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La Chanson Grise
6 juin 2013

Jean de La Fontaine, Fables (sélection)

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 (1621 Château-Thierry - Paris 1695)

 

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La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf

Fable n° 3

Livre I

 

Une Grenouille vit un Bœuf,
Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse s’étend, et s’enfle et se travaille,
Pour égaler l’animal en grosseur ;
Disant : Regardez bien, ma sœur,
Est-ce assez ? dites-moi ? n’y suis-je point encore ?
Nenni. M’y voici donc ? Point du tout. M’y voilà ?
Vous n’en approchez point. La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout Bourgeois veut bâtir comme les grands Seigneurs ;
Tout petit Prince a des Ambassadeurs :
Tout Marquis veut avoir des Pages.

 

 

 

Le Loup et le Chien

Fable n° 5

Livre I

 

Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les Chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau ;
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers.
Mais il fallait livrer bataille ;
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu’il admire :
Il ne tiendra qu’à vous, beau Sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? Rien d’assuré ; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi ; vous aurez bien un meilleur destin.
Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis ; à son Maître complaire ;
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons ;
Os de poulets, os de pigeons :
Sans parler de mainte caresse.
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vit le col du Chien pelé.
Qu’est-ce là, lui dit-il ? Rien. Quoi rien ? Peu de chose.
Mais encor ? Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ? dit le Loup, vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours ; mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte ;
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, Maître Loup s’enfuit, et court encore.

 

 

 

Le Rat de ville et le Rat des champs

Fable n° 9

Livre I

 

Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
À des reliefs d’Ortolans.
Sur un Tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.
Le régal fut fort honnête :
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.
À la porte de la salle
Ils entendirent du bruit.
Le Rat de ville détale,
Son camarade le suit.
Le bruit cesse, on se retire,
Rat en campagne aussitôt :
Et le Citadin de dire,
Achevons tout notre rôt.
C’est assez, dit le Rustique ;
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi.
Mais rien ne me vient interrompre ;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc, fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.

 

 

 

La Mort et le Bûcheron

Fable n° 16

Livre I

 

Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire
C'est, dit-il, afin de m'aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d'où nous sommes.
Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.

 

 

 

Le Renard et le Buste

Fable n° 14

Livre IV

 

Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre ;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L’Âne n’en sait juger que par ce qu’il en voit.
Le Renard au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens ; et quand il s’aperçoit
Que leur fait n’est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu’un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.
C’était un buste creux, et plus grand que nature.
Le Renard, en louant l’effort de la sculpture :
« Belle tête, dit-il ; mais de cervelle point. »
Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point ?

 

 

 

Le Pot de terre et le Pot de fer

Fable n° 2

Livre V

 

Le Pot de fer proposa
Au Pot de terre un voyage.
Celui-ci s’en excusa,
Disant qu’il ferait que sage
De garder le coin du feu :
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause :
Il n’en reviendrait morceau.
« Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,
Je ne vois rien qui vous tienne.
– Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le Pot de fer :
Si quelque matière dure
Vous menace, d’aventure,
Entre deux je passerai,
Et du coup vous sauverai. »
Cette offre le persuade.
Pot de fer son camarade
Se met droit à ses côtés.
Mes gens s’en vont à trois pieds,
Clopin-clopant, comme ils peuvent,
L’un contre l’autre jetés
Au moindre hoquet qu’ils trouvent.
Le Pot de terre en souffre ; il n’eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans qu’il eût lieu de se plaindre.
Ne nous associons qu’avecque nos égaux ;
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d’un de ces pots.

