'où vient-elle ?

2
Dans l'enceinte sacro-sainte, quel émoi!
Quelle affaire, oui ma chère, croyez-moi!
La frivole fleur qui vole, arrive en
Contrebande des plates-bandes du couvent.
La frivole fleur qui vole, arrive en
Contrebande des plates-bandes du couvent.

3
Notre père qui j'espère êtes aux cieux
N'ayez cure des murmures malicieux.
La légère fleur, peuchère! ne vient pas
De nonnettes, de cornettes en sabbat
La légère fleur, peuchère! ne vient pas
De nonnettes, de cornettes en sabbat

4
Sachez diantre! qu'un jour entre deux Ave
Sur la pierre d'un calvaire il l'a trouvée
Et l'a mise chose admise par le ciel
Sans ombrages dans les pages du missel
Et l'a mise chose admise par le ciel
Sans ombrages dans les pages du missel

5
Que ces messes basses cessent, je vous prie,
Non le prêtre n'est pas traître à Marie
Que personne ne soupçonne plus jamais
La petite marguerite ah! ça mais.
Que personne ne soupçonne plus jamais
La petite marguerite ah! ça mais.

 

 

L'ORAGE

 

1
Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps,
Le beau temps me dégoûte et me fait grincer les dents,
Le bel azur me met en rage,
Car le plus grand amour qu'il me fut donné sur terre
Je le dois au mauvais temps je le dois à Jupiter
Il me tomba d'un ciel d'orage.

2
Par un soir de novembre à cheval sur les toits,
Un vrai tonnerre de Brest, avec des cris de putois,
Allumait ses feux d'artifice.
Bondissant de sa couche en costume de nuit,
Ma voisine affolée vint cogner à mon huis
En réclamant mes bons offices.

3
« Je suis seule et j'ai peur, ouvrez-moi par pitié
Mon époux vient de partir faire son dur métier
Pauvre malheureux mercenaire
Contraint de coucher dehors quand il fait mauvais temps
Pour la bonne raison qu'il est représentant
D'une maison de paratonnerres.

4
En bénissant le nom de Benjamin Franklin
Je l'ai mise en lieu sûr entre mes bras câlins
Et puis l'amour a fait le reste!
Toi qui sème des paratonnerres à foison,
Que n'en as-tu planté sur ta propre maison ?
Erreur on ne peut plus funeste.

5
Quand Jupiter alla se faire entendre ailleurs,
La belle ayant enfin conjuré sa frayeur
Et recouvré tout son courage
Rentra dans ses foyers faire sécher son mari
En me donnant rendez-vous les jours d'intempéries
Rendez-vous au prochain orage.

6
A partir de ce jour je n'ai plus baissé les yeux
J'ai consacré mon temps à contempler les cieux
A regarder passer les nues
A guetter les stratus, à lorgner les nimbus
A faire les yeux doux aux moindres cumulus
Mais elle n'est pas revenue.

7
Son bonhomme de mari avait tant fait d'affaires
Tant vendu ce soir là de petits bouts de fer
Qu'il était devenu millionnaire
Et l'avait emmené vers des cieux toujours bleu
Des pays imbéciles où jamais il ne pleut
Où l'on ne sait rien du tonnerre

8
Dieu fasse que ma complainte aille tambour battant
Lui parler de la pluie, lui parler du gros temps
Aux quels on a tenu tête ensemble
Lui conter qu'un certain coup de foudre assassin
Dans le mille de mon cœur a laissé le dessin
D'une petite fleur qui lui ressemble.

 

 

LE PETIT JOUEUR DE FLUTEAU

(17)

1
Le petit joueur de flûteau menait la musique au château
Pour la grâce de ses chansons le roi lui offrit un blason.
«Je ne veux pas être noble», répondit le croque-note,
Avec un blason à la clé mon «la» se mettrait à gonfler
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

2
Et mon pauvre petit clocher me semblerait trop bas perché,
Je ne plierais plus, les genoux devant le Bon Dieu de chez nous,
Il faudrait à ma grande âme tous les saints de Notre Dame
Avec un évêque à la clé, mon «la» se mettrait à gonfler,
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

3
Et la chambre où j'ai vu le jour, me serait un triste séjour,
Je quitterais mon lit mesquin, pour une couche à baldaquin
Je changerais ma chaumière pour une gentilhommière
Avec un manoir à la clé, mon «la» se mettrait à gonfler
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

4
Je serais honteux de mon sang des aïeux de qui je descends
On me verrait bouder dessus la branche dont je suis issu
Je voudrais un magnifique arbre généalogique
Avec du sang bleu à la clé, mon «la» se mettrait à gonfler
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

5
Je ne voudrais plus épouser ma promise, ma fiancée
Je ne donnerais pas mon nom à une quelconque Ninon
Il me faudrait pour compagne la fille d'un grand d'Espagne
Avec une princesse à la clé mon «la» se mettrait à gonfler
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

6
Le petit joueur de flûteau fit la révérence au château
Sans armoiries, sans parchemin, sans gloire, il se mit en chemin
Vers son clocher, sa chaumière, ses parents et sa promise
Nul ne dise, dans le pays, «le joueur de flûte a trahi»
Et Dieu reconnaisse pour sien le bon petit musicien.

 

 

RIEN A JETER

 

1
Sans ses cheveux qui volent j'aurais, dorénavant,
Des difficultés folles à voir d'où vient le vent.

Refrain
Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île desserte il faut tout emporter.

2
Je me demande comme subsister sans ses joues
M'offrant deux belles pommes nouvelles chaque jour.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

3
Sans sa gorge ma tête, dépourvue de coussin,
Reposerait par terre et rien n'est plus malsain.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

4
Sans ses hanches solides comment faire, demain,
Si je perds l'équilibre, pour accrocher mes mains ?

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

5
Elle a mille autres choses précieuses encore
Mais, en spectacle, j'ose pas donner tout son corps.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

6
Des charmes de ma mie j'en passe et des meilleurs,
Vos cours d'anatomie allez les prendre ailleurs.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

7
D'ailleurs, c'est sa faiblesse, elle tient à ses os
Et jamais ne se laisserait couper en morceaux.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

8
Elle est quelque peu fière et chatouilleuse assez,
Et l'on doit tout entière la prendre ou la laisser.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

 

 

 

 

 

 

 

 

UNE JOLIE FLEUR DANS UNE PEAU DE VACHE

 

1
Jamais sur terre il n'y eut d'amoureux plus aveugle que moi dans tous les âges,
Mais faut dire que je m'étais crevé les yeux en regardant de trop près son corsage

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du coeur.

2
Le ciel l'avait pourvue de mille appas qui vous font prendre feu dès qu'on y touche
L'en avait tant que je ne savais pas ne savais plus où donner de la bouche

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du cœur.

3
Elle n'avait pas de tête, elle n'avait pas l'esprit beaucoup plus grand qu'un dé à coudre,
Mais pour l'amour on ne demande pas aux filles d'avoir inventé la poudre.

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du cœur.

4
Puis un jour elle a pris la clef des champs en me laissant à l'âme un mal funeste,
Et toutes les herbes de la Saint Jean n'ont pas pu me guérir de cette peste.

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du cœur.

5
Je lui en ai bien voulu mais à présent, j'ai plus de rancune et mon cœur lui pardonne
D'avoir mis mon cœur à feu et à sang pour qu'il ne puisse plus servir à personne

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du cœur.

 

 

LES SABOTS D'HELENE

 

1
Les sabots d'Hélène étaient tout crottés
Les trois capitaines l'auraient appelée vilaine,
Et la pauvre Hélène était comme une âme en peine...
Ne cherche plus longtemps de fontaine, toi qui as besoin d'eau
Ne cherche plus: aux larmes d'Hélène va-t'en remplir ton seau.

2
Moi j'ai pris la peine de les déchausser,
Les sabots d'Hélène moi qui ne suis pas capitaine
Et j'ai vu ma peine bien récompensée
Dans les sabots de la pauvre Hélène, dans ses sabots crottés,
Moi j'ai trouvé les pieds d'une reine et je les ai gardés.

3
Son jupon de laine était tout mité,
Les trois capitaines l'auraient appelée vilaine,
Et la pauvre Hélène était comme une âme en peine
Ne cherche plus longtemps de fontaine toi qui as besoin d'eau
Ne cherche plus: aux larmes d'Hélène va-t'en remplir ton seau.

4
Moi j'ai pris la peine de le retrousser,
Le jupon d'Hélène, moi qui ne suis pas capitaine,
Et j'ai vu ma peine bien récompensée
Sous le jupon de la pauvre Hélène, sous son jupon mité,
Moi j'ai trouvé des jambes de reine et je les ai gardées

5
Et le cœur d'Hélène ne savait pas chanter,
Les trois capitaines l'auraient appelée vilaine
Et la pauvre Hélène était comme une âme en peine
Ne cherche plus longtemps de fontaine, toi qui as besoin d'eau
Ne cherche plus: aux larmes d'Hélène va-t'en remplir ton seau.

6
Moi j'ai pris la peine de m'y arrêter,
Dans le cœur d'Hélène, moi qui ne suis pas capitaine
Et j'ai vu ma peine bien récompensée
Et dans le cœur de la pauvre Hélène, qui-avait jamais chanté,
Moi j'ai trouvé l'amour d'une reine et moi je l'ai gardé.

 

 

LE GORILLE

1

C'est à travers de larges grilles  9
Que les femelles du canton  8
Contemplaient un puissant gorille,  9
Sans souci du qu'en-dira-t-on.  8
Avec impudeur ces commères  9
Lorgnaient même un endroit précis  8
Que rigoureusement ma mère  9
M'a défendu d’nommer ici...  8
Gare au gorille !...

2
Tout à coup la prison bien close
Où vivait le bel animal
S'ouvre on n'sait pourquoi je suppose
Qu'on avait du la fermer mal
Le singe, en sortant de sa cage
Dit "C'est aujourd'hui que j'le perds !"
Il parlait de son pucelage
Vous aviez deviné, j'espèr’ !
Gare au gorille !...

3
L'patron de la ménagerie
Criait éperdu : "Nom de nom !
C'est assommant car le gorille
N'a jamais connu de guenon !"
Dès que la féminine engeance
Sut que le singe était puceau
Au lieu de profiter de la chance
Elle fit feu des deux fuseaux !
Gare au gorille !...

4
Celles-là même qui, naguère
Le couvaient d'un œil décidé
Fuirent, prouvant qu'elles n'avaient guère
De la suite dans les idées ;
D'autant plus vaine était leur crainte
Que le gorille est un luron
Supérieur à l'homme dans l'étreinte
Bien des femmes vous le diront !
Gare au gorille !...

5
Tout le monde se précipite
Hors d'atteinte du singe en rut
Sauf une vielle décrépite
Et un jeune juge en bois brut
Voyant que toutes se dérobent
Le quadrumane accéléra
Son dandinement vers les robes
De la vieille et du magistrat !
Gare au gorille !...

6
"Bah ! soupirait la centenaire,
Qu'on puisse encore me désirer
Ce serait extraordinaire
Et, pour tout dire inespéré !" ;
Le juge pensait impassible
"Qu'on me prenne pour une guenon
C'est complètement impossible..."
La suite lui prouva que non !
Gare au gorille !...

7
Supposez que l'un de vous puisse être
Comme le singe obligé de
Violer un juge ou une ancêtre
Lequel choisirait-il des deux ?
Qu'une alternative pareille
Un de ces quatre jours, m'échoie
C'est j'en suis convaincu la vieille
Qui sera l'objet de mon choix !
Gare au gorille !...

8
Mais par malheur si le gorille
Aux jeux de l'amour vaut son prix
On sait qu'en revanche il ne brille
Ni par le goût, ni par l'esprit ;
Lors au lieu d'opter pour la vieille
Comme l'aurait fait n'importe qui
Il saisit le juge à l'oreille
Et l'entraîna dans un maquis !
Gare au gorille !...

9
La suite serait délectable
Malheureusement je ne peux
Pas la dire et c'est regrettable
Ça nous aurait fait rire un peu ;
Car le juge au moment suprême
Criait : "Maman !" pleurait beaucoup
Comme l'homme auquel le jour même
Il avait fait trancher le cou.
Gare au gorille !...

 

 

LA MAUVAISE HERBE

 

1
Quand le jour de gloire est arrivé, comme tous les autres étaient crevés,
Moi seul connu le déshonneur de ne pas être mort au champ d'honneur.

Je suis de la mauvaise herbe, braves gens, braves gens
C'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe.
La mort faucha les autres, braves gens, braves gens, et me fit grâce à moi,
C'est immoral et c'est comme ça !
La la la la la la la la la la la la la la la la
Et je me demande pourquoi, Bon DIEU, ça vous dérange que je vive un peu
Et je me demande pourquoi, Bon DIEU, ça vous dérange que je vive un peu

2
La fille à tout le monde a bon cœur, elle me donne au petit bonheur,
Les petits bouts de sa peau, bien cachés, que les autres n'ont pas touchés.

Je suis de la mauvaise herbe, braves gens, braves gens
C'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe.
Elle se vend aux autres, braves gens, braves gens, elle se donne à moi,
C'est immoral et c'est comme ça !
La la la la la la la la la la la la la la la la
Et je me demande pourquoi, Bon DIEU, ça vous dérange qu'on m'aime un peu
Et je me demande pourquoi, Bon DIEU, ça vous dérange qu'on m'aime un peu

3
Les hommes sont faits, nous dit-on, pour vivre en bande comme les moutons
Moi je vis seul et c'est pas demain, que je suivrai leur droit chemin.
Je suis de la mauvaise herbe, braves gens, braves gens
C'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe.
Je suis de la mauvaise herbe, braves gens, braves gens, je pousse en liberté,
Dans les jardins mal fréquentés !
La la la la la la la la la la la la la la la la
Et je me demande pourquoi, Bon dieu, ça vous dérange que je vive un peu
Et je me demande pourquoi, Bon dieu, ça vous dérange que je vive un peu

 

 

LA CHASSE AUX PAPILLONS

 

1
Un bon petit diable à la fleur de l'âge,
La jambe légère et l'œil polisson,
Et la bouche pleine de joyeux ramages,
Allait à la chasse aux papillons.

2
Comme il atteignait l'orée du village,
Filant sa quenouille, il vit Cendrillon,
Il lui dit «bonjour, que Dieu te ménage,
J't'enmmène à la chasse aux papillons.»

3
Cendrillon ravit de quitter sa cage,
Met sa robe neuve et ses bottillons,
Et bras d'ssus bras d'ssous vers les frais bocages,
Ils vont à la chasse aux papillons.

4
Ils ne savaient pas que sous les ombrages,
Se cachait l'amour et son aiguillon,
Et qu'il transperçait les cœurs de leur âge,
Les cœurs des chasseurs de papillons.

5
Quand il se fit tendre, elle lui dit: «J'présage
Qu'c'est pas dans les plis de mon cotillon,
Ni dans l'échancrure de mon corsage,
Qu'on va-t-à la chasse aux papillons»

6
Sur sa bouche en feu qui criait «Sois sage!»
Il posa sa bouche en guise de bâillon,
Et c'fut l'plus charmant des remue-ménage
Qu'on ait vu d'mémoire de papillon.

7
Un volcan dans l'âme, ils revinrent au village,
En se promettant d'aller des millions,
Des milliards de fois, et même davantage,
Ensemble à la chasse aux papillons.

8
Mais tant qu'ils s'aimeront, tant que les nuages,
Porteurs de chagrins, les épargneront,
I' f'ra bon voler dans les frais bocages,
I' f'ront pas la chasse aux papillons,
Pas la chasse aux papillons.

 

 

BRAVE MARGOT

 

1
Margoton, la jeune bergère, trouvant dans l'herbe un petit chat qui venait de perdre sa mère, l'adopta
Elle entrouvre sa collerette et le couche contre son sein c'était tout c' qu'elle avait, pauvrette comme coussin
Le chat, la prenant pour sa mère, se mit à téter tout de go. Émue, Margot le laissa faire brave Margot!
Un croquant, passant à la ronde, trouvant le tableau peu commun, s'en alla le dire à tout l' monde et le lendemain.

Refrain
Quand Margot dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat tous les gars, tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,
Et Margot qu'était simple et très sage, présumait qu'c'était pour voir son chat qu' tous les gars tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,
2
L'maître d'école et ses potaches, le maire, le bedeau, le bougnat, négligeaient carrément leur tâche pour voir ça
Le facteur d'ordinaire si preste, pour voir ça, ne distribuait plus, les lettres que personne, au reste, n'aurait lues
Pour voir ça Dieu le leur pardonne! les enfants de chœur, au milieu du Saint Sacrifice, abandonnent le Saint lieu
Les gendarmes, même les gendarmes, qui sont par nature' si ballots, se laissaient toucher par les charmes du joli tableau

Refrain
Quand Margot dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat tous les gars, tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,
Et Margot était simple et très sage, présumait qu'c'était pour voir son chat qu' tous les gars tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,

3
Mais les autres femmes de la commune, privées d' leurs époux, d' leurs galants, accumulèrent la rancune, patiemment
Puis un jour ivres de colère, elles s'armèrent de bâtons et farouches elles immolèrent le chaton
La bergère, après bien des larmes, pour s' consoler prit un mari, et ne dévoila plus ses charmes que pour lui
Le temps passa sur les mémoires, on oublia l'événement, seuls des vieux racontent à leurs p'tits enfants

Refrain
Quand Margot dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat tous les gars, tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,
Et Margot était simple et très sage, présumait qu'c'était pour voir son chat qu' tous les gars tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là.

 

 

BONHOMME

 

1
Malgré la bise qui mord, la pauvre vieille de somme va ramasser du bois mort pour chauffer Bonhomme
Bonhomme qui va mourir de mort naturelle.

2
Mélancolique, elle va à travers la forêt blême où jadis elle rêva de celui qu'elle aime,
Qu'elle aime et qui va mourir de mort naturelle.

3
Rien n'arrêtera le cours de la vieille qui moissonne le bois mort de ses doigts gourds, rien ni personne,
Car bonhomme va mourir de mort naturelle.

4
Non rien ne l'arrêtera, ni cette voix de malheur, qui dit: «Quand tu rentreras chez toi, tout à l'heure,
Bonhomme sera déjà mort de mort naturelle»

5
Ni cette autre et sombre voix montant du plus profond d'elle, lui rappelle que, parfois, il fut infidèle.
Car Bonhomme va mourir de mort naturelle.

 

 

CHANSON POUR L'AUVERGNAT

 

1
Elle est à toi, cette chanson, toi l'Auvergnat qui, sans façon,
M'as donné quatre bouts de bois, quand dans ma vie il faisait froid,
Toi qui m'as donné du feu quand, les croquantes et les croquants,
Tous les gens bien intentionnés, m'avaient fermé la porte au nez
Ce n'était rien qu'un feu de bois, mais il m'avait chauffé le corps,
Et dans mon âme il brûle encore, à la manière d'un feu de joie.

Toi l'Auvergnat, quand tu mourras, quand le croque-mort t'emportera
Qu'il te conduise, à travers ciel, au Père éternel.

2
Elle est à toi cette chanson, toi l'Hôtesse qui sans façon
M'as donné quatre bouts de pain, quand dans ma vie il faisait faim,
Toi qui m'ouvris ta huche quand, les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés, s'amusaient à me voir jeûner.
Ce n'était rien qu'un peu de pain, mais il m'avait chauffé le corps,
Et dans mon âme il brûle encore à la manière d'un grand festin.

Toi l'Hôtesse quand tu mourras, quand le croque-mort t'emportera,
Qu'il te conduise, à travers ciel, au Père éternel

3
Elle est à toi cette chanson, toi l'Étranger qui sans façon
D'un air malheureux m'as souri lorsque les gendarmes m'ont pris,
Toi qui n'as pas applaudi quand, les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés, riaient de me voir amené.
Ce n'était rien qu'un peu de miel, mais il m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brille encore, à la manière d'un grand soleil

Toi l'étranger quand tu mourras, quand le croque-mort t'emportera,
Qu'il te conduise, à travers ciel, au Père éternel

 

 

CORNE D'AUROCHS

 

Il avait nom Corne d'Aurochs, ô gué ! ô gué !
Tout l'monde peut pas s'appeler Durand, ô gué ! ô gué !
Il avait nom Corne d'Aurochs, ô gué ! ô gué !
Tout l'monde peut pas s'appeler Durand, ô gué ! ô gué !

En le regardant avec un oïl de poète,
On aurait pu croire, à son frontal de prophète,
Qu'il avait les grandes eaux de Versailles dans la tête.
Corne d'Aurochs

Mais que le Bon Dieu lui pardonne, ô gué ! ô gué !
C'étaient celles du robinet !ô gué ! ô gué !
Mais que le Bon Dieu lui pardonne, ô gué ! ô gué !
C'étaient celles du robinet !ô gué ! ô gué !

On aurait pu croire en le voyant penché sur l'onde
Qu'il se plongeait dans des méditations profondes
Sur l'aspect fugitif des choses de ce monde...
Corne d'Aurochs

C'était, hélas pour s'assurer, ô gué ! ô gué !
Que le vent ne l'avait pas décoiffé ô gué ! ô gué !
C'était, hélas pour s'assurer, ô gué ! ô gué !
Que le vent ne l'avait pas décoiffé ô gué ! ô gué !

Il proclamait à son de trompe à tous les carrefours:
«Il n'y a que les imbéciles qui sachent bien faire l'amour,
La virtuosité c'est une affaire de balourds !»
Corne d'Aurochs

Il potassait à la chandelle, ô gué ! ô gué !
Des traités de maintien sexuel, ô gué ! ô gué !
Et sur les femmes nues des musées, ô gué ! ô gué !
Faisait le brouillon de ses baisers, ô gué ! ô gué !
Petit à petit, ô gué ! ô gué !
On a tout su de lui, ô gué ! ô gué !

On a su qu'il était enfant de la patrie...
Qu'il était incapable de risquer sa vie
Pour cueillir un myosotis à une fille,
Corne d'Aurochs

Qu'il avait un petit cousin, ô gué ! ô gué !
Haut placé chez les argousins, ô gué ! ô gué !
Et que les jours de pénurie, ô gué ! ô gué !
Il prenait ses repas chez lui, ô gué ! ô gué !

C'est même en revenant de chez cet antipathique,
Qu'il tomba victime d'une indigestion critique
Et refusa le secours de la thérapeutique,
Corne d'Aurochs

Parce que c'était à un Allemand, ô gué ! ô gué !
Qu'on devait le médicament, ô gué ! ô gué !
Parce que c'était à un Allemand, ô gué ! ô gué !
Qu'on devait le médicament, ô gué ! ô gué !

Il rendit comme il put son âme machinale,
Et sa vie n'ayant pas été originale,
L'état lui fit des funérailles nationales...
Corne d'Aurochs

Alors sa veuve en gémissant, ô gué ! ô gué !
Coucha-z-avec son remplaçant, ô gué ! ô gué !

 

 

GASTIBELZA

 

1
Gastibelza, l'homme à la carabine, chantait ainsi:
Quelqu'un a-t-il connu dona Sabine ?Quelqu'un d'ici ?
Chantez, dansez, villageois ! la nuit gagne le mont Falu
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou .

2
Quelqu'un de vous a-t-il connu dona Sabine, ma señora ?
Sa mère était la vielle maugrabine d'Antequera,
Qui chaque nuit criait dans la tour Magne, comme un hibou...
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou .

3
Vraiment la reine eût près d'elle été laide quand, vers le soir,
Elle passait sur le pont de Tolède en corset noir.
Un chapelet du temps de Charlemagne ornait son cou...
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou .

4
Le roi disait, en la voyant si belle, à son neveu:
Pour un baiser, pour un sourire d'elle, pour un cheveu,
Infant don Ruy, je donnerais l'Espagne et le Pérou.
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou !

5
Je ne sais pas si j'aimais cette dame, mais je sais bien
Que pour avoir un regard de son âme, moi, pauvre chien,
J'aurais gaiment passé dix ans au bagne sous les verrous...
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou .

6
Quand je voyais cette enfant, moi le pâtre de ce canton,
Je croyais voire la belle Cléopâtre, qui, nous dit-on,
Menait César, empereur d'Allemagne, par le licou...
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou !

Dansez, chantez, villageois, la nuit tombe Sabine, un jour,
A tout vendu, sa beauté de colombe, tout son amour,
Pour l'anneau d'or du comte de Sardagne, pour un bijou...
Le vent qui vient à travers la montagne m'a rendu fou !

 

 

IL SUFFIT DE PASSER LE PONT

 

1
Il suffit de passer le pont, c'est tout de suite l'aventure!
Laisse moi tenir ton jupon, je t'emmène visiter la nature!
L'herbe est douce à pâques fleuries... jetons mes sabots tes galoches,
Et légers comme des cabris, courons après les sons de cloches!
Ding ding dong! les matines sonnent en l'honneur de notre bonheur.
Ding ding dong! faut le dire à personne: j'ai graissé la patte au sonneur.

2
Laisse-moi tenir ton jupon, courons guilleret, guillerette
Il suffit de passer le pont, et c'est le royaume des fleurettes...
Entre toutes les belles que voici, je devine celle que tu préfères...
C'est pas le coquelicot Dieu merci! ni le coucou, mais la primevère.
J'en vois une blottie sous les feuilles elle est en velours comme tes joues
Fais le guet pendant que je la cueille «Je n'ai jamais aimé que vous!»

3
Il suffit de trois petits bonds c'est tout de suite la tarentelle,
laisse-moi tenir ton jupon, Je saurai ménager tes dentelles...
J'ai graissé, la patte au berger pour lui faire jouer une aubade
Lors, ma mie, sans croire au danger, faisons mille et une gambades
Ton pied frappe et frappe la mousse... Si le chardon s'y pique dedans,
Ne pleure pas ma mie qui souffre, je te l'enlève avec les dents!

4
On a plus rien à se cacher, on peut s'aimer comme bon nous semble,
Et tant mieux si c'est un pêché, nous irons en enfer ensemble!
Il suffit de passer le pont, laisse-moi tenir ton jupon.
Il suffit de passer le pont, laisse-moi tenir ton jupon.

 

 

 

 

J'AI RENDEZ-VOUS AVEC VOUS

1
Monseigneur l'astre solaire,
Comme je ne l'admire pas beaucoup,
M'enlève son feu, oui mais, de son feu, moi je m'en fous,
J'ai rendez-vous avec vous!
La lumière que je préfère,
C'est celle de vos yeux jaloux,
Tout le restant m'indiffère,
J'ai rendez-vous avec vous!

2
Monsieur mon propriétaire,
Comme je lui dévaste tout,
M'chasse de son toit, oui mais, de son toit moi je m'en fous,
J'ai rendez-vous avec vous!
La demeure que je préfère,
C'est votre robe à froufrous,
Tout le restant m'indiffère,
J'ai rendez-vous avec vous!

3
Madame ma gargotière,
Comme je lui dois trop de sous,
M'chasse de sa table, oui mais de sa table moi je m'en fous,
J'ai rendez-vous avec vous!
Le menu que je préfère,
C'est la chair de votre coup,
Tout le restant m'indiffère,
J'ai rendez-vous avec vous!

4
Sa majesté financière,
Comme je ne fais rien à son goût,
Garde son or, or, de son or, moi je m'en fous,
J'ai rendez-vous avec vous!
La fortune que je préfère,
C'est votre cœur d'amadou,
Tout le restant m'indiffère,
J'ai rendez-vous avec vous!

 

 

JE SUIS UN VOYOU

 

Ci-gît au fond de mon cœur une histoire ancienne.
Un fantôme un souvenir d'une que j'aimais
Le temps, à grands coups de faux, peut faire des siennes
Mon bel amour dure et c'est à jamais.


1
J'ai perdu la tramontane en trouvant Margot,
Princesse vêtue de laine, déesse en sabots
Si les fleurs, le long des routes se mettaient à marcher,
C'est à la Margot, sans doute, qu'elle feraient songer
J'lui ai dit «De la Madone tu es le portrait!»
Le bon Dieu me le pardonne c'était un peu vrai
Qu'il me le pardonne ou non, d'ailleurs je m'en fous,
J'ai déjà mon âme en peine je suis un voyou.

2
La mignonne allait aux vêpres se mettre à genoux,
Alors j'ai mordu ses lèvres pour savoir leur goût
Elle m'a dit d'un ton sévère «Qu'est-ce que tu fais là?»
Mais elle m'a laissé faire, les filles c'est comme ça
Je lui ai dit «Par la Madone reste au près de moi!»
Le bon Dieu me le pardonne mais chacun pour soi
Qu'il me le pardonne ou non, d'ailleurs je m'en fous,
J'ai déjà mon âme en peine je suis un voyou.

3
C'était une fille sage à «bouche que veux-tu?»
J'ai croqué dans son corsage les fruits défendus
Elle m'a dit d'un ton sévère «Qu'est-ce que tu fais là?»
Mais elle m'a laissé faire les filles c'est comme ça
Puis, j'ai déchiré sa robe, sans l'avoir voulu
Le bon Dieu me le pardonne je n'y tenais plus!
Qu'il me le pardonne ou non, d'ailleurs je m'en fous,
J'ai déjà mon âme en peine je suis un voyou.

4
J'ai perdu la tramontane en perdant Margot,
Qui épousa contre son âme un triste bigot
Elle doit avoir à l'heure à l'heure qu'il est
Deux ou trois marmots qui pleurent pour avoir leur lait
Et moi j'ai tété leur mère longtemps avant eux
Le bon Dieu me le pardonne j'étais amoureux!
Qu'il me le pardonne ou non, d'ailleurs je m'en fous,
J'ai déjà mon âme en peine je suis un voyou.

 

 

JE ME SUIS FAIT TOUT PETIT

 

1
Je n'avais jamais ôté mon chapeau devant personne
Maintenant je rampe et je fais le beau quand elle me sonne.
J'étais chien méchant elle me fait manger dans sa menotte
J'avais des dents de loup je les ai changées pour des quenottes!

Refrain
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui ferme les yeux quand on la couche,
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui fait «maman» quand on la touche.

2
J'étais dur à cuire elle m'a converti, la fine mouche,
Et je suis tombé, tout chaud tout rôti, contre sa bouche
Qui a des dents de lait quand elle sourit, quand elle chante,
Et des dents de loup quand elle est furie, qu'elle est méchante.

Refrain
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui ferme les yeux quand on la couche,
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui fait «maman» quand on la touche.

3
Je subis sa loi, je file tout doux sous son empire,
Bien qu'elle soit jalouse au-delà de tout, et même pire
Une jolie pervenche, qui m'avait paru plus jolie qu'elle,
Une jolie pervenche un jour en mourut à coups d'ombrelle.

Refrain
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui ferme les yeux quand on la couche,
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui fait «maman» quand on la touche.

4
Tous les somnambules, tous les mages m'ont dit sans malice,
Quand ses bras en croix je subirai mon dernier supplice
Il en est de pires, il en est de meilleurs, mais à tout prendre,
Qu'on se pende ici, qu'on se pende ailleurs s'il faut se pendre.

Refrain
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui ferme les yeux quand on la couche,
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui fait «maman» quand on la touche.

 

 

LA CANE DE JEANNE

 

1
La cane de Jeanne est morte au gui l'an neuf
Elle avait fait, la veille, merveille ! un œuf .

2
La cane de Jeanne Est morte d'avoir fait,
Du moins on le présume, un rhume, mauvais !

3
La cane de Jeanne est morte sur son œuf
Et dans son beau costume de plumes, tout neuf !

4
La cane de Jeanne ne laissant pas de veuf,
C'est nous autres qui eûmes les plumes, et l'œuf !

5
Tous, toutes, sans doute, garderons longtemps
Le souvenir de la cane de Jeanne, morbleu !

 

 

LA COMPLAINTE DES FILLES DE JOIE

 

1
Bien que ces vaches de bourgeois, Bien que ces vaches de bourgeois
Les appellent des filles de joie, Les appellent des filles de joie
C'est pas tous les jours qu'elles rigolent, parole, parole
C'est pas tous les jours qu'elles rigolent

2
Car même avec des pieds de grues, Car même avec des pieds de grues
Faire les cent pas le long des rues, Faire les cent pas le long des rues
C'est fatigant pour les guibolles, parole, parole, C'est fatigant pour les guibolles

3
Non seulement elles ont des cors, Non seulement elles ont des cors
Des oeils de perdrix, mais encore, Des oeils de perdrix, mais encore
C'est fou ce qu'elles usent de grolles, parole, parole, C'est fou ce qu'elles usent de grolles

4
Y' a des clients y'a des salauds, Y' a des clients y'a des salauds
Qui se trempent jamais dans l'eau, Qui se trempent jamais dans l'eau
Faut pourtant qu'elles les cajolent parole, parole, Faut pourtant qu'elles les cajolent.

5
Qu'elles leur fassent la courte échelle, Qu'elles leur fassent la courte échelle
Pour monter au septième ciel, Pour monter au septième ciel
Les sous croyez pas qu'elles les volent parole, parole, Les sous croyez pas qu'elles les volent

6
Elles sont méprisées du public, Elles sont méprisées du public
Elles sont bousculées par les flics, Elles sont bousculées par les flics
Et menacées de la vérole, parole, parole, Et menacées de la vérole

7
Bien que toute la vie elles fassent l'amour, Bien que toute la vie elles fassent l'amour
Qu'elles se marient vingt fois par jour, Qu'elles se marient vingt fois par jour
La noce est jamais pour leur fiole, parole, parole, La noce est jamais pour leur fiole

8
Fils de pécore et de minus, Fils de pécore et de minus
Ris pas de la pauvre vénus, Ris pas de la pauvre vénus
La pauvre vieille casserole, parole, parole, La pauvre vieille casserole

9
Il s'en fallait de peu mon cher, il s'en fallait de peu mon cher
Que cette putain ne fut ta mère, Que cette putain ne fut ta mère
Cette putain dont tu rigoles, parole, parole, Cette putain dont tu rigoles.

 

 

LA MAUVAISE REPUTATION

 

1
Au village sans prétention, j'ai mauvaise réputation
Que je me démène ou que je reste coi, je passe pour un je-ne-sais-quoi.
Je ne fais pourtant de tort à personne, en suivant mon chemin de petit bonhomme
Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Non les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Tout le monde médit de moi, sauf les muets, ça va de soi.

2
Le jour du Quatorze Juillet, je reste dans mon lit douillet
La musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas.
Je ne fais pourtant de tort à personne en écoutant pas le clairon qui sonne
Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Non les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Tout le monde me montre du doigt, sauf les manchots, ça va de soi.

3
Quand je croise un voleur malchanceux poursuivi par un cul-terreux
Je lance la patte et pourquoi le taire, le cul-terreux se retrouve par terre
Je ne fais pourtant de tort à personne en laissant courir les voleurs de pommes
Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Non les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Tout le monde se rue sur moi, sauf les culs-de-jatte, ça va de soi.

4
Pas besoin d'être Jérémie pour deviner le sort qui m'est promis
S'ils trouvent une corde à leur goût, ils me la passeront au cou.
Je ne fais pourtant de tort à personne en suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome
Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Non les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Tout le monde viendra me voir pendu, sauf les aveugles, bien entendu.

 

 

LA PREMIERE FILLE

 

1
J'ai tout oublié des campagnes d'Austerlitz et de Waterloo
D'Italie, de Prusse et d'Espagne, de Pontoise et de Landerneau !

Jamais de la vie on ne l'oubliera, la première fille qu'on a prise dans ses bras
La première étrangère à qui l'on a dit « tu »
( Mon cœur t'en souviens-tu ?)comme elle nous était chère
Qu'elle soit fille honnête ou fille de rien, qu'elle soit pucelle ou qu'elle soit putain,
On se souvient d'elle, on s'en souviendra, de la première fille qu'on a prise dans ses bras.

2
Ils sont partis à tire-d'aile mes souvenir de la Suzon,
Et ma mémoire est infidèle à Julie, Rosette ou Lison !

Jamais de la vie on ne l'oubliera, la première fille qu'on a prise dans ses bras
C'était une bonne affaire ( mon cœur t'en souviens-tu ? )
J'ai changée ma vertu contre une primevère
Que ce soit en grande pompe comme les gens «bien»
Ou bien dans la rue comme les pauvres et les chiens,
On se souvient d'elle, on s'en souviendra, de la première fille qu'on a prise dans ses bras.

3
Toi qui ma donné le baptême d'amour et de septième ciel,
Moi je te garde et moi je t'aime, dernier cadeaux du père noël !

Jamais de la vie on ne l'oubliera, la première fille qu'on a prise dans ses bras
On a beau faire le brave, quand elle s'est mise nue
( Mon cœur t'en souviens-tu ? ) on en menait pas large.
Bien d'autres, sans doute, depuis sont venues
Oui mais entre toutes celles qu'on a connues
Elle est la dernière que l'on oubliera, la première fille qu'on a prise dans ses bras.

 

 

LA RONDE DES JURONS

 

1
Voici la ronde des jurons qui chantaient clair, qui dansaient rond,
Quand les gaulois de bon aloi du franc-parler suivaient la loi
jurant par là, jurant par ci, jurant à langue raccourcie
Comme les grains de chapelet les joyeux jurons défilaient :

Refrain
Tous les morbleus, tous les ventrebleus, les sacrebleus et les cornegidouilles,
Ainsi, parbleu, que les jarnibleus et les palsambleus,
Tous les cristis, les ventre saint-gris, les par ma barbe et les noms d'une pipe,
Ainsi, pardi, que les sapristis et les sacristis,
Sans oublier les jarnicotons, les scrogneugneus et les bigres et les bougres,
Les saperlottes, les cré nom de nom, les peste et pouah, diantre, fichtre et foutre,
Tous les Bon Dieu, tous les vertudieux, tonnerre de Brest et saperlipopette,
Ainsi, pardieu, que les jarnidieux et les pasquedieux.

2
Quelle pitié ! les charretiers ont un langage châtié
Les harengères et les mégères ne parlent plus à la légère !
Le vieux catéchisme poissard n'a guère plus cours chez les hussards
Ils ont vécu, de profundis, les joyeux jurons de jadis.

Refrain
Tous les morbleus, tous les ventrebleus, les sacrebleus et les cornegidouilles,
Ainsi, parbleu, que les jarnibleus et les palsambleus,
Tous les cristis, les ventre saint-gris, les par ma barbe et les noms d'une pipe,
Ainsi, pardi, que les sapristis et les sacristis,
Sans oublier les jarnicotons, les scrogneugneus et les bigres et les bougres,
Les saperlottes, les cré nom de nom, les peste et pouah, diantre, fichtre et foutre,
Tous les Bon Dieu, tous les vertudieux, tonnerre de Brest et saperlipopette,
Ainsi, pardieu, que les jarnidieux et les pasquedieux.

 

 

LE FOSSOYEUR

 

1
Dieu sait que je n'ai pas le fond méchant,
Je ne souhaite jamais la mort des gens:
Mais si l'on ne mourait plus,
Je crèverais de faim sur mon talus …
Je suis un pauvre fossoyeur.

2
Les vivants croient que je n'ai pas de remords
A gagner mon pain sur le dos des morts:
Mais ça me tracasse et, d'ailleurs,
Je les enterre à contre cœur …
Je suis un pauvre fossoyeur.

3
Et plus je lâche la bride à mon émoi,
Et plus les copains s'amusent de moi :
Ils me disent : « Mon vieux par moments,
Tu a une figure d'enterrement …»
Je suis un pauvre fossoyeur.

4
J'ai beau me dire que rien n'est éternel,
Je peux pas trouver ça tout naturel :
Et jamais je ne parviens
à prendre la mort comme elle vient …
Je suis un pauvre fossoyeur.

5
Ni vu ni connu, brave mort, adieu!
Si du fond de la terre on voit le Bon Dieu,
Dis-lui le mal que m'a coûté
La dernière pelletée …
Je suis un pauvre fossoyeur.
Je suis un pauvre fossoyeur.

 

 

LE GRAND CHENE

 

1
Il vivait en dehors des chemins forestiers,
Ce n'était nullement un arbre de métier
Il n'avait jamais vu l'ombre d'un bûcheron
Ce grand chêne fier sur son tronc.

2
Il eût connu des jours filés d'or et de soie
Sans ses proches voisins, les pires gens qui soient
Des roseaux mal pensant, pas même des bambous,
S'amusant à le mettre à bout.

3
Du matin jusqu'au soir ces petits rejetons,
Tout juste canne à pêche, à peine mirlitons,
Lui tournant tout autour chantaient, in extenso,
L'histoire du chêne et du roseau.

4
Et, bien qu'il fut en bois ( les chênes, c'est courant )
La fable ne le laissait pas indifférent
Il advint que lassé d'être en butte aux lazzis,
Il se résolut à l'exil.

5
A grand-peine il sortit ses grands pieds de son trou
Et partit sans se retourner ni peu ni prou.
Mais, moi qui l'ai connu, je sais bien qu'il souffrit
De quitter l'ingrate patrie.

6
A l'orée des forets le chêne ténébreux
A lié connaissance avec deux amoureux.
«Grand chêne, laisse nous sur toi graver nos noms …»
Le grand chêne n'a pas dit non.

7
Quand ils eurent épuisé leur grand sac de baisers,
Quand de tant s'embrasser, leurs becs furent usés,
Ils ouirent alors, en retenant des pleurs,
Le chêne contant ses malheurs.

8
«Grand chêne, viens chez nous, tu trouveras la paix
Nos roseaux savent vivre et n'ont aucun toupet,
Tu feras dans nos murs un aimable séjour,
Arrosé quatre fois par jour.»

9
Cela dit, tous les trois se mirent en chemin
Chaque amoureux tenant une racine en main
Comme il semblait content ! Comme il semblait heureux !
Le chêne entre ses amoureux.

10
Au pied de leur chaumière ils le firent planter
Ce fut alors qu'il commença à déchanter
Car en fait d'arrosage, il n'eut rien que la pluie
Des chiens levant la patt' sur lui.

11
On a pris tous ses glands pour nourrir les cochons
Avec sa belle écorce on a fait des bouchons
Chaque fois qu'un arrêt de mort était rendu
C'est lui qui héritait du pendu.

12
Puis ces mauvaises gens, vandales accomplis
Le coupèrent en quatre et s'en firent un lit
Et l'horrible mégère ayant des tas d'amants
Il vieillit prématurément.

13
Un triste jour, enfin, ce couple sans aveu
Le passa par la hache et le mit dans le feu
Comme du bois de caisse, amère destinée !
Il périt dans la cheminée.

14
Le curé de chez nous, petit saint besogneux
Doute que sa fumée, s'élève jusqu'à Dieu
Qu'est-ce qu'il en sait le bougre, et qui donc lui a dit
Qu'y a pas de chêne en paradis ? Qu'y a pas de chêne en paradis ?

 

 

LE MAUVAIS SUJET REPENTI

 

1
Elle avait la taille faite au tour, les hanches pleines,
Elle chassait le mâle aux alentours de la Madeleine
A sa façon de me dire «Mon rat, est-ce que je te tente ?»
Je vis que j'avais affaire à une débutante …

2
L'avait le don, c'est vrai, j'en conviens, l'avait le génie,
Mais sans technique un don n'est rien qu'une sale manie …
Certes on ne se fait pas putain comme on se fait nonne
C'est du moins ce qu'on prêche, en latin, à la Sorbonne …

3
Me sentant rempli de pitié pour la donzelle,
Je lui enseignai de son métier, les petites ficelles
Je lui enseignai le moyen de bientôt faire fortune,
En bougeant l'endroit où le dos ressemble à la lune.

4
Car dans l'art de faire le trottoir, je le confesse,
Le difficile est de bien savoir jouer des fesses
On ne tortille pas son popotin de la même manière
Pour un droguiste, un sacristain, un fonctionnaire.

5
Rapidement instruite par mes bons offices,
Elle m'investit d'une part de ses bénéfices
On s'aida mutuellement comme dit le poète,
Elle était le corps naturellement puis moi la tête

6
Un soir à la suite de manœuvres douteuses
Elle tomba victime d'une maladie honteuse
Lors, en tout bien, toute amitié, en fille probe,
Elle me passa la moitié de ses microbes …

7
Après des injections aiguës d'antiseptique,
J'abandonnai le métier de cocu systématique
Elle eut beau pousser des sanglots, braire à tue-tête,
Comme je n'étais qu'un salaud, je me fis honnête …

8
Sitôt privée de ma tutelle ma pauvre amie
Courut essuyer du bordel les infamies
Parait qu'elle se vend même à des flics, quelle décadence
Y'a plus de moralité publique dans notre France …

 

 

LE PORNOGRAPHE

 

1
Autrefois, quand j'étais marmot, J'avais la phobie des gros mots,
Et si je pensais «merde» tout bas, je ne le disais pas... Mais
Aujourd'hui que mon gagne-pain c'est de parler comme un turlupin,
Je ne pense plus «merde» pardi ! mais je le dis.

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

2
Afin d'amuser la galerie, je crache des gauloiseries,
Des pleines bouches de mots crus tout à fait incongrus... Mais
En me retrouvant seul sous mon toit, dans ma psyché je me montre au doigt,
Et me crie: «Va te faire, homme incorrect, voir par les Grecs.»

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

3
Tous les samedis je vais à confesse, m'accuser d'avoir parlé de fesses,
Et je promets ferme au marabout de les mettre tabou...Mais
Craignant, si je n'en parle plus, de finir à l'Armée du Salut,
Je remets bientôt sur le tapis les fesses impies.

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

4
Ma femme est, soit dit en passant, d'un naturel concupiscent,
Qui l'incite à se coucher nue sous le premier venu...Mais
M'est-il permis, soyons sincère, d'en parler au café-concert
Sans dire qu'elle a, suraigu, le feu au cul ?

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

5
J'aurais sans doute du bonheur, et peut-être la croix d'honneur,
A chanter avec décorum l'amour qui mène à Rome...Mais
Mon ange m'a dit: «Turlututu ! chanter l'amour t'est défendu
S'il n'éclot pas sur le destin d'une putain.»

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

6
Et quand j'entonne, guilleret, à un patron de cabaret
Une adorable bucolique, il est mélancolique...Et
Me dit, la voix noyée de pleurs: «S'il vous plaît de chanter les fleurs,
Qu'elles poussent au moins rue Blondel dans un bordel.»

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

7
Chaque soir avant le dîner, à mon balcon mettant le nez,
Je contemple les bonnes gens dans le soleil couchant...Mais
Ne me demandez pas de chanter ça, si vous redoutez d'entendre ici
Que j'aime à voir, de mon balcon, passer les cons.

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

8
Les bonnes âmes d'ici-bas compte ferme qu'à mon trépas
Satan va venir embrocher ce mort mal embouché...Mais
Mais veuille le grand manitou, pour qui le mot n'est rien du tout,
Admette en sa Jérusalem, à l'heure blême,

Refrain
Le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

 

 

MISOGYNIE A PART

 

1
Misogynie à part, le sage avait raison:
Il y a les emmerdantes, on en trouve à foison,
En foule elles se pressent.
Il y a les emmerdeuses, un peu plus raffinées
Et puis, très nettement au-dessus du panier,
Y a les emmerderesses.

2
La mienne, à elle seule, sur toutes surenchérit,
Elle relève à la fois des trois catégories,
Véritable prodige
Emmerdante, emmerdeuse, emmerderesse itou,
Elle passe, elle dépasse, elle surpasse tout
Elle m'emmerde, vous dis-je

3
Mon Dieu, pardonnez-moi ces propos bien amers,
elle m'emmerde, elle m'emmerde, elle m'emmerde elle m'emmerde
Elle abuse, elle attige
Elle m'emmerde et je regrette mes amours avec
La petite enfant de Marie que m'a soufflée l'évêque
Elle m'emmerde, vous dis-je

4
Elle m'emmerde, elle m'emmerde et m'oblige à
Me curer les ongles avant de confirmer son cul
Or c'est pas callipyge.
Et la charité seule pousse ma main résignée
Vers ce cul rabat-joie, conique, renfrogné
Elle m'emmerde, vous dis-je

5
Elle m'emmerde, elle m'emmerde, je le répète et quand
Elle me tape sur le ventre, elle garde ses gants
Et ça me désoblige
Outre que ça dénote un grand manque de tact
Ça ne favorise pas tellement le contact
Elle m'emmerde, vous dis-je

6
Elle m'emmerde, elle m'emmerde, quand je tombe à genoux
Pour certaines dévotions qui sont bien de chez nous
Et qui donne le vertige
Croyant l'heure venue de chanter le credo
Elle m'ouvre tout grand son missel sur le dos
Elle m'emmerde, vous dis-je

7
Elle m'emmerde, elle m'emmerde, à la fornication
Elle s'emmerde, elle s'emmerde, avec ostentation
Elle s'emmerde, vous dis-je
Au lieu de s'écrier: "Encore! hardi! hardi!"
Elle déclame du Claudel, du Claudel, j'ai bien dit
Alors ça, ça me fige

8
Elle m'emmerde, elle m'emmerde, j'admets que ce Claudel
Soit un homme de génie, un poète immortel
Je reconnais son prestige
Mais qu'on aille chercher dedans son œuvre pie
Un aphrodisiaque, non, ça c'est de l'utopie!
Elle m'emmerde, vous dis-je
Elle m'emmerde, vous dis-je

 

 

ONCLE ARCHIBALD

 

1
O vous les arracheurs de dents tous les cafards les charlatans, les prophètes
Comptez plus sur oncle Archibald pour payer les violons du bal à vos fêtes, à vos fêtes

2
En courant sus à un voleur qui venait de lui chiper l'heure à sa montre
Oncle Archibald coquin de sort! fit de sa majesté la Mort, la rencontre, la rencontre

3
Telle une femme de petite vertu elle arpentait le trottoir du cimetière
Aguichant les hommes en troussant un peu plus haut qu'il n'est décent son suaire, son suaire

4
Oncle Archibald, d'un ton gouailleur, lui dit: "Va-t-en faire pendre ailleurs ton squelette
Fi! des femelles décharnées! vive les belles un tantinet rondelettes, rondelettes

5
Lors, montant sur ses grands chevaux, la Mort brandit la longue faux d'agronome
Qu'elle serrait dans son linceul, et faucha d'un seul coup, d'un seul, le bonhomme, le bonhomme

6
Comme il n'avait pas l'air content elle lui dit: "Ça fait longtemps que je t'aime
Et notre hymen à tous les deux était prévu depuis le jour de ton baptême, ton baptême

7
"Si tu te couches dans mes bras, alors la vie te semblera plus facile
Tu y seras hors de portée des chiens, des loups, des hommes et des imbéciles, imbéciles

8
"Nul n'y contestera tes droits tu pourras crier: vive le roi! sans intrigue
Si l'envie te prend de changer, tu pourras crier sans danger: vive la ligue!, vive la ligue!

9
"Ton temps de dupe est révolu, personne ne se payera plus sur ta bête
Les "plait-il, maître?" auront plus cours, plus jamais tu n'auras à courber la tête, ber la tête"

10
Et mon oncle emboîta le pas de la belle, qui ne semblait pas, si féroce
Et les voilà, bras dessus, bras dessous, les voilà partis je ne sais où faire leurs noces, faire leurs noces

11
O vous les arracheurs de dents tous les cafards les charlatans, les prophètes
Comptez plus sur oncle Archibald pour payer les violons du bal à vos fêtes, à vos fêtes

 

 

TEMPÊTE DANS UN BENITIER

 

1
Tempête dans un bénitier, le souverain pontife avec
Les évêques, les archevêques, nous font un satané chantier.

Ils ne savent pas ce qu'il perdent, tous ces fichus calotins,
Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde.
A la fête liturgique, plus de grandes pompes, soudain,
Sans le latin, sans le latin, plus de mystère magique.
Le rite qui nous envoûte s'avère alors anodin,
Sans la latin, sans le latin, et les fidèles s'en foutent
O très Sainte Marie, mère de Dieu, dites à ces putains de moines
Qu'ils nous emmerdent sans le latin.

2
Je ne suis pas le seul morbleu depuis que ces règles sévissent
A ne plus me rendre à l'office dominical que quand il pleut.

Ils ne savent pas ce qu'il perdent, tous ces fichus calotins,
Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde.
En renonçant à l'occulte, faudra qu'ils fassent tintin
Sans le latin, sans le latin, pour le denier du culte
A la saison printanière Suisse, bedeau, sacristain,
Sans le latin, sans le latin, feront l'église buissonnière
O très Sainte Marie, mère de Dieu, dites à ces putains de moines
Qu'ils nous emmerdent sans le latin.

3
Ces oiseaux sont des enragés, ces corbeaux qui scient, rognent, tranchent
La saine et bonne vieille branche de la croix où il sont perchés

Ils ne savent pas ce qu'il perdent, tous ces fichus calotins,
Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde.
Le vin du sacré calice se change en jus de boudin,
Sans le latin, sans le latin, et ses vertus faiblissent.
A Lourdes, Sète ou bien Parme, comme à Quimper Corentin,
Le presbytère sans le latin a perdu de son charme.
O très Sainte Marie, mère de Dieu, dites à ces putains de moines
Qu'ils nous emmerdent sans le latin.

Ils ne savent pas ce qu'il perdent, tous ces fichus calotins,
Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde.
Le vin du sacré calice se change en jus de boudin,
Sans le latin, sans le latin, et ses vertus faiblissent.
A Lourdes, Sète ou bien Parme, comme à Quimper Corentin,
Le presbytère sans le latin a perdu de son charme.
O très Sainte Marie, mère de Dieu, dites à ces putains de moines
Qu'ils nous emmerdent sans le latin.

 

 

QUATRE VINGT QUINZE POUR CENT

 

1
La femme qui possède tout en elle pour donner le goût des fêtes charnelles
La femme qui suscite en nous tant de passion brutale la femme est avant tout sentimentale
Main dans la main les longues promenades les fleurs, les billets doux, les sérénades
Les crimes, les folies que pour ses beaux yeux l'on commet la transportent, mais ...

Refrain
Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant.
Qu'elle le taise ou le confesse c'est pas tous les jours qu'on lui déride les fesses.
Les pauvres bougres convaincus du contraire sont des cocus
A l'heure de l'œuvre de chair elle est souvent triste, peuchère !
S'il n'entend le cœur qui bat, le corps non plus ne bronche pas.

2
Sauf quand elle aime un homme avec tendresse, toujours sensible alors à ses caresses.
Toujours bien disposée, toujours encline à s'émouvoir, elle s'emmerde sans s'en apercevoir.
Ou quand elle a des besoins tyranniques, quelle souffre de nymphomanie chronique
C'est elle qui fait alors passer à ses adorateurs de fichus quarts d'heure.

Refrain
Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant.
Qu'elle le taise ou le confesse c'est pas tous les jours qu'on lui déride les fesses.
Les pauvres bougres convaincus du contraire sont des cocus
A l'heure de l'œuvre de chair elle est souvent triste, peuchère !
S'il n'entend le cœur qui bat, le corps non plus ne bronche pas.

3
Les "encore", les "c'est bon", les "continue" qu'elle crie pour simuler qu'elle monte aux nues
C'est pure charité, les soupirs des anges ne sont en général que de pieux mensonges
C'est à seul fin que son partenaire se croit un amant extraordinaire,
Que le coq imbécile et prétentieux perché dessus ne soit pas déçu.

Refrain
Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant.
Qu'elle le taise ou le confesse c'est pas tous les jours qu'on lui déride les fesses.
Les pauvres bougres convaincus du contraire sont des cocus
A l'heure de l'œuvre de chair elle est souvent triste, peuchère !
S'il n'entend le cœur qui bat, le corps non plus ne bronche pas.

4
J'entends aller bon train les commentaires de ceux qui font des châteaux à Cythère
"C'est parce que tu n'es qu'un malhabile, un maladroit qu'elle conserve toujours sont sang-froid"
Peut-être, mais si les assauts vous pèsent de ces petits m'as-tu vu-quand je baise
Mesdames, en vous laissant manger le plaisir sur le dos, chantez in petto

Refrain
Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant.
Qu'elle le taise ou le confesse c'est pas tous les jours qu'on lui déride les fesses.
Les pauvres bougres convaincus du contraire sont des cocus
A l'heure de l'œuvre de chair elle est souvent triste, peuchère !
S'il n'entend le cœur qui bat, le corps non plus ne bronche pas.

 

 

MARQUISE

 

1
Marquise, si mon visage à quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge vous ne vaudrez guère mieux.
Marquise, si mon visage à quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge vous ne vaudrez guère mieux.

2
Le temps aux plus belles choses se plait à faire un affront:
Il saura faner vos roses comme il a ridé mon front.
Le temps aux plus belles choses se plait à faire un affront:
Il saura faner vos roses comme il a ridé mon front.

3
Le même cours des planètes règle nos jours et nos nuits:
On m'a vu ce que vous êtes; vous serez ce que je suis.
Le même cours des planètes règles nos jours et nos nuits:
On m'a vu ce que vous êtes; vous serez ce que je suis.

4
Peut-être que je serai vieille, répond Marquise, cependant
J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, et je t'emmerde en attendant.
Peut-être que je serai vieille, répond Marquise, cependant
J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, et je t'emmerde en attendant.

 

 

MARINETTE

 

1
Quand j'ai couru chanter ma petite chanson à Marinette,
La belle la traîtresse était allée à l'Opéra ...
Avec ma petite chanson, j'avais l'air d'un con ma mère,
Avec ma petite chanson, j'avais l'air d'un con .

2
Quand j'ai couru porter mon pot de moutarde à Marinette
La belle, la traîtresse avait déjà fini de dîner...
Avec mon petit pot j'avais l'air d'un con ma mère,
Avec mon petit pot j'avais l'air d'un con .

3
Quand j'offris pour étrennes une bicyclette à Marinette
La belle la traîtresse avait acheté une auto...
Avec mon petit vélo, j'avais l'air d'un con ma mère
Avec mon petit vélo, j'avais l'air d'un con .

4
Quand j'ai couru tout chose au rendez-vous de Marinette
La belle disait: "je t'adore!" à un sale type qui l'embrassait...
Avec mon bouquet de fleurs, j'avais l'air d'un con ma mère
Avec mon bouquet de fleurs, j'avais l'air d'un con .
5
Quand j'ai couru brûler la petite cervelle à Marinette,
La belle était déjà morte d'un rhume mal placé...
Avec mon revolver, j'avais l'air d'un con ma mère
Avec mon revolver, j'avais l'air d'un con .
6
Quand j'ai couru lugubre, à l'enterrement de Marinette
La belle la traîtresse était déjà ressuscitée...
Avec ma petite couronne, j'avais l'air d'un con ma mère,
Avec ma petite couronne, j'avais l'air d'un con.

 

 

LES FUNERAILLES D'ANTAN

 

1
Jadis, les parents des morts vous mettaient dans le bain,
De bonne grâce ils en faisaient profiter les copains:
«Y a un mort à la maison, si le cœur vous en dit,
Venez le pleurer avec nous sur le coup de midi...»
Mais les vivants d'aujourd'hui ne sont plus si généreux,
Quand ils possèdent un mort ils le gardent pour eux.
C'est la raison pour laquelle, depuis quelques années,
Des tas d'enterrements vous passent sous le nez.
Des tas d'enterrements vous passent sous le nez.

Refrain
Mais où sont les funérailles d'antan?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards,
De nos grands-pères, qui suivaient la route en cahotant,
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées,
Ronds et prospères...
Quand les héritiers étaient contents,
Au fossoyeur, au croque-mort, au curé, aux chevaux même,
Ils payaient un verre.
Elles sont révolues, elles ont fait leur temps,
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres,
On ne les reverra plus, et c'est bien attristant,
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans.

2
Maintenant les corbillards à tombeau grand ouvert
Emportent les trépassés jusqu'au diable Vauvert,
Les malheureux n'ont même plus le plaisir enfantin
De voir leurs héritiers marron marcher dans le crottin.
L'autre semaine, des salauds, à cent quarante à l'heure,
Vers un cimetière minable emportaient un des leurs...
Quand sur un arbre en bois dur, ils se sont aplatis
On s'aperçut que le mort avait fait des petits.
On s'aperçut que le mort avait fait des petits.

Refrain
Mais où sont les funérailles d'antan?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards,
De nos grands-pères, qui suivaient la route en cahotant,
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées,
Ronds et prospères...
Quand les héritiers étaient contents,
Au fossoyeur, au croque-mort, au curé, aux chevaux même,
Ils payaient un verre.
Elles sont révolues, elles ont fait leur temps,
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres,
On ne les reverra plus, et c'est bien attristant,
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans.

3
Plutôt que d'avoir des obsèques manquant de fioritures,
J'aimerais mieux, tout compte fait, me passer de sépulture,
J'aimerais mieux mourir dans l'eau, dans le feu, n'importe où,
Et même à la grande rigueur, ne pas mourir du tout.
O, que renaisse le temps des morts bouffis d'orgueil,
L'époque des m’as-tu-vu-dans-mon-joli-cercueil,
Où, quitte à tout dépenser jusqu'au dernier écu,
Les gens avaient le cœur de mourir plus haut que leur cul.
Les gens avaient le cœur de mourir plus haut que leur cul.

Refrain
Mais où sont les funérailles d'antan?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards,
De nos grands-pères, qui suivaient la route en cahotant,
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées,
Ronds et prospères...
Quand les héritiers étaient contents,
Au fossoyeur, au croque-mort, au curé, aux chevaux même,
Ils payaient un verre.
Elles sont révolues, elles ont fait leur temps,
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres,
On ne les reverra plus, et c'est bien attristant,
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans.

 

 

L'HECATOMBE (bon)

 

Au marché de Briv'-la-Gaillarde
A propos de bottes d'oignons
Quelques douzaines de gaillardes
Se crêpaient un jour le chignon
A pied, à cheval, en voiture
Les gendarmes mal inspirés
Vinrent pour tenter l'aventure
D'interrompre l'échauffourée

Or, sous tous les cieux sans vergogne
C'est un usag' bien établi
Dès qu'il s'agit d'rosser les cognes
Tout l’monde se réconcilie
Ces furies perdant tout' mesure
Se ruèrent sur les guignols
Et donnèrent je vous l'assure
Un spectacle assez croquignol

En voyant ces braves pandores
Etre à deux doigts de succomber
Moi, j'bichais car je les adore
Sous la forme de macchabées
De la mansarde où je réside
J'excitais les farouches bras
Des mégères gendarmicides
En criant: "Hip, hip, hip, hourra!"

Frénétiqu' l'une d'ell’ attache
Le vieux maréchal des logis
Et lui fait crier: "Mort aux vaches,
Mort aux lois, vive l'anarchie!"
Une autre fourre avec rudesse
Le crâne d'un de ses lourdauds
Entre ses gigantesques fesses
Qu'elle serre comme un étau

La plus grasse de ces femelles
Ouvrant son corsag’ dilaté
Matraque à grand coup de mamelles
Ceux qui passent à sa portée
Ils tombent, tombent, tombent, tombent
Et s'lon les avis compétents
Il paraît que cette hécatombe
Fut la plus bell' de tous les temps

Jugeant enfin que leurs victimes
Avaient eu leur content de gnons
Ces furies comme outrage ultime
En retournant à leurs oignons
Ces furies à peine si j'ose
Le dire tellement c'est bas
Leur auraient mêm' coupé les choses
Par bonheur ils n'en avait pas
Leur auraient mêm' coupé les choses
Par bonheur ils n'en avait pas

 

 

 

LES PASSANTES

 

1
Je veux dédier ce poème à toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets, à celles qu'on connaît à peine,
Qu'un destin différent entraîne et qu'on ne retrouve jamais.

2
A celle qu'on voit apparaître une seconde à sa fenêtre,
Et qui, preste, s'évanouit, mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette qu'on en demeure épanoui.

3
A la compagne de voyage dont les yeux, charmant paysage,
Font paraître court le chemin, qu'on est seul peut-être à comprendre,
Et qu'on laisse pourtant descendre sans avoir effleuré sa main.

4
A celles qui sont déjà prises, et qui vivant des heures grises
Près d'un être trop différent, vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie d'un avenir désespérant.

5
Chères images aperçues, espérances d'un jour déçues,
Vous serez dans l'oubli demain, pour peu que le bonheur survienne,
Il est rare qu'on se souvienne des épisodes du chemin.

6
Mais si l'on a manqué sa vie, on songe avec un peu d'envie,
A tous ces bonheurs entrevus, aux baisers qu'on n'osa pas prendre,
Aux cœurs qui doivent vous attendre, aux yeux qu'on a jamais revus.

7
Alors aux soirs de lassitude tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir, on pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes que l'on n'a pas su retenir.

 

 

LES CASSEUSES

 

1
Tant qu'elle a besoin du matou, ma chatte est tendre comme tout.
Quand elle est comblée, aussitôt elle griffe, elle mord, elle fait le gros dos.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

2
Enamourée, ma femme est douce, mes amis vous le diront tous.
Après l'étreinte, en moins de deux elle redevient u bâton merdeux.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

3
Dans l'alcôve, on est bien reçus par la voisine du dessus.
Une fois son désir assouvi, ingrate, elle nous les crucifie.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

4
Quand elle passe en revue les zouaves, ma sœur est câline et suave.
Dès que s'achève l'examen, gare à qui tombe sous sa main.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

5
Si tout le monde en ma maison reste au lit plus que de raison,
C'est pas qu'on soit lubriques, c'est qu'il y a guère que là qu'on est tranquille.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

 

 

LES AMOUREUX DES BANCS PUBLICS

 

1
Les gens qui voient de travers pensent que les bancs vert
Qu'on voit sur les trottoirs sont faits pour les impotents ou les ventripotents.
Mais c'est une absurdité, car à la vérité, ils sont là c'est notoire,
Pour accueillir quelques temps les amours débutants

Refrain
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes,
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se disant des «je t'aime» pathétiques, ont des petites gueules bien sympathiques !

2
Ils se tiennent par la main , parlent du lendemain, du papier bleu d'azur
Que revêtiront les murs de leur chambre à coucher..
Ils se voient déjà, doucement, elle cousant, lui fumant, dans un bien-être sur,
Et choisissent le prénom de leur premier bébé...

Refrain
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes,
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se disant des «je t'aime» pathétiques, ont des petites gueules bien sympathiques !

3
Quand la sainte famille machin croise sur son chemin deux de ces malappris,
Elle leur décroche hardiment des propos venimeux...
N'empêche que toute la famille ( le père, la mère, la fille, le fils, le "Saint Esprit...")
Voudrait bien de temps en temps, pouvoir se conduire comme eux.

Refrain
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes,
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se disant des «je t'aime» pathétiques, ont des petites gueules bien sympathiques !

4
Quand les mois auront passé quand seront apaisés leurs beaux rêves flambants,
Quand le ciel se couvrira de gros nuages lourds,
Ils s'apercevront, émus, que c'est au hasard des rues, sur l'un de ces fameux bancs,
Qu'ils ont vécu le meilleur morceau de leur amour...

Refrain
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes,
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se disant des «je t'aime» pathétiques, ont des petites gueules bien sympathiques !

 

 

LE VENT

 

Refrain
Si par hasard, sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent fripon,
Prudence, prends garde à ton jupon !
Si par hasard sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent maraud,
Prudent, prends garde à ton chapeau !

1
Les Jean-foutre et les gens probes médisent du vent furibond
Qui rebrousse les bois, détrousse les toits, retrousse les robes
Des Jean-foutre et des gens probes, le vent, je vous en réponds
S'en soucie, et c'est justice, comme de colin-tampon !

Refrain
Si par hasard, sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent fripon,
Prudence, prends garde à ton jupon !
Si par hasard sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent maraud,
Prudent, prends garde à ton chapeau !

2
Bien sur si l'on ne se fonde que sur ce qui saute aux yeux,
Le vent semble une brute raffolant de nuire à tout le monde
Mais une attention profonde prouve que c'est chez les fâcheux
Qu'il préfère choisir les victimes de ces petits jeux !

Refrain
Si par hasard, sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent fripon,
Prudence, prends garde à ton jupon !
Si par hasard sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent maraud,
Prudent, prends garde à ton chapeau !

 

 

LE PETIT CHEVAL

(Paul Fort)

1
Le petit cheval dans le mauvais temps, qu'il avait donc du courage !
C'était un petit cheval blanc, tous derrière, tous derrière
C'était un petit cheval blanc, tous derrière et lui devant !

2
Il n'y avait jamais de beau temps, dans ce pauvre paysage
Il n'y avait jamais de printemps, ni derrière, ni derrière
Il n'y avait jamais de printemps, ni derrière, ni devant.

3
Mais toujours il était content, menant les gars du village,
A travers la pluie noire des champs, tous derrière, tous derrière
A travers la pluie noire des champs, tous derrière et lui devant.

4
Sa voiture allait poursuivant, sa belle petite queue sauvage
C'est alors qu'il était content, tous derrière, tous derrière
C'est alors qu'il était content, tous derrière et lui devant.

5
Mais un jour, dans le mauvais temps, un jour qu'il était si sage
Il est mort par un éclair blanc, tous derrière, tous derrière
Il est mort par un éclair blanc, tous derrière et lui devant.

6
Il est mort sans voir le beau temps, qu'il avait donc du courage !
Il est mort sans voir le printemps, ni derrière, ni derrière
Il est mort sans voir le beau temps, ni derrière ni devant.

 

 

LE PARAPLUIE

 

1
Il pleuvait fort sur la grand route, elle cheminait sans parapluie,
J'en avais un volé sans doute, le matin même à un ami
Courant alors à sa rescousse, je lui propose un peu d'abri
En séchant l'eau de sa frimousse, d'un air très doux, elle m'a dit «oui».

Refrain
Un petit coin de parapluie,
Contre un coin de paradis
Elle avait quelque chose d'un ange,
Un petit coin de paradis,
Contre un coin de parapluie,
Je ne perdais pas au change, pardi!

2
Chemin faisant, que ce fut tendre d'ouïr à deux le chant joli
Que l'eau du ciel faisait entendre sur le toit de mon parapluie
J'aurais voulu, comme au déluge, voir sans arrêt tomber la pluie,
Pour la garder, sous mon refuge, quarante jours, quarante nuits.

Refrain
Un petit coin de parapluie,
Contre un coin de paradis
Elle avait quelque chose d'un ange,
Un petit coin de paradis,
Contre un coin de parapluie,
Je ne perdais pas au change, pardi!

3
Mais bêtement même en orage, les routes vont vers des pays
Bientôt le sien fit un barrage à l'horizon de ma folie
Il a fallu qu'elle me quitte après m'avoir dit grand merci
Et je l'ai vue toute petite partir gaiement vers mon oubli ...

Refrain
Un petit coin de parapluie,
Contre un coin de paradis
Elle avait quelque chose d'un ange,
Un petit coin de paradis,
Contre un coin de parapluie,
Je ne perdais pas au change, pardi!

 

 

LE GRAND PAN

 

1
Du temps que régnait le grand Pan les dieux protégeaient les ivrognes :
Un tas de génies titubant, au nez rouge, à la rouge trogne.
Dès qu'un homme vidait les cruchons, Qu'un sac à vin faisait carousse
Ils venaient en bande, à ses trousses, compter les bouchons.
La plus humble piquette était alors bénie, distillée par Noé, Silène et compagnie
Le vin donnait un lustre au pire des minus, et le moindre pochard avait tout de Bacchus
Mais, se touchant le crane en criant : «J'ai trouvé !» la bande au professeur Nimbus est arrivée
Qui s'est mise à frapper les cieux d'alignement, chasser les dieux du firmament.
Aujourd'hui çà et là les gens boivent encore, et le feu du nectar fait toujours luire les trognes,
Mais les dieux ne répondent plus pour les ivrognes :Bacchus est alcoolique et le grand Pan est mort.

2
Quand deux imbéciles heureux s'amusaient à des bagatelles
Un tas de génies amoureux venaient leur tenir la chandelle.
Du fin fond des Champs Elysées Dès qu'ils entendaient un «je t'aime»
Ils accouraient à l'instant même compter les baisers
La plus humble amourette était alors bénie, Sacrée par Aphrodite, Eros et compagnie
L'amour donnait un lustre au pire des minus et la moindre amoureuse avait tout de Vénus
Mais se touchant le crane en criant «j'ai trouvé !» la bande au professeur Nimbus est arrivée
Qui s'est mise à frapper les cieux d'alignement, chasser les dieux du firmament.
Aujourd'hui çà et là, les cœurs battent encore et la règle du jeu de l'amour est la même
Mais les dieux ne répondent plus de ceux qui s'aiment : Vénus s'est faite femme et le grand Pan est mort

3
Et quand fatale, sonnait l'heure de prendre un linceul pour costume
Un tas de génies l'œil en pleur, vous offraient des honneurs posthumes
Pour aller au céleste empire dans leur barque ils venaient vous prendre
C'était presque un plaisir de rendre le dernier soupir.
La plus humble dépouille était alors bénie, embarquée par Caron, Pluton et compagnie
Au pire des minus l'âme était accordée et le moindre mortel avait l'éternité.
Mais se touchant le crane en criant : «j'ai trouvé !» La bande au professeur Nimbus est arrivée
Qui s'est mise à frapper les cieux d'alignement, chasser les dieux du firmament.
Aujourd'hui çà et là les gens passent encore mais la tombe est, hélas la dernière demeure
Et les dieux ne réponde plus de ceux qui meurent : la mort est naturelle et le grand Pan est mort.

Et l'un des dernier dieux, l'un des derniers suprêmes, ne doit plus se sentir tellement bien lui-même.
Un beau jour on va voir le Christ, descendre du calvaire en disant dans sa lippe :
« Merde ! je ne joue plus pour tous ces pauvres types ! j'ai bien peur que la fin du monde soit bien triste. »

 

 

LE BISTROT

 

1
Dans un coin pourri du pauvre Paris, sur une place,
L'est un vieux bistrot tenu par un gros dégueulasse.
2
Si t'as le bec fin S'il te faut du vin de première classe.
Va boire à Passy, le nectar d'ici te dépasse.

3
Mais si tu as le gosier qu'une armure d'acier matelasse
Goûte à ce velours, ce petit bleu lourd de menaces.

4
Tu trouveras là la fine fleur de la populace,
Tous les marmiteux, les calamiteux de la place.

5
Qui viennent en rang, comme des harengs voir en face
La belle du bistrot la femme à ce gros dégueulasse.

6
Que je boive à fond l'eau de toutes les fontaines Wallace,
Si, dès aujourd'hui, tu n'es pas séduit par la grâce.

7
De cette jolie fée, qui, d'un bouge, a fait un palace,
Avec ses appas du haut jusqu'en bas, bien en place.

8
Ces trésors exquis, qui les embrasse, qui les enlace ?
Vraiment, c'en est trop ! tout ça pour ce gros dégueulasse !

9
C'est injuste et fou, mais que voulez-vous qu'on y fasse ?
L'amour se fait vieux, il n'a plus les yeux bien en face.

10
Si tu fait ta cour, tâche que tes discours ne l'agacent.
Sois poli, mon gars, pas de geste ou gare à la casse !

11
Car sa main qui claque, punit d'un flic-flac les audaces
Certes, il n'est pas né qui mettra le nez dans sa tasse.

12
Pas né le chanceux qui dégèlera ce bloc de glace,
Qui fera dans le dos les cornes à ce gros dégueulasse.

13
Dans un coin pourri du pauvre Paris sur une place
Une espèce de fée d'un vieux gouge, a fait un palace.

 

 

LA TONDUE

 

1
La belle qui couchait avec le roi de Prusse, avec le roi de Prusse
A qui l'on a tondu le crâne rasibus, le crâne rasibus

2
Son penchant prononcé pour les «ich liebe dich», pour les ich liebe dich,
Lui valut de porter quelques cheveux postiches, quelques cheveux postiches

3
Les braves sans culottes et les bonnets phrygiens, et les bonnets phrygiens
Ont livré sa crinière à un tondeur de chiens, à un tondeur de chiens.

4
J'aurais dû prendre un peu parti pour sa toison, parti pour sa toison,
J'aurais dû dire un mot pour sauver son chignon, pour sauver son chignon

5
Mais je n'ai pas bougé du fond de ma torpeur, du fond de ma torpeur,
Les coupeurs de cheveux en quatre m'ont fait peur, m'ont fait peur.

6
Quand, pire qu'une brosse, elle eut été tondue, elle eut été tondue
J'ai dit « c'est malheureux ces accroches cœur perdus, ces accroches cœur perdus»

7
Et ramassant l'un d'eux qui traînait dans l'ornière, qui traînait dans l'ornière,
Je l'ai comme une fleur, mis à ma boutonnière, mis à ma boutonnière

8
En me voyant partir arborant mon toupet, arborant mon toupet,
Tous ces coupeurs de nattes m'ont pris pour un suspect, m'ont pris pour un suspect

9
Comme de la patrie je ne mérite guère, je ne mérite guère
J'ai pas la croix d'honneur, j'ai pas la croix de guerre, j'ai pas la croix de guerre

10
Et je n'en souffre pas avec trop de rigueur, avec trop de rigueur,
J'ai ma rosette à moi : c'est un accroche-cœur, c'est un accroche-cœur.

 

 

LA PRIERE

(Francis Jammes)

1
Par le petit garçon qui meurt près de sa mère,
Tandis que les enfants s'amusent au parterre,
Et par l'oiseau blessé qui ne sait pas comment.
Son aile tout à coup s'ensanglante et descend
Par la soif et la faim et le délire ardent:
Je vous salue, Marie.

2
Par les gosses battus par l'ivrogne qui rentre,
Par l'âne qui reçoit des coups de pied au ventre
Et par l'humiliation de l'innocent châtié.
Par la Vierge vendue qu'on a déshabillée
Par le fils dont la mère a été insultée:
Je vous salue, Marie.

3
Par la vieille qui trébuchant sous trop de poids,
S'écrie:« Mon Dieu !» Par le malheureux dont les bras
Ne purent s'appuyer sur une amour humaine
Comme la croix du Fils sur Simon de Cyrène,
Par le cheval tombé sous le chariot qu'il traine
Je vous salue, Marie.

4
Par les quatre horizons qui crucifies le monde,
Par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains,
Par le malade que l'on opère et qui geint
Et par le juste mis au rang des assassins :
Je vous salue, Marie.

5
Par la mère apprenant que son fils est guéri
Par l'oiseau rappelant l'oiseau tombé du nid,
Par l'herbe qui a soif et recueille l'ondée,
Par le baiser perdu par l'amour redonné
Et par le mendiant retrouvant sa monnaie
Je vous salue, Marie.

 

 

LA LEGENDE DE LA NONNE

 

1
Venez, vous dont l'œil étincelle, pour entendre une histoire encore
Approchez je vous dirai celle de doña Padilla del Flor.
Elle était d'Alanje, où s'entassent les collines et les halliers
Enfants, voici des boeufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

2
Il est des filles à Grenade, il en est à Séville aussi
Qui pour la moindre sérénade, à l'amour demandent merci
Il en est que parfois embrassent le soir, de hardis cavaliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

3
Ce n'est pas sur ce ton frivole qu'il faut parler de Padilla
Car jamais prunelle Espagnole d'un feu plus chaste ne brilla
Elle fuyait ceux qui pourchassent les filles sous les peupliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

4
Elle prit le voile à Tolède, au grand soupir des gens du lieu
Comme si quand on n'est pas laide on avait droit d'épouser Dieu
Peu s'en fallut que ne pleurassent les soudards et les écoliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

5
Or, la belle à peine cloîtrée, amour en son cœur s'installa
Un fier brigand de la contrée vint alors et dit: Me voilà!
Quelquefois les brigands surpassent en audace les chevaliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

6
Il était laid :les traits austères, la main plus rude que le gant
Mais l'amour a bien des mystères, et la nonne aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent leurs beaux cerfs par des sangliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

7
La nonne osa dit la chronique, au brigand par l'enfer conduit,
Aux pieds de sainte Véronique donner un rendez-vous la nuit,
A l'heure où les corbeaux croassent, volant dans l'ombre par milliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

8
Or quand dans la nef descendue, la nonne appela le bandit,
Au lieu de la voix attendue, c'est la foudre qui répondit.
Dieu voulut que ses coups frappassent les amants par Satan liés
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

9
Cette histoire de la novice, saint Ildefonse, abbé, voulut
Qu'afin de préserver du vice les vierges qui font leur salut,
Les prieurs la racontassent dans tous les couvents réguliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

 

 

LA FILLE A CENT SOUS

 

1
Du temps que je vivais dans le troisième dessous
Ivrogne, immonde, infâme,
Un plus soûlaud que moi, contre une pièce de cent sous,
M'avait vendu sa femme
Quand je l'eu mise au lit, quand je voulus l'étrenner, quand je fis voler sa jupe
Il m'apparut alors que j'avais été berné dans un marché de dupe

2
« Remballe tes os, ma mie, et garde tes appas,
Tu es bien trop maigrelette,
Je suis un bon vivant ça ne me concerne pas,
D'étreindre des squelettes.
Retourne à ton mari, qu'il garde les cent sous
Je n'en fais pas une affaire»
Mais elle me répondit le regard en dessous:
« C'est vous que je préfère.

3
Je suis pas bien grosse fit-elle, d'une voix qui se noue
Mais ce n'est pas ma faute.»
Alors moi tout ému, je la pris sur mes genoux
Pour lui compter les côtes.
« Toi que j'ai payé cent sous, dit moi quel est ton nom,
Ton petit nom de baptême ?
Je m'appelle Ninette, Eh bien pauvre Ninon,
Console-toi, je t'aime .

Et ce brave sac d'os dont je n'avais pas voulu,
Même pour une thune,
M'est entré dans le cour et n'en sortirait plus
Pour toute une fortune.
Du temps que je vivais dans le troisième dessous
Ivrogne, immonde, infâme,
Un plus soûlaud que moi, contre une pièce de cent sous,
M'avait vendu sa femme

 

 

LA FEMME D'HECTOR

 

1
En notre tour de Babel, laquelle est la plus belle,
La plus aimable parmi les femmes de nos amis ?
Laquelle est notre vraie nounou, la petite sœur des pauvres de nous
Dans le guignon toujours présente, quelle est cette fée bienfaisante ?

Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

2
Comme nous dansons devant le buffet bien souvent,
On a toujours peu ou prou les bas criblés de trous
Qui raccommode ces malheurs de fils de toutes les couleurs,
Qui brode divine cousette, des arcs-en-ciel à nos chaussettes ?

Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

3
Quand on nous prend la main, sacré Bon Dieu dans un sac,
Et qu'on nous envoie planter des choux à la Santé,
Quelle est celle qui, prenant modèle sur les vertus des chiens fidèle
Reste à l'arrêt devant la porte en attendant qu'on en ressorte ?

Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

4
Et quand l'un d'entre nous meurt, qu'on nous met en demeure
De débarrasser l'hôtel de ses restes mortels,
Quelle est celle qui remue tout Paris pour qu'on lui fasse au plus bas prix
Des funérailles gigantesques, pas nationales, non, mais presque ? Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

5
Et quand vient le mois de mai, le joli temps d'aimer,
Que sans écho dans les cours nous hurlons à l'amour,
Quelle est celle qui nous plaint beaucoup, quelle est celle qui nous saute au cou,
Qui nous dispense sa tendresse, toutes ses économies de caresses ?

Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

6
Ne jetons pas les morceaux de non cœurs aux pourceaux,
Perdons pas notre latin au profit des pantins
Chantons pas la langue des dieux pour les balourds, les fess'-mathieux,
Les paltoquets ni les bobèches, les foutriquets ni les pimbêches,

Refrain
Ni pour la femme de Bertrand, pour la femme de Gontran, pour la femme de Pamphile
Ni pour la femme de Firmin, pour la femme de Germain, pour celle de Benjamin,
Ni pour la femme d'Honoré la femme de Désiré la femme de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, mais pour la femme d'Hector.

 

 

LA GUERRE DE 14-18

 

1
Depuis que l'homme écrit l'Histoire, depuis qu'il bataille à cœur joie
Entre mille et une guerres notoires, si j'étais tenu de faire un choix,
A l'encontre du vieil Homère, je déclarerais tout de suite :
«Moi, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Moi, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

2
Est-ce à dire que je méprise les nobles guerres de jadis,
Que je soucie comme d'une cerise, de celle de soixante-dix?
Au contraire, je la révère et lui donne un satisfecit,
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

3
Je sais que les guerriers de Sparte plantaient pas leurs épées dans l'eau,
Que les grognards de Bonaparte tiraient pas leur poudre aux moineaux
Leurs faits d'armes sont légendaires, au garde-à vous je les félicite
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

4
Bien sur, celle de l'an quarante ne m'a pas tout à fait déçu
Elle fut longue et massacrante et je ne crache pas dessus,
Mais, à mon sens, elle ne vaut guère, guère plus qu'un premier accessit
«Moi, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Moi, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

5
Mon but n'est pas de chercher noise aux guérillas, non fichtre! non,
Guerres saintes, guerres sournoises qui n'osent pas dire leur nom,
Chacune a quelque chose pour plaire, chacune a son petit mérite
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

6
Du fond de son sac à malices, Mars va sans doute à l'occasion,
en sortir une un vrai délice! qui me fera grosse impression
En attendant, je persévère à dire que ma guerre favorite
«Celle, mon colon, que je voudrais faire, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Celle, mon colon, que je voudrais faire, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

 

 

LA NON DEMANDE EN MARIAGE

 

1
Ma mie de grâce ne mettons pas sous la gorge à Cupidon sa propre flèche,
Tant d'amoureux l'ont essayé qui de leur bonheur ont payé ce sacrilège.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

2
Laissons le champ libre à l'oiseau, nous serons tous les deux prisonniers sur parole,
au diable les maîtresses queux qui attachent les cœurs aux queues des casseroles !

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

3
Vénus se fait vieille souvent, elle perd son latin devant la lèche-frite.
A aucun prix, moi je ne veux effeuiller dans le pot-au-feu la marguerite.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

4
On leur ôte bien des attraits en dévoilant trop les secrets de Mélusine.
L'encre des billets doux pâlit vite entre les feuilles des livres de cuisine.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

5
Il peut sembler de tout repos de mettre à l'ombre, au fond d'un pot de confiture,
La jolie pomme défendue mais elle est cuite, elle a perdu son goût nature.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

6
De servante n'ai pas besoin, et du ménage et de ses soins je te dispense.
Qu'en éternelle fiancée, à la dame de mes pensées toujours, je pense.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

 

 

LA ROUTE AUX QUATRE CHANSONS

 

1
J'ai pris la route de Dijon pour voir un peu la Marjolaine,
La belle digue digue don, qui pleurait près de la fontaine.
Mais elle avait changé de ton, il lui fallait des ducatons
Dedans son bas de laine pour n'avoir plus de peine.
Elle m'a dit : «Tu viens, chéri ? et si tu me payes un bon prix.
Aux anges je t'emmène, digue digue don daine. »
La Marjolaine pleurait surtout quand elle n'avait pas de sous.
La Marjolaine de la chanson avait de plus nobles façons.

2
J'ai passé le pont d'Avignon pour voir un peu les belles dames
Et les beaux messieurs tous en rond qui dansaient, dansaient, corps et âmes.
Mais ils avaient changé de ton, ils faisaient fi des rigodons,
Menuets et pavanes, tarentelles, sardanes,
Et les belles dames m'ont dit ceci :« Étranger, sauve-toi d'ici
Ou l'on donne l'alarme aux chiens et aux gendarmes !
Quelle mouche les a donc piquées, ces belle dames si distinguées ?
Les belles dames de la chanson, avaient de plus nobles façons.

3
Je me suis fait faire prisonnier, dans les vieilles prisons de Nantes,
Pour voir la fille du geôlier, qui parait-il, est avenante.
Mais elle avait changé de ton, quand j'ai demandé :«que dit-on
Des affaires courantes, dans la ville de Nantes ? »
La mignonne m'a répondu : « On dit que vous serez pendu
Au matines sonnantes, et j'en suis bien contente !»
Les geôlières n'ont plus de cœur aux prisons de Nantes et d'ailleurs.
La geôlière de la chanson avait de plus nobles façons.

4
Voulant mener à bonne fin ma folle course vagabonde
Vers mes pénates je revins, pour dormir auprès de ma blonde.
Mais elle avait changé de ton, avec elle, sous l'édredon
Il y avait du monde dormant près de ma blonde
J'ai pris le coup d'un air blagueur, mais en cachette dans mon cœur
La peine était profonde, le chagrin lâchait la bonde.
Hélas! du jardin de mon père la colombe s'est fait la paire…
Par bonheur, par consolation, me sont restées les quatre chansons.

 

 

LE 22 SEPTEMBRE

 

1
Un vingt-deux septembre au diable vous partîtes,
Et, depuis, chaque année à la date susdite,
Je mouillais mon mouchoir en souvenir de vous .
Or, nous y revoilà, mais je reste de pierre,
Plus une seule larme à me mettre aux paupières :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

2
On ne reverra plus, au temps des feuilles mortes,
Cette âme en peine qui me ressemble et qui porte
Le deuil de chaque feuille en souvenir de vous .
Que le brave Prévert et ses escargots veuillent
Bien se passer de moi pour enterrer les feuilles :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

3
Jadis ouvrant mes bras comme une paire d'ailes,
Je montais jusqu'au ciel pour suivre l'hirondelle
Et me rompais les os en souvenir de vous .
Le complexe d'Icare à présent m'abandonne,
L'hirondelle en partant ne fera plus l'automne :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

4
Pieusement noué d'un bout de vos dentelles,
J'avais, sur ma fenêtre un bouquet d'immortelles
Que j'arrosais de pleurs en souvenir de vous .
Je m'en vais les offrir au premier mort qui passe,
Les regrets éternels à présent me dépassent :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

5
Désormais, le petit bout de cœur qui me reste
Ne traversera plus l'équinoxe funeste
En battant la breloque en souvenir de vous .
Il a craché sa flamme et ses cendres s'éteignent,
A peine y pourrait-on rôtir quatre châtaignes :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

Et c'est triste de n'être plus triste sans vous .

 

 

LE NOMBRIL DES FEMMES D'AGENTS

 

1
Voir le nombril de la femme d'un flic n'est certainement pas un spectacle
Qui du point de vue de l'esthétique, puisse vous élever au pinacle...
Il y eut pourtant, dans le vieux Paris, un honnête homme sans malice
Brûlant de contempler le nombril de la femme d'un agent de police...

2
«Je me fais vieux, gémissait-il, et, durant le cour de ma vie
J'ai vu bon nombre de nombrils de toute les catégories:
Nombrils de femmes de croque-morts, nombrils de femmes de bougnats, de femmes de jocrisses,
Mais je n'ai jamais vu celui de la femme d'un agent de police...»

3
«Mon père a vu, comme je vous vois, des nombrils de femmes de gendarmes,
Mon frère a goûté plus d'une fois de ceux des femmes d'inspecteurs, les charmes...
Mon fils vit le nombril de la souris d'un ministre de la justice
Et moi, je n'ai même pas vu le nombril de la femme d'un agent de police...»

4
Ainsi gémissait en public cet honnête homme vénérable,
Quand la légitime d'un flic, tendant son nombril secourable,
Lui dit :«Je m'en vais mettre fin à votre pénible supplice,
Vous faire voir le nombril en fin de la femme d'un agent de police...»

5
«Alléluia ! fit le bon vieux, de mes tourments voici la trêve !
Grâces soient rendues au Bon Dieu, je vais réaliser mon rêve !»
Il s'engagea tout attendri, sous les jupons de sa bienfaitrice:
Braqués ses yeux sur le nombril de la femme d'un agent de police...

6
Mais hélas ! il était rompu par les effets de sa hantise,
Et comme il atteignait le but de cinquante ans de convoitise,
La mort, la mort, la mort, le prit, sur l'abdomen de sa complice:
Il n'a jamais vu le nombril de la femme d'un agent de police...

 

 

LE ROI BOITEUX

 

1
Un roi d'Espagne ou bien de France, avait un cor, un cor au pied.
C'était au pied gauche , je pense, il boitait à faire pitié.
Les courtisans, espèce adroite, s'appliquèrent à l'imiter,
Et qui de gauche, qui de droite, ils apprirent tous à boiter.

2
On vit bientôt le bénéfice que cette mode rapportait,
Et, de l'antichambre à l'office, tout le monde, boitait, boitait.
Un jour, un seigneur de province, oubliant son nouveau métier,
Vint à passer devant le prince, ferme et droit comme un peuplier.

3
Tout le monde se mit à rire, excepté le roi, qui tout bas,
Murmura: «Monsieur, qu'est-ce à dire ? je vois que vous ne boitez pas.»
«Sir, quelle erreur est la vôtre ! je suis criblé de cors, voyez:
Si je marche plus droit qu'un autre, c'est que je boite des deux pieds.»

 

 

LE TEMPS NE FAIT RIEN A L'AFFAIRE

 

1
Quand ils sont tout neufs, qu'il sortent de l'œuf, du cocon,
Tous les jeunes blancs-becs prennent les vieux mecs pour des cons.
Quand ils sont devenus des têtes chenues des grisons,
Tous les vieux fourneaux prennent les jeunots pour des cons.
Moi, qui balance entre deux âges, je leur adresse à tous un message :

Refrain
Le temps ne fait rien à l'affaire, quand on est con, on est con.
Qu'on ait vingt ans, qu'on soit grand-père, quand on est con, on est con.
Entre vous, plus de controverses, cons caducs ou cons débutants,
Petits cons de la dernière averse, vieux cons des neiges d'antan.
Petits cons de la dernière averse, vieux cons des neiges d'antan.

2
Vous les cons naissants, les cons innocents, les jeunes cons
Qui ne le niez pas prenez les papa pour des cons
Vous les cons âgés, les cons usagés, les vieux cons
Qui, confessez-le prenez les petits bleus pour des cons,
Méditez l'impartial message d'un qui balance entre deux âges :

Refrain
Le temps ne fait rien à l'affaire, quand on est con, on est con.
Qu'on ait vingt ans, qu'on soit grand-père, quand on est con, on est con.
Entre vous, plus de controverses, cons caducs ou cons débutants,
Petits cons de la dernière averse, vieux cons des neiges d'antan.
Petits cons de la dernière averse, vieux cons des neiges d'antan.

 

 

LES 4 Z'ARTS

 

1
Les copains affligés, les copines en pleurs,
La boîte à dominos enfouie sous les fleurs,
Tout le monde équipé de sa tenue de deuil,
La farce était bien bonne et valait le coup d'œil.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
L'enterrement paraissait officiel. Bravo !

2
Le mort ne chantait pas :«Ah ce qu'on s'emmerde ici!»
Il prenait son prépas à cœur, cette fois-ci,
Et les bonshommes chargés de la levée du corps
Ne chantaient pas non plus «Saint Éloi bande encore!»
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Le macchabée semblait tout à fait mort. Bravo !

3
Ce n'étaient pas du tout des filles en tutu
Avec des fesses à claques et des chapeaux pointus,
Les commères choisies pour les cordons du poêle,
Et nul ne leur criait: «A poil! A poil! A poil!»
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Les pleureuses sanglotaient pour de bon. Bravo!

4
Le curé n'avait pas de goupillon factice,
Un de ces goupillons en forme de phallus,
Et quand il alla de ses de profondis,
L'enfant de cœur répliqua pas morpionibus.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Le curé ne venait pas de Camaret. Bravo !

5
On descendit la bière et je fut bien déçu
La blague maintenant frisait le mauvais goût,
Car le mort se laissa jeter la terre dessus
Sans lever le couvercle en s'écriant: «Coucou !»
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Le cercueil n'était pas à double fond. Bravo !
6
Quand tout fut consommé, je leur est dit :«Messieurs,
Allons faire à présent la tournée des boxons!»
Mais ils m'ont regardé avec de pauvres yeux,
Puis ils m'ont embrasse d'une drôle de façon.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Leur compassion semblait venir du cœur. Bravo!
7
Quand je suis ressorti de se champ de navets,
L'ombre de l'ici gît pas à pas me suivait,
Une petite croix de trois fois rien du tout
Faisait à elle seule, de l'ombre un peu partout.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Les revenants s'en mêlaient à leur tour. Bravo !

8
J'ai compris ma méprise un petit peu plus tard
Quand allumant ma pipe avec le faire part,
Je m'aperçus que mon nom, comme celui d'un bourgeois,
Occupait sur la liste la place de choix.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
J'étais le plus proche parent du défunt. Bravo !

9
Adieu ! les faux tibias, les crânes de carton...
Plus de marche funèbre au son des mirlitons !
Au grand bal des quatre z'arts nous n'irons plus danser,
Les vrais enterrements viennent de commencer.
Nous n'irons plus danser au grand bal des quatre z'arts,
Viens pépère, on va se ranger des corbillards.
Nous n'irons plus danser au grand bal des quatre z'arts,
Viens pépère, on va se ranger des corbillards.

 

 

LES AMOURS D'ANTAN

 

1
Moi, mes amours d'antan c'était de la grisette:
Margot, la blanche caille, et Fanchon la cousette...
Pas la moindre noblesse, excusez-moi du peu,
C'était, me direz-vous des grâces roturières,
Des nymphes de ruisseau, des vénus de barrière...
Mon prince, on a les dames du temps jadis qu'on peut..

2
Car le cœur à vingt ans, se pose où l'œil se pose,
Le premier cotillon venu vous en impose,
La plus humble bergère est un morceau de roi.
Ça manquait de marquise, on connut la soubrette,
Faute de fleur de lys on eut la pâquerette,
Au printemps Cupidon fait flèche de tout bois...

3
On rencontrait la belle aux puces le dimanche:
«Je te plais, tu me plais...» et c'était dans la manche,
Et les grands sentiments n'étaient pas de rigueur.
«Je te plais, tu me plais... Viens donc beau militaire...»
Dans un train de banlieue on partait pour Cythère,
On n'était pas tenu même d'apporter son cœur...

4
Mimi, de prime abord, payait guère de mine,
Chez son fourreur sans doute on ignorait l'hermine,
Son habit sortait point de l'atelier d'un dieu...
Mais quand par-dessus le moulin de la Galette,
Elle jetait pour vous sa parure simplette,
C'est psyché tout entière qui vous sautait aux yeux.

5
Au second rendez-vous il y avait parfois personne,
Elle avait fait faux bon, la petite amazone,
Mais l'on ne courait pas se pendre pour autant...
La marguerite commencée avec Suzette,
On finissait de l'effeuiller avec Lisette
Et l'amour y trouvait quand même son content.

6
C'était, me direz-vous des grâces roturières,
Des nymphes de ruisseau, des vénus de barrière...
Mais c'étaient mes amours, excusez-moi du peu,
Des Manon, des Mimi, des Suzon, des Musette,
Margot, la blanche caille, et Fanchon la cousette...
Mon prince, on a les dames du temps jadis qu'on peut...

 

 

LES COPAINS D'ABORD

 

1
Non ce n'était pas le radeau de la Méduse ce bateau,
Qu'on se le dise au fond des ports, dise au fond des ports
Il naviguait en père pénard, sur la grand-mare des canards,
Et s'appelait les copains d'abord, les copains d'abord.

2
Ses «fluctuât nec mergitures c'était pas de la littérature
N'en déplaise aux jeteurs de sort, aux jeteurs de sort,
Son capitaine et ses matelots n'étaient pas des enfants de salauds,
Mais des amis franco de port, des copains d'abord.

3
C'étaient pas des amis de lux, des petit Castor et Pollux,
Des gens de Sodome et Gomorrhe, Sodome et Gomorrhe,
C'étaient pas des amis choisis par Montaigne et La Boétie,
Sur le ventre ils se tapaient fort, les copains d'abord.

4
C'étaient pas des anges non plus, l'Évangile, ils l'avaient pas lu,
Mais ils s'aimaient toutes voiles dehors, toutes voiles dehors,
Jean, Pierre, Paul et compagnie, c'était leur seule litanie,
Leur credo leur confiteor, aux copains d'abord.

5
Au moindre coup de Trafalgar, c'est l'amitié qui prenait le quart,
C'est elle qui leur montrait le nord, leur montrait le nord.
Et, quand ils étaient en détresse, que leurs bras lançaient des S O S,
On aurait dit des sémaphores, les copains d'abord.

6
Au rendez-vous des bons copains y avait pas souvent de lapins,
Quand l'un d'entre eux manquait à bord, c'est qu'il était mort.
Oui, mais jamais au grand jamais, son trou dans l'eau ne se refermait,
Cent ans après coquin de sort! il manquait encore.

7
Des bateaux j'en ai pris beaucoup, mais le seul qui ait tenu le coup,
Qui n'ait jamais viré de bord, mais viré de bord,
Naviguait en père pénard sur la grand-mare des canards
Et s'appelait les copains d'abord, les copains d'abord.

Des bateaux j'en ai pris beaucoup, mais le seul qui ait tenu le coup,
Qui n'ait jamais viré de bord, mais viré de bord,
Naviguait en père pénard sur la grand-mare des canards
Et s'appelait les copains d'abord, les copains d'abord.

 

 

LES DEUX ONCLES

 

1
C'était l'oncle Martin, c'était l'oncle Gaston,
L'un aimait les Tommies, l'autre aimait les Teutons.
Chacun, pour ses amis, tous les deux ils sont morts.
Moi qui n'aimais personne, eh bien je vis encore.

2
Maintenant cher tonton, que les temps ont coulé,
Que vos veuve de guerre ont enfin convolé,
Que l'on a requinqué dans le ciel de Verdun,
Les étoiles ternies du maréchal Pétain,

3
Maintenant que vos controverses se sont tues,
Qu'on s'est bien partagé les cordes des pendus
Maintenant que John Bull nous boude maintenant
Que c'en est fini des querelles d'Allemands,

4
Que vos filles et vos fils vont, main dans la main,
Faire l'amour ensemble et l'Europe de demain,
Qu'ils se soucient de vos batailles presque autant
Que l'on se souciait des guerres de cent ans,

5
On peut vous avouez maintenant chers tontons
Vous l'ami des Tommies, vous l'ami des Teutons
Que de vos vérités, vos contrevérités,
Tout le monde s'en fiche à l'unanimité.

6
De vos épurations, vos collaborations,
Vos abominations et vos désolations,
De vos plats de choucroute et de vos tasses de thé,
Tout le monde s'en fiche à l'unanimité.

7
En dépit de ces souvenirs qu'on commémore,
Des flammes qu'on ranime aux monuments aux morts,
Des vainqueurs, des vaincus, des autres et de vous
Révérence parler, tout le monde s'en fout.

8
la vie, comme dit l'autre, a repris tous ses droits.
Elles ne font plus beaucoup d'ombre vos deux croix,
Et petit à petit, vous voilà devenus,
L'Arc de triomphe en moins, des soldats inconnus.

