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La Chanson Grise
1 janvier 2010

JULIEN GRACQ, "Liberté grande"

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JULIEN GRACQ

(1910-2007)

Liberté grande

(Poésie en prose)

 

 

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                       Publier en libre-service numérique gratuit l’intégralité des poèmes du recueil de Julien Gracq « Liberté grande » - poèmes désormais libres de droits -, poursuit le but de faire mieux connaître un de nos plus grands écrivains, hélas encore bien peu cité comme tel.

Julien Gracq qui – déclare-t-il – a « commis dans sa jeunesse quelques vers lamartiniens » qu’il a sans doute jugés indignes de publication, est avant tout un écrivain de romans et d’essais qui ne ressemblent pas aux autres. Ceci dans un style unique, infiniment évocateur et souvent poétique.

Et, pour le mieux situer, lorsque, à l’issue de la publication de son ouvrage-phare « Le rivage des Syrtes », le Prix Goncourt lui fut attribué, il le refusa – simplement et irrévocablement. Geste unique qui fut remarqué. Et longtemps commenté.

Cet auteur de talent – dont les ouvrages sont désormais étudiés dans les classes littéraires – a tout de même laissé un recueil de poésie, un seul, celui-ci, de 49 textes en prose. Les ayant lus et relus, beaucoup, – comme l’auteur de ce blog – regrettent ce trop modeste nombre.

- Étant toujours bien entendu qu’ « un livre papier c’est tellement mieux »  – à plus forte raison s’il s’agit d’un recueil de poésie ! (Cet ouvrage, mince et peu coûteux, est en vente dans toutes les « bonnes librairies ».)

 

JCP

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La mise en page et les retours à la ligne ne sont pas garantis dans leur intégrité absolue.

 

 

 

 

Au bord du beau Bendème

J'avais longtemps erré, aux heures déclinantes de l'après-midi, par les ruelles fraîches du quartier de cimetières et d'émeutes qui borde la cathédrale mixte.
Une nonchalance appuyée, comme de doigts bagués qui tambourinent discrètement un coffre à bijoux dans la pénombre des beaux salons mérovingiens des antiquaires, à chaque spire de ce colimaçon aveugle de bâtisses alourdissait ma démarche.

La prison d'air transparente colportait la sonorité des gongs. Le seul répit qui me fût accordé çà et là était celui de bancs vermoulus qui soulignaient les stations funèbres d'un chemin de croix blasonné d'enseignes romaines et de phalères, compliqué comme le canevas du métropolitain. De quel Calvaire borgne, de quelle Babel suburbaine ce labyrinthe était-il le piédestal ? Des portes parfois battaient avec mystère, mais c'était toujours au-delà d'un coude de la rue, et la poursuite décevante de ce sésame crapuleux des faubourgs m'excitait jusqu'à la démangeaison.

Ces appels graves comme des cors, cette anxieuse poursuite à travers des clairières de gravats, des échafaudages d'échelles, tout un Hoggar calciné de boutiques aveugles m'amenèrent soudain, derrière les tamis d'une pluie fine, en présence de l'abside du bâtiment le plus ambigu qu'il m'ait été donné de voir, — me glissèrent le mot de passe qui neutralisait la sentinelle de la poterne, et sous les gros fanaux lisses et glauques des vitraux, les larmes aux yeux je me sentis fondre jusqu'à mi-corps dans l'herbe musculeuse et chevelue d'une prairie océanique.

 

 

 

Aubrac

Il faut si peu pour vivre ici. De ce balcon où penche la montagne à l'heure où le soleil est plus jaune, il ne reste plus à choisir qu'à droite la banquette où l'herbe noircit sous les châtaigniers, à gauche la Viadène au loin déjà toute bleue. A mi-pente, la journée respire. De cette galerie ample et couverte où glisse la route de gravier rose au-dessus du Causse gris-perdrix, on voit mûrir très bas les ombres longues dans la lumière couleur de prune. Tout commande de faire halte à ce reposoir encore tempéré où la terre penche, pour respirer l'air luxueux de parc arrosé, la journée qui s'engrange dans les rais du miel et la chaleur de l'ambre, jusqu'à ce que l'œil gorgé revienne à la route rose qui monte sous le soleil avant de tourner dans l'ombre d'un bois de sapins, et que ta main déjà fraîchisse avec le soir — ta main qui laisse filtrer le bruit plus clair du torrent, ta main qui me tend les colchiques de l'automne.

Nous monterons plus haut. Là où plus haut que tous les arbres, la terre nappée de basalte hausse et déplisse dans l'air bleu une paume immensément vide, à l'heure plus froide où tes pieds nus s'enfonceront dans la fourrure respirante, où tes cheveux secoueront dans le vent criblé d'étoiles l'odeur du foin sauvage, pendant que nous marcherons ainsi que sur la mer vers le phare de lave noire par la terre nue comme une jument.

 

 

 

Bonne Promenade du Matin

Quelques encablures à peine de ma chambre, j'étais parfois surpris, à peine entamée ma promenade matinale, par des éclats dissonants de cuivre provenant d'une gracieuse maisonnette de briques en démolition.
Sur les thèmes choisis de ce mystérieux orphéon des ruines, j'imaginais derrière cette façade de plâtras tristes toute une théorie de tonnelles ingénues et matinales, où des électriciens en cotte rouge, de blondes marcheuses des trottoirs de l'aube, des cortèges au sérieux travesti professionnel face au soleil levant dissipaient à part soi leurs brumes nocturnes dans quelques-unes de ces chopes d'étain ouvragées qui font si belle figure au premier plan d'une bacchanale
d'opéra-comique.
Se figure-t-on rien de plus charmant, avant le départ hâtif vers le travail sous les brandebourgs et les galaxies avenantes d'un bleu de chauffe, que le chœur rafraîchi de rosée, éventé de girandoles éteintes, qu'élèvent vers le soleil ces machinistes ingénus pour tout le jour condamnés à une dissimulation d'apaches dans les coulisses les plus poussiéreuses d'une ville moderne ?
Un bal-minute, l'envol dans le chien et loup de l'aurore d'un jupon de dentelles, c'était la limite de ce que je pouvais imaginer des scandales de cette minuscule enceinte dissimulée aux arpenteurs de bitume par la retombée conventionnelle d'une courtine de plâtres promise aux trois coups du démolisseur.
Mais déjà une jolie taverne de poutres mal équarries se permettait de faire chanter ses volets dans le soleil de l'aube, comme s'ouvrent les élytres matinales des joyeuses bestioles des jardins.
Déjà la rue m'appelait accueillante; les pavés en grand arroi reprenaient leur place dans leurs alvéoles — rien, n'est-ce pas, ne s'était passé — et comme un loup sur le visage le plus troublant d'une femme aux débauches folâtres, après leur entrechat matinal les réverbères et les poubelles branlantes avaient repris leur faction de conserve sous l'œil militaire des balayeurs municipaux.

 

 

 

Cortège

Hommes 40 — chevaux 8, à cette seule inscription réglementaire s'annonçait de loin — dans l'attente de marques plus expressives de la glorieuse résurrection, — le boggie mortuaire — non sans qu'eussent défilé en belle ordonnance — seulement ralentis pour un moment par l'escalade de la rampe — les salons de première classe où les bijoux de jais étincelaient aux doigts des jolies bridgeuses — en train de tuer le temps que concrétisait seulement d'un moment à l'autre — celui que le mort voulût bien consacrer à jouer enfin cartes sur table — le coup d'œil jeté à travers la portière sur l'étendue mouvante et pluvieuse d'un paysage indifférent.

 

 

 

Gang

Il y avait, toujours chargé au plein cœur de la ville, ce quartier tournant projetant par saccades vers les routes de banlieue le flot de ses voitures comme le barillet d'un revolver.
C'est de là que nous partions pour les voyages-surprise et les soirs bordés d'églantines, les beaux matins des documentaires de pêche à la truite qui brassent à poignées tout un saladier de pierreries.
Les doigts serrés sur le bordage de tôle, et le fleuve d'air sculptant un bec d'aigle et la majesté d'une figure de proue sous le casque de toile blanche.
Au bout des robes blanches sur chaque boulevard d'huile noire, une forêt qui s'ouvre en coup de vent comme la mer Rouge — à l'enfilade de chaque flaque solaire, le lingot de glace que tronçonnent les massifs d'arbres — au bout de chaque branche, une fleur qui se déplie dans un
claquement de linge — au bout de chaque bras, la rose brûlante d'un revolver.

 

 

 

Gomorrhe

En ce temps-là — c'était les jours les plus longs de l'année — à travers les halliers du Cinglais de grands chars de combat tenaient l'affût au coude des laies forestières, la volée de leurs pièces charbonnée contre le soleil couchant des châteaux Louis XIII.

La lumière était désheurée — l'ombre des buissons au travers de la route plus délectable que l'eau fraîche, à cause de ces mouches de fer brillantes et du remue-ménage dans le ciel de mauvais guêpier. C'était d'aller à l'air libre qui plaisait : le large des routes, les portes battantes — à même la pelouse d'herbe surie dans la gentilhommière évacuée le camp volant sous les platanes, au large de la ville irrespirable. De grosses gouttes d'orage tombaient dans les plats; par les doubles fenêtres ouvertes, on voyait les lits de camp d'enfants sous les portraits de famille, dans un salon plus déployé qu'une charge de cavalerie. L'Orne coulait devant
— très lente — parmi les troènes et les prairies de fleurs pleines de joncs. Cela me plaisait que la vie fût ainsi desserrée, et qu'on fît sa couchée dans les maisons vagues comme au fond d'un bois noir.

Quand j'arrivai à la côte de May, le versant était mi-parti d'ombre et de soleil; les oiseaux chantaient moins fort; une jeune fille que je connaissais allait devant moi sur la route très blanche : je la rejoignis. Je compris que son étape aussi était à Jaur et qu'invités, nous devions coucher dans la même maison. Nous allâmes.
C'était une contrée charmante : ces côtes qui montaient entre des forêts, la fraîcheur des feuilles et les bas-côtés d'argile humide qui gardent des flaques jusqu'au cœur de l'été. Quelquefois nous parlions et quelquefois nous nous taisions. Il y avait des bouquets de sapins noirs plantés à l'embranchement des routes, ou parfois un calvaire — mais le plus beau, c'était cette soirée d'été qui tenait les champs éveillés si tard, surnaturellement, comme les jours où l'on moissonne, à cause de {'heure allemande. A Thury, je m'arrêtai pour dîner à l'auberge : le soleil bas flambait encore aux carreaux et aux cuivres des armoires — je relevais les yeux entre les plats sur la route vide, qui coulait limpide et toute pure devant la porte ouverte, comme une rivière qu'on fait passer à travers son jardin. Je repartis tout éclairé par la chanson d'une bouteille de vin, comme une lanterne par sa bougie. Derrière moi, les sirènes l'une après l'autre amorçaient leur décrue sur la ville marquée pour le feu. Il n'y aurait plus à s'inquiéter jamais. La route devant était toute blanche de lune, si délicatement éclairée qu'on distinguait, sur les bas-côtés, les jeunes lames de l'herbe entre les graviers fins. Le clocher de Jaur flanquait le chemin à quelques jets de pierre, dans la nuit marquée d'un signe tendre, comme une robe blanche dans l'ombre d'un jardin — la route allait vers le Sud, toute sablée entre les tentes des pommiers ronds dans la nuit ouverte, et je chantais parce que j'étais attendu.

 

 

 

Grand Hôtel

Je suis d'une race tapageuse qui préfère à toute chose les après-midi affairés d'une ville de grand luxe, avant un gala d'opéra solennisant la plus longue pente de la journée, les après-midi torrides où le soleil bourdonne derrière les futaies épaisses des stores déployés sur la façade de l'hôtel comme une fête nautique, un pavoisement blanc et orgueilleux de régates au-dessus de l'huile noire de l'asphalte où le reflet tout mangé de flaques des feuillages se fait grêle irréellement.

Je ne saurais sans dommage faire grâce au luxe d'aucun de ces détails de mauvais goût qui mystérieusement le poétisent : fourrures estivales, cascades mélancoliques des pourboires sonnant au long des escaliers de pierres tombales, fumoirs aux voix empanachées assommées par les cuirs de Cordoue, bars-nickels de garde-malades d'où l'horizon fuit vers les jetées — mais le luxe c'est surtout, pelotonné au fond de la voiture dans les coussins au cœur d'une soirée chaude, d'un horizon merveilleusement vert et dilaté de musiques proches, la face renversée contre le ciel vert comme des prairies, tout uni le long du visage le vent délicieux de la vitesse coûteuse, comme la belle simplicité retrouvée^ la largesse princière, le dénûment antique de l'or pur coulant entre les doigts.

