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La Chanson Grise
6 juin 2013

C'est un beau jour de pluie, Éric-Emmanuel Schmitt

 

Cette nouvelle est extraite du recueil : "Odette Toulemonde et autres histoires"

300 T copie

 

 

C’est un beau jour de pluie

 

 

Maussade, elle regardait la pluie s’abattre sur la forêt landaise.

— Quel sale temps !

— Tu te trompes, ma chérie.

— Quoi ? Viens mettre le nez dehors. Tu verras à quel point le ciel dégouline !

— Justement.

Il s’avança sur la terrasse, approcha le jardin à la limite des gouttes et, narines gonflées, oreilles dressées, nuque renversée pour mieux sentir le souffle humide sur sa figure, il murmura les yeux mi-clos en reniflant le ciel mercure :

— C’est un beau jour de pluie.

Il semblait sincère. Ce jour-là, elle acquit deux certitudes définitives : il l’agaçait profondément et, si elle le pouvait, elle ne le quitterait jamais.

 

Hélène ne se souvenait pas d’avoir vécu un moment parfait. Petite, elle interloquait déjà ses parents par son attitude, rangeant sans cesse sa chambre, changeant de vêtements à la moindre tache, tressant ses nattes jusqu’à obtenir une impeccable symétrie ; elle frémit d’horreur lorsqu’on l’emmena applaudir le ballet Le Lac des cygnes car elle seule remarqua que les alignements des danseuses manquaient de rigueur, que les tutus ne retombaient pas ensemble et qu’à chaque fois une ballerine – jamais la même ! – brisait les mouvements collectifs ; à l’école, elle prenait grand soin de ses affaires et le maladroit qui lui rendait un livre corné provoquait ses larmes, lui retirant, dans le secret de sa conscience, une couche de la mince confiance qu’elle plaçait en l’humanité. Adolescente, elle conclut que la nature ne valait pas mieux que les hommes quand elle constata que ses deux seins – ravissants, de l’avis général – n’avaient pas exactement une forme identique, qu’un de ses pieds s’obstinait à faire du trente-huit et l’autre du trente-huit et demi, et que sa taille ne dépasserait pas, malgré ses efforts, un mètre soixante et onze – un mètre soixante et onze – est-ce un chiffre, ça ? Adulte, elle survola des études de droit et fréquenta surtout les bancs de l’université pour se fournir en fiancés.

Peu de jeunes filles accumulèrent autant d’aventures qu’Hélène. Celles qui frôlèrent sa performance collectionnaient les amants par voracité sexuelle ou instabilité mentale ; Hélène, elle, collectionnait par idéalisme. Chaque nouveau garçon lui semblait, enfin, le bon ; dans l’étonnement de la rencontre, dans le charme des premiers échanges, elle parvenait à lui prêter les qualités dont elle rêvait ; quelques jours et nuits plus tard, lorsque l’illusion tombait et qu’il lui apparaissait tel qu’il était, elle l’abandonnait avec autant de fermeté qu’elle l’avait attiré.

 

Hélène souffrait de vouloir faire coexister deux exigences qui se répugnent : l’idéalisme et la lucidité.

À raison d’un prince charmant par semaine, elle finit par se dégoûter d’elle et des hommes. En dix ans, la jeune fille enthousiaste et naïve devint une trentenaire cynique, désabusée. Heureusement, son physique n’en portait aucune trace car sa blondeur lui procurait de l’éclat, sa vivacité sportive passait pour de l’enjouement, et sa peau lumineuse gardait ce velours pâle qui donnait à toute lèvre l’envie de l’embrasser.

Quand Antoine l’aperçut lors d’une conciliation d’avocats, c’est lui qui tomba amoureux. Elle lui permit d’entreprendre une cour ardente car il lui était indifférent. Trente-cinq ans, ni beau ni laid, sympathique, beige de peau, de cheveu et d’œil, il n’avait de remarquable que sa taille ; perché à deux mètres, il s’excusait de dépasser ses contemporains par un sourire constant et une légère voussure des épaules. On s’accordait à juger son cerveau supérieurement équipé mais aucune intelligence n’impressionnait Hélène qui ne s’en estimait pas dépourvue. L’inondant d’appels, de lettres spirituelles, de bouquets, d’invitations à des soirées originales, il se montra si drôle, si constant et si vif qu’Hélène, un peu par désœuvrement et beaucoup parce qu’elle n’avait épinglé aucun spécimen aussi gigantesque dans son herbier d’amants, l’autorisa à croire qu’il l’avait séduite.

