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La Chanson Grise
6 juin 2013

Wanda Winnipeg, Éric-Emmanuel Schmitt

 

Cette nouvelle est extraite du recueil : "Odette Toulemonde et autres histoires"

300 T copie

 

 

Wanda Winnipeg

 

 

                           En cuir, l’intérieur de la Royce. En cuir, le chauffeur et ses gants. En cuir, les valises et les sacs bourrant la malle. En cuir, la sandale tressée qui annonce une jambe fine au bord de la portière. En cuir, le tailleur jupe écarlate de Wanda Winnipeg. Les chasseurs s’inclinent. Wanda Winnipeg franchit le seuil sans regarder personne ni vérifier que ses affaires suivent. Comment en serait-il autrement ? Derrière le comptoir de l’hôtel, les employés frémissent. Faute de pouvoir capter son attention derrière ses lunettes fumées, ils débordent de formules accueillantes.

— Bienvenue, madame Winnipeg, c’est un grand honneur pour nous que vous descendiez au Royal Émeraude. Nous ferons tout pour rendre votre séjour le plus agréable possible. Elle reçoit ces marques de haute estime ainsi qu’une menue monnaie due, sans y répondre. Les employés continuent la conversation comme si elle y participait.

— L’espace beauté est ouvert de sept heures à vingt et une heures, ainsi que l’espace fitness et la piscine. Elle grimace. Paniqué, le responsable anticipe sur un problème.

— Naturellement, si vous y tenez, nous pouvons changer nos horaires et nous adapter aux vôtres. Arrivant à la hâte, le directeur, essoufflé, s’est glissé derrière elle et glapit :

— Madame Winnipeg, quel immense honneur pour nous que vous descendiez au Royal Émeraude ! Nous ferons tout pour vous rendre votre séjour le plus agréable possible. Parce qu’il vient d’énoncer le même cliché que son petit personnel, Wanda Winnipeg a un sourire moqueur qu’elle ne cache pas aux employés, l’air de dire « Pas très malin, votre patron, pas fichu de s’exprimer mieux que vous », puis elle pivote pour tendre sa main à baiser. Le directeur n’a pas saisi son ironie et ne s’en doutera pas car elle lui accorde la grâce de répondre.

— J’espère en effet que je ne serai pas déçue : la princesse Mathilde m’a tant vanté votre établissement. Par un mouvement réflexe des talons, entre le militaire qui salue et le danseur de tango qui remercie, le directeur accuse le coup : il vient de comprendre qu’en logeant Wanda Winnipeg, il ne reçoit pas seulement une des plus grandes fortunes mondiales mais une femme qui fréquente le gotha.

— Vous connaissez Lorenzo Canali, naturellement ? Du geste, elle présente son amant, un bel homme aux cheveux noirs, longs, presque cirés, qui incline la tête en offrant un demi-sourire, parfait dans le rôle du prince consort qui doit à la conscience de son rang inférieur la nécessité de se montrer plus aimable que la reine. Puis elle s’éloigne vers sa suite, sachant très bien ce qu’on est en train de murmurer dans son sillage.

— Je la croyais plus grande… Quelle jolie femme ! Et elle paraît plus jeune que sur ses photos, non ? Dès qu’elle pénètre dans l’appartement, elle sent qu’elle y sera très bien ; cependant elle écoute le directeur en vanter les mérites en affichant une moue sceptique. Malgré l’ampleur de l’espace, le marbre des deux salles de bains, l’abondance de bouquets, la qualité des téléviseurs, les marqueteries précieuses de meubles, elle demeure sur sa faim, se contentant d’observer qu’un poste de téléphone serait utile sur la terrasse si elle désire communiquer d’un des transats. — Bien sûr, madame, vous avez raison, nous vous le montons dans une minute.

Elle se garde bien de lui préciser qu’elle ne l’utilisera jamais, elle se servira de son portable, car elle tient à le terroriser jusqu’à son départ afin qu’il la serve mieux. Le directeur du Royal Émeraude referme la porte en s’inclinant, lui promettant avec effusion monts et merveilles. Enfin seule, Wanda s’étend sur un canapé, laissant Lorenzo et la femme de chambre distribuer les vêtements dans les armoires. Elle sait qu’elle impressionne et s’en amuse toujours.