 

 

 

Inabordable

C'est une femme jeune sous les pas de laquelle les images se lèvent à foison.
Parfois, dans un sentier d'avril, elle dresse une main molle et douce comme de la plume et calme comme à regret les inquiétudes du paysage, — ou bien le paraphe mystérieux de sa démarche entre des marges de bitume le dispute au plus bel instrument du littérateur.
J'aime à suivre dans les méandres d'une rue colorée le fil de cette mélodie de mort subite que son apparition répercute d'un bord à l'autre de l'horizon de façades.
Quelle rue sonore — d'un saccage de théâtre, de devantures brisées, de crieurs de journaux hurlant le plus bel assassinat du siècle, quelle verroterie colorée de sang, quel beau sang écumeux et chantant comme des trilles, comme des arpèges, quelle molle inflexion de saxophone vaudra jamais pour moi le regard qu'elle verse du coin de son œil précis et calme, le ruisseau magnétique de son regard qui coule à pleins bords entre les maisons comme la salive acide d'un glacier ?

 

 

 

Intimité

C'est l'heure de la rentrée des vignes et des abreuvoirs, l'heure dernière. Les puits sont vides, et il y a une fourrure de tourterelles au bord des hangars, un liséré de satin comme une neige rouge aux très anciens costumes qui se penchent aux croisées, sous ces nuques d'oiseaux de proie — sous les porches battants passent des vents étrangers, qui sentent les chaumes et les palmes — les chars s'encapuchonnent — on a froid ici — des odeurs creusent des faims étranges sous les tilleuls et les abeilles, des pains dorés fléchissent les tables de la cuisine. On entend des clameurs et des appels très tard, du côté des clairières rouges, au large de la maison vide où chante la bouilloire oubliée sur les braises calmes. Le sommeil des persiennes sur l'aquarium de la chambre basse ranime doucement le globe aux fleurs d'orange comme un œuf nocturne au creux des chaumes, la main qui tisonne le loquet de fer, l'horloge qui éclabousse l'enclume du silence. Le marécage et le clair de lune brouillé des étables festonnent la nuit fleurie qui monte du creux des armoires, le parfum de grotte et de suaire moisi, le terrier rêche du lit de ménage, la nudité mystique de l'épouse auprès du lis consolateur des nuits noires.

 

 

 

Isabelle Elisabeth

La singularité du visage d'Isabelle était faite de ces blancheurs de linge, de ces éclatantes étendues de mer calme entre deux coups de ressac, de ces plages accueillantes de lumière lisse d'un après-midi de juillet sur un toit d'ardoises.
Une encolure choisie, faite pour les nobles harnais du cheval de bataille, ses seins plantés comme des chevilles pour l'escalade d'un bel arbre, la prise qu'ils appelaient de deux mains
ouvertes et accueillantes, des yeux compliqués et préhensiles comme la vrille du pois de senteur, des volontés brutales et folâtres comme un coup de mer contre une jetée par le jour du plus beau temps, je me rappelle tout comme si c'était hier.
Par-dessus toute qualité, j'admirais qu'elle pût être à ce point ambiguë — ses mains changent comme le vent, ses pieds lisses se posent par le monde sur je ne sais quel sonore ouragan de tuiles, et, singulière comme ces transmutations à vue qu'un prince charmant d'un haussement de sourcil encourage dans les enlacements de la Belle et de la Bête, c'est tout à coup d'un profil perdu de cette figure étrange sur un fond de forêts et de feuilles changeantes qu'est faite — maniaque et toujours à je ne sais quel souvenir perdu attentive — la beauté du visage d'Elisabeth.

 

 

 

L'appareillage ambigu

À minuit, par un clair de lune coupant comme un rasoir, je détachais l'amarre de la galère funèbre, — et voguais. De longues étendues de terre plaine, des vols de ramiers blancs fantomatiques contre les berges, c'était le premier éveil de cette marine féerique que j'improvisais dans le creux du paysage nocturne. Solennels et funèbres, des chevaliers aux armures de sable me saluaient sur les berges du flamboiement fleurdelisé de leurs bannières — une haie d'oriflammes dessinait sur l'eau bleue comme du pétrole la carrière ouverte au triomphateur. A l'horizon, les vagues se perdaient dans de grands points d'orgue — parfois une trombe ardente, un gantelet de cristal, un doigt pointé comme l'index d'un cadran solaire figuraient le zodiaque familier de ces périples mal définis.

A des fanaux soudain plus clairs, au branle-bas humide d'un appareillage nocturne, à mille feux Saint-Elme brillant sur les agrès, je pouvais déceler l'approche des brises du large comme le souffle d'une cave humide, puis c'était le coudoiement amical des pétroliers, d'immenses estacades de brumes, les balustrades géantes où s'accoudaient pour l'adieu vat les figurants majestueux avec leurs barbes de neige, leurs fracs et leurs éventails de théâtre, les éclaboussures salines et noires de suie où frissonnaient des épaules de marbre et, porté déjà sur l'encolure de la première houle et tout à coup en selle, le coup de clairon du lâchez tout saluait le débordement de la jetée.

 

 

 

L'averse

Voici le monde couvé sous la pluie, la chaleur moite, le toit des gouttes et des brindilles, et les molles couvertures d'air aux mille piqûres d'éclaboussements.
Voici la belle sur son lit d'eau, toute éveillée par la soudaine transparence fraîche, toute coïncidante à une pure idée d'elle-même, toute dessinée
comme l'eau par le verre.
Dans l'air où nagent les balbutiantes étoiles de l'eau, une main d'air sort de l'alcôve verdissante aux parfums d'herbe et suspend à l'embrasse de lianes les courtines
emperlées et l'arithmétique crépitante du boulier de cristal.

 

 

 

L'Explorateur

J'ai vécu de peu de choses comme de ces quelques ruelles vides et béantes en plein midi qui s'ensauvageaient sans bruit dans un parfum de sève et de bête libre, leurs maisons évacuées comme un raz-de-marée sous l'écume des feuilles. Pareilles à ce panache de l'explosion d'une poudrière qui dégonfle une ville, de grandes masses de verdure orageuse roulaient un ciel sombre au-dessus des toits crevés.

L'après-midi me retrouve devant un haut mur de parc aveugle, tendant l'oreille, comme on surprend un bruissement de feuilles derrière une porte. A l'air libre, trempé soudain de soleil tournoyant comme par une fanfare, mes pieds amoureusement ravivant la pente secrète d'une colline longue comme une joue, je redescendais chaque soir aux champs calmes, les mains
pleines comme celui qui touche une femme, appuyant le front encore, les yeux fermés, ainsi que le cœur manque et qu'on marche en dormant, au songe odorant et au vide sous le soleil de
ce village accoude à la forêt comme un après-midi d'été au balcon de sa nuit sauvage.

 

 

 

La barrière de Ross

Il faut se lever matin pour voir le jour monter à l'horizon de la banquise, à l'heure où le soleil des latitudes australes étale au loin des chemins sur la mer. Miss Jane portait son ombrelle, et moi un élégant fusil à deux coups. A chaque défilé de glacier, nous nous embrassions dans les crevasses de menthe, et retardions à plaisir le moment de voir le soleil à boulets rouges s'ouvrir un chemin dans un chantilly de glace pailletée. Nous longions de préférence le bord de la mer là où, la falaise respirant régulièrement avec la marée, son doux roulis de pachyderme nous prédisposait à l'amour. Les vagues battaient sur les murs de glace des neiges bleues et vertes, et jetaient à nos pieds dans les anses des fleurs géantes de cristaux, mais l'approche du jour était surtout sensible à ce léger ourlet de phosphore qui courait sur les festons de leur crête, comme quand les capitales nocturnes se prennent à voguer sur l'étalé de leur haute mer. Au Cap de la Dévastation, dans les fissures de la glace poussaient des edelweiss couleur de nuit bleue, et nous étions toujours sûrs de voir se renouveler de jour en jour une provision fraîche de ces œufs d'oiseaux de mer dont Jane pensait qu'ils ont la vertu d'éclaircir le teint. Sur la bouche de Jane, c'était un rite pour moi que de renouveler chaque jour pour l'y cueillir de mes lèvres cet adage puéril. Parfois les nuages nous dérobant le pied de la falaise annonçaient un ciel couvert pour l'après-midi, et Jane s'informait d'une voix menue si j'avais soigneusement enveloppé les sandwiches au chester. Enfin la falaise devenait plus haute et toute crayeuse de soleil, c'était la Pointe de la Désolation, et sur un signe de Jane j'étendais la couverture sur la neige fraîche. Nous demeurions là longtemps couchés, à écouter battre du poitrail les chevaux sauvages de la mer dans les cavernes de glace. L'horizon du large était un demi-cercle d'un bleu diamanté que sous-tendait le mur de glace, où parfois un flocon de vapeur naissait, décollé de la mer comme une voile blanche — et Jane me citait les vers de Lermontov. J'aurais passé là des après-midi entières, la main dans les siennes, à suivre le croassement des oiseaux de mer, et à lancer des morceaux de glace que nous écoutions tomber dans le gouffre, pendant que Jane comptait les secondes, la langue un peu tirée
d'application comme une écolière. Alors nous nous étreignions si longtemps et de si près que dans la neige fondue se creusait une seule rigole plus étroite qu'un berceau d'enfant, et, quand nous nous relevions, la couverture entre les mamelons blancs faisait songer à ces mulets d'Asie qui descendent des montagnes bâtés de neige.

Puis le bleu de la mer s'approfondissait et la falaise devenait violette; c'était l'heure où le froid brusque du soir détache de la banquise ces burgs de cristal qui croulent dans une poussière de glace avec le bruit de l'éclatement d'un monde, et retournent sous la volute cyclopéenne d'une vague bleue un ventre de paquebot gercé d'algues sombres, ou l’ébrouement lourd d'un bain de plésiosaures. Pour nous seuls s'allumait de proche en proche, jusqu'au bord de l'horizon, cette canonnade de fin de monde comme un Waterloo des solitudes, — et longtemps encore la nuit tombée, très froide, était trouée dans le grand silence du jaillissement lointain de fantômes des hauts geysers de plumes blanches — mais j'avais déjà serré dans les miennes la main glacée de Jane, et nous revenions à la lumière des pures étoiles antarctiques.

 

 

 

La Basilique de Pythagore

Il y a dans un coin de ma mémoire cette ville alerte dont je n'ai pas encore voulu jouir.
Les boulevards tournent avec les rayons du soleil et l'ombre est de tout temps réservée aux rues de traverse et au quartier désuet des conspirateurs.
C'est là que je m'achemine à midi sonné par des ruelles où le vent perpétuel rebrousse les herbes.
De très vieux hôtels à baldaquins de pierre s'entremêlent çà et là à quelques-unes de ces charmantes gares de campagne désaffectées que la ville a avalées au passage — aussi bien conservées, ma foi, que Jonas dans sa baleine.
Au coin de la rue se balance la pancarte bleue défraîchie de la salle d'attente des premières classes.
Une maison hospitalière y donne — pourquoi pas ? — ses jeux folâtres; par la grille du guichet il m'est donné parfois de surprendre, au creux d'un ballot de cotonnades, les ébats les moins condamnables.
On se croit tout à coup — dans une apothéose de madras de couleur et cette ombre, cette ombre fraîche ! — au cœur de quelle Caroline du Sud !
Et la poussière ! — cette fine poussière de charbon des gares très patinées, dont l'odeur enivre.
Tout autour, un jardin, accueillant, — des colchiques, des bougainvilliers.
Il est défendu de s'arrêter longtemps.
L'ombre d'un gratte-ciel tout blanc éteint la petite gare, on pense tout à coup à la Sicile, aux rues en falaise de je ne sais quelle Salerne de béton où dans un ouragan de mouches l'ombre des loggias de l'Hôtel de ville haut perché écrase les maisons du port et leurs belles lingeries multicolores, leur grand pavois des jours de fête, qui sont tous les jours.
Il y a aussi une débauche d'horloges de fer, comme de grandes araignées.
Si débonnaires, si tranquilles.
Le ferraillement énorme d'un tramway entre au cœur de tout cela comme un tremblement de terre, une explosion de vaisselle, ou le tintamarre réjouissant de ces tubes de métal accordés qu'ébranlent les portes des magasins pleins de pénombre où l'on marchande des bibelots d'osier, des porcelaines, des flacons treillissés de parfums exotiques.
Pour en revenir à la petite gare, dans son jardin s'est réfugié un cèdre.
Entre les murailles verticales qu'il touche et qui font sauter le cœur de joie à leur élan lisse, il étend ses branches comme ces niveaux d'eaux croupies des puits très profonds, les années de sécheresse.

On a dû le descendre là au bout d'une corde, et c’est dans cette galerie de forage, sous ce culot de verdure, sous ces clapets de verdure dominés par cent trente-cinq étages et l'éclat neuf en plein jour de toutes les étoiles, c'est là que je donne mes rendez-vous d'amour et mes baisers voraces, mes premiers baisers.