 

 

 

Le Chartier embourbé

Fable n° 18

Livre VI

 

Le Phaéton d’une voiture à foin
Vit son char embourbé. Le pauvre homme était loin
De tout humain secours : c’était à la campagne
Près d’un certain canton de la Basse-Bretagne,
Appelé Quimper-Corentin.
On sait assez que le Destin
Adresse là les gens quand il veut qu’on enrage.
Dieu nous préserve du voyage !
Pour venir au Chartier embourbé dans ces lieux,
Le voilà qui déteste et jure de son mieux,
Pestant en sa fureur extrême,
Tantôt contre les trous, puis contre ses chevaux,
Contre son char, contre lui-même.
Il invoque à la fin le dieu dont les travaux
Sont si célèbres dans le monde :
« Hercule, lui dit-il, aide-moi ; si ton dos
A porté la machine ronde,
Ton bras peut me tirer d’ici. »
Sa prière étant faite, il entend dans la nue
Une voix qui lui parle ainsi :
« Hercule veut qu’on se remue,
Puis il aide les gens. Regarde d’où provient
L’achoppement qui te retient.
Ôte d’autour de chaque roue
Ce malheureux mortier, cette maudite boue
Qui jusqu’à l’essieu les enduit ;
Prends ton pic, et me romps ce caillou qui te nuit ;
Comble-moi cette ornière. As-tu fait ? – Oui, dit l’homme.
– Or bien je vais t’aider, dit la voix ; prends ton fouet.
– Je l’ai pris... Qu’est ceci ? mon char marche à souhait.
Hercule en soit loué ! » Lors la voix : « Tu vois comme
Tes chevaux aisément se sont tirés de là.
Aide-toi, le Ciel t’aidera. »

 

 

 

Les Animaux malades de la peste

Fable n° 1

Livre VII

 

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux Animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
À chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie ;
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? nulle offense ;
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi ;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
– Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Et bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur ;
Et quant au berger, l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire. »
Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples Mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance
Qu’en un pré de moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »
À ces mots, on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait. On le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

 

 

 

Le Héron

Fable n° 4

Livre VII

 

Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou :
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
Avec le Brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord ; l’oiseau n’avait qu’à prendre.
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit :
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments l’appétit vint : l’oiseau,
S’approchant du bord, vit sur l’eau
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux,
Comme le rat du bon Horace.
« Moi, des tanches ! dit-il ; moi, Héron, que je fasse
Une si pauvre chère ! et pour qui me prend-on ? »
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
« Du goujon ! c’est bien là le dîner d’un Héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise ! »
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner ;
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n’est pas aux hérons
Que je parle : écoutez, humains, un autre conte ;
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.

 

 

 

La Fille

Fable n° 5

Livre VII

 

Certaine fille, un peu trop fière
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait et beau, d’agréable manière,
Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.
Cette fille voulait aussi
Qu’il eût du bien, de la naissance,
De l’esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le Destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d’importance.
La belle les trouva trop chétifs de moitié :
« Quoi ! moi ? quoi ! ces gens-là ? l’on radote, je pense.
À moi les proposer ! hélas ! ils font pitié :
Voyez un peu la belle espèce ! »
L’un n’avait en l’esprit nulle délicatesse ;
L’autre avait le nez fait de cette façon-là :
C’était ceci, c’était cela ;
C’était tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis, les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. « Ah ! vraiment je suis bonne
De leur ouvrir la porte ! Ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne :
Grâce à Dieu, je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude. »
La belle se sut gré de tous ces sentiments.
L’âge la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un an se passe, et deux, avec inquiétude :
Le chagrin vient ensuite ; elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l’Amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu’elle échappât au Temps, cet insigne larron.
Les ruines d’une maison
Se peuvent réparer : que n’est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari. »
Je ne sais quel désir le lui disait aussi :
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu’on n’aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.

 

 

 

Les Vautours et les Pigeons

Fable n° 8

Livre VII

 