Parce qu’elle réserve son avis, on la respecte ; parce qu’elle ne parle que pour proférer un jugement désagréable, on la craint. L’effervescence que crée la moindre de ses apparitions ne vient pas uniquement de sa richesse, ni de sa célébrité, ni de son physique irréprochable, elle tient à une sorte de légende qui l’entoure.

Qu’a-t-elle accompli, après tout ? Selon elle, cela se résume en deux principes : savoir épouser et savoir divorcer.

Wanda a monté les échelons de la société à chaque mariage. Le dernier – il y a quinze ans – a fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui. En convolant avec le milliardaire américain Donald Winnipeg, elle est devenue célèbre, les magazines du monde entier ayant publié des photos de leurs noces. Par la suite, ce sont les couvertures qui lui ont été proposées lors de son divorce, un des plus juteux et des plus médiatisés de ces dernières années, divorce qui l’a transformée en une des femmes les plus argentées de la planète.

Depuis, sa vie de rentière se montre aisée : Wanda Winnipeg se contente d’engager des gens très qualifiés pour gérer ses affaires ; s’ils déméritent, elle les vire sans remords.

Lorenzo entre et roucoule de sa voix chaude :

— Quel est le programme de cet après-midi, Wanda ?

— Nous pourrions d’abord piquer un plongeon à la piscine et ensuite nous reposer dans la chambre. Qu’en penses-tu ?

Lorenzo traduit immédiatement en son langage les deux ordres de Wanda : la contempler nager deux kilomètres, lui faire l’amour.

— Bien, Wanda, c’est une perspective qui me plaît beaucoup.

Wanda lui adresse un sourire bienveillant : Lorenzo n’a pas le choix mais il est élégant de sa part de jouer avec plaisir la soumission.

En retournant à la salle de bains, par un subtil déhanchement il lui donne à admirer sa taille élancée, sa cambrure de reins. Elle songe avec volupté qu’elle malaxera bientôt ses fesses d’homme à pleines mains.

C’est ce que je préfère chez eux, va savoir pourquoi !

Dans son monologue intérieur, Wanda use de phrases simples dont les formules populaires révèlent son origine. Fort heureusement, elle seule les entend.

Lorenzo revient en chemise de lin et maillot moulant, prêt à l’accompagner au bassin. Jamais Wanda n’a eu un compagnon aussi consommé : il ne regarde aucune autre femme, il ne sympathise qu’avec les amis de Wanda, il mange comme elle, se lève aux mêmes heures et se révèle d’une bonne humeur constante. Peu importe qu’il apprécie tout ou qu’il n’apprécie rien, il remplit son rôle.

Tout compte fait, il est impeccable. Cela dit, je ne suis pas mal non plus.

Par là, elle ne pense pas à son physique mais à son comportement : si Lorenzo se conduit en gigolo professionnel, Wanda sait, elle aussi, de quelle manière traiter un gigolo. Il y a quelques années encore, devant l’attitude attentionnée, galante, irréprochable de Lorenzo, elle aurait émis des soupçons et l’aurait suspecté d’homosexualité. Aujourd’hui, il lui importe peu de découvrir si Lorenzo désire ou non les hommes ; il lui suffit qu’il la baise bien et aussi souvent qu’elle le désire. Rien d’autre. Et elle ne souhaite pas non plus savoir si, comme tant d’autres, il ne va pas en cachette aux toilettes s’injecter avec une seringue un produit lui permettant de se présenter au garde-à-vous devant elle…

Nous, femmes, nous savons si bien feindre… Pourquoi ne supporterions-nous pas qu’ils trichent à leur tour ?

Wanda Winnipeg a accédé à ce moment heureux dans la vie d’une ambitieuse où, enfin, le cynisme finit par produire une sagesse : libérée de l’exigence morale, elle jouit de la vie telle qu’elle est et des hommes tels qu’ils sont, sans s’indigner.