9
Maintenant j'en suis sûr, chers malheureux tontons,
Vous l'ami des Tommies, vous l'ami des Teutons
Si vous aviez vécu, si vous étiez ici,
C'est vous qui chanteriez la chanson que voici,

10
Chanteriez, en trinquant ensemble à vos santés,
Qu'il est fou de perdre la vie pour des idées
Des idées comme ça qui viennent et qui font
Trois petits tours, trois petits morts, et puis s'en vont,

11
Qu'aucune idée sur terre est digne d'un trépas,
Qu'il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas,
Que prendre, sur-le-champ, l'ennemi comme il vient,
C'est de la bouillie pour les chats et pour les chiens,

12
Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi,
Mieux vaut attendre un peut qu'on le change en ami,
Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans sa main,
Mieux vaut toujours remettre une salve à demain,

13
Que les seuls généraux qu'on doit suivre aux talons,
Ce sont les généraux des petits soldats de plomb.
Ainsi chanteriez-vous tous les deux en suivant
Malbrough qui va-t-en guerre au pays des enfants.

14
O vous qui prenez aujourd'hui la clé des cieux,
Vous, les heureux coquins qui, ce soir, verrez Dieu,
Quand vous rencontrerez mes deux oncles là-bas,
Offrez-leur de ma part ces « Ne m'oubliez pas».

15
ces deux myosotis fleuris dans mon jardin:
Un petit forget me not pour mon oncle Martin,
Un petit vergiss mein nicht pou mon oncle Gaston,
Pauvre ami des Tommies, pauvre ami des Teutons...

 

 

LES TROMPETTES DE LA RENOMMEE

 

1
Je vivais à l'écart de la place publique
Serein, contemplatif, ténébreux, bucolique
Refusant d'acquitter la rançon de la gloire
Sur mon brin de laurier je dormais comme un loir.
Les gens de bon conseil ont su me faire comprendre
Qu'à l'homme de la rue j'avais des comptes à rendre
Et que sous peine de choir dans un oubli complet
Je devais mettre au grand jour tous mes petits secrets.

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

2
Manquant à la pudeur la plus élémentaire
Dois-je pour les besoins de la cause publicitaire
Divulguer avec qui et dans quelle position
Je plonge dans le stupre et la fornication?
Si je publie des noms, combien de Pénélopes
Passeront illico pour de fieffées salopes
Combien de bons amis me regarderont de travers
Combien je recevrai de coups de revolver!

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

3
A toute exhibition ma nature est rétive
Souffrant d'une modestie quasiment maladive
Je ne fais voir mes organes procréateurs
A personne, excepté mes femmes et mes docteurs
Dois-je pour défrayer la chronique des scandales
Battre le tambour avec mes parties génitales
Dois-je les arborer plus ostensiblement
Comme un enfant de cœur porte un saint sacrement?

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

4
Une femme du monde et qui souvent me laisse
Faire mes quatre voluptés dans ses quartiers de noblesse
M'a sournoisement passé, sur son divan de soie
Des parasites du plus bas étage qui soit
Sous prétexte de bruit, sous couleur de réclame
Ai-je le droit de ternir l'honneur de cette dame
En criant sur les toits et sur l'air des lampions
"Madame la marquise m'a foutu des morpions?"

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

5
Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente
Avec le père Duval, la calotte chantante
Lui le catéchumène, et moi, l'énergumène
Il me laisse dire merde, je lui laisse dire amen
En accord avec lui, dois-je écrire dans la presse
Qu'un soir je l'ai surpris aux genoux de ma maîtresse
Chantant la mélopée d'une voix qui susurre
Tandis qu'elle lui cherchait des poux dans la tonsure?

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

6
Avec qui, ventrebleu! faut-il donc que je couche
Pour faire parler un peu la déesse aux cents bouches?
Faut-il qu'une femme célèbre, une étoile, une star
Vienne prendre entre mes bras la place de ma guitare?
Pour exciter le peuple et les folliculaires
Qui est-ce qui veut me prêter sa croupe populaire
Qui est-ce qui veut me laisser faire in naturalibus
Un petit peu d'alpinisme sur son mont de Vénus?
Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

7
Sonneraient-elles plus fort, ces divines trompettes
Si comme tout un chacun, j'étais un peu tapette
Si je me déhanchais comme une demoiselle
Et prenais tout à coup des allures de gazelles?
Mais je ne sache pas que ça profite à ces drôles
De jouer le jeu de l'amour en inversant les rôles
Que ça confère à leur gloire une once de plus-value
Le crime pédérastique aujourd'hui ne paie plus.

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

8
Après ce tour d'horizon des mille et une recettes
Qui vous valent à coup sûr les honneurs des gazettes
J'aime mieux m'en tenir à ma première façon
Et me gratter le ventre en chantant des chansons
Si le public en veut, je les sors dare-dare
S'il n'en veut pas je les remets dans ma guitare
Refusant d'acquitter la rançon de la gloire
Sur mon brin de laurier, je m'endors comme un loir.

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

 

 

PUTAIN DE TOI

 

1
En ce temps là, je vivais dans la lune
Les bonheurs d'ici bas m'étaient tous défendus
je semais des violettes et chantais pour des prunes
Et tendais la patte aux chats perdus

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

2
Un soir de pluie, voilà qu'on gratte à ma porte
Je m'empresse d'ouvrir, (sans doute un nouveau chat!)
Nom de Dieu !le beau félin que l'orage m'apporte,
C'était toi, c'était toi, c'était toi
refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

3
Les yeux fendus et couleur de pistache
T'as posé sur mon cœur ta patte de velours
Fort heureusement pour moi, t'avais pas de moustache
Et ta vertu ne pesait pas bien lourd

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

4
Aux quatre coins de ma vie de bohème
Tu as promené, tu as promené, le feu de tes vingt ans
Et pour moi, pour mes chats, pour mes fleurs, mes poèmes
C'était toi la pluie et le beau temps

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

5
Mais le temps passe et fauche à l'aveuglette
Notre amour mûrissait à peine que déjà
Tu brûlais mes chansons, crachais sur mes violettes
Et faisais des misères à mes chats

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

6
Le comble enfin, misérable salope,
Comme il ne restait plus rien dans le garde-manger
Tu as couru sans vergogne, et pour une escalope,
Te jeter dans le lit du boucher !

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

7
C'était fini, tu avais passé les bornes
Et renonçant aux amours frivoles d'ici bas
Je suis remonté dans la lune en emportant mes cornes
Mes chansons, Et mes fleurs, et mes chats.

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

 

 

VENUS CALLIPYGE

 

Que jamais l'art abstrait, qui sévit maintenant,
N'enlève à vos attraits ce volume étonnant.
Au temps où les faux culs sont la majorité,
Gloire à celui qui dit toute la vérité !

1
Votre dos perd son nom avec si bonne grâce,
Qu'on ne peut s'empêcher de lui donner raison.
Que ne suis-je madame un poète de race,
Pour dire à sa louange un immortel blason.
Pour dire à sa louange un immortel blason.

2
En le voyant passer, j'en eus la chair de poule,
Enfin, je vins au monde et, depuis, je lui voue
Un culte véritable et, quand je perds aux boules,
En embrassant Fanny, je ne pense qu'à vous
En embrassant Fanny, je ne pense qu'à vous

3
Pour obtenir, madame, un galbe de cet ordre
Vous devez torturer les gens de votre entour
Donnez aux couturiers bien du fil à retordre
Et vous devez crever votre dame d'atour.
Et vous devez crever votre dame d'atour.

4
C'est le duc de Bordeaux qui s'en va, tête basse,
Car il, ressemble au mien comme deux gouttes d'eau
S'il ressemblait au vôtre on dirait, quand il passe
"C'est un joli garçon que le duc de Bordeaux !"
"C'est un joli garçon que le duc de Bordeaux !"

5
Ne faites aucun cas des jaloux qui professent
Que vous avez placé votre orgueil un peu bas
Que vous présumez, trop, en somme de vos fesses
Et surtout, par faveur, ne vous asseyez pas
Et surtout, par faveur, ne vous asseyez pas

6
Laissez les raconter qu'en sortant de calèche
La brise a fait voler votre robe et qu'on vit,
Écrite dans un cœur transpercé d'une flèche
Cette expression triviale : "A julot pour la vie"
Cette expression triviale : "A julot pour la vie"

7
Laissez les dire encore qu'à la cour d'Angleterre,
Faisant la révérence aux souverains Anglois
Vous êtes, patatras ! tombée par terre:
La loi de la pesanteur est dure, mais c'est la loi
La loi de la pesanteur est dure, mais c'est la loi

8
Nul ne peut aujourd'hui trépasser sans voir Naples
A l'assaut des chefs-d’œuvre ils veulent tous courir !
Mes ambitions à moi sont bien plus raisonnables:
Voir votre académie, madame, et mourir
Voir votre académie, madame, et mourir

Que jamais l'art abstrait, qui sévit maintenant,
N'enlève à vos attraits ce volume étonnant.
Au temps où les faux culs sont la majorité,
Gloire à celui qui dit toute la vérité !

 

 

SATURNE

 

1
Il est morne, il est taciturne, il préside aux choses du temps
Il porte un joli nom "Saturne" mais c'est un dieu fort inquiétant.
Il porte un joli nom "Saturne" mais c'est un dieu fort inquiétant.

2
En allant son chemin morose, pour se désennuyer un peu,
Il joue à bousculer les roses, le temps tue le temps comme il peut.
Il joue à bousculer les roses, le temps tue le temps comme il peut.

3
Cette saison, c'est toi ma belle, qui a fait les frais de son jeu
Toi qui a payé la gabelle, un grain de sel dans tes cheveux.
Toi qui a payé la gabelle, un grain de sel dans tes cheveux.

4
C'est pas vilain les fleurs d'automne, et tous les poètes l'ont dit
Je te regarde et je te donne mon billet qu'ils n'ont pas menti
Je te regarde et je te donne mon billet qu'ils n'ont pas menti

5
Viens encore, viens ma favorite, descendons ensemble au jardin
Viens effeuiller la marguerite de l'été de la Saint Martin
Viens effeuiller la marguerite de l'été de la Saint Martin

6
Je sais par cœur toutes tes grâces et, pour me les faire oublier,
Il faudra que Saturne en fasse des tours d'horloge de sablier !
Et la petite pisseuse d'en face peut bien aller se rhabiller.

 

 

JEANNE

 

1
Chez Jeanne, la Jeanne
Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu,
On pourrait l'appeler l'auberge du bon Dieu
S'il n'en existait déjà une,
La dernière où l'on peut entrer
Sans frapper, sans montrer patte blanche.

2
Chez Jeanne la Jeanne,
On est n'importe qui, on vient n'importe quand
Et comme par miracle, par enchantement,
On fait partie de la famille
Dans son cœur, en se poussant un peu,
Reste encore une petite place.

3
La Jeanne, la Jeanne
Elle est pauvre et sa table est souvent mal servie,
Mais le peu qu'on y trouve assouvit pour la vie,
Par la façon qu'elle le donne,
Son pain ressemble à du gâteau
Et son eau à du vin comme deux gouttes d'eau.

4
La Jeanne, la Jeanne,
On la paie quand on peut des prix mirobolants
Un baiser sur son front ou sur ses cheveux blancs,
Un semblant d'accord de guitare,
L'adresse d'un chat échaudé
Ou d'un chien tout crotté comme pourboire.

5
La Jeanne, la Jeanne
Dans ses roses et ses choux n'a pas trouvé d'enfants,
Qu'on aime et qu'on défend contre les quatre vents,
Et qu'on accroche à son corsage,
Et qu'on arrose avec son lait
D'autres qu'elle en seraient toutes chagrines.

6
Mais Jeanne, la Jeanne,
Ne s'en soucie pas plus que de colin-tampon,
Être mère de trois poulpiquets, à quoi bon!
Quand elle est mère universelle,
Quand tous les enfants de la terre,
De la mer et du ciel sont à elle.

 

 

PAUVRE MARTIN

 

Avec une bêche à l'épaule,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à l'âme, un grand courage,
Il s'en allait trimer aux champs!

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Pour gagner le pain de sa vie,
De l'aurore jusqu'au couchant,
De l'aurore jusqu'au couchant,
Il s'en allait bêcher la terre
En tous les lieux, par tous les temps!

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Sans laisser voir, sur son visage,
Ni l'air jaloux ni l'air méchant,
Ni l'air jaloux ni l'air méchant,
Il retournait le champ des autres,
Toujours bêchant, toujours bêchant!

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Et quand la mort lui a fait signe
De labourer son dernier champ,
De labourer son dernier champ,
Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant...

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant,
En faisant vite, en se cachant,
Et s'y étendit sans rien dire
Pour ne pas déranger les gens...

Pauvre Martin, pauvre misère,
Dors sous la terre, dors sous le temps!

 

IL N'Y A PAS D'AMOUR HEUREUX

1
Rien n'est jamais acquis à l'homme ni sa force ni sa faiblesse ni son cœur et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix, et quand il veut serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce.
Il n'y a pas d'amour heureux.

2
Sa vie elle ressemble à ces soldats sans armes qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin, eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots ma vie et retenez vos larmes.
Il n'y a pas d'amour heureux.

3
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent.
Il n'y a pas d'amour heureux.

4
Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson
ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson, ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare.
Il n'y a pas d'amour heureux.

 

 

BECASSINE

 

1
Un champ de blé prenait racine sous la coiffe de Bécassine, ceux qui cherchaient la toison d'or ailleurs avaient bigrement tort.
Tous les seigneurs du voisinage, les gros bonnets, grands personnages, rêvaient de joindre à leur blason une boucle de sa toison.
Un champ de blé prenait racine sous la coiffe de Bécassine.

2
C'est une espèce de robin, n'ayant pas l'ombre d'un lopin, qu'elle laissa pendre vainqueur, Au bout de ses accroche-cœurs.
C'est une sorte de manant, un amoureux du tout-venant qui pourra chanter la chanson des blés d'or en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas, si le diable s'en mêle pas

3
Au fond des yeux de Bécassine deux pervenches prenaient racine, si belle que Semiranis ne s'en est jamais bien remis.
Et les grands noms à majuscules, les Cupidons à particules auraient cédé tous leurs acquêts en échange de ce bouquet
Au fond des yeux de Bécassine deux pervenches prenaient racine

4
C'est une espèce de gredin, n'ayant pas l'ombre d'un jardin, un soupirant de rien du tout qui lui fit faire les yeux doux.
C'est une sorte de manant, un amoureux du tout-venant qui pourra chanter la chanson des fleurs bleues en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas, si le diable s'en mêle pas.

5
A sa bouche deux belles guignes, deux cerises tout à fait dignes, tout à fait dignes du panier de madame de Sévigné
Les hobereaux, les gentillâtres, tombés tous fous d'elle, idolâtres, auraient bien mis leur bourse à plat pour s'offrir ces deux guignes-là.
Tout à fait dignes du panier de madame de Sévigné.

6
C'est une espèce d'étranger, n'ayant pas l'ombre d'un verger, qui fit s'ouvrir qui étrenna ses jolies lèvres incarnat.
C'est une sorte de manant un amoureux du-tout venant qui pourra chanter la chanson du temps des cerises en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas, si le diable s'en mêle pas.

7
C'est une sorte de manant, un amoureux du tout-venant qui pourra chanter la chanson
du temps des cerises en tout' saison et jusqu'à l'heure du trépas, si le diable s'en mêle pas.

 

 

AU BOIS DE MON COEUR

 

Au bois d'Clamart y'a des petites fleurs, y'a des petites fleurs
Y'a des copains au, au bois d'mon cœur, au, au bois d'mon cœur

Au fond d'ma cour j'suis renommé, Au fond d'ma cour j'suis renommé, J'suis renommé
Pour avoir le cœur mal famé, le cœur mal famé

Au bois d'Vincenne y'a des petites fleurs, y'a des petites fleurs
Y'a des copains au, au bois d'mon cœur, au, au bois d'mon cœur

Quand y'a plus d'vin dans mon tonneau, Quand y'a plus d'vin dans mon tonneau, dans mon tonneau
Il n'ont pas peur de boir' mon eau, de boire mon eau

Au bois d'Meudon y'a des petites fleurs, y'a des petites fleurs
Y'a des copains au, au bois d'mon cœur, au, au bois d'mon cœur

Il m'accompagnent à la mairie, Il m'accompagnent à la mairie, à la mairie
Chaque fois que je me marie, que je me marie

Au bois d'Saint Cloud y'a des petites fleurs, y'a des petites fleurs
Y'a des copains au, au bois d'mon cœur, au, au bois d'mon cœur

Chaque fois qu'je meurs fidèlement, Chaque fois qu'je meurs fidèlement, fidèlement
Ils suivent mon enterrement, mon enterrement

....des petites fleurs...des petites fleurs
Au, au bois d'mon cœur, au au bois d'mon cœur

 

 

FERNANDE

 

1
Une manie de vieux garçon,
Moi j'ai pris l'habitude
D'agrémenter ma solitude
Aux accents de cette chanson:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

2
C'est cette mâle ritournelle,
Cette antienne virile,
Qui retentit dans la guérite
De la vaillante sentinelle:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

3
Afin de tromper son cafard,
De voir la vie moins terne,
Tout en veillant sur sa lanterne,
Chante ainsi le gardien de phare:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

4
Apres la prière du soir,
Comme il est un peu triste
Chante ainsi le séminariste
A genoux sur son reposoir:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

5
A l'Etoile, où j'étais venu
Pour ranimer la flamme,
J'entendis, ému jusqu'aux larmes,
La voix du soldat inconnu:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

6
Et je vais mettre un point final
A ce chant salutaire,
En suggérant aux solitaires d'en faire un hymne national.

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande,Je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

 

 

LE BULLETIN DE SANTE

 

1
J'ai perdu mes bajoues, j'ai perdu ma bedaine, et, ce, d'une façon si soudaine,
Qu'on me suppose un mal qui ne pardonne pas, qui se rit d'Esculape et le laisse baba

2
Le monstre du Loch Ness ne faisant plus recette, durant les moments creux dans certaines gazettes,
Systématiquement, les nécrologues jouent, à me mettre au linceul sous les feuilles de choux.

3
Or, lassé de servir de tête de massacre, des contes à mourir debout qu'on me consacre,
Moi qui me porte bien, qui respire la santé, je m'avance et je crie toute la vérité.

4
Toute la vérité, messieurs, je vous la livre: si j'ai quitté les rangs des plus de deux cent livres,
C'est la faute à Mimi, à Lisette, à Ninon, et bien d'autres, j'ai pas la mémoire des noms.

5
Si j'ai trahi les gros, les joufflus, les obèses, c'est que je baise, que je baise, que je baise.
Comme un bouc, un bélier, une bête, une brute, je suis hanté : le rut, le rut, le rut, le rut !

6
Qu'on me comprenne bien, j'ai l'âme du satyre et son comportement, mais ça ne veut point dire
Que j'en ai le talent, le génie, loin s'en faut ! pas une seule encore ma crié «bravo !»

7
Entre autres fines fleurs, je compte, sur ma liste rose, un bon nombre de femmes de journalistes
Qui, me pensant fichu, mettent toute leur foi à me donner du bonheur une dernière fois.

8
C'est beau, c'est généreux, c'est grand, c'est magnifique !et dans les positions les plus pornographiques,
Je leur rends les honneurs à fesses rabattues sur des tas de bouillons, des paquets d'invendus.

9
Et voilà ce qui fait que, quand vos légitimes montrent leurs fesses au peuple ainsi qu'à vos intimes,
On peut souvent y lire, imprimé à l'envers, les échos, les petits potins, les faits divers.

10
Et si vous entendez sourdre, à travers les plinthes du boudoir de ces dames, des râles et des plaintes,
Ne dites pas :« c'est tonton Georges qui expire », ce sont tout simplement les anges qui soupirent.

11
Et si vous entendez crier comme en quatorze: « debout ! debout les morts ! » ne bombez pas le torse,
C'est l'épouse exaltée d'un rédacteur en chef qui m'incite à monter à l'assaut derechef.

12
Certes ,il m'arrive bien, revers de la médaille, de laisser quelquefois des plumes à la bataille …
Hippocrate dit :« Oui, c'est des crêtes de coq », et Gallien répond :«Non, c'est des gonocoques … »

13
Tous les deux ont raison, Venus parfois vous donne de méchants coups de pieds qu'un bon chrétien pardonne,
Car, s'ils causent du tort aux attributs virils, ils mettent rarement l'existence en péril.

14
Eh bien, oui, j'ai tout ça, rançon de mes fredaines, la barque pour Cythère est mise en quarantaine,
Mais je n'ai pas encore, non, non, non, trois fois non, ce mal mystérieux dont on cache le nom.

15
Si j'ai trahi les gros, les joufflus, les obèses, c'est que je baise, que je baise, que je baise.
Comme un bouc, un bélier, une bête, une brute, je suis hanté : le rut, le rut, le rut, le rut !

 

 

PENSEE DES MORTS

(Lamartine)

1
Voilà les feuilles sans sève qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève et gémit dans le vallon
Voilà l'errante hirondelle qui rase du bout de l'aile
l'eau dormante des marais, voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères le bois tombé des forêts.

2
C'est la saison où tout tombe aux coups redoublés des vents
Un vent qui vient de la tombe moissonne aussi les vivants
Ils tombent alors par mille comme la plume inutile
Que l'aigle abandonne aux airs, lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes à l'approche des hivers.

3
C'est alors que ma paupière vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu'à la lumière Dieu n'a pas laissés mûrir
Quoique jeune sur la terre je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison et quand je dis en moi-même:
"Où sont ceux que ton cœur aime?" je regarde le gazon.

4
C'est un ami de l'enfance qu'aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence pour appuyer notre cœur:
Il n'est plus, notre âme est veuve, il nous suit dans notre épreuve
Et nous dit avec pitié: "ami, si ton âme est pleine
De ta joie ou de ta peine qui portera la moitié?"

5
C'est une jeune fiancée qui, le front ceint du bandeau
N'emporta qu'une pensée de sa jeunesse au tombeau
Triste, hélas! dans le ciel même, pour revoir celui qu'elle aime
Elle revient sur ses pas, et lui dit:" Ma tombe est verte!
Sur cette terre déserte qu'attends-tu ? je n'y suis pas!"

6
C'est l'ombre pâle d'un père qui mourut en nous nommant
C'est une sœur, c'est un frère, qui nous devance un moment,
Tous ceux enfin dont la vie un jour ou l'autre ravie
Emporte une part de nous, semblent dire sous la pierre:
"Vous qui voyez la lumière, de nous vous souvenez-vous?"

7
Voilà les feuilles sans sève qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève et gémit dans le vallon
Voilà l'errante hirondelle qui rase du bout de l'aile
l'eau dormante des marais, voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères le bois tombé des forêts.

 

 

 

PENSEE DES MORTS

Original complet Lamartine

1
Voilà les feuilles sans sève

Qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève

Et gémit dans le vallon
Voilà l'errante hirondelle

Qui rase du bout de l'aile
L'eau dormante des marais,

Voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères

Le bois tombé des forêts.

2
C'est la saison où tout tombe

Aux coups redoublés des vents
Un vent qui vient de la tombe

Moissonne aussi les vivants
Ils tombent alors par mille

Comme la plume inutile
Que l'aigle abandonne aux airs,

Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes

A l'approche des hivers.

3
C'est alors que ma paupière

Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu'à la lumière

Dieu n'a pas laissés mûrir
Quoique jeune sur la terre

Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison

Et quand je dis en moi-même:
"Où sont ceux que ton cœur aime?"

Je regarde le gazon.

4
C'est un ami de l'enfance

Qu'aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence

Pour appuyer notre cœur:
Il n'est plus, notre âme est veuve,

Il nous suit dans notre épreuve
Et nous dit avec pitié:

"Ami, si ton âme est pleine
De ta joie ou de ta peine

Qui portera la moitié?"

5
C'est une jeune fiancée qui,

Le front ceint du bandeau
N'emporta qu'une pensée

De sa jeunesse au tombeau
Triste, hélas! dans le ciel même,

Pour revoir celui qu'elle aime
Elle revient sur ses pas,

Et lui dit:" Ma tombe est verte!
Sur cette terre déserte

Qu'attends-tu ? je n'y suis pas!"

6
C'est l'ombre pâle d'un père

Qui mourut en nous nommant
C'est une sœur, c'est un frère,

Qui nous devance un moment,
Tous ceux enfin dont la vie

Un jour ou l'autre ravie
Emporte une part de nous,

Semblent dire sous la pierre:
"Vous qui voyez la lumière,

De nous vous souvenez-vous?"

7
Voilà les feuilles sans sève

Qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève

Et gémit dans le vallon
Voilà l'errante hirondelle

Qui rase du bout de l'aile
l'eau dormante des marais,

Voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères

Le bois tombé des forêts.

 

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6 juin 2013

Jean de La Fontaine, Fables (sélection)

index

 (1621 Château-Thierry - Paris 1695)

 

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La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf

Fable n° 3

Livre I

 

Une Grenouille vit un Bœuf,
Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse s’étend, et s’enfle et se travaille,
Pour égaler l’animal en grosseur ;
Disant : Regardez bien, ma sœur,
Est-ce assez ? dites-moi ? n’y suis-je point encore ?
Nenni. M’y voici donc ? Point du tout. M’y voilà ?
Vous n’en approchez point. La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout Bourgeois veut bâtir comme les grands Seigneurs ;
Tout petit Prince a des Ambassadeurs :
Tout Marquis veut avoir des Pages.

 

 

 

Le Loup et le Chien

Fable n° 5

Livre I

 

Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les Chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau ;
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers.
Mais il fallait livrer bataille ;
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu’il admire :
Il ne tiendra qu’à vous, beau Sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? Rien d’assuré ; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi ; vous aurez bien un meilleur destin.
Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis ; à son Maître complaire ;
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons ;
Os de poulets, os de pigeons :
Sans parler de mainte caresse.
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vit le col du Chien pelé.
Qu’est-ce là, lui dit-il ? Rien. Quoi rien ? Peu de chose.
Mais encor ? Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ? dit le Loup, vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours ; mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte ;
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, Maître Loup s’enfuit, et court encore.

 

 

 

Le Rat de ville et le Rat des champs

Fable n° 9

Livre I

 

Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
À des reliefs d’Ortolans.
Sur un Tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.
Le régal fut fort honnête :
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.
À la porte de la salle
Ils entendirent du bruit.
Le Rat de ville détale,
Son camarade le suit.
Le bruit cesse, on se retire,
Rat en campagne aussitôt :
Et le Citadin de dire,
Achevons tout notre rôt.
C’est assez, dit le Rustique ;
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi.
Mais rien ne me vient interrompre ;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc, fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.

 

 

 

La Mort et le Bûcheron

Fable n° 16

Livre I

 

Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire
C'est, dit-il, afin de m'aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d'où nous sommes.
Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.

 

 

 

Le Renard et le Buste

Fable n° 14

Livre IV

 

Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre ;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L’Âne n’en sait juger que par ce qu’il en voit.
Le Renard au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens ; et quand il s’aperçoit
Que leur fait n’est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu’un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.
C’était un buste creux, et plus grand que nature.
Le Renard, en louant l’effort de la sculpture :
« Belle tête, dit-il ; mais de cervelle point. »
Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point ?

 

 

 

Le Pot de terre et le Pot de fer

Fable n° 2

Livre V

 

Le Pot de fer proposa
Au Pot de terre un voyage.
Celui-ci s’en excusa,
Disant qu’il ferait que sage
De garder le coin du feu :
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause :
Il n’en reviendrait morceau.
« Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,
Je ne vois rien qui vous tienne.
– Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le Pot de fer :
Si quelque matière dure
Vous menace, d’aventure,
Entre deux je passerai,
Et du coup vous sauverai. »
Cette offre le persuade.
Pot de fer son camarade
Se met droit à ses côtés.
Mes gens s’en vont à trois pieds,
Clopin-clopant, comme ils peuvent,
L’un contre l’autre jetés
Au moindre hoquet qu’ils trouvent.
Le Pot de terre en souffre ; il n’eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans qu’il eût lieu de se plaindre.
Ne nous associons qu’avecque nos égaux ;
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d’un de ces pots.

 

 

 

Le Chartier embourbé

Fable n° 18

Livre VI

 

Le Phaéton d’une voiture à foin
Vit son char embourbé. Le pauvre homme était loin
De tout humain secours : c’était à la campagne
Près d’un certain canton de la Basse-Bretagne,
Appelé Quimper-Corentin.
On sait assez que le Destin
Adresse là les gens quand il veut qu’on enrage.
Dieu nous préserve du voyage !
Pour venir au Chartier embourbé dans ces lieux,
Le voilà qui déteste et jure de son mieux,
Pestant en sa fureur extrême,
Tantôt contre les trous, puis contre ses chevaux,
Contre son char, contre lui-même.
Il invoque à la fin le dieu dont les travaux
Sont si célèbres dans le monde :
« Hercule, lui dit-il, aide-moi ; si ton dos
A porté la machine ronde,
Ton bras peut me tirer d’ici. »
Sa prière étant faite, il entend dans la nue
Une voix qui lui parle ainsi :
« Hercule veut qu’on se remue,
Puis il aide les gens. Regarde d’où provient
L’achoppement qui te retient.
Ôte d’autour de chaque roue
Ce malheureux mortier, cette maudite boue
Qui jusqu’à l’essieu les enduit ;
Prends ton pic, et me romps ce caillou qui te nuit ;
Comble-moi cette ornière. As-tu fait ? – Oui, dit l’homme.
– Or bien je vais t’aider, dit la voix ; prends ton fouet.
– Je l’ai pris... Qu’est ceci ? mon char marche à souhait.
Hercule en soit loué ! » Lors la voix : « Tu vois comme
Tes chevaux aisément se sont tirés de là.
Aide-toi, le Ciel t’aidera. »

 

 

 

Les Animaux malades de la peste

Fable n° 1

Livre VII

 

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux Animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
À chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie ;
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? nulle offense ;
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi ;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
– Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Et bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur ;
Et quant au berger, l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire. »
Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples Mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance
Qu’en un pré de moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »
À ces mots, on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait. On le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

 

 

 

Le Héron

Fable n° 4

Livre VII

 

Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou :
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
Avec le Brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord ; l’oiseau n’avait qu’à prendre.
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit :
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments l’appétit vint : l’oiseau,
S’approchant du bord, vit sur l’eau
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux,
Comme le rat du bon Horace.
« Moi, des tanches ! dit-il ; moi, Héron, que je fasse
Une si pauvre chère ! et pour qui me prend-on ? »
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
« Du goujon ! c’est bien là le dîner d’un Héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise ! »
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner ;
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n’est pas aux hérons
Que je parle : écoutez, humains, un autre conte ;
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.

 

 

 

La Fille

Fable n° 5

Livre VII

 

Certaine fille, un peu trop fière
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait et beau, d’agréable manière,
Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.
Cette fille voulait aussi
Qu’il eût du bien, de la naissance,
De l’esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le Destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d’importance.
La belle les trouva trop chétifs de moitié :
« Quoi ! moi ? quoi ! ces gens-là ? l’on radote, je pense.
À moi les proposer ! hélas ! ils font pitié :
Voyez un peu la belle espèce ! »
L’un n’avait en l’esprit nulle délicatesse ;
L’autre avait le nez fait de cette façon-là :
C’était ceci, c’était cela ;
C’était tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis, les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. « Ah ! vraiment je suis bonne
De leur ouvrir la porte ! Ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne :
Grâce à Dieu, je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude. »
La belle se sut gré de tous ces sentiments.
L’âge la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un an se passe, et deux, avec inquiétude :
Le chagrin vient ensuite ; elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l’Amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu’elle échappât au Temps, cet insigne larron.
Les ruines d’une maison
Se peuvent réparer : que n’est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari. »
Je ne sais quel désir le lui disait aussi :
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu’on n’aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.

 

 

 

Les Vautours et les Pigeons

Fable n° 8

Livre VII

 

Mars autrefois mit tout l’air en émeute.
Certain sujet fit naître la dispute
Chez les oiseaux ; non ceux que le Printemps
Mène à sa Cour, et qui, sous la feuillée,
Par leur exemple et leurs sons éclatants
Font que Vénus est en nous réveillée ;
Ni ceux encor que la Mère d’Amour
Met à son char : mais le peuple Vautour,
Au bec retors, à la tranchante serre,
Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il plut du sang ; je n’exagère point.
Si je voulais conter de point en point
Tout le détail, je manquerais d’haleine.
Maint chef périt, maint héros expira ;
Et sur son roc Prométhée espéra
De voir bientôt une fin à sa peine.
C’était plaisir d’observer leurs efforts ;
C’était pitié de voir tomber les morts.
Valeur, adresse, et ruses, et surprises,
Tout s’employa : Les deux troupes éprises
D’ardent courroux n’épargnaient nuls moyens
De peupler l’air que respirent les ombres :
Tout élément remplit de citoyens
Le vaste enclos qu’ont les royaumes sombres.
Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d’une autre nation
Au col changeant, au cœur tendre et fidèle.
Elle employa sa médiation
Pour accorder une telle querelle.
Ambassadeurs par le peuple Pigeon
Furent choisis, et si bien travaillèrent,
Que les Vautours plus ne se chamaillèrent.
Ils firent trêve, et la paix s’ensuivit :
Hélas ! ce fut aux dépens de la race
À qui la leur aurait dû rendre grâce.
La gent maudite aussitôt poursuivit
Tous les pigeons, en fit ample carnage,
En dépeupla les bourgades, les champs.
Peu de prudence eurent les pauvres gens,
D’accommoder un peuple si sauvage.
Tenez toujours divisés les méchants ;
La sûreté du reste de la terre
Dépend de là : Semez entre eux la guerre,
Ou vous n’aurez avec eux nulle paix.
Ceci soit dit en passant ; Je me tais.

 

 

 

Le Coche et la Mouche

Fable n° 9

Livre VII

 

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au Soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes, Moine, vieillards, tout était descendu.
L’attelage suait , soufflait , était rendu.
Une Mouche survient, et des chevaux s’approche ;
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine,
S’assied sur le timon, sur le nez du Cocher ;
Aussitôt que le char chemine,
Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire ;
Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit
Un Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La Mouche en ce commun besoin
Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ;
Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.
Le Moine disait son Bréviaire ;
Il prenait bien son temps ! une femme chantait ;
C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !
Dame Mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt :
J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires.
Ils font partout les nécessaires ;
Et, partout importuns devraient être chassés.

 

 

 

L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit

Fable n° 12

Livre VII

 

Qui ne court après la Fortune ?
Je voudrais être en lieu d’où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du Sort, de royaume en royaume,
Fidèles courtisans d’un volage fantôme.
Quand ils sont près du bon moment,
L’inconstante aussitôt à leurs désirs échappe.
Pauvres gens ! Je les plains ; car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.
« Cet homme, disent-ils, était planteur de choux ;
Et le voilà devenu pape !
Ne le valons-nous pas ? » Vous valez cent fois mieux :
Mais que vous sert votre mérite ?
La Fortune a-t-elle des yeux ?
Et puis la papauté vaut-elle ce qu’on quitte,
Le repos ? le repos, trésor si précieux
Qu’on en faisait jadis le partage des Dieux ?
Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne cherchez point cette Déesse,
Elle vous cherchera ; son sexe en use ainsi.
Certain couple d’amis, en un bourg établi,
Possédait quelque bien. L’un soupirait sans cesse
Pour la Fortune ; il dit à l’autre un jour :
« Si nous quittions notre séjour ?
Vous savez que nul n’est prophète
En son pays : cherchons notre aventure ailleurs.
– Cherchez, dit l’autre ami ; pour moi, je ne souhaite
Ni climats ni destins meilleurs.
Contentez-vous, suivez votre humeur inquiète :
Vous reviendrez bientôt. Je fais vœu cependant
De dormir en vous attendant. »
L’ambitieux, ou, si l’on veut, l’avare,
S’en va par voie et par chemin.
Il arriva le lendemain
En un lieu que devait la Déesse bizarre
Fréquenter sur tout autre ; et ce lieu, c’est la cour.
Là donc pour quelque temps il fixe son séjour,
Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que l’on sait être les meilleures ;
Bref, se trouvant à tout, et n’arrivant à rien.
« Qu’est ceci ? se dit-il, cherchons ailleurs du bien.
La Fortune pourtant habite ces demeures ;
Je la vois tous les jours entrer chez celui-ci,
Chez celui-là : d’où vient qu’aussi
Je ne puis héberger cette capricieuse ?
On me l’avait bien dit, que des gens de ce lieu
L’on n’aime pas toujours l’humeur ambitieuse.
Adieu, messieurs de cour ; messieurs de cour, adieu :
Suivez jusqu’au bout une ombre qui vous flatte.
La Fortune a, dit-on, des temples à Surate ;
Allons là. » Ce fut un de dire et s’embarquer.
Âmes de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route,
Et le premier osa l’abîme défier.
Celui-ci, pendant son voyage,
Tourna les yeux vers son village
Plus d’une fois, essuyant les dangers
Des pirates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres de la Mort : avec beaucoup de peines
On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.
L’homme arrive au Mogol ; on lui dit qu’au Japon
La Fortune pour lors distribuait ses grâces.
Il y court. Les mers étaient lasses
De le porter ; et tout le fruit
Qu’il tira de ses longs voyages,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages :
« Demeure en ton pays, par la nature instruit. »
Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Mogol l’avait été :
Ce qui lui fit conclure en somme,
Qu’il avait à grand tort son village quitté.
Il renonce aux courses ingrates,
Revient en son pays, voit de loin ses pénates,
Pleure de joie, et dit : « Heureux qui vit chez soi,
De régler ses désirs faisant tout son emploi !
Il ne sait que par ouïr dire
Ce que c’est que la cour, la mer et ton empire,
Fortune, qui nous fais passer devant les yeux
Des dignités, des biens que jusqu’au bout du monde
On suit, sans que l’effet aux promesses réponde.
Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux. »
En raisonnant de cette sorte,
Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il la trouve assise à la porte
De son ami plongé dans un profond sommeil.

 

 

 

Les deux Coqs

Fable n° 13

Livre VII

 

Deux Coqs vivaient en paix : une Poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ; et c’est de toi que vint
Cette querelle envenimée
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint !
Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint ;
Le bruit s’en répandit par tout le voisinage :
La gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d’une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut :
Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu’un rival, tout fier de sa défaite
Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours
Cet objet rallumer sa haine et son courage ;
Il aiguisait son bec, battait l’air et ses flancs,
Et, s’exerçant contre les vents,
S’armait d’une jalouse rage.
Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S’alla percher, et chanter sa victoire.
Un Vautour entendit sa voix :
Adieu les amours et la gloire ;
Tout cet orgueil périt sous l’ongle du Vautour.
Enfin, par un fatal retour,
Son rival autour de la Poule
S’en revint faire le coquet.
Je laisse à penser quel caquet ;
Car il eut des femmes en foule.
La Fortune se plaît à faire de ces coups :
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du Sort, et prenons garde à nous
Après le gain d’une bataille.

 

 

 

Le Chat, la Belette et le petit Lapin

Fable n° 16

Livre VII

 

Du palais d’un jeune Lapin
Dame Belette, un beau matin,
S’empara : c’est une rusée.
Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates, un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
« Ô Dieux hospitaliers ! que vois-je ici paraître ?
Dit l’animal chassé du paternel logis.
Holà ! madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays. »
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
C’était un beau sujet de guerre,
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant !
« Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l’octroi
À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi. »
Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
« Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?
– Or bien, sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis. »
C’était un Chat vivant comme un dévot ermite,
Un Chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l’agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant Sa Majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit : « Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause. »
L’un et l’autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,
Grippeminaud, le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
Les petits souverains se rapportant aux rois.

 

 

 

La Tête et la Queue du Serpent

Fable n° 17

Livre VII

 

Le Serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et Queue ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles :
Si bien qu’autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas.
La Tête avait toujours marché devant la Queue.
La Queue au Ciel se plaignit,
Et lui dit :
« Je fais mainte et mainte lieue,
Comme il plaît à celle-ci :
Croit-elle que toujours j’en veuille user ainsi ?
Je suis son humble servante.
On m’a faite, Dieu merci,
Sa sœur et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte
Aussi bien qu’elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin, voilà ma requête :
C’est à vous de commander
Qu’on me laisse précéder
À mon tour ma sœur la Tête.
Je la conduirai si bien,
Qu’on ne se plaindra de rien. »
Le Ciel eut pour ses vœux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors ; et la guide nouvelle,
Qui ne voyait, au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre :
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les États tombés dans son erreur !

 

 

 

Un Animal dans la Lune

Fable n° 18

Livre VII

 

Pendant qu’un philosophe assure,
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure,
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison ; et la philosophie
Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont,
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l’environne,
Sur l’organe et sur l’instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement :
J’en dirai quelque jour les raisons amplement.
J’aperçois le soleil : quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n’a que trois pieds de tour :
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l’œil de la nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l’angle et les côtés ma main la détermine.
L’ignorant le croit plat ; j’épaissis sa rondeur :
Je le rends immobile ; et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âme, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l’apparence ;
Je ne suis point d’intelligence
Avecque mes regards, peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille, lente à m’apporter les sons.
Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse :
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une tête de femme est au corps de la lune.
Y peut-elle être ? Non. D’où vient donc cet objet ?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La lune nulle part n’a sa surface unie :
Montueuse en des lieux, en d’autres aplanie,
L’ombre avec la lumière y peut tracer souvent,
Un homme, un bœuf, un éléphant.
Naguère l’Angleterre y vit chose pareille,
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau ;
Et chacun de crier merveille.
Il était arrivé là-haut un changement
Qui présageait sans doute un grand événement.
Savait-on si la guerre entre tant de puissances
N’en était point l’effet ? Le Monarque accourut :
Il favorise en roi ces hautes connaissances.
Le monstre dans la lune à son tour lui parut.
C’était une souris cachée entre les verres ;
Dans la lunette était la source de ces guerres.
On en rit. Peuple heureux ! quand pourront les François
Se donner, comme vous, entiers à ces emplois ?
Mars nous fait recueillir d’amples moissons de gloire :
C’est à nos ennemis de craindre les combats,
À nous de les chercher, certains que la Victoire,
Amante de Louis, suivra partout ses pas.
Ses lauriers nous rendront célèbres dans l’histoire.
Même les Filles de Mémoire
Ne nous ont point quittés ; nous goûtons des plaisirs :
La paix fait nos souhaits et non point nos soupirs.
Charles en sait jouir : il saurait dans la guerre
Signaler sa valeur, et mener l’Angleterre
À ces jeux qu’en repos elle voit aujourd’hui.
Cependant s’il pouvait apaiser la querelle,
Que d’encens ! est-il rien de plus digne de lui ?
La carrière d’Auguste a-t-elle été moins belle
Que les fameux exploits du premier des Césars ?
Ô peuple trop heureux ! quand la paix viendra-t-elle
Nous rendre, comme vous, tout entiers aux beaux-arts ?

 

 

 

Le Savetier et le Financier

Fable n° 2

Livre VIII

 

Un Savetier chantait du matin jusqu’au soir :
C’était merveilles de le voir,
Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages,
Plus content qu’aucun des Sept Sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d’or,
Chantait peu, dormait moins encore :
C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l’éveillait ;
Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? – Par an ? ma foi, monsieur,
Dit avec un ton de rieur,
Le gaillard Savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année :
Chaque jour amène son pain.
– Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
– Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes :
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »
Le Financier, riant de sa naïveté,
Lui dit : « Je vous veux mettre aujourd’hui sur le trône.
Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin. »
Le Savetier crut voir tout l’argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,
Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L’argent, et sa joie à la fois.
Plus de chant : il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis :
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent. À la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus :
« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus. »

 

 

 

Les deux Amis

Fable n° 11

Livre VIII

 

Deux vrais Amis vivaient au Monomotapa :
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Et mettait à profit l’absence du soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme ;
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L’Ami couché s’étonne ; il prend sa bourse, il s’arme,
Vient trouver l’autre, et dit : « Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme
À mieux user du temps destiné pour le somme :
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée ; allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? une esclave assez belle
Était à mes côtés ; voulez-vous qu’on l’appelle ?
– Non, dit l’Ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m’êtes, en dormant, un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai ; je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause. »
Qui d’eux aimait le mieux ? Que t’en semble, lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu’on la propose.
Qu’un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même :
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.

 

 

 

Les Femmes et le Secret

Fable n° 6

Livre VIII

 

Rien ne pèse tant qu’un secret ;
Le porter loin est difficile aux dames ;
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un mari s’écria,
La nuit, étant près d’elle : « Ô Dieux ! qu’est-ce cela ?
Je n’en puis plus ; on me déchire ;
Quoi j’accouche d’un œuf ! – D’un œuf ? – Oui, le voilà,
Frais et nouveau pondu : gardez bien de le dire ;
On m’appellerait poule. Enfin n’en parlez pas. »
La Femme, neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire ;
Mais ce serment s’évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L’épouse, indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé ;
Et de courir chez sa voisine :
« Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé ;
N’en dites rien surtout, car vous me feriez battre :
Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu, gardez-vous bien
D’aller publier ce mystère.
– Vous moquez-vous ? dit l’autre : ah ! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien. »
La femme du pondeur s’en retourne chez elle.
L’autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits :
Au lieu d’un œuf elle en dit trois.
Ce n’est pas encore tout ; car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l’oreille le fait :
Précaution peu nécessaire ;
Car ce n’était plus secret.
Comme le nombre d’œufs, grâce à la Renommée,
De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d’un cent.

 

 

 

Le Rat et l’Huître

Fable n° 9

Livre VIII

 

Un Rat, hôte d’un champ, rat de peu de cervelle,
Des lares paternels un jour se trouva sou.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu’il fut hors de la case :
« Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase. »
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours, le voyageur arrive
En un certain canton où Thétys sur la rive
Avait laissé mainte huître ; et notre Rat d’abord
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
« Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n’osait voyager, craintif au dernier point :
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire ;
J’ai passé les déserts ; mais nous n’y bûmes point. »
D’un certain magister le Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs,
N’étant pas de ces Rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d’huîtres toutes closes,
Une s’était ouverte ; et, bâillant au soleil,
Par un doux zéphyr réjouie,
Humait l’air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d’un goût, à la voir, nonpareil.
D’aussi loin que le Rat voit cette Huître qui bâille :
« Qu’aperçois-je ? dit-il, c’est quelque victuaille ;
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère, ou jamais. »
Là-dessus, maître Rat, plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ; car l’huître tout d’un coup
Se referme. Et voilà ce que fait l’ignorance.
Cette fable contient plus d’un enseignement :
Nous y voyons premièrement :
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d’étonnement ;
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

 

 

 

L’Avantage de la science

Fable n° 19

Livre VIII

 

Entre deux bourgeois d’une ville
S’émut jadis un différend :
L’un était pauvre, mais habile ;
L’autre, riche, mais ignorant.
Celui-ci sur son concurrent
Voulait emporter l’avantage ;
Prétendait que tout homme sage
Était tenu de l’honorer.
C’était tout homme sot ; car pourquoi révérer
Des biens dépourvus de mérite ?
La raison m’en semble petite.
« Mon ami, disait-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable ;
Mais, dites-moi, tenez-vous table ?
Que sert à vos pareils de lire incessamment ?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.
La République a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien !
Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez
À messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés. »
Ces mots remplis d’impertinence
Eurent le sort qu’ils méritaient.
L’homme lettré se tut, il avait trop à dire.
La guerre le vengea bien mieux qu’une satire.
Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient :
L’un et l’autre quitta sa ville.
L’ignorant resta sans asile ;
Il reçut partout des mépris :
L’autre reçut partout quelque faveur nouvelle :
Cela décida leur querelle.
Laissez dire les sots ; le savoir a son prix.

 

 

 

Les deux Pigeons

Fable n° 2

Livre IX

 

Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre :
L’un d’eux, s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel ! Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encore, si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs : qui vous presse ? un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste ? »
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point ;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : J’étais là ; telle chose m’advint :
Vous y croirez être vous-même. »
À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne : et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encore que l’orage
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie ;
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un lacs,
Les menteurs et traîtres appas.
Le lacs était usé ; si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt, et le pis du destin
Fut qu’un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d’à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l’aile et tirant le pied,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s’en retourna :
Que bien, que mal, elle arriva,
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J’ai quelquefois aimé : je n’aurais pas alors,
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servis, engagé par mes premiers serments.
Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encore se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ?

 

 

 

L’Huître et les Plaideurs

Fable n° 9

Livre IX

 

Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître, que le flot y venait d’apporter :
Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
À l’égard de la dent il fallut contester.
L’un se baissait déjà pour amasser la proie ;
L’autre le pousse, et dit : « Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l’apercevoir
En sera le gobeur ; l’autre le verra faire.
– Si par là l’on juge l’affaire,
Reprit son compagnon, j’ai l’œil bon, Dieu merci.
– Je ne l’ai pas mauvais aussi,
Dit l’autre ; et je l’ai vue avant vous, sur ma vie.
– Hé bien ! vous l’avez vue ; et moi je l’ai sentie. »
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin, fort gravement, ouvre l’Huître, et la gruge,
Nos deux messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d’un ton de président :
« Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens ; et qu’en paix chacun chez soi s’en aille. »
Mettez ce qu’il en coûte à plaider aujourd’hui ;
Comptez ce qu’il en reste à beaucoup de familles ;
Vous verrez que Perrin tire l’argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.

 

 

 

Le Loup et le Renard

Fable n° 6

Livre XI

 

Le lion devenu vieux était couché, malade,
dans son antre, et tous les animaux étaient venus
rendre visite à leur prince,
à l’exception du renard.
Alors le loup, saisissant l’occasion favorable,
accusa le renard par-devant le lion :
« il n’avait, disait-il, aucun égard pour celui qui
était leur maître à tous, et c’est pour cela qu’il
n’était même pas venu le visiter. » Sur ces entrefaites
le renard arrivait lui aussi, et il entendit les
dernières paroles du loup.
Alors le lion poussa un rugissement contre le renard.
Mais celui-ci, ayant demandé un moment pour se justifier :
« Et qui, dit-il, parmi tous ceux qui sont ici réunis,
t’a rendu un aussi grand service que moi, qui suis allé
partout demander aux médecins un remède pour te guérir,
et qui l’ai trouvé ? »
Le lion lui enjoignit de dire aussitôt quel était ce remède.
Le renard répondit : « C’est d’écorcher vif un loup,
et de te revêtir de sa peau toute chaude. »
Le loup fut incontinent mis à mort, et le renard dit en riant :
« Il ne faut pas exciter le maître à la
malveillance, mais à la douceur, »

 

 

 

La Forêt et le Bûcheron

Fable n° 16

Livre XII

 

Un Bûcheron venait de rompre ou d’égarer
Le bois dont il avait emmanché sa cognée.
Cette perte ne put sitôt se réparer
Que la Forêt n’en fût quelque temps épargnée.
L’Homme enfin la prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche,
Afin de faire un autre manche :
Il irait employer ailleurs son gagne-pain ;
Il laisserait debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectait la vieillesse et les charmes.
L’innocente forêt lui fournit d’autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer :
Le misérable ne s’en sert
Qu’à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux ornements.
Elle gémit à tous moments :
Son propre don fait son supplice.
Voilà le train du monde et de ses sectateurs :
On s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d’en parler. Mais que de doux ombrages
Soient exposés à ces outrages,
Qui ne se plaindrait là-dessus ?
Hélas ! j’ai beau crier et me rendre incommode,
L’ingratitude et les abus
N’en seront pas moins à la mode.

 

 

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INTÉGRALE  :

http://www.lesfables.fr/

 

6 juin 2013

Lao-Tseu, Le Tao Te King, le livre de la Voie et de la vertu

 

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Lao Tseu

(- 571 ... - 531)

 TAO TE KING

LE LIVRE DE LA VOIE ET DE LA VERTU

Traduction Stephen Mitchell

 

 

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1

 

Le tao qui peut être exprimé

n’est pas le Tao éternel.

Le nom qui peut être nommé

n’est pas le Nom éternel.

 

L’indicible est l’éternellement réel.

Nommer est l’origine

de toutes choses particulières.

 

Libre du désir, tu comprends le mystère.

Pris dans le désir, tu ne vois que les manifestations.

 

Pourtant mystère et manifestations

jaillissent de la même source.

Cette source s’appelle ténèbres.

 

Ténèbres dans les ténèbres.

La porte vers toute compréhension.

 

 

 

2

 

Lorsque les gens voient certaines choses comme belles,

d’autres deviennent laides.

Lorsque les gens voient certaines choses comme bonnes,

d’autres deviennent mauvaises.

 

Être et non-être se créent l’un l’autre.

Difficile et facile s’entretiennent l’un l’autre.

Long et court se définissent l’un l’autre.

Haut et bas dépendent l’un de l’autre.

Avant et après se suivent l’un l’autre.

 

Ainsi le Maître

agit sans rien faire

et enseigne sans rien dire.

Les choses apparaissent et il les laisse venir ;

les choses disparaissent et il les laisse partir.

Il a, mais ne possède pas,

agit, mais n’attend rien.

Son oeuvre accomplie, il l’oublie.

C’est pourquoi elle dure toujours.

 

 

 

3

 

Si l’on surestime les grands hommes,

les gens deviennent dépendants.

Si l’on surévalue les biens matériels,

les gens commencent à voler.

 

Le Maître dirige

en vidant l’esprit des gens

et en remplissant leur coeur,

en affaiblissant leur ambition

et en renforçant leur courage.

Il aide chacun à perdre tout

ce qu’il sait, tout ce qu’il désire,

et crée la confusion

chez ceux qui pensent savoir.

 

Pratique le non-agir,

et chaque chose prendra sa place.

 

 

 

4

 

Le Tao est tel un puits :

sans cesse utilisé mais jamais tari.

Il est comme le vide éternel :

empli d’infinies possibilités.

 

Il est caché mais toujours présent.

Je ne sais qui lui a donné naissance.

Il est plus ancien que Dieu.

 

 

 

5

 

Le Tao ne prend pas parti ;

il donne naissance au mal comme au bien.

Le Maître ne prend pas parti ;

il accueille les pécheurs comme les saints.

 

Le Tao est comme un soufflet :

il est vide mais infiniment capable.

Plus tu l’utilises, plus il est fécond ;

plus tu en parles, moins tu le comprends.

 

Reste ancré au centre.

 

 

 

6

 

Le Tao est appelé la Grande Mère :

vide mais inépuisable,

il donne naissance à des mondes infinis.

 

Il est toujours présent en toi.

Tu peux l’utiliser comme bon te semble.

 

 

 

7

 

Le Tao est infini, éternel.

Pourquoi est-il éternel ?

Il n’est jamais né ;

ainsi ne peut-il jamais mourir.

Pourquoi est-il infini ?

Il n’a pas de désirs pour lui-même ;

ainsi est-il présent pour tous les êtres.

 

Le Maître reste en retrait ;

c’est pourquoi il est en avance.

Il est détaché de toutes choses ;

c’est pourquoi il est un avec elles.

Parce qu’il s’est libéré de lui-même,

il est parfaitement accompli.

 

 

 

8

 

Le bien suprême est comme l’eau,

qui nourrit toutes choses sans en avoir l’intention.

Elle se contente des places inférieures

que les autres dédaignent.

Ainsi elle est comme le Tao.

 

En ta demeure, vis près du sol.

En pensées, reste simple.

En conflit, sois juste et généreux.

En gouvernant, n’essaie pas de contrôler.

En travaillant, fais ce que tu aimes.

En famille, sois pleinement présent.

 

Lorsque tu te satisfais d’être simplement toi-même

et ne te compares ni ne te mets en compétition,

tout le monde te respecte.

 

 

 

9

 

Emplis ton bol à ras bord

et il débordera.

Aiguise ton couteau sans relâche

et il s’émoussera.

Cours après l’argent et la sécurité

et ton coeur ne s’apaisera jamais.

Soucie-toi de l’approbation des gens

et tu seras leur prisonnier.

 

Fais ton travail, puis retire-toi.

La seule voie vers la sérénité.

 

 

 

10

 

Peux-tu détourner ton esprit de ses errances

et rester dans l’unicité originelle ?

Peux-tu laisser ton corps devenir souple

comme celui d’un nouveau-né ?

Peux-tu purifier ta vision intime

jusqu’à ne rien voir d’autre que la lumière ?

Peux-tu aimer les gens et les diriger

sans leur imposer ta volonté ?

Peux-tu gérer les affaires les plus vitales

en laissant les événements suivre leur cours ?

Peux-tu te distancier de ton propre esprit

et ainsi comprendre toutes choses ?

 

Donner naissance et nourrir,

avoir sans posséder,

agir sans rien attendre,

diriger sans tenter de contrôler :

ceci est la suprême vertu.

 

 

 

11

 

Nous joignons des rayons pour en faire une roue,

mais c’est le vide du moyeu

qui permet au chariot d’avancer.

 

Nous modelons de l’argile pour en faire un vase,

mais c’est le vide au-dedans

qui retient ce que nous y versons.

 

Nous clouons du bois pour en faire une maison,

mais c’est l’espace intérieur

qui la rend habitable.

 

Nous travaillons avec l’être,

mais c’est du non-être dont nous avons l’usage.

 

 

 

12

 

Les couleurs aveuglent l’oeil.

Les sons assourdissent l’oreille.

Les saveurs engourdissent le palais.

Les pensées affaiblissent l’esprit.

Les désirs fanent le coeur.

 

Le Maître observe le monde

mais fait confiance à sa vision intérieure.

Il laisse les choses aller et venir.

Son coeur est ouvert comme le ciel.

 

 

 

13

 

Le succès est aussi dangereux que l’échec.

L’espoir est aussi vain que la peur.

Que signifie: «le succès est aussi dangereux que l’échec»?

Que tu montes ou descendes l’échelle,

ta position est instable.

Lorsque tu as les deux pieds sur le sol,

tu gardes toujours ton équilibre.

 

Que signifie: « l’espoir est aussi vain que la peur » ?

Espoir et peur sont des fantômes

qui naissent de la préoccupation de soi.

Quand nous ne voyons pas le soi comme soi,

qu’avons-nous à craindre ?

 

Vois le monde comme toi-même.

Fais confiance à la vie telle qu’elle est.

Aime le monde comme toi-même ;

alors tu pourras prendre soin de toutes choses.

 

 

 

14

 

Regarde, et tu ne peux le voir.

Écoute, et tu ne peux l’entendre.

Tends la main, et tu ne peux le saisir.

 

En haut, il n’est pas lumineux.

En bas, il n’est pas sombre.

Complet, indicible,

il retourne au royaume du rien.

Forme qui comprend toutes formes,

image sans aucune image,

subtil, au-delà de toute conception.

 

Approche-le et il n’est pas de début ;

suis-le et il n’est pas de fin.

Tu ne peux le connaître, mais tu peux l’être,

sans effort dans ta propre vie.

Comprends simplement d’où tu viens :

ceci est l’essence de la sagesse.

 

 

 

15

 

Les anciens Maîtres étaient profonds et subtils.

Leur sagesse était insondable.

Il est impossible de la décrire ;

tout ce que l’on peut décrire, c’est leur apparence.

 

Ils étaient prudents

comme quelqu’un traversant un ruisseau gelé.

Alertes comme un guerrier en territoire ennemi.

Courtois comme un invité.

Fluides comme la glace fondante.

Modelables comme une pièce de bois brut.

Accueillants comme une vallée.

Clairs comme un verre d’eau.

 

As-tu la patience d’attendre

jusqu’à ce que ta boue se dépose et que l’eau soit claire?

Peux-tu rester immobile

jusqu’à ce que l’action juste survienne d’elle-même ?

 

Le Maître ne recherche pas l’accomplissement.

Ne recherchant rien, n’attendant rien,

il est présent et peut accueillir toutes choses.

 

 

 

16

 

Vide ton esprit de toute pensée.

Laisse ton coeur être en paix.

Observe l’agitation des êtres,

mais contemple leur retour.

 

Chaque être distinct dans l’univers

revient à la source commune.

Revenir à la source, c’est la sérénité.

 

Si tu ne prends pas conscience de la source,

tu t’enfonces dans la confusion et la tristesse.

Quand tu comprends d’où tu viens,

tu deviens naturellement tolérant,

désintéressé, amusé,

bienveillant comme une grand-mère,

digne comme un roi.

Immergé dans la merveille du Tao,

tu peux faire face à tout ce que la vie t’apporte,

et quand vient la mort, tu es prêt.

 

 

 

17

 

Quand le Maître gouverne, les gens

ont à peine conscience qu’il existe.

À défaut, le mieux est un dirigeant qu’on aime.

Puis encore, un qu’on craint.

Le pire est un dirigeant qu’on méprise.

 

Si tu ne donnes pas de responsabilités aux gens,

tu les rends irresponsables.

 

Le Maître ne parle pas, il agit.

Quand son oeuvre est achevée,

les gens disent : « Regarde !

C’est nous qui l’avons fait, tout seuls ! »

 

 

 

18

 

Quand le grand Tao est oublié,

la bonté et la piété apparaissent.

Quand l’intelligence du corps décline,

l’ingéniosité et la connaissance se montrent.

Quand il n’y aucune paix dans la famille,

la piété filiale commence.

Quand le pays sombre dans le chaos,

naît le patriotisme.

 

 

 

19

 

Laisse tomber la sagesse et la sainteté,

et les gens seront cent fois plus heureux.

Laisse tomber la moralité et la justice,

et les gens feront ce qui est juste.

Laisse tomber l’industrie et le profit,

et il n’y aura pas de voleurs.

 

Si ces trois actions sont insuffisantes,

reste simplement au centre du cercle

et laisse toutes choses suivre leurs cours.

 

 

 

20

 

Arrête de penser, et finis-en avec tes problèmes.

Quelle différence y a-t-il entre oui et non ?

Quelle différence y a-t-il entre succès et échec ?

Dois-tu estimer ce qu’estiment les autres,

éviter ce que les autres évitent ?

Ridicule !

 

Les autres sont excités

comme s’ils étaient à la parade.

Moi seul suis indifférent,

moi seul suis sans expression

comme un nouveau-né avant qu’il ne sache sourire.

 

Les autres ont ce qu’ils veulent.

Moi seul ne possède rien.

 

Moi seul vais à la dérive,

comme quelqu’un sans foyer.

Je suis tel l’idiot, mon esprit est si vide.

 

Les autres sont lumineux ;

moi seul suis sombre.

Les autres sont vifs ;

moi seul suis insipide.

Les autres ont une raison d’être ;

moi seul ne sais pas.

Je dérive comme une vague sur l’océan,

je voyage sans but, comme souffle le vent.

 

Je suis différent des autres.

Je bois au sein de la Grande Mère.

 

 

 

21

 

Le Maître conserve son esprit

à jamais un avec le Tao ;

c’est ce qui lui confère son éclat.

 

Le Tao est insaisissable.

Comment son esprit peut-il être un avec lui ?

Parce que le Maître ne s’attache pas aux idées.

 

Le Tao est sombre et insondable.

Comment peut-il le faire rayonner ?

Parce que le Maître le laisse faire.

 

Depuis bien avant que le temps et l’espace ne fussent,

le Tao est.

Il est au-delà du est et du n’est pas.

Comment sais-je que cela est vrai ?

Je regarde en moi et je vois.

 

 

 

22

 

Si tu veux être entier,

laisse-toi être partiel.

Si tu veux être droit,

laisse-toi être tordu.

Si tu veux être plein,

laisse-toi être vide.

Si tu veux renaître,

laisse-toi mourir.

Si tu veux que tout te soit offert,

renonce à tout ce que tu as.

 

Le Maître, en demeurant dans le Tao,

crée un exemple pour tous les êtres.

Parce qu’il ne s’expose pas,

les gens peuvent voir sa lumière.

Parce qu’il n’a rien à prouver,

les gens peuvent se fier à sa parole.

Parce qu’il ne sait pas qui il est,

les gens se reconnaissent en lui.

Parce qu’il n’a aucun but,

tout ce qu’il fait réussit.

 

Quand les anciens Maîtres disaient :

« Si tu veux que tout te soit offert,

renonce à tout ce que tu as »,

ce n’étaient pas de vains mots.

Seul en étant vécu par le Tao

peux-tu être vraiment toi-même.

 

 

 

23

 

Exprime-toi complètement,

puis reste silencieux.

Sois comme les forces de la nature :

quand ça souffle, il n’y a que le vent ;

quand il pleut, il n’y a que la pluie ;

quand les nuages passent, le soleil brille.

 

Si tu t’ouvres au Tao,

tu es un avec le Tao

et tu peux l’incarner pleinement.

Si tu t’ouvres à la vision intime,

tu es un avec la vision intime,

et tu peux l’utiliser pleinement.

Si tu t’ouvres à la perte,

tu es un avec la perte

et tu peux l’accepter pleinement.

 

Ouvre-toi au Tao,

puis fais confiance à tes réponses naturelles ;

et tout prendra sa place.

 

 

 

24

 

Celui qui se dresse sur la pointe des pieds

n’est pas stable.

Celui qui se précipite en avant

ne va pas loin.

Celui qui essaie de briller

ternit sa propre lumière.

Celui qui se définit

ne peut savoir qui il est réellement.

Celui qui exerce son pouvoir sur les autres

se prive de son véritable pouvoir.

Celui qui s’attache à son oeuvre

ne crée rien de durable.

 

Si tu veux être en accord avec le Tao,

fais simplement ton travail, puis lâche prise.

 

 

 

25

 

Il y avait quelque chose de sans forme et de parfait

avant que l’univers ne fût né.

Serein. Vide.

Solitaire. Immuable.

Infini. Éternellement présent.

C’est la mère de l’univers.

À défaut d’un meilleur nom,

je l’appelle le Tao.

 

Il s’écoule à travers toutes choses,

au-dedans, au-dehors, et revient

à l’origine de toutes choses.

 

Le Tao est grand.

L’univers est grand.

La terre est grande.

L’homme est grand.

Ce sont les quatre grandes puissances.

 

L’homme se règle sur la terre.

La terre se règle sur l’univers.

L’univers se règle sur le Tao.

Le Tao ne se règle que sur lui-même.

 

 

 

26

 

Le lourd est la racine du léger.

L’immobile est la source de tout mouvement.

 

Ainsi le Maître voyage tout le jour

sans quitter sa demeure.

Aussi splendides soient les vues,

il reste sereinement en lui-même.

 

Pourquoi le seigneur du pays

devrait-il aller et venir comme un fou ?

Si tu te laisses ballotter de-ci de-là,

tu perds le contact avec la source.

Si tu laisses l’agitation te gouverner,

tu perds le contact avec qui tu es.

 

 

 

27

 

Un bon voyageur n’a pas de plans fixes

et n’est pas tendu vers l’arrivée.

Un bon artiste laisse son intuition

le mener là où elle le souhaite.

Un bon scientifique s’est libéré des concepts

et garde l’esprit ouvert à ce qui est.

 

Ainsi le Maître est disponible pour tous

et ne rejette personne.

Il est prêt à tirer parti de toutes les situations

et ne gâche rien.

Cela s’appelle incarner la lumière.

 

Qu’est-ce qu’un homme bon

sinon un exemple pour l’homme mauvais ?

Qu’est-ce qu’un homme mauvais

sinon une opportunité pour l’homme bon ?

Si tu ne comprends pas cela, tu te perdras,

aussi intelligent sois-tu.

C’est le grand secret.

 

 

 

28

 

Connais le viril,

mais tiens-t’en au féminin :

accueille le monde à bras ouvert.

Si tu accueilles le monde,

jamais le Tao ne te laissera

et tu seras comme un petit enfant.

 

Connais le blanc,

mais tiens-t’en au noir :

sois un modèle pour le monde.

Si tu es un modèle pour le monde,

le Tao sera fort en toi,

et rien ne te sera impossible.

 

Connais le personnel,

mais tiens-t’en à l’impersonnel :

accepte le monde tel qu’il est.

Si tu acceptes le monde,

le Tao sera lumineux en toi

et tu retourneras à ton être originel.

 

Le monde est issu du vide,

comme les ustensiles sont issus d’un bloc de bois.

Le Maître connaît les ustensiles,

mais s’en tient au bloc :

ainsi peut-il utiliser toutes choses.

 

 

 

29

 

Souhaites-tu rendre le monde meilleur ?

Je ne pense pas que cela puisse se faire.

 

Le monde est parfait.

On ne peut le rendre meilleur.

Si tu es négligent envers lui, tu le détruiras.

Si tu le traites comme un objet, tu le perdras.

 

Il y a un temps pour être devant,

un temps pour être derrière ;

un temps pour être en mouvement,

un temps pour être au repos ;

un temps pour être vigoureux,

un temps pour être épuisé ;

un temps pour être en sécurité ;

un temps pour être en danger.

 

Le Maître voit les choses comme elles sont,

sans tenter de les contrôler.

Il les laisse suivre leur cours,

et demeure au centre du cercle.

 

 

 

30

 

Qui fait confiance au Tao pour gouverner les hommes

n’essaie pas de forcer les choses

ou de défaire ses ennemis par la force des armes.

À toute force, il y a une force opposée.

La violence, même bien intentionnée,

frappe toujours en retour.

 

Le Maître fait son travail,

puis s’arrête.

Il comprend que l’univers

est à jamais hors de contrôle,

et qu’essayer de dominer les événements

va contre le courant du Tao.

Parce qu’il croit en lui-même,

il n’essaie pas de convaincre les autres.

Parce qu’il se satisfait de lui-même,

il n’a pas besoin de l’approbation des autres.

Parce qu’il s’accepte lui-même,

le monde entier l’accepte.

 

 

 

31

 

Les armes sont les instruments de la violence ;

tous les hommes honnêtes les détestent.

 

Les armes sont les instruments de la peur ;

un homme honnête les évitera

sauf en cas d’extrême nécessité,

et, s’il y est forcé, ne les utilisera

qu’avec la plus grande retenue.

La paix est sa plus haute valeur.

Si la paix est brisée,

comment peut-il être satisfait ?

Ses ennemis ne sont pas des démons,

mais des êtres humains comme lui.

Il ne leur souhaite pas de mal personnellement

ni ne se réjouit dans la victoire.

Comment pourrait-il se réjouir dans la victoire

et trouver plaisir dans le massacre des hommes ?

 

Il entre dans la bataille gravement,

avec tristesse et grande compassion,

comme s’il se rendait à des funérailles.

 

 

 

32

 

Le Tao ne peut être perçu.

Plus petit qu’un électron,

il contient d’innombrables galaxies.

 

Si les puissants et les puissantes

pouvaient rester centrés dans le Tao,

toutes choses seraient en harmonie.

Le monde deviendrait un paradis.

Les gens seraient en paix

et la loi serait inscrite dans les coeurs.

 

Quant aux noms et aux formes,

sache qu’ils sont provisoires.

Quant aux institutions,

sache reconnaître où leur rôle doit finir.

Sachant quand t’arrêter,

tu peux éviter n’importe quel danger.

 

Toutes choses finissent dans le Tao

comme les rivières se jettent dans la mer.

 

 

 

33

 

Connaître les autres est intelligence ;

se connaître soi-même est la vraie sagesse.

Maîtriser les autres est force ;

se maîtriser soi-même est le vrai pouvoir.

 

Si tu comprends que tu as suffisamment,

tu es vraiment riche.

Si tu restes au centre

et acceptes la mort de tout ton cœur,

tu vivras toujours.

 

 

 

34

 

Le grand Tao coule partout.

Toutes choses naissent de lui,

mais il ne les crée pas.

Il s’investit totalement dans son oeuvre,

mais ne la revendique pas.

Il nourrit des mondes infinis,

mais ne s’y attache pas.

Puisqu’il est fondu en toutes choses

et caché en leurs cœurs,

on peut le dire humble.

Puisque toutes choses se dissolvent en lui

et que lui seul perdure,

on peut le dire grand.

Il n’est pas conscient de sa grandeur ;

ainsi est-il vraiment grand.

 

 

 

35

 

Celui qui est centré dans le Tao

peut aller où il le désire, sans danger.

Il perçoit l’harmonie universelle,

même au milieu d’une grande douleur,

car il a trouvé la paix dans son cœur.

 

Une musique ou le fumet d’un bon plat

peut amener des gens à s’arrêter et à y prendre plaisir.

Mais les mots qui mènent au Tao

semblent monotones et sans saveur.

Quand tu le cherches, il n’y a rien à voir.

Quand tu l’écoutes, il n’y a rien à entendre.

Quand tu l’utilises, il est inépuisable.

 

 

 

36

 

Si tu veux réduire une chose,

permets-lui d’abord de grandir.

Si tu veux te débarrasser de quelque chose,

permets-lui d’abord de s’épanouir.

Si tu veux prendre quelque chose,

permets-lui d’abord d’être donné.

Cela s’appelle la perception subtile

de la réalité telle qu’elle est.

 

Le doux triomphe du dur.

Le lent triomphe du rapide.

Que tes méthodes demeurent un mystère.

N’en montre aux autres que les résultats.

 

 

 

37

 

Le Tao ne fait jamais rien ;

pourtant à travers lui toutes choses se font.

 

Si les puissants et les puissantes

pouvaient se centrer en lui,

le monde entier se transformerait

de lui-même, dans ses rythmes naturels.

Les gens seraient heureux

de leur vie quotidienne,

en harmonie et libres de tout désir.

 

Quand il n’y a pas de désir,

toutes choses sont en paix.

 

 

 

38

 

Le Maître ne court pas après le pouvoir ;

ainsi est-il vraiment puissant.

L’homme ordinaire est tendu vers le pouvoir ;

ainsi n’en a-t-il jamais assez.

 

Le Maître ne fait rien,

mais ne laisse rien d’inachevé.

L’homme ordinaire sans cesse fait des choses,

mais il en reste toujours plus à faire.

 

L’homme bienveillant fait quelque chose,

mais quelque chose demeure inachevé.

L’homme juste fait quelque chose,

et laisse de nombreuses choses à faire.

L’homme moral fait quelque chose,

et quand personne ne réagit,

il retrousse ses manches et utilise la violence.

 

Quand le Tao se perd, il y a la bienveillance.

Quand la bienveillance se perd, il y a la morale.

Quand la morale se perd, il y a le rite.

Le rite est l’enveloppe de la vraie foi,

le début du chaos.

 

Ainsi le Maître s’occupe de la profondeur et non de la surface,

du fruit et non de la fleur.

Il n’a pas de volonté propre.

Il vit dans la réalité,

et laisse toutes illusions passer.

 

 

 

39

 

En harmonie avec le Tao,

le ciel est clair et vaste,

la terre est ferme et fertile,

les êtres prospèrent ensemble,

satisfaits de ce qu’ils sont,

se multipliant sans cesse,

sans cesse renouvelés.

 

Quand l’homme interfère avec le Tao,

le ciel devient sale,

la terre s’épuise,

les espèces s’éteignent,

l’équilibre se désagrège.

 

Le Maître voit chaque partie avec compassion,

parce qu’il comprend le tout.

Il pratique constamment l’humilité.

Il ne brille pas comme un joyau

mais se laisse modeler par le Tao,

aussi rugueux et commun qu’une pierre.

 

 

 

40

 

Le retour est le mouvement du Tao.

Céder est la voie du Tao.

 

Toutes choses naissent de l’être.

L’être naît du non-être.

 

 

 

41

 

Quand un homme supérieur entend parler du Tao,

il commence tout de suite à l’incarner.

Quand un homme ordinaire entend parler du Tao,

il y croit à moitié et en doute à moitié.

Quand un homme sot entend parler du Tao,

il en rit à gorge déployée.

S’il n’en riait pas,

ce ne serait pas le Tao.

 

Ainsi est-il dit :

le chemin vers la lumière paraît sombre,

le chemin qui avance semble reculer,

le chemin direct semble long,

le vrai pouvoir semble faible,

la vraie pureté semble ternie,

la vraie constance semble changeante,

la vraie clarté semble obscure,

le plus grand art semble naïf,

le plus grand amour semble indifférent,

la plus grande sagesse semble puérile.

 

Le Tao ne se trouve nulle part,

pourtant il nourrit et complète toutes choses.

 

 

 

42

 

Le Tao donne naissance à l’Un.

L’Un donne naissance au Deux.

Le Deux donne naissance au Trois.

Le Trois donne naissance à toutes choses.

 

Toutes choses sont adossées au féminin

et font face au masculin.

Quand masculin et féminin se rejoignent,

toutes choses s’harmonisent.

 

Les hommes ordinaires détestent la solitude.

Mais le Maître s’en sert,

l’embrassant, comprenant

qu’il est un avec l’univers.

 

 

 

43

 

La chose la plus douce au monde

triomphe de la chose la plus dure au monde.

Ce qui n’a pas de substance

pénètre là où il n’est pas d’espace.

Cela montre la valeur de la non-action.

 

Enseigner sans paroles,

accomplir sans actions :

telle est la voie du Maître.

 

 

 

44

 

Gloire ou intégrité : quel est le plus important ?

Argent ou bonheur : lequel a le plus de valeur ?

Succès ou échec : lequel est le plus destructeur ?

 

Si tu attends des autres ton épanouissement,

tu ne seras jamais véritablement comblé.

Si ton bonheur dépend de l’argent,

tu ne seras jamais heureux avec toi-même.

 

Sois content de ce que tu as ;

réjouis-toi de la réalité telle qu’elle est.

Quand tu comprends que rien ne manque,

le monde entier t’appartient.

 

 

 

45

 

La vraie perfection semble imparfaite,

mais elle est parfaitement elle-même.

La vraie plénitude semble vide,

mais elle est pleinement présente.

 

La vraie droiture semble tortueuse.

La vraie sagesse semble folle.

La vraie profondeur semble ingénue.

 

Le Maître permet aux choses d’arriver.

Il façonne les événements comme ils viennent.

Il fait deux pas en arrière

et laisse le Tao parler pour lui-même.

 

 

 

46

 

Quand un pays est en harmonie avec le Tao,

les usines produisent des biens et des outils.

Quand un pays va à l’encontre du Tao,

les armes s’entassent aux portes de ses villes.

 

Il n’y a pas de plus grande illusion que la peur,

pas de plus grande erreur que de se préparer à se défendre,

pas de plus grande infortune que de croire avoir un ennemi.

 

Qui peut voir au-delà de toute peur

est toujours en sécurité.

 

 

 

47

 

Sans ouvrir ta porte,

tu peux ouvrir ton cœur au monde.

Sans regarder par ta fenêtre,

tu peux voir l’essence du Tao.

 

Plus tu sais,

moins tu comprends.

 

Le Maître arrive sans partir,

voit la lumière sans regarder,

accomplit sans rien faire.

 

 

 

48

 

Dans la recherche du savoir,

chaque jour quelque chose est ajouté.

Dans la pratique du Tao,

chaque jour quelque chose est lâché.

De moins en moins as-tu besoin de forcer les choses,

jusqu’à ce que finalement tu parviennes à la non-action.

Quand rien n’est fait,

rien n’est inachevé.

 

La vraie maîtrise peut être gagnée

en laissant les choses suivre leur cours.

Elle ne peut être gagnée en interférant.

 

 

 

49

 

Le Maître n’a pas d’esprit en propre.

Il travaille avec l’esprit des gens.

 

Il est bon avec ceux qui sont bons.

Il est également bon

avec ceux qui ne sont pas bons.

Ceci est la vraie bonté.

 

Il fait confiance à ceux qui sont dignes de confiance.

Il fait également confiance

à ceux qui ne sont pas dignes de confiance.

Ceci est la vraie confiance.

 

L’esprit du Maître est comme l’espace.

Les gens ne le comprennent pas.

Ils se tournent vers lui et attendent.

Le Maître les traite comme ses propres enfants.

 

 

 

50

 

Le Maître se donne

à tout ce que l’instant apporte.

Il sait qu’il va mourir,

et rien ne lui reste à quoi s’agripper :

pas d’illusions dans l’esprit,

pas de résistances dans le corps.

Il ne réfléchit pas à ses actions ;

elles jaillissent de la profondeur de son être.

Il ne refuse rien de la vie ;

ainsi est-il prêt pour la mort,

comme un homme est prêt à dormir

après une bonne journée de travail.

 

 

 

51

 

Chaque être dans l’univers

est une expression du Tao.

Il jaillit dans l’existence

inconscient, parfait, libre,

assume un corps physique,

laisse les circonstances le compléter.

C’est pourquoi chaque être,

spontanément, honore le Tao.

 

Le Tao donne naissance à tous les êtres,

les nourrit, les soutient,

prend soin d’eux, les réconforte, les protège,

les ramène à lui-même,

créant sans posséder,

agissant sans rien attendre,

guidant sans contrôler.

C’est pourquoi l’amour du Tao

est dans la nature même des choses.

 

 

 

52

 

Chaque être dans l’univers

est une expression du Tao.

Il jaillit dans l’existence

inconscient, parfait, libre,

assume un corps physique,

laisse les circonstances le compléter.

C’est pourquoi chaque être,

spontanément, honore le Tao.

 

Le Tao donne naissance à tous les êtres,

les nourrit, les soutient,

prend soin d’eux, les réconforte, les protège,

les ramène à lui-même,

créant sans posséder,

agissant sans rien attendre,

guidant sans contrôler.

C’est pourquoi l’amour du Tao

est dans la nature même des choses.

 

 

 

53

 

La grande Voie est simple,

mais les gens préfèrent les chemins détournés.

Sois conscient lorsque les choses sont déséquilibrées.

Reste centré dans le Tao.

 

Quand de riches spéculateurs prospèrent

alors que les paysans perdent leurs terres ;

quand le gouvernement dépense de l’argent

en armes plutôt qu’en remèdes ;

quand la classe supérieure est extravagante et irresponsable

alors que les pauvres n’ont nulle part où se tourner –

tout cela est vol et chaos.

Ce n’est pas être en accord avec le Tao.

 

 

 

54

 

Qui est campé dans le Tao

ne peut être déraciné.

Qui étreint le Tao

ne peut être anéanti.

Son nom sera honoré

de génération en génération.

 

Laisse le Tao s’exprimer dans ta vie

et tu seras authentique.

Laisse-le s’exprimer dans ta famille

et ta famille s’épanouira.

Laisse-le s’exprimer dans ton pays

et ton pays sera un exemple

pour tous les pays du monde.

Laisse-le s’exprimer dans l’univers

et l’univers chantera.

 

Comment sais-je que cela est vrai ?

Je regarde en moi-même.

 

 

 

55

 

Qui est en harmonie avec le Tao

est comme un nouveau-né.

Ses os sont souples, ses muscles sont faibles,

mais sa poigne est puissante.

Il ne sait rien de l’union

de l’homme et de la femme,

mais son pénis peut être en érection,

si intense est son énergie vitale.

Il peut crier à tue-tête toute la journée,

mais sa voix n’en devient jamais rauque,

si complète est son harmonie.

 

Le pouvoir du Maître est ainsi.

Il laisse toutes choses aller et venir

sans effort, sans désir.

Il n’attend jamais de résultats ;

ainsi n’est-il jamais déçu.

Parce qu’il n’est jamais déçu,

son esprit ne vieillit jamais.

 

 

 

56

 

Ceux qui savent ne parlent pas.

Ceux qui parlent ne savent pas.

 

Garde la bouche close,

bloque tes sens,

émousse ton tranchant,

délie tes noeuds,

adoucis ton regard,

laisse ta poussière se déposer.

Ceci est l’identité originelle.

 

Sois comme le Tao.

On ne peut l’approcher ou s’en éloigner,

l’avantager ou lui nuire,

l’honorer ou le faire tomber en disgrâce.

Il s’abandonne continuellement.

C’est pourquoi il perdure.

 

 

 

57

 

Si tu veux être un grand dirigeant,

apprends à suivre le Tao.

N’essaie pas de contrôler.

Laisse tomber les plans et les concepts,

et le monde se gouvernera lui-même.

 

Plus tu imposes d’interdictions,

moins les gens seront vertueux.

Plus tu as d’armes,

moins les gens seront en sécurité.

Plus tu mets en place d’assistance,

moins les gens seront autonomes.

 

C’est pourquoi le Maître dit :

je laisse tomber la loi,

et les gens deviennent honnêtes.

Je laisse tomber l’économie,

et les gens deviennent prospères.

Je laisse tomber la religion,

et les gens deviennent sereins.

Je laisse tomber tout désir pour le bien commun,

et le bien devient aussi commun que l’herbe.

 

 

 

58

 

Si l’on gouverne un pays avec tolérance,

les gens sont tranquilles et honnêtes.

Si l’on gouverne un pays par la répression,

les gens sont déprimés et retors.

 

Quand la volonté de pouvoir domine,

plus grands sont les idéaux, plus petits sont les résultats.

Essaie de rendre les gens heureux,

et tu poses les fondements de la misère.

Essaie de rendre les gens vertueux,

et tu poses les fondements du vice.

 

Ainsi, le Maître se contente

de servir d’exemple

et de ne pas imposer sa volonté.

Il est pointu, mais ne perce pas.

Direct, mais souple.

Radieux, sans éblouir.

 

 

 

59

 

Pour bien gouverner un pays,

il n’est rien de mieux que la modération.

 

La marque d’un homme modéré

est sa liberté envers ses propres idées.

Tolérant comme le ciel,

pénétrant comme la lumière du soleil,

solide comme la montagne,

souple comme l’arbre dans le vent,

il n’a pas de destination en vue

et tire parti de tout ce que la vie

vient à mettre sur son chemin.

 

Rien ne lui est impossible.

Parce qu’il a lâché prise,

il peut s’occuper du bien-être des gens

comme une mère s’occupe de son enfant.

 

 

 

60

 

Gouverner un grand pays

est comme frire un petit poisson.

Tu le gâtes en le faisant trop cuire.

 

Centre ton pays dans le Tao

et le mal n’aura aucun pouvoir.

Non qu’il ne soit pas là,

mais tu pourras t’écarter de son chemin.

 

Ne donne au mal rien à quoi s’opposer

et il disparaîtra de lui-même.

 

 

 

61

 

Quand un pays obtient une grande puissance,

il devient comme la mer :

toutes les rivières viennent s’y jeter.

Plus il devient puissant,

plus grand est le besoin d’humilité.

L’humilité, c’est avoir confiance dans le Tao,

et ainsi ne jamais avoir besoin de se défendre.

 

Une grande nation est comme un grand homme:

quand il fait une erreur, il s’en rend compte.

S’en étant rendu compte, il l’admet.

L’ayant admis, il la corrige.

Il considère ceux qui lui montrent ses fautes

comme ses guides les plus bienveillants.

Il considère son ennemi

comme l’ombre que lui-même projette.

 

Si une nation est centrée dans le Tao,

si elle nourrit ses citoyens

et ne se mêle pas des affaires des autres,

elle sera une lumière pour toutes les nations du monde.

 

 

 

62

 

Le Tao est le centre de l’univers,

le trésor de l’homme bon,

le refuge de l’homme mauvais.

 

Les honneurs peuvent s’acheter avec des mots habiles,

le respect peut se gagner avec de bonnes actions ;

mais le Tao est au-delà de toute valeur,

et personne ne peut l’acquérir.

 

Ainsi, quand on choisit un nouveau dirigeant,

n’offre pas de l’aider

avec tes richesses ou ton expertise.

Offre plutôt

de l’instruire au sujet du Tao.

 

Pourquoi les anciens Maîtres estimaient-ils le Tao?

Parce qu’en étant un avec le Tao,

lorsque tu cherches, tu trouves,

et lorsque tu fais une erreur, tu es pardonné.

C’est pourquoi il est aimé de tous.

 

 

 

63

 

Agis sans faire ;

travaille sans effort.

Considère les petites choses comme si elles étaient grandes

et les choses peu nombreuses comme abondantes.

Affronte le difficile

tant qu’il est encore facile ;

accomplis la grande œuvre

par une série de petites actions.

 

Le Maître ne cours jamais après le grand ;

ainsi atteint-il la grandeur.

Quand il rencontre une difficulté,

il s’arrête et il s’y consacre.

Il ne s’accroche pas à son propre confort ;

ainsi les problèmes ne sont pas un problème pour lui.

 

 

 

64

 

Ce qui a pris racine est facile à nourrir.

Ce qui est récent est facile à corriger.

Ce qui est fragile est facile à briser.

Ce qui est petit est facile à disperser.

 

Préviens le malheur avant qu’il ne survienne.

Mets les choses en ordre avant qu’elles n’existent.

Le pin géant

grandit à partir d’une petite pousse.

Le voyage de mille lieues

commence avec le premier pas.

 

En te précipitant dans l’action, tu échoues.

En essayant de saisir les choses, tu les perds.

En forçant un projet à s’achever,

tu gâtes ce qui était presque mûr.

 

Ainsi le Maître agit

en laissant les choses suivre leur cours.

Il demeure aussi calme

à la fin qu’au début.

Il n’a rien,

et n’a donc rien à perdre.

Ce qu’il désire est le non-désir ;

ce qu’il apprend, c’est à désapprendre.

Il rappelle simplement aux gens

qui ils ont toujours été.

Il ne se soucie de rien excepté du Tao.

Ainsi peut-il prendre soin de toutes choses.

 

 

 

65

 

Les Maîtres anciens

n’essayaient pas d’instruire les gens,

mais leur enseignaient à ne pas savoir.

 

Quand ils pensent connaître les réponses,

les gens sont difficiles à guider.

Quand ils savent qu’ils ne savent pas,

les gens peuvent trouver leur propre voie.

 

Si tu veux apprendre à gouverner,

évite d’être riche ou astucieux.

Le modèle le plus simple est le plus clair.

Satisfait d’une vie ordinaire,

à tous, tu peux montrer la voie

pour retourner à leur vraie nature.

 

 

 

66

 

Tous les fleuves se jettent dans la mer

parce qu’elle est plus basse qu’ils ne sont.

L’humilité lui confère sa puissance.

 

Si tu veux gouverner les gens,

tu dois te placer au-dessous d’eux.

Si tu veux mener les gens,

tu dois apprendre à les suivre.

 

Le Maître est au-dessus des gens

et personne ne se sent opprimé.

Il guide les gens

et personne ne se sent manipulé.

Le monde entier lui est reconnaissant.

Parce qu’il n’est en rivalité avec personne,

personne ne peut rivaliser avec lui.

 

 

 

67

 

Certains disent que mon enseignement est absurde.

D’autres le disent sublime mais impraticable.

Mais pour ceux qui ont regardé en eux-mêmes,

cette absurdité fait parfaitement sens.

Et pour ceux qui le mettent en pratique,

cette sublimité a des racines profondes.

 

Je n’ai que trois choses à enseigner :

la simplicité, la patience, la compassion.

Toutes trois sont tes plus grands trésors.

Simple en actions et en pensées,

tu retournes à la source de l’être.

Patient avec tes ennemis comme avec tes amis,

tu te mets en accord avec la réalité.

Compatissant envers toi-même,

tu réconcilies tous les êtres du monde.

 

 

 

68

 

Le meilleur athlète

veut son adversaire au meilleur de sa forme.

Le meilleur général

pénètre l’esprit de son ennemi.

Le meilleur homme d’affaires

sert le bien commun.

Le meilleur dirigeant

suit la volonté du peuple.

 

Chacun d’eux incarne

la vertu de la non-compétition.

Non qu’ils n’aiment rivaliser,

mais ils le font dans l’esprit du jeu.

En cela ils sont comme des enfants

et en harmonie avec le Tao.

 

 

 

69

 

Les généraux ont un adage :

« Plutôt que faire mouvement le premier,

mieux vaut attendre et observer.

Plutôt que d’avancer d’un pouce,

mieux vaut reculer d’un pas. »

 

On appelle cela

progresser sans avancer,

repousser sans utiliser d’armes.

 

Il n’est pas de plus grand malheur

que sous-estimer ton ennemi.

Sous-estimer ton ennemi

revient à penser qu’il est mauvais.

Tu détruis ainsi tes trois trésors

et deviens toi-même un ennemi.

 

Quand deux grandes forces s’opposent,

la victoire va

à celui qui a appris à céder.

 

 

 

70

 

Mes enseignements sont simples à comprendre

et simples à mettre en pratique.

Pourtant ta raison ne les saisira jamais,

et si tu essaies de les mettre en pratique, tu échoueras.

 

Mes enseignements sont plus anciens que le monde.

Comment pourrais-tu en saisir le sens ?

 

Si tu veux me connaître,

regarde dans ton cœur.

 

 

 

71

 

Ne pas savoir est la vraie connaissance.

Présumer savoir est une maladie.

Prends d’abord conscience que tu es malade ;

alors tu pourras recouvrer la santé.

 

Le Maître est son propre médecin.

Il s’est guéri de tout savoir,

ainsi est-il véritablement sain.

 

 

 

72

 

Quand ils perdent leur sens du merveilleux,

les gens se tournent vers la religion.

Quand ils n’ont plus confiance en eux-mêmes,

ils commencent à dépendre de l’autorité.

 

C’est pourquoi le Maître se met en retrait,

afin que les gens ne s’écartent pas de leur voie.

Il enseigne sans enseigner,

pour que les gens n’aient rien à apprendre.

 

 

 

73

 

Le Tao est toujours serein.

Il vainc sans lutter,

répond sans dire un mot,

arrive sans avoir été appelé,

accomplit sans dessein.

 

Son filet couvre l’univers entier.

Et bien que ses mailles soient larges,

il ne laisse rien échapper.

 

 

 

74

 

Si tu comprends que tout change,

il n’est rien auquel tu tenteras de t’attacher.

Si tu n’as pas peur de mourir,

il n’est rien que tu ne pourras atteindre.

 

Tenter de contrôler le futur

est comme tenter de prendre la place du maître charpentier.

Quand tu manies les outils du maître charpentier,

il y a de fortes chances que tu te coupes la main.

 

 

 

75

 

Quand les impôts sont trop élevés,

les gens souffrent de la faim.

Quand le gouvernement est trop envahissant,

les gens perdent leur allant.

 

Agis dans l’intérêt des gens.

Fais leur confiance ; laisse-les tranquilles.

 

 

 

76

 

Les hommes naissent mous et souples ;

morts, ils sont raides et durs.

Les plantes naissent tendres et élastiques.

mortes, elles sont sèches et cassantes.

 

Ainsi quiconque est raide et inflexible

est un disciple de la mort.

Quiconque est doux et flexible

est un disciple de la vie.

 

Le dur et le raide seront brisés.

Le doux et le souple prévaudront.

 

 

 

77

 

Quand il agit dans le monde, le Tao

est semblable à la courbure d’un arc.

Le sommet est courbé vers le bas ;

le bas courbé vers le haut.

Il corrige excès et insuffisance

afin qu’il y ait parfait équilibre.

Il prend à ce qui est trop

et donne à ce qui n’est pas assez.

 

Ceux qui essaient de contrôler,

qui emploient la force pour protéger leur pouvoir,

vont contre le sens du Tao.

Ils prennent à ceux qui n’ont pas assez

et donnent à ceux qui ont déjà bien trop.

 

Le Maître peut donner sans relâche

car sa richesse n’a pas de limite.

Il agit sans attente,

réussit sans le revendiquer,

et ne pense pas être meilleur

que n’importe qui.

 

 

 

78

 

Rien au monde

n’est aussi mou et fluide que l’eau.

Mais pour dissoudre le dur et l’inflexible,

rien ne la surpasse.

 

Le mou triomphe du dur ;

le souple triomphe du rigide.

Tout le monde sait que cela est vrai,

mais peu savent le mettre en pratique.

 

Ainsi le Maître demeure

serein au sein même de la douleur.

Le mal ne peut pénétrer son coeur.

Parce qu’il a renoncé à aider,

il est l’aide la plus précieuse pour autrui.

 

Les paroles vraies semblent paradoxales.

 

 

 

79

 

L’échec est une opportunité.

Si tu blâmes autrui,

jamais le blâme ne prend fin.

 

Ainsi le Maître

remplit ses propres obligations

et corrige ses propres erreurs.

Il fait ce qu’il doit faire

et n’exige rien des autres.

 

 

 

80

 

Si un pays est gouverné avec sagesse,

ses habitants sont satisfaits.

Ils aiment travailler de leurs mains

et ne perdent pas de temps à inventer

des machines pour économiser leur temps.

Puisqu’ils chérissent leur foyer,

ils ne s’intéressent pas aux voyages.

Il peut y avoir quelques chariots ou navires,

mais ceux-ci ne vont nulle part.

Il peut y avoir un arsenal empli d’armes,

mais personne ne les utilise jamais.

Les gens apprécient leur nourriture,

prennent plaisir à être en famille,

passent leur temps libre à cultiver leurs jardins,

se réjouissent de ce que font leurs voisins.

Et même si le pays d’à côté est si proche

qu’ils en entendent les coqs chanter et les chiens aboyer,

ils sont heureux de mourir de vieillesse

sans jamais l’avoir visité.

 

 

 

81

 

Les paroles vraies ne sont pas éloquentes ;

les paroles éloquentes ne sont pas vraies.

Les hommes sages n’ont pas besoin de prouver leurs dires;

les hommes qui ont besoin de prouver leurs dires

ne sont pas sages.

 

Le Maître ne possède rien.

Plus il fait pour les autres,

plus il est heureux.

Plus il donne aux autres,

plus il est riche.

 

Le Tao nourrit en ne forçant pas.

En ne dominant pas, le Maître dirige.

 

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6 juin 2013

François Cheng, Quatrains (extraits)

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François Cheng

 

Quatrains

(compilation effectuée sur les 193 poèmes du recueil de quatrains « Enfin le royaume »)

 

 

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                           À ceux que la poésie habite

 

Tu ouvres les volets, toute la nuit vient à toi,

Ses laves, ses geysers, et se mêlant à eux,

Le tout de toi-même, tes chagrins, tes émois,

Que fait résonner une très ancienne berceuse.

 

 

 

Nous avons bu tant de rosées

En échange de notre sang

Que la terre cent fois brûlée

Nous sait bon gré d’être vivants.

 

 

 

À l’intérieur des murs et au-dehors des haies,

Le printemps déchaîné ne nous protège plus.

Au fin fond de la terre en exil, nos mains nues

Font sortir de l’oubli toutes les roseraies.

 

 

 

Champs fumants que les pigeons abandonnent,

Nos mémoires enfouies font votre automne.

Qu’un peu de mur blanc surgisse au loin,

Et la terre en nos songes vogue sans fin !

 

 

 

Toute la neige à toi seul,

Prunus perçant la blancheur ;

Toute la terre en toi seul,

Jet de sang jailli du cœur.

 

 

 

Nous avons côtoyé cette source sans âge,

     source de tout repos, source de toute vie.

La soif de la vallée se mire en ton visage,

     - saules du souvenir, nuage de l’oubli.

 

 

 

Me voici, pierre d’attente,

Où es-tu, source amie ?

Il suffit que tu viennes

Pour que soit mélodie.

 

 

 

 

La vague revient, fidèle chienne,

Lécher tes pieds de sa langue amère.

Flairant soudain la peur millénaire,

Longuement elle aboie dans tes veines.

 

 

 

Au bout du long couloir enfin la mer s’apaise.

À la porte un rayon s’attarde et puis s’oublie.

Midi de faim, de soif, tes cheveux d’ambre tressent

Un filet ramenant tout l’or de nos rêveries.

 

 

 

Parallèle à la Voie Lactée, ton corridor

De bout en bout s’emplit du souffle de l’espace,

Souffle muet qui s’accorde au rythme de tes pas,

Toi tu entends le bruit des étoiles qui passent.

 

 

 

C’est le premier jour du printemps,

Tu longes le mur d’un jardin.

Une branche fleurie qui dépasse

Te murmure à l’oreille : « Passe outre ! »

 

 

 

Au sein du désert te voilà aveugle et sourd,

Ne voyant rien, n’entendant rien. Un coup de vent,

Et l’immense présence vient à toi, te hélant :

« Tout d’ici est offert, offre-toi à ton tour ! »

 

 

 

Et de strate en strate, le fond de la terre

Remonte à l’air, au rendez-vous des lumières,

Plaine en son midi, tout scintille d’éclats,

Nous submerge l’odorante houle céréale.

 

 

 

Au crépuscule, la nature exténuée

S’abandonne. Quelques corbeaux affamés

Picorent encore les restes du jour

Dans l’assiette ébréchée du couchant.

 

 

 

Vers le soir, abandonne-toi

     à ton double destin :

Honorer la terre, et faire signe

     aux filantes étoiles.

 

 

 

Toi, nuit, tu avais beau tendre ta toile,

Sur l’océan s’est égarée une voile.

Pourtant, déchirant ton voile, tu montres

Qu’une seule flamme unit toutes les étoiles.

 

 

 

Bâtir le royaume à mains nues

Au fond de la nuit abyssale

Sur les cailloux entrechoqués

De l’habitable étincelle.

 

 

 

L’immense nuit du monde

    semée de tant d’étoiles,

Prendrait-elle jamais sens

    hors de notre regard ?

 

 

 

Et l’immonde de notre nuit

    trouée de mille cris,

Susciterait-il jamais écho

    hors de notre ouïe ?

 

 

 

Le sort de la bougie est de brûler.

Quand monte l’ultime volute de fumée,

Elle lance une invite en guise d’adieu :

« Entre deux feux sois celui qui éclaire ! »

 

 

 

Des mots projetés dans la nuit

Pour traverser à gué la Voie,

Pour retrouver, jadis entrevue,

Depuis longtemps perdue, l’Étoile.

 

 

 

Vraie lumière,

Celle qui jaillit de la Nuit ;

Et vraie Nuit,

Celle d’où jaillit la Lumière.

 

 

 

Entre reins et cœur, à notre insu,

    un filet de souffle circulant

Redit ce que les astres ont tu,

    ce que la chair a corrompu.

 

 

 

Le centre est là

Où se révèlent

Un Œil qui voit,

Un Cœur qui bat.

 

 

 

La lumière n’est belle qu’incarnée, à travers

Un vitrail ou le verre d’une bouteille de vin…

Consentons donc au sort d’être un œil fini

Qui se fait reflet de l’Éclat de l’infini.

 

 

 

Sur fond de brume, l’aube dessine

Un ruisseau bordé de saules,

Et puis, tout au bas du ciel,

Elle appose, rouge, le sceau.

 

 

 

Lorsque nous nous parlons,

Le rêve est à venir ;

Lorsque nous nous taisons,

Il est là, à cueillir.

 

 

 

Souffle rythmique, moutonnement de collines,

Flux et reflux de marées, vol de goélands,

Corps qui s’accordent, âmes qui réclament, silence

Au bout du chant, mais par-delà silence         chant !

 

 

 

Survivre sans répit

    aux désirs,

Porter la soif plus loin

    que l’oasis.

 

 

 

Jour après jour si je te harcèle

    accepteras-tu ma peur ?

Nuit après nuit si je t’enténèbre,

    me passeras-tu ton feu ?

 

 

 

Ce chemin qu’une nuit nous avons parcouru,

Tu le prolongeras, enfant de mon regard,

Par-delà la forêt dort peut-être un étang

Ou une plage errant au gré de hautes vagues…

 

 

 

Ce chemin constellé, tu le prolongeras,

Malgré vents et rosées, enfant de ma mémoire,

De ce côté l’automne a enfoui son secret,

En toi le temps s’envole, fou d’appel d’oies sauvages.

 

 

Creuser vers la profondeur du dedans,

C’est affronter les défis du dehors.

Plus on gravit la transcendance sans nom,

Plus on appréhende en soi le sans-fond.

 

 

 

Le vide. C’est alors qu’au fond de soi

S’ouvre à nouveau la Voie qui du Rien

Avait fait naître le Tout, où la vie

Vécue se découvre en neuve partance.