Ils couchèrent ensemble. Le bonheur que cela apporta à Antoine fut sans rapport avec le plaisir qu’en retira Hélène. Elle toléra néanmoins qu’il continue.

Leur liaison durait depuis plusieurs mois.

À l’entendre, il vivait le grand amour. Dès qu’il l’emmenait au restaurant, il ne pouvait s’empêcher de l’inclure dans ses plans d’avenir : cet avocat recherché par tout Paris la voulait pour épouse et pour mère de ses enfants. Hélène, elle, se taisait en souriant. Par respect ou par peur, il n’osait la forcer à répondre. Que pensait-elle ?

En fait, elle n’aurait su le formuler. Certes, l’aventure s’attardait plus qu’à l’ordinaire mais elle évitait de s’en rendre compte et d’en tirer des conclusions. Elle le trouvait… comment dire ?… « agréable », oui, elle n’aurait pas choisi de mot plus fort ou plus chaleureux pour définir la sensation qui la retenait, pour l’instant, de rompre. Puisqu’elle allait bientôt le repousser, pourquoi se presser ?

Afin de se rassurer, elle avait dressé l’inventaire des défauts d’Antoine. Physiquement, il était un faux maigre ; déshabillé, son long corps laissait apparaître un petit ventre de bébé qui, à n’en pas douter, allait prospérer dans les années à venir. Sexuellement, il faisait durer les choses au lieu de les répéter. Intellectuellement, quoique brillant ainsi que le prouvaient sa carrière et ses diplômes, il parlait les langues étrangères beaucoup moins bien qu’elle. Moralement, il se révélait confiant, naïf à la frontière de l’ingénuité…

Cependant, aucune de ces tares ne justifiait une suspension immédiate de leur relation ; ces imperfections émouvaient Hélène. Ce minime coussin de graisse entre le sexe et le nombril offrait une oasis rassurante sur ce grand corps osseux de mâle ; elle appréciait d’y poser sa tête. Un lent moment de plaisir suivi d’un intense sommeil lui convenait mieux désormais qu’une nuit incohérente avec un étalon, courtes siestes découpées en brefs plaisirs. Les précautions avec lesquelles il s’aventurait dans les langues étrangères étaient à la mesure de l’absolue perfection avec laquelle il maniait sa langue natale. Quant à sa candeur, elle la reposait ; en société, Hélène apercevait d’abord la médiocrité des individus, leur étroitesse, leur lâcheté, leur jalousie, leur insécurité, leur peur ; sans doute parce que ces sentiments étaient présents en elle, elle les reconnaissait vivement chez les autres ; Antoine, lui, prêtait de nobles intentions aux gens, des mobiles valeureux, idéaux, comme s’il n’avait jamais soulevé le couvercle d’un esprit pour découvrir à quel point ça puait, ça grouillait.

Puisqu’elle repoussait les tentatives de présentation aux parents, ils consacraient le samedi et le dimanche à des loisirs de citadins : cinéma, théâtre, restaurant, flâneries dans les librairies et les expositions.

En mai, la possibilité de traverser quatre jours sans travail les avait incités à partir : Antoine l’avait invitée dans une villa-hôtel des Landes qui bordait la forêt de pins et les plages de sable blanc. Habituée à d’interminables vacances familiales au bord de la Méditerranée, Hélène s’était réjouie de découvrir l’océan et ses vagues tonitruantes, d’admirer les surfeurs ; elle avait même projeté d’aller bronzer dans les dunes naturistes…

Hélas, le petit-déjeuner à peine fini, l’orage qui menaçait se déclencha.

— C’est un beau jour de pluie, avait-il dit, appuyé contre la balustrade donnant sur le parc. Alors qu’elle avait l’impression de se trouver soudain en prison derrière des barreaux de pluie, obligée de subir des heures chargées d’ennui, il abordait la journée avec un appétit égal à celui qu’il aurait éprouvé sous un ciel resplendissant.