Elle consulte son agenda et vérifie l’organisation de ses vacances. Puisque Wanda déteste s’ennuyer, elle prévoit tout : soirées de bienfaisance, visites de villas, rendez-vous avec les amis, expéditions en jet-ski, massages, ouvertures de restaurants, inaugurations de boîtes, bals costumés ; il ne reste guère de place pour l’improvisation ; les heures consacrées au shopping ou à la sieste ont aussi été délimitées. L’ensemble de son personnel – Lorenzo compris – détient une copie de cet agenda et devra s’opposer au raseur qui entreprendrait leur siège pour obtenir la présence de Mme Winnipeg à sa table ou sa partie.

Rassurée, elle ferme les yeux. Une odeur de mimosa vient la déranger. Elle se trouble, se redresse, inspecte avec inquiétude les alentours. Fausse alerte. Elle n’est victime que d’elle-même. Ce parfum vient de lui rappeler qu’elle a passé une partie de son enfance ici, qu’elle était pauvre en ce temps-là, et qu’elle ne s’appelait pas Wanda. Personne ne le sait ni ne le saura. Elle a totalement réinventé sa biographie et s’est arrangée pour qu’on croie qu’elle est née près d’Odessa, en Russie. L’accent qu’elle s’est forgé dans cinq langues – et qui met si bien en valeur son timbre rauque – accrédite ce mythe.

En se levant, elle secoue la tête et chasse ses souvenirs. Adieu, réminiscences ! Wanda contrôle tout, son corps, son comportement, ses affaires, sa sexualité, son passé. Elle doit passer des vacances délicieuses. D’ailleurs, elle a payé pour cela.

 

La semaine se déroule à merveille.

Ils volent de dîners « exquis » en déjeuners « délicieux », sans oublier les soirées « divines ». Partout d’identiques conversations attendent les convives de la jet-set et, rapidement, Wanda et Lorenzo savent discuter aussi bien que s’ils avaient passé l’été sur la Côte, des avantages du Disco Privilège, du retour du string – « quelle drôle d’idée, mais quand on peut se le permettre, n’est-ce pas… » –, de ce jeu « épatant » où l’on doit évoquer des titres de films par un mime « si vous aviez vu Nick essayant de nous faire deviner Autant en emporte le vent ! » –, de la voiture électrique « idéale pour aller à la plage, ma chérie », de la faillite d’Aristote Paropoulos et surtout de l’avion privé écrasé de ces pauvres Sweetenson – « un monomoteur, ma chère, prend-on un monomoteur quand on a les moyens de se payer un jet privé ? » Le dernier jour, une expédition sur le yacht des Farinelli – « mais si, lui est le roi de la sandale italienne, la fine, avec un double laçage sur la cheville, on ne connaît que lui » – emporte Wanda et Lorenzo sur les eaux paisibles de la Méditerranée.

Les femmes comprennent vite le but du trajet : monter sur le pont avant afin d’exhiber, quel que soit leur âge, une plastique parfaite, poitrine solide, taille fine et jambes sans cellulite. Wanda se prête à l’exercice avec le naturel de celle qui se sait supérieurement bien faite et supérieurement bien entretenue. Lorenzo – décidément exemplaire – la couve d’un chaud regard tel un amoureux. Amusant, non ? Wanda récolte quelques compliments qui la mettent de bonne humeur et dans cet état, accentué par le vin rosé de Provence, elle descend avec la joyeuse troupe de milliardaires sur la plage des Salins où les dépose le Zodiac.

Une table a été dressée pour eux à l’ombre des panneaux en paille sous lesquels s’étale le restaurant.

— Voulez-vous voir mes tableaux, messieurs dames ? Mon atelier est au bout de la plage. Je vous y conduis dès que vous le souhaitez.

Évidemment, personne ne répond à la voix humble. Elle sort d’un vieillard qui s’est approché à distance respectueuse. On continue à rire et à parler fort, comme s’il n’existait pas. Lui-même a l’impression d’avoir échoué à se faire entendre car il recommence.

— Voulez-vous voir mes tableaux, messieurs dames ? Mon atelier est au bout de la plage. Je vous y conduis dès que vous le souhaitez.

Cette fois-ci, un silence agacé marque qu’on a bien repéré le raseur. Guido Farinelli jette un œil mauvais au restaurateur qui, obéissant prestement, s’approche du vieil homme, le saisit par le bras et l’emmène en le grondant. Les conversations reprennent. Personne ne remarque que Wanda, elle, a pâli.