 

 

 

Parfois, détaché de la multitude,

Un regard anxieux te sollicite.

Tu restes coi ; avec l’autre, tous deux,

Vous entrez dans la commune solitude.

 

 

 

Et puis, un jour, tu affrontas la souffrance,

T’éloignas, laissas derrière toi la béance.

Nos jours ne sont plus qu’un jardin délaissé.

Parfois, tu souris, là, au bout de l’allée…

 

 

 

Entre eux, entente à demi-mot,

Sans que le mot entier soit dit.

Un jour pourtant, l’un le dira,

Quand l’autre ne sera plus là.

 

 

 

Non dû mais don, mais abandon

À l’endurance, à la durée,

D’où l’abondance inattendue.

Tout don de vie abonde en don.

 

 

 

Au loin, mille milans mêlés aux nues ;

Plus proche, un sansonnet tout en louange.

Alors, souffle le juste Vide- médian,

Alors, nous traverse, inattendu, l’ange.

 

 

 

         Un iris,

et tout le créé justifié ;

         Un regard,

et justifiée toute la vie.

 

 

 

Froidure bleu glacé. Les arbres dénudés

Calligraphient leur psaume dans le ciel.

Plusieurs corbeaux, très à propos, viennent

Ajouter la ponctuation à l’antienne.

 

 

 

Sur le pré, l’énigmatique tortue,

    à la démarche immémoriale,

En quête de quel secret tu ?

     de quel oracle inaugural ?

 

 

 

La bête de somme passe au milieu de nous,

     sans se départir de sa muette dignité.

Se chargeant de tout le poids de notre inconscience,

     elle nous fixe de son regard de pitié.

 

 

 

Le chat nouveau-né abandonné là

Dans le fourré, corps informe, concentré

De soif, de faim, de frayeur, de crève-cœur,

Minuscule œil fixant, hagard, l’Énorme…

 

 

 

DES ARBRES EN DIX QUATRAINS

 

Le fût, la futaie et les feuillages,

Les fleurs, les fruits et la foisonnante

Frondaison, qu’un souffle pur relie

À la primordiale flamboyance.

 

 

 

                                                                   À Enza

 

Qu’il vente qu’il neige, nous ne cèderons pas un pouce.

Gardiens du temple, arbres de vie, toujours dressés,

Nous sommes offrande de la fine fleur du sol

En rappel de la haute promesse du ciel.

 

 

 

Fidèles, nous tendons les bras à ceux qui viennent :

Écureuils affamés, migrateurs exténués…

À midi, des errants se confient à nos racines ;

Au couchant, un nuage s’attarde à notre cime.

 

 

Tronc couché en travers de la sente forestière,

Senteur d’une aire hors-temps. Nous y faisons halte,

Goûtant des mûres piquées de guêpes, sans nous douter

Que nous fondons dans la saveur immémoriale.

 

 

 

Sous le ciel grisâtre, au fond du bois, un appel

Bref se fait entendre. Est-il mû par la frayeur ?

Ou la ferveur ? Du fond de tout, ce bref appel

D’un loriot éveille, là, les ondes éternelles…

 

 

 

Entre inattendu et inespéré, affleure

Une vie cachée que le temps a mis en miettes.

Clapotis et chuchotis nous restituent

Les jades de jadis, parmi maintes lunes, égarés.

 

 

 

L’aile de l’orfraie, frôlant

Le feuillage, fait tomber

l’ultime goutte de pluie

Sur l’étang, miroir brisé…

 

 

 

Nous entrons dans le paysage, corps et âme en éveil ;

Une éternelle attente close ici par l’éphémère.

La colline implose en fleurs, la source en nuage se mue,

Le monde prend sens, étant vu ; nous prenons sens, ayant su.

 

 

 

Par-delà les monts, peut-être nous attendent encore

Un vallon, une cascade, d’anonymes chaumières.

Nous comptions y aller, nous ne l’avons pas fait ;

Peut-être vaut-il mieux que perdure le rêve.

 

 

 

Au bout du chemin aux herbes sauvages,

Vide est la cabane qui cachait l’amour.

Restent en nous d’anciens mots échangés ;

La vie ne cesse, elle, de tourner la page.

 

 

 

L’ombre immobile des bambous

Qu’un vol de fauvette pulvérise,

Et le jardin se trouve sans haies,

Et midi rétablit son règne.

 

 

 

La beauté est une rencontre. Toute présence

Sera par une autre présence révélée.

D’un même élan regard aimant figure aimée ;

D’un seul tenant vent d’appel feuilles de résonance.

 

 

 

Livré au regard de tous et pourtant invisible,

N’ayant pour compagnons que poussières et poux,

Avec deux cartons tu déplies le froid des nuits,

Et trois syllabes qui font honte, tu hantes les logis.

 

 

 

Toute la patience terrestre,

Toute la pression marine,

Pour que se change en toi, perle,

Une lointaine larme de lune.

 

 

 

Ici la gloire ? Oui, c’est ici

Que, damnés, nous avons appris

À nous sauver par le chant – Aum

Qui nous conduit au vrai royaume.

 

 

 

Semonce d’automne. Voici qu’à grand fracas d’ailes,

S’arrachant des eaux de toute leur force ahanante,

- longue traînée de rêves vers leur patrie salutaire –

Les oies sauvages retracent au ciel la voie des anges.

 

 

 

Encore un pas, et nous serons

Au sommet, nous verrons la mer

Faire don de ses voiles cinglant

Vers le blanc rivage de l’enfance.

 

 

 

Que par le long fleuve on aille à la mer !

Que par le nuage-pluie on retourne à la source !

Toute vague cède à l’appel de l’estuaire,

Et tout saumon à l’attrait du retour.

 

 

 

SEPT QUATRAINS D’UN AMOUR MYSTIQUE

 

Je te rejoins au plus haut de l’arbre de vie.

Nous surplombons à deux les abîmes franchis.

Prises dans l’ardente brise de la mémoire,

Nos ramures refont la promesse des racines.

 

 

 

Mais il reste la nuit

Où la braise en souffrance

Épure mille charbons

En unique diamant.

 

 

 

                                    À Pierre Brunel

 

Le monde attend d’être dit,

Et tu ne viens que pour dire.

Ce qui est dit t’est donné :

Le monde et son mot de passe.

 

 

 

Ce moment partagé, nous nous en souviendrons

Un jour, comme d’un mont par-delà les nuages,

Où tout demeure en soi et se change en son autre :

Arbre fleuri chant de source, feuille au vent papillon.

 

 

 

Les morts sont parmi nous, plus vifs que les vivants,

Nous intimant d’être à l’écoute. Initiés

Par-delà douceur et douleur au grand secret,

Ils n’auront de cesse qu’ils ne nous l’aient confié.

 

 

 

                                        ENVOI

 

Ne quémande rien. N’attends pas

D’être un jour payé de retour.

Ce que tu donnes trace une voie

Te tenant plus loin que tes pas.

 

 

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6 juin 2013

Molière, Le Tartuffe

1002920-Molière

MOLIÈRE

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Le Tartuffe

 

Comédie

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Le texte est dans le françois de l’époque

Personnages


Mme Pernelle, mère d'Orgon.
Orgon, mari d'Elmire.
Elmire, femme d'Orgon.
Damis, fils d'Orgon.
Mariane, fille d'Orgon et amante de Valère.
Valère, amant de Mariane.
Cléante, beau−frère d'Orgon.
Tartuffe, faux dévot.
Dorine, suivante de Mariane.
M. Loyal, sergent.
Un Exempt.
Flipote, servante de Mme Pernelle.

 



La scène est à Paris

Acte I

Scène I

Madame Pernelle et Flipote sa servante, Elmire, Mariane, Dorine, Damis, Cléante

Madame Pernelle
Allons, Flipote, allons, que d'eux je me délivre.

Elmire
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre.

Madame Pernelle
Laissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin :
Ce sont toutes façons dont je n'ai pas besoin.

Elmire
De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte.
Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ?

Madame Pernelle
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée,
On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c'est tout justement la cour du roi Pétaut.

Dorine
Si...

 

Madame Pernelle
         Vous êtes, mamie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente :
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

Damis
Mais...

Madame Pernelle
          Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ;
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère ;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

Mariane
Je crois...

Madame Pernelle
Mon Dieu, sa sœur, vous faites la discrette,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort,
Et vous menez sous chape un train que je hais fort.

Elmire
Mais, ma mère,...

Madame Pernelle
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,

Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise ;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usoit beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.

Cléante
Mais, Madame, après tout...

Madame Pernelle
Pour vous, Monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
Mais enfin, si j'étois de mon fils, son époux,
Je vous prierois bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c'est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le coeur.

Damis
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute...

Madame Pernelle
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ;
Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux
De le voir querellé par un fou comme vous.

 

Damis
Quoi ? je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique,
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau Monsieur−là n'y daigne consentir ?

Dorine
S'il le faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

Madame Pernelle
Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire,
Et mon fils à l'aimer vous devroit tous induire.

Damis
Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père ni rien
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirois mon cœur de parler d'autre sorte ;
Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte ;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.

Dorine
Certes, c'est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu'un inconnu céans s'impatronise,
Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avoit pas de souliers
Et dont l'habit entier valoit bien six deniers,
En vienne jusque−là que de se méconnaître,

De contrarier tout, et de faire le maître.

Madame Pernelle
Hé ! merci de ma vie ? il en iroit bien mieux,
Si tout se gouvernoit par ses ordres pieux.

Dorine
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
Madame Pernelle
Voyez la langue !

Dorine
A lui, non plus qu'à son Laurent,
Je ne me fierois, moi, que sur un bon garant.

Madame Pernelle
J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être ;
Mais pour homme de bien, je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son cœur se courrouce,
Et l'intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse.

Dorine
Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
Ne sauroit−il souffrir qu'aucun hante céans ?
En quoi blesse le Ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?

 

Madame Pernelle
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites.
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.

Cléante
Hé ! voulez-vous, Madame, empêcher qu'on ne cause ?
Ce seroit dans la vie une fâcheuse chose,
Si pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il falloit renoncer à ses meilleurs amis.
Et quand même on pourroit se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n'est point de rempart.
A tous les sots caquets n'ayons donc nul égard ;
Efforçons−nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

Dorine
Daphné, notre voisine, et son petit époux
Ne seroient−ils point ceux qui parlent mal de nous ?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire ;
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attachement,

D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie :
Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.

Madame Pernelle
Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire.
On sait qu'Orante mène une vie exemplaire :
Tous ses soins vont au Ciel ; et j'ai su par des gens
Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.

Dorine
L'exemple est admirable, et cette dame est bonne !
Il est vrai qu'elle vit en austère personne ;
Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde, qui la quitte, elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la foiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps.
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude

Ne voit d'autre recours que le métier de prude ;
Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien ;
Hautement d'un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie,
Qui ne sauroit souffrir qu'une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs desirs.

Madame Pernelle
Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire.
Ma bru, l'on est chez vous contrainte de se taire,
Car Madame à jaser tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le Ciel au besoin l'a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que pour votre salut vous le devez entendre,
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là jamais on n'entend de pieuses paroles :
Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles ;
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s'y font en moins de rien ;
Et comme l'autre jour un docteur dit fort bien,

C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l'aune ;
Et pour conter l'histoire où ce point l'engagea...
Voilà−t−il pas Monsieur qui ricane déjà !
Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
Et sans... Adieu, ma bru : je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats de moitié,
Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous, vous rêvez, et bayez aux corneilles.
Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons.

 

Acte I

 

Scène II

Cléante, Dorine

Cléante
Je n'y veux point aller,
De peur qu'elle ne vînt encor me quereller,
Que cette bonne femme...

Dorine
Ah ! certes, c'est dommage
Qu'elle ne vous ouît tenir un tel langage :
Elle vous diroit bien qu'elle vous trouve bon,
Et qu'elle n'est point d'âge à lui donner ce nom.

Cléante
Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée !
Et que de son Tartuffe elle paroît coiffée !

Dorine
Oh ! vraiment tout cela n'est rien au prix du fils,
Et si vous l'aviez vu, vous diriez : "C'est bien pis ! "
Nos troubles l'avoient mis sur le pied d'homme sage,
Et pour servir son prince il montra du courage ;
Mais il est devenu comme un homme hébété,
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
Il l'appelle son frère, et l'aime dans son âme
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille, et femme.
C'est de tous ses secrets l'unique confident,

Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l'embrasse, et pour une maîtresse
On ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse ;
A table, au plus haut bout il veut qu'il soit assis ;
Avec joie il l'y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il fait qu'on les lui cède ;
Et s'il vient à roter, il lui dit : "Dieu vous aide ! ".
(C'est une servante qui parle.)
Enfin il en est fou ; c'est son tout, son héros ;
Il l'admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu'il dit sont pour lui de oracles.
Lui, qui connoît sa dupe et qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés a l'art de l'éblouir ;
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
Le traître, l'autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu'il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable.

 

Acte I

 

Scène III

Elmire, Mariane, Damis, Cléante, Dorine

Elmire
Vous êtes bien heureux de n'être point venu
Au discours qu'à la porte elle nous a tenu.
Mais j'ai vu mon mari ! comme il ne m'a point vue,
Je veux aller là−haut attendre sa venue.

Cléante
Moi, je l'attends ici pour moins d'amusement,
Et je vais lui donner le bonjour seulement.

Damis
De l'hymen de ma sœur touchez−lui quelque chose.
J'ai soupçon que Tartuffe à son effet s'oppose,
Qu'il oblige mon père à des détours si grands ;
Et vous n'ignorez pas quel intérêt j'y prends.
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m'est chère ;
Et s'il falloit...

Dorine
Il entre.

 

Acte I

 

Scène IV

Orgon, Cléante, Dorine

Orgon
Ah ! mon frère, bonjour.

Cléante
Je sortois, et j'ai joie à vous voir de retour.
La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie.

Orgon
Dorine... Mon beau−frère, attendez, je vous prie :
Vous voulez bien souffrir, pour m'ôter de souci,
Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici.
Tout s'est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu'est-ce qu'on fait céans ? comme est-ce qu'on s'y porte ?

Dorine
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu'au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Tartuffe ? Il se porte à merveille.
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
Le soir, elle eut un grand dégoût,
Et ne put au souper toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête étoit encor cruelle !

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Il soupa, lui tout seul, devant elle,
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
La nuit se passa toute entière
Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière ;
Des chaleurs l'empêchoient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu'au jour près d'elle il nous fallut veiller.

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Pressé d'un sommeil agréable,

Il passa dans sa chambre au sortir de la table,
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où sans trouble il dormit jusques au lendemain.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
A la fin, par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée,
Et le soulagement suivit tout aussitôt.

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Il reprit courage comme il faut,
Et contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu'avoit perdu Madame,
But à son déjeuner quatre grands coups de vin.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
Tous deux se portent bien enfin ;
Et je vais à Madame annoncer par avance
La part que vous prenez à sa convalescence.

 

Acte I

 

Scène V

Orgon, Cléante

Cléante
A votre nez, mon frère, elle se rit de vous ;
Et sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c'est avec justice.
A−t−on jamais parlé d'un semblable caprice ?
Et se peut−il qu'un homme ait un charme aujourd'hui
A vous faire oublier toutes choses pour lui,
Qu'après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point ? ...

Orgon
Alte−là, mon beau−frère :
Vous ne connoissez pas celui dont vous parlez.

Cléante
Je ne le connois pas, puisque vous le voulez ;
Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être...

Orgon
Mon frère, vous seriez charmé de le connoître,
Et vos ravissements ne prendroient point de fin.
C'est un homme... qui,... ha ! un homme... un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.

Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrois mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierois autant que de cela.

Cléante
Les sentiments humains, mon frère, que voilà !

Orgon
Ha ! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
Chaque jour à l'église il venoit, d'un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attiroit les yeux de l'assemblée entière
Par l'ardeur dont au Ciel il poussoit sa prière ;
Il faisoit des soupirs, de grands élancements,
Et baisoit humblement la terre à tous moments ;
Et lorsque je sortois, il me devançoit vite,
Pour m'aller à la porte offrir de l'eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitoit,
Et de son indigence, et de ce qu'il étoit,
Je lui faisois des dons ; mais avec modestie
Il me vouloit toujours en rendre une partie.
"C'est trop, me disoit-il, c'est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié" ;
Et quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre.

Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer,
Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s'en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle :
Il s'impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser ;
Jusque−là qu'il se vint l'autre jour accuser
D'avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l'avoir tuée avec trop de colère.

Cléante
Parbleu ! vous êtes fou, mon frère, que je croi.
Avec de tels discours vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous que tout ce badinage ? ...

Orgon
Mon frère, ce discours sent le libertinage :
Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
Et comme je vous l'ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

Cléante
Voilà de vos pareils le discours ordinaire :
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
C'est être libertin que d'avoir de bons yeux,

Et qui n'adore pas de vaines simagrées
N'a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur :
Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon cœur,
De tous vos façonniers on n'est point les esclaves.
Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
Et comme on ne voit pas qu'où l'honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu'on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ? vous ne ferez nulle distinction
Entre l'hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d'un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu'au visage,
Egaler l'artifice à la sincérité,
Confondre l'apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnoie à l'égal de la bonne ?
Les hommes la plupart sont étrangement faits !
Dans la juste nature on ne les voit jamais ;
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractère ils passent ses limites ;
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon beau−frère.

Orgon
Oui, vous êtes sans doute un docteur qu'on révère ;

Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton dans le siècle où nous sommes ;
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

Cléante
Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,
Et le savoir chez moi n'est pas tout retiré.
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.
Et comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d'un véritable zèle,
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d'un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément et se joue à leur gré
De ce qu'ont les mortels de plus saint et sacré,
Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
A prix de faux clins d'yeux et d'élans affectés,
Ces gens, dis-je, qu'on voit d'une ardeur non commune
Par le chemin du Ciel courir à leur fortune,
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour,
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,

Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artifices,
Et pour perdre quelqu'un couvrent insolemment
De l'intérêt du Ciel leur fier ressentiment,
D'autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu'ils prennent contre nous des armes qu'on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré.
De ce faux caractère on en voit trop paroître ;
Mais les dévots de cœur sont aisés à connoître.
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d'exemples glorieux :
Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu ;
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, est traitable ;
Ils ne censurent point toutes nos actions :
Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections ;
Et laissant la fierté des paroles aux autres,
C'est par leurs actions qu'ils reprennent les nôtres.
L'apparence du mal a chez eux peu d'appui,
Et leur âme est portée à juger bien d'autrui.
Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre ;
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre ;
Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement ;
Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du Ciel plus qu'il ne veut lui-même.

Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l'exemple enfin qu'il se faut proposer.
Votre homme, à dire vrai, n'est pas de ce modèle :
C'est de fort bonne foi que vous vantez son zèle :
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.

Orgon
Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?

Cléante
Oui.

Orgon
Je suis votre valet. (Il veut s'en aller.)

Cléante
De grâce, un mot, mon frère.
Laissons là ce discours. Vous savez que Valère
Pour être votre gendre a parole de vous ?

Orgon
Oui.

Cléante
Vous aviez pris jour pour un lien si doux.

Orgon
Il est vrai.

 

Cléante
Pourquoi donc en différer la fête

Orgon
Je ne sais.

Cléante
Auriez-vous autre pensée en tête ?

Orgon
Peut-être.

Cléante
Vous voulez manquer à votre foi ?

Orgon
Je ne dis pas cela.

Cléante
Nul obstacle, je croi,
Ne vous peut empêcher d'accomplir vos promesses.

Orgon
Selon.

Cléante
Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?
Valère sur ce point me fait vous visiter.

 

Orgon
Le Ciel en soit loué !

Cléante
Mais que lui reporter ?

Orgon
Tout ce qu'il vous plaira.

Cléante
Mais il est nécessaire
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?

Orgon
De faire
Ce que le Ciel voudra.

Cléante
Mais parlons tout de bon.
Valère a votre foi : la tiendrez-vous, ou non ?

Orgon
Adieu.

Cléante
Pour son amour je crains une disgrâce,
Et je dois l'avertir de tout ce qui se passe.

 

 

Acte II

 

Scène I

Orgon, Mariane

Orgon
Mariane.

Mariane
Mon père.

Orgon
Approchez, j'ai de quoi
Vous parler en secret.

Mariane
Que cherchez-vous ?

Orgon. Il regarde dans un petit cabinet.
Je voi
Si quelqu'un n'est point là qui pourroit nous entendre ;
Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
Or sus, nous voilà bien. J'ai, Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
Et de tout temps aussi vous m'avez été chère.

Mariane
Je suis fort redevable à cet amour de père.

Orgon
C'est fort bien dit, ma fille ; et pour le mériter,
Vous devez n'avoir soin que de me contenter.

Mariane
C'est où je mets aussi ma gloire la plus haute.

Orgon
Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe notre hôte ?

Mariane
Qui, moi ?

Orgon
Vous. Voyez bien comme vous répondrez.

Mariane
Hélas ! j'en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.

Orgon
C'est parler sagement. Dites-moi donc, ma fille,
Qu'en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu'il touche votre cœur, et qu'il vous seroit doux
De le voir par mon choix devenir votre époux.
Eh ?


(Mariane se recule avec surprise.)

Mariane
Eh ?

Orgon
Qu'est-ce ?

Mariane
Plaît-il ?

Orgon
Quoi ?

Mariane
Me suis-je méprise ?

Orgon
Comment ?

Mariane
Qui voulez-vous, mon père, que je dise
Qui me touche le cœur, et qu'il me seroit doux
De voir par votre choix devenir mon époux ?

Orgon
Tartuffe.

Mariane
Il n'en est rien, mon père, je vous jure.
Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

 

Orgon
Mais je veux que cela soit une vérité ;
Et c'est assez pour vous que je l'aie arrêté.

Mariane
Quoi ? vous voulez, mon père ? ...

Orgon
Oui, je prétends, ma fille,
Unir par votre hymen Tartuffe à ma famille.
Il sera votre époux, j'ai résolu cela ;
Et comme sur vos vœux je...

 

Acte II

 

Scène II

Dorine, Orgon, Mariane

Orgon
Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Mamie, à nous venir écouter de la sorte.

Dorine
Vraiment, je ne sais pas si c'est un bruit qui part
De quelque conjecture, ou d'un coup de hasard
Mais de ce mariage on m'a dit la nouvelle,
Et j'ai traité cela de pure bagatelle.

Orgon
Quoi donc ? la chose est-elle incroyable ?

Dorine
A tel point,
Que vous-même, Monsieur, je ne vous en crois point.

Orgon
Je sais bien le moyen de vous le faire croire.

Dorine
Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire.

 

Orgon
Je conte justement ce qu'on verra dans peu.

Dorine
Chansons !

Orgon
Ce que je dis, ma fille, n'est point jeu.

Dorine
Allez, ne croyez point à Monsieur votre père :
Il raille.

Orgon
Je vous dis...

Dorine
Non, vous avez beau faire,
On ne vous croira point.

Orgon
A la fin mon courroux...

Dorine
Hé bien ! on vous croit donc, et c'est tant pis pour vous.
Quoi ? se peut-il, Monsieur, qu'avec l'air d'homme sage
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir ? ...

 

Orgon
Ecoutez :
Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, mamie.

Dorine
Parlons sans nous fâcher, Monsieur, je vous supplie.
Vous moquez-vous des gens d'avoir fait ce complot ?
Votre fille n'est point l'affaire d'un bigot :
Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense.
Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
A quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux ? ...

Orgon
Taisez-vous. S'il n'a rien,
Sachez que c'est par là qu'il faut qu'on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère ;
Au−dessus des grandeurs elle doit l'élever,
Puisque enfin de son bien il s'est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles,
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d'embarras et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme ;
Et tel que l'on le voit, il est bien gentilhomme.

Dorine
Oui, c'est lui qui le dit ; et cette vanité,

Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d'une sainte vie embrasse l'innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l'humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
A quoi bon cet orgueil ? ... Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d'ennui,
D'une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d'une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu,
Que le dessein d'y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu'on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front
Font leurs femmes souvent ce qu'on voit qu'elles sont.
Il est bien difficile enfin d'être fidèle
A de certains maris faits d'un certain modèle ;
Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait
Est responsable au Ciel des fautes qu'elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.

Orgon
Je vous dis qu'il me faut apprendre d'elle à vivre.

Dorine
Vous n'en feriez que mieux de suivre mes leçons.

 

Orgon
Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons :
Je sais ce qu'il vous faut, et je suis votre père.
J'avois donné pour vous ma parole à Valère ;
Mais outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin,
Je le soupçonne encor d'être un peu libertin :
Je ne remarque point qu'il hante les églises.

Dorine
Voulez-vous qu'il y coure à vos heures précises,
Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçus ?

Orgon
Je ne demande pas votre avis là−dessus.
Enfin avec le Ciel l'autre est le mieux du monde,
Et c'est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles ;
A nul fâcheux débat jamais vous n'en viendrez,
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

Dorine
Elle ? elle n'en fera qu'un sot, je vous assure.

Orgon
Ouais ! quels discours !

 

Dorine
Je dis qu'il en a l'encolure,
Et que son ascendant, Monsieur, l'emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.

Orgon
Cessez de m'interrompre, et songez à vous taire,
Sans mettre votre nez où vous n'avez que faire.

Dorine
Je n'en parle, Monsieur, que pour votre intérêt.
(Elle l'interrompt toujours au moment qu'il se retourne pour parler à sa fille.)

Orgon
C'est prendre trop de soin : taisez-vous, s'il vous plaît.

Dorine
Si l'on ne vous aimoit...

Orgon
Je ne veux pas qu'on m'aime.

Dorine
Et je veux vous aimer, Monsieur, malgré vous-même.

Orgon
Ah !

 

Dorine
Votre honneur m'est cher, et je ne puis souffrir
Qu'aux brocards d'un chacun vous alliez vous offrir.

Orgon
Vous ne vous tairez point ?

Dorine
C'est une conscience
Que de vous laisser faire une telle alliance.

Orgon
Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés... ?

Dorine
Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?

Orgon
Oui, ma bile s'échauffe à toutes ces fadaises,
Et tout résolument je veux que tu te taises.

Dorine
Soit. Mais, ne disant mot, je n'en pense pas moins.

Orgon
Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins.
(Se retournant vers sa fille.)
A ne m'en point parler, ou... : suffit. Comme sage,
J'ai pesé mûrement toutes choses.

 

Dorine
J'enrage
De ne pouvoir parler.
(Elle se tait lorsqu'il tourne la tête.)

Orgon
Sans être damoiseau,
Tartuffe est fait de sorte...

Dorine
Oui, c'est un beau museau.

Orgon
Que quand tu n'aurois même aucune sympathie
Pour tous les autres dons...
(Il se retourne devant elle, et la regarde les bras croisés.)

Dorine
La voilà bien lotie !
Si j'étois en sa place, un homme assurément
Ne m'épouseroit pas de force impunément ;
Et je lui ferois voir bientôt après la fête
Qu'une femme a toujours une vengeance prête.

Orgon
Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?

Dorine
De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.

Orgon
Qu'est-ce que tu fais donc ?

Dorine
Je me parle à moi-même.

Orgon
Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,
Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de lui donner un soufflet ; et Dorine, à chaque coup d'œil qu'il jette, se tient droite sans
parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein...
Croire que le mari... que j'ai su vous élire...
Que ne te parles-tu ?

Dorine
Je n'ai rien à me dire.

Orgon
Encore un petit mot.

Dorine
Il ne me plaît pas, moi.

Orgon
Certes, je t'y guettois.

 

Dorine
Quelque sotte, ma foi !

Orgon
Enfin, ma fille, il faut payer d'obéissance,
Et montrer pour mon choix entière déférence.

Dorine, en s'enfuyant
Je me moquerois fort de prendre un tel époux.
(Il lui veut donner un soufflet et la manque.)

Orgon
Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,
Avec qui sans péché je ne saurois plus vivre.
Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre :
Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu,
Et je vais prendre l'air pour me rasseoir un peu.

 

Acte II

 

Scène III

Dorine, Mariane

Dorine
Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole,
Et faut-il qu'en ceci je fasse votre rôle ?
Souffrir qu'on vous propose un projet insensé,
Sans que du moindre mot vous l'ayez repoussé !

Mariane
Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?

Dorine
Ce qu'il faut pour parer une telle menace.

Mariane
Quoi ?

Dorine
Lui dire qu'un cœur n'aime point par autrui,
Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui,
Qu'étant celle pour qui se fait toute l'affaire,
C'est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
Et que si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.

Mariane
Un père, je l'avoue, a sur nous tant d'empire,

Que je n'ai jamais eu la force de rien dire.

Dorine
Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas ;
L'aimez-vous, je vous prie, ou ne l'aimez-vous pas ?

Mariane
Ah ! qu'envers mon amour ton injustice est grande,
Dorine ! me dois-tu faire cette demande ?
T'ai-je pas là−dessus ouvert cent fois mon cœur,
Et sais-tu pas pour lui jusqu'où va mon ardeur ?

Dorine
Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche,
Et si c'est tout de bon que cet amant vous touche ?

Mariane
Tu me fais un grand tort, Dorine, d'en douter,
Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.

Dorine
Enfin, vous l'aimez donc ?

Mariane
Oui, d'une ardeur extrême.

Dorine
Et selon l'apparence il vous aime de même ?

Mariane
Je le crois.

Dorine
Et tous deux brûlez également
De vous voir mariés ensemble ?

Mariane
Assurément.

Dorine
Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?

Mariane
De me donner la mort si l'on me violente.

Dorine
Fort bien : c'est un recours où je ne songeois pas ;
Vous n'avez qu'à mourir pour sortir d'embarras ;
Le remède sans doute est merveilleux. J'enrage
Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage.

Mariane
Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends !
Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.

Dorine
Je ne compatis point à qui dit des sornettes
Et dans l'occasion mollit comme vous faites.

Mariane
Mais que veux-tu ? si j'ai de la timidité.

Dorine
Mais l'amour dans un cœur veut de la fermeté.

Mariane
Mais n'en gardé-je pas pour les feux de Valère ?
Et n'est-ce pas à lui de m'obtenir d'un père ?

Dorine
Mais quoi ? si votre père est un bourru fieffé,
Qui s'est de son Tartuffe entièrement coiffé
Et manque à l'union qu'il avoit arrêtée,
La faute à votre amant doit-elle être imputée ?

Mariane
Mais par un haut refus et d'éclatants mépris
Ferai-je dans mon choix voir un cœur trop épris ?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
Et veux-tu que mes feux par le monde étalés... ?

Dorine
Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez
Etre à Monsieur Tartuffe ; et j'aurois, quand j'y pense,
Tort de vous détourner d'une telle alliance.
Quelle raison aurois-je à combattre vos vœux ?

Le parti de soi-même est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n'est-ce rien qu'on propose ?
Certes Monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
N'est pas un homme, non, qui se mouche du pié,
Et ce n'est pas peu d'heur que d'être sa moitié.
Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.

Mariane
Mon Dieu ! ...

Dorine
Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,
Quand d'un époux si beau vous vous verrez la femme !

Mariane
Ha ! cesse, je te prie, un semblable discours,
Et contre cet hymen ouvre-moi du secours,
C'en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.

Dorine
Non, il faut qu'une fille obéisse à son père,
Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu'en oncles et cousins vous trouverez fertile,

Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D'abord chez le beau monde on vous fera venir ;
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et Madame l'élue,
Qui d'un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand'bande, à savoir, deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes,
Si pourtant votre époux...

Mariane
Ah ! tu me fais mourir.
De tes conseils plutôt songe à me secourir.

Dorine
Je suis votre servante.

Mariane
Eh ! Dorine, de grâce...

Dorine
Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.

Mariane
Ma pauvre fille !

Dorine
Non.

 

Mariane
Si mes vœux déclarés...

Dorine
Point : Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.

Mariane
Tu sais qu'à toi toujours je me suis confiée :
Fais-moi...

Dorine
Non, vous serez, ma foi ! tartuffiée.

Mariane
Hé bien ! puisque mon sort ne sauroit t'émouvoir,
Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
C'est de lui que mon cœur empruntera de l'aide,
Et je sais de mes maux l'infaillible remède.
(Elle veut s'en aller.)

Dorine
Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux.
Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

Mariane
Vois-tu, si l'on m'expose à ce cruel martyre,
Je te le dis, Dorine, il faudra que j'expire.

Dorine
Ne vous tourmentez point. On peut adroitement
Empêcher... Mais voici Valère, votre amant.

 

Acte II

 

Scène IV

Valère, Mariane, Dorine

Valère
On vient de débiter, Madame, une nouvelle
Que je ne savois pas, et qui sans doute est belle.

Mariane
Quoi ?

Valère
Que vous épousez Tartuffe.

Mariane
Il est certain
Que mon père s'est mis en tête ce dessein.

Valère
Votre père, Madame...

Mariane
A changé de visée :
La chose vient par lui de m'être proposée.

Valère
Quoi ? sérieusement ?

 

Mariane
Oui, sérieusement.
Il s'est pour cet hymen déclaré hautement.

Valère
Et quel est le dessein où votre âme s'arrête.
Madame ?

Mariane
Je ne sais.

Valère
La réponse est honnête.
Vous ne savez ?

Mariane
Non.

Valère
Non ?

Mariane
Que me conseillez-vous ?

Valère
Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.

Mariane
Vous me le conseillez ?

 

Valère
Oui.

Mariane
Tout de bon ?

Valère
Sans doute :
Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute.

Mariane
Hé bien ! c'est un conseil, Monsieur, que je reçois.

Valère
Vous n'aurez pas grand'peine à le suivre, je crois.

Mariane
Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme.

Valère
Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, Madame.

Mariane
Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.

Dorine
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.

 

Valère
C'est donc ainsi qu'on aime ? Et c'étoit tromperie
Quand vous...

Mariane
Ne parlons point de cela, je vous prie.
Vous m'avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter :
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire.

Valère
Ne vous excusez point sur mes intentions.
Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.

Mariane
Il est vrai, c'est bien dit.

Valère
Sans doute ; et votre cœur
N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

Mariane
Hélas ! permis à vous d'avoir cette pensée.

Valère
Oui, oui, permis à moi ; mais mon âme offensée

Vous préviendra peut−être en un pareil dessein ;
Et je sais où porter et mes vœux et ma main.

Mariane
Ah ! je n'en doute point ; et les ardeurs qu'excite
Le mérite...

Valère
Mon Dieu, laissons là le mérite :
J'en ai fort peu sans doute, et vous en faites foi.
Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi,
Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.

Mariane
La perte n'est pas grande ; et de ce changement
Vous vous consolerez assez facilement.

Valère
J'y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.
Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ;
Il faut à l'oublier mettre aussi tous nos soins :
Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins ;
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l'amour pour qui nous abandonne.

Mariane
Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé.

 

Valère
Fort bien ; et d'un chacun il doit être approuvé.
Hé quoi ? vous voudriez qu'à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras,
Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?

Mariane
Au contraire : pour moi, c'est ce que je souhaite ;
Et je voudrois déjà que la chose fût faite.

Valère
Vous le voudriez ?

Mariane
Oui.

Valère
C'est assez m'insulter,
Madame ; et de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s'en aller et revient toujours.)

Mariane
Fort bien.

Valère
Souvenez-vous au moins que c'est vous−même
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

Mariane
Oui.

Valère
Et que le dessein que mon âme conçoit
N'est rien qu'à votre exemple.

Mariane
A mon exemple, soit.

Valère
Suffit : vous allez être à point nommé servie.

Mariane
Tant mieux.

Valère
Vous me voyez, c'est pour toute ma vie.

Mariane
A la bonne heure.

Valère
Euh ?
(Il s'en va, et, lorsqu'il est vers la porte, il se retourne.)

Mariane
Quoi ?

Valère
Ne m'appelez-vous pas ?

Mariane
Moi ? Vous rêvez.

Valère
Hé bien ! je poursuis donc mes pas.
Adieu, Madame.

Mariane
Adieu, Monsieur.

Dorine
Pour moi, je pense
Que vous perdez l'esprit par cette extravagance :
Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourroit enfin aller.
Holà ! seigneur Valère.
(Elle va l'arrêter par le bras, et lui fait mine de grande résistance.)

Valère
Hé ! que veux-tu, Dorine ?

Dorine
Venez ici.

 

Valère
Non, non, le dépit me domine.
Ne me détourne point de ce qu'elle a voulu.

Dorine
Arrêtez.

Valère
Non, vois-tu ? c'est un point résolu.

Dorine
Ah !

Mariane
Il souffre à me voir, ma présence le chasse,
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.
Dorine. Elle quitte Valère et court à Mariane.
A l'autre. Où courez-vous ?

Mariane
Laisse.

Dorine
Il faut revenir.

Mariane
Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.

Valère
Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice,
Et sans doute il vaut mieux que je l'en affranchisse.
Dorine. Elle quitte Mariane et court à Valère.
Encor ? Diantre soit fait de vous si je le veux !
Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.
(Elle les tire l'un et l'autre.)

Valère
Mais quel est ton dessein ?

Mariane
Qu'est-ce que tu veux faire ?

Dorine
Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d'affaire.
Etes-vous fou d'avoir un pareil démêlé ?

Valère
N'as-tu pas entendu comme elle m'a parlé ?

Dorine
Etes-vous folle, vous, de vous être emportée ?

Mariane
N'as-tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée ?

Dorine
Sottise des deux parts. Elle n'a d'autre soin

Que de se conserver à vous, j'en suis témoin.
Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envie
Que d'être votre époux ; j'en réponds sur ma vie.

Mariane
Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?

Valère
Pourquoi m'en demander sur un sujet pareil ?

Dorine
Vous êtes fous tous deux. Cà, la main l'un et l'autre.
Allons, vous.

Valère, en donnant sa main à Dorine.
A quoi bon ma main ?

Dorine
Ah ! Cà la vôtre.
Mariane, en donnant aussi sa main.
De quoi sert tout cela ?

Dorine
Mon Dieu ! vite, avancez.
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.

Valère
Mais ne faites donc point les choses avec peine,
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.

(Mariane tourne l'œil sur Valère et fait un petit souris.)

Dorine
A vous dire le vrai, les amants sont bien fous !

Valère
Ho çà n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?
Et pour n'en point mentir, n'êtes vous pas méchante
De vous plaire à me dire une chose affligeante ?

Mariane
Mais vous, n'êtes-vous pas l'homme le plus ingrat... ?

Dorine
Pour une autre saison laissons tout ce débat,
Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

Mariane
Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.

Dorine
Nous en ferons agir de toutes les façons.
Votre père se moque, et ce sont des chansons ;
Mais pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance
D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence,
Afin qu'en cas d'alarme il vous soit plus aisé
De tirer en longueur cet hymen proposé.
En attrapant du temps, à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie,

Qui viendra tout à coup et voudra des délais ;
Tantôt vous payerez de présages mauvais :
Vous aurez fait d'un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir, ou songé d'eau bourbeuse.
Enfin le bon de tout, c'est qu'à d'autres qu'à lui
On ne vous peut lier, que vous ne disiez "oui".
Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
Qu'on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(A Valère.)
Sortez, et sans tarder employez vos amis,
Pour vous faire tenir ce qu'on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle−mère.
Adieu.

Valère, à Mariane.
Quelques efforts que nous préparions tous,
Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.

Mariane, à Valère.
Je ne vous réponds pas des volontés d'un père ;
Mais je ne serai point à d'autre qu'à Valère.

Valère
Que vous me comblez d'aise ! Et quoi que puisse oser...

Dorine
Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser.

Sortez, vous dis-je.

Valère. Il fait un pas et revient.
Enfin...

Dorine
Quel caquet est le vôtre !
Tirez de cette part ; et vous, tirez de l'autre.
(Les poussant chacun par l'épaule.)

 

 

Acte III

 

Scène I

Damis, Dorine

Damis
Que la foudre sur l'heure achève mes destins,
Qu'on me traite partout du plus grand des faquins,
S'il est aucun respect ni pouvoir qui m'arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !

Dorine
De grâce, modérez un tel emportement :
Votre père n'a fait qu'en parler simplement.
On n'exécute pas tout ce qui se propose,
Et le chemin est long du projet à la chose.

Damis
Il faut que de ce fat j'arrête les complots,
Et qu'à l'oreille un peu je lui dise deux mots.

Dorine
Ha ! tout doux ! Envers lui, comme envers votre père,
Laissez agir les soins de votre belle-mère.
Sur l'esprit de Tartuffe elle a quelque crédit ;
Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit,
Et pourroit bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu'il fût vrai ! la chose seroit belle.
Enfin votre intérêt l'oblige à le mander ;
Sur l'hymen qui vous trouble elle veut le sonder,

Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
S'il faut qu'à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu'il prie, et je n'ai pu le voir ;
Mais ce valet m'a dit qu'il s'en alloit descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l'attendre.

Damis
Je puis être présent à tout cet entretien.

Dorine
Point. Il faut qu'ils soient seuls.

Damis
Je ne lui dirai rien.

Dorine
Vous vous moquez : on sait vos transports ordinaires,
Et c'est le vrai moyen de gâter les affaires.
Sortez.

Damis
Non : je veux voir, sans me mettre en courroux.

Dorine
Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez−vous.

 

Acte III

 

Scène II

Tartuffe, Laurent, Dorine

Tartuffe, apercevant Dorine.
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j'ai partager les deniers.

Dorine
Que d'affectation et de forfanterie !

Tartuffe
Que voulez-vous ?

Dorine
Vous dire...
Tartuffe. Il tire un mouchoir de sa poche.
Ah ! mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.

Dorine
Comment ?

Tartuffe
Couvrez ce sein que je ne saurois voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

 

Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression ?
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte,
Et je vous verrois nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenteroit pas.

Tartuffe
Mettez dans vos discours un peu de modestie,
Ou je vais sur−le−champ vous quitter la partie.

Dorine
Non, non, c'est moi qui vais vous laisser en repos,
Et je n'ai seulement qu'à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d'un mot d'entretien vous demande la grâce.

Tartuffe
Hélas ! très volontiers.
Dorine, en soi−même.
Comme il se radoucit !
Ma foi, je suis toujours pour ce que j'en ai dit.

Tartuffe
Viendra-t-elle bientôt ?

 

Dorine
Je l'entends, ce me semble.
Oui, c'est elle en personne, et je vous laisse ensemble.

 

Acte III

 

Scène III

Elmire, Tartuffe

Tartuffe
Que le Ciel à jamais par sa toute bonté
Et de l'âme et du corps vous donne la santé,
Et bénisse vos jours autant que le désire
Le plus humble de ceux que son amour inspire.

Elmire
Je suis fort obligée à ce souhait pieux.
Mais prenons une chaise, afin d'être un peu mieux.

Tartuffe
Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?

Elmire
Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.

Tartuffe
Mes prières n'ont pas le mérite qu'il faut
Pour avoir attiré cette grâce d'en haut ;
Mais je n'ai fait au Ciel nulle dévote instance
Qui n'ait eu pour objet votre convalescence.

Elmire
Votre zèle pour moi s'est trop inquiété.

 

Tartuffe
On ne peut trop chérir votre chère santé,
Et pour la rétablir j'aurois donné la mienne.

Elmire
C'est pousser bien avant la charité chrétienne,
Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.

Tartuffe
Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.

Elmire
J'ai voulu vous parler en secret d'une affaire,
Et suis bien aise ici qu'aucun ne nous éclaire.

Tartuffe
J'en suis ravi de même, et sans doute il m'est doux,
Madame, de me voir seul à seul avec vous :
C'est une occasion qu'au Ciel j'ai demandée,
Sans que jusqu'à cette heure il me l'ait accordée.

Elmire
Pour moi, ce que je veux, c'est un mot d'entretien,
Où tout votre cœur s'ouvre et ne me cache rien.

Tartuffe
Et je ne veux aussi pour grâce singulière
Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
Et vous faire serment que les bruits que j'ai faits

Des visites qu'ici reçoivent vos attraits
Ne sont pas envers vous l'effet d'aucune haine,
Mais plutôt d'un transport de zèle qui m'entraîne,
Et d'un pur mouvement...

Elmire
Je le prends bien aussi,
Et crois que mon salut vous donne ce souci.
Tartuffe. Il lui serre le bout des doigts.
Oui, Madame, sans doute, et ma ferveur est telle...

Elmire
Ouf ! vous me serrez trop.

Tartuffe
C'est par excès de zèle.
De vous faire autre mal je n'eus jamais dessein,
Et j'aurois bien plutôt...
(Il lui met la main sur le genou.)

Elmire
Que fait là votre main ?

Tartuffe
Je tâte votre habit : l'étoffe en est moelleuse.

Elmire
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.
(Elle recule sa chaise, et Tartuffe rapproche la sienne.)

Tartuffe
Mon Dieu ! que de ce point l'ouvrage est merveilleux !
On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux ;
Jamais, en toute chose, on n'a vu si bien faire.

Elmire
Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.
On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille. Est-il vrai, dites-moi ?

Tartuffe
Il m'en a dit deux mots ; mais, Madame, à vrai dire,
Ce n'est pas le bonheur après quoi je soupire ;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.

Elmire
C'est que vous n'aimez rien des choses de la terre.

Tartuffe
Mon sein n'enferme pas un cœur qui soit de pierre.

Elmire
Pour moi, je crois qu'au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici−bas n'arrête vos désirs.

Tartuffe
L'amour qui nous attache aux beautés éternelles
N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles ;

Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés,
Et je n'ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l'auteur de la nature,
Et d'une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui−même il s'est peint.
D'abord j'appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite ;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n'être point coupable,
Que je puis l'ajuster avecque la pudeur,
Et c'est ce qui m'y fait abandonner mon cœur.
Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande
Que d'oser de ce cœur vous adresser l'offrande ;
Mais j'attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité ;
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
De vous dépend ma peine ou ma béatitude,
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux, si vous voulez, malheureux, s'il vous plaît.

Elmire
La déclaration est tout à fait galante,

Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme...

Tartuffe
Ah ! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme ;
Et lorsqu'on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.
Je sais qu'un tel discours de moi paroît étrange ;
Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
Et si vous condamnez l'aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j'en vis briller la splendeur plus qu'humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
De vos regards divins l'ineffable douceur
Força la résistance où s'obstinoit mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l'ont dit mille fois,
Et pour mieux m'expliquer j'emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d'une âme un peu bénigne
Les tribulations de votre esclave indigne,
S'il faut que vos bontés veuillent me consoler
Et jusqu'à mon néant daignent se ravaler,
J'aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n'a nulle disgrâce à craindre de ma part.

Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles,
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n'ont point de faveurs qu'ils n'aillent divulguer,
Et leur langue indiscrète, en qui l'on se confie,
Déshonore l'autel où leur cœur sacrifie.
Mais les gens comme nous brûlent d'un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret :
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée,
Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre cœur,
De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur.

Elmire
Je vous écoute dire, et votre rhétorique
En termes assez forts à mon âme s'explique.
N'appréhendez-vous point que je ne sois d'humeur
A dire à mon mari cette galante ardeur,
Et que le prompt avis d'un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l'amitié qu'il vous porte ?

Tartuffe
Je sais que vous avez trop de bénignité,
Et que vous ferez grâce à ma témérité,
Que vous m'excuserez sur l'humaine foiblesse
Des violents transports d'un amour qui vous blesse,
Et considérerez, en regardant votre air,
Que l'on n'est pas aveugle, et qu'un homme est de chair.

 

Elmire
D'autres prendroient cela d'autre façon peut−être ;
Mais ma discrétion se veut faire paroître.
Je ne redirai point l'affaire à mon époux ;
Mais je veux en revanche une chose de vous :
C'est de presser tout franc et sans nulle chicane
L'union de Valère avecque Mariane,
De renoncer vous−même à l'injuste pouvoir
Qui veut du bien d'un autre enrichir votre espoir,
Et...

 

Acte III

 

Scène IV

Damis, Elmire, Tartuffe

Damis, sortant du petit cabinet où il s'étoit retiré.
Non, Madame, non : ceci doit se répandre.
J'étois en cet endroit, d'où j'ai pu tout entendre ;
Et la bonté du Ciel m'y semble avoir conduit
Pour confondre l'orgueil d'un traître qui me nuit,
Pour m'ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,
A détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L'âme d'un scélérat qui vous parle d'amour.

Elmire
Non, Damis : il suffit qu'il se rende plus sage,
Et tâche à mériter la grâce où je m'engage.
Puisque je l'ai promis, ne m'en dédites pas.
Ce n'est point mon humeur de faire des éclats :
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles.

Damis
Vous avez vos raisons pour en user ainsi,
Et pour faire autrement j'ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie ;
Et l'insolent orgueil de sa cagoterie
N'a triomphé que trop de mon juste courroux,
Et que trop excité de désordre chez nous.

Le fourbe trop longtemps a gouverné mon père,
Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
Il faut que du perfide il soit désabusé,
Et le Ciel pour cela m'offre un moyen aisé.
De cette occasion je lui suis redevable,
Et pour la négliger, elle est trop favorable :
Ce seroit mériter qu'il me la vînt ravir
Que de l'avoir en main et ne m'en pas servir.

Elmire
Damis...

Damis
Non, s'il vous plaît, il faut que je me croie.
Mon âme est maintenant au comble de sa joie ;
Et vos discours en vain prétendent m'obliger
A quitter le plaisir de me pouvoir venger.
Sans aller plus avant, je vais vuider d'affaire ;
Et voici justement de quoi me satisfaire.

 

Acte III

 

Scène V

Orgon, Damis, Tartuffe, Elmire

Damis
Nous allons régaler, mon père, votre abord
D'un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et Monsieur d'un beau prix reconnoît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
Il ne va pas à moins qu'à vous déshonorer ;
Et je l'ai surpris là qui faisoit à Madame
L'injurieux aveu d'une coupable flamme,
Elle est d'une humeur douce, et son cœur trop discret
Vouloit à toute force en garder le secret ;
Mais je ne puis flatter une telle impudence,
Et crois que vous la taire est vous faire une offense.

Elmire
Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos
On ne doit d'un mari traverser le repos,
Que ce n'est point de là que l'honneur peut dépendre,
Et qu'il suffit pour nous de savoir nous défendre :
Ce sont mes sentiments ; et vous n'auriez rien dit,
Damis, si j'avois eu sur vous quelque crédit.

 

Acte III

 

Scène VI

Orgon, Damis, Tartuffe

Orgon
Ce que je viens d'entendre, ô Ciel ! est-il croyable ?

Tartuffe
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été ;
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures ;
Et je vois que le Ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre,
Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.
Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous :
Je ne saurois avoir tant de honte en partage,
Que je n'en aie encor mérité davantage.

Orgon, à son fils :
Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

Damis
Quoi ? la feinte douceur de cette âme hypocrite
Vous fera démentir... ?

 

Orgon
Tais-toi, peste maudite.

Tartuffe
Ah ! laissez-le parler : vous l'accusez à tort,
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi sur un tel fait m'être si favorable ?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu'on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l'apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu'on pense ;
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S'adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide,
D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés :
Je n'y contredis point, je les ai mérités ;
Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.

Orgon
(A Tartuffe.)
(A son fils.)
Mon frère, c'en est trop. Ton cœur ne se rend point,
Traître ?

 

Damis
Quoi ? ses discours vous séduiront au point.

Orgon
(A Tartuffe.)
Tais-toi, pendard. Mon frère, eh ! levez-vous, de grâce !
(A son fils.)
Infâme !

Damis
Il peut...

Orgon
Tais-toi

Damis
J'enrage ! Quoi ? je passe...

Orgon
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.

Tartuffe
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas.
J'aimerois mieux souffrir la peine la plus dure
Qu'il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

Orgon
(A son fils.)
Ingrat !

 

Tartuffe
Laissez-le en paix. S'il faut, à deux genoux,
Vous demander sa grâce...

Orgon, à Tartuffe.
Hélas ! vous moquez-vous ?
(A son fils.)
Coquin ! vois sa bonté.

Damis
Donc...

Orgon
Paix.

Damis
Quoi ? je...

Orgon
Paix, dis-je.
Je sais bien quel motif à l'attaquer t'oblige :
Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd'hui
Femme, enfants et valets déchaînés contre lui ;
On met impudemment toute chose en usage,
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage.
Mais plus on fait d'effort afin de l'en bannir,
Plus j'en veux employer à l'y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l'orgueil de toute ma famille.

 

Damis
A recevoir sa main on pense l'obliger ?

Orgon
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.
Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
Qu'il faut qu'on m'obéisse et que je suis le maître.
Allons, qu'on se rétracte, et qu'à l'instant, fripon,
On se jette à ses pieds pour demander pardon.

Damis
Qui, moi ? de ce coquin, qui, par ses impostures...

Orgon
Oh ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?
(A Tartuffe.)
Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
(A son fils.)
Sus, que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d'y revenir on n'ait jamais l'audace.

Damis
Oui, je sortirai ; mais...

Orgon
Vite, quittons la place.
Je te prive, pendard, de ma succession,
Et te donne de plus ma malédiction.

 

Acte III

 

Scène VII

Orgon, Tartuffe

Orgon
Offenser de la sorte une sainte personne !

Tartuffe
O Ciel, pardonne-lui la douleur qu'il me donne !
(A Orgon.)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu'envers mon frère on tâche à me noircir...

Orgon
Hélas !

Tartuffe
Le seul penser de cette ingratitude
Fait souffrir à mon âme un supplice si rude...
L'horreur que j'en conçois... J'ai le cœur si serré,
Que je ne puis parler, et crois que j'en mourrai.

Orgon
(Il court tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.)
Coquin ! je me repens que ma main t'ait fait grâce,
Et ne t'ait pas d'abord assommé sur la place.
Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

Tartuffe
Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.
Je regarde céans quels grands troubles j'apporte,
Et crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte.

Orgon
Comment ? vous moquez-vous ?

Tartuffe
On m'y hait, et je voi
Qu'on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

Orgon
Qu'importe ? Voyez-vous que mon cœur les écoute ?

Tartuffe
On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;
Et ces mêmes rapports qu'ici vous rejetez
Peut−être une autre fois seront-ils écoutés.

Orgon
Non, mon frère, jamais.

Tartuffe
Ah ! mon frère, une femme
Aisément d'un mari peut bien surprendre l'âme.

Orgon
Non, non.

Tartuffe
Laissez-moi vite, en m'éloignant d'ici,
Leur ôter tout sujet de m'attaquer ainsi.

Orgon
Non, vous demeurerez : il y va de ma vie.

Tartuffe
Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie.
Pourtant, si vous vouliez...

Orgon
Ah !

Tartuffe
Soit : n'en parlons plus.
Mais je sais comme il faut en user là−dessus.
L'honneur est délicat ; et l'amitié m'engage
A prévenir les bruits et les sujets d'ombrage.
Je fuirai votre épouse, et vous ne me verrez...

Orgon
Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez.
Faire enrager le monde est ma plus grande joie,
Et je veux qu'à toute heure avec elle on vous voie.
Ce n'est pas tout encor : pour les mieux braver tous,

Je ne veux point avoir d'autre héritier que vous,
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M'est bien plus cher que fils, que femme, et que parents.
N'accepterez-vous pas ce que je vous propose ?

Tartuffe
La volonté du Ciel soit faite en toute chose.

Orgon
Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit,
Et que puisse l'envie en crever de dépit !

 

 

Acte IV

 

Scène I

Cléante, Tartuffe

Cléante
Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez croire,
L'éclat que fait ce bruit n'est point à votre gloire ;
Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos,
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n'examine point à fond ce qu'on expose ;
Je passe là−dessus, et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n'en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé :
N'est-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense,
Et d'éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d'un père un fils soit exilé ?
Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
Il n'est petit ni grand qui ne s'en scandalise ;
Et si vous m'en croyez, vous pacifierez tout,
Et ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Et remettez le fils en grâce avec le père.

Tartuffe
Hélas ! je le voudrois, quant à moi, de bon cœur:
Je ne garde pour lui, Monsieur, aucune aigreur ;
Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme,
Et voudrois le servir du meilleur de mon âme ;

Mais l'intérêt du Ciel n'y sauroit consentir,
Et s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.
Après son action, qui n'eut jamais d'égale,
Le commerce entre nous porteroit du scandale :
Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croiroit !
A pure politique on me l'imputeroit ;
Et l'on diroit partout que, me sentant coupable,
Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable,
Que mon cœur l'appréhende et veut le ménager,
Pour le pouvoir sous main au silence engager.

Cléante
Vous nous payez ici d'excuses colorées,
Et toutes vos raisons, Monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du Ciel pourquoi vous chargez-vous ?
Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances :
Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses ;
Et ne regardez point aux jugements humains,
Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains.
Quoi ? le foible intérêt de ce qu'on pourra croire
D'une bonne action empêchera la gloire ?
Non, non : faisons toujours ce que le Ciel prescrit,
Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.

Tartuffe
Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne,
Et c'est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne ;
Mais après le scandale et l'affront d'aujourd'hui,

Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.
Et vous ordonne-t-il, Monsieur, d'ouvrir l'oreille
A ce qu'un pur caprice à son père conseille,
Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?

Tartuffe
Ceux qui me connoîtront n'auront pas la pensée
Que ce soit un effet d'une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas,
De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas ;
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu'il a voulu me faire,
Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains,
Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,
Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein,
Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain.

Cléante
Hé, Monsieur, n'ayez point ces délicates craintes,
Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes ;
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu'il soit à ses périls possesseur de son bien ;
Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse,
Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse.
J'admire seulement que sans confusion
Vous en ayez souffert la proposition ;

Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l'héritier légitime ?
Et s'il faut que le Ciel dans votre cœur ait mis
Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudroit-il pas mieux qu'en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison ?
Croyez-moi, c'est donner de votre prud'homie,
Monsieur...

Tartuffe
Il est, Monsieur, trois heures et demie :
Certain devoir pieux me demande là−haut,
Et vous m'excuserez de vous quitter sitôt.

Cléante
Ah !

 

Acte IV

 

Scène II

Elmire, Mariane, Dorine, Cléante

Dorine
De grâce, avec nous employez-vous pour elle,
Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle ;
Et l'accord que son père a conclu pour ce soir
La fait, à tous moments, entrer en désespoir.
Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie,
Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.

 

Acte IV

 

Scène III

Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Dorine

Orgon
Ha ! je me réjouis de vous voir assemblés :
(A Mariane.)
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.
Mariane, à genoux.
Mon père, au nom du Ciel, qui connoît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance ;
Ne me réduisez point par cette dure loi
Jusqu'à me plaindre au Ciel de ce que je vous doi,
Et cette vie, hélas ! que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j'avois pu former,
Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore,
Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre,
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir
Orgon, se sentant attendrir.
Allons, ferme, mon cœur, point de foiblesse humaine.

Mariane
Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ;

Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien :
J'y consens de bon cœur, et je vous l'abandonne ;
Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne,
Et souffrez qu'un convent dans les austérités
Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés.

Orgon
Ah ! voilà justement de mes religieuses,
Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses !
Debout ! Plus votre cœur répugne à l'accepter,
Plus ce sera pour vous matière à mériter :
Mortifiez vos sens avec ce mariage,
Et ne me rompez pas la tête davantage.

Dorine
Mais quoi... ?

Orgon
Taisez-vous, vous ; parlez à votre écot:
Je vous défends tout net d'oser dire un seul mot.

Cléante
Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde...

Orgon
Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde,
Ils sont bien raisonnés, et j'en fais un grand cas ;
Mais vous trouverez bon que je n'en use pas.

 

Elmire, à son mari.
A voir ce que je vois, je ne sais plus que dire,
Et votre aveuglement fait que je vous admire :
C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hui.

Orgon
Je suis votre valet, et crois les apparences.
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu'à ce pauvre homme il a voulu jouer ;
Vous étiez trop tranquille enfin pour être crue
Et vous auriez paru d'autre manière émue.

Elmire
Est-ce qu'au simple aveu d'un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
Que le feu dans les yeux et l'injure à la bouche ?
Pour moi, de tels propos je me ris simplement,
Et l'éclat là−dessus ne me plaît nullement ;
J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages,
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l'honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens :
Me préserve le Ciel d'une telle sagesse !
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,
Et crois que d'un refus la discrète froideur
N'en est pas moins puissante à rebuter un cœur

Orgon
Enfin je sais l'affaire et ne prends point le change.

Elmire
J'admire, encore un coup, cette foiblesse étrange.
Mais que me répondroit votre incrédulité
Si je vous faisois voir qu'on vous dit vérité ?

Orgon
Voir ?

Elmire
Oui.

Orgon
Chansons.

Elmire
Mais quoi ? si je trouvois manière
De vous le faire voir avec pleine lumière ?

Orgon
Contes en l'air.

Elmire
Quel homme ! Au moins répondez-moi.
Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
Mais supposons ici que, d'un lieu qu'on peut prendre,
On vous fît clairement tout voir et tout entendre,

Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?

Orgon
En ce cas, je dirois que... Je ne dirois rien,
Car cela ne se peut.

Elmire
L'erreur trop longtemps dure,
Et c'est trop condamner ma bouche d'imposture.
Il faut que par plaisir, et sans aller plus loin,
De tout ce qu'on vous dit je vous fasse témoin.

Orgon
Soit : je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse,
Et comment vous pourrez remplir cette promesse.

Elmire
Faites-le-moi venir.

Dorine
Son esprit est rusé,
Et peut−être à surprendre il sera malaisé.

Elmire
Non ; on est aisément dupé par ce qu'on aime.
Et l'amour-propre engage à se tromper soi−même.
(Parlant à Cléante et à Mariane.)
Faites-le-moi descendre. Et vous, retirez-vous.

 

Acte IV

 

Scène IV

Elmire, Orgon

Elmire
Approchons cette table, et vous mettez dessous.

Orgon
Comment ?

Elmire
Vous bien cacher est un point nécessaire.

Orgon
Pourquoi sous cette table ?

Elmire
Ah, mon Dieu ! laissez faire :
J'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez-vous là, vous dis-je ; et quand vous y serez,
Gardez qu'on ne vous voie et qu'on ne vous entende.

Orgon
Je confesse qu'ici ma complaisance est grande ;
Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.

Elmire
Vous n'aurez, que je crois, rien à me repartir.
(A son mari qui est sous la table.)

Au moins, je vais toucher une étrange matière :
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m'être permis,
Et c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.
Comme c'est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez.
C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée,
Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,
D'épargner votre femme, et de ne m'exposer
Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser :
Ce sont vos intérêts ; vous en serez le maître,
Et... L'on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.

 

Acte IV

 

Scène V

Tartuffe, Elmire, Orgon

Tartuffe
On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler.

Elmire
Oui. L'on a des secrets à vous y révéler.
Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise,
Et regardez partout de crainte de surprise.
Une affaire pareille à celle de tantôt
N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut.
Jamais il ne s'est vu de surprise de même ;
Damis m'a fait pour vous une frayeur extrême,
Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée,
Que de le démentir je n'ai point eu l'idée ;
Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont dans plus de sûreté.
L'estime où l'on vous tient a dissipé l'orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage,
Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements,
Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
Et c'est par où je puis, sans peur d'être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée,
Et ce qui m'autorise à vous ouvrir un cœur
Un peu trop prompt peut−être à souffrir votre ardeur.

 

Tartuffe
Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame, et vous parliez tantôt d'un autre style.

Elmire
Ah ! si d'un tel refus vous êtes en courroux,
Que le cœur d'une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre
Lorsque si foiblement on le voit se défendre !
Toujours notre pudeur combat dans ces moments
Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments.
Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous dompte,
On trouve à l'avouer toujours un peu de honte ;
On s'en défend d'abord ; mais de l'air qu'on s'y prend,
On fait connoître assez que notre cœur se rend,
Qu'à nos vœux par honneur notre bouche s'oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C'est vous faire sans doute un assez libre aveu,
Et sur notre pudeur me ménager bien peu ;
Mais puisque la parole enfin en est lâchée,
A retenir Damis me serois-je attachée,
Aurois-je, je vous prie, avec tant de douceur
Ecouté tout au long l'offre de votre cœur,
Aurois-je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire,
Si l'offre de ce cœur n'eût eu de quoi me plaire ?
Et lorsque j'ai voulu moi−même vous forcer
A refuser l'hymen qu'on venoit d'annoncer,
Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,

Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui qu'on auroit que ce nœud qu'on résout
Vînt partager du moins un cœur que l'on veut tout ?

Tartuffe
C'est sans doute, Madame, une douceur extrême
Que d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime :
Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits
Une suavité qu'on ne goûta jamais :
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;
Mais ce cœur vous demande ici la liberté
D'oser douter un peu de sa félicité.
Je puis croire ces mots un artifice honnête
Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête ;
Et s'il faut librement m'expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux,
Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire,
Et planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.


Elmire. Elle tousse pour avertir son mari.
Quoi ? vous voulez aller avec cette vitesse,
Et d'un cœur tout d'abord épuiser la tendresse ?
On se tue à vous faire un aveu des plus doux ;
Cependant ce n'est pas encore assez pour vous,
Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire,
Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire ?

 

Tartuffe.
Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer.
Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l'on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités ;
Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.

Elmire
Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agit,
Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit !
Que sur les cœurs il prend un furieux empire,
Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire !
Quoi ? de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,
Et d'abuser ainsi par vos efforts pressants
Du foible que pour vous vous voyez qu'ont les gens ?

Tartuffe
Mais si d'un œil bénin vous voyez mes hommages,
Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages ?

Elmire
Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ?

Tartuffe
Si ce n'est que le Ciel qu'à mes vœux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose,
Et cela ne doit pas retenir votre cœur.

Elmire
Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur !

Tartuffe
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
(C'est un scélérat qui parle.)
Mais on trouve avec lui accommodements ;
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention.
De ces secrets, Madame, on saura vous instruire ;
Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi :
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
Vous toussez fort, Madame.

Elmire
Oui, je suis au supplice.

Tartuffe
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?

 

Elmire
C'est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

Tartuffe
Cela certe est fâcheux.

Elmire
Oui, plus qu'on ne peut dire.

Tartuffe
Enfin votre scrupule est facile à détruire :
Vous êtes assurée ici d'un plein secret,
Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait ;
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.


Elmire, après avoir encore toussé.
Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder,
Qu'il faut que je consente à vous tout accorder,
Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque−là,
Et c'est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,
Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,
Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence ;

La faute assurément n'en doit pas être à moi.

Tartuffe
Oui, Madame, on s'en charge ; et la chose de soi...

Elmire
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,
Si mon mari n'est point dans cette galerie.

Tartuffe
Qu'est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?
C'est un homme, entre nous, à mener par le nez ;
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.

Elmire
Il n'importe : sortez, je vous prie, un moment,
Et partout là dehors voyez exactement.

 

Acte IV

 

Scène VI

Orgon, Elmire

Orgon, sortant de dessous la table.
Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme !
Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.

Elmire
Quoi ? vous sortez sitôt ? vous vous moquez des gens.
Rentrez sous le tapis, il n'est pas encor temps ;
Attendez jusqu'au bout pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.

Orgon
Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'enfer.

Elmire
Mon Dieu ! l'on ne doit point croire trop de léger.
Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre,
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
(Elle fait mettre son mari derrière elle.)

 

Acte IV

 

Scène VII

Tartuffe, Elmire, Orgon

Tartuffe
Tout conspire, Madame, à mon contentement :
J'ai visité de l'œil tout cet appartement ;
Personne ne s'y trouve ; et mon âme ravie...

Orgon, en l'arrêtant.
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah ! ah ! l'homme de bien, vous m'en voulez donner !
Comme aux tentations s'abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyois toujours qu'on changeroit de ton ;
Mais c'est assez avant pousser le témoignage :
Je m'y tiens, et n'en veux, pour moi, pas davantage.

Elmire, à Tartuffe.
C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci :
Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi.

Tartuffe
Quoi ? vous croyez... ?

Orgon
Allons, point de bruit, je vous prie.

Dénichons de céans, et sans cérémonie.

Tartuffe
Mon dessein...

Orgon
Ces discours ne sont plus de saison :
Il faut, tout sur−le−champ, sortir de la maison.

Tartuffe
C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître :
La maison m'appartient, je le ferai connaître,
Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours,
Qu'on n'est pas où l'on pense en me faisant injure,
Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture,
Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.

 

Acte IV

 

Scène VIII

Elmire, Orgon

Elmire
Quel est donc ce langage ? et qu'est-ce qu'il veut dire ?

Orgon
Ma foi, je suis confus, et n'ai pas lieu de rire.

Elmire
Comment ?

Orgon
Je vois ma faute aux choses qu'il me dit,
Et la donation m'embarrasse l'esprit.

Elmire
La donation...

Orgon
Oui, c'est une affaire faite
Mais j'ai quelque autre chose encor qui m'inquiète.

Elmire
Et quoi ?

 

Orgon
Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt
Si certaine cassette est encore là−haut.

 

 

 

 

Acte V

 

Scène I

Orgon, Cléante

Cléante
Où voulez-vous courir ?

Orgon
Las ! que sais-je ?

Cléante
Il me semble
Que l'on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu'on peut faire en cet événement.

Orgon
Cette cassette-là me trouble entièrement ;
Plus que le reste encore elle me désespère.

Cléante
Cette cassette est donc un important mystère ?

Orgon
C'est un dépôt qu'Argas, cet ami que je plains,
Lui−même, en grand secret, m'a mis entre les mains :
Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers ; à ce qu'il m'a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.

 

Cléante
Pourquoi donc les avoir en d'autres mains lâchés ?

Orgon
Ce fut par un motif de cas de conscience :
J'allai droit à mon traître en faire confidence ;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que, pour nier, en cas de quelque enquête,
J'eusse d'un faux−fuyant, la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
A faire des serments contre la vérité.

Cléante
Vous voilà mal, au moins si j'en crois l'apparence ;
Et la donation, et cette confidence,
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous,
Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.

Orgon
Quoi ? sous un beau semblant de ferveur si touchante
Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l'ai reçu gueusant et n'ayant rien...
C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien :
J'en aurai désormais une horreur effroyable.

Et m'en vais devenir pour eux pire qu'un diable.

Cléante
Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments ;
Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre,
Et toujours d'un excès vous vous jetez dans l'autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu'avecque le cœur d'un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi ? parce qu'un fripon vous dupe avec audace
Sous le pompeux éclat d'une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu'aucun vrai dévot ne se trouve aujourd'hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences ;
Démêlez la vertu d'avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu'il faut :
Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture,
Mais au vrai zèle aussi n'allez pas faire injure ;
Et s'il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.

 

 

Acte V

 

Scène II

Damis, Orgon, Cléante

Damis
Quoi ? mon père, est-il vrai qu'un coquin vous menace ?
Qu'il n'est point de bienfait qu'en son âme il n'efface,
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous ?

Orgon
Oui, mon fils, et j'en sens des douleurs non pareilles.

Damis
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles :
Contre son insolence on ne doit point gauchir ;
C'est à moi, tout d'un coup, de vous en affranchir,
Et pour sortir d'affaire, il faut que je l'assomme.

Cléante
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
Modérez, s'il vous plaît, ces transports éclatants :
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.

 

Acte V

 

Scène III

Madame Pernelle, Mariane, Elmire, Dorine, Damis, Orgon, Cléante

Madame Pernelle
Qu'est-ce ? J'apprends ici de terribles mystères.

Orgon
Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j'ai ;
Et, dans le même temps, le perfide, l'infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme,
Et non content encor de ces lâches essais,
Il m'ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d'armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens, où je l'ai transféré,
Et me réduire au point d'où je l'ai retiré.

Dorine
Le pauvre homme !

Madame Pernelle
Mon fils, je ne puis du tout croire

Qu'il ait voulu commettre une action si noire.

Orgon
Comment ?

Madame Pernelle
Les gens de bien sont enviés toujours.

Orgon
Que voulez-vous donc dire avec votre discours,
Ma mère ?

Madame Pernelle
Que chez vous on vit d'étrange sorte,
Et qu'on ne sait que trop la haine qu'on lui porte.

Orgon
Qu'a cette haine à faire avec ce qu'on vous dit ?

Madame Pernelle
Je vous l'ai dit cent fois quand vous étiez petit :
La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
Les envieux mourront, mais non jamais l'envie.

Orgon
Mais que fait ce discours aux choses d'aujourd'hui ?


Madame Pernelle
On vous aura forgé cent sots contes de lui.

 

Orgon
Je vous ai dit déjà que j'ai vu tout moi−même.

Madame Pernelle
Des esprits médisants la malice est extrême.

Orgon
Vous me feriez damner, ma mère. Je vous di
Que j'ai vu de mes yeux un crime si hardi.

Madame Pernelle
Les langues ont toujours du venin à répandre,
Et rien n'est ici−bas qui s'en puisse défendre.

Orgon
C'est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu'on appelle vu : faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

Madame Pernelle
Mon Dieu, le plus souvent l'apparence déçoit :
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit.

Orgon
J'enrage.

Madame Pernelle
Aux faux soupçons la nature est sujette,

Et c'est souvent à mal que le bien s'interprète.

Orgon
Je dois interpréter à charitable soin
Le désir d'embrasser ma femme ?

Madame Pernelle
Il est besoin,
Pour accuser les gens, d'avoir de justes causes ;
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

Orgon
Hé, diantre ! le moyen de m'en assurer mieux ?
Je devois donc, ma mère, attendre qu'à mes yeux
Il eût... Vous me feriez dire quelque sottise.

Madame Pernelle
Enfin d'un trop pur zèle on voit son âme éprise ;
Et je ne puis du tout me mettre dans l'esprit
Qu'il ait voulu tenter les choses que l'on dit.

Orgon
Allez, je ne sais pas, si vous n'étiez ma mère,
Ce que je vous dirois, tant je suis en colère.

Dorine
Juste retour, Monsieur, des choses d'ici−bas :
Vous ne vouliez point croire, et l'on ne vous croit pas.

Cléante
Nous perdons des moments en bagatelles pures,
Qu'il faudroit employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.

Damis
Quoi ? son effronterie iroit jusqu'à ce point ?

Elmire
Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,
Et son ingratitude est ici trop visible.

Cléante
Ne vous y fiez pas : il aura des ressorts
Pour donner contre vous raison à ses efforts ;
Et sur moins que cela, le poids d'une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore : armé de ce qu'il a,
Vous ne deviez jamais le pousser jusque−là.

Orgon
Il est vrai ; mais qu'y faire ? A l'orgueil de ce traître,
De mes ressentiments je n'ai pas été maître.


Cléante
Je voudrois, de bon cœur, qu'on pût entre vous deux
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.

 

Elmire
Si j'avois su qu'en main il a de telles armes,
Je n'aurois pas donné matière à tant d'alarmes,
Et mes...

Orgon
Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir.
Je suis bien en état que l'on me vienne voir !

 

Acte V

 

Scène IV

Monsieur Loyal, Madame Pernelle, Orgon, Damis, Mariane, Dorine, Elmire, Cléante

Monsieur Loyal
Bonjour, ma chère sœur ; faites, je vous supplie,
Que je parle à Monsieur.

Dorine
Il est en compagnie,
Et je doute qu'il puisse à présent voir quelqu'un.

Monsieur Loyal
Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.
Mon abord n'aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.

Dorine
Votre nom ?

Monsieur Loyal
Dites-lui seulement que je vien
De la part de Monsieur Tartuffe, pour son bien.

Dorine
C'est un homme qui vient, avec douce manière,
De la part de Monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit-il, bien aise.

 

Cléante
Il vous faut voir
Ce que c'est que cet homme, et ce qu'il peut vouloir.

Orgon
Pour nous raccommoder il vient ici peut−être :
Quels sentiments aurai-je à lui faire paroître ?

Cléante
Votre ressentiment ne doit point éclater ;
Et s'il parle d'accord, il le faut écouter.

Monsieur Loyal
Salut, Monsieur. Le Ciel perde qui vous veut nuire,
Et vous soit favorable autant que je désire !

Orgon
Ce doux début s'accorde avec mon jugement,
Et présage déjà quelque accommodement.

Monsieur Loyal
Toute votre maison m'a toujours été chère,
Et j'étois serviteur de Monsieur votre père.

Orgon
Monsieur, j'ai grande honte et demande pardon
D'être sans vous connoître ou savoir votre nom.

 

Monsieur Loyal
Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.
J'ai depuis quarante ans, grâce au Ciel, le bonheur
D'en exercer la charge avec beaucoup d'honneur ;
Et je vous viens, Monsieur, avec votre licence,
Signifier l'exploit de certaine ordonnance...

Orgon
Quoi ? vous êtes ici... ?

Monsieur Loyal
Monsieur, sans passion :
Ce n'est rien seulement qu'une sommation,
Un ordre de vuider d'ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d'autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est...

Orgon
Moi, sortir de céans ?

Monsieur Loyal
Oui, Monsieur, s'il vous plaît.
La maison à présent, comme savez de reste,
Au bon Monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d'un contrat duquel je suis porteur :
Il est en bonne forme, et l'on n'y peut rien dire.

 

Damis
Certes cette impudence est grande, et je l'admire.

Monsieur Loyal
Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;
C'est à Monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d'un homme de bien il sait trop bien l'office,
Pour se vouloir du tout opposer à justice.

Orgon
Mais...

Monsieur Loyal
Oui, Monsieur, je sais que pour un million
Vous ne voudriez pas faire rébellion,
Et que vous souffrirez, en honnête personne,
Que j'exécute ici les ordres qu'on me donne.

Damis
Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,
Monsieur l'huissier à verge, attirer le bâton.

Monsieur Loyal
Faites que votre fils se taise ou se retire,
Monsieur. J'aurois regret d'être obligé d'écrire,
Et de vous voir couché dans mon procès−verbal.

Dorine
Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal !

 

Monsieur Loyal
Pour tous les gens de bien j'ai de grandes tendresses,
Et ne me suis voulu, Monsieur, charger des pièces
Que pour vous obliger et vous faire plaisir,
Que pour ôter par là le moyen d'en choisir
Qui, n'ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auroient pu procéder d'une façon moins douce.

Orgon
Et que peut-on de pis que d'ordonner aux gens
De sortir de chez eux ?


Monsieur Loyal
On vous donne du temps,
Et jusques à demain je ferai surséance
A l'exécution, Monsieur, de l'ordonnance.
Je viendrai seulement passer ici la nuit,
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J'aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
A vuider de céans jusqu'au moindre ustensile :
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts,
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n'en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et comme je vous traite avec grande indulgence,
Je vous conjure aussi, Monsieur, d'en user bien,
Et qu'au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

 

Orgon
Du meilleur de mon cœur je donnerois sur l'heure
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

Cléante
Laissez, ne gâtons rien.

Damis
A cette audace étrange,
J'ai peine à me tenir, et la main me démange.

Dorine
Avec un si bon dos, ma foi, Monsieur Loyal,
Quelques coups de bâton ne vous siéroient pas mal.

Monsieur Loyal
On pourroit bien punir ces paroles infâmes,
Mamie, et l'on décrète aussi contre les femmes.

Cléante
Finissons tout cela, Monsieur : c'en est assez ;
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

Monsieur Loyal
Jusqu'au revoir. Le Ciel vous tienne tous en joie !

Orgon
Puisse-t-il te confondre, et celui qui t'envoie !

 

Acte V

 

Scène V

Orgon, Cléante, Mariane, Elmire, Madame Pernelle, Dorine, Damis

Orgon
Hé bien, vous le voyez, ma mère, si j'ai droit,
Et vous pouvez juger du reste par l'exploit :
Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?

Madame Pernelle
Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues !

Dorine
Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,
Et ses pieux desseins par là sont confirmés :
Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme ;
Il sait que très souvent les biens corrompent l'homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.

Orgon
Taisez-vous : c'est le mot qu'il vous faut toujours dire.

Cléante
Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.

Elmire
Allez faire éclater l'audace de l'ingrat.

Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
Et sa déloyauté va paroître trop noire,
Pour souffrir qu'il en ait le succès qu'on veut croire.

 

Acte V

 

Scène VI

Valère, Orgon, Cléante, Elmire, Mariane, etc.

Valère
Avec regret, Monsieur, je viens vous affliger ;
Mais je m'y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m'est joint d'une amitié fort tendre,
Et qui sait l'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l'on doit aux affaires d'Etat,
Et me vient d'envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d'une soudaine fuite.
Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au Prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu'il vous jette,
D'un criminel d'Etat, l'importance cassette,
Dont, au mépris, dit-il, du devoir d'un sujet,
Vous avez conservé le coupable secret.
J'ignore le détail du crime qu'on vous donne ;
Mais un ordre est donné contre votre personne ;
Et lui−même est chargé, pour mieux l'exécuter,
D'accompagner celui qui vous doit arrêter.

Cléante
Voilà ses droits armés ; et c'est par où le traître
De vos biens qu'il prétend cherche à se rendre maître.

Orgon
L'homme, est, je vous l'avoue, un méchant animal !

Valère
Le moindre amusement vous peut être fatal.
J'ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu'ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant,
Et ce sont de ces coups que l'on pare en fuyant.
A vous mettre en lieu sûr je m'offre pour conduite,
Et veux accompagner jusqu'au bout votre fuite.

Orgon
Las ! que ne dois-je point à vos soins obligeants !
Pour vous en rendre grâce il faut un autre temps ;
Et je demande au Ciel de m'être assez propice,
Pour reconnoître un jour ce généreux service.
Adieu : prenez le soin, vous autres...

Cléante
Allez tôt :
Nous songerons, mon frère, à faire ce qu'il faut.

 

Acte V

 

Scène dernière

L'exempt, Tartuffe, Valère, Orgon, Elmire, Mariane, etc.

Tartuffe
Tout beau, Monsieur, tout beau, ne courez point si vite :
Vous n'irez pas fort loin pour trouver votre gîte,
Et de la part du Prince on vous fait prisonnier.

Orgon
Traître, tu me gardois ce trait pour le dernier ;
C'est le coup, scélérat, par où tu m'expédies,
Et voilà couronner toutes tes perfidies.

Tartuffe
Vos injures n'ont rien à me pouvoir aigrir,
Et je suis pour le Ciel appris à tout souffrir.

Cléante
La modération est grande, je l'avoue.

Damis
Comme du Ciel l'infâme impudemment se joue !

Tartuffe
Tous vos emportements ne sauroient m'émouvoir,
Et je ne songe à rien qu'à faire mon devoir.

 

Mariane
Vous avez de ceci grande gloire à prétendre,
Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.

Tartuffe
Un emploi ne sauroit être que glorieux,
Quand il part du pouvoir qui m'envoie en ces lieux.

Orgon
Mais t'es-tu souvenu que ma main charitable,
Ingrat, t'a retiré d'un état misérable ?

Tartuffe
Oui, je sais quels secours j'en ai pu recevoir ;
Mais l'intérêt du Prince est mon premier devoir ;
De ce devoir sacré la juste violence
Etouffe dans mon cœur toute reconnoissance,
Et je sacrifierois à de si puissants nœuds
Ami, femme, parents, et moi−même avec eux.

Elmire
L'imposteur !

Dorine
Comme il sait, de traîtresse manière,
Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère !

Cléante
Mais s'il est si parfait que vous le déclarez,

Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D'où vient que pour paroître il s'avise d'attendre
Qu'à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre,
Et que vous ne songez à l'aller dénoncer
Que lorsque son honneur l'oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire,
Du don de tout son bien qu'il venoit de vous faire ;
Mais le voulant traiter en coupable aujourd'hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?

Tartuffe, à l'Exempt
Délivrez-moi, Monsieur, de la criaillerie,
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.

L'exempt
Oui, c'est trop demeurer sans doute à l'accomplir :
Votre bouche à propos m'invite à le remplir ;
Et pour l'exécuter, suivez-moi tout à l'heure
Dans la prison qu'on doit vous donner pour demeure.

Tartuffe
Qui ? moi, Monsieur ?

L'exempt
Oui, vous.

Tartuffe
Pourquoi donc la prison ?

L'exempt
Ce n'est pas vous à qui j'en veux rendre raison.
Remettez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs.
D'un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d'accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle ;
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l'amour pour les vrais ne ferme point son cœur
A tout ce que les faux doivent donner d'horreur.
Celui−ci n'étoit pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D'abord il a percé, par ses vives clartés,
Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s'est trahi lui−même,
Et par un juste trait de l'équité suprême,
S'est découvert au Prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il étoit informé ;
Et c'est un long détail d'actions toutes noires
Dont on pourroit former des volumes d'histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
A ses autres horreurs il a joint cette suite,
Et ne m'a jusqu'ici soumis à sa conduite

Que pour voir l'impudence aller jusques au bout,
Et vous faire par lui faire raison de tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu'entre vos mains je dépouille le traître.
D'un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d'un ami fait tomber la retraite ;
Et c'est le prix qu'il donne au zèle qu'autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits,
Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D'une bonne action verser la récompense,
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,
Et que mieux que du mal il se souvient du bien.

Dorine
Que le Ciel soit loué !

Madame Pernelle
Maintenant je respire.

Elmire
Favorable succès !

Mariane
Qui l'auroit osé dire ?

Orgon, à Tartuffe.
Hé bien ! te voilà, traître...vice

 

Cléante
Ah ! mon frère, arrêtez,
Et ne descendez point à des indignités ;
A son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l'accable :
Souhaitez bien plutôt que son cœur en ce jour
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
Qu'il corrige sa vie en détestant son vice
Et puisse du grand Prince adoucir la justice,
Tandis qu'à sa bonté vous irez à genoux
Rendre ce que demande un traitement si doux.

Orgon
Oui, c'est bien dit : allons à ses pieds avec joie
Nous louer des bontés que son cœur nous déploie.
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d'un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d'un amant généreux et sincère.

 

 

RIDEAU

 

Source : In Libro Veritas :

http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre357.html#page_152

 

 

6 juin 2013

Paul Valéry, La jeune Parque

 

paul-valery

 

Paul Valéry

 

La Jeune Parque

 

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À André Gide

Depuis bien des années

j’avais laissé l’art des vers :

essayant de m’y astreindre encore,

j’ai fait cet exercice que je te dédie. 1917

 

"Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles

Pour la demeure d’un serpent ?"

Pierre Corneille

 

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Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule, avec diamants extrêmes ?... Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer,
Distraitement docile à quelque fin profonde,
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,
Et que de mes destins lentement divisé,
Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé.
La houle me murmure une ombre de reproche,
Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche,
Comme chose déçue et bue amèrement,
Une rumeur de plainte et de resserrement...
Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée,
Et quel frémissement d’une feuille effacé
Persiste parmi vous, îles de mon sein nu ?...
Je scintille, liée à ce ciel inconnu...
L’immense grappe brille à ma soif de désastres.

Tout-puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;
Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes
Ces souverains éclats, ces invincibles armes,
Et les élancements de votre éternité,
Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté
Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la merveille,
J’interroge mon cœur quelle douleur l’éveille,
Quel crime par moi-même ou sur moi consommé ?...
... Ou si le mal me suit d’un songe refermé,
Quand (au velours du souffle envolé l’or des lampes)
J’ai de mes bras épais environné mes tempes,
Et longtemps de mon âme attendu les éclairs ?
Toute ? Mais toute à moi, maîtresse de mes chairs,
Durcissant d’un frisson leur étrange étendue,
Et dans mes doux liens, à mon sang suspendue,
Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
De regards en regards, mes profondes forêts.

J’y suivais un serpent qui venait de me mordre.


Quel repli de désirs, sa traîne !... Quel désordre
De trésors s’arrachant à mon avidité,
Et quelle sombre soif de la limpidité !

Ô ruse !... À la lueur de la douleur laissée
Je me sentis connue encor plus que blessée...
Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ;
Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît :
Il colore une vierge à soi-même enlacée,
Jalouse... Mais de qui, jalouse et menacée ?
Et quel silence parle à mon seul possesseur ?

Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète sœur
Brûle, qui se préfère à l’extrême attentive.



Va ! je n’ai plus besoin de ta race naïve,
Cher Serpent... Je m’enlace, être vertigineux !
Cesse de me prêter ce mélange de nœuds
Ni ta fidélité qui me fuit et devine...
Mon âme y peut suffire, ornement de ruine !
Elle sait, sur mon ombre égarant ses tourments,
De mon sein, dans les nuits, mordre les rocs charmants ;
Elle y suce longtemps le lait des rêveries...
Laisse donc défaillir ce bras de pierreries
Qui menace d’amour mon sort spirituel...
Tu ne peux rien sur moi qui ne soit moins cruel,
Moins désirable... Apaise alors, calme ces ondes,
Rappelle ces remous, ces promesses immondes...
Ma surprise s’abrège, et mes yeux sont ouverts.
Je n’attendais pas moins de mes riches déserts
Qu’un tel enfantement de fureur et de tresse :
Leurs fonds passionnés brillent de sécheresse
Si loin que je m’avance et m’altère pour voir
De mes enfers pensifs les confins sans espoir...
Je sais... Ma lassitude est parfois un théâtre.
L’esprit n’est pas si pur que jamais idolâtre
Sa fougue solitaire aux élans de flambeau
Ne fasse fuir les murs de son morne tombeau.
Tout peut naître ici-bas d’une attente infinie.
L’ombre même le cède à certaine agonie,
L’âme avare s’entrouvre, et du monstre s’émeut
Qui se tord sur les pas d’une porte de feu...
Mais, pour capricieux et prompt que tu paraisses,
Reptile, ô vifs détours tout courus de caresses,
Si proche impatience et si lourde langueur,
Qu’es-tu, près de ma nuit d’éternelle longueur ?
Tu regardais dormir ma belle négligence...
Mais avec mes périls, je suis d’intelligence,
Plus versatile, ô Thyrse, et plus perfide qu’eux.
Fuis-moi ! du noir retour reprends le fil visqueux !
Va chercher des yeux clos pour tes danses massives.
Coule vers d’autres lits tes robes successives,
Couve sur d’autres cœurs les germes de leur mal,
Et que dans les anneaux de ton rêve animal
Halète jusqu’au jour l’innocence anxieuse !...
Moi, je veille. Je sors, pâle et prodigieuse,
Toute humide des pleurs que je n’ai point versés,
D’une absence aux contours de mortelle bercés
Par soi seule... Et brisant une tombe sereine,
Je m’accoude inquiète et pourtant souveraine,
Tant de mes visions parmi la nuit et l’œil,
Les moindres mouvements consultent mon orgueil. »



Mais je tremblais de perdre une douleur divine !
Je baisais sur ma main cette morsure fine,
Et je ne savais plus de mon antique corps
Insensible, qu’un feu qui brûlait sur mes bords :

Adieu, pensai-je, MOI, mortelle sœur, mensonge...



Harmonieuse MOI, différente d’un songe,
Femme flexible et ferme aux silences suivis
D’actes purs !... Front limpide, et par ondes ravis,
Si loin que le vent vague et velu les achève
Longs brins légers qu’au large un vol mêle et soulève,
Dites !... J’étais l’égale et l’épouse du jour,
Seul support souriant que je formais d’amour
À la toute-puissante altitude adorée...


Quel éclat sur mes cils aveuglément dorée,
Ô paupières qu’opprime une nuit de trésor,
Je priais à tâtons dans vos ténèbres d’or !
Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore,
Je m’offrais dans mon fruit de velours qu’il dévore ;
Rien ne me murmurait qu’un désir de mourir
Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir :
Mon amère saveur ne m’était point venue.
Je ne sacrifiais que mon épaule nue
À la lumière ; et sur cette gorge de miel,
Dont la tendre naissance accomplissait le ciel,
Se venait assoupir la figure du monde.
Puis, dans le dieu brillant, captive vagabonde,
Je m’ébranlais brûlante et foulais le sol plein,
Liant et déliant mes ombres sous le lin.
Heureuse ! À la hauteur de tant de gerbes belles,
Qui laissais à ma robe obéir les ombelles,
Dans les abaissements de leur frêle fierté
Et si, contre le fil de cette liberté,
Si la robe s’arrache à la rebelle ronce,
L’arc de mon brusque corps s’accuse et me prononce,
Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs
Que dispute ma race aux longs liens de fleurs !

Je regrette à demi cette vaine puissance...
Une avec le désir, je fus l'obéissance
Imminente, attachée à ces genoux polis ;
De mouvements si prompts mes vœux étaient remplis
Que je sentais ma cause à peine plus agile !
Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile,
Et dans l’ardente paix des songes naturels,
Tous ces pas infinis me semblaient éternels.
Si ce n’est, ô Splendeur, qu’à mes pieds l’Ennemie,
Mon ombre ! la mobile et la souple momie,
De mon absence peinte effleurait sans effort
La terre où je fuyais cette légère mort.
Entre la rose et moi je la vois qui s’abrite ;
Sur la poudre qui danse, elle glisse et n’irrite
Nul feuillage, mais passe, et se brise partout...
Glisse ! Barque funèbre...



                      Et moi vive, debout,
Dure, et de mon néant secrètement armée,
Mais, comme par l’amour une joue enflammée,
Et la narine jointe au vent de l’oranger,
Je ne rends plus au jour qu’un regard étranger...
Oh ! combien peut grandir dans ma nuit curieuse
De mon cœur séparé la part mystérieuse,
Et de sombres essais s’approfondir mon art !...
Loin des purs environs, je suis captive, et par
L’évanouissement d’arômes abattue,
Je sens sous les rayons, frissonner ma statue,
Des caprices de l’or, son marbre parcouru.
Mais je sais ce que voit mon regard disparu ;
Mon œil noir est le seuil d’infernales demeures !
Je pense, abandonnant à la brise les heures
Et l’âme sans retour des arbustes amers,
Je pense, sur le bord doré de l’univers,
À ce goût de périr qui prend la Pythonisse
En qui mugit l’espoir que le monde finisse.
Je renouvelle en moi mes énigmes, mes dieux,
Mes pas interrompus de paroles aux cieux,
Mes pauses, sur le pied portant la rêverie.

Qui suit au miroir d’aile un oiseau qui varie,
Cent fois sur le soleil joue avec le néant,
Et brûle, au sombre but de mon marbre béant.

Ô dangereusement de son regard la proie !



Car l’œil spirituel sur ses plages de soie
Avait déjà vu luire et pâlir trop de jours
Dont je m’étais prédit les couleurs et le cours.
L’ennui, le clair ennui de mirer leur nuance,
Me donnait sur ma vie une funeste avance :
L’aube me dévoilait tout le jour ennemi.
J’étais à demi morte ; et peut-être, à demi
Immortelle, rêvant que le futur lui-même
Ne fût qu’un diamant fermant le diadème
Où s’échange le froid des malheurs qui naîtront
Parmi tant d’autres feux absolus de mon front.

Osera-t-il, le Temps, de mes diverses tombes,
Ressusciter un soir favori des colombes,
Un soir qui traîne au fil d’un lambeau voyageur
De ma docile enfance un reflet de rougeur,
Et trempe à l’émeraude un long rose de honte ?



Souvenir, ô bûcher, dont le vent d’or m’affronte,
Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus
D’être en moi-même en flamme une autre que je fus...
Viens, mon sang, viens rougir la pâle circonstance
Qu’ennoblissait l’azur de la sainte distance,
Et l’insensible iris du temps que j’adorai !
Viens consumer sur moi ce don décoloré
Viens ! que je reconnaisse et que je les haïsse,
Cette ombrageuse enfant, ce silence complice,
Ce trouble transparent qui baigne dans les bois...
Et de mon sein glacé rejaillisse la voix
Que j’ignorais si rauque et d’amour si voilée...
Le col charmant cherchant la chasseresse ailée.
Mon cœur fut-il si près d’un cœur qui va faiblir ?


Fut-ce bien moi, grands cils qui crus m’ensevelir
Dans l’arrière douceur riant à vos menaces...
Ô pampres ! sur ma joue errant en fils tenaces,
Ou toi... de cils tissue et de fluides fûts,
Tendre lueur d’un soir brisé de bras confus ?



« Que dans le ciel placés, mes yeux tracent mon temple !
Et que sur moi repose un autel sans exemple ! »

Criaient de tout mon corps la pierre et la pâleur...
La terre ne m’est plus qu’un bandeau de couleur
Qui coule et se refuse au front blanc de vertige...
Tout l’univers chancelle et tremble sur ma tige,
La pensive couronne échappe à mes esprits,
La mort veut respirer cette rose sans prix
Dont la douceur importe à sa fin ténébreuse !

Que si ma tendre odeur grise ta tête creuse,
Ô mort, respire enfin cette esclave de roi :
Appelle-moi, délie !... Et désespère-moi,
De moi-même si lasse, image condamnée !
écoute... N’attends plus... La renaissante année
À tout mon sang prédit de secrets mouvements :
Le gel cède à regret ses derniers diamants...
Demain, sur un soupir des Bontés constellées,
Le printemps vient briser les fontaines scellées :
L’étonnant printemps rit, viole... On ne sait d’où
Venu ? Mais la candeur ruisselle à mots si doux
Qu’une tendresse prend la terre à ses entrailles...
Les arbres regonflés et recouverts d’écailles
Chargés de tant de bras et de trop d’horizons,
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons,
Montent dans l’air amer avec toutes leurs ailes
De feuilles par milliers qu’ils se sentent nouvelles...
N’entends-tu pas frémir ces noms aériens,
Ô Sourde !... Et dans l'espace accablé de liens,
Vibrant de bois vivace infléchi par la cime,
Pour et contre les dieux ramer l’arbre unanime,
La flottante forêt de qui les rudes troncs
Portent pieusement à leurs fantasques fronts,
Aux déchirants départs des archipels superbes,
Un fleuve tendre, ô mort, et caché sous les herbes ?



Quelle résisterait, mortelle, à ces remous ?
Quelle mortelle ?

                        Moi si pure, mes genoux
Pressentent les terreurs de genoux sans défense...
L’air me brise. L’oiseau perce de cris d’enfance
Inouïs...l’ombre même où se serre mon cœur,
Et roses ! mon soupir vous soulève, vainqueur
Hélas ! des bras si doux qui ferment la corbeille...
Oh ! parmi mes cheveux pèse d’un poids d’abeille,
Plongeant toujours plus ivre au baiser plus aigu,
Le point délicieux de mon jour ambigu...
Lumière !... Ou toi, la mort ! Mais le plus prompt me              prenne !...
Mon cœur bat ! mon cœur bat ! Mon sein brûle et   m’entraîne !
Ah ! qu’il s’enfle, se gonfle et se tende, ce dur
Très doux témoin captif de mes réseaux d’azur...
Dur en moi... mais si doux à la bouche infinie !...

Chers fantômes naissants dont la soif m’est unie,
Désirs ! Visages clairs !... Et vous, beaux fruits d’amour,
Les dieux m’ont-ils formé ce maternel contour
Et ces bords sinueux, ces plis et ces calices,
Pour que la vie embrasse un autel de délices,
Où mêlant l’âme étrange aux éternels retours,
La semence, le lait, le sang coulent toujours ?
Non ! L’horreur m’illumine, exécrable harmonie !
Chaque baiser présage une neuve agonie...
Je vois, je vois flotter, fuyant l’honneur des chairs
Des mânes impuissants les millions amers...
Non, souffles ! Non, regards, tendresses... mes convives,
Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,
Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie !... Allez,
Spectres, soupirs la nuit vainement exhalés,
Allez joindre des morts les impalpables nombres !
Je n’accorderai pas la lumière à des ombres,
Je garde loin de vous, l’esprit sinistre et clair...
Non ! Vous ne tiendrez pas de mes lèvres l’éclair !...
Et puis... mon cœur aussi vous refuse sa foudre.
J’ai pitié de nous tous, ô tourbillons de poudre !

Grands Dieux ! Je perds en vous mes pas déconcertés !

Je n’implorerai plus que tes faibles clartés,
Longtemps sur mon visage envieuse de fondre,
Très imminente larme, et seule à me répondre,
Larme qui fais trembler à mes regards humains
Une variété de funèbres chemins ;
Tu procèdes de l’âme, orgueil du labyrinthe,
Tu me portes du cœur cette goutte contrainte,
Cette distraction de mon suc précieux
Qui vient sacrifier mes ombres sur mes yeux,
Tendre libation de l’arrière-pensée !
D’une grotte de crainte au fond de moi creusée
Le sel mystérieux suinte muette l’eau.
D’où nais-tu ? Quel travail toujours triste et nouveau
Te tire avec retard, larme, de l’ombre amère ?
Tu gravis mes degrés de mortelle et de mère,
Et déchirant ta route, opiniâtre faix,
Dans le temps que je vis, les lenteurs que tu fais
M’étouffent... Je me tais, buvant ta marche sûre...
— Qui t’appelle au secours de ma jeune blessure !

Mais blessures, sanglots, sombres essais, pourquoi ?
Pour qui, joyaux cruels, marquez-vous ce corps froid,
Aveugle aux doigts ouverts évitant l’espérance !
Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,
Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi ?
Terre trouble... et mêlée à l’algue, porte-moi,
Porte doucement moi... Ma faiblesse de neige,
Marchera-t-elle tant qu’elle trouve son piège ?
Où traîne-t-il, mon cygne, où cherche-t-il son vol ?
... Dureté précieuse... Ô sentiment du sol,
Mon pas fondait sur toi l’assurance sacrée !
Mais sous le pied vivant qui tâte et qui la crée
Et touche avec horreur à son pacte natal,
Cette terre si ferme atteint mon piédestal.
Non loin, parmi ces pas, rêve mon précipice...
L’insensible rocher, glissant d’algues, propice
À fuir (comme en soi-même ineffablement seul),
Commence... Et le vent semble au travers d’un linceul
Ourdir de bruits marins une confuse trame,
Mélange de la lame en ruine, et de rame...
Tant de hoquets longtemps, et de râles heurtés,
Brisés, repris au large... et tous les sorts jetés
éperdument divers roulant l’oubli vorace.,.

Hélas ! de mes pieds nus qui trouvera la trace
Cessera-t-il longtemps de ne songer qu’à soi ?

Terre trouble, et mêlée à l’algue, porte-moi !



Mystérieuse MOI, pourtant, tu vis encore !
Tu vas te reconnaître au lever de l’aurore
Amèrement la même...
                          Un miroir de la mer
Se lève... Et sur la lèvre, un sourire d’hier
Qu’annonce avec ennui l’effacement des signes,
Glace dans l’orient déjà les pâles lignes
De lumière et de pierre, et la pleine prison
Où flottera l’anneau de l’unique horizon...
Regarde : un bras très pur est vu, qui se dénude.
Je te revois, mon bras... Tu portes l’aube...

                                    Ô rude
Réveil d’une victime inachevée... et seuil
Si doux... si clair, que flatte, affleurement d’écueil,
L’onde basse, et que lave une houle amortie !...
L’ombre qui m’abandonne, impérissable hostie,
Me découvre vermeille à de nouveaux désirs,
Sur le terrible autel de tous mes souvenirs.

Là, l’écume s’efforce à se faire visible ;
Et là, titubera sur la barque sensible
À chaque épaule d’onde, un pêcheur éternel.
Tout va donc accomplir son acte solennel
De toujours reparaître incomparable et chaste,
Et de restituer la tombe enthousiaste
Au gracieux état du rire universel.



Salut ! Divinités par la rose et le sel,
Et les premiers jouets de la jeune lumière,
Îles !... Ruches bientôt quand la flamme première
Fera que votre roche, îles que je prédis,
Ressente en rougissant de puissants paradis ;
Cimes qu’un feu féconde à peine intimidées,
Bois qui bourdonnerez de bêtes et d’idées,
D’hymnes d’hommes comblés des dons du juste éther,
Îles ! dans la rumeur des ceintures de mer,
Mères vierges toujours, même portant ces marques,
Vous m’êtes à genoux de merveilleuses Parques :
Rien n’égale dans l’air les fleurs que vous placez,
Mais dans la profondeur, que vos pieds sont glacés !



