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La Chanson Grise
26 juin 2013

La bûche

Im. x

feu-dans-hemiddnee copie

 

La bûche

 

Coiffée de neige en haut du tas de bois,

la bûche qui tremble au vent d'hiver

ne sait rien encore

des affres du brasier.

  

JCP  27 05 13

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12 juin 2013

Le Dictionnaire éventuel

 

À propos du "Dictionnaire éventuel"

 

                                  Ce "Dictionnaire éventuel", où tous les mots ne peuvent être représentés, n'a d'autre but que de distraire le lecteur, voire éclairer son visage d'un léger sourire. Et si ce sourire devait fleurir de temps à autre au gré de sa progression alphabétique, le but de ce dictionnaire (qui n'en est pas un) serait atteint.

Certes, des écrivains de talent, tels Gustave Flaubert et Ambrose Bierce, ou même Desproges, ont exploré le terrain du dictionnaire humoristique ou pamphlétaire, avec le succès que l'on connaît. Se voulant éloigné du plagiat - sinon original - le présent ouvrage s'essaie aux voies non empruntées, bien qu'étroites, du mot d'esprit où lourdeur et grossièreté ne sont pas les bienvenues.

Espérant que leur lecture n'en sera pas trop ennuyeuse, ces lignes (au nombre actuel de 170, en voie de publication intégrale) s'autorisent tant le jeu des syllabes et des mots que la contre-étymologie*...

 

* Contre-étymologie : Science inexacte visant à détourner le sens des mots à des fins avouées ; synonymes : non-sens, contre-sens, outre-sens, absurdité.

 

JCP

6 juin 2013

Charles Perrault, Les souhaits ridicules

Les souhaits ridicules

 

Charles Perrault

 

Les souhaits ridicules

 

◄►

 

 

                                                      À Mademoiselle de la C...

 

Si vous étiez moins raisonnable,

Je me garderais bien de venir vous conter

La folle et peu galante fable

Que je m’en vais vous débiter.

Une aune de boudin en fournit la matière.

Une aune de boudin, ma chère !

Quelle pitié ! c’est une horreur,

S’écriait une précieuse,

Qui toujours tendre et sérieuse

Ne veut ouïr parler que d’affaires de cœur.

Mais vous qui mieux qu’âme qui vive

Savez charmer en racontant,

Et dont l’expression est toujours si naïve

Que l’on croit voir ce qu’on entend ;

Qui savez que c’est la manière

Dont quelque chose est inventé,

Qui beaucoup plus que la matière

De tout récit fait la beauté,

Vous aimerez ma fable et sa moralité ;

J’en ai, j’ose le dire, une assurance entière.  

 

Il était une fois un pauvre Bûcheron

Qui las de sa pénible vie,

Avait, disait-il, grande envie

De s’aller reposer aux bords de l’Achéron :

Représentant, dans sa douleur profonde,

Que depuis qu’il était au monde,

Le Ciel cruel n’avait jamais

Voulu remplir un seul de ses souhaits.

 

Un jour que, dans le bois, il se mit à se plaindre,

À lui, la foudre en main, Jupiter s’apparut.

On aurait peine à bien dépeindre

La peur que le bonhomme en eut.

— Je ne veux rien, dit-il, en se jetant par terre,

Point de souhaits, point de Tonnerre,

Seigneur, demeurons but à but.   

— Cesse d’avoir aucune crainte ;

Je viens, dit Jupiter, touché de ta complainte,

Te faire voir le tort que tu me fais.

Écoute donc. Je te promets,

Moi qui du monde entier suis le souverain maître,

D’exaucer pleinement les trois premiers souhaits

Que tu voudras former sur quoi que ce puisse être.

Vois ce qui peut te rendre heureux,

Vois ce qui peut te satisfaire ;

Et comme ton bonheur dépend tout de tes vœux,

Songes-y bien avant que de les faire. »  

 

À ces mots Jupiter dans les cieux remonta,

Et le gai bûcheron, embrassant sa falourde,

Pour retourner chez lui sur son dos la jeta.

Cette charge jamais ne lui parut moins lourde.

Il ne faut pas, disait-il en trottant,

Dans tout ceci, rien faire à la légère ;

Il faut, le cas est important,

En prendre avis de notre ménagère.

— Çà, dit-il, en entrant sous son toit de fougère,

Faisons, Fanchon, grand feu, grand chère,

Nous sommes riches à jamais,

Et nous n’avons qu’à faire des souhaits. »

Là-dessus tout au long le fait il lui raconte.

À ce récit, l’épouse vive et prompte

Forma dans son esprit mille vastes projets ;

Mais considérant l’importance

De s’y conduire avec prudence : 

— Blaise, mon cher ami, dit-elle à son époux,

Ne gâtons rien par notre impatience ;

Examinons bien entre nous

Ce qu’il faut faire en pareille occurrence ;

Remettons à demain notre premier souhait

Et consultons notre chevet.

— Je l’entends bien ainsi, dit le bonhomme Blaise ;

Mais va tirer du vin derrière ces fagots.

À son retour il but, et goûtant à son aise

Près d’un grand feu la douceur du repos,

Il dit, en s’appuyant sur le dos de sa chaise :

— « Pendant que nous avons une si bonne braise,

Qu’une aune de Boudin viendrait bien à propos ! »  

 

À peine acheva-t-il de prononcer ces mots,

Que sa femme aperçut, grandement étonnée,

Un Boudin fort long, qui partant

D’un des coins de la cheminée,

S’approchait d’elle en serpentant.

 

Elle fit un cri dans l’instant ;

Mais jugeant que cette aventure

Avait pour cause le souhait

Que par bêtise toute pure

Son homme imprudent avait fait,

Il n’est point de pouille et d’injure

Que de dépit et de courroux

Elle ne dît au pauvre époux.

— Quand on peut, disait-elle, obtenir un Empire,

De l’or, des perles, des rubis,

Des diamants, de beaux habits,

Est-ce alors du boudin qu’il faut que l’on désire ?

— Eh bien, j’ai tort, dit-il, j’ai mal placé mon choix,

J’ai commis une faute énorme,

Je ferai mieux une autre fois.

— Bon, bon, dit-elle, attendez-moi sous l’orme,

Pour faire un tel souhait, il faut être bien bœuf !

L’époux plus d’une fois, emporté de colère,

Pensa faire tout bas le souhait d’être veuf,

Et peut-être, entre nous, ne pouvait-il mieux faire :

Les hommes, disait-il, pour souffrir sont bien nés !

Peste soit du boudin et du boudin encore ;

Plût à Dieu, maudite pécore,

Qu’il te pendît au bout du nez ! »  

 

La prière aussitôt du Ciel fut écoutée,

Et dès que le mari la parole lâcha,

Au nez de l’épouse irritée

L’aune de boudin s’attacha.

Ce prodige imprévu grandement le fâcha.

Fanchon était jolie, elle avait bonne grâce,

Et pour dire sans fard la vérité du fait,

Cet ornement en cette place

Ne faisait pas un bon effet ;

Si ce n’est qu’en pendant sur le bas du visage,

Il l’empêchait de parler aisément,

Pour un époux merveilleux avantage,

Et si grand qu’il pensa dans cet heureux moment

Ne souhaiter rien davantage.  

Je pourrais bien, disait-il à part soi,

Après un malheur si funeste,

Avec le souhait qui me reste,

Tout d’un plein saut me faire roi.

Rien n’égale, il est vrai, la grandeur souveraine ;

Mais encore faut-il songer

Comment serait faite la reine,

Et dans quelle douleur ce serait la plonger

De l’aller placer sur un trône

Avec un nez plus long qu’une aune.

Il faut l’écouter sur cela,

Et qu’elle-même elle soit la maîtresse

De devenir une grande princesse

En conservant l’horrible nez qu’elle a,

Ou de demeurer bûcheronne

Avec un nez comme une autre personne,

Et tel qu’elle l’avait avant ce malheur-là.  

 

La chose bien examinée,

Quoiqu’elle sût d’un sceptre et la force et l’effet,

Et que, quand on est couronnée,

On a toujours le nez bien fait ;

Comme au désir de plaire il n’est rien qui ne cède,

Elle aima mieux garder son bavolet

Que d’être reine et d’être laide.

 

Ainsi le Bûcheron ne changea point d’état,

Ne devint point grand Potentat,

D’écus ne remplit point sa bourse,

Trop heureux d’employer le souhait qui restait,

Faible bonheur, pauvre ressource,

À remettre sa femme en l’état qu’elle était.

 

Bien est donc vrai qu’aux hommes misérables,

Aveugles, imprudents, inquiets, variables,

Pas n’appartient de faire des souhaits,

Et que peu d’entre eux sont capables

De bien user dons que le Ciel leur a faits.

 

►◄

6 juin 2013

Charles Perrault, Peau-d'âne

Charles_Perrault

 

 

Charles PERRAULT

 (1628-1703)

 

 

PEAU-D'ÂNE

 

CONTE

 

◄►

 

Il est des gens de qui l'esprit guindé, 

Sous un front jamais déridé, 

Ne souffre, n'approuve et n'estime 

Que le pompeux et le sublime ; 

Pour moi, j'ose poser en fait 

Qu'en de certains moments l'esprit le plus parfait 

Peut aimer sans rougir jusqu'aux Marionnettes ; 

Et qu'il est des temps et des lieux 

Où le grave et le sérieux 

Ne valent pas d'agréables sornettes.

Pourquoi faut-il s'émerveiller 

Que la Raison la mieux sensée, 

Lasse souvent de trop veiller, 

Par des contes d'Ogre et de Fée 

Ingénieusement bercée, 

Prenne plaisir à sommeiller ?

Sans craindre donc qu'on me condamne 

De mal employer mon loisir, 

Je vais, pour contenter votre juste désir, 

Vous conter tout au long l'histoire de Peau-d'âne.

 

 

Il était une fois un Roi, 

Le plus grand qui fût sur la Terre, 

Aimable en Paix, terrible en Guerre, 

Seul enfin comparable à soi :

Ses voisins le craignaient, ses États étaient calmes, 

Et l'on voyait de toutes parts 

Fleurir, à l'ombre de ses palmes, 

Et les Vertus et les beaux Arts.

Son aimable Moitié, sa Compagne fidèle, 

Était si charmante et si belle, 

Avait l'esprit si commode et si doux 

Qu'il était encor avec elle 

Moins heureux Roi qu'heureux époux.

De leur tendre et chaste Hyménée 

Pleine de douceur et d'agrément, 

Avec tant de vertus une fille était née 

Qu'ils se consolaient aisément 

De n'avoir pas de plus ample lignée.

 

Dans son vaste et riche Palais 

Ce n'était que magnificence ; 

Partout y fourmillait une vive abondance 

De Courtisans et de Valets ;

Il avait dans son Écurie

Grands et petits chevaux de toutes les façons,

Couverts de beaux caparaçons

Roides d'or et de broderie ; 

Mais ce qui surprenait tout le monde en entrant, 

C'est qu'au lieu le plus apparent, 

Un maître âne étalait ses deux grandes oreilles.

Cette injustice vous surprend, 

Mais lorsque vous saurez ses vertus non pareilles, 

Vous ne trouverez pas que l'honneur fût trop grand.

Tel et si net le forma la Nature 

Qu'il ne faisait jamais d'ordure, 

Mais bien beaux Écus au soleil 

Et Louis de toute manière,

Qu'on allait recueillir sur la blonde litière

Tous les matins à son réveil.

 

 

Sans titre-1 copieCOMP

 

 

Or le Ciel qui parfois se lasse

De rendre les hommes contents,

Qui toujours à ses biens mêle quelque disgrâce,

Ainsi que la pluie au beau temps,

Permit qu'une âpre maladie

Tout à coup de la Reine attaquât les beaux jours.

Partout on cherche du secours ;

Mais ni la Faculté qui le Grec étudie,

Ni les Charlatans ayant cours,

Ne purent tous ensemble arrêter l'incendie

Que la fièvre allumait en s'augmentant toujours.

 

Arrivée à sa dernière heure

Elle dit au Roi son Époux :

- Trouvez bon qu'avant que je meure

J'exige une chose de vous ;

C'est que s'il vous prenait envie

De vous remarier quand je n'y serai plus...

- Ah ! dit le Roi, ces soins sont superflus, 

Je n'y songerai de ma vie,

Soyez en repos là-dessus.

- Je le crois bien, reprit la Reine,

Si j'en prends à témoin votre amour véhément ;

Mais pour m'en rendre plus certaine,

Je veux avoir votre serment,

Adouci toutefois par ce tempérament

Que si vous rencontrez une femme plus belle,

Mieux faite et plus sage que moi,

Vous pourrez franchement lui donner votre foi

Et vous marier avec elle.

Sa confiance en ses attraits

Lui faisait regarder une telle promesse

Comme un serment, surpris avec adresse,

De ne se marier jamais.

Le Prince jura donc, les yeux baignés de larmes,

Tout ce que la Reine voulut ;

La Reine entre ses bras mourut,

Et jamais un Mari ne fit tant de vacarmes.

À l'ouïr sangloter et les nuits et les jours,

On jugea que son deuil ne lui durerait guère,

Et qu'il pleurait ses défuntes Amours

Comme un homme pressé qui veut sortir d'affaire.

 

On ne se trompa point.

Au bout de quelques mois

Il voulut procéder à faire un nouveau choix ;

Mais ce n'était pas chose aisée,

Il fallait garder son serment

Et que la nouvelle Épousée

Eût plus d'attraits et d'agrément

Que celle qu'on venait de mettre au monument.

 

Ni la Cour en beautés fertile,

Ni la Campagne, ni la Ville,

Ni les Royaumes d'alentour

Dont on alla faire le tour

N'en purent fournir une telle ;

L'Infante seule était plus belle

Et possédait certains tendres appas

Que la défunte n'avait pas.

Le Roi le remarqua lui-même

Et brûlant d'un amour extrême

Alla follement s'aviser

Que par cette raison il devait l'épouser.

Il trouva même un Casuiste

Qui jugea que le cas se pouvait proposer.

Mais la jeune Princesse triste

D'ouïr parler d'un tel amour,

Se lamentait et pleurait nuit et jour.

 

De mille chagrins l'âme pleine,

Elle alla trouver sa Marraine,

Loin, dans une grotte à l'écart

De Nacre et de Corail richement étoffée.

C'était une admirable Fée

Qui n'eut jamais de pareille en son Art.

Il n'est pas besoin qu'on vous die

Ce qu'était une Fée en ces bienheureux temps ;

Car je suis sûr que votre Mie

Vous l'aura dit dès vos plus jeunes ans.

 

Sans titre 2 copieCOMP

 

- Je sais, dit-elle, en voyant la Princesse,

Ce qui vous fait venir ici,

Je sais de votre cœur la profonde tristesse ;

Mais avec moi n'ayez plus de souci.

Il n'est rien qui vous puisse nuire

Pourvu qu'à mes conseils vous vous laissiez conduire.

Votre Père, il est vrai, voudrait vous épouser ;

Écouter sa folle demande

Serait une faute bien grande,

Mais sans le contredire on le peut refuser.

 

Dites-lui qu'il faut qu'il vous donne

Pour rendre vos désirs contents,

Avant qu'à son amour votre cœur s'abandonne,

Une Robe qui soit de la couleur du Temps ;

Malgré tout son pouvoir et toute sa richesse,

Quoique le Ciel en tout favorise ses vœux,

Il ne pourra jamais accomplir sa promesse.

 

Aussitôt la jeune Princesse

L'alla dire en tremblant à son Père amoureux

Qui dans le moment fit entendre

Aux Tailleurs les plus importants

Que s'ils ne lui faisaient, sans trop le faire attendre,

Une Robe qui fût de la couleur du Temps,

Ils pouvaient s'assurer qu'il les ferait tous pendre.

 

Le second jour ne luisait pas encor

Qu'on apporta la Robe désirée ;

Le plus beau bleu de l'Empyrée

N'est pas, lorsqu'il est ceint de gros nuage d'or

D'une couleur plus azurée.

De joie et de douleur l'Infante pénétrée

Ne sait que dire ni comment

Se dérober à son engagement.

- Princesse, demandez-en une,

Lui dit sa Marraine tout bas,

Qui plus brillante et moins commune,

Soit de la couleur de la Lune.

Il ne vous la donnera pas.

À peine la Princesse en eut fait la demande

Que le Roi dit à son Brodeur :

Que l'astre de la Nuit n'ait pas plus de splendeur

Et que dans quatre jours sans faute on me la rende.

 

Le riche habillement fut fait au jour marqué,

Tel que le Roi s'en était expliqué.

Dans les Cieux où la Nuit a déployé ses voiles,

La Lune est moins pompeuse en sa robe d'argent

Lors même qu'au milieu de son cours diligent

Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles.

La Princesse admirant ce merveilleux habit,

Était à consentir presque délibérée ;

Mais par sa Marraine inspirée,

Au Prince amoureux elle dit :

- Je ne saurais être contente

Que je n'aie une Robe encore plus brillante

Et de la couleur du Soleil.

Le Prince qui l'aimait d'un amour sans pareil,

Fit venir aussitôt un riche Lapidaire

Et lui commanda de la faire

D'un superbe tissu d'or et de diamants,

Disant que s'il manquait à le bien satisfaire,

Il le ferait mourir au milieu des tourments.

 

Le Prince fut exempt de s'en donner la peine,

Car l'ouvrier industrieux,

Avant la fin de la semaine,

Fit apporter l'ouvrage précieux,

Si beau, si vif, si radieux,

Que le blond Amant de Clymène

Lorsque sur la voûte des Cieux

Dans son char d'or il se promène,

D'un plus brillant éclat n'éblouit pas les yeux.

 

L'Infante que ces dons achèvent de confondre,

À son Père, à son Roi ne sait plus que répondre.

Sa Marraine aussitôt la prenant par la main :

- Il ne faut pas, lui dit-elle à l'oreille,

Demeurer en si beau chemin ;

Est-ce une si grande merveille

Que tous ces dons que vous en recevez,

Tant qu'il aura l'âne que vous savez,

Qui d'écus d'or sans cesse emplit sa bourse ?

Demandez-lui la peau de ce rare Animal.

Comme il est toute sa ressource,

Vous ne l'obtiendrez pas, ou je raisonne mal.

 

Cette Fée était bien savante,

Et cependant elle ignorait encor

Que l'amour violent pourvu qu'on le contente,

Compte pour rien l'argent et l'or ;

La peau fut galamment aussitôt accordée

Que l'Infante l'eut demandée.

 

Cette Peau quand on l'apporta

Terriblement l'épouvanta

Et la fit de son sort amèrement se plaindre.

Sa Marraine survint et lui représenta

Que quand on fait le bien on ne doit jamais craindre :

Qu'il faut laisser penser au Roi

Qu'elle est tout à fait disposée

À subir avec lui la conjugale Loi,

Mais qu'au même moment, seule et bien déguisée,

Il faut qu'elle s'en aille en quelque État lointain

Pour éviter un mal si proche et si certain.

 

- Voici, poursuivit-elle, une grande cassette

Où nous mettrons tous vos habits,

Votre miroir votre toilette,

Vos diamants et vos rubis.

Je vous donne encor ma Baguette ;

En la tenant en votre main,

La cassette suivra votre même chemin

Toujours sous la Terre cachée ;

Et lorsque vous voudrez l'ouvrir,

À peine mon bâton la Terre aura touchée

Qu'aussitôt à vos yeux elle viendra s'offrir.

 

Pour vous rendre méconnaissable,

La dépouille de l'âne est un masque admirable.

Cachez-vous bien dans cette peau,

On ne croira jamais, tant elle est effroyable,

Qu'elle renferme rien de beau.

 

La Princesse ainsi travestie

De chez la sage Fée à peine fut sortie,

Pendant la fraîcheur du matin,

Que le Prince qui pour la Fête

De son heureux Hymen s'apprête,

Apprend tout effrayé son funeste destin.

Il n'est point de maison, de chemin, d'avenue,

Qu'on ne parcoure promptement ;

Mais on s'agite vainement,

On ne peut deviner ce qu'elle est devenue.

 

Partout se répandit un triste et noir chagrin ;

Plus de Noces, plus de Festin,

Plus de Tarte, plus de Dragées ;

Les Dames de la Cour toutes découragées,

N'en dînèrent point la plupart ;

Mais du Curé surtout la tristesse fut grande,

Car il en déjeuna fort tard,

Et qui pis est n'eut point d'offrande.

 

L'Infante cependant poursuivait son chemin,

Le visage couvert d'une vilaine crasse ;

À tous Passants elle tendait la main,

Et tâchait pour servir de trouver une place.

Mais les moins délicats et les plus malheureux

La voyant si maussade et si pleine d'ordure,

Ne voulaient écouter ni retirer chez eux

Une si sale créature.

 

Elle alla donc bien loin, bien loin, encor plus loin ;

Enfin elle arriva dans une Métairie

Où la Fermière avait besoin

D'une souillon, dont l'industrie

Allât jusqu'à savoir bien laver des torchons

Et nettoyer l'auge aux Cochons.

On la mit dans un coin au fond de la cuisine

Où les Valets, insolente vermine,

Ne faisaient que la tirailler

La contredire et la railler ;

Ils ne savaient quelle pièce lui faire,

La harcelant à tout propos ;

Elle était la butte ordinaire

De tous leurs quolibets et de tous leurs bons mots.

 

Sans titre-3 copieCOMP

 

Elle avait le Dimanche un peu plus de repos ;

Car ayant du matin fait sa petite affaire,

Elle entrait dans sa chambre en tenant son huis clos,

Elle se décrassait, puis ouvrait sa cassette,

Mettait proprement sa toilette,

Rangeait dessus ses petits pots

Devant son grand miroir, contente et satisfaite,

De la Lune tantôt la robe elle mettait,

Tantôt celle où le feu du Soleil éclatait,

Tantôt la belle robe bleue

Que tout l'azur des Cieux ne saurait égaler,

Avec ce chagrin seul que leur traînante queue

Sur le plancher trop court ne pouvait s'étaler

Elle aimait à se voir jeune, vermeille et blanche

Et plus brave cent fois que nulle autre n'était ;

Ce doux plaisir la sustentait

Et la menait jusqu'à l'autre Dimanche.

 

J'oubliais à dire en passant

Qu'en cette grande Métairie

D'un Roi magnifique et puissant

Se faisait la Ménagerie,

Que là, Poules de Barbarie,

Râles, Pintades, Cormorans, 

Oisons musqués, Canes Petières,

Et mille autres oiseaux de bizarres manières,

Entre eux presque tous différents,

Remplissaient à l'envi dix cours toutes entières.

 

Le Fils du Roi dans ce charmant séjour

Venait souvent au retour de la Chasse

Se reposer boire à la glace

Avec les Seigneurs de sa Cour.

Tel ne fut point le beau Céphale :

Son air était Royal, sa mine martiale,

Propre à faire trembler les plus fiers bataillons.

Peau-d'âne de fort loin le vit avec tendresse,

Et reconnut par cette hardiesse

Que sous sa crasse et ses haillons

Elle gardait encor le cœur d'une Princesse.

 

Qu'il a l'air grand, quoiqu'il l'ait négligé,

Qu'il est aimable, disait-elle,

Et que bien heureuse est la belle

À qui son cœur est engagé !

D'une robe de rien s'il m'avait honorée,

Je m'en trouverais plus parée

Que de toutes celles que j'ai.

 

Un jour le jeune Prince errant à l'aventure

De basse-cour en basse-cour,

Passa dans une allée obscure

Où de Peau-d'âne était l'humble séjour.

Par hasard il mit l'œil au trou de la serrure.

Comme il était fête ce jour,

Elle avait pris une riche parure

Et ses superbes vêtements

Qui, tissus de fin or et de gros diamants,

Égalaient du Soleil la clarté la plus pure.

Le Prince au gré de son désir

La contemple et ne peut qu'à peine,

En la voyant, reprendre haleine,

Tant il est comblé de plaisir.

Quels que soient les habits, la beauté du visage,

Son beau tour sa vive blancheur,

Ses traits fins, sa jeune fraîcheur

Le touchent cent fois davantage ;

Mais un certain air de grandeur,

Plus encore une sage et modeste pudeur,

Des beautés de son âme assuré témoignage,

S'emparèrent de tout son cœur.

 

Trois fois, dans la chaleur du feu qui le transporte,

Il voulut enfoncer la porte ;

Mais croyant voir une Divinité,

Trois fois par le respect son bras fut arrêté.

 

Dans le Palais, pensif il se retire,

Et là, nuit et jour il soupire ;

Il ne veut plus aller au Bal

Quoiqu'on soit dans le Carnaval.

Il hait la Chasse, il hait la Comédie,

Il n'a plus d'appétit, tout lui fait mal au cœur,

Et le fond de sa maladie

Est une triste et mortelle langueur.

 

Il s'enquit quelle était cette Nymphe admirable

Qui demeurait dans une basse-cour

Au fond d'une allée effroyable,

Où l'on ne voit goutte en plein jour.

C'est, lui dit-on, Peau-d'âne, en rien Nymphe ni belle

Et que Peau-d'âne l'on appelle,

À cause de la Peau qu'elle met sur son cou ;

De l'Amour c'est le vrai remède,

La bête en un mot la plus laide,

Qu'on puisse voir après le Loup.

On a beau dire, il ne saurait le croire ;

Les traits que l'amour a tracés

Toujours présents à sa mémoire

N'en seront jamais effacés.

 

Cependant la Reine sa Mère

Qui n'a que lui d'enfant pleure et se désespère ;

De déclarer son mal elle le presse en vain,

Il gémit, il pleure, il soupire,

Il ne dit rien, si ce n'est qu'il désire

Que Peau-d'âne lui fasse un gâteau de sa main ;

Et la Mère ne sait ce que son Fils veut dire.

- Ô Ciel ! Madame, lui dit-on,

Cette Peau-d'âne est une noire Taupe

Plus vilaine encore et plus gaupe

Que le plus sale Marmiton.

N'importe, dit la Reine, il le faut satisfaire

Et c'est à cela seul que nous devons songer.

Il aurait eu de l'or, tant l'aimait cette Mère,

S'il en avait voulu manger.

 

Sans titre-4 copieCOMP

 

Peau-d'âne donc prend sa farine

Qu'elle avait fait bluter exprès

Pour rendre sa pâte plus fine,

Son sel, son beurre et ses œufs frais ;

Et pour bien faire sa galette,

S'enferme seule en sa chambrette.

 

D'abord elle se décrassa

Les mains, les bras et le visage,

Et prit un corps d'argent que vite elle laça

Pour dignement faire l'ouvrage

Qu'aussitôt elle commença.

 

On dit qu'en travaillant un peu trop à la hâte,

De son doigt par hasard il tomba dans la pâte

Un de ses anneaux de grand prix ;

Mais ceux qu'on tient savoir le fin de cette histoire

Assurent que par elle exprès il y fut mis ;

Et pour moi franchement je l'oserais bien croire,

Fort sûr que, quand le Prince à sa porte aborda

Et par le trou la regarda,

Elle s'en était aperçue :

Sur ce point la femme est si drue

Et son œil va si promptement

Qu'on ne peut la voir un moment

Qu'elle ne sache qu'on l'a vue.

Je suis bien sûr encor et j'en ferais serment,

Qu'elle ne douta point que de son jeune Amant

La Bague ne fût bien reçue.

 

On ne pétrit jamais un si friand morceau,

Et le Prince trouva la galette si bonne

Qu'il ne s'en fallut rien que d'une faim gloutonne

Il n'avalât aussi l'anneau.

Quand il en vit l'émeraude admirable,

Et du jonc d'or le cercle étroit,

Qui marquait la forme du doigt,

Son cœur en fut touché d'une joie incroyable ;

Sous son chevet il le mit à l'instant,

Et son mal toujours augmentant,

Les Médecins sages d'expérience,

En le voyant maigrir de jour en jour,

Jugèrent tous, par leur grande science,

Qu'il était malade d'amour.

 

Comme l'Hymen, quelque mal qu'on en die,

Est un remède exquis pour cette maladie,

On conclut à le marier ;

Il s'en fit quelque temps prier

Puis dit : Je le veux bien, pourvu que l'on me donne

En mariage la personne

Pour qui cet anneau sera bon.

À cette bizarre demande,

De la Reine et du Roi la surprise fut grande ;

Mais il était si mal qu'on n'osa dire non.

 

Voilà donc qu'on se met en quête

De celle que l'anneau, sans nul égard du sang,

Doit placer dans un si haut rang ;

Il n'en est point qui ne s'apprête

À venir présenter son doigt

Ni qui veuille céder son droit.

 

Le bruit ayant couru que pour prétendre au Prince,

Il faut avoir le doigt bien mince,

Tout Charlatan, pour être bienvenu,

Dit qu'il a le secret de le rendre menu ;

L'une, en suivant son bizarre caprice,

Comme une rave le ratisse ;

L'autre en coupe un petit morceau ;

Une autre en le pressant croit qu'elle l'apetisse ;

Et l'autre, avec de certaine eau,

Pour le rendre moins gros en fait tomber la peau ;

Il n'est enfin point de manœuvre

Qu'une Dame ne mette en œuvre,

Pour faire que son doigt cadre bien à l'anneau.

 

L'essai fut commencé par les jeunes Princesses,

Les Marquises et les Duchesses ;

Mais leurs doigts quoique délicats,

Étaient trop gros et n'entraient pas.

Les Comtesses, et les Baronnes,

Et toutes les nobles Personnes,

Comme elles tour à tour présentèrent leur main

Et la présentèrent en vain.

Ensuite vinrent les Grisettes,

Dont les jolis et menus doigts,

Car il en est de très bien faites,

Semblèrent à l'anneau s'ajuster quelquefois.

 

Mais la Bague toujours trop petite ou trop ronde

D'un dédain presque égal rebutait tout le monde.

 

Il fallut en venir enfin

Aux Servantes, aux Cuisinières,

Aux Tortillons, aux Dindonnières,

En un mot à tout le fretin,

Dont les rouges et noires pattes,

Non moins que les mains délicates,

Espéraient un heureux destin.

Il s'y présenta mainte fille

Dont le doigt, gros et ramassé,

Dans la Bague du Prince eût aussi peu passé

Qu'un câble au travers d'une aiguille.

 

On crut enfin que c'était fait,

Car il ne restait en effet,

Que la pauvre Peau-d'âne au fond de la cuisine.

Mais comment croire, disait-on,

Qu'à régner le ciel la destine !

Le Prince dit : Et pourquoi non ?

Qu'on la fasse venir.

Chacun se prit à rire,

Criant tout haut :

Que veut-on dire,

De faire entrer ici cette sale guenon ?

Mais lorsqu'elle tira de dessous sa peau noire

Une petite main qui semblait de l'ivoire

Qu'un peu de pourpre a coloré,

Et que de la Bague fatale,

D'une justesse sans égale

Son petit doigt fut entouré,

La Cour fut dans une surprise

Qui ne peut pas être comprise.

 

On la menait au Roi dans ce transport subit ;

Mais elle demanda qu'avant que de paraître

Devant son Seigneur et son Maître,

On lui donnât le temps de prendre un autre habit.

 

De cet habit, pour la vérité dire,

De tous côtés on s'apprêtait à rire ;

Mais lorsqu'elle arriva dans les Appartements,

Et qu'elle eut traversé les salles

Avec ses pompeux vêtements

Dont les riches beautés n'eurent jamais d'égales ;

Que ses aimables cheveux blonds

Mêlés de diamants dont la vive lumière

En faisait autant de rayons,

Que ses yeux bleus, grands, doux et longs,

Qui pleins d'une Majesté fière

Ne regardent jamais sans plaire et sans blesser,

Et que sa taille enfin si menue et si fine

Qu'avec que ses deux mains on eût pu l'embrasser,

Montrèrent leurs appas et leur grâce divine,

Des Dames de la Cour et de leurs ornements

Tombèrent tous les agréments.

 

Dans la joie et le bruit de toute l'Assemblée,

Le bon Roi ne se sentait pas

De voir sa Bru posséder tant d'appas ;

La Reine en était affolée,

Et le Prince son cher Amant,

De cent plaisirs l'âme comblée,

Succombait sous le poids de son ravissement.

 

Pour l'Hymen aussitôt chacun prit ses mesures ;

Le Monarque en pria tous les Rois d'alentour,

Qui, tous brillants de diverses parures,

Quittèrent leurs États pour être à ce grand jour

On en vit arriver des climats de l'Aurore,

Montés sur de grands Éléphants ;

Il en vint du rivage More,

Qui, plus noirs et plus laids encore,

Faisaient peur aux petits enfants ;

Enfin de tous les coins du Monde,

Il en débarque et la Cour en abonde.

 

Mais nul Prince, nul Potentat,

N'y parut avec tant d'éclat

Que le père de l'Épousée,

Qui d'elle autrefois amoureux

Avait avec le temps purifié les feux

Dont son âme était embrasée.

Il en avait banni tout désir criminel

Et de cette odieuse flamme

Le peu qui restait dans son âme

N'en rendait que plus vif son amour paternel.

Dès qu'il la vit : - Que béni soit le Ciel

Qui veut bien que je te revoie,

Ma chère enfant, dit-il, et tout pleurant de joie,

Courut tendrement l'embrasser ;

Chacun à son bonheur voulut s'intéresser,

Et le futur Époux était ravi d'apprendre

Que d'un Roi si puissant il devenait le Gendre.

Dans ce moment la Marraine arriva

Qui raconta toute l'histoire,

Et par son récit acheva

De combler Peau-d'âne de gloire.

 

Sans titre-5 copieCOMP

 

 

Il n'est pas malaisé de voir

Que le but de ce Conte est qu'un Enfant apprenne

Qu'il vaut mieux s'exposer à la plus rude peine

Que de manquer à son devoir ;

 

Que la Vertu peut être infortunée

Mais qu'elle est toujours couronnée ;

 

Que contre un fol amour et ses fougueux transports

La Raison la plus forte est une faible digue,

Et qu'il n'est point de riches trésors

Dont un Amant ne soit prodigue ;  

Que de l'eau claire et du pain bis

Suffisent pour la nourriture

De toute jeune Créature,

Pourvu qu'elle ait de beaux habits ;  

Que sous le Ciel il n'est point de femelle

Qui ne s'imagine être belle,

Et qui souvent ne s'imagine encor

Que si des trois Beautés la fameuse querelle

S'était démêlée avec elle,

Elle aurait eu la pomme d'or.

Le Conte de Peau-d'âne est difficile à croire,

Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants,

Des Mères et des Mères-grands,

On en gardera la mémoire.

 

 

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Remerciements à www.livrefrance.com

6 juin 2013

Charles Perrault, Grisélidis

Charles_Perrault

 

Charles Perrault

 

GRISÉLIDIS

 

Nouvelle

 

À Mademoiselle ***

 

En vous offrant, jeune et sage Beauté,

Ce modèle de Patience,

Je ne me suis jamais flatté

Que par vous de tout point il serait imité,

C’en serait trop en conscience.

 

Mais Paris où l’homme est poli,

Où le beau sexe né pour plaire

Trouve son bonheur accompli,

De tous côtés est si rempli

D’exemples du vice contraire,

Qu’on ne peut en toute saison,

Pour s’en garder ou s’en défaire,

Avoir trop de contrepoison.

 

Une Dame aussi patiente

Que celle dont ici je relève le prix,

Serait partout une chose étonnante,

Mais ce serait un prodige à Paris.

 

Les femmes y sont souveraines,

Tout s’y règle selon leurs vœux,

Enfin c’est un climat heureux

Qui n’est habité que de Reines.

 

Ainsi je vois que de toutes façons,

Griselidis y sera peu prisée,

Et qu’elle y donnera matière de risée,

Par ses trop antiques leçons.

 

Ce n’est pas que la Patience

Ne soit une vertu des Dames de Paris,

Mais par un long usage elles ont la science

De la faire exercer par leurs propres maris.

 

350 Grisélidispulaire-Jules_Rouff-04b copie

 

 

 

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Au pied des célèbres montagnes
Où le Pô s’échappant de dessous ses roseaux,
Va dans le sein des prochaines campagnes
Promener ses naissantes eaux,
vivait un jeune et vaillant Prince,
Les délices de sa Province :
Le ciel, en le formant, sur lui tout à la fois
Versa ce qu’il a de plus rare,
Ce qu’entre ses amis d’ordinaire il sépare,
Et qu’il ne donne qu’aux grands Rois.

Comblé de tous les dons et du corps et de l’âme,
Il fut robuste, adroit, propre au métier de Mars,
Et par l’instinct secret d’une divine flamme,
Avec ardeur il aima les beaux Arts.
Il aima les combats, il aima la victoire,
Les grands projets, les actes valeureux,
Et tout ce qui fait vivre un beau nom dans l’histoire ;
Mais son cœur tendre et généreux
Fut encor plus sensible à la solide gloire
De rendre ses Peuples heureux.


Ce tempérament héroïque
Fut obscurci d’une sombre vapeur
Qui, chagrine et mélancolique,
Lui faisait voir dans le fond de son cœur
Tout le beau sexe infidèle et trompeur :
Dans la femme où brillait le plus rare mérite,
Il voyait une âme hypocrite,
Un esprit d’orgueil enivré,
Un cruel ennemi qui sans cesse n’aspire
Qu’à prendre un souverain empire
Sur l’homme malheureux qui lui sera livré.

Le fréquent usage du monde,
Où l’on ne voit qu’Époux subjugués ou trahis,
Joint à l’air jaloux du Pays,
Accrut encor cette haine profonde.
Il jura donc plus d’une fois
Que quand même le Ciel pour lui plein de tendresse
Formerait une autre Lucrèce,
Jamais de l’hyménée il ne suivrait les lois.
Ainsi, quand le matin, qu’il donnait aux affaires,
Il avait réglé sagement
Toutes les choses nécessaires
Au bonheur du gouvernement,
Que du faible orphelin, de la veuve oppressée,
Il avait conservé les droits,
Ou banni quelque impôt qu’une guerre forcée
Avait introduit autrefois,
L’autre moitié de la journée
À la chasse était destinée,
Où les Sangliers et les Ours,
Malgré leur fureur et leurs armes
Lui donnaient encor moins d’alarmes
Que le sexe charmant qu’il évitait toujours.


Cependant ses sujets que leur intérêt presse
De s’assurer d’un successeur
Qui les gouverne un jour avec même douceur,
À leur donner un fils le conviaient sans cesse.


Un jour dans le Palais ils vinrent tous en corps
Pour faire leurs derniers efforts ;
Un Orateur d’une grave apparence,
Et le meilleur qui fût alors,
Dit tout ce qu’on peut dire en pareille occurrence.
Il marqua leur désir pressant
De voir sortir du Prince une heureuse lignée
Qui rendît à jamais leur État florissant ;
Il lui dit même en finissant
Qu’il voyait un Astre naissant
Issu de son chaste hyménée
Qui faisait pâlir le Croissant.


D’un ton plus simple et d’une voix moins forte,
Le Prince à ses sujets répondit de la sorte :
Le zèle ardent, dont je vois qu’en ce jour
Vous me portez aux nœuds du mariage,
Me fait plaisir et m’est de votre amour
Un agréable témoignage ;
J’en suis sensiblement touché,
Et voudrais dès demain pouvoir vous satisfaire :
Mais à mon sens l’hymen est une affaire
Où plus l’homme est prudent, plus il est empêché.
Observez bien toutes les jeunes filles ;
Tant qu’elles sont au sein de leurs familles,
Ce n’est que vertu, que bonté,
Que pudeur que sincérité,
Mais sitôt que le mariage
Au déguisement a mis fin
Et qu’ayant fixé leur destin
Il n’importe plus d’être sage,
Elles quittent leur personnage,
Non sans avoir beaucoup pâti,
Et chacune dans son ménage
Selon son gré prend son parti.


L’une d’humeur chagrine, et que rien ne récrée,
Devient une Dévote outrée,
Qui crie et gronde à tous moments ;
L’autre se façonne en Coquette
Qui sans cesse écoute ou caquette,
Et n’a jamais assez d’Amants ;
Celle-ci des beaux Arts follement curieuse,
De tout décide avec hauteur
Et critiquant le plus habile Auteur
Prend la forme de Précieuse ;
Cette autre s’érige en Joueuse,
Perd tout, argent, bijoux, bagues, meubles de prix,
Et même jusqu’à ses habits.


Dans la diversité des routes qu’elles tiennent,
Il n’est qu’une chose où je vois
Qu’enfin toutes elles conviennent,
C’est de vouloir donner la loi.
Or je suis convaincu que dans le mariage
On ne peut jamais vivre heureux,
Quand on y commande tous deux ;
Si donc vous souhaitez qu’à l’hymen je m’engage,
Cherchez une jeune beauté
Sans orgueil et sans vanité,
D’une obéissance achevée,
D’une patience éprouvée,
Et qui n’ait point de volonté,
Je la prendrai quand vous l’aurez trouvée.


Le Prince ayant mis fin à ce discours moral,
Monte brusquement à cheval,
Et court joindre à perte d’haleine
Sa meute qui l’attend au milieu de la plaine.


Après avoir passé des prés et des guérets,
Il trouve ses Chasseurs couchés sur l’herbe verte ;
Tous se lèvent et tous alertes
Font trembler de leurs cors les hôtes des forêts.
Des chiens courants l’aboyante famille,
Deçà, delà, parmi le chaume brille,
Et les limiers à l’œil ardent
Qui du fort de la Bête à leur poste reviennent,
Entraînent en les regardant
Les forts valets qui les retiennent.


S’étant instruit par un des siens
Si tout est prêt, si l’on est sur la trace,
Il ordonne aussitôt qu’on commence la chasse,
Et fait donner le Cerf aux chiens.
Le son des cors qui retentissent,
Le bruit des chevaux qui hennissent
Et des chiens animés les pénétrants abois,
Remplissent la forêt de tumulte et de trouble,
Et pendant que l’écho sans cesse les redouble,
S’enfoncent avec eux dans les plus creux du bois.
Le Prince, par hasard ou par sa destinée,
Prit une route détournée
Où nul des Chasseurs ne le suit ;
Plus il court, plus il s’en sépare :
Enfin à tel point il s’égare
Que des chiens et des cors il n’entend plus le bruit.

L’endroit où le mena sa bizarre aventure,
Clair de ruisseaux et sombre de verdure,
Saisissait les esprits d’une secrète horreur ;
La simple et naïve Nature
S’y faisait voir et si belle et si pure,
Que mille fois il bénit son erreur.


Rempli des douces rêveries
Qu’inspirent les grands bois, les eaux et les prairies,
Il sent soudain frapper et son cœur et ses yeux
Par l’objet le plus agréable,
Le plus doux et le plus aimable
Qu’il eût jamais vu sous les Cieux.


C’était une jeune Bergère
Qui filait aux bords d’un ruisseau,
Et qui conduisant son troupeau,
D’une main sage et ménagère
Tournait son agile fuseau.
Elle aurait pu dompter les cœurs les plus sauvages ;
Des lys, son teint a la blancheur
Et sa naturelle fraîcheur
S’était toujours sauvée à l’ombre des bocages :
Sa bouche, de l’enfance avait tout l’agrément,
Et ses yeux qu’adoucit une brune paupière,
Plus bleus que n’est le firmament,
Avaient aussi plus de lumière.


Le Prince, avec transport, dans le bois se glissant,
Contemple les beautés dont son âme est émue,
Mais le bruit qu’il fait en passant
De la Belle sur lui fit détourner la vue ;
Dès qu’elle se vit aperçue,
D’un brillant incarnat la prompte et vive ardeur
De son beau teint redoubla la splendeur,
Et sur son visage épandue,
Y fit triompher la pudeur.


Sous le voile innocent de cette honte aimable,
Le Prince découvrit une simplicité,
Une douceur, une sincérité,
Dont il croyait le beau sexe incapable,
Et qu’il voit là dans toute leur beauté.


Saisi d’une frayeur pour lui toute nouvelle,
Il s’approche interdit, et plus timide qu’elle,
Lui dit d’une tremblante voix,
Que de tous ses veneurs il a perdu la trace,
Et lui demande si la chasse
N’a point passé quelque part dans le bois.
- Rien n’a paru, Seigneur dans cette solitude,
Dit-elle, et nul ici que vous seul n’est venu ;
Mais n’ayez point d’inquiétude,
Je remettrai vos pas sur un chemin connu.


- De mon heureuse destinée
Je ne puis, lui dit-il, trop rendre grâce aux Dieux ;
Depuis longtemps je fréquente ces lieux,
Mais j’avais ignoré jusqu’à cette journée
Ce qu’ils ont de plus précieux.
Dans ce temps elle voit que le Prince se baisse
Sur le moite bord du ruisseau,
Pour étancher dans le cours de son eau
La soif ardente qui le presse.
Seigneur, attendez un moment,
Dit-elle, et courant promptement
Vers sa cabane, elle y prend une tasse
Qu’avec joie et de bonne grâce,
Elle présente à ce nouvel Amant.


Les vases précieux de cristal et d’agate
Où l’or en mille endroits éclate,
Et qu’un Art curieux avec soin façonna,
N’eurent jamais pour lui, dans leur pompe inutile,
Tant de beauté que le vase d’argile
Que la Bergère lui donna.


Cependant pour trouver une route facile
Qui mène le Prince à la Ville,
Ils traversent des bois, des rochers escarpés
Et de torrents entrecoupés ;
Le Prince n’entre point dans de route nouvelle
Sans en bien observer tous les lieux d’alentour
Et son ingénieux Amour
Qui songeait au retour
En fit une carte fidèle.
Dans un bocage sombre et frais
Enfin la Bergère le mène,
Où de dessous ses branchages épais
Il voit au loin dans le sein de la plaine
Les toits dorés de son riche Palais.
S’étant séparé de la Belle,
Touché d’une vive douleur,
À pas lents il s’éloigne d’Elle,
Chargé du trait qui lui perce le cœur ;
Le souvenir de sa tendre aventure
Avec plaisir le conduisit chez lui.
Mais dès le lendemain il sentit sa blessure,
Et se vit accablé de tristesse et d’ennui.
Dès qu’il le peut-il retourne à la chasse,
Où de sa suite adroitement
Il s’échappe et se débarrasse
Pour s’égarer heureusement.
Des arbres et des monts les cimes élevées,
Qu’avec grand soin il avait observées,
Et les avis secrets de son fidèle Amour,
Le guidèrent si bien que malgré les traverses
De cent routes diverses,
De sa jeune Bergère il trouva le séjour.
Il sut qu’elle n’a plus que son Père avec elle,
Que Griselidis on l’appelle,
Qu’ils vivent doucement du lait de leurs brebis,
Et que de leur toison qu’elle seule elle file,
Sans avoir recours à la ville,
Ils font eux-mêmes leurs habits.


Plus il la voit, plus il s’enflamme
Des vives beautés de son âme
Il connaît en voyant tant de dons précieux,
Que si la Bergère est si belle,
C’est qu’une légère étincelle
De l’esprit qui l’anime a passé dans ses yeux.


Il ressent une joie extrême
D’avoir si bien placé ses premières amours ;
Ainsi sans plus tarder il fit dès le jour même
Assembler son Conseil et lui tint ce discours :


- Enfin aux Lois de l’Hyménée
Suivant vos vœux je me vais engager ;
Je ne prends point ma femme en Pays étranger,
Je la prends parmi vous, belle, sage, bien née,
Ainsi que mes aïeux ont fait plus d’une fois.
Mais j’attendrai cette grande journée
À vous informer de mon choix.


Dès que la nouvelle fut sue,
Partout elle fut répandue.
On ne peut dire avec combien d’ardeur
L’allégresse publique
De tous côtés s’explique ;
Le plus content fut l’Orateur,
Qui par son discours pathétique
Croyait d’un si grand bien être l’unique Auteur
Qu’il se trouvait homme de conséquence !
Rien ne peut résister à la grande éloquence,
Disait-il sans cesse en son cœur
Le plaisir fut de voir le travail inutile
Des Belles de toute la Ville
Pour s’attirer et mériter le choix
Du Prince leur Seigneur qu’un air chaste et modeste
Charmait uniquement et plus que tout le reste,
Ainsi qu’il l’avait dit cent fois.


D’habit et de maintien toutes elles changèrent,
D’un ton dévot elles toussèrent,
Elles radoucirent leurs voix,
De demi-pied les coiffures baissèrent,
La gorge se couvrit, les manches s’allongèrent,
À peine on leur voyait le petit bout des doigts.
Dans la Ville avec diligence,
Pour l’Hymen dont le jour s’avance,
On voit travailler tous les Arts :
Ici se font de magnifiques chars
D’une forme toute nouvelle,
Si beaux et si bien inventés,
Que l’or qui partout étincelle
En fait la moindre des beautés.


Là pour voir aisément et sans aucun obstacle
Toute la pompe du spectacle,
On dresse de longs échafauds,
Ici de grands Arcs triomphaux
Où du Prince guerrier se célèbre la gloire,
Et de l’Amour sur lui l’éclatante victoire.
Là, sont forgés d’un art industrieux,
Ces feux qui par les coups d’un innocent tonnerre,
En effrayant la Terre,
De mille astres nouveaux embellissent les Cieux.
Là d’un ballet ingénieux
Se concerte avec soin l’agréable folie,
Et là d’un Opéra peuplé de mille Dieux,
Le plus beau que jamais ait produit l’Italie,
On entend répéter les airs mélodieux.
Enfin, du fameux Hyménée,
Arriva la grande journée.


Sur le fond d’un Ciel vif et pur
À peine l’Aurore vermeille
Confondait l’or avec l’azur,
Que partout en sursaut le beau sexe s’éveille ;
Le Peuple curieux s’épand de tous côtés,
En différents endroits des Gardes sont postés
Pour contenir la Populace,
Et la contraindre à faire place.
Tout le Palais retentit de clairons,
De flûtes, de hautbois, de rustiques musettes,
Et l’on n’entend aux environs
Que des tambours et des trompettes.
Enfin le Prince sort entouré de sa Cour
Il s’élève un long cri de joie,
Mais on est bien surpris quand au premier détour,
De la Forêt prochaine on voit qu’il prend la voie,
Ainsi qu’il faisait chaque jour.
Voilà, dit-on, son penchant qui l’emporte,
Et de ses passions, en dépit de l’Amour,
La Chasse est toujours la plus forte.


Il traverse rapidement
Les guérets de la plaine et gagnant la montagne,
Il entre dans le bois au grand étonnement
De la Troupe qui l’accompagne.


Après avoir passé par différents détours,
Que son cœur amoureux se plaît à reconnaître,
Il trouve enfin la cabane champêtre,
Où logent ses tendres amours.


Griselidis de l’Hymen informée,
Par la voix de la Renommée,
En avait pris son bel habillement ;
Et pour en aller voir la pompe magnifique,
De dessous sa case rustique
Sortait en ce même moment.


Où courez-vous si prompte et si légère ?
Lui dit le Prince en l’abordant
Et tendrement la regardant ;
Cessez de vous hâter trop aimable Bergère :
La noce où vous allez, et dont je suis l’Époux,
Ne saurait se faire sans vous.


Oui, je vous aime, et je vous ai choisie
Entre mille jeunes beautés,
Pour passer avec vous le reste de ma vie,
Si toutefois mes vœux ne sont pas rejetés.
Ah ! dit-elle, Seigneur je n’ai garde de croire
Que je sois destinée à ce comble de gloire ;
Vous cherchez à vous divertir.
Non, non, dit-il, je suis sincère,
J’ai déjà pour moi votre Père
(Le Prince avait eu soin de l’en faire avertir).
Daignez, Bergère, y consentir,
C’est là tout ce qui reste à faire.
Mais afin qu’entre nous une solide paix
Éternellement se maintienne,
Il faudrait me jurer que vous n’aurez jamais
D’autre volonté que la mienne.


Je le jure, dit-elle, et je vous le promets ;
Si j’avais épousé le moindre du Village,
J’obéirais, son joug me serait doux ;
Hélas ! combien donc davantage,
Si je viens à trouver en vous
Et mon Seigneur et mon Époux.


Ainsi le Prince se déclare,
Et pendant que la Cour applaudit à son choix,
Il porte la Bergère à souffrir qu’on la pare
Des ornements qu’on donne aux Épouses des Rois.
Celles qu’à cet emploi leur devoir intéresse
Entrent dans la cabane, et là diligemment
Mettent tout leur savoir et toute leur adresse
À donner de la grâce à chaque ajustement.


Dans cette Hutte où l’on se presse
Les Dames admirent sans cesse
Avec quel art la Pauvreté
S’y cache sous la Propreté ;
Et cette rustique Cabane,
Que couvre et rafraîchit un spacieux Platane,
Leur semble un séjour enchanté.


Enfin, de ce Réduit sort pompeuse et brillante
La Bergère charmante ;
Ce ne sont qu’applaudissements
Sur sa beauté, sur ses habillements ;
Mais sous cette pompe étrangère
Déjà plus d’une fois le Prince a regretté
Des ornements de la Bergère
L’innocente simplicité.


Sur un grand char d’or et d’ivoire,
La Bergère s’assied pleine de majesté ;
Le Prince y monte avec fierté,
Et ne trouve pas moins de gloire
À se voir comme amant assis à son côté
Qu’à marcher en triomphe après une victoire ;
La Cour les suit et tous gardent leur rang
Que leur donne leur charge ou l’éclat de leur sang.
La ville dans les champs presque toute sortie
Couvrait les plaines d’alentour
Et du choix du Prince avertie,
Avec impatience attendait son retour.
Il paraît, on le joint. Parmi l’épaisse foule
Du Peuple qui se fend le char à peine roule ;
Par les longs cris de joie à tout coup redoublés
Les chevaux émus et troublés
Se cabrent, trépignent, s’élancent,
Et reculent plus qu’ils n’avancent.


Dans le Temple on arrive enfin,
Et là par la chaîne éternelle
D’une promesse solennelle,
Les deux Époux unissent leur destin ;
Ensuite au Palais ils se rendent,
Où mille plaisirs les attendent,
Où la Danse, les Jeux, les Courses, les Tournois,
Répandent l’allégresse en différents endroits ;
Sur le soir le blond Hyménée
De ses chastes douceurs couronna la journée.


Le lendemain, les différents États
De toute la Province
Accourent haranguer la Princesse et le Prince
Par la voix de leurs Magistrats.


De ses Dames environnée,
Griselidis, sans paraître étonnée,
En Princesse les entendit,
En Princesse leur répondit.
Elle fit toute chose avec tant de prudence,
Qu’il sembla que le Ciel eût versé ses trésors
Avec encor plus d’abondance
Sur son âme que sur son corps.
Par son esprit, par ses vives lumières,
Du grand monde aussitôt elle prit les manières,
Et même dès le premier jour.
Des talents, de l’humeur des Dames de sa Cour,
Elle se fit si bien instruire,
Que son bon sens jamais embarrassé
Eut moins de peine à les conduire
Que ses brebis du temps passé.


Avant la fin de l’an, des fruits de l’Hyménée
Le Ciel bénit leur couche fortunée ;
Ce ne fut pas un Prince, on l’eût bien souhaité ;
Mais la jeune Princesse avait tant de beauté
Que l’on ne songea plus qu’à conserver sa vie ;
Le Père qui lui trouve un air doux et charmant
La venait voir de moment en moment,
Et la Mère encor plus ravie
La regardait incessamment.


Elle voulut la nourrir elle-même :
- Ah ! dit-elle, comment m’exempter de l’emploi
Que ses cris demandent de moi
Sans une ingratitude extrême ?
Par un motif de Nature ennemi
Pourrais-je bien vouloir de mon Enfant que j’aime
N’être la Mère qu’à demi ?


Soit que le Prince eût l’âme un peu mois enflammée
Qu’aux premiers jours de son ardeur,
Soit que de sa maligne humeur
La masse se fût rallumée,
Et de son épaisse fumée
Eût obscurci ses sens et corrompu son cœur
Dans tout ce que fait la Princesse,
Il s’imagine voir peu de sincérité.
Sa trop grande vertu le blesse,
C’est un piège qu’on tend à sa crédulité ;
Son esprit inquiet et de trouble agité
Croit tous les soupçons qu’il écoute,
Et prend plaisir à révoquer en doute
L’excès de sa félicité.
Pour guérir les chagrins dont son âme est atteinte,
Il la suit, il l’observe, il aime à la troubler
Par les ennuis de la contrainte,
Par les alarmes de la crainte,
Par tout ce qui peut démêler
La vérité d’avec la feinte.
C’est trop, dit-il, me laisser endormir ;
Si ses vertus sont véritables,
Les traitements les plus insupportables
Ne feront que les affermir.
Dans son Palais il la tient resserrée,
Loin de tous les plaisirs qui naissent à la Cour
Et dans sa chambre, où seule elle vit retirée,
À peine il laisse entrer le jour
Persuadé que la Parure
Et le superbe Ajustement
Du sexe que pour plaire a formé la Nature
Est le plus doux enchantement
Il lui demande avec rudesse
Les perles, les rubis, les bagues, les bijoux
Qu’il lui donna pour marque de tendresse,
Lorsque de son Amant il devint son Époux.


Elle dont la vie est sans tache,
Et qui n’a jamais eu d’attache
Qu’à s’acquitter de son devoir,
Les lui donne sans s’émouvoir
Et même, le voyant se plaire à les reprendre,
N’a pas moins de joie à les rendre
Qu’elle en eut à les recevoir.


- Pour m’éprouver mon Époux me tourmente,
Dit-elle, et je vois bien qu’il ne me fait souffrir
Qu’afin de réveiller ma vertu languissante,
Qu’un doux et long repos pourrait faire périr.
S’il n’a pas ce dessein, du moins suis-je assurée
Que telle est du Seigneur la conduite sur moi
Et que de tant de maux l’ennuyeuse durée
N’est que pour exercer ma constance et ma foi.


Pendant que tant de malheureuses
Errent au gré de leurs désirs
Par mille routes dangereuses,
Après de faux et vains plaisirs ;
Pendant que le Seigneur dans sa lente justice
Les laisse aller aux bords du précipice
Sans prendre part à leur danger,
Par un pur mouvement de sa bonté suprême,
Il me choisit comme un enfant qu’il aime,
Et s’applique à me corriger.
Aimons donc sa rigueur utilement cruelle,
On n’est heureux qu’autant qu’on a souffert,
Aimons sa bonté paternelle
Et la main dont elle se sert.


Le Prince a beau la voir obéir sans contrainte
À tous ses ordres absolus :
- Je vois le fondement de cette vertu feinte,
Dit-il, et ce qui rend tous mes coups superflus,
C’est qu’ils n’ont porté leur atteinte
Qu’à des endroits où son amour n’est plus.


Dans son Enfant, dans la jeune Princesse,
Elle a mis toute sa tendresse ;
À l’éprouver si je veux réussir,
C’est là qu’il faut que je m’adresse,
C’est là que je puis m’éclaircir.


Elle venait de donner la mamelle
Au tendre objet de son amour ardent,
Qui couché sur son sein se jouait avec elle,
Et riait en la regardant :
Je vois que vous l’aimez, lui dit-il, cependant
Il faut que je vous l’ôte en cet âge encor tendre,
Pour lui former les mœurs et pour la préserver
De certains mauvais airs qu’avec vous l’on peut prendre ;
Mon heureux sort m’a fait trouver
Une Dame d’esprit qui saura l’élever
Dans toutes les vertus et dans la politesse
Que doit avoir une Princesse.
Disposez-vous à la quitter,
On va venir pour l’emporter.


Il la laisse à ces mots, n’ayant pas le courage,
Ni les yeux assez inhumains,
Pour voir arracher de ses mains
De leur amour l’unique gage ;
Elle de mille pleurs se baigne le visage,
Et dans un morne accablement
Attend de son malheur le funeste moment.


Dès que d’une action si triste et si cruelle
Le ministre odieux à ses yeux se montra,
- Il faut obéir lui dit-elle ;
Puis prenant son Enfant qu’elle considéra,
Qu’elle baisa d’une ardeur maternelle,
Qui de ses petits bras tendrement la serra,
Toute en pleurs elle le livra.
Ah ! que sa douleur fut amère !
Arracher l’enfant ou le cœur
Du sein d’une si tendre Mère,
C’est la même douleur.
Près de la Ville était un Monastère,
Fameux par son antiquité,
Où des Vierges vivaient dans une règle austère,
Sous les yeux d’une Abbesse illustre en piété.
Ce fut là que dans le silence,
Et sans déclarer sa naissance,
On déposa l’Enfant, et des bagues de prix,
Sous l’espoir d’une récompense
Digne des soins que l’on en aurait pris.


Le Prince qui tâchait d’éloigner par la chasse
Le vif remords qui l’embarrasse
Sur l’excès de sa cruauté,
Craignait de revoir la Princesse,
Comme on craint de revoir une fière Tigresse
À qui son faon vient d’être ôté(1) ;
Cependant il en fut traité
Avec douceur avec caresse,
Et même avec cette tendresse
Qu’elle eut aux plus beaux jours de sa prospérité.

 

1 – Au 17ème siècle le mot désigne la progéniture de tout mammifère sauvage.


Par cette complaisance et si grande et si prompte,
Il fut touché de regret et de honte ;
Mais son chagrin demeura le plus fort :
Ainsi, deux jours après, avec des larmes feintes,
Pour lui porter encor de plus vives atteintes,
Il lui vint dire que la Mort
De leur aimable Enfant avait fini le sort.


Ce coup inopiné mortellement la blesse,
Cependant malgré sa tristesse,
Ayant vu son Époux qui changeait de couleur
Elle parut oublier son malheur
Et n’avoir même de tendresse
Que pour le consoler de sa fausse douleur.


Cette bonté, cette ardeur sans égale
D’amitié conjugale,
Du Prince tout à coup désarmant la rigueur
Le touche, le pénètre et lui change le cœur
Jusque-là qu’il lui prend envie
De déclarer que leur Enfant
Jouit encore de la vie ;
Mais sa bile s’élève et fière lui défend
De rien découvrir du mystère
Qu’il peut être utile de taire.


Dès ce bienheureux jour telle des deux Époux
Fut la mutuelle tendresse,
Qu’elle n’est point plus vive aux moments les plus doux
Entre l’Amant et la Maîtresse.
Quinze fois le Soleil, pour former les saisons,
Habita tour à tour dans ses douze maisons,
Sans rien voir qui les désunisse ;
Que si quelquefois par caprice
Il prend plaisir à la fâcher
C’est seulement pour empêcher
Que l’amour ne se ralentisse,
Tel que le Forgeron qui pressant son labeur
Répand un peu d’eau sur la braise
De sa languissante fournaise
Pour en redoubler la chaleur.


Cependant la jeune Princesse
Croissait en esprit et en sagesse ;
À la douceur à la naïveté
Qu’elle tenait de son aimable Mère,
Elle joignit de son illustre Père
L’agréable et noble fierté ;
L’amas de ce qui plaît dans chaque caractère
Fit une parfaite beauté.
Partout comme un Astre elle brille ;
Et par hasard un Seigneur de la Cour
Jeune, bien fait et plus beau que le jour
L’ayant vu paraître à la grille,
Conçut pour elle un violent amour
Par l’instinct qu’au beau sexe a donné la Nature,
Et que toutes les beautés ont
De voir l’invisible blessure
Que font leurs yeux, au moment qu’ils la font,
La Princesse fut informée
Qu’elle était tendrement aimée.
Après avoir quelque temps résisté
Comme on le doit avant que de se rendre,
D’un amour également tendre
Elle l’aima de son côté.


Dans cet Amant, rien n’était à reprendre,
Il était beau, vaillant, né d’illustres aïeux
Et dès longtemps pour en faire son Gendre .
Sur lui le Prince avait jeté les yeux.
Ainsi donc avec joie il apprit la nouvelle
De l’ardeur tendre et mutuelle
Dont brûlaient ces jeunes Amants ;
Mais il lui prit une bizarre envie
De leur faire acheter par de cruels tourments
Le plus grand bonheur de leur vie.


Je me plairai, dit-il, à les rendre contents ;
Mais il faut que l’Inquiétude,
Par tout ce qu’elle a de plus rude,
Rende encor leurs feux plus constants ;
De mon Épouse en même temps
J’exercerai la patience,
Non point, comme jusqu’à ce jour,
Pour assurer ma folle défiance,
Je ne dois plus douter de son amour ;
Mais pour faire éclater aux yeux de tout le Monde
Sa Bonté, sa Douceur sa Sagesse profonde,
Afin que de ces dons si grands, si précieux,
La Terre se voyant parée,
En soit de respect pénétrée,
Et par reconnaissance en rende grâce aux Cieux.


Il déclare en public que manquant de lignée,
En qui l’État un jour retrouve son Seigneur,
Que la fille qu’il eut de son fol hyménée
Étant morte aussitôt que née,
Il doit ailleurs chercher plus de bonheur ;
Que l’Épouse qu’il prend est d’illustre naissance,
Qu’en un Couvent on l’a jusqu’à ce jour
Fait élever dans l’innocence,
Et qu’il va par l’hymen couronner son amour.


On peut juger à quel point fut cruelle
Aux deux jeunes Amants cette affreuse nouvelle ;
Ensuite, sans marquer ni chagrin, ni douleur,
Il avertit son Épouse fidèle
Qu’il faut qu’il se sépare d’elle
Pour éviter un extrême malheur ;
Que le Peuple indigné de sa basse naissance
Le force à prendre ailleurs une digne alliance.
Il faut, dit-il, vous retirer
Sous votre toit de chaume et de fougère
Après avoir repris vos habits de Bergère
Que je vous ai fait préparer.


Avec une tranquille et muette constance,
La Princesse entendit prononcer sa sentence ;
Sous les dehors d’un visage serein
Elle dévorait son chagrin,
Et sans que la douleur diminuât ses charmes,
De ses beaux yeux tombaient de grosses larmes,
Ainsi que quelquefois au retour du Printemps,
Il fait Soleil et pleut en même temps.


Vous êtes mon Époux, mon Seigneur et mon Maître
(Dit-elle en soupirant, prête à s’évanouir),
Et quelque affreux que soit ce que je viens d’ouïr
Je saurai vous faire connaître
Que rien ne m’est si cher que de vous obéir.


Dans sa chambre aussitôt seule elle se retire,
Et là se dépouillant de ses riches habits,
Elle reprend paisible et sans rien dire,
Pendant que son cœur en soupire,
Ceux qu’elle avait en gardant ses brebis.


En cet humble et simple équipage,
Elle aborde le Prince et lui tient ce langage :


- Je ne puis m’éloigner de vous
Sans le pardon d’avoir su vous déplaire ;
Je puis souffrir le poids de ma misère,
Mais je ne puis, Seigneur, souffrir votre courroux ;
Accordez cette grâce à mon regret sincère,
Et je vivrai contente en mon triste séjour
Sans que jamais le Temps altère
Ni mon humble respect, ni mon fidèle amour.
Tant de soumission et tant de grandeur d’âme
Sous un si vil habillement,
Qui dans le cœur du Prince en ce même moment
Réveilla tous les traits de sa première flamme,
Allaient casser l’arrêt de son bannissement.
Ému par de si puissants charmes,
Et prêt à répandre des larmes,
Il commençait à s’avancer
Pour l’embrasser ;
Quant tout à coup l’impérieuse gloire
D’être ferme en son sentiment
Sur son amour remporta la victoire,
Et le fit en ces mots répondre durement :
De tout le temps passé j’ai perdu la mémoire,
Je suis content de votre repentir
Allez, il est temps de partir.


Elle part aussitôt, et regardant son Père
Qu’on avait revêtu de son rustique habit,
Et qui, le cœur percé d’une douleur amère,
Pleurait un changement si prompt et si subit :
- Retournons, lui dit-elle, en nos sombres bocages,
Retournons habiter nos demeures sauvages,
Et quittons sans regret la pompe des Palais ;
Nos cabanes n’ont pas tant de magnificence,
Mais on y trouve avec plus d’innocence,
Un plus ferme repos, une plus douce paix.


Dans son désert à grand-peine arrivée,
Elle reprend et quenouille et fuseaux,
Et va filer au bord des mêmes eaux
Où le Prince l’avait trouvée.
Là son cœur tranquille et sans fiel
Cent fois le jour demande au Ciel
Qu’il comble son poux de gloire, de richesses,
Et qu’à tous ses désirs il ne refuse rien ;
Un amour nourri de caresses
N’est pas plus ardent que le sien.


Ce cher Époux qu’elle regrette
Voulant encore l’éprouver
Lui fait dire dans sa retraite
Qu’elle ait à venir le trouver.


Griselidis, dit-il, dès qu’elle se présente,
Il faut que la Princesse à qui je dois demain
Dans le Temple donner la main,
De vous et de moi soit contente.
Je vous demande ici tous vos soins, et je veux
Que vous m’aidiez à plaire à l’objet de mes vœux ;
Vous savez de quel air il faut que l’on me serve,
Point d’épargne, point de réserve ;
Que tout sente le Prince, et le Prince amoureux.
Employez toute votre adresse
À parer son appartement,
Que l’abondance, la richesse,
La propreté, la politesse
S’y fassent voir également ;
Enfin songez incessamment
Que c’est une jeune Princesse
Que j’aime tendrement.
Pour vous faire entrer davantage
Dans les soins de votre devoir,
Je veux ici vous faire voir
Celle qu’à bien servir mon ordre vous engage.
Telle qu’aux Portes du Levant
Se montre la naissante Aurore,
Telle parut en arrivant
La Princesse plus belle encore.
Griselidis à son abord
Dans le fond de son cœur sentit un doux transport
De la tendresse maternelle ;
Du temps passé, de ses jours bienheureux,
Le souvenir en son cœur se rappelle.
Hélas ! ma fille, en soi-même dit-elle,
Si le Ciel favorable eût écouté mes vœux,
Serait presque aussi grande, et peut-être aussi belle.
Pour la jeune Princesse en ce même moment
Elle prit un amour si vif, si véhément,
Qu’aussitôt qu’elle fut absente,
En cette sorte au Prince elle parla,
Suivant, sans le savoir, l’instinct qui s’en mêla :
- Souffrez, Seigneur, que je vous représente
Que cette Princesse charmante,
Dont vous allez être l’Époux,
Dans l’aise, dans l’éclat, dans la pourpre nourrie,
Ne pourra supporter sans en perdre la vie,
Les mêmes traitements que j’ai reçus de vous.


Le besoin, ma naissance obscure,
M’avaient endurcie aux travaux.
Et je pouvais souffrir toutes sortes de maux
Sans peine et même sans murmure ;
Mais elle qui jamais n’a connu la douleur
Elle mourra dès la moindre rigueur,
Dès la moindre parole un peu sèche, un peu dure.
Hélas ! Seigneur je vous conjure
De la traiter avec douceur.


- Songez, lui dit le Prince avec un ton sévère,
A me servir selon votre pouvoir ;
Il ne faut pas qu’une simple Bergère
Fasse des leçons, et s’ingère
De m’avertir de mon devoir.
Griselidis, à ces mots, sans rien dire,
Baisse les yeux et se retire.


Cependant pour l’Hymen les Seigneurs invités,
Arrivèrent de tous côtés ;
Dans une magnifique salle
Où le Prince les assembla
Avant que d’allumer la torche nuptiale,
En cette sorte il leur parla :
- Rien au monde, après l’Espérance,
N’est plus trompeur que l’Apparence ;
Ici l’on en peut voir un exemple éclatant.
Qui ne croirait que ma jeune Maîtresse,
Que l’Hymen va rendre Princesse,
Ne soit heureuse et n’ait le cœur content ?
Il n’en est rien pourtant.


Qui pourrait s’empêcher de croire
Que ce jeune Guerrier amoureux de la gloire
N’aime à voir cet Hymen, lui qui dans les Tournois
Va sur tous ses Rivaux remporter la victoire ?
Cela n’est pas vrai toutefois.


Qui ne croirait encor qu’en sa juste colère,
Griselidis ne pleure et ne se désespère ?
Elle ne se plaint point, elle consent à tout,
Et rien n’a pu pousser sa patience à bout.


Qui ne croirait enfin que de ma destinée
Rien ne peut égaler la course fortunée,
En voyant les appas de l’objet de mes vœux ?
Cependant si l’Hymen me liait de ses nœuds,
J’en concevrais une douleur profonde,
Et de tous les Princes du Monde
Je serais le plus malheureux.


L’Énigme vous paraît difficile à comprendre ;
Deux mots vont vous la faire entendre,
Et ces deux mots feront évanouir
Tous les malheurs que vous venez d’ouïr.
Sachez, poursuivit-il, que l’aimable Personne
Que vous croyez m’avoir blessé le cœur,
Est ma Fille, et que je la donne
Pour Femme à ce jeune Seigneur
Qui l’aime d’un amour extrême
Et dont il est aimé de même.


Sachez encor que touché vivement
De la patience et du zèle
De l’Épouse sage et fidèle
Que j’ai chassée indignement,
Je la reprends, afin que je répare,
Par tout ce que l’amour peut avoir de plus doux,
Le traitement dur et barbare
Qu’elle a reçu de mon esprit jaloux.
Plus grande sera mon étude
À prévenir tous ses désirs,
Qu’elle ne fut dans mon inquiétude
À l’accabler de déplaisirs ;
Et si dans tous les temps doit vivre la mémoire
Des ennuis dont son cœur ne fut point abattu,
Je veux que plus encore on parle de la gloire
Dont j’aurai couronné sa suprême vertu.


Comme quand un épais nuage
A le jour obscurci,
Et que le Ciel de toutes parts noirci,
Menace d’un affreux orage ;
Si de ce voile obscur par les vents écarté,
Un brillant rayon de clarté
Se répand sur le paysage,
Tout rit et reprend sa beauté ;
Telle, dans tous les yeux où régnait la tristesse,
Éclate tout à coup une vive allégresse.


Par ce prompt éclaircissement,
La jeune Princesse ravie
D’apprendre que du Prince elle a reçu la vie
Se jette à ses genoux qu’elle embrasse ardemment.
Son père qu’attendrit une fille si chère,
La relève, la baise, et la mène à sa mère,
À qui trop de plaisir en un même moment
Était presque tout sentiment.
Son cœur, qui tant de fois en proie
Aux plus cuisants traits du malheur,
Supporta si bien la douleur,
Succombe au doux poids de la joie ;
À peine de ses bras pouvait-elle serrer
L’aimable Enfant que le ciel lui renvoie,
Elle ne pouvait que pleurer.


- Assez dans d’autres temps vous pourrez satisfaire,
Lui dit le Prince, aux tendresses du sang ;
Reprenez les habits qu’exige votre rang,
Nous avons des noces à faire.
Au Temple on conduisit les deux jeunes Amants,
Où la mutuelle promesse
De se chérir avec tendresse
Affermit pour jamais leurs doux engagements.
Ce ne sont que Plaisirs, que Tournois magnifiques,
Que Jeux, que Danses, que Musiques,
Et que Festins délicieux,
Où sur Griselidis se tournent tous les yeux,
Où sa patience éprouvée
Jusques au Ciel est élevée
Par mille éloges glorieux :
Des Peuples réjouis la complaisance est telle
Pour leur Prince capricieux,
Qu’ils vont jusqu’à louer son épreuve cruelle,
À qui d’une vertu si belle,
Si séante au beau sexe, et si rare en tous lieux,
On doit un si parfait modèle.

 

 

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6 juin 2013

Victor Hugo, Les travailleurs de la mer : La grotte sous-marine

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Illustration de Gustave Doré

 

Victor Hugo

 

Les travailleurs de la mer

La grotte sous-marine

 

Gilliat visite la grotte sous-marine, accessible à marée basse et située près de l’écueil où s’est abîmée La Durande, dans l’espoir de renflouer le bateau (visible sur la gravure de G. Doré).

 

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………………………………………….

XI

 

Découverte

 

                    Un écueil voisin de la côte est quelquefois visité par les hommes ; un écueil en pleine mer, jamais. Qu’irait-on y chercher ? ce n’est pas une île. Point de ravitaillement à espérer, ni arbres à fruits, ni pâturages, ni bestiaux, ni sources d’eau potable. C’est une nudité dans une solitude. C’est une roche, avec des escarpements hors de l’eau et des pointes sous l’eau. Rien à trouver là que le naufrage.

Ces espèces d’écueils, que la vieille langue marine appelle les Isolés, sont, nous l’avons dit, des lieux étranges. La mer y est seule. Elle fait ce qu’elle veut. Nulle apparition terrestre ne l’inquiète. L’homme épouvante la mer ; elle se défie de lui ; elle lui cache ce qu’elle est et ce qu’elle fait. Dans l’écueil, elle est rassurée ; l’homme n’y viendra pas. Le monologue des flots ne sera point troublé. Elle travaille à l’écueil, répare ses avaries, aiguise ses pointes, le hérisse, le remet à neuf, le maintient en état. Elle entreprend le percement du rocher, désagrège la pierre tendre, dénude la pierre dure, ôte la chair, laisse l’ossement, fouille, dissèque, fore, troue, canalise, met les cœcums(1) en communication, emplit l’écueil de cellules, imite l’éponge en grand, creuse le dedans, sculpte le dehors. Elle se fait, dans cette montagne secrète, qui est à elle, des antres, des sanctuaires, des palais ; elle a on ne sait quelle végétation hideuse et splendide composée d’herbes flottantes qui mordent et de monstres qui prennent racine ; elle enfouit sous l’ombre de l’eau cette magnificence affreuse. Dans l’écueil isolé, rien ne la surveille, ne l’espionne et ne la dérange ; elle y développe à l’aise son côté mystérieux inaccessible à l’homme. Elle y dépose ses sécrétions vivantes et horribles. Tout l’ignoré de la mer est là.

Les promontoires, les caps, les finisterres, les nases, les brisants, les récifs, sont, insistons-y, de vraies constructions. La formation géologique est peu de chose, comparée à la formation océanique.

Les écueils, ces maisons de la vague, ces pyramides et ces syringes de l’écume, appartiennent à un art mystérieux que l’auteur de ce livre a nommé quelque part l’Art de la Nature, et ont une sorte de style énorme. Le fortuit y semble voulu. Ces constructions sont multiformes. Elles ont l’enchevêtrement du polypier, la sublimité de la cathédrale, l’extravagance de la pagode, l’amplitude du mont, la délicatesse du bijou, l’horreur du sépulcre. Elles ont des alvéoles comme un guêpier, des tanières comme une ménagerie, des tunnels comme une taupinière, des cachots comme une bastille, des embuscades comme un camp. Elles ont des portes, mais barricadées, des colonnes, mais tronquées, des tours, mais penchées, des ponts, mais rompus. Leurs compartiments sont inexorables ; ceci n’est que pour les oiseaux ; ceci n’est que pour les poissons. On ne passe pas. Leur figure architecturale se transforme, se déconcerte, affirme la statique, la nie, se brise, s’arrête court, commence en archivolte, finit en architrave ; bloc sur bloc ; Encelade est le maçon.

Une dynamique extraordinaire étale là ses problèmes, résolus. D’effrayants pendentifs menacent, mais ne tombent pas. On ne sait comment tiennent ces bâtisses vertigineuses. Partout des surplombs, des porte-à-faux, des lacunes, des suspensions insensées ; la loi de ce babélisme échappe ; l’Inconnu, immense architecte, ne calcule rien, et réussit tout ; les rochers, bâtis pêle-mêle, composent un monument monstre ; nulle logique, un vaste équilibre. C’est plus que de la solidité, c’est de l’éternité. En même temps, c’est le désordre. Le tumulte de la vague semble avoir passé dans le granit. Un écueil, c’est de la tempête pétrifiée. Rien de plus émouvant pour l’esprit que cette farouche architecture, toujours croulante, toujours debout. Tout s’y entraide et s’y contrarie. C’est un combat de lignes d’où résulte un édifice. On y reconnaît la collaboration de ces deux querelles, l’océan et l’ouragan.

Cette architecture a ses chefs-d’œuvre, terribles.

L’écueil Douvres en était un.

Celui-là, la mer l’avait construit et perfectionné avec un amour formidable. L’eau hargneuse le léchait. Il était hideux, traître, obscur ; plein de caves.

Il avait tout un système veineux de trous sous-marins se ramifiant dans des profondeurs insondables. Plusieurs des orifices de ce percement inextricable étaient à sec aux marées basses. On y pouvait entrer. À ses risques et périls.

Gilliatt, pour les besoins de son sauvetage, dut explorer toutes ces grottes. Pas une qui ne fût effroyable. Partout, dans ces caves, se reproduisait, avec les dimensions exagérées de l’océan, cet aspect d’abattoir et de boucherie étrangement empreint dans l’entre-deux des Douvres. Qui n’a point vu, dans des excavations de ce genre, sur la muraille du granit éternel, ces affreuses fresques de la nature, ne peut s’en faire l’idée.

Ces grottes féroces étaient sournoises ; il ne fallait point s’y attarder. La marée haute les emplissait jusqu’au plafond.

Les poux de roque et les fruits de mer y abondaient. Elles étaient encombrées de galets roulés, amoncelés en tas au fond des voûtes. Beaucoup de ces galets pesaient plus d’une tonne. Ils étaient de toutes proportions et de toutes couleurs ; la plupart paraissaient sanglants ; quelques-uns, couverts de conferves poilues et gluantes, semblaient de grosses taupes vertes fouillant le rocher.

Plusieurs de ces caves se terminaient brusquement en cul-de-four. D’autres, artères d’une circulation mystérieuse, se prolongeaient dans le rocher en fissures tortueuses et noires. C’étaient les rues du gouffre. Ces fissures se rétrécissant sans cesse, un homme n’y pouvait passer. Un brandon allumé y laissait voir des obscurités suintantes.

Une fois, Gilliatt, furetant, s’aventura dans une de ces fissures. L’heure de la marée s’y prêtait. C’était une belle journée de calme et de soleil. Aucun incident de mer, pouvant compliquer le risque, n’était à redouter.

Deux nécessités, nous venons de l’indiquer, poussaient Gilliatt à ces explorations : chercher, pour le sauvetage, des débris utiles, et trouver des crabes et des langoustes pour sa nourriture. Les coquillages commençaient à lui manquer dans les Douvres.

La fissure était resserrée et le passage presque impossible. Gilliatt voyait de la clarté au-delà. Il fit effort, s’effaça, se tordit de son mieux, et s’engagea le plus avant qu’il put.

Il se trouvait, sans s’en douter, précisément dans l’intérieur du rocher sur la pointe duquel Clubin avait lancé la Durande. Gilliatt était sous cette pointe. Le rocher, abrupt extérieurement, et inabordable, était évidé en dedans. Il avait des galeries, des puits et des chambres comme le tombeau d’un roi d’Égypte. Cet affouillement était un des plus compliqués parmi ces dédales, travail de l’eau, sape de la mer infatigable. Les embranchements de ce souterrain sous mer communiquaient probablement avec l’eau immense du dehors par plus d’une issue, les lunes béantes au niveau du flot, les autres, profonds entonnoirs invisibles. C’était tout près de là, mais Gilliatt l’ignorait, que Clubin s’était jeté à la mer. Gilliatt, dans cette lézarde à crocodiles, où les crocodiles, il est vrai, n’étaient pas à craindre, serpentait, rampait, se heurtait le front, se courbait, se redressait, perdait pied, retrouvait le sol, avançait péniblement. Peu à peu le boyau s’élargit, un demi-jour parut, et tout à coup Gilliatt fit son entrée dans une caverne extraordinaire.

 

1 – Première partie du gros intestin

 

 

 

 

XII

Le dedans d’un édifice sous mer

 

Ce demi-jour vint à propos.

Un pas de plus, Gilliatt tombait dans une eau peut-être sans fond. Ces eaux de caves ont un tel refroidissement et une paralysie si subite, que souvent les plus forts nageurs y restent.

Nul moyen d’ailleurs de remonter et de s’accrocher aux escarpements entre lesquels on est muré.

Gilliatt s’arrêta court. La crevasse d’où il sortait aboutissait à une saillie étroite et visqueuse, espèce d’encorbellement dans la muraille à pic. Gilliatt s’adossa à la muraille et regarda.

Il était dans une grande cave. Il avait au-dessus de lui quelque chose comme le dessous d’un crâne démesuré. Ce crâne avait l’air fraîchement disséqué. Les nervures ruisselantes des stries du rocher imitaient sur la voûte les embranchements des fibres et les sutures dentelées d’une boîte osseuse. Pour plafond, la pierre ; pour plancher, l’eau ; les lames de la marée, resserrées entre les quatre parois de la grotte, semblaient de larges dalles tremblantes. La grotte était fermée de toutes parts. Pas une lucarne, pas un soupirail ; aucune brèche à la muraille, aucune fêlure à la voûte. Tout cela était éclairé d’en bas à travers l’eau. C’était on ne sait quel resplendissement ténébreux.

Gilliatt, dont les pupilles s’étaient dilatées pendant le trajet obscur du corridor, distinguait tout ce crépuscule. Il connaissait, pour y être allé plus d’une fois, les caves de Plémont à Jersey, le Creux-Maillé à Guernesey, les Boutiques à Serk, ainsi nommées à cause des contrebandiers qui y déposaient leurs marchandises ; aucun de ces merveilleux antres n’était comparable à la chambre souterraine et sous-marine où il venait de pénétrer.

Gilliatt voyait en face de lui sous la vague une sorte d’arche noyée. Cette arche, ogive naturelle façonnée par le flot, était éclatante entre ses deux jambages profonds et noirs. C’est par ce porche submergé qu’entrait dans la caverne la clarté de la haute mer. Jour étrange donné par un engloutissement. Cette clarté s’évasait sous la lame comme un large éventail et se répercutait sur le rocher. Ses rayonnements rectilignes, découpés en longues bandes droites, sur l’opacité du fond, s’éclaircissant ou s’assombrissant d’une anfractuosité à l’autre, imitaient des interpositions de lames de verre. Il y avait du jour dans cette cave, mais du jour inconnu. Il n’y avait plus dans cette clarté rien de notre lumière. On pouvait croire qu’on venait d’enjamber dans une autre planète. La lumière était une énigme ; on eût dit la lueur glauque de la prunelle d’un sphinx. Cette cave figurait le dedans d’une tête de mort énorme et splendide ; la voûte était le crâne, et l’arche était la bouche ; les trous des yeux manquaient. Cette bouche, avalant et rendant le flux et le reflux, béante au plein midi extérieur, buvait de la lumière et vomissait de l’amertume.

De certains êtres, intelligents et mauvais, ressemblent à cela. Le rayon du soleil, en traversant ce porche obstrué d’une épaisseur vitreuse d’eau de mer, devenait vert comme un rayon d’Aldébaran. L’eau, toute pleine de cette lumière mouillée, paraissait de l’émeraude en fusion. Une nuance d’aigue-marine d’une délicatesse inouïe teignait mollement toute la caverne. La voûte, avec ses lobes presque cérébraux et ses ramifications rampantes pareilles à des épanouissements de nerfs, avait un tendre reflet de chrysoprase (1). Les moires du flot, réverbérées au plafond, s’y décomposaient et s’y recomposaient sans fin, élargissant et rétrécissant leurs mailles d’or avec un mouvement de danse mystérieuse. Une impression spectrale s’en dégageait ; l’esprit pouvait se demander quelle proie ou quelle attente faisait si joyeux ce magnifique filet de feu vivant. Aux reliefs de la voûte et aux aspérités du roc pendaient de longues et fines végétations baignant probablement leurs racines à travers le granit dans quelque nappe d’eau supérieure, et égrenant, l’une après l’autre, à leur extrémité, une goutte d’eau, une perle. Ces perles tombaient dans le gouffre avec un petit bruit doux. Le saisissement de cet ensemble était indicible. On ne pouvait rien imaginer de plus charmant ni rien rencontrer de plus lugubre.

C’était on ne sait quel palais de la Mort, contente.

 

1 – Agate d’un vert blanchâtre

 

 

 

XIII

 

Ce qu’on y voit et ce qu’on y entrevoit

 

De l’ombre qui éblouit ; tel était ce lieu surprenant.

La palpitation de la mer se faisait sentir dans cette cave.

L’oscillation extérieure gonflait, puis déprimait la nappe d’eau intérieure avec la régularité d’une respiration. On croyait deviner une âme mystérieuse dans ce grand diaphragme vert s’élevant et s’abaissant en silence.

L’eau était magiquement limpide, et Gilliatt y distinguait, à des profondeurs diverses, des stations immergées, surfaces de roches en saillie d’un vert de plus en plus foncé. Certains creux obscurs étaient probablement insondables.

Des deux côtés du porche sous-marin, des ébauches de cintres surbaissés, pleins de ténèbres, indiquaient de petites caves latérales, bas-côtés de la caverne centrale, accessibles peut-être à l’époque des très basses marées.

Ces anfractuosités avaient des plafonds en plan incliné, à angles plus ou moins ouverts. De petites plages, larges de quelques pieds, mises à nu par les fouilles de la mer, s’enfonçaient et se perdaient sous ces obliquités.

Çà et là des herbes longues de plus d’une toise ondulaient sous l’eau avec un balancement de cheveux au vent. On entrevoyait des forêts de goémons.

Hors du flot et dans le flot, toute la muraille de la cave, du haut en bas, depuis la voûte jusqu’à son effacement dans l’invisible, était tapissée de ces prodigieuses floraisons de l’océan, si rarement aperçues par l’œil humain, que les vieux navigateurs espagnols nommaient praderias del mar. Une mousse robuste, qui avait toutes les nuances de l’olive, cachait et amplifiait les exostoses(1) du granit. De tous les surplombs jaillissaient les minces lanières gaufrées du varech dont les pêcheurs se font des baromètres. Le souffle obscur de la caverne agitait ces courroies luisantes.

Sous ces végétations se dérobaient et se montraient en même temps les plus rares bijoux de l’écrin de l’océan, des éburnes, des strombes, des mitres, des casques, des pourpres, des buccins, des struthiolaires, des cérites turriculées. Les cloches des patelles, pareilles à des huttes microscopiques, adhéraient partout au rocher et se groupaient en villages, dans les rues desquels rôdaient les oscabrions, ces scarabées de la vague. Les galets ne pouvant que difficilement entrer dans cette grotte, les coquillages s’y réfugiaient. Les coquillages sont des grands seigneurs, qui, tout brodés et tout passementés, évitent le rude et incivil contact de la populace des cailloux. L’amoncellement étincelant des coquillages faisait sous la lame, à de certains endroits, d’ineffables irradiations à travers lesquelles on entrevoyait un fouillis d’azurs et de nacres, et des ors de toutes les nuances de l’eau.

Sur la paroi de la cave, un peu au-dessus de la ligne de flottaison de la marée, une plante magnifique et singulière se rattachait comme une bordure à la tenture de varech, la continuait et l’achevait. Cette plante, fibreuse, touffue, inextricablement coudée et presque noire, offrait aux regards de larges nappes brouillées et obscures, partout piquées d’innombrables petites fleurs couleur lapis-lazuli. Dans l’eau ces fleurs semblaient s’allumer, et l’on croyait voir des braises bleues. Hors de l’eau c’étaient des fleurs, sous l’eau c’étaient des saphirs ; de sorte que la lame, en montant et en inondant le soubassement de la grotte revêtu de ces plantes, couvrait le rocher d’escarboucles.

À chaque gonflement de la vague enflée comme un poumon, ces fleurs, baignées, resplendissaient, à chaque abaissement elles s’éteignaient ; mélancolique ressemblance avec la destinée. C’était l’aspiration, qui est la vie ; puis l’expiration, qui est la mort.

Une des merveilles de cette caverne, c’était le roc. Ce roc, tantôt muraille, tantôt cintre, tantôt étrave ou pilastre, était par places brut et nu, puis, tout à côté, travaillé des plus délicates ciselures naturelles. On ne sait quoi, qui avait beaucoup d’esprit, se mêlait à la stupidité massive du granit. Quel artiste que l’abîme ! Tel pan de mur, coupé carrément et couvert de rondes bosses ayant des attitudes, figurait un vague bas-relief ; on pouvait, devant cette sculpture où il y avait du nuage, rêver de Prométhée ébauchant pour Michel-Ange. Il semblait qu’avec quelques coups de marteau le génie eût pu achever ce qu’avait commencé le géant. En d’autres endroits, la roche était damasquinée comme un bouclier sarrasin ou niellée comme une vasque florentine. Elle avait des panneaux qui paraissaient de bronze de Corinthe, puis des arabesques comme une porte de mosquée, puis, comme une pierre runique, des empreintes d’ongles obscures et improbables. Des plantes à ramuscules torses et à vrilles, s’entrecroisant sur les dorures du lichen, la couvraient de filigranes. Cet antre se compliquait d’un alhambra. C’était la rencontre de la sauvagerie et de l’orfèvrerie dans l’auguste et difforme architecture du hasard.

Les magnifiques moisissures de la mer mettaient du velours sur les angles du granit. Les escarpements étaient festonnés de lianes grandiflores, adroites à ne point tomber, et qui semblaient intelligentes, tant elles ornaient bien. Des pariétaires à bouquets bizarres montraient leurs touffes à propos et avec goût. Toute la coquetterie possible à une caverne était là. La surprenante lumière édénique qui venait de dessous l’eau, à la fois pénombre marine et rayonnement paradisiaque, estompait tous les linéaments dans une sorte de diffusion visionnaire. Chaque vague était un prisme. Les contours des choses, sous ces ondoiements irisés, avaient le chromatisme des lentilles d’optique trop convexes ; des spectres solaires flottaient sous l’eau. On croyait voir se tordre dans cette diaphanéité aurorale des tronçons d’arcs-en-ciel noyés. Ailleurs, en d’autres coins, il y avait dans l’eau un certain clair de lune. Toutes les splendeurs semblaient amalgamées là pour faire on ne sait quoi d’aveugle et de nocturne. Rien de plus troublant et de plus énigmatique que ce faste dans cette cave. Ce qui dominait, c’était l’enchantement. La végétation fantasque et la stratification informe s’accordaient et dégageaient une harmonie. Ce mariage de choses farouches était heureux. Les ramifications se cramponnaient en ayant l’air d’effleurer. La caresse du roc sauvage et de la fleur fauve était profonde. Des piliers massifs avaient pour chapiteaux et pour ligatures de frêles guirlandes toutes pénétrées de frémissement, on songeait à des doigts de fées chatouillant des pieds de béhémoths, et le rocher soutenait la plante et la plante étreignait le rocher avec une grâce monstrueuse.

La résultante de ces difformités mystérieusement ajustées était on ne sait quelle beauté souveraine. Les œuvres de la nature, non moins suprêmes que les œuvres du génie, contiennent de l’absolu, et s’imposent. Leur inattendu se fait obéir impérieusement par l’esprit ; on y sent une préméditation qui est en dehors de l’homme, et elles ne sont jamais plus saisissantes que lorsqu’elles font subitement sortir l’exquis du terrible.

Cette grotte inconnue était, pour ainsi dire, et si une telle expression était admissible, sidéralisée. On y subissait ce que la stupeur a de plus imprévu. Ce qui emplissait cette crypte, c’était de la lumière d’apocalypse. On n’était pas bien sûr que cette chose fût. On avait devant les yeux une réalité empreinte d’impossible. On regardait cela, on y touchait, on y était ; seulement il était difficile d’y croire.

Était-ce du jour qui venait par cette fenêtre sous la mer ? Était-ce de l’eau qui tremblait dans cette cuve obscure ? Ces cintres et ces porches n’étaient-ils point de la nuée céleste imitant une caverne ? Quelle pierre avait-on sous les pieds ? Ce support n’allait-il point se désagréger et devenir fumée ? Qu’était-ce que cette joaillerie de coquillages qu’on entrevoyait ? À quelle distance était-on de la vie, de la terre, des hommes ? Qu’était-ce que ce ravissement mêlé à ces ténèbres ? Émotion inouïe, presque sacrée, à laquelle s’ajoutait la douce inquiétude des herbes au fond de l’eau.

À l’extrémité de la cave, qui était oblongue, sous une archivolte cyclopéenne d’une coupe singulièrement correcte, dans un creux presque indistinct, espèce d’antre dans l’antre et de tabernacle dans le sanctuaire, derrière une nappe de clarté verte interposée comme un voile de temple, on apercevait hors du flot une pierre à pans carrés ayant une ressemblance d’autel.