 

 

 

La bonne auberge

Les hommes sont coupés à mi-hauteur par la guillotine de l'habit noir — les femmes prennent sous le baiser la vibration tranchante du cristal, puis éclatent et sèment sous la neige d'adorables camélias de sang. On décharge successivement sur le perron d'entrée avec un bruit de fardiers le landau du lord-maire : roses-thé et héliotropes — le mail-coach de la magistrature : fouet et roues en réséda — la voiture tous terrains de la préfecture des mœurs : hortensias et jonquilles.

Et maintenant que faire ? les couples noués, les présentations terminées, les revolvers sortent des poches et la fête commence dans un tir aux pigeons flamboyant de verre cassé. À l'aube louche, les habits noirs, mal à l'aise, s'esquivent deux par deux comme des croque-morts dans les sentiers de feuilles — les planchers désertés étalent une Bérésina de fins débris de verre; les plantes vertes : des arbres de Noël de neige craquante et de verre filé — plusieurs âmes blanches gagnent les hautes régions du ciel sous la forme de délicats petits anges — légères comme une inconséquence dans un problème de métaphysique. On préfère ne savoir que penser d'une désinvolture qui désarme jusqu'aux soupçons de la justice.

La justice

J'ai écouté les plaidoiries sans lassitude, parfois un tic nerveux dans l'épaule gauche. Une araignée au milieu du prétoire montait et descendait au bout de son fil, pareille au lustre compliqué des théâtres. Tout le monde, comprends-tu, saisissait l'allusion; on aurait entendu voler une mouche. Les effets de manches des professionnels répandaient de grandes ondes d'un parfum d'amandes amères. Enfin j'ai trouvé ça particulier, je n'irai pas jusqu'à dire sui generis. Il y en a eu un à mort, trois à perpétuité, les autres se sont éclipsés sur la pointe du pied, avec de grands gestes de théâtre, derrière un trompe-l'œil élégant de volants de dentelles. Quand on a relevé le rideau pour la troisième fois, j'étais seul dans la salle à remercier le président, qui crachait des noyaux de cerises dans sa toque. Je te jure, c'était confondant.

 

 

 

La rivière Susquehannah

Le long de la rivière Susquehannah roulent l'hiver des trains de marchandises, et les berges hollandaises sont une rangée de vide-bouteilles patronisés par les chauffeurs de locomotives avec leurs jolis bonnets de madapolam. Des ballets silencieux de patineurs parfois se dénouent devant la ventouse à l'haleine de perle d'un wagon engourdi par la neige sur sa voie de garage — mais d'un bout à l'autre de la journée l'impression dominante est un carillon de grosses cloches de bois.

A midi, dans le blizzard et son coton saupoudré de suie, l'éclairage est une aube sibérienne indifférente, avec le choc des rondins coupés et le ronflement des manches de toile des elevators — des lointains indécis, à dix mètres, révèlent un homme d'équipe, les mains dans les poches, qui traverse en sifflotant une voie de garage. Les somnambules, à l'odeur de chien mouillé, sont groupés à l'écart dans une salle d'attente aveuglée par un poêle. Chacun paraît s'occuper peu de son voisin, et les allées et venues mal réveillées n'épouser qu'une convenance de pure forme, en l'attente de la cloche de six heures comme au théâtre, avec les beaux groupes noirs qui s'éloignent sur la neige. Il y a aussi les hangars abandonnés où l'on boit des grogs fumants dans l'odeur de goudron et de sapins de Noël comme une gorgée de sciure de bois fraîche, et dans le terrain vague des voies les petits bars de panneaux démontables autour d'une chromolithographie qui représente Trotsky recevant les parlementaires allemands devant la gare de Brest-Litovsk.

 

 

 

La sieste en Flandre Hollandaise

Au bord de l'Escaut oriental jusqu'à la banlieue d'Anvers, la Flandre hollandaise allonge une sorte de désert cultivé, une lisière habitable où la vie florale et grasse des bas pays semble se faire plus discrète qu'ailleurs. On n'y va, et on ne le traverse guère. Le pays se relie mal à la Zélande par quelques lignes de bacs qui traversent l'Escaut — du côté de la Belgique, au long des petites routes pavées, surgit très vite la silhouette d'un poste de douane, fleuri et endormi comme un chalet de ville d'eaux à la saison morte, où des douaniers hollandais flambant neuf dans leurs uniformes de surplus de la Royal Air Force somnolent dans une pièce ombragée et
dévisagent avec une curiosité sans fièvre le touriste qui s'aventure dans ces solitudes excentriques.

On bavarde sans hâte sous les arbres et dans la pièce minuscule comme dans le bureau d'octroi d'une petite ville, et on devine que les douaniers connaissent tout leur monde, car
quiconque passe ici la frontière : journaliers hollandais qui vont travailler à Bruges, ou patrons belges du pilotage d'Anvers qui rejoignent Flessingue, ne saurait en général aller guère plus loin. La frontière passée, la sensation intime qui nous renseigne, en l'absence même de tout repère visible, sur les approches d'un lieu à l'écart s'insinue très vite dans l'esprit du voyageur. Il faut pénétrer là au crépuscule, quand les douaniers de l'équipe de jour rejoignent tout près de là leurs maisonnettes-jouets de briques rouges, pédalant tout droits sur leurs bicyclettes à long col de cygne, et que derrière soi les lignes verticales des clochers et des tours de Bruges, pareilles sur ces plaines basses au skyline lointain d'une ville d'Amérique, commencent à bleuir aux créneaux des files de peupliers. Les routes vides semblent perdre leur sang peu à peu en courant vers le nord, s'étoilent et s'étiolent en chemins plus petits qui fuient indéfiniment derrière leurs lignes d'arbres au travers du désert verdoyant.

Aucun toit ne pointe plus derrière les masses des arbres, et aucune lumière ne brille encore. Le soir s'emplit d'une odeur d'herbe et de feuilles juteuses, aussi submergeante que celle d'une bête mouillée; les troupeaux couchés dans le lointain déjà brumeux des grandes prairies semblent pris dans les remous figés de l'herbe haute comme dans la glu d'une banquise molle; l'impression se fait jour que la vie, empêtrée dans cette verdure féroce, va s'engourdir là, finir, un peu plus loin : derrière ce rideau de peupliers. Il fait bon rouler dans la fraîcheur du soir sur ces routes touffues et sourdes, dont on arrive très vite à douter qu'elles mènent nulle part, zigzaguant sur la crête des digues entre les caissons titanesques des polders que le soir égalise, et qui se succèdent dans leur symétrie monotone comme d'immenses bacs où se décanterait pesamment une eau grasse sous sa moquette crémeuse d'écume verte. La végétation perd ici le caractère fantasque et inégal qu'on lui voit dans les pays vallonnés : elle monte plutôt, sur le fond plat des cases de ce damier énorme — égale, vorace, submergeante, étale — comme le niveau de la mer dans un bassin de marée, ou plutôt comme dans une rizière qu'on inonde, et où le tapis serré de pousses vertes qui lutte de vitesse avec l'eau semble se soulever comme une croûte flottante. Il n'y a pas de couture à cette robe verte — pas de lacune à ce revêtement pelucheux et universel : les pavés inégaux des routes suintent d'herbe juteuse, et le sommet même des digues est un tapis ondulant et silencieux où le sillage isolé d'un cycliste se referme comme la passée d'un doigt dans une fourrure.
Pourtant la route continue, toujours plus rétrécie et plus inégale — une dernière courbe, et un raidillon minuscule escalade une digue qui fermait la vue : pour l'instant la lèpre verte n'a pas mangé plus loin et on voit l'Escaut, large et gris, découvrant à regret à marée basse aux morsures de son adversaire les grandes flaques vulnérables de peau nue de ses vasières où l'herbe croche et s'agrippe. Les fumées des cargos qui remontent à Anvers défilent avec une insolence paresseuse entre les cuirassements hostiles de ces berges vautrées dans une somnolence lourde et agricole — sitôt leur revers dévalé, on ne voit plus rien; pourtant on s'avise alors de la proximité du large au souffle plus vif qui lave ces campagnes amples et aérées, a leurs ciels changeants et rapides qui font courir l'ombre des nuages sur les lacs
d'herbe, et aux rappels des oiseaux de mer dont tournoient un moment par-dessus les peupliers les nuées criardes, avant de regagner les vasières pour la nuit. Le point de vue change :
un instant, pour l'œil prévenu, sur cet océan colmaté des prairies, les voilures serrées des peupliers reprennent la fuite perspective et noble des escadres de ligne sous leurs tours de toile, telles qu'on les voit dans les vieux tableaux hollandais d'histoire, au rez-de-chaussée du Rïjkmuseum.

Tout ce pays, très récemment endigué, vient de sortir de l'eau, c'est visible, dans l'éclatement floral d'un lendemain de déluge. Pourtant le vide et le silence de ces campagnes exubérantes intriguent. On dirait que la vie s'intimide devant cette étoffe neuve et roide taillée à lés trop réguliers et trop amples, s'accroche mal à ce parcellement dépaysant de cyclope. Elle chemine agrippée aux digues, comme un insecte en suivant les raies du plancher, envahit précautionneusement par les bandes cet éden de verdure préfabriqué dont la géométrie distendue et austère la désoriente : on dirait qu'une espèce d'agoraphobie la refoule d'instinct vers les bordures ombragées des grands viviers d'herbes. Il n'y a pas de villes et guère de villages : l'homme s'est découragé de préférer un lieu à un autre dans la juxtaposition sans nervures de ce carrelage agricole; sa prise s'affermit d'abord dans les angles, à la façon des toiles d'araignée colonisant une maison neuve. Parfois un village minuscule s'accote ainsi dans l'angle aigu de deux digues : on ne le voit guère qu'en arrivant dessus; les toits des maisonnettes-jouets affleurent tout juste au niveau de la digue : l'œil plonge sur les accotements fleuris des fenêtres et dans les menues pièces carrelées, d'une propreté effrayante, et l'on voit le départ des raides petits escaliers de guillotine. Il n'y a personne, les jardinets sont vides, le village est si petit qu'on le tiendrait dans la main, il se chauffe là, tout coi, bercé dans le soleil pâle, étalant sans gêne aux yeux son menu farniente domestique, comme les hamacs de l'équipage sous les panneaux ouverts du poste d'avant. L'opulence s'est réfugiée dans les grandes fermes neuves et correctes aux briques luisantes : quelquefois, après avoir zigzagué jusqu'à la lassitude aux angles droits de ces cases béantes et pourtant si apparemment destinées, du haut d'une digue soudain on en découvre une, et on éprouve un petit tressaillement intime à constater que l'alvéole, cette fois, est habitée, mais aucun chemin ne rayonne d'elle, aucune éraflure à l'entour ne griffe le tapis vert immaculé, nul de ces liens ténus que tisse le long ménage des champs ne l'arrime au paysage — simplement elle est posée là, un signe épuré et curieusement abstrait de l'occupation plutôt que de la présence, indifférente et amovible comme une pièce sur la case d'un échiquier. Il n'y a pas d'allées et venues autour des bâtisses muettes, et pas même de chant de coq dans leur cour : sous leurs toits qui chevauchent les pignons jusqu'à terre, comme la fourche d'un cavalier distendue par un ventre énorme, elles ont la rumination pesante d'un souffleur enfoui jusqu'aux narines dans le plancton ou d'un troupeau vautré dans l'après-midi de la Prairie; leurs noms mêmes : Baarn, Graauw, Saaftingen, semblent bâiller en leur milieu sur leur double voyelle traînante comme sur un mugissement paresseux et bucolique. Pourtant on se laisse aller à s'imaginer pleine de charme la vie de ces fermes cossues et rebondies, aux doux flancs farcis d'herbe engrangée — un charme fait d'oubli et d'ensevelissement plus subtil derrière l'anonymat déroutant de leurs
bâtisses pareilles : aucun lieu du monde peut-être où l'on doive se sentir aussi indifféremment vivre quelque part — quelque part perdu dans le lotissement hospitalier de savane, dans le large aménagé des herbes, muré au cœur du labyrinthe sans repères de l'écran mille fois replié et redoublé sur lui-même des peupliers. Le désert a ses perspectives où l'imagination s'engouffre, la forêt la vie cachée de sa pénombre et de ses bruits — ici la sensation intime qu'on s'est perdu, pour être sans fièvre, se fait plus subtile et plus absorbante. On peut cheminer pendant des heures d'une case à l'autre de cet immense jeu de l'oie, dans le bruissement obsédant des peupliers et l'odeur d'herbe écrasée, jamais la vue ne va plus loin que la prochaine digue et le prochain rideau d'arbres; du fond plat de chacune des alvéoles,
nul ne voit et nul n'est vu; derrière la première digue s'allonge une digue pareille, et derrière l'écran des arbres un autre rideau de peupliers. Nulle angoisse dans ce labyrinthe impeccable et soigné, au vert profond de pelouse anglaise : l'homme est là tout près, et les routes carrossables; il suffirait de faire un signe, mais c'est l'envie de faire ce signe qui manque, et on s'aperçoit que le besoin cesserait très vite, pris dans le dédale obsédant des chambres de verdure, de s'orienter vers aucun point de ralliement. L'idée tout à coup vous traverse qu'on pourrait s'étendre là, ne plus penser à rien, enfoui dans le manteau épais et l'odeur de feuilles fraîches, le visage lavé par le vent léger, le bruissement doux et perpétuel des peupliers dans les oreilles vous apprivoisant à la rumeur même de la plénitude. Une certaine base, essentielle à la vie, précipite seulement dans cet immense volume de calme. Tout est soudain très loin, les contours de toute pensée se dissolvent dans la brume verte, la dernière chambre du labyrinthe donne sur une disposition intime de l'âme où l'on craint de regarder : la fleur mystérieuse qu'elle abrite, c'est à la plante humaine qu'il est demandé de la faire s'entrouvrir dans une ivresse d'acquiescement aux esprits profonds de l'Indifférence.