De l’âme les apprêts sous la tempe calmée,
Ma mort, enfant secrète et déjà si formée,
Et vous, divins dégoûts qui me donniez l’essor,
Chastes éloignements des lustres de mon sort,
Ne fûtes-vous, ferveur, qu’une noble durée ?
Nulle jamais des dieux plus près aventurée
N’osa peindre à son front leur souffle ravisseur,
Et de la nuit parfaite implorant l’épaisseur,
Prétendre par la lèvre au suprême murmure.

Je soutenais l’éclat de la mort toute pure
Telle j’avais jadis le soleil soutenu...
Mon corps désespéré tendait le torse nu
Où l’âme, ivre de soi, de silence et de gloire,
Prête à s’évanouir de sa propre mémoire,
écoute, avec espoir, frapper au mur pieux
Ce cœur, — qui se ruine à coups mystérieux
Jusqu’à ne plus tenir que de sa complaisance
Un frémissement fin de feuille, ma présence...

Attente vaine, et vaine... Elle ne peut mourir
Qui devant son miroir pleure pour s’attendrir.


Ô n’aurait-il fallu, folle, que j’accomplisse
Ma merveilleuse fin de choisir pour supplice
Ce lucide dédain des nuances du sort ?
Trouveras-tu jamais plus transparente mort
Ni de pente plus pure où je rampe à ma perte
Que sur ce long regard de victime entr’ouverte,
Pâle, qui se résigne et saigne sans regret ?
Que lui fait tout le sang qui n’est plus son secret ?
Dans quelle blanche pais cette pourpre la laisse,
À l’extrême de l’être et belle de faiblesse !
Elle calme le temps qui la vient abolir,
Le moment souverain ne la peut plus pâlir,
Tant la chair vide baise une sombre fontaine !
Elle se fait toujours plus seule et plus lointaine...
Et moi, d’un tel destin, le cœur toujours plus près,
Mon cortège, en esprit, se berçait de cyprès...
Vers un aromatique avenir de fumée,
Je me sentais conduite, offerte et consumée ;
Toute, toute promise aux nuages heureux !
Même, je m’apparus cet arbre vaporeux,
De qui la majesté légèrement perdue
S’abandonne à l’amour de toute l’étendue.
L’être immense me gagne, et de mon cœur divin
L’encens qui brûle expire une forme sans fin...
Tous les corps radieux tremblent dans mon essence !...

Non, non !... N’irrite plus cette réminiscence !
Sombre lys ! Ténébreuse allusion des cieux,
Ta vigueur n’a pu rompre un vaisseau précieux...
Parmi tous les instants tu touchais au suprême...
— Mais qui l’emporterait sur la puissance même,
Avide par tes yeux de contempler le jour
Qui s’est choisi ton front pour lumineuse tour ?

Cherche, du moins, dis-toi, par quelle sourde suite
La nuit, d’entre les morts, au jour t’a reconduite ?
Souviens-toi de toi-même, et retire à l’instinct
Ce fil (ton doigt doré le dispute au matin),
Ce fil dont la finesse aveuglément suivie
Jusque sur cette rive a ramené ta vie...
Sois subtile... cruelle... ou plus subtile !... Mens !...
Mais sache !... Enseigne-moi par quels enchantements,
Lâche que n’a su fuir sa tiède fumée,
Ni le souci d’un sein d’argile parfumée,
Par quel retour sur toi, reptile, as-tu repris
Tes parfums de caverne et tes tristes esprits ?



Hier la chair profonde, hier, la chair maîtresse
M’a trahie... Oh ! sans rêve, et sans une caresse !...
Nul démon, nul parfum ne m’offrit le péril
D’imaginaires bras mourant au col viril ;
Ni, par le Cygne-Dieu, de plumes offensée
Sa brûlante blancheur n’effleura ma pensée...

Il eût connu pourtant le plus tendre des nids !
Car toute à la faveur de mes membres unis,
Vierge, je fus dans l’ombre une adorable offrande...
Mais le sommeil s’éprit d’une douceur si grande,
Et nouée à moi-même au creux de mes cheveux,
J’ai mollement perdu mon empire nerveux.
Au milieu de mes bras, je me suis faite une autre...
Qui s’aliène ?... Qui s’envole ?... Qui se vautre ?...
À quel détour caché, mon cœur s’est-il fondu ?
Quelle conque a redit le nom que j’ai perdu ?
Le sais-je, quel reflux traître m’a retirée
De mon extrémité pure et prématurée,
Et m’a repris le sens de mon vaste soupir ?
Comme l’oiseau se pose, il fallut m’assoupir.

Ce fut l’heure, peut-être, où la devineresse
Intérieure s’use et se désintéresse :
Elle n’est plus la même... Une profonde enfant
Des degrés inconnus vainement se défend,
Et redemande au loin ses mains abandonnées.
Il faut céder aux vœux des mortes couronnées
Et prendre pour visage un souffle...
Doucement, Me voici : mon front touche à ce consentement...
Ce corps, je lui pardonne, et je goûte à la cendre
Je me remets entière au bonheur de descendre,
Ouverte aux noirs témoins, les bras suppliciés,
Entre des mots sans fin, sans moi, balbutiés.
Dors, ma sagesse, dors. Forme-toi cette absence ;
Retourne dans le germe et la sombre innocence,
Abandonne-toi vive aux serpents, aux trésors.
Dors toujours ! Descends, dors toujours ! Descends, dors, dors !

(La porte basse c’est une bague... où la gaze
Passe... Tout meurt, tout rit dans la gorge qui jase...
L’oiseau boit sur ta bouche et tu ne peux le voir...
Viens plus bas, parle bas... Le noir n’est pas si noir...)



Délicieux linceuls, mon désordre tiède,
Couche où je me répands, m’interroge et me cède,
Où j’allai de mon cœur noyer les battements,
Presque tombeau vivant dans mes appartements,
Qui respire, et sur qui l’éternité s’écoute,
Place pleine de moi qui m’avez prise toute,
Ô forme de ma forme et la creuse chaleur
Que mes retours sur moi reconnaissaient la leur,
Voici que tant d’orgueil qui dans vos plis se plonge
À la fin se mélange aux bassesses du songe !
Dans vos nappes, où lisse elle imitait sa mort
L’idole malgré soi se dispose et s’endort,
Lasse femme absolue, et les yeux dans ses larmes,
Quand, de ses secrets nus les antres et les charmes,
Et ce reste d’amour que se gardait le corps
Corrompirent sa perte et ses mortels accords.

Arche toute secrète, et pourtant si prochaine,
Mes transports, cette nuit, pensaient briser ta chaîne ;
Je n’ai fait que bercer de lamentations
Tes flancs chargés de jour et de créations !
Quoi ! mes yeux froidement que tant d’azur égare
Regardent là périr l’étoile fine et rare,
Et ce jeune soleil de mes étonnements
Me paraît d’une aïeule éclairer les tourments,
Tant sa flamme aux remords ravit leur existence,
Et compose d’aurore une chère substance
Qui se formait déjà substance d’un tombeau !...
O, sur toute la mer, sur mes pieds, qu’il est beau !
Tu viens !... Je suis toujours celle que tu respires,
Mon voile évaporé me fuit vers tes empires...

... Alors, n’ai-je formé vains adieux si je vis,
Que songes ?... Si je viens, en vêtements ravis,
Sur ce bord, sans horreur, humer la haute écume,
Boire des yeux l’immense et riante amertume,
L’être contre le vent, dans le plus vif de l’air,
Recevant au visage un appel de la mer ;
Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde
L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde
Au cap tonne, immolant un monstre de candeur,
Et vient des hautes mers vomir la profondeur
Sur ce roc, d’où jaillit jusque vers mes pensées
Un éblouissement d’étincelles glacées,
Et sur toute ma peau que morde l’âpre éveil,
Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil,
Que j’adore mon cœur où tu te viens connaître,
Doux et puissant retour du délice de naître,

Feu vers qui se soulève une vierge de sang
Sous les espèces d’or d’un sein reconnaissant !

 

 

 

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6 juin 2013

Paul Valéry, Poésies (sélection)

 

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Paul Valéry

(Sète, 1871 - Paris, 1945)

Poésies

(sélection)

 

 

La fileuse

 

Assise, la fileuse au bleu de la croisée

Où le jardin mélodieux se dodeline ;

Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.

 

Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline

Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,

Elle songe, et sa tête petite s’incline.

 

Un arbuste et l’air pur font une source vive

Qui, suspendue au jour, délicieuse arrose

De ses pertes de fleurs le jardin de l’oisive.

 

Une tige, où le vent vagabond se repose,

Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,

Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.

 

Mais la dormeuse file une laine isolée ;

Mystérieusement l’ombre frêle se tresse

Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.

 

Le songe se dévide avec une paresse

Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,

La chevelure ondule au gré de la caresse...

 

Derrière tant de fleurs, l’azur se dissimule,

Fileuse de feuillage et de lumière ceinte :

Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.

 

Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte,

Parfume ton front vague au vent de son haleine

Innocente, et tu crois languir... Tu es éteinte

 

Au bleu de la croisée où tu filais la laine.

 

 

 

Hélène

Azur! c’est moi… Je viens des grottes de la mort
Entendre l’onde se rompre aux degrés sonores,
Et je revois les galères dans les aurores
Ressusciter de l’ombre au fil des rames d’or.

Mes solitaires mains appellent les monarques
Dont la barbe de sel amusait mes doigts purs;
Je pleurais. Ils chantaient leurs triomphes obscurs
Et les golfes enfuis aux poupes de leurs barques.

J’entends les conques profondes et les clairons
Militaires rythmer le vol des avirons;
Le chant clair des rameurs enchaîne le tumulte,

Et les Dieux, à la proue héroïque exaltés
Dans leur sourire antique et que l´écume insulte,
Tendent vers moi leurs bras indulgents et sculptés.

 

 

 

Féérie

La lune mince verse une lueur sacrée,
Toute une jupe d’un tissu d’argent léger,
Sur les bases de marbre où vient l’Ombre songer
Que suit d’un char de perle une gaze nacrée.

Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux
De carènes de plume à demi lumineuse,
Elle effeuille infinie une rose neigeuse
Dont les pétales font des cercles sur les eaux…

Est-ce vivre?… Ô désert de volupté pâmée
Où meurt le battement faible de l’eau lamée,
Usant le seuil secret des échos de cristal…

La chair confuse des molles roses commence
À frémir, si d’un cri le diamant fatal
Fêle d’un fil de jour toute la fable immense.

 

 

Même féérie

 

La lune mince verse une lueur sacrée,
Comme une jupe d’un tissu d’argent léger,
Sur les masses de marbre où marche et croit songer
Quelque vierge de perle et de gaze nacrée.

Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux
De carènes de plume à demi lumineuse,
Sa main cueille et dispense une rose neigeuse
Dont les pétales font des cercles sur les eaux.

Délicieux désert, solitude pâmée,
Quand le remous de l’eau par la lune lamée
Compte éternellement ses échos de cristal,

Quel cœur pourrait souffrir l’inexorable charme
De la nuit éclatante au firmament fatal,
Sans tirer de soi-même un cri pur comme une arme?

 

 

 

Les vaines danseuses

 

Celles qui sont des fleurs légères sont venues,
Figurines d’or et beautés toutes menues
Où s’irise une faible lune… Les voici
Mélodieuses fuir dans le bois éclairci.
De mauves et d’iris et de nocturnes roses
Sont les grâces de nuit sous leurs danses écloses.
Que de parfums voilés dispensent leurs doigts d’or!
Mais l’azur doux s’effeuille en ce bocage mort
Et de l’eau mince luit à peine, reposée
Comme un pâle trésor d’une antique rosée
D’où le silence en fleur monte… Encor les voici
Mélodieuses fuir dans le bois éclairci.
Aux calices aimés leurs mains sont gracieuses;
Un peu de lune dort sur leurs lèvres pieuses
Et leurs bras merveilleux aux gestes endormis
Aiment à dénouer sous les myrtes amis
Leurs liens fauves et leurs caresses… Mais certaines,
Moins captives du rythme et des harpes lointaines,
S’en vont d’un pas subtil au lac enseveli
Boire des lys l’eau frêle où dort le pur oubli.

 

 

 

Narcisse parle

 

Narcissiae placandis manibus.

Ô frères! tristes lys, je languis de beauté
Pour m’être désiré dans votre nudité,
Et vers vous, Nymphe, Nymphe, ô Nymphe des fontaines,
Je viens au pur silence offrir mes lames vaines.

Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir.
La voix des sources change et me parle du soir;
J’entends l’herbe d’argent grandir dans l’ombre sainte,
Et la lune perfide élève son miroir
Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte.

Et moi! De tout mon cœur dans ces roseaux jeté,
Je languis, ô saphir, par ma triste beauté!
Je ne sais plus aimer que l’eau magicienne
Où j’oubliai le rire et la rose ancienne.

Que je déplore ton éclat fatal et pur,
Si mollement de moi fontaine environnée,
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur
Mon image de fleurs humides couronnée!

Hélas! L’image est vaine et les pleurs éternels!
À travers les bois bleus et les bras fraternels,
Une tendre lueur d’heure ambiguë existe,
Et d’un reste du jour me forme un fiancé
Nu, sur la place pâle où m’attire l’eau triste…
Délicieux démon, désirable et glacé!

Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée,
Ô forme obéissante à mes yeux opposée!
Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs!…
Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent
D’appeler ce captif que les feuilles enlacent,
Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs!…

Adieu, reflet perdu sur l’onde calme et close,
Narcisse… ce nom même est un tendre parfum
Au cœur suave. Effeuille aux mânes du défunt
Sur ce vide tombeau la funérale rose.

Sois, ma lèvre, la rose effeuillant le baiser
Qui fasse un spectre cher lentement s’apaiser,
Car la nuit parle à demi-voix, proche et lointaine,
Aux calices pleins d’ombre et de sommeils légers.
Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés.

Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine
Chair pour la solitude éclose tristement
Qui se mire dans le miroir au bois dormant.
Je me délie en vain de ta présence douce,
L’heure menteuse est molle aux membres sur la mousse
Et d’un sombre délice enfle le vent profond.

Adieu, Narcisse… Meurs! Voici le crépuscule.
Au soupir de mon cœur mon apparence ondule,
La flûte, par l’azur enseveli module
Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont.
Mais sur le froid mortel où l’étoile s’allume,
Avant qu’un lent tombeau ne se forme de brume,
Tiens ce baiser qui brise un calme d’eau fatal!
L’espoir seul peut suffire à rompre ce cristal.
La ride me ravisse au souffle qui m’exile
Et que mon souffle anime une flûte gracile
Dont le joueur léger me serait indulgent!…

Évanouissez-vous, divinité troublée!
Et, toi, verse à la lune, humble flûte isolée,
Une diversité de nos larmes d’argent.

 

 

 

Été

Été, roche d’air pur, et toi, ardente ruche,
Ô mer! Éparpillée en mille mouches sur
Les touffes d’une chair fraîche comme une cruche,
Et jusque dans la bouche où bourdonne l’azur;

Et toi, maison brûlante, Espace, cher Espace
Tranquille, où l’arbre fume et perd quelques oiseaux,
Où crève infiniment la rumeur de la masse
De la mer, de la marche et des troupes des eaux,

Tonnes d’odeurs, grands ronds par les races heureuses
Sur le golfe qui mange et qui monte au soleil,
Nids purs, écluses d’herbe, ombres des vagues creuses,
Bercez l’enfant ravie en un poreux sommeil!

Dont les jambes (mais l’une est fraîche et se dénoue
De la plus rose), les épaules, le sein dur,
Le bras qui se mélange à l’écumeuse joue
Brillent abandonnés autour du vase obscur

Où filtrent les grands bruits pleins de bêtes puisées
Dans les cages de feuille et les mailles de mer
Par les moulins marins et les huttes rosées
Du jour… Toute la peau dore les treilles d’air.

 

 

 

Profusion du soir

 

Poème Abandonné…

Du soleil soutenant la puissante paresse
Qui plane et s’abandonne à l’œil contemplateur,
Regard!… Je bois le vin céleste, et je caresse
Le grain mystérieux de l’extrême hauteur.

Je porte au sein brûlant ma lucide tendresse,
Je joue avec les feux de l’antique inventeur;
Mais le dieu par degrés qui se désintéresse
Dans la pourpre de l’air s’altère avec lenteur.

Laissant dans les champs purs battre toute l’idée,
Les travaux du couchant dans la sphère vidée
Connaissent sans oiseaux leur ancienne grandeur.

L’ange frais de l’œil nu pressent dans sa pudeur,
Haute nativité d’étoile élucidée,
Un diamant agir qui berce la splendeur…

*

Ô soir, tu viens épandre un délice tranquille,
Horizon des sommeils, stupeur des cœurs pieux,
Persuasive approche, insidieux reptile,
Et rose que respire un mortel immobile
Dont l’œil dore s’engage aux promesses des cieux.

*

Sur tes ardents autels son regard favorable
Brûle, l’âme distraite, un passé précieux.
Il adore dans l’or qui se rend adorable
Bâtir d’une vapeur un temple mémorable,
Suspendre au sombre éther son risque et son récif,
Et vole, ivre des feux d’un triomphe passif,
Sur l’abime aux ponts d’or rejoindre la Fortune;
-Tandis qu’aux bords lointains du Théâtre pensif,
Sous un masque léger glisse la mince lune…

*

… Ce vin bu, l’homme bâille, et brise le flacon.
Aux merveilles du vide il garde une rancune;
Mais le charme du soir fume sur le balcon
Une confusion de femme et de flocon…

*

-Ô Conseil!… Station solennelle!… Balance
D’un doigt doré pesant les motifs du silence!
Ô sagesse sensible entre les dieux ardents!
-De l’espace trop beau, préserve-moi, balustre!
Là, m’appelle la mer!… Là, se penche l’illustre
Vénus Vertigineuse avec ses bras fondants!

*

Mon œil, quoiqu’il s’attache au sort souple des ondes,
Et boive comme en songe à l’éternel verseau,
Garde une chambre fixe et capable des mondes;
Et ma cupidité des surprises profondes
Voit à peine au travers du transparent berceau
Cette femme d’écume et d’algue et d’or que roule
Sur le sable et le sel la meule de la houle.

*

Pourtant je place aux cieux les ébats d’un esprit;
Je vois dans leurs vapeurs des terres inconnues,
Des déesses de fleurs feindre d’être des nues,
Des puissances d’orage d’errer a demi nues,
Et sur les roches d’air du soir qui s’assombrit,
Telle divinité s’accoude. Un ange nage.
Il restaure l’espace à chaque tour de rein.
Moi, qui jette ici-bas l’ombre d’un personnage,
Toutefois délié dans le plein souverain,
Je me sens qui me trempe, et pur qui me dédaigne!
Vivant au sein futur le souvenir marin,
Tout le corps de mon choix dans mes regards se baigne!

*

Une crête écumeuse, énorme et colorée,
Barre, puissamment pure, et plisse le parvis.
Roule jusqu’à mon cœur la distance dorée,
Vague!… Croulants soleils aux horizons ravis,
Tu n’iras pas plus loin que la ligne ignorée
Qui divise les dieux des ombres où je vis.

*

Une volute lente et longue d’une lieue
Semant les charmes lourds de sa blanche torpeur
Où se joue une joie, une soif d’être bleue,
Tire le noir navire épuisé de vapeur…

*

Mais pesants et neigeux les monts du crépuscule,
Les nuages trop pleins et leurs seins copieux,
Toute la majesté de l’Olympe recule,
Car voici le signal, voici l’or des adieux,
Et l’espace a humé la barque minuscule…

*

Lourds frontons du sommeil toujours inachevés,
Rideaux bizarrement d’un rubis relevés
Pour le mauvais regard d’une sombre planète,
Les temps sont accomplis, les désirs se sont tus,
Et dans la bouche d’or, bâillements combattus,
S’écartèlent les mots que charmait le poète…
Les temps sont accomplis, les désirs se sont tus.

*

Adieu, Adieu!… Vers vous, ô mes belles images,
Mes bras tendent toujours insatiable port!
Venez, effarouchés, hérissant vos plumages,
Voiliers aventureux que talonne la mort!
Hâtez-vous, hâtez-vous!… La nuit presse!… Tantale
Va périr! Et la joie éphémère des cieux!
Une rose naguère aux ténèbres fatale,
Une toute dernière rose occidentale
Pâlit affreusement sur le soir spacieux…
Je ne vois plus frémir au mât du belvédère
Ivre de brise un sylphe aux couleurs de drapeau,
Et ce grand port n’est plus qu’un noir débarcadère
Couru du vent glacé que sent venir ma peau!

Fermez-vous! Fermez-vous! Fenêtres offensées!
Grands yeux qui redoutez la véritable nuit!
Et toi, de ces hauteurs d’astres ensemencées,
Accepte, fécondé de mystère et d’ennui,
Une maternité muette de pensées…

 

 

Aurore

 

                  À Paul Poujaud

La confusion morose
Qui me servait de sommeil,
Se dissipe dès la rose
Apparence du soleil.
Dans mon âme je m’avance,
Tout ailé de confiance:
C’est la première oraison!
À peine sorti des sables,
Je fais des pas admirables
Dans les pas de ma raison.

Salut! encore endormies
À vos sourires jumeaux,
Similitudes amies
Qui brillez parmi les mots!
Au vacarme des abeilles
Je vous aurai par corbeilles,
Et sur l’échelon tremblant
De mon échelle dorée,
Ma prudence évaporée
Déjà pose son pied blanc.

Quelle aurore sur ces croupes
Qui commencent de frémir!
Déjà s’étirent par groupes
Telles qui semblaient dormir:
L’une brille, l’autre bâille;
Et sur un peigne d’écaille
Égarant ses vagues doigts,
Du songe encore prochaine,
La paresseuse l’enchaîne
Aux prémisses de sa voix.

Quoi! c’est vous, mal déridées!
Que fîtes-vous, cette nuit,
Maîtresses de l’âme, Idées,
Courtisanes par ennui?
-Toujours sages, disent-elles,
Nos présences immortelles
Jamais n’ont trahi ton toit!
Nous étions non éloignées,
Mais secrètes araignées
Dans les ténèbres de toi!

Ne seras-tu pas de joie
Ivre! à voir de l’ombre issus
Cent mille soleils de soie
Sur tes énigmes tissus?
Regarde ce que nous fîmes:
Nous avons sur tes abîmes
Tendu nos fils primitifs,
Et pris la nature nue
Dans une trame ténue
De tremblants préparatifs. . .

Leur toile spirituelle,
Je la brise, et vais cherchant
Dans ma forêt sensuelle
Les oracles de mon chant.
Être! Universelle oreille!
Toute l’âme s’appareille
À l'extrême du désir
Elle s’écoute qui tremble
Et parfois ma lèvre semble
Son frémissement saisir.

Voici mes vignes ombreuses,
Les berceaux de mes hasards!
Les images sont nombreuses
À l’égal de mes regards
Toute feuille me présente
Une source complaisante
Où je bois ce frêle bruit
Tout m’est pulpe, tout amande,
Tout calice me demande
Que j’attende pour son fruit.

Je ne crains pas les épines!
L’éveil est bon, même dur!
Ces idéales rapines
Ne veulent pas qu’on soit sûr:
Il n’est pour ravir un monde
De blessure si profonde
Qui ne soit au ravisseur
Une féconde blessure,
Et son propre sang l’assure
D’être le vrai possesseur.

J’approche la transparence
De l’invisible bassin
Où nage mon Espérance
Que l’eau porte par le sein.
Son col coupe le temps vague
Et soulève cette vague
Que fait un col sans pareil
Elle sent sous l’onde unie
La profondeur infinie,
Et frémit depuis l’orteil.

 

 

Au platane

Tu penches, grand Platane, et te proposes nu,
Blanc comme un jeune Scythe,
Mais ta candeur est prise, et ton pied retenu
Par la force du site.

Ombre retentissante en qui le même azur
Qui t’emporte, s’apaise,
La noire mère astreint ce pied natal et pur
À qui la fange pèse.

De ton front voyageur les vents ne veulent pas;
La terre tendre et sombre,
Ô Platane, jamais ne laissera d’un pas
S’émerveiller ton ombre!

Ce front n’aura d´accès qu´aux degrés lumineux
Où la sève l’exalte;
Tu peux grandir, candeur, mais non rompre les nœuds
De l’éternelle halte!

Pressens autour de toi d´autres vivants liés
Par l’hydre vénérable;
Tes pareils sont nombreux, des pins aux peupliers,
De l’yeuse à l’érable,

Qui, par les morts saisis, les pieds échevelés
Dans la confuse cendre,
Sentent les fuir les fleurs, et leurs spermes ailés,
Le cours léger descendre.

Le tremble pur, le charme, et ce hêtre formé,
De quatre jeunes femmes,
Ne cessent point de battre un ciel toujours fermé,
Vêtus en vain de rames.

Ils vivent séparés, ils pleurent confondus
Dans une seule absence,
Et leurs membres d´argent sont vainement fendus
À leur douce naissance.

Quand l’âme lentement qu’ils expirent le soir
Vers l’Aphrodite monte,
La vierge doit dans l’ombre, en silence, s’asseoir,
Toute chaude de honte.

Elle se sent surprendre, et pâle, appartenir
À ce tendre présage
Qu’une présente chair tourne vers l’avenir
Par un jeune visage. . .

Mais toi, de bras plus purs que les bras animaux,
Toi qui dans l’or les plonges,
Toi qui formes au jour le fantôme des maux
Que le sommeil fait songes,

Haute profusion de feuilles, trouble fier
Quand l’âpre tramontane
Sonne, au comble de l’or, l’azur du jeune hiver
Sur tes harpes, Platane,

Ose gémir!. . . Il faut, ô souple chair du bois,
Te tordre, te détordre,
Te plaindre sans rompre, et rendre aux vents la voix
Qu’ils cherchent en désordre!

Flagelle-toi!. . . Parais l’impatient martyr
Qui soi-même s’écorche,
Et dispute à la flamme impuissante à partir
Ses retours vers la torche!

Afin que l’hymne monte aux oiseaux qui naîtront,
Et que le pur de l’âme
Fasse frémir d’espoir les feuillages d’un tronc
Qui rêve de la flamme,

Je t’ai choisi, puissant personnage d’un parc,
Ivre de ton tangage,
Puisque le ciel t’exerce, et te presse, ô grand arc,
De lui rendre un langage!

Ô qu’amoureusement des Dryades rival,
Le seul poète puisse
Flatter ton corps poli comme il fait du Cheval
L’ambitieuse cuisse!. . .

-Non, dit l’arbre. Il dit: Non! par l’étincellement
De sa tête superbe,
Que la tempête traite universellement
Comme elle fait une herbe!

 

 

Les Grenades

Dures grenades entr’ouvertes
Cédant à l’excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Éclatés de leurs découvertes!

Si les soleils par vous subis,
Ô grenades entrebâillées
Vous ont fait d’orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,

Et que si l’or sec de l’écorce
À la demande d’une force
Crève en gemmes rouges de jus,

Cette lumineuse rupture
Fait rêver une âme que j’eus
De sa secrète architecture.

 

 

Le Vin perdu

J’ai, quelque jour, dans l’Océan,
(mais je ne sais plus sous quels cieux),
Jeté, comme offrande au néant,
Tout un peu de vin précieux…

Qui voulut ta perte, ô liqueur?
J’obéis peut-être au devin?
Peut-être au souci de mon cour,
Songeant au sang, versant le vin?

Sa transparence accoutumée
Après une rose fumée
Reprit aussi pure la mer…

Perdu ce vin, ivres les ondes!…
J’ai vu bondir dans l’air amer
Les figures les plus profondes…

 

 

Intérieur

Une esclave aux longs yeux chargés de molles chaînes
Change l’eau de mes fleurs, plonge aux glaces prochaines,
Au lit mystérieux prodigue ses doigts purs;
Elle met une femme au milieu de ces murs
Qui, dans ma rêverie errant avec décence,
Passe entre mes regards sans briser leur absence,
Comme passe le verre au travers du soleil,
Et de la raison pure épargne l’appareil.

 

 

Le Cimetière marin

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence... ! Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première,
Regarde-toi... ! Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence...
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même...
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant...
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient les pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi !

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!

Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir!

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Êlée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil... Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Non, non... ! Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme... Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant.

Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève... ! Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

 

 

Le Rameur

Penché contre un grand fleuve, infiniment mes rames
M’arrachent à regret aux riants environs;
Âme aux pesantes mains, pleines des avirons,
Il faut que le ciel cède au glas des lentes lames.

Le cœur dur, l’œil distrait des beautés que je bats,
Laissant autour de moi mûrir des cercles d’onde,
Je veux à larges coups rompre l’illustre monde
De feuilles et de feu que je chante tout bas.

Arbres sur qui je passe, ample et naïve moire,
Eau de ramages peinte, et paix de l’accompli,
Déchire-les, ma barque, impose-leur un pli
Qui coure du grand calme abolir la mémoire.

Jamais, charmes du jour, jamais vos grâces n’ont
Tant souffert d’un rebelle essayant sa défense:
Mais, comme les soleils m’ont tiré de l’enfance,
Je remonte à la source où cesse même un nom.

En vain, toute la nymphe énorme et continue
Empêche de bras purs mes membres harassés;
Je romprai lentement mille liens glacés
Et les barbes d’argent de sa puissance nue.

Ce bruit secret des eaux, ce fleuve étrangement
Place mes jours dorés sous un bandeau de soie;
Rien plus aveuglément n’use l’antique joie
Qu’un bruit de fuite égale et de nul changement.

Sous les ponts annelés, l’eau profonde me porte,
Voûtes pleines de vent, de murmure et de nuit,
Ils courent sur un front qu’ils écrasent d’ennui,
Mais dont l’os orgueilleux est plus dur que leur porte.

Leur nuit passe longtemps. L’âme baisse sous eux
Ses sensibles soleils et ses promptes paupières,
Quand, par le mouvement qui me revêt de pierres,
Je m’enfonce au mépris de tant d’azur oiseux.

 

 

Palme

                              À Jeanne

De sa grâce redoutable
Voilant à peine l’éclat,
Un ange met sur ma table
Le pain tendre, le lait plat;
Il me fait de la paupière
Le signe d’une prière
Qui parle à ma vision:
- Calme, calme, reste calme!
Connais le poids d’une palme
Portant sa profusion!

Pour autant qu’elle se plie
À l’abondance des biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses liens.
Admire comme elle vibre,
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère
L’attirance de la terre
Et le poids du firmament!

Ce bel arbitre mobile
Entre l’ombre et le soleil,
Simule d’une sibylle
La sagesse et le sommeil.
Autour d’une même place
L’ample palme ne se lasse
Des appels ni des adieux
Qu’elle est noble, qu’elle est tendre!
Qu’elle est digne de s’attendre
À la seule main des dieux!

L’or léger qu’elle murmure
Sonne au simple doigt de l’air,
Et d’une soyeuse armure
Charge l’âme du désert.
Une voix impérissable
Qu’elle rend au vent de sable
Qui l’arrose de ses grains,
À soi-même sert d’oracle,
Et se flatte du miracle
Que se chantent les chagrins.

Cependant qu’elle s’ignore
Entre le sable et le ciel,
Chaque jour qui luit encore
Lui compose un peu de miel.
Sa douceur est mesurée
Par la divine durée
Qui ne compte pas les jours,
Mais bien qui les dissimule
Dans un suc où s’accumule
Tout l’arôme des amours.

Parfois si l’on désespère,
Si l’adorable rigueur
Malgré tes larmes n’opère
Que sous ombre de langueur,
N’accuse pas d’être avare
Une Sage qui prépare
Tant d’or et d’autorité:
Par la sève solennelle
Une espérance éternelle
Monte à la maturité!

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s’arrêter jamais
Jusqu’aux entrailles du monde,
De poursuivre l’eau profonde
Que demandent les sommets.

Patience, patience,
Patience dans l’azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr!
Viendra l’heureuse surprise:
Une colombe, la brise,
L’ébranlement le plus doux,
Une femme qui s’appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l’on se jette à genoux!

Qu’un peuple à présent s’écroule,
Palme! irrésistiblement!
Dans la poudre qu’il se roule
Sur les fruits du firmament!
Tu n’as pas perdu ces heures
Si légère tu demeures
Après ces beaux abandons;
Pareille à celui qui pense
Et dont l’âme se dépense
À s’accroître de ses dons!

 

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6 juin 2013

Dino Buzzati, Le Casse-pieds

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LE CASSE-PIEDS

 Cette nouvelle fait partie du recueil "Le K"

 

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    L’homme consulta son carnet, entra d’un air décidé dans l’immeuble, monta au premier étage, là où était écrit : « Direction générale », et remplit une formule.

« Monsieur : Ernest Lemora… désire s’entretenir avec : M. Lucio Fenisti… Objet de la visite : personnel. » Personnel ? Fenisti resta perplexe. Le nom de Lemora lui était parfaitement inconnu. Et quand un étranger s’annonçait avec des « motifs personnels » il n’en sortait jamais rien de bon. La seule chose à faire était de l’envoyer se faire voir chez les Grecs.

Oui mais si après ? S’il s’agissait vraiment de choses personnelles ! Il se souvint d’un vague cousin de sa femme, de deux petites amies aux habitudes peu recommandables, d’un vieux camarade d’école : ils étaient tous bien capables de le mettre dans le pétrin. Les embêtements, ce n’est pas ce qui manque dans la vie.

« Quel genre de type est ce Lemora ? demanda-t-il à l’huissier.

— À le voir, comme ça, pas mal.

— Quel âge ?

— Oh ! la quarantaine.

— Bon ! fais-le entrer. »

L’homme se présenta. Un complet gris décent. Une chemise blanche propre mais usagée. Un désagréable timbre nasal en prononçant les R, comme les Levantins. Les chaussures, comme ci comme ça.

« Je vous en prie, asseyez-vous.

— Excusez-moi, monsieur, commença l’homme d’une voix basse, en parlant avec précipitation, pardonnez-moi si je viens vous déranger si si je sais très bien tout le travail que vous avez… Mais je vous assure que je ne me serais pas permis de venir… ne serait-ce qu’une minute si le commandeur Limonta votre vieil ami n’est-ce pas ? ne m’av…

— Le commandeur Limonta ? »

Fenisti n’avait jamais entendu ce nom-là.

« Oui le commandeur Limonta assesseur au tribunal, allez donc voir mon ami Fenisti me dit-il c’est un homme qui voit loin peut-être que votre projet me dit-il mais d’ailleurs qui ne connaît pas vos qualités monsieur et je comprends que venir déranger une célébrité telle que vous… mais la vie hélas est bien dure certainement je n’ai pas la présomption mais qui sait monsieur et je pourrais peut-être me présenter le front haut si de malheureuses circonstances mais je ne vous ferai pas perdre votre temps monsieur pourtant si vous saviez ma femme est à l’hôpital et le commandeur Limonta…

— Limonta ? dit Fenisti qui perdait le fil.

— Oui l’assesseur au tribunal vous voyez monsieur je ne me serais pas permis ah si vous saviez mon petit garçon quelle croix si tout le monde ne vantait pas votre grand cœur et mon projet voyez-vous était déjà accepté par le ministère mais un de mes bons collègues qui était le cousin de la femme du sous-secrétaire vous me comprenez pas vrai vous savez comment vont ces choses… »

Fenisti l’interrompit :

« Excusez-moi… malheureusement mon temps est limité… (il regarda la pendule) bientôt je dois me rendre à une réunion… si vous vouliez bien en venir au fait et me dire en quoi je pourrais…

— Non monsieur, répliqua l’autre, comme la glu, je me suis mal exprimé et mon projet il s’agit vous comprenez de mon troisième fils qui a été frappé justement la semaine dernière de poliomyélite je sais que vous allez compatir un cas grave et rare dit le médecin un cas difficile alors j’éprouve un grand embarras et je suis vraiment mortifié monsieur si j’ai évoqué en vous involontairement…

— Involontairement quoi ? éclata Fenisti exaspéré.

— Oh je n’avais pas l’intention je vous en prie excusez-moi mais vous savez avec toutes ces préoccupations on ne se sent plus capable de parler au contraire monsieur, vous ne me croirez peut-être pas monsieur mais j’éprouve pour vous un sentiment… un sentiment je vous le jure une véritable affection oui oui de gratitude mais monsieur ne me regardez pas comme ça parce que alors le peu de courage… si cela ne tenait qu’à moi j’aurais voulu vous présenter mon projet mais je vois que et puis je ne sais pas ce qui m’arrive mais voyez-vous monsieur aujourd’hui je me sens tout intimidé devant une personnalité comme vous oui ma sainte femme me le dit toujours malheureusement elle est entrée à l’hôpital hier parce que voyez-vous monsieur moi qui vous parle monsieur je suis un homme qui a travaillé toute sa vie oui honnêtement je peux… »

Fenisti chercha à l’endiguer ; il avait la sensation de s’enliser dans une mer de nausée qui l’engourdissait lentement :

« Mais finalement… vous me disiez… votre projet…

— Une proposition oui oui au contraire monsieur je vous remercie infiniment pour l’intérêt que vous montrez tout de suite mais vous êtes fatigué pas vrai ?

— Ouui, confirma Fenisti résigné et languissant.

— Ah la famille quelle belle et grande chose que la famille même le commandeur Limonta votre vieil ami un authentique ami dans certains cas l’amitié seulement quand surgissent des circonstances telles vous voyez monsieur elle sera opérée demain matin mais excusez-moi cher monsieur vous êtes peut-être impatient de connaître mon projet mais c’est hélas ! une opération délicate et le professeur m’a pris à part, eh je m’en rends bien compte une personnalité comme vous monsieur ne peut guère s’intéresser à moi qui viens ici.

— Pourquoi ? moi…

— Si si monsieur soyons objectifs un homme comme vous avec la responsabilité que vous avez monsieur une masse de travail pourquoi devrais-je vous préoccuper avec mes misères ? Si ce n’est pour la gratitude que j’éprouve un malheureux une nullité comme moi…

— Ne me dites pas…

— Non non monsieur c’est ma faute une sensation de honte absolument et puis il est normal de respecter certaines distances et tandis que je suis là à vous ennuyer peut-être que dans la salle d’attente il y en a beaucoup et plus importants que moi qui attendent peut-être une jolie dame et moi je suis assis ici comme si l’opération de ma femme enfin heureusement que l’hôpital de Lecce…

— De Lecce ?

— Oui monsieur la pauvre petite est là-bas mais moi aussi monsieur croyez-moi je ressens depuis quelques jours un bourdonnement dans l’oreille et puis une difficulté à respirer vous savez monsieur quand on est invalide de guerre Dieu seul sait… »

Lucio Fenisti se sentit défaillir.

Un brouillard s’épaississait devant les yeux et derrière le visage de ce maudit qui parlait. Lentement sa main gauche chercha la poche arrière de son pantalon où se trouvait son portefeuille.

 

Une fois sorti de l’immeuble l’homme s’arrêta pour regarder le billet de dix mille lires qu’il ne possédait pas dix minutes avant. Il fit un rapide calcul mental, secoua la tête. Cela ne suffisait pas. Il poussa un soupir. Consulta son calepin. Traversa la place d’un pas rapide. Parcourut une partie de la grande avenue. Entra d’un air décidé dans un autre grand immeuble. Mais là l’huissier l’avait repéré à temps à travers la baie vitrée. Par un signal convenu il donna l’alarme intérieure.

Automatiquement le dispositif de sécurité défensive se déclencha. Les huissiers se précipitèrent devant les portes donnant accès à l’escalier, toutes les issues furent fermées, les nerfs de trois cents fonctionnaires de tous grades tendus. Car à de trop nombreuses reprises l’imposteur avait réussi à pénétrer, semant la consternation et la ruine. Mais l’homme le savait. Pour la forme seulement il demanda à l’huissier s’il pouvait parler à M. Salimbene.

« Aujourd’hui M. Salimbene est absent, dit l’huissier.

— Et M. Smaglia ?

— M. Smaglia est en conférence.

— Et M. Bé ?

— M. Bé est souffrant.

— Oh ! le pauvre, s’apitoya l’homme, j’en suis vraiment navré. Serait-il possible… »

Il s’élança soudain. En un clin d’œil il avait aperçu Pratti, le sous-chef du personnel, qui traversait le hall d’entrée.

Avant que l’autre ne s’en soit rendu compte, il était devant lui.

« Oh ! bonjour cher monsieur. Quel heureux hasard figurez-vous que je vous cherchais justement car voyez-vous cher monsieur une proposition… »

Pratti tenta de se dégager :

« Mais, vraiment, ce n’est pas pour dire… une journée très chargée… un tas de rendez-vous… — Oh ! je vous en prie par pitié cher monsieur ne craignez pas que mais si vous voulez me permettre une petite minute je vous assure voyez-vous monsieur je ne me permettrais pas si l’ingénieur Bernozzi…

— L’ingénieur Bernozzi ? »

Pratti n’avait jamais entendu son nom.

« Mais oui l’ingénieur Bernozzi des Travaux publics vous devriez aller voir monsieur Pratti me disait-il c’est un homme aux vues très larges et il peut se faire que votre projet me disait-il mais d’ailleurs qui ne connaît vos mérites cher monsieur et je comprends je ne vous ferai pas perdre un temps précieux si vous saviez malheureusement ma femme est à l’hôpital et l’ingénieur Bernozzi… »

 

L’homme, une fois sorti, s’arrêta pour contempler le billet de cinq mille lires qu’il n’avait pas quelques minutes auparavant. Il l’ajouta à l’autre de dix mille, en les pliant avec soin. Il fit un rapide calcul mental. Secoua la tête. Cela ne lui suffisait pas. Il poussa un soupir. Se remit en route d’un pas vif.

Il tourna à droite, parcourut une centaine de mètres. S’arrêta devant une église. Ses lèvres s’arrondirent en un sourire mielleux. Avec décision il monta les sept marches, ouvrit la porte, se trouva dans le temple. Aussitôt son visage prit une expression de piété austère. Sa main droite trempa la pointe du médius dans l’eau bénite, puis fit le signe de la croix.

À petits pas silencieux l’homme s’approcha de l’autel.

Lorsqu’il l’entrevit dans la pénombre et qu’il l’eut reconnu, le Seigneur frémit et se dissimula derrière une colonne. L’homme avança impavide, bien qu’avec un extrême respect, jusqu’à la colonne. Et puis il se retourna brusquement en cherchant.

Plus vif que lui, Dieu se glissa de l’autre côté.

Mystérieusement, sa miséricorde infinie avait une limite cette fois-ci. Non, il ne se sentait pas capable de supporter une fois de plus les prières de cet homme-là.

L’individu alors se déplaça tout en cherchant encore.

Mais il n’était pas de taille à lutter avec le Tout-Puissant. Et il s’en rendit bien compte dans sa sensibilité diabolique. Pas question d’un coup tordu. Il fallait s’y résigner. Un imperceptible friselis courut parmi les saints titulaires des différentes chapelles latérales. Sur qui cela tomberait-il ?

D’un air indifférent, le fatal personnage parcourut la nef centrale à pas lents, comme un chasseur dans le bois, le fusil au creux du bras, prêt à tirer.

Il s’agenouilla si rapidement et d’une façon si inopinée devant la troisième chapelle, à droite, que saint Jérôme qui la présidait fut pris par surprise. Et il n’eut pas le temps de se dérober.

« Ô très vénéré saint Jérôme, commença l’homme en murmurant, ô toi pilier de l’Église savant docteur, ma femme à l’hôpital toi qui fais tant de miracles et dispense tant de grâces très aimable saint Jérôme toi qui avec une paternelle sollicitude l’opération demain matin ô toi céleste docteur mon fils la poliomyélite devant toi s’élève ô radieux docteur mon âme repentante en t’implorant… »

Les invocations sortaient à flots continus. Dix, quinze, vingt minutes sans reprendre souffle. Vingt-cinq minutes, trente, trente-cinq.

L’écume aux lèvres saint Jérôme dit oui.

 

 

FIN

 

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LASSITUDE CÉLESTE

nouvelle inspirée par "Le casse-pieds" de Dino Buzzatti

par Jean-Claude Paillous

 

6 juin 2013

Éric-Emmanuel Schmitt, Le faux

300 T copie

Cette nouvelle fait partie du recueil "Odette Toulemonde et autres histoires"

 

Éric-Emmanuel Schmitt

Le faux

 

 

            On peut dire qu’il y eut deux Aimée Favart. Une Aimée avant la séparation. Une Aimée après. Lorsque Georges lui annonça qu’il la quittait, Aimée mit plusieurs minutes à s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar ou d’une plaisanterie. Était-ce bien lui qui parlait ? Était-ce bien à elle qu’il s’adressait ? Une fois admis que la réalité lui assénait ce mauvais coup, elle prit encore la peine de vérifier qu’elle demeurait en vie. Ce diagnostic-là fut plus long à établir : son cœur s’était arrêté de battre, son sang de circuler, un froid silence de marbre avait pétrifié ses organes, une raideur empêchait ses yeux de ciller… Mais Georges continuait à se faire entendre d’elle – « tu comprends, ma chérie, je ne peux plus continuer, tout a une fin » –, à se faire voir d’elle – des auréoles de sueur mouillaient sa chemise aux aisselles –, à se faire sentir d’elle – ce chavirant fumet : odeurs de mâle, de savon et de linge rafraîchi à la lavande… Avec surprise, presque avec déception, elle conclut qu’elle survivait.

Doux, empressé, cordial, Georges multipliait des phrases qui répondaient à deux exigences contradictoires : annoncer qu’il partait et prétendre que ce n’était pas si grave.

— Nous avons été heureux ensemble. Mes plus grands bonheurs, je te les dois. Je suis certain que je mourrai en pensant à toi. Cependant je suis chef de famille. M’aurais-tu aimé si j’avais été un homme comme ça, un homme qui se défile, un homme qui néglige ses engagements, femme, maison, enfants, petits-enfants, sur un claquement de doigts ?

Elle avait envie de hurler « oui, je t’aurais aimé comme ça, c’est même ce que j’attends de toi depuis le premier jour », pourtant, comme à son habitude, elle ne prononça pas un mot. Ne pas le blesser. Surtout ne pas le blesser. Le bonheur de Georges apparaissait à Aimée plus important que le sien : ainsi l’avait-elle aimé pendant vingt-cinq ans en s’oubliant.

Georges continua :

— Ma femme a toujours envisagé que nous finirions notre vie dans le sud de la France. Puisque d’ici deux mois je prends ma retraite, nous avons acheté une villa à Cannes. Nous déménagerons cet été.

Plutôt que le départ, c’est l’expression « finir notre vie » qui choqua Aimée. Alors qu’à sa maîtresse il avait peint son existence familiale semblable à une prison, elle découvrait avec ce « finir notre vie » que Georges, dans un autre monde auquel il ne lui avait pas donné accès, avait continué à se sentir le mari de sa femme, le père de ses enfants.

« Notre vie » ! Aimée n’avait été qu’une parenthèse. « Notre vie » ! S’il lui avait glissé à l’oreille des mots d’amour, si son corps avait sans cesse eu besoin du sien, elle demeurait une passade. « Notre vie » ! Finalement l’autre – la rivale, la crainte, la détestée – avait gagné ! Le savait-elle seulement ? Avait-elle conscience, en s’installant avec son mari à Cannes, qu’elle laissait derrière elle, sonnée, exsangue, une femme qui avait souhaité pendant vingt-cinq ans prendre sa place et l’espérait encore quelques minutes auparavant ?

— Réponds-moi, ma chérie, dis-moi quelque chose, enfin…

Elle le fixa et ses yeux s’agrandirent. Quoi ? Il se met à genoux ? Il me malaxe la main ? Que prépare-t-il ? Nul doute qu’il va pleurer bientôt… Il sanglote toujours avant moi… c’est agaçant, je n’ai jamais pu l’attendrir car il fallait d’abord que je le console. Pratique, cela, se comporter en homme quand ça l’arrange, en femme quand ça lui convient.

Elle dévisagea le sexagénaire à ses pieds et eut soudain l’impression qu’il lui était totalement étranger. Si la partie raisonnable de son esprit n’avait soufflé qu’il s’agissait de Georges, l’homme qu’elle adorait depuis vingt-cinq ans, elle se serait levée en criant : « Qui êtes-vous ? Que faites-vous chez moi ? Et qui vous autorise à me toucher ? »

Ce fut à cet instant – cet instant où elle crut qu’il avait changé – qu’elle changea. Au-dessus de cet asticot aux cheveux teints qui pleurnichait en lui bavant sur les genoux et les mains, Aimée Favart se métamorphosa en la seconde Aimée Favart. Celle d’après. Celle qui ne croyait plus à l’amour.

Dans les mois qui suivirent, il y eut certes quelques allers-retours entre l’ancienne Aimée et la nouvelle Aimée – après une légère tentative de suicide, elle recoucha avec lui une nuit – ; toutefois en août, lorsqu’il eut déménagé, la nouvelle Aimée avait pris possession de l’ancienne. Mieux : elle l’avait tuée.

 

Elle repensait à son passé avec stupeur.

Comment ai-je pu croire qu’il m’aimait ? Il avait juste besoin d’une maîtresse belle, gentille et conne. Belle, gentille et conne… Belle, Aimée l’était. Jusqu’à la séparation, tout le monde le lui disait. Sauf elle… Car, comme tant de femmes, Aimée n’avait pas reçu la beauté qu’elle admirait. Petite, mince, avec des seins graciles, elle jalousait les géantes aux formes rondes et nourrissait un complexe dû à sa taille et à sa sveltesse. Après sa séparation, elle s’apprécia davantage et s’évalua « beaucoup trop bien pour n’importe quel homme ».

Gentille, Aimée l’était par mésestime de soi. Fille unique d’une mère qui ne lui avoua jamais l’identité de son père et la traitait en reproche encombrant, elle ignorait le monde des hommes ; aussi, lorsqu’elle entra en qualité de secrétaire dans l’entreprise dirigée par Georges, elle ne sut pas résister à ce mâle plus âgé qu’elle qui représentait à ses yeux de vierge candide à la fois le père et l’amant. Où va se loger le romantisme ? Il lui sembla plus beau d’aimer un homme qu’elle ne pouvait épouser…

Conne ? En Aimée comme en chaque être humain, la bêtise et l’intelligence habitaient des provinces séparées, la rendant régionalement brillante et localement stupide : si elle se révélait compétente dans le champ du travail, elle s’avérait niaise lorsqu’elle pénétrait l’espace sentimental. Cent fois, ses collègues lui conseillèrent de rompre avec cet homme ; cent fois, elle éprouva la volupté de ne pas leur obéir. Ils parlaient la voix de la raison ? Elle se flattait de répondre par celle du cœur.

En vingt-cinq ans, ils partagèrent le quotidien du travail, en aucun cas le quotidien conjugal ! Leurs escapades furent d’autant plus belles et précieuses. Ainsi que les caresses volées hâtivement au travail, elle ne le reçut le soir chez elle que sous le prétexte rare d’un conseil d’administration interminable. En vingt-cinq ans, leur couple n’eut pas le temps de s’user.

Trois mois après son installation dans le Midi, Georges se mit à lui écrire. Plus les semaines passaient, plus ses lettres devenaient enflammées, passionnées. Effets de l’absence ?

Elle ne lui répondit pas. Car, si les courriers étaient envoyés à l’ancienne Aimée, c’est la nouvelle qui les recevait. Et celle-ci, sans émotion, en déduisait que Georges devait déjà s’ennuyer avec sa femme. Avec mépris, elle parcourait ses feuillets qui enjolivaient davantage le passé.

Il délire, le retraité ! À ce rythme-là, dans trois mois, nous aurons vécu à Vérone et nous nous appelions Roméo et Juliette.

 

Elle garda son emploi, tint le nouveau directeur pour un homme ridicule – surtout quand il lui souriait – et entreprit de pratiquer le sport à outrance. Quarante-huit ans, interdite autrefois d’avoir des enfants parce que Georges en avait déjà, elle décida que des rejetons ne lui manqueraient pas.

— Pour qu’ils me volent mes belles années, me sucent le cœur et se volatilisent un jour, en me laissant encore plus seule ? Non merci. De plus, pour ajouter encore des êtres à cette planète pourrie par la pollution et la débilité humaine, il faut être soit crétine, soit étourdie.

La firme qui l’employait subit des revers, on regretta M. Georges, l’ancien directeur. Il y eut des remaniements, un plan social, et à cinquante ans, Aimée Favart, sans éprouver réellement de surprise, se trouva au chômage.

Voguant de stages débiles en formations infantilisantes, elle chercha mollement un autre emploi, et rencontra des problèmes d’argent. Sans nostalgie, elle emporta son coffre à bijoux chez un revendeur.

— Combien espérez-vous en tirer, madame ?

— Je n’en sais rien, c’est vous qui allez me le dire.

— C’est que… il n’y a rien de valeur là-dedans. Vous n’avez que des bijoux fantaisie, aucune pierre de valeur, pas d’or massif, rien qui…

— Je m’en doute bien : c’est lui qui me les a offerts.

— Lui ?

— Celui qui se prétendait l’homme de ma vie. Il me donnait de la pacotille, comme les conquérants espagnols aux Indiens d’Amérique. Et vous savez quoi ? J’étais tellement nouille que ça me plaisait. Donc ça ne vaut rien ?

— Pas grand-chose.

— C’était un salaud, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, madame. Il est certain que lorsqu’on aime une femme…

— Eh bien ?

— Lorsqu’on aime une femme, on ne lui paye pas ces bijoux-là.

— Ah ! Vous voyez ! J’en étais sûre.

Elle triomphait. Le marchand, lui, s’était contenté de répéter une phrase qu’il avait l’habitude de prononcer dans une autre situation : lorsqu’il voulait convaincre un client d’acquérir un bijou plus coûteux.

Quoiqu’elle abandonnât la boutique avec trois maigres billets, son cœur était gonflé de joie : un spécialiste lui avait confirmé que Georges n’était qu’une ordure minable. Sitôt chez elle, elle ouvrit ses placards et traqua dans ses affaires les cadeaux de Georges. Outre que le butin se révéla léger, sa qualité provoqua le rire d’Aimée. Un manteau en lapin. Des sous-vêtements en nylon. Une montre pas plus grosse qu’un cachet d’aspirine. Un carnet de cuir sans marque qui sentait encore la chèvre. Des sous-vêtements en coton. Un chapeau impossible à porter sinon lors d’un mariage à la cour d’Angleterre. Une écharpe en soie dont l’étiquette avait été coupée. Des sous-vêtements en caoutchouc noir.

Tombant sur le lit, elle hésitait entre le rire et les larmes. Elle se contenta de tousser. Voilà les trophées d’une passion de vingt-cinq ans ! Son trésor de guerre… Pour se sentir moins misérable, elle retourna son mépris contre lui. Sous prétexte de ne pas attirer l’attention de son épouse sur des dépenses régulières et non justifiables, il ne s’était guère montré généreux avec Aimée. Généreux, que dis-je ? Normal. Même pas normal. Un radin, oui !

Et moi qui en tirais gloire ! Moi qui me vantais de ne pas l’aimer pour son argent ! Quelle buse ! Je croyais exalter l’amoureux, je rassurais l’avare…

Passant au salon pour nourrir ses perruches, elle s’arrêta devant le tableau qui surmontait la cage et manqua s’étrangler de fureur.

— Mon Picasso ! Ça, c’était vraiment la preuve qu’il me prenait pour une imbécile. La toile, un jeu de formes dispersées, un puzzle de visage, un œil là, le nez au-dessus, une oreille au milieu du front, était censée représenter une femme avec son enfant. N’était-il pas bizarre le jour où il la lui avait apportée ? Pâle, les lèvres cireuses, la voix haletante, il la lui avait tendue en tremblant.

— Voilà, je me rattrape. On ne pourra pas dire que je n’ai pas été, une fois, généreux avec toi. — Qu’est-ce que c’est ?

— Un Picasso. Elle avait ôté les linges qui préservaient la peinture, contemplé l’œuvre et répété pour s’en convaincre :

— Un Picasso ?

— Oui.

— Un vrai ?

— Oui.

Osant à peine le toucher, de peur qu’une maladresse de sa part ne l’évaporât, elle avait balbutié :

— Est-ce possible ?… Comment as-tu fait ?

— Ah ça, je t’en prie, ne me le demande jamais !

Sur le coup, elle avait interprété cette réserve comme la pudeur d’un homme qui s’était saigné pour offrir quelque chose à une femme. Plus tard, en repensant à son attitude terrorisée, elle avait cédé à un bref délire en se demandant s’il ne l’avait pas volé. Il paraissait pourtant si fier de son don… Et il était honnête. Pour sa protection, il lui avait conseillé d’accréditer que le tableau était faux.

— Tu comprends, ma chérie, il est improbable qu’une petite secrétaire, vivant dans une tour à loyer modéré, possède un Picasso. On se moquerait de toi.

— Tu as raison.

— Pire. Si quelqu’un devinait la vérité, tu serais sûrement cambriolée. Ta meilleure assurance, crois-moi, consiste à déclarer, tant que tu ne t’en sépares pas, qu’il s’agit d’un faux. Ainsi Aimée avait-elle présenté aux très rares personnes qui avaient pénétré dans son appartement le tableau comme « Mon Picasso, un faux bien sûr », appuyant sa plaisanterie par un éclat de rire.

Avec le recul, la ruse de Georges lui sembla diabolique : l’obliger à insinuer que son Picasso était faux pour qu’elle se persuade, elle et elle seule, qu’il s’agissait d’un vrai !

Néanmoins, dans les semaines qui suivirent, elle éprouva des sentiments ambigus : d’une part elle était certaine de l’escroquerie, d’autre part elle espérait encore se tromper. Quoi qu’on lui apprenne sur sa toile, elle serait déçue. Déçue de se retrouver pauvre ou déçue de devoir rendre des mérites à Georges.

Ce cadre devant lequel elle se plantait devenait le ring où s’affrontaient l’ancienne Aimée et la nouvelle, la première qui avait cru à l’amour et au vrai Picasso, la seconde qui voyait la fausseté de Georges et du Picasso.

Sa rémunération de chômage baissant, Aimée peinait à retrouver un emploi. Lors des entretiens d’embauche, elle ne mettait aucun atout de son côté tant elle avait désormais à cœur de ne pas se laisser berner : les recruteurs rencontraient une femme dure, sèche, fermée, cumulant l’âge, les exigences financières et un caractère difficile, incapable de concession, prompte à soupçonner qu’on allait l’exploiter, tant sur la défensive qu’elle paraissait agressive. Sans s’en rendre compte, elle s’excluait de la course qu’elle prétendait courir.

Lorsqu’elle eut raclé ses dernières économies, elle se rendit compte que, sans solution immédiate, elle allait tomber dans la pauvreté. Par réflexe, elle se précipita vers son meuble à factures, fouilla fébrilement le tiroir à la recherche d’une vieille feuille sur laquelle elle avait marqué le numéro et téléphona à Cannes.

Une femme de ménage lui répondit, enregistra sa demande et se perdit dans le silence d’une grande demeure. Puis Aimée entendit des pas et reconnut le souffle court, angoissé de Georges. — Aimée ?

— Oui.

— Enfin, que se passe-t-il ? Tu sais très bien que tu ne peux pas m’appeler chez ma femme. En quelques phrases, sans aucune difficulté, elle lui brossa un tableau apocalyptique de sa situation. Il n’aurait pas fallu la pousser beaucoup pour qu’elle se prenne en pitié, or sa nouvelle armure de cynisme l’empêchait de s’attendrir sur elle-même, et sentir au bout du fil la respiration affolée de Georges lui procurait une sorte de rage.

— Georges, je t’en prie, aide-moi, conclut-elle.

— Tu n’as qu’à vendre le Picasso.

Elle crut avoir mal entendu. Quoi ? Il osait…

— Oui, ma petite chérie, tu n’as qu’à vendre ton Picasso. C’est pour cela que je te l’ai offert. Pour te mettre à l’abri du besoin puisque je ne pouvais pas t’épouser. Va vendre ton Picasso. Elle ferma la bouche pour ne pas hurler. Ainsi, jusqu’au bout, il l’aurait prise pour une imbécile !

— Va chez Tanaev, 21, rue de Lisbonne. C’est là que je l’avais acheté. Veille à ce qu’on ne te roule pas. Demande Tanaev père. Attention, je raccroche. Ma femme arrive. Au revoir, ma petite Aimée, je pense tout le temps à toi. Il avait déjà raccroché. Lâche et fuyant. Tel qu’il l’avait toujours été. Quelle gifle ! Mais quelle gifle ! Bien fait pour elle ! Elle n’avait pas à l’appeler.

Humiliée, Aimée se planta devant le tableau et déchargea sa fureur.

— Jamais, tu m’entends, jamais je n’irai chez un marchand pour recevoir la confirmation que j’étais une conne et que Georges était un salaud, je le sais déjà, merci.

Cependant, deux jours plus tard, comme la compagnie d’électricité menaçait de lui couper le courant, elle monta dans un taxi et ordonna :

— Chez Tanaev, 21, rue de Lisbonne, s’il vous plaît.

Bien qu’à l’adresse indiquée il n’y eût qu’un magasin de vêtements pour enfants, elle descendit de voiture, son tableau emballé sous le bras, et passa le porche.

— Il doit travailler à l’intérieur ou en étage.

Après avoir parcouru quatre fois la liste des habitants dans les deux allées, elle chercha un concierge pour dénicher les nouvelles coordonnées de Tanaev jusqu’à ce qu’elle comprît que les immeubles de riches, à la différence des immeubles de pauvres, recouraient à des régies de nettoyeurs anonymes.

Avant de repartir, elle prit la précaution d’entrer dans le magasin de vêtements.

— Excusez-moi, je cherche M. Tanaev père et je croyais que…

— Tanaev ? Dix ans qu’il est parti.

— Ah, savez-vous où il a déménagé ?

— Déménagé ? Ça ne déménage pas ces gens-là, ça s’éclipse. Point à la ligne.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Quand le butin est amassé, il faut partir le cacher quelque part. Dieu seul sait où il est aujourd’hui, en Russie, en Suisse, en Argentine, aux Bermudes…

— C’est que… voyez-vous… il m’a vendu un tableau il y a quelques années…

— Oh, ma pauvre !

— Pourquoi ma pauvre ? Le commerçant remarqua que le visage d’Aimée s’était vidé de ses couleurs et s’en voulut d’avoir parlé si vite.

— Écoutez, ma petite dame, je n’y connais rien. Il est peut-être superbe, votre tableau, et il vaut sûrement une fortune. Tenez, j’ai quelque chose pour vous…

Il chercha une carte dans une boîte où il entassait des feuilles volantes.

— Voilà. Allez chez Marcel de Blaminth, rue de Flandres. Lui, c’est un expert.

Lorsqu’elle franchit la porte de Marcel de Blaminth, Aimée perdit espoir. Sous ses lourdes tentures de velours cramoisi qui absorbaient tout son et toute influence de l’extérieur, écrasée sous des toiles monumentales aux cadres d’or tourmentés, elle perçut qu’elle n’était plus dans son monde.

Une imposante secrétaire casquée d’un chignon lui jeta un œil soupçonneux derrière ses lunettes en tortue. Aimée bredouilla son histoire, montra le tableau et la guerrière la conduisit à l’étude. Marcel de Blaminth détailla sa visiteuse avant le tableau. Elle eut l’impression d’être jugée de l’escarpin jusqu’au cou, qu’il évaluait la provenance et le prix de chaque vêtement ou bijou qu’elle portait. Pour la toile, il n’eut qu’un regard.

— Où sont les certificats ?

— Je n’en ai pas.

— L’acte de vente.

— C’est un cadeau.

— Pourriez-vous l’obtenir ?

— Je ne crois pas. Cette… personne a disparu de ma vie.

— Je vois. Peut-être pourrions-nous l’obtenir du marchand ? Qui était-ce ?

— Tanaev, murmura Aimée, presque honteuse. Il releva un cil et son œil laissa passer un somptueux mépris.

— Cela s’engage très mal, madame.

— Vous pourriez pourtant…

— Jeter un œil au tableau ? Vous avez raison. C’est ce qui compte. De très belles œuvres nous reviennent parfois après avoir suivi un parcours obscur ou très louche. C’est l’œuvre qui compte, rien d’autre que l’œuvre. Il changea de lunettes et s’approcha du Picasso. L’analyse durait. Il auscultait la toile, palpait le cadre, le mesurait, observait des détails à la loupe, se reculait, recommençait. Enfin, il posa les mains sur la table.

— Je ne vous fais pas payer la consultation.

— Ah bon ?

— Oui. Inutile de rajouter un malheur à votre malheur. C’est un faux.

— Un faux ?

— Un faux. Pour sauver la face, elle ricana :

— C’est ce que j’ai toujours dit à tout le monde.

De retour chez elle, Aimée raccrocha son tableau au-dessus de la cage aux perruches et se contraignit à la lucidité, une épreuve que peu d’humains ont l’occasion de subir. Elle prit conscience de ses naufrages, celui de sa vie amoureuse, de sa vie familiale et de sa vie professionnelle. En s’examinant dans le miroir en pied de sa chambre, elle constata que sa silhouette, sculptée par l’exercice et un régime macrobiotique, résistait bien. Combien de temps encore ? De toute façon, ce corps dont elle était maintenant si fière, elle ne le destinait qu’à la glace de son armoire, elle ne souhaitait plus l’accorder à personne.

Elle se dirigea vers la salle de bains avec la ferme intention de paresser dans la baignoire, et la molle idée de se suicider.

Pourquoi pas ? C’est la solution. Quel avenir me reste-t-il ? Pas de travail, pas d’argent, pas d’homme, pas d’enfants, et bientôt la vieillesse et la mort. Joli programme… Logiquement, je devrais me tuer.

Seule la logique la conduisait au suicide, elle n’en avait aucune envie. Sa peau désirait la chaleur du bain ; sa bouche songeait au melon, aux miettes de jambon qui l’attendaient sur la table de la cuisine ; sa main vérifia le galbe irréprochable de ses cuisses et s’égara dans ses cheveux en appréciant leur vigueur soyeuse. Elle fit couler l’eau et y jeta une capsule effervescente qui libérait un parfum d’eucalyptus.

Que faire ? Survivre encore ?

La concierge sonna à la porte.

— Madame Favart, est-ce que ça vous arrangerait de louer votre chambre d’ami ?

— Je n’ai pas de chambre d’ami.

— Si, la petite pièce qui donne sur le stade.

— Je l’occupe avec ma couture et mon repassage.

— Eh bien, si vous y remettiez un lit, vous pourriez la louer à des étudiantes. Comme l’université se trouve à côté, elles viennent sans cesse me demander s’il y a des chambres ici… Cela pourrait vous aider à arrondir vos fins de mois, en attendant de trouver un nouveau travail, ce qui ne saurait tarder, bien sûr. En entrant dans son bain, émue, Aimée se sentit obligée de remercier Dieu auquel elle ne croyait pas de lui avoir envoyé une solution à son problème.

 

Pendant les dix ans qui suivirent, elle loua sa chambre d’ami à des étudiantes qui poursuivaient leur formation sur le campus voisin. Ce revenu supplémentaire, ajouté au minimum social, lui suffisait pour subsister en attendant la retraite. Considérant que loger des locataires était devenu son vrai métier, elle les sélectionnait après expertise et aurait pu écrire ainsi les six commandements de la loueuse avisée :

1°Exiger le mois d’avance et posséder les coordonnées exactes et vérifiées des parents.

2°Se comporter jusqu’au dernier jour avec sa locataire en hôtesse qui tolère une intruse. 3°Préférer les sœurs aînées aux sœurs cadettes : elles se révèlent plus dociles.

4°Préférer la petite-bourgeoise à la grande bourgeoise : ces filles se montrent plus propres et moins insolentes.

5°Ne jamais les laisser parler de leur vie privée sinon elles finissent par vous amener des garçons.

6°Préférer les Asiatiques aux Européennes : plus polies, plus discrètes, éventuellement reconnaissantes, elles vont jusqu’à offrir des cadeaux.

Si Aimée ne s’attacha à aucune de ses locataires, elle appréciait de ne pas vivre seule. Quelques phrases échangées par jour lui suffisaient, et elle adorait faire sentir à ces jeunes oies qu’elle avait plus d’expérience qu’elles.

La vie aurait pu continuer ainsi longtemps si le médecin n’avait détecté des grosseurs suspectes sur le corps d’Aimée ; on découvrit un cancer généralisé. La nouvelle – qu’elle devina plus qu’elle ne l’apprit – l’allégea : plus besoin de lutter pour la survie. Son seul dilemme fut : ai-je encore besoin de louer ma chambre cette saison ? Ce mois d’octobre-là, elle venait d’accepter, pour la deuxième année consécutive, une jeune Japonaise, Kumiko, qui achevait une licence de chimie. Elle s’en ouvrit à la discrète étudiante :

— Voilà, Kumiko : j’ai une maladie très grave qui va m’obliger à passer beaucoup de temps à l’hôpital. Je ne crois pas pouvoir continuer à vous héberger.

Le chagrin de la jeune fille la surprit tellement qu’elle se méprit d’abord sur sa cause, elle attribua ses larmes à l’angoisse que l’étrangère éprouvait de se retrouver à la rue ; elle finit pourtant par convenir que celle-ci était réellement peinée de ce qui arrivait à Aimée.

— Vous aider. Venir voir vous à l’hôpital. Cuisiner bonne nourriture. Prendre soin vous. Même si aller chambre cité universitaire, avoir toujours temps pour vous.

— Pauvre fille, songea Aimée, à son âge j’étais aussi naïve et gentille. Quand elle aura parcouru autant de chemin que moi, elle déchantera. Encombrée autant que désarmée par ces démonstrations d’affection, Aimée n’eut pas le courage de chasser Kumiko et continua à lui louer sa chambre.

Rapidement, Aimée ne quitta plus l’hôpital. Kumiko lui rendait visite chaque soir. Sa seule visite. Aimée ne savait pas recevoir tant de sollicitude ; un jour, elle appréciait le sourire de Kumiko comme un baume lui permettant de croire que l’humanité ne pourrissait pas ; un autre, dès qu’apparaissait le visage bienveillant de la Japonaise, elle s’insurgeait contre cette intrusion dans son agonie. Ne pouvait-on pas la laisser mourir en paix ! Ces sautes d’humeur, Kumiko les attribuait aux progrès de la maladie ; aussi, malgré les rebuffades, les insultes et les colères, elle pardonnait à la grabataire et ne faiblissait pas dans sa compassion.

Un soir, la Japonaise commit une erreur dont elle ne se rendit pas compte et qui modifia l’entier comportement d’Aimée. Le médecin avait confessé à la malade que le nouveau traitement se révélait décevant. Traduction ? Vous n’en avez plus pour longtemps. Aimée ne cilla pas. Elle éprouva une sorte de lâche soulagement, celui que peut procurer un armistice. Plus besoin de se battre. Plus de soins éprouvants à l’horizon. La torture de l’espoir – cette inquiétude – lui était enfin retirée. Elle n’avait qu’à mourir. Ce fut donc avec une sorte de sérénité qu’Aimée annonça l’échec thérapeutique à Kumiko. Mais la Japonaise réagit avec passion. Pleurs. Cris. Embrassades. Hurlements. Accalmie. Larmes de nouveau. Quand elle retrouva l’élocution, Kumiko saisit son téléphone portable appela trois personnes au Japon ; une demi-heure plus tard, elle annonçait triomphalement à Aimée que, si on la soignait là-bas, dans son île, on lui proposerait un traitement inédit en France.

Inerte, subissant cette démonstration d’affection avec fatigue, Aimée attendait que Kumiko s’en aille. Cette gamine osait lui gâcher sa mort ! Comment pouvait-elle la tourmenter en lui reparlant de guérison ? Elle décida de se venger.

Le lendemain, quand Kumiko pointa son nez jaune à l’hôpital, Aimée ouvrit les bras et l’appela. — Ma petite Kumiko, viens m’embrasser !

Après quelques sanglots et autant d’embrassades tendres, elle lui débita, sur un ton pathétique entrecoupé de soupirs, une grande déclaration d’amour selon laquelle Kumiko était devenue sa fille, à ses yeux, oui, la fille qu’elle n’avait pas eue et qu’elle avait rêvé d’avoir, la fille qui l’accompagnait dans ses derniers moments et qui lui faisait sentir qu’elle n’était pas seule au monde.

— Oh mon amie, ma jeune amie, ma grande amie, ma seule amie…

Elle varia si bien ce motif qu’elle finit par s’émouvoir, simulant moins et s’exprimant davantage.

— Combien tu es bonne, Kumiko, bonne comme je l’étais à ton âge, à vingt ans, lorsque je croyais à la droiture humaine, à l’amour, à l’amitié. Tu es aussi naïve que je l’ai été, ma pauvre Kumiko, et tu seras sans doute un jour aussi déçue que je le suis. Je te plains, ma chérie, tu sais. Mais qu’importe ? Tiens bon, reste le plus longtemps possible telle que tu es ! Il sera toujours temps d’être trahie et déçue.

Soudain elle se ressaisit et se rappela son plan. Vengeance. Elle enchaîna donc :

— Pour te récompenser et te permettre de croire à la bonté humaine, j’ai un cadeau.

— Non, pas vouloir.

— Si, je vais te laisser la seule chose de valeur que je possède.

— Non, madame Favart, non.

— Si, je te lègue mon Picasso. La jeune fille demeura bouche bée.

— Tu as remarqué le tableau au-dessus de ma cage à perruches, c’est un Picasso. Un vrai Picasso. Je le fais passer pour faux afin de ne pas attirer les jalousies ou les voleurs ; pourtant tu peux me croire, Kumiko, c’est un vrai Picasso.

Pétrifiée, la jeune fille devient blême. Aimée frissonna un instant. Me croit-elle ? Se doute-t-elle que c’est un simulacre ? S’y connaît-elle en art ? Les larmes jaillirent des paupières bridées et Kumiko se mit à geindre, désespérée :

— Non, madame Favart, vous garder Picasso, vous guérir. Si vous vendre Picasso, moi emporter vous au Japon nouveau traitement. Ouf, elle me croit, songea Aimée qui aussitôt s’écria :

— C’est pour toi, Kumiko, pour toi, j’y tiens. Allons, ne perdons pas de temps je n’en ai plus que pour quelques jours. Tiens, j’ai préparé les papiers de donation. Va vite chercher des témoins dans le couloir, ainsi je pourrai partir la conscience tranquille. Devant le médecin et l’infirmière, Aimée signa les documents nécessaires ; ils y ajoutèrent leurs paraphes. Secouée de larmes, Kumiko empocha les feuilles et promit de revenir le lendemain à la première heure. Elle fut insupportablement longue à partir et lui lança des baisers jusqu’à ce qu’elle disparaisse au fond le couloir.

Soulagée, enfin seule, Aimée sourit au plafond. Pauvre niaise, songea-t-elle, va rêver que tu es riche : tu seras encore plus déçue après ma mort. Là, au moins, tu auras une bonne raison de pleurer. Ah, d’ici là, j’espère ne jamais te revoir. Sans doute ce Dieu auquel Aimée ne croyait pas l’entendit-il car, au petit matin, elle tomba dans le coma et, quelques jours plus tard, sans qu’elle s’en rendît compte, une dose de morphine l’emporta.

 

 

Quarante ans plus tard, Kumiko Kruk, la plus grande fortune du Japon, la reine mondiale de l’industrie cosmétique, désormais ambassadrice de l’Unicef, une vieille dame adorée des médias pour sa réussite, son charisme et sa générosité, justifiait ainsi devant la presse ses actions humanitaires :

— Si j’investis une partie de mes bénéfices dans la lutte contre la faim et la distribution de soins médicaux aux plus pauvres, c’est en souvenir d’une grande amie française de ma jeunesse, Aimée Favart, qui m’offrit, sur son lit de mort, un tableau de Picasso dont la vente me permit de fonder ma compagnie.

Bien que je ne fusse qu’une vague inconnue pour elle, elle a tenu à me faire cet inestimable présent.

Depuis, il m’a toujours semblé logique que mes bénéfices permettent à leur tour de soulager d’autres inconnus. Cette femme, Aimée Favart, était tout amour. Elle croyait en l’humanité comme personne. Elle m’a transmis ses valeurs, et cela, au-delà du précieux Picasso, est sans doute son plus beau cadeau.

 

FIN

6 juin 2013

Molière, Les femmes savantes

 

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MOLIÈRE

 

LES FEMMES SAVANTES

Comédie

 

 

 

ACTEURS

 

CHRYSALE, bon Bourgeois.

PHILAMINTE, femme de Chrysale.

ARMANDE, HENRIETTE, filles de Chrysale et de Philaminte.

ARISTE, frère de Chrysale.

BÉLISE, sœur de Chrysale.

CLITANDRE, amant d'Henriette.

TRISSOTIN, bel esprit.

VADIUS, savant.

MARTINE, servante de cuisine.

L'ÉPINE, laquais de Trissotin.

JULIEN, valet de Vadius.

LE NOTAIRE.

 

 

 

 La scène est à Paris.

 

ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE

Images : mise en scène Macha Makeïev

 

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ARMANDE, HENRIETTE.

 

ARMANDE

Quoi, le beau nom de fille est un titre, ma sœur,  

Dont vous voulez quitter la charmante douceur?  

Et de vous marier vous osez faire fête?  

Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête?

 

 HENRIETTE

 Oui, ma sœur.

 

ARMANDE

                      Ah ce «oui» se peut-il supporter?  

Et sans un mal de cœur saurait-on l'écouter?

 

HENRIETTE

Qu'a donc le mariage en soi qui vous oblige,

Ma sœur…

 

 ARMANDE

          Ah mon Dieu, fi.

 

 HENRIETTE

                                  Comment?

 

 ARMANDE

                                             Ah fi, vous dis-je.    

Ne concevez-vous point ce que, dès qu'on l'entend,

Un tel mot à l'esprit offre de dégoûtant?  

De quelle étrange image on est par lui blessée?

Sur quelle sale vue il traîne la pensée?  

N'en frissonnez-vous point? et pouvez-vous, ma sœur,  

Aux suites de ce mot résoudre votre cœur?

 

HENRIETTE

Les suites de ce mot, quand je les envisage,  

Me font voir un mari, des enfants, un ménage;  

Et je ne vois rien là, si j'en puis raisonner,  

Qui blesse la pensée, et fasse frissonner.

 

 ARMANDE

 De tels attachements, ô Ciel! sont pour vous plaire?

 

HENRIETTE

Et qu'est-ce qu'à mon âge on a de mieux à faire,  

Que d'attacher à soi, par le titre d'époux,  

Un homme qui vous aime, et soit aimé de vous;  

Et de cette union de tendresse suivie,  

Se faire les douceurs d'une innocente vie?

Ce nœud bien assorti n'a-t-il pas des appas?

 

ARMANDE                                                           

Mon Dieu, que votre esprit est d'un étage bas!  

Que vous jouez au monde un petit personnage,  

De vous claquemurer aux choses du ménage,  

Et de n'entrevoir point de plaisirs plus touchants, 

Qu'un idole d'époux, et des marmots d'enfants!  

Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,  

Les bas amusements de ces sortes d'affaires.  

À de plus hauts objets élevez vos désirs,  

Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs, 

Et traitant de mépris les sens et la matière,  

À l'esprit comme nous donnez-vous toute entière:  

Vous avez notre mère en exemple à vos yeux,  

Que du nom de savante on honore en tous lieux,  

Tâchez ainsi que moi de vous montrer sa fille, 

Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,  

Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs  

Que l'amour de l'étude épanche dans les cœurs:  

Loin d'être aux lois d'un homme en esclave asservie;  

Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie, 

Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,  

Et donne à la raison l'empire souverain,  

Soumettant à ses lois la partie animale  

Dont l'appétit grossier aux bêtes nous ravale.  

Ce sont là les beaux feux, les doux attachements, 

Qui doivent de la vie occuper les moments;  

Et les soins où je vois tant de femmes sensibles,  

Me paraissent aux yeux des pauvretés horribles.

 

HENRIETTE

Le Ciel, dont nous voyons que l'ordre est tout-puissant,  

Pour différents emplois nous fabrique en naissant; 

Et tout esprit n'est pas composé d'une étoffe  

Qui se trouve taillée à faire un philosophe.  

Si le vôtre est né propre aux élévations  

Où montent des savants les spéculations,  

Le mien est fait, ma sœur, pour aller terre à terre, 

Et dans les petits soins son faible se resserre.  

Ne troublons point du Ciel les justes règlements,  

Et de nos deux instincts suivons les mouvements;  

Habitez par l'essor d'un grand et beau génie,  

Les hautes régions de la philosophie, 

Tandis que mon esprit se tenant ici-bas,  

Goûtera de l'hymen les terrestres appas.  

Ainsi dans nos desseins l'une à l'autre contraire,  

Nous saurons toutes deux imiter notre mère;  

Vous, du côté de l'âme et des nobles désirs, 

Moi, du côté des sens et des grossiers plaisirs;  

Vous, aux productions d'esprit et de lumière,  

Moi, dans celles, ma sœur, qui sont de la matière.

 

ARMANDE

Quand sur une personne on prétend se régler,  

C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler; 

Et ce n'est point du tout la prendre pour modèle,  

Ma sœur, que de tousser et de cracher comme elle.

 

HENRIETTE

Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,  

Si ma mère n'eût eu que de ces beaux côtés;  

Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie 

N'ait pas vaqué toujours à la philosophie.  

De grâce souffrez-moi par un peu de bonté  

Des bassesses à qui vous devez la clarté;  

Et ne supprimez point, voulant qu'on vous seconde,  

Quelque petit savant qui veut venir au monde.

 

ARMANDE

Je vois que votre esprit ne peut être guéri  

Du fol entêtement de vous faire un mari:  

Mais sachons, s'il vous plaît, qui vous songez à prendre?  

Votre visée au moins n'est pas mise à Clitandre.

 

HENRIETTE

Et par quelle raison n'y serait-elle pas? 

Manque-t-il de mérite? est-ce un choix qui soit bas?

 

ARMANDE                                                        

Non, mais c'est un dessein qui serait malhonnête,  

Que de vouloir d'un autre enlever la conquête;

Et ce n'est pas un fait dans le monde ignoré,  

Que Clitandre ait pour moi hautement soupiré.

 

HENRIETTE

Oui, mais tous ces soupirs chez vous sont choses vaines,  

Et vous ne tombez point aux bassesses humaines;  

Votre esprit à l'hymen renonce pour toujours,  

Et la philosophie a toutes vos amours:  

Ainsi n'ayant au cœur nul dessein pour Clitandre, 

Que vous importe-t-il qu'on y puisse prétendre?

 

ARMANDE

Cet empire que tient la raison sur les sens,  

Ne fait pas renoncer aux douceurs des encens;  

Et l'on peut pour époux refuser un mérite

Que pour adorateur on veut bien à sa suite.

 

HENRIETTE

Je n'ai pas empêché qu'à vos perfections  

Il n'ait continué ses adorations;  

Et je n'ai fait que prendre, au refus de votre âme,  

Ce qu'est venu m'offrir l'hommage de sa flamme.

 

ARMANDE

Mais à l'offre des vœux d'un amant dépité, 

Trouvez-vous, je vous prie, entière sûreté?  

Croyez-vous pour vos yeux sa passion bien forte,  

Et qu'en son cœur pour moi toute flamme soit morte?

 

HENRIETTE

Il me le dit, ma sœur, et pour moi je le croi.

 

ARMANDE

Ne soyez pas, ma sœur, d'une si bonne foi, 

Et croyez, quand il dit qu'il me quitte et vous aime,  

Qu'il n'y songe pas bien, et se trompe lui-même.

 

HENRIETTE                                                                                                                                                                  

Je ne sais; mais enfin, si c'est votre plaisir,  

Il nous est bien aisé de nous en éclaircir.  

Je l'aperçois qui vient, et sur cette matière 

Il pourra nous donner une pleine lumière.

 

 

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SCÈNE II

CLITANDRE, ARMANDE, HENRIETTE.

 

HENRIETTE

Pour me tirer d'un doute où me jette ma sœur,  

Entre elle et moi, Clitandre, expliquez votre cœur,  

Découvrez-en le fond, et nous daignez apprendre  

Qui de nous à vos vœux est en droit de prétendre.

 

ARMANDE

Non, non, je ne veux point à votre passion  

Imposer la rigueur d'une explication;  

Je ménage les gens, et sais comme embarrasse   

Le contraignant effort de ces aveux en face.

 

CLITANDRE

Non, Madame, mon cœur qui dissimule peu, 

Ne sent nulle contrainte à faire un libre aveu;  

Dans aucun embarras un tel pas ne me jette,  

Et j'avouerai tout haut d'une âme franche et nette,  

Que les tendres liens où je suis arrêté,  

Mon amour et mes vœux, sont tout de ce côté.

Qu'à nulle émotion cet aveu ne vous porte;  

Vous avez bien voulu les choses de la sorte,  

Vos attraits m'avaient pris, et mes tendres soupirs  

Vous ont assez prouvé l'ardeur de mes désirs:  

Mon cœur vous consacrait une flamme immortelle, 

Mais vos yeux n'ont pas cru leur conquête assez belle;  

J'ai souffert sous leur joug cent mépris différents,  

Ils régnaient sur mon âme en superbes tyrans,  

Et je me suis cherché, lassé de tant de peines,  

Des vainqueurs plus humains, et de moins rudes chaînes: 

Je les ai rencontrés, Madame, dans ces yeux,  

Et leurs traits à jamais me seront précieux;  

D'un regard pitoyable ils ont séché mes larmes,  

Et n'ont pas dédaigné le rebut de vos charmes;  

De si rares bontés m'ont si bien su toucher, 

Qu'il n'est rien qui me puisse à mes fers arracher;  

Et j'ose maintenant vous conjurer, Madame,  

De ne vouloir tenter nul effort sur ma flamme,  

De ne point essayer à rappeler un cœur  

Résolu de mourir dans cette douce ardeur.

 

ARMANDE

Eh qui vous dit, Monsieur, que l'on ait cette envie,  

Et que de vous enfin si fort on se soucie?  

Je vous trouve plaisant, de vous le figurer;  

Et bien impertinent, de me le déclarer.

 

HENRIETTE

Eh doucement, ma sœur. Où donc est la morale 

Qui sait si bien régir la partie animale,  

Et retenir la bride aux efforts du courroux?

 

ARMANDE                                                      

Mais vous qui m'en parlez, où la pratiquez-vous,  

De répondre à l'amour que l'on vous fait paraître,  

Sans le congé de ceux qui vous ont donné l'être?

Sachez que le devoir vous soumet à leurs lois,  

Qu'il ne vous est permis d'aimer que par leur choix,  

Qu'ils ont sur votre cœur l'autorité suprême,  

Et qu'il est criminel d'en disposer vous-même.

 

HENRIETTE

Je rends grâce aux bontés que vous me faites voir, 

De m'enseigner si bien les choses du devoir;  

Mon cœur sur vos leçons veut régler sa conduite,  

Et pour vous faire voir, ma sœur, que j'en profite,  

Clitandre, prenez soin d'appuyer votre amour  

De l'agrément de ceux dont j'ai reçu le jour, 

Faites-vous sur mes vœux un pouvoir légitime,  

Et me donnez moyen de vous aimer sans crime.

 

CLITANDRE

J'y vais de tous mes soins travailler hautement,  

Et j'attendais de vous ce doux consentement.

 

ARMANDE

Vous triomphez, ma sœur, et faites une mine 

À vous imaginer que cela me chagrine.

 

HENRIETTE

Moi, ma sœur, point du tout; je sais que sur vos sens  

Les droits de la raison sont toujours tout-puissants,  

Et que par les leçons qu'on prend dans la sagesse,  

Vous êtes au-dessus d'une telle faiblesse. 

Loin de vous soupçonner d'aucun chagrin, je croi  

Qu'ici vous daignerez vous employer pour moi,  

Appuyer sa demande, et de votre suffrage  

Presser l'heureux moment de notre mariage.  

Je vous en sollicite, et pour y travailler…

 

ARMANDE

Votre petit esprit se mêle de railler,  

Et d'un cœur qu'on vous jette on vous voit toute fière.

 

HENRIETTE

Tout jeté qu'est ce cœur, il ne vous déplaît guère;  

Et si vos yeux sur moi le pouvaient ramasser,  

Ils prendraient aisément le soin de se baisser.

 

ARMANDE

À répondre à cela je ne daigne descendre,  

Et ce sont sots discours qu'il ne faut pas entendre.

 

HENRIETTE                                                                                                                                                                   

C'est fort bien fait à vous, et vous nous faites voir  

Des modérations qu'on ne peut concevoir.

 

 

 

SCÈNE III

 

CLITANDRE, HENRIETTE.

 

HENRIETTE

Votre sincère aveu ne l'a pas peu surprise.

 

CLITANDRE

Elle mérite assez une telle franchise,  

Et toutes les hauteurs de sa folle fierté 

Sont dignes tout au moins de ma sincérité:  

Mais puisqu'il m'est permis, je vais à votre père,  

Madame…

 

HENRIETTE

                       Le plus sûr est de gagner ma mère: 

Mon père est d'une humeur à consentir à tout,  

Mais il met peu de poids aux choses qu'il résout;  

Il a reçu du Ciel certaine bonté d'âme,  

Qui le soumet d'abord à ce que veut sa femme;  

C'est elle qui gouverne, et d'un ton absolu 

Elle dicte pour loi ce qu'elle a résolu.  

Je voudrais bien vous voir pour elle, et pour ma tante,  

Une âme, je l'avoue, un peu plus complaisante, 

Un esprit qui flattant les visions du leur,  

Vous pût de leur estime attirer la chaleur.

 

CLITANDRE                                     

Mon cœur n'a jamais pu, tant il est né sincère,  

Même dans votre sœur flatter leur caractère,  

Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût.  

Je consens qu'une femme ait des clartés de tout,  

Mais je ne lui veux point la passion choquante 

De se rendre savante afin d'être savante;  

Et j'aime que souvent aux questions qu'on fait,  

Elle sache ignorer les choses qu'elle sait;  

De son étude enfin je veux qu'elle se cache,  

Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache, 

Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,  

Et clouer de l'esprit à ses moindres propos.  

Je respecte beaucoup Madame votre mère,  

Mais je ne puis du tout approuver sa chimère,  

Et me rendre l'écho des choses qu'elle dit 

Aux encens qu'elle donne à son héros d'esprit.  

Son Monsieur Trissotin me chagrine, m'assomme,  

Et j'enrage de voir qu'elle estime un tel homme,  

Qu'elle nous mette au rang des grands et beaux esprits  

Un benêt dont partout on siffle les écrits, 

Un pédant dont on voit la plume libérale  

D'officieux papiers fournir toute la halle.

 

HENRIETTE

Ses écrits, ses discours, tout m'en semble ennuyeux,  

Et je me trouve assez votre goût et vos yeux  

Mais comme sur ma mère il a grande puissance, 

Vous devez vous forcer à quelque complaisance.  

Un amant fait sa cour où s'attache son cœur,  

Il veut de tout le monde y gagner la faveur;  

Et pour n'avoir personne à sa flamme contraire,  

Jusqu'au chien du logis il s'efforce de plaire.

 

CLITANDRE

Oui, vous avez raison; mais Monsieur Trissotin  

M'inspire au fond de l'âme un dominant chagrin.  

Je ne puis consentir, pour gagner ses suffrages,  

À me déshonorer, en prisant ses ouvrages;  

C'est par eux qu'à mes yeux il a d'abord paru, 

Et je le connaissais avant que l'avoir vu.  

Je vis dans le fatras des écrits qu'il nous donne,  

Ce qu'étale en tous lieux sa pédante personne,  

La constante hauteur de sa présomption;  

Cette intrépidité de bonne opinion; 

Cet indolent état de confiance extrême,  

Qui le rend en tout temps si content de soi-même,  

Qui fait qu'à son mérite incessamment il rit;  

Qu'il se sait si bon gré de tout ce qu'il écrit;  

Et qu'il ne voudrait pas changer sa renommée 

Contre tous les honneurs d'un général d'armée.

 

HENRIETTE

C'est avoir de bons yeux que de voir tout cela.

 

CLITANDRE

Jusques à sa figure encor la chose alla,   

Et je vis par les vers qu'à la tête il nous jette,  

De quel air il fallait que fût fait le poète; 

Et j'en avais si bien deviné tous les traits,  

Que rencontrant un homme un jour dans le Palais,  

Je gageai que c'était Trissotin en personne,  

Et je vis qu'en effet la gageure était bonne.

 

HENRIETTE

Quel conte!

 

CLITANDRE                                                                                                                                                                                                                                   Non, je dis la chose comme elle est:

Mais je vois votre tante. Agréez, s'il vous plaît,    

Que mon cœur lui déclare ici notre mystère,  

Et gagne sa faveur auprès de votre mère.

 

 

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SCÈNE IV

CLITANDRE, BÉLISE.

 

CLITANDRE

Souffrez, pour vous parler, Madame, qu'un amant  

Prenne l'occasion de cet heureux moment, 

Et se découvre à vous de la sincère flamme…

 

BÉLISE

Ah tout beau, gardez-vous de m'ouvrir trop votre âme:  

Si je vous ai su mettre au rang de mes amants,  

Contentez-vous des yeux pour vos seuls truchements,  

Et ne m'expliquez point par un autre langage 

Des désirs qui chez moi passent pour un outrage;  

Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes appas,  

Mais qu'il me soit permis de ne le savoir pas:  

Je puis fermer les yeux sur vos flammes secrètes,  

Tant que vous vous tiendrez aux muets interprètes; 

Mais si la bouche vient à s'en vouloir mêler,  

Pour jamais de ma vue il vous faut exiler.

 

CLITANDRE

Des projets de mon cœur ne prenez point d'alarme;  

Henriette, Madame, est l'objet qui me charme,  

Et je viens ardemment conjurer vos bontés 

De seconder l'amour que j'ai pour ses beautés.

 

BÉLISE

Ah certes le détour est d'esprit, je l'avoue,  

Ce subtil faux-fuyant mérite qu'on le loue;  

Et dans tous les romans où j'ai jeté les yeux,  

Je n'ai rien rencontré de plus ingénieux.

 

CLITANDRE

Ceci n'est point du tout un trait d'esprit, Madame,  

Et c'est un pur aveu de ce que j'ai dans l'âme.  

Les cieux, par les liens d'une immuable ardeur,  

Aux beautés d'Henriette ont attaché mon cœur;  

Henriette me tient sous son aimable empire, 

Et l'hymen d'Henriette est le bien où j'aspire;  

Vous y pouvez beaucoup, et tout ce que je veux,  

C'est que vous y daigniez favoriser mes vœux.

 

BÉLISE                                                

Je vois où doucement veut aller la demande,  

Et je sais sous ce nom ce qu'il faut que j'entende; 

La figure est adroite,  et pour n'en point sortir,

Aux choses que mon cœur m'offre à vous repartir,   

Je dirai qu'Henriette à l'hymen est rebelle,  

Et que sans rien prétendre, il faut brûler pour elle.

 

CLITANDRE

Eh, Madame, à quoi bon un pareil embarras, 

Et pourquoi voulez-vous penser ce qui n'est pas?

 

BÉLISE

Mon Dieu, point de façons; cessez de vous défendre  

De ce que vos regards m'ont souvent fait entendre;  

Il suffit que l'on est contente du détour  

Dont s'est adroitement avisé votre amour, 

Et que sous la figure où le respect l'engage,  

On veut bien se résoudre à souffrir son hommage,  

Pourvu que ses transports par l'honneur éclairés  

N'offrent à mes autels que des vœux épurés.

 

CLITANDRE

Mais…

 

BÉLISE

            Adieu, pour ce coup ceci doit vous suffire, 

Et je vous ai plus dit que je ne voulais dire.

 

CLITANDRE

Mais votre erreur…

 

BÉLISE

                           Laissez, je rougis maintenant,  

Et ma pudeur s'est fait un effort surprenant.

 

CLITANDRE

Je veux être pendu, si je vous aime, et sage…

 

BÉLISE

Non, non, je ne veux rien entendre davantage.

 

CLITANDRE                                                                                                                                                                        Diantre soit de la folle avec ses visions.  

A-t-on rien vu d'égal à ces préventions?  

Allons commettre un autre au soin que l'on me donne,

Et prenons le secours d'une sage personne.

 

 

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ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE

 

ARISTE, quittant Clitandre,

Oui, je vous porterai la réponse au plus tôt; 

J'appuierai, presserai, ferai tout ce qu'il faut.  

Qu'un amant, pour un mot, a de choses à dire!  

Et qu'impatiemment il veut ce qu'il désire!  

Jamais…

 

 

 

SCÈNE II

 

CHRYSALE, ARISTE.

 

ARISTE

Ah, Dieu vous gard', mon frère.

 

CHRYSALE

                            Et vous aussi, mon frère.

ARISTE

Savez-vous ce qui m'amène ici?

 

CHRYSALE

Non; mais, si vous voulez, je suis prêt à l'apprendre.

 

ARISTE

Depuis assez longtemps vous connaissez Clitandre?

 

CHRYSALE

Sans doute, et je le vois qui fréquente chez nous.

 

ARISTE

En quelle estime est-il, mon frère, auprès de vous?

 

CHRYSALE

D'homme d'honneur, d'esprit, de cœur, et de conduite, 

Et je vois peu de gens qui soient de son mérite.

 

ARISTE

Certain désir qu'il a, conduit ici mes pas,  

Et je me réjouis que vous en fassiez cas.

 

CHRYSALE                                              

Je connus feu son père en mon voyage à Rome.

 

ARISTE

Fort bien.

 

CHRYSALE

C'était, mon frère, un fort bon gentilhomme.

 

ARISTE

On le dit.

 

CHRYSALE

                  Nous n'avions alors que vingt-huit ans,  

Et nous étions, ma foi, tous deux de verts galants.

 

ARISTE

Je le crois.

 

CHRYSALE

Nous donnions chez les dames romaines,  

Et tout le monde là parlait de nos fredaines;  

Nous faisions des jaloux.

 

ARISTE

                                     Voilà qui va des mieux:

Mais venons au sujet qui m'amène en ces lieux.

 

 

 

SCÈNE III

 

BÉLISE, CHRYSALE, ARISTE.

 

ARISTE

Clitandre auprès de vous me fait son interprète,  

Et son cœur est épris des grâces d'Henriette.

 

CHRYSALE

Quoi, de ma fille?

 

ARISTE

                             Oui, Clitandre en est charmé,  

Et je ne vis jamais amant plus enflammé.

 

BÉLISE

Non, non, je vous entends, vous ignorez l'histoire,  

Et l'affaire n'est pas ce que vous pouvez croire.

 

ARISTE

Comment, ma sœur?

 

 BÉLISE

                                Clitandre abuse vos esprits,  

Et c'est d'un autre objet que son cœur est épris.

 

ARISTE

Vous raillez. Ce n'est pas Henriette qu'il aime?

 

BÉLISE

Non, j'en suis assurée.

 

ARISTE

                                   Il me l'a dit lui-même.

 

BÉLISE

Eh oui.

 

ARISTE

             Vous me voyez, ma sœur, chargé par lui  

D'en faire la demande à son père aujourd'hui.

 

BÉLISE

   Fort bien.

 

ARISTE

Et son amour même m'a fait instance  

De presser les moments d'une telle alliance.

 

BÉLISE

Encor mieux. On ne peut tromper plus galamment.  

Henriette, entre nous, est un amusement,

Un voile ingénieux, un prétexte, mon frère,  

À couvrir d'autres feux dont je sais le mystère,  

Et je veux bien tous deux vous mettre hors d'erreur.

 

ARISTE

Mais puisque vous savez tant de choses, ma sœur,  

Dites-nous, s'il vous plaît, cet autre objet qu'il aime.

 

BÉLISE                                                 

Vous le voulez savoir?

 

ARISTE

                                   Oui. Quoi?

BÉLISE

                                                  Moi.

 

ARISTE

                                                         Vous ?

 

BÉLISE

                                                             Moi-même.

 

ARISTE

Hay, ma sœur!

 

BÉLISE      

                   Qu'est-ce donc que veut dire ce «hay»,  

Et qu'a de surprenant le discours que je fai? 

On est faite d'un air je pense à pouvoir dire  

Qu'on n'a pas pour un cœur soumis à son empire;  

Et Dorante, Damis, Cléonte, et Lycidas,  

Peuvent bien faire voir qu'on a quelques appas.

 

ARISTE

Ces gens vous aiment?

 

BÉLISE

                           Oui, de toute leur puissance.

ARISTE

Ils vous l'ont dit?

 

BÉLISE

                         Aucun n'a pris cette licence;  

Ils m'ont su révérer si fort jusqu'à ce jour,  

Qu'ils ne m'ont jamais dit un mot de leur amour:  

Mais pour m'offrir leur cœur, et vouer leur service,  

Les muets truchements ont tous fait leur office.

 

ARISTE

On ne voit presque point céans venir Damis.

 

BÉLISE

C'est pour me faire voir un respect plus soumis.

 

ARISTE

De mots piquants partout Dorante vous outrage.

 

BÉLISE                                                           

Ce sont emportements d'une jalouse rage.

 

ARISTE

Cléonte et Lycidas ont pris femme tous deux.

 

BÉLISE

C'est par un désespoir où j'ai réduit leurs feux.

 

ARISTE

Ma foi! ma chère sœur, vision toute claire.

 

CHRYSALE

De ces chimères-là vous devez vous défaire.

 

BÉLISE

Ah chimères! Ce sont des chimères, dit-on!  

Chimères, moi! Vraiment chimères est fort bon! 

Je me réjouis fort de chimères, mes frères,  

Et je ne savais pas que j'eusse des chimères.

 

 

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SCÈNE IV

 

CHRYSALE, ARISTE.

 

CHRYSALE

 Notre sœur est folle, oui.

 

ARISTE

                                 Cela croît tous les jours.  

Mais, encore une fois, reprenons le discours.  

Clitandre vous demande Henriette pour femme, 

Voyez quelle réponse on doit faire à sa flamme?

 

CHRYSALE

Faut-il le demander? J'y consens de bon cœur,  

Et tiens son alliance à singulier honneur.

 

ARISTE

Vous savez que de bien il n'a pas l'abondance,  

Que…

 

CHRYSALE

          C'est un intérêt qui n'est pas d'importance; 

Il est riche en vertu, cela vaut des trésors,  

Et puis son père et moi n'étions qu'un en deux corps.

 

ARISTE

Parlons à votre femme, et voyons à la rendre  

Favorable…

 

CHRYSALE

                    Il suffit, je l'accepte pour gendre.

 

ARISTE

Oui; mais pour appuyer votre consentement, 

Mon frère, il n'est pas mal d'avoir son agrément,  

Allons…

 

CHRYSALE

             Vous moquez-vous? Il n'est pas nécessaire,  

Je réponds de ma femme, et prends sur moi l'affaire.

 

ARISTE

Mais…

 

CHRYSALE

Laissez faire, dis-je, et n'appréhendez pas.  