— C’est un beau jour de pluie.

Elle lui demanda en quoi un jour de pluie pouvait être beau : il lui énuméra les nuances de couleurs que prendraient le ciel, les arbres et les toits lorsqu’ils se promèneraient tantôt, de la puissance sauvage avec laquelle leur apparaîtrait l’océan, du parapluie qui les rapprocherait pendant la marche, de la joie qu’ils auraient à se réfugier ici pour un thé chaud, des vêtements qui sécheraient auprès du feu, de la langueur qui en découlerait, de l’opportunité qu’ils auraient de faire plusieurs fois l’amour, du temps qu’ils prendraient à se raconter leur vie sous les draps du lit, enfants protégés par une tente de la nature déchaînée…

Elle l’écoutait. Ce bonheur qu’il éprouvait lui paraissait abstrait. Elle ne le ressentait pas. Cependant une abstraction de bonheur vaut mieux que pas de bonheur. Elle décida de le croire.

 

Ce jour-là, elle tenta d’entrer dans la vision d’Antoine.

Lors de la promenade au village, elle s’efforça de remarquer les mêmes détails que lui, le vieux mur de pierres plutôt que la gouttière percée, le charme des pavés plutôt que leur inconfort, l’aspect kitsch des vitrines plutôt que leur ridicule. Elle avait certes du mal à s’extasier devant le travail d’un potier – tripoter de la boue en plein XXIe siècle alors qu’on trouve partout des saladiers en plastique – ou à s’esbaudir au tressage d’un panier d’osier – ça lui rappelait ces épouvantables séances de travaux manuels au collège au cours desquelles on la contraignait à fabriquer des cadeaux ringards que fêtes des pères et fêtes des mères ne lui permettaient pas d’écouler. Surprise, elle constata que les magasins d’antiquités ne filaient pas le cafard à Antoine ; il y appréciait la valeur des objets tandis qu’elle y reniflait la mort.

En cheminant sur la plage que le vent n’avait pas le temps de sécher entre deux averses, parce qu’elle s’enfonçait dans un sable aussi lourd qu’un ciment en train de prendre, elle ne put s’empêcher de pester :

— La mer un jour de pluie, merci !

— Enfin, qu’aimes-tu ? La mer ou le soleil ? L’eau est là, l’horizon est là, l’immensité aussi !

Elle avoua qu’auparavant elle n’avait guère regardé la mer ni la côte, qu’elle se contentait de profiter du soleil.

— C’est pauvre, ta perception : réduire les paysages au soleil.

Elle concéda qu’il avait raison. Non sans dépit, elle se rendait compte, à son bras, que le monde était beaucoup plus riche pour lui que pour elle car il y cherchait des occasions d’étonnement et il les trouvait.

Lors du déjeuner, ils s’attablèrent dans une auberge qui, quoique chic, avait été conçue selon un style folklorique.

— Et ça ne te gêne pas ?

— Quoi ?

— Que ça ne soit pas vrai, cette auberge, ces meubles, ce service ? Que le décor n’ait été conçu que pour des clients comme toi, pour des pigeons comme toi. Du tourisme haut de gamme mais du tourisme quand même !

— Cet endroit est réel, sa cuisine est réelle, et je m’y tiens réellement avec toi.

Sa sincérité la désarmait. Elle insista néanmoins :

— Ainsi, ici, il n’y a rien qui te choque ?

Il jeta un œil discret alentour.

— Je trouve l’atmosphère agréable et les gens charmants.

— Les gens sont horribles !

— Que dis-tu ? Ils sont normaux.

— Tiens, la serveuse, là. Elle est terrifiante.

— Allons, elle a vingt ans, elle…

— Si. Elle a les yeux rapprochés. Tout petits et très rapprochés.

— Et alors ? Je ne l’avais pas remarqué. Elle non plus, à mon avis, car elle m’a l’air assez sûre de son charme.

— Heureusement, sinon elle aurait de quoi se suicider ! Et tiens, celui-là, le sommelier : il lui manque une dent sur le côté. Tu n’as pas noté que je n’arrivais pas à le fixer quand il s’adressait à nous ?

— Enfin, Hélène, tu ne vas pas t’empêcher de communiquer avec quelqu’un sous prétexte qu’il lui manque une dent ?