Mars autrefois mit tout l’air en émeute.
Certain sujet fit naître la dispute
Chez les oiseaux ; non ceux que le Printemps
Mène à sa Cour, et qui, sous la feuillée,
Par leur exemple et leurs sons éclatants
Font que Vénus est en nous réveillée ;
Ni ceux encor que la Mère d’Amour
Met à son char : mais le peuple Vautour,
Au bec retors, à la tranchante serre,
Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il plut du sang ; je n’exagère point.
Si je voulais conter de point en point
Tout le détail, je manquerais d’haleine.
Maint chef périt, maint héros expira ;
Et sur son roc Prométhée espéra
De voir bientôt une fin à sa peine.
C’était plaisir d’observer leurs efforts ;
C’était pitié de voir tomber les morts.
Valeur, adresse, et ruses, et surprises,
Tout s’employa : Les deux troupes éprises
D’ardent courroux n’épargnaient nuls moyens
De peupler l’air que respirent les ombres :
Tout élément remplit de citoyens
Le vaste enclos qu’ont les royaumes sombres.
Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d’une autre nation
Au col changeant, au cœur tendre et fidèle.
Elle employa sa médiation
Pour accorder une telle querelle.
Ambassadeurs par le peuple Pigeon
Furent choisis, et si bien travaillèrent,
Que les Vautours plus ne se chamaillèrent.
Ils firent trêve, et la paix s’ensuivit :
Hélas ! ce fut aux dépens de la race
À qui la leur aurait dû rendre grâce.
La gent maudite aussitôt poursuivit
Tous les pigeons, en fit ample carnage,
En dépeupla les bourgades, les champs.
Peu de prudence eurent les pauvres gens,
D’accommoder un peuple si sauvage.
Tenez toujours divisés les méchants ;
La sûreté du reste de la terre
Dépend de là : Semez entre eux la guerre,
Ou vous n’aurez avec eux nulle paix.
Ceci soit dit en passant ; Je me tais.

 

 

 

Le Coche et la Mouche

Fable n° 9

Livre VII

 

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au Soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes, Moine, vieillards, tout était descendu.
L’attelage suait , soufflait , était rendu.
Une Mouche survient, et des chevaux s’approche ;
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine,
S’assied sur le timon, sur le nez du Cocher ;
Aussitôt que le char chemine,
Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire ;
Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit
Un Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La Mouche en ce commun besoin
Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ;
Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.
Le Moine disait son Bréviaire ;
Il prenait bien son temps ! une femme chantait ;
C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !
Dame Mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt :
J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires.
Ils font partout les nécessaires ;
Et, partout importuns devraient être chassés.

 

 

 

L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit

Fable n° 12

Livre VII

 

Qui ne court après la Fortune ?
Je voudrais être en lieu d’où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du Sort, de royaume en royaume,
Fidèles courtisans d’un volage fantôme.
Quand ils sont près du bon moment,
L’inconstante aussitôt à leurs désirs échappe.
Pauvres gens ! Je les plains ; car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.
« Cet homme, disent-ils, était planteur de choux ;
Et le voilà devenu pape !
Ne le valons-nous pas ? » Vous valez cent fois mieux :
Mais que vous sert votre mérite ?
La Fortune a-t-elle des yeux ?
Et puis la papauté vaut-elle ce qu’on quitte,
Le repos ? le repos, trésor si précieux
Qu’on en faisait jadis le partage des Dieux ?
Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne cherchez point cette Déesse,
Elle vous cherchera ; son sexe en use ainsi.
Certain couple d’amis, en un bourg établi,
Possédait quelque bien. L’un soupirait sans cesse
Pour la Fortune ; il dit à l’autre un jour :
« Si nous quittions notre séjour ?
Vous savez que nul n’est prophète
En son pays : cherchons notre aventure ailleurs.
– Cherchez, dit l’autre ami ; pour moi, je ne souhaite
Ni climats ni destins meilleurs.
Contentez-vous, suivez votre humeur inquiète :
Vous reviendrez bientôt. Je fais vœu cependant
De dormir en vous attendant. »
L’ambitieux, ou, si l’on veut, l’avare,
S’en va par voie et par chemin.
Il arriva le lendemain
En un lieu que devait la Déesse bizarre
Fréquenter sur tout autre ; et ce lieu, c’est la cour.
Là donc pour quelque temps il fixe son séjour,
Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que l’on sait être les meilleures ;
Bref, se trouvant à tout, et n’arrivant à rien.
« Qu’est ceci ? se dit-il, cherchons ailleurs du bien.
La Fortune pourtant habite ces demeures ;
Je la vois tous les jours entrer chez celui-ci,
Chez celui-là : d’où vient qu’aussi
Je ne puis héberger cette capricieuse ?
On me l’avait bien dit, que des gens de ce lieu
L’on n’aime pas toujours l’humeur ambitieuse.
Adieu, messieurs de cour ; messieurs de cour, adieu :
Suivez jusqu’au bout une ombre qui vous flatte.
La Fortune a, dit-on, des temples à Surate ;
Allons là. » Ce fut un de dire et s’embarquer.
Âmes de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route,
Et le premier osa l’abîme défier.
Celui-ci, pendant son voyage,
Tourna les yeux vers son village
Plus d’une fois, essuyant les dangers
Des pirates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres de la Mort : avec beaucoup de peines
On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.
L’homme arrive au Mogol ; on lui dit qu’au Japon
La Fortune pour lors distribuait ses grâces.
Il y court. Les mers étaient lasses
De le porter ; et tout le fruit
Qu’il tira de ses longs voyages,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages :
« Demeure en ton pays, par la nature instruit. »
Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Mogol l’avait été :
Ce qui lui fit conclure en somme,
Qu’il avait à grand tort son village quitté.
Il renonce aux courses ingrates,
Revient en son pays, voit de loin ses pénates,
Pleure de joie, et dit : « Heureux qui vit chez soi,
De régler ses désirs faisant tout son emploi !
Il ne sait que par ouïr dire
Ce que c’est que la cour, la mer et ton empire,
Fortune, qui nous fais passer devant les yeux
Des dignités, des biens que jusqu’au bout du monde
On suit, sans que l’effet aux promesses réponde.
Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux. »
En raisonnant de cette sorte,
Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il la trouve assise à la porte
De son ami plongé dans un profond sommeil.