On cède de tout son long à l'herbe. La pensée évacue ses postes de guet fastidieux et replie le réseau de ses antennes inutiles; elle reflue de toutes parts vers la ligne d'arrêt de la pure conscience d'être; elle n'est plus aux frontières du corps qu'une légère sueur qui ne semble faite que pour nous rafraîchir en s'évaporant à mesure, dissiper dans le néant un trop-plein de sève qui monte, dans l'épaisse sécrétion végétale, de l'apoplexie de cette nature verte et de cette argile qui se souvient intimement de la mer. Le monde reflue sur nous compact dans le retrait des pointes acérées de l'interrogation qui le dilacère; le corps qui fait fléchir sous l'herbe la vase encore molle ne se sent plus fait que pour prêter à la respiration vorace qui le soulève le sentiment d'une liberté fonctionnelle encore inconnue : on dirait que les pores de la terre sont ici plus ouverts qu'ailleurs. Plus d'horizon, mais plutôt l'opacité immatérielle d'un voile de tulle qu'approche de ce sommeil éveillé comme une moustiquaire une débauche sans mesure d'inattention : la contraction de cette fine bulle de transparence emprisonne autour de nous sans mutilation un morceau indifférencié de nature suffisante : rien de plus que ce froissement d'herbe frais sous les paumes, le scintillement sur le ciel des feuilles de tremble qui semble aiguiser l'immobilité, et dans ce milieu où toutes les pressions s'annulent et s'équilibrent, un ludion désancré qui flotte jusqu'à la nausée entre l'herbe et les nuages. Ce moment, et ce lieu exigu de la terre, tient en nous sa totalité et sa suffisance — il n'y a plus d'ailleurs t— il n'y a jamais eu d'ailleurs — toutes choses communient parfaitement dans le perméable; on se sent là, aux lisières attirantes de l'absorption, une goutte entre les gouttes, exprimée un moment avant d'y rentrer de l'éponge molle de la terre.

 

 

 

La vallée de Josaphat

Le paysage au fil de la route, comme au fil d'une flèche son empennage. Je suis seul. L'auberge vide où les pas résonnent sur le carreau des déluges. Une bouteille tinte, les bruits s'engluent, le temps coule en cahots boiteux, puis oublie de couler. Le bon lit de la terre fraîche rabat les gestes pauvres. Le tintement solennel de l'eau. Le verre s'est refermé sur la table comme sur la huche son couvercle. Sous une brume de glèbe fauchée, on entend couler le fleuve de la route mystérieuse. Dormir, la tête sur la table, au centre de la ronde de fraîcheur.

Les yeux bougent comme le tournesol et l'héliotrope et sur les ruisseaux de lait du crépi de la chambre se diluent dans la tache d'encre d'un papillon noir.

 

 

 

La vie de voyage

Nous quittions la ville vers trois heures du matin, quand les maisons ténébreuses des avenues se relancent de façade en façade les oiseaux de nuit, comme un tir aux pigeons de coussins de soie. L'aube se levait en ruban de lumière bleue sur les rails d'un tramway des faubourgs, — mais, dès avant la terre promise, le ciel change ! c'est la pluie sur les vitrages d'un hôtel désaffecté de la plage, le déjeuner de pain gris sur lequel la mer fait le bruit des larmes.

A qui s'en prendre ? tout désorientés, perplexes, nous faisons les cent pas sur l'estacade, en jetant nos morceaux de pain dans la mer. Voici : maintenant j'ai jeté sur mes épaules la pèlerine des pauvres, rattaché mes chaussures au coin amer d'une borne, et, tout seul maintenant sous la gargoulette des gouttières, j'attends l'heure de l'ouverture des épiceries.

 

 

 

Le couvent du Pantocrator

Le couvent du Pantocrator sous les belles feuilles de ses platanes luit comme une femme qui se concentre avant de jouir. Le difficile est d'en tenter l'escalade et cependant ces chambres
serpentant comme des méandres, ces toits où ruisselle l'huile du soleil, ces toits vernis, ces toits de beurre, ce labyrinthe de figuiers et de flaques de lumière à la pointe d'un précipice vertical, c'est cela seul qui m'attire et c'est là que s'orientent les voiles de cette tartane sur cette mer plate comme un bruit de ressac.

Ecoute la balancelle du vent sur les faîtages, du vent lent comme les vagues — puis c'est la pluie douce sur les carreaux treillissés de plomb, la pluie argentine, la pluie domestique entre les claires étagères à vaisselle et la niche familière du chien, c'est le couvent sur lequel tournent les heures, la grisaille des heures, la cloche des passe-temps, sur lequel les soleils tournent, et sur lequel la mer festonne ses vagues, la langue tirée, avec 1'application d'une brodeuse, d'une Pénélope rassise et tranquille, d'une empoisonneuse de village entre ses fioles accueillantes et le pain quelle coupe à la maisonnée — le pain qui soutient et qui délasse — le pain qui nourrit.

 

 

 

Le Grand Jeu

Ce je ne sais quoi d'inconsistant qui flotte sur les quartiers proches des gares — la fécondité des grands nuages blancs de juin sur les prairies vertes, tout mangés d'azur sur les bords comme des veines bleues qui deviennent lait dans une mamelle — ce tendre glacis d'eau sur les yeux, sur les lèvres, cet ombilic de Vénus anadyomène par où baignera toujours pour moi dans quelle eau-mère la plus touchante des femmes — le hérissement soudain des eaux et des feuilles dans la lumière poudreuse d'un matin d'été brumeux le long des prairies couchées et des saules des grands fleuves — ce choc au cœur devant les paysages solennels de clairières, plus émouvantes entre les lisières de forêts rangées que le champ de bataille encore vierge,
le concert prodigieux de silence qui sépare deux armées avant le chant de la trompette

— ce tendre rose de fleur, cette effusion de pétales qui s'éveille au cœur du métal chauffé et rougit pour moi seul les grands drapeaux de tôle, l'estampage immaculé des arums et des lis, — le crépuscule soudain, la petite mort mélancolique des cloches dans les après-midi écrasés de soleil des dimanches — les grands sphinx qui s'allongent au crépuscule sur les étangs brumeux des stades — le front à perte de vue sur les plaines d'un bois de légende comme le mur d'une cataracte de silence — aux douze coups de minuit le fantasme interdit d'un théâtre d'or et de pourpre, glacé, nacré, cloisonné, lamelle comme un coquillage, déserté comme
une termitière après l'égorgement rituel, dans un maëlstrom de pinces et de griffes, du couple royal — les délirantes géométries euclidiennes des gares de triage — les majestueuses processions de meubles d'un autre âge, les grands charrois de lits-clos des trains de marchandises, — le visage souverain, clos et scellé comme un marbre, d'un coureur de demi-fond suspendu au-dessus d'un virage, comme un homme qui plonge à cheval dans la mer — le mancenillier abondant des lustres de Venise — le charme des forêts désaffectées des environs de Paris, où parfois un seul château d'eau veille sur d'immenses solitudes — j'ai parfois songé à retourner ces vignettes obsédantes, ces tarots d'un jeu de cartes fourbe — à chercher pour qui ces figures à jamais en moi singulières pouvaient n'avoir qu'un même envers.

 

 

 

Le jardin engourdi

Quelle tranquillité maintenant que midi sonné fait glisser la journée insensiblement sur sa pente la plus tragique.
Les poiriers compliqués, branchus et durs comme des coraux, les asters, les mille feuilles, les herbes de la Saint-Jean poussent au travers des semis de coquilles d'huîtres, et les beaux galets font des chemins de plaisir, des routes douces entre les pelouses comme le contournement d'un sein.
Par derrière le mur de mousses, la mer, debout à quarante-cinq degrés comme dans une chute d'automobile, grise comme la belle tonalité de la planète vue de Sirius, vraiment reposante — la mer fondamentale, à la fois juge et partie.

 

 

 

Le passager clandestin

Quelquefois j'étais transporté sur un rivage démesuré de ville glorieuse, enverguée à l'air de ses mille mâts, criant dans l'air comme un geyser éteint ses cris figés de pierre, une pyramide haute de murs à la patine soyeuse où dans les rues du soir se prenait comme une glace au-dessus de la banquise de la mer le cristal noble de l'air sonore, et très loin par-delà les hautes murailles des trompettes calmes sans cesse protégeaient une solennité mystérieuse, — un port du large lavé des vents et dévasté par une mer où plongeaient rouge les soleils rapides, et là, couché au bout d'un môle, au ras des vagues penchées toutes et courant bouclées d'un seul souffle emportant, — sur mes épaules, les tours et les dômes dorés fumants d'une poussière de soleil dans le bleu exténué sous le harnais de la journée chaude, — fasciné par un songe salé d'embrun solaire et sur mon dos l'énorme gonflement de bulles de ces carapaces séculaires, les corridors de crime de ces millions d'alvéoles, les places désertes autour des statues de gloire et des spectres du grand jour, les porches des palais aveugles empanachés noir d'un claquement ténébreux d'oriflammes, comme un homme qui crie en plein midi — la ville aspirée avec moi dans le miroir débordant du soir se déhalait sur la mer dans un grésillement de braise, fendait l'eau d'une poitrine monstrueuse sous ses colonnes de toile, sur une houle de rumeurs et de silence, sous le brouillard de lumière vivante et le buisson ardent de ses drapeaux.

 

 

 

Le vent froid de la nuit

Je l'attendais le soir dans le pavillon de chasse, près de la Rivière Morte. Les sapins dans le vent hasardeux de la nuit secouaient des froissements de suaire et des craquements d'incendie. La nuit noire était doublée de gel, comme le satin blanc sous un habit de soirée, — au-dehors, des mains frisées couraient de toutes parts sur la neige.
Les murs étaient de grands rideaux sombres, et sur les steppes de neige des nappes blanches, à perte de vue, comme des feux se décollent des étangs gelés, se levait la lumière mystique des bougies. J'étais le roi d'un peuple de forêts bleues, comme un pèlerinage avec ses bannières se range immobile sur les bords d'un lac de glace. Au plafond de la caverne bougeait par instants, immobile comme la moire d'une étoffe, le cyclone des pensées noires.

En habit de soirée, accoudé à la cheminée et maniant un revolver dans un geste de théâtre, j'interrogeais par désœuvrement l'eau verte et dormante de ces glaces très anciennes; une rafale plus forte parfois l'embuait d'une sueur fine comme celle des carafes, mais j'émergeais de nouveau, spectral et fixe, comme un marié sur la plaque du photographe qui se dégage des remous de plantes vertes. Ah ! les heures creuses de la nuit, pareilles à un qui voyage sur les os légers et pneumatiques d'un rapide — mais soudain elle était là, assise toute droite dans ses longues étoffes blanches.

 

 

 

Les affinites électives

Un grand palais aux corridors nuageux — par-devant des perspectives de soleil et de brumes, ce plain-chant matinal du soleil sur les bancs de brouillard qui se déchirent aux pointes des phares, un novembre perpétuel d'averses chantantes, d'oiseaux perdus qui d'un seul cri débarrassent le large, — par-derrière une pelouse domestique avec volière et vue de gazomètre — je me retirais là pour des semaines, pour des vacances libres, des parties de plaisir, de seul à seul multipliés comme un jeu de glaces, comme des perspectives en trompe-l'œil.

Les méandres des corniches s'accommodaient de ce jour spécial des monuments battus par les marées. Le seul mobilier était de sextants, de sphères méridiennes, d'astrolabes faussés et en général tout ce qui peut jeter un doute pour une cervelle pensante sur la prévision accablante d'une suite de jours par trop conforme à l'index du calendrier. Par les jours de soleil trop cru, on étalait sur des espars une tapisserie de brumes, à l'aplomb architectural des moulures pendait à sécher la belle lessive des trois-mâts longs courriers, un luxe de batistes lourdes comme des brocarts, de vélums fantomatiques, et, gonflé, pansu, énorme comme l'armoire vernie de la coque d'où jaillissent les suaires géants du beau temps, le palais voguait sur un entredeux de planètes, un éther fécondé de béantes mamelles blanches, de cumulus de toiles, d'un maelstrom claquant de blancheurs, l'impudeur géante d'un lâcher de voiles de mariée.