— Si.

— Allons, il ne devient pas un sous-homme indigne de ton respect. Tu me taquines : l’humanité ne tient pas à une dentition parfaite.

Lorsqu’il résumait ses remarques à de grandes assertions théoriques comme celle-là, elle se sentait balourde d’insister.

— Quoi d’autre ? demanda-t-il.

— Par exemple, les convives de la table voisine.

— Eh bien ?

— Ils sont vieux.

— C’est un défaut ?

— Tu voudrais que je sois pareille ? La peau flasque, le ventre gonflé, les seins qui tombent ?

— Si tu m’y autorises, je crois que je t’aimerai lorsque tu seras vieille.

— Ne dis pas n’importe quoi. Et la gamine, là-bas ?

— Quoi ? Qu’est-ce qu’elle peut avoir, cette pauvre gamine ?

— Elle a l’air d’une chipie. Et elle n’a pas de cou. Remarque, il faudrait plutôt la plaindre… quand on voit ses parents !

— Quoi, ses parents ?

— Le père porte une perruque et la mère a un goitre !

Il éclata de rire. Il ne la croyait pas, il pensait qu’elle piquait ces détails dans l’intention d’improviser un sketch amusant. Or Hélène était réellement indisposée par ce qui lui sautait aux yeux.

Lorsqu’un garçon de dix-huit ans aux cheveux flottants vint leur apporter le café, Antoine se pencha vers elle.

— Et lui ? Il est beau gosse. Je ne vois pas ce que tu pourrais lui reprocher.

— Tu ne vois pas ? Il a la peau grasse et des points noirs sur le nez. Ses pores sont énormes… dilatés !

— J’imagine pourtant que toutes les filles du coin lui courent après.

— En plus, il a le genre « propre en apparence ». Attention ! Hygiène douteuse ! Panaris sur l’orteil. Avec lui, tu peux craindre des surprises au déballage.

— Là, tu fabules ! J’ai remarqué qu’il sentait l’eau de toilette.

— Justement, très mauvais signe, ça ! Ce ne sont pas les garçons les plus propres qui s’inondent de parfum.

Elle faillit ajouter « crois-moi, je sais de quoi je parle » mais elle retint cette allusion à son passé de collectionneuse d’hommes ; après tout, elle ignorait ce qu’Antoine en savait, lui qui, par chance, venait d’une autre université.

Il riait tant qu’elle se tut.

Les heures qui suivirent, elle eut l’impression de marcher sur un fil au-dessus du vide : un seul moment d’inattention et elle tombait dans le gouffre de l’ennui. Plusieurs fois elle en perçut bien l’épaisseur – de l’ennui –, il l’attirait, il lui enjoignait de sauter, de le rejoindre ; elle subissait le vertige, cette tentation de plonger. Elle se cramponna donc à l’optimisme d’Antoine

qui, intarissable, le sourire aux lèvres, lui décrivait le monde tel qu’il le ressentait. Elle s’accrochait à sa foi rayonnante.

En fin d’après-midi, de retour à la villa, ils firent longuement l’amour et il s’ingénia tant à lui donner du plaisir que, refoulant son agacement, elle ferma les yeux sur les détails qui l’accablaient et lutta pour se prêter au jeu.

Elle parvint épuisée au crépuscule. Lui ne soupçonnait même pas l’ampleur du combat qu’elle avait livré au cours de la journée.

Dehors, le vent voulait rompre les pins comme des mâts.

Le soir, au-dessus des bougies, sous les poutres peintes d’un plafond plusieurs fois centenaire, alors qu’ils buvaient un vin capiteux dont le nom seul l’avait fait saliver, il lui demanda :

— Quitte à devenir l’homme le plus malheureux de la terre, je voudrais que tu me répondes : veux-tu bien être la femme de ma vie ?

Elle était à bout de nerfs.

— Malheureux, toi ? Tu n’en es pas capable. Tu prends tout bien.

— Je t’assure que si ta réponse est négative, je serai très mal. Je mets mon espoir en toi. Toi seule as le pouvoir de me rendre heureux ou malheureux.

Somme toute, c’était banal, ce qu’il lui débitait, le flafla habituel de la demande en mariage… Mais venant de lui, ces deux mètres d’énergie positive, ces quatre-vingt-dix kilos de chair prête à jouir, ça la flattait.