 

 

 

Les deux Coqs

Fable n° 13

Livre VII

 

Deux Coqs vivaient en paix : une Poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ; et c’est de toi que vint
Cette querelle envenimée
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint !
Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint ;
Le bruit s’en répandit par tout le voisinage :
La gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d’une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut :
Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu’un rival, tout fier de sa défaite
Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours
Cet objet rallumer sa haine et son courage ;
Il aiguisait son bec, battait l’air et ses flancs,
Et, s’exerçant contre les vents,
S’armait d’une jalouse rage.
Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S’alla percher, et chanter sa victoire.
Un Vautour entendit sa voix :
Adieu les amours et la gloire ;
Tout cet orgueil périt sous l’ongle du Vautour.
Enfin, par un fatal retour,
Son rival autour de la Poule
S’en revint faire le coquet.
Je laisse à penser quel caquet ;
Car il eut des femmes en foule.
La Fortune se plaît à faire de ces coups :
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du Sort, et prenons garde à nous
Après le gain d’une bataille.

 

 

 

Le Chat, la Belette et le petit Lapin

Fable n° 16

Livre VII

 

Du palais d’un jeune Lapin
Dame Belette, un beau matin,
S’empara : c’est une rusée.
Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates, un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
« Ô Dieux hospitaliers ! que vois-je ici paraître ?
Dit l’animal chassé du paternel logis.
Holà ! madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays. »
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
C’était un beau sujet de guerre,
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant !
« Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l’octroi
À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi. »
Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
« Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?
– Or bien, sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis. »
C’était un Chat vivant comme un dévot ermite,
Un Chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l’agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant Sa Majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit : « Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause. »
L’un et l’autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,
Grippeminaud, le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
Les petits souverains se rapportant aux rois.

 

 

 

La Tête et la Queue du Serpent

Fable n° 17

Livre VII

 

Le Serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et Queue ; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles :
Si bien qu’autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas.
La Tête avait toujours marché devant la Queue.
La Queue au Ciel se plaignit,
Et lui dit :
« Je fais mainte et mainte lieue,
Comme il plaît à celle-ci :
Croit-elle que toujours j’en veuille user ainsi ?
Je suis son humble servante.
On m’a faite, Dieu merci,
Sa sœur et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte
Aussi bien qu’elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin, voilà ma requête :
C’est à vous de commander
Qu’on me laisse précéder
À mon tour ma sœur la Tête.
Je la conduirai si bien,
Qu’on ne se plaindra de rien. »
Le Ciel eut pour ses vœux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors ; et la guide nouvelle,
Qui ne voyait, au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre :
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les États tombés dans son erreur !