L’eau entourait cette pierre de toutes parts. Il semblait qu’une déesse vînt d’en descendre. On ne pouvait s’empêcher de rêver sous cette crypte, sur cet autel, quelque nudité céleste éternellement pensive, et que l’entrée d’un homme faisait éclipser. Il était difficile de concevoir cette cellule auguste sans une vision dedans ; l’apparition, évoquée par la rêverie, se recomposait d’elle-même ; un ruissellement de lumière chaste sur des épaules à peine entrevues, un front baigné d’aube, un ovale de visage olympien, des rondeurs de seins mystérieux, des bras pudiques, une chevelure dénouée dans de l’aurore, des hanches ineffables modelées en pâleur dans une brume sacrée, des formes de nymphe, un regard de vierge, une Vénus sortant de la mer, une Ève sortant du chaos ; tel était le songe qu’il était impossible de ne pas faire. Il était invraisemblable qu’il n’y eût point là un fantôme. Une femme toute nue, ayant en elle un astre, était probablement sur cet autel tout à l’heure. Sur ce piédestal d’où émanait une indicible extase, on imaginait une blancheur, vivante et debout. L’esprit se représentait, au milieu de l’adoration muette de cette caverne, une Amphitrite, une Téthys, quelque Diane pouvant aimer, statue de l’idéal formée d’un rayonnement et regardant l’ombre avec douceur. C’était elle qui, en s’en allant, avait laissé dans la caverne cette clarté, espèce de parfum lumière sorti de ce corps étoile. L’éblouissement de ce fantôme n’était plus là ; on n’apercevait pas cette figure, faite pour être vue seulement par l’invisible, mais on la sentait ; on avait ce tremblement, qui est une volupté. La déesse était absente, mais la divinité était présente.

La beauté de l’antre semblait faite pour cette présence. C’était à cause de cette déité, de cette fée des nacres, de cette reine des souffles, de cette grâce née des flots, c’était à cause d’elle, on se le figurait du moins, que le souterrain était religieusement muré, afin que rien ne pût jamais troubler, autour de ce divin fantôme, l’obscurité qui est un respect, et le silence qui est une majesté.

Gilliatt, qui était une espèce de voyant de la nature, songeait, confusément ému.

Tout à coup, à quelques pieds au-dessous de lui, dans la transparence charmante de cette eau qui était comme de la pierrerie dissoute, il aperçut quelque chose d’inexprimable. Une espèce de long haillon se mouvait dans l’oscillation des lames. Ce haillon ne flottait pas, il voguait ; il avait un but, il allait quelque part, il était rapide. Cette guenille avait la forme d’une marotte de bouffon avec des pointes ; ces pointes, flasques, ondoyaient ; elle semblait couverte d’une poussière impossible à mouiller. C’était plus qu’horrible, c’était sale. Il y avait de la chimère dans cette chose ; c’était un être, à moins que ce ne fût une apparence. Elle semblait se diriger vers le côté obscur de la cave, et s’y enfonçait. Les épaisseurs d’eau devinrent sombres sur elle. Cette silhouette glissa et disparut, sinistre.

 

- 1 Tumeurs

 

 

 

Livre deuxième

 

Le labeur

 

I

 

Les ressources de celui à qui tout manque

 

Cette cave ne lâchait pas aisément les gens. L’entrée avait été peu commode, la sortie fut plus obstruée encore. Gilliatt néanmoins s’en tira, mais il n’y retourna plus. Il n’y avait rien trouvé de ce qu’il cherchait, et il n’avait pas le temps d’être curieux.

Il mit immédiatement la forge en activité. Il manquait d’outils, il s’en fabriqua.

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6 juin 2013

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs : À Balbec, la mer et les clients de l’hôtel

450 Restaurant-8 copie

 

Marcel Proust

À l’ombre des jeunes filles en fleurs

 

À Balbec, la mer et les clients de l’hôtel

 

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                    Mais le lendemain matin ! – après qu’un domestique fut venu m’éveiller et m’apporter de l’eau chaude, et pendant que je faisais ma toilette et essayais vainement de trouver les affaires dont j’avais besoin dans ma malle d’où je ne tirais, pêle-mêle, que celles qui ne pouvaient me servir à rien, quelle joie, pensant déjà au plaisir du déjeuner et de la promenade, de voir dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des bibliothèques, comme dans les hublots d’une cabine de navire, la mer nue, sans ombrages et pourtant à l’ombre sur une moitié de son étendue que délimitait une ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les flots qui s’élançaient l’un après l’autre comme des sauteurs sur un tremplin ! À tous moments, tenant à la main la serviette raide et empesée où était écrit le nom de l’hôtel et avec laquelle je faisais d’inutiles efforts pour me sécher, je retournais près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets neigeux de ses vagues en pierre d’émeraude çà et là polie et translucide, lesquelles avec une placide violence et un froncement léonin laissaient s’accomplir et dévaler l’écroulement de leurs pentes auxquelles le soleil ajoutait un sourire sans visage. Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque matin comme au carreau d’une diligence dans laquelle on a dormi, pour voir si pendant la nuit s’est rapprochée ou éloignée une chaîne désirée – ici ces collines de la mer qui avant de revenir vers nous en dansant, peuvent reculer si loin que souvent ce n’était qu’après une longue plaine sablonneuse que j’apercevais à une grande distance leurs premières ondulations, dans un lointain transparent, vaporeux et bleuâtre comme ces glaciers qu’on voit au fond des tableaux des primitifs toscans. D’autres fois c’était tout près de moi que le soleil riait sur ces flots d’un vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le soleil s’étale çà et là comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes) moins l’humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière. Au reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du reste du monde pour y faire passer, pour y accumuler la lumière, c’est elle surtout, selon la direction d’où elle vient et que suit notre œil, c’est elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer. La diversité de l’éclairage ne modifie pas moins l’orientation d’un lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts qu’il nous donne le désir d’atteindre, que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. Quand, le matin, le soleil venait de derrière l’hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusqu’aux premiers contreforts de la mer, il semblait m’en montrer un autre versant et m’engager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures. Et dès ce premier matin le soleil me désignait au loin d’un doigt souriant ces cimes bleues de la mer qui n’ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu’à ce qu’étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vînt se mettre à l’abri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l’impression du désordre. Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à manger – tandis que nous déjeunions et que, de la gourde de cuir d’un citron, nous répandions quelques gouttes d’or sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare – il parut cruel à ma grand-mère de n’en pas sentir le souffle vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait l’air d’être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs, un défaut du verre. Me persuadant que j’étais « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » dont parle Baudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer », ce n’était pas – bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant – celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par moments s’y promenaient çà et là de grandes ombres bleues que quelque dieu semblait s’amuser à déplacer, en bougeant un miroir dans le ciel. Malheureusement ce n’était pas seulement par son aspect que différait de la « salle » de Combray donnant sur les maisons d’en face, cette salle à manger de Balbec, nue, emplie de soleil vert comme l’eau d’une piscine, et à quelques mètres de laquelle la marée pleine et le grand jour élevaient, comme devant la cité céleste, un rempart indestructible et mobile d’émeraude et d’or. À Combray, comme nous étions connus de tout le monde, je ne me souciais de personne. Dans la vie de bains de mer on ne connaît pas ses voisins. Je n’étais pas encore assez âgé et j’étais resté trop sensible pour avoir renoncé au désir de plaire aux êtres et de les posséder. Je n’avais pas l’indifférence plus noble qu’aurait éprouvée un homme du monde à l’égard des personnes qui déjeunaient dans la salle à manger, ni des jeunes gens et des jeunes filles passant sur la digue, avec lesquels je souffrais de penser que je ne pourrais pas faire d’excursions, moins pourtant que si ma grand-mère, dédaigneuse des formes mondaines et ne s’occupant que de ma santé, leur avait adressé la demande, humiliante pour moi, de m’agréer comme compagnon de promenade. Soit qu’ils rentrassent vers quelque chalet inconnu, soit qu’ils en sortissent pour se rendre raquette en main à un terrain de tennis, ou montassent sur des chevaux dont les sabots me piétinaient le cœur, je les regardais avec une curiosité passionnée, dans cet éclairage aveuglant de la plage où les proportions sociales sont changées, je suivais tous leurs mouvements à travers la transparence de cette grande baie vitrée qui laissait passer tant de lumière. Mais elle interceptait le vent et c’était un défaut à l’avis de ma grand-mère qui ne pouvant supporter l’idée que je perdisse le bénéfice d’une heure d’air, ouvrit subrepticement un carreau et fit envoler du même coup, avec les menus, les journaux, voiles et casquettes de toutes les personnes qui étaient en train de déjeuner ; elle-même, soutenue par le souffle céleste, restait calme et souriante comme sainte Blandine, au milieu des invectives qui, augmentant mon impression d’isolement et de tristesse, réunissaient contre nous les touristes méprisants, dépeignés et furieux.

Pour une certaine partie – ce qui, à Balbec, donnait à la population, d’ordinaire banalement riche et cosmopolite, de ces sortes d’hôtels de grand luxe, un caractère régional assez accentué – ils se composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France, d’un premier président de Caen, d’un bâtonnier de Cherbourg, d’un grand notaire du Mans qui à l’époque des vacances, partant des points sur lesquels toute l’année ils étaient disséminés en tirailleurs ou comme des pions au jeu de dames, venaient se concentrer dans cet hôtel. Ils y conservaient toujours les mêmes chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentions à l’aristocratie, formaient un petit groupe, auquel s’étaient adjoints un grand avocat et un grand médecin de Paris qui le jour du départ leur disaient :

« Ah ! c’est vrai, vous ne prenez pas le même train que nous, vous êtes privilégiés, vous serez rendus pour le déjeuner.

— Comment privilégiés ? Vous qui habitez la capitale, Paris, la grand-ville, tandis que j’habite un pauvre chef-lieu de cent mille âmes, il est vrai cent deux mille au dernier recensement ; mais qu’est-ce à côté de vous qui en comptez deux millions cinq cent mille, et qui allez retrouver l’asphalte et tout l’éclat du monde parisien ? »

Ils le disaient avec un roulement d’r paysan, sans y mettre d’aigreur, car c’étaient des lumières de leur province qui auraient pu comme d’autres venir à Paris – on avait plusieurs fois offert au premier président de Caen un siège à la Cour de cassation – mais avaient préféré rester sur place, par amour de leur ville, ou de l’obscurité, ou de la gloire, ou parce qu’ils étaient réactionnaires, et pour l’agrément des relations de voisinage avec les châteaux. Plusieurs d’ailleurs ne regagnaient pas tout de suite leur chef-lieu.

Car – comme la baie de Balbec était un petit univers à part au milieu du grand, une corbeille des saisons où étaient rassemblés en cercle les jours variés et les mois successifs, si bien que, non seulement les jours où on apercevait Rivebelle, ce qui était signe d’orage, on y distinguait du soleil sur les maisons pendant qu’il faisait noir à Balbec, mais encore que quand les froids avaient gagné Balbec, on était certain de trouver sur cette autre rive deux ou trois mois supplémentaires de chaleur – ceux de ces habitués du Grand-Hôtel dont les vacances commençaient tard ou duraient longtemps faisaient, quand arrivaient les pluies et les brumes, à l’approche de l’automne, charger leurs malles sur une barque, et traversaient rejoindre l’été à Rivebelle ou à Costedor. Ce petit groupe de l’hôtel de Balbec regardait d’un air méfiant chaque nouveau venu, et, en ayant l’air de ne pas s’intéresser à lui, tous interrogeaient sur son compte leur ami le maître d’hôtel. Car c’était le même – Aimé – qui revenait tous les ans faire la saison et leur gardait leurs tables ; et mesdames leurs épouses, sachant que sa femme attendait un bébé, travaillaient après les repas chacune à une pièce de la layette, tout en nous toisant avec leur face-à-main, ma grand-mère et moi, parce que nous mangions des œufs durs dans la salade, ce qui était réputé commun et ne se faisait pas dans la bonne société d’Alençon. Ils affectaient une attitude de méprisante ironie à l’égard d’un Français qu’on appelait Majesté et qui s’était, en effet, proclamé lui-même roi d’un petit îlot de l’Océanie peuplé par quelques sauvages. Il habitait l’hôtel avec sa jolie maîtresse, sur le passage de qui, quand elle allait se baigner, les gamins criaient : « Vive la reine ! » parce qu’elle faisait pleuvoir sur eux des pièces de cinquante centimes. Le premier président et le bâtonnier ne voulaient même pas avoir l’air de la voir, et si quelqu’un de leurs amis la regardait, ils croyaient devoir le prévenir que c’était une petite ouvrière.

« Mais on m’avait assuré qu’à Ostende ils usaient de la cabine royale.

— Naturellement ! On la loue pour vingt francs. Vous pouvez la prendre si cela vous fait plaisir. Et je sais pertinemment que, lui, avait fait demander une audience au roi qui lui a fait savoir qu’il n’avait pas à connaître ce souverain de Guignol.

— Ah, vraiment, c’est intéressant ! il y a tout de même des gens !… »

Et sans doute tout cela était vrai, mais c’était aussi par ennui de sentir que pour une bonne partie de la foule ils n’étaient, eux, que de bons bourgeois qui ne connaissaient pas ce roi et cette reine prodigues de leur monnaie, que le notaire, le président, le bâtonnier, au passage de ce qu’ils appelaient un carnaval, éprouvaient tant de mauvaise humeur et manifestaient tout haut une indignation au courant de laquelle était leur ami le maître d’hôtel, qui, obligé de faire bon visage aux souverains plus généreux qu’authentiques, cependant tout en prenant leur commande, adressait de loin à ses vieux clients un clignement d’œil significatif. Peut-être y avait-il aussi un peu de ce même ennui d’être par erreur crus moins « chic » et de ne pouvoir expliquer qu’ils l’étaient davantage, au fond du « Joli Monsieur ! » dont ils qualifiaient un jeune gommeux, fils poitrinaire et fêtard d’un grand industriel et qui, tous les jours, dans un veston nouveau, une orchidée à la boutonnière, déjeunait au champagne, et allait, pâle, impassible, un sourire d’indifférence aux lèvres, jeter au Casino sur la table de baccara des sommes énormes « qu’il n’a pas les moyens de perdre », disait d’un air renseigné le notaire au premier président duquel la femme « tenait de bonne source » que ce jeune homme « fin de siècle » faisait mourir de chagrin ses parents.

D’autre part, le bâtonnier et ses amis ne tarissaient pas de sarcasmes au sujet d’une vieille dame riche et titrée, parce qu’elle ne se déplaçait qu’avec tout son train de maison. Chaque fois que la femme du notaire et la femme du premier président la voyaient dans la salle à manger au moment des repas, elles l’inspectaient insolemment avec leur face-à-main du même air minutieux et défiant que si elle avait été quelque plat au nom pompeux mais à l’apparence suspecte qu’après le résultat défavorable d’une observation méthodique on fait éloigner, avec un geste distant et une grimace de dégoût. Sans doute par là voulaient-elles seulement montrer que s’il y avait certaines choses dont elles manquaient – dans l’espèce certaines prérogatives de la vieille dame, et être en relations avec elle –, c’était non pas parce qu’elles ne pouvaient, mais ne voulaient pas les posséder. Mais elles avaient fini par s’en convaincre elles-mêmes ; et c’est la suppression de tout désir, de la curiosité pour les formes de la vie qu’on ne connaît pas, de l’espoir de plaire à de nouveaux êtres, remplacés chez ces femmes par un dédain simulé, par une allégresse factice, qui avait l’inconvénient de leur faire mettre du déplaisir sous l’étiquette de contentement et se mentir perpétuellement à elles-mêmes, deux conditions pour qu’elles fussent malheureuses. Mais tout le monde dans cet hôtel agissait sans doute de la même manière qu’elles, bien que sous d’autres formes, et sacrifiait, sinon à l’amour propre, du moins à certains principes d’éducation ou à des habitudes intellectuelles, le trouble délicieux de se mêler à une vie inconnue. Sans doute le microcosme dans lequel s’isolait la vieille dame n’était pas empoisonné de virulentes aigreurs comme le groupe où ricanaient de rage la femme du notaire et du premier président. Il était au contraire, embaumé d’un parfum fin et vieillot mais qui n’était pas moins factice. Car au fond, la vieille dame eût probablement trouvé, à séduire, à s’attacher (en se renouvelant pour cela elle-même) la sympathie mystérieuse d’êtres nouveaux, un charme dont est dénué le plaisir qu’il y a à ne fréquenter que des gens de son monde et à se rappeler que, ce monde étant le meilleur qui soit, le dédain mal informé d’autrui est négligeable. Peut-être sentait-elle que, si elle était arrivée inconnue au Grand-Hôtel de Balbec, elle eût avec sa robe de laine noire et son bonnet démodé fait sourire quelque noceur qui de son « rocking » eût murmuré « quelle purée ! » ou surtout quelque homme de valeur ayant gardé, comme le premier président entre ses favoris poivre et sel, un visage frais et des yeux spirituels comme elle les aimait, et qui eût aussitôt désigné à la lentille rapprochante du face-à-main conjugal l’apparition de ce phénomène insolite ; et peut-être était-ce par inconsciente appréhension de cette première minute qu’on sait courte mais qui n’est pas moins redoutée – comme la première tête qu’on pique dans l’eau – que cette dame envoyait d’avance un domestique mettre l’hôtel au courant de sa personnalité et de ses habitudes, et coupant court aux salutations du directeur gagnait avec une brièveté où il y avait plus de timidité que d’orgueil sa chambre où des rideaux personnels, remplaçant ceux qui pendaient aux fenêtres, des paravents, des photographies, mettaient si bien, entre elle et le monde extérieur auquel il eût fallu s’adapter, la cloison de ses habitudes, que c’était son chez elle, au sein duquel elle était restée, qui voyageait plutôt qu’elle-même. Dès lors, ayant placé entre elle d’une part, le personnel de l’hôtel et les fournisseurs de l’autre, ses domestiques qui recevaient à sa place le contact de cette humanité nouvelle et entretenaient autour de leur maîtresse l’atmosphère accoutumée, ayant mis ses préjugés entre elle et les baigneurs, insoucieuse de déplaire à des gens que ses amis n’auraient pas reçus, c’est dans son monde qu’elle continuait à vivre par la correspondance avec ses amies, par le souvenir, par la conscience intime qu’elle avait de sa situation, de la qualité de ses manières, de la compétence de sa politesse. Et tous les jours, quand elle descendait pour aller dans sa calèche faire une promenade, sa femme de chambre qui portait ses affaires derrière elle, son valet de pied qui la devançait semblaient comme ces sentinelles qui, aux portes d’une ambassade pavoisée aux couleurs du pays dont elle dépend, garantissent pour elle, au milieu d’un sol étranger, le privilège de son exterritorialité. Elle ne quitta pas sa chambre avant le milieu de l’après-midi, le jour de notre arrivée, et nous ne l’aperçûmes pas dans la salle à manger où le directeur, comme nous étions nouveaux venus, nous conduisit, sous sa protection, à l’heure du déjeuner, comme un gradé qui mène des bleus chez le caporal tailleur pour les faire habiller ; mais nous y vîmes, en revanche, au bout d’un instant un hobereau et sa fille, d’une obscure mais très ancienne famille de Bretagne, M. et Mlle de Stermaria, dont on nous avait fait donner la table, croyant qu’ils ne rentreraient que le soir. Venus seulement à Balbec pour retrouver des châtelains qu’ils connaissaient dans le voisinage, ils ne passaient dans la salle à manger de l’hôtel, entre les invitations acceptées au-dehors et les visites rendues, que le temps strictement nécessaire. C’était leur morgue qui les préservait de toute sympathie humaine, de tout intérêt pour les inconnus assis autour d’eux, et au milieu desquels M. de Stermaria gardait l’air glacial, pressé, distant, rude, pointilleux et malintentionné, qu’on a dans un buffet de chemin de fer au milieu des voyageurs qu’on n’a jamais vus, qu’on ne reverra pas, et avec qui on ne conçoit d’autres rapports que de défendre contre eux son poulet froid et son coin dans le wagon. À peine commencions-nous à déjeuner qu’on vint nous faire lever sur l’ordre de M. de Stermaria, lequel venait d’arriver et sans le moindre geste d’excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître d’hôtel de veiller à ce qu’une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était désagréable que « des gens qu’il ne connaissait pas » eussent pris sa table. Et certes dans le sentiment qui poussait une certaine actrice (plus connue d’ailleurs à cause de son élégance, de son esprit, de ses belles collections de porcelaine allemande que pour quelques rôles joués à l’Odéon), son amant, jeune homme très riche pour lequel elle s’était cultivée, et deux hommes très en vue de l’aristocratie à faire dans la vie bande à part, à ne voyager qu’ensemble, à prendre à Balbec leur déjeuner, très tard, quand tout le monde avait fini, à passer la journée dans leur salon à jouer aux cartes, il n’entrait aucune malveillance, mais seulement les exigences du goût qu’ils avaient pour certaines formes spirituelles de conversation, pour certains raffinements de bonne chère, lequel leur faisait trouver plaisir à ne vivre, à ne prendre leurs repas qu’ensemble, et leur eût rendu insupportable la vie en commun avec des gens qui n’y avaient pas été initiés. Même devant une table servie ou devant une table à jeu, chacun d’eux avait besoin de savoir que dans le convive ou le partenaire qui était assis en face de lui, reposaient en suspens et inutilisés un certain savoir qui permet de reconnaître la camelote dont tant de demeures parisiennes se parent comme d’un « Moyen Âge » ou d’une « Renaissance » authentiques et, en toutes choses, des critériums communs à eux pour distinguer le bon et le mauvais. Sans doute ce n’était plus, dans ces moments-là, que par quelque rare et drôle interjection jetée au milieu du silence du repas ou de la partie, ou par la robe charmante et nouvelle que la jeune actrice avait revêtue pour déjeuner ou faire un poker, que se manifestait l’existence spéciale dans laquelle ces amis voulaient partout rester plongés. Mais en les enveloppant ainsi d’habitudes qu’ils connaissaient à fond, elle suffisait à les protéger contre le mystère de la vie ambiante. Pendant les longs après-midi, la mer n’était suspendue en face d’eux que comme une toile d’une couleur agréable accrochée dans le boudoir d’un riche célibataire, et ce n’était que dans l’intervalle des coups qu’un des joueurs, n’ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour en tirer une indication sur le beau temps ou sur l’heure, et rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant, peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d’ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu’une vieille dame serbe dont l’appendice buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld. À cette heure-là on apercevait les trois hommes en smoking attendant la femme en retard, laquelle bientôt, en une robe presque chaque fois nouvelle et des écharpes choisies selon un goût particulier à son amant, après avoir, de son étage, sonné le lift, sortait de l’ascenseur comme d’une boîte de joujoux. Et tous les quatre qui trouvaient que le phénomène international du Palace, implanté à Balbec, y avait fait fleurir le luxe plus que la bonne cuisine, s’engouffrant dans une voiture, allaient dîner à une demi-lieue de là dans un petit restaurant réputé où ils avaient avec le cuisinier d’interminables conférences sur la composition du menu et la confection des plats. Pendant ce trajet la route bordée de pommiers qui part de Balbec n’était pour eux que la distance qu’il fallait franchir – peu distincte dans la nuit noire de celle qui séparait leurs domiciles parisiens du Café Anglais ou de la Tour d’Argent – avant d’arriver au petit restaurant élégant où, tandis que les amis du jeune homme riche l’enviaient d’avoir une maîtresse si bien habillée, les écharpes de celle-ci tendaient devant la petite société comme un voile parfumé et souple, mais qui la séparait du monde. Malheureusement pour ma tranquillité, j’étais bien loin d’être comme tous ces gens. De beaucoup d’entre eux je me souciais ; j’aurais voulu ne pas être ignoré d’un homme au front déprimé, au regard fuyant entre les œillères de ses préjugés et de son éducation, le grand seigneur de la contrée, lequel n’était autre que le beau-frère de Legrandin qui venait quelquefois en visite à Balbec et, le dimanche, par la gardenparty hebdomadaire que sa femme et lui donnaient, dépeuplait l’hôtel d’une partie de ses habitants, parce qu’un ou deux d’entre eux étaient invités à ces fêtes et parce que les autres, pour ne pas avoir l’air de ne pas l’être, choisissaient ce jour-là pour faire une excursion éloignée. Il avait, d’ailleurs, été le premier jour fort mal reçu à l’hôtel quand le personnel, frais débarqué de la Côte d’Azur, ne savait pas encore qui il était. Non seulement il n’était pas habillé en flanelle blanche, mais par vieille manière française et ignorance de la vie des Palaces, entrant dans un hall où il y avait des femmes, il avait ôté son chapeau dès la porte, ce qui avait fait que le directeur n’avait même pas touché le sien pour lui répondre, estimant que ce devait être quelqu’un de la plus humble extraction, ce qu’il appelait un homme « sortant de l’ordinaire ». Seule la femme du notaire s’était sentie attirée vers le nouveau venu qui fleurait toute la vulgarité gourmée des gens comme il faut et elle avait déclaré, avec le fond de discernement infaillible et d’autorité sans réplique d’une personne pour qui la première société du Mans n’a pas de secrets, qu’on se sentait devant lui en présence d’un homme d’une haute distinction, parfaitement bien élevé et qui tranchait sur tout ce qu’on rencontrait à Balbec et qu’elle jugeait infréquentable tant qu’elle ne le fréquentait pas. Ce jugement favorable qu’elle avait porté sur le beau-frère de Legrandin tenait peut-être au terne aspect de quelqu’un qui n’avait rien d’intimidant, peut-être à ce qu’elle avait reconnu dans ce gentilhomme-fermier à allure de sacristain les signes maçonniques de son propre cléricalisme. J’avais beau avoir appris que les jeunes gens qui montaient tous les jours à cheval devant l’hôtel étaient les fils du propriétaire véreux d’un magasin de nouveautés et que mon père n’eût jamais consenti à connaître, la « vie de bains de mer » les dressait, à mes yeux, en statues équestres de demi-dieux, et le mieux que je pouvais espérer était qu’ils ne laissassent jamais tomber leurs regards sur le pauvre garçon que j’étais, qui ne quittait la salle à manger de l’hôtel que pour aller s’asseoir sur le sable. J’aurais voulu inspirer de la sympathie même à l’aventurier qui avait été roi d’une île déserte en Océanie, même au jeune tuberculeux dont j’aimais à supposer qu’il cachait sous ses dehors insolents une âme craintive et tendre qui eût peut-être prodigué pour moi seul des trésors d’affection. D’ailleurs (au contraire de ce qu’on dit d’habitude des relations de voyage) comme être vu avec certaines personnes peut vous ajouter, sur une plage où l’on retourne quelquefois, un coefficient sans équivalent dans la vraie vie mondaine, il n’y a rien, non pas qu’on tienne aussi à distance, mais qu’on cultive si soigneusement dans la vie de Paris, que les amitiés de bains de mer. Je me souciais de l’opinion que pouvaient avoir de moi toutes ces notabilités momentanées ou locales que ma disposition à me mettre à la place des gens et à recréer leur état d’esprit me faisait situer non à leur rang réel, à celui qu’ils auraient occupé à Paris par exemple et qui eût été fort bas, mais à celui qu’ils devaient croire le leur, et qui l’était à vrai dire à Balbec où l’absence de commune mesure leur donnait une sorte de supériorité relative et d’intérêt singulier.

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6 juin 2013

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : La sonate de Vinteuil

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Marcel Proust

À la recherche du temps perdu

 

Les deux apparitions de « La sonate de Vinteuil »

dans « À la recherche du temps perdu »

 

Première apparition dans le tome I :  «  Du côté de chez Swann. »

 

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– Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.

– Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi – allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été…

– Mais je ne dis absolument rien. Voyons, docteur, je vous prends à témoin : est-ce que j’ai dit quelque chose ?

Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de suite.

– Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c’est vous qu’on va caresser, qu’on va caresser dans l’oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s’en charger.

Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui qu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi :

L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie – il ne savait lui-même – qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu. D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom. Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort ; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se réfugier dans des pensées sans importance et qui lui permettaient de laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation il devait s’y rendre, et que s’il ne faisait pas de visite après il lui fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains valétudinaires chez qui, tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les avait interrogées ; mais plusieurs étaient arrivées après la musique ou parties avant ; certaines pourtant étaient là pendant qu’on l’exécutait, mais étaient allées causer dans un autre salon, et d’autres restées à écouter n’avaient pas entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison, ils savaient que c’était une œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaient demandé à jouer ; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser. Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez MmeVerdurin, tout d’un coup après une note longuement tendue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil,) il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret. Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à MmeVerdurin.

– Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann ; la comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C’est tout, excepté du piano, ma parole ! Chaque fois j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau que l’orchestre, plus complet. Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s’il avait fait un trait d’esprit :

– Vous êtes très indulgente pour moi, dit-il.

Et tandis que MmeVerdurin disait à son mari : « Allons, donne-lui de l’orangeade, il l’a bien méritée », Swann racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase. Quand MmeVerdurin, ayant dit d’un peu loin :

« Eh bien ! il me semble qu’on est en train de vous dire de belles choses, Odette », elle répondit : « Oui, de très belles », Swann trouva délicieuse sa simplicité.

Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir. Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, MmeVerdurin s’était écriée : « Je vous crois un peu qu’elle est belle ! Mais on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pas la connaître », et le peintre avait ajouté : « Ah ! c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas ? Ce n’est pas, si vous voulez, la chose « cher » et « public », n’est-ce pas ? mais c’est la très grosse impression pour les artistes »), ces gens semblaient ne s’être jamais posé ces questions, car ils furent incapables d’y répondre. Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase préférée :

– Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention ; je vous dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer dans des pointes d’aiguille ; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison, répondit MmeVerdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard, avec une sorte de bon sens

comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gardaient bien de donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de « M. Biche ». Comme le public ne connaît du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient, dans la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes n’ont pas les cheveux mauves. Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y avait là une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas trop de monde pour le voir :

– Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello ! s’écria-t-il avec une brusque résolution.

Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées, mais était entièrement inconnue du grand public.

– Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.

– C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.

– Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.

– Alors poser la question, c’est la résoudre ? dit le docteur.

– Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la sonate : d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux.

Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.

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   Seconde apparition de la sonate de Vinteuil, dans le tome II : « À l’ombre des jeunes filles en fleurs. »

 

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Au reste, le plus souvent, nous ne restions pas à la maison, nous allions nous promener. Parfois avant d’aller s’habiller, Mme Swann se mettait au piano. Ses belles mains, sortant des manches roses, ou blanches, souvent de couleurs très vives, de sa robe de chambre de crêpe de Chine, allongeaient leurs phalanges sur le piano avec cette même mélancolie qui était dans ses yeux et n’était pas dans son cœur. Ce fut un de ces jours-là qu’il lui arriva de me jouer la partie de la sonate de Vinteuil où se trouve la petite phrase que Swann avait tant aimée. Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire « entendre pour la première fois ». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin. Seulement je n’avais encore jusqu’à ce jour rien entendu de cette sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu’un nom qu’on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d’où une heure plus tard, sans qu’on y pense, s’élanceront d’elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d’abord vainement sollicitées. Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m’arriva pour la sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l’œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l’entendre) du moment que Mme Swann m’en avait joué la phrase la plus fameuse (j’étais aussi stupide en cela que ceux qui n’espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes). Mais bien plus, même quand j’eus écouté la sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper, à me fuir. Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette sonate, je ne la possédai jamais tout entière : elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur. Dans la sonate de Vinteuil les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà.

Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte ; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui par le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier. Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. Ce temps du reste qu’il faut à un individu – comme il me le fallut à moi à l’égard de cette sonate – pour pénétrer une œuvre un peu profonde, n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. Aussi l’homme de génie pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que, les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux jugements est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier. Ce sont les quatuors de Beethoven (les quatuors XII, XIII, XIV et XV) qui ont mis cinquante ans à faire naître, à grossir le public des quatuors de Beethoven, réalisant ainsi comme tous les chefs-d’œuvre un progrès sinon dans la valeur des artistes, du moins dans la société des esprits, largement composée aujourd’hui de ce qui était introuvable quand le chef-d’œuvre parut, c’est-à-dire d’êtres capables de l’aimer. Ce qu’on appelle la postérité, c’est la postérité de l’œuvre. Il faut que l’œuvre (en ne tenant pas compte, pour simplifier, des génies qui à la même époque peuvent parallèlement préparer pour l’avenir un public meilleur dont d’autres génies que lui bénéficieront) crée elle-même sa postérité. Si donc l’œuvre était tenue en réserve, n’était connue que de la postérité, celle-ci, pour cette œuvre, ne serait pas la postérité mais une assemblée de contemporains ayant simplement vécu cinquante ans plus tard. Aussi faut-il que l’artiste – et c’est ce qu’avait fait Vinteuil – s’il veut que son œuvre puisse suivre sa route, la lance, là où il y a assez de profondeur, en plein et lointain avenir. Et pourtant ce temps à venir, vraie perspective des chefs-d’œuvre, si n’en pas tenir compte est l’erreur des mauvais juges, en tenir compte est parfois le dangereux scrupule des bons. Sans doute, il est aisé de s’imaginer dans une illusion analogue à celle qui uniformise toutes choses à l’horizon, que toutes les révolutions qui ont eu lieu jusqu’ici dans la peinture ou la musique respectaient tout de même certaines règles et que ce qui est immédiatement devant nous, impressionnisme, recherche de la dissonance, emploi exclusif de la gamme chinoise, cubisme, futurisme, diffère outrageusement de ce qui a précédé. C’est que ce qui a précédé on le considère sans tenir compte qu’une longue assimilation l’a converti pour nous en une matière variée sans doute, mais somme toute homogène, où Hugo voisine avec Molière. Songeons seulement aux choquants disparates que nous présenterait, si nous ne tenions pas compte du temps à venir et des changements qu’il amène, tel horoscope de notre propre âge mûr tiré devant nous durant notre adolescence. Seulement tous les horoscopes ne sont pas vrais et être obligé pour une œuvre d’art de faire entrer dans le total de sa beauté le facteur du temps, mêle à notre jugement quelque chose d’aussi hasardeux et par là d’aussi dénué d’intérêt véritable que toute prophétie dont la non réalisation n’impliquera nullement la médiocrité d’esprit du prophète, car ce qui appelle à l’existence les possibles ou les en exclut n’est pas forcément de la compétence du génie ; on peut en avoir eu et ne pas avoir cru à l’avenir des chemins de fer, ni des avions, ou, tout en étant grand psychologue, à la fausseté d’une maîtresse ou d’un ami, dont de plus médiocres eussent prévu les trahisons. Si je ne compris pas la sonate je fus ravi d’entendre jouer Mme Swann. Son toucher me paraissait, comme son peignoir, comme le parfum de son escalier, comme ses manteaux, comme ses chrysanthèmes, faire partie d’un tout individuel et mystérieux, dans un monde infiniment supérieur à celui où la raison peut analyser le talent.

« N’est-ce pas que c’est beau cette sonate de Vinteuil ? me dit Swann. Le moment où il fait nuit sous les arbres, où les arpèges du violon font tomber la fraîcheur. Avouez que c’est bien joli ; il y a là tout le côté statique du clair de lune, qui est le côté essentiel. Ce n’est pas extraordinaire qu’une cure de lumière comme celle que suit ma femme agisse sur les muscles, puisque le clair de lune empêche les feuilles de bouger. C’est cela qui est si bien peint dans cette petite phrase, c’est le Bois de Boulogne tombé en catalepsie. Au bord de la mer c’est encore plus frappant, parce qu’il y a les réponses faibles des vagues que naturellement on entend très bien puisque le reste ne peut pas remuer. À Paris c’est le contraire ; c’est tout au plus si on remarque ces lueurs insolites sur les monuments, ce ciel éclairé comme par un incendie sans couleurs et sans danger, cette espèce d’immense fait-divers deviné. Mais dans la petite phrase de Vinteuil et du reste dans toute la sonate ce n’est pas cela, cela se passe au Bois, dans le gruppetto on entend distinctement la voix de quelqu’un qui dit : « On pourrait presque lire son journal. »

Ces paroles de Swann auraient pu fausser, pour plus tard, ma compréhension de la sonate, la musique étant trop peu exclusive pour écarter absolument ce qu’on nous suggère d’y trouver. Mais je compris par d’autres propos de lui que ces feuillages nocturnes étaient tout simplement ceux sous l’épaisseur desquels, dans maint restaurant des environs de Paris, il avait entendu, bien des soirs, la petite phrase. Au lieu du sens profond qu’il lui avait si souvent demandé, ce qu’elle rapportait à Swann, c’était ces feuillages rangés, enroulés, peints autour d’elle (et qu’elle lui donnait le désir de revoir parce qu’elle lui semblait leur être intérieure comme une âme), c’était tout un printemps dont il n’avait pu jouir autrefois, n’ayant pas, fiévreux et chagrin comme il était alors, assez de bien-être pour cela, et que (comme on fait, pour un malade, des bonnes choses qu’il n’a pu manger) elle lui avait gardé. Les charmes que lui avaient fait éprouver certaines nuits dans le Bois et sur lesquels la sonate de Vinteuil pouvait le renseigner, il n’aurait pu à leur sujet interroger Odette qui pourtant l’accompagnait comme la petite phrase. Mais Odette était seulement à côté de lui alors (non en lui comme le motif de Vinteuil), ne voyant donc point – Odette eût-elle été mille fois plus compréhensive – ce qui, pour nul de nous (du moins j’ai cru longtemps que cette règle ne souffrait pas d’exception), ne peut s’extérioriser.

« C’est au fond assez joli, n’est-ce pas, dit Swann, que le son puisse refléter, comme l’eau, comme une glace. Et remarquez que la phrase de Vinteuil ne me montre que tout ce à quoi je ne faisais pas attention à cette époque. De mes soucis, de mes amours de ce temps-là, elle ne me rappelle plus rien, elle a fait l’échange.

 

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6 juin 2013

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, premières pages

250 el_Proust_1895 copie

 

Marcel Proust

 

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

 

Tome I : Du côté de chez Swann, premières pages

 

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I

 

            Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur ! c’est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on vient d’éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.

Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour – date pour moi d’une ère nouvelle – où on les avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.

Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve.

Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être – venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposait peu à peu les traits originaux de mon moi.

Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, – mon corps, – se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je me reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement, et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.

Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le mur filait dans une autre direction : j’étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, à la campagne. Mon Dieu ! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c’était les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.

Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ; chambres d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates : un coin de l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment ; où, par un temps glacial, le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont refroidies ; – chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d’un rayon – ; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux, et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où, dès la première seconde, j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; – où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires barrant obliquement un des angles de la pièce se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’y était pas prévu ; – où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant ; jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.

Certes, j’étais bien éveillé maintenant : mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.

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6 juin 2013

Marcel Proust, Du côté de chez Swann. Passage dit « de la madeleine »

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Marcel Proust

 

Du côté de chez Swann

Passage dit « de la madeleine »

 

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(Page 144 de l’édition poche GF Flammarion 2009 de "Du côté de chez Swann")

 

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.

Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

 

 

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6 juin 2013

Honoré de Balzac, La peau de chagrin (extrait)


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 Honoré de Balzac

 

La peau de chagrin

 

Chapitre I (l'extrait part du début de l’ouvrage)

 

Le talisman

 Début & scène de l'antiquaire

 

BalzacMagicSkin01

 

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                                   Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protège une passion essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta l’escalier du tripot désigné sous le nom de numéro 36.

– Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît ? lui cria d’une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée sur un type ignoble. Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle ! N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage ? Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui vont gagner votre argent ? Est-ce la police tapie dans tous les égouts sociaux qui tient à savoir le nom de votre chapelier ou le vôtre, si vous l’avez inscrit sur la coiffe ? Est-ce enfin pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs ? Sur ce point l’administration garde un silence complet. Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même : vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. À votre sortie, le JEU vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens qu’il faut se faire un costume de joueur.

 

L’étonnement manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une âme encore innocente. Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les bouillants plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères de l’hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco.

Cet homme, dont la longue face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de d’Arcet, présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses rides il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointements le jour même où il les recevait ; semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir ; les sourds gémissements des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés, le trouvaient toujours insensible. C’était le Jeu incarné.

Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit : Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là ! L’inconnu n’écouta pas ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux ; il entra résolument dans la salle où le son de l’or exerçait une éblouissante fascination sur les sens en pleine convoitise.

Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée :

Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu ; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu. Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui d’un drame sanguinolent. Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigents qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et prêtes à finir dans la Seine ; la passion y abonde, mais le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables qui viennent y chercher des distractions et les payent comme ils paieraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter à bas prix de cuisants regrets pour trois mois.

 

Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot ? Entre le joueur du matin et le joueur du soir il existe la différence qui distingue le mari nonchalant de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle.

Le matin seulement arrivent la passion palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale ; tant il souffrait travaillé par le prurit d’un coup de trente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les dévorent.

Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son Palais-Royal, dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène, entrez...

 

Quelle nudité ! Les murs, couverts d’un papier gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’âme ; il ne s’y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le parquet est usé, malpropre. Une table oblongue occupe le centre de la salle. La simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l’or annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse humaine se découvre partout où l’âme réagit puissamment sur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux tissu d’Orient, et la plupart du temps il la possède sur un grabat. L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand végète au fond d’une boutique humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel, d’où son fils, héritier précoce, sera chassé par une licitation fraternelle.

 

Enfin, existe-t-il chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir ? Singulier problème ! Toujours en opposition avec lui-même, trompant ses espérances par ses maux présents, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse. Ici-bas rien n’est complet que le malheur. Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Trois vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment assis autour du tapis vert ; leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des âmes blasées, des cœurs qui depuis longtemps avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentiments secrets qui crient fatalement à un joueur : – Oui. – Non ! Cette tête méridionale respirait l’or et le feu.

Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l’est le peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête.

Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et de l’autre une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent une mise imaginaire, espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger comme les jeunes prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent des messes blanches.

En face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable duquel ils vivaient.

Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps en temps regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passants leurs plates figures, en guise d’enseigne.

Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix grêle : – Faites le jeu ! quand le jeune homme ouvrit la porte.

Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Chose inouïe ! les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au fanatique Italien, tous en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les âmes dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir décent ! Eh bien ! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand le jeune homme entra. Mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges dont les blondes têtes devaient être coupées à un signal de la Révolution ? Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère : ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées !

La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche, et sa physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée ? Les médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les paupières, et la rougeur qui marquait les joues, tandis que les poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse.

Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleuré les orgies, l’étude et la maladie. Comme, lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtements. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d’une douteuse propreté ; enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants ! Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantements de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur.

Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Aussi tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une belle fille qui s’offre à la corruption, furent-ils prêts à crier au novice : – Sortez !

Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta sans calcul sur le tapis une pièce d’or qu’il avait à la main, et qui roula sur Noir ; puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes, il lança sur le tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si grand que les vieillards ne firent pas de mise ; mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu. Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible : Faites le jeu ! – Le jeu est fait ! – Rien ne va plus. Le tailleur étala les cartes, et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs.

Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or ; leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent ; mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.

– Rouge, pair, passe, dit officiellement le tailleur.

Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber un à un les billets pliés que lui lança le banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le râteau s’allongea pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement, ses lèvres blanchirent ; mais il releva bientôt ses paupières, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirants que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie.

Combien d’événements se pressent dans l’espace d’une seconde, et que de choses dans un coup de dé !

– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier après un moment de silence pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index pour la montrer aux assistants.

– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.

– Bah ! s’écria le garçon de chambre, en prenant une prise de tabac.

– Si nous avions imité monsieur ? dit un des vieillards à ses collègues en désignant l’Italien. Tout le monde regarda l’heureux joueur dont les mains tremblaient en comptant ses billets de banque.

– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille : Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune homme.

– Ce n’est pas un joueur, reprit le banquier, autrement il aurait groupé son argent en trois masses pour se donner plus de chances.

 

Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau ; mais le vieux molosse, ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole ; le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant di tanti palpiti d’un souffle si faible, qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses.

Il se trouva bientôt sous les galeries du Palais-Royal, alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la mort ; enfin perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793.

Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens sont sans danger, comme celles des enfants qui tombent de trop bas pour se blesser ; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent être les ouragans qui le forcent à demander la paix de l’âme à la bouche d’un pistolet.

Combien de jeunes talents confinés dans une mansarde s’étiolent et périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre avortés.

Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces lignes : Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont-des-Arts. Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice : Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfants ; dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfants.

 

L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables, qui passaient en lambeaux dans son âme, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde, lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs.

Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que l’académicien Auger avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle, celui-ci ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière.

 Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.

– Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine !

Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied : SECOURS AUX ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé de sa philanthropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau : il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations ; il lut les doléances des journalistes, écrites entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse ; il entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa tête par le préfet de la Seine. Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’état, qui n’en avait aucun souci.

 

Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins étalés sur le parapet ; peu s’en fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà consumé par la flamme : mais le visage eut le sort des cendres noires ; il redevint triste quand l’inconnu, ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.

– Ah ! mon bon monsieur, la carita ! la carita ! catarina ! Un petit sou pour avoir du pain !

Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les vêtements déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde :

– Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour vous...

Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage funèbre la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne.

– La carita ! la carita ! L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine. – Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendiants.

 

En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans le satin d’un élégant chapeau ; il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvements ; la robe, légèrement relevée par le marchepied, lui laissa voir une jambe dont les fins contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies ; elle en acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir.

Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insouciants jetés au hasard sur les passants. C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme ! mais cette dernière et puissante interrogation ne fut pas comprise, ne remua pas ce cœur de femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pour elle ? une admiration de plus, un désir inspiré qui le soir lui suggérait cette douce parole : J’étais bien aujourd’hui.

Le jeune homme passa promptement à un autre cadre, et ne se retourna point quand l’inconnue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent, cette dernière image du luxe et de l’élégance s’éclipsa comme allait s’éclipser sa vie. Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt les échantillons de marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monuments paraissaient prendre une physionomie triste en reflétant les teintes grises du ciel, dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et de beauté.

Ainsi, la nature elle-même conspirait à le plonger dans une extase douloureuse. En proie à cette puissance malfaisante dont l’action dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourments de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers un brouillard où tout ondoyait.

Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son âme les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’intention de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets d’art. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial, comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l’échafaud ; mais la conscience de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l’assurance d’une duchesse qui a deux amants, et il entra chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort.

 

Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède.

Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance. Un jeune garçon à figure fraîche et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille paysanne, espèce de Caliban femelle occupée à nettoyer un poêle dont les merveilles étaient dues au génie de Bernard de Palissy ; puis il dit à l’étranger d’un air insouciant :

– Voyez, monsieur, voyez ! Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires ; mais si vous voulez prendre la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptés, vraie renaissance, récemment arrivés, et qui sont de toute beauté.

Dans l’horrible situation où se trouvait l’inconnu, ce babil de cicérone, ces phrases sottement mercantiles furent pour lui comme les taquineries mesquines par lesquelles des esprits étroits assassinent un homme de génie. Portant sa croix jusqu’au bout, il parut écouter son conducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes ; mais insensiblement il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer sans crainte à ses dernières méditations, qui furent terribles. Il était poète, et son âme rencontra fortuitement une immense pâture : il devait voir par avance les ossements de vingt mondes.

 

Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de Sèvres, où madame Jacotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphinx dédié à Sésostris. Le commencement du monde et les événements d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute du moyen-âge. Madame Dubarry peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle.

 

Les instruments de mort, poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instruments de vie : soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux.

Un vaisseau d’ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait l’empereur Auguste, majestueusement impassible.

Plusieurs portraits d’échevins français, de bourgmestres hollandais, insensibles alors comme pendant leur vie, s’élevaient au-dessus de ce chaos d’antiquités, en y lançant un regard pâle et froid.

Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares ; il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire du prêtre, jusqu’aux plumes d’un trône.

Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille accidents de lumière, par la bizarrerie d’une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la brusque opposition des jours et des noirs. L’oreille croyait entendre des cris interrompus, l’esprit saisir des drames inachevés, l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées.

Enfin une poussière obstinée avait jeté son léger voile sur tous ces objets, dont les angles multipliés et les sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques.

 

L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde.

Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissances ; mais à force de regarder, de penser, de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait dans ses entrailles. La vue de tant d’existences nationales ou individuelles, attestées par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d’engourdir les sens du jeune homme, le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos. Une multitude de figures endolories, gracieuses et terribles, obscures et lucides, lointaines et rapprochées, se leva par masses, par myriades, par générations. L’Égypte, roide, mystérieuse, se dressa de ses sables, représentée par une momie qu’enveloppaient des bandelettes noires : les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe ; Moïse, les Hébreux, le désert : il entrevit tout un monde antique et solennel.

Fraîche et suave, une statue de marbre assise sur une colonne torse et rayonnant de blancheur lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Ah ! qui n’aurait souri comme lui, de voir sur un fond rouge, la jeune fille brune dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le Dieu Priape qu’elle saluait d’un air joyeux ? en regard, une reine latine caressait sa chimère avec amour !

Les caprices de la Rome impériale respiraient là tout entiers et révélaient le bain, la couche, la toilette d’une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre et lui déroulait les pages de TiteLive : le jeune homme contempla Senatus Populusque romanus : le consul, les licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du Forum, le peuple courroucé défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d’un rêve.

Enfin la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux : il y voyait la Vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux auxquels cette Ève régénérée souriait d’un air doux.

 

En touchant une mosaïque faite avec les différentes laves du Vésuve et de l’Etna, son âme s’élançait dans la chaude et fauve Italie : il assistait aux orgies des Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes, se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il frémissait des dénouements nocturnes interrompus par la froide épée d’un mari, en apercevant une dague du moyen-âge dont la poignée était travaillée comme l’est une dentelle, et dont la rouille ressemblait à des taches de sang.

 

L’Inde et ses religions revivaient dans un magot chinois coiffé de son chapeau pointu, à losanges relevées, paré de clochettes, vêtu d’or et de soie. Près du magot, une natte, jolie comme la bayadère qui s’y était roulée, exhalait encore les odeurs du sandal.

Un monstre du Japon dont les yeux restaient tordus, la bouche contournée, les membres torturés, réveillait l’âme par les inventions d’un peuple qui, fatigué du beau toujours unitaire, trouve d’ineffables plaisirs dans la fécondité des laideurs.

 

Une salière sortie des ateliers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la renaissance, au temps où les arts et la licence fleurissaient, où les souverains se divertissaient à des supplices, où les conciles couchés dans les bras des courtisanes décrétaient la chasteté pour les simples prêtres.

Il vit les conquêtes d’Alexandre sur un camée, les massacres de Pizarre dans une arquebuse à mèche, les guerres de religion échevelées, bouillantes, cruelles, au fond d’un casque.

Puis, les riantes images de la chevalerie sourdirent d’une armure de Milan supérieurement damasquinée, bien fourbie, et sous la visière de laquelle brillaient encore les yeux d’un paladin.

 

Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui composait un poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là ; mais rien de complet ne s’offrait à l’âme. Le poète devait achever les croquis du grand-peintre qui avait fait cette immense palette où les innombrables accidents de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain.

 

Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles. Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme. Là dormait un enfant en cire, sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature lui rappelait les joies de son jeune âge. Au prestigieux aspect du pagne virginal de quelque jeune fille d’Otaïti, sa brûlante imagination lui peignait la vie simple de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si naturelle à l’homme, toute une destinée calme au bord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un bananier, qui dispensait une manne savoureuse, sans culture.

Mais tout à coup il devenait corsaire, et revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré par les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue de quelques madrépores qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques.

Admirant plus loin les délicates miniatures, les arabesques d’azur et d’or qui enrichissaient quelque précieux missel manuscrit, il oubliait les tumultes de la mer. Mollement balancé dans une pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et la science, souhaitait la grasse vie des moines exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se couchait au fond d’une cellule, en contemplant par sa fenêtre en ogive les prairies, les bois, les vignobles de son monastère. Devant quelques Teniers, il endossait la casaque d’un soldat ou la misère d’un ouvrier, il désirait porter le bonnet sale et enfumé des Flamands, s’enivrait de bière, jouait aux cartes avec eux, et souriait à une grosse paysanne d’un attrayant embonpoint.

Il grelottait en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Salvator Rosa. Il caressait un tomahawk d’Illinois, et sentait le scalpel d’un Cherokee qui lui enlevait la peau du crâne. Émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le confiait à la main d’une châtelaine dont il écoutait la romance mélodieuse en lui déclarant son amour, le soir, auprès d’une cheminée gothique, dans la pénombre où se perdait un regard de consentement. Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentiments sur les simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son âme comme le son lointain d’un autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de NotreDame.

 

En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures en bois pendues aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la vie, il marchait dans les enchantements d’un songe ; enfin, doutant de son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant.

 

Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir ; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées. Les plus coûteux caprices de dissipateurs morts sous des mansardes après avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce vaste bazar des folies humaines.

Une écritoire payée cent mille francs et rachetée pour cent sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le prix aurait suffi jadis à la rançon d’un roi. Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa misère, dans toute la gloire de ses petitesses gigantesques. Une table d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptée d’après les dessins de Jean Goujon et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été peut-être acquise au prix du bois à brûler. Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des fées, y étaient dédaigneusement amoncelés.

– Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartements dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.

– Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore ; montez au troisième étage, et vous verrez !

L’inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où successivement passèrent devant ses yeux fatigués plusieurs tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissants paysages de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page de Sterne, des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez sombres et colorés comme un poème de lord Byron ; puis des bas-reliefs antiques, des coupes d’agate, des onyx merveilleux ; enfin c’était des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme.

 

Il arriva devant une Vierge de Raphaël, mais il était las de Raphaël, une figure de Corrège qui voulait un regard ne l’obtint même pas ; un vase inestimable en porphyre antique et dont les sculptures circulaires représentaient, de toutes les priapées romaines, la plus grotesquement licencieuse, délices de quelque Corinne, eut à peine un sourire. Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts, oppressé sous ces formes renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui livraient un combat sans fin. Semblable en ses caprices à la chimie moderne qui résume la création par un gaz, l’âme ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées ? Beaucoup d’hommes ne périssent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu dans leur être intérieur ?

– Que contient cette boîte ? demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses, parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.

– Ah ! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir.

– Vous hasarder ! reprit le jeune homme. Votre maître est-il un prince ?

– Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.

Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l’un que l’autre. L’apprenti interpréta le silence de l’inconnu comme un souhait, et le laissa seul dans le cabinet.

 

Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les œuvres géologiques de Cuvier ? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur ? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes, l’âme est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples que la faible mémoire humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle ? Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales, mais notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied d’un mammouth. Ces figures se dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie avec leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, il est sublime en posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques ; il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie : Voyez ! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule ! Après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit dégénéré d’un type grandiose, brisé peut-être par le Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif, ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchir le chaos, entonner un hymne sans fin et se configurer le passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde. En présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul homme, la miette dont l’usufruit nous est concédé dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères et que nous avons nommé LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitié.

Nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours ; et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine de vivre doit s’accepter ? Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu’à ce que notre valet de chambre entre et vienne nous dire : Madame la comtesse a répondu qu’elle attendait monsieur.

 

Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue mirent dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des créations inconnues : il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Les tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent d’une vie trompeuse. À la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente qui fermentait dans son cerveau brisé, ces œuvres s’agitèrent et tourbillonnèrent devant lui : chaque magot lui jeta sa grimace, les yeux des personnages représentés dans les tableaux remuèrent en pétillant ; chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa place, gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie, selon ses mœurs, son caractère et sa contexture.

Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le Brocken. Mais ces phénomènes d’optique enfantés par la fatigue, par la tension des forces oculaires ou par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu.

Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur une âme familiarisée avec les terreurs de la mort. Il favorisa même par une sorte de complicité railleuse les bizarreries de ce galvanisme moral dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées qui lui donnaient encore le sentiment de l’existence. Le silence régnait si profondément autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie dont les impressions graduellement noires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière.

Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un squelette à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire : Les morts ne veulent pas encore de toi ! En passant la main sur son front pour en chasser le sommeil, le jeune homme sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues, et frissonna. Les vitres ayant retenti d’un claquement sourd, il pensa que cette froide caresse digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-souris.

Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes par lesquels il était entouré ; puis toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte noire. La nuit, l’heure de mourir était subitement venue. Il s’écoula, dès ce moment, un certain laps de temps pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie profonde, soit qu’il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur.

Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible, et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme. Il ferma les yeux ; les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient ; il voyait briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir.

Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels ; néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes, et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations dont les mystères sont condamnés par notre fierté ou que notre science impuissante tâche en vain d’analyser.

 

Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs.

Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre.

Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche.

En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs.

Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux.

 

Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images. S’il demeura comme étourdi, s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne d’enfants qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses méditations, à l’agacement de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les atroces délices contenues dans un morceau d’opium.

Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré, disciple de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu.

Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange ; mais cette émotion était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.

– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël ? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique.

Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte brune reçût toute la clarté. Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu.

À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel.

La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres figurées par un fond noir ; une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait sortir ; sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves ; les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvait dans les enseignements du passé. L’Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient les âmes troublées ; enfin sa religion se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce précepte où elle se résume : Aimez-vous les uns les autres !

Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies.

Partageant le privilège des enchantements de la musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme impérieux des souvenirs, et son triomphe était complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille ; par moments il semblait que la tête s’élevât dans le lointain, au sein de quelque nuage.

– J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.

– Eh ! bien, il va falloir mourir, s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par d’insensibles déductions, d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.

– Ah ! ah ! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu’il serra par les poignets dans l’une des siennes, comme dans un étau. L’inconnu sourit tristement de cette méprise et dit d’une voix douce :

– Hé ! monsieur, ne craignez rien, il s’agit de ma vie et non de la vôtre. Pourquoi n’avouerais-je pas une innocente supercherie, reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie ?

Le soupçonneux marchand examina d’un œil sagace le morne visage de son faux chaland tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les joueurs, il lâcha les mains ; mais par un reste de suspicion qui révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet :

– Êtes-vous depuis trois ans, surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification ? L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.

– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu an monde, ou bien êtes-vous déshonoré ?

– Si je voulais me déshonorer, je vivrais.

– Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou vous trouvez-vous obligé de composer des flons-flons pour payer le convoi de votre maîtresse ? N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or ? voulez-vous détrôner l’ennui ? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir ?

– Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations.

– Eh ! eh ! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse ressemblèrent au cri d’une crécelle. Puis il reprit ainsi :

– Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sesterces ou des oboles de l’ancien monde, ni une piastre du nouveau, sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel.

Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.

– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité : les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard, qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon.

– Vous le connaissez donc ? demanda le marchand, dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus d’idées que n’en pouvaient exprimer les plus énergiques paroles.

– Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère ? s’écria le jeune homme, piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse ? Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte scientifiquement admise.

– Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.

Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.

– J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.

Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.

– Que voulez-vous ? demanda le vieillard.

– Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.

Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.

– L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.

– Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu ! Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :

 

LE TEXTE EST EN

SANSCRIT

…....

 

 

Ce qui voulait dire en français :

 

Si tu me possèdes, tu posséderas tout,

mais ta vie m’appartiendra. Dieu l’a

voulu ainsi. Désire, et tes désirs

seront accomplis. Mais règle

tes souhaits sur ta vie.

Elle est là. À chaque

vouloir je décroitrai

comme tes jours.

Me veux-tu   ?

Prends. Dieu

t’exaucera.

Soit      !

 

– Ah ! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale ?

– Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.

Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir.

 

– Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ? demanda le jeune inconnu.

Le vieillard hocha de la tête et dit gravement :

– Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et...

– Et vous n’avez pas même essayé ? dit le jeune homme en l’interrompant.

– Essayer ! dit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs ? Peut-on arrêter le cours de la vie ? L’homme a-t-il jamais pu scinder la mort ? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous suicider ; mais tout à coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant ! Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que ne l’est celle-ci ? Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du régent. Comme vous, j’étais alors dans la misère, j’ai mendié mon pain ; néanmoins j’ai atteint l’âge de cent deux ans, et suis devenu millionnaire : le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes.

En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. Cependant j’ai vu le monde entier : mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les langages humains, et j’ai vécu sous tous les régimes : j’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or dans le wigwam des sauvages, enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir n’est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ? n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ? Que reste-t-il d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres.

La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu ; je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure.

N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste ; mon âme ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures historiquement belles ! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions, et je les juge. Oh ! comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes ! comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu !

Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ?

– Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.

– Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.

– J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette oriental, ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de femmes ardentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par-delà les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues : que les âmes montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou s’abaissent ; peu m’importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires !

 

Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.

– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant.

Le brahmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse le soin aux événements de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir ? hé ! bien, votre suicide n’est que retardé.

 

L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philanthropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria :

– Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés. Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer : il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous.

– Animal ! – Imbécile ! Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.

– Eh ! c’est Raphaël.

– Ah bien ! nous te cherchions.

– Quoi ! c’est vous ?

Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure aussitôt que la clarté d’un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.

– Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli renverser, tu vas venir avec nous.

– De quoi s’agit-il donc ?

– Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.

De force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis, qui, l’ayant enchaîné par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers le Pont-des-Arts.

– Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont par parenthèse l’enseigne inamovible offre des lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois de juin. Cependant nous n’avions certes pas l’air de gens d’argent, huissiers, créanciers, gardes du commerce, etc. N’importe ! Rastignac t’avait aperçu la veille aux Bouffons, nous avons repris courage, et mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Élysées, si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philanthropiques où les mendiants dorment appuyés sur des cordes tendues, ou si, plus heureux, ton bivouac n’était pas établi dans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force ! Les ministères, l’Opéra, les maisons conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de journalistes, restaurants, foyers de théâtre, bref, tout ce qu’il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant été savamment explorés, nous gémissions sur la perte d’un homme doué d’assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les prisons.

 

Nous parlions de te canoniser comme un héros de juillet ! et, ma parole d’honneur, nous te regrettions.

En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, d’où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.

– Et nous te regrettions vraiment ! dit son ami poursuivant toujours sa thèse. Il s’agit d’une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d’homme supérieur, c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre au-dessus de tout. L’escamotage de la muscade constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon cher, plus gravement que jamais. L’infâme Monarchie renversée par l’héroïsme populaire était une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter ; mais la Patrie est une épouse acariâtre et vertueuse dont il nous faut accepter, bon gré, mal gré, les caresses compassées. Or donc, le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Mais voici ce que tu ne sais peut-être pas ! Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mois nouveaux et de vieilles idées, à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps. Il s’agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale, en nous prouvant qu’il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de dire nous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cent bons mille francs vient d’être fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontents, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen.

Or, comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité ; que pour nous la patrie est une capitale où toutes les idées s’échangent, où tous les jours amènent de succulents dîners, de nombreux spectacles ; où fourmillent de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissent que le lendemain, des amours qui vont à l’heure comme les citadines ; que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries ! la patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent.

Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès ! avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu qu’il nous soit permis de rire in petto des rois et des peuples, de ne pas être le soir de notre opinion du matin, et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali, couchés sur de moelleux coussins.

Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique et burlesque ; ainsi nous t’emmenons de ce pas au dîner donné par le fondateur dudit journal, un banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, veut le changer en esprit.

Tu y seras accueilli comme un frère, nous t’y saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n’épouvante, et dont la perspicacité découvre les intentions de l’Autriche, de l’Angleterre ou de la Russie, avant que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient des intentions ! Oui, nous t’instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis Crispins qui jouent entre eux les destinées d’un empire comme les hommes vulgaires jouent leur kirchen-wasser aux dominos. Nous t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts ! Nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu.

J’espère que tu ne feras pas mentir nos éloges. Taillefer, notre amphitryon, nous a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. Entends-tu, Raphaël ? lui demanda l’orateur en s’interrompant.

– Oui, répondit le jeune homme, moins étonné de l’accomplissement de ses souhaits que surpris de la matière naturelle par laquelle les événements s’enchaînaient ; et, quoiqu’il lui fût impossible de croire à une influence magique, il admirait les hasards de la destinée humaine.

……………………………………….

(Page 72/375 de l’édition poche Folio classique)

 

………………………………………Et Raphaël mena la vie de luxe, de plaisir et de débauche tant désirée qui devait, la peau de chagrin rétrécissant à chacun de ses nouveaux souhaits, le mener à sa perte…

 

 

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6 juin 2013

Théophile Gautier , Une nuit de Cléopâtre

 

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Théophile Gautier

 

Une nuit de Cléopâtre

 Nouvelle issue du recueil "Contes et récits fantastiques"

 

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Alexandre Cabanel, Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort, 1887

 

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I

 

                      Il y a, au moment où nous écrivons cette ligne, dix-neuf cents ans environ qu’une cange magnifiquement dorée et peinte descendait le Nil avec toute la rapidité que pouvaient lui donner cinquante rames longues et plates rampant sur l’eau égratignée comme les pattes d’un scarabée gigantesque. Cette cange était étroite, de forme allongée, relevée par les deux bouts en forme de corne de lune naissante, svelte de proportions et merveilleusement taillée pour la marche ; une tête de bélier surmontée d’une boule d’or armait la pointe de la proue, et montrait que l’embarcation appartenait à une personne de race royale. Au milieu de la barque s’élevait une cabine à toit plat, une espèce de naos ou tente d’honneur, coloriée et dorée, avec une moulure à palmettes et quatre petites fenêtres carrées.

 

Deux chambres également couvertes d’hiéroglyphes occupaient les extrémités du croissant ; l’une d’elles, plus vaste que l’autre, avait un étage juxtaposé de moindre hauteur, comme les châteaux-gaillards de ces bizarres galères du seizième siècle dessinées par Della Bella ; la plus petite, qui servait de logement au pilote, se terminait en fronton triangulaire. Le gouvernail était fait de deux immenses avirons ajustés sur des pieux bariolés, et s’allongeant dans l’eau derrière la barque comme les pieds palmés d’un cygne ; des têtes coiffées du pschent(1), et portant au menton la corne allégorique, étaient sculptées à la poignée de ces grandes rames que faisait manœuvrer le pilote debout sur le toit de la cabine.

C’était un homme basané, fauve comme du bronze neuf, avec des luisants bleuâtres et miroitants, l’œil relevé par les coins, les cheveux très noirs et tressés en cordelettes, la bouche épanouie, les pommettes saillantes, l’oreille détachée du crâne, le type égyptien dans toute sa pureté. Un pagne étroit bridant sur les cuisses et cinq ou six tours de verroteries et d’amulettes composaient tout son costume. Il paraissait le seul habitant de la cange, car les rameurs, penchés sur leurs avirons et cachés par le plat-bord, ne se faisaient deviner que par le mouvement symétrique des rames ouvertes en côtes d’éventail à chaque flanc de la barque, et retombant dans le fleuve après un léger temps d’arrêt.

 

1 Coiffure des pharaons.

 

Aucun souffle d’air ne faisait trembler l’atmosphère, et la grande voile triangulaire de la cange, assujettie et ficelée avec une corde de soie autour du mât abattu, montrait que l’on avait renoncé à tout espoir de voir le vent s’élever. Le soleil du midi décochait ses flèches de plomb ; les vases cendrées des rives du fleuve lançaient de flamboyantes réverbérations ; une lumière crue, éclatante et poussiéreuse à force d’intensité, ruisselait en torrents de flamme, l’azur du ciel blanchissait de chaleur comme un métal à la fournaise ; une brume ardente et rousse fumait à l’horizon incendié. Pas un nuage ne tranchait sur ce ciel invariable et morne comme l’éternité.

 

L’eau du Nil, terne et mate, semblait s’endormir dans son cours et s’étaler en nappes d’étain fondu. Nulle haleine ne ridait sa surface et n’inclinait sur leurs tiges les calices de lotus, aussi roides que s’ils eussent été sculptés ; à peine si de loin en loin le saut d’un bechir ou d’un fahaka, gonflant son ventre, y faisait miroiter une écaille d’argent, et les avirons de la cange semblaient avoir peine à déchirer la pellicule fuligineuse de cette eau figée. Les rives étaient désertes ; une tristesse immense et solennelle pesait sur cette terre, qui ne fut jamais qu’un grand tombeau, et dont les vivants semblent ne pas avoir eu d’autre occupation que d’embaumer les morts. Tristesse aride, sèche comme la pierre ponce, sans mélancolie, sans rêverie, n’ayant point de nuage gris de perle à suivre à l’horizon, pas de source secrète où baigner ses pieds poudreux ; tristesse de sphinx ennuyé de regarder perpétuellement le désert, et qui ne peut se détacher du socle de granit où il aiguise ses griffes depuis vingt siècles.

Le silence était si profond qu’on eût dit que le monde fût devenu muet, ou que l’air eût perdu la faculté de conduire le son. Le seul bruit qu’on entendît, c’était le chuchotement et les rires étouffés des crocodiles pâmés de chaleur qui se vautraient dans les joncs du fleuve, ou bien quelque ibis qui, fatigué de se tenir debout, une patte repliée sous le ventre et le cou entre les épaules, quittait sa pose immobile, et, fouettant brusquement l’air bleu de ses ailes blanches, allait se percher sur un obélisque ou sur un palmier.

 

La cange filait comme la flèche sur l’eau du fleuve, laissant derrière elle un sillage argenté qui se refermait bientôt ; et quelques globules écumeux, venant crever à la surface, témoignaient seuls du passage de la barque, déjà hors de vue. Les berges du fleuve, couleur d’ocre et de saumon, se déroulaient rapidement comme des bandelettes de papyrus entre le double azur du ciel et de l’eau, si semblables de ton que la mince langue de terre qui les séparait semblait une chaussée jetée sur un immense lac, et qu’il eût été difficile de décider si le Nil réfléchissait le ciel, ou si le ciel réfléchissait le Nil.

 

Le spectacle changeait à chaque instant : tantôt c’étaient de gigantesques propylées qui venaient mirer au fleuve leurs murailles en talus, plaquées de larges panneaux de figures bizarres ; des pylônes aux chapiteaux évasés, des rampes côtoyées de grands sphinx accroupis, coiffés du bonnet à barbe cannelée, et croisant sous leurs mamelles aiguës leurs pattes de basalte noir ; des palais démesurés faisant saillir sur l’horizon les lignes horizontales et sévères de leur entablement, où le globe emblématique ouvrait ses ailes mystérieuses comme un aigle à l’envergure démesurée ; des temples aux colonnes énormes, grosses comme des tours, où se détachaient sur un fond d’éclatante blancheur des processions de figures hiéroglyphiques ; toutes les prodigiosités de cette architecture de Titans ; tantôt des paysages d’une aridité désolante : des collines formées par de petits éclats de pierre provenant des fouilles et des constructions, miettes de cette gigantesque débauche de granit qui dura plus de trente siècles ; des montagnes exfoliées de chaleur, déchiquetées et zébrées de rayures noires, semblables aux cautérisations d’un incendie ; des tertres bossus et difformes, accroupis comme le criocéphale(1) des tombeaux, et découpant au bord du ciel leur attitude contrefaite ; des marnes verdâtres, des ocres roux, des tufs d’un blanc farineux, et de temps à autre quelque escarpement de marbre couleur rose-sèche, où bâillaient les bouches noires des carrières.

 

Cette aridité n’était tempérée par rien : aucune oasis de feuillage ne rafraîchissait le regard ; le vert semblait une couleur inconnue dans cette nature ; seulement de loin en loin un maigre palmier s’épanouissait à l’horizon, comme un crabe végétal ; un nopal épineux brandissait ses feuilles acérées comme des glaives de bronze ; un carthame, trouvant un peu d’humidité à l’ombre d’un tronçon de colonne, piquait d’un point rouge l’uniformité générale.

 

Après ce coup d’œil rapide sur l’aspect du paysage, revenons à la cange aux cinquante rameurs, et, sans nous faire annoncer, entrons de plain-pied dans la naos d’honneur. L’intérieur était peint en blanc, avec des arabesques vertes, des filets de vermillon et des fleurs d’or de forme fantastique ; une natte de joncs d’une finesse extrême recouvrait le plancher ; au fond s’élevait un petit lit à pieds de griffon, avec un dossier garni comme un canapé ou une causeuse moderne, un escabeau à quatre marches pour y monter, et, recherche assez singulière dans nos idées confortables, une espèce d’hémicycle en bois de cèdre, monté sur un pied, destiné à embrasser le contour de la nuque et à soutenir la tête de la personne couchée.

 

Sur cet étrange oreiller reposait une tête bien charmante, dont un regard fit perdre la moitié du monde, une tête adorée et divine, la femme la plus complète qui ait jamais existé, la plus femme et la plus reine, un type admirable, auquel les poètes n’ont pu rien ajouter, et que les songeurs trouvent toujours au bout de leurs rêves : il n’est pas besoin de nommer Cléopâtre.

Auprès d’elle Charmion, son esclave favorite, balançait un large éventail de plumes d’ibis ; une jeune fille arrosait d’une pluie d’eau de senteur les petites jalousies de roseaux qui garnissaient les fenêtres de la naos, pour que l’air n’y arrivât qu’imprégné de fraîcheur et de parfums.

Près du lit de repos, dans un vase d’albâtre rubané, au goulot grêle, à la tournure effilée et svelte, rappelant vaguement un profil de héron, trempait un bouquet de fleurs de lotus, les unes d’un bleu céleste, les autres d’un rose tendre, comme le bout des doigts d’Isis, la grande déesse. Cléopâtre, ce jour-là, par caprice ou par politique, n’était pas habillée à la grecque ; elle venait d’assister à une panégyrie, et elle retournait à son palais d’été dans la cange, avec le costume égyptien qu’elle portait à la fête.

 

1 Criocéphale, statue d’un dieu à tête de bélier.

 

Nos lectrices seront peut-être curieuses de savoir comment la reine Cléopâtre était habillée en revenant de la Mammisi d’Hermonthis où l’on adore la triade du dieu Mandou, de la déesse Ritho et de leur fils Harphré ; c’est une satisfaction que nous pouvons leur donner. La reine Cléopâtre avait pour coiffure une espèce de casque d’or très léger formé par le corps et les ailes de l’épervier sacré ; les ailes, rabattues en éventail de chaque côté de la tête, couvraient les tempes, s’allongeaient presque sur le cou, et dégageaient par une petite échancrure une oreille plus rose et plus délicatement enroulée que la coquille d’où sortit Vénus que les Égyptiens nomment Hâthor ; la queue de l’oiseau occupait la place où sont posés les chignons de nos femmes ; son corps, couvert de plumes imbriquées et peintes de différents émaux, enveloppait le sommet du crâne, et son cou, gracieusement replié vers le front, composait avec la tête une manière de corne étincelante de pierreries ; un cimier symbolique en forme de tour complétait cette coiffure élégante, quoique bizarre. Des cheveux noirs comme ceux d’une nuit sans étoiles s’échappaient de ce casque et filaient en longues tresses sur de blondes épaules dont une collerette ou hausse-col, orné de plusieurs rangs de serpentine, d’azerodrach et de chrysobéril, ne laissait, hélas ! apercevoir que le commencement ; une robe de lin à côtes diagonales, – un brouillard d’étoffe, de l’air tramé, ventus textilis, comme dit Pétrone, – ondulait en blanche vapeur autour d’un beau corps dont elle estompait mollement les contours. Cette robe avait des demi-manches justes sur l’épaule, mais évasées vers le coude comme nos manches à sabot, et permettait de voir un bras admirable et une main parfaite, le bras serré par six cercles d’or et la main ornée d’une bague représentant un scarabée.

 

Une ceinture, dont les bouts noués retombaient par devant, marquait la taille de cette tunique flottante et libre ; un mantelet garni de franges achevait la parure, et, si quelques mots barbares n’effarouchent point des oreilles parisiennes, nous ajouterons que cette robe se nommait schenti et le mantelet calasiris. Pour dernier détail, disons que la reine Cléopâtre portait de légères sandales fort minces, recourbées en pointe et rattachées sur le cou-de-pied comme les souliers à la poulaine des châtelaines du moyen âge.

 

La reine Cléopâtre n’avait cependant pas l’air de satisfaction d’une femme sûre d’être parfaitement belle et parfaitement parée ; elle se retournait et s’agitait sur son petit lit, et ses mouvements assez brusques dérangeaient à chaque instant les plis de son conopeum(1) de gaze que Charmion rajustait avec une patience inépuisable, sans cesser de balancer son éventail.

« L’on étouffe dans cette chambre, dit Cléopâtre, quand même Phtha, dieu du feu, aurait établi ses forges ici, il ne ferait pas plus chaud ; l’air est comme une fournaise. »

Et elle passa sur ses lèvres le bout de sa petite langue, puis étendit la main comme un malade qui cherche une coupe absente.

Charmion, toujours attentive, frappa des mains ; un esclave noir, vêtu d’un tonnelet plissé comme la jupe des Albanais et d’une peau de panthère jetée sur l’épaule, entra avec la rapidité d’une apparition, tenant en équilibre sur la main gauche un plateau chargé de tasses et de tranches de pastèques, et dans la droite un vase long muni d’un goulot comme une théière. L’esclave remplit une des coupes en versant de haut avec une dextérité merveilleuse, et la plaça devant la reine.

Cléopâtre toucha le breuvage du bout des lèvres, le reposa à côté d’elle, et, tournant vers Charmion ses beaux yeux noirs, onctueux et lustrés par une vive étincelle de lumière :

« Ô Charmion ! dit-elle, je m’ennuie. »

 

 1 Moustiquaire.

 

 

 

II

 

Charmion, pressentant une confidence, fit une mine d’assentiment douloureux et se rapprocha de sa maîtresse.

 

« Je m’ennuie horriblement, reprit Cléopâtre en laissant pendre ses bras comme découragée et vaincue ; cette Égypte m’anéantit et m’écrase ; ce ciel, avec son azur implacable, est plus triste que la nuit profonde de l’Érèbe : jamais un nuage ! jamais une ombre, et toujours ce soleil rouge, sanglant, qui vous regarde comme l’œil d’un cyclope ! Tiens, Charmion, je donnerais une perle pour une goutte de pluie ! De la prunelle enflammée de ce ciel de bronze il n’est pas encore tombé une seule larme sur la désolation de cette terre ; c’est un grand couvercle de tombeau, un dôme de nécropole, un ciel mort et desséché comme les momies qu’il recouvre ; il pèse sur mes épaules comme un manteau trop lourd ; il me gêne et m’inquiète ; il me semble que je ne pourrais me lever toute droite sans m’y heurter le front ; et puis, ce pays est vraiment un pays effrayant ; tout y est sombre, énigmatique, incompréhensible ! L’imagination n’y produit que des chimères monstrueuses et des monuments démesurés ; cette architecture et cet art me font peur ; ces colosses, que leurs jambes engagées dans la pierre condamnent à rester éternellement assis les mains sur les genoux, me fatiguent de leur immobilité stupide ; ils obsèdent mes yeux et mon horizon. Quand viendra donc le géant qui doit les prendre par la main et les relever de leur faction de vingt siècles ? Le granit lui-même se lasse à la fin ! Quel maître attendent-ils donc pour quitter la montagne qui leur sert de siège et se lever en signe de respect ? de quel troupeau invisible ces grands sphinx accroupis comme des chiens qui guettent sont-ils les gardiens, pour ne fermer jamais la paupière et tenir toujours la griffe en arrêt ? qu’ont-ils donc à fixer si opiniâtrement leurs yeux de pierre sur l’éternité et l’infini ? quel secret étrange leurs lèvres serrées retiennent-elles dans leur poitrine ? À droite, à gauche, de quelque côté que l’on se tourne, ce ne sont que des monstres affreux à voir, des chiens à tête d’homme, des hommes à tête de chien, des chimères nées d’accouplements hideux dans la profondeur ténébreuse des syringes, des Anubis, des Typhons, des Osiris, des éperviers aux yeux jaunes qui semblent vous traverser de leurs regards inquisiteurs et voir au-delà de vous des choses que l’on ne peut redire ; – une famille d’animaux et de dieux horribles aux ailes écaillées, au bec crochu, aux griffes tranchantes, toujours prêts à vous dévorer et à vous saisir si vous franchissez le seuil du temple et si vous levez le coin du voile ! – « Sur les murs, sur les colonnes, sur les plafonds, sur les planchers, sur les palais et sur les temples, dans les couloirs et les puits les plus profonds des nécropoles, jusqu’aux entrailles de la terre, où la lumière n’arrive pas, où les flambeaux s’éteignent faute d’air, et partout, et toujours, d’interminables hiéroglyphes sculptés et peints racontant en langage inintelligible des choses que l’on ne sait plus et qui appartiennent sans doute à des créations disparues ; prodigieux travaux enfouis, où tout un peuple s’est usé à écrire l’épitaphe d’un roi ! Du mystère et du granit, voilà l’Égypte ; beau pays pour une jeune femme et une jeune reine !

« L’on ne voit que symboles menaçants et funèbres, des pedum,(1) des tau,(2) des globes allégoriques, des serpents enroulés, des balances où l’on pèse les âmes, – l’inconnu, la mort, le néant ! Pour toute végétation des stèles bariolées de caractères bizarres ; pour allées d’arbres, des avenues d’obélisques de granit ; pour sol, d’immenses pavés de granit dont chaque montagne ne peut fournir qu’une seule dalle ; pour ciel, des plafonds de granit : – l’éternité palpable, un amer et perpétuel sarcasme contre la fragilité et la brièveté de la vie ! – des escaliers faits pour des enjambées de Titan, que le pied humain ne saurait franchir et qu’il faut monter avec des échelles ; des colonnes que cent bras ne pourraient entourer, des labyrinthes où l’on marcherait un an saris en trouver l’issue ! – le vertige de l’énormité, l’ivresse du gigantesque, l’effort désordonné de l’orgueil qui veut graver à tout prix son nom sur la surface du monde !

 

« Et puis, Charmion, je te le dis, j’ai une pensée qui me fait peur ; dans les autres contrées de la terre on brûle les cadavres, et leur cendre bientôt se confond avec le sol. Ici l’on dirait que les vivants n’ont d’autre occupation que de conserver les morts ; des baumes puissants les arrachent à la destruction ; ils gardent tous leur forme et leur aspect ; l’âme évaporée, la dépouille reste, sous ce peuple il y a vingt peuples, chaque ville a les pieds sur vingt étages de nécropoles, chaque génération qui s’en va fait une population de momies à une cité ténébreuse : sous le père vous trouvez le grand-père et l’aïeul dans leur boîte peinte et dorée, tels qu’ils étaient pendant leur vie, et vous fouilleriez toujours que vous en trouveriez toujours !

 

« Quand je songe à ces multitudes emmaillotées de bandelettes, à ces myriades de spectres desséchés qui remplissent les puits funèbres et qui sont là depuis deux mille ans, face à face, dans leur silence que rien ne vient troubler, pas même le bruit que fait en rampant le ver du sépulcre, et qu’on trouvera intacts après deux autres mille ans, avec leurs chats, leurs crocodiles, leurs ibis, tout ce qui a vécu en même temps qu’eux, il me prend des terreurs, et je me sens courir des frissons sur la peau. Que se disent-ils, puisqu’ils ont encore des lèvres, et que leur âme, si la fantaisie lui prenait de revenir, trouverait leur corps dans l’état où elle l’a quitté ?

 

1 Bâton recourbé en forme de crosse. 2 Instrument magique.

 

« L’Égypte est vraiment un royaume sinistre, et bien peu fait pour moi, la rieuse et la folle ; tout y renferme une momie ; c’est le cœur et le noyau de toute chose. Après mille détours, c’est là que vous aboutissez ; les pyramides cachent un sarcophage. Néant et folie que tout cela. Éventrez le ciel avec de gigantesques triangles de pierre, vous n’allongerez pas votre cadavre d’un pouce. Comment se réjouir et vivre sur une terre pareille, où l’on ne respire pour parfum que l’odeur âcre du naphte et du bitume qui bout dans les chaudières des embaumeurs, où le plancher de votre chambre sonne creux parce que les corridors des hypogées et des puits mortuaires s’étendent jusque sous votre alcôve ? »

 

« Être la reine des momies, avoir pour causer ces statues à poses roides et contraintes, c’est gai ! Encore, si, pour tempérer cette tristesse, j’avais quelque passion au cœur, un intérêt à la vie, si j’aimais quelqu’un ou quelque chose, si j’étais aimée ! mais je ne le suis point.

 

« Voilà pourquoi je m’ennuie, Charmion ; avec l’amour, cette Égypte aride et renfrognée me paraîtrait plus charmante que la Grèce, avec ses dieux d’ivoire, ses temples de marbre blanc, ses bois de lauriers-roses et ses fontaines d’eau vive. Je ne songerais pas à la physionomie baroque d’Anubis et aux épouvantements des villes souterraines. »

Charmion sourit d’un air incrédule.

«  Ce ne doit pas être là un grand sujet de chagrin pour vous ; car chacun de vos regards perce les cœurs comme les flèches d’or d’Éros lui-même.

– Une reine, reprit Cléopâtre, peut-elle savoir si c’est le diadème ou le front que l’on aime en elle ? Les rayons de sa couronne sidérale éblouissent les yeux et le cœur, descendue des hauteurs du trône, aurais-je la célébrité et la vogue de Bacchide ou d’Archenassa, de la première courtisane venue d’Athènes ou de Milet ?

Une reine, c’est quelque chose de si loin des hommes, de si élevé, de si séparé, de si impossible ! Quelle présomption peut se flatter de réussir dans une pareille entreprise ? Ce n’est plus une femme, c’est une figure auguste et sacrée qui n’a point de sexe, et que l’on adore à genoux sans l’aimer, comme la statue d’une déesse.

Qui a jamais été sérieusement épris d’Hêré aux bras de neige, de Pallas aux yeux vert de mer ? qui a jamais essayé de baiser les pieds d’argent de Thétis et les doigts de rose de l’Aurore ? quel amant des beautés divines a pris des ailes pour voler vers les palais d’or du ciel ? Le respect et la terreur glacent les âmes en notre présence, et pour être aimée de nos pareils il faudrait descendre dans les nécropoles dont je parlais tout à l’heure. »

 

Quoiqu’elle n’élevât aucune objection contre les raisonnements de sa maîtresse, un vague sourire errant sur les lèvres de l’esclave grecque faisait voir qu’elle ne croyait pas beaucoup à cette inviolabilité de la personne royale.

 

« Ah ! continua Cléopâtre, je voudrais qu’il m’arrivât quelque chose, une aventure étrange, inattendue ! Le chant des poètes, la danse des esclaves syriennes, les festins couronnés de roses et prolongés jusqu’au jour, les courses nocturnes, les chiens de Laconie, les lions privés, les nains bossus, les membres de la confrérie des inimitables, les combats du cirque, les parures nouvelles, les robes de byssus, les unions de perles, les parfums d’Asie, les recherches les plus exquises, les somptuosités les plus folles, rien ne m’amuse plus ; tout m’est indifférent, tout m’est insupportable !

– On voit bien, dit tout bas Charmion, que la reine n’a pas eu d’amant et n’a fait tuer personne depuis un mois. »

 

Fatiguée d’une aussi longue tirade, Cléopâtre prit encore une fois la coupe posée à côté d’elle, y trempa ses lèvres, et, mettant sa tête sous son bras avec un mouvement de colombe, s’arrangea de son mieux pour dormir.

Charmion lui défit ses sandales et se mit à lui chatouiller doucement la plante des pieds avec la barbe d’une plume de paon ; le sommeil ne tarda pas à jeter sa poudre d’or sur les beaux yeux de la sœur de Ptolémée.

 

Maintenant que Cléopâtre dort, remontons sur le pont de la cange et jouissons de l’admirable spectacle du soleil couchant. Une large bande violette, fortement chauffée de tons roux vers l’occident, occupe toute la partie inférieure du ciel ; en rencontrant les zones d’azur, la teinte violette se fond en lilas clair et se noie dans le bleu par une demi-teinte rose ; du côté où le soleil, rouge comme un bouclier tombé des fournaises de Vulcain, jette ses ardents reflets, la nuance tourne au citron pâle, et produit des teintes pareilles à celles des turquoises.

L’eau frisée par un rayon oblique a l’éclat mat d’une glace vue du côté du tain, ou d’une lame damasquinée ; les sinuosités de la rive, les joncs, et tous les accidents du bord s’y découpent en traits fermes et noirs qui en font vivement ressortir la réverbération blanchâtre.

À la faveur de cette clarté crépusculaire vous apercevrez là-bas, comme un grain de poussière tombé sur du vif-argent, un petit point brun qui tremble dans un réseau de filets lumineux. Est-ce une sarcelle qui plonge, une tortue qui se laisse aller à la dérive, un crocodile levant, pour respirer l’air moins brûlant du soir, le bout de son rostre squameux, le ventre d’un hippopotame qui s’épanouit à fleur d’eau ? ou bien encore quelque rocher laissé à découvert par la décroissance du fleuve ? car le vieil Hopi-Mou(1), père des eaux, a bien besoin de remplir son urne tarie aux pluies du solstice dans les montagnes de la Lune.

 

Ce n’est rien de tout cela. Par les morceaux d’Osiris si heureusement recousus ! c’est un homme qui paraît marcher et patiner sur l’eau... l’on peut voir maintenant la nacelle qui le soutient, une vraie coquille de noix, un poisson creusé, trois bandes d’écorce ajustées, une pour le fond et deux pour les plats-bords, le tout solidement relié aux deux pointes avec une corde engluée de bitume. Un homme se tient debout, un pied sur chaque bord de cette frêle machine, qu’il dirige avec un seul aviron qui sert en même temps de gouvernail, et, quoique la cange royale file rapidement sous l’effort de cinquante rameurs, la petite barque gagne visiblement sur elle.

 

1 Nom égyptien du Nil.

 

Cléopâtre désirait un incident étrange, quelque chose d’inattendu ; cette petite nacelle effilée, aux allures mystérieuses, nous a tout l’air de porter sinon une aventure, du moins un aventurier. Peut-être contient-elle le héros de notre histoire : la chose n’est pas impossible.

C’était, en tout cas, un beau jeune homme de vingt ans, avec des cheveux si noirs qu’ils paraissaient bleus, une peau blonde comme de l’or, et de proportions si parfaites qu’on eût dit un bronze de Lysippe ; bien qu’il ramât depuis longtemps, il ne trahissait aucune fatigue, et il n’avait pas sur le front une seule perle de sueur. Le soleil plongeait sous l’horizon, et sur son disque échancré se dessinait la silhouette brune d’une ville lointaine que l’œil n’aurait pu discerner sans cet accident de lumière ; il s’éteignit bientôt tout à fait, et les étoiles, belles-de-nuit du ciel, ouvrirent leur calice d’or dans l’azur du firmament.

 

La cange royale, suivie de près par la petite nacelle, s’arrêta près d’un escalier de marbre noir, dont chaque marche supportait un de ces sphinx haïs de Cléopâtre. C’était le débarcadère du palais d’été. Cléopâtre, appuyée sur Charmion, passa rapidement comme une vision étincelante entre une double haie d’esclaves portant des fanaux.

Le jeune homme prit au fond de la barque une grande peau de lion, la jeta sur ses épaules, sauta légèrement à terre, tira la nacelle sur la berge et se dirigea vers le palais.

 

 

 

III

 

Qu’est-ce que ce jeune homme qui, debout sur un morceau d’écorce, se permet de suivre la cange royale, et qui peut lutter de vitesse contre cinquante rameurs du pays de Kousch, nus jusqu’à la ceinture et frottés d’huile de palmier ? Quel intérêt le pousse et le fait agir ? Voilà ce que nous sommes obligé de savoir en notre qualité de poète doué du don d’intuition, et pour qui tous les hommes et même toutes les femmes, ce qui est plus difficile, doivent avoir au côté la fenêtre que réclamait Momus.

Il n’est peut-être pas très aisé de retrouver ce que pensait, il y a tantôt deux mille ans, un jeune homme de la terre de Kémé, qui suivait la barque de Cléopâtre, reine et déesse Évergète, revenant de la Mammisi d’Hermonthis.

Nous essayerons cependant.

Meïamoun, fils de Mandouschopsch, était un jeune homme d’un caractère étrange ; rien de ce qui touche le commun des mortels ne faisait impression sur lui ; il semblait d’une race plus haute, et l’on eût dit le produit de quelque adultère divin.

Son regard avait l’éclat et la fixité d’un regard d’épervier, et la majesté sereine siégeait sur son front comme sur un piédestal de marbre ; un noble dédain arquait sa lèvre supérieure et gonflait ses narines comme celles d’un cheval fougueux ; quoiqu’il eût presque la grâce délicate d’une jeune fille, et que Dionysius, le dieu efféminé, n’eût pas une poitrine plus ronde et plus polie, il cachait sous cette molle apparence des nerfs d’acier et une force herculéenne ; singulier privilège de certaines natures antiques de réunir la beauté de la femme à la force de l’homme.

 

Quant à son teint, nous sommes obligé d’avouer qu’il était fauve comme une orange, couleur contraire à l’idée blanche et rose que nous avons de la beauté ; ce qui ne l’empêchait pas d’être un fort charmant jeune homme, très recherché par toute sorte de femmes jaunes, rouges, cuivrées, bistrées, dorées, et même par plus d’une blanche Grecque.

D’après ceci, n’allez pas croire que Meïamoun fût un homme à bonnes fortunes : les cendres du vieux Priam, les neiges d’Hippolyte lui-même n’étaient pas plus insensibles et plus froides ; le jeune néophyte en tunique blanche, qui se prépare à l’initiation des mystères d’Isis, ne mène pas une vie plus chaste ; la jeune fille qui transit à l’ombre glaciale de sa mère n’a pas cette pureté craintive.

Les plaisirs de Meïamoun, pour un jeune homme de si farouche approche, étaient cependant d’une singulière nature : il partait tranquillement le matin avec son petit bouclier de cuir d’hippopotame, son harpé ou sabre à lame courbe, son arc triangulaire et son carquois de peau de serpent rempli de flèches barbelées ; puis il s’enfonçait dans le désert, et faisait galoper sa cavale aux jambes sèches, à la tête étroite, à la crinière échevelée, jusqu’à ce qu’il trouvât une trace de lionne : cela le divertissait beaucoup d’aller prendre les petits lionceaux sous le ventre de leur mère.

En toutes choses il n’aimait que le périlleux ou l’impossible ; il se plaisait fort à marcher dans des sentiers impraticables, à nager dans une eau furieuse, et il eût choisi pour se baigner dans le Nil précisément l’endroit des cataractes : l’abîme l’appelait.

Tel était Meïamoun, fils de Mandouschopsch. Depuis quelque temps son humeur était devenue encore plus sauvage ; il s’enfonçait des mois entiers dans l’océan de sables et ne reparaissait qu’à de rares intervalles. Sa mère, inquiète, se penchait vainement du haut de sa terrasse et interrogeait le chemin d’un œil infatigable. Après une longue attente, un petit nuage de poussière tourbillonnait à l’horizon ; bientôt le nuage crevait et laissait voir Meïamoun couvert de poussière sur sa cavale maigre comme une louve, l’œil rouge et sanglant, la narine frémissante, avec des cicatrices au flanc, cicatrices qui n’étaient pas des marques d’éperon.

 

Après avoir pendu dans sa chambre quelque peau d’hyène ou de lion, il repartait. Et cependant personne n’eût pu être plus heureux que Meïamoun ; il était aimé de Nephté, la fille du prêtre Afomouthis, la plus belle personne du nome d’Arsinoïte. Il fallait être Meïamoun pour ne pas voir que Nephté avait des yeux charmants relevés par les coins avec une indéfinissable expression de volupté, une bouche où scintillait un rouge sourire, des dents blanches et limpides, des bras d’une rondeur exquise et des pieds plus parfaits que les pieds de jaspe de la statue d’Isis : assurément il n’y avait pas dans toute l’Égypte une main plus petite et des cheveux plus longs.

Les charmes de Nephté n’eussent été effacés que par ceux de Cléopâtre. Mais qui pourrait songer à aimer Cléopâtre ? Ixion, qui fut amoureux de Junon, ne serra dans ses bras qu’une nuée, et il tourne éternellement sa roue aux enfers. C’était Cléopâtre qu’aimait Meïamoun !

 

Il avait d’abord essayé de dompter cette passion folle, il avait lutté corps à corps avec elle ; mais on n’étouffe pas l’amour comme on étouffe un lion, et les plus vigoureux athlètes ne sauraient rien y faire. La flèche était restée dans la plaie et il la traînait partout avec lui ; l’image de Cléopâtre radieuse et splendide sous son diadème à pointe d’or, seule debout dans sa pourpre impériale au milieu d’un peuple agenouillé, rayonnait dans sa veille et dans son rêve ; comme l’imprudent qui a regardé le soleil et qui voit toujours une tache insaisissable voltiger devant lui, Meïamoun voyait toujours Cléopâtre. Les aigles peuvent contempler le soleil sans être éblouis, mais quelle prunelle de diamant pourrait se fixer impunément sur une belle femme, sur une belle reine ?

