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La Chanson Grise
6 juin 2013

Histoire d'un bon bramin, Voltaire

 

 

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                    Je rencontrai dans mes voyages un vieux bramin, homme fort sage, plein d’esprit, et très savant ; de plus, il était riche, et, partant, il en était plus sage encore : car, ne manquant de rien, il n’avait besoin de tromper personne. Sa famille était très bien gouvernée par trois belles femmes qui s’étudiaient à lui plaire ; et, quand il ne s’amusait pas avec ses femmes, il s’occupait à philosopher.

Près de sa maison, qui était belle, ornée et accompagnée de jardins charmants, demeurait une vieille Indienne, bigote, imbécile, et assez pauvre.

 

Le bramin me dit un jour :

« Je voudrais n’être jamais né. » Je lui demandai pourquoi.

Il me répondit : « J’étudie depuis quarante ans, ce sont quarante années de perdues ; j’enseigne les autres, et j’ignore tout ; cet état porte dans mon âme tant d’humiliation et de dégoût que la vie m’est insupportable ; je suis né, je vis dans le temps, et je ne sais pas ce que c’est que le temps ; je me trouve dans un point entre deux éternités, comme disent nos sages, et je n’ai nulle idée de l’éternité ; je suis composé de matière ; je pense, je n’ai jamais pu m’instruire de ce qui produit la pensée ; j’ignore si mon entendement est en moi une simple faculté, comme celle de marcher, de digérer, et si je pense avec ma tête comme je prends avec mes mains.

Non seulement le principe de ma pensée m’est inconnu, mais le principe de mes mouvements m’est également caché : je ne sais pourquoi j’existe. Cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces points : il faut répondre ; je n’ai rien de bon à dire ; je parle beaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même après avoir parlé.

 

« C’est bien pis quand on me demande si Brama a été produit par Vitsnou, ou s’ils sont tous deux éternels. Dieu m’est témoin que je n’en sais pas un mot, et il y paraît bien à mes réponses. « Ah ! mon révérend père, me dit-on, apprenez-nous comment le mal inonde toute la terre. »

Je suis aussi en peine que ceux qui me font cette question : je leur dis quelquefois que tout est le mieux du monde ; mais ceux qui ont été ruinés et mutilés à la guerre n’en croient rien, ni moi non plus ; je me retire chez moi accablé de ma curiosité et de mon ignorance.

Je lis nos anciens livres, et ils redoublent mes ténèbres.

Je parle à mes compagnons : les uns me répondent qu’il faut jouir de la vie, et se moquer des hommes ; les autres croient savoir quelque chose, et se perdent dans des idées extravagantes ; tout augmente le sentiment douloureux que j’éprouve.

Je suis prêt quelquefois de tomber dans le désespoir, quand je songe qu’après toutes mes recherches je ne sais ni d’où je viens, ni ce que je suis, ni où j’irai, ni ce que je deviendrai. »

 

L’état de ce bon homme me fit une vraie peine : personne n’était ni plus raisonnable ni de meilleure foi que lui. Je conçus que plus il avait de lumières dans son entendement et de sensibilité dans son cœur, plus il était malheureux.

 

Je vis le même jour la vieille femme qui demeurait dans son voisinage : je lui demandai si elle avait jamais été affligée de ne savoir pas comment son âme était faite. Elle ne comprit seulement pas ma question : elle n’avait jamais réfléchi un seul moment de sa vie sur un seul des points qui tourmentaient le bramin ; elle croyait aux métamorphoses de Vitsnou de tout son cœur, et pourvu qu’elle pût avoir quelquefois de l’eau du Gange pour se laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes.

 

Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins à mon philosophe, et je lui dis :

« N’êtes-vous pas honteux d’être malheureux, dans le temps qu’à votre porte il y a un vieil automate qui ne pense à rien, et qui vit content ?

– Vous avez raison, me répondit-il ; je me suis dit cent fois que je serais heureux si j’étais aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d’un tel bonheur. »

Cette réponse de mon bramin me fit une plus grande impression que tout le reste ; je m’examinai moi-même, et je vis qu’en effet je n’aurais pas voulu être heureux à condition d’être imbécile.

 

Je proposai la chose à des philosophes, et ils furent de mon avis.

« Il y a pourtant, disais-je, une furieuse contradiction dans cette façon de penser ; car enfin de quoi s’agit-il ? d’être heureux. Qu’importe d’avoir de l’esprit ou d’être sot ? Il y a bien plus : ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs d’être contents ; ceux qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner.

Il est donc clair, disais-je, qu’il faudrait choisir de n’avoir pas le sens commun, pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-être. »

Tout le monde fut de mon avis, et cependant je ne trouvai personne qui voulût accepter le marché de devenir imbécile pour devenir content.

De là je conclus que, si nous faisons cas du bonheur, nous faisons encore plus de cas de la raison.

Mais, après y avoir réfléchi, il paraît que de préférer la raison à la félicité, c’est être très insensé. Comment donc cette contradiction peut-elle s’expliquer ? Comme toutes les autres. Il y a là de quoi parler beaucoup.

 

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Quelques siècles plus tard, Schopenhauer tint un discours semblable, bien que plus profond, dans "Aphorismes sur la sagesse dans la vie", chapitre II "De ce que l'on est".

JCP

...

 

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6 juin 2013

La mort d'Olivier Bécaille, Émile Zola

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Émile Zola

 

LA MORT D’OLIVIER BÉCAILLE

 

◄►

 

I

 

                           C'est un samedi, à six heures du matin que je suis mort après trois jours de maladie. Ma pauvre femme fouillait depuis un instant dans la malle, où elle cherchait du linge. Lorsqu'elle s'est relevée et qu'elle m'a vu rigide, les yeux ouverts, sans un souffle, elle est accourue, croyant à un évanouissement, me touchant les mains, se penchant sur mon visage. Puis, la terreur l'a prise; et, affolée elle a bégayé, en éclatant en larmes :

- Mon Dieu ! mon Dieu ! il est mort !

J'entendais tout, mais les sons affaiblis semblaient venir de très loin. Seul, mon œil gauche percevait encore une lueur confuse, une lumière blanchâtre où les objets se fondaient; l'œil droit se trouvait complètement paralysé. C'était une syncope de mon être entier comme un coup de foudre qui m'avait anéanti. Ma volonté était morte, plus une fibre de ma chair ne m'obéissait. Et, dans ce néant, au-dessus de mes membres inertes, la pensée seule demeurait, lente et paresseuse, mais d'une netteté parfaite.

Ma pauvre Marguerite pleurait, tombée à genoux devant le lit, répétant d'une voix déchirée :

- Il est mort, mon Dieu ! il est mort !

Était-ce donc la mort, ce singulier état de torpeur, cette chair frappée d'immobilité, tandis que l'intelligence fonctionnait toujours ? Était-ce mon âme qui s'attardait ainsi dans mon crâne, avant de prendre son vol? Depuis mon enfance, j'étais sujet à des crises nerveuses. Deux fois, tout jeune, des fièvres aiguës avaient failli m'emporter Puis, autour de moi, on s'était habitué à me voir maladif; et moi-même j'avais défendu à Marguerite d'aller chercher un médecin, lorsque je m'étais couché le matin de notre arrivée à Paris, dans cet hôtel meublé de la rue Dauphine. Un peu de repos suffirait, c'était la fatigue du voyage qui me courbaturait ainsi. Pourtant, je me sentais plein d'une angoisse affreuse.

Nous avions quitté brusquement notre province, très pauvres, ayant à peine de quoi attendre les appointements de mon premier mois, dans l'administration où je m'étais assuré une place. Et voilà qu'une crise subite m'emportait ! Était-ce bien la mort ? Je m'étais imaginé une nuit plus noire, un silence plus lourd. Tout petit, j'avais déjà peur de mourir. Comme j'étais débile et que les gens me caressaient avec compassion, je pensais constamment que je ne vivrais pas, qu'on m'enterrerait de bonne heure. Et cette pensée de la terre me causait une épouvante, à laquelle je ne pouvais m'habituer, bien qu'elle me hantât nuit et jour. En grandissant, j'avais gardé cette idée fixe. Parfois, après des journées de réflexion, je croyais avoir vaincu ma peur.