Elle l’a reconnu. Malgré les années, malgré sa détérioration physique – quel âge a-t-il, maintenant, quatre-vingts ans ? –, elle a tremblé en réentendant ses intonations. Sur le coup, elle écarte, hostile, ce souvenir. Elle déteste le passé. Elle déteste surtout ce passé-là, son passé misérable ; pas un instant depuis qu’elle y a mis les pieds, elle n’a songé qu’elle a fréquenté cette plage des Salins, ce sable piqueté de roches noires tant foulé il y a longtemps, un temps oublié de tous, un temps où elle n’était pas encore Wanda Winnipeg. Puis le souvenir s’impose malgré elle, contre elle, et, à sa surprise, il lui apporte un bonheur chaleureux.

Discrètement, elle pivote pour contempler le vieillard à qui le restaurateur, plus loin, a offert un pastis. Il a toujours cet air un peu égaré, cet étonnement d’enfant qui ne comprend pas bien le monde.

Oh, il n’était pas très intelligent, déjà, à l’époque. Ça n’a pas dû s’arranger. Mais qu’est-ce qu’il était beau !…

Elle se surprend à rougir. Oui, elle, Wanda Winnipeg, la femme aux milliards de dollars, elle sent des picotements enflammer sa gorge et ses joues comme lorsqu’elle avait quinze ans… Affolée, elle craint que ses voisins de table ne remarquent le trouble qui l’envahit, au lieu de cela les discussions, arrosées par le rosé, se déploient.

Avec un sourire, elle choisit de leur fausser compagnie et, sans bouger, protégée par ses lunettes fumées, elle retourne dans son passé.

 

Elle avait quinze ans alors. Selon sa biographie officielle, à cet âge-là, elle se trouvait en Roumanie, travailleuse dans une fabrique de cigarettes ; curieusement, personne n’a songé à vérifier ce détail qui la transforme, de façon romanesque, en une sorte de Carmen sortie de la mouise. En réalité, elle vivait depuis quelques mois non loin d’ici, à Fréjus, placée dans une institution pour adolescents difficiles, la plupart orphelins. Si elle n’avait jamais connu son père, sa mère – la vraie – vivait encore à l’époque ; cependant les médecins, à cause de ses multiples récidives, avaient préféré la séparer de sa fille pour la sevrer des drogues.

Wanda ne s’appelait pas Wanda mais Magali. Un prénom stupide qu’elle haïssait. Sans doute parce que personne ne l’avait prononcé avec amour. Déjà, elle se faisait désigner autrement. Comment, ces années-là ? Wendy ? Oui. Wendy, telle l’héroïne de Peter Pan. Un chemin vers Wanda, déjà…

Elle refusait son nom autant que sa famille. Les deux lui semblaient une erreur. Très jeune, elle s’était sentie victime d’une confusion d’identité, on avait dû se tromper à la maternité : elle s’estimait destinée à la richesse et à la réussite, or on l’avait reléguée dans une cage à lapins au bord d’une route nationale, chez une femme pauvre, droguée, sale, indifférente. La colère due à un sentiment d’injustice fondait son caractère. Tout ce qu’elle aurait à vivre dans le futur relèverait de la vengeance, du redressement de torts : on lui devait des dommages et intérêts pour ce démarrage cafouilleux.

Wanda avait compris qu’elle se débrouillerait seule. Elle n’imaginait pas son avenir avec précision mais elle savait qu’elle ne compterait pas sur les diplômes, ses chances étant handicapées par des études chaotiques, d’autant que, sitôt placée en maison de redressement après ses larcins dans les magasins, elle n’avait plus rencontré que des professeurs davantage soucieux d’autorité que de contenus pédagogiques, des enseignants spécialisés qui devaient éduquer leurs élèves avant de les instruire. Wanda pensait donc qu’elle ne s’en sortirait que par les hommes. Elle leur plaisait. C’était manifeste. Et ça lui plaisait de leur plaire.

Dès qu’elle pouvait, elle s’échappait de l’institut pour se rendre en vélo à la plage. Ouverte, curieuse, avide de nouer des liens, elle était parvenue à accréditer l’idée qu’elle vivait non loin de là, en compagnie de sa mère. Puisqu’elle était jolie, on l’avait crue, on la traitait en fille du pays.