Elle se demanda si le bonheur ne pouvait pas être contagieux… Aimait-elle Antoine ? Non. Il la valorisait, il l’amusait. Il l’agaçait aussi, avec son optimisme indécrottable. Elle suspecta qu’au fond elle ne le supportait pas tant il se révélait différent. Épouse-t-on son ennemi intime ? Sans doute pas. En même temps, de quoi avait-elle besoin, elle qui se levait de mauvaise humeur, qui trouvait tout laid, imparfait, inutile ? De son contraire. Or son contraire, Antoine, indéniablement, l’était. Si elle n’aimait pas Antoine, il était cependant clair qu’elle avait besoin d’Antoine. Ou de quelqu’un semblable à Antoine. En connaissait-elle d’autres ? Oui. Sûrement. À l’instant, ça ne lui revenait pas mais elle pouvait encore attendre, elle ferait mieux d’attendre. Combien de temps ? Les autres seraient-ils aussi patients qu’il l’avait été ? Et elle, aurait-elle la patience d’attendre davantage ? Attendre quoi, en outre ? Elle se foutait des hommes, elle ne comptait pas se marier, il n’était pas dans son intention de pondre ni d’élever des enfants. En plus, demain le ciel ne s’améliorerait pas et il serait encore plus difficile d’échapper à l’ennui.

Pour toutes ces raisons, elle répondit rapidement :

— Oui.

 

 

De retour à Paris, ils annoncèrent leurs fiançailles et leur prochain mariage. Les proches d’Hélène s’exclamaient avec admiration :

– Comme tu as changé !

Au début, Hélène ne répondait pas ; puis, afin de savoir jusqu’où ils pouvaient aller, elle leur glissait pour les encourager :

— Ah oui ? Tu trouves ? Vraiment ?

Ils tombaient alors dans le piège et se mettaient à développer :

— Oui, on n’aurait jamais cru qu’un homme te calmerait. Avant, personne ne trouvait grâce à tes yeux, rien n’était assez bien pour toi. Même toi. Tu étais sans pitié. On était persuadés que ni homme, ni femme, ni chien, ni chat, ni poisson rouge n’arriveraient à t’intéresser plus de quelques minutes.

— Antoine y est arrivé.

— Quel est son secret ?

— Je ne le dirai pas.

— C’est peut-être ça, l’amour ! Comme quoi il ne faut pas désespérer.

Elle ne démentait pas. En réalité, elle seule savait qu’elle n’avait pas changé. Elle se taisait, rien d’autre. Dans sa conscience, la vie continuait à lui apparaître moche, idiote, imparfaite, décevante, frustrante, insatisfaisante ; mais ses jugements ne franchissaient plus la porte de sa bouche. Que lui avait apporté Antoine ? Une muselière. Elle montrait moins les dents, elle retenait ses pensées.

Elle se savait toujours incapable de perceptions positives, elle continuait à voir sur un visage, sur une table, dans un appartement, dans un spectacle, l’impardonnable faute qui l’empêchait d’apprécier. Son imagination continuait à remodeler les faces, à rectifier les maquillages, à corriger la position des nappes, des serviettes, des couverts, à descendre des cloisons et en remonter d’autres, à balancer des meubles à la décharge, à arracher les rideaux, à remplacer la jeune première sur scène, à couper le deuxième acte, à supprimer le dénouement du film ; lorsqu’elle rencontrait de nouveaux individus, elle détectait autant qu’avant leur sottise ou leurs faiblesses mais elle ne formulait plus ces déceptions.

Un an après son mariage qu’elle décrivit comme « le plus beau jour de sa vie », elle mit au monde un enfant qu’elle trouva laid et mou lorsqu’on le lui tendit. Antoine cependant le surnomma « Maxime » et « mon amour » ; elle s’astreignit à l’imiter ; dès lors, l’insupportable bout de chair pisseur, chieur et criard qui lui avait d’abord déchiré les entrailles devint pendant quelques années l’objet de toutes ses attentions. Une petite « Bérénice » le suivit, dont elle détesta d’emblée l’indécente touffe de cheveux, pour qui elle adopta pourtant le même comportement de mère modèle.