Eh bien ! on mourait, c'était fini ; tout le monde mourait un jour; rien ne devait être plus commode ni meilleur. J'arrivais presque à être gai, je regardais la mort en face. Puis, un frisson brusque me glaçait, me rendait à mon vertige, comme si une main géante m'eût balancé au-dessus d'un gouffre noir. C'était la pensée de la terre qui revenait et emportait mes raisonnements. Que de fois, la nuit, je me suis réveillé en sursaut, ne sachant quel souffle avait passé sur mon sommeil, joignant les mains avec désespoir, balbutiant: “ Mon Dieu! mon Dieu! il faut mourir! ” Une anxiété me serrait la poitrine, la nécessité de la mort me paraissait plus abominable, dans l'étourdissement du réveil. Je ne me rendormais qu'avec peine, le sommeil m'inquiétait, tellement il ressemblait à la mort. Si j'allais dormir toujours ! Si je fermais les yeux pour ne les rouvrir jamais !

 

J'ignore si d'autres ont souffert ce tourment. Il a désolé ma vie. La mort s'est dressée entre moi et tout ce que j'ai aimé.

Je me souviens des plus heureux instants que j'ai passés avec Marguerite. Dans les premiers mois de notre mariage, lorsqu'elle dormait la nuit à mon côté, lorsque, je songeais à elle en faisant des rêves d'avenir, sans cesse l'attente d'une séparation fatale gâtait mes joies, détruisait mes espoirs. Il faudrait nous quitter, peut-être demain, peut-être dans une heure. Un immense découragement me prenait, je me demandais à quoi bon le bonheur d'être ensemble, puisqu'il devait aboutir à un déchirement si cruel. Alors, mon imagination se plaisait dans le deuil. Qui partirait le premier, elle ou moi ? Et l'une ou l'autre alternative m'attendrissait aux larmes, en déroulant le tableau de nos vies brisées.

Aux meilleures époques de mon existence, j'ai eu ainsi des mélancolies soudaines que personne ne comprenait. Lorsqu'il m'arrivait une bonne chance, on s'étonnait de me voir sombre. C'était que tout d'un coup, l'idée de mon néant avait traversé ma joie. Le terrible : “À quoi bon ?” sonnait comme un glas à mes oreilles.

Mais le pis de ce tourment, c'est qu'on l'endure dans une honte secrète. On n'ose dire son mal à personne. Souvent le mari et la femme, couchés côte à côte, doivent frissonner du même frisson, quand la lumière est éteinte ; et ni l'un ni l'autre ne parle, car on ne parle pas de la mort, pas plus qu'on ne prononce certains mots obscènes. On a peur d'elle jusqu'à ne point la nommer, on la cache comme on cache son sexe.

Je réfléchissais à ces choses, pendant que ma chère Marguerite continuait à sangloter. Cela me faisait grand peine de ne savoir comment calmer son chagrin, en lui disant que je ne souffrais pas. Si la mort n'était que cet évanouissement de la chair, en vérité j'avais eu tort de la tant redouter.

C'était un bien-être égoïste, un repos dans lequel j'oubliais mes soucis. Ma mémoire surtout avait pris une vivacité extraordinaire. Rapidement, mon existence entière passait devant moi, ainsi qu'un spectacle auquel, je me sentais désormais étranger. Sensation étrange et curieuse qui m'amusait : on aurait dit une voix lointaine qui me racontait mon histoire.

Il y avait un coin de campagne, près de Guérande, sur la route de Piriac, dont le souvenir me poursuivait. La route tourne, un petit bois de pins descend à la débandade une pente rocheuse. Lorsque j'avais sept ans, j'allais là avec mon père, dans une maison à demi écroulée, manger des crêpes chez les parents de Marguerite, des paludiers qui vivaient déjà péniblement des salines voisines.

Puis, je me rappelais le collège de Nantes où j'avais grandi, dans l'ennui des vieux murs, avec le continuel désir du large horizon de Guérande, les marais salants à perte de vue, au bas de la ville, et la mer immense, étalée sous le ciel.

Là, un trou noir se creusait: mon père mourait, j'entrais à l'administration de l'hôpital comme employé, je commençais une vie monotone, ayant pour unique joie mes visites du dimanche à la vieille maison de la route de Piriac. Les choses y marchaient de mal en pis, car les salines ne rapportaient presque plus rien, et le pays tombait à une grande misère. Marguerite n'était encore qu'une enfant. Elle m'aimait, parce que, je la promenais dans une brouette. Mais, plus tard, le matin où je la demandai en mariage, je compris, à son geste effrayé, qu'elle me trouvait affreux. Les parents me l'avaient donnée tout de suite ; ça les débarrassait. Elle, soumise, n'avait pas dit non. Quand elle se fut habituée à l'idée d'être ma femme, elle ne parut plus trop ennuyée. Le jour du mariage, à Guérande, je me souviens qu'il pleuvait à torrents ; et, quand nous rentrâmes, elle dut se mettre en jupon, car sa robe était trempée.

Voilà toute ma jeunesse. Nous avons vécu quelque temps là-bas. Puis, un jour, en rentrant, je surpris ma femme pleurant à chaudes larmes. Elle s'ennuyait, elle voulait partir.

Au bout de six mois, j'avais des économies, faites sou à sou, à l'aide de travaux supplémentaires ; et, comme un ancien ami de ma famille s'était occupé de lui trouver une place à Paris, j'emmenai la chère enfant, pour qu'elle ne pleurât plus.

En chemin de fer, elle riait. La nuit, la banquette des troisièmes classes étant très dure, je la pris sur mes genoux, afin qu'elle pût dormir mollement.

C'était là le passé.

Et, à cette heure, je venais de mourir sur cette couche étroite d'hôtel meublé, tandis que ma femme, tombée à genoux sur le carreau, se lamentait.

La tache blanche que percevait mon œil gauche pâlissait peu à peu ; mais je me rappelais très nettement la chambre. À gauche, était la commode ; à droite, la cheminée, au milieu de laquelle une pendule détraquée, sans balancier, marquait dix heures six minutes. La fenêtre s'ouvrait sur la rue Dauphine, noire et profonde. Tout Paris passait là, et dans un tel vacarme, que j'entendais les vitres trembler. Nous ne connaissions personne à Paris. Comme nous avions pressé notre départ, on ne m'attendait que le lundi suivant à mon administration.

Depuis que j'avais dû prendre le lit, c'était une étrange sensation que cet emprisonnement dans cette chambre, où le voyage venait de nous jeter, encore effarés de quinze heures de chemin de fer étourdis du tumulte des rues. Ma femme m'avait soigné avec sa douceur souriante ; mais je sentais combien elle était troublée. De temps à autre, elle s'approchait de la fenêtre, donnait un coup d'œil à la rue, puis revenait toute pâle, effrayée par ce grand Paris dont elle ne connaissait pas une pierre et qui grondait si terriblement.

Et qu'allait-elle faire, si je ne me réveillais plus ? qu'allait-elle devenir dans cette ville immense, seule, sans un soutien, ignorante de tout ?

Marguerite avait pris une de mes mains qui pendait, inerte au bord du lit; et elle la baisait, et elle répétait follement :

- Olivier, réponds-moi... Mon Dieu ! il est mort ! il est mort !

 

La mort n'était donc pas le néant, puisque j'entendais et que je raisonnais. Seul, le néant m'avait terrifié, depuis mon enfance. Je ne m'imaginais pas la disparition de mon être, la suppression totale de ce que j'étais ; et cela pour toujours, pendant des siècles et des siècles encore, sans que jamais mon existence pût recommencer.