Elle désirait coucher avec un homme comme d’autres, au même âge, souhaitaient réussir un examen compliqué : selon elle, c’était le diplôme qui clôturerait son adolescence douloureuse et lui permettrait de se lancer dans la vraie vie. Seulement, elle désirait que l’expérience se réalisât avec un homme, un vrai, pas un garçon de son âge ; déjà ambitieuse, elle doutait qu’un morveux de quinze ans ait grand-chose à lui apprendre.

Elle étudia le marché des mâles avec le sérieux scrupuleux qu’elle y mettrait sa vie durant. En ce temps-là, sur un territoire de cinq kilomètres, l’un d’eux sortait du rang : Césario.

Wanda avait recueilli les confidences des femmes qui l’élisaient amant accompli. Non seulement Césario, bronzé, sportif, élancé, baladait un physique irréprochable – d’autant plus visible qu’il vivait sur la plage en maillot de bain – mais il adorait les femmes et leur faisait très bien l’amour.

— Il te fait tout, ma petite, tout, comme si tu étais une reine ! Il t’embrasse de partout, il te lèche de partout, il te mordille les oreilles, les fesses, même les orteils, il te fait gémir de plaisir, il y passe des heures, il… Écoute, Wendy, des hommes aussi fous de la femme, c’est simple, il n’y en a pas. Y a que lui. Bon, son seul défaut, c’est qu’il ne s’attache pas. Célibataire dans l’âme. Il n’y en a pas une de nous qui est arrivée à le garder. Remarque, ça nous arrange, on peut tenter notre chance, voire, de temps en temps, remettre le couvert. Même quand on est mariées… Ah, Césario…

Wanda observa Césario comme si elle avait dû sélectionner une université.

Il lui plaisait. Pas seulement parce que les autres femmes vantaient ses mérites. Il lui plaisait vraiment… Sa peau, lisse et onctueuse, du caramel fondu… Ses yeux vert et or, cerclés d’un blanc aussi pur que la nacre d’un coquillage… Ses poils blonds, dorés au contre-jour, telle une aura lumineuse exhalée par son corps… Son torse, fin, découpé… Son cul surtout, ferme, rebondi, charnu, insolent. En contemplant Césario de dos, Wanda comprit pour la première fois qu’elle était attirée par les fesses des hommes ainsi que le sont les hommes par les seins des femmes : une attirance qui jaillissait de ses entrailles, qui lui brûlait le corps. Lorsque le bassin de Césario passait près d’elle, ses mains avaient du mal à se retenir de le toucher, de le palper, de le flatter.

Malheureusement, Césario lui prêtait peu attention.

Wanda l’accompagnait à son bateau, plaisantait avec lui, proposait une boisson, un cornet de glace, un jeu… Il mettait toujours plusieurs secondes à lui répondre, avec une politesse teintée d’agacement.

— Tu es bien gentille, Wendy, mais je n’ai pas besoin de toi.

Wanda enrageait : s’il n’avait pas besoin d’elle, elle avait besoin de lui ! Plus il opposait de résistance, plus il stimulait son désir : ce serait lui et aucun autre. Elle voulait inaugurer sa vie de femme avec le plus beau, quoiqu’il fût pauvre ; plus tard viendrait le temps de coucher avec des riches au physique disgracieux.

Une nuit, elle lui écrivit une longue lettre d’amour, enflammée, dévouée, chargée d’espoir qui, à la relecture, l’attendrit tant qu’elle ne douta pas d’avoir gagné. Allait-il pouvoir résister à cet obus d’amour ? Lorsqu’elle se présenta devant lui après qu’il eut reçu le message, il avait un visage sévère et lui demanda, sur un ton froid, de l’accompagner sur le ponton. Ils s’assirent face à la mer, les pieds au ras de l’eau.

— Wendy, tu es adorable de m’écrire ce que tu m’écris. Je suis très honoré. Tu m’as l’air d’une bonne personne, très passionnée…

— Je ne te plais pas ? Tu me trouves moche, c’est ça !

Il éclata de rire.