 

 

 

Un Animal dans la Lune

Fable n° 18

Livre VII

 

Pendant qu’un philosophe assure,
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure,
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison ; et la philosophie
Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont,
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l’environne,
Sur l’organe et sur l’instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement :
J’en dirai quelque jour les raisons amplement.
J’aperçois le soleil : quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n’a que trois pieds de tour :
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l’œil de la nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l’angle et les côtés ma main la détermine.
L’ignorant le croit plat ; j’épaissis sa rondeur :
Je le rends immobile ; et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âme, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l’apparence ;
Je ne suis point d’intelligence
Avecque mes regards, peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille, lente à m’apporter les sons.
Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse :
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une tête de femme est au corps de la lune.
Y peut-elle être ? Non. D’où vient donc cet objet ?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La lune nulle part n’a sa surface unie :
Montueuse en des lieux, en d’autres aplanie,
L’ombre avec la lumière y peut tracer souvent,
Un homme, un bœuf, un éléphant.
Naguère l’Angleterre y vit chose pareille,
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau ;
Et chacun de crier merveille.
Il était arrivé là-haut un changement
Qui présageait sans doute un grand événement.
Savait-on si la guerre entre tant de puissances
N’en était point l’effet ? Le Monarque accourut :
Il favorise en roi ces hautes connaissances.
Le monstre dans la lune à son tour lui parut.
C’était une souris cachée entre les verres ;
Dans la lunette était la source de ces guerres.
On en rit. Peuple heureux ! quand pourront les François
Se donner, comme vous, entiers à ces emplois ?
Mars nous fait recueillir d’amples moissons de gloire :
C’est à nos ennemis de craindre les combats,
À nous de les chercher, certains que la Victoire,
Amante de Louis, suivra partout ses pas.
Ses lauriers nous rendront célèbres dans l’histoire.
Même les Filles de Mémoire
Ne nous ont point quittés ; nous goûtons des plaisirs :
La paix fait nos souhaits et non point nos soupirs.
Charles en sait jouir : il saurait dans la guerre
Signaler sa valeur, et mener l’Angleterre
À ces jeux qu’en repos elle voit aujourd’hui.
Cependant s’il pouvait apaiser la querelle,
Que d’encens ! est-il rien de plus digne de lui ?
La carrière d’Auguste a-t-elle été moins belle
Que les fameux exploits du premier des Césars ?
Ô peuple trop heureux ! quand la paix viendra-t-elle
Nous rendre, comme vous, tout entiers aux beaux-arts ?

 

 

 

Le Savetier et le Financier

Fable n° 2

Livre VIII

 

Un Savetier chantait du matin jusqu’au soir :
C’était merveilles de le voir,
Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages,
Plus content qu’aucun des Sept Sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d’or,
Chantait peu, dormait moins encore :
C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l’éveillait ;
Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? – Par an ? ma foi, monsieur,
Dit avec un ton de rieur,
Le gaillard Savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année :
Chaque jour amène son pain.
– Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
– Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes :
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »
Le Financier, riant de sa naïveté,
Lui dit : « Je vous veux mettre aujourd’hui sur le trône.
Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin. »
Le Savetier crut voir tout l’argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,
Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L’argent, et sa joie à la fois.
Plus de chant : il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis :
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent. À la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus :
« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus. »

 

 

 

Les deux Amis

Fable n° 11

Livre VIII

 

Deux vrais Amis vivaient au Monomotapa :
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Et mettait à profit l’absence du soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme ;
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L’Ami couché s’étonne ; il prend sa bourse, il s’arme,
Vient trouver l’autre, et dit : « Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme
À mieux user du temps destiné pour le somme :
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée ; allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? une esclave assez belle
Était à mes côtés ; voulez-vous qu’on l’appelle ?
– Non, dit l’Ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m’êtes, en dormant, un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai ; je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause. »
Qui d’eux aimait le mieux ? Que t’en semble, lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu’on la propose.
Qu’un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même :
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.