Je frissonnais parfois, lorsque je trouvais dans un journal une date future du siècle prochain: je ne vivrais certainement plus à cette date, et cette année d'un avenir que je ne verrais pas, où je ne serais pas, m'emplissait d'angoisse. N'étais-je pas le monde, et tout ne croulerait-il pas, lorsque je m'en irais ?

Rêver de la vie dans la mort, tel avait toujours été mon espoir.

Mais ce n'était pas la mort sans doute. J'allais certainement me réveiller tout à l'heure. Oui, tout à l'heure, je me pencherais et je saisirais Marguerite entre mes bras, pour sécher ses larmes. Quelle joie de nous retrouver ! et comme nous nous aimerions davantage! Je prendrais encore deux jours de repos, puis j'irais à mon administration. Une vie nouvelle commencerait pour nous, plus heureuse, plus large.

Seulement, je n'avais pas de hâte. Tout à l'heure, j'étais trop accablé. Marguerite avait tort de se désespérer ainsi, car je ne me sentais pas la force de tourner la tête sur l'oreiller pour lui sourire. Tout à l'heure, lorsqu'elle dirait de nouveau :

- Il est mort ! mon Dieu ! il est mort ! je l'embrasserais, je murmurerais très bas, afin de ne pas l'effrayer :

- Mais non, chère enfant. Je dormais. Tu vois bien que je vis et que je t'aime.

 

 

 

II

Aux cris que Marguerite poussait, la porte a été brusquement ouverte, et une voix s'est écriée : - Qu'y a-t-il donc, ma voisine ?... Encore une crise, n'est-ce pas ?

 J'ai reconnu la voix. C'était celle d'une vieille femme, Mme Gabin, qui demeurait sur le même palier que nous. Elle s'était montrée très obligeante, dès notre arrivée, émue par notre position. Tout de suite, elle nous avait raconté son histoire.

Un propriétaire intraitable lui avait vendu ses meubles, l'hiver dernier ; et, depuis ce temps, elle logeait à l'hôtel, avec sa fille Adèle, une gamine de dix ans. Toutes deux découpaient des abat-jour, c'était au plus si elles gagnaient quarante sous à cette besogne.

 

- Mon Dieu! est-ce que c'est fini ? demanda-t-elle en baissant la voix.

Je compris qu'elle s'approchait. Elle me regarda, me toucha, puis elle reprit avec pitié :

- Ma pauvre petite ! ma pauvre petite !

Marguerite, épuisée, avait des sanglots d'enfant. Mme Gabin la souleva, l'assit dans le fauteuil boiteux qui se trouvait près de la cheminée ; et, là, elle tâcha de la consoler.

- Vrai, vous allez vous faire du mal. Ce n'est pas parce que votre mari est parti, que vous devez vous crever de désespoir. Bien sûr, quand j'ai perdu Gabin, j'étais pareille à vous, je suis restée trois jours sans pouvoir avaler gros comme ça de nourriture. Mais ça ne m'a avancée à rien ; au contraire, ça m'a enfoncée davantage... Voyons pour l'amour de Dieu... Soyez raisonnable.

 

Peu à peu, Marguerite se tut. Elle était à bout de force ; et, de temps à autre, une crise de larmes la secouait encore. Pendant ce temps, la vieille femme prenait possession de la chambre, avec une autorité bourrue.

- Ne vous occupez de rien, répétait-elle. Justement, Dédé est allée reporter l'ouvrage ; puis, entre voisins, il faut bien s'entr'aider... Dites donc, vos malles ne sont pas encore complètement défaites ; mais il y a du linge dans la commode, n'est-ce pas ? Je l'entendis ouvrir la commode. Elle dut prendre une serviette, qu'elle vint étendre sur la table de nuit. Ensuite, elle frotta une allumette, ce qui me fit penser qu'elle allumait près de moi une des bougies de la cheminée, en guise de cierge.

Je suivais chacun de ses mouvements dans la chambre, je me rendais compte de ses moindres actions.

- Ce pauvre monsieur! murmura-t-elle. Heureusement que je vous ai entendue crier ma chère. Et, tout d'un coup, la lueur vague que je voyais encore de mon œil gauche, disparut.

Mme Gabin venait de me fermer les yeux. Je n'avais pas eu la sensation de son doigt sur ma paupière. Quand j'eus compris, un léger froid commença à me glacer. Mais la porte s'était rouverte. Dédé, la gamine de dix ans, entrait en criant de sa voix flûtée :

- Maman ! maman ! ah ! je savais bien que tu étais ici !... Tiens, voilà ton compte, trois francs quatre sous... J'ai rapporté vingt douzaines d'abat-jour...

- Chut ! chut ! tais-toi donc ! répétait vainement la mère.

Comme la petite continuait, elle lui montra le lit. Dédé s'arrêta, et je la sentis inquiète, reculant vers la porte.

- Est-ce que le monsieur dort ? demanda-t-elle très bas.

- Oui, va-t'en jouer, répondit Mme Gabin.

Mais l'enfant ne s'en allait pas. Elle devait me regarder de ses yeux agrandis, effarée et comprenant vaguement. Brusquement, elle parut prise d'une peur folle, elle se sauva en culbutant une chaise.

- Il est mort, oh ! maman, il est mort.

Un profond silence régna. Marguerite, accablée dans le fauteuil, ne pleurait plus. Mme Gabin rôdait toujours par la chambre. Elle se remit à parler entre ses dents.

- Les enfants savent tout, au jour d'aujourd'hui. Voyez celle-là. Dieu sait si je l'élève bien ! Lorsqu'elle va faire une commission ou que je l'envoie reporter l'ouvrage, je calcule les minutes, pour être sûre qu'elle ne galopine pas... Ça ne fait rien, elle sait tout, elle a vu d'un coup d'œil ce qu'il en était. Pourtant, on ne lui a jamais montré qu'un mort, son oncle François, et, à cette époque, elle n'avait pas quatre ans... Enfin, il n'y a plus d'enfants, que voulez-vous !

Elle s'interrompit, elle passa sans transition à un autre sujet.

- Dites donc, ma petite, il faut songer aux formalités, la déclaration à la mairie, puis tous les détails du convoi. Vous n'êtes pas en état de vous occuper de ça. Moi, je ne veux pas vous laisser seule... Hein ? si vous le permettez, je vais voir si M. Simoneau est chez lui.

Marguerite ne répondit pas. J'assistais à toutes ces scènes comme de très loin. Il me semblait, par moments, que je volais, ainsi qu'une flamme subtile, dans l'air de la chambre, tandis qu'un étranger, une masse informe, reposait inerte sur le lit.

Cependant, j'aurais voulu que Marguerite refusât les services de ce Simoneau. Je l'avais aperçu trois ou quatre fois durant ma courte maladie. Il habitait une chambre voisine et se montrait très serviable. Mme Gabin nous avait raconté qu'il se trouvait simplement de passage à Paris, où il venait recueillir d'anciennes créances de son père, retiré en province et mort dernièrement. C'était un grand garçon, très beau, très fort. Je le détestais, peut-être parce qu'il se portait bien. La veille, il était encore entré, et j'avais souffert de le voir assis près de Marguerite. Elle était si jolie, si blanche à côté de lui ! Et il l'avait regardée si profondément, pendant qu'elle lui souriait, en disant qu'il était bien bon de venir ainsi prendre de mes nouvelles !

- Voici M. Simoneau, murmura Mme Gabin, qui rentrait.

Il poussa doucement la porte, et, dès qu'elle l'aperçut, Marguerite de nouveau éclata en larmes. La présence de cet ami, du seul homme qu'elle connût, réveillait en elle sa douleur.

Il n'essaya pas de la consoler.