Je la vais disposer aux choses de ce pas.

 

ARISTE

Soit. Je vais là-dessus sonder votre Henriette,  

Et reviendrai savoir…

 

CHRYSALE

                                        C'est une affaire faite.  

Et je vais à ma femme en parler sans délai.

 

 

 

SCÈNE V

MARTINE, CHRYSALE.

 

MARTINE

Me voilà bien chanceuse! Hélas l'an dit bien vrai:   

Qui veut noyer son chien, l'accuse de la rage, 

Et service d'autrui n'est pas un héritage.

 

CHRYSALE

 Qu'est-ce donc? Qu'avez-vous, Martine?

 

MARTINE

                                                          Ce que j'ai?

 

CHRYSALE

 

                                                                      Oui?

 MARTINE

 J'ai que l'an me donne aujourd'hui mon congé,

 Monsieur.  

 

 CHRYSALE

                 Votre congé!

 

 MARTINE

                                     Oui, Madame me chasse.

 CHRYSALE

 Je n'entends pas cela. Comment?

 

MARTINE

                                                      On me menace,

Si je ne sors d'ici, de me bailler cent coups.

 

CHRYSALE

Non, vous demeurerez, je suis content de vous;  

Ma femme bien souvent a la tête un peu chaude,  

Et je ne veux pas moi…

 

 

 

SCÈNE VI

PHILAMINTE, BÉLISE, CHRYSALE, MARTINE.

 

PHILAMINTE

                               Quoi, je vous vois, maraude?  

Vite, sortez, friponne; allons, quittez ces lieux, 

Et ne vous présentez jamais devant mes yeux.

 

CHRYSALE

Tout doux.

 

PHILAMINTE

                  Non, c'en est fait.

 

CHRYSALE

                                              Eh.

 

 PHILAMINTE

                                                   Je veux qu'elle sorte.

 

 CHRYSALE

 Mais qu'a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte…

 

 PHILAMINTE                                                                                                                                              Quoi, vous la soutenez?

 

 CHRYSALE

                                           En aucune façon.

 

PHILAMINTE

Prenez-vous son parti contre moi?

 

CHRYSALE

                                            Mon Dieu non; 

Je ne fais seulement que demander son crime.

 

PHILAMINTE

 Suis-je pour la chasser sans cause légitime?

 

CHRYSALE

Je ne dis pas cela, mais il faut de nos gens…

 

 PHILAMINTE

 Non, elle sortira, vous dis-je, de céans.

 

CHRYSALE

 Hé bien oui. Vous dit-on quelque chose là contre?

 

PHILAMINTE

 Je ne veux point d'obstacle aux désirs que je montre.

 

CHRYSALE

 D'accord.

 PHILAMINTE

              Et vous devez en raisonnable époux,  

Être pour moi contre elle et prendre mon courroux.

 

 CHRYSALE

 Aussi fais-je. Oui, ma femme avec raison vous chasse,  

Coquine, et votre crime est indigne de grâce.

 

MARTINE

 Qu'est-ce donc que j'ai fait?

 

CHRYSALE

                                     Ma foi! Je ne sais pas.

 

PHILAMINTE

Elle est d'humeur encore à n'en faire aucun cas.

 

 CHRYSALE

 A-t-elle, pour donner matière à votre haine,  

 Cassé quelque miroir, ou quelque porcelaine?

 

 PHILAMINTE

 Voudrais-je la chasser, et vous figurez-vous 

 Que pour si peu de chose on se mette en courroux?

 

 CHRYSALE

 Qu'est-ce à dire? L'affaire est donc considérable?

 

 PHILAMINTE

 Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable?

 

 CHRYSALE

 Est-ce qu'elle a laissé, d'un esprit négligent,  

 Dérober quelque aiguière, ou quelque plat d'argent?

 

 PHILAMINTE

 Cela ne serait rien.

 

 CHRYSALE

                             Oh, oh! peste, la belle!  

 Quoi? l'avez-vous surprise à n'être pas fidèle?

 

 PHILAMINTE

 C'est pis que tout cela.

 

 CHRYSALE

                                    Pis que tout cela?

 

PHILAMINTE

                                                                Pis.

 

 CHRYSALE

 Comment diantre, friponne! Euh? a-t-elle commis…

 

 PHILAMINTE

 Elle a, d'une insolence à nulle autre pareille, 

 Après trente leçons, insulté mon oreille,   

 Par l'impropriété d'un mot sauvage et bas,  

 Qu'en termes décisifs condamne Vaugelas.

 

 CHRYSALE

 Est-ce là…

 

 PHILAMINTE

 Quoi, toujours malgré nos remontrances,  

 Heurter le fondement de toutes les sciences; 

 La grammaire qui sait régenter jusqu'aux rois,  

 Et les fait la main haute obéir à ses lois?

 

 CHRYSALE

  Du plus grand des forfaits je la croyais coupable.

 

 PHILAMINTE

 Quoi, vous ne trouvez pas ce crime impardonnable?

 

 CHRYSALE

 Si fait.

 

PHILAMINTE

                      Je voudrais bien que vous l'excusassiez.

 

CHRYSALE

 Je n'ai garde.

 

BÉLISE

                                 Il est vrai que ce sont des pitiés,  

Toute construction est par elle détruite,  

Et des lois du langage on l'a cent fois instruite.

 

MARTINE

Tout ce que vous prêchez est je crois bel et bon;  

Mais je ne saurais, moi, parler votre jargon.

 

PHILAMINTE

L'impudente! appeler un jargon le langage  

Fondé sur la raison et sur le bel usage!

 

MARTINE

Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,  

Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.

 

PHILAMINTE

 

 

                                                         

Hé bien, ne voilà pas encore de son style,  

Ne servent-pas de rien!

 

BÉLISE

                                       Ô cervelle indocile!  

Faut-il qu'avec les soins qu'on prend incessamment,  

On ne te puisse apprendre à parler congrûment?  

De pas, mis avec rien, tu fais la récidive,  

Et c'est, comme on t'a dit, trop d'une négative.

 

MARTINE

Mon Dieu, je n'avons pas étugué comme vous,  

Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.

 

PHILAMINTE

Ah peut-on y tenir!

 

BÉLISE

                         Quel solécisme horrible!

PHILAMINTE

En voilà pour tuer une oreille sensible.

 

BÉLISE

Ton esprit, je l'avoue, est bien matériel. 

Je, n'est qu'un singulier; avons, est pluriel.  

Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire?

 

MARTINE                                          

Qui parle d'offenser grand'mère ni grand-père?

 

PHILAMINTE

Ô Ciel!

BÉLISE

 

               Grammaire est prise à contre-sens par toi,  

Et je t'ai dit déjà d'où vient ce mot.

 

MARTINE

                                                                          Ma foi,

Qu'il vienne de Chaillot, d'Auteuil, ou de Pontoise,  

Cela ne me fait rien.

 

BÉLISE

                                              Quelle âme villageoise!  

La grammaire, du verbe et du nominatif,  

Comme de l'adjectif avec le substantif,

Nous enseigne les lois.

 

MARTINE

                                    J'ai, Madame, à vous dire  

Que je ne connais point ces gens-là.

 

PHILAMINTE

                                                      Quel martyre!

 

BÉLISE

Ce sont les noms des mots, et l'on doit regarder  

En quoi c'est qu'il les faut faire ensemble accorder.

 

MARTINE

Qu'ils s'accordent entr'eux, ou se gourment, qu'importe? 

 

PHILAMINTE, à sa sœur.

Eh, mon Dieu, finissez un discours de la sorte. (À son mari.) 

Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir?

 

CHRYSALE

Si fait. À son caprice il me faut consentir.  

Va, ne l'irrite point; retire-toi, Martine.

 

PHILAMINTE

Comment? vous avez peur d'offenser la coquine?  

Vous lui parlez d'un ton tout à fait obligeant?

 

CHRYSALE, bas.

Moi? Point. Allons, sortez. Va-t'en, ma pauvre enfant. 

 

 

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SCÈNE VII

PHILAMINTE, CHRYSALE, BÉLISE.

 

CHRYSALE

Vous êtes satisfaite, et la voilà partie.  

Mais je n'approuve point une telle sortie;  

C'est une fille propre aux choses qu'elle fait,  

Et vous me la chassez pour un maigre sujet.

 

PHILAMINTE                                                      

Vous voulez que toujours je l'aie à mon service,  

Pour mettre incessamment mon oreille au supplice?  

Pour rompre toute loi d'usage et de raison,  

Par un barbare amas de vices d'oraison,

De mots estropiés, cousus par intervalles, 

De proverbes traînés dans les ruisseaux des Halles?

 

BÉLISE

Il est vrai que l'on sue à souffrir ses discours.  

Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours;  

Et les moindres défauts de ce grossier génie,  

Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.

 

CHRYSALE

Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas,  

Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas?  

J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes,  

Elle accommode mal les noms avec les verbes,  

Et redise cent fois un bas ou méchant mot, 

Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot.  

Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.  

Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,  

Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,  

En cuisine peut-être auraient été des sots.

 

PHILAMINTE

Que ce discours grossier terriblement assomme!  

Et quelle indignité pour ce qui s'appelle homme,  

D'être baissé sans cesse aux soins matériels,  

Au lieu de se hausser vers les spirituels!  

Le corps, cette guenille, est-il d'une importance, 

D'un prix à mériter seulement qu'on y pense,  

Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin?

 

CHRYSALE

Oui, mon corps est moi-même, et j'en veux prendre soin,  

Guenille si l'on veut, ma guenille m'est chère.

 

BÉLISE

Le corps avec l'esprit, fait figure, mon frère;  

Mais si vous en croyez tout le monde savant,  

L'esprit doit sur le corps prendre le pas devant;  

Et notre plus grand soin, notre première instance,  

Doit être à le nourrir du suc de la science.

 

CHRYSALE                                                 

Ma foi si vous songez à nourrir votre esprit, 

C'est de viande bien creuse, à ce que chacun dit,  

Et vous n'avez nul soin, nulle sollicitude  

Pour…

 

PHILAMINTE

           Ah sollicitude à mon oreille est rude,  

Il pue étrangement son ancienneté.

 

BÉLISE

Il est vrai que le mot est bien collet monté. 

 

CHRYSALE

Voulez-vous que je dise? Il faut qu'enfin j'éclate,  

Que je lève le masque, et décharge ma rate.  

De folles on vous traite, et j'ai fort sur le cœur…

 

PHILAMINTE

Comment donc?

 

CHRYSALE.                                                                                                                                                  

                        C'est à vous que je parle, ma sœur.  

Le moindre solécisme en parlant vous irrite: 

Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite.  

Vos livres éternels ne me contentent pas,  

Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,  

Vous devriez brûler tout ce meuble  inutile,  

Et laisser la science aux docteurs de la ville; 

M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans,  

Cette longue lunette à faire peur aux gens,  

Et cent brimborions dont l'aspect importune:  

Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,  

Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous, 

Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.  

Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,  

Qu'une femme étudie, et sache tant de choses.  

Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants,  

Faire aller son ménage, avoir l'œil sur ses gens, 

Et régler la dépense avec économie,  

Doit être son étude et sa philosophie.  

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,  

Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez,  

Quand la capacité de son esprit se hausse 

À connaître un pourpoint d'avec un haut de chausse.  

Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien;  

Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,  

Et leurs livres un dé, du fil, et des aiguilles,  

Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles. 

Les femmes d'à présent sont bien loin de ces mœurs,  

Elles veulent écrire, et devenir auteurs.  

Nulle science n'est pour elles trop profonde,  

Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde.  

Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir, 

Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir.

On y sait comme vont lune, étoile polaire,  

Vénus, Saturne, et Mars, dont je n'ai point affaire;  

Et dans ce vain savoir, qu'on va chercher si loin,  

On ne sait comme va mon pot dont j'ai besoin. 

Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,  

Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire;  

Raisonner est l'emploi de toute ma maison,  

Et le raisonnement en bannit la raison;  

L'un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire, 

L'autre rêve à des vers quand je demande à boire;  

Enfin je vois par eux votre exemple suivi,  

Et j'ai des serviteurs, et ne suis point servi.  

Une pauvre servante au moins m'était restée,  

Qui de ce mauvais air n'était point infectée, 

Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas,  

À cause qu'elle manque à parler Vaugelas.  

Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse,  

(Car c'est, comme j'ai dit, à vous que je m'adresse);  

Je n'aime point céans tous vos gens à latin, 

Et principalement ce Monsieur Trissotin.  

C'est lui qui dans des vers vous a tympanisées,  

Tous les propos qu'il tient sont des billevesées,  

On cherche ce qu'il dit après qu'il a parlé,  

Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.

 

PHILAMINTE

Quelle bassesse, ô Ciel, et d'âme, et de langage!

 

BÉLISE

Est-il de petits corps un plus lourd assemblage!  

Un esprit composé d'atomes plus bourgeois!  

Et de ce même sang se peut-il que je sois!  

Je me veux mal de mort d'être de votre race, 

Et de confusion j'abandonne la place.

 

 

 

SCÈNE VIII

PHILAMINTE, CHRYSALE.

 

PHILAMINTE

Avez-vous à lâcher encore quelque trait?

 

CHRYSALE                                                           

Moi? Non. Ne parlons plus de querelle, c'est fait; 

Discourons d'autre affaire. À votre fille aînée  

On voit quelque dégoût pour les nœuds d'hyménée; 

C'est une philosophe enfin, je n'en dis rien,  

Elle est bien gouvernée, et vous faites fort bien.  

Mais de toute autre humeur se trouve sa cadette,  

Et je crois qu'il est bon de pourvoir Henriette,  

De choisir un mari…

 

PHILAMINTE

C'est à quoi j'ai songé,  Et je veux vous ouvrir l'intention que j'ai. 

Ce Monsieur Trissotin dont on nous fait un crime,  

Et qui n'a pas l'honneur d'être dans votre estime,  

Est celui que je prends pour l'époux qu'il lui faut,  

Et je sais mieux que vous juger de ce qu'il vaut; 

La contestation est ici superflue,  

Et de tout point chez moi l'affaire est résolue.  

Au moins ne dites mot du choix de cet époux,  

Je veux à votre fille en parler avant vous.  

J'ai des raisons à faire approuver ma conduite, 

Et je connaîtrai bien si vous l'aurez instruite.

 

 

 

SCÈNE IX

ARISTE, CHRYSALE.

 

ARISTE

Hé bien? la femme sort, mon frère, et je vois bien 

Que vous venez d'avoir ensemble un entretien.

 

CHRYSALE

Oui.

 

ARISTE

Quel est le succès? Aurons-nous Henriette?  

A-t-elle consenti? l'affaire est-elle faite?

 

CHRYSALE

Pas tout à fait encor.

 

ARISTE

                                 Refuse-t-elle?

 

CHRYSALE

                                                      Non.

 

ARISTE                                                       

Est-ce qu'elle balance?

 

CHRYSALE

                                   En aucune façon.

ARISTE

Quoi donc?

 

CHRYSALE

C'est que pour gendre elle m'offre un autre homme.

 

ARISTE

Un autre homme pour gendre!

 

CHRYSALE

                                               Un autre.

 

 ARISTE

                                                            Qui se nomme ?

 

CHRYSALE

Monsieur Trissotin.

 

ARISTE

                              Quoi? ce Monsieur Trissotin…

 

CHRYSALE

Oui, qui parle toujours de vers et de latin.

 

ARISTE

Vous l'avez accepté?

 

CHRYSALE

                                   Moi, point, à Dieu ne plaise.

 

ARISTE

Qu'avez-vous répondu?

 

CHRYSALE

                                  Rien; et je suis bien aise  

De n'avoir point parlé, pour ne m'engager pas!

 

ARISTE

La raison est fort belle, et c'est faire un grand pas. 

Avez-vous su du moins lui proposer Clitandre?

 

CHRYSALE

Non: car comme j'ai vu qu'on parlait d'autre gendre,  

J'ai cru qu'il était mieux de ne m'avancer point.

 

ARISTE

Certes votre prudence est rare au dernier point!  

N'avez-vous point de honte avec votre mollesse? 

Et se peut-il qu'un homme ait assez de faiblesse  

Pour laisser à sa femme un pouvoir absolu,  

Et n'oser attaquer ce qu'elle a résolu?

 

CHRYSALE

Mon Dieu, vous en parlez, mon frère, bien à l'aise, 

Et vous ne savez pas comme le bruit me pèse. 

J'aime fort le repos, la paix, et la douceur,  

Et ma femme est terrible avecque son humeur.  

Du nom de philosophe elle fait grand mystère,  

Mais elle n'en est pas pour cela moins colère;  

Et sa morale faite à mépriser le bien, 

Sur l'aigreur de sa bile opère comme rien.  

Pour peu que l'on s'oppose à ce que veut sa tête,  

On en a pour huit jours d'effroyable tempête.  

Elle me fait trembler dès qu'elle prend son ton.  

Je ne sais où me mettre, et c'est un vrai dragon; 

Et cependant avec toute sa diablerie,  

Il faut que je l'appelle, et «mon cœur», et «ma mie».

 

ARISTE

Allez, c'est se moquer. Votre femme, entre nous,  

Est par vos lâchetés souveraine sur vous.  

Son pouvoir n'est fondé que sur votre faiblesse. 

C'est de vous qu'elle prend le titre de maîtresse.   

Vous-même à ses hauteurs vous vous abandonnez,  

Et vous faites mener en bête par le nez.  

Quoi, vous ne pouvez pas, voyant comme on vous nomme,  

Vous résoudre une fois à vouloir être un homme? 

À faire condescendre une femme à vos vœux,  

Et prendre assez de cœur pour dire un: «Je le veux»?  

Vous laisserez sans honte immoler votre fille  

Aux folles visions qui tiennent la famille,  

Et de tout votre bien revêtir un nigaud, 

Pour six mots de latin qu'il leur fait sonner haut?  

Un pédant qu'à tous coups votre femme apostrophe  

Du nom de bel esprit, et de grand philosophe,  

D'homme qu'en vers galants jamais on n'égala,  

Et qui n'est, comme on sait, rien moins que tout cela? 

Allez, encore un coup, c'est une moquerie,  

Et votre lâcheté mérite qu'on en rie.

 

CHRYSALE

Oui, vous avez raison, et je vois que j'ai tort.  

Allons, il faut enfin montrer un cœur plus fort,  

Mon frère.

 

ARISTE                                                       

              C'est bien dit.

 

CHRYSALE

                                  C'est une chose infâme, 

Que d'être si soumis au pouvoir d'une femme.

 

ARISTE

Fort bien.

 

CHRYSALE

                De ma douceur elle a trop profité.

 

ARISTE

Il est vrai.

 

CHRYSALE

            Trop joui de ma facilité.

 

ARISTE

                                                Sans doute.

 

CHRYSALE

Et je lui veux faire aujourd'hui connaître  

Que ma fille est ma fille, et que j'en suis le maître, 

Pour lui prendre un mari qui soit selon mes vœux.

 

ARISTE

 Vous voilà raisonnable, et comme je vous veux.

 

CHRYSALE

Vous êtes pour Clitandre, et savez sa demeure;  

Faites-le-moi venir, mon frère, tout à l'heure.

 

ARISTE

J'y cours tout de ce pas.

 

CHRYSALE

                                 C'est souffrir trop longtemps, 

Et je m'en vais être homme à la barbe des gens.

 

 

 

 

 

ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE

PHILAMINTE, ARMANDE, BÉLISE, TRISSOTIN, L'ÉPINE.

 

PHILAMINTE

Ah mettons-nous ici pour écouter à l'aise 

Ces vers que mot à mot il est besoin qu'on pèse.

 

ARMANDE

Je brûle de les voir.

 

BÉLISE

                      Et l'on s'en meurt chez nous.

 

PHILAMINTE

Ce sont charmes pour moi, que ce qui part de vous.

 

ARMANDE

Ce m'est une douceur à nulle autre pareille.

 

BÉLISE

Ce sont repas friands qu'on donne à mon oreille.

 

PHILAMINTE

Ne faites point languir de si pressants désirs.

 

ARMANDE

Dépêchez.

 

BÉLISE

                Faites tôt, et hâtez nos plaisirs.

 

PHILAMINTE

À notre impatience offrez votre épigramme.

 

TRISSOTIN

Hélas, c'est un enfant tout nouveau-né, Madame.  

Son sort assurément a lieu de vous toucher,  

Et c'est dans votre cour que j'en viens d'accoucher.

 

PHILAMINTE

Pour me le rendre cher, il suffit de son père.

 

TRISSOTIN

Votre approbation lui peut servir de mère.

 

BÉLISE

Qu'il a d'esprit!

 

 

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SCÈNE II

HENRIETTE, PHILAMINTE, ARMANDE, BÉLISE, TRISSOTIN, L'ÉPINE.

 

PHILAMINTE

                         Holà, pourquoi donc fuyez-vous?

 

HENRIETTE

C'est de peur de troubler un entretien si doux.

 

PHILAMINTE

Approchez, et venez de toutes vos oreilles  

Prendre part au plaisir d'entendre des merveilles.

 

 

HENRIETTE

Je sais peu les beautés de tout ce qu'on écrit, 

Et ce n'est pas mon fait que les choses d'esprit.

 

PHILAMINTE

Il n'importe; aussi bien ai-je à vous dire ensuite  

Un secret dont il faut que vous soyez instruite.

 

TRISSOTIN

Les sciences n'ont rien qui vous puisse enflammer,  

Et vous ne vous piquez que de savoir charmer.

 

HENRIETTE

Aussi peu l'un que l'autre, et je n'ai nulle envie…

 

BÉLISE

Ah songeons à l'enfant nouveau-né, je vous prie.

 

PHILAMINTE

Allons, petit garçon, vite, de quoi s'asseoir.   Le laquais tombe avec la chaise.  

Voyez l'impertinent! Est-ce que l'on doit choir,  

Après avoir appris l'équilibre des choses?

 

BÉLISE

De ta chute, ignorant, ne vois-tu pas les causes,  

Et qu'elle vient d'avoir du point fixe écarté,  

Ce que nous appelons centre de gravité?

 

L'ÉPINE

Je m'en suis aperçu, Madame, étant par terre.

 

PHILAMINTE

Le lourdaud!

 

TRISSOTIN

                     Bien lui prend de n'être pas de verre.

 

ARMANDE

Ah de l'esprit partout!

 

BÉLISE

                                 Cela ne tarit pas.

 

PHILAMINTE

Servez-nous promptement votre aimable repas.

 

TRISSOTIN

Pour cette grande faim qu'à mes yeux on expose,  

Un plat seul de huit vers me semble peu de chose,  

Et je pense qu'ici je ne ferai pas mal, 

De joindre à l'épigramme, ou bien au madrigal,  

Le ragoût d'un sonnet, qui chez une princesse  

A passé pour avoir quelque délicatesse.  

Il est de sel attique assaisonné partout,  

Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût.

 

ARMANDE

Ah Je n'en doute point.

 

PHILAMINTE

                                 Donnons vite audience.

 

BÉLISE À chaque fois qu'il veut lire, elle l'interrompt.

Je sens d'aise mon cœur tressaillir par avance.  

J'aime la poésie avec entêtement.  

Et surtout quand les vers sont tournés galamment.

 

PHILAMINTE

Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire.

 

TRISSOTIN

   SO…

 

BÉLISE

             Silence, ma nièce.

 

TRISSOTIN

                       SONNET À LA PRINCESSE URANIE

                                       SUR SA FIÈVRE

 

Votre prudence est endormie,

De traiter magnifiquement,

Et de loger superbement

Votre plus cruelle ennemie.

 

BÉLISE

Ah le joli début!

 

ARMANDE                                       

                         Qu'il a le tour galant!

 

PHILAMINTE

Lui seul des vers aisés possède le talent!

 

ARMANDE

À prudence endormie il faut rendre les armes.

 

BÉLISE

Loger son ennemie est pour moi plein de charmes. 

 

PHILAMINTE

J'aime superbement et magnifiquement

Ces deux adverbes joints font admirablement.

 

BÉLISE

Prêtons l'oreille au reste.

 

TRISSOTIN

Votre prudence est endormie, 

De traiter magnifiquement,  

Et de loger superbement  

Votre plus cruelle ennemie.

 

ARMANDE

Prudence endormie!

 

BÉLISE

Loger son ennemie! 

 

PHILAMINTE

 Superbement, et magnifiquement!

 

TRISSOTIN

Faites-la sortir, quoi qu'on die,   

De votre riche appartement,  

Où cette ingrate insolemment 

Attaque votre belle vie.

 

BÉLISE

Ah tout doux, laissez-moi, de grâce, respirer.

 

ARMANDE

Donnez-nous, s'il vous plaît, le loisir d'admirer.

 

PHILAMINTE

On se sent à ces vers, jusques au fond de l'âme,  

Couler je ne sais quoi qui fait que l'on se pâme.

 

ARMANDE

Faites-la sortir, quoi qu'on die, 

De votre riche appartement. 

Que riche appartement est là joliment dit!  

Et que la métaphore est mise avec esprit!

 

PHILAMINTE

Faites-la sortir, quoi qu'on die. 

Ah! que ce quoi qu'on die est d'un goût admirable!  

C'est, à mon sentiment, un endroit impayable.

 

ARMANDE

De quoi qu'on die aussi mon cœur est amoureux.

 

BÉLISE

Je suis de votre avis, quoi qu'on die est heureux.

 

ARMANDE

Je voudrais l'avoir fait.

 

BÉLISE

                                    Il vaut toute une pièce.

 

PHILAMINTE

Mais en comprend-on bien comme moi la finesse?

 

ARMANDE et BÉLISE

Oh, oh.

 

PHILAMINTE

Faites-la sortir, quoi qu'on die.  

Que de la fièvre on prenne ici les intérêts,  

N'ayez aucun égard, moquez-vous des caquets.  

Faites-la sortir, quoi qu'on die.  

Quoi qu'on die, quoi qu'on die. 

Ce quoi qu'on die en dit beaucoup plus qu'il ne semble.  

Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble;  

Mais j'entends là-dessous un million de mots.

 

BÉLISE

Il est vrai qu'il dit plus de choses qu'il n'est gros.

 

PHILAMINTE

Mais quand vous avez fait ce charmant quoi qu'on die, 

Avez-vous compris, vous, toute son énergie?  

Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu'il nous dit,  

Et pensiez-vous alors y mettre tant d'esprit?

 

TRISSOTIN

 Hay, hay.

 

ARMANDE

                 J'ai fort aussi l'ingrate dans la tête,  

Cette ingrate de fièvre, injuste, malhonnête, 

Qui traite mal les gens, qui la logent chez eux.

 

PHILAMINTE

Enfin les quatrains sont admirables tous deux.  

Venons-en promptement aux tiercets, je vous prie.

 

ARMANDE

Ah, s'il vous plaît, encore une fois quoi qu'on die.

 

TRISSOTIN

Faites-la sortir, quoi qu'on die,

 

PHILAMINTE, ARMANDE et BÉLISE

Quoi qu'on die! 

 

TRISSOTIN

De votre riche appartement,

 

PHILAMINTE, ARMANDE et BÉLISE

Riche appartement!

 

TRISSOTIN

Où cette ingrate insolemment

 

PHILAMINTE, ARMANDE et BÉLISE

Cette ingrate de fièvre?

 

TRISSOTIN

                          Attaque votre belle vie.

 

PHILAMINTE

Votre belle vie! 

 

ARMANDE et BÉLISE

                                    Ah!

 

TRISSOTIN

Quoi, sans respecter votre rang, 

Elle se prend à votre sang,

 

PHILAMINTE, ARMANDE et BÉLISE

   Ah!

 

TRISSOTIN

Et nuit et jour vous fait outrage

Si vous la conduisez aux bains, 

Sans la marchander davantage,  

Noyez-la de vos propres mains.

 

PHILAMINTE

On n'en peut plus !

 

BÉLISE

                             On pâme.

 

ARMANDE

                                       On se meurt de plaisir.

 

PHILAMINTE

De mille doux frissons vous vous sentez saisir.

 

ARMANDE

Si vous la conduisez aux bains,

 

BÉLISE

Sans la marchander davantage,

 

PHILAMINTE

Noyez-la de vos propres mains. 

De vos propres mains, là, noyez-la dans les bains.

 

ARMANDE

Chaque pas dans vos vers rencontre un trait charmant.

 

BÉLISE

Partout on s'y promène avec ravissement.

 

PHILAMINTE

On n'y saurait marcher que sur de belles choses.

 

ARMANDE

 Ce sont petits chemins tout parsemés de roses.

 

TRISSOTIN                                               

Le sonnet donc vous semble…

 

PHILAMINTE

                                              Admirable, nouveau,  

Et personne jamais n'a rien fait de si beau.

 

BÉLISE

Quoi, sans émotion pendant cette lecture? 

Vous faites là, ma nièce, une étrange figure!

 

HENRIETTE

Chacun fait ici-bas la figure qu'il peut,  

Ma tante; et bel esprit, il ne l'est pas qui veut.

 

TRISSOTIN

Peut-être que mes vers importunent Madame.

 

HENRIETTE

Point, je n'écoute pas.

 

PHILAMINTE

                                   Ah? voyons l'épigramme.

 

TRISSOTIN

SUR UN CARROSSE  DE COULEUR AMARANTE

DONNÉ À UNE DAME DE SES AMIES.

 

PHILAMINTE

Ces titres ont toujours quelque chose de rare.

 

ARMANDE

À cent beaux traits d'esprit leur nouveauté prépare.

 

TRISSOTIN

L'amour si chèrement m'a vendu son lien,

 

BÉLISE, ARMANDE et PHILAMINTE

Ah!

 

TRISSOTIN                                 

Qu'il m'en coûte déjà la moitié de mon bien.  

Et quand tu vois ce beau carrosse 

Où tant d'or se relève en bosse,  

Qu'il étonne tout le pays,  

Et fait pompeusement triompher ma Laïs,

 

PHILAMINTE

Ah ma Laïs! voilà de l'érudition.

 BÉLISE

 L'enveloppe est jolie, et vaut un million.

 

TRISSOTIN

Et quand tu vois ce beau carrosse,  

Où tant d'or se relève en bosse,  

Qu'il étonne tout le pays,  

Et fait pompeusement triompher ma Laïs, 

Ne dis plus qu'il est amarante:  

Dis plutôt qu'il est de ma rente.

 

ARMANDE

Oh, oh, oh! celui-là ne s'attend point du tout. 

 

PHILAMINTE

On n'a que lui qui puisse écrire de ce goût.

 

BÉLISE

Ne dis plus qu'il est amarante:  

Dis plutôt qu'il est de ma rente.  

Voilà qui se décline: ma rente, de ma rente, à ma rente.

 

PHILAMINTE

Je ne sais du moment que je vous ai connu, 

Si sur votre sujet j'ai l'esprit prévenu,  

Mais j'admire partout vos vers et votre prose.

 

TRISSOTIN

Si vous vouliez de vous nous montrer quelque chose,  

À notre tour aussi nous pourrions admirer.

 

PHILAMINTE                                              

Je n'ai rien fait en vers, mais j'ai lieu d'espérer 

Que je pourrai bientôt vous montrer en amie,  

Huit chapitres du plan de notre Académie.  

Platon s'est au projet simplement arrêté,  

Quand de sa République il a fait le traité;  

Mais à l'effet entier je veux pousser l'idée 

Que j'ai sur le papier en prose accommodée,  

Car enfin je me sens un étrange dépit  

Du tort que l'on nous fait du côté de l'esprit,  

Et je veux nous venger toutes tant que nous sommes  

De cette indigne classe où nous rangent les hommes;

De borner nos talents à des futilités,  

Et nous fermer la porte aux sublimes clartés.

 

ARMANDE

C'est faire à notre sexe une trop grande offense,  

De n'étendre l'effort de notre intelligence,  

Qu'à juger d'une jupe, et de l'air d'un manteau, 

Ou des beautés d'un point, ou d'un brocart nouveau.

 

BÉLISE

Il faut se relever de ce honteux partage,  

Et mettre hautement notre esprit hors de page.

 

TRISSOTIN

Pour les dames on sait mon respect en tous lieux,  

Et si je rends hommage aux brillants de leurs yeux, 

De leur esprit aussi j'honore les lumières.

 

PHILAMINTE

Le sexe aussi vous rend justice en ces matières;  

Mais nous voulons montrer à de certains esprits,  

Dont l'orgueilleux savoir nous traite avec mépris,  

Que de science aussi les femmes sont meublées, 

Qu'on peut faire comme eux de doctes assemblées,  

Conduites en cela par des ordres meilleurs,  

Qu'on y veut réunir ce qu'on sépare ailleurs;  

Mêler le beau langage, et les hautes sciences;  

Découvrir la nature en mille expériences; 

Et sur les questions qu'on pourra proposer  

Faire entrer chaque secte, et n'en point épouser.

 

TRISSOTIN

Je m'attache pour l'ordre au péripatétisme. 

 

PHILAMINTE

Pour les abstractions j'aime le platonisme.

 

ARMANDE

Épicure me plaît, et ses dogmes sont forts.

 

BÉLISE                                          

Je m'accommode assez pour moi des petits corps;  

Mais le vide à souffrir me semble difficile,  

Et je goûte bien mieux la matière subtile.

 

TRISSOTIN

Descartes pour l'aimant donne fort dans mon sens. 

 

ARMANDE

J'aime ses tourbillons. 

 

PHILAMINTE

                                 Moi ses mondes tombants.

 

ARMANDE

Il me tarde de voir notre assemblée ouverte,  

Et de nous signaler par quelque découverte.

 

TRISSOTIN

On en attend beaucoup de vos vives clartés,  

Et pour vous la nature a peu d'obscurités.

 

PHILAMINTE

Pour moi, sans me flatter, j'en ai déjà fait une, 

Et j'ai vu clairement des hommes dans la lune.

 

BÉLISE

Je n'ai point encor vu d'hommes, comme je croi,  

Mais j'ai vu des clochers tout comme je vous voi.

 

ARMANDE

Nous approfondirons, ainsi que la physique,  

Grammaire, histoire, vers, morale, et politique.

 

PHILAMINTE

La morale a des traits dont mon cœur est épris,  

Et c'était autrefois l'amour des grands esprits;  

Mais aux stoïciens je donne l'avantage,  

Et je ne trouve rien de si beau que leur sage.

 

ARMANDE                                                                                                                                                            

Pour la langue, on verra dans peu nos règlements, 

Et nous y prétendons faire des remuements.  

Par une antipathie ou juste, ou naturelle,

Nous avons pris chacune une haine mortelle  

Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms,  

Que mutuellement nous nous abandonnons; 

Contre eux nous préparons de mortelles sentences,  

Et nous devons ouvrir nos doctes conférences  

Par les proscriptions de tous ces mots divers,  

Dont nous voulons purger et la prose et les vers.

 

PHILAMINTE

Mais le plus beau projet de notre académie, 

Une entreprise noble et dont je suis ravie;  

Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté  

Chez tous les beaux esprits de la postérité,  

C'est le retranchement de ces syllabes sales,  

Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales; 

Ces jouets éternels des sots de tous les temps;  

Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants;  

Ces sources d'un amas d'équivoques infâmes,  

Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.

 

TRISSOTIN

Voilà certainement d'admirables projets!

 

BÉLISE

Vous verrez nos statuts quand ils seront tous faits.

 

TRISSOTIN

Ils ne sauraient manquer d'être tous beaux et sages.

 

ARMANDE

Nous serons par nos lois les juges des ouvrages.  

Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis.  

Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis. 

Nous chercherons partout à trouver à redire,  

Et ne verrons que nous qui sache bien écrire.

 

 

 

SCÈNE III

L'ÉPINE, TRISSOTIN, PHILAMINTE, BÉLISE, ARMANDE, HENRIETTE, VADIUS.

 

L'ÉPINE

Monsieur, un homme est là qui veut parler à vous,  

Il est vêtu de noir, et parle d'un ton doux.

 

TRISSOTIN                                                                                                                                                

C'est cet ami savant qui m'a fait tant d'instance 

De lui donner l'honneur de votre connaissance.

 

PHILAMINTE

Pour le faire venir, vous avez tout crédit.  

Faisons bien les honneurs au moins de notre esprit.  

Holà. Je vous ai dit en paroles bien claires,  

Que j'ai besoin de vous.

 

HENRIETTE

                               Mais pour quelles affaires?

 

PHILAMINTE

Venez, on va dans peu vous les faire savoir.

 

TRISSOTIN

Voici l'homme qui meurt du désir de vous voir.  

En vous le produisant, je ne crains point le blâme  

D'avoir admis chez vous un profane, Madame,  

Il peut tenir son coin parmi de beaux esprits.

 

PHILAMINTE

La main qui le présente, en dit assez le prix.

 

TRISSOTIN

Il a des vieux auteurs la pleine intelligence, 

Et sait du grec, Madame, autant qu'homme de France.

 

PHILAMINTE

Du grec, ô Ciel! du grec! Il sait du grec, ma sœur!

 

BÉLISE

Ah, ma nièce, du grec!

 

ARMANDE

                                 Du grec! quelle douceur!

 

PHILAMINTE

Quoi, Monsieur sait du grec? Ah permettez, de grâce 

Que pour l'amour du grec, Monsieur, on vous embrasse.

Il les baise toutes, jusques à Henriette qui le refuse.

 

HENRIETTE

Excusez-moi, Monsieur, je n'entends pas le grec.

 

PHILAMINTE                                         

J'ai pour les livres grecs un merveilleux respect.

 

VADIUS

Je crains d'être fâcheux, par l'ardeur qui m'engage 

À vous rendre aujourd'hui, Madame, mon hommage,  

Et j'aurais pu troubler quelque docte entretien.

 

PHILAMINTE

Monsieur, avec du grec on ne peut gâter rien.

 

TRISSOTIN

Au reste il fait merveille en vers ainsi qu'en prose,  

Et pourrait, s'il voulait, vous montrer quelque chose.

 

VADIUS

Le défaut des auteurs, dans leurs productions, 

C'est d'en tyranniser les conversations;  

D'être au Palais, au Cours, aux ruelles, aux tables,  

De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.  

Pour moi je ne vois rien de plus sot à mon sens, 

Qu'un auteur qui partout va gueuser des encens,  

Qui des premiers venus saisissant les oreilles,  

En fait le plus souvent les martyrs de ses veilles.  

On ne m'a jamais vu ce fol entêtement,  

Et d'un Grec là-dessus je suis le sentiment, 

Qui par un dogme exprès défend à tous ses sages  

L'indigne empressement de lire leurs ouvrages.  

Voici de petits vers pour de jeunes amants,  

Sur quoi je voudrais bien avoir vos sentiments.

 

TRISSOTIN

Vos vers ont des beautés que n'ont point tous les autres.

 

VADIUS

Les grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres.

 

TRISSOTIN

Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots.

 

VADIUS

On voit partout chez vous l'ithos et le pathos. 

 

TRISSOTIN

Nous avons vu de vous des églogues d'un style, 

Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.

 

VADIUS                                                          

Vos odes ont un air noble, galant et doux,  

Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.

 

TRISSOTIN

Est-il rien d'amoureux comme vos chansonnettes?

 

VADIUS

Peut-on voir rien d'égal aux sonnets que vous faites?

 

TRISSOTIN

Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux?

 

VADIUS

Rien de si plein d'esprit que tous vos madrigaux?

 

TRISSOTIN

 

VADIUS 

Aux ballades surtout vous êtes admirable.

Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.

 

TRISSOTIN

Si la France pouvait connaître votre prix,

 

VADIUS

Si le siècle rendait justice aux beaux esprits,

 

TRISSOTIN

En carrosse doré vous iriez par les rues.

 

VADIUS

On verrait le public vous dresser des statues.  

Hom. C'est une ballade, et je veux que tout net  

Vous m'en…

 

TRISSOTIN

Avez-vous vu certain petit sonnet  

Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie?

 

VADIUS

 Oui, hier il me fut lu dans une compagnie.

 

TRISSOTIN

Vous en savez l'auteur?

 

VADIUS

                             Non; mais je sais fort bien,  

Qu'à ne le point flatter, son sonnet ne vaut rien.

 

TRISSOTIN

Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

 

VADIUS

Cela n'empêche pas qu'il ne soit misérable;  

Et si vous l'avez vu, vous serez de mon goût.

 

TRISSOTIN

Je sais que là-dessus je n'en suis point du tout,  

Et que d'un tel sonnet peu de gens sont capables.

 

VADIUS

Me préserve le Ciel d'en faire de semblables!

 

TRISSOTIN

Je soutiens qu'on ne peut en faire de meilleur; 

Et ma grande raison, c'est que j'en suis l'auteur.

 

VADIUS

 Vous?

 

TRISSOTIN

        Moi.

 

VADIUS

                Je ne sais donc comment se fit l'affaire.

 

TRISSOTIN

C'est qu'on fut malheureux, de ne pouvoir vous plaire.

 

VADIUS

Il faut qu'en écoutant j'aie eu l'esprit distrait,  

Ou bien que le lecteur m'ait gâté le sonnet. 

Mais laissons ce discours, et voyons ma ballade.

 

TRISSOTIN

La ballade, à mon goût, est une chose fade.  

Ce n'en est plus la mode; elle sent son vieux temps.

 

VADIUS

La ballade pourtant charme beaucoup de gens.

 

TRISSOTIN

Cela n'empêche pas qu'elle ne me déplaise.

 

VADIUS

Elle n'en reste pas pour cela plus mauvaise.

 

TRISSOTIN

Elle a pour les pédants de merveilleux appas.

 

VADIUS

Cependant nous voyons qu'elle ne vous plaît pas.

 

TRISSOTIN

Vous donnez sottement vos qualités aux autres.

 

VADIUS

Fort impertinemment vous me jetez les vôtres.

 

TRISSOTIN

Allez, petit grimaud, barbouilleur de papier. 

 

VADIUS

Allez, rimeur de balle, opprobre du métier. 

 

TRISSOTIN

Allez, fripier d'écrits, impudent plagiaire.

 

VADIUS

Allez, cuistre…

 

PHILAMINTE

                 Eh, Messieurs, que prétendez-vous faire?

 

TRISSOTIN

Va, va restituer tous les honteux larcins 

Que réclament sur toi les Grecs et les Latins.

 

VADIUS

Va, va-t'en faire amende honorable au Parnasse,  

D'avoir fait à tes vers estropier Horace.

 

TRISSOTIN

Souviens-toi de ton livre, et de son peu de bruit.

 

VADIUS

Et toi, de ton libraire à l'hôpital réduit.

 

TRISSOTIN

Ma gloire est établie, en vain tu la déchires.

 

VADIUS

 Oui, oui, je te renvoie à l'auteur des Satires.

 

TRISSOTIN

Je t'y renvoie aussi.

 

VADIUS

                             J'ai le contentement,  

Qu'on voit qu'il m'a traité plus honorablement.  

Il me donne en passant une atteinte légère 

Parmi plusieurs auteurs qu'au Palais on révère;  

Mais jamais dans ses vers il ne te laisse en paix,  

Et l'on t'y voit partout être en butte à ses traits.

 

TRISSOTIN

C'est par là que j'y tiens un rang plus honorable.  

Il te met dans la foule ainsi qu'un misérable,  

Il croit que c'est assez d'un coup pour t'accabler,  

Et ne t'a jamais fait l'honneur de redoubler:  

Mais il m'attaque à part comme un noble adversaire  

Sur qui tout son effort lui semble nécessaire;  

Et ses coups contre moi redoublés en tous lieux, 

Montrent qu'il ne se croit jamais victorieux.

 

VADIUS

Ma plume t'apprendra quel homme je puis être.

 

TRISSOTIN

Et la mienne saura te faire voir ton maître.

 

VADIUS

Je te défie en vers, prose, grec, et latin.

 

TRISSOTIN

Hé bien, nous nous verrons seul à seul chez Barbin74. 

 

 

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SCÈNE IV

TRISSOTIN, PHILAMINTE, ARMANDE, BÉLISE, HENRIETTE.

 

TRISSOTIN

À mon emportement ne donnez aucun blâme;  

C'est votre jugement que je défends, Madame,  

Dans le sonnet qu'il a l'audace d'attaquer.

 

PHILAMINTE

À vous remettre bien, je me veux appliquer.  

Mais parlons d'autre affaire. Approchez, Henriette. 

Depuis assez longtemps mon âme s'inquiète,  

De ce qu'aucun esprit en vous ne se fait voir,  

Mais je trouve un moyen de vous en faire avoir.

 

HENRIETTE

C'est prendre un soin pour moi qui n'est pas nécessaire,  

Les doctes entretiens ne sont point mon affaire. 

J'aime à vivre aisément , et dans tout ce qu'on dit  

Il faut se trop peiner, pour avoir de l'esprit.  

C'est une ambition que je n'ai point en tête,  

Je me trouve fort bien, ma mère, d'être bête,  

Et j'aime mieux n'avoir que de communs propos, 

Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.

 

PHILAMINTE

Oui, mais j'y suis blessée, et ce n'est pas mon compte  

De souffrir dans mon sang une pareille honte.  

La beauté du visage est un frêle ornement,  

Une fleur passagère, un éclat d'un moment, 

Et qui n'est attaché qu'à la simple épiderme; 

Mais celle de l'esprit est inhérente et ferme. 

J'ai donc cherché longtemps un biais de vous donner  

La beauté que les ans ne peuvent moissonner,  

De faire entrer chez vous le désir des sciences, 

De vous insinuer les belles connaissances;  

Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit,  

C'est d'attacher à vous un homme plein d'esprit,  

Et cet homme est Monsieur que je vous détermine  

À voir comme l'époux que mon choix vous destine.

 

HENRIETTE

Moi, ma mère?

 

PHILAMINTE

                      Oui, vous. Faites la sotte un peu.

 

BÉLISE

Je vous entends. Vos yeux demandent mon aveu,  

Pour engager ailleurs un cœur que je possède.  

Allez, je le veux bien. À ce nœud je vous cède,  

C'est un hymen qui fait votre établissement.

 

TRISSOTIN                                   

Je ne sais que vous dire, en mon ravissement,  

Madame, et cet hymen dont je vois qu'on m'honore  

Me met…

 

HENRIETTE

Tout beau, Monsieur, il n'est pas fait encore 

Ne vous pressez pas tant.

 

PHILAMINTE

                                        Comme vous répondez!  

Savez-vous bien que si… Suffit, vous m'entendez. 

Elle se rendra sage; allons, laissons-la faire.

 

 

 

SCÈNE V

HENRIETTE, ARMANDE.

 

ARMANDE

On voit briller pour vous les soins de notre mère;  

Et son choix ne pouvait d'un plus illustre époux…

 

HENRIETTE

Si le choix est si beau, que ne le prenez-vous?

 

ARMANDE

C'est à vous, non à moi, que sa main est donnée.

 

HENRIETTE

Je vous le cède tout, comme à ma sœur aînée.

 

ARMANDE

Si l'hymen comme à vous me paraissait charmant,  

J'accepterais votre offre avec ravissement.

 

HENRIETTE

Si j'avais comme vous les pédants dans la tête,  

Je pourrais le trouver un parti fort honnête.

 

ARMANDE

Cependant bien qu'ici nos goûts soient différents,  

Nous devons obéir, ma sœur, à nos parents;  

Une mère a sur nous une entière puissance,  

Et vous croyez en vain par votre résistance…

 

 

 

SCÈNE VI

CHRYSALE, ARISTE, CLITANDRE, HENRIETTE, ARMANDE.

 

CHRYSALE

Allons, ma fille, il faut approuver mon dessein, 

Ôtez ce gant. Touchez à Monsieur dans la main,  

Et le considérez désormais dans votre âme  

En homme dont je veux que vous soyez la femme.

 

ARMANDE

De ce côté, ma sœur, vos penchants sont fort grands.

 

HENRIETTE

Il nous faut obéir, ma sœur, à nos parents; 

Un père a sur nos vœux une entière puissance.

 

ARMANDE

Une mère a sa part à notre obéissance.

 

CHRYSALE

Qu'est-ce à dire?

 

ARMANDE

                           Je dis que j'appréhende fort  

Qu'ici ma mère et vous ne soyez pas d'accord,  

Et c'est un autre époux…

 

CHRYSALE

                          Taisez-vous, péronnelle! 

Allez philosopher tout le soûl avec elle,  

Et de mes actions ne vous mêlez en rien.  

Dites-lui ma pensée, et l'avertissez bien  

Qu'elle ne vienne pas m'échauffer les oreilles;  

Allons vite.

 

ARISTE

              Fort bien; vous faites des merveilles.

 

CLITANDRE

Quel transport! quelle joie! ah! que mon sort est doux!

 

CHRYSALE

Allons, prenez sa main, et passez devant nous,  

Menez-la dans sa chambre. Ah les douces caresses! 

Tenez, mon cœur s'émeut à toutes ces tendresses,  

Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours, 

Et je me ressouviens de mes jeunes amours.

 

 

 

 

 

ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE

ARMANDE, PHILAMINTE.

 

ARMANDE

Oui, rien n'a retenu son esprit en balance.  

Elle a fait vanité de son obéissance.

Son cœur, pour se livrer, à peine devant moi  

S'est-il donné le temps d'en recevoir la loi, 

Et semblait suivre moins les volontés d'un père,  

Qu'affecter de braver les ordres d'une mère.

 

PHILAMINTE

Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux  

Les droits de la raison soumettent tous ses vœux;  

Et qui doit gouverner ou sa mère, ou son père, 

Ou l'esprit, ou le corps; la forme, ou la matière.

 

ARMANDE

On vous en devait bien au moins un compliment,   

Et ce petit Monsieur en use étrangement,  

De vouloir malgré vous devenir votre gendre.

 

PHILAMINTE

Il n'en est pas encore où son cœur peut prétendre. 

Je le trouvais bien fait, et j'aimais vos amours;  

Mais dans ses procédés il m'a déplu toujours.  

Il sait que Dieu merci je me mêle d'écrire,  

Et jamais il ne m'a prié de lui rien lire.

 

 

 

SCÈNE II

CLITANDRE, ARMANDE, PHILAMINTE.

 

ARMANDE

Je ne souffrirais point, si j'étais que de vous, 

Que jamais d'Henriette il pût être l'époux.  

On me ferait grand tort d'avoir quelque pensée,  

Que là-dessus je parle en fille intéressée,  

Et que le lâche tour que l'on voit qu'il me fait,  

Jette au fond de mon cœur quelque dépit secret. 

Contre de pareils coups, l'âme se fortifie  

Du solide secours de la philosophie,  

Et par elle on se peut mettre au-dessus de tout:  

Mais vous traiter ainsi, c'est vous pousser à bout.  

Il est de votre honneur d'être à ses vœux contraire, 

Et c'est un homme enfin qui ne doit point vous plaire.  

Jamais je n'ai connu, discourant entre nous,  

Qu'il eût au fond du cœur de l'estime pour vous.

 

PHILAMINTE

Petit sot!

 

ARMANDE                                                    

               Quelque bruit que votre gloire fasse, 

Toujours à vous louer il a paru de glace.

 

PHILAMINTE

Le brutal!

 

ARMANDE

               Et vingt fois, comme ouvrages nouveaux,  

J'ai lu des vers de vous qu'il n'a point trouvés beaux.

 

PHILAMINTE

L'impertinent!

 

ARMANDE

                     Souvent nous en étions aux prises;  

Et vous ne croiriez point de combien de sottises…

 

CLITANDRE

Eh doucement de grâce. Un peu de charité, 

Madame, ou tout au moins un peu d'honnêteté.  

Quel mal vous ai-je fait? et quelle est mon offense,  

Pour armer contre moi toute votre éloquence?  

Pour vouloir me détruire, et prendre tant de soin  

De me rendre odieux aux gens dont j'ai besoin? 

Parlez. Dites, d'où vient ce courroux effroyable?  

Je veux bien que Madame en soit juge équitable.

 

ARMANDE

Si j'avais le courroux dont on veut m'accuser,  

Je trouverais assez de quoi l'autoriser;  

Vous en seriez trop digne, et les premières flammes 

S'établissent des droits si sacrés sur les âmes 

Qu'il faut perdre fortune, et renoncer au jour,  

Plutôt que de brûler des feux d'un autre amour;  

Au changement de vœux nulle horreur ne s'égale,  

Et tout cœur infidèle est un monstre en morale.

 

CLITANDRE

Appelez-vous, Madame, une infidélité,  

Ce que m'a de votre âme ordonné la fierté?  

Je ne fais qu'obéir aux lois qu'elle m'impose;  

Et si je vous offense, elle seule en est cause.  

Vos charmes ont d'abord possédé tout mon cœur. 

Il a brûlé deux ans d'une constante ardeur;  

Il n'est soins empressés, devoirs, respects, services,  

Dont il ne vous ait fait d'amoureux sacrifices.  

Tous mes feux, tous mes soins ne peuvent rien sur vous,  

Je vous trouve contraire à mes vœux les plus doux; 

Ce que vous refusez, je l'offre au choix d'une autre.  

Voyez. Est-ce, Madame, ou ma faute, ou la vôtre?  

Mon cœur court-il au change, ou si vous l'y poussez?  

Est-ce moi qui vous quitte, ou vous qui me chassez?

 

ARMANDE

Appelez-vous, Monsieur, être à vos vœux contraire, 

Que de leur arracher ce qu'ils ont de vulgaire,  

Et vouloir les réduire à cette pureté  

Où du parfait amour consiste la beauté?

Vous ne sauriez pour moi tenir votre pensée  

Du commerce des sens nette et débarrassée? 

Et vous ne goûtez point dans ses plus doux appas, 

Cette union des cœurs, où les corps n'entrent pas.  

Vous ne pouvez aimer que d'une amour grossière?  

Qu'avec tout l'attirail des nœuds de la matière?  

Et pour nourrir les feux que chez vous on produit, 

Il faut un mariage, et tout ce qui s'ensuit.   

Ah quel étrange amour! et que les belles âmes  

Sont bien loin de brûler de ces terrestres flammes!  

Les sens n'ont point de part à toutes leurs ardeurs,  

Et ce beau feu ne veut marier que les cœurs. 

Comme une chose indigne, il laisse là le reste.  

C'est un feu pur et net comme le feu céleste,  

On ne pousse avec lui que d'honnêtes soupirs,  

Et l'on ne penche point vers les sales désirs.  

Rien d'impur ne se mêle au but qu'on se propose. 

On aime pour aimer, et non pour autre chose.  

Ce n'est qu'à l'esprit seul que vont tous les transports  

Et l'on ne s'aperçoit jamais qu'on ait un corps.

 

CLITANDRE

Pour moi par un malheur, je m'aperçois, Madame, 

Que j'ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme: 

Je sens qu'il y tient trop, pour le laisser à part;  

De ces détachements je ne connais point l'art;  

Le Ciel m'a dénié cette philosophie,  

Et mon âme et mon corps marchent de compagnie.  

Il n'est rien de plus beau, comme vous avez dit, 

Que ces vœux épurés qui ne vont qu'à l'esprit,  

Ces unions de cœurs, et ces tendres pensées,  

Du commerce des sens si bien débarrassées:  

Mais ces amours pour moi sont trop subtilisés,  

Je suis un peu grossier, comme vous m'accusez; 

J'aime avec tout moi-même, et l'amour qu'on me donne,  

En veut, je le confesse, à toute la personne.  

Ce n'est pas là matière à de grands châtiments;  

Et sans faire de tort à vos beaux sentiments,  

Je vois que dans le monde on suit fort ma méthode, 

Et que le mariage est assez à la mode,  

Passe pour un lien assez honnête et doux,  

Pour avoir désiré de me voir votre époux,  

Sans que la liberté d'une telle pensée  

Ait dû vous donner lieu d'en paraître offensée.

 

ARMANDE

Hé bien, Monsieur, hé bien, puisque sans m'écouter  

Vos sentiments brutaux veulent se contenter;  

Puisque pour vous réduire à des ardeurs fidèles,  

Il faut des nœuds de chair, des chaînes corporelles;  

Si ma mère le veut, je résous mon esprit  

À consentir pour vous à ce dont il s'agit.

 

CLITANDRE

Il n'est plus temps, Madame, une autre a pris la place; 

Et par un tel retour j'aurais mauvaise grâce

De maltraiter l'asile, et blesser les bontés, 

Où je me suis sauvé de toutes vos fiertés.

 

PHILAMINTE

Mais enfin comptez-vous, Monsieur, sur mon suffrage, 

Quand vous vous promettez cet autre mariage?  

Et dans vos visions savez-vous, s'il vous plaît,  

Que j'ai pour Henriette un autre époux tout prêt?

 

CLITANDRE

Eh, Madame, voyez votre choix, je vous prie; 

Exposez-moi, de grâce, à moins d'ignominie,  

Et ne me rangez pas à l'indigne destin  

De me voir le rival de Monsieur Trissotin.  

L'amour des beaux esprits qui chez vous m'est contraire  

Ne pouvait m'opposer un moins noble adversaire. 

Il en est, et plusieurs, que pour le bel esprit  

Le mauvais goût du siècle a su mettre en crédit:  

Mais Monsieur Trissotin n'a pu duper personne,  

Et chacun rend justice aux écrits qu'il nous donne.  

Hors céans, on le prise en tous lieux ce qu'il vaut; 

Et ce qui m'a vingt fois fait tomber de mon haut,  

C'est de vous voir au ciel élever des sornettes,  

Que vous désavoueriez, si vous les aviez faites.

 

PHILAMINTE

Si vous jugez de lui tout autrement que nous,  

C'est que nous le voyons par d'autres yeux que vous.

 

 

 

SCÈNE III

TRISSOTIN, ARMANDE, PHILAMINTE, CLITANDRE.

 

TRISSOTIN

Je viens vous annoncer une grande nouvelle. 

Nous l'avons en dormant, Madame, échappé belle:  

Un monde près de nous a passé tout du long,  

Est chu tout au travers de notre tourbillon;  

Et s'il eût en chemin rencontré notre terre, 

Elle eût été brisée en morceaux comme verre.

 

PHILAMINTE

Remettons ce discours pour une autre saison,  

Monsieur n'y trouverait ni rime, ni raison;  

Il fait profession de chérir l'ignorance,  

Et de haïr surtout l'esprit et la science.

 

CLITANDRE

Cette vérité veut quelque adoucissement.  

Je m'explique, Madame, et je hais seulement

La science et l'esprit qui gâtent les personnes.  

Ce sont choses de soi qui sont belles et bonnes;  

Mais j'aimerais mieux être au rang des ignorants,

Que de me voir savant comme certaines gens.

 

TRISSOTIN

Pour moi je ne tiens pas, quelque effet qu'on suppose,  

Que la science soit pour gâter quelque chose.

 

CLITANDRE

Et c'est mon sentiment, qu'en faits, comme en propos,  

La science est sujette à faire de grands sots.

 

TRISSOTIN

Le paradoxe est fort.

 

CLITANDRE

                                   Sans être fort habile,  

La preuve m'en serait je pense assez facile.  

Si les raisons manquaient, je suis sûr qu'en tout cas  

Les exemples fameux ne me manqueraient pas.

 

TRISSOTIN

Vous en pourriez citer qui ne concluraient guère.

 

CLITANDRE

Je n'irais pas bien loin pour trouver mon affaire.

 

TRISSOTIN

Pour moi je ne vois pas ces exemples fameux.

 

CLITANDRE

Moi, je les vois si bien, qu'ils me crèvent les yeux.

 

TRISSOTIN

J'ai cru jusques ici que c'était l'ignorance  

Qui faisait les grands sots, et non pas la science.

 

CLITANDRE

Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant,  

Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.

 

TRISSOTIN

Le sentiment commun est contre vos maximes,  

Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.

 

CLITANDRE

Si vous le voulez prendre aux usages du mot, 

L'alliance est plus grande entre pédant et sot.

 

TRISSOTIN

La sottise dans l'un se fait voir toute pure.

 

CLITANDRE

Et l'étude dans l'autre ajoute à la nature.

 

TRISSOTIN

Le savoir garde en soi son mérite éminent.

 

CLITANDRE

Le savoir dans un fat devient impertinent. 

 

TRISSOTIN

Il faut que l'ignorance ait pour vous de grands charmes,  

Puisque pour elle ainsi vous prenez tant les armes.

 

CLITANDRE

Si pour moi l'ignorance a des charmes bien grands,  

C'est depuis qu'à mes yeux s'offrent certains savants.

 

TRISSOTIN

Ces certains savants-là, peuvent à les connaître 

Valoir certaines gens que nous voyons paraître.

 

CLITANDRE

Oui, si l'on s'en rapporte à ces certains savants;  

Mais on n'en convient pas chez ces certaines gens.

 

PHILAMINTE

Il me semble, Monsieur…

 

CLITANDRE

                                            Eh, Madame, de grâce, 

Monsieur est assez fort, sans qu'à son aide on passe: 

Je n'ai déjà que trop d'un si rude assaillant;  

Et si je me défends, ce n'est qu'en reculant.

 

ARMANDE

Mais l'offensante aigreur de chaque repartie  

Dont vous…

 

CLITANDRE

                     Autre second, je quitte la partie.

 

PHILAMINTE

On souffre aux entretiens ces sortes de combats,

Pourvu qu'à la personne on ne s'attaque pas.

 

CLITANDRE

Eh, mon Dieu, tout cela n'a rien dont il s'offense; 

Il entend raillerie autant qu'homme de France;  

Et de bien d'autres traits il s'est senti piquer,  

Sans que jamais sa gloire ait fait que s'en moquer.

 

TRISSOTIN

Je ne m'étonne pas au combat que j'essuie,  

De voir prendre à Monsieur la thèse qu'il appuie.  

Il est fort enfoncé dans la cour, c'est tout dit:  

La cour, comme l'on sait, ne tient pas pour l'esprit;  

Elle a quelque intérêt d'appuyer l'ignorance, 

Et c'est en courtisan qu'il en prend la défense.

 

CLITANDRE

Vous en voulez beaucoup à cette pauvre cour,  

Et son malheur est grand, de voir que chaque jour  

Vous autres beaux esprits, vous déclamiez contre elle;  

Que de tous vos chagrins vous lui fassiez querelle; 

Et sur son méchant goût lui faisant son procès,  

N'accusiez que lui seul de vos méchants succès.  

Permettez-moi, Monsieur Trissotin, de vous dire,  

Avec tout le respect que votre nom m'inspire,  

Que vous feriez fort bien, vos confrères, et vous, 

De parler de la cour d'un ton un peu plus doux;  

Qu'à le bien prendre au fond, elle n'est pas si bête  

Que vous autres Messieurs vous vous mettez en tête;  

Qu'elle a du sens commun pour se connaître à tout;  

Que chez elle on se peut former quelque bon goût; 

Et que l'esprit du monde y vaut, sans flatterie,  

Tout le savoir obscur de la pédanterie.

 

TRISSOTIN

De son bon goût, Monsieur, nous voyons des effets.

 

CLITANDRE

Où voyez-vous, Monsieur, qu'elle l'ait si mauvais?

 

TRISSOTIN

Ce que je vois, Monsieur, c'est que pour la science 

Rasius et Baldus font honneur à la France,  

Et que tout leur mérite exposé fort au jour,  

N'attire point les yeux et les dons de la Cour.

 

CLITANDRE                                          

Je vois votre chagrin, et que par modestie  

Vous ne vous mettez point, Monsieur, de la partie: 

Et pour ne vous point mettre aussi dans le propos,  

Que font-ils pour l'Etat vos habiles héros?  

Qu'est-ce que leurs écrits lui rendent de service,

Pour accuser la cour d'une horrible injustice,  

Et se plaindre en tous lieux que sur leurs doctes noms 

Elle manque à verser la faveur de ses dons?  

Leur savoir à la France est beaucoup nécessaire,  

Et des livres qu'ils font la cour a bien affaire.  

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,  

Que pour être imprimés, et reliés en veau, 

Les voilà dans l'État d'importantes personnes;  

Qu'avec leur plume ils font les destins des couronnes;  

Qu'au moindre petit bruit de leurs productions,  

Ils doivent voir chez eux voler les pensions;  

Que sur eux l'univers a la vue attachée; 

Que partout de leur nom la gloire est épanchée,  

Et qu'en science ils sont des prodiges fameux,  

Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux,  

Pour avoir eu trente ans des yeux et des oreilles,  

Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles 

À se bien barbouiller de grec et de latin,  

Et se charger l'esprit d'un ténébreux butin  

De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres;  

Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres;  

Riches pour tout mérite, en babil importun, 

Inhabiles à tout, vides de sens commun,  

Et pleins d'un ridicule, et d'une impertinence  

À décrier partout l'esprit et la science.

 

PHILAMINTE

Votre chaleur est grande, et cet emportement  

De la nature en vous marque le mouvement. 

C'est le nom de rival qui dans votre âme excite…

 

 

 

 

SCÈNE IV

JULIEN, TRISSOTIN, PHILAMINTE, CLITANDRE, ARMANDE.

 

JULIEN

Le savant qui tantôt vous a rendu visite,  

Et de qui j'ai l'honneur de me voir le valet,  

Madame, vous exhorte à lire ce billet.

 

PHILAMINTE

Quelque important que soit ce qu'on veut que je lise, 

Apprenez, mon ami, que c'est une sottise  

De se venir jeter au travers d'un discours,  

Et qu'aux gens d'un logis il faut avoir recours,  

Afin de s'introduire en valet qui sait vivre.

 

JULIEN                                                

Je noterai cela, Madame, dans mon livre.

 

PHILAMINTE lit:

     Trissotin s'est vanté, Madame, qu'il épouserait

votre fille. Je vous donne avis que sa philosophie n'en

veut qu'à vos richesses, et que vous ferez bien de ne

point conclure ce mariage, que vous n'ayez vu le

poème que je compose contre lui. En attendant cette

peinture, où je prétends vous le dépeindre de toutes

ses couleurs, je vous envoie Horace, Virgile, Térence

et Catulle, où vous verrez notés en marge tous les

endroits qu'il a pillés.

 

PHILAMINTE poursuit.

Voilà sur cet hymen que je me suis promis  

Un mérite attaqué de beaucoup d'ennemis;  

Et ce déchaînement aujourd'hui me convie,  

À faire une action qui confonde l'envie;  

Qui lui fasse sentir que l'effort qu'elle fait, 

De ce qu'elle veut rompre, aura pressé l'effet.  

Reportez tout cela sur l'heure à votre maître;  

Et lui dites, qu'afin de lui faire connaître  

Quel grand état je fais de ses nobles avis,  

Et comme je les crois dignes d'être suivis, 

Dès ce soir à Monsieur je marierai ma fille;  

Vous, Monsieur, comme ami de toute la famille,  

À signer leur contrat vous pourrez assister,  

Et je vous y veux bien de ma part inviter.  

Armande, prenez soin d'envoyer au notaire, 

Et d'aller avertir votre sœur de l'affaire.

 

ARMANDE

Pour avertir ma sœur, il n'en est pas besoin,  

Et Monsieur que voilà, saura prendre le soin  

De courir lui porter bientôt cette nouvelle,  

Et disposer son cœur à vous être rebelle.

 

PHILAMINTE

Nous verrons qui sur elle aura plus de pouvoir,  

Et si je la saurai réduire à son devoir.

Elle s'en va.

 

ARMANDE

J'ai grand regret, Monsieur, de voir qu'à vos visées,  

Les choses ne soient pas tout à fait disposées.

 

CLITANDRE

Je m'en vais travailler, Madame, avec ardeur, 

À ne vous point laisser ce grand regret au cœur.

 

ARMANDE

J'ai peur que votre effort n'ait pas trop bonne issue.

 

CLITANDRE

Peut-être verrez-vous votre crainte déçue.

 

ARMANDE

Je le souhaite ainsi.

 

CLITANDRE

                                J'en suis persuadé,  

Et que de votre appui je serai secondé.

 

ARMANDE

Oui, je vais vous servir de toute ma puissance.

 

CLITANDRE

Et ce service est sûr de ma reconnaissance.

 

 

 

SCÈNE V

CHRYSALE, ARISTE, HENRIETTE, CLITANDRE.

 

CLITANDRE

Sans votre appui, Monsieur, je serai malheureux.  

Madame votre femme a rejeté mes vœux,  

Et son cœur prévenu, veut Trissotin pour gendre.

 

CHRYSALE

Mais quelle fantaisie a-t-elle donc pu prendre?  

Pourquoi diantre vouloir ce Monsieur Trissotin?

 

ARISTE

C'est par l'honneur qu'il a de rimer à latin,  

Qu'il a sur son rival emporté l'avantage.

 

CLITANDRE

Elle veut dès ce soir faire ce mariage.

 

CHRYSALE

Dès ce soir?

 

CLITANDRE

                    Dès ce soir.

 

CHRYSALE

                                   Et dès ce soir je veux, 

Pour la contrecarrer, vous marier vous deux.

 

CLITANDRE

Pour dresser le contrat, elle envoie au notaire.

 

CHRYSALE

Et je vais le quérir pour celui qu'il doit faire.

 

CLITANDRE

Et Madame doit être instruite par sa sœur, 

De l'hymen où l'on veut qu'elle apprête son cœur.

 

CHRYSALE

Et moi, je lui commande avec pleine puissance,  

De préparer sa main à cette autre alliance.  

Ah je leur ferai voir, si pour donner la loi,  

Il est dans ma maison d'autre maître que moi. 

Nous allons revenir, songez à nous attendre;  

Allons, suivez mes pas, mon frère, et vous mon gendre.

 

HENRIETTE

Hélas! dans cette humeur conservez-le toujours.

 

ARISTE

J'emploierai toute chose à servir vos amours.

 

CLITANDRE

Quelque secours puissant qu'on promette à ma flamme, 

Mon plus solide espoir, c'est votre cœur, Madame.

 

HENRIETTE

Pour mon cœur vous pouvez vous assurer de lui.

 

CLITANDRE

Je ne puis qu'être heureux, quand j'aurai son appui.

 

HENRIETTE

Vous voyez à quels nœuds on prétend le contraindre.

 

CLITANDRE

Tant qu'il sera pour moi, je ne vois rien à craindre.

 

HENRIETTE

Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux;  

Et si tous mes efforts ne me donnent à vous,  

Il est une retraite où notre âme se donne,  

Qui m'empêchera d'être à toute autre personne.

 

CLITANDRE                           

Veuille le juste Ciel me garder en ce jour, 

De recevoir de vous cette preuve d'amour.

 

 

 

 

 

ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE

HENRIETTE, TRISSOTIN.

 

HENRIETTE

C'est sur le mariage où ma mère s'apprête,  

Que j'ai voulu, Monsieur, vous parler tête à tête;  

Et j'ai cru dans le trouble où je vois la maison,  

Que je pourrais vous faire écouter la raison.

Je sais qu'avec mes vœux vous me jugez capable  

De vous porter en dot un bien considérable:  

Mais l'argent dont on voit tant de gens faire cas,  

Pour un vrai philosophe a d'indignes appas;  

Et le mépris du bien et des grandeurs frivoles, 

Ne doit point éclater dans vos seules paroles.

 

TRISSOTIN

Aussi n'est-ce point là ce qui me charme en vous;  

Et vos brillants attraits, vos yeux perçants et doux,  

Votre grâce et votre air sont les biens, les richesses,  

Qui vous ont attiré mes vœux et mes tendresses; 

C'est de ces seuls trésors que je suis amoureux.

 

HENRIETTE

Je suis fort redevable à vos feux généreux;  

Cet obligeant amour a de quoi me confondre,  

Et j'ai regret, Monsieur, de n'y pouvoir répondre.  

Je vous estime autant qu'on saurait estimer, 

Mais je trouve un obstacle à vous pouvoir aimer.  

Un cœur, vous le savez, à deux ne saurait être,  

Et je sens que du mien Clitandre s'est fait maître.  

Je sais qu'il a bien moins de mérite que vous,  

Que j'ai de méchants yeux pour le choix d'un époux, 

Que par cent beaux talents vous devriez me plaire.  

Je vois bien que j'ai tort, mais je n'y puis que faire;  

Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,  

C'est de me vouloir mal d'un tel aveuglement.

 

TRISSOTIN

Le don de votre main où l'on me fait prétendre, 

Me livrera ce cœur que possède Clitandre;  

Et par mille doux soins, j'ai lieu de présumer,  

Que je pourrai trouver l'art de me faire aimer.

 

HENRIETTE

Non, à ses premiers vœux mon âme est attachée,  

Et ne peut de vos soins, Monsieur, être touchée. 

Avec vous librement j'ose ici m'expliquer,  

Et mon aveu n'a rien qui vous doive choquer.  

Cette amoureuse ardeur qui dans les cœurs s'excite,  

N'est point, comme l'on sait, un effet du mérite;  

Le caprice y prend part, et quand quelqu'un nous plaît, 

Souvent nous avons peine à dire pourquoi c'est.  

Si l'on aimait, Monsieur, par choix et par sagesse,  

Vous auriez tout mon cœur et toute ma tendresse;  

Mais on voit que l'amour se gouverne autrement.  

Laissez-moi, je vous prie, à mon aveuglement, 

Et ne vous servez point de cette violence  

Que pour vous on veut faire à mon obéissance.  

Quand on est honnête homme, on ne veut rien devoir  

À ce que des parents ont sur nous de pouvoir.  

On répugne à se faire immoler ce qu'on aime, 

Et l'on veut n'obtenir un cœur que de lui-même.

Ne poussez point ma mère à vouloir par son choix,  

Exercer sur mes vœux la rigueur de ses droits.  

Ôtez-moi votre amour, et portez à quelque autre  

Les hommages d'un cœur aussi cher que le vôtre.

 

TRISSOTIN

Le moyen que ce cœur puisse vous contenter?  

Imposez-lui des lois qu'il puisse exécuter.  

De ne vous point aimer peut-il être capable,  

À moins que vous cessiez, Madame, d'être aimable,  

Et d'étaler aux yeux les célestes appas…

 

HENRIETTE

Eh Monsieur, laissons là ce galimatias.  

Vous avez tant d'Iris, de Philis, d'Amarantes,  

Que partout dans vos vers vous peignez si charmantes,  

Et pour qui vous jurez tant d'amoureuse ardeur…

 

TRISSOTIN

C'est mon esprit qui parle, et ce n'est pas mon cœur. 

D'elles on ne me voit amoureux qu'en poète;  

Mais j'aime tout de bon l'adorable Henriette.

 

HENRIETTE

Eh de grâce, Monsieur…

 

TRISSOTIN

                                          Si c'est vous offenser,  

Mon offense envers vous n'est pas prête à cesser. 

Cette ardeur jusqu'ici de vos yeux ignorée, 

Vous consacre des vœux d'éternelle durée.  

Rien n'en peut arrêter les aimables transports;  

Et bien que vos beautés condamnent mes efforts,  

Je ne puis refuser le secours d'une mère  

Qui prétend couronner une flamme si chère; 

Et pourvu que j'obtienne un bonheur si charmant,  

Pourvu que je vous aie, il n'importe comment.

 

HENRIETTE

Mais savez-vous qu'on risque un peu plus qu'on ne pense,  

À vouloir sur un cœur user de violence?  

Qu'il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net, 

D'épouser une fille en dépit qu'elle en ait;  

Et qu'elle peut aller en se voyant contraindre,  

À des ressentiments que le mari doit craindre?

 

TRISSOTIN                                    

Un tel discours n'a rien dont je sois altéré.  

À tous événements le sage est préparé. 

Guéri par la raison des faiblesses vulgaires,  

Il se met au-dessus de ces sortes d'affaires,

Et n'a garde de prendre aucune ombre d'ennui,  

De tout ce qui n'est pas pour dépendre de lui.

 

HENRIETTE

En vérité, Monsieur, je suis de vous ravie; 

Et je ne pensais pas que la philosophie  

Fût si belle qu'elle est, d'instruire ainsi les gens  

À porter constamment de pareils accidents.  

Cette fermeté d'âme à vous si singulière,  

Mérite qu'on lui donne une illustre matière; 

Est digne de trouver qui prenne avec amour,  

Les soins continuels de la mettre en son jour;  

Et comme à dire vrai, je n'oserais me croire  

Bien propre à lui donner tout l'éclat de sa gloire,  

Je le laisse à quelque autre, et vous jure entre nous, 

Que je renonce au bien de vous voir mon époux.

 

TRISSOTIN

Nous allons voir bientôt comment ira l'affaire;  

Et l'on a là-dedans fait venir le notaire.

 

 

 

SCÈNE II

CHRYSALE, CLITANDRE, MARTINE, HENRIETTE.

 

CHRYSALE

Ah, ma fille, je suis bien aise de vous voir. 

Allons, venez-vous-en faire votre devoir, 

Et soumettre vos vœux aux volontés d'un père.  

Je veux, je veux apprendre à vivre à votre mère;  

Et pour la mieux braver, voilà, malgré ses dents,  

Martine que j'amène, et rétablis céans.

 

HENRIETTE

Vos résolutions sont dignes de louange. 

Gardez que cette humeur, mon père, ne vous change.  

Soyez ferme à vouloir ce que vous souhaitez,  

Et ne vous laissez point séduire à vos bontés.  

Ne vous relâchez pas, et faites bien en sorte  

D'empêcher que sur vous ma mère ne l'emporte.

 

CHRYSALE

Comment? Me prenez-vous ici pour un benêt?

 

HENRIETTE                                         

M'en préserve le Ciel.

 

CHRYSALE

                                 Suis-je un fat, s'il vous plaît?

 

HENRIETTE

Je ne dis pas cela.

 

CHRYSALE

                                  Me croit-on incapable  

Des fermes sentiments d'un homme raisonnable?

 

HENRIETTE

Non, mon père.

 

CHRYSALE

                Est-ce donc qu'à l'âge où je me voi, 

Je n'aurais pas l'esprit d'être maître chez moi?

 

HENRIETTE

Si fait.

 

CHRYSALE

                Et que j'aurais cette faiblesse d'âme,  

De me laisser mener par le nez à ma femme?

 

HENRIETTE

Eh non, mon père.

 

CHRYSALE

               Ouais. Qu'est-ce donc que ceci?  

Je vous trouve plaisante à me parler ainsi.

 

HENRIETTE

Si je vous ai choqué, ce n'est pas mon envie.

 

CHRYSALE

Ma volonté céans doit être en tout suivie.

 

HENRIETTE

Fort bien, mon père.

 

CHRYSALE

             Aucun, hors moi, dans la maison,  

N'a droit de commander.

 

HENRIETTE

                              Oui, vous avez raison.

 

CHRYSALE

C'est moi qui tiens le rang de chef de la famille.

 

HENRIETTE

D'accord.

 

CHRYSALE

             C'est moi qui dois disposer de ma fille.

 

HENRIETTE

Eh oui.

 

CHRYSALE

         Le Ciel me donne un plein pouvoir sur vous.

 

HENRIETTE

Qui vous dit le contraire?

 

CHRYSALE

                             Et pour prendre un époux,  

Je vous ferai bien voir que c'est à votre père  

Qu'il vous faut obéir, non pas à votre mère.

 

HENRIETTE

Hélas! vous flattez là les plus doux de mes vœux;  

Veuillez être obéi, c'est tout ce que je veux.

 

CHRYSALE

Nous verrons si ma femme à mes désirs rebelle…

 

CLITANDRE

La voici qui conduit le notaire avec elle.

 

CHRYSALE

Secondez-moi bien tous.

 

MARTINE

                          Laissez-moi, j'aurai soin 

De vous encourager, s'il en est de besoin.

 

 

 

SCÈNE III

PHILAMINTE, BÉLISE, ARMANDE, TRISSOTIN, LE NOTAIRE, CHRYSALE, CLITANDRE, HENRIETTE, MARTINE.

 

PHILAMINTE

Vous ne sauriez changer votre style sauvage,  

Et nous faire un contrat qui soit en beau langage?

 

LE NOTAIRE

Notre style est très bon, et je serais un sot,  

Madame, de vouloir y changer un seul mot. 

 

BÉLISE

Ah! quelle barbarie au milieu de la France!  

Mais au moins en faveur, Monsieur, de la science,  

Veuillez au lieu d'écus, de livres et de francs,  

Nous exprimer la dot en mines et talents,  

Et dater par les mots d'ides et de calendes.

 

LE NOTAIRE

Moi? Si j'allais, Madame, accorder vos demandes,  

Je me ferais siffler de tous mes compagnons.

 

PHILAMINTE

De cette barbarie en vain nous nous plaignons.  

Allons, Monsieur, prenez la table pour écrire.  

Ah, ah! cette impudente ose encor se produire? 

Pourquoi donc, s'il vous plaît, la ramener chez moi?

 

CHRYSALE

Tantôt avec loisir on vous dira pourquoi.  

Nous avons maintenant autre chose à conclure.

 

LE NOTAIRE

Procédons au contrat. Où donc est la future?

 

PHILAMINTE

 Celle que je marie est la cadette.

 

LE NOTAIRE

                                                          Bon.

 

 CHRYSALE

 Oui. La voilà, Monsieur, Henriette est son nom.

 

LE NOTAIRE

Fort bien. Et le futur?

 

PHILAMINTE

                        L'époux que je lui donne  

Est Monsieur.

 

CHRYSALE, montrant Clitandre.                                                            

            Et celui, moi, qu'en propre personne,  

Je prétends qu'elle épouse, est Monsieur.

 

LE NOTAIRE

                                              Deux époux!  

C'est trop pour la coutume.

 

PHILAMINTE

                                           Où vous arrêtez-vous? 

Mettez, mettez, Monsieur, Trissotin pour mon gendre.

 

CHRYSALE

Pour mon gendre mettez, mettez, Monsieur, Clitandre.

 

LE NOTAIRE

Mettez-vous donc d'accord et d'un jugement mûr  

Voyez à convenir entre vous du futur.

 

PHILAMINTE

Suivez, suivez, Monsieur, le choix où je m'arrête.

 

CHRYSALE

Faites, faites, Monsieur, les choses à ma tête.

 

LE NOTAIRE

Dites-moi donc à qui j'obéirai des deux?

 

PHILAMINTE

Quoi donc, vous combattez les choses que je veux?

 

CHRYSALE

Je ne saurais souffrir qu'on ne cherche ma fille,  

Que pour l'amour du bien qu'on voit dans ma famille.

 

PHILAMINTE

Vraiment à votre bien on songe bien ici,  

Et c'est là pour un sage, un fort digne souci!

 

CHRYSALE

Enfin pour son époux, j'ai fait choix de Clitandre.

 

PHILAMINTE

Et moi, pour son époux, voici qui je veux prendre:  

Mon choix sera suivi, c'est un point résolu.

 

CHRYSALE                                                        

Ouais. Vous le prenez là d'un ton bien absolu?

 

MARTINE

Ce n'est point à la femme à prescrire, et je sommes  

Pour céder le dessus en toute chose aux hommes.

 

CHRYSALE

C'est bien dit.

 

MARTINE

                   Mon congé cent fois me fût-il hoc,   

La poule ne doit point chanter devant le coq.

 

CHRYSALE

Sans doute.

 

MARTINE

             Et nous voyons que d'un homme on se gausse,  

Quand sa femme chez lui porte le haut-de-chausse.

 

CHRYSALE

Il est vrai.

 

MARTINE

                    Si j'avais un mari, je le dis,  

Je voudrais qu'il se fît le maître du logis.  

Je ne l'aimerais point, s'il faisait le jocrisse. 

Et si je contestais contre lui par caprice;  

Si je parlais trop haut, je trouverais fort bon,  

Qu'avec quelques soufflets il rabaissât mon ton.

 

CHRYSALE

C'est parler comme il faut.

 

MARTINE

                          Monsieur est raisonnable,  

De vouloir pour sa fille un mari convenable.

 

CHRYSALE

Oui.

 

MARTINE                                                 

Par quelle raison, jeune, et bien fait qu'il est,  

Lui refuser Clitandre? Et pourquoi, s'il vous plaît,  

Lui bailler un savant, qui sans cesse épilogue?  

Il lui faut un mari, non pas un pédagogue:  

Et ne voulant savoir le grais, ni le latin,

Elle n'a pas besoin de Monsieur Trissotin.

 

CHRYSALE

Fort bien.

 

PHILAMINTE

                    Il faut souffrir qu'elle jase à son aise.

 

MARTINE

Les savants ne sont bons que pour prêcher en chaise;   

Et pour mon mari, moi, mille fois je l'ai dit,  

Je ne voudrais jamais prendre un homme d'esprit. 

L'esprit n'est point du tout ce qu'il faut en ménage;  

Les livres cadrent mal avec le mariage;  

Et je veux, si jamais on engage ma foi,  

Un mari qui n'ait point d'autre livre que moi;  

Qui ne sache A, ne B, n'en déplaise à Madame, 

Et ne soit en un mot docteur que pour sa femme.

 

PHILAMINTE

Est-ce fait? et sans trouble ai-je assez écouté  

Votre digne interprète?

 

CHRYSALE

                                        Elle a dit vérité.

 

PHILAMINTE

Et moi, pour trancher court toute cette dispute,  

Il faut qu'absolument mon désir s'exécute. 

Henriette, et Monsieur seront joints de ce pas;  

Je l'ai dit, je le veux, ne me répliquez pas:  

Et si votre parole à Clitandre est donnée,  

Offrez-lui le parti d'épouser son aînée.

 

CHRYSALE

Voilà dans cette affaire un accommodement. 

Voyez? y donnez-vous votre consentement?

 

HENRIETTE                                                                                                                                                                         

Eh mon père!

 

CLITANDRE

                      Eh Monsieur!

BÉLISE

                                           On pourrait bien lui faire  

Des propositions qui pourraient mieux lui plaire:

Mais nous établissons une espèce d'amour  

Qui doit être épuré comme l'astre du jour; 

La substance qui pense, y peut être reçue,  

Mais nous en bannissons la substance étendue.

 

 

 

SCÈNE DERNIÈRE

ARISTE, CHRYSALE, PHILAMINTE, BÉLISE, HENRIETTE, ARMANDE, TRISSOTIN, LE NOTAIRE, CLITANDRE, MARTINE.

 

ARISTE

J'ai regret de troubler un mystère joyeux,   

Par le chagrin qu'il faut que j'apporte en ces lieux.  

Ces deux lettres me font porteur de deux nouvelles, 

Dont j'ai senti pour vous les atteintes cruelles:  

L'une pour vous, me vient de votre procureur;  

L'autre pour vous, me vient de Lyon.

 

PHILAMINTE

                                                  Quel malheur,  

Digne de nous troubler, pourrait-on nous écrire?

 

ARISTE

Cette lettre en contient un que vous pouvez lire.

 

PHILAMINTE

       Madame, j'ai prié Monsieur votre frère de vous

rendre cette lettre, qui vous dira ce que je n'ai osé

vous aller dire. La grande négligence que vous avez

pour vos affaires, a été cause que le clerc de votre

rapporteur ne m'a point averti, et vous avez perdu

absolument votre procès que vous deviez gagner.

 

CHRYSALE

Votre procès perdu!

 

PHILAMINTE

                             Vous vous troublez beaucoup!  

Mon cœur n'est point du tout ébranlé de ce coup.  

Faites, faites paraître une âme moins commune  

À braver comme moi les traits de la fortune.

   Le peu de soin que vous avez vous coûte quarante

mille écus, et c'est à payer cette somme, avec les dépens,

que vous êtes condamnée par arrêt de la cour.

Condamnée! Ah ce mot est choquant, et n'est fait  

Que pour les criminels.

 

ARISTE

                                     Il a tort en effet,  

Et vous vous êtes là justement récriée.

Il devait avoir mis que vous êtes priée,  

Par arrêt de la cour, de payer au plus tôt  

Quarante mille écus, et les dépens qu'il faut.

 

PHILAMINTE

Voyons l'autre.

 

CHRYSALE lit.

    Monsieur, l'amitié qui me lie à Monsieur votre

frère, me fait prendre intérêt à tout ce qui vous touche.

Je sais que vous avez mis votre bien entre les mains

d'Argante et de Damon, et je vous donne avis qu'en

même jour ils ont fait tous deux banqueroute.

Ô Ciel! tout à la fois perdre ainsi tout mon bien!

 

PHILAMINTE

Ah quel honteux transport! Fi! tout cela n'est rien.  

Il n'est pour le vrai sage aucun revers funeste,  

Et perdant toute chose, à soi-même il se reste.  

Achevons notre affaire, et quittez votre ennui; 

Son bien nous peut suffire et pour nous, et pour lui.

 

TRISSOTIN

Non, Madame, cessez de presser cette affaire.  

Je vois qu'à cet hymen tout le monde est contraire,  

Et mon dessein n'est point de contraindre les gens.

 

PHILAMINTE

Cette réflexion vous vient en peu de temps! 

Elle suit de bien près, Monsieur, notre disgrâce.

 

TRISSOTIN

De tant de résistance à la fin je me lasse.  

J'aime mieux renoncer à tout cet embarras,  

Et ne veux point d'un cœur qui ne se donne pas.

 

PHILAMINTE

Je vois, je vois de vous, non pas pour votre gloire, 

Ce que jusques ici j'ai refusé de croire.

 

TRISSOTIN

Vous pouvez voir de moi tout ce que vous voudrez,  

Et je regarde peu comment vous le prendrez:  

Mais je ne suis point homme à souffrir l'infamie  

Des refus offensants qu'il faut qu'ici j'essuie; 

Je vaux bien que de moi l'on fasse plus de cas,  

Et je baise les mains à qui ne me veut pas.

 

PHILAMINTE

Qu'il a bien découvert son âme mercenaire!  

Et que peu philosophe est ce qu'il vient de faire!

 

CLITANDRE

Je ne me vante point de l'être, mais enfin 

Je m'attache, Madame, à tout votre destin;  

Et j'ose vous offrir, avecque ma personne,  

Ce qu'on sait que de bien la fortune me donne.

 

PHILAMINTE

Vous me charmez, Monsieur, par ce trait généreux,  

Et je veux couronner vos désirs amoureux. 

Oui, j'accorde Henriette à l'ardeur empressée…

 

HENRIETTE

Non, ma mère, je change à présent de pensée.  

Souffrez que je résiste à votre volonté.

 

CLITANDRE

Quoi, vous vous opposez à ma félicité?  

Et lorsqu'à mon amour je vois chacun se rendre…

 

HENRIETTE

Je sais le peu de bien que vous avez, Clitandre,  

Et je vous ai toujours souhaité pour époux,  

Lorsqu'en satisfaisant à mes vœux les plus doux,  

J'ai vu que mon hymen ajustait vos affaires:  

Mais lorsque nous avons les destins si contraires, 

Je vous chéris assez dans cette extrémité,  

Pour ne vous charger point de notre adversité.

 

CLITANDRE

Tout destin avec vous me peut être agréable;  

Tout destin me serait sans vous insupportable.

 

HENRIETTE

L'amour dans son transport parle toujours ainsi. 

Des retours importuns évitons le souci,  

Rien n'use tant l'ardeur de ce nœud qui nous lie,  

Que les fâcheux besoins des choses de la vie;  

Et l'on en vient souvent à s'accuser tous deux,  

De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.

 

ARISTE

N'est-ce que le motif que nous venons d'entendre,  

Qui vous fait résister à l'hymen de Clitandre?

 

HENRIETTE                                         

Sans cela, vous verriez tout mon cœur y courir;  

Et je ne fuis sa main, que pour le trop chérir.

 

ARISTE

Laissez-vous donc lier par des chaînes si belles. 

Je ne vous ai porté que de fausses nouvelles;  

Et c'est un stratagème, un surprenant secours,  

Que j'ai voulu tenter pour servir vos amours;  

Pour détromper ma sœur, et lui faire connaître  

Ce que son philosophe à l'essai pouvait être.

 

CHRYSALE

Le Ciel en soit loué.

 

PHILAMINTE

                                J'en ai la joie au cœur,  

Par le chagrin qu'aura ce lâche déserteur.  

Voilà le châtiment de sa basse avarice,  

De voir qu'avec éclat cet hymen s'accomplisse.

 

CHRYSALE

Je le savais bien, moi, que vous l'épouseriez.

 

ARMANDE

Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez?

 

PHILAMINTE

Ce ne sera point vous que je leur sacrifie,  

Et vous avez l'appui de la philosophie,  

Pour voir d'un œil content couronner leur ardeur.

 

BÉLISE                                                

Qu'il prenne garde au moins que je suis dans son cœur.  

Par un prompt désespoir souvent on se marie,  

Qu'on s'en repent après tout le temps de sa vie.

 

CHRYSALE

Allons, Monsieur, suivez l'ordre que j'ai prescrit,  

Et faites le contrat ainsi que je l'ai dit.

 

 

 

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RIDEAU

6 juin 2013

Jean Racine : Phèdre

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Jean Racine

 

PHÈDRE

Tragédie en cinq actes et en vers

 

Représentée pour la première fois sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, par la troupe royale, le vendredi 1er janvier 1677.

 ◄►

 

PERSONNAGES

Thésée, fils d’Égée, roi d’Athènes.

Phèdre, femme de Thésée, fille de Minos et de Pasiphaé.

Hippolyte, fils de Thésée, et d’Antiope, reine des Amazones.

Aricie, princesse du sang royal d’Athènes.

Théramène, gouverneur d’Hippolyte.

Œnone, nourrice et confidente de Phèdre.

Ismène, confidente d’Aricie.

Panope, femme de la suite de Phèdre.

Gardes.

 

 

 

 

 

PRÉFACE

Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d’Euripide. Quoique j’aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la conduite de l’action, je n’ai pas laissé d’enrichir ma pièce de tout ce qui m’a paru le plus éclatant dans la sienne. Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j’ai peut-être mis de plus raisonnable sur le théâtre. Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente : elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime dont elle a horreur toute la première : elle fait tous ses efforts pour la surmonter : elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne ; et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté. J’ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu’elle n’est dans les tragédies des Anciens, où elle se résout d’elle-même à accuser Hippolyte. J’ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d’une princesse qui a d’ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m’a paru plus convenable à une nourrice, qui pouvait avoir des inclinations plus serviles, et qui néanmoins n’entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et l’honneur de sa maîtresse. Phèdre n’y donne les mains que parce qu’elle est dans une agitation d’esprit qui la met hors d’elle-même ; et elle vient un moment après dans le dessein de justifier l’innocence, et de déclarer la vérité. Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque, d’avoir en effet violé sa belle-mère : vim corpus tulit. Mais il n’est ici accusé que d’en avoir eu le dessein. J’ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l’aurait pu rendre moins agréable aux spectateurs. Pour ce qui est du personnage d’Hippolyte, j’avais remarqué dans les Anciens qu’on reprochait à Euripide de l’avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection : ce qui faisait que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d’indignation que de pitié. J’ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d’âme avec laquelle il épargne l’honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l’accuser. J’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père. Cette Aricie n’est point un personnage de mon invention. Virgile dit qu’Hippolyte l’épousa, et en eut un fils, après qu’Esculape l’eut ressuscité. Et j’ai lu encore dans quelques auteurs qu’Hippolyte avait épousé et emmené en Italie une jeune Athénienne de grande naissance, qui s’appelait Aricie, et qui avait donné son nom à une petite ville d’Italie. Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scrupuleusement attaché à suivre la fable. J’ai même suivi l’histoire de Thésée, telle qu’elle est dans Plutarque. C’est dans cet historien que j’ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en Épire vers la source de l’Achéron, chez un roi dont Pirithoüs voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier, après avoir fait mourir Pirithoüs. Ainsi j’ai tâché de conserver la vraisemblance de l’histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie ; et le bruit de la mort de Thésée, fondé sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d’amour qui devient une des principales causes de son malheur, et qu’elle n’aurait jamais osé faire tant qu’elle aurait cru que son mari était vivant. Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévèrement punies : la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses : les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C’est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer ; et c’est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique ; et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d’Euripide. Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l’ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu’à les divertir, et s’ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie.

 

◄►

 

La scène est à Trézène, ville du Péloponnèse.

 

 

ACTE PREMIER Scène première.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

HIPPOLYTE.

Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène,

Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.

Dans le doute mortel dont je suis agité,

Je commence à rougir de mon oisiveté.

Depuis plus de six mois éloigné de mon père,

J’ignore le destin d’une tête si chère ;

J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher.

 

THÉRAMÈNE.

Et dans quels lieux, seigneur, l’allez-vous donc chercher ?

Déjà pour satisfaire à votre juste crainte,

J’ai couru les deux mers que sépare Corinthe ;

J’ai demandé Thésée aux peuples de ces bords

Où l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts ;

J’ai visité l’Élide, et laissant le Ténare,

Passé jusqu’à la mer qui vit tomber Icare :

Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats

Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ?

Qui sait même, qui sait si le roi votre père

Veut que de son absence on sache le mystère ?

Et si, lorsqu’avec vous nous tremblons pour ses jours,

Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,

Ce héros n’attend point qu’une amante abusée...

 

HIPPOLYTE.

Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée.

De ses jeunes erreurs désormais revenu,

Par un indigne obstacle il n’est point retenu ;

Et fixant de ses vœux l’inconstance fatale,

Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.

Enfin, en le cherchant, je suivrai mon devoir,

Et je fuirai ces lieux, que je n’ose plus voir.

 

THÉRAMÈNE.

Eh ! depuis quand, seigneur, craignez-vous la présence

De ces paisibles lieux si chers à votre enfance,

Et dont je vous ai vu préférer le séjour

Au tumulte pompeux d’Athène et de la cour ?

Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse ?

 

HIPPOLYTE.

Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face,

Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé

La fille de Minos et de Pasiphaé.

 

THÉRAMÈNE.

J’entends : de vos douleurs la cause m’est connue.

Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.

Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,

Que votre exil d’abord signala son crédit.

Mais sa haine, sur vous autrefois attachée,

Ou s’est évanouie, ou s’est bien relâchée.

Et d’ailleurs quels périls vous peut faire courir

Une femme mourante, et qui cherche à mourir ?

Phèdre, atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire,

Lasse enfin d’elle-même et du jour qui l’éclaire,

Peut-elle contre vous former quelques desseins ?

 

HIPPOLYTE.

Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains.

Hippolyte en partant fuit une autre ennemie ;

Je fuis, je l’avouerai, cette jeune Aricie,

Reste d’un sang fatal conjuré contre nous.

 

THÉRAMÈNE.

Quoi ! vous-même, seigneur, la persécutez-vous ?

Jamais l’aimable sœur des cruels Pallantides

Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ?

Et devez-vous haïr ses innocents appas ?

 

HIPPOLYTE.

Si je la haïssais, je ne la fuirais pas.

 

THÉRAMÈNE.

Seigneur, m’est-il permis d’expliquer votre fuite ?

Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte

Implacable ennemi des amoureuses lois,

Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ?

Vénus, par votre orgueil si longtemps méprisée,

Voudrait-elle à la fin justifier Thésée ?

Et vous mettant au rang du reste des mortels,

Vous a-t-elle forcé d’encenser ses autels ?

Aimeriez-vous, seigneur ?

 

HIPPOLYTE.

                                  Ami, qu’oses-tu dire ?

Toi qui connais mon cœur depuis que je respire,

Des sentiments d’un cœur si fier, si dédaigneux,

Peux-tu me demander le désaveu honteux ?

C’est peu qu’avec son lait une mère amazone

M’a fait sucer encor cet orgueil qui t’étonne ;

Dans un âge plus mûr moi-même parvenu,

Je me suis applaudi quand je me suis connu.

Attaché près de moi par un zèle sincère,

Tu me contais alors l’histoire de mon père.

Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix,

S’échauffait aux récits de ses nobles exploits,

Quand tu me dépeignais ce héros intrépide

Consolant les mortels de l’absence d’Alcide,

Les monstres étouffés, et les brigands punis,

Procruste, Cercyon, et Sciron, et Sinis,

Et les os dispersés du géant d’Épidaure,

Et la Crète fumant du sang du Minotaure.

Mais quand tu récitais des faits moins glorieux,

Sa foi partout offerte, et reçue en cent lieux ;

Hélène à ses parents dans Sparte dérobée ;

Salamine témoin des pleurs de Péribée ;

Tant d’autres, dont les noms lui sont même échappés,

Trop crédules esprits que sa flamme a trompés !

Ariane aux rochers contant ses injustices ;

Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ;

Tu sais comme, à regret écoutant ce discours,

Je te pressais souvent d’en abréger le cours.

Heureux si j’avais pu ravir à la mémoire

Cette indigne moitié d’une si belle histoire !

Et moi-même, à mon tour, je me verrais lié !

Et les dieux jusque-là m’auraient humilié !

Dans mes lâches soupirs d’autant plus méprisable,

Qu’un long amas d’honneurs rend Thésée excusable,

Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui,

Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui !

Quand même ma fierté pourrait s’être adoucie,

Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie ?

Ne souviendrait-il plus à mes sens égarés

De l’obstacle éternel qui nous a séparés ?

Mon père la réprouve, et par des lois sévères,

Il défend de donner des neveux à ses frères :

D’une tige coupable il craint un rejeton ;

Il veut avec la sœur ensevelir leur nom ;

Et que, jusqu’au tombeau soumise à sa tutelle,

Jamais les feux d’hymen ne s’allument pour elle.

Dois-je épouser ses droits contre un père irrité ?

Donnerai-je l’exemple à la témérité ?

Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée...

 

THÉRAMÈNE.

Ah, seigneur ! Si votre heure est une fois marquée,

Le ciel de nos raisons ne sait point s’informer.

Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer ;

Et sa haine irritant une flamme rebelle,

Prête à son ennemi une grâce nouvelle.

Enfin d’un chaste amour pourquoi vous effrayer ?

S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ?

En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?

Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ?

Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domptés ?

Vous-même, où seriez-vous, vous qui la combattez,

Si toujours Antiope à ses lois opposée

D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée ?

Mais que sert d’affecter un superbe discours ?

Avouez-le, tout change ; et depuis quelques jours,

On vous voit moins souvent, orgueilleux et sauvage,

Tantôt faire voler un char sur le rivage,

Tantôt, savant dans l’art par Neptune inventé,

Rendre docile au frein un coursier indompté ;

Les forêts de nos cris moins souvent retentissent ;

Chargés d’un feu secret, vos yeux s’appesantissent ;

Il n’en faut point douter, vous aimez, vous brûlez ;

Vous périssez d’un mal que vous dissimulez :

La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire ?

 

HIPPOLYTE.

Théramène, je pars, et vais chercher mon père.

 

THÉRAMÈNE.

Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir,

Seigneur ?

 

HIPPOLYTE.

              C’est mon dessein : tu peux l’en avertir.

Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l’ordonne.

Mais quel nouveau malheur trouble sa chère Œnone ?

 

 

 

Scène II.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE, ŒNONE.

 

ŒNONE.

Hélas ! Seigneur, quel trouble au mien peut être égal ?

La reine touche presque à son terme fatal.

En vain à l’observer jour et nuit je m’attache ;

Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache.

Un désordre éternel règne dans son esprit ;

Son chagrin inquiet l’arrache de son lit :

Elle veut voir le jour : et sa douleur profonde

M’ordonne toutefois d’écarter tout le monde...

Elle vient.

 

HIPPOLYTE.

               Il suffit : je la laisse en ces lieux,

Et ne lui montre point un visage odieux.

 

 

 

Scène III.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

PHÈDRE.

N’allons point plus avant, demeurons, chère Œnone.

Je ne me soutiens plus ; ma force m’abandonne :

Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,

Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.

Hélas !