 

Sa vie était d’errer autour des demeures royales pour respirer le même air que Cléopâtre, pour baiser sur le sable, bonheur, hélas ! bien rare, l’empreinte à demi effacée de son pied ; il suivait les fêtes sacrées et les panégyries, tâchant de saisir un rayon de ses yeux, de dérober au passage un des mille aspects de sa beauté.

 

Quelquefois la honte le prenait de cette existence insensée ; il se livrait à la chasse avec un redoublement de furie, et tâchait de mater par la fatigue l’ardeur de son sang et la fougue de ses désirs.

Il était allé à la panégyrie d’Hermonthis, et, dans le vague espoir de revoir la reine un instant lorsqu’elle débarquerait au palais d’été, il avait suivi la cange dans sa nacelle, sans s’inquiéter des âcres morsures du soleil, par une chaleur à faire fondre en sueur de lave les sphinx haletants sur leurs piédestaux rougis. Et puis, il comprenait qu’il touchait à un moment suprême, que sa vie allait se décider, et qu’il ne pouvait mourir avec son secret dans sa poitrine.

C’est une étrange situation que d’aimer une reine, c’est comme si l’on aimait une étoile, encore l’étoile vient-elle chaque nuit briller à sa place dans le ciel ; c’est une espèce de rendez-vous mystérieux : vous la retrouvez, vous la voyez, elle ne s’offense pas de vos regards !

Ô misère ! être pauvre, inconnu, obscur, assis tout au bas de l’échelle, et se sentir le cœur plein d’amour pour quelque chose de solennel, d’étincelant et de splendide, pour une femme dont la dernière servante ne voudrait pas de vous ! avoir l’œil fatalement fixé sur quelqu’un qui ne vous voit point, qui ne vous verra jamais, pour qui vous n’êtes qu’un flot de la foule pareil aux autres et qui vous rencontrerait cent fois sans vous reconnaître ! n’avoir, si l’occasion de parler se présente, aucune raison à donner d’une si folle audace, ni talent de poète, ni grand génie, ni qualité surhumaine, rien que de l’amour ; et en échange de la beauté, de la noblesse, de la puissance, de toutes les splendeurs qu’on rêve, n’apporter que de la passion ou sa jeunesse, choses rares !

Ces idées accablaient Meïamoun ; couché à plat ventre sur le sable, le menton dans ses mains, il se laissait emporter et soulever par le flot d’une intarissable rêverie ; il ébauchait mille projets plus insensés les uns que les autres. Il sentait bien qu’il tendait à un but impossible, mais il n’avait pas le courage d’y renoncer franchement, et la perfide espérance venait chuchoter à son oreille quelque menteuse promesse.

« Hâthor, puissante déesse, disait-il à voix basse, que t’ai-je fait pour me rendre si malheureux ? te venges-tu du dédain que j’ai eu pour Nephté, la fille du prêtre Afomouthis ? m’en veux-tu d’avoir repoussé Lamia, l’hétaire d’Athènes, ou Flora, la courtisane romaine ? Est-ce ma faute, à moi, si mon cœur n’est sensible qu’à la seule beauté de Cléopâtre, ta rivale ?

Pourquoi as-tu enfoncé dans mon âme la flèche empoisonnée de l’amour impossible ?

Quel sacrifice et quelles offrandes demandes-tu ?

Faut-il t’élever une chapelle de marbre rose de Syène avec des colonnes à chapiteaux dorés, un plafond d’une seule pièce et des hiéroglyphes sculptés en creux par les meilleurs ouvriers de Memphis ou de Thèbes ? Réponds-moi. »

 

Comme tous les dieux et les déesses que l’on invoque, Hâthor ne répondit rien. Meïamoun prit un parti désespéré. Cléopâtre, de son côté, invoquait aussi la déesse Hâthor ; elle lui demandait un plaisir nouveau, une sensation inconnue ; languissamment couchée sur son lit, elle songeait que le nombre des sens est bien borné, que les plus exquis raffinements laissent bien vite venir le dégoût, et qu’une reine a réellement bien de la peine à occuper sa journée.

Essayer des poisons sur des esclaves, faire battre des hommes avec des tigres ou des gladiateurs entre eux, boire des perles fondues, manger une province, tout cela est fade et commun !

 

Charmion était aux expédients et ne savait plus que faire de sa maîtresse. Tout à coup un sifflement se fit entendre, une flèche vint se planter en tremblant dans le revêtement de cèdre de la muraille.

Cléopâtre faillit s’évanouir de frayeur.

Charmion se pencha à la fenêtre et n’aperçut qu’un flocon d’écume sur le fleuve. Un rouleau de papyrus entourait le bois de la flèche il contenait ces mots écrits en caractères phonétiques : « Je vous aime ! »

 

 

 

IV

 

« Je vous aime, répéta Cléopâtre en faisant tourner entre ses doigts frêles et blancs le morceau de papyrus roulé à la façon des scytales, voilà le mot que je demandais : quelle âme intelligente, quel génie caché a donc si bien compris mon désir ? »

 

Et, tout à fait réveillée de sa langoureuse torpeur, elle sauta à bas de son lit avec l’agilité d’une chatte qui flaire une souris, mit ses petits pieds d’ivoire dans ses tatbebs brodés, jeta une tunique de byssus sur ses épaules, et courut à la fenêtre par laquelle Charmion regardait toujours.

La nuit était claire et sereine ; la lune déjà levée dessinait avec de grands angles d’ombre et de lumière les masses architecturales du palais, détachées en vigueur sur un fond de bleuâtre transparence, et glaçait de moires d’argent l’eau du fleuve où son reflet s’allongeait en colonne étincelante ; un léger souffle de brise, qu’on eût pris pour la respiration des sphinx endormis, faisait palpiter les roseaux et frissonner les clochettes d’azur des lotus ; les câbles des embarcations amarrées au bord du Nil gémissaient faiblement, et le flot se plaignait sur son rivage comme une colombe sans ramier.

Un vague parfum de végétation, plus doux que celui des aromates qui brûlent dans l’anschir(1) des prêtres d’Anubis, arrivait jusque dans la chambre.

 

1 Anschir ou amschir : encensoir.

 

C’était une de ces nuits enchantées de l’Orient, plus splendides que nos plus beaux jours, car notre soleil ne vaut pas cette lune.

« Ne vois-tu pas là-bas, vers le milieu du fleuve, une tête d’homme qui nage ? Tiens, il traverse maintenant la traînée de lumière et va se perdre dans l’ombre ; on ne peut plus le distinguer. » Et, s’appuyant sur l’épaule de Charmion, elle sortait à demi son beau corps de la fenêtre pour tâcher de retrouver la trace du mystérieux nageur. Mais un bois d’acacias du Nil, de doums et de sayals jetait à cet endroit son ombre sur la rivière et protégeait la fuite de l’audacieux.

Si Meïamoun eût eu le bon esprit de se retourner, il aurait aperçu Cléopâtre, la reine sidérale, le cherchant avidement des yeux à travers la nuit, lui pauvre Égyptien obscur, misérable chasseur de lions.

« Charmion, Charmion, fais venir Phrehipephbour, le chef des rameurs, et qu’on lance sans retard deux barques à la poursuite de cet homme », dit Cléopâtre, dont la curiosité était excitée au plus haut degré.

 

Phrehipephbour parut : c’était un homme de la race Nahasi, aux mains larges, aux bras musculeux, coiffé d’un bonnet de couleur rouge, assez semblable au casque phrygien, et vêtu d’un caleçon étroit, rayé diagonalement de blanc et de bleu. Son buste, entièrement nu, reluisait à la clarté de la lampe, noir et poli comme un globe de jais.

Il prit les ordres de la reine et se retira sur-le-champ pour les exécuter. Deux barques longues, étroites, si légères que le moindre oubli d’équilibre les eût fait chavirer, fendirent bientôt l’eau du Nil en sifflant sous l’effort de vingt rameurs vigoureux ; mais la recherche fut inutile.

Après avoir battu la rivière en tous sens, après avoir fouillé la moindre touffe de roseaux, Phrehipephbour revint au palais sans autre résultat que d’avoir fait envoler quelque héron endormi debout sur une patte ou troublé quelque crocodile dans sa digestion.

Cléopâtre éprouva un dépit si vif de cette contrariété qu’elle eut une forte envie de condamner Phrehipephbour à la meule ou aux bêtes.

Heureusement Charmion intercéda pour le malheureux tout tremblant, qui pâlissait de frayeur sous sa peau noire.

 

C’était la seule fois de sa vie qu’un de ses désirs n’avait pas été aussitôt accompli que formé ; aussi éprouvait-elle une surprise inquiète, comme un premier doute sur sa toute-puissance. Elle, Cléopâtre, femme et sœur de Ptolémée, proclamée déesse Avergète, reine vivante des régions d’en bas et d’en haut, œil de lumière, préférée du soleil, comme on peut le voir dans les cartouches sculptés sur les murailles des temples, rencontrer un obstacle, vouloir une chose qui ne s’est pas faite, avoir parlé et n’avoir pas été obéie !

Autant vaudrait être la femme de quelque pauvre paraschiste inciseur de cadavres et faire fondre du natron dans une chaudière ! C’est monstrueux, c’est exorbitant, et il faut être, en vérité, une reine très douce et très clémente pour ne pas faire mettre en croix ce misérable Phrehipephbour.

 

Vous vouliez une aventure, quelque chose d’étrange et d’inattendu ; vous êtes servie à souhait. Vous voyez que votre royaume n’est pas si mort que vous le prétendiez. Ce n’est pas le bras de pierre d’une statue qui a lancé cette flèche, ce n’est pas du cœur d’une momie que viennent ces trois mots qui vous ont émue, vous qui voyez avec un sourire sur les lèvres vos esclaves empoisonnés battre du talon et de la tête, dans les convulsions de l’agonie, vos beaux pavés de mosaïque et de porphyre, vous qui applaudissez le tigre lorsqu’il a bravement enfoncé son mufle dans le flanc d’un gladiateur vaincu !

Vous aurez tout ce que vous voudrez, des chars d’argent étoilés d’émeraudes, des quadriges de griffons, des tuniques de pourpre teintes trois fois, des miroirs d’acier fondu entourés de pierres précieuses, si clairs que vous vous y verrez aussi belle que vous l’êtes ; des robes venues du pays de Sérique, si fines, si déliées qu’elles passeraient par l’anneau de votre petit doigt ; des perles d’un orient parfait, des coupes de Lysippe ou de Myron, des perroquets de l’Inde qui parlent comme des poètes ; vous obtiendrez tout, quand même vous demanderiez le ceste de Vénus ou le pschent d’Isis ; mais, en vérité, vous n’aurez pas ce soir l’homme qui a lancé cette flèche qui tremble encore dans le bois de cèdre de votre lit.

Les esclaves qui vous habilleront demain n’auront pas beau jeu ; elles ne risquent rien d’avoir la main légère ; les épingles d’or de la toilette pourraient bien avoir pour pelote la gorge de la friseuse maladroite, et l’épileuse risque fort de se faire pendre au plafond par les pieds.

 

« Qui peut avoir eu l’audace de lancer cette déclaration emmanchée dans une flèche ? Est-ce le nomarque(1) Amoun-Ra qui se croit plus beau que l’Apollon des Grecs ? qu’en penses-tu, Charmion ? ou bien Chéapsiro, le commandant de l’Hermothybie, si fier de ses combats au pays de Kousch ! Ne serait-ce pas plutôt le jeune Sextus, ce débauché romain, qui met du rouge, grasseye en parlant et porte des manches à la persique ?

– Reine, ce n’est aucun de ceux-là ; quoique vous soyez la plus belle du monde, ces gens-là vous flattent et ne vous aiment pas. Le nomarque Amoun-Ra s’est choisi une idole à qui il sera toujours fidèle, et c’est sa propre personne ; le guerrier Chéapsiro ne pense qu’à raconter ses batailles ; quant à Sextus, il est si sérieusement occupé de la composition d’un nouveau cosmétique qu’il ne peut songer à rien autre chose. D’ailleurs, il a reçu des surtouts de Laconie, des tuniques jaunes brochées d’or et des enfants asiatiques qui l’absorbent tout entier. Aucun de ces beaux seigneurs ne risquerait son cou dans une entreprise si hardie et si périlleuse ; ils ne vous aiment pas assez pour cela.

1 Chef d’un nome, qui est une division administrative de l’ancienne Égypte et de la Grèce ancienne.

 

« Vous disiez hier dans votre cange que les yeux éblouis n’osaient s’élever jusqu’à vous, que l’on ne savait que pâlir et tomber à vos pieds en demandant grâce, et qu’il ne vous restait d’autre ressource que d’aller réveiller dans son cercueil doré quelque vieux pharaon parfumé de bitume. Il y a maintenant un cœur ardent et jeune qui vous aime : qu’en ferez-vous ? »

 

Cette nuit-là, Cléopâtre eut de la peine à s’endormir, elle se retourna dans son lit, elle appela longtemps en vain Morphée, frère de la Mort ; elle répéta plusieurs fois qu’elle était la plus malheureuse des reines, que l’on prenait à tâche de la contrarier, et que la vie lui était insupportable ; grandes doléances qui touchaient assez peu Charmion, quoiqu’elle fît mine d’y compatir.

 

Laissons un peu Cléopâtre chercher le sommeil qui la fuit et promener ses conjectures sur tous les grands de la cour ; revenons à Meïamoun : plus adroit que Phrehipephbour, le chef des rameurs, nous parviendrons bien à le trouver.

Effrayé de sa propre hardiesse, Meïamoun s’était jeté dans le Nil, et avait gagné à la nage le petit bois de palmiers-doums avant que Phrehipephbour eût lancé les deux barques à sa poursuite. Lorsqu’il eut repris haleine et repoussé derrière ses oreilles ses longs cheveux noirs trempés de l’écume du fleuve, il se sentit plus à l’aise et plus calme.

Cléopâtre avait quelque chose qui venait de lui. Un rapport existait entre eux maintenant ; Cléopâtre pensait à lui, Meïamoun.

Peut-être était-ce une pensée de courroux, mais au moins il était parvenu à faire naître en elle un mouvement quelconque, frayeur, colère ou pitié ; il lui avait fait sentir son existence.

Il est vrai qu’il avait oublié de mettre son nom sur la bande de papyrus ; mais qu’eût appris de plus à la reine : MEÏAMOUN, FILS DE MANDOUSCHOPSCH ! Un monarque ou un esclave sont égaux devant elle. Une déesse ne s’abaisse pas plus en prenant pour amoureux un homme du peuple qu’un patricien ou un roi ; de si haut l’on ne voit dans un homme que l’amour.

Le mot qui lui pesait sur la poitrine comme le genou d’un colosse de bronze en était enfin sorti ; il avait traversé les airs, il était parvenu jusqu’à la reine, pointe du triangle, sommet inaccessible ! Dans ce cœur blasé il avait mis une curiosité, – progrès immense !

Meïamoun ne se doutait pas d’avoir si bien réussi, mais il était plus tranquille, car il s’était juré à lui-même, par la Bari mystique qui conduit les âmes dans l’Amenthi ; par les oiseaux sacrés, Bennou et Gheughen ; par Typhon et par Osiris, par tout ce que la mythologie égyptienne peut offrir de formidable, qu’il serait l’amant de Cléopâtre, ne fût-ce qu’un jour, ne fût-ce qu’une nuit, ne fût-ce qu’une heure, dût-il lui en coûter son corps et son âme.

 

Expliquer comment lui était venu cet amour pour une femme qu’il n’avait vue que de loin et sur laquelle il osait à peine lever ses yeux, lui qui ne les baissait pas devant les jaunes prunelles des lions, et comment cette petite graine tombée par hasard dans son âme y avait poussé si vite et jeté de si profondes racines, c’est un mystère que nous n’expliquerons pas ; nous avons dit là-haut l’abîme l’appelait.

 

Quand il fut bien sûr que Phrehipephbour était rentré avec les rameurs, il se jeta une seconde fois dans le Nil et se dirigea de nouveau vers le palais de Cléopâtre, dont la lampe brillait à travers un rideau de pourpre et semblait une étoile fardée. Léandre ne nageait pas vers la tour de Sestos avec plus de courage et de vigueur, et cependant Méïamoun n’était pas attendu par une Héro prête à lui verser sur la tête des fioles de parfums pour chasser l’odeur de la mer et des âcres baisers de la tempête. Quelque bon coup de lance ou de harpé était tout ce qui pouvait lui arriver de mieux, et, à vrai dire, ce n’était guère de cela qu’il avait peur. Il longea quelque temps la muraille du palais dont les pieds de marbre baignaient dans le fleuve, et s’arrêta devant une ouverture submergée, par où l’eau s’engouffrait en tourbillonnant. Il plongea deux ou trois fois sans succès ; enfin il fut plus heureux, rencontra le passage et disparut. Cette arcade était un canal voûté qui conduisait l’eau du Nil aux bains de Cléopâtre.

 

 

 

V

 

Cléopâtre ne s’endormit que le matin, à l’heure où rentrent les songes envolés par la porte d’ivoire. L’illusion du sommeil lui fit voir toute sorte d’amants se jetant à la nage, escaladant les murs pour arriver jusqu’à elle, et, souvenir de la veille, ses rêves étaient criblés de flèches chargées de déclarations amoureuses.

Ses petits talons agités de tressaillements nerveux frappaient la poitrine de Charmion, couchée en travers du lit pour lui servir de coussin.

Lorsqu’elle s’éveilla, un gai rayon jouait dans le rideau de la fenêtre dont il trouait la trame de mille points lumineux, et venait familièrement jusque sur le lit voltiger comme un papillon d’or autour de ses belles épaules qu’il effleurait en passant d’un baiser lumineux. Heureux rayon que les dieux eussent envié !

Cléopâtre demanda à se lever d’une voix mourante comme un enfant malade ; deux de ses femmes l’enlevèrent dans leurs bras et la posèrent précieusement à terre, sur une grande peau de tigre dont les ongles étaient d’or et les yeux d’escarboucles. Charmion l’enveloppa d’une calasiris de lin plus blanche que le lait, lui entoura les cheveux d’une résille de fils d’argent, et lui plaça les pieds dans des tatbebs de liège sur la semelle desquels, en signe de mépris, l’on avait dessiné deux figures grotesques représentant deux hommes des races Nahasi et Nahmou, les mains et les pieds liés, en sorte que Cléopâtre méritait littéralement l’épithète de conculcatrice des peuples, que lui donnent les cartouches royaux.

 

C’était l’heure du bain ; Cléopâtre s’y rendit avec ses femmes. Les bains de Cléopâtre étaient bâtis dans de vastes jardins remplis de mimosas, de caroubiers, d’aloès, de citronniers, de pommiers persiques, dont la fraîcheur luxuriante faisait un délicieux contraste avec l’aridité des environs ; d’immenses terrasses soutenaient des massifs de verdure et faisaient monter les fleurs jusqu’au ciel par de gigantesques escaliers de granit rose ; des vases de marbre pentélique s’épanouissaient comme de grands lis au bord de chaque rampe, et les plantes qu’ils contenaient ne semblaient que leurs pistils ; des chimères caressées par le ciseau des plus habiles sculpteurs grecs, et d’une physionomie moins rébarbative que les sphinx égyptiens avec leur mine renfrognée et leur attitude morose, étaient couchées mollement sur le gazon tout piqué de fleurs, comme de sveltes levrettes blanches sur un tapis de salon ; c’étaient de charmantes figures de femme, le nez droit, le front uni, la bouche petite, les bras délicatement potelés, la gorge ronde et pure, avec des boucles d’oreilles, des colliers et des ajustements d’un caprice adorable, se bifurquant en queue de poisson comme la femme dont parle Horace, se déployant en aile d’oiseau, s’arrondissant en croupe de lionne, se contournant en volute de feuillage, selon la fantaisie de l’artiste ou les convenances de la position architecturale : – une double rangée de ces délicieux monstres bordait l’allée qui conduisait du palais à la salle.

Au bout de cette allée, on trouvait un large bassin avec quatre escaliers de porphyre ; à travers la transparence de l’eau diamantée on voyait les marches descendre jusqu’au fond sablé de poudre d’or ; des femmes terminées en gaine comme des cariatides faisaient jaillir de leurs mamelles un filet d’eau parfumée qui retombait dans le bassin en rosée d’argent, et en picotait le clair miroir de ses gouttelettes grésillantes.

Outre cet emploi, ces cariatides avaient encore celui de porter sur leur tête un entablement orné de néréides et de tritons en bas-relief et muni d’anneaux de bronze pour attacher les cordes de soie du vélarium.

Au-delà du portique l’on apercevait des verdures humides et bleuâtres, des fraîcheurs ombreuses, un morceau de la vallée de Tempé transporté en Égypte. Les fameux jardins de Sémiramis n’étaient rien auprès de cela.

 

Nous ne parlerons pas de sept ou huit autres salles de différentes températures, avec leur vapeur chaude ou froide, leurs boîtes de parfums, leurs cosmétiques, leurs huiles, leurs pierres ponces, leurs gantelets de crin, et tous les raffinements de l’art balnéatoire antique poussé à un si haut degré de volupté et de raffinement.

 

Cléopâtre arriva, la main sur l’épaule de Charmion elle avait fait au moins trente pas toute seule ! grand effort ! fatigue énorme ! Un léger nuage rose, se répandant sous la peau transparente de ses joues, en rafraîchissait la pâleur passionnée ; ses tempes blondes comme l’ambre laissaient voir un réseau de veines bleues ; son front uni, peu élevé comme les fronts antiques, mais d’une rondeur et d’une forme parfaites, s’unissait par une ligne irréprochable à un nez sévère et droit, en façon de camée, coupé de narines roses et palpitantes à la moindre émotion, comme les naseaux d’une tigresse amoureuse, la bouche petite, ronde, très rapprochée du nez, avait la lèvre dédaigneusement arquée ; mais une volupté effrénée, une ardeur de vie incroyable rayonnait dans le rouge éclat et dans le lustre humide de la lèvre inférieure.

Ses yeux avaient des paupières étroites, des sourcils minces et presque sans inflexion. Nous n’essayerons pas d’en donner une idée ; c’était un feu, une langueur, une limpidité étincelante à faire tourner la tête de chien d’Anubis lui-même ; chaque regard de ses yeux était un poème supérieur à ceux d’Homère ou de Mimnerme ; un menton impérial, plein de force et de domination, terminait dignement ce charmant profil.

Elle se tenait debout sur la première marche du bassin, dans une attitude pleine de grâce et de fierté ; légèrement cambrée en arrière, le pied suspendu comme une déesse qui va quitter son piédestal et dont le regard est encore au ciel ; deux plis superbes partaient des pointes de sa gorge et filaient d’un seul jet jusqu’à terre. Cléomène, s’il eût été son contemporain et s’il eût pu la voir, aurait brisé sa Vénus de dépit.

Avant d’entrer dans l’eau, par un nouveau caprice, elle dit à Charmion de lui changer sa coiffure à résilles d’argent ; elle aimait mieux une couronne de fleurs de lotus avec des joncs, comme une divinité marine.

Charmion obéit ; – ses cheveux délivrés coulèrent en cascades noires sur ses épaules, et pendirent en grappes comme des raisins mûrs au long de ses belles joues.

Puis la tunique de lin, retenue seulement par une agrafe d’or, se détacha, glissa au long de son corps de marbre, et s’abattit en blanc nuage à ses pieds comme le cygne aux pieds de Léda...

Et Meïamoun, où était-il ? Ô cruauté du sort ! tant d’objets insensibles jouissent de faveurs qui raviraient un amant de joie. Le vent qui joue avec une chevelure parfumée ou qui donne à de belles lèvres des baisers qu’il ne peut apprécier, l’eau à qui cette volupté est bien indifférente et qui enveloppe d’une seule caresse un beau corps adoré, le miroir qui réfléchit tant d’images charmantes, le cothurne ou le tatbeb qui enferme un divin petit pied : oh ! que de bonheurs perdus !

Cléopâtre trempa dans l’eau son talon vermeil et descendit quelques marches ; l’onde frissonnante lui faisait une ceinture et des bracelets d’argent, et roulait en perles sur sa poitrine et ses épaules comme un collier défait ; ses grands cheveux, soulevés par l’eau, s’étendaient derrière elle comme un manteau royal ; elle était reine même au bain.

Elle allait et venait, plongeait et rapportait du fond dans ses mains des poignées de poudre d’or qu’elle lançait en riant à quelqu’une de ses femmes ; d’autres fois elle se suspendait à la balustrade du bassin, cachant et découvrant ses trésors, tantôt ne laissant voir que son dos poli et lustré, tantôt se montrant entière comme la Vénus Anadyomène, et variant sans cesse les aspects de sa beauté.

 

Tout à coup elle poussa un cri plus aigu que Diane surprise par Actéon ; elle avait vu à travers le feuillage luire une prunelle ardente, jaune et phosphorique comme un œil de crocodile ou de lion. C’était Meïamoun, qui, tapi contre terre, derrière une touffe de feuilles, plus palpitant qu’un faon dans les blés, s’enivrait du dangereux bonheur de regarder la reine dans son bain. Quoiqu’il fût courageux jusqu’à la témérité, le cri de Cléopâtre lui entra dans le cœur plus froid qu’une lame d’épée ; une sueur mortelle lui couvrit tout le corps ; ses artères sifflaient dans ses tempes avec un bruit strident, la main de fer de l’anxiété lui serrait la gorge et l’étouffait.

 

Les eunuques accoururent la lance au poing ; Cléopâtre leur désigna le groupe d’arbres, où ils trouvèrent Meïamoun blotti et pelotonné. La défense n’était pas possible, il ne l’essaya pas et se laissa prendre. Ils s’apprêtaient à le tuer avec l’impassibilité cruelle et stupide qui caractérise les eunuques ; mais Cléopâtre, qui avait eu le temps de s’envelopper de sa calasiris, leur fit signe de la main de s’arrêter et de lui amener le prisonnier.

Meïamoun ne put que tomber à ses genoux en tendant vers elle des mains suppliantes comme vers l’autel des dieux.

« Es-tu quelque assassin gagé par Rome ? et que venais-tu faire dans ces lieux sacrés d’où les hommes sont bannis, dit Cléopâtre avec un geste d’interrogation impérieuse.

– Que mon âme soit trouvée légère dans la balance de l’Amenthi, et que Tmeï, fille du soleil et déesse de la vérité, me punisse si jamais j’eus contre vous, ô reine ! une intention mauvaise », répondit Meïamoun toujours à genoux.

 

La sincérité et la loyauté brillaient sur sa figure en caractères si transparents que Cléopâtre abandonna sur-le-champ cette pensée, et fixa sur le jeune Égyptien des regards moins sévères et moins irrités ; elle le trouvait beau.

« Alors, quelle raison te poussait dans un lieu où tu ne pouvais rencontrer que la mort ?

– Je vous aime », dit Meïamoun d’une voix basse, mais distincte ; car son courage était revenu comme dans toutes les situations extrêmes et que rien ne peut empirer.

« Ah ! fit Cléopâtre en se penchant vers lui et en lui saisissant le bras avec un mouvement brusque et soudain, c’est toi qui as lancé la flèche avec le rouleau de papyrus ; par Oms, chien des enfers, tu es un misérable bien hardi !... Je te reconnais maintenant ; il y a longtemps que je te vois errer comme une ombre plaintive autour des lieux que j’habite...

Tu étais à la procession d’Isis, à la panégyrie d’Hermonthis ; tu as suivi la cange royale. Ah ! il te faut une reine !... Tu n’as point des ambitions médiocres ; tu t’attendais sans doute à être payé de retour... Assurément je vais t’aimer... Pourquoi pas ?

– Reine, répondit Meïamoun avec un air de grave mélancolie, ne raillez pas. Je suis insensé, c’est vrai ; j’ai mérité la mort, c’est vrai encore ; soyez humaine, faites-moi tuer.

– Non, j’ai le caprice d’être clémente aujourd’hui ; je t’accorde la vie.

– Que voulez-vous que je fasse de la vie ? Je vous aime.

– Eh bien ! tu seras satisfait, tu mourras, répondit Cléopâtre ; tu as fait un rêve étrange, extravagant ; tes désirs ont dépassé en imagination un seuil infranchissable, – tu pensais que tu étais César ou Marc-Antoine, tu aimais la reine ! À certaines heures de délire, tu as pu croire qu’à la suite de circonstances qui n’arrivent qu’une fois tous les mille ans, Cléopâtre un jour t’aimerait. Eh bien ! ce que tu croyais impossible va s’accomplir, je vais faire une réalité de ton rêve ; cela me plaît, une fois, de combler une espérance folle. Je veux t’inonder de splendeurs, de rayons et d’éclairs ; je veux que ta fortune ait des éblouissements. Tu étais en bas de la roue, je vais te mettre en haut, brusquement, subitement, sans transition, je te prends dans le néant, je fais de toi l’égal d’un dieu, et je te replonge dans le néant ; c’est tout : mais ne viens pas m’appeler cruelle, implorer ma pitié, ne va pas faiblir quand l’heure arrivera. Je suis bonne, je me prête à ta folie ; j’aurais le droit de te faire tuer sur-le-champ mais tu me dis que tu m’aimes, je te ferai tuer demain ; ta vie pour une nuit. Je suis généreuse, je te l’achète, je pourrais la prendre. Mais que fais-tu à mes pieds ? relève-toi, et donne-moi la main pour rentrer au palais.

 

 

 

VI

 

Notre monde est bien petit à côté du monde antique, nos fêtes sont mesquines auprès des effrayantes somptuosités des patriciens romains et des princes asiatiques ; leurs repas ordinaires passeraient aujourd’hui pour des orgies effrénées, et toute une ville moderne vivrait pendant huit jours de la desserte de Lucullus soupant avec quelques amis intimes.

Nous avons peine à concevoir, avec nos habitudes misérables, ces existences énormes, réalisant tout ce que l’imagination peut inventer de hardi, d’étrange et de plus monstrueusement en dehors du possible. Nos palais sont des écuries où Caligula n’eût pas voulu mettre son cheval ; le plus riche des rois constitutionnels ne mène pas le train d’un petit satrape ou d’un proconsul romain. Les soleils radieux qui brillaient sur la terre sont à tout jamais éteints dans le néant de l’uniformité ; il ne se lève plus sur la noire fourmilière des hommes de ces colosses à formes de Titan qui parcouraient le monde en trois pas, comme les chevaux d’Homère ; – plus de tour de Lylacq, plus de Babel géante escaladant le ciel de ses spirales infinies, plus de temples démesurés faits avec des quartiers de montagne, de terrasses royales que chaque siècle et chaque peuple n’ont pu élever que d’une assise, et d’où le prince accoudé et rêveur peut regarder la figure du monde comme une carte déployée ; plus de ces villes désordonnées faites d’un inextricable entassement d’édifices cyclopéens, avec leurs circonvallations profondes, leurs cirques rugissant nuit et jour, leurs réservoirs remplis d’eau de mer et peuplés de léviathans et de baleines, leurs rampes colossales, leurs superpositions de terrasses, leurs tours au faîte baigné de nuages, leurs palais géants, leurs aqueducs, leurs cités vomitoires et leurs nécropoles ténébreuses !

Hélas ! plus rien que des ruches de plâtre sur un damier de pavés. L’on s’étonne que les hommes ne se soient pas révoltés contre ces confiscations de toutes les richesses et de toutes les forces vivantes au profit de quelques rares privilégiés, et que de si exorbitantes fantaisies n’aient point rencontré d’obstacles sur leur chemin sanglant. C’est que ces existences prodigieuses étaient la réalisation au soleil du rêve que chacun faisait la nuit, – des personnifications de la pensée commune, et que les peuples se regardaient vivre symbolisés sous un de ces noms météoriques qui flamboient inextinguiblement dans la nuit des âges.

 

Aujourd’hui, privé de ce spectacle éblouissant de la volonté toute-puissante, de cette haute contemplation d’une âme humaine dont le moindre désir se traduit en actions inouïes, en énormités de granit et d’airain, le monde s’ennuie éperdument et désespérément ; l’homme n’est plus représenté dans sa fantaisie impériale.

L’histoire que nous écrivons et le grand nom de Cléopâtre qui s’y mêle nous ont jeté dans ces réflexions malsonnantes pour les oreilles civilisées. Mais le spectacle du inonde antique est quelque chose de si écrasant, de si décourageant pour les imaginations qui se croient effrénées et les esprits qui pensent avoir atteint aux dernières limites de la magnificence féerique, que nous n’avons pu nous empêcher de consigner ici nos doléances et nos tristesses de n’avoir pas été contemporain de Sardanapale, de Teglath Phalazar, de Cléopâtre, reine d’Égypte, ou seulement d’Héliogabale, empereur de Rome et prêtre du Soleil.

 

Nous avons à décrire une orgie suprême, un festin à faire pâlir celui de Balthazar, une nuit de Cléopâtre. Comment, avec la langue française, si chaste, si glacialement prude, rendrons-nous cet emportement frénétique, cette large et puissante débauche qui ne craint pas de mêler le sang et le vin, ces deux pourpres, et ces furieux élans de la volupté inassouvie se ruant à l’impossible avec toute l’ardeur de sens que le long jeûne chrétien n’a pas encore matés ?

La nuit promise devait être splendide ; il fallait que toutes les joies possibles d’une existence humaine fussent concentrées en quelques heures ; il fallait faire de la vie de Meïamoun un élixir puissant qu’il pût boire en une seule coupe. Cléopâtre voulait éblouir sa victime volontaire, et la plonger dans un tourbillon de voluptés vertigineuses, l’enivrer, l’étourdir avec le vin de l’orgie, pour que la mort, bien qu’acceptée, arrivât sans être vue ni comprise.

 

Transportons nos lecteurs dans la salle du banquet. Notre architecture actuelle offre peu de points de comparaison avec ces constructions immenses dont les ruines ressemblent plutôt à des éboulements de montagnes qu’à des restes d’édifices. Il fallait toute l’exagération de la vie antique pour animer et remplir ces prodigieux palais dont les salles étaient si vastes qu’elles ne pouvaient avoir d’autre plafond que le ciel, magnifique plafond, et bien digne d’une pareille architecture !

La salle du festin avait des proportions énormes et babyloniennes ; l’œil ne pouvait en pénétrer la profondeur incommensurable ; de monstrueuses colonnes, courtes, trapues, solides à porter le pôle, épataient lourdement leur fût évasé sur un socle bigarré d’hiéroglyphes, et soutenaient de leurs chapiteaux ventrus de gigantesques arcades de granit s’avançant par assises comme des escaliers renversés.

Entre chaque pilier un sphinx colossal de basalte, coiffé du pschent, allongeait sa tête à l’œil oblique, au menton cornu, et jetait dans la salle un regard fixe et mystérieux. Au second étage, en recul du premier, les chapiteaux des colonnes, plus sveltes de tournure, étaient remplacés par quatre têtes de femmes adossées avec les barbes cannelées et les enroulements de la coiffure égyptienne ; au lieu de sphinx, des idoles à tête de taureau, spectateurs impassibles des délires nocturnes et des fureurs orgiaques, étaient assis dans des sièges de pierre comme des hôtes patients qui attendent que le festin commence.

 

Un troisième étage d’un ordre différent, avec des éléphants de bronze lançant de l’eau de senteur par la trompe couronnait l’édifice ; par-dessus, le ciel s’ouvrait comme un gouffre bleu, et les étoiles curieuses s’accoudaient sur la frise. De prodigieux escaliers de porphyre, si polis qu’ils réfléchissaient les corps comme des miroirs, montaient et descendaient de tous côtés et liaient entre elles ces grandes masses d’architecture.

Nous ne traçons ici qu’une ébauche rapide pour faire comprendre l’ordonnance de cette construction formidable avec ses proportions hors de toute mesure humaine. Il faudrait le pinceau de Martinn, le grand peintre des énormités disparues, et nous n’avons qu’un maigre trait de plume au lieu de la profondeur apocalyptique de la manière noire ; mais l’imagination y suppléera ; moins heureux que le peintre et le musicien, nous ne pouvons présenter les objets que les uns après les autres.

Nous n’avons parlé que de la salle du festin, laissant de côté les convives ; encore ne l’avons-nous qu’indiquée. Cléopâtre et Meïamoun nous attendent ; les voici qui s’avancent. Meïamoun était vêtu d’une tunique de lin constellée d’étoiles avec un manteau de pourpre et des bandelettes dans les cheveux comme un roi oriental.

Cléopâtre portait une robe glauque, fendue sur le côté et retenue par des abeilles d’or ; autour de ses bras nus jouaient deux rangs de grosses perles ; sur sa tête rayonnait la couronne à pointes d’or. Malgré le sourire de sa bouche, un nuage de préoccupation ombrait légèrement son beau front, et ses sourcils se rapprochaient quelquefois avec un mouvement fébrile. Quel sujet peut donc contrarier la grande reine !

Quant à Meïamoun, il avait le teint ardent et lumineux d’un homme dans l’extase ou dans la vision ; des effluves rayonnants, partant de ses tempes et de son front, lui faisaient un nimbe d’or, comme à un des douze grands dieux de l’Olympe. Une joie grave et profonde brillait dans tous ses traits, il avait embrassé sa chimère aux ailes inquiètes sans qu’elle s’envolât ; il avait touché le but de sa vie. Il vivrait l’âge de Nestor et de Priam ; il verrait ses tempes veinées se couvrir de cheveux blancs comme ceux du grand prêtre d’Ammon ; il n’éprouverait rien de nouveau, il n’apprendrait rien de plus.

Il a obtenu tellement au-delà de ses plus folles espérances que le monde n’a plus rien à lui donner.

Cléopâtre le fit asseoir à côté d’elle sur un trône côtoyé de griffons d’or et frappa ses petites mains l’une contre l’autre.

Tout à coup des lignes de feux, des cordons scintillants dessinèrent toutes les saillies de l’architecture ; les yeux du sphinx lancèrent des éclairs phosphoriques, une haleine enflammée sortit du mufle des idoles ; les éléphants, au lieu d’eau parfumée, soufflèrent une colonne rougeâtre ; des bras de bronze jaillirent des murailles avec des torches au poing : dans le cœur sculpté des lotus s’épanouirent des aigrettes éclatantes.

De larges flammes bleuâtres palpitaient dans les trépieds d’airain, des candélabres géants secouaient leur lumière échevelée dans une ardente vapeur ; tout scintillait et rayonnait. Les iris prismatiques se croisaient et se brisaient en l’air ; les facette des coupes, les angles des marbres et des jaspes, les ciselures des vases, tout prenait une paillette, un luisant ou un éclair. La clarté ruisselait par torrents et tombait de marche en marche comme une cascade sur un escalier de porphyre, l’on aurait dit la réverbération d’un incendie dans une rivière ; si la reine de Saba y eût monté, elle eût relevé le pli de sa robe, croyant marcher dans l’eau comme sur le parquet de glace de Salomon.

À travers ce brouillard étincelant, les figures monstrueuses des colosses, les animaux, les hiéroglyphes semblaient s’animer et vivre d’une vie factice ; les béliers de granit noir ricanaient ironiquement et choquaient leurs cornes dorées, les idoles respiraient avec bruit par leurs naseaux haletants.

L’orgie était à son plus haut degré ; les plats de langues de phénicoptères et de foies de scarus, les murènes engraissées de chair humaine et préparées an garum, les cervelles de paon, les sangliers pleins d’oiseaux vivants, et toutes les merveilles des festins antiques, décuplées et centuplées, s’entassaient sur les trois pans du gigantesque triclinium.

Les vins de Crète, de Massique et de Falerne écumaient dans les cratères d’or couronnés de roses, remplis par des pages asiatiques dont les belles chevelures flottantes servaient à essuyer les mains des convives.

Des musiciens jouant du sistre, du tympanon, de la sambuque et de la harpe à vingt et une cordes remplissaient les travées supérieures et jetaient leur bruissement harmonieux dans la tempête de bruit qui planait sur la fête : la foudre n’aurait pas eu la voix assez haute pour se faire entendre.

 

Meïamoun, la tête penchée sur l’épaule de Cléopâtre, sentait sa raison lui échapper ; la salle du festin tourbillonnait autour de lui comme un immense cauchemar architectural ; il voyait, à travers ses éblouissements, des perspectives et des colonnades sans fin ; de nouvelles zones de portiques se superposaient aux véritables, et s’enfonçaient dans les cieux à des hauteurs où les Babels ne sont jamais parvenues.

S’il n’eût senti dans sa main la main douce et froide de Cléopâtre, il eût cru être transporté dans le monde des enchantements par un sorcier de Thessalie ou un mage de Perse.

 

Vers la fin du repas, des nains bossus et des motions exécutèrent des danses et des combats grotesques ; puis des jeunes filles égyptiennes et grecques, représentant les heures noires et blanches, dansèrent sur le mode ionien une danse voluptueuse avec une perfection inimitable. Cléopâtre elle-même se leva de son trône, rejeta son manteau royal, remplaça son diadème sidéral par une couronne de fleurs, ajusta des crotales d’or à ses mains d’albâtre, et se mit à danser devant Meïamoun éperdu de ravissement.

Ses beaux bras arrondis comme les anses d’un vase de marbre secouaient au-dessus de sa tête des grappes de notes étincelantes, et ses crotales babillaient avec une volubilité toujours croissante. Debout sur la pointe vermeille de ses petits pieds, elle avançait rapidement et venait effleurer d’un baiser le front de Méïamoun, puis elle recommençait son manège et voltigeait autour de lui, tantôt se cambrant en arrière, la tête renversée, l’œil demi-clos, les bras pâmés et morts, les cheveux débouclés et pendants comme une bacchante du mont Ménale agitée par son dieu ; tantôt leste, vive, rieuse, papillonnante, infatigable et plus capricieuse en ses méandres que l’abeille qui butine.

L’amour du cœur, la volupté des sens, la passion ardente, la jeunesse inépuisable et fraîche, la promesse du bonheur prochain, elle exprimait tout. Les pudiques étoiles ne regardaient plus, leurs chastes prunelles d’or n’auraient pu supporter un tel spectacle ; le ciel même s’était effacé, et un dôme de vapeur enflammée couvrait la salle.

 

Cléopâtre revint s’asseoir près de Meïamoun. La nuit s’avançait, la dernière des heures noires allait s’envoler ; une lueur bleuâtre entra d’un pied déconcerté dans ce tumulte de lumières rouges, comme un rayon de lune qui tombe dans une fournaise ; les arcades supérieures s’azurèrent doucement, le jour paraissait.

Meïamoun prit le vase de corne que lui tendit un esclave éthiopien à physionomie sinistre, et qui contenait un poison tellement violent qu’il eût fait éclater tout autre vase. Après avoir jeté sa vie à sa maîtresse dans un dernier regard, il porta à ses lèvres la coupe funeste où la liqueur empoisonnée bouillonnait et sifflait.

Cléopâtre pâlit et posa sa main sur le bras de Meïamoun pour le retenir. Son courage la touchait ; elle allait lui dire :

« Vis encore pour m’aimer, je le veux... » quand un bruit de clairon se fit entendre. Quatre hérauts d’armes entrèrent à cheval dans la salle du festin ; c’étaient des officiers de Marc-Antoine qui ne précédaient leur maître que de quelques pas. Elle lâcha silencieusement le bras de Meïamoun.

Un rayon de soleil vint jouer sur le front de Cléopâtre comme pour remplacer son diadème absent.

« Vous voyez bien que le moment est arrivé ; il fait jour, c’est l’heure où les beaux rêves s’envolent », dit Meïamoun.

Puis il vida d’un trait le vase fatal et tomba comme frappé de la foudre.

 

Cléopâtre baissa la tête, et dans sa coupe une larme brûlante, la seule qu’elle ait versée de sa vie, alla rejoindre la perle fondue.

« Par Hercule ! ma belle reine, j’ai eu beau faire diligence, je vois que j’arrive trop tard, dit Marc-Antoine en entrant dans la salle du festin ; le souper est fini. Mais que signifie ce cadavre renversé sur les dalles ?

– Oh ! rien, fit Cléopâtre en souriant ; c’est un poison que j’essayais pour m’en servir si Auguste me faisait prisonnière. Vous plairait-il, mon cher seigneur, de vous asseoir à côté de moi et de voir danser ces bouffons grecs ?... »

 

 

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6 juin 2013

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, première partie : Voyage à Lilliput

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Jonathan Swift

Voyages de Gulliver

Première partie : Voyage à Lilliput

 

500L copie

 

VOYAGE À LILLIPUT

 

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Chapitre I

 

L’auteur rend un compte succinct des premiers motifs qui le portèrent à voyager. Il fait naufrage et se sauve à la nage dans le pays de Lilliput. On l’enchaîne et on le conduit en cet état plus avant dans les terres.

 

 

                  Mon père, dont le bien, situé dans la province de Nottingham, était médiocre, avait cinq fils : j’étais le troisième, et il m’envoya au collège d’Emmanuel, à Cambridge, à l’âge de quatorze ans. J’y demeurai trois années, que j’employai utilement. Mais la dépense de mon entretien au collège était trop grande, on me mit en apprentissage sous M. Jacques Bates, fameux chirurgien à Londres, chez qui je demeurai quatre ans. Mon père m’envoyant de temps en temps quelques petites sommes d’argent, je les employai à apprendre le pilotage et les autres parties des mathématiques les plus nécessaires à ceux qui forment le dessein de voyager sur mer, ce que je prévoyais être ma destinée. Ayant quitté M. Bates, je retournai chez mon père ; et, tant de lui que de mon oncle Jean et de quelques autres parents, je tirai la somme de quarante livres sterling par an pour me soutenir à Leyde. Je m’y rendis et m’y appliquai à l’étude de la médecine pendant deux ans et sept mois, persuadé qu’elle me serait un jour très utile dans mes voyages.

 

Bientôt après mon retour de Leyde, j’eus, à la recommandation de mon bon maître M. Bates, l’emploi de chirurgien sur l’Hirondelle, où je restai trois ans et demi, sous le capitaine Abraham Panell, commandant. Je fis pendant ce temps-là des voyages au Levant et ailleurs. À mon retour, je résolus de m’établir à Londres. M. Bates m’encouragea à prendre ce parti, et me recommanda à ses malades. Je louai un appartement dans un petit hôtel situé dans le quartier appelé Old-Jewry, et bientôt après j’épousai Melle Marie Burton, seconde fille de M. Edouard Burton, marchand dans la rue de Newgate, laquelle m’apporta quatre cents livres sterling en mariage.

 

Mais mon cher maître M. Bates étant mort deux ans après, et n’ayant plus de protecteur, ma pratique commença à diminuer. Ma conscience ne me permettait pas d’imiter la conduite de la plupart des chirurgiens, dont la science est trop semblable à celle des procureurs : c’est pourquoi, après avoir consulté ma femme et quelques autres de mes intimes amis, je pris la résolution de faire encore un voyage de mer. Je fus chirurgien successivement dans deux vaisseaux ; et plusieurs autres voyages que je fis, pendant six ans, aux Indes orientales et occidentales, augmentèrent un peu ma petite fortune. J’employais mon loisir à lire les meilleurs auteurs anciens et modernes, étant toujours fourni d’un certain nombre de livres, et, quand je me trouvais à terre, je ne négligeais pas de remarquer les mœurs et les coutumes des peuples, et d’apprendre en même temps la langue du pays, ce qui me coûtait peu, ayant la mémoire très bonne.

 

Le dernier de ces voyages n’ayant pas été heureux, je me trouvai dégoûté de la mer, et je pris le parti de rester chez moi avec ma femme et mes enfants. Je changeai de demeure, et me transportai de l’Old-Jewry à la rue de Fetter-Lane, et de là à Wapping, dans l’espérance d’avoir de la pratique parmi les matelots ; mais je n’y trouvai pas mon compte.

 

Après avoir attendu trois ans, et espéré en vain que mes affaires iraient mieux, j’acceptai un parti avantageux qui me fut proposé par le capitaine Guillaume Prichard, prêt à monter l’Antilope et à partir pour la mer du Sud. Nous nous embarquâmes à Bristol, le 4 de mai 1699, et notre voyage fut d’abord très heureux.

Il est inutile d’ennuyer le lecteur par le détail de nos aventures dans ces mers ; c’est assez de lui faire savoir que, dans notre passage aux Indes orientales, nous essuyâmes une tempête dont la violence nous poussa vers le nord-ouest de la terre de Van-Diemen. Par une observation que je fis, je trouvai que nous étions à 30° 2’ de latitude méridionale. Douze hommes de notre équipage étaient morts par le travail excessif et par la mauvaise nourriture. Le 5 novembre, qui était le commencement de l’été dans ces pays-là, le temps étant un peu noir, les mariniers aperçurent un roc qui n’était éloigné du vaisseau que de la longueur d’un câble ; mais le vent était si fort que nous fûmes directement poussés contre l’écueil, et que nous échouâmes dans un moment. Six hommes de l’équipage, dont j’étais un, s’étant jetés à propos dans la chaloupe, trouvèrent le moyen de se débarrasser du vaisseau et du roc. Nous allâmes à la rame environ trois lieues ; mais à la fin la lassitude ne nous permit plus de ramer ; entièrement épuisés, nous nous abandonnâmes au gré des flots, et bientôt nous fûmes renversés par un coup de vent du nord.

 

Je ne sais quel fut le sort de mes camarades de la chaloupe, ni de ceux qui se sauvèrent sur le roc, ou qui restèrent dans le vaisseau ; mais je crois qu’ils périrent tous ; pour moi, je nageai à l’aventure, et fus poussé, vers la terre par le vent et la marée. Je laissai souvent tomber mes jambes, mais sans toucher le fond. Enfin, étant près de m’abandonner, je trouvai pied dans l’eau, et alors la tempête était bien diminuée. Comme la pente était presque insensible, je marchai une demi-lieue dans la mer avant que j’eusse pris terre. Je fis environ un quart de lieue sans découvrir aucune maison ni aucun vestige d’habitants, quoique ce pays fût très peuplé. La fatigue, la chaleur et une demi-pinte d’eau-de-vie que j’avais bue en abandonnant le vaisseau, tout cela m’excita à dormir. Je me couchai sur l’herbe, qui était très fine, où je fus bientôt enseveli dans un profond sommeil, qui dura neuf heures. Au bout de ce temps-là, m’étant éveillé, j’essayai de me lever ; mais ce fut en vain. Je m’étais couché sur le dos ; je trouvai mes bras et mes jambes attachés à la terre de l’un et de l’autre côté, et mes cheveux attachés de la même manière. Je trouvai même plusieurs ligatures très minces qui entouraient mon corps, depuis mes aisselles jusqu’à mes cuisses. Je ne pouvais que regarder en haut ; le soleil commençait à être fort chaud, et sa grande clarté blessait mes yeux. J’entendis un bruit confus autour de moi, mais, dans la posture où j’étais, je ne pouvais rien voir que le soleil. Bientôt je sentis remuer quelque chose sur ma jambe gauche, et cette chose, avançant doucement sur ma poitrine, monter presque jusqu’à mon menton. Quel fut mon étonnement lorsque j’aperçus une petite figure de créature humaine haute tout au plus de trois pouces, un arc et une flèche à la main, avec un carquois sur le dos ! J’en vis en même temps au moins quarante autres de la même espèce. Je me mis soudain à jeter des cris si horribles, que tous ces petits animaux se retirèrent transis de peur ; et il y en eut même quelques-uns, comme je l’ai appris ensuite, qui furent dangereusement blessés par les chutes précipitées qu’ils firent en sautant de dessus mon corps à terre. Néanmoins ils revinrent bientôt, et l’un d’eux, qui eut la hardiesse de s’avancer si près qu’il fut en état de voir entièrement mon visage, levant les mains et les yeux par une espèce d’admiration, s’écria d’une voix aigre, mais distincte : Hekinah Degul. Les autres répétèrent plusieurs fois les mêmes mots ; mais alors je n’en compris pas le sens. J’étais, pendant ce temps-là, étonné, inquiet, troublé, et tel que serait le lecteur en pareille situation. Enfin, faisant des efforts pour me mettre en liberté, j’eus le bonheur de rompre les cordons ou fils, et d’arracher les chevilles qui attachaient mon bras droit à la terre ; car, en le haussant un peu, j’avais découvert ce qui me tenait attaché et captif. En même temps, par une secousse violente qui me causa une douleur extrême, je lâchai un peu les cordons qui attachaient mes cheveux du côté droit (cordons plus fins que mes cheveux mêmes), en sorte que je me trouvai en état de procurer à ma tête un petit mouvement libre. Alors ces insectes humains se mirent en fuite et poussèrent des cris très aigus. Ce bruit cessant, j’entendis un d’eux s’écrier : Tolgo Phonac, et aussitôt je me sentis percé à la main de plus de cent flèches qui me piquaient comme autant d’aiguilles. Ils firent ensuite une autre décharge en l’air, comme nous tirons des bombes en Europe, dont plusieurs, je crois, tombaient paraboliquement sur mon corps, quoique je ne les aperçusse pas, et d’autres sur mon visage, que je tâchai de découvrir avec ma main droite. Quand cette grêle de flèches fut passée, je m’efforçai encore de me détacher ; mais on fit alors une autre décharge plus grande que la première, et quelques-uns tâchaient de me percer de leurs lances ; mais, par bonheur, je portais une veste impénétrable de peau de buffle. Je crus donc que le meilleur parti était de me tenir en repos et de rester comme j’étais jusqu’à la nuit ; qu’alors, dégageant mon bras gauche, je pourrais me mettre tout à fait en liberté, et, à l’égard des habitants, c’était avec raison que je me croyais d’une force égale aux plus puissantes armées qu’ils pourraient mettre sur pied pour m’attaquer, s’ils étaient tous de la même taille que ceux que j’avais vus jusque-là. Mais la fortune me réservait un autre sort.

 

Quand ces gens durent remarqué que j’étais tranquille, ils cessèrent de me décocher des flèches ; mais, par le bruit que j’entendis, je connus que leur nombre s’augmentait considérablement, et, environ à deux toises loin de moi, vis-àvis de mon oreille gauche, j’entendis un bruit pendant plus d’une heure comme des gens qui travaillaient. Enfin, tournant un peu ma tête de ce côté-là, autant que les chevilles et les cordons me le permettaient, je vis un échafaud élevé de terre d’un pied et demi, où quatre de ces petits hommes pouvaient se placer, et une échelle pour y monter ; d’où un d’entre eux, qui me semblait être une personne de condition, me fit une harangue assez longue, dont je ne compris pas un mot. Avant que de commencer, il s’écria trois fois : Langro Dehul san. Ces mots furent répétés ensuite, et expliqués par des signes pour me les faire entendre. Aussitôt cinquante hommes s’avancèrent, et coupèrent les cordons qui attachaient le côté gauche de ma tête ; ce qui me donna la liberté de la tourner à droite et d’observer la mine et l’action de celui qui devait parler. Il me parut être de moyen âge, et d’une taille plus grande que les trois autres qui l’accompagnaient, dont l’un, qui avait l’air d’un page, tenait la queue de sa robe, et les deux autres étaient debout de chaque côté pour le soutenir. Il me sembla bon orateur, et je conjecturai que, selon les règles de l’art, il mêlait dans son discours des périodes pleines de menaces et de promesses. Je fis la réponse en peu de mots, c’est-à-dire par un petit nombre de signes, mais d’une manière pleine de soumission, levant ma main gauche et les deux yeux au soleil, comme pour le prendre à témoin que je mourais de faim, n’ayant rien mangé depuis longtemps. Mon appétit était, en effet, si pressant que je ne pus m’empêcher de faire voir mon impatience (peut-être contre les règles de l’honnêteté) en portant mon doigt très souvent à ma bouche, pour faire connaître que j’avais besoin de nourriture.

 

L’Hurgo (c’est ainsi que, parmi eux, on appelle un grand seigneur, comme je l’ai ensuite appris) m’entendit fort bien. Il descendit de l’échafaud, et ordonna que plusieurs échelles fussent appliquées à mes côtés, sur lesquelles montèrent bientôt plus de cent hommes qui se mirent en marche vers ma bouche, chargés de paniers pleins de viandes. J’observai qu’il y avait de la chair de différents animaux, mais je ne les pus distinguer par le goûter. Il y avait des épaules et des éclanches en forme de celles de mouton, et fort bien accommodées, mais plus petites que les ailes d’une alouette ; j’en avalai deux ou trois d’une bouchée avec six pains. Ils me fournirent tout cela, témoignant de grandes marques d’étonnement et d’admiration à cause de ma taille et de mon prodigieux appétit. Ayant fait un autre signe pour leur faire savoir qu’il me manquait à boire, ils conjecturèrent, par la façon dont je mangeais, qu’une petite quantité de boisson ne me suffirait pas ; et, étant un peuple d’esprit, ils levèrent avec beaucoup d’adresse un des plus grands tonneaux de vin qu’ils eussent, le roulèrent vers ma main et le défoncèrent. Je le bus d’un seul coup avec un grand plaisir. On m’en apporta un autre muid, que je bus de même, et je fis plusieurs signes pour avertir de me voiturer encore quelques autres muids.

 

Après m’avoir vu faire toutes ces merveilles, ils poussèrent des cris de joie et se mirent à danser, répétant plusieurs fois, comme ils avaient fait d’abord : Hehinah Degul. Bientôt après, j’entendis une acclamation universelle, avec de fréquentes répétitions de ces mots : Peplom Selan, et j’aperçus un grand nombre de peuple sur mon côté gauche, relâchant les cordons à un tel point que je me trouvai en état de me tourner, et d’avoir le soulagement d’uriner, fonction dont je m’acquittai au grand étonnement du peuple, lequel, devinant ce que j’allais faire, s’ouvrit impétueusement à droite et à gauche pour éviter le déluge. Quelque temps auparavant, on m’avait frotté charitablement le visage et les mains d’une espèce d’onguent d’une odeur agréable, qui, dans très peu de temps, me guérit de la piqûre des flèches. Ces circonstances, jointes aux rafraîchissements que j’avais reçus, me disposèrent à dormir ; et mon sommeil fut environ de huit heures, sans me réveiller, les médecins, par ordre de l’empereur, ayant frelaté le vin et y ayant mêlé des drogues soporifiques.

 

Tandis que je dormais, l’empereur de Lilliput (c’était le nom de ce pays) ordonna de me faire conduire vers lui. Cette résolution semblera peut-être hardie et dangereuse, et je suis sûr qu’en pareil cas elle ne serait du goût d’aucun souverain de l’Europe ; cependant, à mon avis, c’était un dessein également prudent et dangereux ; car, en cas que ces peuples eussent tenté de me tuer avec leurs lances et leurs flèches pendant que je dormais, je me serais certainement éveillé au premier sentiment de douleur, ce qui aurait excité ma fureur et augmenté mes forces à un tel degré, que je me serais trouvé en état de rompre le reste des cordons ; et, après cela, comme ils n’étaient pas capables de me résister, je les aurais tous écrasés et foudroyés.

 

On fit donc travailler à la hâte cinq mille charpentiers et ingénieurs pour construire une voiture : c’était un chariot élevé de trois pouces, ayant sept pieds de longueur et quatre de largeur, avec vingt-deux roues. Quand il fut achevé, on le conduisit au lieu où j’étais. Mais la principale difficulté fut de m’élever et de me mettre sur cette voiture. Dans cette vue, quatre-vingts perches, chacune de deux pieds de hauteur, furent employées ; et des cordes très fortes, de la grosseur d’une ficelle, furent attachées, par le moyen de plusieurs crochets, aux bandages que les ouvriers avaient ceints autour de mon cou, de mes mains, de mes jambes et de tout mon corps. Neuf cents hommes des plus robustes furent employés à élever ces cordes par le moyen d’un grand nombre de poulies attachées aux perches ; et, de cette façon, dans moins de trois heures de temps, je fus élevé, placé et attaché dans la machine. Je sais tout cela par le rapport qu’on m’en a fait depuis, car, pendant cette manœuvre, je dormais très profondément. Quinze cents chevaux, les plus grands de l’écurie de l’empereur, chacun d’environ quatre pouces et demi de haut, furent attelés au chariot, et me traînèrent vers la capitale, éloignée d’un quart de lieue.

 

Il y avait quatre heures que nous étions en chemin, lorsque je fus subitement éveillé par un accident assez ridicule. Les voituriers s’étant arrêtés un peu de temps pour raccommoder quelque chose, deux ou trois habitants du pays avaient eu la curiosité de regarder ma mine pendant que je dormais ; et, s’avançant très doucement jusqu’à mon visage, l’un d’entre eux, capitaine aux gardes, avait mis la pointe aiguë de son esponton bien avant dans ma narine gauche, ce qui me chatouilla le nez, m’éveilla, et me fit éternuer trois fois. Nous fîmes une grande marche le reste de ce jour-là, et nous campâmes la nuit avec cinq cents gardes, une moitié avec des flambeaux, et l’autre avec des arcs et des flèches, prête à tirer si j’eusse essayé de me remuer. Le lendemain au lever du soleil, nous continuâmes notre voyage, et nous arrivâmes sur le midi à cent toises des portes de la ville. L’empereur et toute la cour sortirent pour nous voir ; mais les grands officiers ne voulurent jamais consentir que Sa Majesté hasardât sa personne en montant sur mon corps, comme plusieurs autres avaient osé faire.

 

À l’endroit où la voiture s’arrêta, il y avait un temple ancien, estimé le plus grand de tout le royaume, lequel, ayant été souillé quelques années auparavant par un meurtre, était, selon la prévention de ces peuples, regardé comme profane, et, pour cette raison, employé à divers usages. Il fut résolu que je serais logé dans ce vaste édifice. La grande porte, regardant le nord, était environ de quatre pieds de haut, et presque de deux pieds de large ; de chaque côté de la porte, il y avait une petite fenêtre élevée de six pouces. À celle qui était du côté gauche, les serruriers du roi attachèrent quatre-vingt-onze chaînes, semblables à celles qui sont attachées à la montre d’une dame d’Europe, et presque aussi larges ; elles furent par l’autre bout attachées à ma jambe gauche avec trente-six cadenas. Vis-à-vis de ce temple, de l’autre côté du grand chemin, à la distance de vingt pieds, il y avait une tour d’au moins cinq pieds de haut ; c’était là que le roi devait monter avec plusieurs des principaux seigneurs de sa cour pour avoir la commodité de me regarder à son aise. On compte qu’il y eut plus de cent mille habitants qui sortirent de la ville, attirés par la curiosité, et, malgré mes gardes, je crois qu’il n’y aurait pas eu moins de dix mille hommes qui, à différentes fois, auraient monté sur mon corps par des échelles, si on n’eût publié un arrêt du conseil d’État pour le défendre. On ne peut s’imaginer le bruit et l’étonnement du peuple quand il me vit debout et me promener : les chaînes qui tenaient mon pied gauche étaient environ de six pieds de long, et me donnaient la liberté d’aller et de venir dans un demi-cercle.

 

 

 

Chapitre II

 

L’empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs de ses courtisans, vient pour voir l’auteur dans sa prison. Description de la personne et de l’habit de Sa Majesté. Gens savants nommés pour apprendre la langue à l’auteur. Il obtient des grâces par sa douceur. Ses poches sont visitées.

 

 

L’empereur, à cheval, s’avança un jour vers moi, ce qui pensa lui coûter cher : à ma vue, son cheval, étonné, se cabra ; mais ce prince, qui est un cavalier excellent, se tint ferme sur ses étriers jusqu’à ce que sa suite accourût et prît la bride. Sa Majesté, après avoir mis pied à terre, me considéra de tous côtés avec une grande admiration, mais pourtant se tenant toujours, par précaution, hors de la portée de ma chaîne.

 

L’impératrice, les princes et princesses du sang, accompagnés de plusieurs dames, s’assirent à quelque distance dans des fauteuils. L’empereur est plus grand qu’aucun de sa cour, ce qui le fait redouter par ceux qui le regardent ; les traits de son visage sont grands et mâles, avec une lèvre épaisse et un nez aquilin ; il a un teint d’olive, un air élevé, et des membres bien proportionnés, de la grâce et de la majesté dans toutes ses actions. Il avait alors passé la fleur de sa jeunesse, étant âgé de vingt-huit ans et trois quarts, dont il en avait régné environ sept. Pour le regarder avec plus de commodité je me tenais couché sur le côté, en sorte que mon visage pût être parallèle au sien ; et il se tenait à une toise et demie loin de moi. Cependant, depuis ce temps-là, je l’ai eu plusieurs fois dans ma main ; c’est pourquoi je ne puis me tromper dans le portrait que j’en fais. Son habit était uni et simple, et fait moitié à l’asiatique et moitié à l’européenne ; mais il avait sur la tête un léger casque d’or, orné de joyaux et d’un plumet magnifique. Il avait son épée nue à la main, pour se défendre en cas que j’eusse brisé mes chaînes ; cette épée était presque longue de trois pouces ; la poignée et le fourreau étaient d’or et enrichis de diamants. Sa voix était aigre, mais claire et distincte, et je le pouvais entendre aisément, même quand je me tenais debout ; Les dames et les courtisans étaient tous habillés superbement ; en sorte que la place qu’occupait toute la cour paraissait à mes yeux comme une belle jupe étendue sur la terre, et brodée de figures d’or et d’argent. Sa Majesté impériale me fit l’honneur de me parler souvent ; et je lui répondis toujours ; mais nous ne nous entendions ni l’un ni l’autre.

 

Au bout de deux heures, la cour se retira, et on me laissa une forte garde pour empêcher l’impertinence, et peut-être la malice de la populace, qui avait beaucoup d’impatience de se rendre en foule autour de moi pour me voir de près. Quelques-uns d’entre eux eurent l’effronterie et la témérité de me tirer des flèches, dont une pensa me crever l’œil gauche. Mais le colonel fit arrêter six des principaux de cette canaille, et ne jugea point de peine mieux proportionnée à leur faute que de les livrer liés et garrottés dans mes mains. Je les pris donc dans ma main droite et en mis cinq dans la poche de mon justaucorps, et à l’égard du sixième, je feignis de le vouloir manger tout vivant. Le pauvre petit homme poussait des hurlements horribles, et le colonel avec ses officiers étaient fort en peine, surtout quand ils me virent tirer mon canif. Mais-je fis bientôt cesser leur frayeur, car, avec un air doux et humain, coupant promptement les cordes dont il était garrotté, je le mis doucement à terre, et il prit la fuite. Je traitai les autres de la même façon, les tirant successivement l’un après l’autre de ma poche. Je remarquai avec plaisir que les soldats et le peuple avaient été très touchés de cette action d’humanité, qui fut rapportée à la cour d’une manière très avantageuse, et qui me fit honneur.

 

La nouvelle de l’arrivée d’un homme prodigieusement grand s’étant répandue dans tout le royaume, attira un nombre infini de gens oisifs et curieux ; en sorte que les villages furent presque abandonnés, et que la culture de la terre en aurait souffert, si Sa Majesté impériale n’y avait pourvu par différents édits et ordonnances. Elle ordonna donc que tous ceux qui m’avaient déjà vu retourneraient incessamment chez eux, et n’approcheraient point, sans une permission particulière, du lieu de mon séjour. Par cet ordre, les commis des secrétaires d’État gagnèrent des sommes très considérables.

 

 

 

Cependant l’empereur tint plusieurs conseils pour délibérer sur le parti qu’il fallait prendre à mon égard. J’ai su depuis que la cour avait été fort embarrassée. On craignait que je ne vinsse à briser mes chaînes et à me mettre en liberté ; on disait que ma nourriture, causant une dépense excessive, était capable de produire une disette de vivres ; on opinait quelquefois à me faire mourir de faim, ou à me percer de flèches empoisonnées ; mais on fit réflexion que l’infection d’un corps tel que le mien pourrait produire la peste dans la capitale et dans tout le royaume. Pendant qu’on délibérait, plusieurs officiers de l’armée se rendirent à la porte de la grand-chambre où le conseil impérial était assemblé, et deux d’entre eux, ayant été introduits, rendirent compte de ma conduite à l’égard des six criminels dont j’ai parlé, ce qui fit une impression si favorable sur l’esprit de Sa Majesté et de tout le conseil, qu’une commission impériale fut aussitôt expédiée pour obliger tous les villages, à quatre cent cinquante toises aux environs de la ville, de livrer tous les matins six bœufs, quarante moutons et d’autres vivres pour ma nourriture, avec une quantité proportionnée de pain et de vin et d’autres boissons. Pour le payement de ces vivres, Sa Majesté donna des assignations sur son trésor. Ce prince n’a d’autres revenus que ceux de son domaine, et ce n’est que dans des occasions importantes qu’il lève des impôts sur ses sujets, qui sont obligés de le suivre à la guerre à leurs dépens. On nomma six cents personnes pour me servir, qui furent pourvues d’appointements pour leur dépense de bouche et de tentes construites très commodément de chaque côté de ma porte.

 

Il fut aussi ordonné que trois cents tailleurs me feraient un habit à la mode du pays ; que six hommes de lettres, des plus savants de l’empire, seraient chargés de m’apprendre la langue, et enfin, que les chevaux de l’empereur et ceux de la noblesse et les compagnies des gardes feraient souvent l’exercice devant moi pour les accoutumer à ma figure. Tous ces ordres furent ponctuellement exécutés. Je fis de grands progrès dans la connaissance de la langue de Lilliput. Pendant ce temps-là l’empereur m’honora de visites fréquentes, et même voulut bien aider mes maîtres de langue à m’instruire.

 

Les premiers mots que j’appris furent pour lui faire savoir l’envie que j’avais qu’il voulût bien me rendre ma liberté ; ce que je lui répétais tous les jours à genoux. Sa réponse fut qu’il fallait attendre encore un peu de temps, que c’était une affaire sur laquelle il ne pouvait se déterminer sans l’avis de son conseil, et que, premièrement, il fallait que je promisse par serment l’observation d’une paix inviolable avec lui et avec ses sujets ; qu’en attendant, je serais traité avec toute l’honnêteté possible. Il me conseilla de gagner, par ma patience et par ma bonne conduite, son estime et celle de ses peuples. Il m’avertit de ne lui savoir point mauvais gré s’il donnait ordre à certains officiers de me visiter, parce que, vraisemblablement, je pourrais porter sur moi plusieurs armes dangereuses et préjudiciables à la sûreté de ses États. Je répondis que j’étais prêt à me dépouiller de mon habit et à vider toutes mes poches en sa présence. Il me repartit que, par les lois de l’empire, il fallait que je fusse visité par deux commissaires ; qu’il savait bien que cela ne pouvait se faire sans mon consentement ; mais qu’il avait si bonne opinion de ma générosité et de ma droiture, qu’il confierait sans crainte leurs personnes entre mes mains ; que tout ce qu’on m’ôterait me serait rendu fidèlement quand je quitterais le pays, ou que j’en serais remboursé selon l’évaluation que j’en ferais moi-même.

 

Lorsque les deux commissaires vinrent pour me fouiller, je pris ces messieurs dans mes mains, je les mis d’abord dans les poches de mon justaucorps et ensuite dans toutes mes autres poches.

 

Ces officiers du prince, ayant des plumes, de l’encre et du papier sur eux, firent un inventaire très exact de tout ce qu’ils virent ; et, quand ils eurent achevé, ils me prièrent de les mettre à terre, afin qu’ils pussent rendre compte de leur visite à l’empereur.

 

Cet inventaire était conçu dans les termes suivants :

 

« Premièrement, dans la poche droite du justaucorps du grand homme Montagne (c’est ainsi que je rends ces mots : Quinbus Flestrin), après une visite exacte, nous n’avons trouvé qu’un morceau de toile grossière, assez grand pour servir de tapis de pied, dans la principale chambre de parade de Votre Majesté. Dans la poche gauche ; nous avons trouvé un grand coffre d’argent avec un couvercle de même métal, que nous, commissaires, n’avons pu lever (ma tabatière). Nous avons prié ledit homme Montagne de l’ouvrir, et, l’un de nous étant entré dedans, a eu de la poussière jusqu’aux genoux, dont il a éternué pendant deux heures, et l’autre pendant sept minutes. Dans la poche droite de sa veste, nous avons trouvé un paquet prodigieux de substances blanches et minces, pliées l’une sur l’autre, environ de la grosseur de trois hommes, attachées d’un câble bien fort et marquées de grandes figures noires, lesquelles il nous a semblé être des écritures. Dans la poche gauche, il y avait une grande machine plate armée de grandes dents très longues qui ressemblent aux palissades qui sont dans la cour de Votre Majesté (un peigne). Dans la grande poche du côté droit de son couvre-milieu (c’est ainsi que je traduis le mot de ranfulo, par lequel on voulait entendre ma culotte), nous avons vu un grand pilier de fer creux, attaché à une grosse pièce de bois plus large que le pilier, et d’un côté du pilier il y avait d’autres pièces de fer en relief, serrant un caillou coupé en talus ; nous n’avons su ce que c’était (un pistolet à pierre) ; et dans la poche gauche il y avait encore une machine de la même espèce. Dans la plus petite poche du côté droit, il y avait plusieurs pièces rondes et plates, de métal rouge et blanc et d’une grosseur différente ; quelques-unes des pièces blanches, qui nous ont paru être d’argent, étaient si larges et si pesantes, que mon confrère et moi nous avons eu de la peine à les lever. Item, deux sabres de poche (deux canifs), dont la lame s’emboîtait dans une rainure du manche, et qui avait le fil fort tranchant ; ils étaient placés dans une grande boîte ou étui. Il restait deux poches à visiter : celles-ci, il les appelait goussets. C’étaient deux ouvertures coupées dans le haut de son couvremilieu, mais fort serrées par son ventre, qui les pressait. Hors du gousset droit pendait une grande chaîne d’argent, avec une machine très merveilleuse au bout. Nous lui avons commandé de tirer hors du gousset tout ce qui tenait à cette chaîne ; cela paraissait être un globe dont la moitié était d’argent et l’autre était un métal transparent. Sur le côté transparent, nous avons vu certaines figures étranges tracées dans un cercle ; nous avons cru que nous pourrions les toucher, mais nos doigts ont été arrêtés par une substance lumineuse. Nous avons appliqué cette machine à nos oreilles ; elle faisait un bruit continuel, à peu près comme celui d’un moulin à eau, et nous avons conjecturé que c’est ou quelque animal inconnu, ou la divinité qu’il adore ; mais nous penchons plus du côté de la dernière opinion, parce qu’il nous a assuré (si nous l’avons bien entendu, car il s’exprimait fort imparfaitement) qu’il faisait rarement une chose sans l’avoir consultée ; il l’appelait son oracle, et disait qu’elle désignait le temps pour chaque action de sa vie. Du gousset gauche il tira un filet presque assez large pour servir à un pêcheur (une bourse), mais qui s’ouvrait et se refermait ; nous avons trouvé au dedans plusieurs pièces massives d’un métal jaune ; si c’est du véritable or, il faut qu’elles soient d’une valeur inestimable.

 

« Ainsi, ayant, par obéissance aux ordres de Votre Majesté, fouillé exactement toutes ses poches, nous avons observé une ceinture autour de son corps, faite de la peau de quelque animal prodigieux, à laquelle, du côté gauche, pendait une épée de la longueur de six hommes, et du côté droit une bourse ou poche partagée en deux cellules, chacune étant capable de tenir trois sujets de Votre Majesté. Dans une de ces cellules il y avait plusieurs globes ou balles d’un autre métal très pesant, environ de la grosseur de notre tête, et qui exigeaient une main très forte pour les lever ; l’autre cellule contenait un amas de certaines graines noires, mais peu grosses et assez légères, car nous en pouvions tenir plus de cinquante dans la paume de nos mains (des balles et de la poudre).

 

« Tel est l’inventaire exact de tout ce que nous avons trouvé sur le corps de l’homme Montagne, qui nous a reçus avec beaucoup d’honnêteté et avec des égards conformes à la commission de Votre Majesté.

 

« Signé et scellé le quatrième jour de la lune quatre-vingt-neuvième du règne très heureux de Votre Majesté.

 

« Flessen Frelock, Marsi Frelock. »

 

Quand cet inventaire eut été lu en présence de l’empereur, il m’ordonna, en des termes honnêtes, de lui livrer toutes ces choses en particulier. D’abord il demanda mon sabre : il avait donné ordre à trois mille hommes de ses meilleures troupes qui l’accompagnaient de m’environner à quelque distance avec leurs arcs et leurs flèches ; mais je ne m’en aperçus pas dans le moment, parce que mes yeux étaient fixés sur Sa Majesté. Il me pria donc de tirer mon sabre, qui, quoique un peu rouillé par l’eau de la mer, était néanmoins assez brillant. Je le fis, et tout aussitôt les troupes jetèrent de grands cris. Il m’ordonna de le remettre dans le fourreau et de le jeter à terre, aussi doucement que je pourrais, environ à six pieds de distance de ma chaîne. La seconde chose qu’il me demanda fut un de ces piliers creux de fer, par lesquels il entendait mes pistolets de poche ; je les lui présentai et, par son ordre, je lui en expliquai l’usage comme je pus, et, ne les chargeant que de poudre, j’avertis l’empereur de n’être point effrayé, et puis je tirai en l’air. L’étonnement, à cette occasion, fut plus, grand qu’à la vue de mon sabre ; ils tombèrent tous à la renverse comme s’ils eussent été frappés du tonnerre ; et même l’empereur, qui était très brave, ne put revenir à lui-même qu’après quelque temps. Je lui remis mes deux pistolets de la même manière que mon sabre, avec mes sacs de plomb et de poudre, l’avertissant de ne pas approcher le sac de poudre du feu, s’il ne voulait voir son palais impérial sauter en l’air, ce qui le surprit beaucoup. Je lui remis aussi ma montre, qu’il fut fort curieux de voir, et il commanda à deux de ses gardes les plus grands de la porter sur leurs épaules, suspendue à un grand bâton, comme les charretiers des brasseurs portent un baril de bière en Angleterre. Il était étonné du bruit continuel qu’elle faisait et du mouvement de l’aiguille qui marquait les minutes ; il pouvait aisément la suivre des yeux, la vue de ces peuples étant bien plus perçante que la nôtre. Il demanda sur ce sujet le sentiment de ses docteurs, qui furent très partagés, comme le lecteur peut bien se l’imaginer.

 

Ensuite je livrai mes pièces d’argent et de cuivre, ma bourse, avec neuf grosses pièces d’or et quelques-unes plus petites, mon peigne, ma tabatière d’argent, mon mouchoir et mon journal. Mon sabre, mes pistolets de poche et mes sacs de poudre et de plomb furent transportés à l’arsenal de Sa Majesté ; mais tout le reste fut laissé chez moi.

 

J’avais une poche en particulier, qui ne fut point visitée, dans laquelle il y avait une paire de lunettes, dont je me sers quelquefois à cause de la faiblesse de mes yeux, un télescope, avec plusieurs autres bagatelles que je crus de nulle conséquence pour l’empereur, et que, pour cette raison, je ne découvris point aux commissaires, appréhendant qu’elles ne fussent gâtées ou perdues si je venais à m’en dessaisir.

 

 

 

Chapitre III

 

L’auteur divertit l’empereur et les grands de l’un et de l’autre sexe d’une manière fort extraordinaire. Description des divertissements de la cour de Lilliput. L’auteur est mis en liberté à certaines conditions.

 

 

L’empereur voulut un jour me donner le divertissement de quelque spectacle, en quoi ces peuples surpassent toutes les nations que j’ai vues, soit pour l’adresse, soit pour la magnificence ; mais rien ne me divertit davantage que lorsque je vis des danseurs de corde voltiger sur un fil blanc bien mince, long de deux pieds onze pouces.

 

Ceux qui pratiquent cet exercice sont les personnes qui aspirent aux grands emplois, et souhaitent de devenir les favoris de la cour ; ils sont pour cela formés dès leur jeunesse à ce noble exercice, qui convient surtout aux personnes de haute naissance. Quand une grande charge est vacante, soit par la mort de celui qui en était revêtu, soit par sa disgrâce (ce qui arrive très souvent), cinq ou six prétendants à la charge présentent une requête à l’empereur pour avoir la permission de divertir Sa Majesté et sa cour d’une danse sur la corde, et celui qui saute le plus haut sans tomber obtient la charge. Il arrive très souvent qu’on ordonne aux grands magistrats de danser aussi sur la corde, pour montrer leur habileté et pour faire connaître à l’empereur qu’ils n’ont pas perdu leur talent. Flimnap, grand trésorier de l’empire, passe pour avoir l’adresse de faire une cabriole sur la corde au moins un pouce plus haut qu’aucun autre seigneur de l’empire ; je l’ai vu plusieurs fois faire le saut périlleux (que nous appelons le somerset) sur une petite planche de bois attachée à une corde qui n’est pas plus grosse qu’une ficelle ordinaire.

Ces divertissements causent souvent des accidents funestes, dont la plupart sont enregistrés dans les archives impériales. J’ai vu moi-même deux ou trois prétendants s’estropier ; mais le péril est beaucoup plus grand quand les ministres reçoivent ordre de signaler leur adresse ; car, en faisant des efforts extraordinaires pour se surpasser eux-mêmes et pour l’emporter sur les autres, ils font presque toujours des chutes dangereuses.

On m’assura qu’un an avant mon arrivée, Flimnap se serait infailliblement cassé la tête en tombant, si un des coussins du roi ne l’eût préservé.

 

Il y a un autre divertissement qui n’est que pour l’empereur, l’impératrice et pour le premier ministre. L’empereur met sur une table trois fils de soie très déliés, longs de six pouces ; l’un est cramoisi, le second jaune, et le troisième blanc. Ces fils sont proposés comme prix à ceux que l’empereur veut distinguer par une marque singulière de sa faveur. La cérémonie est faite dans la grand’chambre d’audience de Sa Majesté, où les concurrents sont obligés de donner une preuve de leur habileté, telle que je n’ai rien vu de semblable dans aucun autre pays de l’ancien ou du nouveau monde.

L’empereur tient un bâton, les deux bouts parallèles à l’horizon, tandis que les concurrents, s’avançant successivement, sautent par-dessus le bâton. Quelquefois l’empereur tient un bout et son premier ministre tient l’autre ; quelquefois le ministre le tient tout seul. Celui qui réussit le mieux et montre plus d’agilité et de souplesse en sautant est récompensé de la soie cramoisie ; la jaune est donnée au second, et la blanche au troisième. Ces fils, dont ils font des baudriers, leur servent dans la suite d’ornement et, les distinguant du vulgaire, leur inspirent une noble fierté.

 

L’empereur ayant un jour donné ordre à une partie de son armée, logée dans sa capitale et aux environs, de se tenir prête, voulut se réjouir d’une façon très singulière. Il m’ordonna de me tenir debout comme un autre colosse de Rhodes, mes pieds aussi éloignés l’un de l’autre que je les pourrais étendre commodément ; ensuite il commanda à son général, vieux capitaine fort expérimenté, de ranger les troupes en ordre de bataille et de les faire passer en revue entre mes jambes, l’infanterie par vingt-quatre de front, et la cavalerie par seize, tambours battants, enseignes déployées et piques hautes. Ce corps était composé de trois mille hommes d’infanterie et de mille de cavalerie.

Sa Majesté prescrivit, sous peine de mort, à tous les soldats d’observer dans la marche la bienséance la plus exacte envers ma personne, ce qui n’empêcha pas quelques-uns des jeunes officiers de lever les yeux en haut pendant qu’ils passaient au-dessous de moi. Et, pour confesser la vérité, ma culotte était alors en si mauvais état qu’elle leur donna l’occasion d’éclater de rire.

 

J’avais présenté ou envoyé tant de mémoires ou de requêtes pour ma liberté, que Sa Majesté, à la fin, proposa l’affaire, premièrement au conseil des dépêches, et puis au Conseil d’État, où il n’y eut d’opposition que de la part du ministre Skyresh Bolgolam, qui jugea à propos, sans aucun sujet, de se déclarer, contre moi ; mais tout le reste du conseil me fut favorable, et l’empereur appuya leur avis. Ce ministre, qui était galbet, c’est-à-dire grand amiral, avait mérité la confiance de son maître par son habileté dans les affaires ; mais il était d’un esprit aigre et fantasque. Il obtint que les articles touchant les conditions auxquelles je devais être mis en liberté seraient dressés par lui-même. Ces articles me furent apportés par Skyresh Bolgolam en personne, accompagné de deux sous-secrétaires et de plusieurs gens de distinction. On me dit d’en promettre l’observation par serment, prêté d’abord à la façon de mon pays, et ensuite à la manière ordonnée par leurs lois, qui fut de tenir l’orteil de mon pied droit dans ma main gauche, de mettre le doigt du milieu de ma main droite sur le haut de ma tête, et le pouce sur la pointe de mon oreille droite. Mais, comme le lecteur peut être curieux de connaître le style de cette cour et de savoir les articles préliminaires de ma délivrance, j’ai fait une traduction de l’acte entier mot pour mot :

 

« Golbasto momaren eulamé gurdilo shefin mully ully gué, très puissant empereur de Lilliput, les délices et la terreur de l’univers, dont les États s’étendent à cinq mille blustrugs (c’est à dire environ six lieues en circuit) aux extrémités du globe, souverain de tous les souverains, plus haut que les fils des hommes, dont les pieds pressent la terre jusqu’au centre, dont la tête touche le soleil, dont un clin d’œil fait trembler les genoux des potentats, aimable comme le printemps, agréable comme l’été, abondant comme l’automne, terrible comme l’hiver ; à tous nos sujets aimés et féaux, salut. Sa très haute Majesté propose à l’homme Montagne les articles suivants, lesquels, pour préliminaire, il sera obligé de ratifier par un serment solennel :

 

« I. L’homme Montagne ne sortira point de nos vastes États sans notre permission scellée du grand sceau.

 

« II. Il ne prendra point la liberté d’entrer dans notre capitale sans notre ordre exprès, afin que les habitants soient avertis deux heures auparavant de se tenir enfermés chez eux.

 

« III. Ledit homme Montagne bornera ses promenades à nos principaux grands chemins, et se gardera de se promener ou de se coucher dans un pré ou pièce de blé.

 

« IV. En se promenant par lesdits chemins, il prendra tout le soin possible de ne fouler aux pieds les corps d’aucun de nos fidèles sujets ni de leurs chevaux ou voitures ; il ne prendra aucun de nos dits sujets dans ses mains, si ce n’est de leur consentement.

 

« V. S’il est nécessaire qu’un courrier du cabinet fasse quelque course extraordinaire, l’homme Montagne sera obligé de porter dans sa poche ledit courrier durant six journées, une fois toutes les lunes, et de remettre ledit courrier (s’il en est requis) sain et sauf en notre présence impériale.

 

« VI. Il sera notre allié contre nos ennemis de l’île de Blefuscu, et fera tout son possible pour faire périr la flotte qu’ils arment actuellement pour faire une descente sur nos terres.

 

« VII. Ledit homme Montagne, à ses heures de loisir, prêtera son secours à nos ouvriers, en les aidant à élever certaines grosses pierres, pour achever les murailles de notre grand parc et de nos bâtiments impériaux.

 

« VIII. Après avoir fait le serment solennel d’observer les articles ci-dessus énoncés, ledit homme Montagne aura une provision journalière de viande et de boisson suffisante à la nourriture de dix-huit cent soixante-quatorze de nos sujets, avec un accès libre auprès de notre personne impériale, et autres marques de notre faveur.

 

« Donné en notre palais, à Belsaborac, le douzième jour de la quatre-vingt-onzième lune de notre règne. »

 

Je prêtai le serment et signai tous ces articles avec une grande joie, quoique quelques-uns ne fussent pas aussi honorables que je l’eusse souhaité, ce qui fut l’effet de la malice du grand amiral Skyresh Bolgolam. On m’ôta mes chaînes, et je fus mis en liberté. L’empereur me fit l’honneur de se rendre en personne et d’être présent à la cérémonie de ma délivrance. Je rendis de très humbles actions de grâces à Sa Majesté, en me prosternant à ses pieds ; mais il me commanda de me lever, et cela dans les termes les plus obligeants.

 

Le lecteur a pu observer que, dans le dernier article de l’acte de ma délivrance, l’empereur était convenu de me donner une quantité de viande et de boisson qui pût suffire à la subsistance de dix-huit cent soixante-quatorze Lilliputiens. Quelque temps après, demandant à un courtisan, mon ami particulier, pourquoi on s’était déterminé à cette quantité, il me répondit que les mathématiciens de Sa Majesté, ayant pris la hauteur de mon corps par le moyen d’un quart de cercle, et supputé sa grosseur, et le trouvant, par rapport au leur, comme dix-huit cent soixante-quatorze sont à un, ils avaient inféré de la similarité de leur corps que je devais avoir un appétit dix-huit cent soixante-quatorze fois plus grand que le leur ; d’où le lecteur peut juger de l’esprit admirable de ce peuple, et de l’économie sage, exacte et clairvoyante de leur empereur.

 

 

 

Chapitre IV

 

Description de Mildendo, capitale de Lilliput, et du palais de l’empereur. Conversation entre l’auteur et un secrétaire d’État, touchant les affaires de l’empire. Offres que l’auteur fait de servir l’empereur dans ses guerres.

 

 

La première requête que je présentai, après avoir obtenu ma liberté, fut pour avoir la permission de voir Mildendo, capitale de l’empire ; ce que l’empereur m’accorda, mais en me recommandant de ne faire aucun mal aux habitants ni aucun tort à leurs maisons. Le peuple en fut averti par une proclamation qui annonçait le dessein que j’avais de visiter la ville. La muraille qui l’environnait était haute de deux pieds et demi, et épaisse au moins de onze pouces, en sorte qu’un carrosse pouvait aller dessus et faire le tour de la ville en sûreté ; elle était flanquée de fortes tours à dix pieds de distance l’une de l’autre. Je passai par-dessus la porte occidentale, et je marchai très lentement et de côté par les deux principales rues, n’ayant qu’un pourpoint, de peur d’endommager les toits et les gouttières des maisons par les pans de mon justaucorps. J’allais avec une extrême circonspection, pour me garder de fouler aux pieds quelques gens qui étaient restés dans les rues, nonobstant les ordres précis signifiés à tout le monde de se tenir chez soi, sans sortir aucunement durant ma marche. Les balcons, les fenêtres des premier, deuxième, troisième et quatrième étages, celles des greniers ou galetas et les gouttières même étaient remplis d’une si grande foule de spectateurs, que je jugeai que la ville devait être considérablement peuplée. Cette ville forme un carré exact, chaque côté de la muraille ayant cinq cents pieds de long. Les deux grandes rues qui se croisent et la partagent en quatre quartiers égaux ont cinq pieds de large ; les petites rues, dans lesquelles je ne pus entrer, ont de largeur depuis douze jusqu’à dix-huit pouces. La ville est capable de contenir cinq cent mille âmes. Les maisons sont de trois ou quatre étages. Les boutiques et les marchés sont bien fournis. Il y avait autrefois bon opéra et bonne comédie ; mais, faute d’auteurs excités par les libéralités du prince, il n’y a plus rien qui vaille.

 

Le palais de l’empereur, situé dans le centre de la ville, où les deux grandes rues se rencontrent, est entouré d’une muraille haute de vingt-trois pouces, et, à vingt pieds de distance des bâtiments. Sa Majesté m’avait permis d’enjamber par-dessus cette muraille, pour voir son palais de tous les côtés. La cour extérieure est un carré de quarante pieds et comprend deux autres cours. C’est dans la plus intérieure que sont les appartements de Sa Majesté, que j’avais un grand désir de voir, ce qui était pourtant bien difficile, car les plus grandes portes n’étaient que de dix-huit pouces de haut et de sept pouces de large. De plus, les bâtiments de la cour extérieure étaient au moins hauts de cinq pieds, et il m’était impossible d’enjamber par-dessus sans courir le risque de briser les ardoises des toits ; car, pour les murailles, elles étaient solidement bâties de pierres de taille épaisses de quatre pouces. L’empereur avait néanmoins grande envie que je visse la magnificence de son palais ; mais je ne fus en état de le faire qu’au bout de trois jours, lorsque j’eus coupé avec mon couteau quelques arbres des plus grands du parc impérial, éloigné de la ville d’environ cinquante toises. De ces arbres je fis deux tabourets, chacun de trois pieds de haut, et assez forts pour soutenir le poids de mon corps. Le peuple ayant donc été averti pour la seconde fois, je passai encore au travers de la ville, et m’avançai vers le palais, tenant mes deux tabourets à la main. Quand je fus arrivé à un côté de la cour extérieure, je montai sur un de mes tabourets et pris l’autre à ma main. Je fis passer celui-ci par-dessus le toit, et le descendis doucement à terre, dans l’espace qui était entre la première et la seconde cour, lequel avait huit pieds de large. Je passai ensuite très commodément par-dessus les bâtiments, par le moyen des deux tabourets ; et, quand je fus en dedans, je tirai avec un crochet le tabouret qui était resté en dehors. Par cette invention, j’entrai jusque dans la cour la plus intérieure, où, me couchant sur le côté, j’appliquai mon visage à toutes les fenêtres du premier étage, qu’on avait exprès laissées ouvertes, et je vis les appartements les plus magnifiques qu’on puisse imaginer. Je vis l’impératrice et les jeunes princesses dans leurs chambres, environnées de leur suite. Sa Majesté impériale voulut bien m’honorer d’un sourire très gracieux, et me donna par la fenêtre sa main à baiser.