Je ne pouvais le voir; mais, dans les ténèbres qui m'enveloppaient, j'évoquais sa figure, et je le distinguais nettement, troublé, chagrin de trouver la pauvre femme dans un tel désespoir. Et qu'elle devait être belle pourtant, avec ses cheveux blonds dénoués, sa face pâle, ses chères petites mains d'enfant brûlantes de fièvre !

- Je me mets à votre disposition, madame, murmura Simoneau. Si vous voulez bien me charger de tout...

Elle ne lui répondit que par des paroles entrecoupées.

Mais, comme le jeune homme se retirait, Mme Gabin l'accompagna, et je l'entendis qui parlait d'argent, en passant près de moi. Cela coûtait toujours très cher ; elle craignait bien que la pauvre petite n'eût pas un sou. En tout cas, on pouvait la questionner. Simoneau fit taire la vieille femme. Il ne voulait pas qu'on tourmentât Marguerite. Il allait passer à la mairie et commander le convoi.

Quand le silence recommença, je me demandai si ce cauchemar durerait longtemps ainsi. Je vivais puisque je percevais les moindres faits extérieurs. Et je commençais à me rendre un compte exact de mon état.

Il devait s'agir d'un de ces cas de catalepsie dont j'avais entendu parler. Déjà, quand j'étais enfant, à l'époque de ma grande maladie nerveuse, j'avais eu des syncopes de plusieurs heures. Évidemment c'était une crise de cette nature qui me tenait rigide, comme mort, et qui trompait tout le monde autour de moi.

Mais le cœur allait reprendre ses battements, le sang circulerait de nouveau dans la détente des muscles ; et je m'éveillerais, et je consolerais Marguerite. En raisonnant ainsi, je m'exhortai à la patience.

Les heures passaient. Mme Gabin avait apporté son déjeuner. Marguerite refusait toute nourriture.

Puis, l'après-midi s'écoula. Par la fenêtre laissée ouverte, montaient les bruits de la rue Dauphine. À un léger tintement du cuivre du chandelier sur le marbre de la table de nuit, il me sembla qu'on venait de changer la bougie. Enfin, Simoneau reparut.

- Eh bien ? lui demanda à demi-voix la vieille femme.

- Tout est réglé, répondit-il. Le convoi est pour demain onze heures... Ne vous inquiétez de rien et ne parlez pas de ces choses devant cette pauvre femme.

Mme Gabin reprit quand même :

- Le médecin des morts n'est pas venu encore.

Simoneau alla s'asseoir près de Marguerite, l'encouragea, et se tut.

Le convoi était pour le lendemain onze heures : cette parole retentissait dans mon crâne comme un glas. Et ce médecin qui ne venait point, ce médecin des morts, comme le nommait Mme Gabin !

Lui, verrait bien tout de suite que j'étais simplement en léthargie. Il ferait le nécessaire, il saurait m'éveiller. Je l'attendais dans une impatience affreuse.

Cependant, la journée s'écoula.

Mme Gabin, pour ne pas perdre son temps, avait fini par apporter ses abat-jour.

Même, après en avoir demandé la permission à Marguerite, elle fit venir Dédé, parce que, disait-elle, elle n'aimait guère laisser les enfants longtemps seuls.

- Allons, entre, murmura-t-elle en amenant la petite, et ne fais pas la bête, ne regarde pas de ce côté, ou tu auras affaire à moi.

Elle lui défendait de me regarder, elle trouvait cela plus convenable. Dédé, sûrement, glissait des coups d'œil de temps à autre, car j'entendais sa mère lui allonger des claques sur les bras. Elle lui répétait furieusement :

- Travaille, ou je te fais sortir. Et, cette nuit, le monsieur ira te tirer les pieds.

Toutes deux, la mère et la fille, s'étaient installées devant notre table. Le bruit de leurs ciseaux découpant les abat-jour me parvenait distinctement; ceux-là, très délicats, demandaient sans doute un découpage compliqué, car elles n'allaient pas vite : je les comptais un à un, pour combattre mon angoisse croissante. Et, dans la chambre, il n'y avait que le petit bruit des ciseaux.

Marguerite, vaincue par la fatigue, devait s'être assoupie.

À deux reprises, Simoneau se leva. L'idée abominable qu'il profitait du sommeil de Marguerite, pour effleurer des lèvres ses cheveux, me torturait. Je ne connaissais pas cet homme, et je sentais qu'il aimait ma femme. Un rire de la petite Dédé acheva de m'irriter.

- Pourquoi ris-tu, imbécile? lui demanda sa mère. Je vais te mettre sur le carré... Voyons, réponds, qu'est-ce qui te fait rire ?

L'enfant balbutiait. Elle n'avait pas ri, elle avait toussé.

Moi, je m'imaginais qu'elle devait avoir vu Simoneau se pencher vers Marguerite, et que cela lui paraissait drôle. La lampe était allumée, lorsqu'on frappa.

- Ah ! voici le médecin, dit la vieille femme.

C'était le médecin, en effet. Il ne s'excusa même pas de venir si tard. Sans doute, il avait eu bien des étages à monter, dans la journée. Comme la lampe éclairait très faiblement la chambre, il demanda :

- Le corps est ici ?

- Oui, monsieur, répondit Simoneau.

Marguerite s'était levée, frissonnante.

Mme Gabin avait mis Dédé sur le palier, parce qu'un enfant n'a pas besoin d'assister à ça ; et elle s'efforçait d'entraîner ma femme vers la fenêtre, afin de lui épargner un tel spectacle.

Pourtant, le médecin venait de s'approcher d'un pas rapide. Je le devinais fatigué, pressé, impatienté.

M'avait-il touché la main ? Avait-il posé la sienne sur mon cœur ? Je ne saurais le dire. Mais il me sembla qu'il s'était simplement penché d'un air indifférent.

- Voulez-vous que je prenne la lampe pour vous éclairer ? offrit Simoneau avec obligeance.

- Non, inutile, dit le médecin tranquillement.

Comment ! inutile ! Cet homme avait ma vie entre les mains, et il jugeait inutile de procéder à un examen attentif. Mais je n'étais pas mort ! j'aurais voulu crier que je n'étais pas mort !

- À quelle heure est-il mort ? reprit-il.

- À six heures du matin, répondit Simoneau.

Une furieuse révolte montait en moi, dans les liens terribles qui me liaient. Oh ! ne pouvoir parler ne pouvoir remuer un membre ! Le médecin ajouta :

- Ce temps lourd est mauvais... Rien n'est fatigant comme ces premières journées de printemps. Et il s'éloigna.

C'était ma vie qui s'en allait. Des cris, des larmes, des injures m'étouffaient, déchiraient ma gorge convulsée, où ne passait plus un souffle. Ah ! le misérable, dont l'habitude professionnelle avait fait une machine, et qui venait au lit des morts avec l'idée d'une simple formalité à remplir ! Il ne savait donc rien, cet homme ! Toute sa science était donc menteuse, puisqu'il ne pouvait d'un coup d'œil distinguer la vie de la mort ! Et il s'en allait, et il s'en allait !

 - Bonsoir monsieur, dit Simoneau.

Il y eut un silence. Le médecin devait s'incliner devant Marguerite, qui était revenue, pendant que Mme Gabin fermait la fenêtre. Puis, il sortit de la chambre, j'entendis ses pas qui descendaient l'escalier.

Allons, c'était fini, j'étais condamné.

Mon dernier espoir disparaissait avec cet homme. Si je ne m'éveillais pas avant le lendemain onze heures, on m'enterrait vivant. Et cette pensée était si effroyable, que je perdis conscience de ce qui m'entourait. Ce fut comme un évanouissement dans la mort elle-même. Le dernier bruit qui me frappa fut le petit bruit des ciseaux de Mme Gabin et de Dédé.