(Elle s’assied.)

 

ŒNONE.

Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent !

 

PHÈDRE.

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !

Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,

A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?

Tout m’afflige, me nuit, et conspire à me nuire.

 

ŒNONE.

Comme on voit tous ses vœux l’un l’autre se détruire !

Vous-même, condamnant vos injustes desseins,

Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;

Vous-même, rappelant votre force première,

Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière.

Vous la voyez, madame ; et, prête à vous cacher,

Vous haïssez le jour que vous veniez chercher !

 

PHÈDRE.

Noble et brillant auteur d’une triste famille,

Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille,

Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,

Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !

 

ŒNONE.

Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?

Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,

Faire de votre mort les funestes apprêts ?

 

PHÈDRE.

Dieux ! Que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !

Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,

Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?

 

ŒNONE.

Quoi, madame ?

 

PHÈDRE.

                  Insensée ! où suis-je ? et qu’ai-je dit ?

Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?

Je l’ai perdu : les dieux m’en ont ravi l’usage.

Œnone, la rougeur me couvre le visage :

Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs ;

Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.

 

ŒNONE.

Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence

Qui de vos maux encore aigrit la violence.

Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,

Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours ?

Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?

Quel charme ou quel poison en a tari la source ?

Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux

Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;

Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure

Depuis que votre corps languit sans nourriture.

À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?

De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?

Vous offensez les dieux auteurs de votre vie ;

Vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie ;

Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,

Que vous précipitez sous un joug rigoureux.

Songez qu’un même jour leur ravira leur mère

Et rendra l’espérance au fils de l’étrangère,

À ce fier ennemi de vous, de votre sang,

Ce fils qu’une Amazone a porté dans son flanc,

Cet Hippolyte…

 

PHÈDRE.

                       Ah ! dieux !

 

ŒNONE.

                                       Ce reproche vous touche ?

 

PHÈDRE.

Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !

 

ŒNONE.

Eh bien ! Votre colère éclate avec raison :

J’aime à vous voir frémir à ce funeste nom.

Vivez donc : que l’amour, le devoir vous excite.

Vivez ; ne souffrez pas que le fils d’une Scythe

Accablant vos enfants d’un empire odieux,

Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.

Mais ne différez point ; chaque moment vous tue :

Réparez promptement votre force abattue,

Tandis que de vos jours prêts à se consumer

Le flambeau dure encore et peut se rallumer.

 

PHÈDRE.

J’en ai trop prolongé la coupable durée.

 

ŒNONE.

Quoi ! De quelques remords êtes-vous déchirée ?

Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?

Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?

 

PHÈDRE.

Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.

Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !

 

ŒNONE.

Et quel affreux projet avez-vous enfanté

Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?

 

PHÈDRE.

Je t’en ai dit assez : épargne-moi le reste.

Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

 

ŒNONE.

Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;

Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.

Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,

Mon âme chez les morts descendra la première ;

Mille chemins ouverts y conduisent toujours,

Et ma juste douleur choisira les plus courts.

Cruelle ! Quand ma foi vous a-t-elle déçue ?

Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?

Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.

Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?

 

PHÈDRE

Quel fruit espères-tu de tant de violence ?

Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

 

ŒNONE.

Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux !

À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?

 

PHÈDRE.

Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable,

Je n’en mourrai pas moins : j’en mourrai plus coupable.

 

ŒNONE.

Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,

Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,

Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

 

PHÈDRE.

Tu le veux ? lève-toi.

 

ŒNONE.

                                  Parlez : je vous écoute.

 

PHÈDRE.

Ciel ! Que lui vais-je dire ? Et par où commencer ?

 

ŒNONE.

Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.

 

PHÈDRE.

Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !

Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !

 

ŒNONE.

Oublions-les, madame ; et qu’à tout l’avenir

Un silence éternel cache ce souvenir.

 

PHÈDRE.

Ariane, ma sœur ! de quel amour blessée

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

 

ŒNONE.

Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui

Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?

 

PHÈDRE.

Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable

Je péris la dernière et la plus misérable.

 

ŒNONE.

Aimez-vous ?

PHÈDRE.

                  De l’amour j’ai toutes les fureurs.

 

ŒNONE.

Pour qui ?

 

PHÈDRE.

Tu vas ouïr le comble des horreurs… J’aime…

À ce nom fatal, je tremble, je frissonne.

J’aime…

 

ŒNONE.

           Qui ?

 

PHÈDRE.

                      Tu connais ce fils de l’Amazone,

Ce prince si longtemps par moi-même opprimé…

 

ŒNONE.

Hippolyte ? Grands dieux !

 

PHÈDRE.

                                    C’est toi qui l’as nommé !

 

ŒNONE.

Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !

Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !

Voyage infortuné ! Rivage malheureux,

Fallait-il approcher de tes bords dangereux !

 

PHÈDRE.

Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée

Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,

Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;

Athènes me montra mon superbe ennemi :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

Je sentis tout mon corps et transir et brûler :

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !

Par des vœux assidus je crus les détourner :

Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;

De victimes moi-même à toute heure entourée,

Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :

D’un incurable amour remèdes impuissants !

En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !

Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,

Même au pied des autels que je faisais fumer,

J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.

Je l’évitais partout. Ô comble de misère !

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

Contre moi-même enfin j’osai me révolter :

J’excitai mon courage à le persécuter.

Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,

J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;

Je pressai son exil ; et mes cris éternels

L’arrachèrent du sein et des bras paternels.

Je respirais, Œnone ; et, depuis son absence,

Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence :

Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,

De son fatal hymen je cultivais les fruits.

Vaines précautions ! Cruelle destinée !

Par mon époux lui-même à Trézène amenée,

J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :

Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.

Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;

J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur ;

Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,

Et dérober au jour une flamme si noire :

Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;

Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas.

Pourvu que, de ma mort respectant les approches,

Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,

Et que tes vains secours cessent de rappeler

Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler.

 

 

 

Scène IV.

PHÈDRE, ŒNONE, PANOPE.

 

PANOPE.

Je voudrais vous cacher une triste nouvelle,

Madame : mais il faut que je vous la révèle.

La mort vous a ravi votre invincible époux ;

Et ce malheur n’est plus ignoré que de vous.

 

ŒNONE.

Panope, que dis-tu ?

 

PANOPE.

                                Que la reine abusée

En vain demande au ciel le retour de Thésée ;

Et que, par des vaisseaux arrivés dans le port,

Hippolyte son fils vient d’apprendre sa mort.

 

PHÈDRE.

Ciel !

 

PANOPE.

             Pour le choix d’un maître Athènes se partage :

Au prince votre fils l’un donne son suffrage,

Madame ; et de l’État, l’autre oubliant les lois

Au fils de l’étrangère ose donner sa voix.

On dit même qu’au trône une brigue insolente

Veut placer Aricie et le sang de Pallante.

J’ai cru de ce péril vous devoir avertir.

Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir ;

Et l’on craint, s’il paraît dans ce nouvel orage,

Qu’il n’entraîne après lui tout un peuple volage.

 

ŒNONE.

Panope, c’est assez : la reine qui t’entend

Ne négligera point cet avis important.

 

 

 

Scène V.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

ŒNONE.

Madame, je cessais de vous presser de vivre ;

Déjà même au tombeau je songeais à vous suivre ;

Pour vous en détourner je n’avais plus de voix :

Mais ce nouveau malheur vous prescrit d’autres lois.

Votre fortune change et prend une autre face :

Le roi n’est plus, madame ; il faut prendre sa place.

Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez ;

Esclave s’il vous perd, et roi si vous vivez.

Sur qui, dans son malheur, voulez-vous qu’il s’appuie ?

Ses larmes n’auront plus de main qui les essuie ;

Et ses cris innocents, portés jusques aux dieux,

Iront contre sa mère irriter ses aïeux.

Vivez ; vous n’avez plus de reproche à vous faire :

Votre flamme devient une flamme ordinaire ;

Thésée en expirant vient de rompre les nœuds

Qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux.

Hippolyte pour vous devient moins redoutable ;

Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable.

Peut-être, convaincu de votre aversion,

Il va donner un chef à la sédition :

Détrompez son erreur, fléchissez son courage.

Roi de ces bords heureux, Trézène est son partage ;

Mais il sait que les lois donnent à votre fils

Les superbes remparts que Minerve a bâtis.

Vous avez l’un et l’autre une juste ennemie :

Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.

 

PHÈDRE.

Eh bien ! à tes conseils je me laisse entraîner.

Vivons, si vers la vie on peut me ramener,

Et si l’amour d’un fils, en ce moment funeste,

De mes faibles esprits peut ranimer le reste.

 

 

 

 

 

ACTE SECOND. Scène PREMIÈRE.

ARICIE, ISMÈNE.

 

ARICIE.

Hippolyte demande à me voir en ce lieu ?

Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ?

Ismène, dis-tu vrai ? N’es-tu point abusée ?

 

ISMÈNE.

C’est le premier effet de la mort de Thésée.

Préparez-vous, madame, à voir de tous côtés

Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés.

Aricie, à la fin, de son sort est maîtresse,

Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.

 

ARICIE.

Ce n’est donc point, Ismène, un bruit mal affermi ?

Je cesse d’être esclave, et n’ai plus d’ennemi ?

 

ISMÈNE.

Non, madame, les dieux ne vous sont plus contraires ;

Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.

 

ARICIE.

Dit-on quelle aventure a terminé ses jours ?

 

ISMÈNE.

On sème de sa mort d’incroyables discours.

On dit que, ravisseur d’une amante nouvelle,

Les flots ont englouti cet époux infidèle.

On dit même, et ce bruit est partout répandu,

Qu’avec Pirithoüs aux enfers descendu,

Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,

Et s’est montré vivant aux infernales ombres ;

Mais qu’il n’a pu sortir de ce triste séjour,

Et repasser les bords qu’on passe sans retour.

 

ARICIE.

Croirai-je qu’un mortel, avant sa dernière heure,

Peut pénétrer des morts la profonde demeure ?

Quel charme l’attirait sur ces bords redoutés ?

 

ISMÈNE.

Thésée est mort, madame, et vous seule en doutez :

Athènes en gémit ; Trézène en est instruite,

Et déjà pour son roi reconnait Hippolyte ;

Phèdre, dans ce palais, tremblante pour son fils,

De ses amis troublés demande les avis.

 

ARICIE.

Et tu crois que pour moi plus humain que son père,

Hippolyte rendra ma chaîne plus légère ;

Qu’il plaindra mes malheurs ?

 

ISMÈNE.

                                                   Madame, je le croi.

 

ARICIE.

L’insensible Hippolyte est-il connu de toi ?

Sur quel frivole espoir penses-tu qu’il me plaigne,

Et respecte en moi seule un sexe qu’il dédaigne ?

Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,

Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.

 

ISMÈNE.

Je sais de ses froideurs tout ce que l’on récite ;

Mais j’ai vu près de vous ce superbe Hippolyte ;

Et même, en le voyant, le bruit de sa fierté

A redoublé pour lui ma curiosité.

Sa présence à ce bruit n’a point paru répondre :

Dès vos premiers regards je l’ai vu se confondre ;

Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter,

Déjà pleins de langueur, ne pouvaient vous quitter.

Le nom d'amant peut-être offense son courage ;

Mais il en a les yeux, s’il n’en a le langage.

 

ARICIE.

Que mon cœur, chère Ismène, écoute avidement

Un discours qui peut-être a peu de fondement !

Ô toi qui me connais, te semblait-il croyable

Que le triste jouet d’un sort impitoyable,

Un cœur toujours nourri d’amertume et de pleurs,

Dût connaître l’amour et ses folles douleurs ?

Reste du sang d’un roi noble fils de la Terre,

Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre :

J’ai perdu, dans la fleur de leur jeune saison,

Six frères...Quel espoir d’une illustre maison !

Le fer moissonna tout ; et la terre humectée

But à regret le sang des neveux d’Érechtée.

Tu sais, depuis leur mort, quelle sévère loi

Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi :

On craint que de la sœur les flammes téméraires

Ne raniment un jour la cendre de ses frères.

Mais tu sais bien aussi de quel œil dédaigneux

Je regardais ce soin d’un vainqueur soupçonneux :

Tu sais que, de tout temps à l’amour opposée,

Je rendais souvent grâce à l’injuste Thésée,

Dont l’heureuse rigueur secondait mes mépris.

Mes yeux alors, mes yeux n’avaient pas vu son fils.

Non que par les yeux seuls lâchement enchantée,

J’aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée ;

Présents dont la nature a voulu l’honorer,

Qu’il méprise lui-même, et qu’il semble ignorer :

J’aime, je prise en lui de plus nobles richesses,

Les vertus de son père, et non point les faiblesses ;

J’aime, je l’avouerai, cet orgueil généreux

Qui jamais n’a fléchi sous le joug amoureux.

Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée :

Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée

D’arracher un hommage à mille autres offert,

Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.

Mais de faire fléchir un courage inflexible,

De porter la douleur dans une âme insensible,

D’enchaîner un captif de ses fers étonné,

Contre un joug qui lui plait vainement mutiné ;

C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.

Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte ;

Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté,

Préparait moins la gloire aux yeux qui l’ont dompté.

Mais, chère Ismène, hélas ! quelle est mon imprudence !

On ne m’opposera que trop de résistance :

Tu m’entendras peut-être, humble dans mon ennui,

Gémir du même orgueil que j’admire aujourd’hui.

Hippolyte aimerait ! Par quel bonheur extrême

Aurais-je pu fléchir…

 

ISMÈNE.

                             Vous l’entendrez lui-même :

Il vient à vous.

 

 

 

Scène II.

HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE.

 

HIPPOLYTE.

                         Madame, avant que de partir,

J’ai cru de votre sort vous devoir avertir.

Mon père ne vit plus. Ma juste défiance

Présageait les raisons de sa trop longue absence :

La mort seule, bornant ses travaux éclatants,

Pouvait à l’univers le cacher si longtemps.

Les dieux livrent enfin à la Parque homicide

L’ami, le compagnon, le successeur d’Alcide.

Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,

Écoute sans regret ces noms qui lui sont dus.

Un espoir adoucit ma tristesse mortelle :

Je puis vous affranchir d’une austère tutelle.

Je révoque des lois dont j’ai plaint la rigueur :

Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur ;

Et dans cette Trézène, aujourd’hui mon partage,

De mon aïeul Pitthée autrefois l’héritage,

Qui m’a, sans balancer, reconnu pour son roi,

Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi.

 

ARICIE.

Modérez des bontés dont l’excès m’embarrasse.

D’un soin si généreux honorer ma disgrâce,

Seigneur, c’est me ranger, plus que vous ne pensez,

Sous ces austères lois dont vous me dispensez.

 

HIPPOLYTE.

Du choix d’un successeur Athènes incertaine

Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.

 

ARICIE.

De moi, seigneur ?

 

HIPPOLYTE.

                          Je sais, sans vouloir me flatter,

Qu’une superbe loi semble me rejeter :

La Grèce me reproche une mère étrangère.

Mais si pour concurrent je n’avais que mon frère,

Madame, j’ai sur lui de véritables droits

Que je saurais sauver du caprice des lois.

Un frein plus légitime arrête mon audace :

Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,

Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu

De ce fameux mortel que la terre a conçu.

L’adoption le mit entre les mains d’Égée.

Athènes, par mon père accrue et protégée,

Reconnut avec joie un roi si généreux,

Et laissa dans l’oubli vos frères malheureux.

Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle :

Assez elle a gémi d’une longue querelle ;

Assez dans ses sillons votre sang englouti

A fait fumer le champ dont il était sorti.

Trézène m’obéit. Les campagnes de Crète

Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.

L’Attique est votre bien. Je pars, et vais, pour vous,

Réunir tous les vœux partagés entre nous.

 

ARICIE.

De tout ce que j’entends, étonnée et confuse,

Je crains presque, je crains qu’un songe ne m’abuse.

Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?

Quel dieu, seigneur, quel dieu l’a mis dans votre sein ?

Qu’à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !

Et que la vérité passe la renommée !

Vous-même en ma faveur vous voulez vous trahir !

N’était-ce pas assez de ne me point haïr,

Et d’avoir si longtemps pu défendre votre âme

De cette inimitié...

 

HIPPOLYTE.

                                       Moi, vous haïr, madame !

Avec quelques couleurs qu’on ait peint ma fierté,

Croit-on que dans ses flancs un monstre m’ait porté ?

Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie

Pourrait, en vous voyant, n’être point adoucie ?

Ai-je pu résister au charme décevant...

 

ARICIE.

Quoi ! seigneur…

 

HIPPOLYTE.

                       Je me suis engagé trop avant.

Je vois que la raison cède à la violence :

Puisque j’ai commencé de rompre le silence,

Madame, il faut poursuivre ; il faut vous informer

D’un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.

Vous voyez devant vous un prince déplorable,

D’un téméraire orgueil exemple mémorable.

Moi qui, contre l’amour fièrement révolté,

Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;

Qui, des faibles mortels déplorant les naufrages,

Pensais toujours du bord contempler les orages ;

Asservi maintenant sous la commune loi,

Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi !

Un moment a vaincu mon audace imprudente :

Cette âme si superbe est enfin dépendante.

Depuis près de six mois, honteux, désespéré,

Portant partout le trait dont je suis déchiré,

Contre vous, contre moi, vainement je m’éprouve :

Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ;

Dans le fond des forêts votre image me suit ;

La lumière du jour, les ombres de la nuit,

Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite ;

Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte.

Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,

Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus :

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;

Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ;

Mes seuls gémissements font retentir les bois,

Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

Peut-être le récit d’un amour si sauvage

Vous fait, en m’écoutant, rougir de votre ouvrage ?

D’un cœur qui s’offre à vous quel farouche entretien !

Quel étrange captif pour un si beau lien !

Mais l’offrande à vos yeux en doit être plus chère :

Songez que je vous parle une langue étrangère ;

Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés,

Qu’Hippolyte sans vous n’aurait jamais formés.

 

 

 

Scène III.

HIPPOLYTE, ARICIE, THÉRAMÈNE, ISMÈNE.

 

THÉRAMÈNE.

Seigneur, la reine vient, et je l’ai devancée :

Elle vous cherche.

 

HIPPOLYTE.

                           Moi ?

 

THÉRAMÈNE.

                                    J’ignore sa pensée ;

Mais on vous est venu demander de sa part :

Phèdre veut vous parler avant votre départ.

 

HIPPOLYTE.

Phèdre ! Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre…

 

ARICIE.

Seigneur, vous ne pouvez refuser de l’entendre :

Quoique trop convaincu de son inimitié,

Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.

 

HIPPOLYTE.

Cependant vous sortez. Et je pars : et j’ignore

Si je n’offense point les charmes que j’adore !

J’ignore si ce cœur que je laisse en vos mains…

 

ARICIE.

Partez, prince, et suivez vos généreux desseins :

Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.

J’accepte tous les dons que vous me voulez faire.

Mais cet empire enfin si grand, si glorieux,

N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.

 

 

 

Scène IV.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

HIPPOLYTE.

Ami, tout est-il prêt ? Mais la reine s’avance.

Va, que pour le départ tout s’arme en diligence.

Fais donner le signal, cours, ordonne ; et revien

Me délivrer bientôt d’un fâcheux entretien.

 

 

 

Scène V. PHÈDRE, HIPPOLYTE, ŒNONE.

 

PHÈDRE, à Œnone, dans le fond du théâtre.

Le voici : vers mon cœur tout mon sang se retire.

J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.

 

ŒNONE.

Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous.

 

PHÈDRE.

On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous,

Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes ;

Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.

Mon fils n’a plus de père ; et le jour n’est pas loin

Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.

Déjà mille ennemis attaquent son enfance :

Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.

Mais un secret remords agite mes esprits :

Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris ;

Je tremble que sur lui votre juste colère

Ne poursuive bientôt une odieuse mère.

 

HIPPOLYTE.

Madame, je n’ai point des sentiments si bas.

 

PHÈDRE.

Quand vous me haïriez, je ne m’en plaindrais pas,

Seigneur : vous m’avez vue attachée à vous nuire ;

Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.

À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir :

Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir ;

En public, en secret, contre vous déclarée,

J’ai voulu par des mers en être séparée ;

J’ai même défendu, par une expresse loi,

Qu’on osât prononcer votre nom devant moi.

Si pourtant à l’offense on mesure la peine,

Si la haine peut seule attirer votre haine,

Jamais femme ne fut plus digne de pitié,

Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.

 

HIPPOLYTE.

Des droits de ses enfants une mère jalouse

Pardonne rarement au fils d’une autre épouse ;

Madame, je le sais : les soupçons importuns

Sont d’un second hymen les fruits les plus communs.

Tout autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,

Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages.

 

PHÈDRE.

Ah, seigneur ! que le ciel, j’ose ici l’attester

De cette loi commune a voulu m’excepter !

Qu’un soin bien différent me trouble et me dévore !

 

HIPPOLYTE.

Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore :

Peut-être votre époux voit encore le jour ;

Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.

Neptune le protège ; et ce dieu tutélaire

Ne sera pas en vain imploré par mon père.

 

PHÈDRE.

On ne voit point deux fois le rivage des morts,

Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,

En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;

Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.

Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.

Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux :

Je le vois, je lui parle ; et mon cœur… Je m’égare,

Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.

 

HIPPOLYTE.

Je vois de votre amour l’effet prodigieux :

Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux ;

Toujours de son amour votre âme est embrasée.

 

PHÈDRE.

Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :

Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,

Volage adorateur de mille objets divers,

Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;

Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,

Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.

Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;

Cette noble pudeur colorait son visage,

Lorsque de notre Crète il traversa les flots,

Digne sujet des vœux des filles de Minos.

Que faisiez-vous alors ? pourquoi, sans Hippolyte,

Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?

Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors

Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?

Par vous aurait péri le monstre de la Crète,

Malgré tous les détours de sa vaste retraite :

Pour en développer l’embarras incertain,

Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.

Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ;

L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.

C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours

Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.

Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !

Un fil n’eût point assez rassuré votre amante :

Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,

Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;

Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue

Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

 

HIPPOLYTE.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous

Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

 

PHÈDRE.

Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,

Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

 

HIPPOLYTE.

Madame, pardonnez : j’avoue, en rougissant,

Que j’accusais à tort un discours innocent.

Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;

Et je vais…

 

PHÈDRE.

               Ah, cruel ! tu m’as trop entendue !

Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.

Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :

J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,

Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;

Ni que du fol amour qui trouble ma raison

Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;

Objet infortuné des vengeances célestes,

Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.

Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc

Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;

Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle

De séduire le cœur d’une faible mortelle.

Toi-même en ton esprit rappelle le passé :

C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ;

J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;

Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.

De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?

Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ;

Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.

J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes :

Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,

Si tes yeux un moment pouvaient me regarder…

Que dis-je ? Cet aveu que je te viens de faire,

Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?

Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,

Je te venais prier de ne le point haïr :

Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !

Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même !

Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour :

Digne fils du héros qui t’a donné le jour,

Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.

La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !

Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper ;

Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper.

Impatient déjà d’expier son offense,

Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.

Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups,

Si ta haine m’envie un supplice si doux,

Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,

Au défaut de ton bras prête-moi ton épée ;

Donne.

 

ŒNONE.

            Que faites-vous, madame ! Justes dieux !

Mais on vient : évitez des témoins odieux !

Venez, rentrez ; fuyez une honte certaine.

 

 

 

Scène VI.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

THÉRAMÈNE.

Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu’on entraîne ?

Pourquoi, seigneur, pourquoi ces marques de douleur ?

Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur.

 

HIPPOLYTE.

Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême.

Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.

Phèdre… Mais non, grands dieux ! qu’en un profond oubli

Cet horrible secret demeure enseveli !

 

THÉRAMÈNE.

Si vous voulez partir, la voile est préparée.

Mais Athènes, seigneur, s’est déjà déclarée ;

Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus :

Votre frère l’emporte, et Phèdre a le dessus.

 

HIPPOLYTE.

Phèdre ?

 

THÉRAMÈNE.

               Un héraut chargé des volontés d’Athènes

De l’État en ses mains vient remettre les rênes.

Son fils est roi, seigneur.

 

HIPPOLYTE.

                                   Dieux, qui la connaissez,

Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ?

 

THÉRAMÈNE.

Cependant un bruit sourd veut que le roi respire :

On prétend que Thésée a paru dans l’Épire.

Mais moi, qui l’y cherchai, seigneur, je sais trop bien…

 

HIPPOLYTE.

N’importe ; écoutons tout, et ne négligeons rien.

Examinons ce bruit, remontons à sa source :

S’il ne mérite pas d’interrompre ma course,

Partons ; et quelque prix qu’il en puisse coûter,

Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.

 

 

 

 

 

ACTE TROISIÈME.

Scène première.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

PHÈDRE.

Ah ! que l’on porte ailleurs les honneurs qu’on m’envoie :

Importune, peux-tu souhaiter qu’on me voie ?

De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé ?

Cache-moi bien plutôt : je n’ai que trop parlé.

Mes fureurs au dehors ont osé se répandre :

J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre.

Ciel ! comme il m’écoutait ! Par combien de détours

L’insensible a longtemps éludé mes discours !

Comme il ne respirait qu’une retraite prompte !

Et combien sa rougeur a redoublé ma honte !

Pourquoi détournais-tu mon funeste dessein ?

Hélas ! quand son épée allait chercher mon sein,

A-t-il pâli pour moi ? Me l’a-t-il arrachée ?

Il suffit que ma main l’ait une fois touchée,

Je l’ai rendue horrible à ses yeux inhumains ;

Et ce fer malheureux profanerait ses mains.

 

ŒNONE.

Ainsi, dans vos malheurs ne songeant qu’à vous plaindre,

Vous nourrissez un feu qu’il vous faudrait éteindre.

Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos,

Dans de plus nobles soins chercher votre repos ;

Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite,

Régner, et de l’État embrasser la conduite ?

 

PHÈDRE.

Moi, régner ! Moi, ranger un État sous ma loi

Quand ma faible raison ne règne plus sur moi !

Lorsque j’ai de mes sens abandonné l’empire !

Quand sous un joug honteux à peine je respire !

Quand je me meurs !

 

ŒNONE.

                             Fuyez.

 

PHÈDRE.

                                          Je ne le puis quitter.

 

ŒNONE.

Vous l’osâtes bannir, vous n’osez l’éviter ?

 

PHÈDRE.

Il n’est plus temps : il sait mes ardeurs insensées.

De l’austère pudeur les bornes sont passées :

J’ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,

Et l’espoir malgré moi s’est glissé dans mon cœur.

Toi-même, rappelant ma force défaillante,

Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,

Par tes conseils flatteurs tu m’as su ranimer :

Tu m’as fait entrevoir que je pouvais l’aimer.

 

ŒNONE.

Hélas ! De vos malheurs innocente ou coupable,

De quoi pour vous sauver n’étais-je point capable ?

Mais si jamais l’offense irrita vos esprits,

Pouvez-vous d’un superbe oublier les mépris ?

Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée

Vous laissait à ses pieds peu s’en faut prosternée !

Que son farouche orgueil le rendait odieux !

Que Phèdre en ce moment n’avait-elle mes yeux !

 

PHÈDRE.

Œnone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse ;

Nourri dans les forêts, il en a la rudesse.

Hippolyte, endurci par de sauvages lois,

Entend parler d’amour pour la première fois :

Peut-être sa surprise a causé son silence ;

Et nos plaintes peut-être ont trop de violence.

 

ŒNONE.

Songez qu’une barbare en son sein l’a formé.

 

PHÈDRE.

Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.

 

ŒNONE.

Il a pour tout le sexe une haine fatale.

 

PHÈDRE.

Je ne me verrai point préférer de rivale.

Enfin tous tes conseils ne sont plus de saison :

Sers ma fureur, Œnone, et non point ma raison.

Il oppose à l’amour un cœur inaccessible ;

Cherchons pour l’attaquer quelque endroit plus sensible :

Les charmes d’un empire ont paru le toucher :

Athènes l’attirait, il n’a pu s’en cacher ;

Déjà de ses vaisseaux la pointe était tournée,

Et la voile flottait aux vents abandonnée.

Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,

Œnone ; fais briller la couronne à ses yeux :

Qu’il mette sur son front le sacré diadème ;

Je ne veux que l’honneur de l’attacher moi-même.

Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.

Il instruira mon fils dans l’art de commander ;

Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père ;

Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.

Pour le fléchir enfin tente tous les moyens :

Tes discours trouveront plus d’accès que les miens ;

Presse, pleure, gémis ; peins-lui Phèdre mourante ;

Ne rougis point de prendre une voix suppliante :

Je t’avouerai de tout ; je n’espère qu’en toi.

Va : j’attends ton retour pour disposer de moi.

 

PHÈDRE.

Ô toi qui vois la honte où je suis descendue,

Implacable Vénus, suis-je assez confondue !

Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté.

Ton triomphe est parfait ; tous tes traits ont porté.

Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle,

Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.

Hippolyte te fuit ; et bravant ton courroux,

Jamais à tes autels n’a fléchi les genoux ;

Ton nom semble offenser ses superbes oreilles :

Déesse, venge-toi ; nos causes sont pareilles.

Qu’il aime… Mais déjà tu reviens sur tes pas,

Œnone ! On me déteste ; on ne t’écoute pas !

 

 

 

Scène III.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

ŒNONE.

Il faut d’un vain amour étouffer la pensée,

Madame ; rappelez votre vertu passée :

Le roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux ;

Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux.

Le peuple, pour le voir, court et se précipite.

Je sortais par votre ordre, et cherchais Hippolyte,

Lorsque jusques au ciel mille cris élancés…

 

PHÈDRE.

Mon époux est vivant, Œnone ; c’est assez.

J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage ;

Il vit : je ne veux pas en savoir davantage.

 

ŒNONE.

Quoi ?

 

PHÈDRE.

           Je te l’ai prédit ; mais tu n’as pas voulu :

Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu.

Je mourais ce matin digne d’être pleurée ;

J’ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée.

 

ŒNONE.

Vous mourez ?

 

PHÈDRE.

                   Juste ciel ! qu’ai-je fait aujourd’hui !

Mon époux va paraître, et son fils avec lui !

Je verrai le témoin de ma flamme adultère

Observer de quel front j’ose aborder son père,

Le cœur gros de soupirs qu’il n’a point écoutés,

L’œil humide de pleurs par l’ingrat rebutés !

Penses-tu que, sensible à l’honneur de Thésée,

Il lui cache l’ardeur dont je suis embrasée ?

Laissera-t-il trahir et son père et son roi ?

Pourra-t-il contenir l’horreur qu’il a pour moi ?

Il se tairait en vain : je sais mes perfidies,

Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies

Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,

Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.

Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes :

Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes

Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser,

Attendent mon époux pour le désabuser.

Mourons : de tant d’horreurs qu’un trépas me délivre.

Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ?

La mort aux malheureux ne cause point d’effroi :

Je ne crains que le nom que je laisse après moi.

Pour mes tristes enfants quel affreux héritage !

Le sang de Jupiter doit enfler leur courage ;

Mais quelque juste orgueil qu’inspire un sang si beau,

Le crime d’une mère est un pesant fardeau.

Je tremble qu’un discours, hélas ! trop véritable,

Un jour ne leur reproche une mère coupable.

Je tremble qu’opprimés de ce poids odieux

L’un ni l’autre jamais n’osent lever les yeux.

 

ŒNONE.

Il n’en faut point douter, je les plains l’un et l’autre ;

Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre.

Mais à de tels affronts pourquoi les exposer ?

Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer ?

C’en est fait : on dira que Phèdre, trop coupable,

De son époux trahi fuit l’aspect redoutable.

Hippolyte est heureux qu’aux dépens de vos jours

Vous-même en expirant appuyiez ses discours.

À votre accusateur que pourrai-je répondre ?

Je serai devant lui trop facile à confondre :

De son triomphe affreux je le verrai jouir,

Et conter votre honte à qui voudra l’ouïr.

Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore !

Mais, ne me trompez point, vous est-il cher encore ?

De quel œil voyez-vous ce prince audacieux ?

 

PHÈDRE.

Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux.

 

ŒNONE.

Pourquoi donc lui céder une victoire entière ?

Vous le craignez : osez l’accuser la première

Du crime dont il peut vous charger aujourd’hui.

Qui vous démentira ? Tout parle contre lui :

Son épée en vos mains heureusement laissée,

Votre trouble présent, votre douleur passée,

Son père par vos cris dès longtemps prévenu,

Et déjà son exil par vous-même obtenu.

 

PHÈDRE.

Moi, que j’ose opprimer et noircir l’innocence !

 

ŒNONE.

Mon zèle n’a besoin que de votre silence.

Tremblante comme vous, j’en sens quelques remords.

Vous me verriez plus prompte affronter mille morts.

Mais puisque je vous perds sans ce triste remède,

Votre vie est pour moi d’un prix à qui tout cède :

Je parlerai. Thésée, aigri par mes avis,

Bornera sa vengeance à l’exil de son fils :

Un père, en punissant, madame, est toujours père ;

Un supplice léger suffit à sa colère.

Mais, le sang innocent dût-il être versé,

Que ne demande point votre honneur menacé ?

C’est un trésor trop cher pour oser le commettre.

Quelque loi qu’il vous dicte, il faut vous y soumettre,

Madame ; et pour sauver votre honneur combattu,

Il faut immoler tout, et même la vertu.

On vient ; je vois Thésée.

 

PHÈDRE.

                                       Ah ! je vois Hippolyte ;

Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite.

Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi.

Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi.

 

 

 

Scène IV.

THÉSÉE, PHÈDRE, HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE, ŒNONE.

 

THÉSÉE.

La fortune à mes vœux cesse d’être opposée,

Madame, et dans vos bras met…

 

PHÈDRE.

                                  Arrêtez, Thésée,

Et ne profanez point des transports si charmants :

Je ne mérite plus ces doux empressements ;

Vous êtes offensé. La fortune jalouse

N’a pas en votre absence épargné votre épouse.

Indigne de vous plaire et de vous approcher,

Je ne dois désormais songer qu’à me cacher.

 

 

 

Scène V.

THÉSÉE, HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

THÉSÉE.

Quel est l’étrange accueil qu’on fait à votre père,

Mon fils ?

 

HIPPOLYTE.

                    Phèdre peut seule expliquer ce mystère.

Mais si mes vœux ardents vous peuvent émouvoir,

Permettez-moi, seigneur, de ne la plus revoir ;

Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte

Disparaisse des lieux que votre épouse habite.

 

THÉSÉE.

Vous, mon fils, me quitter ?

 

HIPPOLYTE.

                                          Je ne la cherchais pas ;

C’est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas.

Vous daignâtes, seigneur, aux rives de Trézène

Confier en partant Aricie et la reine :

Je fus même chargé du soin de les garder.

Mais quels soins désormais peuvent me retarder ?

Assez dans les forêts mon oisive jeunesse

Sur de vils ennemis a montré son adresse :

Ne pourrai-je, en fuyant un indigne repos,

D’un sang plus glorieux teindre mes javelots ?

Vous n’aviez pas encore atteint l’âge où je touche,

Déjà plus d’un tyran, plus d’un monstre farouche

Avait de votre bras senti la pesanteur ;

Déjà de l’insolence heureux persécuteur,

Vous aviez des deux mers assuré les rivages ;

Le libre voyageur ne craignait plus d’outrages ;

Hercule, respirant sur le bruit de vos coups,

Déjà de son travail se reposait sur vous.

Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père,

Je suis même encor loin des traces de ma mère !

Souffrez que mon courage ose enfin s’occuper :

Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper,

Que j’apporte à vos pieds sa dépouille honorable ;

Ou que d’un beau trépas la mémoire durable,

Éternisant des jours si noblement finis,

Prouve à tout l’univers que j’étais votre fils.

 

THÉSÉE.

Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue

Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ?

Si je reviens si craint et si peu désiré,

Ô ciel, de ma prison pourquoi m’as-tu tiré ?

Je n’avais qu’un ami : son imprudente flamme

Du tyran de l’Épire allait ravir la femme ;

Je servais à regret ses desseins amoureux ;

Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux.

Le tyran m’a surpris sans défense et sans armes.

J’ai vu Pirithoüs, triste objet de mes larmes,

Livré par ce barbare à des monstres cruels

Qu’il nourrissait du sang des malheureux mortels.

Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres,

Lieux profonds et voisins de l’empire des ombres.

Les dieux, après six mois, enfin m’ont regardé :

J’ai su tromper les yeux par qui j’étais gardé.

D’un perfide ennemi j’ai purgé la nature ;

À ses monstres lui-même a servi de pâture.

Et lorsqu'avec transport je pense m’approcher

De tout ce que les dieux m’ont laissé de plus cher ;

Que dis-je ? quand mon âme, à soi-même rendue,

Vient se rassasier d’une si chère vue,

Je n’ai pour tout accueil que des frémissements ;

Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements.

Et moi-même éprouvant la terreur que j’inspire,

Je voudrais être encor dans les prisons d’Épire.

Parlez. Phèdre se plaint que je suis outragé :

Qui m’a trahi ? pourquoi ne suis-je pas vengé ?

La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile,

A-t-elle au criminel accordé quelque asile ?

Vous ne répondez point ! mon fils, mon propre fils,

Est-il d’intelligence avec mes ennemis ?

Entrons : c’est trop garder un doute qui m’accable.

Connaissons à la fois le crime et le coupable ;

Que Phèdre explique enfin le trouble où je la voi.

 

 

 

Scène VI.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

HIPPOLYTE.

Où tendait ce discours qui m’a glacé d’effroi ?

Phèdre, toujours en proie à sa fureur extrême,

Veut-elle s’accuser et se perdre elle-même ?

Dieux ! que dira le roi ? Quel funeste poison

L’amour a répandu sur toute sa maison !

Moi-même, plein d’un feu que sa haine réprouve,

Quel il m’a vu jadis, et quel il me retrouve !

De noirs pressentiments viennent m’épouvanter.

Mais l’innocence enfin n’a rien à redouter :

Allons : cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse

Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse,

Et lui dire un amour qu’il peut vouloir troubler,

Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler.

 

 

 

 

 

ACTE QUATRIÈME.

Scène première. THÉSÉE, ŒNONE.

 

THÉSÉE.

Ah ! qu’est-ce que j’entends ? Un traître, un téméraire

Préparait cet outrage à l’honneur de son père !

Avec quelle rigueur, destin, tu me poursuis !

Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.

Ô tendresse ! ô bonté trop mal récompensée !

Projet audacieux ! détestable pensée !

Pour parvenir au but de ses noires amours,

L’insolent de la force empruntait le secours !

J’ai reconnu le fer, instrument de sa rage,

Ce fer dont je l’armai pour un plus noble usage.

Tous les liens du sang n’ont pu le retenir !

Et Phèdre différait à le faire punir !

Le silence de Phèdre épargnait le coupable !

 

ŒNONE.

Phèdre épargnait plutôt un père déplorable :

Honteuse du dessein d’un amant furieux,

Et du feu criminel qu’il a pris dans ses yeux,

Phèdre mourait, seigneur, et sa main meurtrière

Éteignit de ses yeux l’innocente lumière.

J’ai vu lever le bras, j’ai couru la sauver.

Moi seule à votre amour j’ai su la conserver.

Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes,

J’ai servi, malgré moi, d’interprète à ses larmes.

 

THÉSÉE.

Le perfide ! il n’a pu s’empêcher de pâlir :

De crainte, en m’abordant, je l’ai vu tressaillir.

Je me suis étonné de son peu d’allégresse ;

Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse.

Mais ce coupable amour dont il est dévoré

Dans Athènes déjà s’était-il déclaré ?

 

ŒNONE.

Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la reine :

Un amour criminel causa toute sa haine.

 

THÉSÉE.

Et ce feu dans Trézène a donc recommencé ?

 

ŒNONE.

Je vous ai dit, seigneur, tout ce qui s’est passé.

C’est trop laisser la reine à sa douleur mortelle,

Souffrez que je vous quitte et me range auprès d’elle.

 

 

 

Scène II. THÉSÉE, HIPPOLYTE.

 

THÉSÉE.

Ah ! le voici. Grands dieux ! à ce noble maintien

Quel œil ne serait pas trompé comme le mien ?

Faut-il que sur le front d’un profane adultère

Brille de la vertu le sacré caractère !

Et ne devrait-on pas à des signes certains

Reconnaître le cœur des perfides humains !

 

HIPPOLYTE.

Puis-je vous demander quel funeste nuage,

Seigneur, a pu troubler votre auguste visage ?

N’osez-vous confier ce secret à ma foi ?

 

THÉSÉE.

Perfide ! oses-tu bien te montrer devant moi ?

Monstre, qu’a trop longtemps épargné le tonnerre,

Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre,

Après que le transport d’un amour plein d’horreur

Jusqu’au lit de ton père a porté ta fureur,

Tu m’oses présenter une tête ennemie !

Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie !

Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu,

Des pays où mon nom ne soit point parvenu ?

Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine,

Et tenter un courroux que je retiens à peine :

C’est bien assez pour moi de l’opprobre éternel

D’avoir pu mettre au jour un fils si criminel,

Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire,

De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.

Fuis : et si tu ne veux qu’un châtiment soudain

T’ajoute aux scélérats qu’a punis cette main,

Prends garde que jamais l’astre qui nous éclaire

Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire.

Fuis, dis-je ; et sans retour précipitant tes pas,

De ton horrible aspect purge tous mes États.

Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage

D’infâmes assassins nettoya ton rivage,

Souviens-toi que, pour prix de mes efforts heureux,

Tu promis d’exaucer le premier de mes vœux.

Dans les longues rigueurs d’une prison cruelle

Je n’ai point imploré ta puissance immortelle ;

Avare du secours que j’attends de tes soins,

Mes vœux t’ont réservé pour de plus grands besoins :

Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux père ;

J’abandonne ce traître à toute ta colère ;

Étouffe dans son sang ses désirs effrontés :

Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés.

 

HIPPOLYTE.

D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte !

Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ;

Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,

Qu’ils m’ôtent la parole, et m’étouffent la voix.

 

THÉSÉE.

Traître, tu prétendais qu’en un lâche silence

Phèdre ensevelirait ta brutale insolence :

Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner

Le fer qui dans ses mains aide à te condamner ;

Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie,

Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie.

 

HIPPOLYTE.

D’un mensonge si noir justement irrité,

Je devrais faire ici parler la vérité,

Seigneur ; mais je supprime un secret qui vous touche.

Approuvez le respect qui me ferme la bouche,

Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,

Examinez ma vie, et songez qui je suis.

Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes ;

Quiconque a pu franchir les bornes légitimes

Peut violer enfin les droits les plus sacrés :

Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ;

Et jamais on n’a vu la timide innocence

Passer subitement à l’extrême licence.

Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux

Un perfide assassin, un lâche incestueux.

Élevé dans le sein d’une chaste héroïne,

Je n’ai point de son sang démenti l’origine.

Pitthée, estimé sage entre tous les humains,

Daigna m’instruire encore au sortir de ses mains.

Je ne veux point me peindre avec trop d’avantage ;

Mais si quelque vertu m’est tombée en partage,

Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater

La haine des forfaits qu’on ose m’imputer.

C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce.

J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse :

On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur.

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Et l’on veut qu’Hippolyte, épris d’un feu profane...

 

THÉSÉE.

Oui, c’est ce même orgueil, lâche ! qui te condamne.

Je vois de tes froideurs le principe odieux :

Phèdre seule charmait tes impudiques yeux ;

Et pour tout autre objet ton âme indifférente

Dédaignait de brûler d’une flamme innocente.

 

HIPPOLYTE.

Non, mon père, ce cœur, c’est trop vous le celer,

N’a point d’un chaste amour dédaigné de brûler.

Je confesse à vos pieds ma véritable offense :

J’aime, j’aime, il est vrai, malgré votre défense.

Aricie à ses lois tient mes vœux asservis ;

La fille de Pallante a vaincu votre fils :

Je l’adore ; et mon âme, à vos ordres rebelle,

Ne peut ni soupirer, ni brûler que pour elle.

 

THÉSÉE.

Tu l’aimes ! ciel ! Mais non, l’artifice est grossier :

Tu te feins criminel pour te justifier.

 

HIPPOLYTE.

Seigneur, depuis six mois je l’évite et je l’aime ;

Je venais, en tremblant, vous le dire à vous-même.

Eh quoi ! de votre erreur rien ne vous peut tirer !

Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ?

Que la terre, le ciel, que toute la nature...

 

THÉSÉE.

Toujours les scélérats ont recours au parjure.

Cesse, cesse, et m’épargne un importun discours,

Si ta fausse vertu n’a point d’autre secours.

 

HIPPOLYTE.

Elle vous paraît fausse et pleine d’artifice :

Phèdre au fond de son cœur me rend plus de justice.

 

THÉSÉE.

Ah, que ton impudence excite mon courroux !

 

HIPPOLYTE.

Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ?

 

THÉSÉE.

Fusses-tu par-delà les colonnes d’Alcide,

Je me croirais encor trop voisin d’un perfide.

 

HIPPOLYTE.

Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,

Quels amis me plaindront, quand vous m’abandonnez ?

 

THÉSÉE.

Va chercher des amis dont l’estime funeste

Honore l’adultère, applaudisse à l’inceste ;

Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans loi,

Dignes de protéger un méchant tel que toi.

 

HIPPOLYTE.

Vous me parlez toujours d’inceste et d’adultère :

Je me tais. Cependant Phèdre sort d’une mère,

Phèdre est d’un sang, seigneur, vous le savez trop bien,

De toutes ces horreurs plus rempli que le mien.

 

THÉSÉE.

Quoi ! ta rage à mes yeux perd toute retenue ?

Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue ;

Sors, traître : n’attends pas qu’un père furieux

Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux.

 

 

 

Scène III. THÉSÉE.

 

THÉSÉE.

Misérable, tu cours à ta perte infaillible !

Neptune, par le fleuve aux dieux mêmes terrible,

M’a donné sa parole, et va l’exécuter.

Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l’éviter.

Je t’aimais ; et je sens que, malgré ton offense,

Mes entrailles pour toi se troublent par avance.

Mais à te condamner tu m’as trop engagé :

Jamais père, en effet, fut-il plus outragé ?

Justes dieux qui voyez la douleur qui m’accable,

Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable !

 

 

 

Scène IV. THÉSÉE, PHÈDRE.

 

PHÈDRE.

Seigneur, je viens à vous, pleine d’un juste effroi ;

Votre voix redoutable a passé jusqu’à moi :

Je crains qu’un prompt effet n’ait suivi la menace.

S’il en est temps encore, épargnez votre race,

Respectez votre sang ; j’ose vous en prier :

Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier ;

Ne me préparez point la douleur éternelle

De l’avoir fait répandre à la main paternelle.

 

THÉSÉE.

Non, madame, en mon sang ma main n’a point trempé ;

Mais l’ingrat toutefois ne m’est point échappé :

Une immortelle main de sa perte est chargée,

Neptune me la doit ; et vous serez vengée.

 

PHÈDRE.

Neptune vous la doit ! Quoi ! vos vœux irrités…

 

THÉSÉE.

Quoi ! craignez-vous déjà qu’ils ne soient écoutés ?

Joignez-vous bien plutôt à mes vœux légitimes :

Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes,

Échauffez mes transports trop lents, trop retenus.

Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus :

Sa fureur contre vous se répand en injures ;

Votre bouche, dit-il, est pleine d’impostures ;

Il soutient qu’Aricie a son cœur, a sa foi,

Qu’il l’aime.

 

PHÈDRE.

Quoi, seigneur !

 

THÉSÉE.

Il l’a dit devant moi : Mais je sais rejeter un frivole artifice.

Espérons de Neptune une prompte justice :

Je vais moi-même encore au pied de ses autels

Le presser d’accomplir ses serments immortels.

 

 

 

Scène V. PHÈDRE

 

PHÈDRE.

Il sort.Quelle nouvelle a frappé mon oreille !

Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille !

Quel coup de foudre, ô ciel ! et quel funeste avis !

Je volais tout entière au secours de son fils ;

Et m’arrachant des bras d’Œnone épouvantée,

Je cédais au remords dont j’étais tourmentée.

Qui sait même où m’allait porter ce repentir ?

Peut-être à m’accuser j’aurais pu consentir ;

Peut-être, si la voix ne m’eût été coupée,

L’affreuse vérité me serait échappée.

Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi !

Aricie a son cœur ! Aricie a sa foi !

Ah ! dieux ! Lorsqu’à mes vœux l’ingrat inexorable

S’armait d’un œil si fier, d’un front si redoutable,

Je pensais qu’à l’amour son cœur toujours fermé

Fût contre tout mon sexe également armé :

Une autre cependant a fléchi son audace ;

Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce.

Peut-être a-t-il un cœur facile à s’attendrir :

Je suis le seul objet qu’il ne saurait souffrir.

Et je me chargerais du soin de le défendre !

 

 

 

Scène VI.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

PHÈDRE.

Chère Œnone, sais-tu ce que je viens d’apprendre ?

 

ŒNONE.

Non ; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir

J’ai pâli du dessein qui vous a fait sortir ;

J’ai craint une fureur à vous-même fatale.

 

PHÈDRE.

Œnone, qui l’eût cru ? j’avais une rivale !

 

ŒNONE.

Comment !

 

PHÈDRE.

             Hippolyte aime ; et je n’en puis douter.

Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,

Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,

Ce tigre, que jamais je n’abordai sans crainte,

Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur :

Aricie a trouvé le chemin de son cœur.

 

ŒNONE.

Aricie ?

 

PHÈDRE.

                 Ah ! douleur non encore éprouvée !

À quel nouveau tourment je me suis réservée !

Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,

La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,

Et d’un cruel refus l’insupportable injure,

N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.

Ils s’aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?

Comment se sont-ils vus ? depuis quand ? dans quels lieux ?

Tu le savais : pourquoi me laissais-tu séduire ?

De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ?

Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?

Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?

Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence :

Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence ;

Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux ;

Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux !

Et moi, triste rebut de la nature entière,

Je me cachais au jour, je fuyais la lumière ;

La mort est le seul dieu que j’osais implorer.

J’attendais le moment où j’allais expirer ;

Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,

Encor, dans mon malheur de trop près observée,

Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir.

Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir ;

Et sous un front serein déguisant mes alarmes,

Il fallait bien souvent me priver de mes larmes.

 

ŒNONE.

Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?

Ils ne se verront plus.

 

PHÈDRE.

                                        Ils s’aimeront toujours !

Au moment que je parle, ah, mortelle pensée !

Ils bravent la fureur d’une amante insensée !

Malgré ce même exil qui va les écarter,

Ils font mille serments de ne se point quitter…

Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage ;

Œnone, prends pitié de ma jalouse rage.

Il faut perdre Aricie ; il faut de mon époux

Contre un sang odieux réveiller le courroux :

Qu’il ne se borne pas à des peines légères ;

Le crime de la sœur passe celui des frères.

Dans mes jaloux transports je le veux implorer.

Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer ?

Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j’implore !

Mon époux est vivant, et moi je brûle encore !

Pour qui ? Quel est le cœur où prétendent mes vœux ?

Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.

Mes crimes désormais ont comblé la mesure :

Je respire à la fois l’inceste et l’imposture ;

Mes homicides mains, promptes à me venger,

Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue

De ce sacré Soleil dont je suis descendue !

J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;

Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux :

Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.

Mais que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale ;

Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :

Minos juge aux enfers tous les pâles humains.

Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,

Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,

Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,

Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !

Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?

Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible ;

Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,

Toi-même de ton sang devenir le bourreau…

Pardonne : un dieu cruel a perdu ta famille ;

Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.

Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit

Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit :

Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie,

Je rends dans les tourments une pénible vie.

 

ŒNONE.

Eh ! repoussez, madame, une injuste terreur !

Regardez d’un autre œil une excusable erreur.

Vous aimez ; on ne peut vaincre sa destinée :

Par un charme fatal vous fûtes entraînée.

Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ?

L’amour n’a-t-il encor triomphé que de vous ?

La faiblesse aux humains n’est que trop naturelle :

Mortelle, subissez le sort d’une mortelle.

Vous vous plaignez d’un joug imposé dès longtemps :

Les dieux mêmes, les dieux de l’Olympe habitants,

Qui d’un bruit si terrible épouvantent les crimes,

Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.

 

PHÈDRE.

Qu’entends-je ! quels conseils ose-t-on me donner ?

Ainsi donc jusqu’au bout tu veux m’empoisonner,

Malheureuse ! voilà comme tu m’as perdue ;

Au jour que je fuyais c’est toi qui m’as rendue.

Tes prières m’ont fait oublier mon devoir ;

J’évitais Hippolyte, et tu me l’as fait voir.

De quoi te chargeais-tu ? Pourquoi ta bouche impie

A-t-elle, en l’accusant, osé noircir sa vie ?

Il en mourra peut-être, et d’un père insensé

Le sacrilège vœu peut-être est exaucé.

Je ne t’écoute plus. Va-t’en, monstre exécrable ;

Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.

Puisse le juste ciel dignement te payer !

Et puisse ton supplice à jamais effrayer

Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,

Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,

Les poussent au penchant où leur cœur est enclin,

Et leur osent du crime aplanir le chemin !

Détestables flatteurs, présent le plus funeste

Que puisse faire aux rois la colère céleste !

 

ŒNONE, SEULE.

Ah dieux ! Pour la servir j’ai tout fait, tout quitté ;

Et j’en reçois ce prix ! Je l’ai bien mérité.

 

 

 

 

 

ACTE CINQUIÈME.

Scène première. HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE.

 

ARICIE.

Quoi ! vous pouvez vous taire en ce péril extrême ?

Vous laissez dans l’erreur un père qui vous aime ?

Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir,

Vous consentez sans peine à ne me plus revoir,

Partez ; séparez-vous de la triste Aricie ;

Mais du moins en partant assurez votre vie.

Défendez votre honneur d’un reproche honteux,

Et forcez votre père à révoquer ses vœux :

Il en est temps encor. Pourquoi, par quel caprice,

Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ?

Éclaircissez Thésée.

 

HIPPOLYTE.

                                Eh ! que n’ai-je point dit ?

Ai-je dû mettre au jour l’opprobre de son lit ?

Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère,

D’une indigne rougeur couvrir le front d’un père ?

Vous seule avez percé ce mystère odieux.

Mon cœur pour s’épancher n’a que vous et les dieux.

Je n’ai pu vous cacher, jugez si je vous aime,

Tout ce que je voulais me cacher à moi-même.

Mais songez sous quel sceau je vous l’ai révélé :

Oubliez, s’il se peut, que je vous ai parlé,

Madame ; et que jamais une bouche si pure

Ne s’ouvre pour conter cette horrible aventure.

Sur l’équité des dieux osons nous confier ;

Ils ont trop d’intérêt à me justifier :

Et Phèdre, tôt ou tard de son crime punie,

N’en saurait éviter la juste ignominie.

C’est l’unique respect que j’exige de vous.

Je permets tout le reste à mon libre courroux :

Sortez de l’esclavage où vous êtes réduite ;

Osez me suivre, osez accompagner ma fuite ;

Arrachez-vous d’un lieu funeste et profané,

Où la vertu respire un air empoisonné ;

Profitez, pour cacher votre prompte retraite,

De la confusion que ma disgrâce y jette.

Je vous puis de la fuite assurer les moyens :

Vous n’avez jusqu’ici de gardes que les miens ;

De puissants défenseurs prendront notre querelle ;

Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle :

À nos amis communs portons nos justes cris ;

Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris,

Du trône paternel nous chasse l’un et l’autre,

Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre.

L’occasion est belle, il la faut embrasser…

Quelle peur vous retient ? Vous semblez balancer ?

Votre seul intérêt m’inspire cette audace :

Quand je suis tout de feu, d’où vous vient cette glace ?

Sur les pas d’un banni craignez-vous de marcher ?

 

ARICIE.

Hélas ! Qu’un tel exil, seigneur, me serait cher !

Dans quels ravissements, à votre sort liée,

Du reste des mortels je vivrais oubliée !

Mais n’étant point unis par un lien si doux,

Me puis-je avec honneur dérober avec vous ?

Je sais que, sans blesser l’honneur le plus sévère,

Je me puis affranchir des mains de votre père :

Ce n’est point m’arracher du sein de mes parents ;

Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans.

Mais vous m’aimez, seigneur ; et ma gloire alarmée…

 

HIPPOLYTE.

Non, non, j’ai trop de soin de votre renommée.

Un plus noble dessein m’amène devant vous :

Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.

Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l’ordonne,

Le don de notre foi ne dépend de personne.

L’hymen n’est point toujours entouré de flambeaux.

Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux,

Des princes de ma race antiques sépultures,

Est un temple sacré formidable aux parjures.

C’est là que les mortels n’osent jurer en vain :

Le perfide y reçoit un châtiment soudain ;

Et craignant d’y trouver la mort inévitable,

Le mensonge n’a point de frein plus redoutable.

Là, si vous m’en croyez, d’un amour éternel

Nous irons confirmer le serment solennel ;

Nous prendrons à témoin le dieu qu’on y révère :

Nous le prierons tous deux de nous servir de père.

Des dieux les plus sacrés j’attesterai le nom,

Et la chaste Diane, et l’auguste Junon,

Et tous les dieux enfin, témoins de mes tendresses,

Garantiront la foi de mes saintes promesses.

 

ARICIE.

Le roi vient : fuyez, prince et partez promptement.

Pour cacher mon départ je demeure un moment.

Allez ; et laissez-moi quelque fidèle guide,

Qui conduise vers vous ma démarche timide.

 

 

 

Scène II.

THÉSÉE, ARICIE, ISMÈNE.

 

THÉSÉE.

Dieux ! éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux

Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux !

 

ARICIE.

Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite.

 

 

 

Scène III.

THÉSÉE, ARICIE.

 

THÉSÉE.

Vous changez de couleur, et semblez interdite,

Madame : que faisait Hippolyte en ce lieu ?

 

ARICIE.

Seigneur, il me disait un éternel adieu.

 

THÉSÉE.

Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage ;

Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.

 

ARICIE.

Seigneur, je ne vous puis nier la vérité :

De votre injuste haine il n’a pas hérité ;

Il ne me traitait point comme une criminelle.

 

THÉSÉE.

J’entends : il vous jurait une amour éternelle.

Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant ;

Car à d’autres que vous il en jurait autant.

 

ARICIE.

Lui, seigneur ?

 

THÉSÉE.

Vous deviez le rendre moins volage :

Comment souffriez-vous cet horrible partage ?

 

ARICIE.

Et comment souffrez-vous que d’horribles discours

D’une si belle vie osent noircir le cours ?

Avez-vous de son cœur si peu de connaissance ?

Discernez-vous si mal le crime et l’innocence ?

Faut-il qu’à vos yeux seuls un nuage odieux

Dérobe sa vertu, qui brille à tous les yeux ?

Ah ! c’est trop le livrer à des langues perfides.

Cessez : repentez-vous de vos vœux homicides ;

Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux

Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.

Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes :

Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.

 

THÉSÉE.

Non, vous voulez en vain couvrir son attentat ;

Votre amour vous aveugle en faveur de l’ingrat.

Mais j’en crois des témoins certains, irréprochables :

J’ai vu, j’ai vu couler des larmes véritables.

 

ARICIE.

Prenez garde, seigneur : vos invincibles mains

Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ;

Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre

Un… Votre fils, seigneur, me défend de poursuivre.

Instruite du respect qu’il veut vous conserver,

Je l’affligerais trop si j’osais achever.

J’imite sa pudeur, et fuis votre présence

Pour n’être pas forcée à rompre le silence.

 

 

 

Scène IV. THÉSÉE.

 

THÉSÉE.

Quelle est donc sa pensée, et que cache un discours

Commencé tant de fois, interrompu toujours ?

Veulent-ils m’éblouir par une feinte vaine ?

Sont-ils d’accord tous deux pour me mettre à la gêne ?

Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,

Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur ?

Une pitié secrète et m’afflige et m’étonne.

Une seconde fois interrogeons Œnone :

Je veux de tout le crime être mieux éclairci.

Gardes, qu’Œnone sorte, et vienne seule ici.

 

 

 

Scène V. THÉSÉE, PANOPE.

 

PANOPE.

J’ignore le projet que la reine médite,

Seigneur ; mais je crains tout du transport qui l’agite.

Un mortel désespoir sur son visage est peint ;

La pâleur de la mort est déjà sur son teint.

Déjà de sa présence avec honte chassée,

Dans la profonde mer Œnone s’est lancée.

On ne sait point d’où part ce dessein furieux ;

Et les flots pour jamais l’ont ravie à nos yeux.

 

THÉSÉE.

Qu’entends-je ?

 

PANOPE.

                        Son trépas n’a point calmé la reine ;

Le trouble semble croître en son âme incertaine.

Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,

Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs ;

Et soudain, renonçant à l’amour maternelle,

Sa main avec horreur les repousse loin d’elle ;

Elle porte au hasard ses pas irrésolus ;

Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus ;

Elle a trois fois écrit ; et changeant de pensée,

Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.

Daignez la voir, seigneur ; daignez la secourir.

 

THÉSÉE.

Ô ciel ! Œnone est morte, et Phèdre veut mourir !

Qu’on rappelle mon fils, qu’il vienne se défendre ;

Qu’il vienne me parler, je suis prêt de l’entendre. (seul.)

Ne précipite point tes funestes bienfaits,

Neptune ; j’aime mieux n’être exaucé jamais.

J’ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles,

Et j’ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.

Ah ! de quel désespoir mes vœux seraient suivis !

 

 

 

Scène VI. THÉSÉE, THÉRAMÈNE.

 

THÉSÉE.

Théramène, est-ce toi ? Qu’as-tu fait de mon fils ?

Je te l’ai confié dès l’âge le plus tendre.

Mais d’où naissent les pleurs que je te vois répandre ?

Que fait mon fils ?

 

THÉRAMÈNE.

                                 Ô soins tardifs et superflus !

Inutile tendresse ! Hippolyte n’est plus.

 

THÉSÉE.

Dieux !

 

THÉRAMÈNE.

            J’ai vu des mortels périr le plus aimable,

Et j’ose dire encor, seigneur, le moins coupable.

 

THÉSÉE.

Mon fils n’est plus ! Eh quoi ! quand je lui tends les bras,

Les dieux impatients ont hâté son trépas !

Quel coup me l’a ravi, quelle foudre soudaine ?

 

THÉRAMÈNE.

À peine nous sortions des portes de Trézène,

Il était sur son char ; ses gardes affligés

Imitaient son silence, autour de lui rangés ;

Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;

Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes ;

Ses superbes coursiers qu’on voyait autrefois

Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix,

L’œil morne maintenant, et la tête baissée,

Semblaient se conformer à sa triste pensée.

Un effroyable cri, sorti du fond des flots,

Des airs en ce moment a troublé le repos ;

Et du sein de la terre une voix formidable

Répond en gémissant à ce cri redoutable.

Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ;

Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé.

Cependant sur le dos de la plaine liquide,

S’élève à gros bouillons une montagne humide ;

L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,

Parmi des flots d’écume, un monstre furieux.

Son front large est armé de cornes menaçantes ;

Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes,

Indomptable taureau, dragon impétueux,

Sa croupe se recourbe en replis tortueux ;

Ses longs mugissements font trembler le rivage.

Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;

La terre s’en émeut, l’air en est infecté ;

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

Tout fuit ; et sans s’armer d’un courage inutile,

Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

Hippolyte lui seul, digne fils d’un héros,

Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,

Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre,

Il lui fait dans le flanc une large blessure.

De rage et de douleur le monstre bondissant

Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,

Se roule, et leur présente une gueule enflammée

Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.

La frayeur les emporte ; et, sourds à cette fois,

Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;

En efforts impuissants leur maître se consume ;

Ils rougissent le mors d’une sanglante écume.

On dit qu’on a vu même, en ce désordre affreux,

Un dieu qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.

À travers les rochers la peur les précipite ;

L’essieu crie et se rompt : l’intrépide Hippolyte

Voit voler en éclats tout son char fracassé ;

Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.

Excusez ma douleur : cette image cruelle

Sera pour moi de pleurs une source éternelle.

J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils

Traîné par les chevaux que sa main a nourris.

Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;

Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.

De nos cris douloureux la plaine retentit.

Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :

Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques

Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.

J’y cours en soupirant, et sa garde me suit :

De son généreux sang la trace nous conduit ;

Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes

Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.

J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main,

Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain :

« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.

« Prends soin après ma mort de la triste Aricie.

« Cher ami, si mon père un jour désabusé

« Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,

« Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,

« Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ;

« Qu’il lui rende... » À ce mot, ce héros expiré

N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré :

Triste objet où des dieux triomphe la colère,

Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.

 

THÉSÉE.

Ô mon fils ! cher espoir que je me suis ravi !

Inexorables dieux, qui m’avez trop servi !

À quels mortels regrets ma vie est réservée !

 

THÉRAMÈNE.

La timide Aricie est alors arrivée :

Elle venait, seigneur, fuyant votre courroux,

À la face des dieux l’accepter pour époux.

Elle approche ; elle voit l’herbe rouge et fumante ;

Elle voit (quel objet pour les yeux d’une amante !)

Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur…

Elle veut quelque temps douter de son malheur ;

Et, ne connaissant plus ce héros qu’elle adore,

Elle voit Hippolyte, et le demande encore.

Mais trop sûre à la fin qu’il est devant ses yeux,

Par un triste regard elle accuse les dieux ;

Et froide, gémissante, et presque inanimée,

Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.

Ismène est auprès d’elle ; Ismène, tout en pleurs,

La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.

Et moi, je suis venu, détestant la lumière,

Vous dire d’un héros la volonté dernière,

Et m’acquitter, seigneur, du malheureux emploi

Dont son cœur expirant s’est reposé sur moi.

Mais j’aperçois venir sa mortelle ennemie.

 

 

 

Scène VII. THÉSÉE, PHÈDRE, THÉRAMÈNE, PANOPE, GARDES.

 

THÉSÉE.

Eh bien ! vous triomphez, et mon fils est sans vie !

Ah ! que j’ai lieu de craindre, et qu’un cruel soupçon,

L’excusant dans mon cœur, m’alarme avec raison !

Mais, madame, il est mort, prenez votre victime ;

Jouissez de sa perte, injuste ou légitime :

Je consens que mes yeux soient toujours abusés.

Je le crois criminel, puisque vous l’accusez.

Son trépas à mes pleurs offre assez de matières

Sans que j’aille chercher d’odieuses lumières,

Qui, ne pouvant le rendre à ma juste douleur,

Peut-être ne feraient qu’accroître mon malheur.

Laissez-moi, loin de vous, et loin de ce rivage,

De mon fils déchiré fuir la sanglante image.

Confus, persécuté d’un mortel souvenir,

De l’univers entier je voudrais me bannir.

Tout semble s’élever contre mon injustice ;

L’éclat de mon nom même augmente mon supplice :

Moins connu des mortels, je me cacherais mieux.

Je hais jusques aux soins dont m’honorent les dieux ;

Et je m’en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,

Sans plus les fatiguer d’inutiles prières.

Quoi qu’ils fissent pour moi, leur funeste bonté

Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté.

 

PHÈDRE.

Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ;

Il faut à votre fils rendre son innocence :

Il n’était point coupable.

 

THÉSÉE.

                                   Ah ! père infortuné !

Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !

Cruelle ! pensez-vous être assez excusée…

 

PHÈDRE.

Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée

C’est moi qui sur ce fils, chaste et respectueux,

Osai jeter un œil profane, incestueux.

Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste :

La détestable Œnone a conduit tout le reste.

Elle a craint qu’Hippolyte, instruit de ma fureur,

Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur :

La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,

S’est hâtée à vos yeux de l’accuser lui-même.

Elle s’en est punie, et fuyant mon courroux,

A cherché dans les flots un supplice trop doux.

Le fer aurait déjà tranché ma destinée ;

Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée :

J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,

Par un chemin plus lent descendre chez les morts.

J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines

Un poison que Médée apporta dans Athènes.

Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu

Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;

Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage

Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ;

Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,

Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.

 

PANOPE.

Elle expire, seigneur !

THÉSÉE.

                                 D'une action si noire

Que ne peut avec elle expirer la mémoire !

Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis,

Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils !

Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,

Expier la fureur d'un vœu que je déteste :

Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ;

Et, pour mieux apaiser ses mânes irrités,

Que, malgré les complots d'une injuste famille,

Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille !

 

 

 

RIDEAU

 

 

Œuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre et remise en page par JCP.

6 juin 2013

Éric-Emmanuel Schmitt, Crime parfait

300 i+L copie

 

Crime parfait

 Issu du recueil de nouvelles "La Rêveuse d'Ostende"

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Dans quelques minutes, si tout se passait bien, elle tuerait son mari.

Le sentier sinueux s’amincissait d’une façon périlleuse cent mètres en amont, surplombant la vallée. À ce point de son flanc, la montagne ne s’épanouissait plus en pente mais se raidissait en falaise. Le moindre faux pas se révélerait mortel. Rien pour que le maladroit se rattrape, ni arbres, ni buissons, ni plate-forme ; ne dépassaient du mur rocheux que des blocs pointus sur lesquels un corps se déchirerait.

Gabrielle ralentit sa marche pour observer les alentours. Personne ne gravissait le chemin derrière eux, nul randonneur sur les vallons opposés. Pas de témoin donc. Seuls une poignée de moutons, à cinq cents mètres au sud, occupaient les prés, goulus, la tête baissée sur l’herbe qu’ils broutaient.

— Eh bien, ma vieille, tu es fatiguée ? Elle grimaça à l’appel de son mari : « Ma vieille », justement ce qu’il ne fallait pas dire s’il voulait sauver sa peau !

Il s’était retourné, inquiet de son arrêt.

— Tu dois tenir encore. On ne peut pas s’arrêter ici, c’est trop dangereux.

En Gabrielle, au fond de son crâne, une voix ricanait de chaque mot prononcé par le futur mort. « Ça, tu l’as annoncé, ça va être dangereux ! Tu risques même de ne pas y survivre, mon vieux ! »

Un soleil blanc plombait les corps et imposait le silence aux alpages qu’aucun souffle d’air ne caressait, à croire que l’astre surchauffé voulait rendre minéral ce qu’il touchait, plantes et humains compris, qu’il comptait écraser toute vie.

Gabrielle rejoignit son mari en maugréant.

— Avance, ça va.

— En es-tu certaine, ma chérie ?

— Puisque je te le dis.

Avait-il lu dans ses pensées ? Se comportait-elle, malgré elle, d’une manière différente ? Soucieuse d’exécuter son plan, elle entreprit de le rassurer par un large sourire.

— En fait, je suis contente d’être remontée ici. J’y venais souvent avec mon père pendant mon enfance.

— Ça, siffla-t-il en jetant un regard panoramique sur les flancs escarpés, on se sent petit ici ! La voix intérieure grinça : « Petit, tu le seras bientôt davantage. »

Ils reprirent l’ascension, lui devant, elle derrière. Surtout ne pas flancher. Le pousser sans hésiter quand il faudra. Ne pas le prévenir. Éviter de soutenir son regard. Se concentrer sur le mouvement judicieux. L’efficacité, seule l’efficacité compte. La décision, elle, a été prise depuis longtemps, Gabrielle ne reviendra pas dessus.

Il commençait à aborder le virage scabreux. Gabrielle pressa l’allure sans attirer l’attention. Crispée, hâtive, la respiration gênée par la nécessité d’être discrète, elle manqua glisser sur une

pierre déchaussée. « Ah non, s’esclaffa la voix, pas toi ! Tu ne vas pas avoir un accident alors que la solution approche. » Dans cette défaillance, elle puisa une énergie gigantesque, se rua sur le dos qu’elle suivait et envoya à pleine force son poing au creux de ses reins.

L’homme se cambra, perdit l’équilibre. Elle porta le coup de grâce en frappant les deux mollets de son pied.

Le corps jaillit du sentier et commença sa chute dans le vide. Effrayée, Gabrielle se plaqua en arrière, épaule contre la pente, pour ne pas tomber et pour éviter de voir ce qu’elle avait déclenché.

L’entendre lui suffit…

Un cri retentit, déjà lointain, chargé d’une abominable angoisse, puis il y eut un choc, un deuxième choc, pendant lesquels la gorge hurla encore de douleur, puis de nouveaux chocs, des sons de brisures, de déchirements, quelques roulis de pierres, et puis, soudain, un vrai silence. Voilà ! Elle avait réussi. Elle était délivrée.

Autour d’elle, les Alpes offraient leur paysage grandiose et bienveillant. Un oiseau planait, immobile, au-dessus des vallées, accroché à un ciel pur, lavé. Nulle sirène ne retentissait pour l’accuser, aucun policier ne surgissait en brandissant des menottes. La nature l’accueillait, souveraine, sereine, complice, en accord avec elle.

Gabrielle se détacha de la paroi et pencha la tête au-dessus du gouffre. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne repérât le corps disloqué qui ne se trouvait pas dans la direction où elle le cherchait. Fini ! Gab avait cessé de respirer. Tout était simple. Elle n’éprouvait aucune culpabilité, seulement un soulagement. Du reste, elle ne se sentait déjà aucun lien avec le cadavre qui gisait là-bas.

Elle s’assit et cueillit une fleur bleu pâle qu’elle mâchouilla. Maintenant, elle aurait le temps de paresser, de méditer, elle ne serait plus obsédée par ce que Gab faisait ou lui dissimulait. Elle renaissait.

Combien de minutes demeura-t-elle ainsi ? Un bruit de cloche, quoique assourdi par la distance, l’arracha à son extase. Les moutons. Ah oui, il fallait redescendre, jouer la comédie, donner l’alerte. Maudit Gab ! À peine était-il parti qu’elle devait encore lui consacrer son temps, déployer des efforts pour lui, se contraindre ! La laisserait-il jamais tranquille ?

Elle se redressa, rassérénée, fière d’elle. L’essentiel accompli, elle n’avait plus guère à avancer pour gagner sa paix.

Rebroussant chemin, elle se rappela son scénario. Comme c’était curieux de se souvenir de ça, d’un projet qui avait été conçu en un temps différent, un temps où Gab l’encombrait de sa présence. Un autre temps. Un temps déjà lointain.

Elle marchait d’un pas leste, plus vite qu’elle n’aurait dû, car son essoufflement l’aiderait à convaincre les gens qu’elle était bouleversée. Elle devait juguler son euphorie, escamoter sa joie devant ces trois ans de fureur qui disparaissaient, trois ans où des indignations cuisantes et aiguës avaient planté leurs flèches dans l’intérieur de son crâne. Il ne lui servirait plus du « ma vieille », il ne lui infligerait plus ce regard de pitié qu’il avait eu tantôt en lui tendant la main, il ne prétendrait plus qu’ils étaient heureux alors que c’était faux. Il était mort. Alléluia. Vive la liberté.

Après deux heures de marche, elle aperçut des randonneurs et courut dans leur direction.

— Au secours ! Mon mari ! S’il vous plaît ! À l’aide !

Tout s’enchaîna merveilleusement. Elle tomba au sol en s’approchant d’eux, se blessa, fondit en larmes et raconta l’accident. Ses premiers spectateurs mordirent à l’hameçon et avalèrent l’ensemble, l’histoire autant que son chagrin. Leur groupe se scinda : les femmes l’accompagnèrent dans la vallée tandis que les hommes partaient à la recherche de Gab.

À l’hôtel Bellevue, son arrivée avait dû être précédée d’un coup de téléphone car le personnel au complet l’accueillit avec des têtes de circonstance. Un gendarme au visage incolore lui annonça qu’un hélicoptère emmenait déjà l’équipe de secouristes.

Au mot « secouristes », elle frissonna. Comptaient-ils le retrouver en vie ? Gab aurait-il pu réchapper à sa chute ? Elle se rappela son cri, la cessation des cris puis le silence, et en douta. — Vous… vous croyez qu’il peut être vivant ?

— Nous avons cet espoir, madame. Était-il en bonne condition physique ?

— Excellente mais il a fait une chute de plusieurs centaines de mètres, en rebondissant sur les rochers.

— On a déjà vu des cas plus surprenants. Tant que nous ne savons pas, notre devoir est de rester optimistes, chère madame.

Impossible ! Soit elle était folle, soit lui l’était. Prononçait-il ces phrases parce qu’il détenait des renseignements ou répétait-il des formules stéréotypées ? La seconde solution sans doute… Gab ne pouvait avoir survécu. À supposer que, par miracle, il soit rescapé, il devait être brisé, traumatisé, perclus d’hémorragies internes et externes, incapable de parler ! Allons, si ce n’était déjà accompli, il allait mourir dans les heures qui viendraient. Aurait-il eu le temps d’articuler quelque chose aux brancardiers ? Juste avant qu’on le treuille dans l’hélicoptère ? L’aurait-il dénoncée ? Improbable. Qu’avait-il compris ? Rien. Non, non, non, et mille fois non.

Elle plongea sa tête entre les mains et les témoins pensèrent qu’elle priait en étouffant ses larmes ; en réalité, elle pestait contre le gendarme. Quoiqu’elle fût sûre d’avoir raison, cet abruti lui avait fichu des doutes ! Voilà qu’elle tremblait de peur, désormais !

Soudain une main se posa sur son épaule. Elle sursauta. Le chef des secouristes la fixait avec une mine de cocker battu.

— Il va falloir être courageuse, madame.

— Comment est-il ? cria Gabrielle, déchirée par l’angoisse.

— Il est mort, madame.

Gabrielle poussa un hurlement. Dix personnes se précipitèrent sur elle pour l’apaiser, la consoler. Sans vergogne, elle cria et sanglota, bien décidée à se purger de ses émotions : ouf, il ne s’en était pas sorti, il ne parlerait pas, le béat de service lui avait flanqué la trouille pour rien !

Alentour, on la plaignait. Quelle suave volupté, celle de l’assassin tenu pour une victime… Elle s’y consacra jusqu’au repas du soir que, naturellement, elle refusa de prendre. À neuf heures, la police revint vers elle pour lui expliquer qu’on devait l’interroger. Quoiqu’elle jouât l’étonnement, elle s’y attendait. Avant de passer à l’acte, elle avait répété son témoignage, lequel devait persuader qu’il s’agissait d’un accident et réfuter les doutes qui pèsent d’abord sur le conjoint lors d’un décès.

On l’emmena dans un commissariat de crépi rose où elle raconta sa version des événements en observant un calendrier qui présentait trois chatons ravissants.

Bien que ses interlocuteurs s’excusassent de lui infliger telle ou telle question, elle continuait comme si elle n’imaginait pas une seconde qu’on la soupçonnât de quoi que ce soit. Elle amadoua chacun, signa le procès-verbal et rentra à l’hôtel pour passer une nuit paisible.

Le lendemain, ses deux filles et son fils débarquèrent, flanqués de leurs conjoints, et, cette fois-ci, la situation l’embarrassa. Devant le chagrin de ses enfants aimés, elle éprouva un authentique remords, pas le regret d’avoir tué Gab, mais la honte de leur infliger cette peine. Quel dommage qu’il fût aussi leur père ! Quelle bêtise qu’elle ne les ait pas conçus avec un autre pour leur éviter de pleurer celui-là… Enfin, trop tard. Elle se réfugia dans une sorte de mutisme égaré.

Seul intérêt pratique de leur présence : ils allèrent reconnaître le cadavre à la morgue afin d’épargner leur mère. Ce qu’elle apprécia.

Ils tentèrent aussi d’intercepter les articles de la presse régionale relatant la chute tragique, n’imaginant pas que ces titres « Mort accidentelle d’un randonneur » ou « Victime de son imprudence » réjouissaient Gabrielle parce qu’ils lui confirmaient, noir sur blanc, la mort de Gab et son innocence à elle.

Un détail pourtant lui déplut : au retour de l’institut médico-légal, sa fille aînée, les yeux rougis, se crut obligée de glisser à l’oreille de sa mère : « Tu sais, Papa, même mort, était très beau. » De quoi se mêlait-elle, cette gamine ? La beauté de Gab, ça ne concernait que Gabrielle ! Gabrielle exclusivement ! N’avait-elle pas assez souffert à cause de cela ?

Après cette remarque, Gabrielle se ferma jusqu’à la fin des funérailles.

 

 

 

Lorsqu’elle retourna chez elle, à Senlis, les voisins et les amis vinrent présenter leurs condoléances. Si elle accueillit les premiers avec plaisir, elle s’exaspéra vite de devoir répéter le même récit et écouter, en écho, des banalités identiques. Derrière un visage triste, résigné, elle bouillait de colère : à quoi bon se débarrasser de son mari pour parler de lui sans cesse ! D’autant qu’elle était impatiente de filer au troisième étage, de défoncer le mur, de fouiller sa cachette et de découvrir ce qui la tourmentait. Vivement qu’on la laisse seule !

Leur hôtel particulier, proche de l’enceinte fortifiée, ressemblait aux châteaux dessinés dans les livres de contes, multipliant, sous le fouillis des rosiers grimpants, les tourelles, les créneaux, les meurtrières, les balcons sculptés, les rosaces décoratives, les envols de marches, les fenêtres aux pointes gothiques et aux vitres colorées. Avec l’expérience, Gabrielle s’appuyait sur les exclamations de ses visiteurs pour déterminer leur degré d’inculture et les avait classés en quatre catégories, du barbare au barbant. Le barbare jetait un œil hostile aux murs en grommelant : « C’est vieux, ici » ; le barbare se croyant cultivé murmurait : « C’est du Moyen Âge, non ? » ; le barbare vraiment cultivé décelait l’illusion : « Style médiéval construit au XIXe siècle ? » ; enfin le barbant criait : « Viollet-le-Duc ! » avant d’ennuyer tout le monde en commentant chaque élément que le fameux architecte et son atelier avaient pu déformer, restituer, inventer.

Une telle résidence n’avait rien de surprenant à Senlis, village de l’Oise, au nord de Paris, qui rassemblait sur sa crête maintes demeures historiques. À côté de pierres datant de Jeanne d’Arc ou de bâtisses édifiées aux XVIIe et XVIIIe siècles, celle de Gabrielle apparaissait même comme l’une des moins élégantes car récente – un siècle et demi – et d’un goût discuté. Néanmoins, leur couple y avait vécu depuis qu’elle l’avait héritée de son père et Gabrielle trouvait amusant que ses murs la dénoncent comme appartenant aux « nouveaux riches », elle qui ne s’était jamais estimée ni riche ni nouvelle.

Au troisième niveau de cette habitation qui aurait enchanté Alexandre Dumas ou Walter Scott, une pièce appartenait à Gab. Après leur mariage, il avait été convenu, afin qu’il se sentît chez lui bien qu’il s’installât chez elle, qu’il aurait la jouissance totale de cette partie sans que Gabrielle ne la lui disputât ; elle avait la permission de venir l’y rejoindre lorsqu’il s’y attardait, sinon elle ne devait pas s’y rendre.

Le lieu ne présentait rien d’exceptionnel – des livres, des pipes, des cartes, des mappemondes –, offrait un confort minimal – des fauteuils de cuir défoncés – mais comportait un orifice dans l’épais mur, obstrué par une trappe verticale. Gab l’avait ménagé vingt ans plus tôt en retirant des briques. Quand il y ajoutait un objet, il maçonnait de nouveau la surface avec un crépi afin de camoufler le réduit aux regards. À cause de ces précautions, Gabrielle savait qu’elle n’aurait pu être indiscrète sans en fournir la preuve. Par amour d’abord, par crainte ensuite, elle avait donc toujours respecté le secret de Gab. Souvent, il s’en amusait et la plaisantait, testant sa résistance…

Désormais, plus rien ne s’opposait à ce qu’elle détruise le revêtement.

Les trois premiers jours, elle aurait jugé indécent de saisir un marteau et un pied-de-biche ; de toute façon, vu l’afflux de visiteurs, elle n’en eut pas le temps. Le quatrième, notant que ni le téléphone ni la cloche extérieure ne retentissaient, elle se promit, après un tour à son magasin d’antiquités, trois cents mètres plus loin, de rassasier sa curiosité.

Presque à la sortie de la ville, l’enseigne « G. et G. de Sarlat » en lettres dorées annonçait, sobre, une boutique d’antiquités comme la région les aimait, c’est-à-dire un lieu où l’on chinait aussi bien des pièces importantes – buffets, tables, armoires – pour meubler les vastes résidences secondaires que des bibelots – lampes, miroirs, statuettes – pour décorer des intérieurs constitués. Aucun style particulier n’était représenté ici, la plupart l’étaient, y compris en d’épouvantables imitations, pourvu qu’elles aient plus de cent ans.

Les deux employés la mirent au courant des mouvements de pièces pendant les vacances fatales en Savoie puis Gabrielle rejoignit sa comptable. À l’issue d’une brève consultation, elle parcourut le magasin qui s’était rempli de commères depuis qu’on avait appris dans les rues alentour que « cette pauvre madame Sarlat » s’y trouvait.

Elle tressaillit en apercevant Paulette parmi elles.

— Ma pauvre cocotte, s’exclama Paulette, si jeune et déjà si veuve !

Paulette chercha un cendrier où poser la cigarette fumante qu’elle avait maculée d’orange à lèvres, n’en rencontra pas, l’éteignit donc sous son talon vert, sans se soucier de brûler le linoléum, et s’avança, théâtrale, vers Gabrielle en ouvrant les bras.

— Ma pauvre chérie, je suis si malheureuse de te voir malheureuse.

Gabrielle se laissa embrasser en tremblant.

Paulette demeurait la seule femme qu’elle redoutait tant celle-ci lisait la vérité dans les êtres. Considérée par beaucoup comme la pire langue de vipère, elle avait le don de traverser les parois des crânes avec un rayon laser, son regard insistant, ses yeux globuleux, pour tourner ensuite des phrases qui pouvaient démolir à jamais la réputation d’un individu.

Le temps de l’étreinte, Gabrielle s’asphyxia en mangeant quelques cheveux jaunes et secs de Paulette, épuisés par des décennies de teintures et de mises en plis, puis affronta avec bravoure ce visage luisant d’une crème bistre.

— Dis-moi, la police t’a interrogée ? Ils t’ont demandé si tu l’avais tué, bien sûr ?

« Voilà, songea Gabrielle, elle se doute déjà que c’est moi. Elle ne perd pas de temps, elle attaque aussitôt. »

Gabrielle acquiesça en pliant le cou. Paulette réagit en hurlant :

— Les salauds ! Te contraindre à ça, toi ! Toi ! Toi qui étais folle de ton Gab, qui bouffais la

moquette depuis trente ans devant lui ! Toi qui te serais fait opérer en n’importe quoi s’il te l’avait demandé, en homme ou en souris ! Ne m’étonne pas ! Des salauds ! Tous des salauds ! Sais-tu ce qu’ils m’ont fait, à moi ? Quand j’élevais mon second, Romuald, j’avais dû un jour l’amener à l’hôpital parce que le gamin s’était fichu des bleus en ratant sa sortie de bain ; figure-toi que la police est venue me chercher aux urgences pour me demander si je ne l’avais pas maltraité ! Si ! Ils m’ont traînée au poste ! En garde à vue ! Moi ! Quarante-huit heures ça a duré. Moi, la mère, je passais pour une coupable alors que j’avais conduit mon gosse à l’hôpital ! Les porcs ! Ils t’ont infligé le même sort ?

Gabrielle comprit que Paulette, loin de la suspecter, se rangeait de son côté. Elle lui donnait sa sympathie d’ex-victime. Pour elle, toute femme interrogée par la police devenait de suite, par analogie avec son cas, une innocente.

— Oui, moi aussi. Le soir même.

— Les chacals ! Combien de temps ?

— Plusieurs heures !

— Bande de rats ! Mon pauvre poussin, ça t’a humiliée, hein ?

Paulette, offrant à Gabrielle la tendresse qu’elle éprouvait pour elle-même, écrasa de nouveau son amie contre elle.

Soulagée, Gabrielle lui permit de vitupérer un bon moment puis retourna à la maison pour s’attaquer à la cachette de Gab.

À midi, elle gravit les marches, outils en main, et commença à détruire les protections. La planche sauta, découvrant un espace où quatre coffrets avaient été empilés.

Elle approcha une table basse et les y déposa. Si elle ignorait ce qu’ils contenaient, elle reconnaissait les emballages, des grandes boîtes de biscuits en métal dont les étiquettes, quoique mangées par le temps et l’humidité, indiquaient « Madeleines de Commercy », « Bêtises de Cambrai », « Coussins de Lyon » ou autres confiseries.

Elle entrouvrait un couvercle quand la cloche d’entrée la dérangea.

Quittant son travail en friche, elle ferma la porte en abandonnant la clé sur la serrure puis descendit ouvrir, décidée à dégager prestement le fâcheux.

— Police, madame ! Pouvons-nous entrer ?

Plusieurs hommes aux mâchoires sévères se tenaient sur le perron.

— Bien sûr. Que voulez-vous ?

— Êtes-vous Gabrielle de Sarlat, épouse de feu Gabriel de Sarlat ?

— Oui.

— Veuillez nous suivre, s’il vous plaît.

— Pourquoi ?

— Vous êtes attendue au commissariat.

— Si c’est pour me poser des questions sur l’accident de mon mari, cela a été fait par vos collègues savoyards.

— Il ne s’agit plus de la même chose, madame. Vous êtes suspectée d’avoir tué votre mari. Un berger vous a vue le pousser dans le vide.

 

 

 

Après dix heures de garde à vue, Gabrielle hésitait à déterminer qui elle détestait le plus, le commissaire ou son avocat. Peut-être aurait-elle excusé le commissaire… Lorsque celui-ci la tourmentait, il se contentait d’accomplir son métier, il n’y ajoutait ni vice ni passion, il essayait

honnêtement de la transformer en coupable. En revanche, son avocat la troublait car il voulait savoir. Or elle le payait pour croire, pas pour savoir ! Ce qu’elle achetait, c’était sa science des lois, sa pratique des tribunaux, son énergie à la défendre ; elle se moquait qu’il connût ou pas la vérité.

Dès qu’ils avaient été seuls, Maître Plissier, brun quadragénaire au physique avantageux, s’était penché sur sa cliente d’un air important en prenant une voix grave, le genre de voix qu’on attribue aux cow-boys héroïques dans les westerns américains doublés :

— Maintenant, à moi et rien qu’à moi, confiez la vérité, madame Sarlat. Ça ne sortira pas d’ici. Avez-vous poussé votre mari ?

— Pourquoi aurais-je fait ça ?

— Ne me répondez pas par une question. L’avez-vous poussé ?

— C’était ma réponse « pourquoi aurais-je fait ça ? ». On m’accuse d’un acte qui n’a aucun sens. J’aimais mon mari. Nous étions heureux ensemble depuis trente ans. Nous avons eu trois enfants qui peuvent en témoigner.

— Nous pouvons plaider le crime passionnel.

— Le crime passionnel ? À cinquante-huit ans ? Après trente ans de mariage ?

— Pourquoi pas ?

— À cinquante-huit ans, monsieur, si on s’aime encore, c’est qu’on s’aime bien, sur un mode lucide, harmonieux, dépassionné, sans excès, sans crise.

— Madame Sarlat, cessez de m’expliquer ce que je dois penser mais dites-moi plutôt ce que vous pensez. Vous auriez pu être jalouse.

— Ridicule !

— Il vous trompait ?

— Ne le salissez pas.

— Qui hérite de votre mari ?

— Personne, il ne possédait rien. Tout le capital m’appartient. De plus, nous étions mariés sous le régime de la séparation de biens.

— Pourtant, il a un patronyme de bonne famille…

— Oui, Gabriel de Sarlat, ça impressionne toujours. On croit que j’ai épousé une fortune alors que j’ai juste décroché une particule. Mon mari n’avait pas un sou et n’a jamais vraiment su gagner de l’argent. Notre patrimoine vient de moi, de mon père plutôt, Paul Chapelier, le chef d’orchestre. La disparition de mon mari n’améliore pas ma situation financière ; elle ne change rien, voire la gêne car c’est lui qui transportait en camionnette les antiquités que nous vendions au magasin et que, si je veux continuer, je devrai engager un employé supplémentaire.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— Je ne fais que ça, monsieur.

— Maître…

— Ne soyez pas ridicule. Je n’ai aucun intérêt à la mort de mon mari. Lui en aurait peut-être eu davantage à la mienne.

— Est-ce lui qui, dans cette intention, a essayé de vous pousser ?

— Vous êtes fou ?

— Réfléchissez. Nous pourrions accréditer cette thèse, un combat entre vous. Sur ce chemin de montagne, il décide de vous supprimer pour s’emparer de votre argent. En le repoussant, vous avez cédé à la légitime défense.

— Séparation de biens ! Il n’aurait rien touché à ma mort, pas plus que moi à la sienne. Et pourquoi inventez-vous des scénarios pareils ?

— Parce qu’un homme vous a vue, madame ! Le berger qui gardait son troupeau raconte que vous vous êtes précipitée sur votre mari et que vous l’avez poussé dans le vide.

— Il ment !

— Quel intérêt aurait-il à mentir ?

— C’est extraordinaire, ça… Moi, quand j’avance que je n’ai aucun intérêt à tuer mon mari que j’aimais, vous doutez, tandis que vous croyez le berger sous prétexte que lui n’a aucun intérêt à mentir ! Deux poids, deux mesures ! Par qui êtes-vous engagé ? Par le berger ou bien par moi ? C’est ahurissant ! Je peux vous donner cent raisons, moi, pour que votre berger mente : se rendre intéressant, devenir le héros de son canton, se venger d’une femme ou de plusieurs à travers moi, foutre la merde pour le plaisir de foutre la merde ! Et puis, à quelle distance se trouvait-il ? Cinq cents mètres ? Huit cents mètres ? Deux kilomètres ?

— Madame de Sarlat, n’improvisez pas ma plaidoirie à ma place. Nous avons contre nous un témoignage accablant : il vous a vue !

— Eh bien moi, je ne l’ai pas vu.

Maître Plissier s’arrêta pour dévisager Gabrielle. Il s’assit à côté d’elle et se passa la main sur le front, soucieux.

— Dois-je prendre cela pour un aveu ?

— Quoi ?

— Vous avez regardé autour de vous avant de pousser votre mari et vous n’avez remarqué personne. C’est bien cela que vous êtes en train de me confesser ?

— Monsieur, je suis en train de vous indiquer qu’après la chute de mon mari, j’ai regardé partout et appelé à grands cris car je cherchais du secours. Votre fameux berger ne s’est pas montré, ne m’a pas répondu. C’est curieux, ça, tout de même ! S’il avait prévenu les guides ou s’il était allé aux pieds de mon mari, peut-être que… Quand il me charge, n’est-ce pas pour se protéger lui ?

— De quoi ?

— Non-assistance à personne en danger. Je parle de mon mari. Et de moi, accessoirement.

— Pas mauvais comme idée pour retourner la situation, cependant je me réserve ce genre d’argumentation. Ce serait louche dans votre bouche.

— Ah bon ? On m’accuse d’une monstruosité mais il ne faudrait pas que j’aie l’air trop maligne, c’est agréable !

Elle feignit l’irritation quoiqu’au fond elle fût contente d’avoir compris comment manipuler son avocat.

— Je vais le traîner devant les tribunaux, ce berger, moi !

— Pour l’instant, c’est vous qui êtes mise en examen, madame.

— J’ai dû dévaler la montagne pendant des heures pour croiser des randonneurs et alerter les secours. Votre berger, s’il a vu mon mari tomber, pourquoi il n’est pas allé le soutenir ? Pourquoi il n’a prévenu personne ? Parce que si on avait réagi à temps, mon mari serait peut-être encore vivant…

Puis, excédée d’accomplir la besogne de l’avocat à sa place, elle décida de piquer une crise de larmes et sanglota une bonne dizaine de minutes.

À l’issue de ces convulsions, Maître Plissier, touché, se mit dès lors à créditer tous ses propos. Elle le méprisa davantage pour ce revirement : se laisser abuser par des sanglots, quel balourd ! Au fond, devant une femme résolue, il n’y avait pas sur terre un homme plus malin qu’un autre.

Le commissaire revint et commença son interrogatoire. Il tourna autour des mêmes points ; Gabrielle, de façon moins coupante qu’avec son avocat, répondit à l’identique.

Comme le commissaire était plus astucieux que l’avocat, après avoir exclu les mobiles d’intérêt, il revint sur le couple que Gabrielle formait avec Gab.

— Soyez franche, madame Sarlat, votre époux ne voulait-il pas vous quitter ? Avait-il une maîtresse ? Des maîtresses ? Votre relation était-elle aussi satisfaisante qu’avant ? N’aviez-vous aucun motif de reproche à son égard ?

Gabrielle comprit que son sort se jouerait sur cette zone d’ombre et adopta une tactique qu’elle conserva jusqu’au bout.

— Je vais vous déclarer la vérité, monsieur le commissaire : Gab et moi, nous étions le couple le plus chanceux de l’univers. Il ne m’a jamais trompée. Je ne l’ai jamais trompé. Essayez de trouver quelqu’un qui dise le contraire : c’est impossible. Non seulement j’aimais plus que tout au monde mon mari mais je ne guérirai pas de sa mort.

Si Gabrielle avait aperçu, à cet instant, où la mènerait quelques mois plus tard ce système de défense, peut-être n’aurait-elle pas été si fière de son idée…

 

 

 

Deux ans et demi.

Gabrielle passa en détention préventive deux ans et demi à attendre son procès.

Plusieurs fois, ses enfants tentèrent d’obtenir la liberté provisoire en arguant de la présomption d’innocence mais la justice refusa pour deux raisons, l’une essentielle, l’autre contingente : la première était le témoignage à charge du berger, la deuxième des polémiques amplifiées par les journaux concernant le laxisme des magistrats.

Malgré la dureté de la prison, Gabrielle ne déprimait pas. Après avoir attendu d’être délivrée de son mari, elle attendait d’être délivrée de cette accusation. Elle avait toujours été patiente – qualité nécessaire lorsqu’on travaille dans le commerce des antiquités – et refusait d’être entamée par cet accident de parcours.

De sa cellule, elle songeait souvent aux quatre boîtes qu’elle avait laissées sur la table basse, les boîtes contenant le secret de Gab… Quelle ironie ! Alors qu’elle avait entrepris ces actes pour les ouvrir, voilà qu’on l’avait arrêtée la main sur le couvercle. Sitôt qu’elle sortirait blanchie par les tribunaux, elle irait découvrir le mystère des boîtes à biscuits. Ce serait sa récompense.

Selon Maître Plissier, le procès s’annonçait sous une lumière favorable : les éléments de l’enquête allaient dans leur sens ; tous les témoins, à l’exception du berger, devenaient des témoins à décharge, se rangeant derrière le banc de la défense ; et, du commissaire au juge d’instruction, Gabrielle s’était montrée de plus en plus persuasive à mesure que les interrogatoires se succédaient.

Car Gabrielle savait parfaitement comment bien mentir : il suffisait de dire la vérité. Elle l’avait appris de son père, Paul Chapelier, qu’elle accompagnait, enfant, dans ses déplacements professionnels. Lorsque ce talentueux chef d’orchestre ne dirigeait pas lui-même les musiciens, il assistait à des concerts à l’issue desquels sa notoriété l’obligeait à passer en coulisses pour complimenter les artistes. Soucieux de ne pas froisser des collègues avec lesquels il avait joué ou pourrait jouer, il choisissait de ne formuler que ce qu’il avait apprécié ; virant les critiques négatives, il n’échangeait que sur les points positifs et, s’il n’y avait qu’un seul misérable détail digne de louange, il s’en emparait, l’amplifiait, le développait. Il ne mentait donc jamais, sinon par omission. Dans ses conversations, les interprètes le sentaient sincère et restaient libres de comprendre davantage, les prétentieux le donnant pour enthousiaste et les lucides prisant sa courtoisie. Paul Chapelier répétait à sa fille : « Je n’ai pas assez de mémoire pour faire un bon menteur. » En ne livrant que la vérité et en évitant de s’épancher sur ce qui fâche, il avait réussi à ne pas se contredire et à collectionner les amis dans un milieu pourtant cannibale.

Gabrielle avait adopté sa méthode durant ces deux ans et demi. Pour parler de Gab, elle ne se remémorait que la période radieuse, la période d’amour intense et partagé. Lui s’appelait Gabriel, elle Gabrielle ; ensemble ils devinrent Gab et Gaby. Les hasards de la vie et de l’état civil leur firent un cadeau rare, porter, après mariage, le même nom à la syllabe près, Gabriel (le) de Sarlat. Selon elle, cette identité commune exprimait la force de leur couple, l’indestructibilité de leur union. À ces fonctionnaires payés pour l’écouter, Gabrielle racontait son coup de foudre immédiat pour ce jeune homme qu’elle trouva timide alors qu’il n’était que bien élevé, leur long flirt, leurs escapades, la demande en mariage embarrassée au père artiste que le garçon admirait, la cérémonie à l’église de la Madeleine où retentit un orchestre symphonique au complet. Sans qu’on l’en priât, elle évoquait son attraction inentamée pour ce corps net, élégant, jamais guetté par la graisse ni l’épaississement après cinquante ans, comme si la minceur était une qualité aristocratique livrée avec la particule. Elle égrenait leur bonheur en un interminable chapelet, les enfants, les mariages des enfants, les naissances de petits-enfants, et, malgré le temps qui s’écoule, un homme au physique intact, aux sentiments intacts, au regard intact sur elle, toujours empressé, respectueux et désirant. De temps en temps, elle se rendait compte qu’elle provoquait un malaise chez ses auditeurs, un trouble qui tenait de l’envie ; un jour, le juge d’instruction alla jusqu’à soupirer :

— C’est trop beau pour être vrai, madame, ce que vous me racontez.

Elle le considéra avec compassion et murmura :

— Avouez plutôt que c’est trop beau pour vous, monsieur.

Gêné, il n’insista pas. D’autant que les proches du couple, enfants, gendres, bru, amis, voisins, confirmèrent cet amour idyllique. Pour clore le dossier d’instruction, l’inculpée passa deux fois au détecteur de mensonge avec succès.

La détention avait instauré une solitude chez Gabrielle dont elle ne s’échappait qu’en rejoignant ses souvenirs. Du coup, Gab avait pris une place accrue et insensée dans sa nouvelle vie de prisonnière : soit elle parlait de lui, soit elle pensait à lui. Qu’elle fût isolée ou en compagnie, il était là, lui et lui seul, bienveillant, réconfortant. Fidèle.

Le problème, c’est qu’à force de ne dire que des choses vraies, on finit par les croire. En occultant les trois dernières années de sa vie avec Gab, en ne dévoilant que vingt-sept ans de félicité, Gabrielle comprenait de moins en moins ce qui s’était passé, ce qui l’avait changée. Tout juste si elle se souvenait du « déclic », cette phrase qui l’avait alertée… Mieux valait ne plus y penser, d’ailleurs, à quoi bon ! La Gaby qui, à cause du « déclic », avait été capable de tuer son mari, cette femme-là, la meurtrière, elle ne devait plus exister jusqu’à l’acquittement ; Gabrielle la noya donc dans un puits d’oubli, se coupa des mobiles et raisons qui l’avaient conduite à trucider Gab, et condamna cette zone de son esprit en elle.

À force de l’évoquer, elle redevenait la Gabrielle amoureuse et aimée, incapable de porter la main sur cet homme. Telle une actrice qui, contrainte à fréquenter un personnage, finit par s’identifier et débarque, hallucinante de vérité, sur un plateau de cinéma, Gabrielle arriva à son procès en héroïne inconsolable victime d’une odieuse accusation.