Je ne ferai point ici le détail des curiosités renfermées dans ce palais ; je les réserve pour un plus grand ouvrage, et qui est presque prêt à être mis sous presse, contenant une description générale de cet empire depuis sa première fondation, l’histoire de ses empereurs pendant une longue suite de siècles, des observations sur leurs guerres, leur politique, leurs lois, les lettres et la religion du pays, les plantes et animaux qui s’y trouvent, les mœurs et les coutumes des habitants, avec, plusieurs autres matières prodigieusement curieuses et excessivement utiles. Mon but n’est à présent que de raconter ce qui m’arriva pendant un séjour de neuf mois dans ce merveilleux empire. »

 

Quinze jours après que j’eus obtenu ma liberté, Reldresal, secrétaire d’État pour le département des affaires particulières, se rendit chez moi, suivi d’un seul domestique. Il ordonna que son carrosse l’attendît à quelque distance, et me pria de lui donner un entretien d’une heure. Je lui offris de me coucher, afin qu’il pût être de niveau à mon oreille ; mais il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant la conversation. Il commença par me faire des compliments sur ma liberté et me dit qu’il pouvait se flatter d’y avoir un peu contribué. Puis il ajouta que, sans l’intérêt que la cour y avait, je ne l’eusse pas sitôt obtenue ; « car, dit-il ; quelque florissant que notre État paraisse aux étrangers, nous avons deux grands fléaux à combattre : une faction puissante au dedans, et au dehors l’invasion dont nous sommes menacés par un ennemi formidable. À l’égard du premier, il faut que vous sachiez que, depuis plus de soixante et dix lunes, il y a eu deux partis opposés dans cet empire, sous les noms de tramecksan et slamechsan, termes empruntés des hauts et bas talons de leurs souliers, par lesquels ils se distinguent. On prétend, il est vrai, que les hauts talons sont les plus conformes à notre ancienne constitution ; mais, quoi qu’il en soit, Sa Majesté a résolu de ne se servir que des bas talons dans l’administration du gouvernement et dans toutes les charges qui sont à la disposition de la couronne. Vous pouvez même remarquer que les talons de Sa Majesté impériale sont plus bas au moins d’un drurr que ceux d’aucun de sa cour. ». (Le drurr est environ la quatorzième partie d’un pouce.) « La haine des deux partis, continua-t-il, est à un tel degré, qu’ils ne mangent ni ne boivent ensemble et qu’ils ne se parlent point. Nous comptons que les tramecksans ou hauts-talons nous surpassent en nombre ; mais l’autorité est entre nos mains. Hélas ! nous appréhendons que Son Altesse impériale, l’héritier présomptif de la couronne, n’ait quelque penchant aux hauts-talons ; au moins nous pouvons facilement voir qu’un de ses talons est plus haut que l’autre, ce qui le fait un peu clocher dans sa démarche. Or, au milieu de ces dissensions intestines, nous sommes menacés d’une invasion de la part de l’île de Blefuscu, qui est l’autre grand empire de l’univers, presque aussi grand et aussi puissant que celui-ci ; car, pour ce qui est de ce que nous avons entendu dire, qu’il y a d’autres empires, royaumes et États dans le monde, habités par des créatures humaines aussi grosses et aussi grandes que vous, nos philosophes en doutent beaucoup et aiment mieux conjecturer que vous êtes tombé de la lune ou d’une des étoiles, parce qu’il est certain qu’une centaine de mortels de votre grosseur consommeraient dans peu de temps tous les fruits et tous les bestiaux des États de Sa Majesté. D’ailleurs nos historiens, depuis six mille lunes, ne font mention d’aucunes autres régions que des deux grands empires de Lilliput et de Blefuscu. Ces deux formidables puissances ont, comme j’allais vous dire, été engagées pendant trente-six lunes dans une guerre très opiniâtre, dont voici le sujet : tout le monde convient que la manière primitive de casser les œufs avant que nous les mangions est de les casser au gros bout ; mais l’aïeul de Sa Majesté régnante, pendant qu’il était enfant, sur le point de manger un œuf, eut le malheur de se couper un des doigts ; sur quoi l’empereur son père donna un arrêt pour ordonner à tous ses sujets, sous de graves peines, de casser leurs œufs par le petit bout. Le peuple fut si irrité de cette loi, que nos historiens racontent qu’il y eut, à cette occasion, six révoltes, dans lesquelles un empereur perdit la vie et un autre la couronne. Ces dissensions intestines furent toujours fomentées par les souverains de Blefuscu, et, quand les soulèvements furent réprimés, les coupables se réfugièrent dans cet empire. On suppute que onze mille hommes ont, à différentes époques, aimé mieux souffrir la mort que de se soumettre à la loi de casser leurs œufs par le petit bout. Plusieurs centaines de gros volumes ont été écrits et publiés sur cette matière ; mais les livres des gros-boutiens ont été défendus depuis longtemps, et tout leur parti a été déclaré, par les lois, incapable de posséder des charges. Pendant la suite continuelle de ces troubles, les empereurs de Blefuscu ont souvent fait des remontrances par leurs ambassadeurs, nous accusant de faire un crime en violant un précepte fondamental de notre grand prophète Lustrogg, dans le cinquante-quatrième chapitre du Blundecral (ce qui est leur Coran). Cependant cela a été jugé n’être qu’une interprétation du sens du texte, dont voici les mots : Que tous les fidèles casseront leurs œufs au bout le plus commode. On doit, à mon avis, laisser décider à la conscience de chacun quel est le bout le plus commode, ou, au moins, c’est à l’autorité du souverain magistrat d’en décider. Or, les gros-boutiens(1) exilés ont trouvé tant de crédit dans la cour de l’empereur de Blefuscu, et tant de secours et d’appui dans notre pays même, qu’une guerre très sanglante a régné entre les deux empires pendant trente-six lunes à ce sujet, avec différents succès. Dans cette guerre, nous avons perdu quarante vaisseaux de ligne, et un bien plus grand nombre de petits vaisseaux, avec trente mille de nos meilleurs matelots et soldats ; l’on compte que la perte de l’ennemi, n’est pas moins considérable. Quoi qu’il en soit, on arme à présent une flotte très redoutable, et on se prépare à faire une descente sur nos côtes. Or, Sa Majesté impériale, mettant sa confiance en votre valeur, et ayant une haute idée de vos forces, m’a commandé de vous faire ce détail au sujet de ses affaires, afin de savoir quelles sont vos dispositions à son égard. »

 

Je répondis au secrétaire que je le priais d’assurer l’empereur de mes très humbles respects, et de lui faire savoir que j’étais prêt à sacrifier ma vie pour défendre sa personne sacrée et son empire contre toutes les entreprises et invasions de ses ennemis. Il me quitta fort satisfait de ma réponse.

 

 

 

Chapitre V

 

L’auteur, par un stratagème très extraordinaire, s’oppose à une descente des ennemis. L’empereur lui confère un grand titre d’honneur. Des ambassadeurs arrivent de la part de l’empereur de Blefuscu pour demander la paix, le feu prend à l’appartement de l’impératrice. L’auteur contribue beaucoup à éteindre l’incendie.

 

 

L’empire de Blefuscu est une île située au nord-nord-est de Lilliput, dont elle n’est séparée que par un canal qui a quatre cents toises de large. Je ne l’avais pas encore vu ; et, sur l’avis d’une descente projetée, je me gardai bien de paraître de ce côté-là, de peur d’être découvert par quelques-uns des vaisseaux de l’ennemi.

 

Je fis part à l’empereur d’un projet que j’avais formé depuis peu pour me rendre maître de toute la flotte des ennemis, qui, selon le rapport de ceux que nous envoyions à la découverte, était dans le port, prête à mettre à la voile au premier vent favorable. Je consultai les plus expérimentés dans la marine pour apprendre d’eux quelle était la profondeur du canal, et ils me dirent qu’au milieu, dans la plus haute marée, il était profond de soixante et dix glumgluffs (c’est-à-dire environ six pieds selon la mesure de l’Europe), et le reste de cinquante glumgluffs au plus. Je m’en allai secrètement vers la côte nord-est, vis-à-vis de Blefuscu, et, me couchant derrière une colline, je tirai ma lunette et vis la flotte de l’ennemi composée de cinquante vaisseaux de guerre et d’un grand nombre de vaisseaux de transport. M’étant ensuite retiré, je donnai ordre de fabriquer une grande quantité de câbles, les plus forts qu’on pourrait, avec des barres de fer. Les câbles devaient être environ de la grosseur d’une aiguille à tricoter. Je triplai le câble pour le rendre encore plus fort et, pour la même raison, je tortillai ensemble trois des barres de fer, et attachai à chacune un crochet. Je retournai à la côte du nord-est, et, mettant bas mon justaucorps, mes souliers et mes bas, j’entrai dans la mer. Je marchai d’abord dans l’eau avec toute la vitesse que je pus, et ensuite je nageai au milieu, environ quinze toises, jusqu’à ce que j’eusse trouvé pied. J’arrivai à la flotte en moins d’une demi-heure. Les ennemis furent si frappés à mon aspect, qu’ils sautèrent tous hors de leurs vaisseaux comme des grenouilles et s’enfuirent à terre ; ils paraissaient être au nombre d’environ trente mille hommes. Je pris alors mes câbles, et, attachant un crochet au trou de la proue de chaque vaisseau, je passai mes câbles dans les crochets. Pendant que je travaillais, l’ennemi fit une décharge de plusieurs milliers de flèches, dont un grand nombre m’atteignirent au visage et aux mains, et qui, outre la douleur excessive qu’elles me causèrent, me troublèrent fort dans mon ouvrage. Ma plus grande appréhension était pour mes yeux, que j’aurais infailliblement perdus si je ne me fusse promptement avisé d’un expédient : j’avais dans un de mes goussets une paire de lunettes, que je tirai et attachai à mon nez aussi fortement que je pus. Armé, de cette façon, comme d’une espèce de casque, je poursuivis mon travail en dépit de la grêle continuelle de flèches qui tombaient sur moi. Ayant placé tous les crochets, je commençai à tirer ; mais ce fut inutilement : tous les vaisseaux étaient à l’ancre. Je coupai aussitôt avec mon couteau tous les câbles auxquels étaient attachées les ancres, ce qu’ayant achevé en peu de temps, je tirai aisément cinquante des plus gros vaisseaux et les entraînai avec moi.

 

Les Blefuscudiens, qui n’avaient point d’idée de ce que je projetais, furent également surpris et confus : ils m’avaient vu couper les câbles et avaient cru que mon dessein n’était que de les laisser flotter au gré du vent et de la marée, et de les faire heurter l’un contre l’autre ; mais quand ils me virent entraîner toute la flotte à la fois, ils jetèrent des cris de rage et de désespoir.

 

 

 

Ayant marché quelque temps, et me trouvant hors de la portée des traits, je m’arrêtai un peu pour tirer toutes les flèches qui s’étaient attachées à mon visage et à mes mains ; puis, conduisant ma prise, je tâchai de me rendre au port impérial de Lilliput.

 

L’empereur, avec toute sa cour, était sur le bord de la mer, attendant le succès de mon entreprise. Ils voyaient de loin avancer une flotte sous la forme d’un grand croissant ; mais, comme j’étais dans l’eau jusqu’au cou, ils ne s’apercevaient pas que c’était moi qui la conduisais vers eux.

 

L’empereur crut donc que j’avais péri et que la flotte ennemie s’approchait pour faire une descente ; mais ses craintes furent bientôt dissipées ; car, ayant pris pied, on me vit à la tête de tous les vaisseaux, et l’on m’entendit crier d’une voix forte : Vive le très puissant empereur de Lilliput ! Ce prince, à mon arrivée, me donna des louanges infinies, et, sur-le-champ, me créa nardac, qui est le plus haut titre d’honneur parmi eux.

 

Sa Majesté me pria de prendre des mesures pour amener dans ses ports tous les autres vaisseaux de l’ennemi. L’ambition de ce prince ne lui faisait prétendre rien moins que de se rendre maître de tout l’empire de Blefuscu, de le réduire en province de son empire et de le faire gouverner par un vice-roi ; de faire périr tous les exilés gros-boutiens et de contraindre tous ses peuples à casser les œufs par le petit bout, ce qui l’aurait fait parvenir à la monarchie universelle ; mais je tâchai de le détourner de ce dessein par plusieurs raisonnements fondés sur la politique et sur la justice, et je protestai hautement que je ne serais jamais l’instrument dont il se servirait pour opprimer la liberté d’un peuple libre, noble et courageux. Quand on eut délibéré sur cette affaire dans le conseil, la plus saine partie fut de mon avis.

 

Cette déclaration ouverte et hardie était si opposée aux projets et à la politique de Sa Majesté impériale, qu’il était difficile qu’elle pût me le pardonner ; elle en parla dans le conseil d’une manière très artificieuse, et mes ennemis secrets s’en prévalurent pour me perdre : tant il est vrai que les services les plus importants rendus aux souverains sont bien peu de chose lorsqu’ils sont suivis du refus de servir aveuglément leurs passions.

 

Environ trois semaines après mon expédition éclatante, il arriva une ambassade solennelle de Blefuscu avec des propositions de paix. Le traité fut bientôt conclu, à des conditions très avantageuses pour l’empereur. L’ambassade était composée de six seigneurs, avec une suite de cinq cents personnes, et l’on peut dire que leur entrée fut conforme à la grandeur de leur maître et à l’importance de leur négociation.

 

Après la conclusion du traité, Leurs Excellences, étant averties secrètement des bons offices que j’avais rendus à leur nation par la manière dont j’avais parlé à l’empereur, me rendirent une visite en cérémonie. Ils commencèrent par me faire beaucoup de compliments sur ma valeur et sur ma générosité, et m’invitèrent, au nom de leur maître, à passer dans son royaume. Je les remerciai et les priai de me faire l’honneur de présenter mes très humbles respects à Sa Majesté blefuscudienne, dont les vertus éclatantes étaient répandues par tout l’univers. Je promis de me rendre auprès de sa personne royale avant que de retourner dans mon pays.

 

Peu de jours après, je demandai à l’empereur la permission de faire mes compliments au grand roi de Blefuscu ; il me répondit froidement qu’il le voulait bien.

 

J’ai oublié de dire que les ambassadeurs m’avaient parlé avec le secours d’un interprète. Les langues des deux empires sont très différentes l’une de l’autre ; chacune des deux nations vante l’antiquité, la beauté et la force de sa langue et méprise l’autre. Cependant l’empereur, fier de l’avantage qu’il avait remporté sur les Blefuscudiens par la prise de leur flotte, obligea les ambassadeurs à présenter leurs lettres de créance et à faire leur harangue dans la langue lilliputienne, et il faut avouer qu’à raison du trafic et du commerce qui est entre les deux royaumes, de la réception réciproque des exilés et de l’usage où sont les Lilliputiens d’envoyer leur jeune noblesse dans le Blefuscu, afin de s’y polir et d’y apprendre les exercices, il y a très peu de personnes de distinction dans l’empire de Lilliput, et encore moins de négociants ou de matelots dans les places maritimes qui ne parlent les deux langues.

 

J’eus alors occasion de rendre à Sa Majesté impériale un service très signalé. Je fus un jour réveillé, sur le minuit, par les cris d’une foule de peuple assemblé à la porte de mon hôtel ; j’entendis le mot burgum répété plusieurs fois. Quelques-uns de la cour de l’empereur, s’ouvrant un passage à travers la foule, me prièrent de venir incessamment au palais, où l’appartement de l’impératrice était en feu par la faute d’une de ses dames d’honneur, qui s’était endormie en lisant un poème blefuscudien. Je me levai à l’instant et me transportai au palais avec assez de peine, sans néanmoins fouler personne aux pieds. Je trouvai qu’on avait déjà appliqué des échelles aux murailles de l’appartement et qu’on était bien fourni de seaux ; mais l’eau était assez éloignée. Ces seaux étaient environ de la grosseur d’un dé à coudre, et le pauvre peuple en fournissait avec toute la diligence qu’il pouvait. L’incendie commençait à croître, et un palais si magnifique aurait été infailliblement réduit en cendres si, par une présence d’esprit peu ordinaire, je ne me fusse tout à coup avisé d’un expédient. Le soir précédent, j’avais bu en grande abondance d’un vin blanc appelé glimigrim, qui vient d’une province de Blefuscu et qui est très diurétique. Je me mis donc à uriner en si grande abondance, et j’appliquai l’eau si à propos et si adroitement aux endroits convenables, qu’en trois minutes le feu fut tout à fait éteint, et que le reste de ce superbe édifice, qui avait coûté des sommes immenses, fut préservé d’un fatal embrasement.

 

J’ignorais si l’empereur me saurait gré du service que je venais de lui rendre ; car, par les lois fondamentales de l’empire, c’était un crime capital et digne de mort de faire de l’eau dans l’étendue du palais impérial ; mais je fus rassuré lorsque j’appris que Sa Majesté avait donné ordre au grand juge de m’expédier des lettres de grâce ; mais on m’apprit que l’impératrice, concevant la plus grande horreur de ce que je venais de faire, s’était transportée au côté le plus éloigné de la cour, et qu’elle était déterminée à ne jamais loger dans des appartements que j’avais osé souiller par une action malhonnête et impudente.

 

 

 

Chapitre VI

 

Les mœurs des habitants de Lilliput, leur littérature, leurs lois, leurs coutumes et leur manière d’élever les enfants.

 

 

Quoique j’aie le dessein de renvoyer la description de cet empire à un traité particulier, je crois cependant devoir en donner ici au lecteur quelque idée générale. Comme la taille ordinaire des gens du pays est un peu moins haute que de six pouces, il y a une proportion exacte dans tous les autres animaux, aussi bien que dans les plantes et dans les arbres. Par exemple, les chevaux et les bœufs les plus hauts sont de quatre à cinq pouces, les moutons d’un pouce et demi, plus ou moins, leurs oies environ de la grosseur d’un moineau ; en sorte que leurs insectes étaient presque invisibles pour moi ; mais la nature a su ajuster les yeux des habitants de Lilliput à tous les objets qui leur sont proportionnés. Pour faire connaître combien leur vue est perçante à l’égard des objets qui sont proches, je dirai que je vis une fois avec plaisir un cuisinier habile plumant une alouette qui n’était, pas si grosse qu’une mouche ordinaire, et une jeune fille enfilant une aiguille invisible avec de la soie pareillement invisible.

 

Ils ont des caractères et des lettres ; mais leur façon d’écrire est remarquable, n’étant ni de la gauche à la droite, comme celle de l’Europe ; ni de la droite à la gauche, comme celle des Arabes ; ni de haut en bas, comme celle des Chinois ; ni de bas en haut, comme celle des Cascaries ; mais obliquement et d’un angle du papier à l’autre, comme celle des dames d’Angleterre.

 

Ils enterrent les morts la tête directement en bas, parce qu’ils s’imaginent que, dans onze mille lunes, tous les morts doivent ressusciter ; qu’alors la terre, qu’ils croient plate, se tournera sens dessus dessous, et que, par ce moyen, au moment de leur résurrection, ils se trouveront tous debout sur leurs pieds. Les savants d’entre eux reconnaissent l’absurdité de cette opinion ; mais l’usage subsiste, parce qu’il est ancien et fondé sur les idées du peuple.

 

Ils ont des lois et des coutumes très singulières, que j’entreprendrais peut-être de justifier si elles n’étaient trop contraires à celles de ma chère patrie. La première dont je ferai mention regarde les délateurs. Tous les crimes contre l’État sont punis en ce pays-là avec une rigueur extrême ; mais si l’accusé fait voir évidemment son innocence, l’accusateur est aussitôt condamné à une mort ignominieuse, et tous ses biens confisqués au profit de l’innocent. Si l’accusateur est un gueux, l’empereur, de ses propres deniers, dédommage l’accusé, supposé qu’il ait été mis en prison ou qu’il ait été maltraité le moins du monde.

 

On regarde la fraude comme un crime plus énorme que le vol ; c’est pourquoi elle est toujours punie de mort ; car on a pour principe que le soin et la vigilance, avec un esprit ordinaire, peuvent garantir les biens d’un homme contre les attentats des voleurs, mais que la probité n’a point de défense contre la fourberie et la mauvaise foi.

 

Quoique nous regardions les châtiments et les récompenses comme les grands pivots du gouvernement, je puis dire néanmoins que la maxime de punir et de récompenser n’est pas observée en Europe avec la même sagesse que dans l’empire de Lilliput. Quiconque peut apporter des preuves suffisantes qu’il a observé exactement les lois de son pays pendant soixante-treize lunes, a droit de prétendre à certains privilèges, selon sa naissance et son état, avec une certaine somme d’argent tirée d’un fonds destiné à cet usage ; il gagne même le titre de snilpall, ou de légitime, lequel est ajouté à son nom ; mais ce titre ne passe pas à sa postérité. Ces peuples regardent comme un défaut prodigieux de politique parmi nous que toutes nos lois soient menaçantes, et que l’infraction soit suivie de rigoureux châtiments, tandis que l’observation n’est suivie d’aucune récompense ; c’est pour cette raison qu’ils représentent la justice avec six yeux, deux devant, autant derrière, et un de chaque côté (pour représenter la circonspection), tenant un sac plein d’or à sa main droite et une épée dans le fourreau à sa main gauche, pour faire voir qu’elle est plus disposée à récompenser qu’à punir.

 

Dans le choix qu’on fait des sujets pour remplir les emplois, on a plus d’égard à la probité qu’au grand génie. Comme le gouvernement est nécessaire au genre humain, on croit que la Providence n’eut jamais dessein de faire de l’administration des affaires publiques une science difficile et mystérieuse, qui ne pût être possédée que par un petit nombre d’esprits rares et sublimes, tel qu’il en naît au plus deux ou trois dans un siècle ; mais on juge que la vérité, la justice, la tempérance et les autres vertus sont à la portée de tout le monde, et que la pratique de ces vertus, accompagnée d’un peu d’expérience et de bonne intention, rend quelque personne que ce soit propre au service de son pays, pour peu qu’elle ait de bon sens et de discernement.

 

On est persuadé que tant s’en faut que le défaut des vertus morales soit suppléé par les talents supérieurs de l’esprit, que les emplois ne pourraient être confiés à de plus dangereuses mains qu’à celles des grands esprits qui n’ont aucune vertu, et que les erreurs nées de l’ignorance, dans un ministre honnête homme, n’auraient jamais de si funestes suites, à l’égard du bien public, que les pratiques ténébreuses d’un ministre dont les inclinations seraient corrompues, dont les vues seraient criminelles, et qui trouverait dans les ressources de son esprit de quoi faire le mal impunément.

 

Qui ne croit pas à la Providence divine parmi les Lilliputiens est déclaré incapable de posséder aucun emploi public. Comme les rois se prétendent, à juste titre, les députés de la Providence, les Lilliputiens jugent qu’il n’y a rien de plus absurde et de plus inconséquent que la conduite d’un prince qui se sert de gens sans religion, qui nient cette autorité suprême dont il se dit le dépositaire, et dont, en effet, il emprunte la sienne.

 

En rapportant ces lois et les suivantes, je ne parle que des lois primitives des Lilliputiens.

 

Je sais que, par des lois modernes, ces peuples sont tombés dans un grand excès de corruption : témoin cet usage honteux d’obtenir les grandes charges en dansant sur la corde, et les marques de distinction en sautant par-dessus un bâton. Le lecteur doit observer que cet indigne usage fut introduit par le père de l’empereur régnant.

 

L’ingratitude est, parmi ces peuples, un crime énorme, comme nous apprenons dans l’histoire qu’il l’a été autrefois aux yeux de quelques nations vertueuses. Celui, disent les Lilliputiens, qui rend de mauvais offices à son bienfaiteur même doit être nécessairement l’ennemi de tous les autres hommes.

 

Les Lilliputiens jugent que le père et la mère ne doivent point être chargés de l’éducation de leurs propres enfants, et il y a, dans chaque ville, des séminaires publics, où tous les pères et les mères excepté les paysans et les ouvriers, sont obligés d’envoyer leurs enfants de l’un et l’autre sexe, pour être élevés et formés. Quand ils sont parvenus à l’âge de vingt lunes, on les suppose dociles et capables d’apprendre. Les écoles sont de différentes espèces, suivant la différence du rang et du sexe. Des maîtres habiles forment les enfants pour un état de vie conforme à leur naissance, à leurs propres talents et à leurs inclinations.

 

Les séminaires pour les jeunes gens d’une naissance illustre sont pourvus de maîtres sérieux et savants. L’habillement et la nourriture des enfants sont simples. On leur inspire des principes d’honneur, de justice, de courage, de modestie, de clémence, de religion et d’amour pour la patrie ; ils sont habillés par des hommes jusqu’à l’âge de quatre ans, et, après cet âge, ils sont obligés de s’habiller eux-mêmes, de quelque grande naissance qu’ils soient. Il ne leur est permis de prendre leurs divertissements qu’en présence d’un maître. On permet à leurs père et mère de les voir deux fois par an. La visite ne peut durer qu’une heure, avec la liberté d’embrasser leurs fils en entrant et en sortant ; mais un maître, qui est toujours présent en ces occasions, ne leur permet pas de parler secrètement à leur fils, de le flatter, de le caresser, ni de lui donner des bijoux ou des dragées et des confitures.

 

Dans les séminaires féminins, les jeunes filles de qualité sont élevées presque comme les garçons. Seulement, elles sont habillées par des domestiques en présence d’une maîtresse, jusqu’à ce qu’elles aient atteint l’âge de cinq ans, qu’elles s’habillent elles-mêmes. Lorsque l’on découvre que les nourrices ou les femmes de chambre entretiennent ces petites filles d’histoires extravagantes, de contes insipides ou capables de leur faire peur (ce qui est, en Angleterre, fort ordinaire aux gouvernantes), elles sont fouettées publiquement trois fois par toute la ville, emprisonnées pendant un an, et exilées le reste de leur vie dans l’endroit le plus désert du pays. Ainsi, les jeunes filles, parmi ces peuples, sont aussi honteuses que les hommes d’être lâches et sottes ; elles méprisent tous les ornements extérieurs, et n’ont égard qu’à la bienséance et à la propreté. Leurs exercices ne sont pas si violents que ceux des garçons, et on les fait un peu moins étudier ; car on leur apprend aussi les sciences et les belles-lettres. C’est une maxime parmi eux qu’une femme devant être pour son mari une compagnie toujours agréable, elle doit s’orner l’esprit, qui ne vieillit point.

 

Les Lilliputiens sont persuadés, autrement que nous ne le sommes en Europe, que rien ne demande plus de soin et d’application que l’éducation des enfants. Ils disent qu’il en est de cela comme de conserver certaines plantes, de les faire croître heureusement, de les défendre contre les rigueurs de l’hiver, contre les ardeurs et les orages de l’été, contre les attaques des insectes, de leur faire enfin porter des fruits en abondance, ce qui est l’effet de l’attention et des peines d’un jardinier habile.

 

Ils prennent garde que le maître ait plutôt un esprit bien fait qu’un esprit sublime, plutôt des mœurs que de la science ; ils ne peuvent souffrir ces maîtres qui étourdissent sans cesse les oreilles de leurs disciples de combinaisons grammaticales, de discussions frivoles, de remarques puériles, et qui, pour leur apprendre l’ancienne langue de leur pays, qui n’a que peu de rapport à celle qu’on y parle aujourd’hui, accablent leur esprit de règles et d’exceptions, et laissent là l’usage et l’exercice, pour farcir leur mémoire de principes superflus et de préceptes épineux : ils veulent que le maître se familiarise avec dignité, rien n’étant plus contraire à la bonne éducation que le pédantisme et le sérieux affecté ; il doit, selon eux, plutôt s’abaisser que s’élever devant son disciple, et ils jugent l’un plus difficile que l’autre, parce qu’il faut souvent plus d’effort et de vigueur, et toujours plus d’attention pour descendre sûrement que pour monter.

 

Ils prétendent que les maîtres doivent bien plus s’appliquer à former l’esprit des jeunes gens pour la conduite de la vie qu’à l’enrichir de connaissances curieuses, presque toujours inutiles. On leur apprend donc de bonne heure à être sages et philosophes, afin que, dans la saison même des plaisirs, ils sachent les goûter philosophiquement. N’est-il pas ridicule, disent-ils, de n’en connaître la nature et le vrai usage que lorsqu’on y est devenu inhabile, d’apprendre à vivre quand la vie est presque passée, et de commencer à être homme lorsqu’on va cesser de l’être ?

 

On leur propose des récompenses pour l’aveu ingénu et sincère de leurs fautes, et ceux qui savent mieux raisonner sur leurs propres défauts obtiennent des grâces et des honneurs. On veut qu’ils soient curieux et qu’ils fassent souvent des questions sur tout ce qu’ils voient et sur tout ce qu’ils entendent, et l’on punit très sévèrement ceux qui, à la vue d’une chose extraordinaire et remarquable, témoignent peu d’étonnement et de curiosité.

 

On leur recommande d’être très fidèles, très soumis, très attachés au prince, mais d’un attachement général et de devoir, et non d’aucun attachement particulier, qui blesse souvent la conscience et toujours la liberté, et qui expose à de grands malheurs.

 

Les maîtres d’histoire se mettent moins en peine d’apprendre à leurs élèves la date de tel ou tel événement, que de leur peindre le caractère, les bonnes et les mauvaises qualités des rois, des généraux d’armée et des ministres ; ils croient qu’il leur importe assez peu de savoir qu’en telle année et en tel mois telle bataille a été donnée ; mais qu’il leur importe de considérer combien les hommes, dans tous les siècles, sont barbares, brutaux, injustes, sanguinaires, toujours prêts à prodiguer leur propre vie sans nécessité et à attenter sur celle des autres sans raison ; combien les combats déshonorent l’humanité et combien les motifs doivent être puissants pour en venir à cette extrémité funeste ; ils regardent l’histoire de l’esprit humain comme la meilleure de toutes, et ils apprennent moins aux jeunes gens à retenir les faits qu’à en juger.

 

Ils veulent que l’amour des sciences soit borné et que chacun choisisse le genre d’étude qui convient le plus à son inclination et à son talent ; ils font aussi peu de cas d’un homme qui étudie trop que d’un homme qui mange trop, persuadés que l’esprit a ses indigestions comme le corps. Il n’y a que l’empereur seul qui ait une vaste et nombreuse bibliothèque. À l’égard de quelques particuliers qui en ont de trop grandes, on les regarde comme des ânes chargés de livres.

 

La philosophie chez ces peuples est très gaie, et ne consiste pas en ergotisme comme dans nos écoles ; ils ne savent ce que c’est que baroco et baralipton, que catégories(2), que termes de la première et de la seconde intention, et autres sottises épineuses de la dialectique, qui n’apprennent pas plus à raisonner qu’à danser. Leur philosophie consiste à établir des principes infaillibles, qui conduisent l’esprit à préférer l’état médiocre d’un honnête homme aux richesses et au faste d’un financier, et les victoires remportées sur ses passions à celles d’un conquérant. Elle leur apprend à vivre durement et à fuir tout ce qui accoutume les sens à la volupté, tout ce qui rend l’âme trop dépendante du corps et affaiblit sa liberté. Au reste, on leur représente toujours la vertu comme une chose aisée et agréable.

 

On les exhorte à bien choisir leur état de vie, et on tâche de leur faire prendre celui qui leur convient le mieux, ayant moins d’égard aux facultés de leurs parents qu’aux facultés de leur âme ; en sorte que le fils d’un laboureur est quelquefois ministre d’État, et le fils d’un seigneur est marchand.

 

Ces peuples n’estiment la physique et les mathématiques qu’autant que ces sciences sont avantageuses à la vie et aux progrès des arts utiles. En général, ils se mettent peu en peine de connaître toutes les parties de l’univers, et aiment moins à raisonner sur l’ordre et le mouvement des corps physiques qu’à jouir de la nature sans l’examiner. À l’égard de la métaphysique, ils la regardent comme une source de visions et de chimères.

 

Ils haïssent l’affectation dans le langage et le style précieux, soit en prose, soit en vers, et ils jugent qu’il est aussi impertinent de se distinguer par sa manière de parler que par celle de s’habiller. Un auteur qui quitte le style pur, clair et sérieux, pour employer un jargon bizarre et guindé, et des métaphores recherchées et inouïes, est couru et hué dans les rues comme un masque de carnaval.

 

On cultive, parmi eux, le corps et l’âme tout à la fois, parce qu’il s’agit de dresser un homme, et que l’on ne doit pas former l’un sans l’autre. C’est, selon eux, un couple de chevaux attelés ensemble qu’il faut conduire à pas égaux. Tandis que vous ne formez, disent-ils, que l’esprit d’un enfant, son extérieur devient grossier et impoli ; tandis que vous ne lui formez que le corps, la stupidité et l’ignorance s’emparent de son esprit.

 

Il est défendu aux maîtres de châtier les enfants par la douleur ; ils le font par le retranchement de quelque douceur sensible, par la honte, et surtout par la privation de deux ou trois leçons, ce qui les mortifie extrêmement, parce qu’alors on les abandonne à eux-mêmes, et qu’on fait semblant de ne les pas juger dignes d’instruction. La douleur, selon eux, ne sert qu’à les rendre timides, défaut très préjudiciable et dont on ne guérit jamais.

 

 

 

Chapitre VII

 

L’auteur, ayant reçu avis qu’on voulait lui faire son procès pour crime de lèse-majesté, s’enfuit dans le royaume de Blefuscu.

 

 

Avant que je parle de ma sortie de l’empire de Lilliput, il sera peut-être à propos d’instruire le lecteur d’une intrigue secrète qui se forma contre moi.

J’étais peu fait au manège de la cour, et la bassesse de mon état m’avait refusé les dispositions nécessaires pour devenir un habile courtisan, quoique plusieurs d’aussi basse extraction que moi aient souvent réussi à la cour et y soient parvenus aux plus grands emplois ; mais aussi n’avaient-ils pas peut-être la même délicatesse que moi sur la probité et sur l’honneur. Quoi qu’il en soit, pendant que je me disposais à partir pour me rendre auprès de l’empereur de Blefuscu, une personne de grande considération à la cour, et à qui j’avais rendu des services importants, me vint trouver secrètement pendant la nuit, et entra chez moi avec sa chaise sans se faire annoncer. Les porteurs furent congédiés. Je mis la chaise avec Son Excellence dans la poche de mon justaucorps, et, donnant ordre à un domestique de tenir la porte de ma maison fermée, je mis la chaise sur la table et je m’assis auprès. Après les premiers compliments, remarquant que l’air de ce seigneur était triste et inquiet, et lui en ayant demandé la raison, il me pria de le vouloir bien écouter sur un sujet qui intéressait mon honneur et ma vie.

 

« Je vous apprends, me dit-il, qu’on a convoqué depuis peu plusieurs comités secrets à votre sujet, et que depuis deux jours Sa Majesté a pris une fâcheuse résolution. Vous n’ignorez pas que Skyresh Bolgolam (galbet ou grand amiral) a presque toujours été votre ennemi mortel depuis votre arrivée ici. Je n’en sais pas l’origine ; mais sa haine s’est fort augmentée depuis votre expédition contre la flotte de Blefuscu : comme amiral, il est jaloux de ce grand succès. Ce seigneur, de concert avec Flimnap, grand trésorier ; Limtoc, le général ; Lalcon, le grand chambellan, et Balmaff, le grand juge, ont dressé des articles pour vous faire votre procès en qualité de criminel de lèse-majesté et comme coupable de plusieurs autres grands crimes. »

 

Cet exorde me frappa tellement, que j’allais l’interrompre, quand il me pria de ne rien dire et de l’écouter, et il continua ainsi :

« Pour reconnaître les services que vous m’avez rendus, je me suis fait instruire de tout le procès, et j’ai obtenu une copie des articles ; c’est une affaire dans laquelle je risque ma tête pour votre service.

 

ARTICLES DE L’ACCUSATION INTENTÉE CONTRE QUINBUS FLESTRIN (L’HOMME-MONTAGNE)

 

Article premier. — D’autant que, par une loi portée sous le règne de Sa Majesté impériale Cabin Deffar Plune, il est ordonné que quiconque fera de l’eau dans l’étendue du palais impérial sera sujet aux peines et châtiments du crime de lèse-majesté, et que, malgré cela ledit Quinbus Flestrin, par un violement ouvert de ladite loi, sous le prétexte d’éteindre le feu allumé dans l’appartement de la chère impériale épouse de Sa Majesté, aurait malicieusement, traîtreusement et diaboliquement, par la décharge de sa vessie, éteint ledit feu allumé dans ledit appartement, étant alors entré dans l’étendue dudit palais impérial :

 

Article II. – Que ledit Quinbus Flestrin, ayant amené la flotte royale de Blefuscu dans notre port impérial, et lui ayant été ensuite enjoint par Sa Majesté impériale de se rendre maître de tous les autres vaisseaux dudit royaume de Blefuscu, et de le réduire à la forme d’une province qui pût être gouvernée par un vice-roi de notre pays, et de faire périr et mourir non seulement tous les gros-boutiens exilés, mais aussi tout le peuple de cet empire qui ne voudrait incessamment quitter l’hérésie grosboutienne ; ledit Flestrin, comme un traître rebelle à Sa très heureuse impériale Majesté, aurait représenté une requête pour être dispensé dudit service, sous le prétexte frivole d’une répugnance de se mêler de contraindre les consciences et d’opprimer la liberté d’un peuple innocent ;

 

Article III. – Que certains ambassadeurs étant venus depuis peu à la cour de Blefuscu pour demander la paix à Sa Majesté, ledit Flestrin, comme un sujet déloyal, aurait secouru, aidé, soulagé et régalé lesdits ambassadeurs, quoiqu’il les connût pour être ministres d’un prince qui venait d’être récemment l’ennemi déclaré de Sa Majesté impériale, et dans une guerre ouverte contre Sadite Majesté ;

 

Article IV. – Que ledit Quinbus Flestrin, contre le devoir d’un fidèle sujet, se disposerait actuellement à faire un voyage à la cour de Blefuscu, pour lequel il n’a reçu qu’une permission verbale de Sa Majesté impériale, et, sous prétexte de ladite permission, se proposerait témérairement et perfidement de faire ledit voyage, et de secourir, soulager et aider le roi de Blefuscu…..

 

« Il y a encore d’autres articles, ajouta-t-il ; mais ce sont les plus importants dont je viens de vous lire un abrégé. Dans les différentes délibérations sur cette accusation, il faut avouer que Sa Majesté a fait voir sa modération, sa douceur et son équité, représentant plusieurs fois vos services et tâchant de diminuer vos crimes. Le trésorier et l’amiral ont opiné qu’on devait vous faire mourir d’une mort cruelle et ignominieuse, en mettant le feu à votre hôtel pendant la nuit, et le général devait vous attendre avec vingt mille hommes armés de flèches empoisonnées, pour vous frapper au visage et aux mains. Des ordres secrets devaient être donnés à quelques-uns de vos domestiques pour répandre un suc venimeux sur vos chemises, lequel vous aurait fait bientôt déchirer votre propre chair et mourir dans des tourments excessifs. Le général s’est rendu au même avis, en sorte que, pendant quelque temps, la pluralité des voix a été contre vous ; mais Sa Majesté, résolue de vous sauver la vie, a gagné le suffrage du chambellan. Sur ces entrefaites, Reldresal, premier secrétaire d’État pour les affaires secrètes, a reçu ordre de l’empereur de donner son avis, ce qu’il a fait conformément à celui de Sa Majesté, et certainement il a bien justifié l’estime que vous avez pour lui : il a reconnu que vos crimes étaient grands, mais qu’ils méritaient néanmoins quelque indulgence : il a dit que l’amitié qui était entre vous et lui était si connue, que peut-être on pourrait le croire prévenu en votre faveur ; que, cependant, pour obéir au commandement de Sa Majesté, il voulait dire son avis avec franchise et liberté ; que si Sa Majesté, en considération de vos services et suivant la douceur de son esprit, voulait bien vous sauver la vie et se contenter de vous faire crever les deux yeux, il jugeait avec soumission que, par cet expédient, la justice pourrait être en quelque sorte satisfaite, et que tout le monde applaudirait à la clémence de l’empereur, aussi bien qu’à la procédure équitable et généreuse de ceux qui avaient l’honneur d’être ses conseillers ; que la perte de vos yeux ne ferait point d’obstacle à votre force corporelle, par laquelle vous pourriez être encore utile à Sa Majesté ; que l’aveuglement sert à augmenter le courage, en nous cachant les périls ; que l’esprit en devient plus recueilli et plus disposé à la découverte de la vérité ; que la crainte que vous aviez pour vos yeux était la plus grande difficulté que vous aviez eue à surmonter en vous rendant maître de la flotte ennemie, et que ce serait assez que vous vissiez par les yeux des autres, puisque les plus puissants princes ne voient pas autrement. Cette proposition fut reçue avec un déplaisir extrême par toute l’assemblée. L’amiral Bolgolam, tout en feu, se leva, et, transporté de fureur, dit qu’il était étonné que le secrétaire osât opiner pour la conservation de la vie d’un traître ; que les services que vous aviez rendus étaient, selon les véritables maximes d’État, des crimes énormes ; que vous, qui étiez capable d’éteindre tout à coup un incendie en arrosant d’urine le palais de Sa Majesté (ce qu’il ne pouvait rappeler sans horreur), pourriez quelque autrefois, par le même moyeu, inonder le palais et toute la ville, ayant une pompe énorme disposée à cet effet ; et que la même force qui vous avait mis en état d’entraîner toute la flotte de l’ennemi pourrait servir à la reconduire, sur le premier mécontentement, à l’endroit d’où vous l’aviez tirée ; qu’il avait des raisons très fortes de penser que vous étiez gros-boutien au fond de votre cœur, et parce que la trahison commence au cœur avant qu’elle paraisse dans les actions, comme gros-boutien, il vous déclara formellement traître et rebelle, et déclara qu’on devait vous faire mourir.

 

« Le trésorier fut du même avis. Il fit voir à quelles extrémités les finances de Sa Majesté étaient réduites par la dépense de votre entretien, ce qui deviendrait bientôt insoutenable ; que l’expédient proposé par le secrétaire de vous crever les yeux, loin d’être un remède contre ce mal, l’augmenterait selon toutes les apparences, comme il parait par l’usage ordinaire d’aveugler certaines volailles, qui, après cela, mangent encore plus et s’engraissent plus promptement ; que Sa Majesté sacrée et le conseil, qui étaient vos juges, étaient dans leurs propres consciences persuadés de votre crime, ce qui était une preuve plus que suffisante pour vous condamner à mort, sans avoir recours à des preuves formelles requises par la lettre rigide de la loi.

 

« Mais Sa Majesté impériale, étant absolument déterminée à ne vous point faire mourir, dit gracieusement que, puisque le conseil jugeait la perte de vos yeux un châtiment trop léger, on pourrait en ajouter un autre. Et votre ami le secrétaire, priant avec soumission d’être écouté encore pour répondre à ce que le trésorier avait objecté touchant la grande dépense que Sa Majesté faisait pour votre entretien, dit que Son Excellence, qui seule avait la disposition des finances de l’empereur, pourrait remédier facilement à ce mal en diminuant votre table peu à peu, et que, par ce moyen, faute d’une quantité suffisante de nourriture, vous deviendriez faible et languissant et perdriez l’appétit et bientôt après la vie. Ainsi, par la grande amitié du secrétaire, toute l’affaire a été déterminée à l’amiable ; des ordres précis ont été donnés pour tenir secret le dessein de vous faire peu à peu mourir de faim. L’arrêt pour vous crever les yeux a été enregistré dans le greffe du conseil, personne ne s’y opposant, si ce n’est l’amiral Bolgolam. Dans trois jours, le secrétaire aura ordre de se rendre chez vous et de lire les articles de votre accusation en votre présence, et puis de vous faire savoir la grande clémence et grâce de Sa Majesté et du conseil, en ne vous condamnant qu’à la perte de vos yeux, à laquelle Sa Majesté ne doute pas que vous vous soumettiez avec la reconnaissance et l’humilité qui conviennent. Vingt des chirurgiens de Sa Majesté se rendront à sa suite et exécuteront l’opération par la décharge adroite de plusieurs flèches très aiguës dans les prunelles de vos yeux lorsque vous serez couché à terre. C’est à vous à prendre les mesures convenables que votre prudence vous suggérera. Pour moi, afin de prévenir tout soupçon, il faut que je m’en retourne aussi secrètement que je suis venu. »

 

Son Excellence me quitta, et je restai seul livré aux inquiétudes. C’était un usage introduit par ce prince et par son ministère (très différent, à ce qu’on m’assure, de l’usage des premiers temps), qu’après que la cour avait ordonné un supplice pour satisfaire le ressentiment du souverain ou la malice d’un favori, l’empereur devait faire une harangue à tout son conseil, parlant de sa douceur et de sa clémence comme de qualités reconnues de tout le monde. La harangue de l’empereur à mon sujet fut bientôt publiée par tout l’empire, et rien n’inspira tant de terreur au peuple que ces éloges de la clémence de Sa Majesté, parce qu’on avait remarqué que plus ces éloges étaient amplifiés, plus le supplice était ordinairement cruel et injuste. Et, à mon égard, il faut avouer que, n’étant pas destiné par ma naissance ou par mon éducation à être homme de cour, j’entendais si peu les affaires, que je ne pouvais décider si l’arrêt porté contre moi était doux ou rigoureux, juste ou injuste. Je ne songeai point à demander la permission de me défendre ; j’aimais autant être condamné sans être entendu : car ayant autrefois vu plusieurs procès semblables, je les avais toujours vus terminés selon les instructions données aux juges et au gré des accusateurs et puissants.

 

J’eus quelque envie de faire de la résistance ; car, étant en liberté, toutes les forces de cet empire ne seraient pas venues à bout de moi, et j’aurais pu facilement, à coups de pierres, battre et renverser la capitale ; mais je rejetai aussitôt ce projet avec horreur, me ressouvenant du serment que j’avais prêté à Sa Majesté, des grâces que j’avais reçues d’elle et de la haute dignité de nardac qu’elle m’avait conférée. D’ailleurs, je n’avais pas assez pris l’esprit de la cour pour me persuader que les rigueurs de Sa Majesté m’acquittaient de toutes les obligations que je lui avais.

 

Enfin, je pris une résolution qui, selon les apparences, sera censurée de quelques personnes avec justice ; car je confesse que ce fut une grande témérité à moi et un très mauvais procédé de ma part d’avoir voulu conserver mes yeux, ma liberté et ma vie, malgré les ordres de la cour. Si j’avais mieux connu le caractère des princes et des ministres d’État, que j’ai depuis observé dans plusieurs autres cours, et leur méthode de traiter des accusés moins criminels que moi, je me serais soumis sans difficulté à une peine si douce ; mais, emporté par le feu de la jeunesse et ayant eu ci-devant la permission de Sa Majesté impériale de me rendre auprès du roi de Blefuscu, je me hâtai, avant l’expiration des trois jours, d’envoyer une lettre à mon ami le secrétaire, par laquelle je lui faisais savoir la résolution que j’avais prise de partir ce jour-là même pour Blefuscu, suivant la permission que j’avais obtenue ; et, sans attendre la réponse, je m’avançai vers la côte de l’île où était la flotte. Je me saisis d’un gros vaisseau de guerre, j’attachai un câble à la proue, et, levant les ancres, je me déshabillai, mis mon habit (avec ma couverture que j’avais apportée sous mon bras) sur le vaisseau, et, le tirant après moi, tantôt guéant, tantôt nageant, j’arrivai au port royal de Blefuscu, où le peuple m’avait attendu longtemps. On m’y fournit deux guides pour me conduire à la capitale, qui porte le même nom. Je les tins dans mes mains jusqu’à ce que je fusse arrivé à cent toises de la porte de la ville, et je les priai de donner avis de mon arrivée à un des secrétaires d’État, et de lui faire savoir que j’attendais les ordres de Sa Majesté. Je reçus réponse, au bout d’une heure, que Sa Majesté, avec toute la maison royale, venait pour me recevoir. Je m’avançai de cinquante toises : le roi et sa suite descendirent de leurs chevaux, et la reine, avec les dames, sortirent de leurs carrosses, et je n’aperçus pas qu’ils eussent peur de moi. Je me couchai à terre pour baiser les mains du roi et de la reine. Je dis à Sa Majesté que j’étais venu, suivant ma promesse, et avec la permission de l’empereur mon maître, pour avoir l’honneur de voir un si puissant prince, et pour lui offrir tous les services qui dépendaient de moi et qui ne seraient pas contraires à ce que je devais à mon souverain, mais sans parler de ma disgrâce.

 

Je n’ennuierai point le lecteur du détail de ma réception à la cour, qui fut conforme à la générosité d’un si grand prince, ni des incommodités que j’essuyai faute d’une maison et d’un lit, étant obligé de me coucher à terre enveloppé de ma couverture.

 

 

 

Chapitre VIII

 

L’auteur, par un accident heureux, trouve le moyen de quitter Blefuscu, et, après quelques difficultés, retourne dans sa patrie.

 

 

Trois jours après mon arrivée, me promenant par curiosité du côté de l’île qui regarde le nord-est, je découvris, à une demi-lieue de distance dans la mer, quelque chose qui me sembla être un bateau renversé. Je tirai mes souliers et mes bas, et, allant dans l’eau cent ou cent cinquante toises, je vis que l’objet s’approchait par la force de la marée, et je connus alors que c’était une chaloupe, qui, à ce que je crus, pouvait avoir été détachée d’un vaisseau par quelque tempête ; sur quoi, je revins incessamment à la ville, et priai Sa Majesté de me prêter vingt des plus grands vaisseaux qui lui restaient depuis la perte de sa flotte, et trois mille matelots, sous les ordres du vice-amiral. Cette flotte mit à la voile, faisant le tour, pendant que j’allai par le chemin le plus court à la côte où j’avais premièrement découvert la chaloupe. Je trouvai que la marée l’avait poussée encore plus près du rivage. Quand les vaisseaux m’eurent joint, je me dépouillai de mes habits, me mis dans l’eau, m’avançai jusqu’à cinquante toises de la chaloupe ; après quoi je fus obligé de nager jusqu’à ce que je l’eusse atteinte ; les matelots me jetèrent un câble, dont j’attachai un bout à un trou sur le devant du bateau, et l’autre bout à un vaisseau de guerre ; mais je ne pus continuer mon voyage, perdant pied dans l’eau. Je me mis donc à nager derrière la chaloupe et à la pousser en avant avec une de mes mains ; en sorte qu’à la faveur de la marée, je m’avançai tellement vers le rivage, que je pus avoir le menton hors de l’eau et trouver pied. Je me reposai deux ou trois minutes, et puis je poussai le bateau encore jusqu’à ce que la mer ne fût pas plus haute que mes aisselles, et alors la plus grande fatigue était passée ; je pris d’autres câbles apportés dans un des vaisseaux, et, les attachant premièrement au bateau et puis à neuf des vaisseaux qui m’attendaient, le vent étant assez favorable et les matelots m’aidant, je fis en sorte que nous arrivâmes à vingt toises du rivage, et, la mer s’étant retirée, je gagnai la chaloupe à pied sec, et, avec le secours de deux mille hommes et celui des cordes et des machines, je vins à bout de la relever, et trouvai qu’elle n’avait été que très peu endommagée.

 

Je fus dix jours à faire entrer ma chaloupe dans le port royal de Blefuscu, où il s’amassa un grand concours de peuple, plein d’étonnement à la vue d’un vaisseau si prodigieux.

 

Je dis au roi que ma bonne fortune m’avait fait rencontrer ce vaisseau pour me transporter à quelque autre endroit, d’où je pourrais retourner dans mon pays natal, et je priai Sa Majesté de vouloir bien donner ses ordres pour mettre ce vaisseau en état de me servir, et de me permettre de sortir de ses États, ce qu’après quelques plaintes obligeantes il lui plut de m’accorder.

 

J’étais fort surpris que l’empereur de Lilliput, depuis mon départ, n’eût fait aucune recherche à mon sujet ; mais j’appris que Sa Majesté impériale, ignorant que j’avais eu avis de ses desseins, s’imaginait que je n’étais allé à Blefuscu que pour accomplir ma promesse, suivant la permission qu’elle m’en avait donnée, et que je reviendrais dans peu de jours ; mais, à la fin, ma longue absence la mit en peine, et, ayant tenu conseil avec le trésorier et le reste de la cabale, une personne de qualité fut dépêchée avec une copie des articles dressés contre moi. L’envoyé avait des instructions pour représenter au souverain de Blefuscu la grande douceur de son maître, qui s’était contenté de me punir par la perte de mes yeux ; que je m’étais soustrait à la justice, et que, si je ne retournais pas dans deux jours, je serais dépouillé de mon titre de nardac et déclaré criminel de haute trahison. L’envoyé ajouta que, pour conserver la paix et l’amitié entre les deux empires, son maître espérait que le roi de Blefuscu donnerait ordre de me faire reconduire à Lilliput pieds et mains liés, pour être puni comme un traître.

 

Le roi de Blefuscu, ayant pris trois jours pour délibérer sur cette affaire, rendit une réponse très honnête et très sage. Il représenta qu’à l’égard de me renvoyer lié, l’empereur n’ignorait pas que cela était impossible ; que, quoique je lui eusse enlevé la flotte, il m’était redevable de plusieurs bons offices que je lui avais rendus, par rapport au traité de paix ; d’ailleurs, qu’ils seraient bientôt l’un et l’autre délivrés de moi, parce que j’avais trouvé sur le rivage un vaisseau prodigieux, capable de me porter sur la mer, qu’il avait donné ordre d’accommoder avec mon secours et suivant mes instructions ; en sorte qu’il espérait que, dans peu de semaines, les deux empires seraient débarrassés d’un fardeau si insupportable.

 

Avec cette réponse, l’envoyé retourna à Lilliput, et le roi de Blefuscu me raconta tout ce qui s’était passé, m’offrant en même temps, mais secrètement et en confidence, sa gracieuse protection si je voulais rester à son service. Quoique je crusse sa proposition sincère, je pris la résolution de ne me livrer jamais à aucun prince ni à aucun ministre, lorsque je me pourrais passer d’eux ; c’est pourquoi, après avoir témoigné à Sa Majesté ma juste reconnaissance de ses intentions favorables, je la priai humblement de me donner mon congé, en lui disant que, puisque la fortune, bonne ou mauvaise, m’avait offert un vaisseau, j’étais résolu de me livrer à l’Océan plutôt que d’être l’occasion d’une rupture entre deux si puissants souverains. Le roi ne me parut pas offensé de ce discours, et j’appris même qu’il était bien aise de ma résolution, aussi bien que la plupart de ses ministres.

 

Ces considérations m’engagèrent à partir un peu plus tôt que je n’avais projeté, et la cour, qui souhaitait mon départ, y contribua avec empressement. Cinq cents ouvriers furent employés à faire deux voiles à mon bateau, suivant mes ordres, en doublant treize fois ensemble leur plus grosse toile et la matelassant. Je pris la peine de faire des cordes et des câbles, en joignant ensemble dix, vingt ou trente des plus forts des leurs. Une grosse pierre, que j’eus le bonheur de trouver, après une longue recherche, près du rivage de la mer, me servit d’ancre ; j’eus le suif de trois cents bœufs pour graisser ma chaloupe et pour d’autres usages. Je pris des peines infinies à couper les plus grands arbres pour en faire des rames et des mâts, en quoi cependant je fus aidé par des charpentiers des navires de Sa Majesté.

 

Au bout d’environ un mois, quand tout fut prêt, j’allai pour recevoir les ordres de Sa Majesté et pour prendre congé d’elle. Le roi, accompagné de la maison royale, sortit du palais. Je me couchai sur le visage pour avoir l’honneur de lui baiser la main, qu’il me donna très gracieusement, aussi bien que la reine et les jeunes princes du sang. Sa Majesté me fit présent de cinquante bourses de deux cents spruggs chacune, avec son portrait en grand, que je mis aussitôt dans un de mes gants pour le mieux conserver.

 

Je chargeai sur ma chaloupe cent bœufs et trois cents moutons, avec du pain et de la boisson à proportion, et une certaine quantité de viande cuite, aussi grande que quatre cents cuisinières m’avaient pu fournir. Je pris avec moi six vaches et six taureaux vivants, et un même nombre de brebis et de béliers, ayant dessein de les porter dans mon pays pour en multiplier l’espèce ; je me fournis aussi de foin et de blé. J’aurais été bien aise d’emmener six des gens du pays, mais le roi ne le voulut pas permettre ; et, outre une très exacte visite de mes poches, Sa Majesté me fit donner ma parole d’honneur que je n’emporterais aucun de ses sujets, quand même ce serait de leur propre consentement et à leur requête.

 

Ayant ainsi préparé toutes choses, je mis à la voile le vingt-quatrième jour de septembre 1701, sur les six heures du matin ; et, quand j’eus fait quatre lieues tirant vers le nord, le vent étant au sud-est, sur les six heures du soir je découvris une petite île longue d’environ une demi-lieue vers le nord-est. Je m’avançai et jetai l’ancre vers la côte de l’île qui était à l’abri du vent ; elle me parut inhabitée. Je pris des rafraîchissements et m’allai reposer. Je dormis environ six heures, car le jour commença à paraître deux heures après que je fus éveillé. Je déjeunai, et, le vent étant favorable, je levai l’ancre, et fis la même route que le jour précédent, guidé par mon compas de poche. C’était mon dessein de me rendre, s’il était possible, à une de ces îles que je croyais, avec raison, situées au nord-est de la terre de Van Diémen.

 

Je ne découvris rien ce jour-là ; mais le lendemain, sur les trois heures après midi, quand j’eus fait, selon mon calcul, environ vingt-quatre lieues, je découvris un navire faisant route vers le sud-est. Je mis toutes mes voiles, et, au bout d’une demi-heure, le navire, m’ayant aperçu, arbora son pavillon et tira un coup de canon. Il n’est pas facile de représenter la joie que je ressentis de l’espérance que j’eus de revoir encore une fois mon aimable pays et les chers gages que j’y avais laissés. Le navire relâcha ses voiles, et je le joignis à cinq ou six heures du soir, le 26 septembre. J’étais transporté de joie de voir le pavillon d’Angleterre. Je mis mes vaches et mes moutons dans les poches de mon justaucorps et me rendis à bord avec toute ma petite cargaison de vivres. C’était un vaisseau marchand anglais, revenant du Japon par les mers du nord et du sud, commandé par le capitaine Jean Bidell, de Deptford, fort honnête homme et excellent marin.

 

Il y avait environ cinquante hommes sur le vaisseau, parmi lesquels je rencontrai un de mes anciens camarades nommé Pierre Williams, qui parla avantageusement de moi au capitaine. Ce galant homme me fit un très bon accueil et me pria de lui apprendre d’où je venais et où j’allais, ce que je fis en peu de mots ; mais il crut que la fatigue et les périls que j’avais courus m’avaient fait tourner la tête ; sur quoi je tirai mes vaches et mes moutons de ma poche, ce qui le jeta dans un grand étonnement, en lui faisant voir la vérité de ce que je venais de lui raconter. Je lui montrai les pièces d’or que m’avait données le roi de Blefuscu, aussi bien que le portrait de Sa Majesté en grand, avec plusieurs autres raretés de ce pays. Je lui donnai deux bourses de deux cents spruggs chacune, et promis, à notre arrivée en Angleterre, de lui faire présent d’une vache et d’une brebis pleines, pour qu’il en eût la race quand ces bêtes feraient leurs petits.

 

Je n’entretiendrai point le lecteur du détail de ma route ; nous arrivâmes à l’entrée de la Tamise le 13 d’avril 1702. Je n’eus qu’un seul malheur, c’est que les rats du vaisseau emportèrent une de mes brebis. Je débarquai le reste de mon bétail en santé, et le mis paître dans un parterre de jeu de boules à Greenwich.

 

Pendant le peu de temps que je restai en Angleterre, je fis un profit considérable en montrant mes animaux à plusieurs gens de qualité et même au peuple, et, avant que je commençasse mon second voyage, je les vendis six cents livres sterling. Depuis mon dernier retour, j’en ai inutilement cherché la race, que je croyais considérablement augmentée, surtout les moutons ; j’espérais que cela tournerait à l’avantage de nos manufactures de laine par la finesse des toisons.

 

Je ne restai que deux mois avec ma femme et ma famille : la passion insatiable de voir les pays étrangers ne me permit pas d’être plus longtemps sédentaire. Je laissai quinze cents livres sterling à ma femme et l’établis dans une bonne maison à Redriff ; je portai le reste de ma fortune avec moi, partie en argent et partie en marchandises, dans la vue d’augmenter mes fonds. Mon oncle Jean m’avait laissé des terres proches d’Epping, de trente livres sterling de rente, et j’avais un long bail des Taureaux noirs, en Fetterlane, qui me fournissait le même revenu : ainsi, je ne courais pas risque de laisser ma famille à la charité de la paroisse. Mon fils Jean, ainsi nommé du nom de son oncle, apprenait le latin et allait au collège, et ma fille Élisabeth, qui est à présent mariée et a des enfants, s’appliquait au travail de l’aiguille. Je dis adieu à ma femme, à mon fils et à ma fille, et, malgré beaucoup de larmes qu’on versa de part et d’autres, je montai courageusement sur l’Aventure, vaisseau marchand de trois cents tonneaux, commandé par le capitaine Jean Nicolas, de Liverpool.

 

 

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1 - Ce que l’auteur dit des gros-boutiens, des hauts-talons et des bas-talons dans l’empire de Lilliput regarde évidemment ces malheureuses disputes qui divisent l’Angleterre en conformistes et en non conformistes, en tories et en wihgs. (Note du traducteur.)

2 - Anciens termes du jargon scolastique.

6 juin 2013

Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver, Troisième partie

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Jonathan Swift

(1667, Dublin - 1745, Dublin)

Les voyages de Gulliver

 

TROISIÈME PARTIE

 

VOYAGE À LAPUTA, AUX BALNIBARBES, À LUGGNAGG,

À GLOUBBDOUBDRIE ET AU JAPON

 

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Inoubliable vision de Laputa, l'île volante, dans le dessin animé

"Le Château dans le ciel" du grand maître Hayao Miyazaki :

300U0C3g copie

 

 

 

300ure copie

 

           Note de l'auteur du blog : Moins connue que "Le voyage à Lilliput", cette troisième partie lui a été préférée en raison d'un délire non moins profond et peut-être d'une certaine poésie (dont Miyazaki a tiré parti dans son film), mais aussi pour le ton pamphlétaire sur lequel Swift écorne joyeusement les travers humains - et ceux des puissants du monde d'alors, Anglais et Hollandais étant les premiers visés. Ce qui n'était pas sans risque à l'époque - comme encore aujourd'hui. Rappelons que Swift était irlandais.

Le nom choisi pour l'île volante, "Laputa", (La pute en espagnol), comme celui, tout aussi suggestif, de "Lilliput", dénotent combien le conte n'est pas nécéssairement dédié aux enfants.

 JCP

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Chapitre I

 

L’auteur entreprend un troisième voyage. Il est pris par des pirates. Méchanceté d’un Hollandais. Il arrive à Laputa.

 

 

                                Il n’y avait que deux ans environ que j’étais chez moi, lorsque le capitaine William Robinson, de la province de Cornouailles, commandant la Bonne-Espérance, vaisseau de trois cents tonneaux, vint me trouver. J’avais été autrefois chirurgien d’un autre vaisseau dont il était capitaine, dans un voyage au Levant, et j’en avais toujours été bien traité. Le capitaine, ayant appris mon arrivée, me rendit une visite où il marqua la joie qu’il avait de me trouver en bonne santé, me demanda si je m’étais fixé pour toujours, et m’apprit qu’il méditait un voyage aux Indes orientales et comptait partir dans deux mois. Il m’insinua en même temps que je lui ferais grand plaisir de vouloir bien être le chirurgien de son vaisseau ; qu’il aurait un autre chirurgien avec moi et deux garçons ; que j’aurais une double paye ; et qu’ayant éprouvé que la connaissance que j’avais de la mer était au moins égale à la sienne, il s’engageait à se comporter à mon égard comme avec un capitaine en second.

Il me dit enfin tant de choses obligeantes, et me parut un si honnête homme, que je me laissai gagner, ayant d’ailleurs, malgré mes malheurs passés, une plus forte passion que jamais de voyager. La seule difficulté que je prévoyais, c’était d’obtenir le consentement de ma femme, qu’elle me donna pourtant assez volontiers, en vue sans doute des avantages que ses enfants en pourraient retirer.

 

Nous mîmes à la voile le 5 d’août 1708, et arrivâmes au fort Saint-Georges le 1er avril 1709, où nous restâmes trois semaines pour rafraîchir notre équipage, dont la plus grande partie était malade. De là nous allâmes vers le Tonkin, où notre capitaine résolut de s’arrêter quelque temps, parce que la plus grande partie des marchandises qu’il avait envie d’acheter ne pouvait lui être livrée que dans plusieurs mois. Pour se dédommager un peu des frais de ce retardement, il acheta une barque chargée de différentes sortes de marchandises, dont les Tonkinois font un commerce ordinaire avec les îles voisines ; et mettant sur ce petit navire quarante hommes, dont trois du pays, il m’en fit capitaine et me donna en pouvoir pour deux mois, tandis qu’il ferait ses affaires au Tonkin.

 

Il n’y avait pas trois jours que nous étions en mer qu’une grande tempête s’étant élevée, nous fûmes poussés pendant cinq jours vers le nord-est, et ensuite à l’est. Le temps devint un peu plus calme, mais le vent d’ouest soufflait toujours assez fort.

Le dixième jour, deux pirates nous donnèrent la chasse et bientôt nous prirent, car mon navire était si chargé qu’il allait très lentement et qu’il nous fut impossible de faire la manœuvre nécessaire pour nous défendre.

Les deux pirates vinrent à l’abordage et entrèrent dans notre navire à la tête de leurs gens ; mais, nous trouvant tous couchés sur le ventre, comme je l’avais ordonné, ils se contentèrent de nous lier, et, nous ayant donné des gardes, ils se mirent à visiter la barque.

 

Je remarquai parmi eux un Hollandais qui paraissait avoir quelque autorité, quoiqu’il n’eût pas de commandement. Il connut à nos manières que nous étions Anglais, et, nous parlant en sa langue, il nous dit qu’on allait nous lier tous dos à dos et nous jeter dans la mer. Comme je parlais assez bien hollandais, je lui déclarai qui nous étions et le conjurai, en considération du nom commun de chrétiens et de chrétiens réformés, de voisins, d’alliés, d’intercéder pour nous auprès du capitaine. Mes paroles ne firent que l’irriter : il redoubla ses menaces, et, s’étant tourné vers ses compagnons, il leur parla en langue japonaise, répétant souvent le nom de christianos.

 

Le plus gros vaisseau de ces pirates était commandé par un capitaine japonais qui parlait un peu hollandais : il vint à moi, et, après m’avoir fait diverses questions, auxquelles je répondis très humblement, il m’assura qu’on ne nous ôterait point la vie. Je lui fis une très profonde révérence, et me tournant alors vers le Hollandais, je lui dis que j’étais bien fâché de trouver plus d’humanité dans un idolâtre que dans un chrétien ; mais j’eus bientôt lieu de me repentir de ces paroles inconsidérées, car ce misérable réprouvé, ayant tâché en vain de persuader aux deux capitaines de me jeter dans la mer (ce qu’on ne voulut pas lui accorder à cause de la parole qui m’avait été donnée), obtint que je serais encore plus rigoureusement traité que si on m’eût fait mourir. On avait partagé mes gens dans les deux vaisseaux et dans la barque ; pour moi, on résolut de m’abandonner à mon sort dans un petit canot, avec des avirons, une voile et des provisions pour quatre jours. Le capitaine japonais les augmenta du double, et tira de ses propres vivres cette charitable augmentation ; il ne voulut pas même qu’on me fouillât. Je descendis donc dans le canot pendant que mon Hollandais brutal m’accablait, de dessus le pont, de toutes les injures et imprécations que son langage lui pouvait fournir.

Environ une heure avant que nous eussions vu les deux pirates, j’avais pris hauteur et avais trouvé que nous étions à quarante-six degrés de latitude et à cent quatre-vingt-trois de longitude. Lorsque je fus un peu éloigné, je découvris avec une lunette différentes îles au sud-ouest. Alors je haussai ma voile, le vent étant bon, dans le dessein d’aborder à la plus prochaine de ces îles, ce que j’eus bien de la peine à faire en trois heures. Cette île n’était qu’un rocher, où je trouvai beaucoup d’œufs d’oiseaux ; alors, battant le briquet, je mis le feu à quelques bruyères et à quelques joncs marins pour pouvoir cuire ces œufs, qui furent ce soir-là toute ma nourriture, ayant résolu d’épargner mes provisions autant que je le pourrais. Je passai la nuit sur cette roche, où ayant étendu des bruyères sous moi, je dormis assez bien.

Le jour suivant, je fis voile vers une autre île, et de là à une troisième et à une quatrième, me servant quelquefois de mes rames ; mais, pour ne point ennuyer le lecteur, je lui dirai seulement qu’au bout de cinq jours j’atteignis la dernière île que j’avais vue, qui était au sud-ouest de la première.

 

Cette île était plus éloignée que je ne croyais, et je ne pus y arriver qu’en cinq heures. J’en fis presque tout le tour avant que de trouver un endroit pour pouvoir y aborder. Ayant pris terre à une petite baie qui était trois fois large comme mon canot, je trouvai que toute l’île n’était qu’un rocher, avec quelques espaces où il croissait du gazon et des herbes très odoriférantes. Je pris mes petites provisions, et, après m’être un peu rafraîchi, je mis le reste dans une des grottes dont il y avait un grand nombre. Je ramassai plusieurs œufs sur le rocher et arrachai une quantité de joncs marins et d’herbes sèches, afin de les allumer le lendemain pour cuire mes œufs, car j’avais sur moi mon fusil, ma mèche, avec un verre ardent. Je passai toute la nuit dans la cave où j’avais mis mes provisions ; mon lit était ces mêmes herbes sèches destinées au feu. Je dormis peu, car j’étais encore plus inquiet que las.

 Je considérais qu’il était impossible de ne pas mourir dans un lieu si misérable. Je me trouvai si abattu de ces réflexions, que je n’eus pas le courage de me lever, et, avant que j’eusse assez de force pour sortir de ma cave, le jour était déjà fort grand : le temps était beau et le soleil si ardent que j’étais obligé de détourner mon visage.

 

Mais voici tout à coup que le temps s’obscurcit, d’une manière pourtant très différente de ce qui arrive par l’interposition d’un nuage. Je me tournai vers le soleil et je vis un grand corps opaque et mobile entre lui et moi, qui semblait aller çà et là. Ce corps suspendu, qui me paraissait à deux milles de hauteur, me cacha le soleil environ six ou sept minutes ; mais je ne pus pas bien l’observer à cause de l’obscurité. Quand ce corps fut venu plus près de l’endroit où j’étais, il me parut être d’une substance solide, dont la base était plate, unie et luisante par la réverbération de la mer. Je m’arrêtai sur une hauteur, à deux cents pas environ du rivage, et je vis ce même corps descendre et approcher de moi environ à un mille de distance. Je pris alors mon télescope, et je découvris un grand nombre de personnes en mouvement, qui me regardèrent et se regardèrent les unes les autres.

 

L’amour naturel de la vie me fit naître quelques sentiments de joie et d’espérance que cette aventure pourrait m’aider à me délivrer de l’état fâcheux où j’étais ; mais, en même temps, le lecteur ne peut s’imaginer mon étonnement de voir une espèce d’île en l’air, habitée par des hommes qui avaient l’art et le pouvoir de la hausser, de l’abaisser et de la faire marcher à leur gré ; mais, n’étant pas alors en humeur de philosopher sur un si étrange phénomène, je me contentai d’observer de quel côté l’île tournerait, car elle me parut alors arrêtée un peu de temps. Cependant elle s’approcha de mon côté, et j’y pus découvrir plusieurs grandes terrasses et des escaliers d’intervalle en intervalle pour communiquer des unes aux autres.

Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs hommes qui péchaient des oiseaux à la ligne, et d’autres qui regardaient. Je leur fis signe avec mon chapeau et avec mon mouchoir ; et lorsque je me fus approché de plus près, je criai de toutes mes forces ; et, ayant alors regardé fort attentivement, je vis une foule de monde amassée sur le bord qui était vis-à-vis de moi. Je découvris par leurs postures qu’ils me voyaient, quoiqu’ils ne m’eussent pas répondu. J’aperçus alors cinq ou six hommes montant avec empressement au sommet de l’île, et je m’imaginai qu’ils avaient été envoyés à quelques personnes d’autorité pour en recevoir des ordres sur ce qu’on devait faire en cette occasion.

La foule des insulaires augmenta, et en moins d’une demi-heure l’île s’approcha tellement, qu’il n’y avait plus que cent pas de distance entre elle et moi. Ce fut alors que je me mis en diverses postures humbles et touchantes, et que je fis les supplications les plus vives ; mais je ne reçus point de réponse ; ceux qui me semblaient le plus proche étaient, à en juger par leurs habits, des personnes de distinction.

 

À la fin, un d’eux me fit entendre sa voix dans un langage clair, poli et très doux, dont le son approchait de l’italien ; ce fut aussi en italien que je répondis, m’imaginant que le son et l’accent de cette langue seraient plus agréables à leurs oreilles que tout autre langage. Ce peuple comprit ma pensée ; on me fit signe de descendre du rocher et d’aller vers le rivage, ce que je fis ; et alors, l’île volante s’étant abaissée à un degré convenable, on me jeta de la terrasse d’en bas une chaîne avec un petit siège qui y était attaché, sur lequel m’étant assis, je fus dans un moment enlevé par le moyen d’une moufle.

 

 

 

Chapitre II

 

Caractère des Laputiens, idée de leurs savants, de leur roi et de sa cour. Réception qu’on fait à l’auteur. Les craintes et les inquiétudes des habitants. Caractère des femmes laputiennes.

 

 

À mon arrivée, je me vis entouré d’une foule de peuple qui me regardait avec admiration, et je regardai de même, n’ayant encore jamais vu une race de mortels si singulière dans sa figure, dans ses habits et dans ses manières ; ils penchaient la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche ; ils avaient un œil tourné en dedans, et l’autre vers le ciel. Leurs habits étaient bigarrés de figures du soleil, de la lune et des étoiles, et parsemés de violons, de flûtes, de harpes, de trompettes, de guitares, de luths et de plusieurs autres instruments inconnus en Europe. Je vis autour d’eux plusieurs domestiques armés de vessies, attachées comme un fléau au bout d’un petit bâton, dans lesquelles il y avait une certaine quantité de petits cailloux ; ils frappaient de temps en temps avec ces vessies tantôt la bouche, tantôt les oreilles de ceux dont ils étaient proches, et je n’en pus d’abord deviner la raison. Les esprits de ce peuple paraissaient si distraits et si plongés dans la méditation, qu’ils ne pouvaient ni parler ni être attentifs à ce qu’on leur disait sans le secours de ces vessies bruyantes dont on les frappait, soit à la bouche, soit aux oreilles, pour les réveiller. C’est pourquoi les personnes qui en avaient le moyen entretenaient toujours un domestique qui leur servait de moniteur, et sans lequel ils ne sortaient jamais.

L’occupation de cet officier, lorsque deux ou trois personnes se trouvaient ensemble, était de donner adroitement de la vessie sur la bouche de celui à qui c’était à parler, ensuite sur l’oreille droite de celui ou de ceux à qui le discours s’adressait. Le moniteur accompagnait toujours son maître lorsqu’il sortait, et était obligé de lui donner de temps en temps de la vessie sur les yeux, parce que, sans cela, ses profondes rêveries l’eussent bientôt mis en danger de tomber dans quelque précipice, de se heurter la tête contre quelque poteau, de pousser les autres dans les rues ou d’en être jeté dans le ruisseau.

 

On me fit monter au sommet de l’île et entrer dans le palais du roi, où je vis Sa Majesté sur un trône environné de personnes de la première distinction. Devant le trône était une grande table couverte de globes, de sphères et d’instruments de mathématiques de toute espèce. Le roi ne prit point garde à moi lorsque j’entrai, quoique la foule qui m’accompagnait fît un très grand bruit ; il était alors appliqué à résoudre un problème, et nous fûmes devant lui au moins une heure entière à attendre que Sa Majesté eût fini son opération. Il avait auprès de lui deux pages qui avaient des vessies à la main, dont l’un, lorsque Sa Majesté eut cessé de travailler, le frappa doucement et respectueusement à la bouche, et l’autre à l’oreille droite. Le roi parut alors comme se réveiller en sursaut, et, jetant les yeux sur moi et sur le monde qui m’entourait, il se rappela ce qu’on lui avait dit de mon arrivée peu de temps auparavant ; il me dit quelques mots, et aussitôt un jeune homme armé d’une vessie s’approcha de moi et m’en donna sur l’oreille droite ; mais je fis signe qu’il était inutile de prendre cette peine, ce qui donna au roi et à toute la cour une haute idée de mon intelligence. Le roi me fit diverses questions, auxquelles je répondis sans que nous nous entendissions ni l’un ni l’autre. On me conduisit bientôt après dans un appartement où l’on me servit à dîner. Quatre personnes de distinction me firent l’honneur de se mettre à table avec moi ; nous eûmes deux services, chacun de trois plats. Le premier service était composé d’une épaule de mouton coupée en triangle équilatéral, d’une pièce de bœuf sous la forme d’un rhomboïde, et d’un boudin sous celle d’une cycloïde. Le second service fut deux canards ressemblant à deux violons, des saucisses et des andouilles qui paraissaient comme des flûtes et des hautbois, et un foie de veau qui avait l’air d’une harpe. Les pains qu’on nous servit avaient la figure de cônes, de cylindres, de parallélogrammes.

 

Après le dîner, un homme vint à moi de la part du roi, avec une plume, de l’encre et du papier, et me fit entendre par des signes qu’il avait ordre de m’apprendre la langue du pays. Je fus avec lui environ quatre heures, pendant lesquelles j’écrivis sur deux colonnes un grand nombre de mots avec la traduction vis-à-vis. Il m’apprit aussi plusieurs phrases courtes, dont il me fit connaître le sens en faisant devant moi ce qu’elles signifiaient. Mon maître me montra ensuite, dans un de ses livres, la figure du soleil et de la lune, des étoiles, du zodiaque, des tropiques et des cercles polaires, en me disant le nom de tout cela, ainsi que de toutes sortes d’instruments de musique, avec les termes de cet art convenables à chaque instrument Quand il eut fini sa leçon, je composai en mon particulier un très joli petit dictionnaire de tous les mots que j’avais appris, et, en peu de jours, grâce à mon heureuse mémoire, je sus passablement la langue laputienne.

 

Un tailleur vint, le lendemain matin, prendre ma mesure. Les tailleurs de ce pays exercent leur métier autrement qu’en Europe. Il prit d’abord la hauteur de mon corps avec un quart de cercle, et puis, avec la règle et le compas, ayant mesuré ma grosseur et toute la proportion de mes membres, il fit son calcul sur le papier, et au bout de six jours il m’apporta un habit très mal fait ; il m’en fit excuse, en me disant qu’il avait eu le malheur de se tromper dans ses supputations.

 

Sa Majesté ordonna ce jour-là qu’on fit avancer son île vers Lagado, qui est la capitale de son royaume de terre ferme, et ensuite vers certaines villes et villages, pour recevoir les requêtes de ses sujets. On jeta pour cela plusieurs ficelles avec des petits plombs au bout, afin que le peuple attachât ses placets à ces ficelles, qu’on tirait ensuite, et qui semblaient en l’air autant de cerfs-volants.

La connaissance que j’avais des mathématiques m’aida beaucoup à comprendre leur façon de parler et leurs métaphores, tirées la plupart des mathématiques et de la musique, car je suis un peu musicien. Toutes leurs idées n’étaient qu’en lignes et en figures, et leur galanterie même était toute géométrique. Si, par exemple, ils voulaient louer la beauté d’une jeune fille, ils disaient que ses dents blanches étaient de beaux et parfaits parallélogrammes, que ses sourcils étaient un arc charmant ou une belle portion de cercle, que ses yeux formaient une ellipse admirable, que sa gorge était décorée de deux globes asymptotes, et ainsi du reste. Le sinus, la tangente, la ligne courbe, le cône, le cylindre, l’ovale, la parabole, le diamètre, le rayon, le centre, le point, sont parmi eux des termes qui entrent dans le langage affectueux.

 

Leurs maisons étaient fort mal bâties : c’est qu’en ce pays-là on méprise la géométrie pratique comme une chose vulgaire et mécanique. Je n’ai jamais vu de peuple si sot, si niais, si maladroit dans tout ce qui regarde les actions communes et la conduite de la vie. Ce sont, outre cela, les plus mauvais raisonneurs du monde, toujours prêts à contredire, si ce n’est lorsqu’ils pensent juste, ce qui leur arrive rarement, et alors ils se taisent ; ils ne savent ce que c’est qu’imagination, invention, portraits, et n’ont pas même de mots en leur langue qui expriment ces choses. Aussi tous leurs ouvrages, et même leurs poésies, semblent des théorèmes d’Euclide.

Plusieurs d’entre eux, principalement ceux qui s’appliquent à l’astronomie, donnent dans l’astrologie judiciaire, quoiqu’ils n’osent l’avouer publiquement ; mais ce que je trouvai de plus surprenant, ce fut l’inclination qu’ils avaient pour la politique et leur curiosité pour les nouvelles ; ils parlaient incessamment d’affaires d’État, et portaient sans façon leur jugement sur tout ce qui se passait dans les cabinets des princes. J’ai souvent remarqué le même caractère dans nos mathématiciens d’Europe, sans avoir jamais pu trouver la moindre analogie entre les mathématiques et la politique, à moins que l’on ne suppose que, comme le plus petit cercle a autant de degrés que le plus grand, celui qui sait raisonner sur un cercle tracé sur le papier peut également raisonner sur la sphère du monde ; mais n’est-ce pas plutôt le défaut naturel de tous les hommes, qui se plaisent naturellement à parler et à raisonner sur ce qu’ils entendent le moins ?

 

Ce peuple paraît toujours inquiet et alarmé, et ce qui n’a jamais troublé le repos des autres hommes est le sujet continuel de leurs craintes et de leurs frayeurs : ils appréhendent l’altération des corps célestes ; par exemple, que la terre, par les approches continuelles du soleil, ne soit à la fin dévorée par les flammes de cet astre terrible ; que ce flambeau de la nature ne se trouve peu à peu encroûté par son écume, et ne vienne à s’éteindre tout à fait pour les mortels ; ils craignent que la prochaine comète, qui, selon leur calcul, paraîtra dans trente et un ans, d’un coup de sa queue ne foudroie la terre et ne la réduise en cendres ; ils craignent encore que le soleil, à force de répandre des rayons de toutes parts, ne vienne enfin à s’user et à perdre tout à fait sa substance. Voilà les craintes ordinaires et les alarmes qui leur dérobent le sommeil et les privent de toutes sortes de plaisirs ; aussi, dès qu’ils se rencontrent le matin, ils se demandent d’abord les uns aux autres des nouvelles du soleil, comment il se porte et comment il s’est levé et couché.

 

 

 

Chapitre III

 

Phénomène expliqué par les philosophes et astronomes modernes. Les Laputiens sont grands astronomes. Comment le roi apaise les séditions.

 

 

Je demandai au roi la permission de voir les curiosités de l’île ; il me l’accorda et ordonna à un de ses courtisans de m’accompagner. Je voulus savoir principalement quel secret naturel ou artificiel était le principe de ces mouvements divers, dont je vais rendre au lecteur un compte exact et philosophique.

L’île volante est parfaitement ronde ; son diamètre est de sept mille huit cent trente-sept demi-toises, c’est-à-dire d’environ quatre mille pas, et par conséquent contient à peu près dix mille acres. Le fond de cette île ou la surface de dessous, telle qu’elle parait à ceux qui la regardent d’en bas, est comme un large diamant, poli et taillé régulièrement, qui réfléchit la lumière à quatre cents pas. Il y a au-dessus plusieurs minéraux, situés selon le rang ordinaire des mines, et pardessus est un terrain fertile de dix ou douze pieds de profondeur.

Le penchant des parties de la circonférence vers le centre de la surface supérieure est la cause naturelle que toutes les pluies et rosées qui tombent sur l’île sont conduites par de petits ruisseaux vers le milieu, où ils s’amassent dans quatre grands bassins, chacun d’environ un demi-mille de circuit. À deux cents pas de distance du centre de ces bassins, l’eau est continuellement attirée et pompée par le soleil pendant le jour, ce qui empêche le débordement. De plus, comme il est au pouvoir du monarque d’élever l’île au-dessus de la région des nuages et des vapeurs terrestres, il peut, quand il lui plaît, empêcher la chute de la pluie et de la rosée, ce qui n’est au pouvoir d’aucun potentat d’Europe, qui, ne dépendant de personne, dépend toujours de la pluie et du beau temps.

 

Au centre de l’île est un trou d’environ vingt-cinq toises de diamètre, par lequel les astronomes descendent dans un large dôme, qui, pour cette raison, est appelé Flandola Gahnolé, ou la Cave des Astronomes, située à la profondeur de cinquante toises au-dessus de la surface supérieure du diamant. Il y a dans cette cave vingt lampes sans cesse allumées, qui par la réverbération du diamant répandent une grande lumière de tous côtés. Ce lieu est orné de sextants, de cadrans, de télescopes, d’astrolabes et autres instruments astronomiques ; mais la plus grande curiosité, dont dépend même la destinée de l’île, est une pierre d’aimant prodigieuse taillée en forme de navette de tisserand.

 

Elle est longue de trois toises, et dans sa plus grande épaisseur elle a au moins une toise et demie. Cet aimant est suspendu par un gros essieu de diamant qui passe par le milieu de la pierre, sur lequel elle joue, et qui est placé avec tant de justesse qu’une main très faible peut le faire tourner ; elle est entourée d’un cercle de diamant, en forme de cylindre creux, de quatre pieds de profondeur, de plusieurs pieds d’épaisseur et de six toises de diamètre, placé horizontalement et soutenu par huit piédestaux, tous de diamant, hauts chacun de trois toises. Du côté concave du cercle il y a une mortaise profonde de douze pouces, dans laquelle sont placées les extrémités de l’essieu, qui tourne quand il le faut.

Aucune force ne peut déplacer la pierre, parce que le cercle et les pieds du cercle sont d’une seule pièce avec le corps du diamant qui fait la base de l’île.

 

C’est par le moyen de cet aimant que l’île se hausse, se baisse et change de place ; car, par rapport à cet endroit de la terre sur lequel le monarque préside, la pierre est munie à un de ses côtés d’un pouvoir attractif, et à l’autre d’un pouvoir répulsif. Ainsi, quand il lui plaît que l’aimant soit tourné vers la terre par son pôle ami, l’île descend ; mais quand le pôle ennemi est tourné vers la même terre, l’île remonte. Lorsque la position de la terre est oblique, le mouvement de l’île est pareil ; car, dans cet aimant, les forces agissent toujours en ligne parallèle à sa direction ; c’est par ce mouvement oblique que l’île est conduite aux différentes parties des domaines du monarque.

 

Le roi serait le prince le plus absolu de l’univers s’il pouvait engager ses ministres à lui complaire en tout ; mais ceux-ci, ayant leurs terres au-dessous dans le continent, et considérant que la faveur des princes est passagère, n’ont garde de se porter préjudice à eux-mêmes en opprimant la liberté de leurs compatriotes.

Si quelque ville se révolte ou refuse de payer les impôts, le roi a deux façons de la réduire. La première et la plus modérée est de tenir son île au-dessus de la ville rebelle et des terres voisines ; par là, il prive le pays et du soleil et de la rosée, ce qui cause des maladies et de la mortalité ; mais si le crime le mérite, on les accable de grosses pierres qu’on leur jette du haut de l’île, dont ils ne peuvent se garantir qu’en se sauvant dans leurs celliers et dans leurs caves, où ils passent le temps à boire frais tandis que les toits de leurs maisons sont mis en pièces. S’ils continuent témérairement dans leur obstination et leur révolte, le roi a recours alors au dernier remède, qui est de laisser tomber l’île à plomb sur leur tête, ce qui écrase toutes les maisons et tous les habitants. Le prince, néanmoins, se porte rarement à cette terrible extrémité, que les ministres n’osent lui conseiller, vu que ce procédé violent le rendrait odieux au peuple et leur ferait tort à eux-mêmes, qui ont des biens dans le continent : car l’île n’appartient qu’au roi, qui aussi n’a que l’île pour tout domaine.

 

Mais il y a encore une autre raison plus forte pour laquelle les rois de ce pays ont été toujours éloignés d’exercer ce dernier châtiment, si ce n’est dans une nécessité absolue : c’est que, si la ville qu’on veut détruire était située près de quelques hautes roches (car il y en a en ce pays, ainsi qu’en Angleterre, auprès des grandes villes, qui ont été exprès bâties près de ces roches pour se préserver de la colère des rois), ou si elle avait un grand nombre de clochers et de pyramides de pierres, l’île royale, par sa chute, pourrait se briser. Ce sont principalement les clochers que le roi redoute, et le peuple le sait bien. Aussi, quand Sa Majesté est le plus en courroux, il fait toujours descendre son île très doucement, de peur, dit-il, d’accabler son peuple, mais, dans le fond, c’est qu’il craint lui-même que les clochers ne brisent son île. En ce cas, les philosophes croient que l’aimant ne pourrait plus la soutenir désormais, et qu’elle tomberait.

 

 

 

Chapitre IV

 

L’auteur quitte l’île de Laputa et est conduit aux Balnibarbes. Son arrivée à la capitale. Description de cette ville et des environs. Il est reçu avec bonté par un grand seigneur.

 

 

Quoique je ne puisse pas dire que je fusse maltraité dans cette île, il est vrai cependant que je m’y crus négligé et tant soit peu méprisé. Le prince et le peuple n’y étaient curieux que de mathématiques et de musique ; j’étais en ce genre fort au-dessous d’eux, et ils me rendaient justice en faisant peu de cas de moi.

 

D’un autre côté, après avoir vu toutes les curiosités de l’île, j’avais une forte envie d’en sortir, étant très las de ces insulaires aériens. Ils excellaient, il est vrai, dans des sciences que j’estime beaucoup et dont j’ai même quelque teinture ; mais ils étaient si absorbés dans leurs spéculations, que je ne m’étais jamais trouvé en si triste compagnie. Je ne m’entretenais qu’avec les femmes (quel entretien pour un philosophe marin !), qu’avec les artisans, les moniteurs, les pages de cour, et autres gens de cette espèce, ce qui augmenta encore le mépris qu’on avait pour moi ; mais, en vérité, pouvais-je faire autrement ? Il n’y avait que ceux-là avec qui je pusse lier commerce ; les autres ne parlaient point.

 

Il y avait à la cour un grand seigneur, favori du roi, et qui, pour cette raison seule, était traité avec respect, mais qui était pourtant regardé en général comme un homme très ignorant et assez stupide ; il passait pour avoir de l’honneur et de la probité, mais il n’avait point du tout d’oreille pour la musique, et battait, dit-on, la mesure assez mal ; on ajoute qu’il n’avait jamais pu apprendre les propositions les plus aisées des mathématiques. Ce seigneur me donna mille marques de bonté ; il me faisait souvent l’honneur de me venir voir, désirant s’informer des affaires de l’Europe et s’instruire des coutumes, des mœurs, des lois et des sciences des différentes nations parmi lesquelles j’avais demeuré ; il m’écoutait toujours avec une grande attention, et faisait de très belles observations sur tout ce que je lui disais. Deux moniteurs le suivaient pour la forme, mais il ne s’en servait qu’à la cour et dans les visites de cérémonie ; quand nous étions ensemble, il les faisait toujours retirer.

 Je priai ce seigneur d’intercéder pour moi auprès de Sa Majesté pour obtenir mon congé. Le roi m’accorda cette grâce avec regret, comme il eut la bonté de me le dire, et il me fit plusieurs offres avantageuses, que je refusai en lui en marquant ma vive reconnaissance.

Le 16 février, je pris congé de Sa Majesté, qui me fit un présent considérable, et mon protecteur me donna un diamant, avec une lettre de recommandation pour un seigneur de ses amis demeurant à Lagado, capitale des Balnibarbes. L’île étant alors suspendue au-dessus d’une montagne, je descendis de la dernière terrasse de l’île de la même façon que j’étais monté.

 

Le continent porte le nom de Balnibarbes, et la capitale, comme j’ai dit, s’appelle Lagado. Ce fut d’abord une assez agréable satisfaction pour moi de n’être plus en l’air et de me trouver en terre ferme. Je marchai vers la ville sans aucune peine et sans aucun embarras, étant vêtu comme les habitants et sachant assez bien la langue pour la parler. Je trouvai bientôt le logis de la personne à qui j’étais recommandé. Je lui présentai la lettre du grand seigneur, et j’en fus très bien reçu. Cette personne, qui était un seigneur balnibarbe, et qui s’appelait Munodi, me donna un bel appartement chez lui, où je logeai pendant mon séjour en ce pays, et où je fus très bien traité.

 

Le lendemain matin après mon arrivée, Munodi me prit dans son carrosse pour me faire voir la ville, qui est grande comme la moitié de Londres ; mais les maisons étaient étrangement bâties, et la plupart tombaient en ruine ; le peuple, couvert de haillons, marchait dans les rues d’un pas précipité, ayant un regard farouche. Nous passâmes par une des portes de la ville, et nous avançâmes environ trois mille pas dans la campagne, où je vis un grand nombre de laboureurs qui travaillaient à la terre avec plusieurs sortes d’instruments, mais je ne pus deviner ce qu’ils faisaient : je ne voyais nulle part aucune apparence d’herbes ni de grain. Je priai mon conducteur de vouloir bien m’expliquer ce que prétendaient toutes ces têtes et toutes ces mains occupées à la ville et à la campagne, n’en voyant aucun effet ; car, en vérité, je n’avais jamais trouvé ni de terre si mal cultivée, ni de maisons en si mauvais état et si délabrées, ni un peuple si gueux et si misérable.

Le seigneur Munodi avait été plusieurs années gouverneur de Lagado ; mais, par la cabale des ministres, il avait été déposé, au grand regret du peuple. Cependant le roi l’estimait comme un homme qui avait des intentions droites, mais qui n’avait pas l’esprit de la cour. 

Lorsque j’eus ainsi critiqué librement le pays et ses habitants, il ne me répondit autre chose sinon que je n’avais pas été assez longtemps parmi eux pour en juger, et que les différents peuples du monde avaient des usages différents ; il me débita plusieurs autres lieux communs semblables ; mais, quand nous fûmes de retour chez lui, il me demanda comment je trouvais son palais, quelles absurdités j’y remarquais, et ce que je trouvais à redire dans les habits et dans les manières de ses domestiques. Il pouvait me faire aisément cette question, car chez lui tout était magnifique, régulier et poli. Je répondis que sa grandeur, sa prudence et ses richesses l’avaient exempté de tous les défauts qui avaient rendu les autres fous et gueux ; il me dit que, si je voulais aller avec lui à sa maison de campagne, qui était à vingt milles, il aurait plus de loisir de m’entretenir sur tout cela. Je répondis à Son Excellence que je ferais tout ce qu’elle souhaiterait ; nous partîmes donc le lendemain au matin.

 

Durant notre voyage, il me fit observer les différentes méthodes des laboureurs pour ensemencer leurs terres. Cependant, excepté en quelques endroits, je n’avais découvert dans tout le pays aucune espérance de moisson, ni même aucune trace de culture ; mais, ayant marché encore trois heures, la scène changea entièrement. Nous nous trouvâmes dans une très belle campagne. Les maisons des laboureurs étaient un peu éloignées et très bien bâties ; les champs étaient clos et renfermaient des vignes, des pièces de blé, des prairies, et je ne me souviens pas d’avoir rien vu de si agréable. Le seigneur, qui observait ma contenance, me dit alors en soupirant que là commençait sa terre ; que, néanmoins, les gens du pays le raillaient et le méprisaient de ce qu’il n’avait pas mieux fait ses affaires.

Nous arrivâmes enfin à son château, qui était d’une très noble structure : les fontaines, les jardins, les promenades, les avenues, les bosquets, étaient tous disposés avec jugement et avec goût. Je donnai à chaque chose des louanges, dont Son Excellence ne parut s’apercevoir qu’après le souper.

Alors, n’y ayant point de tiers, il me dit d’un air fort triste qu’il ne savait s’il ne lui faudrait pas bientôt abattre ses maisons à la ville et à la campagne pour les rebâtir à la mode, et détruire tout son palais pour le rendre conforme au goût moderne ; mais qu’il craignait pourtant de passer pour ambitieux, pour singulier, pour ignorant et capricieux, et peut-être de déplaire par là aux gens de bien ; que je cesserais d’être étonné quand je saurais quelques particularités que j’ignorais.

 

Il me dit que, depuis environ quatre ans, certaines personnes étaient venues à Laputa, soit pour leurs affaires, soit pour leurs plaisirs, et qu’après cinq mois elles s’en étaient retournées avec une très légère teinture de mathématiques, mais pleines d’esprits volatils recueillis dans cette région aérienne ; que ces personnes, à leur retour, avaient commencé à désapprouver ce qui se passait dans le pays d’en bas, et avaient formé le projet de mettre les arts et les sciences sur un nouveau pied ; que pour cela elles avaient obtenu des lettres patentes pour ériger une académie d’ingénieurs, c’est-à-dire de gens à systèmes ; que le peuple était si fantasque qu’il y avait une académie de ces gens-là dans toutes les grandes villes ; que, dans ces académies ou collèges, les professeurs avaient trouvé de nouvelles méthodes pour l’agriculture et l’architecture, et de nouveaux instruments et outils pour tous les métiers et manufactures, par le moyen desquels un homme seul pourrait travailler autant que dix, et un palais pourrait être bâti en une semaine de matières si solides, qu’il durerait éternellement sans avoir besoin de réparation ; tous les fruits de la terre devaient naître dans toutes les saisons, plus gros cent fois qu’à présent, avec une infinité d’autres projets admirables. « C’est dommage, continua-t-il, qu’aucun de ces projets n’ait été perfectionné jusqu’ici, qu’en peu de temps toute la campagne ait misérablement été ravagée, que la plupart des maisons soient tombées en ruine, et que le peuple, tout nu, meure de froid, de soif et de faim. Avec tout cela, loin d’être découragés, ils en sont plus animés à la poursuite de leurs systèmes, poussés tour à tour par l’espérance et par le désespoir. » Il ajouta que, pour ce qui était de lui, n’étant pas d’un esprit entreprenant, il s’était contenté d’agir selon l’ancienne méthode, de vivre dans les maisons bâties par ses ancêtres et de faire ce qu’ils avaient fait, sans rien innover ; que quelque peu de gens de qualité avaient suivi son exemple, mais avaient été regardés avec mépris, et s’étaient même rendus odieux, comme gens mal intentionnés, ennemis des arts, ignorants, mauvais républicains, préférant leur commodité et leur molle fainéantise au bien général du pays.