La veillée funèbre commençait. Personne ne parlait plus. Marguerite avait refusé de dormir dans la chambre de la voisine. Elle était là, couchée à demi au fond du fauteuil, avec son beau visage pâle, ses yeux clos dont les cils restaient trempés de larmes ; tandis que, silencieux dans l'ombre, assis devant elle, Simoneau la regardait.

 

 

 

III

 

Je ne puis dire quelle fut mon agonie, pendant la matinée du lendemain. Cela m'est demeuré comme un rêve horrible, où mes sensations étaient si singulières, si troublées, qu'il me serait difficile de les noter exactement. Ce qui rendit ma torture affreuse, c'était que j'espérais toujours un brusque réveil. Et, à mesure que l'heure du convoi approchait, l'épouvante m'étranglait davantage.

Ce fut vers le matin seulement que j'eus de nouveau conscience des personnes et des choses qui m'entouraient.

Un grincement de l'espagnolette me tira de ma somnolence. Mme Gabin avait ouvert la fenêtre. Il devait être environ sept heures, car j'entendais des cris de marchands, dans la rue, la voix grêle d'une gamine qui vendait du mouron, une autre voix enrouée criant des carottes.

Ce réveil bruyant de Paris me calma d'abord : il me semblait impossible qu'on m'enfouît dans la terre, au milieu de toute cette vie.

Un souvenir achevait de me rassurer. Je me rappelais avoir vu un cas pareil au mien, lorsque j'étais employé à l'hôpital de Guérande. Un homme y avait ainsi dormi pendant vingt-huit heures, son sommeil était même si profond, que les médecins hésitaient à se prononcer ; puis, cet homme s'était assis sur son séant, et il avait pu se lever tout de suite.

Moi, il y avait déjà vingt-cinq heures que je dormais. Si je m'éveillais vers dix heures, il serait temps encore. Je tâchai de me rendre compte des personnes qui se trouvaient dans la chambre, et de ce qu'on y faisait. La petite Dédé devait jouer sur le carré, car la porte s'étant ouverte, un rire d'enfant vint du dehors.

Sans doute, Simoneau n'était plus là : aucun bruit ne me révélait sa présence. Les savates de Mme Gabin traînaient seules sur le carreau.

On parla enfin.

- Ma chère, dit la vieille, vous avez tort de ne pas en prendre pendant qu'il est chaud, ça vous soutiendrait.

Elle s'adressait à Marguerite, et le léger égouttement du filtre, sur la cheminée, m'apprit qu'elle était en train de faire du café.

- Ce n'est pas pour dire, continua-t-elle, mais j'avais besoin de ça... À mon âge, ça ne vaut rien de veiller. Et c'est si triste, la nuit, quand il y a un malheur dans une maison... Prenez donc du café, ma chère, une larme seulement.

Et elle força Marguerite à en boire une tasse.

- Hein? c'est chaud, ça vous remet. Il vous faut des forces pour aller  jusqu'au bout de la journée. . . Maintenant, si vous étiez bien sage, vous passeriez dans ma chambre, et vous attendrez là.

- Non, je veux rester, répondit Marguerite résolument.

Sa voix, que je n'avais plus entendue depuis la veille, me toucha beaucoup. Elle était changée, brisée de douleur. Ah ! chère femme ! je la sentais près de moi, comme une consolation dernière. Je savais qu'elle ne me quittait pas des yeux, qu'elle me pleurait de toutes les larmes de son cœur.

Mais les minutes passaient. Il y eut, à la porte, un bruit que je ne m'expliquai pas d'abord. On aurait dit l'emménagement d'un meuble qui se heurtait contre les murs de l'escalier trop étroit. Puis, je compris, en entendant de nouveau les larmes de Marguerite.

C'était la bière.

- Vous venez trop tôt, dit Mme Gabin d'un air de mauvaise humeur. Posez ça derrière le lit. Quelle heure était-il donc ? Neuf heures peut-être. Ainsi, cette bière était déjà là. Et je la voyais dans la nuit épaisse, toute neuve, avec ses planches à peine rabotées. Mon Dieu ! est-ce que tout allait finir ? est-ce qu'on m'emporterait dans cette boîte, que je sentais à mes pieds ?

J'eus pourtant une suprême joie. Marguerite, malgré sa faiblesse, voulut me donner les derniers soins. Ce fut elle qui, aidée de la vieille femme, m'habilla, avec une tendresse de sœur et d'épouse. Je sentais que j'étais une fois encore entre ses bras, à chaque vêtement qu'elle me passait. Elle s'arrêtait, succombant sous l'émotion; elle m'étreignait, elle me baignait de ses pleurs. J'aurais voulu pouvoir lui rendre son étreinte, en lui criant : “ Je vis ! ” et je restais impuissant, je devais m'abandonner comme une masse inerte.

- Vous avez tort, tout ça est perdu, répétait Mme Gabin.

Marguerite répondait de sa voix entrecoupée :

- Laissez-moi, je veux lui mettre ce que nous avons de plus beau.

Je compris qu'elle m'habillait comme pour le jour de nos noces. J'avais encore ces vêtements, dont je comptais ne me servir à Paris que les grands jours. Puis, elle retomba dans le fauteuil, épuisée par l'effort qu'elle venait de faire.

Alors, tout d'un coup, Simoneau parla. Sans doute, il venait d'entrer.

- Ils sont en bas, murmura-t-il.

- Bon, ce n'est pas trop tôt, répondit Mme Gabin, en baissant également la voix. Dites-leur de monter, il faut en finir.

- C'est que j'ai peur du désespoir de cette pauvre femme.

La vieille parut réfléchir. Elle reprit :

- Écoutez, monsieur Simoneau, vous allez l'emmener de force dans ma chambre... Je ne veux pas qu'elle reste ici. C'est un service à lui rendre... Pendant ce temps, en un tour de main, ce sera bâclé.

Ces paroles me frappèrent au cœur. Et que devins-je, lorsque j'entendis la lutte affreuse qui s'engagea ! Simoneau s'était approché de Marguerite, en la suppliant de ne pas demeurer dans la pièce.

- Par pitié, implorait-il, venez avec moi, épargnez-vous une douleur inutile.

- Non, non, répétait ma femme,  je resterai, je veux rester jusqu'au dernier moment. Songez donc que je n'ai que lui au monde, et que, lorsqu'il ne sera plus là, je serai seule.

Cependant, près du lit, Mme Gabin susurrait à l'oreille du jeune homme :

- Marchez donc, empoignez-la, emportez-la dans vos bras.

Est-ce que ce Simoneau allait prendre Marguerite et l'emporter ainsi ?

Tout de suite, elle cria.

D'un élan furieux, je voulus me mettre debout.

Mais les ressorts de ma chair étaient brisés. Et je restais si rigide, que je ne pouvais même soulever les paupières pour voir ce qui se passait là, devant moi. La lutte se prolongeait, ma femme s'accrochait aux meubles en répétant :

- Oh ! de grâce, de grâce, monsieur... Lâchez-moi, je ne veux pas.

Il avait dû la saisir dans ses bras vigoureux, car elle ne poussait plus que des plaintes d'enfant. Il l'emporta, les sanglots se perdirent, et je m'imaginais les voir, lui grand et solide, l'emmenant sur sa poitrine, à son cou, et elle, éplorée, brisée, s'abandonnant, le suivant désormais partout où il voudrait la conduire.

- Fichtre! ça n'a pas été sans peine! murmura Mme Gabin. Allons, houp ! maintenant que le plancher est débarrassé !

Dans la colère jalouse qui m'affolait, je regardais cet enlèvement comme un rapt abominable. Je ne voyais plus Marguerite depuis la veille, mais je l'entendais encore. Maintenant, c'était fini ; on venait de me la prendre ; un homme l'avait ravie, avant même que je fusse dans la terre. Et il était avec elle, derrière la cloison, seul à la consoler, à l'embrasser peut-être !