Dès le premier jour d’audience, un consensus se dégagea en sa faveur. Au deuxième, les reporters parlaient déjà d’une imputation infondée. Au troisième, des inconnues pleuraient à chaudes larmes au dernier rang de la salle comble en prenant parti pour l’innocente bafouée. Au quatrième, ses enfants passèrent en boucle aux journaux télévisés pour exprimer leur émotion et leur indignation. Gabrielle traversait les interrogatoires et suivait les auditions des témoins avec une attention serrée ; elle veillait à ce que rien, ni chez elle ni chez les autres, n’entamât la version qu’elle avait construite ; on aurait cru un compositeur scrupuleux assistant aux répétitions de son œuvre, la partition sur les genoux.

Comme prévu, le berger se révéla assez catastrophique lors de son témoignage. Non seulement il parlait un français approximatif – or, dans ce pays, une faute de syntaxe ou de vocabulaire ne trahit pas qu’un manque d’éducation, elle révèle une agression contre la société entière, elle s’assimile à un blasphème craché au culte national de la langue –, mais il se plaignit d’avoir dû avancer l’argent de son billet pour « monter sur Compiègne », et grommela un bon quart d’heure sur ce thème. Questionné par Maître Plissier, il commit ensuite la maladresse d’avouer reconnaître Gabrielle de Sarlat « par sa photo dans les journaux » puis n’apporta que des explications odieuses sur sa mollesse à secourir le corps, « c’est sûr qu’après une chute pareille, ça ne pouvait être que de la charpie, pas besoin d’aller vérifier, je ne suis pas con, quand même ».

En dehors du berger, tout corroborait l’innocence de Gabrielle. L’avant-dernier jour, elle se détendit un peu. Du coup, lorsque le médecin de famille vint à la barre, elle ne s’attendit pas à être fauchée par l’émotion. Le docteur Pascal Racan, fidèle ami du couple Sarlat, racontait plusieurs anecdotes anodines concernant Gab et Gaby, au milieu desquelles celle-ci :

— Rarement vu un couple aussi amoureux. Lorsque l’un d’eux entreprenait quelque chose, ce n’était pas pour lui, c’était pour l’autre. Ainsi, Gaby voulait continuer à plaire à son mari et, pour ce, pratiquait le sport, me demandait des conseils de diététique. Gab lui, quoique sec et mince, souffrait d’hypertension et s’inquiétait, non pas de cette maladie contrôlée par de bons médicaments, mais des effets du traitement. Comme vous le savez, les bêtabloquants baissent la libido, diminuent l’appétit sexuel. Il venait fréquemment m’en parler car il craignait que sa femme pense qu’il la désirait moins. Ce qui était faux, il avait juste moins envie. Jamais vu une telle angoisse chez un homme. Jamais connu quelqu’un aussi soucieux de sa compagne. Dans ces cas-là, la plupart des hommes ne pensent qu’à eux, qu’à leur santé ; et lorsqu’ils constatent que l’appétence décroît, ça les arrange, ça diminue leur taux de relations adultères, ils sont ravis de devenir plus vertueux pour des raisons médicales sans que ça leur coûte d’efforts. Gab, lui, ne songeait qu’à la réaction de Gaby.

En entendant ce détail inconnu d’elle, Gabrielle fut incapable de retenir une crise de larmes. Elle promit de se rétablir mais, bouleversée, n’y parvint pas, de sorte que Maître Plissier demanda une suspension d’audience que la cour lui accorda.

Les membres de l’assistance crurent comprendre pourquoi Gabrielle avait été émue. Celle-ci n’avoua rien à Maître Plissier mais, dès qu’elle se montra capable de parler, elle lui formula une requête :

— S’il vous plaît, je m’enfonce, je ne résiste plus… Pouvez-vous demander un service à ma fille aînée ?

— Oui.

— Qu’elle m’apporte ce soir à la prison les quatre boîtes à biscuits qui se trouvent sur une petite table basse, dans la pièce de leur père. Elle comprendra de quoi je parle.

— Il n’est pas évident qu’elle ait le droit de vous communiquer cela au parloir.

— Oh, je vous en supplie, je vais m’effondrer.

— Allons, allons, plus que vingt-quatre heures. Demain sera le dernier jour, le jour des plaidoiries. Nous serons fixés le soir.

— J’ignore ce qui sera décidé demain, vous aussi, malgré votre confiance et votre talent. Allons, maître, s’il vous plaît, je ne peux plus tenir, je vais faire une bêtise.

— En quoi ces boîtes de biscuits…

— S’il vous plaît. Je ne supporte plus rien, je ne réponds pas de moi.

Il comprit qu’elle le menaçait, sincère, d’attenter à sa vie. Constatant son trouble, redoutant qu’elle n’aille pas jusqu’au bout d’un procès dont l’issue lui semblait victorieuse – une pierre blanche dans sa carrière –, il eut peur d’un faux pas et jura qu’il apporterait lui-même les boîtes qu’elle demandait. Tant pis, il prendrait le risque !

À sa vive surprise, car elle ne l’avait pas habitué aux effusions, il fut saisi aux épaules par Gabrielle qui l’embrassa.

L’audience reprit mais Gabrielle n’y prêta pas l’oreille, elle ne songeait qu’au témoignage du médecin, aux boîtes à secrets, au « déclic », à ce qu’elle taisait depuis deux ans et demi.

De retour dans la fourgonnette qui la ramenait à la prison, elle relâcha ses jambes et réfléchit. À force de n’écouter que des gens qui parlaient d’elle et de lui sans savoir, elle finissait par brasser des idées confuses.

Pourquoi l’avait-elle tué ?

À cause du « déclic »… Se serait-elle trompée ?

À la prison, elle demanda la permission exceptionnelle d’aller à la douche. À cause de son comportement exemplaire et du traitement complaisant que les médias donnaient à son procès, elle l’obtint.

Elle se glissa sous l’eau presque brûlante. Se laver ! Se purifier des sottises qu’elle avait pu débiter ou entendre ces derniers jours. Repenser à ce qui s’était passé, au « déclic »…

 

 

 

Le « déclic » était venu de Paulette… Lorsque cette grande femme dégingandée aux traits virils vint s’établir avec son mari à Senlis, elle fréquenta souvent le magasin de Gabrielle pour meubler et décorer sa nouvelle maison. Même si, au premier abord, elle la jugea vulgaire par son apparence – autant de couleurs sur Paulette que sur un perroquet du Brésil – et par son verbe, Gabrielle se divertissait beaucoup avec cette cliente car elle appréciait son insolence, son mépris du qu’en-dira-ton, ses reparties percutantes, incongrues mais pertinentes. Plusieurs fois, elle la défendit contre son personnel ou des chalands effarouchés. Elle lui accorda un crédit particulier : la nouvelle venue avait le don de repérer les coups tordus. Méfiante et perspicace, Paulette attira son attention sur un trafic de fausses opalines, puis sur un gang qui démontait les cheminées anciennes ; enfin et surtout, elle repérait d’un seul coup d’œil les vices et les secrets des villageois, dépravations obscures que Gabrielle soit méconnaissait, soit avait mis des années à découvrir. Éblouie par la clairvoyance de Paulette, Gabrielle aimait passer du temps avec elle, assise sur les fauteuils à vendre.

Un jour, alors qu’elles bavardaient, Gabrielle remarqua l’œil noir de Paulette qui, de côté, tel celui d’un oiseau, suivait par accrocs les mouvements d’un intrus. L’objet de scrutation était Gab, que Paulette n’avait encore pas rencontré. Amusée d’apprendre ce qu’elle en dirait, Gaby ne lui signala pas que son mari adoré venait de débouler au magasin. Si la conversation roulait, Gabrielle saisissait bien que Paulette ne perdait pas une miette des déplacements, des attitudes et réflexions de Gab.

— Qu’en penses-tu ? demanda soudain Gabrielle en lançant un clin d’œil en direction de Gab. — Celui-là ? Oh là là, c’est le parfait faux cul. Trop poli pour être honnête. Hypocrite de chez hypocrite. Avec mention spéciale et compliments de la maison.

Gabrielle fut si déconcertée qu’elle demeura bouche ouverte jusqu’à ce que Gab se précipitât vers elle, l’embrassât puis saluât Paulette.

Dès qu’elle comprit sa bévue, celle-ci changea d’attitude, s’excusa le lendemain de sa réflexion auprès de Gabrielle, mais il était trop tard : le ver s’était introduit dans le fruit.

À partir de cet instant, jour après jour, l’œil que porta Gaby sur Gab changea. Si Paulette avait affirmé cela, il y avait une cause : elle ne se trompait jamais ! Gaby observa Gab comme s’il lui était devenu étranger, s’efforçant d’oublier tout ce qu’elle savait de lui, ou ce qu’elle croyait savoir. Pis, elle tenta de justifier le jugement de Paulette.

À son extrême surprise, ce ne fut pas difficile.

Gab de Sarlat, poli, courtois, habillé avec un goût négligé dans le style gentleman-farmer, disponible pour rendre service, assidu aux offices religieux, peu enclin aux excès de langage ou de pensée, pouvait fasciner autant qu’horripiler. Traditionnel dans ses sentiments, ses discours et son comportement – voire son physique –, il attirait les gens pour les mêmes raisons qu’il en éloignait d’autres, certes peu nombreux : il avait l’air parfait, idéal.

Suspecté par l’instinct de la féroce Paulette, il posa soudain à Gabrielle le même problème que deux ou trois meubles dans sa vie d’antiquaire : original ou imitation ? Soit on voyait en lui un honnête homme soucieux de son prochain, soit on y repérait une imposture.

En quelques semaines, Gabrielle se convainquit qu’elle vivait avec une escroquerie. En prenant une à une les qualités de Gab, elle retournait la carte et découvrait le défaut. Son calme ? La carapace d’un hypocrite. Sa galanterie ? Une façon de canaliser une libido débordante et d’attirer de futures proies. Sa gentillesse envers les sautes d’humeur qui affectaient Gabrielle ? Une indifférence abyssale. Son mariage d’amour, union osée d’un noble avec une roturière ? Un contrat d’argent. Sa foi catholique ? Un costume de tweed en plus, un habit de respectabilité. Ses valeurs morales ? Des mots pour masquer ses pulsions. Soudain, elle soupçonna que l’aide qu’il apportait au magasin – les transports de meubles, soit lors de l’acquisition, soit lors de la livraison – n’était qu’un alibi destiné à lui déblayer du temps libre, assurer des déplacements discrets. Et s’il rejoignait des maîtresses à ces occasions ? Pourquoi, après vingt-sept ans de confiance amoureuse, Gabrielle se laissa-t-elle gangrener par le doute ? Le poison instillé par Paulette n’expliquait pas tout ; sans doute Gabrielle avait-elle du mal, l’âge venant, à affronter les modifications de son corps, l’empâtement contre lequel elle luttait, les rides qui s’approfondissaient, la fatigue plus lourde, l’éclatement de vaisseaux sanguins sur ses jambes naguère si belles… Si elle douta facilement de Gab, ce fut aussi parce qu’elle doutait d’elle, de ses attraits. Elle s’emportait contre lui parce qu’il vieillissait mieux qu’elle, parce qu’il plaisait toujours, parce que les jeunes filles lui souriaient avec plus de spontanéité que les jeunes hommes à Gabrielle. En société, sur la place du marché, à la plage ou dans les rues, il était encore remarqué alors que Gabrielle se trouvait transparente. Quatre mois après le « déclic » de Paulette, Gabrielle ne supportait plus Gab. Elle ne se supportait pas davantage : chaque matin, son miroir lui présentait une étrangère qu’elle détestait, une femme large au cou épais, à la peau couperosée, aux lèvres crevassées, aux bras mous, affectée d’un épouvantable bourrelet sous son nombril que, même en s’affamant, elle n’arrivait pas à diminuer, ses régimes ne contribuant pas à la rendre enjouée. Elle n’allait pas gober que Gab aimait ça ! Qui pouvait aimer ça ? Personne ! Du coup, toutes les douceurs – sourires, attentions, amabilités, gestes tendres – que Gab avait pour elle le reste du jour la blessaient. Quel hypocrite ! Paulette avait tiré dans le mille : un faux cul de la Maison Faux Cul, exemplaire certifié conforme ! Il finit par la dégoûter. Comment peut-on se montrer si mielleux ?

Le seul moment où il ne feignait pas, c’était lorsqu’il s’exclamait, quoique sur un ton affectueux, « ma vieille ». Ça, allez comprendre pourquoi, ça lui échappait ! Gabrielle haïssait ces occasions ; à chaque fois, son dos frémissait comme si on la fouettait.

Elle commença à songer au divorce. Cependant, lorsqu’elle s’imaginait devant un avocat ou ses enfants pour justifier la séparation, elle réalisait qu’elle manquait d’arguments recevables. Ils allaient s’opposer : Gab est merveilleux, comment peux-tu énoncer des bêtises pareilles ? Sa fille aînée serait capable de l’envoyer chez un psychiatre – elle envoyait ses enfants chez le psychiatre. Il fallait s’y prendre autrement.

Elle décida de réunir des preuves contre Gab. « Les hommes, avait clamé la péremptoire Paulette, il faut les pousser à bout pour voir ce qu’ils ont dans le moteur. » Variant d’avis sur tout, désirant fréquenter tel restaurant puis refusant, chamboulant à quinze reprises la date ou la destination des vacances, elle multiplia les caprices pour le débusquer et obtenir qu’il sortît de ses gonds. En vain, à chaque occasion, il se pliait à sa nouvelle exigence. Au plus parvint-elle à déclencher un soupir, une lueur de fatigue au fond de ses prunelles le soir où elle se révéla fort odieuse. « Qu’est-ce qu’il a dans la culotte ? » aurait dit Paulette. Ce fut la question qu’elle se posa alors. Au lit, depuis quelque temps, s’ils échangeaient des gestes tendres, plus grand-chose ne se produisait. Certes elle en avait moins envie qu’auparavant, estimant qu’ils avaient copulé à foison et qu’après des décennies, remettre ça, c’est comme passer des vacances au même endroit : lassant. Si elle s’en était accommodée, elle réfléchit et se demanda si cette paix n’avait pas une autre signification pour lui. Ne profitait-il pas de ses excursions en camionnette pour la tromper ? Du coup, elle s’imposa lors de ses voyages. Il s’en déclara ravi et devisa avec entrain pendant les centaines de kilomètres qu’ils parcoururent ensemble ces semaines-là. À deux reprises, il lui proposa de s’arrêter pour faire l’amour, une fois à l’arrière de la voiture, une autre au milieu d’un pré. Bien qu’elle acceptât, elle en fut catastrophée. C’était la preuve ! La preuve qu’en déplacement, il avait l’habitude d’assouvir ses besoins sexuels.

Elle cessa de participer aux expéditions et s’assombrit, communiquant de moins en moins, sauf avec Paulette. Celle-ci se révélait intarissable sur les trompeurs masculins.

— En ce moment, ces crétins sont piqués par leurs femmes parce qu’elles regardent les appels qu’ils composent ou reçoivent sur leur téléphone portable. Je m’attends à ce que les détectives privés défilent dans la rue pour protester contre le tort que le portable occasionne à leur chiffre d’affaires, rayon adultère.

— Et quand l’homme n’a pas de portable ? demanda Gabrielle en songeant à Gab qui refusait qu’elle lui en offrît un.

— L’homme qui n’a pas de portable, méfiance ! Méfiance absolue ! Celui-là, c’est le roi des rois, l’empereur des enfoirés, le prince des abuseurs. Celui-là, il travaille à l’ancienne, il ne veut pas être découvert, il se sert des cabines téléphoniques qui ne laissent pas de traces. Il sait que l’adultère n’a pas été créé avec le portable et il continue les combines éprouvées qu’il a peaufinées pendant des années. Celui-là, c’est le James Bond de la saillie illégitime : tu le traques mais tu ne le coinces pas. Bon courage !

Dès lors, Gabrielle développa une obsession relative à la cachette du troisième étage. Les secrets de Gab devaient être là, les preuves de sa perversité aussi. Plusieurs fois elle s’y rendit avec des outils, désireuse de défoncer le mur ; chaque fois la honte la retint. Plusieurs fois elle essaya d’entortiller Gab en réalisant un numéro de séduction dont le but consistait à le décider à l’ouvrir ; chaque fois, il inventait un nouvel argument pour se dérober : « Il n’y a rien dedans », « Tu vas te moquer de moi », « Il sera toujours assez tôt pour que tu le découvres » « N’ai-je pas droit à mes petits secrets ? », « Ça te concerne mais je ne veux pas que tu saches. » Ces refus contradictoires les uns avec les autres agaçaient Gabrielle au plus haut point, jusqu’à ce qu’il prononçât cette phrase : « Tu le découvriras après ma mort, ce sera bien assez tôt. »

Cet avertissement l’indigna ! Quoi, elle devrait attendre dix ans, vingt ans, trente ans, pour avoir la preuve qu’il s’était moqué d’elle toute sa vie et qu’elle avait partagé son existence avec un arriviste sournois ! Il la provoquait ou quoi ?

— Tu es taiseuse, en ce moment, ma Gabrielle, s’exclamait Paulette lorsqu’elles prenaient un thé ensemble.

— Je ne formule jamais ce qui ne va pas. J’ai été élevée comme ça. Mon père m’a fourré dans la tête qu’on ne devait exprimer que les pensées positives ; les autres, on devait les garder pour soi.

— Foutaises ! Faut t’extérioriser, cocotte, sinon tu vas faire un cancer. Les femmes qui se taisent font des cancers. Moi, je n’aurai pas de cancer parce que je gueule et je râle toute la journée. Tant pis si j’emmerde : je préfère que ce soient les autres qui souffrent plutôt que moi. C’est ainsi que le projet prit forme – se désengluer des doutes, donc supprimer Gab –, projet qui trouva son exécution dans les Alpes.

 

 

 

Les cheveux mouillés, Gabrielle fut ramenée dans sa cellule et s’effondra sur le lit pour continuer à réfléchir. Voilà ce qui s’était passé dans son crâne pendant les trois dernières années de leur couple, voilà ce qu’elle celait à chacun, voilà comment sa vie s’était vidée de sa saveur et de son sens pour se réduire à un cauchemar continu. Au moins, tuer Gab, ce fut agir, en finir avec cette intolérable inquiétude. Elle ne le regrettait pas. Or, cet après-midi, le témoignage du médecin l’avait violentée : elle avait appris pourquoi Gab se montrait moins sensuel, et la souffrance qu’il en retirait. Cette remarque avait entaillé son bloc de convictions.

Pourquoi ne le découvrait-elle que maintenant ? Auparavant, elle croyait qu’il l’évitait pour consacrer son énergie à ses maîtresses. Cet irresponsable de docteur Racan n’aurait pas pu lui en parler plus tôt ?

— Gabrielle de Sarlat au parloir. Votre avocat vous attend.

Ça ne pouvait pas tomber mieux.

Maître Plissier avait posé sur la table les quatre boîtes en fer.

— Voilà ! Maintenant, expliquez-moi.

Gabrielle ne répondit pas. Elle s’assit et ouvrit, vorace, les couvercles. Ses doigts agitèrent les papiers qui gisaient à l’intérieur, puis en tirèrent certains pour les déchiffrer, d’autres encore, d’autres…

Après quelques minutes, Gabrielle tomba sur le sol, prostrée, suffoquant. Maître Plissier alerta les gardiennes, lesquelles l’aidèrent à déplier la prisonnière, l’obligèrent à respirer. Une civière

emporta Gabrielle à l’infirmerie où on lui administra un calmant.

Une heure plus tard, ayant retrouvé son souffle, elle demanda où était passé son avocat. On l’informa qu’il était reparti avec les boîtes pour se préparer à l’audience. Après avoir supplié qu’on lui donnât un sédatif, Gabrielle sombra dans l’inconscience. Tout plutôt que penser à ce que recelaient les coffrets métalliques.

 

 

 

Le lendemain, eurent lieu les plaidoiries. Gabrielle ressemblait à son vague souvenir, pâle, hagarde, l’œil humide, le teint brouillé, les lèvres exsangues. Aurait-elle voulu attendrir les jurés, elle n’aurait pu mieux s’arranger.

L’avocat général tint un réquisitoire plus volontaire que dur qui n’impressionna guère. Puis Maître Plissier, les manches frémissantes, se leva tel un soliste appelé pour son morceau de bravoure.

— Que s’est-il passé ? Un homme est mort en montagne. Éloignons-nous de l’acte et considérons les deux versions opposées qui nous réunissent devant la cour : accident, dit son épouse ; assassinat, prétend un berger inconnu. Éloignons-nous davantage, mettons-nous très loin, à peu près aussi loin que le berger, si c’est possible de distinguer quelque chose avec un tel recul, et cherchons maintenant les raisons d’un meurtre. Il n’y en a pas ! En général, il m’est difficile d’exercer ma fonction d’avocat car je défends une personne que tout accuse. Dans le cas de Gabrielle Sarlat, rien ne l’accuse, rien ! Ni motifs ni mobiles. Pas d’argent en jeu. Pas de conflits de couple. Pas de trahisons. Rien ne l’accuse sauf un. Un homme. Enfin, un homme qui vit avec les bêtes, un garçon qui ne sait ni lire ni écrire, rebelle au système scolaire, incapable de s’insérer dans la société sinon en s’en isolant. Bref, ce berger, un employé qu’il me serait aisé de charger car il a été renvoyé par différents patrons, un travailleur qui ne donne satisfaction à personne, un mâle sans femmes ni enfants, bref, ce berger l’a vue. À quelle distance se tenait-il ? Ni à deux cents mètres, ni à trois cents mètres, ce qui déjà handicaperait la vue de n’importe qui, mais à un kilomètre et demi, selon les données de la reconstitution ! Soyons sérieux, mesdames et messieurs, que voit-on à un kilomètre et demi ? Moi, rien. Lui, un crime. Fabuleux, non ? De plus, après avoir constaté l’attentat, il ne se précipite pas au chevet de la victime, il n’appelle ni les secours ni la police. Pourquoi ? Selon ses allégations, parce qu’il ne peut pas abandonner son troupeau. Voilà un individu qui assiste à l’assassinat de son prochain mais qui continue à penser que la vie d’animaux – qui finiront en brochettes – compte davantage… Je ne comprends pas cet homme, mesdames et messieurs. Ce ne serait pas grave s’il ne montrait du doigt une femme admirable, une épouse intègre, une mère accomplie, en l’incriminant de la dernière chose qu’elle eût souhaitée, la mort de son Gabriel, Gabriel surnommé Gab, l’amour de sa vie. Il se tourna, violent, vers les bancs des jurés.

— Alors, vous m’objecterez, mesdames et messieurs les jurés, que rien n’est jamais simple ! Même si chacun témoigne de leur amour si fort et si visible, que se passait-il derrière les crânes ? Cette femme, Gabrielle de Sarlat, avait peut-être la tête pourrie de soupçons, de jalousie, de doutes. Qui nous prouve qu’elle n’avait pas déployé une névrose paranoïaque à l’égard de son conjoint ? Outre tous les témoins que vous avez entendus ici qui n’ont pas laissé la moindre prise à une telle théorie, je voudrais ajouter, mesdames et messieurs, mon propre témoignage. Savez-vous ce que cette femme a fait, hier soir ? Connaissez-vous la seule faveur qu’elle m’ait demandée en deux ans et demi de détention préventive ? Elle m’a supplié de lui apporter quatre boîtes de biscuits dans lesquelles elle entreposait, depuis trente années, leurs lettres, ainsi que les souvenirs de leur amour. Tout s’y trouve, depuis les billets de théâtre, de concert, les menus des fiançailles, des mariages ou des anniversaires, les petits mots notés au matin et déposés sur la table de la cuisine, du sublime à l’anodin, tout ! Trente ans. Jusqu’au dernier jour. Jusqu’au départ pour ces vacances tragiques. Les gardiennes vous confirmeront qu’elle a ensuite passé des heures à pleurer en songeant à celui qu’elle avait perdu. Je vous le demande et je finirai par cette question : un assassin fait-il cela ?

Gabrielle s’effondra sur sa chaise pendant que ses enfants, ainsi que les âmes les plus sensibles de l’auditoire, retenaient avec peine leurs larmes.

La cour et le jury se retirèrent pour délibérer.

Dans le couloir où elle attendait sur un banc à côté de Maître Plissier, Gabrielle songeait aux lettres qu’elle avait feuilletées la veille. Celle qui révélait que, dès leur jeunesse, il l’appelait « ma vieille » : comment avait-elle pu l’oublier et prendre ce mot pour une cruelle moquerie ? Celle où il la décrivait, vingt-cinq ans auparavant, comme « ma violente, ma sauvage, ma secrète, mon imprévisible » : voilà ce qu’il pensait de celle qui le tuerait, « violente et imprévisible », comme il avait raison, le pauvre. Ainsi, il l’avait vraiment aimée telle qu’elle était, avec son caractère emporté, ses rages, ses colères, ses cafards, ses ruminations, lui si paisible que ces tempêtes l’amusaient.

Ainsi, le secret de son mari, c’était elle.

En imagination, elle avait détruit leur amour. Hélas, ce n’était pas en imagination qu’elle l’avait balancé dans le vide.

Pourquoi avait-elle donné tant d’importance à Paulette ? Comment avait-elle pu descendre au niveau de cette femme sordide, qui déchiffrait l’univers de façon abjecte, mesquine ? Non, trop facile, ça, d’accuser Paulette. C’était elle, la coupable. Elle, Gabrielle. Rien qu’elle. Son plus puissant argument pour perdre confiance en Gab avait été celui-ci : « Il est impossible qu’un homme aime la même femme plus de trente ans. » Maintenant, elle comprenait que le véritable argument, tapi sous le précédent, avait plutôt été : « Il m’est impossible d’aimer le même homme plus de trente ans. » Coupable, Gabrielle de Sarlat ! Seule coupable !

Sonnerie. Cavalcades. Agitation. L’audience reprenait. On avait l’impression de retourner aux courses après un entracte.

— À la question : « Les jurés estiment-ils que l’accusée a attenté volontairement à la vie de son mari ? », les jurés ont répondu non à l’unanimité. Un murmure d’approbation parcourut la salle. — Aucune charge n’est donc retenue contre Gabrielle de Sarlat. Madame, vous êtes libre, conclut le juge.

Gabrielle vécut la suite dans le brouillard. On l’embrassa, on la congratula, ses enfants pleurèrent de joie, Maître Plissier paradait. Comme remerciement, elle lui déclara qu’en l’entendant plaider, elle avait ressenti en profondeur ce qu’il disait : il était impossible, impensable, qu’une femme aussi favorisée et épanouie par son mariage ait accompli ce geste. En son for intérieur, elle ajouta que c’était une autre, une étrangère, une inconnue sans rapport avec elle.

À ceux qui lui demandaient comment elle comptait occuper son temps dans les jours qui venaient, elle ne répondit rien. Elle savait qu’elle devait entreprendre le deuil d’un homme merveilleux. Ignoraient-ils qu’une folle, deux ans et demi auparavant, lui avait enlevé son mari ? Pourrait-elle vivre sans lui ? Survivre à cette violence ?

 

 

 

Un mois après son acquittement, Gabrielle de Sarlat quitta sa demeure de Senlis, repartit dans les Alpes et loua une chambre à l’Hôtel des Adrets, non loin de l’hôtel Bellevue où elle était descendue avec son mari la dernière fois.

Le soir, sur l’étroit bureau en pin blanc qui jouxtait son lit, elle écrivit une lettre.

 

Mes chers enfants,

Même si ce procès s’est achevé par la proclamation de mon innocence et a reconnu l’impossibilité où j’étais de tuer un homme aussi merveilleux que votre père Gabriel, le seul homme que j’aie jamais aimé, il m’a rendu encore plus insupportable sa disparition. Comprenez mon chagrin. Pardonnez mon éloignement. J’ai besoin de le rejoindre.

 

Le lendemain, elle remontait au col de l’Aigle et, du chemin où elle avait poussé son mari deux ans et demi plus tôt, elle se jeta dans le vide.

 

 

FIN

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6 juin 2013

Roméo et Juliette, Shakespeare

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Shakespeare

 

Roméo et Juliette

 

Traduction de François-Victor Hugo

 

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Personnages

 

Juliette : Fille de Capulet

Roméo : Fils de Montague

Montague et Capulet : Chefs des deux maisons ennemies

Lady Montague : Femme de Montague

Lady Capulet : Femme de Capulet

La nourrice : Nourrice de Juliette

Mercutio : Parent du Prince et ami de Roméo

Benvolio : Neveu de Montague et ami de Roméo

Tybalt : Neveu de Lady Capulet

Frère Laurence : Moine franciscain

Samson et Grégoire : Valets de Capulet

Balthazar : Page de Roméo

Abraham : Valet de Montague

Pierre : valet de la nourrice

Pâris : Jeune seigneur

Escalus : Prince de Vérone

Un vieillard : Oncle de Capulet

Frère Jean : Religieux franciscain

L’apothicaire

 

 

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PROLOGUE

 

Le Chœur

 

Deux familles, égales en noblesse,

Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène,

Sont entraînées par d'anciennes rancunes à des rixes nouvelles

Où le sang des citoyens souille les mains des citoyens.

 

Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies

A pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d'amoureux

Dont la ruine néfaste et lamentable

Doit ensevelir dans leur tombe l'animosité de leurs parents.

 

Les terribles péripéties de leur fatal amour

Et les effets de la rage obstinée de ces familles,

Que peut seule apaiser la mort de leurs enfants,

Vont en deux heures être exposés sur notre scène.

 

Si vous daignez nous écouter patiemment,

Notre zèle s'efforcera de corriger notre insuffisance.

 

 

 

 

ACTE PREMIER

 

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Vérone. – Une place publique. Entrent Samson et Grégoire, armés d'épées et de boucliers.

 

Samson.

– Grégoire, sur ma parole, nous ne supporterons pas leurs brocards.

 

Grégoire.

– Non, nous ne sommes pas gens à porter le brocart.

 

Samson.

– Je veux dire que, s'ils nous mettent en colère, nous allongeons le couteau.

 

Grégoire.

– Oui, mais prends garde qu'on ne t'allonge le cou tôt ou tard.

 

Samson.

– Je frappe vite quand on m'émeut.

 

Grégoire.

– Mais tu es lent à t'émouvoir.

 

Samson.

– Un chien de la maison de Montague m'émeut.

 

Grégoire.

– Qui est ému, remue ; qui est vaillant, tient ferme ; conséquemment, si tu es ému, tu lâches pied.

 

Samson.

– Quand un chien de cette maison-là m'émeut, je tiens ferme. Je suis décidé à prendre le haut du pavé sur tous les Montagues, hommes ou femmes.

 

Grégoire.

– Cela prouve que tu n'es qu'un faible drôle ; les faibles s'appuient toujours au mur.

 

Samson.

– C'est vrai ; et voilà pourquoi les femmes étant les vases les plus faibles, sont toujours adossées au mur ; aussi, quand j'aurai affaire aux Montagues, je repousserai les hommes du mur et j'y adosserai les femmes.

 

Grégoire.

– La querelle ne regarde que nos maîtres et nous, leurs hommes.

 

Samson.

– N'importe ! je veux agir en tyran. Quand je me serai battu avec les hommes, je serai cruel avec les femmes. Il n'y aura plus de vierges !

 

Grégoire.

– Tu feras donc sauter toutes leurs têtes ?

 

Samson.

– Ou tous leurs pucelages. Comprends la chose comme tu voudras.

 

Grégoire.

– Celles-là comprendront la chose, qui la sentiront.

 

Samson.

– Je la leur ferai sentir tant que je pourrai tenir ferme, et l'on sait que je suis un joli morceau de chair.

 

Grégoire.

– Il est fort heureux que tu ne sois pas poisson ; tu aurais fait un pauvre merlan. Tire ton instrument ; en voici deux de la maison de Montague. (Ils dégainent.)

 

 

 

Entrent Abraham et Balthazar

 

Samson.

– Voici mon épée nue ; cherche-leur querelle ; je serai derrière toi.

 

Grégoire.

– Oui, tu te tiendras derrière pour mieux déguerpir.

 

Samson.

– Ne crains rien de moi.

 

Grégoire.

– De toi ? Non, Morbleu.

 

Samson.

– Mettons la loi de notre côté et laissons-les commencer.

 

Grégoire.

– Je vais froncer le sourcil en passant près d'eux, et qu'ils le prennent comme ils le voudront.

 

Samson.

– C'est-à-dire Comme ils n'oseront. Je vais mordre mon pouce en les regardant, et ce sera une disgrâce pour eux, s'ils le supportent.

 

Abraham, à Samson.

– Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ?

 

Samson.

– Je mords mon pouce, monsieur.

 

Abraham.

– Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ?

 

Samson, bas à Grégoire.

– La loi est-elle de notre côté, si je dis oui ?

 

Grégoire, bas à Samson.

– Non.

 

Samson, haut à Abraham.

– Non, monsieur ce n'est pas à votre intention que je mords mon pouce, monsieur ; mais je mords mon pouce, monsieur.

 

Grégoire, à Abraham.

– Cherchez-vous une querelle, monsieur ?

 

Abraham.

– Une querelle, monsieur ? Non, monsieur !

 

Samson.

– Si vous en cherchez une, monsieur, je suis votre homme. Je sers un maître aussi bon que le vôtre.

 

Abraham.

– Mais pas meilleur.

 

Samson.

– Soit, monsieur.

 

Entre, au fond du théâtre, Benvolio ; puis, à distance, derrière lui, Tybalt.

 

Grégoire, à Samson.

– Dis meilleur ! Voici un parent de notre maître.

 

Samson, à Abraham.

– Si fait, monsieur, meilleur !

 

Abraham.

– Vous en avez menti.

 

Samson.

– Dégainez, si vous êtes hommes ! (Tous se mettent en garde.) Grégoire, souviens-toi de ta maîtresse botte !

 

Benvolio, s'avançant la rapière au poing.

– Séparez-vous, imbéciles ! rengainez vos épées ; vous ne savez pas ce que vous faites. (Il rabat les armes des valets.)

 

Tybalt, s'élançant, l'épée nue, derrière Benvolio.

– Quoi ! l'épée à la main, parmi ces marauds sans cœur ! Tourne-toi, Benvolio, et fais face à ta mort.

 

Benvolio, à Tybalt.

– Je ne veux ici que maintenir la paix ; rengaine ton épée, ou emploie-la, comme moi, à séparer ces hommes.

 

Tybalt.

– Quoi, l'épée à la main, tu parles de paix ! Ce mot, je le hais, comme je hais l'enfer, tous les Montagues et toi. À toi, lâche !

 

Tous se battent. D'autres partisans des deux maisons arrivent et se joignent à la mêlée. Alors arrivent des citoyens armés de bâtons.

 

Premier Citoyen.

– À l'œuvre les bâtons, les piques, les partisanes ! Frappez ! Écrasez-les ! À bas les Montagues ! À bas les Capulets !

 

Entrent Capulet, en robe de chambre, et lady Capulet.

 

Capulet.

– Quel est ce bruit ?… Holà ! qu'on me donne ma grande épée.

 

Lady Capulet.

– Non ! une béquille ! une béquille !… Pourquoi demander une épée ?

 

Capulet.

– Mon épée, dis-je ! le vieux Montague arrive et brandit sa rapière en me narguant !

 

Entrent Montague, l'épée à la main, et lady Montague.

 

Montague.

– À toi, misérable Capulet !… Ne me retenez pas ! lâchez-moi.

 

Lady Montague, le retenant.

– Tu ne feras pas un seul pas vers ton ennemi.

 

Entre le Prince Escalus, avec sa suite.

 

Le Prince.

– Sujets rebelles, ennemis de la paix ! profanateurs qui souillez cet acier par un fratricide !… Est-ce qu'on ne m'entend pas ?… Holà ! vous tous, hommes ou brutes, qui éteignez la flamme de votre rage pernicieuse dans les flots de pourpre échappés de vos veines, sous peine de torture, obéissez ! Que vos mains sanglantes jettent à terre ces épées trempées dans le crime, et écoutez la sentence de votre Prince irrité ! (Tous les combattants s'arrêtent.) Trois querelles civiles, nées d'une parole en l'air, ont déjà troublé le repos de nos rues, par ta faute, vieux Capulet, et par la tienne, Montague ; trois fois les anciens de Vérone, dépouillant le vêtement grave qui leur sied, ont dû saisir de leurs vieilles mains leurs vieilles partisanes, gangrenées par la rouille, pour séparer vos haines gangrenées. Si jamais vous troublez encore nos rues, votre vie payera le dommage fait à la paix. Pour cette fois, que tous se retirent. Vous, Capulet, venez avec moi ; et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi, pour connaître notre décision ultérieure sur cette affaire, au vieux château de Villafranca, siège ordinaire de notre justice. Encore une fois, sous peine de mort, que tous se séparent !

 

Tous sortent, excepté Montague, lady Montague et Benvolio.

 

Montague.

– Qui donc a réveillé cette ancienne querelle ? Parlez, neveu, étiez-vous là quand les choses ont commencé ?

 

Benvolio.

– Les gens de votre adversaire et les vôtres se battaient ici à outrance quand je suis arrivé ; j'ai dégainé pour les séparer ; à l'instant même est survenu le fougueux Tybalt, l'épée haute, vociférant ses défis à mon oreille, en même temps qu'il agitait sa lame autour de sa tête et pourfendait l'air qui narguait son impuissance par un sifflement. Tandis que nous échangions les coups et les estocades, sont arrivés des deux côtés de nouveaux partisans qui ont combattu jusqu'à ce que le Prince soit venu les séparer

 

Lady Montague.

– Oh ! où est donc Roméo ? l'avez-vous vu aujourd'hui ? Je suis bien aise qu'il n'ait pas été dans cette bagarre.

 

Benvolio.

– Madame, une heure avant que le soleil sacré perçât la vitre d'or de l'Orient, mon esprit agité m'a entraîné à sortir ; tout en marchant dans le bois de sycomores qui s'étend à l'ouest de la ville, j'ai vu votre fils qui s'y promenait déjà ; je me suis dirigé vers lui, mais, à mon aspect, il s'est dérobé dans les profondeurs du bois. Pour moi, jugeant de ses émotions par les miennes, qui ne sont jamais aussi absorbantes que quand elles sont solitaires, j'ai suivi ma fantaisie sans poursuivre la sienne, et j'ai évité volontiers qui me fuyait si volontiers.

 

Montague.

– Voilà bien des matinées qu'on l'a vu là augmenter de ses larmes la fraîche rosée du matin et à force de soupirs ajouter des nuages aux nuages. Mais, aussitôt que le vivifiant soleil commence, dans le plus lointain Orient, à tirer les rideaux ombreux du lit de l'Aurore, vite mon fils accablé fuit la lumière ; il rentre, s'emprisonne dans sa chambre, ferme ses fenêtres, tire le verrou sur le beau jour et se fait une nuit artificielle. Ah ! cette humeur sombre lui sera fatale, si de bons conseils n'en dissipent la cause.

 

Benvolio.

– Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle ?

 

Montague.

– Je ne la connais pas et je n'ai pu l'apprendre de lui.

 

Benvolio.

– Avez-vous insisté près de lui suffisamment ?

 

Montague.

– J'ai insisté moi-même, ainsi que beaucoup de mes amis ; mais il est le seul conseiller de ses passions ; il est l'unique confident de lui-même, confident peu sage peut-être, mais aussi secret, aussi impénétrable, aussi fermé à la recherche et à l'examen que le bouton qui est rongé par un ver jaloux avant de pouvoir épanouir à l'air ses pétales embaumés et offrir sa beauté au soleil ! Si seulement nous pouvions savoir d'où lui viennent ces douleurs, nous serions aussi empressés pour les guérir que pour les connaître.

 

Roméo paraît à distance.

 

Benvolio.

– Tenez, le voici qui vient. Éloignez-vous, je vous prie ; ou je connaîtrai ses peines, ou je serai bien des fois refusé.

 

Montague.

– Puisses-tu, en restant, être assez heureux pour entendre une confession complète !… Allons, madame, partons ! (Sortent Montague et lady Montague.)

 

Benvolio.

– Bonne matinée, cousin !

 

Roméo.

– Le jour est-il si jeune encore ?

 

Benvolio.

– Neuf heures viennent de sonner.

 

Roméo.

– Oh ! que les heures tristes semblent longues ! N'est-ce pas mon père qui vient de partir si vite ?

 

Benvolio.

– C'est lui-même. Quelle est donc la tristesse qui allonge les heures de Roméo ?

 

Roméo.

– La tristesse de ne pas avoir ce qui les abrégerait.

 

Benvolio.

– Amoureux ?

 

Roméo.

– Éperdu…

 

Benvolio.

– D'amour ?

 

Roméo.

– Des dédains de celle que j'aime.

 

Benvolio.

– Hélas ! faut-il que l'amour si doux en apparence, soit si tyrannique et si cruel à l'épreuve !

 

Roméo.

– Hélas ! faut-il que l'amour malgré le bandeau qui l'aveugle, trouve toujours, sans y voir, un chemin vers son but !… Où dînerons-nous ?… ô mon Dieu !… Quel était ce tapage ?… Mais non, ne me le dis pas, car je sais tout ! Ici on a beaucoup à faire avec la haine, mais plus encore avec l'amour… Amour ! ô tumultueux amour ! ô amoureuse haine ! ô tout, créé de rien ! ô lourde légèreté ! Vanité sérieuse ! Informe chaos de ravissantes visions ! Plume de plomb, lumineuse fumée, feu glacé, santé maladive ! Sommeil toujours éveillé qui n'est pas ce qu'il est ! Voilà l'amour que je sens et je n'y sens pas d'amour… Tu ris, n'est-ce pas ?

 

Benvolio.

– Non, cousin : je pleurerais plutôt.

 

Roméo.

– Bonne âme !… et de quoi ?

 

Benvolio.

– De voir ta bonne âme si accablée.

 

Roméo.

– Oui, tel est l'effet de la sympathie. La douleur ne pesait qu'à mon cœur, et tu veux l'étendre sous la pression de la tienne : cette affection que tu me montres ajoute une peine de plus à l'excès de mes peines. L'amour est une fumée de soupirs ; dégagé, c'est une flamme qui étincelle aux yeux des amants ; comprimé, c'est une mer qu'alimentent leurs larmes. Qu'est-ce encore ? La folie la plus raisonnable, une suffocante amertume, une vivifiante douceur !… Au revoir, mon cousin. (Il va pour sortir)

 

Benvolio.

– Doucement, je vais vous accompagner : vous me faites injure en me quittant ainsi.

 

Roméo.

– Bah ! je me suis perdu moi-même ; je ne suis plus ici ; ce n'est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs.

 

Benvolio.

– Dites-moi sérieusement qui vous aimez.

 

Roméo.

– Sérieusement ? Roméo ne peut le dire qu'avec des sanglots.

 

Benvolio.

– Avec des sanglots ? Non ! dites-le-moi sérieusement.

 

Roméo.

– Dis donc à un malade de faire sérieusement son testament ! Ah ! ta demande s'adresse mal à qui est si mal ! Sérieusement, cousin, j'aime une femme.

 

Benvolio.

– En le devinant, j'avais touché juste.

 

Roméo.

– Excellent tireur !… j'ajoute qu'elle est d'une éclatante beauté.

 

Benvolio.

– Plus le but est éclatant, beau cousin, plus il est facile à atteindre.

 

Roméo.

– Ce trait-là frappe à côté ; car elle est hors d'atteinte des flèches de Cupidon : elle a le caractère de Diane ; armée d'une chasteté à toute épreuve, elle vit à l'abri de l'arc enfantin de l'Amour ; elle ne se laisse pas assiéger en termes amoureux, elle se dérobe au choc des regards provocants et ferme son giron à l'or qui séduirait une sainte. Oh ! elle est riche en beauté, misérable seulement en ce que ses beaux trésors doivent mourir avec elle !

 

Benvolio.

– Elle a donc juré de vivre toujours chaste ?

 

Roméo.

– Elle l'a juré, et cette réserve produit une perte immense. En affamant une telle beauté par ses rigueurs, elle en déshérite toute la postérité. Elle est trop belle, trop sage, trop sagement belle, car elle mérite le ciel en faisant mon désespoir. Elle a juré de n'aimer jamais, et ce serment me tue en me laissant vivre, puisque c'est un vivant qui te parle.

 

Benvolio.

– Suis mon conseil : cesse de penser à elle.

 

Roméo.

– Oh ! apprends-moi comment je puis cesser de penser.

 

Benvolio.

– En rendant la liberté à tes yeux : examine d'autres beautés.

 

Roméo.

– Ce serait le moyen de rehausser encore ses grâces exquises. Les bienheureux masques qui baisent le front des belles ne servent, par leur noirceur, qu'à nous rappeler la blancheur qu'ils cachent. L'homme frappé de cécité ne saurait oublier le précieux trésor qu'il a perdu avec la vue. Montre-moi la plus charmante maîtresse : que sera pour moi sa beauté, sinon une page où je pourrai lire le nom d'une beauté plus charmante encore ? Adieu : tu ne saurais m'apprendre à oublier

 

Benvolio.

– J'achèterai ce secret-là, dussé-je mourir insolvable ! (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE II

 

Devant la maison de Capulet. Entrent Capulet, Pâris et un valet.

 

Capulet.

– Montague est lié comme moi, et sous une égale caution. Il n'est pas bien difficile, je pense, à des vieillards comme nous de garder la paix.

 

Pâris.

– Vous avez tous deux la plus honorable réputation ; et c'est pitié que vous ayez vécu si longtemps en querelle… Mais maintenant, monseigneur, que répondez-vous à ma requête ?

 

Capulet.

– Je ne puis que redire ce que j'ai déjà dit. Mon enfant est encore étrangère au monde ; elle n'a pas encore vu la fin de ses quatorze ans ; laissons deux étés encore se flétrir dans leur orgueil, avant de la juger mûre pour le mariage.

 

Pâris.

– De plus jeunes qu'elle sont déjà d'heureuses mères.

 

Capulet.

– Trop vite étiolées sont ces mères trop précoces… La terre a englouti toutes mes espérances ; Juliette seule, Juliette est la reine espérée de ma terre. Courtisez-la gentil Pâris, obtenez son cœur ; mon bon vouloir n'est que la conséquence de son assentiment ; si vous lui agréez, c'est de son choix que dépendent mon approbation et mon plein consentement… Je donne ce soir une fête, consacrée par un vieil usage, à laquelle j'invite ceux que j'aime ; vous serez le très bienvenu, si vous voulez être du nombre. Ce soir, dans ma pauvre demeure, attendez-vous à contempler des étoiles qui, tout en foulant la terre, éclipseront la clarté des cieux. Les délicieux transports qu'éprouvent les jeunes galants alors qu'avril tout pimpant arrive sur les talons de l'imposant hiver, vous les ressentirez ce soir chez moi, au milieu de ces fraîches beautés en bouton. Écoutez-les toutes, voyez-les toutes, et donnez la préférence à celle qui la méritera. Ma fille sera une de celles que vous verrez, et, si elle ne se fait pas compter elle peut du moins faire nombre. Allons, venez avec moi… (Au valet.) Holà, maraud ! tu vas te démener à travers notre belle Vérone ; tu iras trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, et tu leur diras que ma maison et mon hospitalité sont mises à leur disposition. (Il remet un papier au valet et sort avec Pâris.)

 

Le Valet, seul, les yeux fixés sur le papier

– Trouver les gens dont les noms sont écrits ici ? Il est écrit… que le cordonnier doit se servir de son aune, le tailleur de son alêne, le pêcheur de ses pinceaux et le peintre de ses filets ; mais moi, on veut que j'aille trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, quand je ne peux même pas trouver quels noms a écrits ici l'écrivain ! Il faut que je m'adresse aux savants… Heureuse rencontre !

 

Entrent Benvolio et Roméo.

 

Benvolio.

– Bah ! mon cher, une inflammation éteint une autre inflammation ; une peine est amoindrie par les angoisses d'une autre peine. La tête te tournera-t-elle ? tourne en sens inverse, et tu te remettras… Une douleur désespérée se guérit par les langueurs d'une douleur nouvelle ; que tes regards aspirent un nouveau poison, et l'ancien perdra son action vénéneuse.

 

Roméo, ironiquement.

– La feuille de plantain est excellente pour cela.

 

Benvolio.

– Pourquoi, je te prie ?

 

Roméo.

– Pour une jambe cassée.

 

Benvolio.

– Ça, Roméo, es-tu fou ?

 

Roméo.

– Pas fou précisément, mais lié plus durement qu'un fou ; je suis tenu en prison, mis à la diète, flagellé, tourmenté et… (Au valet.) Bonsoir, mon bon ami.

 

Le Valet.

– Dieu vous donne le bonsoir !… Dites-moi, monsieur savez-vous lire ?

 

Roméo.

– Oui, ma propre fortune dans ma misère.

 

Le Valet.

– Peut-être avez-vous appris ça sans livre ; mais, dites-moi, savez-vous lire le premier écrit venu ?

 

Roméo.

– Oui, si j'en connais les lettres et la langue.

 

Le Valet.

– Vous parlez congrûment. Le ciel vous tienne en joie ! (Il va pour se retirer)

 

Roméo, le rappelant.

– Arrête, l'ami, je sais lire. (Il prend le papier des mains du valet et lit :) “Le signor Martino, sa femme et ses filles ; le comte Anselme et ses charmantes sœurs ; la veuve du signor Vitruvio ; le signor Placentio et ses aimables nièces ; Mercutio et son frère valentin ; mon oncle Capulet, sa femme et ses filles ; ma jolie nièce Rosaline ; Livia ; le signor Valentio et son cousin Tybalt ; Lucio et la vive Héléna.” (Rendant le papier.) Voilà une belle assemblée. Où doit-elle se rendre ?

 

Le Valet.

– Là-haut.

 

Roméo.

– Où cela ?

 

Le Valet.

– Chez nous, à souper

 

Roméo.

– Chez qui ?

 

Le Valet.

– Chez mon maître.

 

Roméo.

– J'aurais dû commencer par cette question.

 

Le Valet.

– Je vais tout vous dire sans que vous le demandiez : mon maître est le grand et riche Capulet ; si vous n'êtes pas de la maison des Montagues, je vous invite à venir chez nous faire sauter un cruchon de vin… Dieu vous tienne en joie ! (Il sort.)

 

Benvolio.

– C'est l'antique fête des Capulets ; la charmante Rosaline, celle que tu aimes tant, y soupera, ainsi que toutes les beautés admirées de Vérone ; vas-y, puis, d'un œil impartial, compare son visage à d'autres que je te montrerai, et je te ferai convenir que ton cygne n'est qu'un corbeau.

 

Roméo.

– Si jamais mon regard, en dépit d'une religieuse dévotion, proclamait un tel mensonge, que mes larmes se changent en flammes ! et que mes yeux, restés vivants, quoique tant de fois noyés, transparents hérétiques, soient brûlés comme imposteurs ! Une femme plus belle que ma bien-aimée ! Le soleil qui voit tout n'a jamais vu son égale depuis qu'a commencé le monde !

 

Benvolio.

– Bah ! vous l'avez vue belle, parce que vous l'avez vue seule ; pour vos yeux, elle n'avait d'autre contrepoids qu'elle-même ; mais, dans ces balances cristallines, mettez votre bien-aimée en regard de telle autre beauté que je vous montrerai toute brillante à cette fête, et elle n'aura plus cet éclat qu'elle a pour vous aujourd'hui.

 

Roméo.

– Soit ! J'irai, non pour voir ce que tu dis, mais pour jouir de la splendeur de mon adorée. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE III

 

Dans la maison de Capulet. Entrent lady Capulet et la nourrice.

 

Lady Capulet.

– Nourrice, où est ma fille ? Appelle-la.

 

La Nourrice.

– Eh ! par ma virginité de douze ans, je lui ai dit de venir… (Appelant.) Allons, mon agneau ! allons, mon oiselle ! Dieu me pardonne !… Où est donc cette fille ?… Allons, Juliette !

 

 

 

Entre Juliette.

 

Juliette.

– Eh bien, qui m'appelle ?

 

La Nourrice.

– Votre mère.

 

Juliette.

– Me voici, madame. Quelle est votre volonté ?

 

Lady Capulet.

– Voici la chose… Nourrice, laisse-nous un peu ; nous avons à causer en secret… (La nourrice va pour sortir.) Non, reviens, nourrice ; je me suis ravisée, tu assisteras à notre conciliabule. Tu sais que ma fille est d'un joli âge.

 

La Nourrice.

– Ma foi, je puis dire son âge à une heure près.

 

Lady Capulet.

– Elle n'a pas quatorze ans.

 

La Nourrice.

– Je parierais quatorze de mes dents, et, à ma grande douleur je n'en ai plus que quatre, qu'elle n'a pas quatorze ans… Combien y a-t-il d'ici à la Saint-Pierre-ès-Liens ?

 

Lady Capulet.

– Une quinzaine au moins.

 

La Nourrice.

– Au moins ou au plus, n'importe ! Entre tous les jours de l'année, c'est précisément la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens qu'elle aura quatorze ans. Suzanne et elle, Dieu garde toutes les âmes chrétiennes ! étaient du même âge… Oui, à présent, Suzanne est avec Dieu : elle était trop bonne pour moi ; mais, comme je disais, la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens elle aura quatorze ans ; elle les aura, ma parole. Je m'en souviens bien. Il y a maintenant onze ans du tremblement de terre ; et elle fut sevrée, je ne l'oublierai jamais, entre tous les jours de l'année, précisément ce jour-là ; car j'avais mis de l'absinthe au bout de mon sein, et j'étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier ; monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue… Oh ! j'ai le cerveau solide !… Mais, comme je disais, dès qu'elle eut goûté l'absinthe au bout de mon sein et qu'elle en eut senti l'amertume, il fallait voir comme la petite folle, toute furieuse, s'est emportée contre le téton ! Tremble, fit le pigeonnier ; il n'était pas besoin, je vous jure, de me dire de décamper… Et il y a onze ans de ça ; car alors elle pouvait se tenir toute seule ; oui, par la sainte croix, elle pouvait courir et trottiner tout partout ; car, tenez, la veille même, elle s'était cogné le front ; et alors mon mari, Dieu soit avec son âme ! c'était un homme bien gai ! releva l'enfant : “oui-da, dit-il, tu tombes sur la face ? Quand tu auras plus d'esprit, tu tomberas sur le dos ; n'est-ce pas, Juju ?” Et, par Notre-Dame, la petite friponne cessa de pleurer et dit : “oui !” Voyez donc à présent comme une plaisanterie vient à point ! Je garantis que, quand je vivrais mille ans, je n'oublierais jamais ça : “N'est-ce pas, Juju ?” fit-il ; et la petite folle s'arrêta et dit : “oui !”

 

Lady Capulet.

– En voilà assez ; je t'en prie, tais-toi.

 

La Nourrice.

– Oui, madame ; pourtant je ne peux pas m'empêcher de rire quand je songe qu'elle cessa de pleurer et dit : “oui !” Et pourtant je garantis qu'elle avait au front une bosse aussi grosse qu'une coque de jeune poussin, un coup terrible ! et elle pleurait amèrement. “oui-da, fit mon mari, tu tombes sur la face ? Quand tu seras d'âge, tu tomberas sur le dos : n'est-ce pas, Juju ?” Et elle s'arrêta et dit : “oui !”

 

Juliette.

– Arrête-toi donc aussi, je t'en prie, nourrice !

 

La Nourrice.

– Paix ! j'ai fini. Que Dieu te marque de sa grâce ! tu étais le plus joli poupon que j'aie jamais nourri ; si je puis vivre pour te voir marier un jour, je serai satisfaite.

 

Lady Capulet :

– Voilà justement le sujet dont je viens l'entretenir… Dis-moi, Juliette, ma fille, quelle disposition te sens-tu pour le mariage ?

 

Juliette.

– C'est un honneur auquel je n'ai pas même songé.

 

La Nourrice.

– Un honneur ! Si je n'étais pas ton unique nourrice, je dirais que tu as sucé la sagesse avec le lait.

 

Lady Capulet.

– Eh bien, songez au mariage, dès à présent ; de plus jeunes que vous, dames fort estimées, ici à Vérone même, sont déjà devenues mères ; si je ne me trompe, j'étais mère moi-même avant l'âge où vous êtes fille encore. En deux mots, voici : le vaillant Pâris vous recherche pour sa fiancée.

 

La Nourrice.

– Voilà un homme, ma jeune dame ! un homme comme le monde entier… Quoi ! c'est un homme en cire !

 

Lady Capulet.

– Le parterre de Vérone n'offre pas une fleur pareille.

 

La Nourrice.

– Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par excellence.

 

Lady Capulet.

– Qu'en dites-vous ? pourriez-vous aimer ce gentilhomme ? Ce soir vous le verrez à notre fête ; lisez alors sur le visage du jeune Pâris, et observez toutes les grâces qu'il a tracées à la plume de la beauté ; examinez ces traits si bien mariés, et voyez quel charme chacun prête à l'autre ; si quelque chose reste obscur en cette belle page, vous le trouverez éclairci sur la marge de ses yeux. Ce précieux livre d'amour, cet amant jusqu'ici détaché, pour être parfait, n'a besoin que d'être relié !… Le poisson brille sous la vague, et c'est la splendeur suprême pour le beau extérieur de receler le beau intérieur ; aux yeux de beaucoup, il n'en est que plus magnifique, le livre qui d'un fermoir d'or étreint la légende d'or ! Ainsi, en l'épousant, vous aurez part à tout ce qu'il possède, sans que vous-même soyez en rien diminuée.

 

La Nourrice.

– Elle, diminuer ! Elle grossira, bien plutôt. Les femmes s'arrondissent auprès des hommes !

 

Lady Capulet, à Juliette.

– Bref, dites-moi si vous répondrez à l'amour de Pâris.

 

Juliette.

– Je verrai à l'aimer, S'il suffit de voir pour aimer ! mais mon attention à son égard ne dépassera pas la portée que lui donneront vos encouragements.

 

Entre un valet.

 

Le Valet.

– Madame, les invités sont venus, le souper est servi ; on vous appelle ; on demande mademoiselle ; on maudit la nourrice à l'office ; et tout est terminé. Il faut que je m'en aille pour servir ; je vous en conjure, venez vite.

 

Lady Capulet.

– Nous te suivons. Juliette, le comte nous attend.

 

La Nourrice.

– Va, fillette, va ajouter d'heureuses nuits à tes heureux jours. (Tous sortent.)

 

 

 

SCÈNE IV

 

Une place sur laquelle est située la maison de Capulet. Entrent Roméo, costumé ; Mercutio, Benvolio, avec cinq ou six autres masques ; des gens portant des torches, et des musiciens.

 

 

Roméo.

– Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous excuser ou entrer sans apologie ?

 

Benvolio.

– Ces harangues prolixes ne sont plus de mode. Nous n'aurons pas de Cupidon aux yeux bandés d'une écharpe, portant un arc peint à la tartare, et faisant fuir les dames comme un épouvantail ; pas de prologue appris par cœur et mollement débité à l'aide d'un souffleur pour préparer notre entrée. Qu'ils nous estiment dans la mesure qu'il leur plaira ; nous leur danserons une mesure, et nous partirons.

 

Roméo.

– Qu'on me donne une torche ! Je ne suis pas en train pour gambader ! Sombre comme je suis, je veux porter la lumière.

 

Mercutio.

– Ah ! mon doux Roméo, nous voulions que vous dansiez.

 

Roméo.

– Non, croyez-moi : vous avez tous la chaussure de bal et le talon léger : moi, j'ai une âme de plomb qui me cloue au sol et m'ôte le talent de remuer.

 

Mercutio.

– Vous êtes amoureux ; empruntez à Cupidon ses ailes, et vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire essor.

 

Roméo.

– Ses flèches m'ont trop cruellement blessé pour que je puisse m'élancer sur ses ailes légères ; enchaîné comme je le suis, je ne saurais m'élever au-dessus d'une immuable douleur, je succombe sous l'amour qui m'écrase.

 

Mercutio.

– Prenez le dessus et vous l'écraserez : le délicat enfant sera bien vite accablé par vous.

 

Roméo.

– L'amour, un délicat enfant ! Il est brutal, rude, violent ! il écorche comme l'épine.

 

Mercutio.

– Si l'amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ; écorchez l'amour qui vous écorche, et vous le dompterez. (Aux valets.) Donnez-moi un étui à mettre mon visage ! (Se masquant.) Un masque sur un masque ! Peu m'importe à présent qu'un regard curieux cherche à découvrir mes laideurs ! Voilà d'épais sourcils qui rougiront pour moi !

 

Benvolio.

– Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, que chacun ait recours à ses jambes.

 

Roméo.

– À moi une torche ! Que les galants au cœur léger agacent du pied la natte insensible. Pour moi, je m'accommode d'une phrase de grand-père : je tiendrai la chandelle et je regarderai… À vos brillants ébats mon humeur noire ferait tache.

 

Mercutio.

– Bah ! la nuit tous les chats sont gris ! Si tu es en humeur noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier de cet amour où tu patauges jusqu'aux oreilles… Allons vite. Nous usons notre éclairage de jour…

 

Roméo.

– Comment cela ?

 

Mercutio.

– Je veux dire, messire, qu'en nous attardant nous consumons nos lumières en pure perte, comme des lampes en plein jour… Ne tenez compte que de ma pensée : notre mérite est cinq fois dans notre intention pour une fois qu'il est dans notre bel esprit.

 

Roméo.

– En allant à cette mascarade, nous avons bonne intention, mais il y a peu d'esprit à y aller.

 

Mercutio.

– Peut-on demander pourquoi ?

 

Roméo.

– J'ai fait un rêve cette nuit.

 

Mercutio.

– Et moi aussi.

 

Roméo.

– Eh bien ! qu'avez-vous rêvé ?

 

Mercutio.

– Que souvent les rêveurs sont mis dedans !

 

Roméo.

– Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité.

 

Mercutio.

– Oh ! je vois bien, la reine Mab vous a fait visite. Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, pas plus grande qu'une agate à l'index d'un alderman, traînée par un attelage de petits atomes à travers les nez des hommes qui gisent endormis. Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; la capote, d'ailes de sauterelles ; les rênes, de la plus fine toile d'araignée ; les harnais, d'humides rayons de lune. Son fouet, fait d'un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge. Son cocher est un petit cousin en livrée grise, moins gros de moitié qu'une petite bête ronde tirée avec une épingle du doigt paresseux d'une servante. Son chariot est une noisette, vide, taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, carrossier immémorial des fées. C'est dans cet apparat qu'elle galope de nuit en nuit à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d'amour sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d'honoraires, sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! Ces lèvres, Mab les crible souvent d'ampoules, irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. Tantôt elle galope sur le nez d'un solliciteur, et vite il rêve qu'il flaire une place ; tantôt elle vient avec la queue d'un cochon de la dîme chatouiller la narine d'un curé endormi, et vite il rêve d'un autre bénéfice ; tantôt elle passe sur le cou d'un soldat, et alors il rêve de gorges ennemies coupées, de brèches, d'embuscades, de lames espagnoles, de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s'éveille, et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, et se rendort. C'est cette même Mab qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux et dans les poils emmêlés durcit ces nœuds magiques qu'on ne peut débrouiller sans encourir malheur. C'est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, les étreint et les habitue à porter leur charge pour en faire des femmes à solide carrure. C'est elle…

 

Roméo.

– Paix, paix, Mercutio, paix. Tu nous parles de riens !

 

Mercutio.

– En effet, je parle des rêves, ces enfants d'un cerveau en délire, que peut seule engendrer l'hallucination, aussi insubstantielle que l'air, et plus variable que le vent qui caresse en ce moment le sein glacé du nord, et qui, tout à l'heure, s'échappant dans une bouffée de colère, va se tourner vers le midi encore humide de rosée !

 

Benvolio.

– Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous-mêmes : le souper est fini et nous arriverons trop tard.

 

Roméo.

– Trop tôt, j'en ai peur ! Mon âme pressent qu'une amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile, aura pour date funeste cette nuit de fête, et terminera la méprisable existence contenue dans mon sein par le coup sinistre d'une mort prématurée. Mais que celui qui est le nautonier de ma destinée dirige ma voile !… En avant, joyeux amis !

 

Benvolio.

– Battez, tambours ! (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE V

 

Une salle dans la maison de Capulet. Entrent plusieurs valets portant des serviettes.

 

Premier Valet.

– Où est donc Laterine, qu'il ne m'aide pas à desservir ? Lui, soulever une assiette ! Lui, frotter une table ! Fi donc !

 

Deuxième Valet.

– Quand le soin d'une maison est confié aux mains d'un ou deux hommes, et que ces mains ne sont même pas lavées, c'est une sale chose.

 

Premier Valet.

– Dehors les tabourets !… Enlevez le buffet !… Attention à l'argenterie… (À l'un de ses camarades.) Mon bon, mets-moi de côté un massepain ; et, si tu m'aimes, dis au portier de laisser entrer Suzanne Lameule et Nelly… Antoine ! Laterine !

 

Troisième Valet.

– Voilà, mon garçon ! présent !

 

Premier Valet.

– On vous attend, On vous appelle, On vous demande, on vous cherche dans la grande chambre.

 

Troisième Valet.

– Nous ne pouvons pas être ici et là… Vivement, mes enfants ; mettez-y un peu d'entrain, et que le dernier restant emporte tout. (Ils se retirent.)

 

Entrent le vieux Capulet, puis, parmi la foule des convives, Tybalt, Juliette et la nourrice ; enfin Roméo, accompagné de ses amis, tous masqués. Les valets vont et viennent.

 

Capulet.

– Messieurs, soyez les bienvenus ! Celles de ces dames qui ne sont pas affligées de cors aux pieds vont vous donner de l'exercice !… Ah ! ah ! mes donzelles ! qui de vous toutes refusera de danser à présent ? Celle qui fera la mijaurée, celle-là, je jurerai qu'elle a des cors ! Eh ! je vous prends par l'endroit sensible, n'est-ce pas ? (À de nouveaux arrivants.) Vous êtes les bienvenus, messieurs… J'ai vu le temps où, moi aussi, je portais un masque et où je savais chuchoter à l'oreille des belles dames de ces mots qui les charment : ce temps-là n'est plus, il n'est plus, il n'est plus ! (À de nouveaux arrivants.) Vous êtes les bienvenus, messieurs… Allons, musiciens, jouez ! Salle nette pour le bal ! Qu'on fasse place ! et en avant, jeunes filles ! (La musique joue. les danses commencent. Aux valets.) Encore des lumières, marauds. Redressez ces tables, et éteignez le feu ; il fait trop chaud ici. (À son cousin Capulet, qui arrive.) Ah ! mon cher ce plaisir inespéré est d'autant mieux venu… Asseyez-vous, asseyez-vous, bon cousin Capulet ; car vous et moi, nous avons passé nos jours de danse. Combien de temps y a-t-il depuis le dernier bal où vous et moi nous étions masqués ?

 

Deuxième Capulet.

– Trente ans, par Notre-Dame !

 

Premier Capulet.

– Bah ! mon cher ! pas tant que ça ! pas tant que ça ! C'était à la noce de Lucentio. Vienne la Pentecôte aussi vite qu'elle voudra, il y aura de cela quelque vingt-cinq ans ; et cette fois nous étions masqués.

 

Deuxième Capulet.

– Il y a plus longtemps, il y a plus longtemps : son fils est plus âgé, messire ; son fils a trente ans.

 

Premier Capulet.

– Pouvez-vous dire ça ! Son fils était encore mineur il y a deux ans.

 

Roméo, à un valet, montrant Juliette.

– Quelle est cette dame qui enrichit la main de ce cavalier, là-bas ?

 

Le Valet.

– Je ne sais pas, monsieur.

 

Roméo.

– Oh ! elle apprend aux flambeaux à illuminer ! Sa beauté est suspendue à la face de la nuit comme un riche joyau à l'oreille d'une Éthiopienne ! Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour la terre ! Telle la colombe de neige dans une troupe de corneilles, telle apparaît cette jeune dame au milieu de ses compagnes. Cette danse finie, j'épierai la place où elle se tient, et je donnerai à ma main grossière le bonheur de toucher la sienne. Mon cœur a-t-il aimé jusqu'ici ? Non ; jurez-le, mes yeux ! Car jusqu'à ce soir, je n'avais pas vu la vraie beauté.

 

Tybalt, désignant Roméo.

– Je reconnais cette voix ; ce doit être un Montague… (À un page.) Va me chercher ma rapière, page ! Quoi ! le misérable ose venir ici, couvert d'un masque grotesque, pour insulter et narguer notre solennité ? Ah ! par l'antique honneur de ma race, je ne crois pas qu'il y ait péché à l'étendre mort !

 

Premier Capulet, s'approchant de Tybalt.

– Eh bien ! qu'as-tu donc, mon neveu ? Pourquoi cette tempête ?

 

Tybalt.

– Mon oncle, voici un Montague, un de nos ennemis, un misérable qui est venu ici par bravade insulter à notre soirée solennelle.

 

Premier Capulet.

– N'est-ce pas le jeune Roméo ?

 

Tybalt.

– C'est lui, ce misérable Roméo !

 

Premier Capulet.

– Du Calme, gentil cousin ! laisse-le tranquille ; il a les manières du plus courtois gentilhomme ; et, à dire vrai, Vérone est fière de lui, comme d'un jouvenceau vertueux et bien élevé. Je ne voudrais pas, pour toutes les richesses de cette ville, qu'ici, dans ma maison, il lui fût fait une avanie. Aie donc patience, ne fais pas attention à lui, c'est ma volonté ; si tu la respectes, prends un air gracieux et laisse là cette mine farouche qui sied mal dans une fête.

 

Tybalt.

– Elle sied bien dès qu'on a pour hôte un tel misérable ; je ne le tolérerai pas !

 

Premier Capulet.

– Vous le tolérerez ! qu'est-ce à dire, monsieur le freluquet ! J'entends que vous le tolériez… Allons donc ! Qui est le maître ici, vous ou moi ? Allons donc ! Vous ne le tolérerez pas ! Dieu me pardonne ! Vous voulez soulever une émeute au milieu de mes hôtes ! Vous voulez mettre le vin en perce ! Vous voulez faire l'homme !

 

Tybalt.

– Mais, mon oncle, c'est une honte.

 

Premier Capulet.

– Allons, allons, vous êtes un insolent garçon. En vérité, cette incartade pourrait vous coûter cher : Je sais ce que je dis… Il faut que vous me contrariiez !… Morbleu ! c'est le moment !… (Aux danseurs.) À merveille, mes chers cœurs !… (À Tybalt.) Vous êtes un faquin… Restez tranquille, sinon… (Aux valets.) Des lumières ! encore des lumières ! par décence ! (À Tybalt.) Je vous ferai rester tranquille, allez ! (Aux danseurs.) De l'entrain, mes petits cœurs !

 

Tybalt.

– La patience qu'on m'impose lutte en moi avec une colère obstinée, et leur choc fait trembler tous mes membres… Je vais me retirer ; mais cette fureur rentrée, qu'en ce moment on croit adoucie, se convertira en fiel amer (Il sort.)

 

Roméo, prenant la main de Juliette.

– Si j'ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d'effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.

 

Juliette.

– Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n'a fait preuve en ceci que d'une respectueuse dévotion. Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un pieux baiser

 

Roméo.

– Les saintes n'ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?

 

Juliette.

– Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.

 

Roméo.

– Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.

 

Juliette.

– Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.

 

Roméo.

– Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l'effet de ma prière. (Il l'embrasse sur la bouche.) Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.

 

Juliette.

– Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu'elles ont pris des vôtres.

 

Roméo.

– Vous avez pris le péché de mes lèvres ? ô reproche charmant ! Alors rendez-moi mon péché. (Il l'embrasse encore.)

 

Juliette.

– Vous avez l'art des baisers.

 

La Nourrice, à Juliette.

– Madame, votre mère voudrait vous dire un mot. (Juliette se dirige vers lady Capulet.)

 

Roméo, à la nourrice.

– Qui donc est sa mère ?

 

La Nourrice.

– Eh bien, bachelier sa mère est la maîtresse de la maison, une bonne dame, et sage et vertueuse ; j'ai nourri sa fille, celle avec qui vous causiez ; je vais vous dire : celui qui parviendra à mettre la main sur elle pourra faire sonner les écus.

 

Roméo.

– C'est une Capulet ! ô trop chère créance ! Ma vie est due à mon ennemie !

 

Benvolio, à Roméo.

– Allons, partons ; la fête est à sa fin.

 

Roméo, à part.

– Hélas ! oui, et mon trouble est à son comble.

 

Premier Capulet, aux invités qui se retirent.

– Ça, messieurs, n'allez pas nous quitter encore : nous avons un méchant petit souper qui se prépare… Vous êtes donc décidés ?… Eh bien, alors je vous remercie tous… Je vous remercie, honnêtes gentilshommes. Bonne nuit. Des torches par ici !… Allons, mettons-nous au lit ! (À son cousin Capulet.) Ah ! ma foi, mon cher, il se fait tard : je vais me reposer (Tous sortent, excepté Juliette et la nourrice.)

 

Juliette.

– Viens ici, nourrice ! quel est ce gentilhomme, là-bas ?

 

La Nourrice.

– C'est le fils et l'héritier du vieux Tibério.

 

Juliette.

– Quel est celui qui sort à présent ?

 

La Nourrice.

– Ma foi, je crois que c'est le jeune Pétruchio.

 

Juliette, montrant Roméo.

– Quel est cet autre qui suit et qui n'a pas voulu danser ?

 

La Nourrice.

– Je ne sais pas.

 

Juliette.

– Va demander son nom. (La nourrice s'éloigne un moment.) S'il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial.

 

La Nourrice, revenant.

– Son nom est Roméo ; c'est un Montague, le fils unique de votre grand ennemi.

 

Juliette.

– Mon unique amour émane de mon unique haine ! Je l'ai vu trop tôt sans le connaître et je l'ai connu trop tard. Il m'est né un prodigieux amour, puisque je dois aimer un ennemi exécré !

 

La Nourrice

– Que dites-vous ? que dites-vous ?

 

Juliette.

– Une strophe que vient de m'apprendre un de mes danseurs. (voix au-dehors appelant Juliette.)

 

La Nourrice.

– Tout à l'heure ! tout à l'heure !… Allons nous-en ; tous les étrangers sont partis.

 

 

 

 

 

ACTE II

 

 

PROLOGUE

 

Entre le chœur

 

Le Chœur

Maintenant, le vieil amour agonise sur son lit de mort,

Et une passion nouvelle aspire à son héritage.

Cette belle pour qui notre amant gémissait et voulait mourir,

Comparée à la tendre Juliette, a cessé d'être belle.

Maintenant Roméo est aimé de celle qu'il aime :

Et tous deux sont ensorcelés par le charme de leurs regards.

Mais il a besoin de conter ses peines à son ennemie supposée,

Et elle dérobe ce doux appât d'amour sur un hameçon dangereux.

Traité en ennemi, Roméo ne peut avoir un libre accès

Pour soupirer ces vœux que les amants se plaisent à prononcer

Et Juliette, tout aussi éprise, est plus impuissante encore

À se ménager une rencontre avec son amoureux.

Mais la passion leur donne la force, et le temps, l'occasion

De goûter ensemble d'ineffables joies dans d'ineffables transes.

 

Il sort.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Une route aux abords du jardin de Capulet. Roméo entre précipitamment.

 

Roméo, montrant le mur du jardin.

– Puis-je aller plus loin, quand mon cœur est ici ? En arrière, masse terrestre, et retrouve ton centre. (Il escalade le muret disparaît.)

 

Entrent Benvolio et Mercutio.

 

Benvolio.

– Roméo ! mon cousin Roméo !

 

Mercutio.

– Il a fait sagement. Sur ma vie, il s'est esquivé pour gagner son lit.

 

Benvolio.

– Il a couru de ce côté et sauté par-dessus le mur de ce jardin. Appelle-le, bon Mercutio.

 

Mercutio.

– Je ferai plus ; je vais le conjurer Roméo ! caprice ! frénésie ! passion ! amour ! apparais-nous sous la forme d'un soupir ! Dis seulement un vers, et je suis satisfait ! Crie seulement hélas ! accouple seulement amour avec jour ! Rien qu'un mot aimable pour ma commère Vénus ! Rien qu'un sobriquet pour son fils, pour son aveugle héritier, le jeune Adam Cupid, celui qui visa si juste, quand le roi Cophetua s'éprit de la mendiante !… Il n'entend pas, il ne remue pas, il ne bouge pas. Il faut que ce babouin-là soit mort : évoquons-le. Roméo, je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, par son front élevé et par sa lèvre écarlate, par son pied mignon, par sa jambe svelte, par sa cuisse frémissante, et par les domaines adjacents : apparais-nous sous ta propre forme !

 

Benvolio.

– S'il t'entend, il se fâchera.

 

Mercutio.

– Cela ne peut pas le fâcher ; il se fâcherait avec raison, si je faisais surgir dans le cercle de sa maîtresse un démon d'une nature étrange que je laisserais en arrêt jusqu'à ce qu'elle l'eût désarmé par ses exorcismes. Cela serait une offense : mais j'agis en enchanteur loyal et honnête ; et, au nom de sa maîtresse, c'est lui seul que je vais faire surgir.

 

Benvolio.

– Allons ! il s'est enfoncé sous ces arbres pour y chercher une nuit assortie à son humeur. Son amour est aveugle, et n'est à sa place que dans les ténèbres.

 

Mercutio.

– Si l'amour est aveugle, il ne peut pas frapper le but… Sans doute Roméo s'est assis au pied d'un pêcher, pour rêver qu'il le commet avec sa maîtresse. Bonne nuit, Roméo… Je vais trouver ma chère couchette ; ce lit de camp est trop froid pour que j'y dorme. Eh bien, partons-nous ?

 

Benvolio.

– Oui, partons ; car il est inutile de chercher ici qui ne veut pas se laisser trouver (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE II

 

Le jardin de Capulet. Sous les fenêtres de l'appartement de Juliette. Entre Roméo.

 

Roméo.

– Il se rit des plaies, celui qui n'a jamais reçu de blessures ! (Apercevant Juliette qui apparaît à une fenêtre.) Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l'Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu'elle-même ! Ne sois plus sa prêtresse, puisqu'elle est jalouse de toi ; sa livrée de vestale est maladive et blême, et les folles seules la portent : rejette-la !… Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! Oh ! si elle pouvait le savoir !… Que dit-elle ? Rien… Elle se tait… Mais non ; son regard parle, et je veux lui répondre… Ce n'est pas à moi qu'elle s'adresse. Deux des plus belles étoiles du ciel, ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu'à ce qu'elles reviennent. Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, comme le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n'est plus. Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je toucherais sa joue !

 

Juliette.

– Hélas !

 

Roméo.

– Elle parle ! Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, comme le messager ailé du ciel, quand, aux yeux bouleversés des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, il devance les nuées paresseuses et vogue sur le sein des airs !

 

Juliette.

– Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.

 

Roméo, à part.

– Dois-je l'écouter encore ou lui répondre ?

 

Juliette.

– Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme… Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède… Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.

 

Roméo.

– Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.

 

Juliette.

– Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?

 

Roméo.

– Je ne sais par quel nom t'indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchirerais les lettres.

 

Juliette.

– Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j'en reconnais le son. N'es-tu pas Roméo et un Montague ?

 

Roméo.

– Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l'autre.

 

Juliette.

– Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu'un de mes parents te trouve ici.

 

Roméo.

– J'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.

 

Juliette.

– S'ils te voient, ils te tueront.

 

Roméo.

– Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux, et je suis à l'épreuve de leur inimitié.

 

Juliette.

– Je ne voudrais pas pour le monde entier qu'ils te vissent ici.

 

Roméo.

– J'ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D'ailleurs, si tu ne m'aimes pas, qu'ils me trouvent ici ! J'aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour.

 

Juliette.

– Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu'ici ?

 

Roméo.

– L'amour, qui le premier m'a suggéré d'y venir : il m'a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même distance que la vaste plage baignée par la mer la plus lointaine, je risquerais la traversée pour une denrée pareille.

 

Juliette.

– Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux paroles que tu m'as entendue dire cette nuit. Ah ! je voudrais rester dans les convenances ; je voudrais, je voudrais nier ce que j'ai dit. Mais adieu, les cérémonies ! M'aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Ne le jure pas : tu pourrais trahir ton serment : les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter… Oh ! gentil Roméo, si tu m'aimes, proclame-le loyalement : et si tu crois que je me laisse trop vite gagner je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour : autrement, rien au monde ne m'y déciderait… En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J'aurais été plus réservée, il faut que je l'avoue, si tu n'avais pas surpris, à mon insu, l'aveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc et n'impute pas à une légèreté d'amour cette faiblesse que la nuit noire t’a permis de découvrir

 

Roméo.

– Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces cimes chargées de fruits !…

 

Juliette.

– Oh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune dont le disque change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable !

 

Roméo.

– Par quoi dois-je jurer ?

 

Juliette.

– Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.

 

Roméo.

– Si l'amour profond de mon cœur…

 

Juliette.

– Ah ! ne jure pas ! Quoique tu fasses ma joie, je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; il est trop brusque, trop imprévu, trop subit, trop semblable à l'éclair qui a cessé d'être avant qu'on ait pu dire : il brille !… Doux ami, bonne nuit ! Ce bouton d'amour mûri par l'haleine de l'été, pourra devenir une belle fleur, à notre prochaine entrevue… Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse le calme délicieux qui est dans mon sein, arriver à ton cœur !

 

Roméo.

– Oh ! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ?

 

Juliette.

– Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?

 

Roméo.

– Le solennel échange de ton amour contre le mien.

 

Juliette.

– Mon amour ! je te l'ai donné avant que tu l'aies demandé. Et pourtant je voudrais qu'il fût encore à donner.

 

Roméo.

– Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?

 

Juliette.

– Rien que pour être généreuse et te le donner encore. Mais je désire un bonheur que j'ai déjà : ma libéralité est aussi illimitée que la mer, et mon amour aussi profond : plus je te donne, plus il me reste, car l'une et l'autre sont infinis. (On entend la voix de la nourrice.) J'entends du bruit dans la maison. Cher amour, adieu ! J'y vais, bonne nourrice !… Doux Montague, sois fidèle. Attends un moment, je vais revenir (Elle se retire de la fenêtre.)

 

Roméo.

– Ô céleste, céleste nuit. ! J'ai peur, comme il fait nuit, que tout ceci ne soit qu'un rêve, trop délicieusement flatteur pour être réel.

 

Juliette revient.

 

Juliette.

– Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si l'intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, par la personne que je ferai parvenir jusqu'à toi, en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, monseigneur jusqu'au bout du monde !

 

La Nourrice, derrière le théâtre.

– Madame !

 

Juliette.

– J'y vais ! tout à l'heure ! Mais si ton amère pensée n'est pas bonne, je te conjure…

 

La Nourrice, derrière le théâtre.

– Madame !

 

Juliette.

– À l'instant ! j'y vais !…, de cesser tes instances et de me laisser à ma douleur… J'enverrai demain.

 

Roméo.

– Par le salut de mon âme…

 

Juliette.

– Mille fois bonne nuit ! (Elle quitte la fenêtre.)

 

Roméo.

– La nuit ne peut qu'empirer mille fois, dès que ta lumière lui manque… (Se retirant à pas lents.) L'amour court vers l'amour comme l'écolier hors de la classe ; mais il s'en éloigne avec l'air accablé de l'enfant qui rentre à l'école.

 

Juliette reparaît à la fenêtre.

 

Juliette.

– Stt ! Roméo ! Stt !… Oh ! que n'ai-je la voix du fauconnier pour réclamer mon noble tiercelet ! Mais la captivité est enrouée et ne peut parler haut : sans quoi j'ébranlerais la caverne où Écho dort, et sa voix aérienne serait bientôt plus enrouée que la mienne, tant je lui ferais répéter le nom de mon Roméo !

 

Roméo, revenant sur ses pas.

– C'est mon âme qui me rappelle par mon nom ! Quels sons argentins a dans la nuit la voix de la bien-aimée ! Quelle suave musique pour l'oreille attentive !

 

Juliette.

– Roméo !

 

Roméo.

– Ma mie ?

 

La Nourrice, derrière le théâtre.

– Madame !

 

Juliette.

– À quelle heure, demain, enverrai-je vers toi ?

 

Roméo.

– À neuf heures.

 

Juliette.

– Je n'y manquerai pas ! il y a vingt ans d'ici là. J'ai oublié pourquoi je t’ai rappelé.

 

Roméo.

– Laisse-moi rester ici jusqu'à ce que tu t'en souviennes.

 

Juliette.

– Je l'oublierai, pour que tu restes là toujours, me rappelant seulement combien j'aime ta compagnie.

 

Roméo.

– Et je resterai là pour que tu l'oublies toujours, oubliant moi-même que ma demeure est ailleurs.

 

Juliette.

– Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans t'éloigner plus que l'oiseau familier d'une joueuse enfant : elle le laisse voleter un peu hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de sa liberté !

 

Roméo.

– Je voudrais être ton oiseau !

 

Juliette.

– Ami, Je le voudrais aussi ; mais je te tuerais à force de caresses. Bonne nuit ! bonne nuit ! Si douce est la tristesse de nos adieux que je te dirais : bonne nuit ! jusqu'à ce qu'il soit jour (Elle se retire.)

 

Roméo, seul.

– Que le sommeil se fixe sur tes yeux et la paix dans ton cœur ! Je voudrais être le sommeil et la paix, pour reposer si délicieusement ! Je vais de ce pas à la cellule de mon père spirituel, pour implorer son aide et lui conter mon bonheur. (Il sort.)

 

 

 

SCÈNE III

 

La cellule de frère Laurence. Entre Frère Laurence, portant un panier.

 

 

Laurence.

– L'aube aux yeux gris couvre de son sourire la nuit grimaçante, et diapre de lignes lumineuses les nuées d'Orient ; l'ombre couperosée, chancelant comme un ivrogne, s'éloigne de la route du jour devant les roues du Titan radieux. Avant que le soleil, de son regard de flamme, ait ranimé le jour et séché la moite rosée de la nuit, il faut que je remplisse cette cage d'osier de plantes pernicieuses et de fleurs au suc précieux. La terre, qui est la mère des créatures, est aussi leur tombe ; leur sépulcre est sa matrice même. Les enfants de toute espèce, sortis de son flanc, nous les trouvons suçant sa mamelle inépuisable ; la plupart sont doués de nombreuses vertus ; pas un qui n'ait son mérite, et pourtant tous différent ! Oh ! combien efficace est la grâce qui réside dans les herbes, dans les plantes, dans les pierres et dans leurs qualités intimes ! Il n'est rien sur la terre de si humble qui ne rende à la terre un service spécial ; il n'est rien non plus de si bon qui, détourné de son légitime usage, ne devienne rebelle à son origine et ne tombe dans l'abus. La vertu même devient vice, étant mal appliquée, et le vice est parfois ennobli par l'action.

 

Entre Roméo.

 

Laurence, prenant une fleur dans le panier.

– Le calice enfant de cette faible fleur recèle un poison et un cordial puissants : respirez-la, elle stimule et l'odorat et toutes les facultés ; goûtez-la, elle frappe de mort et le cœur et tous les sens. Deux reines ennemies sont sans cesse en lutte dans l'homme comme dans la plante, la grâce et la rude volonté ; et là où la pire prédomine, le ver de la mort a bien vite dévoré la créature.

 

Roméo.

– Bonjour père.

 

Laurence.

– Bénédicite ! Quelle voix matinale me salue si doucement ? Jeune fils, c'est signe de quelque désordre d'esprit, quand on dit adieu si tôt à son lit. Le souci fait le guet dans les yeux du vieillard, et le sommeil n'entre jamais où loge le souci. Mais là où la jeunesse ingambe repose, le cerveau dégagé, là règne le sommeil d'or. Je conclus donc de ta visite matinale que quelque grave perturbation t'a mis sur pied. Si cela n'est pas, je devine que notre Roméo ne s'est pas couché cette nuit.

 

Roméo.

– Cette dernière conjecture est la vraie ; mais mon repos n'en a été que plus doux.

 

Laurence.

– Dieu pardonne au pécheur ! Étais-tu donc avec Rosaline ?

 

Roméo.

– Avec Rosaline ! Oh non, mon père spirituel : j'ai oublié ce nom, et tous les maux attachés à ce nom.

 

Laurence.

– Voilà un bon fils… Mais où as-tu été alors ?

 

Roméo.

– Je vais te le dire et t'épargner de nouvelles questions. Je me suis trouvé à la même fête que mon ennemi : tout à coup cet ennemi m'a blessé, et je l'ai blessé à mon tour : notre guérison à tous deux dépend de tes secours et de ton ministère sacré. Tu le vois, saint homme, je n'ai pas de haine ; car j'intercède pour mon adversaire comme pour moi.

 

Laurence.

– Parle clairement, mon cher fils, et explique-toi sans détour : une confession équivoque n'obtient qu'une absolution équivoque.

 

Roméo.

– Apprends-le donc tout net, j'aime d'un amour profond la fille charmante du riche Capulet. Elle a fixé mon cœur comme j'ai fixé le sien ; pour que notre union soit complète, il ne nous manque que d'être unis par toi dans le saint mariage. Quand, où et comment nous nous sommes vus, aimés et fiancés, je te le dirai chemin faisant ; mais, avant tout, je t'en prie, consens à nous marier aujourd'hui même.

 

Laurence.

– Par saint François ! quel changement ! Cette Rosaline que tu aimais tant, est-elle donc si vite délaissée ? Ah ! l'amour des jeunes gens n'est pas vraiment dans le cœur, il n'est que dans les yeux. Jésus Maria ! Que de larmes pour Rosaline ont inondé tes joues blêmes ! Que d'eau salée prodiguée en pure perte pour assaisonner un amour qui n'en garde pas même l'amer goût ! Le soleil n'a pas encore dissipé tes soupirs dans le ciel : tes gémissements passés tintent encore à mes vieilles oreilles. Tiens, il y a encore là, sur ta joue, la trace d'une ancienne larme, non essuyée encore ! Si alors tu étais bien toi-même, si ces douleurs étaient bien les tiennes, toi et tes douleurs vous étiez tout à Rosaline ; et te voilà déjà changé ! Prononce donc avec moi cette sentence : Les femmes peuvent faillir, quand les hommes ont si peu de force.

 

Roméo.

– Tu m'as souvent reproché mon amour pour Rosaline.

 

Laurence.

– Ton amour ? Non, mon enfant, mais ton idolâtrie.

 

Roméo.

– Et tu m'as dit d'ensevelir cet amour

 

Laurence.

– Je ne t'ai pas dit d'enterrer un amour pour en exhumer un autre.

 

Roméo.

– Je t'en prie, ne me gronde pas : celle que j'aime à présent me rend faveur pour faveur, et amour pour amour ; l'autre n'agissait pas ainsi.

 

Laurence.

– Oh ! elle voyait bien que ton amour déclamait sa leçon avant même de savoir épeler. Mais viens, jeune volage, viens avec moi ; une raison me décide à l'assister : cette union peut, par un heureux effet, changer en pure affection la rancune de vos familles.

 

Roméo.

– Oh ! partons : il y a urgence à nous hâter

 

Laurence.

– Allons sagement et doucement : trébuche qui court vite. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE IV

 

Une rue. Entrent Benvolio et Mercutio.

 

Mercutio.

– Où diable ce Roméo peut-il être ? Est-ce qu'il n'est pas rentré cette nuit ?

 

Benvolio.

– Non, pas chez son père ; j'ai parlé à son valet.

 

Mercutio.

– Ah ! cette pâle fille au cœur de pierre, cette Rosaline, le tourmente tant qu'à coup sûr il en deviendra fou.

 

Benvolio.

– Tybalt, le parent du vieux Capulet, lui a envoyé une lettre chez son père.

 

Mercutio.

– Un cartel, sur mon âme !

 

Benvolio.

– Roméo répondra.

 

Mercutio.

– Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre…

 

Benvolio.

– C'est à l'auteur de la lettre qu'il répondra : provocation pour provocation.

 

Mercutio.

– Hélas ! pauvre Roméo ! il est déjà mort : poignardé par l'œil noir d'une blanche donzelle, frappé à l'oreille par un chant d'amour atteint au beau milieu du cœur par la flèche de l'aveugle archerot… Est-ce là un homme en état de tenir tête à Tybalt ?

 

Benvolio.

– Eh ! qu'est-ce donc que ce Tybalt ?

 

Mercutio.

– Plutôt le Prince des tigres que des chats, je puis vous le dire. Oh ! il est le courageux capitaine du point d'honneur. Il se bat comme vous modulez un air, observe les temps, la mesure et les règles, allonge piano, une, deux, trois, et vous touche en pleine poitrine. C'est un pourfendeur de boutons de soie, un duelliste, un gentilhomme de première salle, qui ferraille pour la première cause venue. (Il se met en garde et se fend.) Oh ! la botte immortelle ! la riposte en tierce ! touché !

 

Benvolio.

– Quoi donc ?

 

Mercutio, se relevant.

– Au diable ces merveilleux grotesques avec leur zézaiement, et leur affectation, et leur nouvel accent ! (Changeant de voix.) “Jésus ! la bonne lame ! le bel homme ! l'excellente putain !” Ah ! mon grand-père, n'est-ce pas chose lamentable que nous soyons ainsi harcelés par ces moustiques étrangers, par ces colporteurs de modes qui nous poursuivent de leurs pardonnez-moi, et qui, tant ils sont rigides sur leurs nouvelles formes, ne sauraient plus s'asseoir à l'aise sur nos vieux escabeaux ? Peste soit de leurs bonjours et de leurs bonsoirs.

 

Entre Roméo, rêveur

 

Benvolio.

– Voici Roméo ! Voici Roméo !

 

Mercutio.

– N'ayant plus que les os ! sec comme un hareng saur ! Oh ! pauvre chair quel triste maigre tu fais !… Voyons, donne-nous un peu de cette poésie dont débordait Pétrarque : comparée à ta dame, Laure n'était qu'une fille de cuisine, bien que son chantre sût mieux rimer que toi ; Didon, une dondon ; Cléopâtre, une gipsy ; Hélène, une catin ; Héro, une gourgandine ; Thisbé, un œil d'azur, mais sans éclat ! Signor Roméo, bonjour ! À votre culotte française le salut français !… Vous nous avez joués d'une manière charmante hier soir.

 

Roméo.

– Salut à tous deux !… que voulez-vous dire ?

 

Mercutio.

– Eh ! vous ne comprenez pas ? vous avez fait une fugue, une si belle fugue !

 

Roméo.

– Pardon, mon cher Mercutio, j'avais une affaire urgente ; et, dans un cas comme le mien, il est permis à un homme de brusquer la politesse.

 

Mercutio.

– Autant dire que, dans un cas comme le vôtre, un homme est forcé de fléchir le jarret pour…

 

Roméo.

– Pour tirer sa révérence.

 

Mercutio.

– Merci. Tu as touché juste.

 

Roméo.

– C'est l'explication la plus bienséante.

 

Mercutio.

– Sache que je suis la rose de la bienséance.

 

Roméo.

– Fais-la-moi sentir.

 

Mercutio.

– La rose même !

 

Roméo, montrant sa chaussure couverte de rubans.

– Mon escarpin t'en offre la rosette !

 

Mercutio.

– Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu'à ce que ton escarpin soit éculé : quand il n'aura plus de talon, tu pourras du moins appuyer sur la pointe.

 

Roméo.

– Plaisanterie de va-nu-pieds !

 

Mercutio.

– Au secours, bon Benvolio ! mes esprits se dérobent.

 

Roméo.

– Donne-leur du fouet et de l'éperon ; sinon, je crie : victoire !

 

Mercutio.

– Si c'est à la course des oies que tu me défies, je me récuse : il y a de l'oie dans un seul de tes esprits plus que dans tous les miens… M'auriez-vous pris pour une oie ?

 

Roméo.

– Je ne t'ai jamais pris pour autre chose.

 

Mercutio.

– Je vais te mordre l'oreille pour cette plaisanterie-là.

 

Roméo.

– Non. Bonne oie ne mord pas.

 

Mercutio.

– Ton esprit est comme une pomme aigre : il est à la sauce piquante.

 

Roméo.

– N'est-ce pas ce qu'il faut pour accommoder l'oie grasse ?

 

Mercutio.

– Esprit de chevreau ! cela prête à volonté : avec un pouce d'ampleur on en fait long comme une verge.

 

Roméo.

– Je n'ai qu'à prêter l'ampleur à l'oie en question, cela suffit ; te voilà déclaré… grosse oie. (Ils éclatent de rire.)

 

Mercutio.

– Eh bien, ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre par amour ? Te voilà sociable à présent, te voilà redevenu Roméo ; te voilà ce que tu dois être, de par l'art et de par la nature. Crois-moi, cet amour grognon n'est qu'un grand nigaud qui s'en va, tirant la langue, et cherchant un trou où fourrer sa… marotte.

 

Benvolio.

– Arrête-toi là, arrête-toi là.

 

Mercutio.

– Tu veux donc que j'arrête mon histoire à contre-poil ?

 

Benvolio.

– Je craignais qu'elle ne fût trop longue.

 

Mercutio.

– Oh ! tu te trompes : elle allait être fort courte, car je suis à bout et je n'ai pas l'intention d'occuper la place plus longtemps.

 

Roméo.

– Voilà qui est parfait.

 

Entrent la nourrice et Pierre.

 

Mercutio.

– Une voile ! une voile ! une voile !

 

Benvolio.

– Deux voiles ! deux voiles ! une culotte et un jupon.

 

La Nourrice.

– Pierre !

 

Pierre.

– Voilà !

 

La Nourrice.

– Mon éventail, Pierre.

 

Mercutio.

– Donne-le-lui, bon Pierre, qu'elle cache son visage, son éventail est moins laid.

 

La Nourrice.

– Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes !

 

Mercutio.

– Dieu vous donne le bonsoir ma gentille femme !

 

La Nourrice.

– C'est donc déjà le soir ?

 

Mercutio.

– Oui, déjà, je puis vous le dire, car l'index libertin du cadran est en érection sur midi.

 

La Nourrice.

– Diantre de vous ! quel homme êtes-vous donc ?

 

Roméo.

– Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire injure à lui-même.

 

La Nourrice.

– Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à lui-même, a-t-il dit… Messieurs, quelqu'un de vous saurait-il m'indiquer où je puis trouver le jeune Roméo ?

 

Roméo.

– Je puis vous l'indiquer : pourtant le jeune Roméo, quand vous l'aurez trouvé, sera plus vieux qu'au moment où vous vous êtes mise à le chercher Je suis le plus jeune de ce nom-là, à défaut d'un pire.

 

La Nourrice.

– Fort bien !

 

Mercutio.

– C'est le pire qu'elle trouve fort bien ! bonne remarque, ma foi, fort sensée, fort sensée.

 

La Nourrice, à Roméo.

– Si vous êtes Roméo, monsieur, je désire vous faire une courte confidence.

 

Benvolio.

– Elle va le convier à quelque souper.

 

Mercutio.

– Une maquerelle ! une maquerelle ! une maquerelle ! Taïaut !

 

Roméo, à Mercutio.

– Quel gibier as-tu donc levé ?

 

Mercutio.

– Ce n'est pas précisément un lièvre, mais une bête à poil, rance comme la venaison moisie d'un pâté de carême. (Il chante.)

Un vieux lièvre faisandé,

Quoiqu'il ait le poil gris,

Est un fort bon plat de carême.

Mais un vieux lièvre faisandé

A trop longtemps duré,

S'il est moisi avant d'être fini.

Roméo, venez-vous chez votre père ?

Nous y allons dîner.

 

Roméo.

– Je vous suis.

 

Mercutio, saluant la nourrice en chantant.

– Adieu, antique dame, adieu, madame, adieu, madame. (Sortent Mercutio et Benvolio.).

 

La Nourrice.

– Oui, Morbleu, adieu ! Dites-moi donc quel est cet impudent fripier qui a débité tant de vilenies ?

 

Roméo.

– C'est un gentilhomme, nourrice, qui aime à s'entendre parler, et qui en dit plus en une minute qu'il ne pourrait en écouter en un mois.

 

La Nourrice.

– S'il s'avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la raison, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce ; et si je ne le puis moi-même, j'en trouverai qui y parviendront. Le polisson ! le malotru ! Je ne suis pas une de ses drôlesses ; je ne suis pas une de ses femelles ! (À Pierre.) Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu permettes au premier croquant venu d'user de moi à sa guise !

 

Pierre.

– Je n'ai vu personne user de vous à sa guise ; si je l'avais vu, ma lame aurait bien vite été dehors, je vous le garantis. Je suis aussi prompt qu'un autre à dégainer quand je vois occasion pour une bonne querelle, et que la loi est de mon côté.

 

La Nourrice.

– Vive Dieu ! je suis si vexée que j'en tremble de tous mes membres !… Le polisson ! le malotru !… De grâce, monsieur un mot ! Comme je vous l'ai dit, ma jeune maîtresse m'a chargée d'aller à votre recherche… Ce qu'elle m'a chargée de vous dire, je le garde pour moi… Mais d'abord laissez-moi vous déclarer que, si vous aviez l'intention, comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait une façon d'agir très grossière, comme on dit : car la demoiselle est si jeune ! Si donc il vous arrivait de jouer double jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à une demoiselle, et un procédé très mesquin.

 

Roméo.

– Nourrice, recommande-moi à ta dame et maîtresse. Je te jure…

 

La Nourrice.

– L'excellent cœur ! Oui, ma foi, je le lui dirai. Seigneur ! Seigneur ! Elle va être bien joyeuse.

 

Roméo.

– Que lui diras-tu, nourrice ? Tu ne m'écoutes pas.

 

La Nourrice.

– Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon avis, est une action toute gentilhommière.

 

Roméo.

– Dis-lui de trouver quelque moyen d'aller à confesse cette après-midi ; c'est dans la cellule de frère Laurence qu'elle sera confessée et mariée. Voici pour ta peine. (Il lui offre sa bourse.)

 

La Nourrice.

– Non vraiment, monsieur, pas un denier !

 

Roméo.

– Allons ! il le faut, te dis-je.

 

La Nourrice, prenant la bourse.

– Cette après-midi, monsieur ? Bon, elle sera là.

 

Roméo.

– Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur de l'abbaye. Avant une heure, mon valet ira te rejoindre et t'apportera une échelle de corde : ce sont les haubans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit, monter au hunier de mon bonheur Adieu !… Recommande-moi à ta maîtresse.

 

La Nourrice.

– Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse ! Écoutez, monsieur.

 

Roméo.

– Qu'as-tu à me dire, ma chère nourrice ?

 

La Nourrice.

– Votre valet est-il discret ? Vous connaissez sans doute le proverbe : Deux personnes, hormis une, ne peuvent garder un secret.

 

Roméo.

– Rassure-toi : mon valet est éprouvé comme l'acier.

 

La Nourrice.

– Bien, monsieur : ma maîtresse est bien la plus charmante dame… Seigneur ! Seigneur !… Quand elle n'était encore qu'un petit être babillard !… Oh ! il y a en ville un grand seigneur, un certain Pâris, qui voudrait bien tâter du morceau ; mais elle, la bonne âme, elle aimerait autant voir un crapaud, un vrai crapaud, que de le voir, lui. Je la fâche quelquefois quand je lui dis que Pâris est l'homme qui lui convient le mieux : ah ! je vous le garantis, quand je dis ça, elle devient aussi pâle que n'importe quel linge au monde… Romarin et Roméo commencent tous deux par la même lettre, n'est-ce pas ?