 

Son Excellence ajouta qu’il ne voulait pas prévenir par un long détail le plaisir que j’aurais lorsque j’irais visiter l’académie des systèmes ; qu’il souhaitait seulement que j’observasse un bâtiment ruiné du côté de la montagne ; que ce que je voyais, à la moitié d’un mille de son château, était un moulin que le courant d’une grande rivière faisait aller, et qui suffisait pour sa maison et pour un grand nombre de ses vassaux ; qu’il y avait environ sept ans qu’une compagnie d’ingénieurs était venue lui proposer d’abattre ce moulin et d’en bâtir un autre au pied de la montagne, sur le sommet de laquelle serait construit un réservoir où l’eau pourrait être conduite aisément par des tuyaux et par des machines, d’autant que le vent et l’air sur le haut de la montagne agiteraient l’eau et la rendraient plus fluide, et que le poids de l’eau en descendant ferait par sa chute tourner le moulin avec la moitié du courant de la rivière ; il me dit que, n’étant pas bien à la cour, parce qu’il n’avait donné jusqu’ici dans aucun des nouveaux systèmes, et étant pressé par plusieurs de ses amis, il avait agréé le projet ; mais qu’après y avoir fait travailler pendant deux ans, l’ouvrage avait mal réussi, et que les entrepreneurs avaient pris la fuite.

 

Peu de jours après, je souhaitai voir l’académie des systèmes, et Son Excellence voulut bien me donner une personne pour m’y accompagner ; il me prenait peut-être pour un grand admirateur de nouveautés, pour un esprit curieux et crédule. Dans le fond, j’avais un peu été dans ma jeunesse homme à projets et à systèmes, et encore aujourd’hui tout ce qui est neuf et hardi me plaît extrêmement.

 

 

 

Chapitre V

 

L’auteur visite l’académie et en fait la description.

 

 

Le logement de cette académie n’est pas un seul et simple corps de logis, mais une suite de divers bâtiments des deux côtés d’une cour.

Je fus reçu très honnêtement par le concierge, qui nous dit d’abord que, dans ces bâtiments, chaque chambre renfermait un ingénieur, et quelquefois plusieurs, et qu’il y avait environ cinq cents chambres dans l’académie. Aussitôt il nous fit monter et parcourir les appartements.

 

Le premier mécanicien que je vis me parut un homme fort maigre : il avait la face et les mains couvertes de crasse, la barbe et les cheveux longs, avec un habit et une chemise de même couleur que sa peau ; il avait été huit ans sur un projet curieux, qui était, nous dit-il, de recueillir des rayons de soleil afin de les enfermer dans des fioles bouchées hermétiquement, et qu’ils pussent servir à échauffer l’air lorsque les étés seraient peu chauds ; il me dit que, dans huit autres années, il pourrait fournir aux jardins des financiers des rayons de soleil à un prix raisonnable ; mais il se plaignait que ses fonds étaient petits, et il m’engagea à lui donner quelque chose pour l’encourager.

 

Je passai dans une autre chambre ; mais je tournai vite le dos, ne pouvant endurer la mauvaise odeur. Mon conducteur me poussa dedans, et me pria tout bas de prendre garde d’offenser un homme qui s’en ressentirait ; ainsi je n’osai pas même me boucher le nez. L’ingénieur qui logeait dans cette chambre était le plus ancien de l’académie : son visage et sa barbe étaient d’une couleur pâle et jaune, et ses mains avec ses habits étaient couverts d’une ordure infâme. Lorsque je lui fus présenté, il m’embrassa très étroitement, politesse dont je me serais bien passé. Son occupation, depuis son entrée à l’académie, avait été de tâcher de reconstituer les éléments des matières ayant servi à l’alimentation, pour les faire retourner à l’état d’aliment.

 

J’en vis un autre occupé à calciner la glace, pour en extraire, disait-il, de fort bon salpêtre et en faire de la poudre à canon ; il me montra un traité concernant la malléabilité du feu, qu’il avait envie de publier.

 

Je vis ensuite un très ingénieux architecte, qui avait trouvé une méthode admirable pour bâtir les maisons en commençant par le faîte et en finissant par les fondements, projet qu’il me justifia aisément par l’exemple de deux insectes, l’abeille et l’araignée.

 

Il y avait un homme aveugle de naissance qui avait sous lui plusieurs apprentis aveugles comme lui. Leur occupation était de composer des couleurs pour les peintres. Ce maître leur enseignait à les distinguer par le tact et par l’odorat. Je fus assez malheureux pour les trouver alors très peu instruits, et le maître lui-même, comme on peut juger, n’était pas plus habile.

 

Je montai dans un appartement où était un grand homme qui avait trouvé le secret de labourer la terre avec des cochons et d’épargner les frais des chevaux, des bœufs, de la charrue et du laboureur. Voici sa méthode : dans l’espace d’un acre de terre, on enfouissait de six pouces en six pouces une quantité de glands, de dattes, de châtaignes, et autres pareils fruits que les cochons aiment ; alors, on lâchait dans le champ six cents et plus de ces animaux, qui, par le moyen de leurs pieds et de leur museau, mettaient en très peu de temps la terre en état d’être ensemencée, l’engraissaient aussi en lui rendant ce qu’ils y avaient pris. Par malheur, on avait fait l’expérience ; et, outre qu’on avait trouvé le système coûteux et embarrassant, le champ n’avait presque rien produit. On ne doutait pas néanmoins que cette invention ne pût être d’une très grande conséquence et d’une vraie utilité.

 

Dans une chambre vis-à-vis logeait un homme qui avait des idées contraires par rapport au même objet. Il prétendait faire marcher une charrue sans bœufs et sans chevaux, mais avec le secours du vent, et, pour cela, il avait construit une charrue avec un mât et des voiles ; il soutenait que, par le même moyen, il ferait aller des charrettes et des carrosses, et que, dans la suite, on pourrait courir la poste en chaise, en mettant à la voile sur la terre comme sur mer ; que puisque sur la mer on allait à tous vents, il n’était pas difficile de faire la même chose sur la terre.

 

Je passai dans une autre chambre, qui était toute tapissée de toiles d’araignée, et où il y avait à peine un petit espace pour donner passage à l’ouvrier. Dès qu’il me vit, il cria : « Prenez garde de rompre mes toiles ! » Je l’entretins, et il me dit que c’était une chose pitoyable que l’aveuglement où les hommes avaient été jusqu’ici par rapport aux vers à soie, tandis qu’ils avaient à leur disposition tant d’insectes domestiques dont ils ne faisaient aucun usage, et qui étaient néanmoins préférables aux vers à soie, qui ne savaient que filer ; au lieu que l’araignée saurait tout ensemble filer et ourdir. Il ajouta que l’usage des toiles d’araignée épargnerait encore dans la suite les frais de la teinture, ce que je concevrais aisément lorsqu’il m’aurait fait voir un grand nombre de mouches de couleurs diverses et charmantes dont il nourrissait ses araignées ; qu’il était certain que leurs toiles prendraient infailliblement la couleur de ces mouches, et que, comme il en avait de toute espèce, il espérait aussi voir bientôt des toiles capables de satisfaire, par leurs couleurs, tous les goûts différents des hommes, aussitôt qu’il aurait pu trouver une certaine nourriture suffisamment glutineuse pour ses mouches, afin que les fils de l’araignée en acquissent plus de solidité et de force.

 

Je vis ensuite un célèbre astronome, qui avait entrepris de placer un cadran à la pointe du grand clocher de la maison de ville, ajustant de telle manière les mouvements diurnes et annuels du soleil avec le vent, qu’ils pussent s’accorder avec le mouvement de la girouette.

 

Après avoir visité le bâtiment des arts, je passai dans l’autre corps de logis, où étaient les faiseurs de systèmes par rapport aux sciences. Nous entrâmes d’abord dans l’école du langage, où nous trouvâmes trois académiciens qui raisonnaient ensemble sur les moyens d’embellir la langue.

 

L’un d’eux était d’avis, pour abréger le discours, de réduire tous les mots en simples monosyllabes et de bannir tous les verbes et tous les participes.

 

L’autre allait plus loin, et proposait une manière d’abolir tous les mots, en sorte qu’on raisonnerait sans parler, ce qui serait très favorable à la poitrine, parce qu’il est clair qu’à force de parler les poumons s’usent et la santé s’altère. L’expédient qu’il trouvait était de porter sur soi toutes les choses dont on voudrait s’entretenir. Ce nouveau système, dit-on, aurait été suivi, si les femmes ne s’y fussent opposées. Plusieurs esprits supérieurs de cette académie ne laissaient pas néanmoins de se conformer à cette manière d’exprimer les choses par les choses mêmes, ce qui n’était embarrassant pour eux que lorsqu’ils avaient à parler de plusieurs sujets différents ; alors il fallait apporter sur leur dos des fardeaux énormes, à moins qu’ils n’eussent un ou deux valets bien forts pour s’épargner cette peine : ils prétendaient que, si ce système avait lieu, toutes les nations pourraient facilement s’entendre (ce qui serait d’une grande commodité), et qu’on ne perdrait plus le temps à apprendre des langues étrangères.

 

De là, nous entrâmes dans l’école de mathématique, dont le maître enseignait à ses disciples une méthode que les Européens auront de la peine à s’imaginer : chaque proposition, chaque démonstration était écrite sur du pain à chanter, avec une certaine encre de teinture céphalique. L’écolier, à jeun, était obligé, après avoir avalé ce pain à chanter, de s’abstenir de boire et de manger pendant trois jours, en sorte que, le pain à chanter étant digéré, la teinture céphalique pût monter au cerveau et y porter avec elle la proposition et la démonstration. Cette méthode, il est vrai, n’avait pas eu beaucoup de succès jusqu’ici, mais c’était, disait-on, parce que l’on s’était trompé dans la mesure de la dose, ou parce que les écoliers, malins et indociles, faisaient seulement semblant d’avaler le bolus, ou bien parce qu’ils mangeaient en cachette pendant les trois jours.

 

 

 

Chapitre VI

 

Suite de la description de l’académie.

 

 

Je ne fus pas fort satisfait de l’école de politique, que je visitai ensuite. Ces docteurs me parurent peu sensés, et la vue de telles personnes a le don de me rendre toujours mélancolique. Ces hommes extravagants soutenaient que les grands devaient choisir pour leurs favoris ceux en qui ils remarquaient plus de sagesse, plus de capacité, plus de vertu, et qu’ils devaient avoir toujours en vue le bien public, récompenser le mérite, le savoir, l’habileté et les services ; ils disaient encore que les princes devaient toujours donner leur confiance aux personnes les plus capables et les plus expérimentées, et autres pareilles sottises et chimères, dont peu de princes se sont avisés jusqu’ici ; ce qui me confirma la vérité de cette pensée admirable de Cicéron : qu’il n’y a rien de si absurde qui n’ait été avancé par quelque philosophe.

 

Mais tous les autres membres de l’académie ne ressemblaient pas à ces originaux dont je viens de parler. Je vis un médecin d’un esprit sublime, qui possédait à fond la science du gouvernement : il avait consacré ses veilles jusqu’ici à découvrir les causes des maladies d’un État et à trouver des remèdes pour guérir le mauvais tempérament de ceux qui administrent les affaires publiques. On convient, disait-il, que le corps naturel et le corps politique ont entre eux une parfaite analogie : donc l’un et l’autre peuvent être traités avec les mêmes remèdes. Ceux qui sont à la tête des affaires ont souvent les maladies qui suivent : ils sont pleins d’humeurs en mouvement, qui leur affaiblissent la tête et le cœur et leur causent quelquefois des convulsions et des contractions de nerfs à la main droite, une faim canine, des indigestions, des vapeurs, des délires et autres sortes de maux. Pour les guérir, notre grand médecin proposait que lorsque ceux qui manient les affaires d’État seraient sur le point de s’assembler, on leur tâterait le pouls, et que par là on tâcherait de connaître la nature de leur maladie ; qu’ensuite, la première fois qu’ils s’assembleraient encore, on leur enverrait avant la séance des apothicaires avec des remèdes astringents, palliatifs, laxatifs, céphalalgiques, apophlegmatiques, acoustiques, etc..., selon la qualité du mal, et en réitérant toujours le même remède à chaque séance.

L’exécution de ce projet ne serait pas d’une grande dépense, et serait, selon mon idée, très utile dans les pays où les états et les parlements se mêlent des affaires d’État : elle procurerait l’unanimité, terminerait les différends, ouvrirait la bouche aux muets, la fermerait aux déclamateurs, calmerait l’impétuosité des jeunes sénateurs, échaufferait la froideur des vieux, réveillerait les stupides, ralentirait les étourdis.

Et parce que l’on se plaint ordinairement que les favoris des princes ont la mémoire courte et malheureuse, le même docteur voulait que quiconque aurait affaire à eux, après avoir exposé le cas en très peu de mots, eût la liberté de donner à M. le favori une chiquenaude dans le nez, un coup de pied dans le ventre, de lui tirer les oreilles ou de lui ficher une épingle dans les cuisses, et tout cela pour l’empêcher d’oublier l’affaire dont on lui aurait parlé ; en sorte qu’on pourrait réitérer de temps en temps le même compliment jusqu’à ce que la chose fût accordée ou refusée tout à fait.

Il voulait aussi que chaque sénateur, dans l’assemblée générale de la nation, après avoir proposé son opinion et avoir dit tout ce qu’il aurait à dire pour la soutenir, fût obligé de conclure à la proposition contradictoire, parce qu’infailliblement le résultat de ces assemblées serait par là très favorable au bien public.

 

Je vis deux académiciens disputer avec chaleur sur le moyen de lever des impôts sans faire murmurer les peuples. L’un soutenait que la meilleure méthode serait d’imposer une taxe sur les vices et sur les folies des hommes, et que chacun serait taxé suivant le jugement et l’estimation de ses voisins. L’autre académicien était d’un sentiment entièrement opposé, et prétendait, au contraire, qu’il fallait taxer les belles qualités du corps et de l’esprit dont chacun se piquait, et les taxer plus ou moins selon leurs degrés, en sorte que chacun serait son propre juge et ferait lui-même sa déclaration. Il fallait taxer fortement l’esprit et la valeur, selon l’aveu que chacun ferait de ces qualités ; mais à l’égard de l’honneur et de la probité, de la sagesse, de la modestie, on exemptait ces vertus de toute taxe, vu qu’étant trop rares, elles ne rendraient presque rien ; qu’on ne rencontrerait personne qui ne voulût avouer qu’elles se trouvassent dans son voisin, et que presque personne aussi n’aurait l’effronterie de se les attribuer à lui-même.

 

On devait pareillement taxer les dames à proportion de leur beauté, de leurs agréments et de leur bonne grâce, suivant leur propre estimation, comme on faisait à l’égard des hommes ; mais pour la sincérité, le bon sens et le bon naturel des femmes, comme elles ne s’en piquent point, cela ne devait rien payer du tout, parce que tout ce qu’on en pourrait retirer ne suffirait pas pour les frais du gouvernement.

 

Afin de retenir les sénateurs dans l’intérêt de la couronne, un autre académicien politique était d’avis qu’il fallait que le prince fît tous les grands emplois à la rafle, de façon cependant que chaque sénateur, avant que de jouer, fit serment et donnât caution qu’il opinerait ensuite selon les intentions de la cour, soit qu’il gagnât ou non ; mais que les perdants auraient ensuite le droit de jouer dès qu’il y aurait quelque emploi vacant. Ils seraient ainsi toujours pleins d’espérance, ils ne se plaindraient point des fausses promesses qu’on leur aurait données, et ne s’en prendraient qu’à la fortune, dont les épaules sont toujours plus fortes que celles du ministère.

 

Un autre académicien me fit voir un écrit contenant une méthode curieuse pour découvrir les complots et les cabales, qui était d’examiner la nourriture des personnes suspectes, le temps auquel elles mangent, le côté sur lequel elles se couchent dans leur lit, de considérer leurs excréments, et de juger par leur odeur et leur couleur des pensées et des projets d’un homme. Il ajoutait que lorsque, pour faire seulement des expériences, il avait parfois songé à l’assassinat d’un homme, il avait alors trouvé ses excréments très jaunes, et que lorsqu’il avait pensé à se révolter et à brûler la capitale, il les avait trouvés d’une couleur très noire.

 

Je me hasardai d’ajouter quelque chose au système de ce politique : je lui dis qu’il serait bon d’entretenir toujours une troupe d’espions et de délateurs, qu’on protégerait et auxquels on donnerait toujours une somme d’argent proportionnée à l’importance de leur dénonciation, soit qu’elle fût fondée ou non ; que, par ce moyen, les sujets seraient retenus dans la crainte et dans le respect ; que ces délateurs et accusateurs seraient autorisés à donner quel sens il leur plairait aux écrits qui leur tomberaient entre les mains ; qu’ils pourraient, par exemple, interpréter ainsi les termes suivants :

 

Un crible, – une grande dame de la cour.

 

Un chien boiteux, – une descente, une invasion.

 

La peste, – une armée sur pied.

 

Une buse, – un favori.

 

La goutte, – un grand prêtre.

 

Un balai, – une révolution.

 

Une souricière, – un emploi de finance.

 

Un égout, – la cour.

 

Un roseau brisé, – la cour de justice.

 

Un tonneau vide, – un général.

 

Une plaie ouverte, – l’état des affaires publiques.

 

On pourrait encore observer l’anagramme de tous les noms cités dans un écrit ; mais il faudrait pour cela des hommes de la plus haute pénétration et du plus sublime génie, surtout quand il s’agirait de découvrir le sens politique et mystérieux des lettres initiales : Ainsi N pourrait signifier un complot, B un régiment de cavalerie, L une flotte. Outre cela, en transposant les lettres, on pourrait apercevoir dans un écrit tous les desseins cachés d’un parti mécontent : par exemple, vous lisez dans une lettre écrite à un ami : Votre frère Thomas a mal au ventre : l’habile déchiffreur trouvera dans l’assemblage de ces mots indifférents une phrase qui fera entendre que tout est prêt pour une sédition.  

L’académicien me fit de grands remerciements de lui avoir communiqué ces petites observations, et me promit de faire de moi une mention honorable dans le traité qu’il allait mettre au jour sur ce sujet.

 

Je ne vis rien dans ce pays qui pût m’engager à y faire un plus long séjour ; ainsi, je commençai à songer à mon retour en Angleterre.

 

 

 

Chapitre VII

 

L’auteur quitte Lagado et arrive à Maldonada. Il fait un petit voyage à Gloubbdoubdrib. Comment il est reçu par le gouverneur.

 

 

Le continent dont ce royaume fait partie s’étend, autant que j’en puis juger, à l’est, vers une contrée inconnue de l’Amérique ; à l’ouest, vers la Californie ; et au nord, vers la mer Pacifique. Il n’est pas à plus de mille cinquante lieues de Lagado. Ce pays a un port célèbre et un grand commerce avec l’île de Luggnagg, située au nord-ouest, environ à vingt degrés de latitude septentrionale et à cent quarante de longitude. L’île de Luggnagg est au sud-ouest du Japon et en est éloignée environ de cent lieues. Il y a une étroite alliance entre l’empereur du Japon et le roi de Luggnagg, ce qui fournit plusieurs occasions d’aller de l’une à l’autre. Je résolus, pour cette raison, de prendre ce chemin pour retourner en Europe. Je louai deux mules avec un guide pour porter mon bagage et me montrer le chemin. Je pris congé de mon illustre protecteur, qui m’avait témoigné tant de bonté, et à mon départ j’en reçus un magnifique présent.

 

Il ne m’arriva pendant mon voyage aucune aventure qui mérite d’être rapportée. Lorsque je fus arrivé au port de Maldonada, qui est une ville environ de la grandeur de Portsmouth, il n’y avait point de vaisseau dans le port prêt à partir pour Luggnagg. Je fis bientôt quelques connaissances dans la ville. Un gentilhomme de distinction me dit que, puisqu’il ne partirait aucun navire pour Luggnagg que dans un mois, je ferais bien de me divertir à faire un petit voyage à l’île de Gloubbdoubdrib, qui n’était éloignée que de cinq lieues vers le sud-ouest ; il s’offrit lui-même d’être de la partie avec un de ses amis, et de me fournir une petite barque.

 

Gloubbdoubdrib, selon son étymologie, signifie l’île des Sorciers ou Magiciens. Elle est environ trois fois aussi large que l’île de Wight et est très fertile. Cette île est sous la puissance du chef d’une tribu toute composée de sorciers, qui ne s’allient qu’entre eux et dont le prince est toujours le plus ancien de la tribu. Ce prince ou gouverneur a un palais magnifique et un parc d’environ trois mille acres, entouré d’un mur de pierres de taille de vingt pieds de haut. Lui et toute sa famille sont servis par des domestiques d’une espèce assez extraordinaire. Par la connaissance qu’il a de la nécromancie, il a le pouvoir d’évoquer les esprits et de les obliger à le servir pendant vingt-quatre heures.

 

Lorsque nous abordâmes à l’île, il était environ onze heures du matin. Un des deux gentilshommes qui m’accompagnaient alla trouver le gouverneur, et lui dit qu’un étranger souhaitait d’avoir l’honneur de saluer Son Altesse. Ce compliment fut bien reçu. Nous entrâmes dans la cour du palais, et passâmes au milieu d’une haie de gardes, dont les armes et les attitudes me firent une peur extrême ; nous traversâmes les appartements et rencontrâmes une foule de domestiques avant que de parvenir à la chambre du gouverneur. Après que nous lui eûmes fait trois révérences profondes, il nous fit asseoir sur de petits tabourets au pied de son trône. Comme il entendait la langue des Balnibarbes, il me fit différentes questions au sujet de mes voyages, et, pour me marquer qu’il voulait en agir avec moi sans cérémonie, il fit signe avec le doigt à tous ses gens de se retirer, et en un instant (ce qui m’étonna beaucoup) ils disparurent comme une fumée. J’eus de la peine à me rassurer ; mais, le gouverneur m’ayant dit que je n’avais rien à craindre, et voyant mes deux compagnons nullement embarrassés, parce qu’ils étaient faits à ces manières, je commençai à prendre courage, et racontai à Son Altesse les différentes aventures de mes voyages, non sans être troublé de temps en temps par ma sotte imagination, regardant souvent autour de moi, à gauche et à droite, et jetant les yeux sur les lieux où j’avais vu les fantômes disparaître.

 

J’eus l’honneur de dîner avec le gouverneur, qui nous fit servir par une nouvelle troupe de spectres. Nous fûmes à table jusqu’au coucher du soleil, et, ayant prié Son Altesse de vouloir bien que je ne couchasse pas dans son palais, nous nous retirâmes, mes deux amis et moi, et allâmes chercher un lit dans la ville capitale, qui est proche. Le lendemain matin, nous revînmes rendre nos devoirs au gouverneur. Pendant les dix jours que nous restâmes dans cette île, je vins à me familiariser tellement avec les esprits, que je n’en eus plus de peur du tout, ou du moins, s’il m’en restait encore un peu, elle cédait à ma curiosité. J’eus bientôt une occasion de la satisfaire, et le lecteur pourra juger par là que je suis encore plus curieux que poltron. Son Altesse me dit un jour de nommer tels morts qu’il me plairait, qu’il me les ferait venir et les obligerait de répondre à toutes les questions que je leur voudrais faire, à condition, toutefois, que je ne les interrogerais que sur ce qui s’était passé de leur temps, et que je pourrais être bien assuré qu’ils me diraient toujours vrai, étant inutile aux morts de mentir.

 

Je rendis de très humbles actions de grâces à Son Altesse, et, pour profiter de ses offres, je me mis à me rappeler la mémoire de ce que j’avais autrefois lu dans l’histoire romaine.

 

Le gouverneur fit signe à César et à Brutus de s’avancer. Je fus frappé d’admiration et de respect à la vue de Brutus, et César m’avoua que toutes ses belles actions étaient au-dessous de celles de Brutus, qui lui avait ôté la vie pour délivrer Rome de sa tyrannie.

 

Il me prit envie de voir Homère ; il m’apparut ; je l’entretins et lui demandai ce qu’il pensait de son Iliade. Il m’avoua qu’il était surpris des louanges excessives qu’on lui donnait depuis trois mille ans ; que son poème était médiocre et semé de sottises, qu’il n’avait plu de son temps qu’à cause de la beauté de sa diction et de l’harmonie de ses vers, et qu’il était fort surpris que, puisque sa langue était morte et que personne n’en pouvait plus distinguer les beautés, les agréments et les finesses, il se trouvât encore des gens assez vains ou assez stupides pour l’admirer. Sophocle et Euripide, qui l’accompagnaient, me tinrent à peu près le même langage et se moquèrent surtout de nos savants modernes, qui, obligés de convenir des bévues des anciennes tragédies, lorsqu’elles étaient fidèlement traduites, soutenaient néanmoins qu’en grec c’étaient des beautés et qu’il fallait savoir le grec pour en juger avec équité.

 

Je voulus voir Aristote et Descartes. Le premier m’avoua qu’il n’avait rien entendu à la physique, non plus que tous les philosophes ses contemporains, et tous ceux même qui avaient vécu entre lui et Descartes ; il ajouta que celui-ci avait pris un bon chemin, quoiqu’il se fût souvent trompé, surtout par rapport à son système extravagant touchant l’âme des bêtes. Descartes prit la parole et dit qu’il avait trouvé quelque chose et avait su établir d’assez bons principes, mais qu’il n’était pas allé fort loin, et que tous ceux qui, désormais, voudraient courir la même carrière seraient toujours arrêtés par la faiblesse de leur esprit et obligés de tâtonner ; que c’était une grande folie de passer sa vie à chercher des systèmes, et que la vraie physique convenable et utile à l’homme était de faire un amas d’expériences et de se borner là ; qu’il avait eu beaucoup d’insensés pour disciples, parmi lesquels on pouvait compter un certain Spinosa.

 

J’eus la curiosité de voir plusieurs morts illustres de ces derniers temps, et surtout des morts de qualité, car j’ai toujours eu une grande vénération pour la noblesse. Oh ! que je vis des choses étonnantes, lorsque le gouverneur fit passer en revue devant moi toute la suite des aïeux de la plupart de nos gentilshommes modernes ! Que j’eus de plaisir à voir leur origine et tous les personnages qui leur ont transmis leur sang ! Je vis clairement pourquoi certaines familles ont le nez long, d’autres le menton pointu, d’autres ont le visage basané et les traits effroyables, d’autres ont les yeux beaux et le teint blond et délicat ; pourquoi, dans certaines familles, il y a beaucoup de fous et d’étourdis, dans d’autres beaucoup de fourbes et de fripons ; pourquoi le caractère de quelques-unes est la méchanceté, la brutalité, la bassesse, la lâcheté, ce qui les distingue, comme leurs armes et leurs livrées. Que je fus encore surpris de voir, dans la généalogie de certains seigneurs, des pages, des laquais, des maîtres à danser et à chanter, etc.

 

Je connus clairement pourquoi les historiens ont transformé des guerriers imbéciles et lâches en grands capitaines, des insensés et de petits génies en grands politiques, des flatteurs et des courtisans en gens de bien, des athées en hommes pleins de religion, d’infâmes débauchés en gens chastes, et des délateurs de profession en hommes vrais et sincères. Je sus de quelle manière des personnes très innocentes avaient été condamnées à la mort ou au bannissement par l’intrigue des favoris qui avaient corrompu les juges ; comment il était arrivé que des hommes de basse extraction et sans mérite avaient été élevés aux plus grandes places ; comment des hommes vils avaient souvent donné le branle aux plus importantes affaires, et avaient occasionné dans l’univers les plus grands événements. Oh ! que je conçus alors une basse idée de l’humanité ! Que la sagesse et la probité des hommes me parut peu de chose, en voyant la source de toutes les révolutions, le motif honteux des entreprises les plus éclatantes, les ressorts, ou plutôt les accidents imprévus, et les bagatelles qui les avaient fait réussir !

 

Je découvris l’ignorance et la témérité de nos historiens, qui ont fait mourir du poison certains rois, qui ont osé faire part au public des entretiens secrets d’un prince avec son premier ministre, et qui ont, si on les en croit, crocheté, pour ainsi dire, les cabinets des souverains et les secrétaireries des ambassadeurs pour en tirer des anecdotes curieuses.

 

Ce fut là que j’appris les causes secrètes de quelques événements qui ont étonné le monde.

 

Un général d’armée m’avoua qu’il avait une fois remporté une victoire par sa poltronnerie et par son imprudence, et un amiral me dit qu’il avait battu malgré lui une flotte ennemie, lorsqu’il avait envie de laisser battre la sienne. Il y eut trois rois qui me dirent que, sous leur règne, ils n’avaient jamais récompensé ni élevé aucun homme de mérite, si ce n’est une fois que leur ministre les trompa et se trompa lui-même sur cet article ; qu’en cela ils avaient eu raison, la vertu étant une chose très incommode à la cour.

 

J’eus la curiosité de m’informer par quel moyen un grand nombre de personnes étaient parvenues à une très haute fortune. Je me bornai à ces derniers temps, sans néanmoins toucher au temps présent, de peur d’offenser même les étrangers (car il n’est pas nécessaire que j’avertisse que tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne regarde point mon cher pays). Parmi ces moyens, je vis le parjure, l’oppression, la subornation, la perfidie, et autres pareilles bagatelles qui méritent peu d’attention. Après ces découvertes, je crois qu’on me pardonnera d’avoir désormais un peu moins d’estime et de vénération pour la grandeur, que j’honore et respecte naturellement, comme tous les inférieurs doivent faire à l’égard de ceux que la nature ou la fortune ont placés dans un rang supérieur.

 

J’avais lu dans quelques livres que des sujets avaient rendu de grands services à leur prince et à leur patrie ; j’eus envie de les voir ; mais on me dit qu’on avait oublié leurs noms, et qu’on se souvenait seulement de quelques-uns, dont les citoyens avaient fait mention en les faisant passer pour des traîtres et des fripons. Ces gens de bien, dont on avait oublié les noms, parurent cependant devant moi, mais avec un air humilié et en mauvais équipage ; ils me dirent qu’ils étaient tous morts dans la pauvreté et dans la disgrâce, et quelques-uns même sur un échafaud.

 

Parmi ceux-ci, je vis un homme dont le cas me parut extraordinaire, qui avait à côté de lui un jeune homme de dix-huit ans. Il me dit qu’il avait été capitaine de vaisseau pendant plusieurs années, et que, dans le combat naval d’Actium, il avait enfoncé la première ligne, coulé à fond trois vaisseaux du premier rang, et en avait pris un de la même grandeur, ce qui avait été la seule cause de la fuite d’Antoine et de l’entière défaite de sa flotte ; que le jeune homme qui était auprès de lui était son fils unique, qui avait été tué dans le combat ; il m’ajouta que, la guerre ayant été terminée, il vint à Rome pour solliciter une récompense et demander le commandement d’un plus gros vaisseau, dont le capitaine avait péri dans le combat ; mais que, sans avoir égard à sa demande, cette place avait été donnée à un jeune homme qui n’avait encore jamais vu la mer ; qu’étant retourné à son département, on l’avait accusé d’avoir manqué à son devoir, et que le commandement de son vaisseau avait été donné à un page favori du vice-amiral Publicola ; qu’il avait été alors obligé de se retirer chez lui, à une petite terre loin de Rome, et qu’il y avait fini ses jours. Désirant savoir si cette histoire était véritable, je demandai à voir Agrippa, qui dans ce combat avait été l’amiral de la flotte victorieuse : il parut, et, me confirmant la vérité de ce récit, il y ajouta des circonstances que la modestie du capitaine avait omises.

 

Comme chacun des personnages qu’on évoquait paraissait tel qu’il avait été dans le monde, je vis avec douleur combien, depuis cent ans, le genre humain avait dégénéré.

 

Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens paysans, dont on vante la simplicité, la sobriété, la justice, l’esprit de liberté, la valeur et l’amour pour la patrie. Je les vis et ne pus m’empêcher de les comparer avec ceux d’aujourd’hui, qui vendent à prix d’argent leurs suffrages dans l’élection des députés au parlement et qui, sur ce point, ont toute la finesse et tout le manège des gens de cour.

 

 

 

Chapitre VIII

 

Retour de l’auteur à Maldonada. Il fait voile pour le royaume du Luggnagg. À son arrivée, il est arrêté et conduit à la cour. Comment il y est reçu.

 

 

Le jour de notre départ étant arrivé, je pris congé de Son Altesse le gouverneur de Gloubbdoubdrid, et retournai avec mes deux compagnons à Maldonada, où, après avoir attendu quinze jours, je m’embarquai enfin dans un navire qui partait pour Luggnagg. Les deux gentilshommes, et quelques autres personnes encore, eurent l’honnêteté de me fournir les provisions nécessaires pour ce voyage et de me conduire jusqu’à bord.

 

Nous essuyâmes une violente tempête, et fûmes contraints de gouverner au nord pour pouvoir jouir d’un certain vent marchand qui souffle en cet endroit dans l’espace de soixante lieues. Le 21 avril 1609, nous entrâmes dans la rivière de Clumegnig, qui est une ville port de mer au sud-est de Luggnagg. Nous jetâmes l’ancre à une lieue de la ville et donnâmes le signal pour faire venir un pilote. En moins d’une demi-heure, il en vint deux à bord, qui nous guidèrent au milieu des écueils et des rochers, qui sont très dangereux dans cette rade et dans le passage qui conduit à un bassin où les vaisseaux sont en sûreté, et qui est éloigné des murs de la ville de la longueur d’un câble.

 

Quelques-uns de nos matelots, soit par trahison, soit par imprudence, dirent aux pilotes que j’étais un étranger et un grand voyageur. Ceux-ci en avertirent le commis de la douane, qui me fit diverses questions dans la langue balnibarbienne qui est entendue en cette ville à cause du commerce, et surtout par les gens de mer et les douaniers. Je lui répondis en peu de mots et lui fis une histoire aussi vraisemblable et aussi suivie qu’il me fut possible ; mais je crus qu’il était nécessaire de déguiser mon pays et de me dire Hollandais, ayant dessein d’aller au Japon, où je savais que les Hollandais seuls étaient reçus. Je dis donc au commis qu’ayant fait naufrage à la côte des Balnibarbes, et ayant échoué sur un rocher, j’avais été dans l’île volante de Laputa, dont j’avais souvent ouï parler, et que maintenant je songeais à me rendre au Japon, afin de pouvoir retourner de là dans mon pays. Le commis me dit qu’il était obligé de m’arrêter jusqu’à ce qu’il eût reçu des ordres de la cour, où il allait écrire immédiatement et d’où il espérait recevoir réponse dans quinze jours. On me donna un logement convenable et on mit une sentinelle à ma porte. J’avais un grand jardin pour me promener, et je fus traité assez bien aux dépens du roi. Plusieurs personnes me rendirent visite, excitées par la curiosité de voir un homme qui venait d’un pays très éloigné, dont ils n’avaient jamais entendu parler.

 

Je fis marché avec un jeune homme de notre vaisseau pour me servir d’interprète. Il était natif de Luggnagg ; mais, ayant passé plusieurs années à Maldonada, il savait parfaitement les deux langues. Avec son secours je fus en état d’entretenir tous ceux qui me faisaient l’honneur de me venir voir, c’est-à-dire d’entendre leurs questions et de leur faire entendre mes réponses.

 

Celle de la cour vint au bout de quinze jours, comme on l’attendait : elle portait un ordre de me faire conduire avec ma suite par un détachement de chevaux à Traldragenb ou Tridragdrib ; car, autant que je m’en puis souvenir, on prononce des deux manières. Toute ma suite consistait en ce pauvre garçon qui me servait d’interprète et que j’avais pris à mon service. On fit partir un courrier devant nous, qui nous devança d’une demi-journée, pour donner avis au roi de mon arrivée prochaine et pour demander à Sa Majesté le jour et l’heure que je pourrais avoir l’honneur et le plaisir de lécher la poussière du pied de son trône.

 

Deux jours après mon arrivée, j’eus audience ; et d’abord on me fit coucher et ramper sur le ventre, et balayer le plancher avec ma langue à mesure que j’avançais vers le trône du roi ; mais, parce que j’étais étranger, on avait eu l’honnêteté de nettoyer le plancher, de manière que la poussière ne me pût faire de peine. C’était une grâce particulière, qui ne s’accordait pas même aux personnes du premier rang lorsqu’elles avaient l’honneur d’être reçues à l’audience de Sa Majesté ; quelquefois même on laissait exprès le plancher très sale et très couvert de poussière, lorsque ceux qui venaient à l’audience avaient des ennemis à la cour. J’ai une fois vu un seigneur avoir la bouche si pleine de poussière et si souillée de l’ordure qu’il avait recueillie avec sa langue, que, quand il fut parvenu au trône, il lui fut impossible d’articuler un seul mot. À ce malheur il n’y a point de remède, car il est défendu, sous des peines très graves, de cracher ou de s’essuyer la bouche en présence du roi. Il y a même en cette cour un autre usage que je ne puis du tout approuver : lorsque le roi veut se défaire de quelque seigneur ou quelque courtisan d’une manière qui ne le déshonore point, il fait jeter sur le plancher une certaine poudre brune qui est empoisonnée, et qui ne manque point de le faire mourir doucement et sans éclat au bout de vingt-quatre heures ; mais, pour rendre justice à ce prince, à sa grande douceur et à la bonté qu’il a de ménager la vie de ses sujets, il faut dire, à son honneur, qu’après de semblables exécutions il a coutume d’ordonner très expressément de bien balayer le plancher ; en sorte que, si ses domestiques l’oubliaient, ils courraient risque de tomber dans sa disgrâce. Je le vis un jour condamner un petit page à être bien fouetté pour avoir malicieusement négligé d’avertir de balayer dans le cas dont il s’agit, ce qui avait été cause qu’un jeune seigneur de grande espérance avait été empoisonné ; mais le prince, plein de bonté, voulut bien encore pardonner au petit page et lui épargner le fouet.

 

Pour revenir à moi, lorsque je fus à quatre pas du trône de Sa Majesté, je me levai sur mes genoux, et après avoir frappé sept fois la terre de mon front, je prononçai les paroles suivantes, que la veille on m’avait fait apprendre par cœur : Ickpling glofftrobb sgnutserumm bliopm lashnalt, zwin tnodbalkguffh sthiphad gurdlubb asht !

C’est un formulaire établi par les lois de ce royaume pour tous ceux qui sont admis à l’audience, et qu’on peut traduire ainsi : Puisse Votre céleste Majesté survivre au soleil ! Le roi me fit une réponse que je ne compris point, et à laquelle je fis cette réplique, comme on me l’avait apprise : Fluft drin valerick dwuldom prastrod mirpush ; c’est-à-dire : Ma langue est dans la bouche de mon ami. Je fis entendre par là que je désirais me servir de mon interprète. Alors on fit entrer ce jeune garçon dont j’ai parlé, et, avec son secours, je répondis à toutes les questions que Sa Majesté me fit pendant une demi-heure. Je parlais balnibarbien, mon interprète rendait mes paroles en luggnaggien.

 

Le roi prit beaucoup de plaisir à mon entretien, et ordonna à son bliffmarklub, ou chambellan, de faire préparer un logement dans son palais pour moi et mon interprète, et de me donner une somme par jour pour ma table, avec une bourse pleine d’or pour mes menus plaisirs.

 

Je demeurai trois mois en cette cour, pour obéir à Sa Majesté, qui me combla de ses bontés et me fit des offres très gracieuses pour m’engager à m’établir dans ses États ; mais je crus devoir le remercier, et songer plutôt à retourner dans mon pays, pour y finir mes jours auprès de ma chère femme, privée depuis longtemps des douceurs de ma présence.

 

 

 

Chapitre IX

 

Des struldbruggs ou immortels.

 

 

Les Luggnaggiens sont un peuple très poli et très brave, et, quoiqu’ils aient un peu de cet orgueil qui est commun à toutes les nations de l’Orient, ils sont néanmoins honnêtes et civils à l’égard des étrangers, et surtout de ceux qui ont été bien reçus à la cour.

 

Je fis connaissance et je me liai avec des personnes du grand monde et du bel air ; et, par le moyen de mon interprète, j’eus souvent avec eux des entretiens agréables et instructifs.

 

Un d’eux me demanda un jour si j’avais vu quelques-uns de leurs struldbruggs ou immortels. Je lui répondis que non, et que j’étais fort curieux de savoir comment on avait pu donner ce nom à des humains ; il me dit que quelquefois, quoique rarement, il naissait dans une famille un enfant avec une tache rouge et ronde, placée directement sur le sourcil gauche, et que cette heureuse marque le préservait de la mort ; que cette tache était d’abord de la largeur d’une petite pièce d’argent (que nous appelons en Angleterre un three pence), et qu’ensuite elle croissait et changeait même de couleur ; qu’à l’âge de douze ans elle était verte jusqu’à vingt, qu’elle devenait bleue ; qu’à quarante-cinq ans elle devenait tout à fait noire et aussi grande qu’un schilling, et ensuite ne changeait plus ; il m’ajouta qu’il naissait si peu de ces enfants marqués au front, qu’on comptait à peine onze cents immortels de l’un et de l’autre sexe dans tout le royaume ; qu’il y en avait environ cinquante dans la capitale, et que depuis trois ans il n’était né qu’un enfant de cette espèce, qui était fille ; que la naissance d’un immortel n’était point attachée à une famille préférablement à une autre ; que c’était un présent de la nature ou du hasard, et que les enfants mêmes des struldbruggs naissaient mortels comme les enfants des autres hommes, sans avoir aucun privilège.

 

Ce récit me réjouit extrêmement, et la personne qui me le faisait entendant la langue des Balnibarbes, que je parlais aisément, je lui témoignai mon admiration et ma joie avec les termes les plus expressifs et même les plus outrés. Je m’écriai, comme dans une espèce de ravissement et d’enthousiasme : « Heureuse nation, dont tous les enfants à naître peuvent prétendre à l’immortalité ! Heureuse contrée, où les exemples de l’ancien temps subsistent toujours, où là vertu des premiers siècles n’a point péri, et où les premiers hommes vivent encore et vivront éternellement, pour donner des leçons de sagesse à tous leurs descendants ! Heureux ces sublimes struldbruggs qui ont le privilège de ne point mourir, et que, par conséquent, l’idée de la mort n’intimide point, n’affaiblit point, n’abat point ! »

 

Je témoignai ensuite que j’étais surpris de n’avoir encore vu aucun de ces immortels à la cour ; que, s’il y en avait, la marque glorieuse empreinte sur leur front m’aurait sans doute frappé les yeux. « Comment, ajoutai-je, le roi, qui est un prince si judicieux, ne les emploie-t-il point dans le ministère et ne leur donne-t-il point sa confiance ? Mais peut-être que la vertu rigide de ces vieillards l’importunerait et blesserait les yeux de sa cour. Quoi qu’il en soit, je suis résolu d’en parler à Sa Majesté à la première occasion qui s’offrira, et, soit qu’elle défère à mes avis ou non, j’accepterai en tout cas l’établissement qu’elle a eu la bonté de m’offrir dans ses États, afin de pouvoir passer le reste de mes jours dans la compagnie illustre de ces hommes immortels, pourvu qu’ils daignent souffrir la mienne. »

 

Celui à qui j’adressai la parole, me regardant alors avec un sourire qui marquait que mon ignorance lui faisait pitié, me répondit qu’il était ravi que je voulusse bien rester dans le pays, et me demanda la permission d’expliquer à la compagnie ce que je venais de lui dire ; il le fit, et pendant quelque temps ils s’entretinrent ensemble dans leur langage, que je n’entendais point ; je ne pus même lire ni dans leurs gestes ni dans leurs yeux l’impression que mon discours avait faite sur leurs esprits. Enfin, la même personne qui m’avait parlé jusque-là me dit poliment que ses amis étaient charmés de mes réflexions judicieuses sur le bonheur et les avantages de l’immortalité ; mais qu’ils souhaitaient savoir quel système de vie je me ferais, et quelles seraient mes occupations et mes vues si la nature m’avait fait naître struldbrugg.

À cette question intéressante je répartis que j’allais les satisfaire sur-le-champ avec plaisir, que les suppositions et les idées me coûtaient peu, et que j’étais accoutumé à m’imaginer ce que j’aurais fait si j’eusse été roi, général d’armée ou ministre d’État ; que, par rapport à l’immortalité, j’avais aussi quelquefois médité sur la conduite que je tiendrais si j’avais à vivre éternellement, et que, puisqu’on le voulait, j’allais sur cela donner l’essor à mon imagination.

 

Je dis donc que, si j’avais eu l’avantage de naître struldbrugg, aussitôt que j’aurais pu connaître mon bonheur et savoir la différence qu’il y a entre la vie et la mort, j’aurais d’abord mis tout en œuvre pour devenir riche, et qu’à force d’être intrigant, souple et rampant, j’aurais pu espérer me voir un peu à mon aise au bout de deux cents ans ; qu’en second lieu, je me fusse appliqué si sérieusement à l’étude dès mes premières années, que j’aurais pu me flatter de devenir un jour le plus savant homme de l’univers ; que j’aurais remarqué avec soin tous les grands événements ; que j’aurais observé avec attention tous les princes et tous les ministres d’État qui se succèdent les uns aux autres, et aurais eu le plaisir de comparer tous leurs caractères et de faire sur ce sujet les plus belles réflexions du monde ; que j’aurais tracé un mémoire fidèle et exact de toutes les révolutions de la mode et du langage, et des changements arrivés aux coutumes, aux lois, aux mœurs, aux plaisirs même ; que, par cette étude et ces observations, je serais devenu à la fin un magasin d’antiquités, un registre vivant, un trésor de connaissances, un dictionnaire parlant, l’oracle perpétuel de mes compatriotes et de tous mes contemporains.

 

« Dans cet état, je ne me marierais point, ajoutai-je, et je mènerais une vie de garçon gaiement, librement, mais avec économie, afin qu’en vivant toujours j’eusse toujours de quoi vivre. Je m’occuperais à former l’esprit de quelques jeunes gens en leur faisant part de mes lumières et de ma longue expérience. Mes vrais amis, mes compagnons, mes confidents, seraient mes illustres confrères les struldbruggs, dont je choisirais une douzaine parmi les plus anciens, pour me lier plus étroitement avec eux. Je ne laisserais pas de fréquenter aussi quelques mortels de mérite, que je m’accoutumerais à voir mourir sans chagrin et sans regret, leur postérité me consolant de leur mort ; ce pourrait même être pour moi un spectacle assez agréable, de même qu’un fleuriste prend plaisir à voir les tulipes et les œillets de son jardin naître, mourir et renaître. Nous nous communiquerions mutuellement, entre nous autres struldbruggs, toutes les remarques et observations que nous aurions faites sur la cause et le progrès de la corruption du genre humain. Nous en composerions un beau traité de morale, plein de leçons utiles et capables d’empêcher la nature humaine de dégénérer, comme elle fait de jour en jour, et comme on le lui reproche depuis deux mille ans. Quel spectacle, noble et ravissant que de voir de ses propres yeux les décadences et les révolutions des empires, la face de la terre renouvelée, les villes superbes transformées en viles bourgades, ou tristement ensevelies sous leurs ruines honteuses ; les villages obscurs devenus le séjour des rois et de leurs courtisans ; les fleuves célèbres changés en petits ruisseaux ; l’Océan baignant d’autres rivages ; de nouvelles contrées découvertes ; un monde inconnu sortant, pour ainsi dire, du chaos ; la barbarie et l’ignorance répandues sur les nations les plus polies et les plus éclairées ; l’imagination éteignant le jugement, le jugement glaçant l’imagination ; le goût des systèmes, des paradoxes, de l’enflure, des pointes et des antithèses étouffant la raison et le bon goût ; la vérité opprimée dans un temps et triomphant dans l’autre ; les persécutés devenus persécuteurs, et les persécuteurs persécutés à leur tour ; les superbes abaissés et les humbles élevés ; des esclaves, des affranchis, des mercenaires, parvenus à une fortune immense et à une richesse énorme par le maniement des deniers publics, par les malheurs, par la faim, par la soif, par la nudité, par le sang des peuples ; enfin, la postérité de ces brigands publics rentrée dans le néant, d’où l’injustice et la rapine l’avaient tirée ! Comme, dans cet état d’immortalité, l’idée de la mort ne serait jamais présente à mon esprit pour me troubler ou pour ralentir mes désirs, je m’abandonnerais à tous les plaisirs sensibles dont la nature et la raison me permettraient l’usage. Les sciences seraient néanmoins toujours mon premier et mon plus cher objet, et je m’imagine qu’à force de méditer, je trouverais à la fin la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, la pierre philosophale et le remède universel ; qu’en un mot, je porterais toutes les sciences et tous les arts à leur dernière perfection. »

 

Lorsque j’eus fini mon discours, celui qui seul l’avait entendu se tourna vers la compagnie et lui en fit le précis dans le langage du pays ; après quoi ils se mirent à raisonner ensemble un peu de temps, sans pourtant témoigner, au moins par leurs gestes et attitudes, aucun mépris pour ce que je venais de dire. À la fin, cette même personne qui avait résumé mon discours fut priée par la compagnie d’avoir la charité de me dessiller les yeux et de me découvrir mes erreurs.

 

Il me dit d’abord que je n’étais pas le seul étranger qui regardât avec étonnement et avec envie l’état des struldbruggs ; qu’il avait trouvé chez les Balnibarbes et chez les Japonais à peu près les mêmes dispositions ; que le désir de vivre était naturel à l’homme ; que celui qui avait un pied dans le tombeau s’efforçait de se tenir ferme sur l’autre ; que le vieillard le plus courbé se représentait toujours un lendemain et un avenir, et n’envisageait la mort que comme un mal éloigné et à fuir ; mais que dans l’île de Luggnagg on pensait bien autrement, et que l’exemple familier et la vue continuelle des struldbruggs avaient préservé les habitants de cet amour insensé de la vie.

 

« Le système de conduite, continua-t-il, que vous vous proposez dans la supposition de votre être immortel, et que vous nous avez tracé tout à l’heure, est ridicule et tout à fait contraire à la raison. Vous avez supposé sans doute que, dans cet état, vous jouiriez d’une jeunesse perpétuelle, d’une vigueur et d’une santé sans aucune altération ; mais est-ce là de quoi il s’agissait lorsque nous vous avons demandé ce que vous feriez si vous deviez toujours vivre ? Avons-nous supposé que vous ne vieilliriez point, et que votre prétendue immortalité serait un printemps éternel ?»

 

Après cela, il me fit le portrait des struldbruggs, et me dit qu’ils ressemblaient aux mortels et vivaient comme eux jusqu’à l’âge de trente ans ; qu’après cet âge, ils tombaient peu à peu dans une humeur noire, qui augmentait toujours jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’âge de quatre-vingts ans ; qu’alors ils n’étaient pas seulement sujets à toutes les infirmités, à toutes les misères et à toutes les faiblesses des vieillards de cet âge, mais que l’idée affligeante de l’éternelle durée de leur misérable caducité les tourmentait à un point que rien ne pouvait les consoler : qu’ils n’étaient pas seulement, comme les autres vieillards, entêtés, bourrus, avares, chagrins, babillards, mais qu’ils n’aimaient qu’eux-mêmes, qu’ils renonçaient aux douceurs de l’amitié, qu’ils n’avaient plus même de tendresse pour leurs enfants, et qu’au delà de la troisième génération ils ne reconnaissaient plus leur postérité ; que l’envie et la jalousie les dévoraient sans cesse ; que la vue des plaisirs sensibles dont jouissent les jeunes mortels, leurs amusements, leurs amours, leurs exercices, les faisaient en quelque sorte mourir à chaque instant ; que tout, jusqu’à la mort même des vieillards qui payaient le tribut à la nature, excitait leur envie et les plongeait dans le désespoir ; que, pour cette raison, toutes les fois qu’ils voyaient faire des funérailles, ils maudissaient leur sort et se plaignaient amèrement de la nature, qui leur avait refusé la douceur de mourir, de finir leur course ennuyeuse et d’entrer dans un repos éternel ; qu’ils n’étaient plus alors en état de cultiver leur esprit et d’orner leur mémoire ; qu’ils se ressouvenaient tout au plus de ce qu’ils avaient vu et appris dans leur jeunesse et dans leur âge moyen ; que les moins misérables et les moins à plaindre étaient ceux qui radotaient, qui avaient tout à fait perdu la mémoire et étaient réduits à l’état de l’enfance ; qu’au moins on prenait alors pitié de leur triste situation et qu’on leur donnait tous les secours dont ils avaient besoin.

 

« Lorsqu’un struldbrugg, ajouta-t-il, s’est marié à une struldbrugge, le mariage, selon les lois de l’État, est dissous dès que le plus jeune des deux est parvenu à l’âge de quatre-vingts ans. Il est juste que de malheureux humains, condamnés malgré eux, et sans l’avoir mérité, à vivre éternellement, ne soient pas encore, pour surcroît de disgrâce, obligés de vivre avec une femme éternelle. Ce qu’il y a de plus triste est qu’après avoir atteint cet âge fatal, ils sont regardés comme morts civilement. Leurs héritiers s’emparent de leurs biens ; ils sont mis en tutelle, ou plutôt ils sont dépouillés de tout et réduits à une simple pension alimentaire, loi très juste à cause de la sordide avarice ordinaire aux vieillards. Les pauvres sont entretenus aux dépens du public dans une maison appelée l’hôpital des pauvres immortels. Un immortel de quatre-vingts ans ne peut plus exercer de charge ni d’emploi, ne peut négocier, ne peut contracter, ne peut acheter ni vendre, et son témoignage même n’est point reçu en justice. Mais lorsqu’ils sont parvenus à quatre-vingt-dix ans, c’est encore bien pis : toutes leurs dents et tous leurs cheveux tombent ; ils perdent le goût des aliments, et ils boivent et mangent sans aucun plaisir ; ils perdent la mémoire des choses les plus aisées à retenir et oublient le nom de leurs amis et quelquefois leur propre nom. Il leur est, pour cette raison, inutile de s’amuser à lire, puisque, lorsqu’ils veulent lire une phrase de quatre mots, ils oublient les deux premiers tandis qu’ils lisent les deux derniers. Par la même raison, il leur est impossible de s’entretenir avec personne. D’ailleurs, comme la langue de ce pays est sujette à de fréquents changements, les struldbruggs nés dans un siècle ont beaucoup de peine à entendre le langage des hommes nés dans un autre siècle, et ils sont toujours comme étrangers dans leur patrie. »

 

Tel fut le détail qu’on me fit au sujet des immortels de ce pays, détail qui me surprit extrêmement. On m’en montra dans la suite cinq ou six, et j’avoue que je n’ai jamais rien vu de si laid et de si dégoûtant ; les femmes surtout étaient affreuses ; je m’imaginais voir des spectres.

 

Le lecteur peut bien croire que je perdis alors tout à fait l’envie de devenir immortel à ce prix. J’eus bien de la honte de toutes les folles imaginations auxquelles je m’étais abandonné sur le système d’une vie éternelle en ce bas monde.

 

Le roi, ayant appris ce qui s’était passé dans l’entretien que j’avais eu avec ceux dont j’ai parlé, rit beaucoup de mes idées sur l’immortalité et de l’envie que j’avais portée aux struldbruggs. Il me demanda ensuite sérieusement si je ne voudrais pas en mener deux ou trois dans mon pays pour guérir mes compatriotes du désir de vivre et de la peur de mourir. Dans le fond, j’aurais été fort aise qu’il m’eût fait ce présent ; mais, par une loi fondamentale du royaume, il est défendu aux immortels d’en sortir.

 

 

 

Chapitre X

 

L’auteur part de l’île de Luggnagg pour se rendre au Japon, où il s’embarque sur un vaisseau hollandais. Il arrive à Amsterdam et de là passe en Angleterre.

 

 

Je m’imagine que tout ce que je viens de raconter des struldbruggs n’aura point ennuyé le lecteur. Ce ne sont point là, je crois, de ces choses communes, usées et rebattues qu’on trouve dans toutes les relations des voyageurs ; au moins, je puis assurer que je n’ai rien trouvé de pareil dans celles que j’ai lues. En tout cas, si ce sont des redites et des choses déjà connues, je prie de considérer que des voyageurs, sans se copier les uns les autres, peuvent fort bien raconter les mêmes choses lorsqu’ils ont été dans les mêmes pays.

 

Comme il y a un très grand commerce entre le royaume de Luggnagg et l’empire du Japon, il est à croire que les auteurs japonais n’ont pas oublié dans leurs livres de faire mention de ces struldbruggs. Mais le séjour que j’ai fait au Japon ayant été très court, et n’ayant, d’ailleurs, aucune teinture de la langue japonaise, je n’ai pu savoir sûrement si cette matière a été traitée dans leurs livres. Quelque Hollandais pourra un jour nous apprendre ce qu’il en est.

 

Le roi de Luggnagg m’ayant souvent pressé, mais inutilement, de rester dans ses États, eut enfin la bonté de m’accorder mon congé, et me fit même l’honneur de me donner une lettre de recommandation, écrite de sa propre main, pour Sa Majesté l’empereur du Japon. En même temps, il me fit présent de quatre cent quarante-quatre pièces d’or, de cinq mille cinq cent cinquante cinq petites perles et de huit cent quatre-vingt-huit mille cent quatre-vingt-huit grains d’une espèce de riz très rare. Ces sortes de nombres, qui se multiplient par dix, plaisent beaucoup en ce pays-là.

 

Le 6 de mai 1709, je pris congé, en cérémonie, de Sa Majesté, et dis adieu à tous les amis que j’avais à sa cour. Ce prince me fit conduire par un détachement de ses gardes jusqu’au port de Glanguenstald, situé au sud-ouest de l’île. Au bout de six jours, je trouvai un vaisseau prêt à me transporter au Japon ; je montai sur ce vaisseau, et, notre voyage ayant duré cinquante jours, nous débarquâmes à un petit port nommé Xamoski, au sud-ouest du Japon.

 

Je fis voir d’abord aux officiers de la douane la lettre dont j’avais l’honneur d’être chargé de la part du roi de Luggnagg pour Sa Majesté japonaise ; ils connurent tout d’un coup le sceau de Sa Majesté luggnaggienne, dont l’empreinte représentait un roi soutenant un pauvre estropié et l’aidant à marcher.

 

Les magistrats de la ville, sachant que j’étais porteur de cette auguste lettre, me traitèrent en ministre et me fournirent une voiture pour me transporter à Yedo, qui est la capitale de l’empire. Là, j’eus audience de Sa Majesté impériale, et l’honneur de lui présenter ma lettre, qu’on ouvrit publiquement, avec de grandes cérémonies, et que l’empereur se fit aussitôt expliquer par son interprète. Alors Sa Majesté me fit dire, par ce même interprète, que j’eusse à lui demander quelque grâce, et qu’en considération de son très cher frère le roi de Luggnagg, il me l’accorderait aussitôt.

 

Cet interprète, qui était ordinairement employé dans les affaires du commerce avec les Hollandais, connut aisément à mon air que j’étais Européen, et, pour cette raison, me rendit en langue hollandaise les paroles de Sa Majesté. Je répondis que j’étais un marchand de Hollande qui avait fait naufrage dans une mer éloignée ; que depuis j’avais fait beaucoup de chemin par terre et par mer pour me rendre à Luggnagg, et de là dans l’empire du Japon, où je savais que mes compatriotes les Hollandais faisaient commerce, ce qui me pourrait procurer l’occasion de retourner en Europe ; que je suppliais donc Sa Majesté de me faire conduire en sûreté à Nangasaki. Je pris en même temps la liberté de lui demander encore une autre grâce : ce fut qu’en considération du roi de Luggnagg, qui me faisait l’honneur de me protéger, on voulût me dispenser de la cérémonie qu’on faisait pratiquer à ceux de mon pays, et ne point me contraindre à fouler aux pieds le crucifix, n’étant venu au Japon que pour passer en Europe, et non pour y trafiquer.

 

Lorsque l’interprète eut exposé à Sa Majesté japonaise cette dernière grâce que je demandais, elle parut surprise de ma proposition et répondit que j’étais le premier homme de mon pays à qui un pareil scrupule fût venu à l’esprit ; ce qui le faisait un peu douter que je fasse véritablement Hollandais, comme je l’avais assuré, et le faisait plutôt soupçonner que j’étais chrétien. Cependant l’empereur, goûtant la raison que je lui avais alléguée, et ayant principalement égard à la recommandation du roi de Luggnagg, voulut bien, par bonté, compatir à ma faiblesse et à ma singularité, pourvu que je gardasse des mesures pour sauver les apparences ; il me dit qu’il donnerait ordre aux officiers préposés pour faire observer cet usage de me laisser passer et de faire semblant de m’avoir oublié. Il ajouta qu’il était de mon intérêt de tenir la chose secrète, parce qu’infailliblement les Hollandais, mes compatriotes, me poignarderaient dans le voyage s’ils venaient à savoir la dispense que j’avais obtenue et le scrupule injurieux que j’avais eu de les imiter.

 

Je rendis de très humbles actions de grâces à Sa Majesté de cette faveur singulière, et, quelques troupes étant alors en marche pour se rendre à Nangasaki, l’officier commandant eut ordre de me conduire en cette ville, avec une instruction secrète sur l’affaire du crucifix.

 

Le neuvième jour de juin 1709, après un voyage long et pénible, j’arrivai à Nangasaki, où je rencontrai une compagnie de Hollandais qui étaient partis d’Amsterdam pour négocier à Amboine, et qui étaient prêts à s’embarquer, pour leur retour, sur un gros vaisseau de quatre cent cinquante tonneaux. J’avais passé un temps considérable en Hollande, ayant fait mes études à Leyde, et je parlais fort bien la langue de ce pays. On me fit plusieurs questions sur mes voyages, auxquelles je répondis comme il me plut. Je soutins parfaitement au milieu d’eux le personnage de Hollandais ; je me donnai des amis et des parents dans les Provinces-Unies, et je me dis natif de Gelderland.

J’étais disposé à donner au capitaine du vaisseau, qui était un certain Théodore Vangrult, tout ce qui lui aurait plu de me demander pour mon passage ; mais, ayant su que j’étais chirurgien, il se contenta de la moitié du prix ordinaire, à condition que j’exercerais ma profession dans le vaisseau.

 

Avant que de nous embarquer, quelques-uns de la troupe m’avaient souvent demandé si j’avais pratiqué la cérémonie, et j’avais toujours répondu en général que j’avais fait tout ce qui était nécessaire. Cependant un d’eux, qui était un coquin étourdi, s’avisa de me montrer malignement à l’officier japonais, et de dire : Il n’a point foulé aux pieds le crucifix. L’officier, qui avait un ordre secret de ne le point exiger de moi, lui répliqua par vingt coups de canne qu’il déchargea sur ses épaules ; en sorte que personne ne fut d’humeur, après cela, de me faire des questions sur la cérémonie.

 

Il ne se passa rien dans notre voyage qui mérite d’être rapporté. Nous fîmes voile avec un vent favorable, et mouillâmes au cap de Bonne-Espérance pour y faire aiguade. Le 16 d’avril 1710, nous débarquâmes à Amsterdam, où je restai peu de temps, et où je m’embarquai bientôt pour l’Angleterre. Quel plaisir ce fut pour moi de revoir ma chère patrie, après cinq ans et demi d’absence ! Je me rendis directement à Redriff, où je trouvai ma femme et mes enfants en bonne santé.

 

 

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6 juin 2013

Georges BRASSENS, Textes des chansons

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Georges BRASSENS

Textes des chansons

 

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AUPRES DE MON ARBRE

 

1
J'ai plaqué mon chêne comme un saligaud, mon copain le chêne mon alter ego
On était du même bois un peu rustique un peu brut, dont on fait n'importe quoi
Sauf naturelle ment des flûtes
J'ai mainte nant des frênes, des arbres de Judée, tous de bonne graine , de haute futaie
Mais toi tu manques à l'appel, ma vieille branche de campagne
Mon seul arbre de noël, mon mât de cocagne

Refrain
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû m'éloigner de mon arbre
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû le quitter des yeux

2
Je suis un pauvre' type, j'aurai plus de joie, j'ai jeté ma pipe, ma vieille pipe en bois
Qu'avait fumé sans se fâcher, sans jamais me brûler la lippe le tabac de la vache enragée
Dans sa bonne vieille tête de pipe
J'ai des pipes d'écume, ornés de fleurons, de ces pipes qu'on fume , en levant le front
Mais je retrouverais plus ma foi, dans mon cœur ni sur ma lippe,
Le goût de ma vieille pipe en bois, sacré nom d'une pipe

Refrain
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû m'éloigner de mon arbre
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû le quitter des yeux

3
Le surnom d'infâme, me va comme un gant, d'avec que ma femme j'ai foutu le camp
Parc' que depuis tant d'années, c'était pas une sinécure, de lui voir tout le temps le nez
Au milieu de la figure
Je bats la campagne pour dénicher la, nouvelle compagne valant celle-là
Qui bien sur laissait beaucoup trop de pierres dans les lentilles,
Mais se pendait à mon coup quand je perdais mes billes

Refrain
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû m'éloigner de mon arbre
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû le quitter des yeux

4
J'avais une mansarde pour tout logement, avec des lézardes sur le firmament
Je le savais par cœur depuis, et pour un baiser la course, j'emmenais mes belles de nuit
Faire un tour sur la grande Ours
J'habite plus de mansarde il peut désormais, tomber des halle bardes, je m'en bats l'œil mais
Mais si quelqu'un monte aux cieux, moins que moi j'y paie' des prunes
Y'a cent sept ans qui dit mieux, que j'ai pas vu la lune

Refrain
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû m'éloigner de mon arbre
Auprès de mon arbre, je vivais heureux, j'aurais jamais dû le quitter des yeux

 

 

DANS L'EAU DE LA CLAIRE FONTAINE

(9 )

 

1
Dans l'eau de la claire fontaine,
Elle se baignait toute nue.
Un saute de vent soudaine
Jeta ses habits dans les nues.

2
En détresse elle me fit signe,
Pour la vêtir d'aller chercher
Des monceaux de feuilles de vigne,
Fleurs de lis ou fleurs d'oranger.

3
Avec des pétales de roses,
Un bout de corsage lui fis.
La belle n'était pas bien grosse:
Une seule rose a suffi.

4
Avec le pampre de la vigne,
Un bout de cotillon lui fis.
Mais la belle était si petite
Qu'une seule feuille a suffi.

5
Elle me tendit ses bras ses lèvres,
Comme pour me remercier...
Je les pris avec tant de fièvre
Qu'elle fut toute déshabillée.

6
Le jeu dut plaire à l'ingénue,
Car à la fontaine, souvent,
Elle s'alla baigner toute nue
En priant Dieu qu'il fît du vent,
Qu'il fît du vent.

 

 

LA MAGUERITE

(11)

 

1
La petite marguerite est tombée
Singulière du bréviaire de l'abbé
Trois pétales de scandale sur l'autel,
Indiscrète pâquerette d'où vient-elle ?
Trois pétales de scandale sur l'autel,
Indiscrète pâquerette d'où vient-elle ?

2
Dans l'enceinte sacro-sainte, quel émoi!
Quelle affaire, oui ma chère, croyez-moi!
La frivole fleur qui vole, arrive en
Contrebande des plates-bandes du couvent.
La frivole fleur qui vole, arrive en
Contrebande des plates-bandes du couvent.

3
Notre père qui j'espère êtes aux cieux
N'ayez cure des murmures malicieux.
La légère fleur, peuchère! ne vient pas
De nonnettes, de cornettes en sabbat
La légère fleur, peuchère! ne vient pas
De nonnettes, de cornettes en sabbat

4
Sachez diantre! qu'un jour entre deux Ave
Sur la pierre d'un calvaire il l'a trouvée
Et l'a mise chose admise par le ciel
Sans ombrages dans les pages du missel
Et l'a mise chose admise par le ciel
Sans ombrages dans les pages du missel

5
Que ces messes basses cessent, je vous prie,
Non le prêtre n'est pas traître à Marie
Que personne ne soupçonne plus jamais
La petite marguerite ah! ça mais.
Que personne ne soupçonne plus jamais
La petite marguerite ah! ça mais.

 

 

L'ORAGE

 

1
Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps,
Le beau temps me dégoûte et me fait grincer les dents,
Le bel azur me met en rage,
Car le plus grand amour qu'il me fut donné sur terre
Je le dois au mauvais temps je le dois à Jupiter
Il me tomba d'un ciel d'orage.

2
Par un soir de novembre à cheval sur les toits,
Un vrai tonnerre de Brest, avec des cris de putois,
Allumait ses feux d'artifice.
Bondissant de sa couche en costume de nuit,
Ma voisine affolée vint cogner à mon huis
En réclamant mes bons offices.

3
« Je suis seule et j'ai peur, ouvrez-moi par pitié
Mon époux vient de partir faire son dur métier
Pauvre malheureux mercenaire
Contraint de coucher dehors quand il fait mauvais temps
Pour la bonne raison qu'il est représentant
D'une maison de paratonnerres.

4
En bénissant le nom de Benjamin Franklin
Je l'ai mise en lieu sûr entre mes bras câlins
Et puis l'amour a fait le reste!
Toi qui sème des paratonnerres à foison,
Que n'en as-tu planté sur ta propre maison ?
Erreur on ne peut plus funeste.

5
Quand Jupiter alla se faire entendre ailleurs,
La belle ayant enfin conjuré sa frayeur
Et recouvré tout son courage
Rentra dans ses foyers faire sécher son mari
En me donnant rendez-vous les jours d'intempéries
Rendez-vous au prochain orage.

6
A partir de ce jour je n'ai plus baissé les yeux
J'ai consacré mon temps à contempler les cieux
A regarder passer les nues
A guetter les stratus, à lorgner les nimbus
A faire les yeux doux aux moindres cumulus
Mais elle n'est pas revenue.

7
Son bonhomme de mari avait tant fait d'affaires
Tant vendu ce soir là de petits bouts de fer
Qu'il était devenu millionnaire
Et l'avait emmené vers des cieux toujours bleu
Des pays imbéciles où jamais il ne pleut
Où l'on ne sait rien du tonnerre

8
Dieu fasse que ma complainte aille tambour battant
Lui parler de la pluie, lui parler du gros temps
Aux quels on a tenu tête ensemble
Lui conter qu'un certain coup de foudre assassin
Dans le mille de mon cœur a laissé le dessin
D'une petite fleur qui lui ressemble.

 

 

LE PETIT JOUEUR DE FLUTEAU

(17)

1
Le petit joueur de flûteau menait la musique au château
Pour la grâce de ses chansons le roi lui offrit un blason.
«Je ne veux pas être noble», répondit le croque-note,
Avec un blason à la clé mon «la» se mettrait à gonfler
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

2
Et mon pauvre petit clocher me semblerait trop bas perché,
Je ne plierais plus, les genoux devant le Bon Dieu de chez nous,
Il faudrait à ma grande âme tous les saints de Notre Dame
Avec un évêque à la clé, mon «la» se mettrait à gonfler,
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

3
Et la chambre où j'ai vu le jour, me serait un triste séjour,
Je quitterais mon lit mesquin, pour une couche à baldaquin
Je changerais ma chaumière pour une gentilhommière
Avec un manoir à la clé, mon «la» se mettrait à gonfler
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

4
Je serais honteux de mon sang des aïeux de qui je descends
On me verrait bouder dessus la branche dont je suis issu
Je voudrais un magnifique arbre généalogique
Avec du sang bleu à la clé, mon «la» se mettrait à gonfler
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

5
Je ne voudrais plus épouser ma promise, ma fiancée
Je ne donnerais pas mon nom à une quelconque Ninon
Il me faudrait pour compagne la fille d'un grand d'Espagne
Avec une princesse à la clé mon «la» se mettrait à gonfler
On dirait, par tout le pays, «Le joueur de flûte a trahi»

6
Le petit joueur de flûteau fit la révérence au château
Sans armoiries, sans parchemin, sans gloire, il se mit en chemin
Vers son clocher, sa chaumière, ses parents et sa promise
Nul ne dise, dans le pays, «le joueur de flûte a trahi»
Et Dieu reconnaisse pour sien le bon petit musicien.

 

 

RIEN A JETER

 

1
Sans ses cheveux qui volent j'aurais, dorénavant,
Des difficultés folles à voir d'où vient le vent.

Refrain
Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île desserte il faut tout emporter.

2
Je me demande comme subsister sans ses joues
M'offrant deux belles pommes nouvelles chaque jour.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

3
Sans sa gorge ma tête, dépourvue de coussin,
Reposerait par terre et rien n'est plus malsain.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

4
Sans ses hanches solides comment faire, demain,
Si je perds l'équilibre, pour accrocher mes mains ?

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

5
Elle a mille autres choses précieuses encore
Mais, en spectacle, j'ose pas donner tout son corps.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

6
Des charmes de ma mie j'en passe et des meilleurs,
Vos cours d'anatomie allez les prendre ailleurs.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

7
D'ailleurs, c'est sa faiblesse, elle tient à ses os
Et jamais ne se laisserait couper en morceaux.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

8
Elle est quelque peu fière et chatouilleuse assez,
Et l'on doit tout entière la prendre ou la laisser.

Tout est bon chez elle, y a rien à jeter,
Sur l'île déserte il faut tout emporter.

 

 

 

 

 

 

 

 

UNE JOLIE FLEUR DANS UNE PEAU DE VACHE

 

1
Jamais sur terre il n'y eut d'amoureux plus aveugle que moi dans tous les âges,
Mais faut dire que je m'étais crevé les yeux en regardant de trop près son corsage

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du coeur.

2
Le ciel l'avait pourvue de mille appas qui vous font prendre feu dès qu'on y touche
L'en avait tant que je ne savais pas ne savais plus où donner de la bouche

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du cœur.

3
Elle n'avait pas de tête, elle n'avait pas l'esprit beaucoup plus grand qu'un dé à coudre,
Mais pour l'amour on ne demande pas aux filles d'avoir inventé la poudre.

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du cœur.

4
Puis un jour elle a pris la clef des champs en me laissant à l'âme un mal funeste,
Et toutes les herbes de la Saint Jean n'ont pas pu me guérir de cette peste.

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du cœur.

5
Je lui en ai bien voulu mais à présent, j'ai plus de rancune et mon cœur lui pardonne
D'avoir mis mon cœur à feu et à sang pour qu'il ne puisse plus servir à personne

Refrain
Une jolie fleur dans une peau de vache, une jolie vache déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache, puis qui vous mène par le bout du cœur.

 

 

LES SABOTS D'HELENE

 

1
Les sabots d'Hélène étaient tout crottés
Les trois capitaines l'auraient appelée vilaine,
Et la pauvre Hélène était comme une âme en peine...
Ne cherche plus longtemps de fontaine, toi qui as besoin d'eau
Ne cherche plus: aux larmes d'Hélène va-t'en remplir ton seau.

2
Moi j'ai pris la peine de les déchausser,
Les sabots d'Hélène moi qui ne suis pas capitaine
Et j'ai vu ma peine bien récompensée
Dans les sabots de la pauvre Hélène, dans ses sabots crottés,
Moi j'ai trouvé les pieds d'une reine et je les ai gardés.

3
Son jupon de laine était tout mité,
Les trois capitaines l'auraient appelée vilaine,
Et la pauvre Hélène était comme une âme en peine
Ne cherche plus longtemps de fontaine toi qui as besoin d'eau
Ne cherche plus: aux larmes d'Hélène va-t'en remplir ton seau.

4
Moi j'ai pris la peine de le retrousser,
Le jupon d'Hélène, moi qui ne suis pas capitaine,
Et j'ai vu ma peine bien récompensée
Sous le jupon de la pauvre Hélène, sous son jupon mité,
Moi j'ai trouvé des jambes de reine et je les ai gardées

5
Et le cœur d'Hélène ne savait pas chanter,
Les trois capitaines l'auraient appelée vilaine
Et la pauvre Hélène était comme une âme en peine
Ne cherche plus longtemps de fontaine, toi qui as besoin d'eau
Ne cherche plus: aux larmes d'Hélène va-t'en remplir ton seau.

6
Moi j'ai pris la peine de m'y arrêter,
Dans le cœur d'Hélène, moi qui ne suis pas capitaine
Et j'ai vu ma peine bien récompensée
Et dans le cœur de la pauvre Hélène, qui-avait jamais chanté,
Moi j'ai trouvé l'amour d'une reine et moi je l'ai gardé.

 

 

LE GORILLE

1

C'est à travers de larges grilles  9
Que les femelles du canton  8
Contemplaient un puissant gorille,  9
Sans souci du qu'en-dira-t-on.  8
Avec impudeur ces commères  9
Lorgnaient même un endroit précis  8
Que rigoureusement ma mère  9
M'a défendu d’nommer ici...  8
Gare au gorille !...

2
Tout à coup la prison bien close
Où vivait le bel animal
S'ouvre on n'sait pourquoi je suppose
Qu'on avait du la fermer mal
Le singe, en sortant de sa cage
Dit "C'est aujourd'hui que j'le perds !"
Il parlait de son pucelage
Vous aviez deviné, j'espèr’ !
Gare au gorille !...

3
L'patron de la ménagerie
Criait éperdu : "Nom de nom !
C'est assommant car le gorille
N'a jamais connu de guenon !"
Dès que la féminine engeance
Sut que le singe était puceau
Au lieu de profiter de la chance
Elle fit feu des deux fuseaux !
Gare au gorille !...

4
Celles-là même qui, naguère
Le couvaient d'un œil décidé
Fuirent, prouvant qu'elles n'avaient guère
De la suite dans les idées ;
D'autant plus vaine était leur crainte
Que le gorille est un luron
Supérieur à l'homme dans l'étreinte
Bien des femmes vous le diront !
Gare au gorille !...

5
Tout le monde se précipite
Hors d'atteinte du singe en rut
Sauf une vielle décrépite
Et un jeune juge en bois brut
Voyant que toutes se dérobent
Le quadrumane accéléra
Son dandinement vers les robes
De la vieille et du magistrat !
Gare au gorille !...

6
"Bah ! soupirait la centenaire,
Qu'on puisse encore me désirer
Ce serait extraordinaire
Et, pour tout dire inespéré !" ;
Le juge pensait impassible
"Qu'on me prenne pour une guenon
C'est complètement impossible..."
La suite lui prouva que non !
Gare au gorille !...

7
Supposez que l'un de vous puisse être
Comme le singe obligé de
Violer un juge ou une ancêtre
Lequel choisirait-il des deux ?
Qu'une alternative pareille
Un de ces quatre jours, m'échoie
C'est j'en suis convaincu la vieille
Qui sera l'objet de mon choix !
Gare au gorille !...

8
Mais par malheur si le gorille
Aux jeux de l'amour vaut son prix
On sait qu'en revanche il ne brille
Ni par le goût, ni par l'esprit ;
Lors au lieu d'opter pour la vieille
Comme l'aurait fait n'importe qui
Il saisit le juge à l'oreille
Et l'entraîna dans un maquis !
Gare au gorille !...

9
La suite serait délectable
Malheureusement je ne peux
Pas la dire et c'est regrettable
Ça nous aurait fait rire un peu ;
Car le juge au moment suprême
Criait : "Maman !" pleurait beaucoup
Comme l'homme auquel le jour même
Il avait fait trancher le cou.
Gare au gorille !...

 

 

LA MAUVAISE HERBE

 

1
Quand le jour de gloire est arrivé, comme tous les autres étaient crevés,
Moi seul connu le déshonneur de ne pas être mort au champ d'honneur.

Je suis de la mauvaise herbe, braves gens, braves gens
C'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe.
La mort faucha les autres, braves gens, braves gens, et me fit grâce à moi,
C'est immoral et c'est comme ça !
La la la la la la la la la la la la la la la la
Et je me demande pourquoi, Bon DIEU, ça vous dérange que je vive un peu
Et je me demande pourquoi, Bon DIEU, ça vous dérange que je vive un peu

2
La fille à tout le monde a bon cœur, elle me donne au petit bonheur,
Les petits bouts de sa peau, bien cachés, que les autres n'ont pas touchés.

Je suis de la mauvaise herbe, braves gens, braves gens
C'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe.
Elle se vend aux autres, braves gens, braves gens, elle se donne à moi,
C'est immoral et c'est comme ça !
La la la la la la la la la la la la la la la la
Et je me demande pourquoi, Bon DIEU, ça vous dérange qu'on m'aime un peu
Et je me demande pourquoi, Bon DIEU, ça vous dérange qu'on m'aime un peu

3
Les hommes sont faits, nous dit-on, pour vivre en bande comme les moutons
Moi je vis seul et c'est pas demain, que je suivrai leur droit chemin.
Je suis de la mauvaise herbe, braves gens, braves gens
C'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe.
Je suis de la mauvaise herbe, braves gens, braves gens, je pousse en liberté,
Dans les jardins mal fréquentés !
La la la la la la la la la la la la la la la la
Et je me demande pourquoi, Bon dieu, ça vous dérange que je vive un peu
Et je me demande pourquoi, Bon dieu, ça vous dérange que je vive un peu

 

 

LA CHASSE AUX PAPILLONS

 

1
Un bon petit diable à la fleur de l'âge,
La jambe légère et l'œil polisson,
Et la bouche pleine de joyeux ramages,
Allait à la chasse aux papillons.

2
Comme il atteignait l'orée du village,
Filant sa quenouille, il vit Cendrillon,
Il lui dit «bonjour, que Dieu te ménage,
J't'enmmène à la chasse aux papillons.»

3
Cendrillon ravit de quitter sa cage,
Met sa robe neuve et ses bottillons,
Et bras d'ssus bras d'ssous vers les frais bocages,
Ils vont à la chasse aux papillons.

4
Ils ne savaient pas que sous les ombrages,
Se cachait l'amour et son aiguillon,
Et qu'il transperçait les cœurs de leur âge,
Les cœurs des chasseurs de papillons.

5
Quand il se fit tendre, elle lui dit: «J'présage
Qu'c'est pas dans les plis de mon cotillon,
Ni dans l'échancrure de mon corsage,
Qu'on va-t-à la chasse aux papillons»

6
Sur sa bouche en feu qui criait «Sois sage!»
Il posa sa bouche en guise de bâillon,
Et c'fut l'plus charmant des remue-ménage
Qu'on ait vu d'mémoire de papillon.

7
Un volcan dans l'âme, ils revinrent au village,
En se promettant d'aller des millions,
Des milliards de fois, et même davantage,
Ensemble à la chasse aux papillons.

8
Mais tant qu'ils s'aimeront, tant que les nuages,
Porteurs de chagrins, les épargneront,
I' f'ra bon voler dans les frais bocages,
I' f'ront pas la chasse aux papillons,
Pas la chasse aux papillons.

 

 

BRAVE MARGOT

 

1
Margoton, la jeune bergère, trouvant dans l'herbe un petit chat qui venait de perdre sa mère, l'adopta
Elle entrouvre sa collerette et le couche contre son sein c'était tout c' qu'elle avait, pauvrette comme coussin
Le chat, la prenant pour sa mère, se mit à téter tout de go. Émue, Margot le laissa faire brave Margot!
Un croquant, passant à la ronde, trouvant le tableau peu commun, s'en alla le dire à tout l' monde et le lendemain.

Refrain
Quand Margot dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat tous les gars, tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,
Et Margot qu'était simple et très sage, présumait qu'c'était pour voir son chat qu' tous les gars tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,
2
L'maître d'école et ses potaches, le maire, le bedeau, le bougnat, négligeaient carrément leur tâche pour voir ça
Le facteur d'ordinaire si preste, pour voir ça, ne distribuait plus, les lettres que personne, au reste, n'aurait lues
Pour voir ça Dieu le leur pardonne! les enfants de chœur, au milieu du Saint Sacrifice, abandonnent le Saint lieu
Les gendarmes, même les gendarmes, qui sont par nature' si ballots, se laissaient toucher par les charmes du joli tableau

Refrain
Quand Margot dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat tous les gars, tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,
Et Margot était simple et très sage, présumait qu'c'était pour voir son chat qu' tous les gars tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,

3
Mais les autres femmes de la commune, privées d' leurs époux, d' leurs galants, accumulèrent la rancune, patiemment
Puis un jour ivres de colère, elles s'armèrent de bâtons et farouches elles immolèrent le chaton
La bergère, après bien des larmes, pour s' consoler prit un mari, et ne dévoila plus ses charmes que pour lui
Le temps passa sur les mémoires, on oublia l'événement, seuls des vieux racontent à leurs p'tits enfants

Refrain
Quand Margot dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat tous les gars, tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,
Et Margot était simple et très sage, présumait qu'c'était pour voir son chat qu' tous les gars tous les gars du village,
Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là.

 

 

BONHOMME

 

1
Malgré la bise qui mord, la pauvre vieille de somme va ramasser du bois mort pour chauffer Bonhomme
Bonhomme qui va mourir de mort naturelle.

2
Mélancolique, elle va à travers la forêt blême où jadis elle rêva de celui qu'elle aime,
Qu'elle aime et qui va mourir de mort naturelle.

3
Rien n'arrêtera le cours de la vieille qui moissonne le bois mort de ses doigts gourds, rien ni personne,
Car bonhomme va mourir de mort naturelle.

4
Non rien ne l'arrêtera, ni cette voix de malheur, qui dit: «Quand tu rentreras chez toi, tout à l'heure,
Bonhomme sera déjà mort de mort naturelle»

5
Ni cette autre et sombre voix montant du plus profond d'elle, lui rappelle que, parfois, il fut infidèle.
Car Bonhomme va mourir de mort naturelle.

 

 

CHANSON POUR L'AUVERGNAT

 

1
Elle est à toi, cette chanson, toi l'Auvergnat qui, sans façon,
M'as donné quatre bouts de bois, quand dans ma vie il faisait froid,
Toi qui m'as donné du feu quand, les croquantes et les croquants,
Tous les gens bien intentionnés, m'avaient fermé la porte au nez
Ce n'était rien qu'un feu de bois, mais il m'avait chauffé le corps,
Et dans mon âme il brûle encore, à la manière d'un feu de joie.

Toi l'Auvergnat, quand tu mourras, quand le croque-mort t'emportera
Qu'il te conduise, à travers ciel, au Père éternel.

2
Elle est à toi cette chanson, toi l'Hôtesse qui sans façon
M'as donné quatre bouts de pain, quand dans ma vie il faisait faim,
Toi qui m'ouvris ta huche quand, les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés, s'amusaient à me voir jeûner.
Ce n'était rien qu'un peu de pain, mais il m'avait chauffé le corps,
Et dans mon âme il brûle encore à la manière d'un grand festin.

Toi l'Hôtesse quand tu mourras, quand le croque-mort t'emportera,
Qu'il te conduise, à travers ciel, au Père éternel

3
Elle est à toi cette chanson, toi l'Étranger qui sans façon
D'un air malheureux m'as souri lorsque les gendarmes m'ont pris,
Toi qui n'as pas applaudi quand, les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés, riaient de me voir amené.
Ce n'était rien qu'un peu de miel, mais il m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brille encore, à la manière d'un grand soleil

Toi l'étranger quand tu mourras, quand le croque-mort t'emportera,
Qu'il te conduise, à travers ciel, au Père éternel

 

 

CORNE D'AUROCHS

 

Il avait nom Corne d'Aurochs, ô gué ! ô gué !
Tout l'monde peut pas s'appeler Durand, ô gué ! ô gué !
Il avait nom Corne d'Aurochs, ô gué ! ô gué !
Tout l'monde peut pas s'appeler Durand, ô gué ! ô gué !

En le regardant avec un oïl de poète,
On aurait pu croire, à son frontal de prophète,
Qu'il avait les grandes eaux de Versailles dans la tête.
Corne d'Aurochs

Mais que le Bon Dieu lui pardonne, ô gué ! ô gué !
C'étaient celles du robinet !ô gué ! ô gué !
Mais que le Bon Dieu lui pardonne, ô gué ! ô gué !
C'étaient celles du robinet !ô gué ! ô gué !

On aurait pu croire en le voyant penché sur l'onde
Qu'il se plongeait dans des méditations profondes
Sur l'aspect fugitif des choses de ce monde...
Corne d'Aurochs

C'était, hélas pour s'assurer, ô gué ! ô gué !
Que le vent ne l'avait pas décoiffé ô gué ! ô gué !
C'était, hélas pour s'assurer, ô gué ! ô gué !
Que le vent ne l'avait pas décoiffé ô gué ! ô gué !

Il proclamait à son de trompe à tous les carrefours:
«Il n'y a que les imbéciles qui sachent bien faire l'amour,
La virtuosité c'est une affaire de balourds !»
Corne d'Aurochs

Il potassait à la chandelle, ô gué ! ô gué !
Des traités de maintien sexuel, ô gué ! ô gué !
Et sur les femmes nues des musées, ô gué ! ô gué !
Faisait le brouillon de ses baisers, ô gué ! ô gué !
Petit à petit, ô gué ! ô gué !
On a tout su de lui, ô gué ! ô gué !

On a su qu'il était enfant de la patrie...
Qu'il était incapable de risquer sa vie
Pour cueillir un myosotis à une fille,
Corne d'Aurochs

Qu'il avait un petit cousin, ô gué ! ô gué !
Haut placé chez les argousins, ô gué ! ô gué !
Et que les jours de pénurie, ô gué ! ô gué !
Il prenait ses repas chez lui, ô gué ! ô gué !

C'est même en revenant de chez cet antipathique,
Qu'il tomba victime d'une indigestion critique
Et refusa le secours de la thérapeutique,
Corne d'Aurochs

Parce que c'était à un Allemand, ô gué ! ô gué !
Qu'on devait le médicament, ô gué ! ô gué !
Parce que c'était à un Allemand, ô gué ! ô gué !
Qu'on devait le médicament, ô gué ! ô gué !

Il rendit comme il put son âme machinale,
Et sa vie n'ayant pas été originale,
L'état lui fit des funérailles nationales...
Corne d'Aurochs

Alors sa veuve en gémissant, ô gué ! ô gué !
Coucha-z-avec son remplaçant, ô gué ! ô gué !

 

 

GASTIBELZA

 

1
Gastibelza, l'homme à la carabine, chantait ainsi:
Quelqu'un a-t-il connu dona Sabine ?Quelqu'un d'ici ?
Chantez, dansez, villageois ! la nuit gagne le mont Falu
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou .

2
Quelqu'un de vous a-t-il connu dona Sabine, ma señora ?
Sa mère était la vielle maugrabine d'Antequera,
Qui chaque nuit criait dans la tour Magne, comme un hibou...
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou .

3
Vraiment la reine eût près d'elle été laide quand, vers le soir,
Elle passait sur le pont de Tolède en corset noir.
Un chapelet du temps de Charlemagne ornait son cou...
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou .

4
Le roi disait, en la voyant si belle, à son neveu:
Pour un baiser, pour un sourire d'elle, pour un cheveu,
Infant don Ruy, je donnerais l'Espagne et le Pérou.
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou !

5
Je ne sais pas si j'aimais cette dame, mais je sais bien
Que pour avoir un regard de son âme, moi, pauvre chien,
J'aurais gaiment passé dix ans au bagne sous les verrous...
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou .

6
Quand je voyais cette enfant, moi le pâtre de ce canton,
Je croyais voire la belle Cléopâtre, qui, nous dit-on,
Menait César, empereur d'Allemagne, par le licou...
Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou !

Dansez, chantez, villageois, la nuit tombe Sabine, un jour,
A tout vendu, sa beauté de colombe, tout son amour,
Pour l'anneau d'or du comte de Sardagne, pour un bijou...
Le vent qui vient à travers la montagne m'a rendu fou !

 

 

IL SUFFIT DE PASSER LE PONT

 

1
Il suffit de passer le pont, c'est tout de suite l'aventure!
Laisse moi tenir ton jupon, je t'emmène visiter la nature!
L'herbe est douce à pâques fleuries... jetons mes sabots tes galoches,
Et légers comme des cabris, courons après les sons de cloches!
Ding ding dong! les matines sonnent en l'honneur de notre bonheur.
Ding ding dong! faut le dire à personne: j'ai graissé la patte au sonneur.

2
Laisse-moi tenir ton jupon, courons guilleret, guillerette
Il suffit de passer le pont, et c'est le royaume des fleurettes...
Entre toutes les belles que voici, je devine celle que tu préfères...
C'est pas le coquelicot Dieu merci! ni le coucou, mais la primevère.
J'en vois une blottie sous les feuilles elle est en velours comme tes joues
Fais le guet pendant que je la cueille «Je n'ai jamais aimé que vous!»

3
Il suffit de trois petits bonds c'est tout de suite la tarentelle,
laisse-moi tenir ton jupon, Je saurai ménager tes dentelles...
J'ai graissé, la patte au berger pour lui faire jouer une aubade
Lors, ma mie, sans croire au danger, faisons mille et une gambades
Ton pied frappe et frappe la mousse... Si le chardon s'y pique dedans,
Ne pleure pas ma mie qui souffre, je te l'enlève avec les dents!

4
On a plus rien à se cacher, on peut s'aimer comme bon nous semble,
Et tant mieux si c'est un pêché, nous irons en enfer ensemble!
Il suffit de passer le pont, laisse-moi tenir ton jupon.
Il suffit de passer le pont, laisse-moi tenir ton jupon.

 

 

 

 

J'AI RENDEZ-VOUS AVEC VOUS

1
Monseigneur l'astre solaire,
Comme je ne l'admire pas beaucoup,
M'enlève son feu, oui mais, de son feu, moi je m'en fous,
J'ai rendez-vous avec vous!
La lumière que je préfère,
C'est celle de vos yeux jaloux,
Tout le restant m'indiffère,
J'ai rendez-vous avec vous!

2
Monsieur mon propriétaire,
Comme je lui dévaste tout,
M'chasse de son toit, oui mais, de son toit moi je m'en fous,
J'ai rendez-vous avec vous!
La demeure que je préfère,
C'est votre robe à froufrous,
Tout le restant m'indiffère,
J'ai rendez-vous avec vous!

3
Madame ma gargotière,
Comme je lui dois trop de sous,
M'chasse de sa table, oui mais de sa table moi je m'en fous,
J'ai rendez-vous avec vous!
Le menu que je préfère,
C'est la chair de votre coup,
Tout le restant m'indiffère,
J'ai rendez-vous avec vous!

4
Sa majesté financière,
Comme je ne fais rien à son goût,
Garde son or, or, de son or, moi je m'en fous,
J'ai rendez-vous avec vous!
La fortune que je préfère,
C'est votre cœur d'amadou,
Tout le restant m'indiffère,
J'ai rendez-vous avec vous!

 

 

JE SUIS UN VOYOU

 

Ci-gît au fond de mon cœur une histoire ancienne.
Un fantôme un souvenir d'une que j'aimais
Le temps, à grands coups de faux, peut faire des siennes
Mon bel amour dure et c'est à jamais.


1
J'ai perdu la tramontane en trouvant Margot,
Princesse vêtue de laine, déesse en sabots
Si les fleurs, le long des routes se mettaient à marcher,
C'est à la Margot, sans doute, qu'elle feraient songer
J'lui ai dit «De la Madone tu es le portrait!»
Le bon Dieu me le pardonne c'était un peu vrai
Qu'il me le pardonne ou non, d'ailleurs je m'en fous,
J'ai déjà mon âme en peine je suis un voyou.

2
La mignonne allait aux vêpres se mettre à genoux,
Alors j'ai mordu ses lèvres pour savoir leur goût
Elle m'a dit d'un ton sévère «Qu'est-ce que tu fais là?»
Mais elle m'a laissé faire, les filles c'est comme ça
Je lui ai dit «Par la Madone reste au près de moi!»
Le bon Dieu me le pardonne mais chacun pour soi
Qu'il me le pardonne ou non, d'ailleurs je m'en fous,
J'ai déjà mon âme en peine je suis un voyou.

3
C'était une fille sage à «bouche que veux-tu?»
J'ai croqué dans son corsage les fruits défendus
Elle m'a dit d'un ton sévère «Qu'est-ce que tu fais là?»
Mais elle m'a laissé faire les filles c'est comme ça
Puis, j'ai déchiré sa robe, sans l'avoir voulu
Le bon Dieu me le pardonne je n'y tenais plus!
Qu'il me le pardonne ou non, d'ailleurs je m'en fous,
J'ai déjà mon âme en peine je suis un voyou.

4
J'ai perdu la tramontane en perdant Margot,
Qui épousa contre son âme un triste bigot
Elle doit avoir à l'heure à l'heure qu'il est
Deux ou trois marmots qui pleurent pour avoir leur lait
Et moi j'ai tété leur mère longtemps avant eux
Le bon Dieu me le pardonne j'étais amoureux!
Qu'il me le pardonne ou non, d'ailleurs je m'en fous,
J'ai déjà mon âme en peine je suis un voyou.