La porte s'était ouverte de nouveau, des pas lourds marchaient dans la pièce.

- Dépêchons, dépêchons, répétait Mme Gabin. Cette petite dame n'aurait qu'à revenir.

Elle parlait à des gens inconnus et qui ne lui répondaient que par des grognements.

- Moi, vous comprenez, je ne suis pas une parente, je ne suis qu'une voisine. Je n'ai rien à gagner dans tout ça. C'est par pure bonté de cœur que je m'occupe de leurs affaires. Et ce n'est déjà pas si gai... Oui, oui, j'ai passé la nuit. Même qu'il ne faisait guère chaud, vers quatre heures. Enfin, j'ai toujours été bête, je suis trop bonne.

À ce moment, on tira la bière au milieu de la chambre, et je compris.

Allons, j'étais condamné, puisque le réveil ne venait pas.

Mes idées perdaient de leur netteté, tout roulait en moi dans une fumée noire ; et j'éprouvais une telle lassitude, que ce fut comme un soulagement, de ne plus compter sur rien.

- On n'a pas épargné le bois, dit la voix enrouée d'un croque-mort. La boîte est trop longue.

- Eh bien ! il y sera à l'aise, ajouta un autre en s'égayant.

Je n'étais pas lourd, et ils s'en félicitaient, car ils avaient trois étages à descendre. Comme ils m'empoignaient par les épaules et par les pieds, Mme Gabin tout d'un coup se fâcha.

- Sacrée gamine ! cria-t-elle, il faut qu'elle mette son nez partout... Attends, je vais te faire regarder par les fentes.

C'était Dédé qui entrebâillait la porte et passait sa tête ébouriffée. Elle voulait voir mettre le monsieur dans la boîte.

Deux claques vigoureuses retentirent, suivies d'une explosion de sanglots.

Et quand la mère fut rentrée, elle causa de sa fille avec les hommes qui m'arrangeaient dans la bière.

- Elle a dix ans. C'est un bon sujet; mais elle est curieuse... Je ne la bats pas tous les jours, seulement, il faut qu'elle obéisse.

- Oh ! vous savez, dit un des hommes, toutes les gamines sont comme ça... Lorsqu'il y a un mort quelque part, elles sont toujours à tourner autour.

J'étais allongé commodément, et j'aurais pu croire que je me trouvais encore sur le lit, sans une gêne de mon bras gauche, qui était un peu serré contre une planche. Ainsi qu'ils le disaient, je tenais très bien là-dedans, grâce à ma petite taille.

- Attendez, s'écria Mme Gabin, j'ai promis à sa femme de lui mettre un oreiller sous la tête. Mais les hommes étaient pressés, ils fourrèrent l'oreiller en me brutalisant. Un d'eux cherchait partout le marteau, avec des jurons.

On l'avait oublié en bas, et il fallut descendre.

Le couvercle fut posé, je ressentis un ébranlement de tout mon corps, lorsque deux coups de marteau enfoncèrent le premier clou.

C'en était fait, j'avais vécu.

Puis, les clous entrèrent un à un, rapidement, tandis que le marteau sonnait en cadence. On aurait dit des emballeurs clouant une boîte de fruits secs, avec leur adresse insouciante. Dès lors, les bruits ne m'arrivèrent plus qu'assourdis et prolongés, résonnant d'une étrange manière, comme si le cercueil de sapin s'était transformé en une grande caisse d'harmonie.

La dernière parole qui frappa mes oreilles, dans cette chambre de la rue Dauphine, ce fut cette phrase de Mme Gabin :

- Descendez doucement, et méfiez-vous de la rampe au second, elle ne tient plus.

On m'emportait, j'avais la sensation d'être roulé dans une mer houleuse. D'ailleurs, à partir de ce moment, mes souvenirs sont très vagues. Je me rappelle pourtant que l'unique préoccupation qui me tenait encore, préoccupation imbécile et comme machinale, était de me rendre compte de la route que nous prenions pour aller au cimetière.

Je ne connaissais pas une rue de Paris, j'ignorais la position exacte des grands cimetières, dont on avait parfois prononcé les noms devant moi, et cela ne m'empêchait pas de concentrer les derniers efforts de mon intelligence, afin de deviner si nous tournions à droite ou à gauche. Le corbillard me cahotait sur les pavés. Autour de moi, le roulement des voitures, le piétinement des passants faisaient une clameur confuse que développait la sonorité du cercueil.

D'abord, je suivis l'itinéraire avec assez de netteté.

Puis, il y eut une station, on me promena, et je compris que nous étions à l'église.

Mais, quand le corbillard s'ébranla de nouveau, je perdis toute conscience des lieux que nous traversions. Une volée de cloches m'avertit que nous passions près d'une église ; un roulement plus doux et continu me fit croire que nous longions une promenade.

J'étais comme un condamné mené au lieu du supplice, hébété, attendant le coup suprême qui ne venait pas.

On s'arrêta, on me tira du corbillard.

Et ce fut bâclé tout de suite.

Les bruits avaient cessé, je sentais que j'étais dans un lieu désert, sous des arbres, avec le large ciel sur ma tête. Sans doute, quelques personnes suivaient le convoi, les locataires de l'hôtel, Simoneau et d'autres, car des chuchotements arrivaient jusqu'à moi. Il y eut une psalmodie, un prêtre balbutiait du latin.

On piétina deux minutes. Puis, brusquement, je sentis que je m'enfonçais ; tandis que des cordes frottaient comme des archets, contre les angles du cercueil, qui rendait un son de contrebasse fêlée.

C'était la fin.

Un choc terrible, pareil au retentissement d'un coup de canon, éclata un peu à gauche de ma tête ; un second choc se produisit à mes pieds; un autre, plus violent encore, me tomba sur le ventre, si sonore, que je crus la bière fendue en deux.

Et je m'évanouis.

 

 

 

IV

 

Combien de temps restai-je ainsi ? je ne saurais le dire.

Une éternité et une seconde ont la même durée dans le néant.

Je n'étais plus.

Peu à peu, confusément, la conscience d'être me revint.

Je dormais toujours, mais je me mis à rêver. Un cauchemar se détacha du fond noir qui barrait mon horizon.

Et ce rêve que je faisais était une imagination étrange, qui m'avait souvent tourmenté autrefois, les yeux ouverts, lorsque, avec ma nature prédisposée aux inventions horribles, je goûtais l'atroce plaisir de me créer des catastrophes.

Je m'imaginais donc que ma femme m'attendait quelque part, à Guérande, je crois, et que j'avais pris le chemin de fer pour aller la rejoindre. Comme le train passait sous un tunnel, tout à coup, un effroyable bruit roulait avec un fracas de tonnerre. C'était un double écroulement qui venait de se produire. Notre train n'avait pas reçu une pierre, les wagons restaient intacts ; seulement, aux deux bouts du tunnel, devant et derrière nous, la voûte s'était effondrée, et nous nous trouvions ainsi au centre d'une montagne, murés par des blocs de rocher.

Alors commençait une longue et affreuse agonie. Aucun espoir de secours ; il fallait un mois pour déblayer le tunnel; encore ce travail demandait-il des précautions infinies, des machines puissantes.

Nous étions prisonniers dans une sorte de cave sans issue.

Notre mort à tous n'était plus qu'une question d'heures.

Souvent, je le répète, mon imagination avait travaillé sur cette donnée terrible. Je variais le drame à l'infini. J'avais pour acteurs des hommes, des femmes, des enfants, plus de cent personnes, toute une foule qui me fournissait sans cesse de nouveaux épisodes. Il se trouvait bien quelques provisions dans le train ; mais la nourriture manquait vite, et sans aller jusqu'à se manger entre eux, les misérables affamés se disputaient férocement le dernier morceau de pain. C'était un vieillard qu'on repoussait à coups de poing et qui agonisait ; c'était une mère qui se battait comme une louve, pour défendre les trois ou quatre bouchées réservées à son enfant. Dans mon wagon, deux jeunes mariés râlaient aux bras l'un de l'autre, et ils n'espéraient plus, ils ne bougeaient plus.