 

 

 

Les hautes terres du Sertalejo

Il me suffit de fermer les yeux pour que revienne le souvenir de cette saison légère où nous vagabondions, Orlando et moi, par les hautes terres du Sertalejo. Je revois les cieux balayés, d'une clarté lustrale de grève lavée, où les nuages au dessin pur posaient des volutes nacrées de coquillages — les longues pentes vertes basculées au-dessus des abîmes, où les doigts du vent plongeaient dans les hautes herbes — les lacs de montagne, serrés au cœur de l’étoilement dentelé des cimes comme un peu d'eau de la nuit au creux d'une feuille. Mais par-dessus tout, avec la fascination d'un accord longuement tenu où courent se noyer comme en une eau dormante les arabesques de la mélodie, revient me hanter le silence : un silence de haute lande, de planète dévastée et lisse où rien n'effrange plus sur le sol les ombres des
nuages, et où la lumière du soleil éclate dans le tonnerre silencieux d'une floraison.

Nous avancions par courtes étapes, car dans ces plateaux la fatigue tombe soudain comme un manteau de plomb sur les épaules, et l'air raréfié des hautes altitudes nous enfiévrait le cœur. Nous nous mettions en route au petit matin, où l'air sentait la neige et l'étoile et mordait le ventre — nous repliions les tentes et nettoyions les fusils. Nous cheminions quelque temps côte à côte, ranimés par la bonne conversation du matin, puis un étranglement de la piste, un défilé pierreux nous disjoignait — les paroles se faisaient plus rares — et le silence retombait sur notre maigre file indienne. Derrière nous, Jorge guidai c les mulets, et nous froissions du
genou avec un râpement morne, comme un gué interminable, le désert d'herbes peigné par le vent.

Nous traversions souvent d'immenses étendues de cette herbe sèche et craquante, couleur de paille, qu'on appelle le pajonal — et nul désert de sable ne pourrait donner l'idée de la tristesse de cette prairie momifiée et morte, comme desséchée sur pied par un mal mystérieux. Le bleu du ciel sur cette mer de paille virait à une teinte d'orage, le crissement de faux des pieds dans les tiges sèches agaçait les dents de sa grêle menue. Ces jours-là, l'étape était plus silencieuse que de coutume, et nous allions, absorbés par le crépitement incessant de ce frêle bruit de mort, dans un malaise vague : il nous semblait parfois que nous foulions le scalp de la planète.

Nulle part peut-être la nature ne m'avait paru atteindre à une netteté de lignes, à une austérité aussi lunaire. A l'horizon, l'air acide décapait cruellement chaque ligne, l'aiguisait, lui donnait sur l'œil l'attaque mordante du fil d'un rasoir. Sur ces chaumes tristes ne vibrait pas même une buée tremblante de chaleur. Nous marchions, le souffle court, les yeux meurtris, la bouche sèche, jusqu'à ce que devant nous un sillage brusque étoilât les herbes, et qu'un coup de feu brisât en miettes pour une minute le piège de cristal qui nous serrait les tempes de son gel.

En croisant sur ces hautes surfaces, parfois nous voyions venir à nous des montagnes. C'étaient toujours de ces grands volcans, aux lignes nobles, qui portent leur couronne avec une majesté solitaire de rois pasteurs sur les hautes steppes des Cordillères. Us s'annonçaient d'habitude au crépuscule, sous l'aspect d'un nuage blanc en forme de cône ancré au-dessus de l'horizon dans la brume violette. Le matin les suspendait sur l'horizon, collés au ciel d'une ventouse de neige plus incandescente que de la lave, liés seulement à la terre par un double cil d'ombre d'une ligne pure, à peine distinct encore des bancs de brouillard — pareils, sur le haut lieu de cette immense table, au geste symétrique et solennel des bras dans l'ostension. Puis, à mesure que nous fendions les herbes, l'apparition dérivait sur l'horizon plat selon une orbe d'astre, avivant successivement tous les coins du ciel — comme une blessure où la vie se fait plus attentive — d'un épiderme d'ange que le soir empourprait de fusées de rougeurs.
L'apparition s'effaçait, et il se faisait ce plus profond silence que le ciel de nuit connaît après le passage d'une comète.

Par les nuits de ces grands pâturages, nous sentions les poumons dans notre poitrine jouer comme une bête qui s'éveille d'aise, élastique et fine, à l'épiderme subtil. Le vent du soir dans les hautes herbes balayait de la terre la dernière trace de moiteur, l'offrait au ciel nocturne dans la fraîcheur d'une grève lavée des mers froides. Nous recherchions d'instinct pour le campement du soir l'emplacement d'un tertre bas; la flamme avivée par le vent faisait courir au loin une moire de cercles sur le luisant de l'herbe. Nous demeurions là longtemps, assis près du feu, surpris de cette lueur à l'horizon qui ne voulait pas mourir au-dessus des touffes noires. Le froid tombait : Jorge passait son poncho et s'éloignait vers les mules. Enfoui jusqu'au rebord de son manteau dans les herbes, il oscillait bizarrement à contre-jour sur la surface comme une statue portée sur un brancard. Une inquiétude exaltante prolongeait la veillée : sur ces plaines battantes comme une mer, le campement nous pesait comme l'ancre à un navire — comme par un soir de lune de détacher une barque, l'envie nous prenait de dériver, de nous laisser glisser dans les ténèbres extérieures comme dans un lit ouvert, odorant et plus secret. Orlando s'endormait : je me coulais dans les herbes, lissant du dos de la main les tiges déjà glacées, jusqu'à l'endroit éloigné où Jorge veillait près des mules, et je trouvais au fond de cette nuit deux yeux ouverts, comme le feu et la soupe chaude au bout d'une étape lointaine. Le feu mourait : avant le matin un peu de braise rose était le point le plus vivant de ces hautes terres, jusqu'à l'extrême horizon.

Il y a un allégement pour le cœur qui s'abandonne au pur voyage, et pour l'âme en migration, ne fût-ce que pour une saison brève, loin des maisons des hommes, un éventement d'ailes, une fraîcheur de résurrection. Dans ces nuits où le froid prenait possession de la terre comme un nouveau règne, mon cœur se repaissait de sa force. Etendu de mon long sur ce toit du monde, les paumes ouvertes sur l'herbe glacée, mes yeux se diluaient comme une encre aux profondeurs clémentes du ciel nocturne, le gonflement de ma poitrine déferlait comme une marée à l'approfondissement infini des espaces, mon regard brûlait dans l'air pur comme le pur regard sans but d'une vigie, l'écorce fendue des pierres en livrait le froid vivant jusqu'à mon cœur. Au cœur de la nuit dissolvante, toutes amarres rompues, toute pesanteur larguée, docile au souffle et porté sur de l'eau, j'étais un lieu pur d'échange et d'alliance. A demi-endormi déjà, dans l'excès de mon contentement, je serrais dans mes doigts la main de Jorge, en signe d'adieu et en signe de nouvel avènement.

 

 

 

Les jardins suspendus

Je suis entré dans la nuit fraîche des marronniers.

C'est toujours vers les lisières des villes de province, à l'insertion soudaine des quartiers d'usines désaffectées où tremblent au vent des bouquets de niasse, des déchets de lingerie comme des pariétaires au long des grilles lépreuses des fenêtres, dans un silence plus prenant que celui d'une émeute avant le premier coup de feu, que j'aime à suivre au fil des basses voûtes noires ces traînées longtemps humides sur l'asphalte où tiédissent englués au sol les pétales blancs et roses, et ces lourdeurs humides de l'air sous le tunnel de branches le plus impénétrable que j'aie jamais vu. Le vide des pavés sur la droite, intercepté par la retombée des arbres, surprend comme une étendue marine et l'on peut cheminer seul selon la pente vers des rivières tristes, cimetière tout l'hiver des embarcations de plaisance, des places envahies silencieusement par les gazons et les jeux sans bruit des enfants pauvres, avec parfois un wagon de marchandises engourdi ou la vocalise dérisoire d'un cerf-volant. Rien ne me va davantage au cœur alors que la terrasse étouffée de verdures noires d'un café somnolent de ces boulevards excentriques. La solitude est celle des franges habitées d'où l'on tourne l'épaule aux fenêtres — comme du haut des falaises d'un vélodrome plein à craquer le regard étourdi jusqu'à l'écœurement qui flotte sur les terrains vagues où pend du linge à sécher aux guimbardes des nomades, ou le laisser-aller incompréhensible de somnolence des gares de triage de banlieue. Les heures glissant sans effort et sans trace sur le cadran plumeux d'un ciel océanique entre les feuilles, l'averse incolore et battante dont rien ne protège, la salle vide, le bâillement domestique submergeant sans effort le comptoir — quelle halte ! — et vertigineusement, de n'aller à rien tout au long de ces singuliers boulevards de ceinture, du harassement dépaysant comme sous l'alizé de ces grands atolls de feuillages, sentir immobile circuler au flanc de la cité ce réseau de mort subite, et les grands coups de lance du désert jusques au cœur menacé des villes de ces tranchées familières du vent.

 

 

 

Les nuits blanches

Comme la figure de proue d'un vaisseau à trois ponts fourvoyé dans ce port de galères, au-dessus de la Méditerranée plate dont le blanc des vagues semble toujours fatigué d'un excès de sel se levait pour moi derrière une correcte, une impeccable rangée de verres à alcools, le visage de cette femme violente.

Derrière, c'était les grands pins mélancoliques, de ceux dont l'orientation des branches ne laisse guère filtrer que les rayons horizontaux du soleil à cette heure du couchant où les routes sont belles, pures, livrées à la chanson des fontaines. On entendait dans le fond du port des marteaux sur les coques, infinis, inlassables comme une chanson de toile au-dessus d'un bâti naïf de tapisserie balayé de deux tresses blondes, circonvenu d'un lacis incessant de soucis domestiques, avec au milieu ces deux yeux doux, fatigués sous les boucles, la sœur même des fontaines intarissables. On ne se fatiguait pas de boire, un liquide clair comme une vitre, un alcool chantant et matinal. Mais c'était à la fin un alanguissement de bon aloi, et tout à coup comme si l'on avait dépassé l'heure permise, — surpris le port sous cette lumière défendue où descendent à l'improviste pour un coup de main les beaux pirates des nuits septentrionales, les lavandières bretonnes à la faveur d'un rideau de brumes — c'était tout à coup le murmure des peupliers et la morsure du froid humide — puis le claquement d'une portière et c'était la sortie des théâtres dans le Pétrograd des nuits blanches, un arroi de fourrures inimaginable, l'opacité laiteuse et dure de la Baltique — dans une aube salie de crachements rudes, prolongée des
lustres irréels, la rue qui déverse une troïka sur les falaises du large, un morne infini de houles grises comme une fin du monde — c'était déjà l'heure d'aller aux îles.

 

 

 

Les trompettes d'Aïda

De grands paysages secrets, intimes comme le rêve, sans cesse tournoyaient et se volatilisaient sur elle comme l'encens léger des nuages sur la flèche incandescente d'une cime.
Sa venue était pareille à la face de lumière d'une forêt contemplée d'une tour, au soleil qu'exténuent les brouillards d'une côte pluvieuse, au chant fortifiant de la trompette sur les places agrandies du matin.

Près d'elle j'ai rêvé parfois d'un cavalier barbare, au bonnet pointu, à califourchon sur son cheval nain comme sur une raide chaise d'église, tout seul et minuscule d'un trot de jouet mécanique à travers les steppes de la Mongolie — et d'autres fois c'était quelque vieil empereur bulgaroctone, pareil à une châsse parcheminée entrant dans Sainte-Sophie pour les actions de grâces, pendant que sous l'herbe des siècles sombre le pavé couleur d'os de Byzance et que l'orgasme surhumain des trompettes tétanise le soleil couchant.

 

 

 

Moïse

Les yeux fermés sous les feuilles fraîches de ses troènes, le chemin d'eau m'emportait chaque après-midi à reculons comme une Ophélie passée dans sa bouée de fleurs, dissolvant lentement du front les clôtures molles.

Couché plus bas qu'aucune autre créature vivante sur l'oreiller fondamental, tombait sur moi la face des arbres comme la rosée d'un visage penché sur un lit de malade, et mettant le monde doucement à flot sur ma route comme un liège, j'étais fiancé aux anneaux sonores des ponts comme une gaze, de plain-pied avec le mufle bénin des vaches. L'ombre de la forêt sur la rivière mêlait à l'eau noire une douce tisane de feuilles mortes et d'oubli. Midi me trouvait dérivant au large ensoleillé de vastes grèves scintillantes, les mains closes sur le cœur, les paupières éclatantes de langueur, puis le somptueux froissement des roseaux dévorait les rives d'une palissade théâtrale de murmures, et mollement entravé comme d'une robe par les tiges aux longues traînes, engourdi au fond d'une impasse verte, les doux maillons de soleil de l'eau qui me portait comme un ventre, comme un qui regarde au fond d'un puits redescendaient jusqu'à moi en se dénouant sur le visage d'une femme.