 

 

JE ME SUIS FAIT TOUT PETIT

 

1
Je n'avais jamais ôté mon chapeau devant personne
Maintenant je rampe et je fais le beau quand elle me sonne.
J'étais chien méchant elle me fait manger dans sa menotte
J'avais des dents de loup je les ai changées pour des quenottes!

Refrain
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui ferme les yeux quand on la couche,
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui fait «maman» quand on la touche.

2
J'étais dur à cuire elle m'a converti, la fine mouche,
Et je suis tombé, tout chaud tout rôti, contre sa bouche
Qui a des dents de lait quand elle sourit, quand elle chante,
Et des dents de loup quand elle est furie, qu'elle est méchante.

Refrain
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui ferme les yeux quand on la couche,
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui fait «maman» quand on la touche.

3
Je subis sa loi, je file tout doux sous son empire,
Bien qu'elle soit jalouse au-delà de tout, et même pire
Une jolie pervenche, qui m'avait paru plus jolie qu'elle,
Une jolie pervenche un jour en mourut à coups d'ombrelle.

Refrain
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui ferme les yeux quand on la couche,
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui fait «maman» quand on la touche.

4
Tous les somnambules, tous les mages m'ont dit sans malice,
Quand ses bras en croix je subirai mon dernier supplice
Il en est de pires, il en est de meilleurs, mais à tout prendre,
Qu'on se pende ici, qu'on se pende ailleurs s'il faut se pendre.

Refrain
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui ferme les yeux quand on la couche,
Je m'suis fait tout p'tit devant une poupée
Qui fait «maman» quand on la touche.

 

 

LA CANE DE JEANNE

 

1
La cane de Jeanne est morte au gui l'an neuf
Elle avait fait, la veille, merveille ! un œuf .

2
La cane de Jeanne Est morte d'avoir fait,
Du moins on le présume, un rhume, mauvais !

3
La cane de Jeanne est morte sur son œuf
Et dans son beau costume de plumes, tout neuf !

4
La cane de Jeanne ne laissant pas de veuf,
C'est nous autres qui eûmes les plumes, et l'œuf !

5
Tous, toutes, sans doute, garderons longtemps
Le souvenir de la cane de Jeanne, morbleu !

 

 

LA COMPLAINTE DES FILLES DE JOIE

 

1
Bien que ces vaches de bourgeois, Bien que ces vaches de bourgeois
Les appellent des filles de joie, Les appellent des filles de joie
C'est pas tous les jours qu'elles rigolent, parole, parole
C'est pas tous les jours qu'elles rigolent

2
Car même avec des pieds de grues, Car même avec des pieds de grues
Faire les cent pas le long des rues, Faire les cent pas le long des rues
C'est fatigant pour les guibolles, parole, parole, C'est fatigant pour les guibolles

3
Non seulement elles ont des cors, Non seulement elles ont des cors
Des oeils de perdrix, mais encore, Des oeils de perdrix, mais encore
C'est fou ce qu'elles usent de grolles, parole, parole, C'est fou ce qu'elles usent de grolles

4
Y' a des clients y'a des salauds, Y' a des clients y'a des salauds
Qui se trempent jamais dans l'eau, Qui se trempent jamais dans l'eau
Faut pourtant qu'elles les cajolent parole, parole, Faut pourtant qu'elles les cajolent.

5
Qu'elles leur fassent la courte échelle, Qu'elles leur fassent la courte échelle
Pour monter au septième ciel, Pour monter au septième ciel
Les sous croyez pas qu'elles les volent parole, parole, Les sous croyez pas qu'elles les volent

6
Elles sont méprisées du public, Elles sont méprisées du public
Elles sont bousculées par les flics, Elles sont bousculées par les flics
Et menacées de la vérole, parole, parole, Et menacées de la vérole

7
Bien que toute la vie elles fassent l'amour, Bien que toute la vie elles fassent l'amour
Qu'elles se marient vingt fois par jour, Qu'elles se marient vingt fois par jour
La noce est jamais pour leur fiole, parole, parole, La noce est jamais pour leur fiole

8
Fils de pécore et de minus, Fils de pécore et de minus
Ris pas de la pauvre vénus, Ris pas de la pauvre vénus
La pauvre vieille casserole, parole, parole, La pauvre vieille casserole

9
Il s'en fallait de peu mon cher, il s'en fallait de peu mon cher
Que cette putain ne fut ta mère, Que cette putain ne fut ta mère
Cette putain dont tu rigoles, parole, parole, Cette putain dont tu rigoles.

 

 

LA MAUVAISE REPUTATION

 

1
Au village sans prétention, j'ai mauvaise réputation
Que je me démène ou que je reste coi, je passe pour un je-ne-sais-quoi.
Je ne fais pourtant de tort à personne, en suivant mon chemin de petit bonhomme
Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Non les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Tout le monde médit de moi, sauf les muets, ça va de soi.

2
Le jour du Quatorze Juillet, je reste dans mon lit douillet
La musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas.
Je ne fais pourtant de tort à personne en écoutant pas le clairon qui sonne
Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Non les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Tout le monde me montre du doigt, sauf les manchots, ça va de soi.

3
Quand je croise un voleur malchanceux poursuivi par un cul-terreux
Je lance la patte et pourquoi le taire, le cul-terreux se retrouve par terre
Je ne fais pourtant de tort à personne en laissant courir les voleurs de pommes
Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Non les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Tout le monde se rue sur moi, sauf les culs-de-jatte, ça va de soi.

4
Pas besoin d'être Jérémie pour deviner le sort qui m'est promis
S'ils trouvent une corde à leur goût, ils me la passeront au cou.
Je ne fais pourtant de tort à personne en suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome
Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Non les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux...
Tout le monde viendra me voir pendu, sauf les aveugles, bien entendu.

 

 

LA PREMIERE FILLE

 

1
J'ai tout oublié des campagnes d'Austerlitz et de Waterloo
D'Italie, de Prusse et d'Espagne, de Pontoise et de Landerneau !

Jamais de la vie on ne l'oubliera, la première fille qu'on a prise dans ses bras
La première étrangère à qui l'on a dit « tu »
( Mon cœur t'en souviens-tu ?)comme elle nous était chère
Qu'elle soit fille honnête ou fille de rien, qu'elle soit pucelle ou qu'elle soit putain,
On se souvient d'elle, on s'en souviendra, de la première fille qu'on a prise dans ses bras.

2
Ils sont partis à tire-d'aile mes souvenir de la Suzon,
Et ma mémoire est infidèle à Julie, Rosette ou Lison !

Jamais de la vie on ne l'oubliera, la première fille qu'on a prise dans ses bras
C'était une bonne affaire ( mon cœur t'en souviens-tu ? )
J'ai changée ma vertu contre une primevère
Que ce soit en grande pompe comme les gens «bien»
Ou bien dans la rue comme les pauvres et les chiens,
On se souvient d'elle, on s'en souviendra, de la première fille qu'on a prise dans ses bras.

3
Toi qui ma donné le baptême d'amour et de septième ciel,
Moi je te garde et moi je t'aime, dernier cadeaux du père noël !

Jamais de la vie on ne l'oubliera, la première fille qu'on a prise dans ses bras
On a beau faire le brave, quand elle s'est mise nue
( Mon cœur t'en souviens-tu ? ) on en menait pas large.
Bien d'autres, sans doute, depuis sont venues
Oui mais entre toutes celles qu'on a connues
Elle est la dernière que l'on oubliera, la première fille qu'on a prise dans ses bras.

 

 

LA RONDE DES JURONS

 

1
Voici la ronde des jurons qui chantaient clair, qui dansaient rond,
Quand les gaulois de bon aloi du franc-parler suivaient la loi
jurant par là, jurant par ci, jurant à langue raccourcie
Comme les grains de chapelet les joyeux jurons défilaient :

Refrain
Tous les morbleus, tous les ventrebleus, les sacrebleus et les cornegidouilles,
Ainsi, parbleu, que les jarnibleus et les palsambleus,
Tous les cristis, les ventre saint-gris, les par ma barbe et les noms d'une pipe,
Ainsi, pardi, que les sapristis et les sacristis,
Sans oublier les jarnicotons, les scrogneugneus et les bigres et les bougres,
Les saperlottes, les cré nom de nom, les peste et pouah, diantre, fichtre et foutre,
Tous les Bon Dieu, tous les vertudieux, tonnerre de Brest et saperlipopette,
Ainsi, pardieu, que les jarnidieux et les pasquedieux.

2
Quelle pitié ! les charretiers ont un langage châtié
Les harengères et les mégères ne parlent plus à la légère !
Le vieux catéchisme poissard n'a guère plus cours chez les hussards
Ils ont vécu, de profundis, les joyeux jurons de jadis.

Refrain
Tous les morbleus, tous les ventrebleus, les sacrebleus et les cornegidouilles,
Ainsi, parbleu, que les jarnibleus et les palsambleus,
Tous les cristis, les ventre saint-gris, les par ma barbe et les noms d'une pipe,
Ainsi, pardi, que les sapristis et les sacristis,
Sans oublier les jarnicotons, les scrogneugneus et les bigres et les bougres,
Les saperlottes, les cré nom de nom, les peste et pouah, diantre, fichtre et foutre,
Tous les Bon Dieu, tous les vertudieux, tonnerre de Brest et saperlipopette,
Ainsi, pardieu, que les jarnidieux et les pasquedieux.

 

 

LE FOSSOYEUR

 

1
Dieu sait que je n'ai pas le fond méchant,
Je ne souhaite jamais la mort des gens:
Mais si l'on ne mourait plus,
Je crèverais de faim sur mon talus …
Je suis un pauvre fossoyeur.

2
Les vivants croient que je n'ai pas de remords
A gagner mon pain sur le dos des morts:
Mais ça me tracasse et, d'ailleurs,
Je les enterre à contre cœur …
Je suis un pauvre fossoyeur.

3
Et plus je lâche la bride à mon émoi,
Et plus les copains s'amusent de moi :
Ils me disent : « Mon vieux par moments,
Tu a une figure d'enterrement …»
Je suis un pauvre fossoyeur.

4
J'ai beau me dire que rien n'est éternel,
Je peux pas trouver ça tout naturel :
Et jamais je ne parviens
à prendre la mort comme elle vient …
Je suis un pauvre fossoyeur.

5
Ni vu ni connu, brave mort, adieu!
Si du fond de la terre on voit le Bon Dieu,
Dis-lui le mal que m'a coûté
La dernière pelletée …
Je suis un pauvre fossoyeur.
Je suis un pauvre fossoyeur.

 

 

LE GRAND CHENE

 

1
Il vivait en dehors des chemins forestiers,
Ce n'était nullement un arbre de métier
Il n'avait jamais vu l'ombre d'un bûcheron
Ce grand chêne fier sur son tronc.

2
Il eût connu des jours filés d'or et de soie
Sans ses proches voisins, les pires gens qui soient
Des roseaux mal pensant, pas même des bambous,
S'amusant à le mettre à bout.

3
Du matin jusqu'au soir ces petits rejetons,
Tout juste canne à pêche, à peine mirlitons,
Lui tournant tout autour chantaient, in extenso,
L'histoire du chêne et du roseau.

4
Et, bien qu'il fut en bois ( les chênes, c'est courant )
La fable ne le laissait pas indifférent
Il advint que lassé d'être en butte aux lazzis,
Il se résolut à l'exil.

5
A grand-peine il sortit ses grands pieds de son trou
Et partit sans se retourner ni peu ni prou.
Mais, moi qui l'ai connu, je sais bien qu'il souffrit
De quitter l'ingrate patrie.

6
A l'orée des forets le chêne ténébreux
A lié connaissance avec deux amoureux.
«Grand chêne, laisse nous sur toi graver nos noms …»
Le grand chêne n'a pas dit non.

7
Quand ils eurent épuisé leur grand sac de baisers,
Quand de tant s'embrasser, leurs becs furent usés,
Ils ouirent alors, en retenant des pleurs,
Le chêne contant ses malheurs.

8
«Grand chêne, viens chez nous, tu trouveras la paix
Nos roseaux savent vivre et n'ont aucun toupet,
Tu feras dans nos murs un aimable séjour,
Arrosé quatre fois par jour.»

9
Cela dit, tous les trois se mirent en chemin
Chaque amoureux tenant une racine en main
Comme il semblait content ! Comme il semblait heureux !
Le chêne entre ses amoureux.

10
Au pied de leur chaumière ils le firent planter
Ce fut alors qu'il commença à déchanter
Car en fait d'arrosage, il n'eut rien que la pluie
Des chiens levant la patt' sur lui.

11
On a pris tous ses glands pour nourrir les cochons
Avec sa belle écorce on a fait des bouchons
Chaque fois qu'un arrêt de mort était rendu
C'est lui qui héritait du pendu.

12
Puis ces mauvaises gens, vandales accomplis
Le coupèrent en quatre et s'en firent un lit
Et l'horrible mégère ayant des tas d'amants
Il vieillit prématurément.

13
Un triste jour, enfin, ce couple sans aveu
Le passa par la hache et le mit dans le feu
Comme du bois de caisse, amère destinée !
Il périt dans la cheminée.

14
Le curé de chez nous, petit saint besogneux
Doute que sa fumée, s'élève jusqu'à Dieu
Qu'est-ce qu'il en sait le bougre, et qui donc lui a dit
Qu'y a pas de chêne en paradis ? Qu'y a pas de chêne en paradis ?

 

 

LE MAUVAIS SUJET REPENTI

 

1
Elle avait la taille faite au tour, les hanches pleines,
Elle chassait le mâle aux alentours de la Madeleine
A sa façon de me dire «Mon rat, est-ce que je te tente ?»
Je vis que j'avais affaire à une débutante …

2
L'avait le don, c'est vrai, j'en conviens, l'avait le génie,
Mais sans technique un don n'est rien qu'une sale manie …
Certes on ne se fait pas putain comme on se fait nonne
C'est du moins ce qu'on prêche, en latin, à la Sorbonne …

3
Me sentant rempli de pitié pour la donzelle,
Je lui enseignai de son métier, les petites ficelles
Je lui enseignai le moyen de bientôt faire fortune,
En bougeant l'endroit où le dos ressemble à la lune.

4
Car dans l'art de faire le trottoir, je le confesse,
Le difficile est de bien savoir jouer des fesses
On ne tortille pas son popotin de la même manière
Pour un droguiste, un sacristain, un fonctionnaire.

5
Rapidement instruite par mes bons offices,
Elle m'investit d'une part de ses bénéfices
On s'aida mutuellement comme dit le poète,
Elle était le corps naturellement puis moi la tête

6
Un soir à la suite de manœuvres douteuses
Elle tomba victime d'une maladie honteuse
Lors, en tout bien, toute amitié, en fille probe,
Elle me passa la moitié de ses microbes …

7
Après des injections aiguës d'antiseptique,
J'abandonnai le métier de cocu systématique
Elle eut beau pousser des sanglots, braire à tue-tête,
Comme je n'étais qu'un salaud, je me fis honnête …

8
Sitôt privée de ma tutelle ma pauvre amie
Courut essuyer du bordel les infamies
Parait qu'elle se vend même à des flics, quelle décadence
Y'a plus de moralité publique dans notre France …

 

 

LE PORNOGRAPHE

 

1
Autrefois, quand j'étais marmot, J'avais la phobie des gros mots,
Et si je pensais «merde» tout bas, je ne le disais pas... Mais
Aujourd'hui que mon gagne-pain c'est de parler comme un turlupin,
Je ne pense plus «merde» pardi ! mais je le dis.

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

2
Afin d'amuser la galerie, je crache des gauloiseries,
Des pleines bouches de mots crus tout à fait incongrus... Mais
En me retrouvant seul sous mon toit, dans ma psyché je me montre au doigt,
Et me crie: «Va te faire, homme incorrect, voir par les Grecs.»

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

3
Tous les samedis je vais à confesse, m'accuser d'avoir parlé de fesses,
Et je promets ferme au marabout de les mettre tabou...Mais
Craignant, si je n'en parle plus, de finir à l'Armée du Salut,
Je remets bientôt sur le tapis les fesses impies.

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

4
Ma femme est, soit dit en passant, d'un naturel concupiscent,
Qui l'incite à se coucher nue sous le premier venu...Mais
M'est-il permis, soyons sincère, d'en parler au café-concert
Sans dire qu'elle a, suraigu, le feu au cul ?

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

5
J'aurais sans doute du bonheur, et peut-être la croix d'honneur,
A chanter avec décorum l'amour qui mène à Rome...Mais
Mon ange m'a dit: «Turlututu ! chanter l'amour t'est défendu
S'il n'éclot pas sur le destin d'une putain.»

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

6
Et quand j'entonne, guilleret, à un patron de cabaret
Une adorable bucolique, il est mélancolique...Et
Me dit, la voix noyée de pleurs: «S'il vous plaît de chanter les fleurs,
Qu'elles poussent au moins rue Blondel dans un bordel.»

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

7
Chaque soir avant le dîner, à mon balcon mettant le nez,
Je contemple les bonnes gens dans le soleil couchant...Mais
Ne me demandez pas de chanter ça, si vous redoutez d'entendre ici
Que j'aime à voir, de mon balcon, passer les cons.

Refrain
Je suis le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

8
Les bonnes âmes d'ici-bas compte ferme qu'à mon trépas
Satan va venir embrocher ce mort mal embouché...Mais
Mais veuille le grand manitou, pour qui le mot n'est rien du tout,
Admette en sa Jérusalem, à l'heure blême,

Refrain
Le pornographe, du phonographe, le polisson de la chanson.

 

 

MISOGYNIE A PART

 

1
Misogynie à part, le sage avait raison:
Il y a les emmerdantes, on en trouve à foison,
En foule elles se pressent.
Il y a les emmerdeuses, un peu plus raffinées
Et puis, très nettement au-dessus du panier,
Y a les emmerderesses.

2
La mienne, à elle seule, sur toutes surenchérit,
Elle relève à la fois des trois catégories,
Véritable prodige
Emmerdante, emmerdeuse, emmerderesse itou,
Elle passe, elle dépasse, elle surpasse tout
Elle m'emmerde, vous dis-je

3
Mon Dieu, pardonnez-moi ces propos bien amers,
elle m'emmerde, elle m'emmerde, elle m'emmerde elle m'emmerde
Elle abuse, elle attige
Elle m'emmerde et je regrette mes amours avec
La petite enfant de Marie que m'a soufflée l'évêque
Elle m'emmerde, vous dis-je

4
Elle m'emmerde, elle m'emmerde et m'oblige à
Me curer les ongles avant de confirmer son cul
Or c'est pas callipyge.
Et la charité seule pousse ma main résignée
Vers ce cul rabat-joie, conique, renfrogné
Elle m'emmerde, vous dis-je

5
Elle m'emmerde, elle m'emmerde, je le répète et quand
Elle me tape sur le ventre, elle garde ses gants
Et ça me désoblige
Outre que ça dénote un grand manque de tact
Ça ne favorise pas tellement le contact
Elle m'emmerde, vous dis-je

6
Elle m'emmerde, elle m'emmerde, quand je tombe à genoux
Pour certaines dévotions qui sont bien de chez nous
Et qui donne le vertige
Croyant l'heure venue de chanter le credo
Elle m'ouvre tout grand son missel sur le dos
Elle m'emmerde, vous dis-je

7
Elle m'emmerde, elle m'emmerde, à la fornication
Elle s'emmerde, elle s'emmerde, avec ostentation
Elle s'emmerde, vous dis-je
Au lieu de s'écrier: "Encore! hardi! hardi!"
Elle déclame du Claudel, du Claudel, j'ai bien dit
Alors ça, ça me fige

8
Elle m'emmerde, elle m'emmerde, j'admets que ce Claudel
Soit un homme de génie, un poète immortel
Je reconnais son prestige
Mais qu'on aille chercher dedans son œuvre pie
Un aphrodisiaque, non, ça c'est de l'utopie!
Elle m'emmerde, vous dis-je
Elle m'emmerde, vous dis-je

 

 

ONCLE ARCHIBALD

 

1
O vous les arracheurs de dents tous les cafards les charlatans, les prophètes
Comptez plus sur oncle Archibald pour payer les violons du bal à vos fêtes, à vos fêtes

2
En courant sus à un voleur qui venait de lui chiper l'heure à sa montre
Oncle Archibald coquin de sort! fit de sa majesté la Mort, la rencontre, la rencontre

3
Telle une femme de petite vertu elle arpentait le trottoir du cimetière
Aguichant les hommes en troussant un peu plus haut qu'il n'est décent son suaire, son suaire

4
Oncle Archibald, d'un ton gouailleur, lui dit: "Va-t-en faire pendre ailleurs ton squelette
Fi! des femelles décharnées! vive les belles un tantinet rondelettes, rondelettes

5
Lors, montant sur ses grands chevaux, la Mort brandit la longue faux d'agronome
Qu'elle serrait dans son linceul, et faucha d'un seul coup, d'un seul, le bonhomme, le bonhomme

6
Comme il n'avait pas l'air content elle lui dit: "Ça fait longtemps que je t'aime
Et notre hymen à tous les deux était prévu depuis le jour de ton baptême, ton baptême

7
"Si tu te couches dans mes bras, alors la vie te semblera plus facile
Tu y seras hors de portée des chiens, des loups, des hommes et des imbéciles, imbéciles

8
"Nul n'y contestera tes droits tu pourras crier: vive le roi! sans intrigue
Si l'envie te prend de changer, tu pourras crier sans danger: vive la ligue!, vive la ligue!

9
"Ton temps de dupe est révolu, personne ne se payera plus sur ta bête
Les "plait-il, maître?" auront plus cours, plus jamais tu n'auras à courber la tête, ber la tête"

10
Et mon oncle emboîta le pas de la belle, qui ne semblait pas, si féroce
Et les voilà, bras dessus, bras dessous, les voilà partis je ne sais où faire leurs noces, faire leurs noces

11
O vous les arracheurs de dents tous les cafards les charlatans, les prophètes
Comptez plus sur oncle Archibald pour payer les violons du bal à vos fêtes, à vos fêtes

 

 

TEMPÊTE DANS UN BENITIER

 

1
Tempête dans un bénitier, le souverain pontife avec
Les évêques, les archevêques, nous font un satané chantier.

Ils ne savent pas ce qu'il perdent, tous ces fichus calotins,
Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde.
A la fête liturgique, plus de grandes pompes, soudain,
Sans le latin, sans le latin, plus de mystère magique.
Le rite qui nous envoûte s'avère alors anodin,
Sans la latin, sans le latin, et les fidèles s'en foutent
O très Sainte Marie, mère de Dieu, dites à ces putains de moines
Qu'ils nous emmerdent sans le latin.

2
Je ne suis pas le seul morbleu depuis que ces règles sévissent
A ne plus me rendre à l'office dominical que quand il pleut.

Ils ne savent pas ce qu'il perdent, tous ces fichus calotins,
Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde.
En renonçant à l'occulte, faudra qu'ils fassent tintin
Sans le latin, sans le latin, pour le denier du culte
A la saison printanière Suisse, bedeau, sacristain,
Sans le latin, sans le latin, feront l'église buissonnière
O très Sainte Marie, mère de Dieu, dites à ces putains de moines
Qu'ils nous emmerdent sans le latin.

3
Ces oiseaux sont des enragés, ces corbeaux qui scient, rognent, tranchent
La saine et bonne vieille branche de la croix où il sont perchés

Ils ne savent pas ce qu'il perdent, tous ces fichus calotins,
Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde.
Le vin du sacré calice se change en jus de boudin,
Sans le latin, sans le latin, et ses vertus faiblissent.
A Lourdes, Sète ou bien Parme, comme à Quimper Corentin,
Le presbytère sans le latin a perdu de son charme.
O très Sainte Marie, mère de Dieu, dites à ces putains de moines
Qu'ils nous emmerdent sans le latin.

Ils ne savent pas ce qu'il perdent, tous ces fichus calotins,
Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde.
Le vin du sacré calice se change en jus de boudin,
Sans le latin, sans le latin, et ses vertus faiblissent.
A Lourdes, Sète ou bien Parme, comme à Quimper Corentin,
Le presbytère sans le latin a perdu de son charme.
O très Sainte Marie, mère de Dieu, dites à ces putains de moines
Qu'ils nous emmerdent sans le latin.

 

 

QUATRE VINGT QUINZE POUR CENT

 

1
La femme qui possède tout en elle pour donner le goût des fêtes charnelles
La femme qui suscite en nous tant de passion brutale la femme est avant tout sentimentale
Main dans la main les longues promenades les fleurs, les billets doux, les sérénades
Les crimes, les folies que pour ses beaux yeux l'on commet la transportent, mais ...

Refrain
Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant.
Qu'elle le taise ou le confesse c'est pas tous les jours qu'on lui déride les fesses.
Les pauvres bougres convaincus du contraire sont des cocus
A l'heure de l'œuvre de chair elle est souvent triste, peuchère !
S'il n'entend le cœur qui bat, le corps non plus ne bronche pas.

2
Sauf quand elle aime un homme avec tendresse, toujours sensible alors à ses caresses.
Toujours bien disposée, toujours encline à s'émouvoir, elle s'emmerde sans s'en apercevoir.
Ou quand elle a des besoins tyranniques, quelle souffre de nymphomanie chronique
C'est elle qui fait alors passer à ses adorateurs de fichus quarts d'heure.

Refrain
Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant.
Qu'elle le taise ou le confesse c'est pas tous les jours qu'on lui déride les fesses.
Les pauvres bougres convaincus du contraire sont des cocus
A l'heure de l'œuvre de chair elle est souvent triste, peuchère !
S'il n'entend le cœur qui bat, le corps non plus ne bronche pas.

3
Les "encore", les "c'est bon", les "continue" qu'elle crie pour simuler qu'elle monte aux nues
C'est pure charité, les soupirs des anges ne sont en général que de pieux mensonges
C'est à seul fin que son partenaire se croit un amant extraordinaire,
Que le coq imbécile et prétentieux perché dessus ne soit pas déçu.

Refrain
Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant.
Qu'elle le taise ou le confesse c'est pas tous les jours qu'on lui déride les fesses.
Les pauvres bougres convaincus du contraire sont des cocus
A l'heure de l'œuvre de chair elle est souvent triste, peuchère !
S'il n'entend le cœur qui bat, le corps non plus ne bronche pas.

4
J'entends aller bon train les commentaires de ceux qui font des châteaux à Cythère
"C'est parce que tu n'es qu'un malhabile, un maladroit qu'elle conserve toujours sont sang-froid"
Peut-être, mais si les assauts vous pèsent de ces petits m'as-tu vu-quand je baise
Mesdames, en vous laissant manger le plaisir sur le dos, chantez in petto

Refrain
Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant.
Qu'elle le taise ou le confesse c'est pas tous les jours qu'on lui déride les fesses.
Les pauvres bougres convaincus du contraire sont des cocus
A l'heure de l'œuvre de chair elle est souvent triste, peuchère !
S'il n'entend le cœur qui bat, le corps non plus ne bronche pas.

 

 

MARQUISE

 

1
Marquise, si mon visage à quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge vous ne vaudrez guère mieux.
Marquise, si mon visage à quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge vous ne vaudrez guère mieux.

2
Le temps aux plus belles choses se plait à faire un affront:
Il saura faner vos roses comme il a ridé mon front.
Le temps aux plus belles choses se plait à faire un affront:
Il saura faner vos roses comme il a ridé mon front.

3
Le même cours des planètes règle nos jours et nos nuits:
On m'a vu ce que vous êtes; vous serez ce que je suis.
Le même cours des planètes règles nos jours et nos nuits:
On m'a vu ce que vous êtes; vous serez ce que je suis.

4
Peut-être que je serai vieille, répond Marquise, cependant
J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, et je t'emmerde en attendant.
Peut-être que je serai vieille, répond Marquise, cependant
J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, et je t'emmerde en attendant.

 

 

MARINETTE

 

1
Quand j'ai couru chanter ma petite chanson à Marinette,
La belle la traîtresse était allée à l'Opéra ...
Avec ma petite chanson, j'avais l'air d'un con ma mère,
Avec ma petite chanson, j'avais l'air d'un con .

2
Quand j'ai couru porter mon pot de moutarde à Marinette
La belle, la traîtresse avait déjà fini de dîner...
Avec mon petit pot j'avais l'air d'un con ma mère,
Avec mon petit pot j'avais l'air d'un con .

3
Quand j'offris pour étrennes une bicyclette à Marinette
La belle la traîtresse avait acheté une auto...
Avec mon petit vélo, j'avais l'air d'un con ma mère
Avec mon petit vélo, j'avais l'air d'un con .

4
Quand j'ai couru tout chose au rendez-vous de Marinette
La belle disait: "je t'adore!" à un sale type qui l'embrassait...
Avec mon bouquet de fleurs, j'avais l'air d'un con ma mère
Avec mon bouquet de fleurs, j'avais l'air d'un con .
5
Quand j'ai couru brûler la petite cervelle à Marinette,
La belle était déjà morte d'un rhume mal placé...
Avec mon revolver, j'avais l'air d'un con ma mère
Avec mon revolver, j'avais l'air d'un con .
6
Quand j'ai couru lugubre, à l'enterrement de Marinette
La belle la traîtresse était déjà ressuscitée...
Avec ma petite couronne, j'avais l'air d'un con ma mère,
Avec ma petite couronne, j'avais l'air d'un con.

 

 

LES FUNERAILLES D'ANTAN

 

1
Jadis, les parents des morts vous mettaient dans le bain,
De bonne grâce ils en faisaient profiter les copains:
«Y a un mort à la maison, si le cœur vous en dit,
Venez le pleurer avec nous sur le coup de midi...»
Mais les vivants d'aujourd'hui ne sont plus si généreux,
Quand ils possèdent un mort ils le gardent pour eux.
C'est la raison pour laquelle, depuis quelques années,
Des tas d'enterrements vous passent sous le nez.
Des tas d'enterrements vous passent sous le nez.

Refrain
Mais où sont les funérailles d'antan?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards,
De nos grands-pères, qui suivaient la route en cahotant,
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées,
Ronds et prospères...
Quand les héritiers étaient contents,
Au fossoyeur, au croque-mort, au curé, aux chevaux même,
Ils payaient un verre.
Elles sont révolues, elles ont fait leur temps,
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres,
On ne les reverra plus, et c'est bien attristant,
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans.

2
Maintenant les corbillards à tombeau grand ouvert
Emportent les trépassés jusqu'au diable Vauvert,
Les malheureux n'ont même plus le plaisir enfantin
De voir leurs héritiers marron marcher dans le crottin.
L'autre semaine, des salauds, à cent quarante à l'heure,
Vers un cimetière minable emportaient un des leurs...
Quand sur un arbre en bois dur, ils se sont aplatis
On s'aperçut que le mort avait fait des petits.
On s'aperçut que le mort avait fait des petits.

Refrain
Mais où sont les funérailles d'antan?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards,
De nos grands-pères, qui suivaient la route en cahotant,
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées,
Ronds et prospères...
Quand les héritiers étaient contents,
Au fossoyeur, au croque-mort, au curé, aux chevaux même,
Ils payaient un verre.
Elles sont révolues, elles ont fait leur temps,
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres,
On ne les reverra plus, et c'est bien attristant,
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans.

3
Plutôt que d'avoir des obsèques manquant de fioritures,
J'aimerais mieux, tout compte fait, me passer de sépulture,
J'aimerais mieux mourir dans l'eau, dans le feu, n'importe où,
Et même à la grande rigueur, ne pas mourir du tout.
O, que renaisse le temps des morts bouffis d'orgueil,
L'époque des m’as-tu-vu-dans-mon-joli-cercueil,
Où, quitte à tout dépenser jusqu'au dernier écu,
Les gens avaient le cœur de mourir plus haut que leur cul.
Les gens avaient le cœur de mourir plus haut que leur cul.

Refrain
Mais où sont les funérailles d'antan?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards,
De nos grands-pères, qui suivaient la route en cahotant,
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées,
Ronds et prospères...
Quand les héritiers étaient contents,
Au fossoyeur, au croque-mort, au curé, aux chevaux même,
Ils payaient un verre.
Elles sont révolues, elles ont fait leur temps,
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres,
On ne les reverra plus, et c'est bien attristant,
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans.

 

 

L'HECATOMBE (bon)

 

Au marché de Briv'-la-Gaillarde
A propos de bottes d'oignons
Quelques douzaines de gaillardes
Se crêpaient un jour le chignon
A pied, à cheval, en voiture
Les gendarmes mal inspirés
Vinrent pour tenter l'aventure
D'interrompre l'échauffourée

Or, sous tous les cieux sans vergogne
C'est un usag' bien établi
Dès qu'il s'agit d'rosser les cognes
Tout l’monde se réconcilie
Ces furies perdant tout' mesure
Se ruèrent sur les guignols
Et donnèrent je vous l'assure
Un spectacle assez croquignol

En voyant ces braves pandores
Etre à deux doigts de succomber
Moi, j'bichais car je les adore
Sous la forme de macchabées
De la mansarde où je réside
J'excitais les farouches bras
Des mégères gendarmicides
En criant: "Hip, hip, hip, hourra!"

Frénétiqu' l'une d'ell’ attache
Le vieux maréchal des logis
Et lui fait crier: "Mort aux vaches,
Mort aux lois, vive l'anarchie!"
Une autre fourre avec rudesse
Le crâne d'un de ses lourdauds
Entre ses gigantesques fesses
Qu'elle serre comme un étau

La plus grasse de ces femelles
Ouvrant son corsag’ dilaté
Matraque à grand coup de mamelles
Ceux qui passent à sa portée
Ils tombent, tombent, tombent, tombent
Et s'lon les avis compétents
Il paraît que cette hécatombe
Fut la plus bell' de tous les temps

Jugeant enfin que leurs victimes
Avaient eu leur content de gnons
Ces furies comme outrage ultime
En retournant à leurs oignons
Ces furies à peine si j'ose
Le dire tellement c'est bas
Leur auraient mêm' coupé les choses
Par bonheur ils n'en avait pas
Leur auraient mêm' coupé les choses
Par bonheur ils n'en avait pas

 

 

 

LES PASSANTES

 

1
Je veux dédier ce poème à toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets, à celles qu'on connaît à peine,
Qu'un destin différent entraîne et qu'on ne retrouve jamais.

2
A celle qu'on voit apparaître une seconde à sa fenêtre,
Et qui, preste, s'évanouit, mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette qu'on en demeure épanoui.

3
A la compagne de voyage dont les yeux, charmant paysage,
Font paraître court le chemin, qu'on est seul peut-être à comprendre,
Et qu'on laisse pourtant descendre sans avoir effleuré sa main.

4
A celles qui sont déjà prises, et qui vivant des heures grises
Près d'un être trop différent, vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie d'un avenir désespérant.

5
Chères images aperçues, espérances d'un jour déçues,
Vous serez dans l'oubli demain, pour peu que le bonheur survienne,
Il est rare qu'on se souvienne des épisodes du chemin.

6
Mais si l'on a manqué sa vie, on songe avec un peu d'envie,
A tous ces bonheurs entrevus, aux baisers qu'on n'osa pas prendre,
Aux cœurs qui doivent vous attendre, aux yeux qu'on a jamais revus.

7
Alors aux soirs de lassitude tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir, on pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes que l'on n'a pas su retenir.

 

 

LES CASSEUSES

 

1
Tant qu'elle a besoin du matou, ma chatte est tendre comme tout.
Quand elle est comblée, aussitôt elle griffe, elle mord, elle fait le gros dos.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

2
Enamourée, ma femme est douce, mes amis vous le diront tous.
Après l'étreinte, en moins de deux elle redevient u bâton merdeux.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

3
Dans l'alcôve, on est bien reçus par la voisine du dessus.
Une fois son désir assouvi, ingrate, elle nous les crucifie.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

4
Quand elle passe en revue les zouaves, ma sœur est câline et suave.
Dès que s'achève l'examen, gare à qui tombe sous sa main.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

5
Si tout le monde en ma maison reste au lit plus que de raison,
C'est pas qu'on soit lubriques, c'est qu'il y a guère que là qu'on est tranquille.

Refrain
Quand vous ne nous les caressez pas, chéries, vous nous les cassez.
Oubliez-les, si faire se peut qu'elles se reposent.
Quand vous nous les dorlotez pas, vous nous les passez à tabac.
Oublier-les si faire se peut qu'elles se reposent un peu,
Qu'elles se reposent.

 

 

LES AMOUREUX DES BANCS PUBLICS

 

1
Les gens qui voient de travers pensent que les bancs vert
Qu'on voit sur les trottoirs sont faits pour les impotents ou les ventripotents.
Mais c'est une absurdité, car à la vérité, ils sont là c'est notoire,
Pour accueillir quelques temps les amours débutants

Refrain
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes,
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se disant des «je t'aime» pathétiques, ont des petites gueules bien sympathiques !

2
Ils se tiennent par la main , parlent du lendemain, du papier bleu d'azur
Que revêtiront les murs de leur chambre à coucher..
Ils se voient déjà, doucement, elle cousant, lui fumant, dans un bien-être sur,
Et choisissent le prénom de leur premier bébé...

Refrain
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes,
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se disant des «je t'aime» pathétiques, ont des petites gueules bien sympathiques !

3
Quand la sainte famille machin croise sur son chemin deux de ces malappris,
Elle leur décroche hardiment des propos venimeux...
N'empêche que toute la famille ( le père, la mère, la fille, le fils, le "Saint Esprit...")
Voudrait bien de temps en temps, pouvoir se conduire comme eux.

Refrain
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes,
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se disant des «je t'aime» pathétiques, ont des petites gueules bien sympathiques !

4
Quand les mois auront passé quand seront apaisés leurs beaux rêves flambants,
Quand le ciel se couvrira de gros nuages lourds,
Ils s'apercevront, émus, que c'est au hasard des rues, sur l'un de ces fameux bancs,
Qu'ils ont vécu le meilleur morceau de leur amour...

Refrain
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes,
Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics,
En se disant des «je t'aime» pathétiques, ont des petites gueules bien sympathiques !

 

 

LE VENT

 

Refrain
Si par hasard, sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent fripon,
Prudence, prends garde à ton jupon !
Si par hasard sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent maraud,
Prudent, prends garde à ton chapeau !

1
Les Jean-foutre et les gens probes médisent du vent furibond
Qui rebrousse les bois, détrousse les toits, retrousse les robes
Des Jean-foutre et des gens probes, le vent, je vous en réponds
S'en soucie, et c'est justice, comme de colin-tampon !

Refrain
Si par hasard, sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent fripon,
Prudence, prends garde à ton jupon !
Si par hasard sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent maraud,
Prudent, prends garde à ton chapeau !

2
Bien sur si l'on ne se fonde que sur ce qui saute aux yeux,
Le vent semble une brute raffolant de nuire à tout le monde
Mais une attention profonde prouve que c'est chez les fâcheux
Qu'il préfère choisir les victimes de ces petits jeux !

Refrain
Si par hasard, sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent fripon,
Prudence, prends garde à ton jupon !
Si par hasard sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent maraud,
Prudent, prends garde à ton chapeau !

 

 

LE PETIT CHEVAL

(Paul Fort)

1
Le petit cheval dans le mauvais temps, qu'il avait donc du courage !
C'était un petit cheval blanc, tous derrière, tous derrière
C'était un petit cheval blanc, tous derrière et lui devant !

2
Il n'y avait jamais de beau temps, dans ce pauvre paysage
Il n'y avait jamais de printemps, ni derrière, ni derrière
Il n'y avait jamais de printemps, ni derrière, ni devant.

3
Mais toujours il était content, menant les gars du village,
A travers la pluie noire des champs, tous derrière, tous derrière
A travers la pluie noire des champs, tous derrière et lui devant.

4
Sa voiture allait poursuivant, sa belle petite queue sauvage
C'est alors qu'il était content, tous derrière, tous derrière
C'est alors qu'il était content, tous derrière et lui devant.

5
Mais un jour, dans le mauvais temps, un jour qu'il était si sage
Il est mort par un éclair blanc, tous derrière, tous derrière
Il est mort par un éclair blanc, tous derrière et lui devant.

6
Il est mort sans voir le beau temps, qu'il avait donc du courage !
Il est mort sans voir le printemps, ni derrière, ni derrière
Il est mort sans voir le beau temps, ni derrière ni devant.

 

 

LE PARAPLUIE

 

1
Il pleuvait fort sur la grand route, elle cheminait sans parapluie,
J'en avais un volé sans doute, le matin même à un ami
Courant alors à sa rescousse, je lui propose un peu d'abri
En séchant l'eau de sa frimousse, d'un air très doux, elle m'a dit «oui».

Refrain
Un petit coin de parapluie,
Contre un coin de paradis
Elle avait quelque chose d'un ange,
Un petit coin de paradis,
Contre un coin de parapluie,
Je ne perdais pas au change, pardi!

2
Chemin faisant, que ce fut tendre d'ouïr à deux le chant joli
Que l'eau du ciel faisait entendre sur le toit de mon parapluie
J'aurais voulu, comme au déluge, voir sans arrêt tomber la pluie,
Pour la garder, sous mon refuge, quarante jours, quarante nuits.

Refrain
Un petit coin de parapluie,
Contre un coin de paradis
Elle avait quelque chose d'un ange,
Un petit coin de paradis,
Contre un coin de parapluie,
Je ne perdais pas au change, pardi!

3
Mais bêtement même en orage, les routes vont vers des pays
Bientôt le sien fit un barrage à l'horizon de ma folie
Il a fallu qu'elle me quitte après m'avoir dit grand merci
Et je l'ai vue toute petite partir gaiement vers mon oubli ...

Refrain
Un petit coin de parapluie,
Contre un coin de paradis
Elle avait quelque chose d'un ange,
Un petit coin de paradis,
Contre un coin de parapluie,
Je ne perdais pas au change, pardi!

 

 

LE GRAND PAN

 

1
Du temps que régnait le grand Pan les dieux protégeaient les ivrognes :
Un tas de génies titubant, au nez rouge, à la rouge trogne.
Dès qu'un homme vidait les cruchons, Qu'un sac à vin faisait carousse
Ils venaient en bande, à ses trousses, compter les bouchons.
La plus humble piquette était alors bénie, distillée par Noé, Silène et compagnie
Le vin donnait un lustre au pire des minus, et le moindre pochard avait tout de Bacchus
Mais, se touchant le crane en criant : «J'ai trouvé !» la bande au professeur Nimbus est arrivée
Qui s'est mise à frapper les cieux d'alignement, chasser les dieux du firmament.
Aujourd'hui çà et là les gens boivent encore, et le feu du nectar fait toujours luire les trognes,
Mais les dieux ne répondent plus pour les ivrognes :Bacchus est alcoolique et le grand Pan est mort.

2
Quand deux imbéciles heureux s'amusaient à des bagatelles
Un tas de génies amoureux venaient leur tenir la chandelle.
Du fin fond des Champs Elysées Dès qu'ils entendaient un «je t'aime»
Ils accouraient à l'instant même compter les baisers
La plus humble amourette était alors bénie, Sacrée par Aphrodite, Eros et compagnie
L'amour donnait un lustre au pire des minus et la moindre amoureuse avait tout de Vénus
Mais se touchant le crane en criant «j'ai trouvé !» la bande au professeur Nimbus est arrivée
Qui s'est mise à frapper les cieux d'alignement, chasser les dieux du firmament.
Aujourd'hui çà et là, les cœurs battent encore et la règle du jeu de l'amour est la même
Mais les dieux ne répondent plus de ceux qui s'aiment : Vénus s'est faite femme et le grand Pan est mort

3
Et quand fatale, sonnait l'heure de prendre un linceul pour costume
Un tas de génies l'œil en pleur, vous offraient des honneurs posthumes
Pour aller au céleste empire dans leur barque ils venaient vous prendre
C'était presque un plaisir de rendre le dernier soupir.
La plus humble dépouille était alors bénie, embarquée par Caron, Pluton et compagnie
Au pire des minus l'âme était accordée et le moindre mortel avait l'éternité.
Mais se touchant le crane en criant : «j'ai trouvé !» La bande au professeur Nimbus est arrivée
Qui s'est mise à frapper les cieux d'alignement, chasser les dieux du firmament.
Aujourd'hui çà et là les gens passent encore mais la tombe est, hélas la dernière demeure
Et les dieux ne réponde plus de ceux qui meurent : la mort est naturelle et le grand Pan est mort.

Et l'un des dernier dieux, l'un des derniers suprêmes, ne doit plus se sentir tellement bien lui-même.
Un beau jour on va voir le Christ, descendre du calvaire en disant dans sa lippe :
« Merde ! je ne joue plus pour tous ces pauvres types ! j'ai bien peur que la fin du monde soit bien triste. »

 

 

LE BISTROT

 

1
Dans un coin pourri du pauvre Paris, sur une place,
L'est un vieux bistrot tenu par un gros dégueulasse.
2
Si t'as le bec fin S'il te faut du vin de première classe.
Va boire à Passy, le nectar d'ici te dépasse.

3
Mais si tu as le gosier qu'une armure d'acier matelasse
Goûte à ce velours, ce petit bleu lourd de menaces.

4
Tu trouveras là la fine fleur de la populace,
Tous les marmiteux, les calamiteux de la place.

5
Qui viennent en rang, comme des harengs voir en face
La belle du bistrot la femme à ce gros dégueulasse.

6
Que je boive à fond l'eau de toutes les fontaines Wallace,
Si, dès aujourd'hui, tu n'es pas séduit par la grâce.

7
De cette jolie fée, qui, d'un bouge, a fait un palace,
Avec ses appas du haut jusqu'en bas, bien en place.

8
Ces trésors exquis, qui les embrasse, qui les enlace ?
Vraiment, c'en est trop ! tout ça pour ce gros dégueulasse !

9
C'est injuste et fou, mais que voulez-vous qu'on y fasse ?
L'amour se fait vieux, il n'a plus les yeux bien en face.

10
Si tu fait ta cour, tâche que tes discours ne l'agacent.
Sois poli, mon gars, pas de geste ou gare à la casse !

11
Car sa main qui claque, punit d'un flic-flac les audaces
Certes, il n'est pas né qui mettra le nez dans sa tasse.

12
Pas né le chanceux qui dégèlera ce bloc de glace,
Qui fera dans le dos les cornes à ce gros dégueulasse.

13
Dans un coin pourri du pauvre Paris sur une place
Une espèce de fée d'un vieux gouge, a fait un palace.

 

 

LA TONDUE

 

1
La belle qui couchait avec le roi de Prusse, avec le roi de Prusse
A qui l'on a tondu le crâne rasibus, le crâne rasibus

2
Son penchant prononcé pour les «ich liebe dich», pour les ich liebe dich,
Lui valut de porter quelques cheveux postiches, quelques cheveux postiches

3
Les braves sans culottes et les bonnets phrygiens, et les bonnets phrygiens
Ont livré sa crinière à un tondeur de chiens, à un tondeur de chiens.

4
J'aurais dû prendre un peu parti pour sa toison, parti pour sa toison,
J'aurais dû dire un mot pour sauver son chignon, pour sauver son chignon

5
Mais je n'ai pas bougé du fond de ma torpeur, du fond de ma torpeur,
Les coupeurs de cheveux en quatre m'ont fait peur, m'ont fait peur.

6
Quand, pire qu'une brosse, elle eut été tondue, elle eut été tondue
J'ai dit « c'est malheureux ces accroches cœur perdus, ces accroches cœur perdus»

7
Et ramassant l'un d'eux qui traînait dans l'ornière, qui traînait dans l'ornière,
Je l'ai comme une fleur, mis à ma boutonnière, mis à ma boutonnière

8
En me voyant partir arborant mon toupet, arborant mon toupet,
Tous ces coupeurs de nattes m'ont pris pour un suspect, m'ont pris pour un suspect

9
Comme de la patrie je ne mérite guère, je ne mérite guère
J'ai pas la croix d'honneur, j'ai pas la croix de guerre, j'ai pas la croix de guerre

10
Et je n'en souffre pas avec trop de rigueur, avec trop de rigueur,
J'ai ma rosette à moi : c'est un accroche-cœur, c'est un accroche-cœur.

 

 

LA PRIERE

(Francis Jammes)

1
Par le petit garçon qui meurt près de sa mère,
Tandis que les enfants s'amusent au parterre,
Et par l'oiseau blessé qui ne sait pas comment.
Son aile tout à coup s'ensanglante et descend
Par la soif et la faim et le délire ardent:
Je vous salue, Marie.

2
Par les gosses battus par l'ivrogne qui rentre,
Par l'âne qui reçoit des coups de pied au ventre
Et par l'humiliation de l'innocent châtié.
Par la Vierge vendue qu'on a déshabillée
Par le fils dont la mère a été insultée:
Je vous salue, Marie.

3
Par la vieille qui trébuchant sous trop de poids,
S'écrie:« Mon Dieu !» Par le malheureux dont les bras
Ne purent s'appuyer sur une amour humaine
Comme la croix du Fils sur Simon de Cyrène,
Par le cheval tombé sous le chariot qu'il traine
Je vous salue, Marie.

4
Par les quatre horizons qui crucifies le monde,
Par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains,
Par le malade que l'on opère et qui geint
Et par le juste mis au rang des assassins :
Je vous salue, Marie.

5
Par la mère apprenant que son fils est guéri
Par l'oiseau rappelant l'oiseau tombé du nid,
Par l'herbe qui a soif et recueille l'ondée,
Par le baiser perdu par l'amour redonné
Et par le mendiant retrouvant sa monnaie
Je vous salue, Marie.

 

 

LA LEGENDE DE LA NONNE

 

1
Venez, vous dont l'œil étincelle, pour entendre une histoire encore
Approchez je vous dirai celle de doña Padilla del Flor.
Elle était d'Alanje, où s'entassent les collines et les halliers
Enfants, voici des boeufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

2
Il est des filles à Grenade, il en est à Séville aussi
Qui pour la moindre sérénade, à l'amour demandent merci
Il en est que parfois embrassent le soir, de hardis cavaliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

3
Ce n'est pas sur ce ton frivole qu'il faut parler de Padilla
Car jamais prunelle Espagnole d'un feu plus chaste ne brilla
Elle fuyait ceux qui pourchassent les filles sous les peupliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

4
Elle prit le voile à Tolède, au grand soupir des gens du lieu
Comme si quand on n'est pas laide on avait droit d'épouser Dieu
Peu s'en fallut que ne pleurassent les soudards et les écoliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

5
Or, la belle à peine cloîtrée, amour en son cœur s'installa
Un fier brigand de la contrée vint alors et dit: Me voilà!
Quelquefois les brigands surpassent en audace les chevaliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

6
Il était laid :les traits austères, la main plus rude que le gant
Mais l'amour a bien des mystères, et la nonne aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent leurs beaux cerfs par des sangliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

7
La nonne osa dit la chronique, au brigand par l'enfer conduit,
Aux pieds de sainte Véronique donner un rendez-vous la nuit,
A l'heure où les corbeaux croassent, volant dans l'ombre par milliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

8
Or quand dans la nef descendue, la nonne appela le bandit,
Au lieu de la voix attendue, c'est la foudre qui répondit.
Dieu voulut que ses coups frappassent les amants par Satan liés
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

9
Cette histoire de la novice, saint Ildefonse, abbé, voulut
Qu'afin de préserver du vice les vierges qui font leur salut,
Les prieurs la racontassent dans tous les couvents réguliers
Enfants, voici des bœufs qui passent, cachez vos rouges tabliers!

 

 

LA FILLE A CENT SOUS

 

1
Du temps que je vivais dans le troisième dessous
Ivrogne, immonde, infâme,
Un plus soûlaud que moi, contre une pièce de cent sous,
M'avait vendu sa femme
Quand je l'eu mise au lit, quand je voulus l'étrenner, quand je fis voler sa jupe
Il m'apparut alors que j'avais été berné dans un marché de dupe

2
« Remballe tes os, ma mie, et garde tes appas,
Tu es bien trop maigrelette,
Je suis un bon vivant ça ne me concerne pas,
D'étreindre des squelettes.
Retourne à ton mari, qu'il garde les cent sous
Je n'en fais pas une affaire»
Mais elle me répondit le regard en dessous:
« C'est vous que je préfère.

3
Je suis pas bien grosse fit-elle, d'une voix qui se noue
Mais ce n'est pas ma faute.»
Alors moi tout ému, je la pris sur mes genoux
Pour lui compter les côtes.
« Toi que j'ai payé cent sous, dit moi quel est ton nom,
Ton petit nom de baptême ?
Je m'appelle Ninette, Eh bien pauvre Ninon,
Console-toi, je t'aime .

Et ce brave sac d'os dont je n'avais pas voulu,
Même pour une thune,
M'est entré dans le cour et n'en sortirait plus
Pour toute une fortune.
Du temps que je vivais dans le troisième dessous
Ivrogne, immonde, infâme,
Un plus soûlaud que moi, contre une pièce de cent sous,
M'avait vendu sa femme

 

 

LA FEMME D'HECTOR

 

1
En notre tour de Babel, laquelle est la plus belle,
La plus aimable parmi les femmes de nos amis ?
Laquelle est notre vraie nounou, la petite sœur des pauvres de nous
Dans le guignon toujours présente, quelle est cette fée bienfaisante ?

Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

2
Comme nous dansons devant le buffet bien souvent,
On a toujours peu ou prou les bas criblés de trous
Qui raccommode ces malheurs de fils de toutes les couleurs,
Qui brode divine cousette, des arcs-en-ciel à nos chaussettes ?

Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

3
Quand on nous prend la main, sacré Bon Dieu dans un sac,
Et qu'on nous envoie planter des choux à la Santé,
Quelle est celle qui, prenant modèle sur les vertus des chiens fidèle
Reste à l'arrêt devant la porte en attendant qu'on en ressorte ?

Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

4
Et quand l'un d'entre nous meurt, qu'on nous met en demeure
De débarrasser l'hôtel de ses restes mortels,
Quelle est celle qui remue tout Paris pour qu'on lui fasse au plus bas prix
Des funérailles gigantesques, pas nationales, non, mais presque ? Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

5
Et quand vient le mois de mai, le joli temps d'aimer,
Que sans écho dans les cours nous hurlons à l'amour,
Quelle est celle qui nous plaint beaucoup, quelle est celle qui nous saute au cou,
Qui nous dispense sa tendresse, toutes ses économies de caresses ?

Refrain
C'est pas la femme de Bertrand, pas la femme de Gontran, pas la femme de Pamphile
C'est pas la femme de Firmin, pas la femme de Germain, ni celle de Benjamin,
C'est pas la femme d'Honoré ni celle de Désiré ni celle de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, non c'est la femme d'Hector.

6
Ne jetons pas les morceaux de non cœurs aux pourceaux,
Perdons pas notre latin au profit des pantins
Chantons pas la langue des dieux pour les balourds, les fess'-mathieux,
Les paltoquets ni les bobèches, les foutriquets ni les pimbêches,

Refrain
Ni pour la femme de Bertrand, pour la femme de Gontran, pour la femme de Pamphile
Ni pour la femme de Firmin, pour la femme de Germain, pour celle de Benjamin,
Ni pour la femme d'Honoré la femme de Désiré la femme de Théophile,
Encore moins la femme de Nestor, mais pour la femme d'Hector.

 

 

LA GUERRE DE 14-18

 

1
Depuis que l'homme écrit l'Histoire, depuis qu'il bataille à cœur joie
Entre mille et une guerres notoires, si j'étais tenu de faire un choix,
A l'encontre du vieil Homère, je déclarerais tout de suite :
«Moi, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Moi, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

2
Est-ce à dire que je méprise les nobles guerres de jadis,
Que je soucie comme d'une cerise, de celle de soixante-dix?
Au contraire, je la révère et lui donne un satisfecit,
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

3
Je sais que les guerriers de Sparte plantaient pas leurs épées dans l'eau,
Que les grognards de Bonaparte tiraient pas leur poudre aux moineaux
Leurs faits d'armes sont légendaires, au garde-à vous je les félicite
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

4
Bien sur, celle de l'an quarante ne m'a pas tout à fait déçu
Elle fut longue et massacrante et je ne crache pas dessus,
Mais, à mon sens, elle ne vaut guère, guère plus qu'un premier accessit
«Moi, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Moi, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

5
Mon but n'est pas de chercher noise aux guérillas, non fichtre! non,
Guerres saintes, guerres sournoises qui n'osent pas dire leur nom,
Chacune a quelque chose pour plaire, chacune a son petit mérite
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Mais, mon colon, celle que je préfère, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

6
Du fond de son sac à malices, Mars va sans doute à l'occasion,
en sortir une un vrai délice! qui me fera grosse impression
En attendant, je persévère à dire que ma guerre favorite
«Celle, mon colon, que je voudrais faire, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »
«Celle, mon colon, que je voudrais faire, c'est la guerre de quatorze dix-huit ! »

 

 

LA NON DEMANDE EN MARIAGE

 

1
Ma mie de grâce ne mettons pas sous la gorge à Cupidon sa propre flèche,
Tant d'amoureux l'ont essayé qui de leur bonheur ont payé ce sacrilège.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

2
Laissons le champ libre à l'oiseau, nous serons tous les deux prisonniers sur parole,
au diable les maîtresses queux qui attachent les cœurs aux queues des casseroles !

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

3
Vénus se fait vieille souvent, elle perd son latin devant la lèche-frite.
A aucun prix, moi je ne veux effeuiller dans le pot-au-feu la marguerite.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

4
On leur ôte bien des attraits en dévoilant trop les secrets de Mélusine.
L'encre des billets doux pâlit vite entre les feuilles des livres de cuisine.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

5
Il peut sembler de tout repos de mettre à l'ombre, au fond d'un pot de confiture,
La jolie pomme défendue mais elle est cuite, elle a perdu son goût nature.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

6
De servante n'ai pas besoin, et du ménage et de ses soins je te dispense.
Qu'en éternelle fiancée, à la dame de mes pensées toujours, je pense.

Refrain
J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.

 

 

LA ROUTE AUX QUATRE CHANSONS

 

1
J'ai pris la route de Dijon pour voir un peu la Marjolaine,
La belle digue digue don, qui pleurait près de la fontaine.
Mais elle avait changé de ton, il lui fallait des ducatons
Dedans son bas de laine pour n'avoir plus de peine.
Elle m'a dit : «Tu viens, chéri ? et si tu me payes un bon prix.
Aux anges je t'emmène, digue digue don daine. »
La Marjolaine pleurait surtout quand elle n'avait pas de sous.
La Marjolaine de la chanson avait de plus nobles façons.

2
J'ai passé le pont d'Avignon pour voir un peu les belles dames
Et les beaux messieurs tous en rond qui dansaient, dansaient, corps et âmes.
Mais ils avaient changé de ton, ils faisaient fi des rigodons,
Menuets et pavanes, tarentelles, sardanes,
Et les belles dames m'ont dit ceci :« Étranger, sauve-toi d'ici
Ou l'on donne l'alarme aux chiens et aux gendarmes !
Quelle mouche les a donc piquées, ces belle dames si distinguées ?
Les belles dames de la chanson, avaient de plus nobles façons.

3
Je me suis fait faire prisonnier, dans les vieilles prisons de Nantes,
Pour voir la fille du geôlier, qui parait-il, est avenante.
Mais elle avait changé de ton, quand j'ai demandé :«que dit-on
Des affaires courantes, dans la ville de Nantes ? »
La mignonne m'a répondu : « On dit que vous serez pendu
Au matines sonnantes, et j'en suis bien contente !»
Les geôlières n'ont plus de cœur aux prisons de Nantes et d'ailleurs.
La geôlière de la chanson avait de plus nobles façons.

4
Voulant mener à bonne fin ma folle course vagabonde
Vers mes pénates je revins, pour dormir auprès de ma blonde.
Mais elle avait changé de ton, avec elle, sous l'édredon
Il y avait du monde dormant près de ma blonde
J'ai pris le coup d'un air blagueur, mais en cachette dans mon cœur
La peine était profonde, le chagrin lâchait la bonde.
Hélas! du jardin de mon père la colombe s'est fait la paire…
Par bonheur, par consolation, me sont restées les quatre chansons.

 

 

LE 22 SEPTEMBRE

 

1
Un vingt-deux septembre au diable vous partîtes,
Et, depuis, chaque année à la date susdite,
Je mouillais mon mouchoir en souvenir de vous .
Or, nous y revoilà, mais je reste de pierre,
Plus une seule larme à me mettre aux paupières :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

2
On ne reverra plus, au temps des feuilles mortes,
Cette âme en peine qui me ressemble et qui porte
Le deuil de chaque feuille en souvenir de vous .
Que le brave Prévert et ses escargots veuillent
Bien se passer de moi pour enterrer les feuilles :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

3
Jadis ouvrant mes bras comme une paire d'ailes,
Je montais jusqu'au ciel pour suivre l'hirondelle
Et me rompais les os en souvenir de vous .
Le complexe d'Icare à présent m'abandonne,
L'hirondelle en partant ne fera plus l'automne :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

4
Pieusement noué d'un bout de vos dentelles,
J'avais, sur ma fenêtre un bouquet d'immortelles
Que j'arrosais de pleurs en souvenir de vous .
Je m'en vais les offrir au premier mort qui passe,
Les regrets éternels à présent me dépassent :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

5
Désormais, le petit bout de cœur qui me reste
Ne traversera plus l'équinoxe funeste
En battant la breloque en souvenir de vous .
Il a craché sa flamme et ses cendres s'éteignent,
A peine y pourrait-on rôtir quatre châtaignes :
Le vingt-deux septembre, aujourd'hui, je m'en fous.

Et c'est triste de n'être plus triste sans vous .

 

 

LE NOMBRIL DES FEMMES D'AGENTS

 

1
Voir le nombril de la femme d'un flic n'est certainement pas un spectacle
Qui du point de vue de l'esthétique, puisse vous élever au pinacle...
Il y eut pourtant, dans le vieux Paris, un honnête homme sans malice
Brûlant de contempler le nombril de la femme d'un agent de police...

2
«Je me fais vieux, gémissait-il, et, durant le cour de ma vie
J'ai vu bon nombre de nombrils de toute les catégories:
Nombrils de femmes de croque-morts, nombrils de femmes de bougnats, de femmes de jocrisses,
Mais je n'ai jamais vu celui de la femme d'un agent de police...»

3
«Mon père a vu, comme je vous vois, des nombrils de femmes de gendarmes,
Mon frère a goûté plus d'une fois de ceux des femmes d'inspecteurs, les charmes...
Mon fils vit le nombril de la souris d'un ministre de la justice
Et moi, je n'ai même pas vu le nombril de la femme d'un agent de police...»

4
Ainsi gémissait en public cet honnête homme vénérable,
Quand la légitime d'un flic, tendant son nombril secourable,
Lui dit :«Je m'en vais mettre fin à votre pénible supplice,
Vous faire voir le nombril en fin de la femme d'un agent de police...»

5
«Alléluia ! fit le bon vieux, de mes tourments voici la trêve !
Grâces soient rendues au Bon Dieu, je vais réaliser mon rêve !»
Il s'engagea tout attendri, sous les jupons de sa bienfaitrice:
Braqués ses yeux sur le nombril de la femme d'un agent de police...

6
Mais hélas ! il était rompu par les effets de sa hantise,
Et comme il atteignait le but de cinquante ans de convoitise,
La mort, la mort, la mort, le prit, sur l'abdomen de sa complice:
Il n'a jamais vu le nombril de la femme d'un agent de police...

 

 

LE ROI BOITEUX

 

1
Un roi d'Espagne ou bien de France, avait un cor, un cor au pied.
C'était au pied gauche , je pense, il boitait à faire pitié.
Les courtisans, espèce adroite, s'appliquèrent à l'imiter,
Et qui de gauche, qui de droite, ils apprirent tous à boiter.

2
On vit bientôt le bénéfice que cette mode rapportait,
Et, de l'antichambre à l'office, tout le monde, boitait, boitait.
Un jour, un seigneur de province, oubliant son nouveau métier,
Vint à passer devant le prince, ferme et droit comme un peuplier.

3
Tout le monde se mit à rire, excepté le roi, qui tout bas,
Murmura: «Monsieur, qu'est-ce à dire ? je vois que vous ne boitez pas.»
«Sir, quelle erreur est la vôtre ! je suis criblé de cors, voyez:
Si je marche plus droit qu'un autre, c'est que je boite des deux pieds.»

 

 

LE TEMPS NE FAIT RIEN A L'AFFAIRE

 

1
Quand ils sont tout neufs, qu'il sortent de l'œuf, du cocon,
Tous les jeunes blancs-becs prennent les vieux mecs pour des cons.
Quand ils sont devenus des têtes chenues des grisons,
Tous les vieux fourneaux prennent les jeunots pour des cons.
Moi, qui balance entre deux âges, je leur adresse à tous un message :

Refrain
Le temps ne fait rien à l'affaire, quand on est con, on est con.
Qu'on ait vingt ans, qu'on soit grand-père, quand on est con, on est con.
Entre vous, plus de controverses, cons caducs ou cons débutants,
Petits cons de la dernière averse, vieux cons des neiges d'antan.
Petits cons de la dernière averse, vieux cons des neiges d'antan.

2
Vous les cons naissants, les cons innocents, les jeunes cons
Qui ne le niez pas prenez les papa pour des cons
Vous les cons âgés, les cons usagés, les vieux cons
Qui, confessez-le prenez les petits bleus pour des cons,
Méditez l'impartial message d'un qui balance entre deux âges :

Refrain
Le temps ne fait rien à l'affaire, quand on est con, on est con.
Qu'on ait vingt ans, qu'on soit grand-père, quand on est con, on est con.
Entre vous, plus de controverses, cons caducs ou cons débutants,
Petits cons de la dernière averse, vieux cons des neiges d'antan.
Petits cons de la dernière averse, vieux cons des neiges d'antan.

 

 

LES 4 Z'ARTS

 

1
Les copains affligés, les copines en pleurs,
La boîte à dominos enfouie sous les fleurs,
Tout le monde équipé de sa tenue de deuil,
La farce était bien bonne et valait le coup d'œil.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
L'enterrement paraissait officiel. Bravo !

2
Le mort ne chantait pas :«Ah ce qu'on s'emmerde ici!»
Il prenait son prépas à cœur, cette fois-ci,
Et les bonshommes chargés de la levée du corps
Ne chantaient pas non plus «Saint Éloi bande encore!»
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Le macchabée semblait tout à fait mort. Bravo !

3
Ce n'étaient pas du tout des filles en tutu
Avec des fesses à claques et des chapeaux pointus,
Les commères choisies pour les cordons du poêle,
Et nul ne leur criait: «A poil! A poil! A poil!»
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Les pleureuses sanglotaient pour de bon. Bravo!

4
Le curé n'avait pas de goupillon factice,
Un de ces goupillons en forme de phallus,
Et quand il alla de ses de profondis,
L'enfant de cœur répliqua pas morpionibus.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Le curé ne venait pas de Camaret. Bravo !

5
On descendit la bière et je fut bien déçu
La blague maintenant frisait le mauvais goût,
Car le mort se laissa jeter la terre dessus
Sans lever le couvercle en s'écriant: «Coucou !»
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Le cercueil n'était pas à double fond. Bravo !
6
Quand tout fut consommé, je leur est dit :«Messieurs,
Allons faire à présent la tournée des boxons!»
Mais ils m'ont regardé avec de pauvres yeux,
Puis ils m'ont embrasse d'une drôle de façon.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Leur compassion semblait venir du cœur. Bravo!
7
Quand je suis ressorti de se champ de navets,
L'ombre de l'ici gît pas à pas me suivait,
Une petite croix de trois fois rien du tout
Faisait à elle seule, de l'ombre un peu partout.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
Les revenants s'en mêlaient à leur tour. Bravo !

8
J'ai compris ma méprise un petit peu plus tard
Quand allumant ma pipe avec le faire part,
Je m'aperçus que mon nom, comme celui d'un bourgeois,
Occupait sur la liste la place de choix.
Les quatre z'arts avaient fait les choses comme il faut:
J'étais le plus proche parent du défunt. Bravo !

9
Adieu ! les faux tibias, les crânes de carton...
Plus de marche funèbre au son des mirlitons !
Au grand bal des quatre z'arts nous n'irons plus danser,
Les vrais enterrements viennent de commencer.
Nous n'irons plus danser au grand bal des quatre z'arts,
Viens pépère, on va se ranger des corbillards.
Nous n'irons plus danser au grand bal des quatre z'arts,
Viens pépère, on va se ranger des corbillards.

 

 

LES AMOURS D'ANTAN

 

1
Moi, mes amours d'antan c'était de la grisette:
Margot, la blanche caille, et Fanchon la cousette...
Pas la moindre noblesse, excusez-moi du peu,
C'était, me direz-vous des grâces roturières,
Des nymphes de ruisseau, des vénus de barrière...
Mon prince, on a les dames du temps jadis qu'on peut..

2
Car le cœur à vingt ans, se pose où l'œil se pose,
Le premier cotillon venu vous en impose,
La plus humble bergère est un morceau de roi.
Ça manquait de marquise, on connut la soubrette,
Faute de fleur de lys on eut la pâquerette,
Au printemps Cupidon fait flèche de tout bois...

3
On rencontrait la belle aux puces le dimanche:
«Je te plais, tu me plais...» et c'était dans la manche,
Et les grands sentiments n'étaient pas de rigueur.
«Je te plais, tu me plais... Viens donc beau militaire...»
Dans un train de banlieue on partait pour Cythère,
On n'était pas tenu même d'apporter son cœur...

4
Mimi, de prime abord, payait guère de mine,
Chez son fourreur sans doute on ignorait l'hermine,
Son habit sortait point de l'atelier d'un dieu...
Mais quand par-dessus le moulin de la Galette,
Elle jetait pour vous sa parure simplette,
C'est psyché tout entière qui vous sautait aux yeux.

5
Au second rendez-vous il y avait parfois personne,
Elle avait fait faux bon, la petite amazone,
Mais l'on ne courait pas se pendre pour autant...
La marguerite commencée avec Suzette,
On finissait de l'effeuiller avec Lisette
Et l'amour y trouvait quand même son content.

6
C'était, me direz-vous des grâces roturières,
Des nymphes de ruisseau, des vénus de barrière...
Mais c'étaient mes amours, excusez-moi du peu,
Des Manon, des Mimi, des Suzon, des Musette,
Margot, la blanche caille, et Fanchon la cousette...
Mon prince, on a les dames du temps jadis qu'on peut...

 

 

LES COPAINS D'ABORD

 

1
Non ce n'était pas le radeau de la Méduse ce bateau,
Qu'on se le dise au fond des ports, dise au fond des ports
Il naviguait en père pénard, sur la grand-mare des canards,
Et s'appelait les copains d'abord, les copains d'abord.

2
Ses «fluctuât nec mergitures c'était pas de la littérature
N'en déplaise aux jeteurs de sort, aux jeteurs de sort,
Son capitaine et ses matelots n'étaient pas des enfants de salauds,
Mais des amis franco de port, des copains d'abord.

3
C'étaient pas des amis de lux, des petit Castor et Pollux,
Des gens de Sodome et Gomorrhe, Sodome et Gomorrhe,
C'étaient pas des amis choisis par Montaigne et La Boétie,
Sur le ventre ils se tapaient fort, les copains d'abord.

4
C'étaient pas des anges non plus, l'Évangile, ils l'avaient pas lu,
Mais ils s'aimaient toutes voiles dehors, toutes voiles dehors,
Jean, Pierre, Paul et compagnie, c'était leur seule litanie,
Leur credo leur confiteor, aux copains d'abord.

5
Au moindre coup de Trafalgar, c'est l'amitié qui prenait le quart,
C'est elle qui leur montrait le nord, leur montrait le nord.
Et, quand ils étaient en détresse, que leurs bras lançaient des S O S,
On aurait dit des sémaphores, les copains d'abord.

6
Au rendez-vous des bons copains y avait pas souvent de lapins,
Quand l'un d'entre eux manquait à bord, c'est qu'il était mort.
Oui, mais jamais au grand jamais, son trou dans l'eau ne se refermait,
Cent ans après coquin de sort! il manquait encore.

7
Des bateaux j'en ai pris beaucoup, mais le seul qui ait tenu le coup,
Qui n'ait jamais viré de bord, mais viré de bord,
Naviguait en père pénard sur la grand-mare des canards
Et s'appelait les copains d'abord, les copains d'abord.

Des bateaux j'en ai pris beaucoup, mais le seul qui ait tenu le coup,
Qui n'ait jamais viré de bord, mais viré de bord,
Naviguait en père pénard sur la grand-mare des canards
Et s'appelait les copains d'abord, les copains d'abord.

 

 

LES DEUX ONCLES

 

1
C'était l'oncle Martin, c'était l'oncle Gaston,
L'un aimait les Tommies, l'autre aimait les Teutons.
Chacun, pour ses amis, tous les deux ils sont morts.
Moi qui n'aimais personne, eh bien je vis encore.

2
Maintenant cher tonton, que les temps ont coulé,
Que vos veuve de guerre ont enfin convolé,
Que l'on a requinqué dans le ciel de Verdun,
Les étoiles ternies du maréchal Pétain,

3
Maintenant que vos controverses se sont tues,
Qu'on s'est bien partagé les cordes des pendus
Maintenant que John Bull nous boude maintenant
Que c'en est fini des querelles d'Allemands,

4
Que vos filles et vos fils vont, main dans la main,
Faire l'amour ensemble et l'Europe de demain,
Qu'ils se soucient de vos batailles presque autant
Que l'on se souciait des guerres de cent ans,

5
On peut vous avouez maintenant chers tontons
Vous l'ami des Tommies, vous l'ami des Teutons
Que de vos vérités, vos contrevérités,
Tout le monde s'en fiche à l'unanimité.

6
De vos épurations, vos collaborations,
Vos abominations et vos désolations,
De vos plats de choucroute et de vos tasses de thé,
Tout le monde s'en fiche à l'unanimité.

7
En dépit de ces souvenirs qu'on commémore,
Des flammes qu'on ranime aux monuments aux morts,
Des vainqueurs, des vaincus, des autres et de vous
Révérence parler, tout le monde s'en fout.

8
la vie, comme dit l'autre, a repris tous ses droits.
Elles ne font plus beaucoup d'ombre vos deux croix,
Et petit à petit, vous voilà devenus,
L'Arc de triomphe en moins, des soldats inconnus.

9
Maintenant j'en suis sûr, chers malheureux tontons,
Vous l'ami des Tommies, vous l'ami des Teutons
Si vous aviez vécu, si vous étiez ici,
C'est vous qui chanteriez la chanson que voici,

10
Chanteriez, en trinquant ensemble à vos santés,
Qu'il est fou de perdre la vie pour des idées
Des idées comme ça qui viennent et qui font
Trois petits tours, trois petits morts, et puis s'en vont,

11
Qu'aucune idée sur terre est digne d'un trépas,
Qu'il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas,
Que prendre, sur-le-champ, l'ennemi comme il vient,
C'est de la bouillie pour les chats et pour les chiens,

12
Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi,
Mieux vaut attendre un peut qu'on le change en ami,
Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans sa main,
Mieux vaut toujours remettre une salve à demain,

13
Que les seuls généraux qu'on doit suivre aux talons,
Ce sont les généraux des petits soldats de plomb.
Ainsi chanteriez-vous tous les deux en suivant
Malbrough qui va-t-en guerre au pays des enfants.

14
O vous qui prenez aujourd'hui la clé des cieux,
Vous, les heureux coquins qui, ce soir, verrez Dieu,
Quand vous rencontrerez mes deux oncles là-bas,
Offrez-leur de ma part ces « Ne m'oubliez pas».

15
ces deux myosotis fleuris dans mon jardin:
Un petit forget me not pour mon oncle Martin,
Un petit vergiss mein nicht pou mon oncle Gaston,
Pauvre ami des Tommies, pauvre ami des Teutons...

 

 

LES TROMPETTES DE LA RENOMMEE

 

1
Je vivais à l'écart de la place publique
Serein, contemplatif, ténébreux, bucolique
Refusant d'acquitter la rançon de la gloire
Sur mon brin de laurier je dormais comme un loir.
Les gens de bon conseil ont su me faire comprendre
Qu'à l'homme de la rue j'avais des comptes à rendre
Et que sous peine de choir dans un oubli complet
Je devais mettre au grand jour tous mes petits secrets.

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

2
Manquant à la pudeur la plus élémentaire
Dois-je pour les besoins de la cause publicitaire
Divulguer avec qui et dans quelle position
Je plonge dans le stupre et la fornication?
Si je publie des noms, combien de Pénélopes
Passeront illico pour de fieffées salopes
Combien de bons amis me regarderont de travers
Combien je recevrai de coups de revolver!

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

3
A toute exhibition ma nature est rétive
Souffrant d'une modestie quasiment maladive
Je ne fais voir mes organes procréateurs
A personne, excepté mes femmes et mes docteurs
Dois-je pour défrayer la chronique des scandales
Battre le tambour avec mes parties génitales
Dois-je les arborer plus ostensiblement
Comme un enfant de cœur porte un saint sacrement?

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

4
Une femme du monde et qui souvent me laisse
Faire mes quatre voluptés dans ses quartiers de noblesse
M'a sournoisement passé, sur son divan de soie
Des parasites du plus bas étage qui soit
Sous prétexte de bruit, sous couleur de réclame
Ai-je le droit de ternir l'honneur de cette dame
En criant sur les toits et sur l'air des lampions
"Madame la marquise m'a foutu des morpions?"

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

5
Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente
Avec le père Duval, la calotte chantante
Lui le catéchumène, et moi, l'énergumène
Il me laisse dire merde, je lui laisse dire amen
En accord avec lui, dois-je écrire dans la presse
Qu'un soir je l'ai surpris aux genoux de ma maîtresse
Chantant la mélopée d'une voix qui susurre
Tandis qu'elle lui cherchait des poux dans la tonsure?

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

6
Avec qui, ventrebleu! faut-il donc que je couche
Pour faire parler un peu la déesse aux cents bouches?
Faut-il qu'une femme célèbre, une étoile, une star
Vienne prendre entre mes bras la place de ma guitare?
Pour exciter le peuple et les folliculaires
Qui est-ce qui veut me prêter sa croupe populaire
Qui est-ce qui veut me laisser faire in naturalibus
Un petit peu d'alpinisme sur son mont de Vénus?
Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

7
Sonneraient-elles plus fort, ces divines trompettes
Si comme tout un chacun, j'étais un peu tapette
Si je me déhanchais comme une demoiselle
Et prenais tout à coup des allures de gazelles?
Mais je ne sache pas que ça profite à ces drôles
De jouer le jeu de l'amour en inversant les rôles
Que ça confère à leur gloire une once de plus-value
Le crime pédérastique aujourd'hui ne paie plus.

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

8
Après ce tour d'horizon des mille et une recettes
Qui vous valent à coup sûr les honneurs des gazettes
J'aime mieux m'en tenir à ma première façon
Et me gratter le ventre en chantant des chansons
Si le public en veut, je les sors dare-dare
S'il n'en veut pas je les remets dans ma guitare
Refusant d'acquitter la rançon de la gloire
Sur mon brin de laurier, je m'endors comme un loir.

Refrain
Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées!

 

 

PUTAIN DE TOI

 

1
En ce temps là, je vivais dans la lune
Les bonheurs d'ici bas m'étaient tous défendus
je semais des violettes et chantais pour des prunes
Et tendais la patte aux chats perdus

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

2
Un soir de pluie, voilà qu'on gratte à ma porte
Je m'empresse d'ouvrir, (sans doute un nouveau chat!)
Nom de Dieu !le beau félin que l'orage m'apporte,
C'était toi, c'était toi, c'était toi
refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

3
Les yeux fendus et couleur de pistache
T'as posé sur mon cœur ta patte de velours
Fort heureusement pour moi, t'avais pas de moustache
Et ta vertu ne pesait pas bien lourd

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

4
Aux quatre coins de ma vie de bohème
Tu as promené, tu as promené, le feu de tes vingt ans
Et pour moi, pour mes chats, pour mes fleurs, mes poèmes
C'était toi la pluie et le beau temps

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

5
Mais le temps passe et fauche à l'aveuglette
Notre amour mûrissait à peine que déjà
Tu brûlais mes chansons, crachais sur mes violettes
Et faisais des misères à mes chats

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

6
Le comble enfin, misérable salope,
Comme il ne restait plus rien dans le garde-manger
Tu as couru sans vergogne, et pour une escalope,
Te jeter dans le lit du boucher !

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

7
C'était fini, tu avais passé les bornes
Et renonçant aux amours frivoles d'ici bas
Je suis remonté dans la lune en emportant mes cornes
Mes chansons, Et mes fleurs, et mes chats.

refrain
Ah ah ah ah !putain de toi!
Ha ha ha ha ha !pauvre de moi

 

 

VENUS CALLIPYGE

 

Que jamais l'art abstrait, qui sévit maintenant,
N'enlève à vos attraits ce volume étonnant.
Au temps où les faux culs sont la majorité,
Gloire à celui qui dit toute la vérité !

1
Votre dos perd son nom avec si bonne grâce,
Qu'on ne peut s'empêcher de lui donner raison.
Que ne suis-je madame un poète de race,
Pour dire à sa louange un immortel blason.
Pour dire à sa louange un immortel blason.

2
En le voyant passer, j'en eus la chair de poule,
Enfin, je vins au monde et, depuis, je lui voue
Un culte véritable et, quand je perds aux boules,
En embrassant Fanny, je ne pense qu'à vous
En embrassant Fanny, je ne pense qu'à vous

3
Pour obtenir, madame, un galbe de cet ordre
Vous devez torturer les gens de votre entour
Donnez aux couturiers bien du fil à retordre
Et vous devez crever votre dame d'atour.
Et vous devez crever votre dame d'atour.

4
C'est le duc de Bordeaux qui s'en va, tête basse,
Car il, ressemble au mien comme deux gouttes d'eau
S'il ressemblait au vôtre on dirait, quand il passe
"C'est un joli garçon que le duc de Bordeaux !"
"C'est un joli garçon que le duc de Bordeaux !"

5
Ne faites aucun cas des jaloux qui professent
Que vous avez placé votre orgueil un peu bas
Que vous présumez, trop, en somme de vos fesses
Et surtout, par faveur, ne vous asseyez pas
Et surtout, par faveur, ne vous asseyez pas

6
Laissez les raconter qu'en sortant de calèche
La brise a fait voler votre robe et qu'on vit,
Écrite dans un cœur transpercé d'une flèche
Cette expression triviale : "A julot pour la vie"
Cette expression triviale : "A julot pour la vie"

7
Laissez les dire encore qu'à la cour d'Angleterre,
Faisant la révérence aux souverains Anglois
Vous êtes, patatras ! tombée par terre:
La loi de la pesanteur est dure, mais c'est la loi
La loi de la pesanteur est dure, mais c'est la loi

8
Nul ne peut aujourd'hui trépasser sans voir Naples
A l'assaut des chefs-d’œuvre ils veulent tous courir !
Mes ambitions à moi sont bien plus raisonnables:
Voir votre académie, madame, et mourir
Voir votre académie, madame, et mourir

Que jamais l'art abstrait, qui sévit maintenant,
N'enlève à vos attraits ce volume étonnant.
Au temps où les faux culs sont la majorité,
Gloire à celui qui dit toute la vérité !

 

 

SATURNE

 

1
Il est morne, il est taciturne, il préside aux choses du temps
Il porte un joli nom "Saturne" mais c'est un dieu fort inquiétant.
Il porte un joli nom "Saturne" mais c'est un dieu fort inquiétant.

2
En allant son chemin morose, pour se désennuyer un peu,
Il joue à bousculer les roses, le temps tue le temps comme il peut.
Il joue à bousculer les roses, le temps tue le temps comme il peut.

3
Cette saison, c'est toi ma belle, qui a fait les frais de son jeu
Toi qui a payé la gabelle, un grain de sel dans tes cheveux.
Toi qui a payé la gabelle, un grain de sel dans tes cheveux.

4
C'est pas vilain les fleurs d'automne, et tous les poètes l'ont dit
Je te regarde et je te donne mon billet qu'ils n'ont pas menti
Je te regarde et je te donne mon billet qu'ils n'ont pas menti

5
Viens encore, viens ma favorite, descendons ensemble au jardin
Viens effeuiller la marguerite de l'été de la Saint Martin
Viens effeuiller la marguerite de l'été de la Saint Martin

6
Je sais par cœur toutes tes grâces et, pour me les faire oublier,
Il faudra que Saturne en fasse des tours d'horloge de sablier !
Et la petite pisseuse d'en face peut bien aller se rhabiller.

 

 

JEANNE

 

1
Chez Jeanne, la Jeanne
Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu,
On pourrait l'appeler l'auberge du bon Dieu
S'il n'en existait déjà une,
La dernière où l'on peut entrer
Sans frapper, sans montrer patte blanche.

2
Chez Jeanne la Jeanne,
On est n'importe qui, on vient n'importe quand
Et comme par miracle, par enchantement,
On fait partie de la famille
Dans son cœur, en se poussant un peu,
Reste encore une petite place.

3
La Jeanne, la Jeanne
Elle est pauvre et sa table est souvent mal servie,
Mais le peu qu'on y trouve assouvit pour la vie,
Par la façon qu'elle le donne,
Son pain ressemble à du gâteau
Et son eau à du vin comme deux gouttes d'eau.

4
La Jeanne, la Jeanne,
On la paie quand on peut des prix mirobolants
Un baiser sur son front ou sur ses cheveux blancs,
Un semblant d'accord de guitare,
L'adresse d'un chat échaudé
Ou d'un chien tout crotté comme pourboire.

5
La Jeanne, la Jeanne
Dans ses roses et ses choux n'a pas trouvé d'enfants,
Qu'on aime et qu'on défend contre les quatre vents,
Et qu'on accroche à son corsage,
Et qu'on arrose avec son lait
D'autres qu'elle en seraient toutes chagrines.

6
Mais Jeanne, la Jeanne,
Ne s'en soucie pas plus que de colin-tampon,
Être mère de trois poulpiquets, à quoi bon!
Quand elle est mère universelle,
Quand tous les enfants de la terre,
De la mer et du ciel sont à elle.

 

 

PAUVRE MARTIN

 

Avec une bêche à l'épaule,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à l'âme, un grand courage,
Il s'en allait trimer aux champs!

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Pour gagner le pain de sa vie,
De l'aurore jusqu'au couchant,
De l'aurore jusqu'au couchant,
Il s'en allait bêcher la terre
En tous les lieux, par tous les temps!

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Sans laisser voir, sur son visage,
Ni l'air jaloux ni l'air méchant,
Ni l'air jaloux ni l'air méchant,
Il retournait le champ des autres,
Toujours bêchant, toujours bêchant!

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Et quand la mort lui a fait signe
De labourer son dernier champ,
De labourer son dernier champ,
Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant...

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant,
En faisant vite, en se cachant,
Et s'y étendit sans rien dire
Pour ne pas déranger les gens...

Pauvre Martin, pauvre misère,
Dors sous la terre, dors sous le temps!

 

IL N'Y A PAS D'AMOUR HEUREUX

1
Rien n'est jamais acquis à l'homme ni sa force ni sa faiblesse ni son cœur et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix, et quand il veut serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce.
Il n'y a pas d'amour heureux.

2
Sa vie elle ressemble à ces soldats sans armes qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin, eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots ma vie et retenez vos larmes.
Il n'y a pas d'amour heureux.

3
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent.
Il n'y a pas d'amour heureux.

4
Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson
ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson, ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare.
Il n'y a pas d'amour heureux.

 

 

BECASSINE

 

1
Un champ de blé prenait racine sous la coiffe de Bécassine, ceux qui cherchaient la toison d'or ailleurs avaient bigrement tort.
Tous les seigneurs du voisinage, les gros bonnets, grands personnages, rêvaient de joindre à leur blason une boucle de sa toison.
Un champ de blé prenait racine sous la coiffe de Bécassine.

2
C'est une espèce de robin, n'ayant pas l'ombre d'un lopin, qu'elle laissa pendre vainqueur, Au bout de ses accroche-cœurs.
C'est une sorte de manant, un amoureux du tout-venant qui pourra chanter la chanson des blés d'or en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas, si le diable s'en mêle pas

3
Au fond des yeux de Bécassine deux pervenches prenaient racine, si belle que Semiranis ne s'en est jamais bien remis.
Et les grands noms à majuscules, les Cupidons à particules auraient cédé tous leurs acquêts en échange de ce bouquet
Au fond des yeux de Bécassine deux pervenches prenaient racine

4
C'est une espèce de gredin, n'ayant pas l'ombre d'un jardin, un soupirant de rien du tout qui lui fit faire les yeux doux.
C'est une sorte de manant, un amoureux du tout-venant qui pourra chanter la chanson des fleurs bleues en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas, si le diable s'en mêle pas.

5
A sa bouche deux belles guignes, deux cerises tout à fait dignes, tout à fait dignes du panier de madame de Sévigné
Les hobereaux, les gentillâtres, tombés tous fous d'elle, idolâtres, auraient bien mis leur bourse à plat pour s'offrir ces deux guignes-là.
Tout à fait dignes du panier de madame de Sévigné.

6
C'est une espèce d'étranger, n'ayant pas l'ombre d'un verger, qui fit s'ouvrir qui étrenna ses jolies lèvres incarnat.
C'est une sorte de manant un amoureux du-tout venant qui pourra chanter la chanson du temps des cerises en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas, si le diable s'en mêle pas.

7
C'est une sorte de manant, un amoureux du tout-venant qui pourra chanter la chanson
du temps des cerises en tout' saison et jusqu'à l'heure du trépas, si le diable s'en mêle pas.

 

 

AU BOIS DE MON COEUR

 

Au bois d'Clamart y'a des petites fleurs, y'a des petites fleurs
Y'a des copains au, au bois d'mon cœur, au, au bois d'mon cœur

Au fond d'ma cour j'suis renommé, Au fond d'ma cour j'suis renommé, J'suis renommé
Pour avoir le cœur mal famé, le cœur mal famé

Au bois d'Vincenne y'a des petites fleurs, y'a des petites fleurs
Y'a des copains au, au bois d'mon cœur, au, au bois d'mon cœur

Quand y'a plus d'vin dans mon tonneau, Quand y'a plus d'vin dans mon tonneau, dans mon tonneau
Il n'ont pas peur de boir' mon eau, de boire mon eau

Au bois d'Meudon y'a des petites fleurs, y'a des petites fleurs
Y'a des copains au, au bois d'mon cœur, au, au bois d'mon cœur

Il m'accompagnent à la mairie, Il m'accompagnent à la mairie, à la mairie
Chaque fois que je me marie, que je me marie

Au bois d'Saint Cloud y'a des petites fleurs, y'a des petites fleurs
Y'a des copains au, au bois d'mon cœur, au, au bois d'mon cœur

Chaque fois qu'je meurs fidèlement, Chaque fois qu'je meurs fidèlement, fidèlement
Ils suivent mon enterrement, mon enterrement

....des petites fleurs...des petites fleurs
Au, au bois d'mon cœur, au au bois d'mon cœur

 

 

FERNANDE

 

1
Une manie de vieux garçon,
Moi j'ai pris l'habitude
D'agrémenter ma solitude
Aux accents de cette chanson:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

2
C'est cette mâle ritournelle,
Cette antienne virile,
Qui retentit dans la guérite
De la vaillante sentinelle:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

3
Afin de tromper son cafard,
De voir la vie moins terne,
Tout en veillant sur sa lanterne,
Chante ainsi le gardien de phare:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

4
Apres la prière du soir,
Comme il est un peu triste
Chante ainsi le séminariste
A genoux sur son reposoir:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

5
A l'Etoile, où j'étais venu
Pour ranimer la flamme,
J'entendis, ému jusqu'aux larmes,
La voix du soldat inconnu:

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande, je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

6
Et je vais mettre un point final
A ce chant salutaire,
En suggérant aux solitaires d'en faire un hymne national.

Refrain
Quand je pense à Fernande,
Je bande,Je bande,
Quand je pense à Félicie,
Je bande aussi,
Quand j' pense à Léonore,
Mon dieu, je bande encore,
Mais quand j'pense à Lulu,
Là je ne bande plus,
La bandaison, papa,
Ça n'se commande pas.

 

 

LE BULLETIN DE SANTE

 

1
J'ai perdu mes bajoues, j'ai perdu ma bedaine, et, ce, d'une façon si soudaine,
Qu'on me suppose un mal qui ne pardonne pas, qui se rit d'Esculape et le laisse baba

2
Le monstre du Loch Ness ne faisant plus recette, durant les moments creux dans certaines gazettes,
Systématiquement, les nécrologues jouent, à me mettre au linceul sous les feuilles de choux.

3
Or, lassé de servir de tête de massacre, des contes à mourir debout qu'on me consacre,
Moi qui me porte bien, qui respire la santé, je m'avance et je crie toute la vérité.

4
Toute la vérité, messieurs, je vous la livre: si j'ai quitté les rangs des plus de deux cent livres,
C'est la faute à Mimi, à Lisette, à Ninon, et bien d'autres, j'ai pas la mémoire des noms.

5
Si j'ai trahi les gros, les joufflus, les obèses, c'est que je baise, que je baise, que je baise.
Comme un bouc, un bélier, une bête, une brute, je suis hanté : le rut, le rut, le rut, le rut !

6
Qu'on me comprenne bien, j'ai l'âme du satyre et son comportement, mais ça ne veut point dire
Que j'en ai le talent, le génie, loin s'en faut ! pas une seule encore ma crié «bravo !»

7
Entre autres fines fleurs, je compte, sur ma liste rose, un bon nombre de femmes de journalistes
Qui, me pensant fichu, mettent toute leur foi à me donner du bonheur une dernière fois.

8
C'est beau, c'est généreux, c'est grand, c'est magnifique !et dans les positions les plus pornographiques,
Je leur rends les honneurs à fesses rabattues sur des tas de bouillons, des paquets d'invendus.

9
Et voilà ce qui fait que, quand vos légitimes montrent leurs fesses au peuple ainsi qu'à vos intimes,
On peut souvent y lire, imprimé à l'envers, les échos, les petits potins, les faits divers.

10
Et si vous entendez sourdre, à travers les plinthes du boudoir de ces dames, des râles et des plaintes,
Ne dites pas :« c'est tonton Georges qui expire », ce sont tout simplement les anges qui soupirent.

11
Et si vous entendez crier comme en quatorze: « debout ! debout les morts ! » ne bombez pas le torse,
C'est l'épouse exaltée d'un rédacteur en chef qui m'incite à monter à l'assaut derechef.

12
Certes ,il m'arrive bien, revers de la médaille, de laisser quelquefois des plumes à la bataille …
Hippocrate dit :« Oui, c'est des crêtes de coq », et Gallien répond :«Non, c'est des gonocoques … »

13
Tous les deux ont raison, Venus parfois vous donne de méchants coups de pieds qu'un bon chrétien pardonne,
Car, s'ils causent du tort aux attributs virils, ils mettent rarement l'existence en péril.

14
Eh bien, oui, j'ai tout ça, rançon de mes fredaines, la barque pour Cythère est mise en quarantaine,
Mais je n'ai pas encore, non, non, non, trois fois non, ce mal mystérieux dont on cache le nom.

15
Si j'ai trahi les gros, les joufflus, les obèses, c'est que je baise, que je baise, que je baise.
Comme un bouc, un bélier, une bête, une brute, je suis hanté : le rut, le rut, le rut, le rut !

 

 

PENSEE DES MORTS

(Lamartine)

1
Voilà les feuilles sans sève qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève et gémit dans le vallon
Voilà l'errante hirondelle qui rase du bout de l'aile
l'eau dormante des marais, voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères le bois tombé des forêts.

2
C'est la saison où tout tombe aux coups redoublés des vents
Un vent qui vient de la tombe moissonne aussi les vivants
Ils tombent alors par mille comme la plume inutile
Que l'aigle abandonne aux airs, lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes à l'approche des hivers.

3
C'est alors que ma paupière vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu'à la lumière Dieu n'a pas laissés mûrir
Quoique jeune sur la terre je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison et quand je dis en moi-même:
"Où sont ceux que ton cœur aime?" je regarde le gazon.

4
C'est un ami de l'enfance qu'aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence pour appuyer notre cœur:
Il n'est plus, notre âme est veuve, il nous suit dans notre épreuve
Et nous dit avec pitié: "ami, si ton âme est pleine
De ta joie ou de ta peine qui portera la moitié?"