 

 

 

Les Femmes et le Secret

Fable n° 6

Livre VIII

 

Rien ne pèse tant qu’un secret ;
Le porter loin est difficile aux dames ;
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un mari s’écria,
La nuit, étant près d’elle : « Ô Dieux ! qu’est-ce cela ?
Je n’en puis plus ; on me déchire ;
Quoi j’accouche d’un œuf ! – D’un œuf ? – Oui, le voilà,
Frais et nouveau pondu : gardez bien de le dire ;
On m’appellerait poule. Enfin n’en parlez pas. »
La Femme, neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire ;
Mais ce serment s’évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L’épouse, indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé ;
Et de courir chez sa voisine :
« Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé ;
N’en dites rien surtout, car vous me feriez battre :
Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu, gardez-vous bien
D’aller publier ce mystère.
– Vous moquez-vous ? dit l’autre : ah ! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien. »
La femme du pondeur s’en retourne chez elle.
L’autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits :
Au lieu d’un œuf elle en dit trois.
Ce n’est pas encore tout ; car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l’oreille le fait :
Précaution peu nécessaire ;
Car ce n’était plus secret.
Comme le nombre d’œufs, grâce à la Renommée,
De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d’un cent.

 

 

 

Le Rat et l’Huître

Fable n° 9

Livre VIII

 

Un Rat, hôte d’un champ, rat de peu de cervelle,
Des lares paternels un jour se trouva sou.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu’il fut hors de la case :
« Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase. »
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours, le voyageur arrive
En un certain canton où Thétys sur la rive
Avait laissé mainte huître ; et notre Rat d’abord
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
« Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n’osait voyager, craintif au dernier point :
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire ;
J’ai passé les déserts ; mais nous n’y bûmes point. »
D’un certain magister le Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs,
N’étant pas de ces Rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d’huîtres toutes closes,
Une s’était ouverte ; et, bâillant au soleil,
Par un doux zéphyr réjouie,
Humait l’air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d’un goût, à la voir, nonpareil.
D’aussi loin que le Rat voit cette Huître qui bâille :
« Qu’aperçois-je ? dit-il, c’est quelque victuaille ;
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère, ou jamais. »
Là-dessus, maître Rat, plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ; car l’huître tout d’un coup
Se referme. Et voilà ce que fait l’ignorance.
Cette fable contient plus d’un enseignement :
Nous y voyons premièrement :
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d’étonnement ;
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

 

 

 

L’Avantage de la science

Fable n° 19

Livre VIII

 

Entre deux bourgeois d’une ville
S’émut jadis un différend :
L’un était pauvre, mais habile ;
L’autre, riche, mais ignorant.
Celui-ci sur son concurrent
Voulait emporter l’avantage ;
Prétendait que tout homme sage
Était tenu de l’honorer.
C’était tout homme sot ; car pourquoi révérer
Des biens dépourvus de mérite ?
La raison m’en semble petite.
« Mon ami, disait-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable ;
Mais, dites-moi, tenez-vous table ?
Que sert à vos pareils de lire incessamment ?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.
La République a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien !
Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez
À messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés. »
Ces mots remplis d’impertinence
Eurent le sort qu’ils méritaient.
L’homme lettré se tut, il avait trop à dire.
La guerre le vengea bien mieux qu’une satire.
Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient :
L’un et l’autre quitta sa ville.
L’ignorant resta sans asile ;
Il reçut partout des mépris :
L’autre reçut partout quelque faveur nouvelle :
Cela décida leur querelle.
Laissez dire les sots ; le savoir a son prix.