— Regardez-la, cette tigresse, prête à mordre ! Non, tu es très belle. Trop belle, même. C’est ça le problème. Je ne suis pas un salaud.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Tu as quinze ans. Ça ne se voit pas, c’est vrai, je sais pourtant que tu n’as que quinze ans. Tu dois attendre…

— Si je ne veux pas attendre…

— Si tu ne veux pas attendre, fais ce que tu veux avec qui tu veux. Mais je te conseille d’attendre. Tu ne dois pas faire l’amour n’importe comment, ni avec n’importe qui.

— C’est pour ça que je t’ai choisi !

Étonné par l’ardeur de la jeune fille, Césario la considéra d’un œil nouveau.

— Je suis très remué, Wendy, et tu peux être certaine que je te dirais oui si tu étais majeure, je te le jure. Ce serait oui, tout de suite. Ou plutôt tu n’aurais pas besoin de demander, c’est moi qui te courrais après. Cependant, tant que tu ne l’es pas…

Wanda fondit en larmes, le corps secoué par le chagrin. Timidement, Césario tenta de la consoler, en prenant bien garde de la repousser dès qu’elle tentait d’en tirer profit pour se plaquer sur lui.

Quelques jours plus tard, Wanda revint à la plage fortifiée par l’explication des jours précédents : elle lui plaisait, elle l’aurait !

Elle avait réfléchi à la situation et fixé de gagner sa confiance.

Jouant l’adolescente résolue à son sort, cessant de l’émoustiller ou de le harceler, elle l’étudia de nouveau, cette fois sous l’aspect psychologique.

À trente-huit ans, Césario passait pour ce qu’on appelle en Provence un « glandeur » : un beau gars qui vit de rien – du poisson qu’il pêche – et qui ne songe qu’à profiter du soleil, de l’eau, des filles, sans construire un avenir. Or c’était faux, Césario avait une passion : il peignait. Dans sa cabane de bois, entre la plage et la route, s’entassaient des dizaines de planches – il n’avait pas les moyens de se payer des toiles enduites –, des pinceaux hors d’âge et des tubes de couleur. Quoique personne ne le considérât ainsi, à ses propres yeux Césario était peintre. S’il ne se mariait pas, s’il ne fondait pas une famille, s’il se contentait de copines successives, ce n’était pas par dilettantisme – ce que tout le monde croyait – c’était par sacrifice, pour se consacrer entièrement à sa vocation d’artiste.

Malheureusement, il suffisait d’un bref coup d’œil pour se rendre compte que le résultat ne valait pas les efforts déployés : Césario produisait croûte sur croûte, n’ayant ni imagination, ni sens des couleurs, ni trait de dessinateur. Malgré les heures passées à travailler, il ne risquait pas de s’améliorer car sa passion était accompagnée d’une absence totale de jugement : il prenait ses qualités pour des défauts et ses défauts pour des qualités. Sa maladresse, il la haussait à la hauteur d’un style ; l’équilibre spontané qu’il donnait à ses volumes dans l’espace, il le détruisait sous prétexte que c’était « trop classique ».

Personne ne prenait au sérieux les créations de Césario, ni les galeristes, ni les collectionneurs, ni les gens de la plage, encore moins ses maîtresses. Pour lui, cette indifférence garantissait son génie : il devait poursuivre sa voie jusqu’à la reconnaissance finale, fût-elle posthume.

Wanda comprit cela et décida de l’utiliser. Par la suite, elle conserva cette technique pour séduire les hommes, une méthode qui, maniée à bon escient, triomphe à coup sûr : la flatterie. Césario, il ne fallait pas le complimenter sur son physique – il se moquait d’être beau car il le savait et en profitait –, il fallait s’intéresser à son art.

Après avoir dévoré quelques livres empruntés à la bibliothèque de l’institut – histoire de l’art, encyclopédie de la peinture, biographies de peintres –, elle revint bien armée pour discuter avec lui. Rapidement, elle lui confirma ce qu’il pensait en secret : il était un artiste maudit ; pareil à Van Gogh, il buterait sur les sarcasmes de ses contemporains et jouirait de la gloire ensuite ; en attendant, il ne devait pas douter une seconde de son génie. Wanda prit l’habitude de lui tenir compagnie quand il barbouillait et devint experte en l’art de délirer de contentement face à ses pâtés de couleur.

