Mozart enfant, Heinrich Lössow, château de Linz (détail)
Le petit musicien
Les deux pieds dans le vide, on l’a juché sur un tabouret plus haut que lui, et il sourit aux angelots joufflus qui soufflent dans leurs longues trompettes. Il est prêt. Il a longuement préparé les notes, il les a toutes dans sa tête, limpides, prêtes à jaillir, et ses trompettes à lui seront plus belles que celles des anges !
Il étend lentement les bras, et le tissu trop lourd de sa jaquette neuve crisse doucement à ses épaules.
Il n’aime pas les vêtements neufs.
Les yeux fermés un moment, il écarte à rompre ses petits doigts impatients, qui s’abattent sur le grand clavier et font vibrer la nef, dans un écho qu’il savoure jusqu’à son extinction. Il laisse le silence glacé de la cathédrale l’envahir, puis relève les bras.
Cet accord tonitruant lui plaît. Il ne jouera pas ce que lui a demandé son Père. Il n’ouvre pas la partition.
Et le visage soudainement grave, il part dans une improvisation fulgurante qui laisse, il le voit tout en bas, l’assistance des quelques familiers béate.
Ce n’est pas cette vieille musique, grinçante et crispée de Bach, ces anciens-là chient* du marbre, c’est SA musique qu’il joue, elle est libre et n’appartient qu’à lui ; et tout se succède au bout de ses doigts, qui courent au clavier plus vite que la pensée ; il ne sait où la musique l’emmène, mais il la suit et ne s’arrête pas !
Et les notes qui naissent là-haut, si haut, tombent sur ses épaules, frisson musical tantôt timide ou caressant, aimable, langoureux ou bien brutal et guerrier, perles évanescentes des fontaines dont le vent se joue, fleuves tranquilles ou torrents impétueux aux cascades tonitruantes qui font vibrer le plancher de l’abside en caisse de violon sans dimensions !
Et toutes ces notes rejoignent en temps voulu le silence de leur extinction, dans cette mort si douce qui ne cesse de faire place à d’autres beautés, bouquet musical aux fleurs toujours renouvelées à l’appel de ses doigts sur le clavier d’ivoire.
A la toute dernière, sa note préférée, peut-être un accord, il ne sait pas encore, il confiera le soin d’abaisser le rideau lourd de cet anéantissement final, naufrage silencieux où flotte en surface, parmi tant d’épaves dispersées, toute l’émotion de la musique qui s’éteint.
Laissant alors courir encore un peu sa main droite sur la dernière variation de flûtes, vite, il amène à lui les deux tirettes de la gauche, lève haut les deux bras, et frappe le clavier de toutes ses forces, dans ce même accord de notes graves qu’il prolonge, celui du début, puis il laisse libre cours à la musique du silence, alors que le souffle des grands tuyaux se dissipe en écho sur les vieux murs.
Ce moment-là, où les mains se séparent du clavier comme à regret, mais ne s’en éloignent pas encore assez pour susciter les applaudissements, est traversé de mille pensées incertaines. Il voudrait prolonger cette sensation troublante ; pourtant, il faut finir. Et le petit musicien qui se sait déjà grand relève lentement ses bras, saute du tabouret, bondit vers la balustrade et salue. Son père approche, et il voit à son sourire retenu, un œil sur la partition fermée que, même en désobéissant, tout était bien.
Il sait que son art doit évoluer, mais il sait aussi qu’aujourd’hui, il vient de faire un grand pas.
Tout en bas, la nef retentit des applaudissements clairsemés mais vigoureux du petit public d’intimes qu’il entend monter à lui, à pas précipités et sonores par l’escalier de bois.
Mozart, qui n'a pas encore dix ans, se passionnera pour « Le roi des instruments » comme il le nommait, et ne manquera pas d’en jouer. Pourtant, il ne le fait entendre que dans de rares compositions.
* On croit savoir que ces mots étaient les siens.
JCP 25-26 04, 11-14 05 2018