Hélène se supportait si peu qu’elle avait décidé d’enfouir son jugement afin de ne garder, en chaque circonstance, que le regard d’Antoine. Elle ne vivait qu’à sa surface, retenant prisonnière à l’intérieur une femme qui continuait à mépriser, critiquer, vitupérer, qui frappait à la porte de sa cellule et criait en vain à travers le vasistas. Pour se garantir la comédie du bonheur, elle s’était transformée en gardienne de prison.

Antoine la contemplait toujours avec un amour débordant ; il murmurait « la femme de ma vie » en lui flattant la croupe ou en lui déposant des baisers dans le cou.

— La femme de sa vie ? Au fond, ce n’est pas grand-chose, disait la prisonnière.

— C’est déjà ça, répondait la gardienne.

Voilà. Ce n’était pas le bonheur, c’en était l’apparence. Le bonheur par procuration, le bonheur par influence.

— Une illusion, disait la prisonnière.

— Ta gueule, répondait la gardienne.

Aussi Hélène hurla-t-elle quand on lui apprit qu’Antoine venait de s’écrouler dans une allée.

Si elle courut si vite à travers le jardin, c’était pour nier ce qu’on tentait de lui annoncer. Non, Antoine n’était pas mort. Non, Antoine n’avait pas pu s’effondrer au soleil. Non, Antoine, quoique fragile du cœur, ne pouvait pas s’arrêter de vivre comme ça. Rupture d’anévrisme ? Ridicule… Rien ne pouvait mettre à bas une grande carcasse pareille. Quarante-cinq ans, ce n’est pas un âge pour mourir. Bande d’idiots ! Troupe de menteurs !

Pourtant, en se jetant sur le sol, elle remarqua vite que ce n’était plus Antoine mais un cadavre qui gisait près de la fontaine. Un autre. Un mannequin de chair et d’os. La ressemblance d’Antoine. Elle ne ressentait plus cette énergie qu’il émettait, cette centrale électrique à laquelle elle avait tant besoin de s’alimenter. Un double pâle et froid.

Elle pleura, recroquevillée, incapable de dire quelque chose, tenant entre ses doigts les mains déjà glaciales qui lui avaient tant donné. Le médecin et les infirmiers durent séparer les époux de force.

— Nous comprenons, madame, nous comprenons. Croyez que nous comprenons bien.

Non, ils ne comprenaient rien. Elle qui ne se serait sentie ni épouse ni mère si Antoine n’avait pas été là, comment allait-elle devenir veuve ? Veuve sans lui ? S’il disparaissait, comment parviendrait-elle à se comporter ?

À l’enterrement, elle ne respecta aucune des bienséances et médusa la foule par la violence de son chagrin. Au-dessus de la fosse, avant qu’on ne descende le corps en terre, elle s’allongea sur le cercueil et s’y agrippa pour le retenir.

Seule l’insistance de ses parents, puis de ses enfants – quinze et seize ans – parvint à lui faire lâcher prise.

La boîte s’enfonça.

Hélène se mura dans le silence.

 

Son entourage appela cet état « sa dépression ». En vérité, c’était beaucoup plus grave.

Elle surveillait maintenant deux recluses en elle. Aucune n’avait plus droit à la parole. Le mutisme déclinait une volonté de ne plus penser. Ne plus penser comme Hélène avant Antoine. Ne plus penser comme l’Hélène d’Antoine. Les deux ayant achevé leur temps, elle n’avait plus la force d’en inventer une troisième.

Conversant peu, se cantonnant aux rituels bonjour-merci-bonsoir, elle se tenait propre, portait sans cesse les mêmes affaires, et attendait la nuit comme une délivrance, quoique à ce moment-là, parce que le sommeil la fuyait, elle se contentât d’effectuer un ouvrage de crochet devant la télé allumée, sans prêter attention aux images ni aux sons, uniquement préoccupée par la succession de ses points. Puisque Antoine l’avait mise à l’abri du besoin – argent placé, rentes, maisons –, elle se contentait, une fois par mois, de feindre d’écouter le comptable familial. Ses enfants, lorsqu’ils eurent enfin cessé d’espérer qu’ils pouvaient soigner ou aider leur mère, empruntèrent les traces de leur père et se consacrèrent à leurs brillantes études.