 

 

 

Paris à l'aube

Il y a dans toute trajectoire un passage à vide qui retient le cœur de battre et écartèle le temps : celui où la fusée, au sommet amorti de sa course, se pose sur le lit de l'air avant de s'épanouir — où le gymnaste entre deux trapèzes, un instant interminable, appuie notre diaphragme à un vide de nausée — une perte de vitesse où la ville qu'on habite, et que recompose pour nous jour après jour, comme ces larves de lenteur qui flottent sur la moire d'une hélice, l'accélération seule, le volant lancé à fond d'un maelström d'orbites folles, se change en fantôme rien qu'à laisser sentir un peu son immense corps. Le jour qui se lève sur Paris n'a pas affaire avec l'exultation de la planète, avec le lever de soleil orchestral de la Beauce ou de la Champagne : il est le reflux aveugle d'une marée interne du sang — il est l'affleurement sur un visage vivant, à la surface d'une vie close, d'un signe de secrète et rongeante fatigue — l'heure où la vie se retire vers sa laisse la plus basse et où les moribonds s'éteignent — il est ce moment poignant, cette heure douteuse, où d'une tête aimée sur l'oreiller le visage s'envole, et, comme à un homme qui marche sur la neige, un masque inconnu s'oriente selon l'éclairage incomparable de la mort.

Ce cœur a beaucoup battu, et connaît maintenant que tant de beauté est mortelle. Il y eut des matins où, au fond des brumes du lit, le premier claquement amical d'un volet sur les ténèbres était la veilleuse rassurante qui brille toujours à la fenêtre d'un malade en danger — où les rues noires étaient les intervalles douteux d'une flotte à l'ancre d'étraves sourcilleuses, et où l'écho rassurant des pas sur l'asphalte ne pouvait donner le change sur son aptitude découverte à l'engloutissement. Dans l'air acide de l'aube qui se lève sur Paris, il traîne encore aujourd'hui par les rues vides, au pas du premier promeneur, quelque chose du coup de talon rude du marin qui éprouve le pont de son navire — il fond dans la bouche avec la première lampée d'air un goût de pain quotidien. La ville se dresse, ailée, effilochant son cocon de brumes jaunes, deux fois émouvante de sa force et de sa fragilité. Quiconque traverse Paris avant que ne se lève le jour traverse avec gêne un chantier engourdi en pleine marche, qui appelle instantanément l'herbe folle, une machinerie géante débrayée brutalement par le sommeil de l'œil et de la paume de l'homme, et déjà insensiblement érodée, ravalée à l'état panique de paysage par je ne sais quelle housse de pesanteur. Un désert à perte de vue de murs, de chaussées luisantes, et de miroirs d'eau claire propose chaque matin aux hommes la tâche exténuante de le fleurir tout entier, de le vêtir et de l'aveugler — comme ces maisons abattues qu'une palissade si exactement remplace, — d'une toile sans couture de circuits, de trajectoires et de rumeurs. Dans ces échafaudages machinés, ce labyrinthe de pistes luisantes, ces entassements de colonnes, le matin, comme un flot qui se retire, décèle à un troublant manque de réponse ce caractère de provocation pure à une activité incompréhensible qui demeure à une capitale aussi secret, aussi essentiel qu'à une femme la nudité. Cette heure aventureuse où Rastignac, du haut du Père-Lachaise, répond au défi, est en vérité une heure interdite. Un peuple entier a sécrété une carcasse à sa mesure monstrueuse pour y plaquer à bout de bras de toute sa hauteur la robe de ses millions de désirs. L'œil sacrilège qui glisse à travers la nudité grelottante d'une aube dans les rues de Paris surprend quelque chose du scandale d'un fond de mer entrouverte, de cet instantané plein de malaise d'une coupure encore exsangue que le sang dans une seconde va combler jusqu'à son bord. Une grêle rude de caresses s'apprête à fondre sur cette vacance amoureuse : le labyrinthe béant d'un ventre endormi et découvert féminise la ville, accroche à ses grottes secrètes les ressorts d'un éréthisme inlassable, attire dans ses rues à la première heure l'affamé et le solitaire, et
communique à la flânerie matinale le caractère absorbant et coupable de la possession.

Il y a une ivresse trouble à traverser, tremblante à l'extrême bord du repos nocturne, cette frange baudelairienne du « rêve parisien » où la ville, rédimée de toute servitude, s'engrène une minute aux formes pures de l'espace et du temps, où le long des failles lisses des rues comme dans un port saccagé s'égalise la marée des brumes, et où la cité, entraînée au fil de son fleuve, écoute maniaquement sonner l'heure aux horloges plus attentives, dans cette
majesté fascinante qui rebâtit de marbre une capitale à la veille d'un tremblement de terre. Le corps géant s'est dépris une fois de plus d'un coup de reins dédaigneux de tout ce qui le manie, comme une divinité aux yeux vides et bleuâtres qui se recouche, à nouveau déserte, pour peser sur l'horizon d'un poids pur.
L'étrangeté inabordable de la forêt vierge en une nuit revient expulser l'homme de l'ouvrage de ses mains.

Les yeux qu'on frotte clignent une seconde sur le gel de cette nécropole pétrifiante, une main secourable empoigne les outils, le soleil libéré d'un million d'énergies refoule à ses brouillards le fantôme d'une lucidité inhumaine, un sang tumultueux et confiant bouillonne à tous les canaux, ouate un timbre de mort, brouille des perspectives inexorables, une face aveugle et sourde, médusante, se dilue dans le jour qui monte avec les étoiles : pour Paris, comme pour la sentinelle biblique, le matin vient, et la nuit aussi.

 

 

 

Paysage

Victime de ce singulier désœuvrement qui s'accorde à la chute du jour avec les fins de dîners solitaires, j'avais gagné ce soir-là la grande table d'orientation du cimetière de l'Ouest.
Seuls peuvent rivaliser avec les sillons clairs des plaines à céréales, les avenues inégales creusées dans l'émotion passagère d'une Méditerranée, ces sérieux alignements de tombes enjambant les ondulations des collines qui se permettent, dans les faubourgs d'usines, d'engourdir parfois un coin du paysage sous leurs croûtes de pierre comme une Baltique sous ses banquises.

C'était comme un sort jeté à la belle chevelure frissonnante de la planète par une gorgone des pâturages, les immobiles chardons de pierre, les chicots de granité, les troncs sciés à mi-corps, le champ d'abatis des chapelles funéraires meublant de leur bric-à-brac dément une clairière canadienne désertée par les défricheurs à l'heure où fume la bonne soupe du soir.

Çà et là une hache oubliée, le grand arroi des pelles près d'une fosse fraîchement remuée ne laissaient pas que d'ajouter à l'illusion.
Des buissons de ronces s'entrelaçant de traîtreux fils de fer, c'était aussi tout à coup toute la musique des bombardements, quand le paysage aéré, allégé par un souffle folâtre, laisse pour une minute un jeu plus libre aux règles de la pesanteur — enfin il n'était pas défendu, sans doute, de fourrager dans l'imprévu de ces curieuses poubelles, on s'étonnait même de l'absence frétillante autour des boîtes à ordures du caniche matinal.

Quelque part, un clairon sonnait derrière une colline un remugle désenchanté de caserne, un de ces decrescendo solennels de cuivre qui s'accordent si bien à la croissance insouciante de l'herbe entre les pavés, des pâquerettes entre les tombes, et une petite revendeuse des faubourgs pourchassait au coin des stèles les premières violettes.

 

 

 

Pleine eau

Le cri d'un coq traîne par les rues vides, dans cette chaude après-midi de juin où il n'y a personne.
Le silence, profond comme un grenier à blé abandonné, gorgé de chaleur et de poussière.
Quel désœuvrement sous les voûtes basses de ces tilleuls, sur ces marteaux de portes où bâillent mille gueules de bronze !
Quel après-midi de dimanche distingué, qui fait rêver de gants noirs à crispins de dentelles aux bras des jeunes filles, d'ombrelles sages, de parfums inoffensifs, des steppes arides du cinq à sept !
Seul un petit nuage, alerte, blanc, — comme le nageur éclatant porté sur l'écume ombre soudain de stupidité la foule plantée sur la plage — couvre de confusion tout à coup le paysage endormi et fait rêver d'extravagance au fond de l'avenue un arbre qui n'a jamais encore volé.

 

 

 

Pour galvaniser L'urbanisme

Gêné que je suis toujours, sur les lisières d'une ville où cependant il serait pour nous d'une telle séduction de voir par exemple les beaux chiendents des steppes friser au pied même de l'extravagante priapée des gratte-ciel, déçu par le dégradé avilissant, la visqueuse matière interstitielle des banlieues, et, sur les plans, leurs cancéreuses auréoles, je rêve depuis peu d'une Ville qui s'ouvrît, tranchée net comme par l'outil, et pour ainsi dire saignante d'un vif sang noir d'asphalte à toutes ses artères coupées, sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères. Que ne pourrait-on espérer d'une ville, féminine entre toutes, qui consentît, sur l'autel d'une solitaire préoccupation esthétique, le sacrifice de cet embonpoint, moins pléthorique encore que gangreneux, où s'empêtre perversement comme dans les bouffissures de l'enfance la beauté la plus mûre et la plus glorieuse d'avoir été fatiguée par les siècles, le visage d'une grande cité. Le papillon sorti du cocon brillant des couleurs du rêve pour la plus courte, je le veux bien, la plus condamnée des existences, c'est
à peine s'il donnerait l'idée de cette fantastique vision du vaisseau de Paris prêt à larguer ses amarres pour un voyage au fond même du songe, et secouant avec la vermine de sa coque le rémore inévitable, les câbles et les étais pourris des Servitudes Economiques. Oui, même oubliée la salle où l'on projetait l'Age d'Or, il pourrait être spécialement agréable, terminée la représentation de quelque Vaisseau Fantôme, de poser sur le perron de l'Opéra un pied distrait et pour une fois à peine surpris par la caresse de l'herbe fraîche, d'écouter percer derrière les orages marins du théâtre la cloche d'une vraie vache, et de ne s'étonner que vaguement qu'une galopade rustique, commencée entre les piliers, soudain fasse rapetisser à l'infini comme par un truc de scène des coursiers échevelés sur un océan vert prairie plus réussi que nature.

Serais-je le seul ? Je songe maintenant à ce goût panoramique du contraste, à ce choix du dépouillement dans le site où s'édifieront les constructions les plus superflues, les plus abandonnées au luxe, palaces de skieurs, caravansérails, dancings des déserts, des Saharas, des pics à glaciers, où trouve à s'avouer avec naïveté je ne sais quel besoin moderne d'ironie et d'érémitisme. Revient surtout me hanter cette phrase d'un poème de Rimbaud, que sans doute j'interprète si mal — à ma manière : « Ce soir, à Circeto des hautes glaces... » J'imagine, dans un décor capable à lui seul de proscrire toute idée simplement galante, ce rendez-vous solennel et sans lendemain. Au-dessus de vallées plus abruptes, plus profondes, plus noires que la nuit polaire, de culminations énormes de montagnes serrées dans la nuit épaule contre épaule sous leur pèlerine de forêts — comme dans la « pyramide humaine » au-dessus des nuques de jeunes Atlas raidis par l'effort une gracieuse apparition, bras étendus, semble s'envoler sur la pointe d'un seul pied, — ou plus encore comme à là lueur du jour la céleste Visitation des neiges éternelles, leur attouchement à chaque cime de gloire dans une lumière de Pentecôte, — l'œil dressé sous un angle impossible perçoit en plein ciel d'hiver nocturne des phares tournoyants dans les sarabandes de la neige, de splendides et longues voitures glissant sans bruit le long des avenues balayées, où parfois un glacier dénude familièrement la blancheur incongrue d'une épaule énorme — et toutes pleines de jouets somptueux, d'enfants calmes, de profondes fourrures, et se hâtant tout au long des interminables et nobles façades des palais d'hiver vers la Noël mystérieuse et nostalgique de cette capitale des glaces.

Le souvenir charmant que j'ai gardé de cette ville où les feux de bengale roses éclataient dans les collines de neige, où la jeunesse dorée des quartiers riches, à minuit, s'amusait à jeter dans les précipices qui ceinturent ce belvédère de glace des torches enflammées qui rapetissaient mollement, régulièrement, dans la transparence noire, jusqu'à ce que, le souffle coupé par une nausée vague, on relevât les yeux vers la nuit piquetée d'étoiles froides, et qu'on sentît la
planète pivoter sur cette extrême pointe. Devant le perron du casino, deux avenues immaculées, escarpées, majestueuses, entrecroisaient une courbe à double évolution; lancées comme dans un toboggan, moteur calé, des voitures en ramenaient, vers les jolies banlieues verticales, les derniers fêtards sur le rythme doux des aérolithes, la lumière électrique, si pauvre toujours et si grelottante sur les rues blanches, je l'ai vue s'enrichir de sous-entendus d'au-delà, de magnifiques points d'orgue à chaque pli de la neige, plus suspecte et plus que les plaines de toutes les Russies lourde, pouvait-on croire, de cadavres de contrebande sous cet éclairage pestilentiel.