5
C'est une jeune fiancée qui, le front ceint du bandeau
N'emporta qu'une pensée de sa jeunesse au tombeau
Triste, hélas! dans le ciel même, pour revoir celui qu'elle aime
Elle revient sur ses pas, et lui dit:" Ma tombe est verte!
Sur cette terre déserte qu'attends-tu ? je n'y suis pas!"

6
C'est l'ombre pâle d'un père qui mourut en nous nommant
C'est une sœur, c'est un frère, qui nous devance un moment,
Tous ceux enfin dont la vie un jour ou l'autre ravie
Emporte une part de nous, semblent dire sous la pierre:
"Vous qui voyez la lumière, de nous vous souvenez-vous?"

7
Voilà les feuilles sans sève qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève et gémit dans le vallon
Voilà l'errante hirondelle qui rase du bout de l'aile
l'eau dormante des marais, voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères le bois tombé des forêts.

 

 

 

PENSEE DES MORTS

Original complet Lamartine

1
Voilà les feuilles sans sève

Qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève

Et gémit dans le vallon
Voilà l'errante hirondelle

Qui rase du bout de l'aile
L'eau dormante des marais,

Voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères

Le bois tombé des forêts.

2
C'est la saison où tout tombe

Aux coups redoublés des vents
Un vent qui vient de la tombe

Moissonne aussi les vivants
Ils tombent alors par mille

Comme la plume inutile
Que l'aigle abandonne aux airs,

Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes

A l'approche des hivers.

3
C'est alors que ma paupière

Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu'à la lumière

Dieu n'a pas laissés mûrir
Quoique jeune sur la terre

Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison

Et quand je dis en moi-même:
"Où sont ceux que ton cœur aime?"

Je regarde le gazon.

4
C'est un ami de l'enfance

Qu'aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence

Pour appuyer notre cœur:
Il n'est plus, notre âme est veuve,

Il nous suit dans notre épreuve
Et nous dit avec pitié:

"Ami, si ton âme est pleine
De ta joie ou de ta peine

Qui portera la moitié?"

5
C'est une jeune fiancée qui,

Le front ceint du bandeau
N'emporta qu'une pensée

De sa jeunesse au tombeau
Triste, hélas! dans le ciel même,

Pour revoir celui qu'elle aime
Elle revient sur ses pas,

Et lui dit:" Ma tombe est verte!
Sur cette terre déserte

Qu'attends-tu ? je n'y suis pas!"

6
C'est l'ombre pâle d'un père

Qui mourut en nous nommant
C'est une sœur, c'est un frère,

Qui nous devance un moment,
Tous ceux enfin dont la vie

Un jour ou l'autre ravie
Emporte une part de nous,

Semblent dire sous la pierre:
"Vous qui voyez la lumière,

De nous vous souvenez-vous?"

7
Voilà les feuilles sans sève

Qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève

Et gémit dans le vallon
Voilà l'errante hirondelle

Qui rase du bout de l'aile
l'eau dormante des marais,

Voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères

Le bois tombé des forêts.

 

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6 juin 2013

Jean de La Fontaine, Fables (sélection)

index

 (1621 Château-Thierry - Paris 1695)

 

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La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf

Fable n° 3

Livre I

 

Une Grenouille vit un Bœuf,
Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse s’étend, et s’enfle et se travaille,
Pour égaler l’animal en grosseur ;
Disant : Regardez bien, ma sœur,
Est-ce assez ? dites-moi ? n’y suis-je point encore ?
Nenni. M’y voici donc ? Point du tout. M’y voilà ?
Vous n’en approchez point. La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout Bourgeois veut bâtir comme les grands Seigneurs ;
Tout petit Prince a des Ambassadeurs :
Tout Marquis veut avoir des Pages.

 

 

 

Le Loup et le Chien

Fable n° 5

Livre I

 

Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les Chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau ;
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers.
Mais il fallait livrer bataille ;
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu’il admire :
Il ne tiendra qu’à vous, beau Sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? Rien d’assuré ; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi ; vous aurez bien un meilleur destin.
Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis ; à son Maître complaire ;
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons ;
Os de poulets, os de pigeons :
Sans parler de mainte caresse.
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vit le col du Chien pelé.
Qu’est-ce là, lui dit-il ? Rien. Quoi rien ? Peu de chose.
Mais encor ? Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ? dit le Loup, vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours ; mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte ;
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, Maître Loup s’enfuit, et court encore.

 

 

 

Le Rat de ville et le Rat des champs

Fable n° 9

Livre I

 

Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
À des reliefs d’Ortolans.
Sur un Tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.
Le régal fut fort honnête :
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.
À la porte de la salle
Ils entendirent du bruit.
Le Rat de ville détale,
Son camarade le suit.
Le bruit cesse, on se retire,
Rat en campagne aussitôt :
Et le Citadin de dire,
Achevons tout notre rôt.
C’est assez, dit le Rustique ;
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi.
Mais rien ne me vient interrompre ;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc, fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.

 

 

 

La Mort et le Bûcheron

Fable n° 16

Livre I

 

Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire
C'est, dit-il, afin de m'aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d'où nous sommes.
Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.

 

 

 

Le Renard et le Buste

Fable n° 14

Livre IV

 

Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre ;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L’Âne n’en sait juger que par ce qu’il en voit.
Le Renard au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens ; et quand il s’aperçoit
Que leur fait n’est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu’un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.
C’était un buste creux, et plus grand que nature.
Le Renard, en louant l’effort de la sculpture :
« Belle tête, dit-il ; mais de cervelle point. »
Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point ?

 

 

 

Le Pot de terre et le Pot de fer

Fable n° 2

Livre V

 

Le Pot de fer proposa
Au Pot de terre un voyage.
Celui-ci s’en excusa,
Disant qu’il ferait que sage
De garder le coin du feu :
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause :
Il n’en reviendrait morceau.
« Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,
Je ne vois rien qui vous tienne.
– Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le Pot de fer :
Si quelque matière dure
Vous menace, d’aventure,
Entre deux je passerai,
Et du coup vous sauverai. »
Cette offre le persuade.
Pot de fer son camarade
Se met droit à ses côtés.
Mes gens s’en vont à trois pieds,
Clopin-clopant, comme ils peuvent,
L’un contre l’autre jetés
Au moindre hoquet qu’ils trouvent.
Le Pot de terre en souffre ; il n’eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans qu’il eût lieu de se plaindre.
Ne nous associons qu’avecque nos égaux ;
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d’un de ces pots.

 

 

 

Le Chartier embourbé

Fable n° 18

Livre VI

 

Le Phaéton d’une voiture à foin
Vit son char embourbé. Le pauvre homme était loin
De tout humain secours : c’était à la campagne
Près d’un certain canton de la Basse-Bretagne,
Appelé Quimper-Corentin.
On sait assez que le Destin
Adresse là les gens quand il veut qu’on enrage.
Dieu nous préserve du voyage !
Pour venir au Chartier embourbé dans ces lieux,
Le voilà qui déteste et jure de son mieux,
Pestant en sa fureur extrême,
Tantôt contre les trous, puis contre ses chevaux,
Contre son char, contre lui-même.
Il invoque à la fin le dieu dont les travaux
Sont si célèbres dans le monde :
« Hercule, lui dit-il, aide-moi ; si ton dos
A porté la machine ronde,
Ton bras peut me tirer d’ici. »
Sa prière étant faite, il entend dans la nue
Une voix qui lui parle ainsi :
« Hercule veut qu’on se remue,
Puis il aide les gens. Regarde d’où provient
L’achoppement qui te retient.
Ôte d’autour de chaque roue
Ce malheureux mortier, cette maudite boue
Qui jusqu’à l’essieu les enduit ;
Prends ton pic, et me romps ce caillou qui te nuit ;
Comble-moi cette ornière. As-tu fait ? – Oui, dit l’homme.
– Or bien je vais t’aider, dit la voix ; prends ton fouet.
– Je l’ai pris... Qu’est ceci ? mon char marche à souhait.
Hercule en soit loué ! » Lors la voix : « Tu vois comme
Tes chevaux aisément se sont tirés de là.
Aide-toi, le Ciel t’aidera. »

 

 

 

Les Animaux malades de la peste

Fable n° 1

Livre VII

 

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux Animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
À chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie ;
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? nulle offense ;
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi ;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
– Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Et bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur ;
Et quant au berger, l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire. »
Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples Mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance
Qu’en un pré de moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »
À ces mots, on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait. On le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

 

 

 

Le Héron

Fable n° 4

Livre VII

 

Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou :
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
Avec le Brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord ; l’oiseau n’avait qu’à prendre.
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit :
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments l’appétit vint : l’oiseau,
S’approchant du bord, vit sur l’eau
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux,
Comme le rat du bon Horace.
« Moi, des tanches ! dit-il ; moi, Héron, que je fasse
Une si pauvre chère ! et pour qui me prend-on ? »
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
« Du goujon ! c’est bien là le dîner d’un Héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise ! »
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner ;
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n’est pas aux hérons
Que je parle : écoutez, humains, un autre conte ;
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.

 

 

 

La Fille

Fable n° 5

Livre VII

 

Certaine fille, un peu trop fière
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait et beau, d’agréable manière,
Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.
Cette fille voulait aussi
Qu’il eût du bien, de la naissance,
De l’esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le Destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d’importance.
La belle les trouva trop chétifs de moitié :
« Quoi ! moi ? quoi ! ces gens-là ? l’on radote, je pense.
À moi les proposer ! hélas ! ils font pitié :
Voyez un peu la belle espèce ! »
L’un n’avait en l’esprit nulle délicatesse ;
L’autre avait le nez fait de cette façon-là :
C’était ceci, c’était cela ;
C’était tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis, les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. « Ah ! vraiment je suis bonne
De leur ouvrir la porte ! Ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne :
Grâce à Dieu, je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude. »
La belle se sut gré de tous ces sentiments.
L’âge la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un an se passe, et deux, avec inquiétude :
Le chagrin vient ensuite ; elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l’Amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu’elle échappât au Temps, cet insigne larron.
Les ruines d’une maison
Se peuvent réparer : que n’est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari. »
Je ne sais quel désir le lui disait aussi :
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu’on n’aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.

 

 

 

Les Vautours et les Pigeons

Fable n° 8

Livre VII

 

Mars autrefois mit tout l’air en émeute.
Certain sujet fit naître la dispute
Chez les oiseaux ; non ceux que le Printemps
Mène à sa Cour, et qui, sous la feuillée,
Par leur exemple et leurs sons éclatants
Font que Vénus est en nous réveillée ;
Ni ceux encor que la Mère d’Amour
Met à son char : mais le peuple Vautour,
Au bec retors, à la tranchante serre,
Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il plut du sang ; je n’exagère point.
Si je voulais conter de point en point
Tout le détail, je manquerais d’haleine.
Maint chef périt, maint héros expira ;
Et sur son roc Prométhée espéra
De voir bientôt une fin à sa peine.
C’était plaisir d’observer leurs efforts ;
C’était pitié de voir tomber les morts.
Valeur, adresse, et ruses, et surprises,
Tout s’employa : Les deux troupes éprises
D’ardent courroux n’épargnaient nuls moyens
De peupler l’air que respirent les ombres :
Tout élément remplit de citoyens
Le vaste enclos qu’ont les royaumes sombres.
Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d’une autre nation
Au col changeant, au cœur tendre et fidèle.
Elle employa sa médiation
Pour accorder une telle querelle.
Ambassadeurs par le peuple Pigeon
Furent choisis, et si bien travaillèrent,
Que les Vautours plus ne se chamaillèrent.
Ils firent trêve, et la paix s’ensuivit :
Hélas ! ce fut aux dépens de la race
À qui la leur aurait dû rendre grâce.
La gent maudite aussitôt poursuivit
Tous les pigeons, en fit ample carnage,
En dépeupla les bourgades, les champs.
Peu de prudence eurent les pauvres gens,
D’accommoder un peuple si sauvage.
Tenez toujours divisés les méchants ;
La sûreté du reste de la terre
Dépend de là : Semez entre eux la guerre,
Ou vous n’aurez avec eux nulle paix.
Ceci soit dit en passant ; Je me tais.

 

 

 

Le Coche et la Mouche

Fable n° 9

Livre VII

 

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au Soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes, Moine, vieillards, tout était descendu.
L’attelage suait , soufflait , était rendu.
Une Mouche survient, et des chevaux s’approche ;
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine,
S’assied sur le timon, sur le nez du Cocher ;
Aussitôt que le char chemine,
Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire ;
Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit
Un Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La Mouche en ce commun besoin
Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ;
Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.
Le Moine disait son Bréviaire ;
Il prenait bien son temps ! une femme chantait ;
C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !
Dame Mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt :
J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires.
Ils font partout les nécessaires ;
Et, partout importuns devraient être chassés.

 

 

 

L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit

Fable n° 12

Livre VII

 

Qui ne court après la Fortune ?
Je voudrais être en lieu d’où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du Sort, de royaume en royaume,
Fidèles courtisans d’un volage fantôme.
Quand ils sont près du bon moment,
L’inconstante aussitôt à leurs désirs échappe.
Pauvres gens ! Je les plains ; car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.
« Cet homme, disent-ils, était planteur de choux ;
Et le voilà devenu pape !
Ne le valons-nous pas ? » Vous valez cent fois mieux :
Mais que vous sert votre mérite ?
La Fortune a-t-elle des yeux ?
Et puis la papauté vaut-elle ce qu’on quitte,
Le repos ? le repos, trésor si précieux
Qu’on en faisait jadis le partage des Dieux ?
Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne cherchez point cette Déesse,
Elle vous cherchera ; son sexe en use ainsi.
Certain couple d’amis, en un bourg établi,
Possédait quelque bien. L’un soupirait sans cesse
Pour la Fortune ; il dit à l’autre un jour :
« Si nous quittions notre séjour ?
Vous savez que nul n’est prophète
En son pays : cherchons notre aventure ailleurs.
– Cherchez, dit l’autre ami ; pour moi, je ne souhaite
Ni climats ni destins meilleurs.
Contentez-vous, suivez votre humeur inquiète :
Vous reviendrez bientôt. Je fais vœu cependant
De dormir en vous attendant. »
L’ambitieux, ou, si l’on veut, l’avare,
S’en va par voie et par chemin.
Il arriva le lendemain
En un lieu que devait la Déesse bizarre
Fréquenter sur tout autre ; et ce lieu, c’est la cour.
Là donc pour quelque temps il fixe son séjour,
Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que l’on sait être les meilleures ;
Bref, se trouvant à tout, et n’arrivant à rien.
« Qu’est ceci ? se dit-il, cherchons ailleurs du bien.
La Fortune pourtant habite ces demeures ;
Je la vois tous les jours entrer chez celui-ci,
Chez celui-là : d’où vient qu’aussi
Je ne puis héberger cette capricieuse ?
On me l’avait bien dit, que des gens de ce lieu
L’on n’aime pas toujours l’humeur ambitieuse.
Adieu, messieurs de cour ; messieurs de cour, adieu :
Suivez jusqu’au bout une ombre qui vous flatte.
La Fortune a, dit-on, des temples à Surate ;
Allons là. » Ce fut un de dire et s’embarquer.
Âmes de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route,
Et le premier osa l’abîme défier.
Celui-ci, pendant son voyage,
Tourna les yeux vers son village
Plus d’une fois, essuyant les dangers
Des pirates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres de la Mort : avec beaucoup de peines
On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.
L’homme arrive au Mogol ; on lui dit qu’au Japon
La Fortune pour lors distribuait ses grâces.
Il y court. Les mers étaient lasses
De le porter ; et tout le fruit
Qu’il tira de ses longs voyages,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages :
« Demeure en ton pays, par la nature instruit. »
Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Mogol l’avait été :
Ce qui lui fit conclure en somme,
Qu’il avait à grand tort son village quitté.
Il renonce aux courses ingrates,
Revient en son pays, voit de loin ses pénates,
Pleure de joie, et dit : « Heureux qui vit chez soi,
De régler ses désirs faisant tout son emploi !
Il ne sait que par ouïr dire
Ce que c’est que la cour, la mer et ton empire,
Fortune, qui nous fais passer devant les yeux
Des dignités, des biens que jusqu’au bout du monde
On suit, sans que l’effet aux promesses réponde.
Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux. »
En raisonnant de cette sorte,
Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il la trouve assise à la porte
De son ami plongé dans un profond sommeil.

 

 

 

Les deux Coqs

Fable n° 13

Livre VII

 

Deux Coqs vivaient en paix : une Poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ; et c’est de toi que vint
Cette querelle envenimée
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint !
Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint ;
Le bruit s’en répandit par tout le voisinage :
La gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d’une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut :
Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu’un rival, tout fier de sa défaite
Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours
Cet objet rallumer sa haine et son courage ;
Il aiguisait son bec, battait l’air et ses flancs,
Et, s’exerçant contre les vents,
S’armait d’une jalouse rage.
Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S’alla percher, et chanter sa victoire.
Un Vautour entendit sa voix :
Adieu les amours et la gloire ;
Tout cet orgueil périt sous l’ongle du Vautour.
Enfin, par un fatal retour,
Son rival autour de la Poule
S’en revint faire le coquet.
Je laisse à penser quel caquet ;
Car il eut des femmes en foule.
La Fortune se plaît à faire de ces coups :
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du Sort, et prenons garde à nous
Après le gain d’une bataille.

 

 

 

Le Chat, la Belette et le petit Lapin

Fable n° 16

Livre VII

 

Du palais d’un jeune Lapin
Dame Belette, un beau matin,
S’empara : c’est une rusée.
Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates, un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
« Ô Dieux hospitaliers ! que vois-je ici paraître ?
Dit l’animal chassé du paternel logis.
Holà ! madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays. »
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
C’était un beau sujet de guerre,
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant !
« Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l’octroi
À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi. »
Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
« Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?
– Or bien, sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis. »
C’était un Chat vivant comme un dévot ermite,
Un Chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l’agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant Sa Majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit : « Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause. »
L’un et l’autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,
Grippeminaud, le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
Les petits souverains se rapportant aux rois.

 

 

 

La Tête et la Queue du Serpent

Fable n° 17

Livre VII

 

Le Serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et Queue ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles :
Si bien qu’autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas.
La Tête avait toujours marché devant la Queue.
La Queue au Ciel se plaignit,
Et lui dit :
« Je fais mainte et mainte lieue,
Comme il plaît à celle-ci :
Croit-elle que toujours j’en veuille user ainsi ?
Je suis son humble servante.
On m’a faite, Dieu merci,
Sa sœur et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte
Aussi bien qu’elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin, voilà ma requête :
C’est à vous de commander
Qu’on me laisse précéder
À mon tour ma sœur la Tête.
Je la conduirai si bien,
Qu’on ne se plaindra de rien. »
Le Ciel eut pour ses vœux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors ; et la guide nouvelle,
Qui ne voyait, au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre :
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les États tombés dans son erreur !

 

 

 

Un Animal dans la Lune

Fable n° 18

Livre VII

 

Pendant qu’un philosophe assure,
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure,
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison ; et la philosophie
Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont,
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l’environne,
Sur l’organe et sur l’instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement :
J’en dirai quelque jour les raisons amplement.
J’aperçois le soleil : quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n’a que trois pieds de tour :
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l’œil de la nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l’angle et les côtés ma main la détermine.
L’ignorant le croit plat ; j’épaissis sa rondeur :
Je le rends immobile ; et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âme, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l’apparence ;
Je ne suis point d’intelligence
Avecque mes regards, peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille, lente à m’apporter les sons.
Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse :
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une tête de femme est au corps de la lune.
Y peut-elle être ? Non. D’où vient donc cet objet ?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La lune nulle part n’a sa surface unie :
Montueuse en des lieux, en d’autres aplanie,
L’ombre avec la lumière y peut tracer souvent,
Un homme, un bœuf, un éléphant.
Naguère l’Angleterre y vit chose pareille,
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau ;
Et chacun de crier merveille.
Il était arrivé là-haut un changement
Qui présageait sans doute un grand événement.
Savait-on si la guerre entre tant de puissances
N’en était point l’effet ? Le Monarque accourut :
Il favorise en roi ces hautes connaissances.
Le monstre dans la lune à son tour lui parut.
C’était une souris cachée entre les verres ;
Dans la lunette était la source de ces guerres.
On en rit. Peuple heureux ! quand pourront les François
Se donner, comme vous, entiers à ces emplois ?
Mars nous fait recueillir d’amples moissons de gloire :
C’est à nos ennemis de craindre les combats,
À nous de les chercher, certains que la Victoire,
Amante de Louis, suivra partout ses pas.
Ses lauriers nous rendront célèbres dans l’histoire.
Même les Filles de Mémoire
Ne nous ont point quittés ; nous goûtons des plaisirs :
La paix fait nos souhaits et non point nos soupirs.
Charles en sait jouir : il saurait dans la guerre
Signaler sa valeur, et mener l’Angleterre
À ces jeux qu’en repos elle voit aujourd’hui.
Cependant s’il pouvait apaiser la querelle,
Que d’encens ! est-il rien de plus digne de lui ?
La carrière d’Auguste a-t-elle été moins belle
Que les fameux exploits du premier des Césars ?
Ô peuple trop heureux ! quand la paix viendra-t-elle
Nous rendre, comme vous, tout entiers aux beaux-arts ?

 

 

 

Le Savetier et le Financier

Fable n° 2

Livre VIII

 

Un Savetier chantait du matin jusqu’au soir :
C’était merveilles de le voir,
Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages,
Plus content qu’aucun des Sept Sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d’or,
Chantait peu, dormait moins encore :
C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l’éveillait ;
Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? – Par an ? ma foi, monsieur,
Dit avec un ton de rieur,
Le gaillard Savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année :
Chaque jour amène son pain.
– Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
– Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes :
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »
Le Financier, riant de sa naïveté,
Lui dit : « Je vous veux mettre aujourd’hui sur le trône.
Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin. »
Le Savetier crut voir tout l’argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,
Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L’argent, et sa joie à la fois.
Plus de chant : il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis :
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent. À la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus :
« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus. »

 

 

 

Les deux Amis

Fable n° 11

Livre VIII

 

Deux vrais Amis vivaient au Monomotapa :
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Et mettait à profit l’absence du soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme ;
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L’Ami couché s’étonne ; il prend sa bourse, il s’arme,
Vient trouver l’autre, et dit : « Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme
À mieux user du temps destiné pour le somme :
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée ; allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? une esclave assez belle
Était à mes côtés ; voulez-vous qu’on l’appelle ?
– Non, dit l’Ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m’êtes, en dormant, un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai ; je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause. »
Qui d’eux aimait le mieux ? Que t’en semble, lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu’on la propose.
Qu’un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même :
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.

 

 

 

Les Femmes et le Secret

Fable n° 6

Livre VIII

 

Rien ne pèse tant qu’un secret ;
Le porter loin est difficile aux dames ;
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un mari s’écria,
La nuit, étant près d’elle : « Ô Dieux ! qu’est-ce cela ?
Je n’en puis plus ; on me déchire ;
Quoi j’accouche d’un œuf ! – D’un œuf ? – Oui, le voilà,
Frais et nouveau pondu : gardez bien de le dire ;
On m’appellerait poule. Enfin n’en parlez pas. »
La Femme, neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire ;
Mais ce serment s’évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L’épouse, indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé ;
Et de courir chez sa voisine :
« Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé ;
N’en dites rien surtout, car vous me feriez battre :
Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu, gardez-vous bien
D’aller publier ce mystère.
– Vous moquez-vous ? dit l’autre : ah ! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien. »
La femme du pondeur s’en retourne chez elle.
L’autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits :
Au lieu d’un œuf elle en dit trois.
Ce n’est pas encore tout ; car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l’oreille le fait :
Précaution peu nécessaire ;
Car ce n’était plus secret.
Comme le nombre d’œufs, grâce à la Renommée,
De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d’un cent.

 

 

 

Le Rat et l’Huître

Fable n° 9

Livre VIII

 

Un Rat, hôte d’un champ, rat de peu de cervelle,
Des lares paternels un jour se trouva sou.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu’il fut hors de la case :
« Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase. »
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours, le voyageur arrive
En un certain canton où Thétys sur la rive
Avait laissé mainte huître ; et notre Rat d’abord
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
« Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n’osait voyager, craintif au dernier point :
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire ;
J’ai passé les déserts ; mais nous n’y bûmes point. »
D’un certain magister le Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs,
N’étant pas de ces Rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d’huîtres toutes closes,
Une s’était ouverte ; et, bâillant au soleil,
Par un doux zéphyr réjouie,
Humait l’air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d’un goût, à la voir, nonpareil.
D’aussi loin que le Rat voit cette Huître qui bâille :
« Qu’aperçois-je ? dit-il, c’est quelque victuaille ;
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère, ou jamais. »
Là-dessus, maître Rat, plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ; car l’huître tout d’un coup
Se referme. Et voilà ce que fait l’ignorance.
Cette fable contient plus d’un enseignement :
Nous y voyons premièrement :
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d’étonnement ;
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

 

 

 

L’Avantage de la science

Fable n° 19

Livre VIII

 

Entre deux bourgeois d’une ville
S’émut jadis un différend :
L’un était pauvre, mais habile ;
L’autre, riche, mais ignorant.
Celui-ci sur son concurrent
Voulait emporter l’avantage ;
Prétendait que tout homme sage
Était tenu de l’honorer.
C’était tout homme sot ; car pourquoi révérer
Des biens dépourvus de mérite ?
La raison m’en semble petite.
« Mon ami, disait-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable ;
Mais, dites-moi, tenez-vous table ?
Que sert à vos pareils de lire incessamment ?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.
La République a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien !
Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez
À messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés. »
Ces mots remplis d’impertinence
Eurent le sort qu’ils méritaient.
L’homme lettré se tut, il avait trop à dire.
La guerre le vengea bien mieux qu’une satire.
Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient :
L’un et l’autre quitta sa ville.
L’ignorant resta sans asile ;
Il reçut partout des mépris :
L’autre reçut partout quelque faveur nouvelle :
Cela décida leur querelle.
Laissez dire les sots ; le savoir a son prix.

 

 

 

Les deux Pigeons

Fable n° 2

Livre IX

 

Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre :
L’un d’eux, s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel ! Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encore, si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs : qui vous presse ? un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste ? »
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point ;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : J’étais là ; telle chose m’advint :
Vous y croirez être vous-même. »
À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne : et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encore que l’orage
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie ;
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un lacs,
Les menteurs et traîtres appas.
Le lacs était usé ; si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt, et le pis du destin
Fut qu’un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d’à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l’aile et tirant le pied,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s’en retourna :
Que bien, que mal, elle arriva,
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J’ai quelquefois aimé : je n’aurais pas alors,
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servis, engagé par mes premiers serments.
Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encore se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ?

 

 

 

L’Huître et les Plaideurs

Fable n° 9

Livre IX

 

Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître, que le flot y venait d’apporter :
Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
À l’égard de la dent il fallut contester.
L’un se baissait déjà pour amasser la proie ;
L’autre le pousse, et dit : « Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l’apercevoir
En sera le gobeur ; l’autre le verra faire.
– Si par là l’on juge l’affaire,
Reprit son compagnon, j’ai l’œil bon, Dieu merci.
– Je ne l’ai pas mauvais aussi,
Dit l’autre ; et je l’ai vue avant vous, sur ma vie.
– Hé bien ! vous l’avez vue ; et moi je l’ai sentie. »
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin, fort gravement, ouvre l’Huître, et la gruge,
Nos deux messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d’un ton de président :
« Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens ; et qu’en paix chacun chez soi s’en aille. »
Mettez ce qu’il en coûte à plaider aujourd’hui ;
Comptez ce qu’il en reste à beaucoup de familles ;
Vous verrez que Perrin tire l’argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.

 

 

 

Le Loup et le Renard

Fable n° 6

Livre XI

 

Le lion devenu vieux était couché, malade,
dans son antre, et tous les animaux étaient venus
rendre visite à leur prince,
à l’exception du renard.
Alors le loup, saisissant l’occasion favorable,
accusa le renard par-devant le lion :
« il n’avait, disait-il, aucun égard pour celui qui
était leur maître à tous, et c’est pour cela qu’il
n’était même pas venu le visiter. » Sur ces entrefaites
le renard arrivait lui aussi, et il entendit les
dernières paroles du loup.
Alors le lion poussa un rugissement contre le renard.
Mais celui-ci, ayant demandé un moment pour se justifier :
« Et qui, dit-il, parmi tous ceux qui sont ici réunis,
t’a rendu un aussi grand service que moi, qui suis allé
partout demander aux médecins un remède pour te guérir,
et qui l’ai trouvé ? »
Le lion lui enjoignit de dire aussitôt quel était ce remède.
Le renard répondit : « C’est d’écorcher vif un loup,
et de te revêtir de sa peau toute chaude. »
Le loup fut incontinent mis à mort, et le renard dit en riant :
« Il ne faut pas exciter le maître à la
malveillance, mais à la douceur, »

 

 

 

La Forêt et le Bûcheron

Fable n° 16

Livre XII

 

Un Bûcheron venait de rompre ou d’égarer
Le bois dont il avait emmanché sa cognée.
Cette perte ne put sitôt se réparer
Que la Forêt n’en fût quelque temps épargnée.
L’Homme enfin la prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche,
Afin de faire un autre manche :
Il irait employer ailleurs son gagne-pain ;
Il laisserait debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectait la vieillesse et les charmes.
L’innocente forêt lui fournit d’autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer :
Le misérable ne s’en sert
Qu’à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux ornements.
Elle gémit à tous moments :
Son propre don fait son supplice.
Voilà le train du monde et de ses sectateurs :
On s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d’en parler. Mais que de doux ombrages
Soient exposés à ces outrages,
Qui ne se plaindrait là-dessus ?
Hélas ! j’ai beau crier et me rendre incommode,
L’ingratitude et les abus
N’en seront pas moins à la mode.

 

 

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INTÉGRALE  :

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6 juin 2013

Lao-Tseu, Le Tao Te King, le livre de la Voie et de la vertu

 

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Lao Tseu

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 TAO TE KING

LE LIVRE DE LA VOIE ET DE LA VERTU

Traduction Stephen Mitchell

 

 

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1

 

Le tao qui peut être exprimé

n’est pas le Tao éternel.

Le nom qui peut être nommé

n’est pas le Nom éternel.

 

L’indicible est l’éternellement réel.

Nommer est l’origine

de toutes choses particulières.

 

Libre du désir, tu comprends le mystère.

Pris dans le désir, tu ne vois que les manifestations.

 

Pourtant mystère et manifestations

jaillissent de la même source.

Cette source s’appelle ténèbres.

 

Ténèbres dans les ténèbres.

La porte vers toute compréhension.

 

 

 

2

 

Lorsque les gens voient certaines choses comme belles,

d’autres deviennent laides.

Lorsque les gens voient certaines choses comme bonnes,

d’autres deviennent mauvaises.

 

Être et non-être se créent l’un l’autre.

Difficile et facile s’entretiennent l’un l’autre.

Long et court se définissent l’un l’autre.

Haut et bas dépendent l’un de l’autre.

Avant et après se suivent l’un l’autre.

 

Ainsi le Maître

agit sans rien faire

et enseigne sans rien dire.

Les choses apparaissent et il les laisse venir ;

les choses disparaissent et il les laisse partir.

Il a, mais ne possède pas,

agit, mais n’attend rien.

Son oeuvre accomplie, il l’oublie.

C’est pourquoi elle dure toujours.

 

 

 

3

 

Si l’on surestime les grands hommes,

les gens deviennent dépendants.

Si l’on surévalue les biens matériels,

les gens commencent à voler.

 

Le Maître dirige

en vidant l’esprit des gens

et en remplissant leur coeur,

en affaiblissant leur ambition

et en renforçant leur courage.

Il aide chacun à perdre tout

ce qu’il sait, tout ce qu’il désire,

et crée la confusion

chez ceux qui pensent savoir.

 

Pratique le non-agir,

et chaque chose prendra sa place.

 

 

 

4

 

Le Tao est tel un puits :

sans cesse utilisé mais jamais tari.

Il est comme le vide éternel :

empli d’infinies possibilités.

 

Il est caché mais toujours présent.

Je ne sais qui lui a donné naissance.

Il est plus ancien que Dieu.

 

 

 

5

 

Le Tao ne prend pas parti ;

il donne naissance au mal comme au bien.

Le Maître ne prend pas parti ;

il accueille les pécheurs comme les saints.

 

Le Tao est comme un soufflet :

il est vide mais infiniment capable.

Plus tu l’utilises, plus il est fécond ;

plus tu en parles, moins tu le comprends.

 

Reste ancré au centre.

 

 

 

6

 

Le Tao est appelé la Grande Mère :

vide mais inépuisable,

il donne naissance à des mondes infinis.

 

Il est toujours présent en toi.

Tu peux l’utiliser comme bon te semble.

 

 

 

7

 

Le Tao est infini, éternel.

Pourquoi est-il éternel ?

Il n’est jamais né ;

ainsi ne peut-il jamais mourir.

Pourquoi est-il infini ?

Il n’a pas de désirs pour lui-même ;

ainsi est-il présent pour tous les êtres.

 

Le Maître reste en retrait ;

c’est pourquoi il est en avance.

Il est détaché de toutes choses ;

c’est pourquoi il est un avec elles.

Parce qu’il s’est libéré de lui-même,

il est parfaitement accompli.

 

 

 

8

 

Le bien suprême est comme l’eau,

qui nourrit toutes choses sans en avoir l’intention.

Elle se contente des places inférieures

que les autres dédaignent.

Ainsi elle est comme le Tao.

 

En ta demeure, vis près du sol.

En pensées, reste simple.

En conflit, sois juste et généreux.

En gouvernant, n’essaie pas de contrôler.

En travaillant, fais ce que tu aimes.

En famille, sois pleinement présent.

 

Lorsque tu te satisfais d’être simplement toi-même

et ne te compares ni ne te mets en compétition,

tout le monde te respecte.

 

 

 

9

 

Emplis ton bol à ras bord

et il débordera.

Aiguise ton couteau sans relâche

et il s’émoussera.

Cours après l’argent et la sécurité

et ton coeur ne s’apaisera jamais.

Soucie-toi de l’approbation des gens

et tu seras leur prisonnier.

 

Fais ton travail, puis retire-toi.

La seule voie vers la sérénité.

 

 

 

10

 

Peux-tu détourner ton esprit de ses errances

et rester dans l’unicité originelle ?

Peux-tu laisser ton corps devenir souple

comme celui d’un nouveau-né ?

Peux-tu purifier ta vision intime

jusqu’à ne rien voir d’autre que la lumière ?

Peux-tu aimer les gens et les diriger

sans leur imposer ta volonté ?

Peux-tu gérer les affaires les plus vitales

en laissant les événements suivre leur cours ?

Peux-tu te distancier de ton propre esprit

et ainsi comprendre toutes choses ?

 

Donner naissance et nourrir,

avoir sans posséder,

agir sans rien attendre,

diriger sans tenter de contrôler :

ceci est la suprême vertu.

 

 

 

11

 

Nous joignons des rayons pour en faire une roue,

mais c’est le vide du moyeu

qui permet au chariot d’avancer.

 

Nous modelons de l’argile pour en faire un vase,

mais c’est le vide au-dedans

qui retient ce que nous y versons.

 

Nous clouons du bois pour en faire une maison,

mais c’est l’espace intérieur

qui la rend habitable.

 

Nous travaillons avec l’être,

mais c’est du non-être dont nous avons l’usage.

 

 

 

12

 

Les couleurs aveuglent l’oeil.

Les sons assourdissent l’oreille.

Les saveurs engourdissent le palais.

Les pensées affaiblissent l’esprit.

Les désirs fanent le coeur.

 

Le Maître observe le monde

mais fait confiance à sa vision intérieure.

Il laisse les choses aller et venir.

Son coeur est ouvert comme le ciel.

 

 

 

13

 

Le succès est aussi dangereux que l’échec.

L’espoir est aussi vain que la peur.

Que signifie: «le succès est aussi dangereux que l’échec»?

Que tu montes ou descendes l’échelle,

ta position est instable.

Lorsque tu as les deux pieds sur le sol,

tu gardes toujours ton équilibre.

 

Que signifie: « l’espoir est aussi vain que la peur » ?

Espoir et peur sont des fantômes

qui naissent de la préoccupation de soi.

Quand nous ne voyons pas le soi comme soi,

qu’avons-nous à craindre ?

 

Vois le monde comme toi-même.

Fais confiance à la vie telle qu’elle est.

Aime le monde comme toi-même ;

alors tu pourras prendre soin de toutes choses.

 

 

 

14

 

Regarde, et tu ne peux le voir.

Écoute, et tu ne peux l’entendre.

Tends la main, et tu ne peux le saisir.

 

En haut, il n’est pas lumineux.

En bas, il n’est pas sombre.

Complet, indicible,

il retourne au royaume du rien.

Forme qui comprend toutes formes,

image sans aucune image,

subtil, au-delà de toute conception.

 

Approche-le et il n’est pas de début ;

suis-le et il n’est pas de fin.

Tu ne peux le connaître, mais tu peux l’être,

sans effort dans ta propre vie.

Comprends simplement d’où tu viens :

ceci est l’essence de la sagesse.

 

 

 

15

 

Les anciens Maîtres étaient profonds et subtils.

Leur sagesse était insondable.

Il est impossible de la décrire ;

tout ce que l’on peut décrire, c’est leur apparence.

 

Ils étaient prudents

comme quelqu’un traversant un ruisseau gelé.

Alertes comme un guerrier en territoire ennemi.

Courtois comme un invité.

Fluides comme la glace fondante.

Modelables comme une pièce de bois brut.

Accueillants comme une vallée.

Clairs comme un verre d’eau.

 

As-tu la patience d’attendre

jusqu’à ce que ta boue se dépose et que l’eau soit claire?

Peux-tu rester immobile

jusqu’à ce que l’action juste survienne d’elle-même ?

 

Le Maître ne recherche pas l’accomplissement.

Ne recherchant rien, n’attendant rien,

il est présent et peut accueillir toutes choses.

 

 

 

16

 

Vide ton esprit de toute pensée.

Laisse ton coeur être en paix.

Observe l’agitation des êtres,

mais contemple leur retour.

 

Chaque être distinct dans l’univers

revient à la source commune.

Revenir à la source, c’est la sérénité.

 

Si tu ne prends pas conscience de la source,

tu t’enfonces dans la confusion et la tristesse.

Quand tu comprends d’où tu viens,

tu deviens naturellement tolérant,

désintéressé, amusé,

bienveillant comme une grand-mère,

digne comme un roi.

Immergé dans la merveille du Tao,

tu peux faire face à tout ce que la vie t’apporte,

et quand vient la mort, tu es prêt.

 

 

 

17

 

Quand le Maître gouverne, les gens

ont à peine conscience qu’il existe.

À défaut, le mieux est un dirigeant qu’on aime.

Puis encore, un qu’on craint.

Le pire est un dirigeant qu’on méprise.

 

Si tu ne donnes pas de responsabilités aux gens,

tu les rends irresponsables.

 

Le Maître ne parle pas, il agit.

Quand son oeuvre est achevée,

les gens disent : « Regarde !

C’est nous qui l’avons fait, tout seuls ! »

 

 

 

18

 

Quand le grand Tao est oublié,

la bonté et la piété apparaissent.

Quand l’intelligence du corps décline,

l’ingéniosité et la connaissance se montrent.

Quand il n’y aucune paix dans la famille,

la piété filiale commence.

Quand le pays sombre dans le chaos,

naît le patriotisme.

 

 

 

19

 

Laisse tomber la sagesse et la sainteté,

et les gens seront cent fois plus heureux.

Laisse tomber la moralité et la justice,

et les gens feront ce qui est juste.

Laisse tomber l’industrie et le profit,

et il n’y aura pas de voleurs.

 

Si ces trois actions sont insuffisantes,

reste simplement au centre du cercle

et laisse toutes choses suivre leurs cours.

 

 

 

20

 

Arrête de penser, et finis-en avec tes problèmes.

Quelle différence y a-t-il entre oui et non ?

Quelle différence y a-t-il entre succès et échec ?

Dois-tu estimer ce qu’estiment les autres,

éviter ce que les autres évitent ?

Ridicule !

 

Les autres sont excités

comme s’ils étaient à la parade.

Moi seul suis indifférent,

moi seul suis sans expression

comme un nouveau-né avant qu’il ne sache sourire.

 

Les autres ont ce qu’ils veulent.

Moi seul ne possède rien.

 

Moi seul vais à la dérive,

comme quelqu’un sans foyer.

Je suis tel l’idiot, mon esprit est si vide.

 

Les autres sont lumineux ;

moi seul suis sombre.

Les autres sont vifs ;

moi seul suis insipide.

Les autres ont une raison d’être ;

moi seul ne sais pas.

Je dérive comme une vague sur l’océan,

je voyage sans but, comme souffle le vent.

 

Je suis différent des autres.

Je bois au sein de la Grande Mère.

 

 

 

21

 

Le Maître conserve son esprit

à jamais un avec le Tao ;

c’est ce qui lui confère son éclat.

 

Le Tao est insaisissable.

Comment son esprit peut-il être un avec lui ?

Parce que le Maître ne s’attache pas aux idées.

 

Le Tao est sombre et insondable.

Comment peut-il le faire rayonner ?

Parce que le Maître le laisse faire.

 

Depuis bien avant que le temps et l’espace ne fussent,

le Tao est.

Il est au-delà du est et du n’est pas.

Comment sais-je que cela est vrai ?

Je regarde en moi et je vois.

 

 

 

22

 

Si tu veux être entier,

laisse-toi être partiel.

Si tu veux être droit,

laisse-toi être tordu.

Si tu veux être plein,

laisse-toi être vide.

Si tu veux renaître,

laisse-toi mourir.

Si tu veux que tout te soit offert,

renonce à tout ce que tu as.

 

Le Maître, en demeurant dans le Tao,

crée un exemple pour tous les êtres.

Parce qu’il ne s’expose pas,

les gens peuvent voir sa lumière.

Parce qu’il n’a rien à prouver,

les gens peuvent se fier à sa parole.

Parce qu’il ne sait pas qui il est,

les gens se reconnaissent en lui.

Parce qu’il n’a aucun but,

tout ce qu’il fait réussit.

 

Quand les anciens Maîtres disaient :

« Si tu veux que tout te soit offert,

renonce à tout ce que tu as »,

ce n’étaient pas de vains mots.

Seul en étant vécu par le Tao

peux-tu être vraiment toi-même.

 

 

 

23

 

Exprime-toi complètement,

puis reste silencieux.

Sois comme les forces de la nature :

quand ça souffle, il n’y a que le vent ;

quand il pleut, il n’y a que la pluie ;

quand les nuages passent, le soleil brille.

 

Si tu t’ouvres au Tao,

tu es un avec le Tao

et tu peux l’incarner pleinement.

Si tu t’ouvres à la vision intime,

tu es un avec la vision intime,

et tu peux l’utiliser pleinement.

Si tu t’ouvres à la perte,

tu es un avec la perte

et tu peux l’accepter pleinement.

 

Ouvre-toi au Tao,

puis fais confiance à tes réponses naturelles ;

et tout prendra sa place.

 

 

 

24

 

Celui qui se dresse sur la pointe des pieds

n’est pas stable.

Celui qui se précipite en avant

ne va pas loin.

Celui qui essaie de briller

ternit sa propre lumière.

Celui qui se définit

ne peut savoir qui il est réellement.

Celui qui exerce son pouvoir sur les autres

se prive de son véritable pouvoir.

Celui qui s’attache à son oeuvre

ne crée rien de durable.

 

Si tu veux être en accord avec le Tao,

fais simplement ton travail, puis lâche prise.

 

 

 

25

 

Il y avait quelque chose de sans forme et de parfait

avant que l’univers ne fût né.

Serein. Vide.

Solitaire. Immuable.

Infini. Éternellement présent.

C’est la mère de l’univers.

À défaut d’un meilleur nom,

je l’appelle le Tao.

 

Il s’écoule à travers toutes choses,

au-dedans, au-dehors, et revient

à l’origine de toutes choses.

 

Le Tao est grand.

L’univers est grand.

La terre est grande.

L’homme est grand.

Ce sont les quatre grandes puissances.

 

L’homme se règle sur la terre.

La terre se règle sur l’univers.

L’univers se règle sur le Tao.

Le Tao ne se règle que sur lui-même.

 

 

 

26

 

Le lourd est la racine du léger.

L’immobile est la source de tout mouvement.

 

Ainsi le Maître voyage tout le jour

sans quitter sa demeure.

Aussi splendides soient les vues,

il reste sereinement en lui-même.

 

Pourquoi le seigneur du pays

devrait-il aller et venir comme un fou ?

Si tu te laisses ballotter de-ci de-là,

tu perds le contact avec la source.

Si tu laisses l’agitation te gouverner,

tu perds le contact avec qui tu es.

 

 

 

27

 

Un bon voyageur n’a pas de plans fixes

et n’est pas tendu vers l’arrivée.

Un bon artiste laisse son intuition

le mener là où elle le souhaite.

Un bon scientifique s’est libéré des concepts

et garde l’esprit ouvert à ce qui est.

 

Ainsi le Maître est disponible pour tous

et ne rejette personne.

Il est prêt à tirer parti de toutes les situations

et ne gâche rien.

Cela s’appelle incarner la lumière.

 

Qu’est-ce qu’un homme bon

sinon un exemple pour l’homme mauvais ?

Qu’est-ce qu’un homme mauvais

sinon une opportunité pour l’homme bon ?

Si tu ne comprends pas cela, tu te perdras,

aussi intelligent sois-tu.

C’est le grand secret.

 

 

 

28

 

Connais le viril,

mais tiens-t’en au féminin :

accueille le monde à bras ouvert.

Si tu accueilles le monde,

jamais le Tao ne te laissera

et tu seras comme un petit enfant.

 

Connais le blanc,

mais tiens-t’en au noir :

sois un modèle pour le monde.

Si tu es un modèle pour le monde,

le Tao sera fort en toi,

et rien ne te sera impossible.

 

Connais le personnel,

mais tiens-t’en à l’impersonnel :

accepte le monde tel qu’il est.

Si tu acceptes le monde,

le Tao sera lumineux en toi

et tu retourneras à ton être originel.

 

Le monde est issu du vide,

comme les ustensiles sont issus d’un bloc de bois.

Le Maître connaît les ustensiles,

mais s’en tient au bloc :

ainsi peut-il utiliser toutes choses.

 

 

 

29

 

Souhaites-tu rendre le monde meilleur ?

Je ne pense pas que cela puisse se faire.

 

Le monde est parfait.

On ne peut le rendre meilleur.

Si tu es négligent envers lui, tu le détruiras.

Si tu le traites comme un objet, tu le perdras.

 

Il y a un temps pour être devant,

un temps pour être derrière ;

un temps pour être en mouvement,

un temps pour être au repos ;

un temps pour être vigoureux,

un temps pour être épuisé ;

un temps pour être en sécurité ;

un temps pour être en danger.

 

Le Maître voit les choses comme elles sont,

sans tenter de les contrôler.

Il les laisse suivre leur cours,

et demeure au centre du cercle.

 

 

 

30

 

Qui fait confiance au Tao pour gouverner les hommes

n’essaie pas de forcer les choses

ou de défaire ses ennemis par la force des armes.

À toute force, il y a une force opposée.

La violence, même bien intentionnée,

frappe toujours en retour.

 

Le Maître fait son travail,

puis s’arrête.

Il comprend que l’univers

est à jamais hors de contrôle,

et qu’essayer de dominer les événements

va contre le courant du Tao.

Parce qu’il croit en lui-même,

il n’essaie pas de convaincre les autres.

Parce qu’il se satisfait de lui-même,

il n’a pas besoin de l’approbation des autres.

Parce qu’il s’accepte lui-même,

le monde entier l’accepte.

 

 

 

31

 

Les armes sont les instruments de la violence ;

tous les hommes honnêtes les détestent.

 

Les armes sont les instruments de la peur ;

un homme honnête les évitera

sauf en cas d’extrême nécessité,

et, s’il y est forcé, ne les utilisera

qu’avec la plus grande retenue.

La paix est sa plus haute valeur.

Si la paix est brisée,

comment peut-il être satisfait ?

Ses ennemis ne sont pas des démons,

mais des êtres humains comme lui.

Il ne leur souhaite pas de mal personnellement

ni ne se réjouit dans la victoire.

Comment pourrait-il se réjouir dans la victoire

et trouver plaisir dans le massacre des hommes ?

 

Il entre dans la bataille gravement,

avec tristesse et grande compassion,

comme s’il se rendait à des funérailles.

 

 

 

32

 

Le Tao ne peut être perçu.

Plus petit qu’un électron,

il contient d’innombrables galaxies.

 

Si les puissants et les puissantes

pouvaient rester centrés dans le Tao,

toutes choses seraient en harmonie.

Le monde deviendrait un paradis.

Les gens seraient en paix

et la loi serait inscrite dans les coeurs.

 

Quant aux noms et aux formes,

sache qu’ils sont provisoires.

Quant aux institutions,

sache reconnaître où leur rôle doit finir.

Sachant quand t’arrêter,

tu peux éviter n’importe quel danger.

 

Toutes choses finissent dans le Tao

comme les rivières se jettent dans la mer.

 

 

 

33

 

Connaître les autres est intelligence ;

se connaître soi-même est la vraie sagesse.

Maîtriser les autres est force ;

se maîtriser soi-même est le vrai pouvoir.

 

Si tu comprends que tu as suffisamment,

tu es vraiment riche.

Si tu restes au centre

et acceptes la mort de tout ton cœur,

tu vivras toujours.

 

 

 

34

 

Le grand Tao coule partout.

Toutes choses naissent de lui,

mais il ne les crée pas.

Il s’investit totalement dans son oeuvre,

mais ne la revendique pas.

Il nourrit des mondes infinis,

mais ne s’y attache pas.

Puisqu’il est fondu en toutes choses

et caché en leurs cœurs,

on peut le dire humble.

Puisque toutes choses se dissolvent en lui

et que lui seul perdure,

on peut le dire grand.

Il n’est pas conscient de sa grandeur ;

ainsi est-il vraiment grand.

 

 

 

35

 

Celui qui est centré dans le Tao

peut aller où il le désire, sans danger.

Il perçoit l’harmonie universelle,

même au milieu d’une grande douleur,

car il a trouvé la paix dans son cœur.

 

Une musique ou le fumet d’un bon plat

peut amener des gens à s’arrêter et à y prendre plaisir.

Mais les mots qui mènent au Tao

semblent monotones et sans saveur.

Quand tu le cherches, il n’y a rien à voir.

Quand tu l’écoutes, il n’y a rien à entendre.

Quand tu l’utilises, il est inépuisable.

 

 

 

36

 

Si tu veux réduire une chose,

permets-lui d’abord de grandir.

Si tu veux te débarrasser de quelque chose,

permets-lui d’abord de s’épanouir.

Si tu veux prendre quelque chose,

permets-lui d’abord d’être donné.

Cela s’appelle la perception subtile

de la réalité telle qu’elle est.

 

Le doux triomphe du dur.

Le lent triomphe du rapide.

Que tes méthodes demeurent un mystère.

N’en montre aux autres que les résultats.

 

 

 

37

 

Le Tao ne fait jamais rien ;

pourtant à travers lui toutes choses se font.

 

Si les puissants et les puissantes

pouvaient se centrer en lui,

le monde entier se transformerait

de lui-même, dans ses rythmes naturels.

Les gens seraient heureux

de leur vie quotidienne,

en harmonie et libres de tout désir.

 

Quand il n’y a pas de désir,

toutes choses sont en paix.

 

 

 

38

 

Le Maître ne court pas après le pouvoir ;

ainsi est-il vraiment puissant.

L’homme ordinaire est tendu vers le pouvoir ;

ainsi n’en a-t-il jamais assez.

 

Le Maître ne fait rien,

mais ne laisse rien d’inachevé.

L’homme ordinaire sans cesse fait des choses,

mais il en reste toujours plus à faire.

 

L’homme bienveillant fait quelque chose,

mais quelque chose demeure inachevé.

L’homme juste fait quelque chose,

et laisse de nombreuses choses à faire.

L’homme moral fait quelque chose,

et quand personne ne réagit,

il retrousse ses manches et utilise la violence.

 

Quand le Tao se perd, il y a la bienveillance.

Quand la bienveillance se perd, il y a la morale.

Quand la morale se perd, il y a le rite.

Le rite est l’enveloppe de la vraie foi,

le début du chaos.

 

Ainsi le Maître s’occupe de la profondeur et non de la surface,

du fruit et non de la fleur.

Il n’a pas de volonté propre.

Il vit dans la réalité,

et laisse toutes illusions passer.

 

 

 

39

 

En harmonie avec le Tao,

le ciel est clair et vaste,

la terre est ferme et fertile,

les êtres prospèrent ensemble,

satisfaits de ce qu’ils sont,

se multipliant sans cesse,

sans cesse renouvelés.

 

Quand l’homme interfère avec le Tao,

le ciel devient sale,

la terre s’épuise,

les espèces s’éteignent,

l’équilibre se désagrège.

 

Le Maître voit chaque partie avec compassion,

parce qu’il comprend le tout.

Il pratique constamment l’humilité.

Il ne brille pas comme un joyau

mais se laisse modeler par le Tao,

aussi rugueux et commun qu’une pierre.

 

 

 

40

 

Le retour est le mouvement du Tao.

Céder est la voie du Tao.

 

Toutes choses naissent de l’être.

L’être naît du non-être.

 

 

 

41

 

Quand un homme supérieur entend parler du Tao,

il commence tout de suite à l’incarner.

Quand un homme ordinaire entend parler du Tao,

il y croit à moitié et en doute à moitié.

Quand un homme sot entend parler du Tao,

il en rit à gorge déployée.

S’il n’en riait pas,

ce ne serait pas le Tao.

 

Ainsi est-il dit :

le chemin vers la lumière paraît sombre,

le chemin qui avance semble reculer,

le chemin direct semble long,

le vrai pouvoir semble faible,

la vraie pureté semble ternie,

la vraie constance semble changeante,

la vraie clarté semble obscure,

le plus grand art semble naïf,

le plus grand amour semble indifférent,

la plus grande sagesse semble puérile.

 

Le Tao ne se trouve nulle part,

pourtant il nourrit et complète toutes choses.

 

 

 

42

 

Le Tao donne naissance à l’Un.

L’Un donne naissance au Deux.

Le Deux donne naissance au Trois.

Le Trois donne naissance à toutes choses.

 

Toutes choses sont adossées au féminin

et font face au masculin.

Quand masculin et féminin se rejoignent,

toutes choses s’harmonisent.

 

Les hommes ordinaires détestent la solitude.

Mais le Maître s’en sert,

l’embrassant, comprenant

qu’il est un avec l’univers.

 

 

 

43

 

La chose la plus douce au monde

triomphe de la chose la plus dure au monde.

Ce qui n’a pas de substance

pénètre là où il n’est pas d’espace.

Cela montre la valeur de la non-action.

 

Enseigner sans paroles,

accomplir sans actions :

telle est la voie du Maître.

 

 

 

44

 

Gloire ou intégrité : quel est le plus important ?

Argent ou bonheur : lequel a le plus de valeur ?

Succès ou échec : lequel est le plus destructeur ?

 

Si tu attends des autres ton épanouissement,

tu ne seras jamais véritablement comblé.

Si ton bonheur dépend de l’argent,

tu ne seras jamais heureux avec toi-même.

 

Sois content de ce que tu as ;

réjouis-toi de la réalité telle qu’elle est.

Quand tu comprends que rien ne manque,

le monde entier t’appartient.

 

 

 

45

 

La vraie perfection semble imparfaite,

mais elle est parfaitement elle-même.

La vraie plénitude semble vide,

mais elle est pleinement présente.

 

La vraie droiture semble tortueuse.

La vraie sagesse semble folle.

La vraie profondeur semble ingénue.

 

Le Maître permet aux choses d’arriver.

Il façonne les événements comme ils viennent.

Il fait deux pas en arrière

et laisse le Tao parler pour lui-même.

 

 

 

46

 

Quand un pays est en harmonie avec le Tao,

les usines produisent des biens et des outils.

Quand un pays va à l’encontre du Tao,

les armes s’entassent aux portes de ses villes.

 

Il n’y a pas de plus grande illusion que la peur,

pas de plus grande erreur que de se préparer à se défendre,

pas de plus grande infortune que de croire avoir un ennemi.

 

Qui peut voir au-delà de toute peur

est toujours en sécurité.

 

 

 

47

 

Sans ouvrir ta porte,

tu peux ouvrir ton cœur au monde.

Sans regarder par ta fenêtre,

tu peux voir l’essence du Tao.

 

Plus tu sais,

moins tu comprends.

 

Le Maître arrive sans partir,

voit la lumière sans regarder,

accomplit sans rien faire.

 

 

 

48

 

Dans la recherche du savoir,

chaque jour quelque chose est ajouté.

Dans la pratique du Tao,

chaque jour quelque chose est lâché.

De moins en moins as-tu besoin de forcer les choses,

jusqu’à ce que finalement tu parviennes à la non-action.

Quand rien n’est fait,

rien n’est inachevé.

 

La vraie maîtrise peut être gagnée

en laissant les choses suivre leur cours.

Elle ne peut être gagnée en interférant.

 

 

 

49

 

Le Maître n’a pas d’esprit en propre.

Il travaille avec l’esprit des gens.

 

Il est bon avec ceux qui sont bons.

Il est également bon

avec ceux qui ne sont pas bons.

Ceci est la vraie bonté.

 

Il fait confiance à ceux qui sont dignes de confiance.

Il fait également confiance

à ceux qui ne sont pas dignes de confiance.

Ceci est la vraie confiance.

 

L’esprit du Maître est comme l’espace.

Les gens ne le comprennent pas.

Ils se tournent vers lui et attendent.

Le Maître les traite comme ses propres enfants.

 

 

 

50

 

Le Maître se donne

à tout ce que l’instant apporte.

Il sait qu’il va mourir,

et rien ne lui reste à quoi s’agripper :

pas d’illusions dans l’esprit,

pas de résistances dans le corps.

Il ne réfléchit pas à ses actions ;

elles jaillissent de la profondeur de son être.

Il ne refuse rien de la vie ;

ainsi est-il prêt pour la mort,

comme un homme est prêt à dormir

après une bonne journée de travail.

 

 

 

51

 

Chaque être dans l’univers

est une expression du Tao.

Il jaillit dans l’existence

inconscient, parfait, libre,

assume un corps physique,

laisse les circonstances le compléter.

C’est pourquoi chaque être,

spontanément, honore le Tao.

 

Le Tao donne naissance à tous les êtres,

les nourrit, les soutient,

prend soin d’eux, les réconforte, les protège,

les ramène à lui-même,

créant sans posséder,

agissant sans rien attendre,

guidant sans contrôler.

C’est pourquoi l’amour du Tao

est dans la nature même des choses.

 

 

 

52

 

Chaque être dans l’univers

est une expression du Tao.

Il jaillit dans l’existence

inconscient, parfait, libre,

assume un corps physique,

laisse les circonstances le compléter.

C’est pourquoi chaque être,

spontanément, honore le Tao.

 

Le Tao donne naissance à tous les êtres,

les nourrit, les soutient,

prend soin d’eux, les réconforte, les protège,

les ramène à lui-même,

créant sans posséder,

agissant sans rien attendre,

guidant sans contrôler.

C’est pourquoi l’amour du Tao

est dans la nature même des choses.

 

 

 

53

 

La grande Voie est simple,

mais les gens préfèrent les chemins détournés.

Sois conscient lorsque les choses sont déséquilibrées.

Reste centré dans le Tao.

 

Quand de riches spéculateurs prospèrent

alors que les paysans perdent leurs terres ;

quand le gouvernement dépense de l’argent

en armes plutôt qu’en remèdes ;

quand la classe supérieure est extravagante et irresponsable

alors que les pauvres n’ont nulle part où se tourner –

tout cela est vol et chaos.

Ce n’est pas être en accord avec le Tao.

 

 

 

54

 

Qui est campé dans le Tao

ne peut être déraciné.

Qui étreint le Tao

ne peut être anéanti.

Son nom sera honoré

de génération en génération.

 

Laisse le Tao s’exprimer dans ta vie

et tu seras authentique.

Laisse-le s’exprimer dans ta famille

et ta famille s’épanouira.

Laisse-le s’exprimer dans ton pays

et ton pays sera un exemple

pour tous les pays du monde.

Laisse-le s’exprimer dans l’univers

et l’univers chantera.

 

Comment sais-je que cela est vrai ?

Je regarde en moi-même.

 

 

 

55

 

Qui est en harmonie avec le Tao

est comme un nouveau-né.

Ses os sont souples, ses muscles sont faibles,

mais sa poigne est puissante.

Il ne sait rien de l’union

de l’homme et de la femme,

mais son pénis peut être en érection,

si intense est son énergie vitale.

Il peut crier à tue-tête toute la journée,

mais sa voix n’en devient jamais rauque,

si complète est son harmonie.

 

Le pouvoir du Maître est ainsi.

Il laisse toutes choses aller et venir

sans effort, sans désir.

Il n’attend jamais de résultats ;

ainsi n’est-il jamais déçu.

Parce qu’il n’est jamais déçu,

son esprit ne vieillit jamais.

 

 

 

56

 

Ceux qui savent ne parlent pas.

Ceux qui parlent ne savent pas.

 

Garde la bouche close,

bloque tes sens,

émousse ton tranchant,

délie tes noeuds,

adoucis ton regard,

laisse ta poussière se déposer.

Ceci est l’identité originelle.

 

Sois comme le Tao.

On ne peut l’approcher ou s’en éloigner,

l’avantager ou lui nuire,

l’honorer ou le faire tomber en disgrâce.

Il s’abandonne continuellement.

C’est pourquoi il perdure.

 

 

 

57

 

Si tu veux être un grand dirigeant,

apprends à suivre le Tao.

N’essaie pas de contrôler.

Laisse tomber les plans et les concepts,

et le monde se gouvernera lui-même.

 

Plus tu imposes d’interdictions,

moins les gens seront vertueux.

Plus tu as d’armes,

moins les gens seront en sécurité.

Plus tu mets en place d’assistance,

moins les gens seront autonomes.

 

C’est pourquoi le Maître dit :

je laisse tomber la loi,

et les gens deviennent honnêtes.

Je laisse tomber l’économie,

et les gens deviennent prospères.

Je laisse tomber la religion,

et les gens deviennent sereins.

Je laisse tomber tout désir pour le bien commun,

et le bien devient aussi commun que l’herbe.

 

 

 

58

 

Si l’on gouverne un pays avec tolérance,

les gens sont tranquilles et honnêtes.

Si l’on gouverne un pays par la répression,

les gens sont déprimés et retors.

 

Quand la volonté de pouvoir domine,

plus grands sont les idéaux, plus petits sont les résultats.

Essaie de rendre les gens heureux,

et tu poses les fondements de la misère.

Essaie de rendre les gens vertueux,

et tu poses les fondements du vice.

 

Ainsi, le Maître se contente

de servir d’exemple

et de ne pas imposer sa volonté.

Il est pointu, mais ne perce pas.

Direct, mais souple.

Radieux, sans éblouir.

 

 

 

59

 

Pour bien gouverner un pays,

il n’est rien de mieux que la modération.

 

La marque d’un homme modéré

est sa liberté envers ses propres idées.

Tolérant comme le ciel,

pénétrant comme la lumière du soleil,

solide comme la montagne,

souple comme l’arbre dans le vent,

il n’a pas de destination en vue

et tire parti de tout ce que la vie

vient à mettre sur son chemin.

 

Rien ne lui est impossible.

Parce qu’il a lâché prise,

il peut s’occuper du bien-être des gens

comme une mère s’occupe de son enfant.

 

 

 

60

 

Gouverner un grand pays

est comme frire un petit poisson.

Tu le gâtes en le faisant trop cuire.

 

Centre ton pays dans le Tao

et le mal n’aura aucun pouvoir.

Non qu’il ne soit pas là,

mais tu pourras t’écarter de son chemin.

 

Ne donne au mal rien à quoi s’opposer

et il disparaîtra de lui-même.

 

 

 

61

 

Quand un pays obtient une grande puissance,

il devient comme la mer :

toutes les rivières viennent s’y jeter.

Plus il devient puissant,

plus grand est le besoin d’humilité.

L’humilité, c’est avoir confiance dans le Tao,

et ainsi ne jamais avoir besoin de se défendre.

 

Une grande nation est comme un grand homme:

quand il fait une erreur, il s’en rend compte.

S’en étant rendu compte, il l’admet.

L’ayant admis, il la corrige.

Il considère ceux qui lui montrent ses fautes

comme ses guides les plus bienveillants.

Il considère son ennemi

comme l’ombre que lui-même projette.

 

Si une nation est centrée dans le Tao,

si elle nourrit ses citoyens

et ne se mêle pas des affaires des autres,

elle sera une lumière pour toutes les nations du monde.

 

 

 

62

 

Le Tao est le centre de l’univers,

le trésor de l’homme bon,

le refuge de l’homme mauvais.

 

Les honneurs peuvent s’acheter avec des mots habiles,

le respect peut se gagner avec de bonnes actions ;

mais le Tao est au-delà de toute valeur,

et personne ne peut l’acquérir.

 

Ainsi, quand on choisit un nouveau dirigeant,

n’offre pas de l’aider

avec tes richesses ou ton expertise.

Offre plutôt

de l’instruire au sujet du Tao.

 

Pourquoi les anciens Maîtres estimaient-ils le Tao?

Parce qu’en étant un avec le Tao,

lorsque tu cherches, tu trouves,

et lorsque tu fais une erreur, tu es pardonné.

C’est pourquoi il est aimé de tous.

 

 

 

63

 

Agis sans faire ;

travaille sans effort.

Considère les petites choses comme si elles étaient grandes

et les choses peu nombreuses comme abondantes.

Affronte le difficile

tant qu’il est encore facile ;

accomplis la grande œuvre

par une série de petites actions.

 

Le Maître ne cours jamais après le grand ;

ainsi atteint-il la grandeur.

Quand il rencontre une difficulté,

il s’arrête et il s’y consacre.

Il ne s’accroche pas à son propre confort ;

ainsi les problèmes ne sont pas un problème pour lui.

 

 

 

64

 

Ce qui a pris racine est facile à nourrir.

Ce qui est récent est facile à corriger.

Ce qui est fragile est facile à briser.

Ce qui est petit est facile à disperser.

 

Préviens le malheur avant qu’il ne survienne.

Mets les choses en ordre avant qu’elles n’existent.

Le pin géant

grandit à partir d’une petite pousse.

Le voyage de mille lieues

commence avec le premier pas.

 

En te précipitant dans l’action, tu échoues.

En essayant de saisir les choses, tu les perds.

En forçant un projet à s’achever,

tu gâtes ce qui était presque mûr.

 

Ainsi le Maître agit

en laissant les choses suivre leur cours.

Il demeure aussi calme

à la fin qu’au début.

Il n’a rien,

et n’a donc rien à perdre.

Ce qu’il désire est le non-désir ;

ce qu’il apprend, c’est à désapprendre.

Il rappelle simplement aux gens

qui ils ont toujours été.

Il ne se soucie de rien excepté du Tao.

Ainsi peut-il prendre soin de toutes choses.

 

 

 

65

 

Les Maîtres anciens

n’essayaient pas d’instruire les gens,

mais leur enseignaient à ne pas savoir.

 

Quand ils pensent connaître les réponses,

les gens sont difficiles à guider.

Quand ils savent qu’ils ne savent pas,

les gens peuvent trouver leur propre voie.

 

Si tu veux apprendre à gouverner,

évite d’être riche ou astucieux.

Le modèle le plus simple est le plus clair.

Satisfait d’une vie ordinaire,

à tous, tu peux montrer la voie

pour retourner à leur vraie nature.

 

 

 

66

 

Tous les fleuves se jettent dans la mer

parce qu’elle est plus basse qu’ils ne sont.

L’humilité lui confère sa puissance.

 

Si tu veux gouverner les gens,

tu dois te placer au-dessous d’eux.

Si tu veux mener les gens,

tu dois apprendre à les suivre.

 

Le Maître est au-dessus des gens

et personne ne se sent opprimé.

Il guide les gens

et personne ne se sent manipulé.

Le monde entier lui est reconnaissant.

Parce qu’il n’est en rivalité avec personne,

personne ne peut rivaliser avec lui.

 

 

 

67

 

Certains disent que mon enseignement est absurde.

D’autres le disent sublime mais impraticable.

Mais pour ceux qui ont regardé en eux-mêmes,

cette absurdité fait parfaitement sens.

Et pour ceux qui le mettent en pratique,

cette sublimité a des racines profondes.

 

Je n’ai que trois choses à enseigner :

la simplicité, la patience, la compassion.

Toutes trois sont tes plus grands trésors.

Simple en actions et en pensées,

tu retournes à la source de l’être.

Patient avec tes ennemis comme avec tes amis,

tu te mets en accord avec la réalité.

Compatissant envers toi-même,

tu réconcilies tous les êtres du monde.

 

 

 

68

 

Le meilleur athlète

veut son adversaire au meilleur de sa forme.

Le meilleur général

pénètre l’esprit de son ennemi.

Le meilleur homme d’affaires

sert le bien commun.

Le meilleur dirigeant

suit la volonté du peuple.

 

Chacun d’eux incarne

la vertu de la non-compétition.

Non qu’ils n’aiment rivaliser,

mais ils le font dans l’esprit du jeu.

En cela ils sont comme des enfants

et en harmonie avec le Tao.

 

 

 

69

 

Les généraux ont un adage :

« Plutôt que faire mouvement le premier,

mieux vaut attendre et observer.

Plutôt que d’avancer d’un pouce,

mieux vaut reculer d’un pas. »

 

On appelle cela

progresser sans avancer,

repousser sans utiliser d’armes.

 

Il n’est pas de plus grand malheur

que sous-estimer ton ennemi.

Sous-estimer ton ennemi

revient à penser qu’il est mauvais.

Tu détruis ainsi tes trois trésors

et deviens toi-même un ennemi.

 

Quand deux grandes forces s’opposent,

la victoire va

à celui qui a appris à céder.

 

 

 

70

 

Mes enseignements sont simples à comprendre

et simples à mettre en pratique.

Pourtant ta raison ne les saisira jamais,

et si tu essaies de les mettre en pratique, tu échoueras.

 

Mes enseignements sont plus anciens que le monde.

Comment pourrais-tu en saisir le sens ?

 

Si tu veux me connaître,

regarde dans ton cœur.

 

 

 

71

 

Ne pas savoir est la vraie connaissance.

Présumer savoir est une maladie.

Prends d’abord conscience que tu es malade ;

alors tu pourras recouvrer la santé.

 

Le Maître est son propre médecin.

Il s’est guéri de tout savoir,

ainsi est-il véritablement sain.

 

 

 

72

 

Quand ils perdent leur sens du merveilleux,

les gens se tournent vers la religion.

Quand ils n’ont plus confiance en eux-mêmes,

ils commencent à dépendre de l’autorité.

 

C’est pourquoi le Maître se met en retrait,

afin que les gens ne s’écartent pas de leur voie.

Il enseigne sans enseigner,

pour que les gens n’aient rien à apprendre.

 

 

 

73

 

Le Tao est toujours serein.

Il vainc sans lutter,

répond sans dire un mot,

arrive sans avoir été appelé,

accomplit sans dessein.

 

Son filet couvre l’univers entier.

Et bien que ses mailles soient larges,

il ne laisse rien échapper.

 

 

 

74

 

Si tu comprends que tout change,

il n’est rien auquel tu tenteras de t’attacher.

Si tu n’as pas peur de mourir,

il n’est rien que tu ne pourras atteindre.

 

Tenter de contrôler le futur

est comme tenter de prendre la place du maître charpentier.

Quand tu manies les outils du maître charpentier,

il y a de fortes chances que tu te coupes la main.

 

 

 

75

 

Quand les impôts sont trop élevés,

les gens souffrent de la faim.

Quand le gouvernement est trop envahissant,

les gens perdent leur allant.

 

Agis dans l’intérêt des gens.

Fais leur confiance ; laisse-les tranquilles.

 

 

 

76

 

Les hommes naissent mous et souples ;

morts, ils sont raides et durs.

Les plantes naissent tendres et élastiques.

mortes, elles sont sèches et cassantes.

 

Ainsi quiconque est raide et inflexible

est un disciple de la mort.

Quiconque est doux et flexible

est un disciple de la vie.

 

Le dur et le raide seront brisés.

Le doux et le souple prévaudront.

 

 

 

77

 

Quand il agit dans le monde, le Tao

est semblable à la courbure d’un arc.

Le sommet est courbé vers le bas ;

le bas courbé vers le haut.

Il corrige excès et insuffisance

afin qu’il y ait parfait équilibre.

Il prend à ce qui est trop

et donne à ce qui n’est pas assez.

 

Ceux qui essaient de contrôler,

qui emploient la force pour protéger leur pouvoir,

vont contre le sens du Tao.

Ils prennent à ceux qui n’ont pas assez

et donnent à ceux qui ont déjà bien trop.

 

Le Maître peut donner sans relâche

car sa richesse n’a pas de limite.

Il agit sans attente,

réussit sans le revendiquer,

et ne pense pas être meilleur

que n’importe qui.

 

 

 

78

 

Rien au monde

n’est aussi mou et fluide que l’eau.

Mais pour dissoudre le dur et l’inflexible,

rien ne la surpasse.

 

Le mou triomphe du dur ;

le souple triomphe du rigide.

Tout le monde sait que cela est vrai,

mais peu savent le mettre en pratique.

 

Ainsi le Maître demeure

serein au sein même de la douleur.

Le mal ne peut pénétrer son coeur.

Parce qu’il a renoncé à aider,

il est l’aide la plus précieuse pour autrui.

 

Les paroles vraies semblent paradoxales.

 

 

 

79

 

L’échec est une opportunité.

Si tu blâmes autrui,

jamais le blâme ne prend fin.

 

Ainsi le Maître

remplit ses propres obligations

et corrige ses propres erreurs.

Il fait ce qu’il doit faire

et n’exige rien des autres.

 

 

 

80

 

Si un pays est gouverné avec sagesse,

ses habitants sont satisfaits.

Ils aiment travailler de leurs mains

et ne perdent pas de temps à inventer

des machines pour économiser leur temps.

Puisqu’ils chérissent leur foyer,

ils ne s’intéressent pas aux voyages.

Il peut y avoir quelques chariots ou navires,

mais ceux-ci ne vont nulle part.

Il peut y avoir un arsenal empli d’armes,

mais personne ne les utilise jamais.

Les gens apprécient leur nourriture,

prennent plaisir à être en famille,

passent leur temps libre à cultiver leurs jardins,

se réjouissent de ce que font leurs voisins.

Et même si le pays d’à côté est si proche

qu’ils en entendent les coqs chanter et les chiens aboyer,

ils sont heureux de mourir de vieillesse

sans jamais l’avoir visité.

 

 

 

81

 

Les paroles vraies ne sont pas éloquentes ;

les paroles éloquentes ne sont pas vraies.

Les hommes sages n’ont pas besoin de prouver leurs dires;

les hommes qui ont besoin de prouver leurs dires

ne sont pas sages.

 

Le Maître ne possède rien.

Plus il fait pour les autres,

plus il est heureux.

Plus il donne aux autres,

plus il est riche.

 

Le Tao nourrit en ne forçant pas.

En ne dominant pas, le Maître dirige.

 

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6 juin 2013

François Cheng, Quatrains (extraits)

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François Cheng

 

Quatrains

(compilation effectuée sur les 193 poèmes du recueil de quatrains « Enfin le royaume »)

 

 

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                           À ceux que la poésie habite

 

Tu ouvres les volets, toute la nuit vient à toi,

Ses laves, ses geysers, et se mêlant à eux,

Le tout de toi-même, tes chagrins, tes émois,

Que fait résonner une très ancienne berceuse.

 

 

 

Nous avons bu tant de rosées

En échange de notre sang

Que la terre cent fois brûlée

Nous sait bon gré d’être vivants.

 

 

 

À l’intérieur des murs et au-dehors des haies,

Le printemps déchaîné ne nous protège plus.

Au fin fond de la terre en exil, nos mains nues

Font sortir de l’oubli toutes les roseraies.

 

 

 

Champs fumants que les pigeons abandonnent,

Nos mémoires enfouies font votre automne.

Qu’un peu de mur blanc surgisse au loin,

Et la terre en nos songes vogue sans fin !

 

 

 

Toute la neige à toi seul,

Prunus perçant la blancheur ;

Toute la terre en toi seul,

Jet de sang jailli du cœur.

 

 

 

Nous avons côtoyé cette source sans âge,

     source de tout repos, source de toute vie.

La soif de la vallée se mire en ton visage,

     - saules du souvenir, nuage de l’oubli.

 

 

 

Me voici, pierre d’attente,

Où es-tu, source amie ?

Il suffit que tu viennes

Pour que soit mélodie.

 

 

 

 

La vague revient, fidèle chienne,

Lécher tes pieds de sa langue amère.

Flairant soudain la peur millénaire,

Longuement elle aboie dans tes veines.

 

 

 

Au bout du long couloir enfin la mer s’apaise.

À la porte un rayon s’attarde et puis s’oublie.

Midi de faim, de soif, tes cheveux d’ambre tressent

Un filet ramenant tout l’or de nos rêveries.

 

 

 

Parallèle à la Voie Lactée, ton corridor

De bout en bout s’emplit du souffle de l’espace,

Souffle muet qui s’accorde au rythme de tes pas,

Toi tu entends le bruit des étoiles qui passent.

 

 

 

C’est le premier jour du printemps,

Tu longes le mur d’un jardin.

Une branche fleurie qui dépasse

Te murmure à l’oreille : « Passe outre ! »

 

 

 

Au sein du désert te voilà aveugle et sourd,

Ne voyant rien, n’entendant rien. Un coup de vent,

Et l’immense présence vient à toi, te hélant :

« Tout d’ici est offert, offre-toi à ton tour ! »

 

 

 

Et de strate en strate, le fond de la terre

Remonte à l’air, au rendez-vous des lumières,

Plaine en son midi, tout scintille d’éclats,

Nous submerge l’odorante houle céréale.

 

 

 

Au crépuscule, la nature exténuée

S’abandonne. Quelques corbeaux affamés

Picorent encore les restes du jour

Dans l’assiette ébréchée du couchant.

 

 

 

Vers le soir, abandonne-toi

     à ton double destin :

Honorer la terre, et faire signe

     aux filantes étoiles.

 

 

 

Toi, nuit, tu avais beau tendre ta toile,

Sur l’océan s’est égarée une voile.

Pourtant, déchirant ton voile, tu montres

Qu’une seule flamme unit toutes les étoiles.

 

 

 

Bâtir le royaume à mains nues

Au fond de la nuit abyssale

Sur les cailloux entrechoqués

De l’habitable étincelle.

 

 

 

L’immense nuit du monde

    semée de tant d’étoiles,

Prendrait-elle jamais sens

    hors de notre regard ?

 

 

 

Et l’immonde de notre nuit

    trouée de mille cris,

Susciterait-il jamais écho

    hors de notre ouïe ?

 

 

 

Le sort de la bougie est de brûler.

Quand monte l’ultime volute de fumée,

Elle lance une invite en guise d’adieu :

« Entre deux feux sois celui qui éclaire ! »

 

 

 

Des mots projetés dans la nuit

Pour traverser à gué la Voie,

Pour retrouver, jadis entrevue,

Depuis longtemps perdue, l’Étoile.

 

 

 

Vraie lumière,

Celle qui jaillit de la Nuit ;

Et vraie Nuit,

Celle d’où jaillit la Lumière.

 

 

 

Entre reins et cœur, à notre insu,

    un filet de souffle circulant

Redit ce que les astres ont tu,

    ce que la chair a corrompu.

 

 

 

Le centre est là

Où se révèlent

Un Œil qui voit,

Un Cœur qui bat.

 

 

 

La lumière n’est belle qu’incarnée, à travers

Un vitrail ou le verre d’une bouteille de vin…

Consentons donc au sort d’être un œil fini

Qui se fait reflet de l’Éclat de l’infini.

 

 

 

Sur fond de brume, l’aube dessine

Un ruisseau bordé de saules,

Et puis, tout au bas du ciel,

Elle appose, rouge, le sceau.

 

 

 

Lorsque nous nous parlons,

Le rêve est à venir ;

Lorsque nous nous taisons,

Il est là, à cueillir.

 

 

 

Souffle rythmique, moutonnement de collines,

Flux et reflux de marées, vol de goélands,

Corps qui s’accordent, âmes qui réclament, silence

Au bout du chant, mais par-delà silence         chant !

 

 

 

Survivre sans répit

    aux désirs,

Porter la soif plus loin

    que l’oasis.

 

 

 

Jour après jour si je te harcèle

    accepteras-tu ma peur ?

Nuit après nuit si je t’enténèbre,

    me passeras-tu ton feu ?

 

 

 

Ce chemin qu’une nuit nous avons parcouru,

Tu le prolongeras, enfant de mon regard,

Par-delà la forêt dort peut-être un étang

Ou une plage errant au gré de hautes vagues…

 

 

 

Ce chemin constellé, tu le prolongeras,

Malgré vents et rosées, enfant de ma mémoire,

De ce côté l’automne a enfoui son secret,

En toi le temps s’envole, fou d’appel d’oies sauvages.

 

 

Creuser vers la profondeur du dedans,

C’est affronter les défis du dehors.

Plus on gravit la transcendance sans nom,

Plus on appréhende en soi le sans-fond.

 

 

 

Le vide. C’est alors qu’au fond de soi

S’ouvre à nouveau la Voie qui du Rien

Avait fait naître le Tout, où la vie

Vécue se découvre en neuve partance.

 

 

 

Parfois, détaché de la multitude,

Un regard anxieux te sollicite.

Tu restes coi ; avec l’autre, tous deux,

Vous entrez dans la commune solitude.

 

 

 

Et puis, un jour, tu affrontas la souffrance,

T’éloignas, laissas derrière toi la béance.

Nos jours ne sont plus qu’un jardin délaissé.

Parfois, tu souris, là, au bout de l’allée…

 

 

 

Entre eux, entente à demi-mot,

Sans que le mot entier soit dit.

Un jour pourtant, l’un le dira,

Quand l’autre ne sera plus là.

 

 

 

Non dû mais don, mais abandon

À l’endurance, à la durée,

D’où l’abondance inattendue.

Tout don de vie abonde en don.

 

 

 

Au loin, mille milans mêlés aux nues ;

Plus proche, un sansonnet tout en louange.

Alors, souffle le juste Vide- médian,

Alors, nous traverse, inattendu, l’ange.

 

 

 

         Un iris,

et tout le créé justifié ;

         Un regard,

et justifiée toute la vie.

 

 

 

Froidure bleu glacé. Les arbres dénudés

Calligraphient leur psaume dans le ciel.

Plusieurs corbeaux, très à propos, viennent

Ajouter la ponctuation à l’antienne.

 

 

 

Sur le pré, l’énigmatique tortue,

    à la démarche immémoriale,

En quête de quel secret tu ?

     de quel oracle inaugural ?

 

 

 

La bête de somme passe au milieu de nous,

     sans se départir de sa muette dignité.

Se chargeant de tout le poids de notre inconscience,

     elle nous fixe de son regard de pitié.

 

 

 

Le chat nouveau-né abandonné là

Dans le fourré, corps informe, concentré

De soif, de faim, de frayeur, de crève-cœur,

Minuscule œil fixant, hagard, l’Énorme…

 

 

 

DES ARBRES EN DIX QUATRAINS

 

Le fût, la futaie et les feuillages,

Les fleurs, les fruits et la foisonnante

Frondaison, qu’un souffle pur relie

À la primordiale flamboyance.

 

 

 

                                                                   À Enza

 

Qu’il vente qu’il neige, nous ne cèderons pas un pouce.

Gardiens du temple, arbres de vie, toujours dressés,

Nous sommes offrande de la fine fleur du sol

En rappel de la haute promesse du ciel.

 

 

 

Fidèles, nous tendons les bras à ceux qui viennent :

Écureuils affamés, migrateurs exténués…

À midi, des errants se confient à nos racines ;

Au couchant, un nuage s’attarde à notre cime.

 

 

Tronc couché en travers de la sente forestière,

Senteur d’une aire hors-temps. Nous y faisons halte,

Goûtant des mûres piquées de guêpes, sans nous douter

Que nous fondons dans la saveur immémoriale.

 

 

 

Sous le ciel grisâtre, au fond du bois, un appel

Bref se fait entendre. Est-il mû par la frayeur ?

Ou la ferveur ? Du fond de tout, ce bref appel

D’un loriot éveille, là, les ondes éternelles…

 

 

 

Entre inattendu et inespéré, affleure

Une vie cachée que le temps a mis en miettes.

Clapotis et chuchotis nous restituent

Les jades de jadis, parmi maintes lunes, égarés.

 

 

 

L’aile de l’orfraie, frôlant

Le feuillage, fait tomber

l’ultime goutte de pluie

Sur l’étang, miroir brisé…

 

 

 

Nous entrons dans le paysage, corps et âme en éveil ;

Une éternelle attente close ici par l’éphémère.

La colline implose en fleurs, la source en nuage se mue,

Le monde prend sens, étant vu ; nous prenons sens, ayant su.

 

 

 

Par-delà les monts, peut-être nous attendent encore

Un vallon, une cascade, d’anonymes chaumières.

Nous comptions y aller, nous ne l’avons pas fait ;

Peut-être vaut-il mieux que perdure le rêve.

 

 

 

Au bout du chemin aux herbes sauvages,

Vide est la cabane qui cachait l’amour.

Restent en nous d’anciens mots échangés ;

La vie ne cesse, elle, de tourner la page.

 

 

 

L’ombre immobile des bambous

Qu’un vol de fauvette pulvérise,

Et le jardin se trouve sans haies,

Et midi rétablit son règne.

 

 

 

La beauté est une rencontre. Toute présence

Sera par une autre présence révélée.

D’un même élan regard aimant figure aimée ;

D’un seul tenant vent d’appel feuilles de résonance.

 

 

 

Livré au regard de tous et pourtant invisible,

N’ayant pour compagnons que poussières et poux,

Avec deux cartons tu déplies le froid des nuits,

Et trois syllabes qui font honte, tu hantes les logis.

 

 

 

Toute la patience terrestre,

Toute la pression marine,

Pour que se change en toi, perle,

Une lointaine larme de lune.

 

 

 

Ici la gloire ? Oui, c’est ici

Que, damnés, nous avons appris

À nous sauver par le chant – Aum

Qui nous conduit au vrai royaume.

 

 

 

Semonce d’automne. Voici qu’à grand fracas d’ailes,

S’arrachant des eaux de toute leur force ahanante,

- longue traînée de rêves vers leur patrie salutaire –

Les oies sauvages retracent au ciel la voie des anges.

 

 

 

Encore un pas, et nous serons

Au sommet, nous verrons la mer

Faire don de ses voiles cinglant

Vers le blanc rivage de l’enfance.

 

 

 

Que par le long fleuve on aille à la mer !

Que par le nuage-pluie on retourne à la source !

Toute vague cède à l’appel de l’estuaire,

Et tout saumon à l’attrait du retour.

 

 

 

SEPT QUATRAINS D’UN AMOUR MYSTIQUE

 

Je te rejoins au plus haut de l’arbre de vie.

Nous surplombons à deux les abîmes franchis.

Prises dans l’ardente brise de la mémoire,

Nos ramures refont la promesse des racines.

 

 

 

Mais il reste la nuit

Où la braise en souffrance

Épure mille charbons

En unique diamant.

 

 

 

                                    À Pierre Brunel

 

Le monde attend d’être dit,

Et tu ne viens que pour dire.

Ce qui est dit t’est donné :

Le monde et son mot de passe.

 

 

 

Ce moment partagé, nous nous en souviendrons

Un jour, comme d’un mont par-delà les nuages,

Où tout demeure en soi et se change en son autre :

Arbre fleuri chant de source, feuille au vent papillon.

 

 

 

Les morts sont parmi nous, plus vifs que les vivants,

Nous intimant d’être à l’écoute. Initiés

Par-delà douceur et douleur au grand secret,

Ils n’auront de cesse qu’ils ne nous l’aient confié.

 

 

 

                                        ENVOI

 

Ne quémande rien. N’attends pas

D’être un jour payé de retour.

Ce que tu donnes trace une voie

Te tenant plus loin que tes pas.

 

 

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6 juin 2013

Molière, Le Tartuffe

1002920-Molière

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Le Tartuffe

 

Comédie

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Le texte est dans le françois de l’époque

Personnages


Mme Pernelle, mère d'Orgon.
Orgon, mari d'Elmire.
Elmire, femme d'Orgon.
Damis, fils d'Orgon.
Mariane, fille d'Orgon et amante de Valère.
Valère, amant de Mariane.
Cléante, beau−frère d'Orgon.
Tartuffe, faux dévot.
Dorine, suivante de Mariane.
M. Loyal, sergent.
Un Exempt.
Flipote, servante de Mme Pernelle.

 



La scène est à Paris

Acte I

Scène I

Madame Pernelle et Flipote sa servante, Elmire, Mariane, Dorine, Damis, Cléante

Madame Pernelle
Allons, Flipote, allons, que d'eux je me délivre.

Elmire
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre.

Madame Pernelle
Laissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin :
Ce sont toutes façons dont je n'ai pas besoin.

Elmire
De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte.
Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ?

Madame Pernelle
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée,
On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c'est tout justement la cour du roi Pétaut.

Dorine
Si...

 

Madame Pernelle
         Vous êtes, mamie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente :
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

Damis
Mais...

Madame Pernelle
          Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ;
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère ;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

Mariane
Je crois...

Madame Pernelle
Mon Dieu, sa sœur, vous faites la discrette,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort,
Et vous menez sous chape un train que je hais fort.

Elmire
Mais, ma mère,...

Madame Pernelle
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,

Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise ;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usoit beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.

Cléante
Mais, Madame, après tout...

Madame Pernelle
Pour vous, Monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
Mais enfin, si j'étois de mon fils, son époux,
Je vous prierois bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c'est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le coeur.

Damis
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute...

Madame Pernelle
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ;
Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux
De le voir querellé par un fou comme vous.

 

Damis
Quoi ? je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique,
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau Monsieur−là n'y daigne consentir ?

Dorine
S'il le faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

Madame Pernelle
Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire,
Et mon fils à l'aimer vous devroit tous induire.

Damis
Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père ni rien
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirois mon cœur de parler d'autre sorte ;
Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte ;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.

Dorine
Certes, c'est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu'un inconnu céans s'impatronise,
Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avoit pas de souliers
Et dont l'habit entier valoit bien six deniers,
En vienne jusque−là que de se méconnaître,

De contrarier tout, et de faire le maître.

Madame Pernelle
Hé ! merci de ma vie ? il en iroit bien mieux,
Si tout se gouvernoit par ses ordres pieux.

Dorine
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
Madame Pernelle
Voyez la langue !

Dorine
A lui, non plus qu'à son Laurent,
Je ne me fierois, moi, que sur un bon garant.

Madame Pernelle
J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être ;
Mais pour homme de bien, je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son cœur se courrouce,
Et l'intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse.

Dorine
Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
Ne sauroit−il souffrir qu'aucun hante céans ?
En quoi blesse le Ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?

 

Madame Pernelle
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites.
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.

Cléante
Hé ! voulez-vous, Madame, empêcher qu'on ne cause ?
Ce seroit dans la vie une fâcheuse chose,
Si pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il falloit renoncer à ses meilleurs amis.
Et quand même on pourroit se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n'est point de rempart.
A tous les sots caquets n'ayons donc nul égard ;
Efforçons−nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

Dorine
Daphné, notre voisine, et son petit époux
Ne seroient−ils point ceux qui parlent mal de nous ?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire ;
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attachement,

D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie :
Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.

Madame Pernelle
Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire.
On sait qu'Orante mène une vie exemplaire :
Tous ses soins vont au Ciel ; et j'ai su par des gens
Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.

Dorine
L'exemple est admirable, et cette dame est bonne !
Il est vrai qu'elle vit en austère personne ;
Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde, qui la quitte, elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la foiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps.
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude

Ne voit d'autre recours que le métier de prude ;
Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien ;
Hautement d'un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie,
Qui ne sauroit souffrir qu'une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs desirs.

Madame Pernelle
Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire.
Ma bru, l'on est chez vous contrainte de se taire,
Car Madame à jaser tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le Ciel au besoin l'a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que pour votre salut vous le devez entendre,
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là jamais on n'entend de pieuses paroles :
Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles ;
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s'y font en moins de rien ;
Et comme l'autre jour un docteur dit fort bien,

C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l'aune ;
Et pour conter l'histoire où ce point l'engagea...
Voilà−t−il pas Monsieur qui ricane déjà !
Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
Et sans... Adieu, ma bru : je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats de moitié,
Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous, vous rêvez, et bayez aux corneilles.
Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons.

 

Acte I

 

Scène II

Cléante, Dorine

Cléante
Je n'y veux point aller,
De peur qu'elle ne vînt encor me quereller,
Que cette bonne femme...

Dorine
Ah ! certes, c'est dommage
Qu'elle ne vous ouît tenir un tel langage :
Elle vous diroit bien qu'elle vous trouve bon,
Et qu'elle n'est point d'âge à lui donner ce nom.

Cléante
Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée !
Et que de son Tartuffe elle paroît coiffée !

Dorine
Oh ! vraiment tout cela n'est rien au prix du fils,
Et si vous l'aviez vu, vous diriez : "C'est bien pis ! "
Nos troubles l'avoient mis sur le pied d'homme sage,
Et pour servir son prince il montra du courage ;
Mais il est devenu comme un homme hébété,
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
Il l'appelle son frère, et l'aime dans son âme
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille, et femme.
C'est de tous ses secrets l'unique confident,

Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l'embrasse, et pour une maîtresse
On ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse ;
A table, au plus haut bout il veut qu'il soit assis ;
Avec joie il l'y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il fait qu'on les lui cède ;
Et s'il vient à roter, il lui dit : "Dieu vous aide ! ".
(C'est une servante qui parle.)
Enfin il en est fou ; c'est son tout, son héros ;
Il l'admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu'il dit sont pour lui de oracles.
Lui, qui connoît sa dupe et qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés a l'art de l'éblouir ;
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
Le traître, l'autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu'il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable.

 

Acte I

 

Scène III

Elmire, Mariane, Damis, Cléante, Dorine

Elmire
Vous êtes bien heureux de n'être point venu
Au discours qu'à la porte elle nous a tenu.
Mais j'ai vu mon mari ! comme il ne m'a point vue,
Je veux aller là−haut attendre sa venue.

Cléante
Moi, je l'attends ici pour moins d'amusement,
Et je vais lui donner le bonjour seulement.

Damis
De l'hymen de ma sœur touchez−lui quelque chose.
J'ai soupçon que Tartuffe à son effet s'oppose,
Qu'il oblige mon père à des détours si grands ;
Et vous n'ignorez pas quel intérêt j'y prends.
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m'est chère ;
Et s'il falloit...

Dorine
Il entre.

 

Acte I

 

Scène IV

Orgon, Cléante, Dorine

Orgon
Ah ! mon frère, bonjour.

Cléante
Je sortois, et j'ai joie à vous voir de retour.
La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie.

Orgon
Dorine... Mon beau−frère, attendez, je vous prie :
Vous voulez bien souffrir, pour m'ôter de souci,
Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici.
Tout s'est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu'est-ce qu'on fait céans ? comme est-ce qu'on s'y porte ?

Dorine
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu'au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Tartuffe ? Il se porte à merveille.
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
Le soir, elle eut un grand dégoût,
Et ne put au souper toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête étoit encor cruelle !

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Il soupa, lui tout seul, devant elle,
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
La nuit se passa toute entière
Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière ;
Des chaleurs l'empêchoient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu'au jour près d'elle il nous fallut veiller.

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Pressé d'un sommeil agréable,

Il passa dans sa chambre au sortir de la table,
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où sans trouble il dormit jusques au lendemain.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
A la fin, par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée,
Et le soulagement suivit tout aussitôt.

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Il reprit courage comme il faut,
Et contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu'avoit perdu Madame,
But à son déjeuner quatre grands coups de vin.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
Tous deux se portent bien enfin ;
Et je vais à Madame annoncer par avance
La part que vous prenez à sa convalescence.