Quelques années s’écoulèrent.

En apparence, Hélène vieillissait bien. Elle prenait soin de son corps – poids, peau, muscles, souplesse – ainsi qu’on nettoie une collection de figurines en porcelaine dans une vitrine. Quand elle se surprenait au miroir, elle apercevait un objet de musée, la mère digne, triste et bien conservée qu’on sort de temps en temps pour une réunion de famille, un mariage, un baptême, ces cérémonies bruyantes, bavardes, voire inquisitoriales, qui lui coûtaient. Pour le silence, elle n’avait pas relâché sa vigilance. Elle ne pensait rien, n’exprimait rien. Jamais.

Un jour, malgré elle, elle fut traversée par une idée.

Si je voyageais ? Antoine adorait voyager. Ou plutôt, Antoine n’avait qu’un désir en dehors du travail, celui de voyager. Puisqu’il n’a pas eu le temps de réaliser son rêve, je pourrais l’accomplir à sa place…

Elle s’aveugla sur sa motivation : pas une seconde elle n’y soupçonna un retour à la vie ni un acte amoureux. Si elle avait conçu qu’elle allait, en préparant ses bagages, tenter de retrouver le regard bienveillant d’Antoine sur l’univers, elle se serait interdit de continuer. Après de brefs adieux à Maxime et Bérénice, elle commença son périple. Pour elle, voyager consistait à aller de grand hôtel en grand hôtel autour du globe. Ainsi séjourna-t-elle dans de luxueuses suites en Inde, en Russie, en Amérique et au Moyen-Orient. Chaque fois, elle dormait et tricotait devant un écran éclairé qui débitait une autre langue. Chaque fois, elle s’obligeait à s’inscrire à quelques excursions parce que Antoine lui aurait reproché de ne pas les entreprendre, mais ses yeux ne s’écarquillaient pas devant ce qu’elle découvrait : elle vérifiait en trois dimensions la justesse des cartes postales exposées dans le hall de l’hôtel, guère davantage… Avec ses sept valises en maroquin bleu pâle, elle transportait son incapacité à vivre. Seuls le départ d’un lieu pour un autre, le transit dans les aéroports, les difficultés des correspondances la passionnaient furtivement : elle avait alors la sensation qu’il allait se passer quelque chose… Sitôt parvenue à destination, elle retrouvait le monde des taxis, des porteurs, des portiers, des liftiers, des femmes de chambre et tout rentrait dans l’ordre.

Si elle n’avait pas davantage de vie intérieure, elle avait gagné une vie extérieure. Déplacements, arrivées en de nouveaux lieux, départs, nécessité de parler, découverte de différentes monnaies, choix des plats au restaurant. Cela s’agitait beaucoup autour d’elle. Au fond d’elle, tout demeurait apathique ; ses tribulations avaient eu pour résultat de tuer les deux recluses ; plus personne ne songeait dans sa conscience, ni la maussade, ni l’épouse d’Antoine ; et c’était presque plus confortable, cette espèce de mort totale.

Dans cet état, elle arriva au Cap.

Pourquoi ne put-elle s’empêcher d’être impressionnée ? À cause du nom, Le Cap, promesse qu’on était arrivé au bout de la Terre ?… Parce qu’elle s’était intéressée, lors de ses études de droit, aux drames de l’Afrique du Sud et qu’elle avait signé des pétitions pour l’égalité entre Noirs et Blancs ? Parce que Antoine avait émis l’idée d’y acheter un jour un domaine pour s’y retirer à leurs vieux jours ? Elle n’arriva pas à le démêler…

En tout cas, lorsqu’elle déboula sur la terrasse de l’hôtel qui dominait l’océan, elle remarqua que son cœur battait vite.

— Un bloody mary, s’il vous plaît.

Là encore, elle s’étonna : elle ne commandait guère de bloody marys ! D’ailleurs, elle ne se souvenait pas d’aimer ça.

Elle fixa le ciel d’un gris intense et remarqua que les nuages, noirs d’être si lourds, allaient bientôt crever. L’orage menaçait.

Non loin d’elle, un homme observait lui aussi le spectacle des éléments.