Mais, à quatre heures du matin, dans l'air glacé, les immenses avenues vides sous leurs lumières clignotantes ! Une brume vague montait des abîmes, et, complice de la somnolence du froid extrême, mêlait les étoiles aux lumières infimes de la vallée. Accoudé à un parapet de pierre, l'œil aux gouffres frais et nuageux, humides au matin comme une bouche, ma rêverie enfin prenait un sens. Sur les kilomètres vertigineux de ces avenues démesurées, on n'entendait plus que le bruissement des lampes à arc et les craquements secs des glaciers tout proches, comme une bête qui secoue sa chaîne dans la nuit. Parfois, au bout d'une perspective, un ivrogne enjambait la rampe d'un boulevard extérieur comme un bastingage.

Villes ! — trop mollement situées !

Et pourtant, des villes réelles, une me toucherait encore jusqu'à l'exaltation : je veux parler de Saint-Nazaire. Sur une terre basse, balayée devant par la mer, minée derrière par les marais, elle n'est guère, — jetées sur ce gazon ras qui fait valoir comme le poil lustré d'une bête la membrure vigoureuse des côtes bretonnes, — qu'un troupeau de maisons blanches et grises, maladroitement semées comme des moutons sur la lande, mais plus denses au centre, et comme agglutinées par la peur des grands coups de vent de mer. Assez tragique est l'abord de cette ville, que je me suis toujours imaginée mal ancrée au sol, prête à céder à je ne sais quelle
dérive sournoise. Des boqueteaux de grues géantes aux bras horizontaux se lèvent comme des pinèdes pardessus les berges boueuses, en migration perpétuelle, de ce grand fleuve gris du nord appelant comme une rédemption la blancheur des cygnes de légende qu'est devenue dans un mélancolique avatar final la rivière lumineuse et molle de la Touraine.

Par la vitre du wagon, on songe aussi, pris dans le champ d'un périscope, au camp d'atterrissage des géants martiens à tripodes de Wells.

Je lui dus, par un bel été, la surprise d'une de ces poétiques collusions, de ces drôles d'idées qui naissent parfois aux choses et laissent soudain interdite la pire fantaisie. Pardessus les toits de ses maisons basses, la ville, en moquerie profonde, je pense, de ses dérisoires attaches terrestres, avait hissé en guise de nef de sa cathédrale absente — haute de trente mètres et visible mieux que les clochers de Chartres à dix lieues à la ronde, la coque énorme entre ses tins du paquebot « Normandie ». Ville glissant de partout à la mer comme sa voguante cathédrale de tôle, ville où je me suis senti le plus parfaitement, sur le vague boulevard de
brumes qui domine le large, entre les belles géographies sur l'asphalte d'une averse matinale et tôt séchée, dériver comme la gabare sans mâts du poète sous son doux ciel aventureux.

Mais ce Saint-Nazaire que je rêve du fond de ma chambre existe-t-il encore ? Lui et tant d'autres. Villes impossibles comme celles que bâtit l'opium, aux lisses façades glaciales, aux pavés muets, aux frontons perdus dans les nuages, villes de Quincey et de Baudelaire, Broadways du rêve aux vertigineuses tranchées de granit — villes hypnotisées de Chirico — bâties par la harpe d'Amphion, détruites par la trompette de Jéricho — de tout temps ne fut-il pas inscrit dans la plus touchante des fables que vos pierres, suspendues aux cordes de la lyre, n'attendaient jamais, pour se mettre en mouvement, que les plus fragiles inspirations de la poésie. C'est à ce mythe qui fait dépendre, avec combien de lucidité, du souffle le plus pur de l'esprit la remise en question des sujétions les plus accablantes de la pesanteur que je voudrais confier les secrets espoirs que je continue à nourrir de n'être pas éternellement prisonnier de telle sordide rue de boutiques qu'il m'est donné (!) par exemple d'habiter en ce moment.

Pourquoi ne m'accrocherais-je pas à de telles pensées pour me donner le cœur de sourire parfois de leurs villes de pierres et de briques ? Libre à eux de croire s'y loger.
Le diable après tout n'y perd rien et, tout boiteux qu'il est, paraît-il, comme la justice, n'aura jamais fini d'en faire sauter les toits.

 

 

 

Robespierre

Cette beauté d'ange que l'on prête malgré soi, — par-delà les pages poussiéreuses d'un livre feuilleté jamais autrement que dans la fièvre, — à quelques-uns des terroristes mineurs : Saint-Just, Jacques Roux, Robespierre le Jeune, — cette beauté que leur conserve pour nous à travers les siècles, nageant autour d'une guirlande de gracieuses têtes coupées comme un baume d'Egypte, le surnom de l'Incorruptible — ces blancheurs de cous de Jean-Baptiste affilées par la guillotine, ces bouillons de dentelles, ces gants blancs et ces culottes jaunes, ces bouquets d'épis, ces cantiques, ce déjeuner de soleil avant les grandes cènes révolutionnaires, ces blondeurs de blé mûrissant, ces arcs flexibles des bouches engluées par un songe de mort, ces roucoulements de Jean-Jacques sous la sombre verdure des premiers marronniers de mai, verts comme jamais du beau sang rouge des couperets, ces madrigaux funèbres de Brummels somnambules, une botte de pervenches à la main, ces affaissements de fleur, de vierges aristocrates dans le panier à son — comme si, de savoir être un jour portées seules au bout d'une pique, toute la beauté fascinante de la nuit de l'homme eût dû affluer au visage magnétique de ces têtes de Méduse — cette chasteté surhumaine, cette ascèse, cette beauté sauvage de fleur coupée qui fait pâlir le visage de toutes les femmes — c'est la langue de feu qui pour moi çà et là descend mystérieusement au milieu des silhouettes rapides comme des éclairs des grandes rues mouvantes comme sur l'écran d'une allée d'arbres en flammes dans la campagne par une nuit de juin, et me désigne à certaine extase panique le visage inoubliable de quelques guillotinés de naissance.

 

 

 

Roof-Garden

Sur le rempart il y a un petit champ vert où poussent les églantines, les ravenelles, et les avoines de la nouvelle journée.

Parfois coulant comme un fleuve jaune, parfois un écheveau sous des ongles d'air, parfois la paille douce d'une chevelure blonde prise dans un rouet. Avec le soir, les chaumes sont un
reposoir où montent les fumées charmantes de la ville comme les corolles d'un bombardement de fête et de silence, et par les archères on voit le ciel écumer de nuages légers et les campagnes comme la poitrine d'une femme sous l'énorme chaleur. On épierre le champ à même sur le vide et la carapace des toits, et il y a des chemins couverts et des routes douces dans les herbes, les pierres, et la forêt balsamique des orties jusqu'à la plate-forme rase où le ciel sur la mer de paille est un orage mexicain, où l'air coule comme de l'huile dans la gueule d'un canon de bronze, et l'herbe folle au-dessus du fleuve frissonne sans cause comme l'épaule d'un cheval.

 

 

 

Salon meublé

Dans le jour très sombre — de cette nuance spécialement sinistre que laissent filtrer par un après-midi d'août torride les persiennes rabattues sur une chambre mortuaire — sur les murs peints de cet enduit translucide, visqueux pour l'œil et au toucher dur comme le verre, qui tapisse les cavernes à stalactites, une légère écharpe d'eau sans bruit, comme sur les ardoises des vespasiennes, frissonnante, moirée, douce comme de la soie.
Les rigoles confluant dans un demi-jour à l'angle gauche de la pièce nourrissent avant de s'échapper une minuscule cressonnière.
Côté droit, dans une grande cage de Faraday à l'épreuve des coups de foudre, jetée négligemment sur le bras d'une chaise curule comme au retour d'une promenade matinale, la toge ensanglantée de César, reconnaissable à son étiquette de musée et l'aspect sui generis de déchirures particulièrement authentiques.
Une horloge suisse rustique, à deux tons, avec caille et coucou, sonnant les demies et les quarts pour le silence d'aquarium.
Sur la cheminée, victimes de je ne sais quelle spécialement préméditée mise en évidence au milieu d'un profusion de bibelots beaucoup plus somptueux, un paquet de scaferlati entamé et la photographie en premier communiant (carton fort, angles abattus, tranche épaisse et dorée, travail sérieux pour familles catholiques, avec la signature du photographe) du président
Sadi-Carnot.
Dans la pénombre du fond du salon, un wagon de marchandises avec son échauguette, sur sa voie de garage légèrement persillée de pâquerettes et d'ombellifères, laisse suinter par sa porte entrebâillée l'étincellement d'un service en porcelaine de Sèvres, et le bel arrangement des petits verres à liqueur.

 

 

 

Scandales mondains

Le jour se lève dans une pluie d'éclairs de chaleur, salué par de maternelles chutes de neige.
Le travailleur à la chaîne, habile à scander de l'index le mol écoulement des minutes, soudain croit à une rémission particulière de son rêve, et s'endort.
Les bielles et les courroies de transmission sont tout à coup jonchées de primevères.
Le monde sommeille, le temps à peine d'éternuer un Ave Maria.

Ce canal sous la lumière éclatante de février.
Au bas de l'avenue en falaise, les vagues courtes rendent le bleu de l'eau insoutenable comme un empâtement rêche de peinture.
Devant, le pavillon du Yacht-Club, si noble, ces belles fenêtres Renaissance, ce quai long, ces quelques yoles sautillantes et, derrière, ce vague néant des prairies suburbaines entre les remblais de chemin de fer, comme un énorme bâillement de gueules vertes — avec ces beaux pylônes électriques entre lesquels les anges font de la corde raide chaque fois que le coup de canon du départ fait tourner la tête des spectateurs.
C'est du joli.

Dans les salons de la Résidence de Calm Beach, le soir de la Redoute Fleurie, le scandale majestueux de cette partie de bridge où, mis au pied du mur sur une exorbitante enchère, un personnage en frac et masqué de noir, accoudé à ma gauche, à la dernière seconde glissa négligemment dans ma manche ce neuf d'asperges qui m'assurait le grand chelem.

Mes plus délicats souvenirs ? ces soirées solitaires dans le rendez-vous de chasse de la Forêt
Noire.
Un grand feu de chapeaux-claque illuminait mes nuits, parfois, accoudé à un tesson de candélabre, je songeais : «Allons ! encore une nuit de clair de lune, — on va s'embarquer en masse à la jetée du Tambour-Major. »

Dans les nuits claires du pôle, j'ai parfois chassé, rien que pour sentir sous mes doigts leurs détentes d'oiseaux, ces crevettes glacées et brûlantes qui remontent des cavernes d'ombre et s'agglutinent par grappes au bord des crevasses pour voir étinceler la Croix du Sud.

 

 

 

Surprise-parties de la Maison des Augustules

Les trottoirs, ce matin-là, sont des escaliers de fontaines pétrifiantes où fument dans la perspective de beaux alignements de cataractes. Aucun souffle de vent, mais à perte de vue sur les boulevards on entend casser une à une les branches des marronniers avec un bruit de mousqueterie. De temps à autre, quelques reliures à armoiries font explosion dans les éventaires des quais de la Seine, — des gousses géantes entrent en déhiscence sur le zinc des estaminets.

Partout des visages de bois; la journée s'annonce rude; sur la Montagne Sainte-Geneviève, par intervalles, on signale une grêle serrée de boules de bleu à lessive.
L'aube à peine levée, l’affluence des facteurs est à Saint-Julien.

 

 

 

Transbaikalie

Les rendez-vous manqués d'amoureux au creux d'une carrière de porphyre, — la géhenne et la gigue démente des bateaux en feu, par une nuit de brume, sur la mer du Nord — les géantes broussailles de ronces et les hautes couronnes de cimetière d'une usine bombardée — ne pourraient donner qu'une faible idée de ce vide pailleté de brûlures, de ce vau-l'eau et de cette dérive d'épaves comme les hautes eaux de l'Amazone où mon esprit n'avait cessé de flotter après le départ, au milieu d'énigmatiques monosyllabes, de celle que je ne savais plus nommer que par des noms de glaciers inaccessibles ou de quelques-unes de ces splendides rivières mongoles aux roseaux chanteurs, aux tigres blancs et odorants, à la tendresse d'oasis inutiles au milieu des cailloutis brûlés des steppes, ces rivières qui défilent si doucement devant le chant d'un oiseau perdu à la cime d'un roseau, comme posé après un retrait du déluge sur un paysage balayé des dernières touches de l'homme : Nonni, Kéroulèn, Sélenga.