Césario était ému aux larmes d’avoir rencontré Wanda. Il ne pouvait plus se passer d’elle. Elle incarnait ce qu’il n’avait osé espérer : l’âme sœur, la confidente, l’imprésario, la muse. Chaque jour, il avait davantage besoin d’elle ; chaque jour, il oubliait davantage son jeune âge.

Arriva ce qui devait arriver : il tomba amoureux. Wanda s’en rendit compte avant lui et renfila des tenues provocantes. Elle saisissait dans son regard qu’il souffrait désormais de ne pas la toucher. Par honnêteté, parce qu’il était un brave garçon, il arrivait à se retenir quoique tout son corps et toute son âme eussent envie d’embrasser Wanda.

Elle put donc lui porter le coup de grâce.

Pendant trois jours, elle s’abstint de venir, histoire de l’inquiéter et de lui manquer. Le quatrième soir, tard dans la nuit, elle déboula en larmes au cabanon.

— C’est horrible, Césario, je suis si malheureuse ! J’ai envie de me suicider.

— Que se passe-t-il ?

— Ma mère a décrété que nous repartions à Paris. Nous ne nous verrons plus.

Les choses se déroulèrent comme prévu : Césario la réconforta dans ses bras ; elle ne se consola pas ; lui non plus ; il proposa de boire une goutte d’alcool pour se reconstituer ; après quelques verres, beaucoup de larmes et autant de frôlements, alors qu’il ne pouvait plus se contrôler, ils firent l’amour.

Wanda adora chaque instant de cette nuit. Les filles du pays avaient raison : Césario vénérait le corps féminin. Elle eut le sentiment d’être une déesse posée sur un autel quand il l’emporta au lit, puis lorsqu’il lui voua un culte jusqu’au matin.

Naturellement, elle s’enfuit à l’aube et revint le soir, bouleversée, jouant un désespoir identique. Pendant quelques semaines, chaque nuit, Césario déboussolé tentait de consoler l’adolescente qu’il aimait en la tenant à distance puis, après trop d’effleurements, d’embrassades ou de sanglots essuyés sur la paupière ou sous la lèvre, il finissait, affolé, par perdre ses principes moraux pour aimer la jeune fille avec l’énergie de sa passion.

Lorsqu’elle eut le sentiment d’avoir acquis un savoir encyclopédique sur les relations entre un homme et une femme au lit – car il finit par lui apprendre aussi ce qui plaisait au mâle –, elle disparut.

Retournée à l’institution, elle ne donna plus de nouvelles, perfectionna l’art de la volupté en compagnie de quelques hommes nouveaux, puis apprit avec bonheur que sa mère avait succombé d’une overdose. Libre, elle s’enfuit à Paris, plongea dans le monde de la nuit et entama son ascension sociale en s’appuyant sur le sexe masculin.

 

— On repart au bateau ou on loue des matelas sur cette plage ? Wanda… Wanda ! Tu m’écoutes ? On repart au bateau ou tu préfères prendre des matelas sur la plage ?

Wanda rouvre les yeux, toise Lorenzo déconcerté par cette absence, et claironne :

— Si nous allions voir les tableaux de l’artiste local ?

— Allons, ça doit être horrible, s’exclame Guido Farinelli.

— Pourquoi pas ? Ça peut être très drôle ! assure aussitôt Lorenzo qui ne manque pas une occasion de prouver sa servilité à Wanda.

La troupe de milliardaires convient que ce sera une expédition amusante et suit Wanda qui aborde Césario.

— C’est vous qui nous avez proposé de visiter votre atelier ?

— Oui, madame.

— Eh bien, pouvons-nous en profiter maintenant ? Le vieux Césario met quelques secondes à réagir. Habitué à être rabroué, il s’étonne qu’on s’adresse à lui avec courtoisie.

Pendant que le restaurateur tire le vieillard par le bras pour lui expliquer qui est la célèbre Wanda Winnipeg et quel honneur elle lui accorde, Wanda constate les ravages du temps sur celui qui a été le plus bel homme de la plage. Le cheveu rare et gris, il souffre d’avoir trop reçu le soleil qui, d’année en année, a usé et transformé la peau ferme en un cuir flasque, taché, grené aux coudes et aux genoux. Son corps tassé, épaissi, sans taille, n’a plus aucun rapport avec l’athlète glorieux d’autrefois. Seuls ses iris ont conservé leur teinte rare d’huître verte, à cette différence qu’ils brillent moins.