Hélène ressentit un picotement dans le gras des joues. Que se passait-il ? Le sang lui montait à la face ; une pulsation brutale agitait les veines de son cou ; son cœur accélérait. Elle chercha son air. Allait-elle subir une attaque cardiaque ?

Pourquoi pas ? Il faut bien mourir. Allons, c’est l’heure. Autant que ce soit là. Devant un paysage grandiose. Ça devait s’arrêter ici. Voilà donc pourquoi elle avait eu, en gravissant les marches, le pressentiment d’un événement d’importance.

Pendant quelques secondes, Hélène ouvrit ses mains, apaisa son souffle et se prépara à s’éteindre. Fermant ses paupières, rejetant sa tête en arrière, elle se considéra prête : elle consentait à la mort.

Rien ne se passa.

Non seulement elle ne perdit pas conscience mais, quand elle rouvrit les yeux, elle fut obligée de constater qu’elle allait mieux. Quoi ? On ne pouvait pas commander à son corps de mourir ! On ne pouvait pas expirer, comme ça, aussi facilement que l’on éteint la lumière ?

Elle se tourna vers l’homme sur la terrasse.

En short, il laissait échapper de belles jambes puissantes, à la fois musculeuses et élancées. Hélène fixa ses pieds. Depuis combien de temps n’avait-elle pas regardé des pieds d’homme ? Elle ne se souvenait plus qu’elle appréciait ça, les pieds d’homme, ces membres larges qui offrent des qualités si contradictoires, durs aux talons, tendres aux orteils, lisses dessus, râpeux dessous, solides au point de supporter de grands corps, fragiles au point de craindre les caresses. Elle remonta des mollets jusqu’aux cuisses, suivant la tension et la force tapies sous cette peau, et se surprit à avoir envie d’effleurer ces poils blonds, mousse légère douce à sa paume.

Alors qu’elle venait de parcourir le monde et de voir mille sortes d’habillements, elle trouva son voisin audacieux. Comment osait-il exhiber ses jambes ainsi ? Son short n’était-il pas indécent ?

Elle l’examina et constata qu’elle avait tort. Son short était tout à fait normal, elle avait déjà vu des centaines d’hommes avec un short équivalent. Alors c’était lui qui…

Sentant qu’on l’observait, il pivota vers elle. Il sourit. Un visage en basane dorée, marqué de rides franches. Quelque chose d’inquiet dans le vert de l’iris.

Confuse, elle sourit à son tour puis s’accrocha au spectacle de l’océan. Qu’allait-il croire ? Qu’elle le draguait. Quelle horreur ! Elle appréciait son expression. Il arborait une figure honnête, sincère, nette, quoique ses traits révélassent une tendance à la tristesse. Quel âge ? Le mien. Eh oui, quelque chose d’approchant, quarante-huit… Peut-être moins car hâlé, sportif, avec de jolies petites rides, il ne doit pas être le genre à se tartiner de crèmes au soleil.

Soudain, il y eut une sorte de silence ; l’air cessa de bourdonner d’insectes ; puis, après quatre secondes, de lourdes gouttes commencèrent à tomber. Des roulements de tonnerre retentirent, confirmant solennellement le début de l’orage. La lumière accentua les contrastes, satura les couleurs et l’humidité s’empara d’eux, telle une vague de vapeur déferlant sur la côte en raz de marée.

— Ah, quel sale temps ! s’exclama l’homme à côté.

Elle se surprit elle-même en s’entendant articuler :

— Non, vous vous trompez. Il ne faut pas dire « Quel sale temps » mais « C’est un beau jour de pluie ».

L’homme se tourna vers Hélène et la scruta.

Elle semblait sincère.

Cette seconde-là, il acquit deux certitudes définitives : il désirait profondément cette femme et, s’il le pouvait, il ne la quitterait jamais.

 

 

FIN

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A
Quel triste personnage que cette femme! Antipathique et proche de la sottise C'est ce que j'ai pensé au début de l'histoire. L'homme au contraire est sympathique.Sachant regarder le bon côté des choses le rend agréable.Ce qui est touchant dans cette évolution, c'est que l'homme est parvenu finalement à influencer fortement son épouse, probablement parce qu'il l'aimait réellement. Probablement aussi, qu'étant sur de lui, il ne s'est pas laissé déséquilibrer.
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