Nonni, c'est le nom que je lui donne dans ses consolations douces, ses grandes échappées de tendresse comme sous des voiles de couvent, c'est la douceur de caillou de ses mains sèches, sa petite sueur d'enfant, légère comme une rosée, après l'étreinte matinale, c'est la petite sœur des nuits innocentes comme des lis, la petite fille des jeux sages, des oreillers blancs comme un matin frais de septembre, — Kéroulèn ce sont les orages rouges de ses muscles vaincus dans la fièvre, c'est sa bouche tordue de cette éclatante torsion sculpturale des poutrelles de fer
après l'incendie, les grandes vagues vertes où flottent ses jambes houleuses entre les muscles frais de la mer quand je sombre avec elle comme une planche à travers des strates translucides et ce grand bruit de cloches secouées qui nous accompagne sur la couche des profondeurs — Sélenga, c'est quand flotte sa robe comme un vol de mouettes ensoleillé au milieu des rues vides du matin, c'est dans de grands voiles battants, ocellés de ses yeux comme une queue d'oiseau à traîne, ce sont ses yeux liquides qui nagent autour d'elle comme une danse d'étoiles — c'est quand elle descend dans mes rêves par les cheminées calmes de décembre, s'assied près de mon lit et prend timidement ma main entre ses petits doigts pour le difficile passage à travers les paysages solennels de la nuit, et ses yeux transparents à toutes les comètes ouverts au-dessus de mes yeux jusqu'au matin.

 

 

 

Truro

Les flèches de la cathédrale de Truro sont maintenant deux cônes de maçonnerie compacte, et l'aspect des façades a beau demeurer le même, l'espace est étrangement mesuré aux pièces
habitées par l'épaississement anormal des murs; quant à la population — le sourire mesquin et tordu de quelqu'un à qui on a marché sur le pied — on dirait d'un bernard-l'ermite expulsé par une intumescence interne de sa coquille.
Truro souffre encore sans se plaindre.

D'année en année, la croissance de l'aubier minéral rétrécit vers l'intérieur des pièces l'espace disponible; en même temps la lutte sournoise du génie végétal contre les angles vifs s'observe à plein : déjà nombre de salles à manger sont en rotonde, et j'ai souvent, invité dans la haute
société de la ville, l'impression anachronique de prendre le thé dans un donjon.
Les meubles qu'on n'a pas eu la précaution de mouvoir sont scellés aux murs par le progrès de la gangue vitreuse, assez comparable par son aspect ganglionnaire à ces plaques muqueuses qui, de jour en jour, par les hivers froids, bourgeonnent sur l'ardoise des urinoirs.
La minéralisation gagne particulièrement vite les draperies : l'aspect est resté encore souple que la main fait crouler les franges des rideaux en une friable poussière de craie.

On a beau éloigner sa couche des murailles et cacher son appréhension sous le prétexte de la mode ancienne des lits de milieu, il arrive parfois que le visiteur au petit matin tâte du doigt un drap déjà rigide, ou crève d'un orteil impatient une insidieuse pellicule de marbre, comme un poisson troue d'un coup de queue la jeune glace des mers du Sud.
Le phénomène des stalactites ne s'observe guère que par les saisons pluvieuses, dans les parages du Faubourg Maritime.
Ce n'est pas qu'il y ait à proprement parler danger, encore qu'on cite déjà des phénomènes subaigus et des cas d'occlusion accélérée des issues de secours, et cependant — quoique, je le reconnais, sans raisons vraiment péremptoires — je me permets de déconseiller dorénavant le séjour de Truro, car dans de telles pièces, comme dit le poète, on ne loge pas seulement son corps, mais aussi son imagination.

 

 

 

Un Hibernant

Le matin en s'éveillant, les doubles fenêtres l'emprisonnaient dans la forêt vierge de leur délicate palmeraie de glace.
Il n'était besoin que de les arroser pour qu'elle poussât en une nuit.
On s'étonnait cependant à peine de marcher la tête en bas : le ciel n'était plus que du terreau gris sale, mais la voie lactée de la neige éclairait le monde par-dessous.
Tous les visages étaient beaux, rajeunis, — la neige enfantait des corps glorieux.
A midi dans le jardin de neige et d'ouate, debout sur un pied et retenant son souffle, il réaccordait le silence.
Le soir le labyrinthe duveteux du brouillard cadenassait la maison, — les portes restaient battantes.
Puis le rayon de lune rôdait autour de la chambre jusqu'à ce que la fenêtre posât sur le lit une grande croix noire.
Ces délicates escroqueries lumineuses pourtant n'étaient pas toujours sans danger.

 

 

 

Unité originairement synthétique de l'aperception

Non, je ne suis pas venu pour cela, si c'est ce qui te tourmente. Laisse donc. A quoi bon !

— pas de gestes — nous nous entendons mieux que tu ne penses. C'était pendant que tu dormais à poings fermés que cette idée m'était venue. L'expression est curieuse — avoue-le

— mais j'ai prise au besoin ailleurs que dans les défauts du langage, et je ne saurais lire à livre ouvert dans de si curieux épanchements nocturnes. Il n'y a rien là qui puisse te blesser.

Je me suis trouvé, puis perdu dans les couloirs de ce théâtre, comme une aiguille dans une botte de foin.

J'avais rencontré en rêve une femme fort belle. Tu ris déjà, tu crois ne pouvoir supporter une allégorie aussi bouffonne. Pourtant, je suis plus vieux que tu ne penses.

Une figure de style t'accompagnait quand tu croyais te porter seule à d'aussi coupables extrémités.

J'ai ce pouvoir. Mais une minute encore, et ce sera trop tard. La chance d'une porte entrebâillée sur une lumière, qui claque au moment où on passe devant, très tard, dans ces couloirs d'hôtel d'une ville inconnue où tout désoriente. Naturellement, on n'entre jamais.

J'ai eu le plaisir de saluer ce matin le poète Francis Jammes, au volant de son cylindre à vapeur.

Tu n'as pas de secrets pour moi. Les serrures que tu poses çà et là sur les portes douteuses par où tu t'évades ? Je suis revenu aussi des coups de tête et des portes qui claquent sur un circuit monotone, comme des salles de musée où tout ramène à l'issue du fatigant manège de chevaux de bois. Non, je voulais parler seulement de cette intonation singulière, un peu trop aiguë — tendue si tu veux — que tu prenais à ce week-end de juin dernier pour me raconter ton voyage dans un wagon excessivement comble. Longtemps, cette note un peu flûtée fit pour moi baisser d'un degré l'intensité du jour, si parfois je la retrouvais dans ces méandres d'une conversation à bâtons rompus où je l'avoue tu excelles. Des bêtises.

J'ai connu une maison où on servait les petits fours dans des feuilles de roses — mais tout de même, trop, c'est trop.

Ce sont de bien grands mots. Pourtant, en quittant Lucien à la sortie du théâtre, j'ai trouvé ta conduite singulière. La conversation, c'est vrai, s'était mal engagée ! Lucien est un charmant garçon. A tous points de vue. Mais tu es nerveuse.

J'ai deux grands bœufs dans mon étable. Cela peut surprendre — mais après tout n'a que la valeur d'une simple constatation.

J'ai pensé à Hélène, en lisant le dernier roman de Mauriac. Tu ne trouves pas ? Tous ces chagrins ont beaucoup abrégé la vie de sa mère.

Nous faisons un brin de causette dans les couloirs du métro, quand je descends vider mon seau de toilette.

Non, rien. C'était une idée. Tu vas rire. Mais, comme les adolescents vont dans les musées bien tenus rêver de préférence sur la solution d'un humble problème technique, — moi je me suis souvent surpris à contempler une statue de Jeanne d'Arc, ou la photographie d'une pêcheuse de crevettes, — captivé toujours au-delà de toute mesure par l'image absorbante d'une femme prolongée par un étendard.

 

 

 

Venise

Sur cette plage où la neige volait de conserve avec de légères frondaisons d'écume, aux rayons du soleil de cinq heures, je sonnais à la grille du palais Martinengo.
J'étais seul au centre géométrique de ce gigantesque haussement d'un sourcil de sable — encore quelques minutes et les dunes sonnant la retraite allaient me barrer le passage des vagues de leurs blonds escadrons. La sonnerie pénétrait comme un quatorze juillet de pétards et de drapeaux des corridors somnolents comme de l'huile, des galeries de bronze aux dérisoires armures de pacotille, dérangeait sous un repli d'ombre le coffre aux trésors. Le bois de pins, derrière, était tout à coup semblable à la lumière minérale des projecteurs, quand l'orchestre prélude au clair de lune de Werther. C'était bien, je pouvais me le dire avec ravissement, la solitude. Au-dessus de moi claquait au vent, solennel comme un portant de théâtre, le volet d'une haute fenêtre au milieu d'une galopade de sable. La mer tonnante d'un bout à l'autre de la baie raccourcissait l'issue d'une escapade douteuse. De la main gauche je cherchais à briser le plus délicatement possible la vitre d'un de ces charmants coffrets du quinzième où se dissimule parfois la bouche d'un avertisseur d'incendie. Le spectacle qui s'ensuivit ne pourrait trouver d'analogie que dans une panique nocturne de transatlantique, une explosion de batterie de jazz, un carnaval de jugement dernier, lorsque d'un seul élan trente sonnettes comme des vrilles taraudèrent les fondations de l'hôtel, et avec la majesté d'une sonde touchant le fond de la fosse des Philippines descendit vers moi comme un rideau de fenêtre la barbe du patriarche de l'Adriatique.

 

 

 

Vergiss mein nicht

Ce que tu fais à cette heure tardive de la nuit ?
Peut-être assise à coudre dans cette lumière bonne des soirées diligentes, des mains soigneuses, cette foisonnante envie du bon ouvrage qui délie les langues pour un babil bienveillant sous la lampe, et les chaudes pensées gaies qu'on distribue à la ronde à l'absent amical — peut-être à la fenêtre devant un bois de pins sous la lune brillante, tu touches le grand froid minéral qui rôde entre les planètes avec les doigts mouillés de ta main, et tu penses que je suis, loin, derrière cet horizon où s'enfonce un train empenné de ses douces lumières, si enivré de son bruit de fer dans la nuit calme — peut-être un livre me trahit-il dans un battement d'éventail de ces pages tournées dans la fièvre au vent doux d'une chevelure, et des infortunes te bouleversent où rien ne te paraîtrait tout à coup plus malséant que j'aie aucune part — ou bien dans la chambre où tu t'endors, où soudain tout me déserte et t'oriente selon les mystérieux indices du prochain matin, tu coules au milieu de tes rêves dans l'enivrement d'être si seule, et travaille avec délices pour les voleurs de nuit toute une ruche de mauvaises abeilles.

 

 

 

Villes hanséatiques

Éveil d'une jeune beauté couchée sur le gazon près d'une ville, devant l'étincellement de l'eau et la paresse de dix heures, sous la lumière bleuâtre.
Les clochetons et les tours de cette ville très ancienne, ses hautes rues étroites pour le grondement et les émeutes de la foule affamée des sièges, les arbres somptueux du mail pour ombrager les bijoux trop riches, éteindre les velours orgueilleux et fermer une résille de soleil sur les cheveux des jeunes femmes aux jours de triomphe et de parade, et les places triangulaires sous le soleil cruel avec leurs senteurs puissantes d'immondices.
L'air coule et lave les ponts comme un fleuve bleu en spirales musicales.
La petite ville noble dentelle un abrupt de rêve sur l'horizon au-delà d'une prairie de fête coupée par un fleuve, mais toute la lumière chaude est pour approfondir sur le foin coupé l'arôme d'une chevelure étouffante, et ourler un pied et une main nue dont les doigts jouent sur les cordes compliquées de l'air.

 

 

 

Written in water

Certes, il me dure d'être condamné à cette malédiction de l'épaisseur.
Ce corps comme une outre plombée, pourrissant comme tout ce qui a ventre, et toute la servitude humaine dans ce mot, mot qui décapite les étoiles, le plus dérisoire, le plus
clownesque que recèle le langage, graviter.
Rien ne m'a jamais bouleversé comme l'avatar souriant de promesse au pied de mon lit dans son cadre de peluche d'un personnage devenu miroir, — et, sans doute à la fin lourd d'un secret de divine paresse, dissous dans le plan et confié au médiateur le plus consolant qui soit pour moi de l'infini.
Pourrait-on jamais vivre qu'à fleur de peau, se prendre à d'autres pièges qu'à ceux des glaces et — déplié comme ces belles peaux de bœuf qui boivent le ciel de toute leur longueur — déplissé, lissé comme une cire vierge au seuil des grands signes nocturnes — bouquet séché qui livre ses souvenirs dans le noir — devant cette photographie jaunie dans son cadre de peluche ai-je jamais pu me glisser, tarot mêlé au jeu du rêve, entre les feuillets de mon lit sans songer au jour où — sans âge comme un roi de cartes — familier comme le double gracieux des bas-reliefs d'Egypte — plat comme l'aïeul sur fond de mine de plomb, à la belle chemise de guillotiné, des albums de famille, — désossé comme ces beaux morts des voitures de course dont le cœur se brise de se réveiller trop vite au creux d'un rêve splendide de lévitation — je retournerai hanter ma parfaite image.

 

 

 

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