 

Roméo.

– Oui, nourrice. L'un et l'autre commencent par un R. Après ?

 

La Nourrice.

– Ah ! vous dites ça d'un air moqueur. Un R, c'est bon pour le nom d'un chien, puisque c'est un grognement de chien… Je suis bien sûre que Roméo commence par une autre lettre… Allez, elle dit de si jolies sentences sur vous et sur le romarin, que cela vous ferait du bien de les entendre.

 

Roméo.

– Recommande-moi à ta maîtresse. (Il sort.)

 

La Nourrice.

– Oui, mille fois !… Pierre !

 

Pierre.

– Voilà !

 

La Nourrice.

– En avant, et lestement. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE V

 

Le jardin de Capulet. Entre Juliette.

 

Juliette.

– L'horloge frappait neuf heures, quand j'ai envoyé la nourrice ; elle m'avait promis d'être de retour en une demi-heure… Peut-être n'a-t-elle pas pu le trouver !… Mais non… Oh ! elle est boiteuse ! Les messagers d'amour devraient être des pensées, plus promptes dix fois que les rayons du soleil, qui dissipent l'ombre au-dessus des collines nébuleuses. Aussi l'amour est-il traîné par d'agiles colombes ; aussi Cupidon a-t-il des ailes rapides comme le vent. Maintenant le soleil a atteint le sommet suprême de sa course d'aujourd'hui ; de neuf heures à midi il y a trois longues heures, et elle n'est pas encore venue ! Si elle avait les affections et le sang brûlant de la jeunesse, elle aurait le leste mouvement d'une balle ; d'un mot je la lancerais à mon bien-aimé qui me la renverrait d'un mot. Mais ces vieilles gens, on les rendrait souvent pour des morts, à voir leur inertie, leur lenteur leur lourdeur et leur pâleur de plomb.

 

Entrent la nourrice et Pierre.

 

Juliette.

– Mon Dieu, la voici enfin… ô nourrice de miel, quoi de nouveau ? L'as-tu trouvé ?… Renvoie cet homme.

 

La Nourrice.

– Pierre, restez à la porte. (Pierre sort.)

 

Juliette.

– Eh bien, bonne, douce nourrice ?… Seigneur ! pourquoi as-tu cette mine abattue ? Quand tes nouvelles seraient tristes, annonce-les-moi gaiement. Si tes nouvelles sont bonnes, tu fais tort à leur douce musique en me la jouant avec cet air aigre.

 

La Nourrice.

– Je suis épuisée ; laisse-moi respirer un peu. Ah ! que mes os me font mal ! Quelle course j'ai faite !

 

Juliette.

– Je voudrais que tu eusses mes os, pourvu que j'eusse des nouvelles… Allons, je t'en prie, parle ; bonne, bonne nourrice, parle.

 

La Nourrice.

– Jésus ! quelle hâte ! Pouvez-vous pas attendre un peu ? Voyez-vous pas que je suis hors d'haleine ?

 

Juliette.

– Comment peux-tu être hors d'haleine quand il te reste assez d'haleine pour me dire que tu es hors d'haleine ? L'excuse que tu donnes à tant de délais est plus longue à dire que le récit que tu t'excuses de différer. Tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? Réponds à cela ; réponds d'un mot, et j'attendrai les détails. Édifie-moi : sont-elles bonnes ou mauvaises ?

 

La Nourrice.

– Ma foi, vous avez fait là un pauvre choix : vous ne vous entendez pas à choisir un homme : Roméo, un homme ? non. Bien que son visage soit le plus beau visage qui soit, il a la jambe mieux faite que tout autre ; et pour la main, pour le pied, pour la taille, bien qu'il n'y ait pas grand’chose à en dire, tout cela est incomparable… Il n'est pas la fleur de la courtoisie, pourtant je le garantis aussi doux qu'un agneau… Va ton chemin, fillette, sers Dieu… Ah ça ! avez-vous dîné ici ?

 

Juliette.

– Non, non… Mais je savais déjà tout cela. Que dit-il de notre mariage ? Qu'est-ce qu'il en dit ?

 

La Nourrice.

– Seigneur que la tête me fait mal ! quelle tête j'ai ! Elle bat comme si elle allait tomber en vingt morceaux… Et puis, d'un autre côté, mon dos… Oh ! mon dos ! mon dos ! Méchant cœur que vous êtes de m'envoyer ainsi pour attraper ma mort à galoper de tous côtés !

 

Juliette.

– En vérité, je suis fâchée que tu ne sois pas bien : chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que dit mon bien aimé ?

 

La Nourrice.

– Votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, et courtois, et affable, et gracieux, et, j'ose le dire, vertueux… Où est votre mère ?

 

Juliette.

– Où est ma mère ? Eh bien, elle est à la maison : où veux-tu qu'elle soit ? Que tu réponds singulièrement ! votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, où est votre mère ?

 

La Nourrice.

– Oh ! Notre-Dame du bon Dieu ! êtes-vous à ce point brûlante ? Pardine, échauffez-vous encore : est-ce là votre cataplasme pour mes pauvres os ? Dorénavant, faites vos messages vous-même !

 

Juliette.

– Que d'embarras !… Voyons, que dit Roméo ?

 

La Nourrice.

– Avez-vous permission d'aller à confesse aujourd'hui ?

 

Juliette.

– Oui.

 

La Nourrice.

– Eh bien, courez de ce pas à la cellule de frère Laurence : un mari vous y attend pour faire de vous sa femme. Ah bien ! voilà ce fripon de sang qui vous vient aux joues : bientôt elles deviendront écarlates à la moindre nouvelle. Courez à l'église ; moi, je vais d'un autre côté, chercher l'échelle par laquelle votre bien-aimé doit grimper jusqu'au nid de l'oiseau, dès qu'il fera nuit noire. C'est moi qui suis la bête de somme, et je m'épuise pour votre plaisir ; mais, pas plus tard que ce soir, ce sera vous qui porterez le fardeau. Allons je vais dîner ; courez vite à la cellule.

 

Juliette.

– Vite au bonheur suprême !… Honnête nourrice, adieu. (Elles sortent par des côtés différents.)

 

 

 

SCÈNE VI

 

La cellule de frère Laurence. Entrent frère Laurence et Roméo.

 

Laurence.

– Veuille le ciel sourire à cet acte pieux, et puisse l'avenir ne pas nous le reprocher par un chagrin !

 

Roméo.

– Amen ! amen ! Mais viennent tous les chagrins possibles, ils ne sauraient contrebalancer le bonheur que me donne la plus courte minute passée en sa présence. Joins seulement nos mains avec les paroles saintes, et qu'alors la mort, vampire de l'amour, fasse ce qu'elle ose : c'est assez que Juliette soit mienne !

 

Laurence.

– Ces joies violentes ont des fins violentes, et meurent dans leur triomphe : flamme et poudre, elles se consument en un baiser Le plus doux miel devient fastidieux par sa suavité même, et détruit l'appétit par le goût : aime donc modérément : modéré est l'amour durable : la précipitation n'atteint pas le but plus tôt que la lenteur.

 

Entre Juliette.

 

Laurence.

– Voici la dame ! Oh ! jamais un pied aussi léger n'usera la dalle éternelle : les amoureux pourraient chevaucher sur ces fils de la Vierge qui flottent au souffle ardent de l'été, et ils ne tomberaient pas : si légère et toute vanité !

 

Juliette.

– Salut à mon vénérable confesseur !

 

Laurence.

– Roméo te remerciera pour nous deux, ma fille.

 

Juliette.

– Je lui envoie le même salut ! Sans quoi ses remerciements seraient immérités.

 

Roméo.

– Ah ! Juliette, si ta joie est à son comble comme la mienne, et si, plus habile que moi, tu peux la peindre, alors parfume de ton haleine l'air qui nous entoure, et que la riche musique de ta voix exprime le bonheur idéal que nous fait ressentir à tous deux une rencontre si chère.

 

Juliette.

– Le sentiment, plus riche en impressions qu'en paroles, est fier de son essence, et non des ornements : indigents sont ceux qui peuvent compter leurs richesses ; mais mon sincère amour est parvenu à un tel excès que je ne saurais évaluer la moitié de mes trésors.

 

Laurence.

– Allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt fait ; sauf votre bon plaisir, je ne vous laisserai seuls que quand la sainte Église vous aura incorporés l'un à l'autre. (Ils sortent.)

 

 

 

 

 

ACTE III

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Vérone. – La promenade du Cours près de la porte des Borsari. Entrent Mercutio, Benvolio, un page et des valets.

 

Benvolio.

– Je t'en prie, bon Mercutio, retirons-nous ; la journée est chaude ; les Capulets sont dehors, et, si nous les rencontrons, nous ne pourrons pas éviter une querelle : car, dans ces jours de chaleur, le sang est furieusement excité !

 

Mercutio.

– Tu m'as tout l'air d'un de ces gaillards qui, dès qu'ils entrent dans une taverne, me flanquent leur épée sur la table en disant : Dieu veuille que je n'en aie pas besoin ! et qui à peine la seconde rasade a-t-elle opéré, dégainent contre le cabaretier sans qu'en réalité il en soit besoin.

 

Benvolio.

– Moi ! j'ai l'air d'un de ces gaillards-là ?

 

Mercutio.

– Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n'importe quel drille d'Italie ; personne n'a plus d'emportement que toi à prendre de l'humeur et personne n'est plus d'humeur à s'emporter.

 

Benvolio.

– Comment cela ?

 

Mercutio.

– Oui, s'il existait deux êtres comme toi, nous n'en aurions bientôt plus un seul, car l'un tuerait l'autre. Toi ! mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton un poil de plus ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des noix, par cette unique raison que tu as l'œil couleur noisette : il faut des yeux comme les tiens pour découvrir là un grief ! Ta tête est pleine de querelles, comme l'œuf est plein du poussin ; ce qui ne l'empêche pas d'être vide, comme l'œuf cassé, à force d'avoir été battue à chaque querelle. Tu t’es querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce qu'il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n'as-tu pas cherché noise à un tailleur parce qu'il portait un pourpoint neuf avant Pâques, et à un autre parce qu'il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban ? Et c'est toi qui me fais un sermon contre les querelles !

 

Benvolio.

– Si j'étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en nue-propriété au premier acheteur qui m'assurerait une heure et quart d'existence.

 

Mercutio.

– En nue-propriété ! Voilà qui serait propre !

 

Entrent Tybalt, Pétruchio et quelques partisans.

 

Benvolio.

– Sur ma tête, voici les Capulets.

 

Mercutio.

– Par mon talon, je ne m'en soucie pas.

 

Tybalt, à ses amis.

– Suivez-moi de près, car je vais leur parler. (À Mercutio et à Benvolio.) Bonsoir messieurs : un mot à l'un de vous.

 

Mercutio.

– Rien qu'un mot ? Accouplez-le à quelque chose : donnez le mot et le coup.

 

Tybalt.

– Vous m'y trouverez assez disposé, messire, pour peu que vous m'en fournissiez l'occasion.

 

Mercutio.

– Ne pourriez-vous pas prendre l'occasion sans qu'on vous la fournît ?

 

Tybalt.

– Mercutio, tu es de concert avec Roméo…

 

Mercutio.

– De concert ! Comment ! nous prends-tu pour des ménestrels ? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare-toi à n'entendre que désaccords. (Mettant la main sur son épée.) Voici mon archet ; voici qui vous fera danser, sang-dieu, de concert !

 

Benvolio.

– Nous parlons ici sur la promenade publique ; ou retirons-nous dans quelque lieu écarté, ou raisonnons froidement de nos griefs, ou enfin séparons-nous. Ici tous les yeux se fixent sur nous.

 

Mercutio.

– Les yeux des hommes sont faits pour voir : laissons-les se fixer sur nous : aucune volonté humaine ne me fera bouger, moi !

 

Tybalt, à Mercutio.

– Allons, la paix soit avec vous, messire ! (Montrant Roméo.) Voici mon homme.

 

Mercutio.

– Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre livrée : Morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite ; c'est dans ce sens-là que votre seigneurie peut l'appeler son homme.

 

Tybalt.

– Roméo, l'amour que je te porte ne me fournit pas de terme meilleur que celui-ci : Tu es un infâme !

 

Roméo.

– Tybalt, les raisons que j'ai de t'aimer me font excuser la rage qui éclate par un tel salut… Je ne suis pas un infâme… Ainsi, adieu : je vois que tu ne me connais pas. (Il va pour sortir)

 

Tybalt.

– Enfant, ceci ne saurait excuser les injures que tu m'as faites : tourne-toi donc, et en garde !

 

Roméo.

– Je proteste que je ne t'ai jamais fait injure, et que je t’aime d'une affection dont tu n'auras idée que le jour où tu en connaîtras les motifs… Ainsi, bon Capulet… (ce nom m'est aussi cher que le mien), tiens-toi pour satisfait.

 

Mercutio.

– Ô froide, déshonorante, ignoble soumission ! Une estocade pour réparer cela ! (Il met l'épée à la main.) Tybalt, tueur de rats, voulez-vous faire un tour ?

 

Tybalt.

– Que veux-tu de moi ?

 

Mercutio.

– Rien, bon roi des chats, rien qu'une de vos neuf vies ; celle-là, j'entends m'en régaler, me réservant, selon votre conduite future à mon égard, de mettre en hachis les huit autres. Tirez donc vite votre épée par les oreilles, ou, avant qu'elle soit hors de l'étui, vos oreilles sentiront la mienne.

 

Tybalt, l'épée à la main.

– Je suis à vous.

 

Roméo.

– Mon bon Mercutio, remets ton épée.

 

Mercutio, à Tybalt.

– Allons, messire, votre meilleure passe ! (Ils se battent.)

 

Roméo.

– Dégaine, Benvolio, et abattons leurs armes… Messieurs, par pudeur, reculez devant un tel outrage : Tybalt ! Mercutio ! Le Prince a expressément interdit les rixes dans les rues de Vérone. Arrêtez, Tybalt ! cher Mercutio ! (Roméo étend son épée entre les combattants. Tybalt atteint Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s'enfuit avec ses partisans.)

 

Mercutio.

– Je suis blessé… Malédiction sur les deux maisons ! Je suis expédié… Il est parti ! Est-ce qu'il n'a rien ? (Il chancelle.)

 

Benvolio, soutenant Mercutio.

– Quoi, es-tu blessé ?

 

Mercutio.

– Oui, oui, une égratignure, une égratignure, Morbleu, c'est bien suffisant… Où est mon page ? Maraud, va me chercher un chirurgien. (Le page sort.)

 

Roméo.

– Courage, ami : la blessure ne peut être sérieuse.

 

Mercutio.

– Non, elle n'est pas aussi profonde qu'un puits, ni aussi large qu'une porte d'église ; mais elle est suffisante, elle peut compter : demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j'aurai la gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas monde… Malédiction sur vos deux maisons !… Moi, un homme, être égratigné à mort par un chien, un rat, une souris, un chat ! par un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d'arithmétique ! (À Roméo.) Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous ? J'ai reçu le coup par-dessous votre bras.

 

Roméo.

– J'ai cru faire pour le mieux.

 

Mercutio.

– Aide-moi jusqu'à une maison, Benvolio, ou je vais défaillir… Malédiction sur vos deux maisons ! Elles ont fait de moi de la viande à vermine… Oh ! j'ai reçu mon affaire, et bien à fond… Vos maisons ! (Mercutio sort, soutenu par Benvolio.)

 

Roméo, seul.

– Donc un bon gentilhomme, le proche parent du Prince, mon intime ami, a reçu le coup mortel pour moi, après l'outrage déshonorant fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une heure est mon cousin !… Ô ma douce Juliette, ta beauté m'a efféminé ; elle a amolli la trempe d'acier de ma valeur

 

Rentre Benvolio.

 

Benvolio.

– Ô Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort. Ce galant esprit a aspiré la nuée, trop tôt dégoûté de cette terre.

 

Roméo.

– Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité : il commence le malheur, d'autres doivent l'achever.

 

Rentre Tybalt.

 

Benvolio.

– Voici le furieux Tybalt qui revient.

 

Roméo.

-Vivant ! triomphant ! et Mercutio tué ! Remonte au ciel, circonspecte indulgence, et toi, furie à l'œil de flamme, sois mon guide maintenant ! Ah ! Tybalt, reprends pour toi ce nom d'infâme que tu m'as donné tout à l'heure : l'âme de Mercutio n'a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes, elle attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous deux, nous allions le rejoindre.

 

Tybalt.

– Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas : c'est toi qui partiras d'ici avec lui.

 

Roméo, mettant l'épée à la main.

– Voici qui en décidera. (Ils se battent. Tybalt tombe.)

 

Benvolio.

– Fuis, Roméo, va-t'en ! Les citoyens sont sur pied, et Tybalt est tué… Ne reste pas là stupéfait. Le Prince va te condamner à mort, si tu es pris… Hors d'ici ! va-t'en ! fuis !

 

Roméo.

– Oh ! je suis le bouffon de la fortune !

 

Benvolio.

– Qu'attends-tu donc ? (Roméo s'enfuit.) Entre une foule de citoyens armés.

 

Premier Citoyen.

– Par où s'est enfui celui qui a tué Mercutio ? Tybalt, ce meurtrier par où s'est-il enfui ?

 

Benvolio.

– Ce Tybalt, le voici à terre !

 

Premier Citoyen.

– Debout, monsieur, suivez-moi : je vous somme de m'obéir au nom du Prince.

 

Entrent le Prince et sa suite, Montague, Capulet, lady Montague, lady Capulet et d'autres.

 

Le Prince.

– Où sont les vils provocateurs de cette rixe ?

 

Benvolio.

– Ô noble Prince, je puis te révéler toutes les circonstances douloureuses de cette fatale querelle. (Montrant le corps de Tybalt.) Voici l'homme qui a été tué par le jeune Roméo, après avoir tué ton parent, le jeune Mercutio.

 

Lady Capulet, se penchant sur le corps.

– Tybalt, mon neveu !… Oh ! l'enfant de mon frère ! Oh ! Prince !… Oh ! mon neveu !… mon mari ! C'est le sang de notre cher parent qui a coulé !… Prince, si tu es juste, verse le sang des Montagues pour venger notre sang… Oh ! mon neveu ! mon neveu !

 

Le Prince.

– Benvolio, qui a commencé cette rixe ?

 

Benvolio.

– Tybalt, que vous voyez ici, tué de la main de Roméo. En vain Roméo lui parlait sagement, lui disait de réfléchir à la futilité de la querelle, et le mettait en garde contre votre auguste déplaisir… Tout cela, dit d'une voix affable, d'un air calme, avec l'humilité d'un suppliant agenouillé, n'a pu faire trêve à la fureur indomptable de Tybalt, qui, sourd aux paroles de paix, a brandi la pointe de son épée contre la poitrine de l'intrépide Mercutio. Mercutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans ce duel à outrance ; avec un dédain martial, il écarte d'une main la froide mort et de l'autre la retourne contre Tybalt, dont la dextérité la lui renvoie ; Roméo leur crie : Arrêtez, amis ! amis, séparez-vous. ! et, d'un geste plus rapide que sa parole, il abat les pointes fatales. Au moment où il s'élance entre eux, passe sous son bras même une botte perfide de Tybalt qui frappe mortellement le fougueux Mercutio. Tybalt s'enfuit alors, puis tout à coup revient sur Roméo, qui depuis un instant n'écoute plus que la vengeance. Leur lutte a été un éclair ; car, avant que j'aie pu dégainer pour les séparer le fougueux Tybalt était tué. En le voyant tomber, Roméo s'est enfui. Que Benvolio meure si telle n'est pas la vérité !

 

Lady Capulet, désignant Benvolio.

– Il est parent des Montagues ; l'affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité ! Une vingtaine d'entre eux se sont ligués pour cette lutte criminelle, et il a fallu qu'ils fussent vingt pour tuer un seul homme ! Je demande justice, fais-nous justice, Prince. Roméo a tué Tybalt ; Roméo ne doit plus vivre.

 

Le Prince.

– Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio : qui maintenant me payera le prix d'un sang si cher ?

 

Montague.

– Ce ne doit pas être Roméo, Prince, il était l'ami de Mercutio. Sa faute n'a fait que terminer ce que la loi eût tranché, la vie de Tybalt.

 

Le Prince.

– Et, pour cette offense, nous l'exilons sur-le-champ. Je suis moi-même victime de vos haines ; mon sang coule pour vos brutales disputes ; mais je vous imposerai une si rude amende que vous vous repentirez tous du malheur dont je souffre. Je serai sourd aux plaidoyers et aux excuses ; ni larmes ni prières ne rachèteront les torts ; elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte de partir ; l'heure où on le trouverait ici serait pour lui la dernière. Qu'on emporte ce corps et qu'on défère à notre volonté : la clémence ne fait qu'assassiner en pardonnant à ceux qui tuent.

 

 

 

SCÈNE II

 

Le jardin de Capulet. Entre Juliette.

 

Juliette.

– Retournez au galop, coursiers aux pieds de flamme, vers le logis de Phébus ; déjà un cocher comme Phaéton vous aurait lancés dans l'ouest et aurait ramené la nuit nébuleuse… Étends ton épais rideau, nuit vouée à l'amour, que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu ! Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté ; et, si l'amour est aveugle, il s'accorde d'autant mieux avec la nuit… Viens, nuit solennelle, matrone au sobre vêtement noir apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie qui aura pour enjeux deux virginités sans tache ; cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, avec ton noir chaperon, jusqu'à ce que le timide amour devenu plus hardi, ne voie plus que chasteté dans l'acte de l'amour ! À moi, nuit ! Viens, Roméo, viens : tu feras le jour de la nuit, quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, prends-le et coupe le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splendide que tout l'univers sera amoureux de la nuit et refusera son culte à l'aveuglant soleil… Oh ! j'ai acheté un domaine d'amour mais je n'en ai pas pris possession, et celui qui m'a acquise n'a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l'est, à la veille d'une fête, pour l'impatiente enfant qui a une robe neuve et ne peut la mettre encore ! Oh ! voici ma nourrice…

 

Entre la nourrice, avec une échelle de corde.

 

Juliette.

– Elle m'apporte des nouvelles ; chaque bouche qui me parle de Roméo, me parle une langue céleste… Eh bien, nourrice, quoi de nouveau ?… Qu'as-tu là ? l'échelle de corde que Roméo t'a dit d'apporter ?

 

La Nourrice.

– Oui, oui, l'échelle de corde ! (Elle laisse tomber l'échelle avec un geste de désespoir)

 

Juliette.

– Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Pourquoi te tordre ainsi les mains ?

 

La Nourrice.

– Ah ! miséricorde ! il est mort, il est mort, il est mort ! Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues ! Hélas ! quel jour ! C'est fait de lui, il est tué, il est mort !

 

Juliette.

– Le Ciel a-t-il pu être aussi cruel ?

 

La Nourrice.

– Roméo l'a pu, sinon le ciel… Ô Roméo ! Roméo ! Qui l'aurait jamais cru ? Roméo !

 

Juliette.

– Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? C'est un supplice à faire rugir les damnés de l'horrible enfer Est-ce que Roméo s'est tué ? Dis-moi oui seulement, et ce simple oui m'empoisonnera plus vite que le regard meurtrier du basilic. Je cesse d'exister s'il me faut ouïr ce oui, et si tu peux répondre : oui, les yeux de Roméo sont fermés ! Est-il mort ? dis oui ou non, et qu'un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère !

 

La Nourrice.

– J'ai vu la blessure, je l'ai vue de mes yeux… Par la croix du Sauveur… là, sur sa mâle poitrine… Un triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, pâle, pâle comme la cendre, tout couvert de sang, de sang caillé… À le voir je me suis évanouie.

 

Juliette.

– Oh ! renonce, mon cœur ; pauvre failli, fais banqueroute à cette vie ! En prison, mes yeux ! Fermez-vous à la libre lumière ! Terre vile, retourne à la terre, cesse de te mouvoir, et, Roméo et toi, affaissez-vous dans le même tombeau.

 

La Nourrice.

– Ô Tybalt, Tybalt, le meilleur ami que j'eusse ! Ô courtois Tybalt ! honnête gentilhomme ! Faut-il que j'aie vécu pour te voir mourir !

 

Juliette.

– Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent ? Roméo est-il tué et Tybalt est-il mort ? Mon cher cousin, et mon mari plus cher ! Alors, que sonne la trompette terrible du dernier jugement ! Car qui donc est vivant, si ces deux-là ne sont plus ?

 

La Nourrice.

– Tybalt n'est plus, et Roméo est banni ! Roméo, qui l'a tué, est banni.

 

Juliette.

– ô mon Dieu ! Est-ce que la main de Roméo a versé le sang de Tybalt ?

 

La Nourrice.

– Oui, oui, hélas ! oui.

 

Juliette.

– Ô cœur reptile caché sous la beauté en fleur ! Jamais dragon occupa-t-il une caverne si splendide ! Gracieux amant ! démon angélique ! corbeau aux plumes de colombe ! agneau ravisseur de loups ! méprisable substance d'une forme divine ! Juste l'opposé de ce que tu sembles être justement, saint damné, noble misérable ! Ô nature, à quoi réservais-tu l'enfer quand tu reléguas l'esprit d'un démon dans le paradis mortel d'un corps si exquis ? Jamais livre contenant aussi vile rapsodie fut-il si bien relié ? Oh ! que la perfidie habite un si magnifique palais !

 

La Nourrice.

– Il n'y a plus à se fier aux hommes ; chez eux ni bonne foi, ni honneur ce sont tous des parjures, tous des traîtres, tous des vauriens, tous des hypocrites… Ah ! où est mon valet ? Vite, qu'on me donne de l'eau-de-vie ! Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. Honte à Roméo !

 

Juliette.

– Que ta langue se couvre d'ampoules après un pareil souhait ! Il n'est pas né pour la honte, lui. La honte serait honteuse de siéger sur son front ; car c'est un trône où l'honneur devrait être couronné monarque absolu de l'univers. Oh ! quel monstre j'étais de l'outrager ainsi !

 

La Nourrice.

– Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre cousin ?

 

Juliette.

– Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari ? Ah ! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée, quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire ? Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon cousin ? C'est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo ! Arrière, larmes folles, retournez à votre source naturelle : il n'appartient qu'à la douleur, ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon mari, que Tybalt voulait tuer, est vivant ; et Tybalt, qui voulait tuer mon mari, est mort. Tout cela est heureux : pourquoi donc pleurer ?… Ah ! il y a un mot, plus terrible que la mort de Tybalt, qui m'a assassinée ! je voudrais bien l'oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire comme une faute damnable sur l'âme du pécheur. Tybalt est mort et Roméo est… banni. Banni ! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c'était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là. Si même le malheur inexorable ne se plaît qu'en compagnie, s'il a besoin d'être escorté par d'autres catastrophes, pourquoi, après m'avoir dit : Tybalt est mort, n'a-t-elle pas ajouté : Ton père aussi, ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ? Cela m'aurait causé de tolérables angoisses. Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde : Roméo est banni, prononcer seulement ces mots, c'est tuer c'est faire mourir à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette ! Roméo est banni ! Il n'y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne à ce mot meurtrier ! Il n'y a pas de cri pour rendre cette douleur-là. Mon père et ma mère, où sont-ils, nourrice ?

 

La Nourrice.

– Ils pleurent et sanglotent sur le corps de Tybalt. Voulez-vous aller près d'eux ? Je vous y conduirai.

 

Juliette.

– Ils lavent ses blessures de leurs larmes ! Les miennes, je les réserve, quand les leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo. Ramasse ces cordes… Pauvre échelle, te voilà déçue comme moi, car Roméo est exilé : il avait fait de toi un chemin jusqu'à mon lit ; mais, restée vierge, il faut que je meure dans un virginal veuvage. À moi, cordes ! à moi, nourrice ! je vais au lit nuptial, et au lieu de Roméo, c'est le sépulcre qui prendra ma virginité.

 

La Nourrice.

– Courez à votre chambre ; je vais trouver Roméo pour qu'il vous console… Je sais bien où il est…Entendez-vous, votre Roméo sera ici cette nuit ; je vais à lui ; il est caché dans la cellule de Laurence.

 

Juliette, détachant une bague de son doigt.

– Oh ! trouve-le ! Remets cet anneau à mon fidèle chevalier, et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux.

 

 

 

SCÈNE III

 

La cellule de frère Laurence. Entrent fière Laurence, puis Roméo. Le jour baisse.

 

Laurence.

– Viens, Roméo ; viens, homme sinistre ; l'affliction s'est enamourée de ta personne, et tu es fiancé à la calamité.

 

Roméo.

– Quoi de nouveau, mon père ? Quel est l'arrêt du Prince ? Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès près de moi ?

 

Laurence.

– Tu n'es que trop familier avec cette triste société, mon cher fils. Je viens t’apprendre l'arrêt du Prince.

 

Roméo.

– Quel arrêt, plus doux qu'un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer ?

 

Laurence.

– Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres : il a décidé, non la mort, mais le bannissement du corps.

 

Roméo.

– Ah ! le bannissement ! Par pitié, dis la mort ! L'exil a l'aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort. Ne dis pas le bannissement !

 

Laurence.

– Tu es désormais banni de Vérone. Prends courage ; le monde est grand et vaste.

 

Roméo.

– Hors des murs de Vérone, le monde n'existe pas ; il n'y a que purgatoire, torture, enfer, même. Être banni d'ici, c'est être banni du monde, et cet exil-là, c'est la mort. Donc le bannissement, c'est la mort sous un faux nom. En appelant la mort bannissement, tu me tranches la tête avec une hache d'or, et tu souris au coup qui me tue !

 

Laurence.

– Ô péché mortel ! ô grossière ingratitude ! Selon notre loi, ta faute, c'était la mort ; mais le bon Prince, prenant ton parti, a tordu la loi, et à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. C'est une grâce insigne, et tu ne le vois pas.

 

Roméo.

– C'est une torture, et non une grâce ! Le ciel est là où vit Juliette : un chat, un chien, une petite souris, l'être le plus immonde, vivent dans le paradis et peuvent la contempler, mais Roméo ne le peut pas. La mouche du charnier est plus privilégiée, plus comblée d'honneur, plus favorisée que Roméo ; elle peut saisir les blanches merveilles de la chère main de Juliette, et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres qui, dans leur pure et vestale modestie, rougissent sans cesse, comme d'un péché, du baiser qu'elles se donnent ! Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. Ce bonheur que la mouche peut avoir, je dois le fuir, moi ; elle est libre, mais je suis banni. Et tu dis que l'exil n'est pas la mort ! Tu n'avais donc pas un poison subtil, un couteau bien affilé, un instrument quelconque de mort subite, tu n'avais donc, pour me tuer, que ce mot : Banni !… banni ! Ce mot-là, mon père, les damnés de l'enfer l'emploient et le prononcent dans des hurlements ! Comment as-tu le cœur toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, toi qui remets les péchés et t'avoues mon ami, de me broyer avec ce mot : bannissement ?

 

Laurence.

– Fou d'amour, laisse-moi te dire une parole.

 

Roméo.

– Oh ! tu vas encore me parler de bannissement.

 

Laurence.

– Je vais te donner une armure à l'épreuve de ce mot. La philosophie, ce doux lait de l'adversité, te soutiendra dans ton bannissement.

 

Roméo.

– Encore le bannissement !… Au gibet la philosophie ! Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette, déplacer une ville, renverser l'arrêt d'un Prince, elle ne sert à rien, elle n'est bonne à rien, ne m'en parle plus !

 

Laurence.

– Oh ! je le vois bien, les fous n'ont pas d'oreilles !

 

Roméo.

– Comment en auraient-ils, quand les sages n'ont pas d'yeux ?

 

Laurence.

– Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation.

 

Roméo.

– Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, si tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, alors tu pourrais parler, alors tu pourrais t'arracher les cheveux, et te jeter contre terre, comme je fais en ce moment, pour y prendre d'avance la mesure d'une tombe ! (Il s'affaisse à terre. On frappe à la porte.)

 

Laurence.

– Lève-toi, on frappe… Bon Roméo, cache-toi.

 

Roméo.

– Je ne me cacherai pas ; à moins que mes douloureux soupirs ne fassent autour de moi un nuage qui me dérobe aux regards ! (On frappe encore.)

 

Laurence.

– Entends-tu comme on frappe ?… Qui est là ?… Roméo, lève-toi, tu vas être pris… Attendez un moment…Debout ! Cours à mon laboratoire !… (On frappe.) Tout à l'heure !… Mon Dieu, quelle démence !… (On frappe.) J'y vais, j'y vais ! (Allant à la porte.) Qui donc frappe si fort ? D'où venez-vous ? que voulez-vous ?

 

La Nourrice, du dehors.

– Laissez-moi entrer, et vous connaîtrez mon message. Je viens de la part de madame Juliette.

 

Laurence, ouvrant.

– Soyez la bienvenue, alors.

 

Entre la nourrice.

 

La Nourrice.

– Ô saint moine, oh ! dites-moi, saint moine, où est le seigneur de madame, où est Roméo ?

 

Laurence.

– Là, par terre, ivre de ses propres larmes.

 

La Nourrice.

– Oh ! dans le même état que ma maîtresse, juste dans le même état.

 

Laurence.

– Ô triste sympathie ! lamentable situation !

 

La Nourrice.

– C'est ainsi qu'elle est affaissée, sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant !… (Se penchant sur Roméo.) Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme. Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous, debout ! Pourquoi tomber dans un si profond désespoir ?

 

Roméo, se redressant comme en sursaut.

– La nourrice !

 

La Nourrice.

– Ah ! monsieur ! ah ! monsieur !… Voyons, la mort est au bout de tout.

 

Roméo.

– Tu as parlé de Juliette ! en quel état est-elle ? Est-ce qu'elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, maintenant que j'ai souillé l'enfance de notre bonheur d'un sang si proche du sien ? Où est-elle ? et comment est-elle ? Que dit ma mystérieuse compagne de notre amoureuse misère ?

 

La Nourrice.

– Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle pleure ; et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, et appelle Tybalt ; et puis elle crie : Roméo ! et puis elle retombe.

 

Roméo.

– Il semble que ce nom, lancé par quelque fusil meurtrier, l'assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom a assassiné son cousin !… Oh ! dis-moi, prêtre, dis-moi dans quelle vile partie de ce squelette est logé mon nom ; dis-le-moi, pour que je mette à sac ce hideux repaire ! (Il tire son poignard comme pour s'en frapper la nourrice le lui arrache.)

 

Laurence.

– Retiens ta main désespérée ! Es-tu un homme ? ta forme crie que tu en es un ; mais tes larmes sont d'une femme, et ta sauvage action dénonce la furie déraisonnable d'une bête brute. Ô femme disgracieuse qu'on croirait un homme, bête monstrueuse qu'on croirait homme et femme, tu m'as étonné !… Par notre saint ordre, je croyais ton caractère mieux trempé. Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer ! Tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, en assouvissant sur toi-même une haine damnée ! Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre ? La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis pour ton existence ; et tu veux renoncer à tous trois ! Fi ! fi ! tu fais honte à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Usurier tu regorges de tous les biens, et tu ne les emploies pas à ce légitime usage qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Ta noble beauté n'est qu'une image de cire, dépourvue d'énergie vide ; ton amour ce tendre engagement, n'est qu'un misérable parjure, qui tue celle que tu avais fait vœu de chérir ; ton esprit, cet ornement de la beauté et de l'amour, n'en est chez toi que le guide égaré : comme la poudre dans la calebasse d'un soldat maladroit, il prend feu par ta propre ignorance et te mutile au lieu de te défendre. Allons, relève-toi, l'homme ! Elle vit, ta Juliette, cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l'heure : n'es-tu pas heureux ? Tybalt voulait t'égorger, mais tu as tué Tybalt : n'es-tu pas heureux encore ? La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie et change la sentence en exil : n'es-tu pas heureux toujours ? Les bénédictions pleuvent sur ta tête, la fortune te courtise sous ses plus beaux atours ; mais toi, maussade comme une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l'amour. Prends garde, prends garde, c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu : monte dans sa chambre et va la consoler ; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue ; et c'est là que tu dois vivre jusqu'à ce que nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, obtenir le pardon du Prince et te rappeler ici. Tu reviendras alors plus heureux un million de fois que tu n'auras été désolé au départ… Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maîtresse, et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos… Roméo te suit.

 

La Nourrice.

– Vrai Dieu ! je pourrais rester ici toute la nuit à écouter vos bons conseils. Oh ! ce que c'est que la science ! (À Roméo.) Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir.

 

Roméo.

– Va, et dis à ma bien-aimée de s'apprêter à me gronder

 

La Nourrice, lui remettant une bague.

– Voici, monsieur un anneau qu'elle m'a dit de vous donner. Monsieur accourez vite, dépêchez-vous, car il se fait tard. (La nourrice sort.)

 

Roméo, mettant la bague.

– Comme ceci ranime mon courage !

 

Laurence.

– Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort en dépend, quittez Vérone avant la fin de la nuit, ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement. Restez à Mantoue ; votre valet, que je saurai trouver, vous instruira de temps à autre des incidents heureux pour vous qui surviendront ici… Donne-moi ta main ; il est tard : adieu ; bonne nuit.

 

Roméo.

– Si une joie au-dessus de toute joie ne m'appelait ailleurs, j'aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite. Adieu. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE IV

 

Dans la maison de Capulet. Entrent Capulet, Lady Capulet et Pâris.

 

Capulet.

– Les choses ont tourné si malheureusement, messire, que nous n'avons pas eu le temps de disposer notre fille. C'est que, voyez-vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi aussi… Mais quoi ! nous sommes nés pour mourir Il est très tard ; elle ne descendra pas ce soir Je vous promets que, sans votre compagnie, je serais au lit depuis une heure.

 

Pâris.

– Quand la mort parle, ce n'est pas pour l'amour le moment de parler. Madame, bonne nuit : présentez mes hommages à votre fille.

 

Lady Capulet.

– Oui, messire, et demain de bonne heure je connaîtrai sa pensée. Ce soir elle est cloîtrée dans sa douleur.

 

Capulet.

– Sire Pâris, je puis hardiment vous offrir l'amour de ma fille ; je pense qu'elle se laissera diriger par moi en toutes choses ; bien plus, je n'en doute pas… Femme, allez la voir avant d'aller au lit ; apprenez-lui l'amour de mon fils Pâris, et dites-lui, écoutez bien, que mercredi prochain… Mais doucement ! quel jour est-ce ?

 

Pâris.

– Lundi, monseigneur.

 

Capulet.

– Lundi ? hé ! hé ! alors, mercredi est trop tôt. Ce sera pour jeudi… dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte… Serez-vous prêt ? Cette hâte vous convient-elle ? Nous ne ferons pas grand fracas ! un ami ou deux ! Car voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, on pourrait croire que nous nous soucions fort peu de notre parent, si nous faisions de grandes réjouissances. Conséquemment, nous aurons une demi-douzaine d'amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi ?

 

Pâris.

– Monseigneur, je voudrais que jeudi soit demain.

 

Capulet.

– Bon ; vous pouvez partir… Ce sera pour jeudi, alors. Vous, femme, allez voir Juliette avant d'aller au lit, et préparez-la pour la noce… Adieu, messire… De la lumière dans ma chambre, holà ! Ma foi, il est déjà si tard qu'avant peu il sera de bonne heure… Bonne nuit. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE V

 

La chambre à coucher de Juliette. Entrent Roméo et Juliette.

 

Juliette.

– Veux-tu donc partir ? le jour n'est pas proche encore : c'était le rossignol et non l'alouette dont la voix perçait ton oreille craintive. Toutes les nuits il chante sur le grenadier là-bas. Crois-moi, amour c'était le rossignol.

 

Roméo.

– C'était l'alouette, la messagère du matin, et non le rossignol. Regarde, amour ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l'orient ! Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. Je dois partir et vivre, ou rester et mourir.

 

Juliette.

– Cette clarté là-bas n'est pas la clarté du jour je le sais bien, moi ; c'est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche cette nuit et éclairer ta marche vers Mantoue. Reste donc, tu n'as pas besoin de partir encore.

 

Roméo.

– Soit ! qu'on me prenne, qu'on me mette à mort ; je suis content, si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n'est pas le regard du matin, elle n'est que le pâle reflet du front de Cynthia ; et ce n'est pas l'alouette qui frappe de notes si hautes la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. J'ai plus le désir de rester que la volonté de partir, que vienne la mort, et elle sera bien venue !… Ainsi le veut Juliette… Comment êtes-vous, mon âme ? Causons, il n'est pas jour.

 

Juliette.

– C'est le jour c'est le jour ! Fuis vite, va-t'en, pars : c'est l'alouette qui détonne ainsi, et qui lance ces notes rauques, ces strettes déplaisantes. On dit que l'alouette prolonge si doucement les accords ; cela n'est pas, car elle rompt le nôtre. On dit que l'alouette et le hideux crapaud ont changé d'yeux : oh ! que n'ont-ils aussi changé de voix, puisque cette voix nous arrache effarés l'un à l'autre et te chasse d'ici par son hourvari matinal ! Oh ! maintenant pars. Le jour est de plus en plus clair.

 

Roméo.

– De plus en plus clair ?… De plus en plus sombre est notre malheur.

 

Entre la nourrice.

 

La Nourrice.

– Madame !

 

Juliette.

– Nourrice !

 

La Nourrice.

– Madame votre mère va venir dans votre chambre. Le jour paraît ; soyez prudente, faites attention. (La nourrice sort.)

 

Juliette.

– Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie.

 

Roméo.

– Adieu, adieu ! un baiser, et je descends. (Ils s'embrassent. Roméo descend.)

 

Juliette, se penchant sur le balcon.

– Te voilà donc parti ? amour seigneur époux, ami ! Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, car il y a tant de jours dans une minute ! Oh ! à ce compte-là, je serai bien vieille, quand je reverrai mon Roméo.

 

Roméo.

– Adieu ! je ne perdrai pas une occasion, mon amour, de renvoyer un souvenir.

 

Juliette.

– Oh ! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais ?

 

Roméo.

– Je n'en doute pas ; et toutes ces douleurs feront le doux entretien de nos moments à venir.

 

Juliette.

– Ô Dieu ! j'ai dans l'âme un présage fatal. Maintenant que tu es en bas, tu m'apparais comme un mort au fond d'une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle.

 

Roméo.

– Crois-moi, amour tu me sembles bien pâle aussi. L'angoisse aride boit notre sang. Adieu ! adieu ! (Roméo sort.)

 

Juliette.

– Ô fortune ! fortune ! tout le monde te dit capricieuse ! Si tu es capricieuse, qu'as-tu à faire avec un homme d'aussi illustre constance ? Fortune, sois capricieuse, car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j'espère, et tu me le renverras.

 

Lady Capulet, du dehors.

– Holà ! ma fille ! êtes-vous levée ?

 

Juliette.

– Qui m'appelle ? est-ce madame ma mère ? Se serait-elle couchée si tard ou levée si tôt ? Quel étrange motif l'amène ?

 

Entre lady Capulet.

 

Lady Capulet.

– Eh bien, comment êtes-vous, Juliette ?

 

Juliette.

– Je ne suis pas bien, madame.

 

Lady Capulet.

– Toujours à pleurer la mort de votre cousin ?… Prétends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes larmes ? Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. Cesse donc : un chagrin raisonnable prouve l'affection ; mais un chagrin excessif prouve toujours un manque de sagesse.

 

Juliette.

– Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible.

 

Lady Capulet.

– Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans sentir plus près de vous l'ami que vous pleurez.

 

Juliette.

– Je sens si vivement la perte de cet ami que je ne puis m'empêcher de le pleurer toujours.

 

Lady Capulet.

– Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c'est moins de le savoir mort que de savoir vivant l'infâme qui l'a tué.

 

Juliette.

– Quel infâme, madame ?

 

Lady Capulet.

– Eh bien ! cet infâme Roméo !

 

Juliette.

– Entre un infâme et lui il y a bien des milles de distance. Que Dieu lui pardonne ! Moi, je lui pardonne de tout mon cœur ; et pourtant nul homme ne navre mon cœur autant que lui.

 

Lady Capulet.

– Parce qu'il vit, le traître !

 

Juliette.

– Oui, madame, et trop loin de mes bras. Que ne suis-je chargée de venger mon cousin !

 

Lady Capulet.

– Nous obtiendrons vengeance, sois-en sure. Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu'un à Mantoue, où vit maintenant ce vagabond banni : on lui donnera une potion insolite qui l'enverra vite tenir compagnie à Tybalt, et alors j'espère que tu seras satisfaite.

 

Juliette.

– Je ne serai vraiment satisfaite que quand je verrai Roméo… supplicié, torturé est mon pauvre cœur, depuis qu'un tel parent m'est enlevé. Madame, trouvez seulement un homme pour porter le poison ; moi, je le préparerai, et si bien qu'après l'avoir pris, Roméo dormira vite en paix. Oh ! quelle horrible souffrance pour mon cœur de l'entendre nommer, sans pouvoir aller jusqu'à lui, pour assouvir l'amour que je portais à mon cousin sur le corps de son meurtrier !

 

Lady Capulet.

– Trouve les moyens, toi ; moi, je trouverai l'homme. Maintenant, fille, j'ai à te dire de joyeuses nouvelles.

 

Juliette.

– La joie est la bienvenue quand elle est si nécessaire : quelles sont ces nouvelles ? j'adjure votre Grâce.

 

Lady Capulet.

– Va, Va, mon enfant, tu as un excellent père ! Pour te tirer de ton accablement, il a improvisé une journée de fête à laquelle tu ne t'attends pas et que je n'espérais guère.

 

Juliette.

– Quel sera cet heureux jour madame ?

 

Lady Capulet.

– Eh bien, mon enfant, jeudi prochain, de bon matin, un galant, jeune et noble gentilhomme, le comte Pâris, te mènera à l'église Saint-Pierre et aura le bonheur de faire de toi sa joyeuse épouse.

 

Juliette.

– Oh ! par l'église de Saint-Pierre et par Saint-Pierre lui-même, il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. Je m'étonne de tant de hâte : ordonner ma noce, avant que celui qui doit être mon mari m'ait fait sa cour ! Je vous en prie, madame, dites à mon seigneur et père que je ne veux pas me marier encore. Si jamais je me marie, je le jure, ce sera plutôt à ce Roméo que vous savez haï de moi, qu'au comte Pâris. Voilà des nouvelles en vérité.

 

Lady Capulet.

– Voici votre père qui vient ; faites-lui vous-même votre réponse, et nous verrons comment il la prendra.

 

Entrent Capulet et la nourrice.

 

Capulet, regardant Juliette qui sanglote.

– Quand le soleil disparaît, la terre distille la rosée, mais, après la disparition du radieux fils de mon frère, il pleut tout de bon. Eh bien ! es tu devenue gouttière, fillette ? Quoi, toujours des larmes ! toujours des averses ! Dans ta petite personne tu figures à la fois la barque, la mer et le vent : tes yeux, que je puis comparer à la mer ont sans cesse un flux et un reflux de larmes ; ton corps est la barque qui flotte au gré de cette onde salée, et tes soupirs sont les vents qui, luttant de furie avec tes larmes, finiront, si un calme subit ne survient, par faire sombrer ton corps dans la tempête… Eh bien, femme, lui avez-vous signifié notre décision ?

 

Lady Capulet.

– Oui, messire ; mais elle refuse ; elle vous remercie. La folle ! je voudrais qu'elle fût mariée à son linceul !…

 

Capulet.

– Doucement, je n'y suis pas, je n'y suis pas, femme. Comment ! elle refuse ! elle nous remercie et elle n'est pas fière, elle ne s'estime pas bien heureuse, tout indigne qu'elle est, d'avoir, par notre entremise, obtenu pour mari un si digne gentilhomme !

 

Juliette.

– Je ne suis pas fière, mais reconnaissante ; fière, je ne puis l'être de ce que je hais comme un mal. Mais je suis reconnaissante du mal même qui m'est fait par amour.

 

Capulet.

– Eh bien, eh bien, raisonneuse, qu'est-ce que cela signifie ? Je vous remercie et je ne vous remercie pas… Je suis fière et je ne suis pas fière !… Mignonne donzelle, dispensez-moi de vos remerciements et de vos fiertés, et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain à l'église Saint Pierre en compagnie de Pâris ; ou je t'y traînerai sur la claie, moi ! Ah ! livide charogne ! ah ! bagasse ! Ah ! face de suif !

 

Lady Capulet.

– Fi, fi ! perdez-vous le sens ?

 

Juliette, s'agenouillant.

– Cher père, je vous en supplie à genoux, ayez la patience de m'écouter ! Rien qu'un mot !

 

Capulet.

– Au diable, petite bagasse ! misérable révoltée ! Tu m'entends, rends-toi à l'église jeudi, ou évite de me rencontrer jamais face à face : ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas ; mes doigts me démangent… Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique enfant ; mais, je le vois maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, et nous avons été maudits en l'ayant. Arrière, éhontée !

 

La Nourrice.

– Que le Dieu du ciel la bénisse ! Vous avez tort, monseigneur, de la traiter ainsi.

 

Capulet.

– Et pourquoi donc, dame Sagesse ?… Retenez votre langue, maîtresse Prudence, et allez bavarder avec vos commères.

 

La Nourrice.

– Ce que je dis n'est pas un crime.

 

Capulet.

– Au nom du ciel, bonsoir !

 

La Nourrice.

– Peut-on pas dire un mot ?

 

Capulet.

– Paix, stupide radoteuse ! Allez émettre vos sentences en buvant un bol chez une commère, car ici nous n'en avons pas besoin.

 

Lady Capulet.

– Vous êtes trop brusque.

 

Capulet.

– Jour de Dieu ! j'en deviendrai fou. Le jour, la nuit, à toute heure, à toute minute, à tout moment, que je fusse occupé ou non, seul ou en compagnie, mon unique souci a été de la marier ; enfin je trouve un gentilhomme de noble lignée, ayant de beaux domaines, jeune, d'une noble éducation, pétri, comme on dit, d'honorables qualités, un homme aussi accompli qu'un cœur peut le souhaiter, et il faut qu'une petite sotte pleurnicheuse, une poupée gémissante, quand on lui offre sa fortune, réponde : Je ne veux pas me marier je ne puis aimer je suis trop jeune, je vous prie de me pardonner ! Ah ! si vous ne vous mariez pas, vous verrez comme je vous pardonne ; allez paître où vous voudrez, vous ne logerez plus avec moi. Faites-y attention, songez-y, je n'ai pas coutume de plaisanter. Jeudi approche ; mettez la main sur votre cœur, et réfléchissez. Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; si tu ne l'es plus, va au diable, mendie, meurs de faim dans les rues. Car, sur mon âme, jamais je ne te reconnaîtrai, et jamais rien de ce qui est à moi ne sera ton bien. Compte là-dessus, réfléchis, je tiendrai parole. (Il sort.)

 

Juliette.

– N'y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, qui voie au fond de ma douleur ? Ô ma mère bien-aimée, ne me rejetez pas, ajournez ce mariage d'un mois, d'une semaine ! Sinon, dressez le lit nuptial dans le sombre monument où Tybalt repose !

 

Lady Capulet.

– Ne me parle plus, car je n'ai rien à te dire ; fais ce que tu voudras, car entre toi et moi tout est fini. (Elle sort.)

 

Juliette.

– Ô mon Dieu !… Nourrice, comment empêcher cela ? Mon mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel ; comment donc ma foi peut-elle redescendre ici-bas, tant que mon mari ne l'aura pas renvoyée du ciel en quittant la terre ?… Console-moi, conseille-moi ! Hélas ! hélas ! se peut-il que le ciel tende de pareils pièges à une créature aussi frêle que moi ! Que dis-tu ? n'as-tu pas un mot qui me soulage ? Console-moi, nourrice.

 

La Nourrice.

– Ma foi, écoutez : Roméo est banni ; je gage le monde entier contre néant qu'il n'osera jamais venir vous réclamer ; s'il le fait, il faudra que ce soit à la dérobée. Donc, puisque tel est le cas, mon avis, c'est que vous épousiez le comte. Oh ! c'est un si aimable gentilhomme ! Roméo n'est qu'un torchon près de lui !… Un aigle, madame, n'a pas l'œil aussi vert, aussi vif, aussi brillant que Pâris. Maudit soit mon cœur si je ne vous trouve pas bien heureuse de ce second mariage ! Il vaut mieux que votre premier Au surplus, votre premier est mort, ou autant vaudrait qu'il le fût, que de vivre sans vous être bon à rien.

 

Juliette.

– Parles-tu du fond du cœur ?

 

La Nourrice.

– Et du fond de mon âme ; sinon, malédiction à tous deux !

 

Juliette.

– Amen !

 

La Nourrice.

– Quoi ?

 

Juliette.

– Oh ! tu m'as merveilleusement consolée. Va dire à madame qu'ayant déplu à mon père, je suis allée à la cellule de Laurence, pour me confesser et recevoir l'absolution.

 

La Nourrice.

– Oui, certes, j'y vais. Vous faites sagement. (Elle sort.)

 

Juliette, regardant s'éloigner la nourrice.

– Ô Vieille damnée ! abominable démon ! Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche qui l'a exalté au-dessus de toute comparaison tant de milliers de fois… Va-t'en, conseillère ; entre toi et mon cœur il y a désormais rupture. Je vais trouver le religieux pour lui demander un remède ; à défaut de tout autre, j'ai la ressource de mourir. (Elle sort.)

 

 

 

 

 

 

ACTE IV

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

La cellule de fière Laurence. Entrent Laurence et Pâris.

 

Laurence.

– Jeudi, seigneur ! le terme est bien court.

 

Pâris.

– Mon père, Capulet le veut ainsi, et je ne retarderai son empressement par aucun obstacle.

 

Laurence.

– Vous ignorez encore, dites-vous, les sentiments de la dame. Voilà une marche peu régulière ; et qui ne me plaît pas.

 

Pâris.

– Elle ne cesse de pleurer la mort de Tybalt, et c'est pourquoi je lui ai peu parlé d'amour ; car Vénus ne sourit guère dans une maison de larmes. Or son père voit un danger à ce qu'elle se laisse ainsi dominer par la douleur ; et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage pour arrêter cette inondation de larmes. Le chagrin qui l'absorbe dans la solitude pourra se dissiper dans la société. Maintenant vous connaissez les raisons de cet empressement.

 

Laurence, à part.

– Hélas ! je connais trop celles qui devraient le ralentir ! (Haut.) Justement, messire, voici la dame qui vient à ma cellule. (Entre Juliette.)

 

Pâris.

– Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma femme !

 

Juliette.

– Votre femme ! Je pourrai l'être quand je pourrai être mariée.

 

Pâris.

– Vous pouvez et vous devez l'être, amour, jeudi prochain.

 

Juliette.

– Ce qui doit être, sera.

 

Laurence.

– Voilà une vérité certaine.

 

Pâris, à Juliette.

– Venez-vous faire votre confession à ce bon père ?

 

Juliette.

– Répondre à cela, ce serait me confesser à vous.

 

Pâris.

– Ne lui cachez pas que vous m'aimez.

 

Juliette.

– Je vous confesse que je l'aime.

 

Pâris.

– Comme vous confesserez, j'en suis sûr, que vous m'aimez.

 

Juliette.

– Si je fais cet aveu, il aura plus de prix en arrière de vous qu'en votre présence.

 

Pâris.

– Pauvre âme, les larmes ont bien altéré ton visage.

 

Juliette.

– Elles ont remporté là une faible victoire : il n'avait pas grand charme avant leurs ravages.

 

Pâris.

– Ces paroles-là lui font plus d'injure que tes larmes.

 

Juliette.

– Ce n'est pas une calomnie, monsieur, c'est une vérité ; et cette vérité, je la dis à ma face.

 

Pâris.

– Ta beauté est à moi et tu la calomnies.

 

Juliette.

– Il se peut, car elle ne m'appartient pas…Êtes-vous de loisir, saint père, en ce moment, ou reviendrai-je ce soir après vêpres ?

 

Laurence.

– J'ai tout mon loisir, pensive enfant… Mon seigneur nous aurions besoin d'être seuls.

 

Pâris.

– Dieu me préserve de troubler la dévotion ! Juliette, jeudi, de bon matin, j'irai vous réveiller. Jusque-là, adieu, et recueillez ce pieux baiser. (Il l'embrasse et sort.)

 

Juliette.

– Oh ! ferme la porte, et, cela fait, viens pleurer avec moi : plus d'espoir, plus de ressource, plus de remède.

 

Laurence.

– Ah ! Juliette, je connais déjà ton chagrin, et j'ai l'esprit tendu par une anxiété inexprimable. Je sais que jeudi prochain, sans délai possible, tu dois être mariée au comte.

 

Juliette.

– Ne me dis pas que tu sais cela, frère, sans me dire aussi comment je puis l'empêcher. Si, dans ta sagesse, tu ne trouves pas de remède, déclare seulement que ma résolution est sage, et sur-le-champ je remédie à tout avec ce couteau. (Elle montre un poignard.) Dieu a joint mon cœur à celui de Roméo ; toi, tu as joint nos mains ; et, avant que cette main, engagée par toi à Roméo, scelle un autre contrat, avant que mon cœur loyal, devenu perfide et traître, se donne à un autre, ceci aura eu raison de tous deux. Donc, en vertu de ta longue expérience, donne-moi vite un conseil ; sinon, regarde ! entre ma détresse et moi je prends ce couteau sanglant pour médiateur : c'est lui qui arbitrera le litige que l'autorité de ton âge et de ta science n'aura pas su terminer à mon honneur Réponds-moi sans retard ; il me tarde de mourir si ta réponse ne m'indique pas de remède !

 

Laurence.

– Arrête, ma fille ; j'entrevois une espérance possible, mais le moyen nécessaire à son accomplissement est aussi désespéré que le mal que nous voulons empêcher. Si, plutôt que d'épouser le comte Pâris, tu as l'énergie de vouloir te tuer, il est probable que tu oseras affronter l'image de la mort pour repousser le déshonneur, toi qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. Eh bien, si tu as ce courage, je te donnerai un remède.

 

Juliette.

– Oh ! plutôt que d'épouser Pâris, dis-moi de m'élancer des créneaux de cette tour là-bas, ou d'errer sur le chemin des bandits ; dis-moi de me glisser où rampent des serpents ; enchaîne-moi avec des ours rugissants ; enferme-moi, la nuit, dans un charnier, sous un monceau d'os de morts qui s'entrechoquent, de moignons fétides et de crânes jaunes et décharnés ; dis-moi d'aller, dans une fosse fraîche remuée, m'enfouir sous le linceul avec un mort ; ordonne moi des choses dont le seul récit me faisait trembler et je les ferai sans crainte, sans hésitation, pour rester l'épouse sans tache de mon doux bien-aimé.

 

Laurence.

– Écoute ; alors rentre à la maison, aie l'air gai et dis que tu consens à épouser Pâris. C'est demain mercredi. Demain soir, fais en sorte de coucher seule ; que ta nourrice ne couche pas dans ta chambre ; une fois au lit, prends cette fiole et avale la liqueur qui y est distillée. Aussitôt dans toutes tes veines se répandra une froide et léthargique humeur : le pouls suspendra son mouvement naturel et cessera de battre ; ni chaleur ni souffle n'attesteront que tu vis. Les roses de tes lèvres et de tes joues seront flétries et ternes comme la cendre ; les fenêtres de tes yeux seront closes, comme si la mort les avait fermées au jour de la vie. Chaque partie de ton être, privée de souplesse et d'action, sera roide, inflexible et froide comme la mort. Dans cet état apparent de cadavre tu resteras juste quarante-deux heures, et alors tu t'éveilleras comme d'un doux sommeil. Le matin, quand le fiancé arrivera pour hâter ton lever il te trouvera morte dans ton lit. Alors, selon l'usage de notre pays, vêtue de ta plus belle parure, et placée dans un cercueil découvert, tu seras transportée à l'ancien caveau où repose toute la famille des Capulets. Cependant, avant que tu sois éveillée, Roméo, instruit de notre plan par mes lettres, arrivera ; lui et moi nous épierons ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t'emmènera à Mantoue. Et ainsi tu seras sauvée d'un déshonneur imminent, si nul caprice futile, nulle frayeur féminine n'abat ton courage au moment de l'exécution.

 

Juliette.

– Donne ! Eh ! donne ! ne me parle pas de frayeur.

 

Laurence, lui remettant la fiole.

– Tiens, pars ! Sois forte et sois heureuse dans ta résolution. Je vais dépêcher un religieux à Mantoue avec un message pour ton mari.

 

Juliette.

– Amour donne-moi ta force, et cette force me sauvera. Adieu, mon père ! (Ils se séparent.)

 

 

 

SCÈNE II

 

Dans la maison de Capulet. Entrent Capulet, lady Capulet, la nourrice et des valets.

 

Capulet, remettant un papier au premier valet.

– Tu inviteras toutes les personnes dont les noms sont écrits ici. (Le valet sort.) (Au second valet.) Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles.

 

Deuxième Valet.

– Vous n'en aurez que de bons, monsieur, car je m'assurerai d'abord s'ils se lèchent les doigts.

 

Capulet.

– Et comment t'assureras-tu par-là de leur savoir-faire ?

 

Deuxième Valet.

– Pardine, monsieur, c'est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts : ainsi ceux qui ne se lécheront pas les doigts, je ne les prendrai pas.

 

Capulet.

– Bon, va-t'en. (le valet sort.) Nous allons être pris au dépourvu cette fois. Eh bien, est-ce que ma fille est allée chez frère Laurence ?

 

La Nourrice.

– Oui, ma foi.

 

Capulet.

– Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle. La friponne est si maussade, si opiniâtre.

 

Entre Juliette.

 

La Nourrice.

– Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de confesse.

 

Capulet.

– Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça ?

 

Juliette.

– Chez quelqu'un qui m'a appris à me repentir de ma coupable résistance à vous et à vos ordres. Le vénérable Laurence m'a enjoint de me prosterner à vos pieds, et de vous demander pardon… (Elle s'agenouille devant son père.) Pardon, je vous en conjure ! Désormais, je me laisserai régir entièrement par vous.

 

Capulet.

– Qu'on aille chercher le comte, et qu'on l'instruise de ceci. Je veux que ce nœud soit noué dès demain matin.

 

Juliette.

– J'ai rencontré le jeune Comte à la cellule de Florence, et je lui ai témoigné mon amour autant que je le pouvais sans franchir les bornes de la modestie.

 

Capulet.

– Ah ! j'en suis bien aise… Voilà qui est bien… relève-toi. (Juliette se relève.) Les choses sont comme elles doivent être… Il faut que je voie le comte. Morbleu, qu'on aille le chercher, vous dis-je. Ah ! pardieu ! c'est un saint homme que ce révérend père, et toute notre cité lui est bien redevable.

 

Juliette.

– Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet ? Vous m'aiderez à ranger les parures que vous trouverez convenables pour ma toilette de demain.

 

Lady Capulet.

– Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.

 

Capulet.

 Va, nourrice, va avec elle. (Juliette sort avec la nourrice.) – (À lady Capulet.) Nous irons à l'église demain.

 

Lady Capulet.

– Nous serons pris à court pour les préparatifs : il est presque nuit déjà.

 

Capulet.

– Bah ! je vais me remuer, et tout ira bien, je te le garantis, femme ! Toi, va rejoindre Juliette, et aide-la à se parer ; je ne me coucherai pas cette nuit… Laisse-moi seul ; c'est moi qui ferai la ménagère cette fois… Holà !… Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même chez le comte Pâris le prévenir pour demain. J'ai le cœur étonnamment allègre, depuis que cette petite folle est venue à résipiscence. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE III

 

La chambre à coucher de Juliette. Entrent Juliette et la nourrice.

 

Juliette.

– Oui, c'est la toilette qu'il faut… Mais, gentille nourrice, laisse-moi seule cette nuit, je t'en prie : car j'ai besoin de beaucoup prier pour décider le ciel à sourire à mon existence, qui est, tu le sais bien, pleine de trouble et de péché. (Entre lady Capulet.)

 

Lady Capulet.

– Allons, êtes-vous encore occupées ? avez-vous besoin de mon aide ?

 

Juliette.

– Non, madame ; nous avons choisi tout ce qui sera nécessaire pour notre cérémonie de demain. Veuillez permettre que je reste seule à présent, et que la nourrice veille avec vous cette nuit ; car j'en suis sûre, vous avez trop d'ouvrage sur les bras, dans des circonstances si pressantes.

 

Lady Capulet.

– Bonne nuit ! Mets-toi au lit, et repose ; car tu en as besoin. (Lady Capulet sort avec la nourrice.)

 

Juliette.

– Adieu !… Dieu sait quand nous nous reverrons. Une vague frayeur répand le frisson dans mes veines et y glace presque la chaleur vitale… Je vais les rappeler pour me rassurer… Nourrice !… qu'a-t-elle à faire ici ? Il faut que je joue seule mon horrible scène. (Prenant la fiole que Laurence lui a donnée.) À moi, fiole !… Eh quoi ! si ce breuvage n'agissait pas ! serais-je donc mariée demain matin ?… Non, non. Voici qui l'empêcherait… Repose ici, toi. (Elle met un couteau à côté de son lit.) Et si c'était un poison que le moine m'eût subtilement administré pour me faire mourir afin de ne pas être déshonorée par ce mariage, lui qui m'a déjà mariée à Roméo ? J'ai peur de cela ; mais non, c'est impossible : il a toujours été reconnu pour un saint homme… Et si, une fois déposée dans le tombeau, je m'éveillais avant le moment où Roméo doit venir me délivrer ! Ah ! l'effroyable chose ! Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce caveau dont la bouche hideuse n'aspire jamais un air pur et mourir suffoquée avant que Roméo n'arrive ? Ou même, si je vis, n'est-il pas probable que l'horrible impression de la mort et de la nuit jointe à la terreur du lieu… En effet ce caveau est l'ancien réceptacle où depuis bien des siècles sont entassés les os de tous mes ancêtres ensevelis ; où Tybalt sanglant et encore tout frais dans la terre pourrit sous son linceul ; où, dit-on, à certaines heures de la nuit, les esprits s'assemblent ! Hélas ! hélas ! n'est-il pas probable que, réveillée avant l'heure, au milieu d'exhalaisons infectes et de gémissements pareils à ces cris de mandragores déracinées que des vivants ne peuvent entendre sans devenir fous… Oh ! si je m'éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, environnée de toutes ces horreurs ? Peut-être alors, insensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres, arracher de son linceul Tybalt mutilé, et, dans ce délire, saisissant l'os de quelque grand-parent comme une massue, en broyer ma cervelle désespérée ! Oh ! tenez ! il me semble voir le spectre de mon cousin poursuivant Roméo qui lui a troué le corps avec la pointe de son épée… Arrête, Tybalt, arrête ! (Elle porte la fiole à ses lèvres.) Roméo ! Roméo ! Roméo ! voici à boire ! je bois à toi.

 

Elle se jette sur son lit derrière un rideau.

 

 

 

SCÈNE IV

 

Une salle dans la maison de Capulet. le jour se lève. Entrent lady Capulet et la nourrice.

 

Lady Capulet, donnant un trousseau de clefs à la nourrice.

– Tenez, nourrice, prenez ces clefs et allez chercher d'autres épices.

 

La Nourrice.

– On demande des dattes et des coings pour la pâtisserie.

 

Entre Capulet.

 

Capulet.

– Allons ! debout ! debout ! debout ! le coq a chanté deux fois ; le couvre-feu a sonné ; il est trois heures. (À lady Capulet.) Ayez l'œil aux fours, bonne Angélique, et qu'on n'épargne rien.

 

La Nourrice, à Capulet.

– Allez, allez, cogne-fétu, allez vous mettre au lit ; ma parole, vous serez malade demain d'avoir veillé cette nuit.

 

Capulet.

– Nenni, nenni. Bah ! j'ai déjà passé des nuits entières pour de moindres motifs, et je n'ai jamais été malade.

 

Lady Capulet.

– Oui, vous avez chassé les souris dans votre temps ; mais je veillerai désormais à ce que vous ne veilliez plus ainsi. (Lady Capulet et la nourrice sortent.)

 

Capulet.

– Jalousie ! jalousie ! (Des Valets passent portant des broches, des bûches et des paniers.) (Au premier valet.) Eh bien, l'ami, qu'est-ce que tout ça ?

 

Premier Valet.

– Monsieur, c'est pour le cuisinier, mais je ne sais trop ce que c'est.

 

Capulet.

– Hâte-toi, hâte-toi. (Sort le premier valet.) (Au deuxième valet.) Maraud, apporte des bûches plus sèches, appelle Pierre, il te montrera où il y en a.

 

Deuxième Valet.

– J'ai assez de tête, monsieur, pour suffire aux bûches sans déranger Pierre. (Il sort.)

 

Capulet.

– Par la messe, bien répondu. Voilà un plaisant coquin ! Ah ! je te proclame roi des bûches… Ma foi, il est jour Le comte va être ici tout à l'heure avec la musique, car il me l'a promis. (Bruit d'instruments qui se rapprochent.) Je l'entends qui s'avance… Nourrice ! Femme ! Holà ! nourrice, allons donc ! (Entre la nourrice.)

 

Capulet.

– Allez éveiller Juliette, allez, et habillez-la ; je vais causer avec Pâris… Vite, hâtez-vous, hâtez-vous ! le fiancé est déjà arrivé ; hâtez-vous, vous dis-je. (Tous sortent.)

 

 

 

SCÈNE V

 

La chambre à coucher de Juliette. Entre la nourrice.

 

La Nourrice, appelant.

– Madame ! allons, madame !… Juliette !… Elle dort profondément, je le garantis… Eh bien, agneau ! eh bien, maîtresse !… Fi, paresseuse !… Allons, amour allons ! Madame ! mon cher cœur ! Allons, la mariée ! Quoi, pas un mot !… Vous en prenez pour votre argent cette fois, vous dormez pour une semaine, car, la nuit prochaine, j'en réponds, le comte a pris son parti de ne vous laisser prendre que peu de repos… Dieu me pardonne ! Jésus Marie ! comme elle dort ! Il faut que je l'éveille… Madame ! madame ! madame ! Oui, que le comte vous surprenne au lit ; c'est lui qui vous secouera, ma foi… (Elle tire les rideaux du lit et découvre Juliette étendue et immobile.) Est-il possible ! Quoi ! toute vêtue, toute parée, et recouchée ! Il faut que je la réveille… Madame ! madame ! madame ! hélas ! hélas ! au secours ! au secours ! ma maîtresse est morte. Ô malheur ! faut-il que je sois jamais née !… Holà, de l'eau-de-vie !… Monseigneur ! Madame ! (Entre lady Capulet.)

 

Lady Capulet.

– Quel est ce bruit ?

 

La Nourrice.

– Ô jour lamentable !

 

Lady Capulet.

– Qu'y a-t-il ?

 

La Nourrice, montrant le lit.

– Regardez, regardez ! ô jour désolant !

 

Lady Capulet.

– Ciel ! ciel ! Mon enfant, ma vie ! Renais, rouvre les yeux, ou je vais mourir avec toi ! Au secours ! au secours ! appelez au secours !

 

Entre Capulet

 

Capulet.

– Par pudeur, amenez Juliette, son mari est arrivé.

 

La Nourrice.

 – Elle est morte, décédée, elle est morte ; ah ! mon Dieu !

 

Lady Capulet.

– Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est morte !

 

Capulet, s'approchant de Juliette.

– Ah ! que je la voie !… C'est fini, hélas ! elle est froide ! Son sang est arrêté et ses membres sont roides. La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. La mort est sur elle, comme une gelée précoce sur la fleur des champs la plus suave.

 

La Nourrice.

– Ô jour lamentable !

 

Lady Capulet.

– Douloureux moment !

 

Capulet.

– La mort qui me l'a prise pour me faire gémir enchaîne ma langue et ne me laisse pas parler.

 

Entrent frère Laurence et Pâris suivis de musiciens.

 

Laurence.

– Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l'église ?

 

Capulet.

– Prête à y aller, mais pour n'en pas revenir ! (À Pâris.) Ô mon fils, la nuit qui précédait tes noces, la mort est entrée dans le lit de ta fiancée, et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. Le sépulcre est mon gendre, le sépulcre est mon héritier, le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je vais mourir et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre.

 

Pâris.

– N'ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, que pour qu'elle me donnât un pareil spectacle !

 

Lady Capulet.

– Jour maudit, malheureux, misérable, odieux ! Heure la plus atroce qu'ait jamais vue le temps dans le cours laborieux de son pèlerinage ! Rien qu'une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, rien qu'un seul être pour me réjouir et me consoler et la mort cruelle l'arrache de mes bras !

 

La Nourrice.

– Ô douleur ! ô douloureux, douloureux, douloureux jour ! Jour lamentable ! jour le plus douloureux que jamais, jamais j'aie vu ! ô jour ! ô jour ! ô jour ! ô jour odieux ! Jamais jour ne fut plus sombre ! ô jour douloureux ! ô jour douloureux !

 

Pâris.

– Déçue, divorcée, frappée, accablée, assassinée ! Oui, détestable mort, déçue par toi, ruinée par toi, cruelle, cruelle ! ô mon amour ! ma vie !… Non, tu n'es plus ma vie, tu es mon amour dans la mort !

 

Capulet.

– Honnie, désolée, navrée, martyrisée, tuée ! Sinistre catastrophe, pourquoi es-tu venue détruire, détruire notre solennité ?… ô mon enfant ! mon enfant ! mon enfant ! Non ! toute mon âme ! Quoi, tu es morte !… Hélas ! mon enfant est morte, et, avec mon enfant, sont ensevelies toutes mes joies !

 

Laurence.

– Silence, n'avez-vous pas de honte ? Le remède aux maux désespérés n'est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, vous partagiez cette belle enfant ; maintenant le ciel l'a tout entière, et pour elle c'est tant mieux. Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, mais le ciel garde sa part dans l'éternelle vie. Une haute fortune était tout ce que vous lui souhaitiez ; c'était le ciel pour vous de la voir s'élever et vous pleurez maintenant qu'elle s'élève au-dessus des nuages, jusqu'au ciel même ! Oh ! vous aimez si mal votre enfant que vous devenez fous en voyant qu'elle est bien de vivre longtemps mariée, ce n'est pas être bien mariée ; la mieux mariée est celle qui meurt jeune.

Séchez vos larmes et attachez vos branches de romarin sur ce beau corps ; puis, selon la coutume, portez-la dans sa plus belle parure à l'église. Car bien que la faible nature nous force tous à pleurer, les larmes de la nature font sourire la raison.

 

Capulet.

– Tous nos préparatifs de fête se changent en appareil funèbre : notre concert devient un glas mélancolique ; notre repas de noces, un triste banquet d'obsèques ; nos hymnes solennelles, des chants lugubres. Notre bouquet nuptial sert pour une morte, et tout change de destination.

 

Laurence.

– Retirez-vous, monsieur, et vous aussi, madame, et vous aussi, messire Pâris ; que chacun se prépare à escorter cette belle enfant jusqu'à son tombeau. Le ciel s'appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense ; ne l'irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté suprême.

 

Sortent Capulet, lady Capulet, Pâris et fière Laurence.

 

Premier Musicien.

– Nous pouvons serrer nos flûtes et partir

 

La Nourrice.

– Ah ! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes amis ; car comme vous voyez, la situation est lamentable.

 

Premier Musicien.

– Oui, et je voudrais qu'on pût l'amender

 

Sort la nourrice. Entre Pierre.

 

Pierre.

– Musiciens ! oh ! musiciens, vite Gaieté du cœur ! Gaieté du cœur ! Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Gaieté du cœur !

 

Premier Musicien. – Et pourquoi Gaieté du cœur ?

 

Pierre.

– ô musiciens ! parce que mon cœur lui-même joue l'air de Mon cœur est triste. Ah ! jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me consoler.

 

Deuxième Musicien.

– Pas la moindre complainte ; ce n'est pas le moment de jouer à présent.

 

Pierre.

– Vous ne voulez pas, alors ?

 

Les Musiciens.

– Non.

 

Pierre.

– Alors vous allez l'avoir solide.

 

Premier Musicien.

– Qu'est-ce que nous allons avoir ?

 

Pierre.

– Ce n'est pas de l'argent, Morbleu, c'est une raclée, méchants racleurs !

 

Premier Musicien.

– Méchant valet !

 

Pierre.

– Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la perruque. Je ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en donnerai des fa dièses, moi, sur les épaules, notez bien.

 

Premier Musicien.

– En nous donnant le fa dièse, c'est vous qui nous noterez.

 

Deuxième Musicien.

– Voyons, rengainez votre dague et dégainez votre esprit.

 

Pierre.

– En garde donc ! Je vais vous attaquer à la pointe de l'esprit et rengainer ma pointe d'acier… Ripostez-moi en hommes. (Il chante.)

Quand une douleur poignante blesse le cœur

Et qu'une morne tristesse accable l'esprit,

Alors la musique au son argentin…

Pourquoi son argentin ?

Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin ?

Répondez, Simon Corde-à-Boyau !

 

Premier Musicien.

– Eh ! parce que l'argent a le son fort doux.

 

Pierre.

– Joli ! Répondez, vous, Hugues Rebec !

 

Deuxième Musicien.

– La musique a le son argentin, parce que les musiciens la font sonner pour argent.

 

Pierre.

– Joli aussi !… Répondez, vous, Jacques Serpent.

 

Troisième Musicien.

– Ma foi, je ne sais que dire.

 

Pierre.

– Oh ! j'implore votre pardon : vous êtes le chanteur de la bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font rarement sonner l'or (Il chante.)

Alors la musique au son argentin

Apporte promptement le remède.

(Il sort.)

 

Premier Musicien.

– Voilà un fieffé coquin !

 

Deuxième Musicien.

– Qu'il aille se faire pendre !… Sortons, nous autres ! attendons le convoi, et nous resterons à dîner (Ils sortent.)

 

 

 

 

 

ACTE V

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Mantoue. Une rue. Entre Roméo.

 

Roméo.

– Si je puis me fier aux flatteuses assurances du sommeil, mes rêves m'annoncent l'arrivée de quelque joyeuse nouvelle. La pensée souveraine de mon cœur siège sereine sur son trône ; et, depuis ce matin, une allégresse singulière m'élève au-dessus de terre par de riantes pensées. J'ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort (étrange rêve qui laisse à un mort la faculté de penser !), puis, qu'à force de baisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, et que je renaissais, et que j'étais empereur. Ciel ! combien doit être douce la possession de l'amour, si son ombre est déjà si prodigue de joies !

 

Entre Balthazar chaussé de bottes.

 

Roméo.

– Des nouvelles de Vérone !… Eh bien, Balthazar, est-ce que tu ne m'apportes pas de lettre du moine ? Comment va ma dame ? Mon père est-il bien ? Comment va madame Juliette ? Je te répète cette question-là ; car si ma Juliette est heureuse, il n'existe pas de malheur.

 

Balthazar.

– Elle est heureuse, il n'existe donc pas de malheur. Son corps repose dans le tombeau des Capulets, et son âme immortelle vit avec les anges. Je l'ai vu déposer dans le caveau de sa famille, et j'ai pris aussitôt la poste pour vous l'annoncer. Oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces tristes nouvelles : je remplis l'office dont vous m'aviez chargé, monsieur.

 

Roméo.

– Est-ce ainsi ? eh bien, astres, je vous défie !… (À Balthazar) Tu sais où je loge : procure-moi de l'encre et du papier, et loue des chevaux de poste : je pars d'ici ce soir.

 

Balthazar.

– Je vous en conjure, monsieur, ayez de la patience. Votre pâleur, votre air hagard annoncent quelque catastrophe.

 

Roméo.

– Bah ! tu te trompes !… Laisse-moi et fais ce que je te dis : est-ce que tu n'as pas de lettre du moine pour moi ?

 

Balthazar.

– Non, mon bon seigneur.

 

Roméo.

– N'importe : va-t'en, et loue des chevaux ; je te rejoins sur-le-champ. (Sort Balthazar) Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. Cherchons le moyen… Ô destruction ! comme tu t'offres vite à la pensée des hommes désespérés ! Je me souviens d'un apothicaire qui demeure aux environs ; récemment encore je le remarquais sous sa guenille, occupé, le sourcil froncé, à cueillir des simples ; il avait la mine amaigrie ; l'âpre misère l'avait usé jusqu'aux os. Dans sa pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, un alligator empaillé et des peaux de poissons monstrueux ; sur ses planches, une chétive collection de boîtes vides, des pots de terre verdâtres, des vessies et des graines moisies, des restes de ficelle et de vieux pains de roses étaient épars çà et là pour faire étalage. Frappé de cette pénurie, je me dis à moi-même : Si un homme avait besoin de poison, bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, voici un pauvre gueux qui lui en vendrait. Oh ! je pressentais alors mon besoin présent ; il faut que ce besogneux m'en vende… Autant qu'il m'en souvient, ce doit être ici sa demeure ; comme c'est fête aujourd'hui, la boutique du misérable est fermée… Holà ! l'apothicaire !

 

Une porte s'ouvre. Paraît l'apothicaire.

 

L’apothicaire.

– Qui donc appelle si fort ?

 

Roméo.

– Viens ici, l'ami… Je vois que tu es pauvre ; tiens, voici quarante ducats ; donne-moi une dose de poison ; mais il me faut une drogue énergique qui, à peine dispersée dans les veines de l'homme las de vivre, le fasse tomber mort, et qui chasse du corps le souffle aussi violemment, aussi rapidement que la flamme renvoie la poudre des entrailles fatales du canon !

 

L’apothicaire.

– J'ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de Mantoue, c'est la mort pour qui les débite.

 

Roméo.

– Quoi ! tu es dans ce dénuement et dans cette misère, et tu as peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard ; le dégoût et la misère pendent à tes épaules. Le monde ne t'est point ami, ni la loi du monde ; le monde n'a pas fait sa loi pour t'enrichir ; viole-la donc, cesse d'être pauvre et prends ceci. (Il lui montre sa bourse.)

 

L’apothicaire.

– Ma pauvreté consent, mais non ma volonté.

 

Roméo.

– Je paye ta pauvreté, et non ta volonté.

 

L’apothicaire.

– Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, et avalez ; eussiez-vous la force de vingt hommes, vous serez expédié immédiatement.

 

Roméo, lui jetant sa bourse.

– Voici ton or ; ce poison est plus funeste à l'âme des hommes, il commet plus de meurtres dans cet odieux monde que ces pauvres mixtures que tu n'as pas le droit de vendre. C'est moi qui te vends du poison ; tu ne m'en as pas vendu. Adieu, achète de quoi manger et engraisse. (Serrant la fiole que l'apothicaire lui a remise.) Ceci, du poison ? non ! Viens, cordial, viens avec moi au tombeau de Juliette ; c'est là que tu dois me servir (Ils se séparent.)

 

 

 

SCÈNE II

 

La cellule de frère Laurence. Entre frère Jean.

 

Jean.

– Saint franciscain ! mon frère, holà !

 

Laurence.

– Ce doit être la voix de frère Jean. De Mantoue. Sois le bienvenu. Que dit Roméo ?… A-t-il écrit ? Alors donne-moi sa lettre.

 

Jean.

– J'étais allé à la recherche d'un frère déchaussé de notre ordre, qui devait m'accompagner et je l'avais trouvé ici dans la cité en train de visiter les malades ; mais les inspecteurs de la ville, nous ayant rencontrés tous deux dans une maison qu'ils soupçonnaient infectée de la peste, en ont fermé les portes et n'ont pas voulu nous laisser sortir. C'est ainsi qu'a été empêché mon départ pour Mantoue.

 

Laurence.

– Qui donc a porté ma lettre à Roméo ?

 

Jean.

– La voici. Je n'ai pas pu t'envoyer, ni me procurer un messager pour te la rapporter tant la contagion effrayait tout le monde.

 

Laurence.

– Malheureux événement ! Par notre confrérie ce n'était pas une lettre insignifiante, c'était un message d'une haute importance, et ce retard peut produire de grands malheurs. Frère Jean, va me chercher un levier de fer, et apporte le-moi sur-le-champ dans ma cellule.

 

Jean.

– Frère, je vais te l'apporter (Il sort.)

 

Laurence.

– Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau ; dans trois heures la belle Juliette s'éveillera. Elle me maudira, parce que Roméo n'a pas été prévenu de ce qui est arrivé ; mais je vais récrire à Mantoue, et je la garderai dans ma cellule jusqu'à la venue de Roméo. Pauvre cadavre vivant, enfermé dans le sépulcre d'un mort ! (Il sort.)

 

 

 

SCÈNE III

 

Vérone. – Un cimetière au milieu duquel s'élève le tombeau des Capulets. Entre Pâris suivi de son page qui porte une torche et des fleurs.

 

Pâris.

– Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à l'écart… Mais, non, éteins-la, car je ne veux pas être vu. Va te coucher sous ces ifs là-bas, en appliquant ton oreille contre la terre sonore ; aucun pied ne pourra se poser sur le sol du cimetière, tant de fois amolli et foulé par la bêche du fossoyeur sans que tu l'entendes : tu siffleras, pour m'avertir, si tu entends approcher quelqu'un… Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Va.

 

Le Page, à part.

– J'ai presque peur de rester seul ici dans le cimetière ; pourtant je me risque. (Il se retire.)

 

Pâris.

– Douce fleur je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, dont le dais, hélas ! est fait de poussière et de pierres ; je viendrai chaque nuit les arroser d'eau douce, ou, à son défaut, de larmes distillées par des sanglots ; oui, je veux célébrer tes funérailles en venant, chaque nuit, joncher ta tombe et pleurer (Lueur d'une torche et bruit de pas au loin. Le page siffle.) Le page m'avertit que quelqu'un approche. Quel est ce pas sacrilège qui erre par ici la nuit et trouble les rites funèbres de mon amour ?… Eh quoi ! une torche !… Nuit, voile-moi un instant. (Il se cache.)

 

Entre Roméo, suivi de Balthazar qui porte une torche, une pioche et un levier.

 

Roméo.

– Donne-moi cette pioche et ce croc d'acier. (Remettant un papier au page.) Tiens, prends cette lettre ; demain matin, de bonne heure, aie soin de la remettre à mon seigneur et père… Donne-moi la lumière. Sur ta vie, voici mon ordre : quoi que tu voies ou entendes, reste à l'écart et ne m'interromps pas dans mes actes. Si je descends dans cette alcôve de la mort c'est pour contempler les traits de ma dame, mais surtout pour détacher de son doigt inerte un anneau précieux, un anneau que je dois employer à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t'en… Mais si, cédant au soupçon, tu oses revenir pour épier ce que je veux faire, par le ciel, je te déchirerai lambeau par lambeau, et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. Ma résolution est farouche comme le moment : elle est plus terrible et plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer rugissante.

 

Balthazar.

– Je m'en vais, monsieur, et je ne vous troublerai pas.

 

Roméo.

– C'est ainsi que tu me prouveras ton dévouement… (Lui jetant sa bourse.) Prends ceci : vis et prospère… Adieu, cher enfant.

 

Balthazar, à part.

– N'importe. Je vais me cacher aux alentours ; sa mine m'effraye, et je suis inquiet sur ses intentions. (Il se retire.)

 

Roméo, prenant le levier et allant au tombeau.

– Horrible gueule, matrice de la mort, gorgée de ce que la terre a de plus précieux, je parviendrai bien à ouvrir tes lèvres pourries et à te fourrer de force une nouvelle proie ! (Il enfonce la porte du monument.)

 

Pâris.

– C'est ce banni, ce Montague hautain qui a tué le cousin de ma bien-aimée : la belle enfant en est morte de chagrin, à ce qu'on suppose. Il vient ici pour faire quelque infâme outrage aux cadavres : je vais l'arrêter… (Il s'avance.) Suspends ta besogne, impie, vil Montague : la vengeance peut-elle se poursuivre au-delà de la mort ? Misérable condamné, je t'arrête. Obéis et viens avec moi ; car il faut que tu meures.

 

Roméo.

– Il le faut en effet, et c'est pour cela que je suis venu ici… Bon jeune homme, ne tente pas un désespéré, sauve-toi d'ici et laisse-moi… (Montrant les tombeaux.) Songe à tous ces morts, et recule épouvanté… Je t'en supplie, jeune homme, ne charge pas ma tête d'un péché nouveau en me poussant à la fureur. Oh ! va-t'en. Par le ciel, je t'aime plus que moi-même, car c'est contre moi-même que je viens ici armé. Ne reste pas, va-t-en ; vis, et dis plus tard que la pitié d'un furieux t'a forcé de fuir.

 

Pâris, l'épée à la main.

– Je brave ta commisération, et je t'arrête ici comme félon.

 

Roméo.

– Tu veux donc me provoquer ? Eh bien, à toi, enfant. (Ils se battent.)

 

Le Page.

– Ô ciel ! ils se battent : je vais appeler le guet. (Il sort en courant.)

 

Pâris, tombant.

– Oh ! je suis tué !… Si tu es généreux, ouvre le tombeau et dépose-moi près de Juliette. (Il expire.)

 

Roméo.

– Sur ma foi, je le ferai. (Se penchant sur le cadavre.) Examinons cette figure : un parent de Mercutio, le noble comte Pâris ! Que m'a donc dit mon valet ? Mon âme, bouleversée, n'y a pas fait attention… Nous étions à cheval… Il me contait, je crois, que Pâris devait épouser Juliette. M'a-t-il dit cela, ou l'ai-je rêvé ? Ou, en l'entendant parler de Juliette, ai-je eu la folie de m'imaginer cela ? (Prenant le cadavre par le bras.) Oh ! donne-moi ta main, toi que l'âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre ! Je vais t'ensevelir dans un tombeau triomphal… Un tombeau ? Oh ! non, jeune victime, c'est un Louvre splendide, car Juliette y repose, et sa beauté fait de ce caveau une salle de fête illuminée. (Il dépose Pâris dans le monument.) Mort, repose ici, enterré par un mort. Que de fois les hommes à l'agonie ont eu un accès de joie, un éclair avant la mort, comme disent ceux qui les soignent… Ah ! comment comparer ceci à un éclair ? (Contemplant le corps de Juliette.) Mon amour ! ma femme ! La mort qui a sucé le miel de ton haleine n'a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté : elle ne t'a pas conquise ; la flamme de la beauté est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, et le pâle drapeau de la mort n'est pas encore déployé là… (Allant à un autre cercueil.) Tybalt ! te voilà donc couché dans ton linceul sanglant ! Oh ! que puis-je faire de plus pour toi ? De cette même main qui faucha ta jeunesse, je vais abattre celle de ton ennemi. Pardonne-moi, cousin. (Revenant sur ses pas.) Ah ! chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire que le spectre de la Mort est amoureux et que l'affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres pour te posséder ?… Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! c'est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde… (tenant le corps embrassé.) Un dernier regard, mes yeux ! Bras, une dernière étreinte ! Et vous, lèvres, vous, portes de l'haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur ! (Saisissant la fiole.) Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote désespéré, vite ! lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! À ma bien-aimée ! (Il boit le poison.) Oh ! l'apothicaire ne m'a pas trompé : ses drogues sont actives… Je meurs ainsi… sur un baiser ! (Il expire en embrassant Juliette.)

 

 

 

Frère Laurence paraît à l'autre extrémité du cimetière, avec une lanterne, un levier et une bêche.

 

Laurence.

– Saint François me soit en aide ! Que de fois cette nuit mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes ! (Il rencontre Balthazar étendu à terre.) Qui est là ?

 

Balthazar, se relevant.

– Un ami ! quelqu'un qui vous connaît bien.

 

Laurence, montrant le tombeau des Capulets.

– Soyez béni !… Dites-moi, mon bon ami, quelle est cette torche là-bas qui prête sa lumière inutile aux larves et aux crânes sans yeux ? Il me semble qu'elle brûle dans le monument des Capulets.

 

Balthazar.

– En effet, saint prêtre ; il y a là mon maître, quelqu'un que vous aimez.

 

Laurence.

– Qui donc ?

 

Balthazar.

– Roméo.

 

Laurence.

– Combien de temps a-t-il été là ?

 

Balthazar.

– Une grande demi-heure.

 

Laurence.

– Viens avec moi au caveau.

 

Balthazar.

– Je n'ose pas, messire. Mon maître croit que je suis parti ; il m'a menacé de mort en termes effrayants, si je restais à épier ses actes.

 

Laurence.

– Reste donc, j'irai seul… L'inquiétude me prend : oh ! je crains bien quelque malheur.

 

Balthazar.

– Comme je dormais ici sous cet if, j'ai rêvé que mon maître se battait avec un autre homme et que mon maître le tuait.

 

Laurence, allant vers le tombeau.

– Roméo ! (Dirigeant la lumière de sa lanterne sur l'entrée du tombeau.) Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui tache le seuil de pierre de ce sépulcre ? Pourquoi ces épées abandonnées et sanglantes projettent-elles leur sinistre lueur sur ce lieu de paix ? (Il entre dans le monument.) Roméo ! Oh ! qu'il est pâle !… Quel est cet autre ? Quoi, Pâris aussi ! baigné dans son sang ! Oh ! quelle heure cruelle est donc coupable de cette lamentable catastrophe ?… (Éclairant Juliette.) Elle remue !

 

Juliette s'éveille et se soulève.

 

Juliette.

– Ô frère charitable, où est mon seigneur ? Je me rappelle bien en quel lieu je dois être : m'y voici… Mais où est Roméo ?

 

Rumeur au loin.

 

Laurence.

– J'entends du bruit… Ma fille, quitte ce nid de mort, de contagion, de sommeil contre nature. Un pouvoir au-dessus de nos contradictions a déconcerté nos plans. Viens, viens, partons ! Ton mari est là gisant sur ton sein, et voici Pâris. Viens, je te placerai dans une communauté de saintes religieuses ; pas de questions ! le guet arrive… Allons, viens, chère Juliette. (La rumeur se rapproche.) Je n'ose rester plus longtemps. (Il sort du tombeau et disparaît.)

 

Juliette.

– Va, sors d'ici, car je ne m'en irai pas, mais, qu'est ceci ? Une coupe qu'étreint la main de mon bien-aimé ? C'est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée. L'égoïste ! il a tout bu ! il n'a pas laissé une goutte amie pour m'aider à le rejoindre ! Je veux baiser tes lèvres : peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me fera mourir… (Elle l'embrasse.) Tes lèvres sont chaudes !

 

Premier Garde, derrière le théâtre.

– Conduis-nous, page… De quel côté ?

 

Juliette.

– Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc ! (Saisissant le poignard de Roméo.) Ô heureux poignard ! voici ton fourreau… (Elle se frappe.) Rouille-toi là et laisse-moi mourir ! (Elle tombe sur le corps de Roméo et expire.)

 

Entre le guet, conduit par le page de Pâris.

 

Le Page, montrant le tombeau.

– Voilà l'endroit, là où la torche brûle.

 

Premier Garde, à l'entrée du tombeau.

– Le sol est sanglant. Qu'on fouille le cimetière. Allez, plusieurs, et arrêtez qui vous trouverez. (Des gardes sortent.) Spectacle navrant ! Voici le comte assassiné… et Juliette en sang !… chaude encore !… morte il n'y a qu'un moment, elle qui était ensevelie depuis deux jours !… Allez prévenir le Prince, courez chez les Capulets, réveillez les Montagues… que d'autres aillent aux recherches ! (D'autres gardes sortent.) Nous voyons bien le lieu où sont entassés tous ces désastres ; mais les causes qui ont donné lieu à ces désastres lamentables, nous ne pouvons les découvrir sans une enquête. (Entrent quelques gardes, ramenant Balthazar.)

 

Deuxième Garde.

– Voici le valet de Roméo, nous l'avons trouvé dans le cimetière.

 

Premier Garde.

– Tenez-le sous bonne garde jusqu'à l'arrivée du Prince.

 

Entre un garde, ramenant frère Laurence.

 

Troisième Garde.

– Voici un moine qui tremble, soupire et pleure. Nous lui avons pris ce levier et cette bêche, comme il venait de ce côté du cimetière.

 

Premier Garde. – Graves présomptions ! Retenez aussi ce moine.

 

 

 

Le jour commence à poindre. Entrent le Prince et sa suite.

 

Le Prince.

– Quel est le malheur matinal qui enlève ainsi notre personne à son repos ?

 

Entrent Capulet, lady Capulet et leur suite.

 

Capulet.

– Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ?

 

Lady Capulet.

– Le peuple dans les rues, ciel Roméo !… Juliette !… Pâris !… et tous accourent, en jetant l'alarme, vers notre monument.

 

Le Prince.

– D'où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ?

 

Premier Garde, montrant les cadavres.

– Mon souverain, voici le comte Pâris assassiné ; voici Roméo mort ; voici Juliette, la morte qu'on pleurait, chaude encore et tout récemment tuée.

 

Le Prince.

– Cherchez, fouillez partout, et sachez comment s'est fait cet horrible massacre.

 

Premier Garde.

– Voici un moine, et le valet du défunt Roméo ; ils ont été trouvés munis des instruments nécessaires pour ouvrir la tombe de ces morts.

 

Capulet.

– ô Ciel !… Oh ! vois donc, femme, notre fille est en sang !… Ce poignard s'est mépris… Tiens ! sa gaine est restée vide au flanc du Montague, et il s'est égaré dans la poitrine de ma fille !

 

Lady Capulet.

– Mon Dieu ! ce spectacle funèbre est le glas qui appelle ma vieillesse au sépulcre.

 

Entrent Montague et sa suite.

 

Le Prince.

– Approche, Montague : tu tes levé avant l'heure pour voir ton fils, ton héritier couché avant l'heure.

 

Montague.

– Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. L'exil de son fils l'a suffoquée de douleur ! Quel est le nouveau malheur qui conspire contre mes années ?

 

Le Prince, montrant le tombeau.

– Regarde, et tu verras.

 

Montague, reconnaissant Roméo.

– Malappris ! Y a-t-il donc bienséance à prendre le pas sur ton père dans la tombe ?

 

Le Prince.

– Fermez la bouche aux imprécations, jusqu'à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères, et en connaître la source, la cause et l'enchaînement. Alors c'est moi qui mènerai votre deuil, et qui le conduirai, s'il le faut, jusqu'à la mort. En attendant, contenez-vous, et que l'affection s'asservisse à la patience… Produisez ceux qu'on soupçonne.

 

(Les gardes amènent Laurence et Balthazar)

 

Laurence.

– Tout impuissant que j'ai été, c'est moi qui suis le plus suspect, puisque l'heure et le lieu s'accordent à m'imputer cet horrible meurtre ; me voici, prêt à m'accuser et à me défendre, prêt à m'absoudre en me condamnant.

 

Le Prince.

– Dis donc vite ce que tu sais sur ceci.

 

Laurence.

– Je serai bref, car le peu de souffle qui me reste ne suffisait pas à un récit prolixe. Roméo, ici gisant, était l'époux de Juliette ; et Juliette, ici gisante, était la femme fidèle de Roméo. Je les avais mariés : le jour de leur mariage secret fut le dernier jour de Tybalt, dont la mort prématurée proscrivit de cette cité, le nouvel époux. C'était lui, et non Tybalt, que pleurait Juliette. (À Capulet.) Vous, pour chasser la douleur qui assiégeait votre fille, vous l'aviez fiancée, et vous vouliez la marier de force au comte Pâris. Sur ce, elle est venue à moi, et, d'un air effaré, m'a dit de trouver un moyen pour la soustraire à ce second mariage ; sinon, elle voulait se tuer là, dans ma cellule. Alors, sur la foi de mon art, je lui ai remis un narcotique qui a agi, comme je m'y attendais, en lui donnant l'apparence de la mort. Cependant j'ai écrit à Roméo d'arriver dès cette nuit fatale, pour aider Juliette à sortir de sa tombe empruntée, au moment où l'effet du breuvage cesserait. Mais celui qui était chargé de ma lettre, frère Jean, a été retenu par un accident, et me l'a rapportée hier soir. Alors tout seul, à l'heure fixée d'avance pour le réveil de Juliette, je me suis rendu au caveau des Capulets, dans l'intention de l'emmener et de la recueillir dans ma cellule jusqu'à ce qu'il me fût possible de prévenir Roméo. Mais quand je suis arrivé quelques minutes avant le moment de son réveil, j'ai trouvé ici le noble Pâris et le fidèle Roméo prématurément couchés dans le sépulcre. Elle s'éveille, je la conjure de partir et de supporter ce coup du ciel avec patience… Aussitôt un bruit alarmant me chasse de la tombe ; Juliette, désespérée, refuse de me suivre et c'est sans doute alors qu'elle s'est fait violence à elle-même. Voilà tout ce que je sais. La nourrice était dans le secret de ce mariage. Si dans tout ceci quelque malheur est arrivé par ma faute, que ma vieille vie soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, à la rigueur des lois les plus sévères.

 

Le Prince.

– Nous t'avons toujours connu pour un saint homme… Où est le valet de Roméo ? qu'a-t-il à dire ?

 

Balthazar.

– J'ai porté à mon maître la nouvelle de la mort de Juliette ; aussitôt il a pris la poste, a quitté Mantoue et est venu dans ce cimetière, à ce monument. Là, il m'a chargé de remettre de bonne heure à son père la lettre que voici et entrant dans le caveau, m'a ordonné sous peine de mort de partir et de le laisser seul.

 

Le Prince, prenant le papier que tient Balthazar

– Donne-moi cette lettre, je veux la voir… Où est le page du comte, celui qui a appelé le guet ? Maraud, qu'est-ce que ton maître a fait ici ?

 

Le Page.

– Il est venu jeter des fleurs sur le tombeau de sa fiancée et m'a dit de me tenir à l'écart, ce que j'ai fait. Bientôt un homme avec une lumière est arrivé pour ouvrir la tombe ; et, quelques instants après, mon maître a tiré l'épée contre lui ; et c'est alors que j'ai couru appeler le guet.

 

Le Prince, jetant les yeux sur la lettre.

– Cette lettre confirme les paroles du moine… Voilà tout le récit de leurs amours… Il a appris qu'elle était morte ; aussitôt, écrit-il, il a acheté du poison chez un pauvre apothicaire et sur-le-champ s'est rendu dans ce caveau pour y mourir et reposer près de Juliette. (Regardant autour de lui.) Où sont-ils, ces ennemis ? Capulet ! Montague ! Voyez par quel fléau le ciel châtie votre haine : pour tuer vos joies, il se sert de l'amour !… Et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos discordes, j'ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis.

 

Capulet.

– Ô Montague, mon frère, donne-moi ta main. (Il serre la main de Montague.) Voici le douaire de ma fille ; je n'ai rien à te demander de plus.

 

Montague.

– Mais moi, j'ai à te donner plus encore. Je veux dresser une statue de ta fille en or pur. Tant que Vérone gardera son nom, il n'existera pas de figure plus honorée que celle de la loyale et fidèle Juliette.

 

Capulet.

– Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même splendeur : pauvres victimes de nos inimitiés !

 

Le Prince.

– Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, le soleil se voile la face de douleur. Partons pour causer encore de ces tristes choses. Il y aura des graciés et des punis. Car jamais aventure ne fut plus douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo.

 

(Tous sortent.)

 

RIDEAU

 

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