 

 

 

Les deux Pigeons

Fable n° 2

Livre IX

 

Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre :
L’un d’eux, s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel ! Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encore, si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs : qui vous presse ? un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste ? »
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point ;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : J’étais là ; telle chose m’advint :
Vous y croirez être vous-même. »
À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne : et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encore que l’orage
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie ;
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un lacs,
Les menteurs et traîtres appas.
Le lacs était usé ; si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt, et le pis du destin
Fut qu’un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d’à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l’aile et tirant le pied,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s’en retourna :
Que bien, que mal, elle arriva,
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J’ai quelquefois aimé : je n’aurais pas alors,
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servis, engagé par mes premiers serments.
Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encore se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ?

 

 

 

L’Huître et les Plaideurs

Fable n° 9

Livre IX

 

Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître, que le flot y venait d’apporter :
Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
À l’égard de la dent il fallut contester.
L’un se baissait déjà pour amasser la proie ;
L’autre le pousse, et dit : « Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l’apercevoir
En sera le gobeur ; l’autre le verra faire.
– Si par là l’on juge l’affaire,
Reprit son compagnon, j’ai l’œil bon, Dieu merci.
– Je ne l’ai pas mauvais aussi,
Dit l’autre ; et je l’ai vue avant vous, sur ma vie.
– Hé bien ! vous l’avez vue ; et moi je l’ai sentie. »
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin, fort gravement, ouvre l’Huître, et la gruge,
Nos deux messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d’un ton de président :
« Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens ; et qu’en paix chacun chez soi s’en aille. »
Mettez ce qu’il en coûte à plaider aujourd’hui ;
Comptez ce qu’il en reste à beaucoup de familles ;
Vous verrez que Perrin tire l’argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.

 

 

 

Le Loup et le Renard

Fable n° 6

Livre XI

 

Le lion devenu vieux était couché, malade,
dans son antre, et tous les animaux étaient venus
rendre visite à leur prince,
à l’exception du renard.
Alors le loup, saisissant l’occasion favorable,
accusa le renard par-devant le lion :
« il n’avait, disait-il, aucun égard pour celui qui
était leur maître à tous, et c’est pour cela qu’il
n’était même pas venu le visiter. » Sur ces entrefaites
le renard arrivait lui aussi, et il entendit les
dernières paroles du loup.
Alors le lion poussa un rugissement contre le renard.
Mais celui-ci, ayant demandé un moment pour se justifier :
« Et qui, dit-il, parmi tous ceux qui sont ici réunis,
t’a rendu un aussi grand service que moi, qui suis allé
partout demander aux médecins un remède pour te guérir,
et qui l’ai trouvé ? »
Le lion lui enjoignit de dire aussitôt quel était ce remède.
Le renard répondit : « C’est d’écorcher vif un loup,
et de te revêtir de sa peau toute chaude. »
Le loup fut incontinent mis à mort, et le renard dit en riant :
« Il ne faut pas exciter le maître à la
malveillance, mais à la douceur, »

 

 

 

La Forêt et le Bûcheron

Fable n° 16

Livre XII

 

Un Bûcheron venait de rompre ou d’égarer
Le bois dont il avait emmanché sa cognée.
Cette perte ne put sitôt se réparer
Que la Forêt n’en fût quelque temps épargnée.
L’Homme enfin la prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche,
Afin de faire un autre manche :
Il irait employer ailleurs son gagne-pain ;
Il laisserait debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectait la vieillesse et les charmes.
L’innocente forêt lui fournit d’autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer :
Le misérable ne s’en sert
Qu’à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux ornements.
Elle gémit à tous moments :
Son propre don fait son supplice.
Voilà le train du monde et de ses sectateurs :
On s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d’en parler. Mais que de doux ombrages
Soient exposés à ces outrages,
Qui ne se plaindrait là-dessus ?
Hélas ! j’ai beau crier et me rendre incommode,
L’ingratitude et les abus
N’en seront pas moins à la mode.

 

 

►◄

INTÉGRALE  :

http://www.lesfables.fr/

 

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Commentaires
J
Cela me rappelle ma jeunesse, nos récitations que l'on apprenait par cœur.
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