 

Acte I

 

Scène V

Orgon, Cléante

Cléante
A votre nez, mon frère, elle se rit de vous ;
Et sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c'est avec justice.
A−t−on jamais parlé d'un semblable caprice ?
Et se peut−il qu'un homme ait un charme aujourd'hui
A vous faire oublier toutes choses pour lui,
Qu'après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point ? ...

Orgon
Alte−là, mon beau−frère :
Vous ne connoissez pas celui dont vous parlez.

Cléante
Je ne le connois pas, puisque vous le voulez ;
Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être...

Orgon
Mon frère, vous seriez charmé de le connoître,
Et vos ravissements ne prendroient point de fin.
C'est un homme... qui,... ha ! un homme... un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.

Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrois mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierois autant que de cela.

Cléante
Les sentiments humains, mon frère, que voilà !

Orgon
Ha ! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
Chaque jour à l'église il venoit, d'un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attiroit les yeux de l'assemblée entière
Par l'ardeur dont au Ciel il poussoit sa prière ;
Il faisoit des soupirs, de grands élancements,
Et baisoit humblement la terre à tous moments ;
Et lorsque je sortois, il me devançoit vite,
Pour m'aller à la porte offrir de l'eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitoit,
Et de son indigence, et de ce qu'il étoit,
Je lui faisois des dons ; mais avec modestie
Il me vouloit toujours en rendre une partie.
"C'est trop, me disoit-il, c'est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié" ;
Et quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre.

Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer,
Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s'en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle :
Il s'impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser ;
Jusque−là qu'il se vint l'autre jour accuser
D'avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l'avoir tuée avec trop de colère.

Cléante
Parbleu ! vous êtes fou, mon frère, que je croi.
Avec de tels discours vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous que tout ce badinage ? ...

Orgon
Mon frère, ce discours sent le libertinage :
Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
Et comme je vous l'ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

Cléante
Voilà de vos pareils le discours ordinaire :
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
C'est être libertin que d'avoir de bons yeux,

Et qui n'adore pas de vaines simagrées
N'a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur :
Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon cœur,
De tous vos façonniers on n'est point les esclaves.
Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
Et comme on ne voit pas qu'où l'honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu'on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ? vous ne ferez nulle distinction
Entre l'hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d'un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu'au visage,
Egaler l'artifice à la sincérité,
Confondre l'apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnoie à l'égal de la bonne ?
Les hommes la plupart sont étrangement faits !
Dans la juste nature on ne les voit jamais ;
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractère ils passent ses limites ;
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon beau−frère.

Orgon
Oui, vous êtes sans doute un docteur qu'on révère ;

Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton dans le siècle où nous sommes ;
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

Cléante
Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,
Et le savoir chez moi n'est pas tout retiré.
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.
Et comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d'un véritable zèle,
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d'un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément et se joue à leur gré
De ce qu'ont les mortels de plus saint et sacré,
Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
A prix de faux clins d'yeux et d'élans affectés,
Ces gens, dis-je, qu'on voit d'une ardeur non commune
Par le chemin du Ciel courir à leur fortune,
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour,
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,

Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artifices,
Et pour perdre quelqu'un couvrent insolemment
De l'intérêt du Ciel leur fier ressentiment,
D'autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu'ils prennent contre nous des armes qu'on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré.
De ce faux caractère on en voit trop paroître ;
Mais les dévots de cœur sont aisés à connoître.
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d'exemples glorieux :
Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu ;
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, est traitable ;
Ils ne censurent point toutes nos actions :
Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections ;
Et laissant la fierté des paroles aux autres,
C'est par leurs actions qu'ils reprennent les nôtres.
L'apparence du mal a chez eux peu d'appui,
Et leur âme est portée à juger bien d'autrui.
Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre ;
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre ;
Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement ;
Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du Ciel plus qu'il ne veut lui-même.

Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l'exemple enfin qu'il se faut proposer.
Votre homme, à dire vrai, n'est pas de ce modèle :
C'est de fort bonne foi que vous vantez son zèle :
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.

Orgon
Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?

Cléante
Oui.

Orgon
Je suis votre valet. (Il veut s'en aller.)

Cléante
De grâce, un mot, mon frère.
Laissons là ce discours. Vous savez que Valère
Pour être votre gendre a parole de vous ?

Orgon
Oui.

Cléante
Vous aviez pris jour pour un lien si doux.

Orgon
Il est vrai.

 

Cléante
Pourquoi donc en différer la fête

Orgon
Je ne sais.

Cléante
Auriez-vous autre pensée en tête ?

Orgon
Peut-être.

Cléante
Vous voulez manquer à votre foi ?

Orgon
Je ne dis pas cela.

Cléante
Nul obstacle, je croi,
Ne vous peut empêcher d'accomplir vos promesses.

Orgon
Selon.

Cléante
Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?
Valère sur ce point me fait vous visiter.

 

Orgon
Le Ciel en soit loué !

Cléante
Mais que lui reporter ?

Orgon
Tout ce qu'il vous plaira.

Cléante
Mais il est nécessaire
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?

Orgon
De faire
Ce que le Ciel voudra.

Cléante
Mais parlons tout de bon.
Valère a votre foi : la tiendrez-vous, ou non ?

Orgon
Adieu.

Cléante
Pour son amour je crains une disgrâce,
Et je dois l'avertir de tout ce qui se passe.

 

 

Acte II

 

Scène I

Orgon, Mariane

Orgon
Mariane.

Mariane
Mon père.

Orgon
Approchez, j'ai de quoi
Vous parler en secret.

Mariane
Que cherchez-vous ?

Orgon. Il regarde dans un petit cabinet.
Je voi
Si quelqu'un n'est point là qui pourroit nous entendre ;
Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
Or sus, nous voilà bien. J'ai, Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
Et de tout temps aussi vous m'avez été chère.

Mariane
Je suis fort redevable à cet amour de père.

Orgon
C'est fort bien dit, ma fille ; et pour le mériter,
Vous devez n'avoir soin que de me contenter.

Mariane
C'est où je mets aussi ma gloire la plus haute.

Orgon
Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe notre hôte ?

Mariane
Qui, moi ?

Orgon
Vous. Voyez bien comme vous répondrez.

Mariane
Hélas ! j'en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.

Orgon
C'est parler sagement. Dites-moi donc, ma fille,
Qu'en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu'il touche votre cœur, et qu'il vous seroit doux
De le voir par mon choix devenir votre époux.
Eh ?


(Mariane se recule avec surprise.)

Mariane
Eh ?

Orgon
Qu'est-ce ?

Mariane
Plaît-il ?

Orgon
Quoi ?

Mariane
Me suis-je méprise ?

Orgon
Comment ?

Mariane
Qui voulez-vous, mon père, que je dise
Qui me touche le cœur, et qu'il me seroit doux
De voir par votre choix devenir mon époux ?

Orgon
Tartuffe.

Mariane
Il n'en est rien, mon père, je vous jure.
Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

 

Orgon
Mais je veux que cela soit une vérité ;
Et c'est assez pour vous que je l'aie arrêté.

Mariane
Quoi ? vous voulez, mon père ? ...

Orgon
Oui, je prétends, ma fille,
Unir par votre hymen Tartuffe à ma famille.
Il sera votre époux, j'ai résolu cela ;
Et comme sur vos vœux je...

 

Acte II

 

Scène II

Dorine, Orgon, Mariane

Orgon
Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Mamie, à nous venir écouter de la sorte.

Dorine
Vraiment, je ne sais pas si c'est un bruit qui part
De quelque conjecture, ou d'un coup de hasard
Mais de ce mariage on m'a dit la nouvelle,
Et j'ai traité cela de pure bagatelle.

Orgon
Quoi donc ? la chose est-elle incroyable ?

Dorine
A tel point,
Que vous-même, Monsieur, je ne vous en crois point.

Orgon
Je sais bien le moyen de vous le faire croire.

Dorine
Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire.

 

Orgon
Je conte justement ce qu'on verra dans peu.

Dorine
Chansons !

Orgon
Ce que je dis, ma fille, n'est point jeu.

Dorine
Allez, ne croyez point à Monsieur votre père :
Il raille.

Orgon
Je vous dis...

Dorine
Non, vous avez beau faire,
On ne vous croira point.

Orgon
A la fin mon courroux...

Dorine
Hé bien ! on vous croit donc, et c'est tant pis pour vous.
Quoi ? se peut-il, Monsieur, qu'avec l'air d'homme sage
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir ? ...

 

Orgon
Ecoutez :
Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, mamie.

Dorine
Parlons sans nous fâcher, Monsieur, je vous supplie.
Vous moquez-vous des gens d'avoir fait ce complot ?
Votre fille n'est point l'affaire d'un bigot :
Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense.
Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
A quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux ? ...

Orgon
Taisez-vous. S'il n'a rien,
Sachez que c'est par là qu'il faut qu'on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère ;
Au−dessus des grandeurs elle doit l'élever,
Puisque enfin de son bien il s'est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles,
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d'embarras et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme ;
Et tel que l'on le voit, il est bien gentilhomme.

Dorine
Oui, c'est lui qui le dit ; et cette vanité,

Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d'une sainte vie embrasse l'innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l'humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
A quoi bon cet orgueil ? ... Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d'ennui,
D'une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d'une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu,
Que le dessein d'y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu'on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front
Font leurs femmes souvent ce qu'on voit qu'elles sont.
Il est bien difficile enfin d'être fidèle
A de certains maris faits d'un certain modèle ;
Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait
Est responsable au Ciel des fautes qu'elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.

Orgon
Je vous dis qu'il me faut apprendre d'elle à vivre.

Dorine
Vous n'en feriez que mieux de suivre mes leçons.

 

Orgon
Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons :
Je sais ce qu'il vous faut, et je suis votre père.
J'avois donné pour vous ma parole à Valère ;
Mais outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin,
Je le soupçonne encor d'être un peu libertin :
Je ne remarque point qu'il hante les églises.

Dorine
Voulez-vous qu'il y coure à vos heures précises,
Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçus ?

Orgon
Je ne demande pas votre avis là−dessus.
Enfin avec le Ciel l'autre est le mieux du monde,
Et c'est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles ;
A nul fâcheux débat jamais vous n'en viendrez,
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

Dorine
Elle ? elle n'en fera qu'un sot, je vous assure.

Orgon
Ouais ! quels discours !

 

Dorine
Je dis qu'il en a l'encolure,
Et que son ascendant, Monsieur, l'emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.

Orgon
Cessez de m'interrompre, et songez à vous taire,
Sans mettre votre nez où vous n'avez que faire.

Dorine
Je n'en parle, Monsieur, que pour votre intérêt.
(Elle l'interrompt toujours au moment qu'il se retourne pour parler à sa fille.)

Orgon
C'est prendre trop de soin : taisez-vous, s'il vous plaît.

Dorine
Si l'on ne vous aimoit...

Orgon
Je ne veux pas qu'on m'aime.

Dorine
Et je veux vous aimer, Monsieur, malgré vous-même.

Orgon
Ah !

 

Dorine
Votre honneur m'est cher, et je ne puis souffrir
Qu'aux brocards d'un chacun vous alliez vous offrir.

Orgon
Vous ne vous tairez point ?

Dorine
C'est une conscience
Que de vous laisser faire une telle alliance.

Orgon
Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés... ?

Dorine
Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?

Orgon
Oui, ma bile s'échauffe à toutes ces fadaises,
Et tout résolument je veux que tu te taises.

Dorine
Soit. Mais, ne disant mot, je n'en pense pas moins.

Orgon
Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins.
(Se retournant vers sa fille.)
A ne m'en point parler, ou... : suffit. Comme sage,
J'ai pesé mûrement toutes choses.

 

Dorine
J'enrage
De ne pouvoir parler.
(Elle se tait lorsqu'il tourne la tête.)

Orgon
Sans être damoiseau,
Tartuffe est fait de sorte...

Dorine
Oui, c'est un beau museau.

Orgon
Que quand tu n'aurois même aucune sympathie
Pour tous les autres dons...
(Il se retourne devant elle, et la regarde les bras croisés.)

Dorine
La voilà bien lotie !
Si j'étois en sa place, un homme assurément
Ne m'épouseroit pas de force impunément ;
Et je lui ferois voir bientôt après la fête
Qu'une femme a toujours une vengeance prête.

Orgon
Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?

Dorine
De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.

Orgon
Qu'est-ce que tu fais donc ?

Dorine
Je me parle à moi-même.

Orgon
Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,
Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de lui donner un soufflet ; et Dorine, à chaque coup d'œil qu'il jette, se tient droite sans
parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein...
Croire que le mari... que j'ai su vous élire...
Que ne te parles-tu ?

Dorine
Je n'ai rien à me dire.

Orgon
Encore un petit mot.

Dorine
Il ne me plaît pas, moi.

Orgon
Certes, je t'y guettois.

 

Dorine
Quelque sotte, ma foi !

Orgon
Enfin, ma fille, il faut payer d'obéissance,
Et montrer pour mon choix entière déférence.

Dorine, en s'enfuyant
Je me moquerois fort de prendre un tel époux.
(Il lui veut donner un soufflet et la manque.)

Orgon
Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,
Avec qui sans péché je ne saurois plus vivre.
Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre :
Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu,
Et je vais prendre l'air pour me rasseoir un peu.

 

Acte II

 

Scène III

Dorine, Mariane

Dorine
Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole,
Et faut-il qu'en ceci je fasse votre rôle ?
Souffrir qu'on vous propose un projet insensé,
Sans que du moindre mot vous l'ayez repoussé !

Mariane
Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?

Dorine
Ce qu'il faut pour parer une telle menace.

Mariane
Quoi ?

Dorine
Lui dire qu'un cœur n'aime point par autrui,
Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui,
Qu'étant celle pour qui se fait toute l'affaire,
C'est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
Et que si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.

Mariane
Un père, je l'avoue, a sur nous tant d'empire,

Que je n'ai jamais eu la force de rien dire.

Dorine
Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas ;
L'aimez-vous, je vous prie, ou ne l'aimez-vous pas ?

Mariane
Ah ! qu'envers mon amour ton injustice est grande,
Dorine ! me dois-tu faire cette demande ?
T'ai-je pas là−dessus ouvert cent fois mon cœur,
Et sais-tu pas pour lui jusqu'où va mon ardeur ?

Dorine
Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche,
Et si c'est tout de bon que cet amant vous touche ?

Mariane
Tu me fais un grand tort, Dorine, d'en douter,
Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.

Dorine
Enfin, vous l'aimez donc ?

Mariane
Oui, d'une ardeur extrême.

Dorine
Et selon l'apparence il vous aime de même ?

Mariane
Je le crois.

Dorine
Et tous deux brûlez également
De vous voir mariés ensemble ?

Mariane
Assurément.

Dorine
Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?

Mariane
De me donner la mort si l'on me violente.

Dorine
Fort bien : c'est un recours où je ne songeois pas ;
Vous n'avez qu'à mourir pour sortir d'embarras ;
Le remède sans doute est merveilleux. J'enrage
Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage.

Mariane
Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends !
Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.

Dorine
Je ne compatis point à qui dit des sornettes
Et dans l'occasion mollit comme vous faites.

Mariane
Mais que veux-tu ? si j'ai de la timidité.

Dorine
Mais l'amour dans un cœur veut de la fermeté.

Mariane
Mais n'en gardé-je pas pour les feux de Valère ?
Et n'est-ce pas à lui de m'obtenir d'un père ?

Dorine
Mais quoi ? si votre père est un bourru fieffé,
Qui s'est de son Tartuffe entièrement coiffé
Et manque à l'union qu'il avoit arrêtée,
La faute à votre amant doit-elle être imputée ?

Mariane
Mais par un haut refus et d'éclatants mépris
Ferai-je dans mon choix voir un cœur trop épris ?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
Et veux-tu que mes feux par le monde étalés... ?

Dorine
Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez
Etre à Monsieur Tartuffe ; et j'aurois, quand j'y pense,
Tort de vous détourner d'une telle alliance.
Quelle raison aurois-je à combattre vos vœux ?

Le parti de soi-même est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n'est-ce rien qu'on propose ?
Certes Monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
N'est pas un homme, non, qui se mouche du pié,
Et ce n'est pas peu d'heur que d'être sa moitié.
Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.

Mariane
Mon Dieu ! ...

Dorine
Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,
Quand d'un époux si beau vous vous verrez la femme !

Mariane
Ha ! cesse, je te prie, un semblable discours,
Et contre cet hymen ouvre-moi du secours,
C'en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.

Dorine
Non, il faut qu'une fille obéisse à son père,
Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu'en oncles et cousins vous trouverez fertile,

Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D'abord chez le beau monde on vous fera venir ;
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et Madame l'élue,
Qui d'un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand'bande, à savoir, deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes,
Si pourtant votre époux...

Mariane
Ah ! tu me fais mourir.
De tes conseils plutôt songe à me secourir.

Dorine
Je suis votre servante.

Mariane
Eh ! Dorine, de grâce...

Dorine
Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.

Mariane
Ma pauvre fille !

Dorine
Non.

 

Mariane
Si mes vœux déclarés...

Dorine
Point : Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.

Mariane
Tu sais qu'à toi toujours je me suis confiée :
Fais-moi...

Dorine
Non, vous serez, ma foi ! tartuffiée.

Mariane
Hé bien ! puisque mon sort ne sauroit t'émouvoir,
Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
C'est de lui que mon cœur empruntera de l'aide,
Et je sais de mes maux l'infaillible remède.
(Elle veut s'en aller.)

Dorine
Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux.
Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

Mariane
Vois-tu, si l'on m'expose à ce cruel martyre,
Je te le dis, Dorine, il faudra que j'expire.

Dorine
Ne vous tourmentez point. On peut adroitement
Empêcher... Mais voici Valère, votre amant.

 

Acte II

 

Scène IV

Valère, Mariane, Dorine

Valère
On vient de débiter, Madame, une nouvelle
Que je ne savois pas, et qui sans doute est belle.

Mariane
Quoi ?

Valère
Que vous épousez Tartuffe.

Mariane
Il est certain
Que mon père s'est mis en tête ce dessein.

Valère
Votre père, Madame...

Mariane
A changé de visée :
La chose vient par lui de m'être proposée.

Valère
Quoi ? sérieusement ?

 

Mariane
Oui, sérieusement.
Il s'est pour cet hymen déclaré hautement.

Valère
Et quel est le dessein où votre âme s'arrête.
Madame ?

Mariane
Je ne sais.

Valère
La réponse est honnête.
Vous ne savez ?

Mariane
Non.

Valère
Non ?

Mariane
Que me conseillez-vous ?

Valère
Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.

Mariane
Vous me le conseillez ?

 

Valère
Oui.

Mariane
Tout de bon ?

Valère
Sans doute :
Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute.

Mariane
Hé bien ! c'est un conseil, Monsieur, que je reçois.

Valère
Vous n'aurez pas grand'peine à le suivre, je crois.

Mariane
Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme.

Valère
Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, Madame.

Mariane
Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.

Dorine
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.

 

Valère
C'est donc ainsi qu'on aime ? Et c'étoit tromperie
Quand vous...

Mariane
Ne parlons point de cela, je vous prie.
Vous m'avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter :
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire.

Valère
Ne vous excusez point sur mes intentions.
Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.

Mariane
Il est vrai, c'est bien dit.

Valère
Sans doute ; et votre cœur
N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

Mariane
Hélas ! permis à vous d'avoir cette pensée.

Valère
Oui, oui, permis à moi ; mais mon âme offensée

Vous préviendra peut−être en un pareil dessein ;
Et je sais où porter et mes vœux et ma main.

Mariane
Ah ! je n'en doute point ; et les ardeurs qu'excite
Le mérite...

Valère
Mon Dieu, laissons là le mérite :
J'en ai fort peu sans doute, et vous en faites foi.
Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi,
Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.

Mariane
La perte n'est pas grande ; et de ce changement
Vous vous consolerez assez facilement.

Valère
J'y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.
Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ;
Il faut à l'oublier mettre aussi tous nos soins :
Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins ;
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l'amour pour qui nous abandonne.

Mariane
Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé.

 

Valère
Fort bien ; et d'un chacun il doit être approuvé.
Hé quoi ? vous voudriez qu'à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras,
Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?

Mariane
Au contraire : pour moi, c'est ce que je souhaite ;
Et je voudrois déjà que la chose fût faite.

Valère
Vous le voudriez ?

Mariane
Oui.

Valère
C'est assez m'insulter,
Madame ; et de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s'en aller et revient toujours.)

Mariane
Fort bien.

Valère
Souvenez-vous au moins que c'est vous−même
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

Mariane
Oui.

Valère
Et que le dessein que mon âme conçoit
N'est rien qu'à votre exemple.

Mariane
A mon exemple, soit.

Valère
Suffit : vous allez être à point nommé servie.

Mariane
Tant mieux.

Valère
Vous me voyez, c'est pour toute ma vie.

Mariane
A la bonne heure.

Valère
Euh ?
(Il s'en va, et, lorsqu'il est vers la porte, il se retourne.)

Mariane
Quoi ?

Valère
Ne m'appelez-vous pas ?

Mariane
Moi ? Vous rêvez.

Valère
Hé bien ! je poursuis donc mes pas.
Adieu, Madame.

Mariane
Adieu, Monsieur.

Dorine
Pour moi, je pense
Que vous perdez l'esprit par cette extravagance :
Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourroit enfin aller.
Holà ! seigneur Valère.
(Elle va l'arrêter par le bras, et lui fait mine de grande résistance.)

Valère
Hé ! que veux-tu, Dorine ?

Dorine
Venez ici.

 

Valère
Non, non, le dépit me domine.
Ne me détourne point de ce qu'elle a voulu.

Dorine
Arrêtez.

Valère
Non, vois-tu ? c'est un point résolu.

Dorine
Ah !

Mariane
Il souffre à me voir, ma présence le chasse,
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.
Dorine. Elle quitte Valère et court à Mariane.
A l'autre. Où courez-vous ?

Mariane
Laisse.

Dorine
Il faut revenir.

Mariane
Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.

Valère
Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice,
Et sans doute il vaut mieux que je l'en affranchisse.
Dorine. Elle quitte Mariane et court à Valère.
Encor ? Diantre soit fait de vous si je le veux !
Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.
(Elle les tire l'un et l'autre.)

Valère
Mais quel est ton dessein ?

Mariane
Qu'est-ce que tu veux faire ?

Dorine
Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d'affaire.
Etes-vous fou d'avoir un pareil démêlé ?

Valère
N'as-tu pas entendu comme elle m'a parlé ?

Dorine
Etes-vous folle, vous, de vous être emportée ?

Mariane
N'as-tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée ?

Dorine
Sottise des deux parts. Elle n'a d'autre soin

Que de se conserver à vous, j'en suis témoin.
Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envie
Que d'être votre époux ; j'en réponds sur ma vie.

Mariane
Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?

Valère
Pourquoi m'en demander sur un sujet pareil ?

Dorine
Vous êtes fous tous deux. Cà, la main l'un et l'autre.
Allons, vous.

Valère, en donnant sa main à Dorine.
A quoi bon ma main ?

Dorine
Ah ! Cà la vôtre.
Mariane, en donnant aussi sa main.
De quoi sert tout cela ?

Dorine
Mon Dieu ! vite, avancez.
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.

Valère
Mais ne faites donc point les choses avec peine,
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.

(Mariane tourne l'œil sur Valère et fait un petit souris.)

Dorine
A vous dire le vrai, les amants sont bien fous !

Valère
Ho çà n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?
Et pour n'en point mentir, n'êtes vous pas méchante
De vous plaire à me dire une chose affligeante ?

Mariane
Mais vous, n'êtes-vous pas l'homme le plus ingrat... ?

Dorine
Pour une autre saison laissons tout ce débat,
Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

Mariane
Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.

Dorine
Nous en ferons agir de toutes les façons.
Votre père se moque, et ce sont des chansons ;
Mais pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance
D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence,
Afin qu'en cas d'alarme il vous soit plus aisé
De tirer en longueur cet hymen proposé.
En attrapant du temps, à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie,

Qui viendra tout à coup et voudra des délais ;
Tantôt vous payerez de présages mauvais :
Vous aurez fait d'un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir, ou songé d'eau bourbeuse.
Enfin le bon de tout, c'est qu'à d'autres qu'à lui
On ne vous peut lier, que vous ne disiez "oui".
Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
Qu'on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(A Valère.)
Sortez, et sans tarder employez vos amis,
Pour vous faire tenir ce qu'on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle−mère.
Adieu.

Valère, à Mariane.
Quelques efforts que nous préparions tous,
Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.

Mariane, à Valère.
Je ne vous réponds pas des volontés d'un père ;
Mais je ne serai point à d'autre qu'à Valère.

Valère
Que vous me comblez d'aise ! Et quoi que puisse oser...

Dorine
Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser.

Sortez, vous dis-je.

Valère. Il fait un pas et revient.
Enfin...

Dorine
Quel caquet est le vôtre !
Tirez de cette part ; et vous, tirez de l'autre.
(Les poussant chacun par l'épaule.)

 

 

Acte III

 

Scène I

Damis, Dorine

Damis
Que la foudre sur l'heure achève mes destins,
Qu'on me traite partout du plus grand des faquins,
S'il est aucun respect ni pouvoir qui m'arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !

Dorine
De grâce, modérez un tel emportement :
Votre père n'a fait qu'en parler simplement.
On n'exécute pas tout ce qui se propose,
Et le chemin est long du projet à la chose.

Damis
Il faut que de ce fat j'arrête les complots,
Et qu'à l'oreille un peu je lui dise deux mots.

Dorine
Ha ! tout doux ! Envers lui, comme envers votre père,
Laissez agir les soins de votre belle-mère.
Sur l'esprit de Tartuffe elle a quelque crédit ;
Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit,
Et pourroit bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu'il fût vrai ! la chose seroit belle.
Enfin votre intérêt l'oblige à le mander ;
Sur l'hymen qui vous trouble elle veut le sonder,

Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
S'il faut qu'à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu'il prie, et je n'ai pu le voir ;
Mais ce valet m'a dit qu'il s'en alloit descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l'attendre.

Damis
Je puis être présent à tout cet entretien.

Dorine
Point. Il faut qu'ils soient seuls.

Damis
Je ne lui dirai rien.

Dorine
Vous vous moquez : on sait vos transports ordinaires,
Et c'est le vrai moyen de gâter les affaires.
Sortez.

Damis
Non : je veux voir, sans me mettre en courroux.

Dorine
Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez−vous.

 

Acte III

 

Scène II

Tartuffe, Laurent, Dorine

Tartuffe, apercevant Dorine.
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j'ai partager les deniers.

Dorine
Que d'affectation et de forfanterie !

Tartuffe
Que voulez-vous ?

Dorine
Vous dire...
Tartuffe. Il tire un mouchoir de sa poche.
Ah ! mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.

Dorine
Comment ?

Tartuffe
Couvrez ce sein que je ne saurois voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

 

Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression ?
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte,
Et je vous verrois nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenteroit pas.

Tartuffe
Mettez dans vos discours un peu de modestie,
Ou je vais sur−le−champ vous quitter la partie.

Dorine
Non, non, c'est moi qui vais vous laisser en repos,
Et je n'ai seulement qu'à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d'un mot d'entretien vous demande la grâce.

Tartuffe
Hélas ! très volontiers.
Dorine, en soi−même.
Comme il se radoucit !
Ma foi, je suis toujours pour ce que j'en ai dit.

Tartuffe
Viendra-t-elle bientôt ?

 

Dorine
Je l'entends, ce me semble.
Oui, c'est elle en personne, et je vous laisse ensemble.

 

Acte III

 

Scène III

Elmire, Tartuffe

Tartuffe
Que le Ciel à jamais par sa toute bonté
Et de l'âme et du corps vous donne la santé,
Et bénisse vos jours autant que le désire
Le plus humble de ceux que son amour inspire.

Elmire
Je suis fort obligée à ce souhait pieux.
Mais prenons une chaise, afin d'être un peu mieux.

Tartuffe
Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?

Elmire
Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.

Tartuffe
Mes prières n'ont pas le mérite qu'il faut
Pour avoir attiré cette grâce d'en haut ;
Mais je n'ai fait au Ciel nulle dévote instance
Qui n'ait eu pour objet votre convalescence.

Elmire
Votre zèle pour moi s'est trop inquiété.

 

Tartuffe
On ne peut trop chérir votre chère santé,
Et pour la rétablir j'aurois donné la mienne.

Elmire
C'est pousser bien avant la charité chrétienne,
Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.

Tartuffe
Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.

Elmire
J'ai voulu vous parler en secret d'une affaire,
Et suis bien aise ici qu'aucun ne nous éclaire.

Tartuffe
J'en suis ravi de même, et sans doute il m'est doux,
Madame, de me voir seul à seul avec vous :
C'est une occasion qu'au Ciel j'ai demandée,
Sans que jusqu'à cette heure il me l'ait accordée.

Elmire
Pour moi, ce que je veux, c'est un mot d'entretien,
Où tout votre cœur s'ouvre et ne me cache rien.

Tartuffe
Et je ne veux aussi pour grâce singulière
Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
Et vous faire serment que les bruits que j'ai faits

Des visites qu'ici reçoivent vos attraits
Ne sont pas envers vous l'effet d'aucune haine,
Mais plutôt d'un transport de zèle qui m'entraîne,
Et d'un pur mouvement...

Elmire
Je le prends bien aussi,
Et crois que mon salut vous donne ce souci.
Tartuffe. Il lui serre le bout des doigts.
Oui, Madame, sans doute, et ma ferveur est telle...

Elmire
Ouf ! vous me serrez trop.

Tartuffe
C'est par excès de zèle.
De vous faire autre mal je n'eus jamais dessein,
Et j'aurois bien plutôt...
(Il lui met la main sur le genou.)

Elmire
Que fait là votre main ?

Tartuffe
Je tâte votre habit : l'étoffe en est moelleuse.

Elmire
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.
(Elle recule sa chaise, et Tartuffe rapproche la sienne.)

Tartuffe
Mon Dieu ! que de ce point l'ouvrage est merveilleux !
On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux ;
Jamais, en toute chose, on n'a vu si bien faire.

Elmire
Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.
On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille. Est-il vrai, dites-moi ?

Tartuffe
Il m'en a dit deux mots ; mais, Madame, à vrai dire,
Ce n'est pas le bonheur après quoi je soupire ;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.

Elmire
C'est que vous n'aimez rien des choses de la terre.

Tartuffe
Mon sein n'enferme pas un cœur qui soit de pierre.

Elmire
Pour moi, je crois qu'au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici−bas n'arrête vos désirs.

Tartuffe
L'amour qui nous attache aux beautés éternelles
N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles ;

Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés,
Et je n'ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l'auteur de la nature,
Et d'une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui−même il s'est peint.
D'abord j'appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite ;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n'être point coupable,
Que je puis l'ajuster avecque la pudeur,
Et c'est ce qui m'y fait abandonner mon cœur.
Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande
Que d'oser de ce cœur vous adresser l'offrande ;
Mais j'attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité ;
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
De vous dépend ma peine ou ma béatitude,
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux, si vous voulez, malheureux, s'il vous plaît.

Elmire
La déclaration est tout à fait galante,

Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme...

Tartuffe
Ah ! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme ;
Et lorsqu'on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.
Je sais qu'un tel discours de moi paroît étrange ;
Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
Et si vous condamnez l'aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j'en vis briller la splendeur plus qu'humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
De vos regards divins l'ineffable douceur
Força la résistance où s'obstinoit mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l'ont dit mille fois,
Et pour mieux m'expliquer j'emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d'une âme un peu bénigne
Les tribulations de votre esclave indigne,
S'il faut que vos bontés veuillent me consoler
Et jusqu'à mon néant daignent se ravaler,
J'aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n'a nulle disgrâce à craindre de ma part.

Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles,
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n'ont point de faveurs qu'ils n'aillent divulguer,
Et leur langue indiscrète, en qui l'on se confie,
Déshonore l'autel où leur cœur sacrifie.
Mais les gens comme nous brûlent d'un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret :
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée,
Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre cœur,
De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur.

Elmire
Je vous écoute dire, et votre rhétorique
En termes assez forts à mon âme s'explique.
N'appréhendez-vous point que je ne sois d'humeur
A dire à mon mari cette galante ardeur,
Et que le prompt avis d'un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l'amitié qu'il vous porte ?

Tartuffe
Je sais que vous avez trop de bénignité,
Et que vous ferez grâce à ma témérité,
Que vous m'excuserez sur l'humaine foiblesse
Des violents transports d'un amour qui vous blesse,
Et considérerez, en regardant votre air,
Que l'on n'est pas aveugle, et qu'un homme est de chair.

 

Elmire
D'autres prendroient cela d'autre façon peut−être ;
Mais ma discrétion se veut faire paroître.
Je ne redirai point l'affaire à mon époux ;
Mais je veux en revanche une chose de vous :
C'est de presser tout franc et sans nulle chicane
L'union de Valère avecque Mariane,
De renoncer vous−même à l'injuste pouvoir
Qui veut du bien d'un autre enrichir votre espoir,
Et...

 

Acte III

 

Scène IV

Damis, Elmire, Tartuffe

Damis, sortant du petit cabinet où il s'étoit retiré.
Non, Madame, non : ceci doit se répandre.
J'étois en cet endroit, d'où j'ai pu tout entendre ;
Et la bonté du Ciel m'y semble avoir conduit
Pour confondre l'orgueil d'un traître qui me nuit,
Pour m'ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,
A détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L'âme d'un scélérat qui vous parle d'amour.

Elmire
Non, Damis : il suffit qu'il se rende plus sage,
Et tâche à mériter la grâce où je m'engage.
Puisque je l'ai promis, ne m'en dédites pas.
Ce n'est point mon humeur de faire des éclats :
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles.

Damis
Vous avez vos raisons pour en user ainsi,
Et pour faire autrement j'ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie ;
Et l'insolent orgueil de sa cagoterie
N'a triomphé que trop de mon juste courroux,
Et que trop excité de désordre chez nous.

Le fourbe trop longtemps a gouverné mon père,
Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
Il faut que du perfide il soit désabusé,
Et le Ciel pour cela m'offre un moyen aisé.
De cette occasion je lui suis redevable,
Et pour la négliger, elle est trop favorable :
Ce seroit mériter qu'il me la vînt ravir
Que de l'avoir en main et ne m'en pas servir.

Elmire
Damis...

Damis
Non, s'il vous plaît, il faut que je me croie.
Mon âme est maintenant au comble de sa joie ;
Et vos discours en vain prétendent m'obliger
A quitter le plaisir de me pouvoir venger.
Sans aller plus avant, je vais vuider d'affaire ;
Et voici justement de quoi me satisfaire.

 

Acte III

 

Scène V

Orgon, Damis, Tartuffe, Elmire

Damis
Nous allons régaler, mon père, votre abord
D'un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et Monsieur d'un beau prix reconnoît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
Il ne va pas à moins qu'à vous déshonorer ;
Et je l'ai surpris là qui faisoit à Madame
L'injurieux aveu d'une coupable flamme,
Elle est d'une humeur douce, et son cœur trop discret
Vouloit à toute force en garder le secret ;
Mais je ne puis flatter une telle impudence,
Et crois que vous la taire est vous faire une offense.

Elmire
Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos
On ne doit d'un mari traverser le repos,
Que ce n'est point de là que l'honneur peut dépendre,
Et qu'il suffit pour nous de savoir nous défendre :
Ce sont mes sentiments ; et vous n'auriez rien dit,
Damis, si j'avois eu sur vous quelque crédit.

 

Acte III

 

Scène VI

Orgon, Damis, Tartuffe

Orgon
Ce que je viens d'entendre, ô Ciel ! est-il croyable ?

Tartuffe
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été ;
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures ;
Et je vois que le Ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre,
Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.
Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous :
Je ne saurois avoir tant de honte en partage,
Que je n'en aie encor mérité davantage.

Orgon, à son fils :
Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

Damis
Quoi ? la feinte douceur de cette âme hypocrite
Vous fera démentir... ?

 

Orgon
Tais-toi, peste maudite.

Tartuffe
Ah ! laissez-le parler : vous l'accusez à tort,
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi sur un tel fait m'être si favorable ?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu'on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l'apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu'on pense ;
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S'adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide,
D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés :
Je n'y contredis point, je les ai mérités ;
Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.

Orgon
(A Tartuffe.)
(A son fils.)
Mon frère, c'en est trop. Ton cœur ne se rend point,
Traître ?

 

Damis
Quoi ? ses discours vous séduiront au point.

Orgon
(A Tartuffe.)
Tais-toi, pendard. Mon frère, eh ! levez-vous, de grâce !
(A son fils.)
Infâme !

Damis
Il peut...

Orgon
Tais-toi

Damis
J'enrage ! Quoi ? je passe...

Orgon
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.

Tartuffe
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas.
J'aimerois mieux souffrir la peine la plus dure
Qu'il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

Orgon
(A son fils.)
Ingrat !

 

Tartuffe
Laissez-le en paix. S'il faut, à deux genoux,
Vous demander sa grâce...

Orgon, à Tartuffe.
Hélas ! vous moquez-vous ?
(A son fils.)
Coquin ! vois sa bonté.

Damis
Donc...

Orgon
Paix.

Damis
Quoi ? je...

Orgon
Paix, dis-je.
Je sais bien quel motif à l'attaquer t'oblige :
Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd'hui
Femme, enfants et valets déchaînés contre lui ;
On met impudemment toute chose en usage,
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage.
Mais plus on fait d'effort afin de l'en bannir,
Plus j'en veux employer à l'y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l'orgueil de toute ma famille.

 

Damis
A recevoir sa main on pense l'obliger ?

Orgon
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.
Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
Qu'il faut qu'on m'obéisse et que je suis le maître.
Allons, qu'on se rétracte, et qu'à l'instant, fripon,
On se jette à ses pieds pour demander pardon.

Damis
Qui, moi ? de ce coquin, qui, par ses impostures...

Orgon
Oh ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?
(A Tartuffe.)
Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
(A son fils.)
Sus, que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d'y revenir on n'ait jamais l'audace.

Damis
Oui, je sortirai ; mais...

Orgon
Vite, quittons la place.
Je te prive, pendard, de ma succession,
Et te donne de plus ma malédiction.

 

Acte III

 

Scène VII

Orgon, Tartuffe

Orgon
Offenser de la sorte une sainte personne !

Tartuffe
O Ciel, pardonne-lui la douleur qu'il me donne !
(A Orgon.)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu'envers mon frère on tâche à me noircir...

Orgon
Hélas !

Tartuffe
Le seul penser de cette ingratitude
Fait souffrir à mon âme un supplice si rude...
L'horreur que j'en conçois... J'ai le cœur si serré,
Que je ne puis parler, et crois que j'en mourrai.

Orgon
(Il court tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.)
Coquin ! je me repens que ma main t'ait fait grâce,
Et ne t'ait pas d'abord assommé sur la place.
Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

Tartuffe
Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.
Je regarde céans quels grands troubles j'apporte,
Et crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte.

Orgon
Comment ? vous moquez-vous ?

Tartuffe
On m'y hait, et je voi
Qu'on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

Orgon
Qu'importe ? Voyez-vous que mon cœur les écoute ?

Tartuffe
On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;
Et ces mêmes rapports qu'ici vous rejetez
Peut−être une autre fois seront-ils écoutés.

Orgon
Non, mon frère, jamais.

Tartuffe
Ah ! mon frère, une femme
Aisément d'un mari peut bien surprendre l'âme.

Orgon
Non, non.

Tartuffe
Laissez-moi vite, en m'éloignant d'ici,
Leur ôter tout sujet de m'attaquer ainsi.

Orgon
Non, vous demeurerez : il y va de ma vie.

Tartuffe
Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie.
Pourtant, si vous vouliez...

Orgon
Ah !

Tartuffe
Soit : n'en parlons plus.
Mais je sais comme il faut en user là−dessus.
L'honneur est délicat ; et l'amitié m'engage
A prévenir les bruits et les sujets d'ombrage.
Je fuirai votre épouse, et vous ne me verrez...

Orgon
Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez.
Faire enrager le monde est ma plus grande joie,
Et je veux qu'à toute heure avec elle on vous voie.
Ce n'est pas tout encor : pour les mieux braver tous,

Je ne veux point avoir d'autre héritier que vous,
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M'est bien plus cher que fils, que femme, et que parents.
N'accepterez-vous pas ce que je vous propose ?

Tartuffe
La volonté du Ciel soit faite en toute chose.

Orgon
Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit,
Et que puisse l'envie en crever de dépit !

 

 

Acte IV

 

Scène I

Cléante, Tartuffe

Cléante
Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez croire,
L'éclat que fait ce bruit n'est point à votre gloire ;
Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos,
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n'examine point à fond ce qu'on expose ;
Je passe là−dessus, et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n'en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé :
N'est-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense,
Et d'éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d'un père un fils soit exilé ?
Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
Il n'est petit ni grand qui ne s'en scandalise ;
Et si vous m'en croyez, vous pacifierez tout,
Et ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Et remettez le fils en grâce avec le père.

Tartuffe
Hélas ! je le voudrois, quant à moi, de bon cœur:
Je ne garde pour lui, Monsieur, aucune aigreur ;
Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme,
Et voudrois le servir du meilleur de mon âme ;

Mais l'intérêt du Ciel n'y sauroit consentir,
Et s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.
Après son action, qui n'eut jamais d'égale,
Le commerce entre nous porteroit du scandale :
Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croiroit !
A pure politique on me l'imputeroit ;
Et l'on diroit partout que, me sentant coupable,
Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable,
Que mon cœur l'appréhende et veut le ménager,
Pour le pouvoir sous main au silence engager.

Cléante
Vous nous payez ici d'excuses colorées,
Et toutes vos raisons, Monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du Ciel pourquoi vous chargez-vous ?
Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances :
Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses ;
Et ne regardez point aux jugements humains,
Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains.
Quoi ? le foible intérêt de ce qu'on pourra croire
D'une bonne action empêchera la gloire ?
Non, non : faisons toujours ce que le Ciel prescrit,
Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.

Tartuffe
Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne,
Et c'est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne ;
Mais après le scandale et l'affront d'aujourd'hui,

Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.
Et vous ordonne-t-il, Monsieur, d'ouvrir l'oreille
A ce qu'un pur caprice à son père conseille,
Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?

Tartuffe
Ceux qui me connoîtront n'auront pas la pensée
Que ce soit un effet d'une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas,
De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas ;
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu'il a voulu me faire,
Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains,
Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,
Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein,
Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain.

Cléante
Hé, Monsieur, n'ayez point ces délicates craintes,
Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes ;
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu'il soit à ses périls possesseur de son bien ;
Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse,
Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse.
J'admire seulement que sans confusion
Vous en ayez souffert la proposition ;

Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l'héritier légitime ?
Et s'il faut que le Ciel dans votre cœur ait mis
Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudroit-il pas mieux qu'en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison ?
Croyez-moi, c'est donner de votre prud'homie,
Monsieur...

Tartuffe
Il est, Monsieur, trois heures et demie :
Certain devoir pieux me demande là−haut,
Et vous m'excuserez de vous quitter sitôt.

Cléante
Ah !

 

Acte IV

 

Scène II

Elmire, Mariane, Dorine, Cléante

Dorine
De grâce, avec nous employez-vous pour elle,
Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle ;
Et l'accord que son père a conclu pour ce soir
La fait, à tous moments, entrer en désespoir.
Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie,
Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.

 

Acte IV

 

Scène III

Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Dorine

Orgon
Ha ! je me réjouis de vous voir assemblés :
(A Mariane.)
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.
Mariane, à genoux.
Mon père, au nom du Ciel, qui connoît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance ;
Ne me réduisez point par cette dure loi
Jusqu'à me plaindre au Ciel de ce que je vous doi,
Et cette vie, hélas ! que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j'avois pu former,
Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore,
Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre,
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir
Orgon, se sentant attendrir.
Allons, ferme, mon cœur, point de foiblesse humaine.

Mariane
Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ;

Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien :
J'y consens de bon cœur, et je vous l'abandonne ;
Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne,
Et souffrez qu'un convent dans les austérités
Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés.

Orgon
Ah ! voilà justement de mes religieuses,
Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses !
Debout ! Plus votre cœur répugne à l'accepter,
Plus ce sera pour vous matière à mériter :
Mortifiez vos sens avec ce mariage,
Et ne me rompez pas la tête davantage.

Dorine
Mais quoi... ?

Orgon
Taisez-vous, vous ; parlez à votre écot:
Je vous défends tout net d'oser dire un seul mot.

Cléante
Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde...

Orgon
Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde,
Ils sont bien raisonnés, et j'en fais un grand cas ;
Mais vous trouverez bon que je n'en use pas.

 

Elmire, à son mari.
A voir ce que je vois, je ne sais plus que dire,
Et votre aveuglement fait que je vous admire :
C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hui.

Orgon
Je suis votre valet, et crois les apparences.
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu'à ce pauvre homme il a voulu jouer ;
Vous étiez trop tranquille enfin pour être crue
Et vous auriez paru d'autre manière émue.

Elmire
Est-ce qu'au simple aveu d'un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
Que le feu dans les yeux et l'injure à la bouche ?
Pour moi, de tels propos je me ris simplement,
Et l'éclat là−dessus ne me plaît nullement ;
J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages,
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l'honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens :
Me préserve le Ciel d'une telle sagesse !
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,
Et crois que d'un refus la discrète froideur
N'en est pas moins puissante à rebuter un cœur

Orgon
Enfin je sais l'affaire et ne prends point le change.

Elmire
J'admire, encore un coup, cette foiblesse étrange.
Mais que me répondroit votre incrédulité
Si je vous faisois voir qu'on vous dit vérité ?

Orgon
Voir ?

Elmire
Oui.

Orgon
Chansons.

Elmire
Mais quoi ? si je trouvois manière
De vous le faire voir avec pleine lumière ?

Orgon
Contes en l'air.

Elmire
Quel homme ! Au moins répondez-moi.
Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
Mais supposons ici que, d'un lieu qu'on peut prendre,
On vous fît clairement tout voir et tout entendre,

Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?

Orgon
En ce cas, je dirois que... Je ne dirois rien,
Car cela ne se peut.

Elmire
L'erreur trop longtemps dure,
Et c'est trop condamner ma bouche d'imposture.
Il faut que par plaisir, et sans aller plus loin,
De tout ce qu'on vous dit je vous fasse témoin.

Orgon
Soit : je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse,
Et comment vous pourrez remplir cette promesse.

Elmire
Faites-le-moi venir.

Dorine
Son esprit est rusé,
Et peut−être à surprendre il sera malaisé.

Elmire
Non ; on est aisément dupé par ce qu'on aime.
Et l'amour-propre engage à se tromper soi−même.
(Parlant à Cléante et à Mariane.)
Faites-le-moi descendre. Et vous, retirez-vous.

 

Acte IV

 

Scène IV

Elmire, Orgon

Elmire
Approchons cette table, et vous mettez dessous.

Orgon
Comment ?

Elmire
Vous bien cacher est un point nécessaire.

Orgon
Pourquoi sous cette table ?

Elmire
Ah, mon Dieu ! laissez faire :
J'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez-vous là, vous dis-je ; et quand vous y serez,
Gardez qu'on ne vous voie et qu'on ne vous entende.

Orgon
Je confesse qu'ici ma complaisance est grande ;
Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.

Elmire
Vous n'aurez, que je crois, rien à me repartir.
(A son mari qui est sous la table.)

Au moins, je vais toucher une étrange matière :
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m'être permis,
Et c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.
Comme c'est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez.
C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée,
Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,
D'épargner votre femme, et de ne m'exposer
Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser :
Ce sont vos intérêts ; vous en serez le maître,
Et... L'on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.

 

Acte IV

 

Scène V

Tartuffe, Elmire, Orgon

Tartuffe
On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler.

Elmire
Oui. L'on a des secrets à vous y révéler.
Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise,
Et regardez partout de crainte de surprise.
Une affaire pareille à celle de tantôt
N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut.
Jamais il ne s'est vu de surprise de même ;
Damis m'a fait pour vous une frayeur extrême,
Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée,
Que de le démentir je n'ai point eu l'idée ;
Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont dans plus de sûreté.
L'estime où l'on vous tient a dissipé l'orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage,
Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements,
Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
Et c'est par où je puis, sans peur d'être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée,
Et ce qui m'autorise à vous ouvrir un cœur
Un peu trop prompt peut−être à souffrir votre ardeur.

 

Tartuffe
Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame, et vous parliez tantôt d'un autre style.

Elmire
Ah ! si d'un tel refus vous êtes en courroux,
Que le cœur d'une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre
Lorsque si foiblement on le voit se défendre !
Toujours notre pudeur combat dans ces moments
Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments.
Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous dompte,
On trouve à l'avouer toujours un peu de honte ;
On s'en défend d'abord ; mais de l'air qu'on s'y prend,
On fait connoître assez que notre cœur se rend,
Qu'à nos vœux par honneur notre bouche s'oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C'est vous faire sans doute un assez libre aveu,
Et sur notre pudeur me ménager bien peu ;
Mais puisque la parole enfin en est lâchée,
A retenir Damis me serois-je attachée,
Aurois-je, je vous prie, avec tant de douceur
Ecouté tout au long l'offre de votre cœur,
Aurois-je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire,
Si l'offre de ce cœur n'eût eu de quoi me plaire ?
Et lorsque j'ai voulu moi−même vous forcer
A refuser l'hymen qu'on venoit d'annoncer,
Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,

Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui qu'on auroit que ce nœud qu'on résout
Vînt partager du moins un cœur que l'on veut tout ?

Tartuffe
C'est sans doute, Madame, une douceur extrême
Que d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime :
Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits
Une suavité qu'on ne goûta jamais :
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;
Mais ce cœur vous demande ici la liberté
D'oser douter un peu de sa félicité.
Je puis croire ces mots un artifice honnête
Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête ;
Et s'il faut librement m'expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux,
Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire,
Et planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.


Elmire. Elle tousse pour avertir son mari.
Quoi ? vous voulez aller avec cette vitesse,
Et d'un cœur tout d'abord épuiser la tendresse ?
On se tue à vous faire un aveu des plus doux ;
Cependant ce n'est pas encore assez pour vous,
Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire,
Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire ?

 

Tartuffe.
Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer.
Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l'on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités ;
Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.

Elmire
Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agit,
Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit !
Que sur les cœurs il prend un furieux empire,
Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire !
Quoi ? de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,
Et d'abuser ainsi par vos efforts pressants
Du foible que pour vous vous voyez qu'ont les gens ?

Tartuffe
Mais si d'un œil bénin vous voyez mes hommages,
Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages ?

Elmire
Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ?

Tartuffe
Si ce n'est que le Ciel qu'à mes vœux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose,
Et cela ne doit pas retenir votre cœur.

Elmire
Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur !

Tartuffe
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
(C'est un scélérat qui parle.)
Mais on trouve avec lui accommodements ;
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention.
De ces secrets, Madame, on saura vous instruire ;
Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi :
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
Vous toussez fort, Madame.

Elmire
Oui, je suis au supplice.

Tartuffe
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?

 

Elmire
C'est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

Tartuffe
Cela certe est fâcheux.

Elmire
Oui, plus qu'on ne peut dire.

Tartuffe
Enfin votre scrupule est facile à détruire :
Vous êtes assurée ici d'un plein secret,
Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait ;
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.


Elmire, après avoir encore toussé.
Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder,
Qu'il faut que je consente à vous tout accorder,
Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque−là,
Et c'est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,
Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,
Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence ;

La faute assurément n'en doit pas être à moi.

Tartuffe
Oui, Madame, on s'en charge ; et la chose de soi...

Elmire
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,
Si mon mari n'est point dans cette galerie.

Tartuffe
Qu'est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?
C'est un homme, entre nous, à mener par le nez ;
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.

Elmire
Il n'importe : sortez, je vous prie, un moment,
Et partout là dehors voyez exactement.

 

Acte IV

 

Scène VI

Orgon, Elmire

Orgon, sortant de dessous la table.
Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme !
Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.

Elmire
Quoi ? vous sortez sitôt ? vous vous moquez des gens.
Rentrez sous le tapis, il n'est pas encor temps ;
Attendez jusqu'au bout pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.

Orgon
Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'enfer.

Elmire
Mon Dieu ! l'on ne doit point croire trop de léger.
Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre,
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
(Elle fait mettre son mari derrière elle.)

 

Acte IV

 

Scène VII

Tartuffe, Elmire, Orgon

Tartuffe
Tout conspire, Madame, à mon contentement :
J'ai visité de l'œil tout cet appartement ;
Personne ne s'y trouve ; et mon âme ravie...

Orgon, en l'arrêtant.
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah ! ah ! l'homme de bien, vous m'en voulez donner !
Comme aux tentations s'abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyois toujours qu'on changeroit de ton ;
Mais c'est assez avant pousser le témoignage :
Je m'y tiens, et n'en veux, pour moi, pas davantage.

Elmire, à Tartuffe.
C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci :
Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi.

Tartuffe
Quoi ? vous croyez... ?

Orgon
Allons, point de bruit, je vous prie.

Dénichons de céans, et sans cérémonie.

Tartuffe
Mon dessein...

Orgon
Ces discours ne sont plus de saison :
Il faut, tout sur−le−champ, sortir de la maison.

Tartuffe
C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître :
La maison m'appartient, je le ferai connaître,
Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours,
Qu'on n'est pas où l'on pense en me faisant injure,
Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture,
Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.

 

Acte IV

 

Scène VIII

Elmire, Orgon

Elmire
Quel est donc ce langage ? et qu'est-ce qu'il veut dire ?

Orgon
Ma foi, je suis confus, et n'ai pas lieu de rire.

Elmire
Comment ?

Orgon
Je vois ma faute aux choses qu'il me dit,
Et la donation m'embarrasse l'esprit.

Elmire
La donation...

Orgon
Oui, c'est une affaire faite
Mais j'ai quelque autre chose encor qui m'inquiète.

Elmire
Et quoi ?

 

Orgon
Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt
Si certaine cassette est encore là−haut.

 

 

 

 

Acte V

 

Scène I

Orgon, Cléante

Cléante
Où voulez-vous courir ?

Orgon
Las ! que sais-je ?

Cléante
Il me semble
Que l'on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu'on peut faire en cet événement.

Orgon
Cette cassette-là me trouble entièrement ;
Plus que le reste encore elle me désespère.

Cléante
Cette cassette est donc un important mystère ?

Orgon
C'est un dépôt qu'Argas, cet ami que je plains,
Lui−même, en grand secret, m'a mis entre les mains :
Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers ; à ce qu'il m'a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.

 

Cléante
Pourquoi donc les avoir en d'autres mains lâchés ?

Orgon
Ce fut par un motif de cas de conscience :
J'allai droit à mon traître en faire confidence ;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que, pour nier, en cas de quelque enquête,
J'eusse d'un faux−fuyant, la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
A faire des serments contre la vérité.

Cléante
Vous voilà mal, au moins si j'en crois l'apparence ;
Et la donation, et cette confidence,
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous,
Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.

Orgon
Quoi ? sous un beau semblant de ferveur si touchante
Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l'ai reçu gueusant et n'ayant rien...
C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien :
J'en aurai désormais une horreur effroyable.

Et m'en vais devenir pour eux pire qu'un diable.

Cléante
Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments ;
Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre,
Et toujours d'un excès vous vous jetez dans l'autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu'avecque le cœur d'un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi ? parce qu'un fripon vous dupe avec audace
Sous le pompeux éclat d'une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu'aucun vrai dévot ne se trouve aujourd'hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences ;
Démêlez la vertu d'avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu'il faut :
Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture,
Mais au vrai zèle aussi n'allez pas faire injure ;
Et s'il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.

 

 

Acte V

 

Scène II

Damis, Orgon, Cléante

Damis
Quoi ? mon père, est-il vrai qu'un coquin vous menace ?
Qu'il n'est point de bienfait qu'en son âme il n'efface,
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous ?

Orgon
Oui, mon fils, et j'en sens des douleurs non pareilles.

Damis
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles :
Contre son insolence on ne doit point gauchir ;
C'est à moi, tout d'un coup, de vous en affranchir,
Et pour sortir d'affaire, il faut que je l'assomme.

Cléante
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
Modérez, s'il vous plaît, ces transports éclatants :
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.

 

Acte V

 

Scène III

Madame Pernelle, Mariane, Elmire, Dorine, Damis, Orgon, Cléante

Madame Pernelle
Qu'est-ce ? J'apprends ici de terribles mystères.

Orgon
Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j'ai ;
Et, dans le même temps, le perfide, l'infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme,
Et non content encor de ces lâches essais,
Il m'ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d'armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens, où je l'ai transféré,
Et me réduire au point d'où je l'ai retiré.

Dorine
Le pauvre homme !

Madame Pernelle
Mon fils, je ne puis du tout croire

Qu'il ait voulu commettre une action si noire.

Orgon
Comment ?

Madame Pernelle
Les gens de bien sont enviés toujours.

Orgon
Que voulez-vous donc dire avec votre discours,
Ma mère ?

Madame Pernelle
Que chez vous on vit d'étrange sorte,
Et qu'on ne sait que trop la haine qu'on lui porte.

Orgon
Qu'a cette haine à faire avec ce qu'on vous dit ?

Madame Pernelle
Je vous l'ai dit cent fois quand vous étiez petit :
La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
Les envieux mourront, mais non jamais l'envie.

Orgon
Mais que fait ce discours aux choses d'aujourd'hui ?


Madame Pernelle
On vous aura forgé cent sots contes de lui.

 

Orgon
Je vous ai dit déjà que j'ai vu tout moi−même.

Madame Pernelle
Des esprits médisants la malice est extrême.

Orgon
Vous me feriez damner, ma mère. Je vous di
Que j'ai vu de mes yeux un crime si hardi.

Madame Pernelle
Les langues ont toujours du venin à répandre,
Et rien n'est ici−bas qui s'en puisse défendre.

Orgon
C'est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu'on appelle vu : faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

Madame Pernelle
Mon Dieu, le plus souvent l'apparence déçoit :
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit.

Orgon
J'enrage.

Madame Pernelle
Aux faux soupçons la nature est sujette,

Et c'est souvent à mal que le bien s'interprète.

Orgon
Je dois interpréter à charitable soin
Le désir d'embrasser ma femme ?

Madame Pernelle
Il est besoin,
Pour accuser les gens, d'avoir de justes causes ;
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

Orgon
Hé, diantre ! le moyen de m'en assurer mieux ?
Je devois donc, ma mère, attendre qu'à mes yeux
Il eût... Vous me feriez dire quelque sottise.

Madame Pernelle
Enfin d'un trop pur zèle on voit son âme éprise ;
Et je ne puis du tout me mettre dans l'esprit
Qu'il ait voulu tenter les choses que l'on dit.

Orgon
Allez, je ne sais pas, si vous n'étiez ma mère,
Ce que je vous dirois, tant je suis en colère.

Dorine
Juste retour, Monsieur, des choses d'ici−bas :
Vous ne vouliez point croire, et l'on ne vous croit pas.

Cléante
Nous perdons des moments en bagatelles pures,
Qu'il faudroit employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.

Damis
Quoi ? son effronterie iroit jusqu'à ce point ?

Elmire
Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,
Et son ingratitude est ici trop visible.

Cléante
Ne vous y fiez pas : il aura des ressorts
Pour donner contre vous raison à ses efforts ;
Et sur moins que cela, le poids d'une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore : armé de ce qu'il a,
Vous ne deviez jamais le pousser jusque−là.

Orgon
Il est vrai ; mais qu'y faire ? A l'orgueil de ce traître,
De mes ressentiments je n'ai pas été maître.


Cléante
Je voudrois, de bon cœur, qu'on pût entre vous deux
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.

 

Elmire
Si j'avois su qu'en main il a de telles armes,
Je n'aurois pas donné matière à tant d'alarmes,
Et mes...

Orgon
Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir.
Je suis bien en état que l'on me vienne voir !

 

Acte V

 

Scène IV

Monsieur Loyal, Madame Pernelle, Orgon, Damis, Mariane, Dorine, Elmire, Cléante

Monsieur Loyal
Bonjour, ma chère sœur ; faites, je vous supplie,
Que je parle à Monsieur.

Dorine
Il est en compagnie,
Et je doute qu'il puisse à présent voir quelqu'un.

Monsieur Loyal
Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.
Mon abord n'aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.

Dorine
Votre nom ?

Monsieur Loyal
Dites-lui seulement que je vien
De la part de Monsieur Tartuffe, pour son bien.

Dorine
C'est un homme qui vient, avec douce manière,
De la part de Monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit-il, bien aise.

 

Cléante
Il vous faut voir
Ce que c'est que cet homme, et ce qu'il peut vouloir.

Orgon
Pour nous raccommoder il vient ici peut−être :
Quels sentiments aurai-je à lui faire paroître ?

Cléante
Votre ressentiment ne doit point éclater ;
Et s'il parle d'accord, il le faut écouter.

Monsieur Loyal
Salut, Monsieur. Le Ciel perde qui vous veut nuire,
Et vous soit favorable autant que je désire !

Orgon
Ce doux début s'accorde avec mon jugement,
Et présage déjà quelque accommodement.

Monsieur Loyal
Toute votre maison m'a toujours été chère,
Et j'étois serviteur de Monsieur votre père.

Orgon
Monsieur, j'ai grande honte et demande pardon
D'être sans vous connoître ou savoir votre nom.

 

Monsieur Loyal
Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.
J'ai depuis quarante ans, grâce au Ciel, le bonheur
D'en exercer la charge avec beaucoup d'honneur ;
Et je vous viens, Monsieur, avec votre licence,
Signifier l'exploit de certaine ordonnance...

Orgon
Quoi ? vous êtes ici... ?

Monsieur Loyal
Monsieur, sans passion :
Ce n'est rien seulement qu'une sommation,
Un ordre de vuider d'ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d'autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est...

Orgon
Moi, sortir de céans ?

Monsieur Loyal
Oui, Monsieur, s'il vous plaît.
La maison à présent, comme savez de reste,
Au bon Monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d'un contrat duquel je suis porteur :
Il est en bonne forme, et l'on n'y peut rien dire.

 

Damis
Certes cette impudence est grande, et je l'admire.

Monsieur Loyal
Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;
C'est à Monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d'un homme de bien il sait trop bien l'office,
Pour se vouloir du tout opposer à justice.

Orgon
Mais...

Monsieur Loyal
Oui, Monsieur, je sais que pour un million
Vous ne voudriez pas faire rébellion,
Et que vous souffrirez, en honnête personne,
Que j'exécute ici les ordres qu'on me donne.

Damis
Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,
Monsieur l'huissier à verge, attirer le bâton.

Monsieur Loyal
Faites que votre fils se taise ou se retire,
Monsieur. J'aurois regret d'être obligé d'écrire,
Et de vous voir couché dans mon procès−verbal.

Dorine
Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal !

 

Monsieur Loyal
Pour tous les gens de bien j'ai de grandes tendresses,
Et ne me suis voulu, Monsieur, charger des pièces
Que pour vous obliger et vous faire plaisir,
Que pour ôter par là le moyen d'en choisir
Qui, n'ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auroient pu procéder d'une façon moins douce.

Orgon
Et que peut-on de pis que d'ordonner aux gens
De sortir de chez eux ?


Monsieur Loyal
On vous donne du temps,
Et jusques à demain je ferai surséance
A l'exécution, Monsieur, de l'ordonnance.
Je viendrai seulement passer ici la nuit,
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J'aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
A vuider de céans jusqu'au moindre ustensile :
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts,
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n'en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et comme je vous traite avec grande indulgence,
Je vous conjure aussi, Monsieur, d'en user bien,
Et qu'au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

 

Orgon
Du meilleur de mon cœur je donnerois sur l'heure
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

Cléante
Laissez, ne gâtons rien.

Damis
A cette audace étrange,
J'ai peine à me tenir, et la main me démange.

Dorine
Avec un si bon dos, ma foi, Monsieur Loyal,
Quelques coups de bâton ne vous siéroient pas mal.

Monsieur Loyal
On pourroit bien punir ces paroles infâmes,
Mamie, et l'on décrète aussi contre les femmes.

Cléante
Finissons tout cela, Monsieur : c'en est assez ;
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

Monsieur Loyal
Jusqu'au revoir. Le Ciel vous tienne tous en joie !

Orgon
Puisse-t-il te confondre, et celui qui t'envoie !

 

Acte V

 

Scène V

Orgon, Cléante, Mariane, Elmire, Madame Pernelle, Dorine, Damis

Orgon
Hé bien, vous le voyez, ma mère, si j'ai droit,
Et vous pouvez juger du reste par l'exploit :
Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?

Madame Pernelle
Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues !

Dorine
Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,
Et ses pieux desseins par là sont confirmés :
Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme ;
Il sait que très souvent les biens corrompent l'homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.

Orgon
Taisez-vous : c'est le mot qu'il vous faut toujours dire.

Cléante
Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.

Elmire
Allez faire éclater l'audace de l'ingrat.

Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
Et sa déloyauté va paroître trop noire,
Pour souffrir qu'il en ait le succès qu'on veut croire.

 

Acte V

 

Scène VI

Valère, Orgon, Cléante, Elmire, Mariane, etc.

Valère
Avec regret, Monsieur, je viens vous affliger ;
Mais je m'y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m'est joint d'une amitié fort tendre,
Et qui sait l'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l'on doit aux affaires d'Etat,
Et me vient d'envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d'une soudaine fuite.
Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au Prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu'il vous jette,
D'un criminel d'Etat, l'importance cassette,
Dont, au mépris, dit-il, du devoir d'un sujet,
Vous avez conservé le coupable secret.
J'ignore le détail du crime qu'on vous donne ;
Mais un ordre est donné contre votre personne ;
Et lui−même est chargé, pour mieux l'exécuter,
D'accompagner celui qui vous doit arrêter.

Cléante
Voilà ses droits armés ; et c'est par où le traître
De vos biens qu'il prétend cherche à se rendre maître.

Orgon
L'homme, est, je vous l'avoue, un méchant animal !

Valère
Le moindre amusement vous peut être fatal.
J'ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu'ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant,
Et ce sont de ces coups que l'on pare en fuyant.
A vous mettre en lieu sûr je m'offre pour conduite,
Et veux accompagner jusqu'au bout votre fuite.

Orgon
Las ! que ne dois-je point à vos soins obligeants !
Pour vous en rendre grâce il faut un autre temps ;
Et je demande au Ciel de m'être assez propice,
Pour reconnoître un jour ce généreux service.
Adieu : prenez le soin, vous autres...

Cléante
Allez tôt :
Nous songerons, mon frère, à faire ce qu'il faut.

 

Acte V

 

Scène dernière

L'exempt, Tartuffe, Valère, Orgon, Elmire, Mariane, etc.

Tartuffe
Tout beau, Monsieur, tout beau, ne courez point si vite :
Vous n'irez pas fort loin pour trouver votre gîte,
Et de la part du Prince on vous fait prisonnier.

Orgon
Traître, tu me gardois ce trait pour le dernier ;
C'est le coup, scélérat, par où tu m'expédies,
Et voilà couronner toutes tes perfidies.

Tartuffe
Vos injures n'ont rien à me pouvoir aigrir,
Et je suis pour le Ciel appris à tout souffrir.

Cléante
La modération est grande, je l'avoue.

Damis
Comme du Ciel l'infâme impudemment se joue !

Tartuffe
Tous vos emportements ne sauroient m'émouvoir,
Et je ne songe à rien qu'à faire mon devoir.

 

Mariane
Vous avez de ceci grande gloire à prétendre,
Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.

Tartuffe
Un emploi ne sauroit être que glorieux,
Quand il part du pouvoir qui m'envoie en ces lieux.

Orgon
Mais t'es-tu souvenu que ma main charitable,
Ingrat, t'a retiré d'un état misérable ?

Tartuffe
Oui, je sais quels secours j'en ai pu recevoir ;
Mais l'intérêt du Prince est mon premier devoir ;
De ce devoir sacré la juste violence
Etouffe dans mon cœur toute reconnoissance,
Et je sacrifierois à de si puissants nœuds
Ami, femme, parents, et moi−même avec eux.

Elmire
L'imposteur !

Dorine
Comme il sait, de traîtresse manière,
Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère !

Cléante
Mais s'il est si parfait que vous le déclarez,

Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D'où vient que pour paroître il s'avise d'attendre
Qu'à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre,
Et que vous ne songez à l'aller dénoncer
Que lorsque son honneur l'oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire,
Du don de tout son bien qu'il venoit de vous faire ;
Mais le voulant traiter en coupable aujourd'hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?

Tartuffe, à l'Exempt
Délivrez-moi, Monsieur, de la criaillerie,
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.

L'exempt
Oui, c'est trop demeurer sans doute à l'accomplir :
Votre bouche à propos m'invite à le remplir ;
Et pour l'exécuter, suivez-moi tout à l'heure
Dans la prison qu'on doit vous donner pour demeure.

Tartuffe
Qui ? moi, Monsieur ?

L'exempt
Oui, vous.

Tartuffe
Pourquoi donc la prison ?

L'exempt
Ce n'est pas vous à qui j'en veux rendre raison.
Remettez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs.
D'un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d'accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle ;
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l'amour pour les vrais ne ferme point son cœur
A tout ce que les faux doivent donner d'horreur.
Celui−ci n'étoit pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D'abord il a percé, par ses vives clartés,
Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s'est trahi lui−même,
Et par un juste trait de l'équité suprême,
S'est découvert au Prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il étoit informé ;
Et c'est un long détail d'actions toutes noires
Dont on pourroit former des volumes d'histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
A ses autres horreurs il a joint cette suite,
Et ne m'a jusqu'ici soumis à sa conduite

Que pour voir l'impudence aller jusques au bout,
Et vous faire par lui faire raison de tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu'entre vos mains je dépouille le traître.
D'un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d'un ami fait tomber la retraite ;
Et c'est le prix qu'il donne au zèle qu'autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits,
Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D'une bonne action verser la récompense,
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,
Et que mieux que du mal il se souvient du bien.

Dorine
Que le Ciel soit loué !

Madame Pernelle
Maintenant je respire.

Elmire
Favorable succès !

Mariane
Qui l'auroit osé dire ?

Orgon, à Tartuffe.
Hé bien ! te voilà, traître...vice

 

Cléante
Ah ! mon frère, arrêtez,
Et ne descendez point à des indignités ;
A son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l'accable :
Souhaitez bien plutôt que son cœur en ce jour
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
Qu'il corrige sa vie en détestant son vice
Et puisse du grand Prince adoucir la justice,
Tandis qu'à sa bonté vous irez à genoux
Rendre ce que demande un traitement si doux.

Orgon
Oui, c'est bien dit : allons à ses pieds avec joie
Nous louer des bontés que son cœur nous déploie.
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d'un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d'un amant généreux et sincère.

 

 

RIDEAU

 

Source : In Libro Veritas :

http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre357.html#page_152

 

 

6 juin 2013

Paul Valéry, La jeune Parque

 

paul-valery

 

Paul Valéry

 

La Jeune Parque

 

 ◄►

 

À André Gide

Depuis bien des années

j’avais laissé l’art des vers :

essayant de m’y astreindre encore,

j’ai fait cet exercice que je te dédie. 1917

 

"Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles

Pour la demeure d’un serpent ?"

Pierre Corneille

 

◄►

 

Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule, avec diamants extrêmes ?... Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer,
Distraitement docile à quelque fin profonde,
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,
Et que de mes destins lentement divisé,
Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé.
La houle me murmure une ombre de reproche,
Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche,
Comme chose déçue et bue amèrement,
Une rumeur de plainte et de resserrement...
Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée,
Et quel frémissement d’une feuille effacé
Persiste parmi vous, îles de mon sein nu ?...
Je scintille, liée à ce ciel inconnu...
L’immense grappe brille à ma soif de désastres.

Tout-puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;
Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes
Ces souverains éclats, ces invincibles armes,
Et les élancements de votre éternité,
Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté
Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la merveille,
J’interroge mon cœur quelle douleur l’éveille,
Quel crime par moi-même ou sur moi consommé ?...
... Ou si le mal me suit d’un songe refermé,
Quand (au velours du souffle envolé l’or des lampes)
J’ai de mes bras épais environné mes tempes,
Et longtemps de mon âme attendu les éclairs ?
Toute ? Mais toute à moi, maîtresse de mes chairs,
Durcissant d’un frisson leur étrange étendue,
Et dans mes doux liens, à mon sang suspendue,
Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
De regards en regards, mes profondes forêts.

J’y suivais un serpent qui venait de me mordre.


Quel repli de désirs, sa traîne !... Quel désordre
De trésors s’arrachant à mon avidité,
Et quelle sombre soif de la limpidité !

Ô ruse !... À la lueur de la douleur laissée
Je me sentis connue encor plus que blessée...
Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ;
Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît :
Il colore une vierge à soi-même enlacée,
Jalouse... Mais de qui, jalouse et menacée ?
Et quel silence parle à mon seul possesseur ?

Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète sœur
Brûle, qui se préfère à l’extrême attentive.



Va ! je n’ai plus besoin de ta race naïve,
Cher Serpent... Je m’enlace, être vertigineux !
Cesse de me prêter ce mélange de nœuds
Ni ta fidélité qui me fuit et devine...
Mon âme y peut suffire, ornement de ruine !
Elle sait, sur mon ombre égarant ses tourments,
De mon sein, dans les nuits, mordre les rocs charmants ;
Elle y suce longtemps le lait des rêveries...
Laisse donc défaillir ce bras de pierreries
Qui menace d’amour mon sort spirituel...
Tu ne peux rien sur moi qui ne soit moins cruel,
Moins désirable... Apaise alors, calme ces ondes,
Rappelle ces remous, ces promesses immondes...
Ma surprise s’abrège, et mes yeux sont ouverts.
Je n’attendais pas moins de mes riches déserts
Qu’un tel enfantement de fureur et de tresse :
Leurs fonds passionnés brillent de sécheresse
Si loin que je m’avance et m’altère pour voir
De mes enfers pensifs les confins sans espoir...
Je sais... Ma lassitude est parfois un théâtre.
L’esprit n’est pas si pur que jamais idolâtre
Sa fougue solitaire aux élans de flambeau
Ne fasse fuir les murs de son morne tombeau.
Tout peut naître ici-bas d’une attente infinie.
L’ombre même le cède à certaine agonie,
L’âme avare s’entrouvre, et du monstre s’émeut
Qui se tord sur les pas d’une porte de feu...
Mais, pour capricieux et prompt que tu paraisses,
Reptile, ô vifs détours tout courus de caresses,
Si proche impatience et si lourde langueur,
Qu’es-tu, près de ma nuit d’éternelle longueur ?
Tu regardais dormir ma belle négligence...
Mais avec mes périls, je suis d’intelligence,
Plus versatile, ô Thyrse, et plus perfide qu’eux.
Fuis-moi ! du noir retour reprends le fil visqueux !
Va chercher des yeux clos pour tes danses massives.
Coule vers d’autres lits tes robes successives,
Couve sur d’autres cœurs les germes de leur mal,
Et que dans les anneaux de ton rêve animal
Halète jusqu’au jour l’innocence anxieuse !...
Moi, je veille. Je sors, pâle et prodigieuse,
Toute humide des pleurs que je n’ai point versés,
D’une absence aux contours de mortelle bercés
Par soi seule... Et brisant une tombe sereine,
Je m’accoude inquiète et pourtant souveraine,
Tant de mes visions parmi la nuit et l’œil,
Les moindres mouvements consultent mon orgueil. »



Mais je tremblais de perdre une douleur divine !
Je baisais sur ma main cette morsure fine,
Et je ne savais plus de mon antique corps
Insensible, qu’un feu qui brûlait sur mes bords :

Adieu, pensai-je, MOI, mortelle sœur, mensonge...



Harmonieuse MOI, différente d’un songe,
Femme flexible et ferme aux silences suivis
D’actes purs !... Front limpide, et par ondes ravis,
Si loin que le vent vague et velu les achève
Longs brins légers qu’au large un vol mêle et soulève,
Dites !... J’étais l’égale et l’épouse du jour,
Seul support souriant que je formais d’amour
À la toute-puissante altitude adorée...


Quel éclat sur mes cils aveuglément dorée,
Ô paupières qu’opprime une nuit de trésor,
Je priais à tâtons dans vos ténèbres d’or !
Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore,
Je m’offrais dans mon fruit de velours qu’il dévore ;
Rien ne me murmurait qu’un désir de mourir
Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir :
Mon amère saveur ne m’était point venue.
Je ne sacrifiais que mon épaule nue
À la lumière ; et sur cette gorge de miel,
Dont la tendre naissance accomplissait le ciel,
Se venait assoupir la figure du monde.
Puis, dans le dieu brillant, captive vagabonde,
Je m’ébranlais brûlante et foulais le sol plein,
Liant et déliant mes ombres sous le lin.
Heureuse ! À la hauteur de tant de gerbes belles,
Qui laissais à ma robe obéir les ombelles,
Dans les abaissements de leur frêle fierté
Et si, contre le fil de cette liberté,
Si la robe s’arrache à la rebelle ronce,
L’arc de mon brusque corps s’accuse et me prononce,
Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs
Que dispute ma race aux longs liens de fleurs !

Je regrette à demi cette vaine puissance...
Une avec le désir, je fus l'obéissance
Imminente, attachée à ces genoux polis ;
De mouvements si prompts mes vœux étaient remplis
Que je sentais ma cause à peine plus agile !
Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile,
Et dans l’ardente paix des songes naturels,
Tous ces pas infinis me semblaient éternels.
Si ce n’est, ô Splendeur, qu’à mes pieds l’Ennemie,
Mon ombre ! la mobile et la souple momie,
De mon absence peinte effleurait sans effort
La terre où je fuyais cette légère mort.
Entre la rose et moi je la vois qui s’abrite ;
Sur la poudre qui danse, elle glisse et n’irrite
Nul feuillage, mais passe, et se brise partout...
Glisse ! Barque funèbre...



                      Et moi vive, debout,
Dure, et de mon néant secrètement armée,
Mais, comme par l’amour une joue enflammée,
Et la narine jointe au vent de l’oranger,
Je ne rends plus au jour qu’un regard étranger...
Oh ! combien peut grandir dans ma nuit curieuse
De mon cœur séparé la part mystérieuse,
Et de sombres essais s’approfondir mon art !...
Loin des purs environs, je suis captive, et par
L’évanouissement d’arômes abattue,
Je sens sous les rayons, frissonner ma statue,
Des caprices de l’or, son marbre parcouru.
Mais je sais ce que voit mon regard disparu ;
Mon œil noir est le seuil d’infernales demeures !
Je pense, abandonnant à la brise les heures
Et l’âme sans retour des arbustes amers,
Je pense, sur le bord doré de l’univers,
À ce goût de périr qui prend la Pythonisse
En qui mugit l’espoir que le monde finisse.
Je renouvelle en moi mes énigmes, mes dieux,
Mes pas interrompus de paroles aux cieux,
Mes pauses, sur le pied portant la rêverie.

Qui suit au miroir d’aile un oiseau qui varie,
Cent fois sur le soleil joue avec le néant,
Et brûle, au sombre but de mon marbre béant.

Ô dangereusement de son regard la proie !



Car l’œil spirituel sur ses plages de soie
Avait déjà vu luire et pâlir trop de jours
Dont je m’étais prédit les couleurs et le cours.
L’ennui, le clair ennui de mirer leur nuance,
Me donnait sur ma vie une funeste avance :
L’aube me dévoilait tout le jour ennemi.
J’étais à demi morte ; et peut-être, à demi
Immortelle, rêvant que le futur lui-même
Ne fût qu’un diamant fermant le diadème
Où s’échange le froid des malheurs qui naîtront
Parmi tant d’autres feux absolus de mon front.

Osera-t-il, le Temps, de mes diverses tombes,
Ressusciter un soir favori des colombes,
Un soir qui traîne au fil d’un lambeau voyageur
De ma docile enfance un reflet de rougeur,
Et trempe à l’émeraude un long rose de honte ?



Souvenir, ô bûcher, dont le vent d’or m’affronte,
Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus
D’être en moi-même en flamme une autre que je fus...
Viens, mon sang, viens rougir la pâle circonstance
Qu’ennoblissait l’azur de la sainte distance,
Et l’insensible iris du temps que j’adorai !
Viens consumer sur moi ce don décoloré
Viens ! que je reconnaisse et que je les haïsse,
Cette ombrageuse enfant, ce silence complice,
Ce trouble transparent qui baigne dans les bois...
Et de mon sein glacé rejaillisse la voix
Que j’ignorais si rauque et d’amour si voilée...
Le col charmant cherchant la chasseresse ailée.
Mon cœur fut-il si près d’un cœur qui va faiblir ?


Fut-ce bien moi, grands cils qui crus m’ensevelir
Dans l’arrière douceur riant à vos menaces...
Ô pampres ! sur ma joue errant en fils tenaces,
Ou toi... de cils tissue et de fluides fûts,
Tendre lueur d’un soir brisé de bras confus ?



« Que dans le ciel placés, mes yeux tracent mon temple !
Et que sur moi repose un autel sans exemple ! »

Criaient de tout mon corps la pierre et la pâleur...
La terre ne m’est plus qu’un bandeau de couleur
Qui coule et se refuse au front blanc de vertige...
Tout l’univers chancelle et tremble sur ma tige,
La pensive couronne échappe à mes esprits,
La mort veut respirer cette rose sans prix
Dont la douceur importe à sa fin ténébreuse !

Que si ma tendre odeur grise ta tête creuse,
Ô mort, respire enfin cette esclave de roi :
Appelle-moi, délie !... Et désespère-moi,
De moi-même si lasse, image condamnée !
écoute... N’attends plus... La renaissante année
À tout mon sang prédit de secrets mouvements :
Le gel cède à regret ses derniers diamants...
Demain, sur un soupir des Bontés constellées,
Le printemps vient briser les fontaines scellées :
L’étonnant printemps rit, viole... On ne sait d’où
Venu ? Mais la candeur ruisselle à mots si doux
Qu’une tendresse prend la terre à ses entrailles...
Les arbres regonflés et recouverts d’écailles
Chargés de tant de bras et de trop d’horizons,
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons,
Montent dans l’air amer avec toutes leurs ailes
De feuilles par milliers qu’ils se sentent nouvelles...
N’entends-tu pas frémir ces noms aériens,
Ô Sourde !... Et dans l'espace accablé de liens,
Vibrant de bois vivace infléchi par la cime,
Pour et contre les dieux ramer l’arbre unanime,
La flottante forêt de qui les rudes troncs
Portent pieusement à leurs fantasques fronts,
Aux déchirants départs des archipels superbes,
Un fleuve tendre, ô mort, et caché sous les herbes ?



Quelle résisterait, mortelle, à ces remous ?
Quelle mortelle ?

                        Moi si pure, mes genoux
Pressentent les terreurs de genoux sans défense...
L’air me brise. L’oiseau perce de cris d’enfance
Inouïs...l’ombre même où se serre mon cœur,
Et roses ! mon soupir vous soulève, vainqueur
Hélas ! des bras si doux qui ferment la corbeille...
Oh ! parmi mes cheveux pèse d’un poids d’abeille,
Plongeant toujours plus ivre au baiser plus aigu,
Le point délicieux de mon jour ambigu...
Lumière !... Ou toi, la mort ! Mais le plus prompt me              prenne !...
Mon cœur bat ! mon cœur bat ! Mon sein brûle et   m’entraîne !
Ah ! qu’il s’enfle, se gonfle et se tende, ce dur
Très doux témoin captif de mes réseaux d’azur...
Dur en moi... mais si doux à la bouche infinie !...

Chers fantômes naissants dont la soif m’est unie,
Désirs ! Visages clairs !... Et vous, beaux fruits d’amour,
Les dieux m’ont-ils formé ce maternel contour
Et ces bords sinueux, ces plis et ces calices,
Pour que la vie embrasse un autel de délices,
Où mêlant l’âme étrange aux éternels retours,
La semence, le lait, le sang coulent toujours ?
Non ! L’horreur m’illumine, exécrable harmonie !
Chaque baiser présage une neuve agonie...
Je vois, je vois flotter, fuyant l’honneur des chairs
Des mânes impuissants les millions amers...
Non, souffles ! Non, regards, tendresses... mes convives,
Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,
Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie !... Allez,
Spectres, soupirs la nuit vainement exhalés,
Allez joindre des morts les impalpables nombres !
Je n’accorderai pas la lumière à des ombres,
Je garde loin de vous, l’esprit sinistre et clair...
Non ! Vous ne tiendrez pas de mes lèvres l’éclair !...
Et puis... mon cœur aussi vous refuse sa foudre.
J’ai pitié de nous tous, ô tourbillons de poudre !

Grands Dieux ! Je perds en vous mes pas déconcertés !

Je n’implorerai plus que tes faibles clartés,
Longtemps sur mon visage envieuse de fondre,
Très imminente larme, et seule à me répondre,
Larme qui fais trembler à mes regards humains
Une variété de funèbres chemins ;
Tu procèdes de l’âme, orgueil du labyrinthe,
Tu me portes du cœur cette goutte contrainte,
Cette distraction de mon suc précieux
Qui vient sacrifier mes ombres sur mes yeux,
Tendre libation de l’arrière-pensée !
D’une grotte de crainte au fond de moi creusée
Le sel mystérieux suinte muette l’eau.
D’où nais-tu ? Quel travail toujours triste et nouveau
Te tire avec retard, larme, de l’ombre amère ?
Tu gravis mes degrés de mortelle et de mère,
Et déchirant ta route, opiniâtre faix,
Dans le temps que je vis, les lenteurs que tu fais
M’étouffent... Je me tais, buvant ta marche sûre...
— Qui t’appelle au secours de ma jeune blessure !

Mais blessures, sanglots, sombres essais, pourquoi ?
Pour qui, joyaux cruels, marquez-vous ce corps froid,
Aveugle aux doigts ouverts évitant l’espérance !
Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,
Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi ?
Terre trouble... et mêlée à l’algue, porte-moi,
Porte doucement moi... Ma faiblesse de neige,
Marchera-t-elle tant qu’elle trouve son piège ?
Où traîne-t-il, mon cygne, où cherche-t-il son vol ?
... Dureté précieuse... Ô sentiment du sol,
Mon pas fondait sur toi l’assurance sacrée !
Mais sous le pied vivant qui tâte et qui la crée
Et touche avec horreur à son pacte natal,
Cette terre si ferme atteint mon piédestal.
Non loin, parmi ces pas, rêve mon précipice...
L’insensible rocher, glissant d’algues, propice
À fuir (comme en soi-même ineffablement seul),
Commence... Et le vent semble au travers d’un linceul
Ourdir de bruits marins une confuse trame,
Mélange de la lame en ruine, et de rame...
Tant de hoquets longtemps, et de râles heurtés,
Brisés, repris au large... et tous les sorts jetés
éperdument divers roulant l’oubli vorace.,.

Hélas ! de mes pieds nus qui trouvera la trace
Cessera-t-il longtemps de ne songer qu’à soi ?

Terre trouble, et mêlée à l’algue, porte-moi !



Mystérieuse MOI, pourtant, tu vis encore !
Tu vas te reconnaître au lever de l’aurore
Amèrement la même...
                          Un miroir de la mer
Se lève... Et sur la lèvre, un sourire d’hier
Qu’annonce avec ennui l’effacement des signes,
Glace dans l’orient déjà les pâles lignes
De lumière et de pierre, et la pleine prison
Où flottera l’anneau de l’unique horizon...
Regarde : un bras très pur est vu, qui se dénude.
Je te revois, mon bras... Tu portes l’aube...

                                    Ô rude
Réveil d’une victime inachevée... et seuil
Si doux... si clair, que flatte, affleurement d’écueil,
L’onde basse, et que lave une houle amortie !...
L’ombre qui m’abandonne, impérissable hostie,
Me découvre vermeille à de nouveaux désirs,
Sur le terrible autel de tous mes souvenirs.

Là, l’écume s’efforce à se faire visible ;
Et là, titubera sur la barque sensible
À chaque épaule d’onde, un pêcheur éternel.
Tout va donc accomplir son acte solennel
De toujours reparaître incomparable et chaste,
Et de restituer la tombe enthousiaste
Au gracieux état du rire universel.



Salut ! Divinités par la rose et le sel,
Et les premiers jouets de la jeune lumière,
Îles !... Ruches bientôt quand la flamme première
Fera que votre roche, îles que je prédis,
Ressente en rougissant de puissants paradis ;
Cimes qu’un feu féconde à peine intimidées,
Bois qui bourdonnerez de bêtes et d’idées,
D’hymnes d’hommes comblés des dons du juste éther,
Îles ! dans la rumeur des ceintures de mer,
Mères vierges toujours, même portant ces marques,
Vous m’êtes à genoux de merveilleuses Parques :
Rien n’égale dans l’air les fleurs que vous placez,
Mais dans la profondeur, que vos pieds sont glacés !



De l’âme les apprêts sous la tempe calmée,
Ma mort, enfant secrète et déjà si formée,
Et vous, divins dégoûts qui me donniez l’essor,
Chastes éloignements des lustres de mon sort,
Ne fûtes-vous, ferveur, qu’une noble durée ?
Nulle jamais des dieux plus près aventurée
N’osa peindre à son front leur souffle ravisseur,
Et de la nuit parfaite implorant l’épaisseur,
Prétendre par la lèvre au suprême murmure.

Je soutenais l’éclat de la mort toute pure
Telle j’avais jadis le soleil soutenu...
Mon corps désespéré tendait le torse nu
Où l’âme, ivre de soi, de silence et de gloire,
Prête à s’évanouir de sa propre mémoire,
écoute, avec espoir, frapper au mur pieux
Ce cœur, — qui se ruine à coups mystérieux
Jusqu’à ne plus tenir que de sa complaisance
Un frémissement fin de feuille, ma présence...

Attente vaine, et vaine... Elle ne peut mourir
Qui devant son miroir pleure pour s’attendrir.


Ô n’aurait-il fallu, folle, que j’accomplisse
Ma merveilleuse fin de choisir pour supplice
Ce lucide dédain des nuances du sort ?
Trouveras-tu jamais plus transparente mort
Ni de pente plus pure où je rampe à ma perte
Que sur ce long regard de victime entr’ouverte,
Pâle, qui se résigne et saigne sans regret ?
Que lui fait tout le sang qui n’est plus son secret ?
Dans quelle blanche pais cette pourpre la laisse,
À l’extrême de l’être et belle de faiblesse !
Elle calme le temps qui la vient abolir,
Le moment souverain ne la peut plus pâlir,
Tant la chair vide baise une sombre fontaine !
Elle se fait toujours plus seule et plus lointaine...
Et moi, d’un tel destin, le cœur toujours plus près,
Mon cortège, en esprit, se berçait de cyprès...
Vers un aromatique avenir de fumée,
Je me sentais conduite, offerte et consumée ;
Toute, toute promise aux nuages heureux !
Même, je m’apparus cet arbre vaporeux,
De qui la majesté légèrement perdue
S’abandonne à l’amour de toute l’étendue.
L’être immense me gagne, et de mon cœur divin
L’encens qui brûle expire une forme sans fin...
Tous les corps radieux tremblent dans mon essence !...

Non, non !... N’irrite plus cette réminiscence !
Sombre lys ! Ténébreuse allusion des cieux,
Ta vigueur n’a pu rompre un vaisseau précieux...
Parmi tous les instants tu touchais au suprême...
— Mais qui l’emporterait sur la puissance même,
Avide par tes yeux de contempler le jour
Qui s’est choisi ton front pour lumineuse tour ?

Cherche, du moins, dis-toi, par quelle sourde suite
La nuit, d’entre les morts, au jour t’a reconduite ?
Souviens-toi de toi-même, et retire à l’instinct
Ce fil (ton doigt doré le dispute au matin),
Ce fil dont la finesse aveuglément suivie
Jusque sur cette rive a ramené ta vie...
Sois subtile... cruelle... ou plus subtile !... Mens !...
Mais sache !... Enseigne-moi par quels enchantements,
Lâche que n’a su fuir sa tiède fumée,
Ni le souci d’un sein d’argile parfumée,
Par quel retour sur toi, reptile, as-tu repris
Tes parfums de caverne et tes tristes esprits ?



Hier la chair profonde, hier, la chair maîtresse
M’a trahie... Oh ! sans rêve, et sans une caresse !...
Nul démon, nul parfum ne m’offrit le péril
D’imaginaires bras mourant au col viril ;
Ni, par le Cygne-Dieu, de plumes offensée
Sa brûlante blancheur n’effleura ma pensée...

Il eût connu pourtant le plus tendre des nids !
Car toute à la faveur de mes membres unis,
Vierge, je fus dans l’ombre une adorable offrande...
Mais le sommeil s’éprit d’une douceur si grande,
Et nouée à moi-même au creux de mes cheveux,
J’ai mollement perdu mon empire nerveux.
Au milieu de mes bras, je me suis faite une autre...
Qui s’aliène ?... Qui s’envole ?... Qui se vautre ?...
À quel détour caché, mon cœur s’est-il fondu ?
Quelle conque a redit le nom que j’ai perdu ?
Le sais-je, quel reflux traître m’a retirée
De mon extrémité pure et prématurée,
Et m’a repris le sens de mon vaste soupir ?
Comme l’oiseau se pose, il fallut m’assoupir.

Ce fut l’heure, peut-être, où la devineresse
Intérieure s’use et se désintéresse :
Elle n’est plus la même... Une profonde enfant
Des degrés inconnus vainement se défend,
Et redemande au loin ses mains abandonnées.
Il faut céder aux vœux des mortes couronnées
Et prendre pour visage un souffle...
Doucement, Me voici : mon front touche à ce consentement...
Ce corps, je lui pardonne, et je goûte à la cendre
Je me remets entière au bonheur de descendre,
Ouverte aux noirs témoins, les bras suppliciés,
Entre des mots sans fin, sans moi, balbutiés.
Dors, ma sagesse, dors. Forme-toi cette absence ;
Retourne dans le germe et la sombre innocence,
Abandonne-toi vive aux serpents, aux trésors.
Dors toujours ! Descends, dors toujours ! Descends, dors, dors !

(La porte basse c’est une bague... où la gaze
Passe... Tout meurt, tout rit dans la gorge qui jase...
L’oiseau boit sur ta bouche et tu ne peux le voir...
Viens plus bas, parle bas... Le noir n’est pas si noir...)



Délicieux linceuls, mon désordre tiède,
Couche où je me répands, m’interroge et me cède,
Où j’allai de mon cœur noyer les battements,
Presque tombeau vivant dans mes appartements,
Qui respire, et sur qui l’éternité s’écoute,
Place pleine de moi qui m’avez prise toute,
Ô forme de ma forme et la creuse chaleur
Que mes retours sur moi reconnaissaient la leur,
Voici que tant d’orgueil qui dans vos plis se plonge
À la fin se mélange aux bassesses du songe !
Dans vos nappes, où lisse elle imitait sa mort
L’idole malgré soi se dispose et s’endort,
Lasse femme absolue, et les yeux dans ses larmes,
Quand, de ses secrets nus les antres et les charmes,
Et ce reste d’amour que se gardait le corps
Corrompirent sa perte et ses mortels accords.

Arche toute secrète, et pourtant si prochaine,
Mes transports, cette nuit, pensaient briser ta chaîne ;
Je n’ai fait que bercer de lamentations
Tes flancs chargés de jour et de créations !
Quoi ! mes yeux froidement que tant d’azur égare
Regardent là périr l’étoile fine et rare,
Et ce jeune soleil de mes étonnements
Me paraît d’une aïeule éclairer les tourments,
Tant sa flamme aux remords ravit leur existence,
Et compose d’aurore une chère substance
Qui se formait déjà substance d’un tombeau !...
O, sur toute la mer, sur mes pieds, qu’il est beau !
Tu viens !... Je suis toujours celle que tu respires,
Mon voile évaporé me fuit vers tes empires...

... Alors, n’ai-je formé vains adieux si je vis,
Que songes ?... Si je viens, en vêtements ravis,
Sur ce bord, sans horreur, humer la haute écume,
Boire des yeux l’immense et riante amertume,
L’être contre le vent, dans le plus vif de l’air,
Recevant au visage un appel de la mer ;
Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde
L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde
Au cap tonne, immolant un monstre de candeur,
Et vient des hautes mers vomir la profondeur
Sur ce roc, d’où jaillit jusque vers mes pensées
Un éblouissement d’étincelles glacées,
Et sur toute ma peau que morde l’âpre éveil,
Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil,
Que j’adore mon cœur où tu te viens connaître,
Doux et puissant retour du délice de naître,

Feu vers qui se soulève une vierge de sang
Sous les espèces d’or d’un sein reconnaissant !

 

 

 

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