D'ailleurs, la voie était libre, les gens descendaient, rôdaient le long du train, comme des bêtes lâchées, en quête d'une proie.

Toutes les classes se mêlaient, un homme très riche, un haut fonctionnaire, disait-on, pleurait au cou d'un ouvrier, en le tutoyant.

Dès les premières heures, les lampes s'étaient épuisées, les feux de la locomotive avaient fini par s'éteindre. Quand on passait d'un wagon à un autre, on tâtait les roues de la main pour ne pas se cogner, et l'on arrivait ainsi à la locomotive, que l'on reconnaissait à sa bielle froide, à ses énormes flancs endormis, force inutile, muette et immobile dans l'ombre.

Rien n'était plus effrayant que ce train, ainsi muré tout entier sous terre, comme enterré vivant, avec ses voyageurs, qui mouraient un à un.

Je me complaisais, je descendais dans l'horreur des moindres détails.

Des hurlements traversaient les ténèbres.

Tout d'un coup, un voisin qu'on ne savait pas là, qu'on ne voyait pas, s'abattait contre votre épaule.

Mais, cette fois, ce dont je souffrais surtout, c'était du froid et du manque d'air. Jamais je n'avais eu si froid; un manteau de neige me tombait sur les épaules, une humidité lourde pleuvait sur mon crâne. Et j'étouffais avec cela, il me semblait que la voûte de rocher croulait sur ma poitrine, que toute la montagne pesait et m'écrasait.

Cependant, un cri de délivrance avait retenti.

Depuis longtemps, nous nous imaginions entendre au loin un bruit sourd, et nous nous bercions de l'espoir qu'on travaillait près de nous. Le salut n'arrivait point de là pourtant. Un de nous venait de découvrir un puits dans le tunnel ; et nous courions tous, nous allions voir ce puits d'air, en haut duquel on apercevait une tache bleue, grande comme un pain à cacheter.

Oh ! quelle joie, cette tache bleue ! C'était le ciel, nous nous grandissions vers elle pour respirer, nous distinguions nettement des points noirs qui s'agitaient, sans doute des ouvriers en train d'établir un treuil, afin d'opérer notre sauvetage.

Une clameur furieuse : “ Sauvés ! sauvés ! ” sortait de toutes les bouches, tandis que des bras tremblants se levaient vers la petite tache d'un bleu pâle.

 

Ce fut la violence de cette clameur qui m'éveilla. Où étais-je ? Encore dans le tunnel sans doute. Je me trouvais couché tout de mon long, et je sentais, à droite et à gauche, de dures parois qui me serraient les flancs.

Je voulus me lever; mais je me cognai violemment le crâne.

Le roc m'enveloppait donc de toutes parts ?

Et la tache bleue avait disparu, le ciel n'était plus là, même lointain.

J'étouffais toujours, je claquais des dents, pris d'un frisson.

Brusquement, je me souvins.

Une horreur souleva mes cheveux, je sentis l'affreuse vérité couler en moi, des pieds à la tête, comme une glace. Étais-je sorti enfin de cette syncope, qui m'avait frappé pendant de longues heures d'une rigidité de cadavre?

Oui, je remuais, je promenais les mains le long des planches du cercueil.

Une dernière épreuve me restait à faire: j'ouvris la bouche, je parlai, appelant Marguerite, instinctivement. Mais j'avais hurlé, et ma voix, dans cette boîte de sapin, avait pris un son rauque si effrayant, que je m'épouvantai moi-même.

Mon Dieu ! c'était donc vrai ? je pouvais marcher, crier que je vivais, et ma voix ne serait pas entendue, et j'étais enfermé, écrasé sous la terre !

Je fis un effort suprême pour me calmer et réfléchir.

N'y avait-il aucun moyen de sortir de là ?

Mon rêve recommençait, je n'avais pas encore le cerveau bien solide, je mêlais l'imagination du puits d'air et de sa tache de ciel, avec la réalité de la fosse où je suffoquais.

Les yeux démesurément ouverts, je regardais les ténèbres.

Peut-être apercevrais-je un trou, une fente, une goutte de lumière !

Mais des étincelles de jour passaient seules dans la nuit, des clartés rouges s'élargissaient et s'évanouissaient. Rien, un gouffre noir, insondable.

Puis, la lucidité me revenait, j'écartais ce cauchemar imbécile.

Il me fallait toute ma tête, si je voulais tenter le salut.

D'abord, le grand danger me parut être dans l'étouffement qui augmentait.

Sans doute,  j'avais pu rester si longtemps privé d'air; grâce à la syncope qui suspendait en moi les fonctions de l'existence ; mais, maintenant que mon cœur battait, que mes poumons soufflaient, j'allais mourir d'asphyxie, si je ne me dégageais au plus tôt.

Je souffrais également du froid, et je craignais de me laisser envahir par cet engourdissement mortel des hommes qui tombent dans la neige, pour ne plus se relever.

Tout en me répétant qu'il me fallait du calme, je sentais des bouffées de folie monter à mon crâne.

Alors, je m'exhortais, essayant de me rappeler ce que je savais sur la façon dont on enterre.

Sans doute, j'étais dans une concession de cinq ans ; cela m'ôtait un espoir car j'avais remarqué autrefois, à Nantes, que les tranchées de la fosse commune laissaient passer dans leur remblaiement continu, les pieds des dernières bières enfouies.

Il m'aurait suffi alors de briser une planche pour m'échapper ; tandis que, si je me trouvais dans un trou comblé entièrement, j'avais sur moi toute une couche épaisse de terre, qui allait être un terrible obstacle.

N'avais-je pas entendu dire qu'à Paris on enterrait à six pieds de profondeur?

Comment percer cette masse énorme ? Si même je parvenais à fendre le couvercle, la terre n'allait-elle pas entrer, glisser comme un sable fin, m'emplir les yeux et la bouche?

Et ce serait encore la mort, une mort abominable, une noyade dans de la boue.

Cependant, je tâtai soigneusement autour de moi. La bière était grande, je remuais les bras avec facilité. Dans le couvercle, je ne sentis aucune fente. À droite et à gauche, les planches étaient mal rabotées, mais résistantes et solides. Je repliai mon bras le long de ma poitrine, pour remonter vers la tête. Là, je découvris, dans la planche du bout, un nœud qui cédait légèrement sous la pression ; je travaillai avec la plus grande peine, je finis par chasser le nœud, et de l'autre côté, en enfonçant le doigt, je reconnus la terre, une terre grasse, argileuse et mouillée.

Mais cela ne m'avançait à rien. Je regrettai même d'avoir ôté ce nœud, comme si la terre avait pu entrer.

Une autre expérience m'occupa un instant : je tapai autour du cercueil, afin de savoir si, par hasard il n'y aurait pas quelque vide, à droite ou à gauche. Partout, le son fut le même. Comme je donnais aussi de légers coups de pied, il me sembla pourtant que le son était plus clair au bout.

Peut-être n'était-ce qu'un effet de la sonorité du bois. Alors, je commençai par des poussées légères, les bras en avant, avec les poings.

Le bois résista.

J'employai ensuite les genoux, m'arc-boutant sur les pieds et sur les reins. Il n'y eut pas un craquement. Je finis par donner toute ma force, je poussai du corps entier, si violemment, que mes os meurtris criaient.

Et ce fut à ce moment que je devins fou.

Jusque-là, j'avais résisté au vertige, aux souffles de rage qui montaient par instants en moi, comme une fumée d'ivresse. Surtout, je réprimais les cris, car je comprenais que, si je criais, j'étais perdu.