Alors que Wanda n’a pas beaucoup changé, elle ne craint pas qu’il la reconnaisse. Blondie, protégée par ses lunettes, sa voix creusée dans le grave, son accent russe et surtout sa fortune, elle déjoue toute tentative d’identification.

En pénétrant la première dans le cabanon, elle s’exclame immédiatement :

— C’est magnifique !

En une minute, elle prend le groupe de vitesse : ils n’auront pas le temps de voir les croûtes avec leurs propres yeux, ils les verront à travers les siens. S’emparant de chaque peinture, elle trouve à s’étonner, à s’émerveiller. Pendant une demi-heure, la taciturne Wanda Winnipeg devient enthousiaste, bavarde, lyrique comme on ne l’a guère vue. Lorenzo n’en croit pas ses oreilles.

Le plus éberlué demeure Césario. Muet, hagard, il se demande si la scène qu’il vit se produit vraiment ; il attend le rire cruel ou la réflexion sarcastique lui confirmant qu’on se moque de lui. Les exclamations fusent désormais des richards, l’admiration de Wanda se montrant contagieuse.

— C’est vrai que c’est original…

— Ça paraît maladroit alors que c’est furieusement maîtrisé.

— Le Douanier Rousseau ou Van Gogh ou Rodin devaient donner cette impression à leurs contemporains, certifie Wanda. Allons, maintenant, ne dilapidons pas le temps de monsieur : combien ?

— Pardon ?

— Combien pour ce tableau ? Je rêve de le mettre dans mon appartement de New York, en face de mon lit pour être exacte. Combien ?

— Je ne sais pas… cent ?

En prononçant ce chiffre, Césario le regrette immédiatement : il réclame trop, son espoir va s’effondrer.

Cent dollars pour Wanda, c’est le pourboire qu’elle glissera demain au concierge de l’hôtel. Pour lui, c’est de quoi rembourser ses dettes au marchand de couleurs.

— Cent mille dollars ? reprend Wanda. Ça me paraît raisonnable. Je prends.

Césario a les oreilles qui bourdonnent ; au bord de l’apoplexie, il se demande s’il a bien entendu. — Et celui-ci, vous me le feriez au même prix ? Il mettrait tant en valeur mon grand mur blanc, à Marbella… Oh, s’il vous plaît…

Machinalement, il approuve de la tête.

Le vaniteux Guido Farinelli, sachant Wanda réputée pour son génie des bonnes affaires et soucieux de ne pas demeurer en reste sur la dépense, jette son dévolu sur une autre croûte. Lorsqu’il tente d’en discuter le montant, Wanda l’arrête :

— Mon cher Guido, je vous en prie, on ne mégote pas le prix quand on est en face d’un talent pareil. C’est si facile et si vulgaire d’avoir de l’argent, alors que posséder du talent… ce talent… Elle se tourne vers Césario.

— C’est un destin ! Une charge ! Une mission. Cela justifie toutes les misères d’une vie. Sonnant l’heure du rappel, elle dépose les chèques, précise que son chauffeur viendra chercher les toiles ce soir et laisse Césario hébété, une bave blanche au bord des lèvres. La scène dont il a rêvé sa vie durant s’est produite, et voilà qu’il ne trouve rien à répondre, il parvient juste à ne pas s’évanouir. Il a envie de pleurer, il voudrait retenir cette belle femme, lui dire combien il a été dur de traverser quatre-vingts années sans une once d’attention ou de considération, il voudrait lui avouer les heures que, seul, la nuit, il a passées à pleurer en se disant qu’au fond, il n’était peut-être qu’un minable. Grâce à elle, il est lavé de ses misères, de ses doutes, il peut croire enfin que son courage n’a pas été inutile, qu’il ne s’est pas entêté en vain.

Elle lui tend la main.

— Bravo, monsieur, je suis très fière de vous avoir connu.

 

 

FIN

 

Cette nouvelle est extraite du recueil : "Odette Toulemonde et autres histoires".

 

 

 

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