Tout d'un coup, je me mis à crier, à hurler. Cela était plus fort que moi, les hurlements sortaient de ma gorge qui se dégonflait. J'appelai au secours d'une voix que je ne me connaissais pas, m'affolant davantage à chaque nouvel appel, criant que je ne voulais pas mourir.

Et j'égratignais le bois avec mes ongles, je me tordais dans les convulsions d'un loup enfermé. Combien de temps dura cette crise ? je l'ignore, mais je sens encore l'implacable dureté du cercueil où je me débattais, j'entends encore la tempête de cris et de sanglots dont j'emplissais ces quatre planches.

Dans une dernière lueur de raison, j'aurais voulu me retenir et je ne pouvais pas.

Un grand accablement suivit.

J'attendais la mort, au milieu d'une somnolence douloureuse.

Ce cercueil était de pierre ; jamais je ne parviendrais à le fendre ; et cette certitude de ma défaite me laissait inerte, sans courage pour tenter un nouvel effort.

Une autre souffrance, la faim, s'était jointe au froid et à l'asphyxie.

Je défaillais.

Bientôt ce supplice lut intolérable.

Avec mon doigt, je tâchai d'attirer des pincées de terre, par le nœud que j'avais enfoncé, et je mangeai cette terre, ce qui redoubla mon tourment.

Je mordais mes bras, n'osant aller jusqu'au sang, tenté par ma chair, suçant ma peau avec l'envie d'y enfoncer les dents.

Ah ! comme je désirais la mort, à cette heure !

Toute ma vie, j'avais tremblé devant le néant ; et je le voulais, je le réclamais, jamais il ne serait assez noir.

Quel enfantillage que de redouter ce sommeil sans rêve, cette éternité de silence et de ténèbres ! La mort n'était bonne que parce qu'elle supprimait l'être d'un coup, pour toujours.

Oh ! dormir comme les pierres, rentrer dans l'argile, n'être plus !

Mes mains tâtonnantes continuaient machinalement à se promener contre le bois. Soudain, je me piquai au pouce gauche, et la légère douleur me tira de mon engourdissement. Qu'était-ce donc ?

Je cherchai de nouveau, je reconnus un clou, un clou que les croque-morts avaient enfoncé de travers, et qui n'avait pas mordu dans le bord du cercueil. Il était très long, très pointu. La tête tenait dans le couvercle, mais je sentis qu'il remuait.

À partir de cet instant, je n'eus plus qu'une idée : avoir ce clou.

Je passai ma main droite sur mon ventre, je commençai à l'ébranler.

Il ne cédait guère, c'était un gros travail.

Je changeais souvent de main, car la main gauche, mal placée, se fatiguait vite.

Tandis que je m'acharnais ainsi, tout un plan s'était développé dans ma tête.

Ce clou devenait le salut.

Il me le fallait quand même. Mais serait-il temps encore ?

La faim me torturait, je dus m'arrêter, en proie à un vertige qui me laissait les mains molles, l'esprit vacillant.

J'avais sucé les gouttes qui coulèrent de la piqûre de mon pouce.

Alors, je me mordis le bras, je bus mon sang, éperonné par la douleur, ranimé par ce vin tiède et âcre qui mouillait ma bouche.

Et je me remis au clou des deux mains, je réussis à l'arracher.

Dès ce moment, je crus au succès.

Mon plan était simple. J'enfonçai la pointe du clou dans le couvercle et je traçai une ligne droite, la plus longue possible, où je promenai le clou, de façon à pratiquer une entaille.

Mes mains se roidissaient, je m'entêtais furieusement.

Quand je pensai avoir assez entamé le bois, j'eus l'idée de me retourner, de me mettre sur le ventre, puis, en me soulevant sur les genoux et sur les coudes, de pousser des reins.

Mais, si le couvercle craqua, il ne se fendit pas encore.

L'entaille n'était pas assez profonde.

Je dus me replacer sur le dos et reprendre la besogne, ce qui me coûta beaucoup de peine.

Enfin, je tentai un nouvel effort, et cette fois le couvercle se brisa, d'un bout à l'autre. Certes, je n'étais pas sauvé, mais l'espérance m'inondait le cœur.

J'avais cessé de pousser, je ne bougeais plus, de peur de déterminer quelque éboulement qui m'aurait enseveli. Mon projet était de me servir du couvercle comme d'un abri, tandis que je tâcherais de pratiquer une sorte de puits dans l'argile.

Malheureusement, ce travail présentait de grandes difficultés: les mottes épaisses qui se détachaient embarrassaient les planches que je ne pouvais manœuvrer ; jamais je n'arriverais au sol, déjà des éboulements partiels me pliaient l'échine et m'enfonçaient la face dans la terre.

La peur me reprenait, lorsqu'en m'allongeant pour trouver un point d'appui, je crus sentir que la planche qui fermait la bière, aux pieds, cédait sous la pression. Je tapai alors vigoureusement du talon, songeant qu'il pouvait y avoir, à cet endroit, une fosse qu'on était en train de creuser. Tout d'un coup, mes pieds enfoncèrent dans le vide.

La prévision était juste : une fosse nouvellement ouverte se trouvait là. Je n'eus qu'une mince cloison de terre à trouer pour rouler dans cette fosse.

Grand Dieu! j'étais sauvé !

 

Un instant, je restai sur le dos, les yeux en l'air au fond du trou. Il faisait nuit. Au ciel, les étoiles luisaient dans un bleuissement de velours. Par moments, un vent qui se levait m'apportait une tiédeur de printemps, une odeur d'arbres.

Grand Dieu! j'étais sauvé, je respirais, j'avais chaud, et je pleurais, et je balbutiais, les mains dévotement tendues vers l'espace.

Oh ! que c'était bon de vivre !

 

 

 

V

 

Ma première pensée fut de me rendre chez le gardien du cimetière, pour qu'il me fît reconduire chez moi.

Mais des idées, vagues encore, m'arrêtèrent.

J'allais effrayer tout le monde.

Pourquoi me presser, lorsque j'étais le maître de la situation ?

Je me tâtai les membres, je n'avais que la légère morsure de mes dents au bras gauche ; et la petite fièvre qui en résultait, m'excitait, me donnait une force inespérée.

Certes, je pourrais marcher sans aide. Alors, je pris mon temps.

Toutes sortes de rêveries confuses me traversaient le cerveau.

J'avais senti près de moi, dans la fosse, les outils des fossoyeurs, et j'éprouvai le besoin de réparer le dégât que je venais de faire, de reboucher le trou, pour qu'on ne pût s'apercevoir de ma résurrection.

À ce moment, je n'avais aucune idée nette; je trouvais seulement inutile de publier l'aventure, éprouvant une honte à vivre, lorsque le monde entier me croyait mort.

En une demi-heure de travail, je parvins à effacer toute trace.

Et je sautai hors de la fosse.

Quelle belle nuit! Un silence profond régnait dans le cimetière. Les arbres noirs faisaient des ombres immobiles, au milieu de la blancheur des tombes.

Comme je cherchais à m'orienter, je remarquai que toute une moitié du ciel flambait d'un reflet d'incendie.

Paris était là. Je me dirigeai de ce côté, filant le long d'une avenue, dans l'obscurité des branches. Mais, au bout de cinquante pas, je dus m'arrêter, essoufflé déjà.

Et je m'assis sur un banc de pierre.

Alors seulement je m'examinai: j'étais complètement habillé, chaussé même, et seul un chapeau me manquait. Combien je remerciai ma chère Marguerite du pieux sentiment qui l'avait fait me vêtir !

Le brusque souvenir de Marguerite me remit debout. Je voulais la voir.

Au bout de l'avenue, une muraille m'arrêta. Je montai sur une tombe, et quand je fus pendu au chaperon, de l'autre côté du mur, je me laissai aller.

La chute fut rude. Puis, je marchai quelques minutes dans une grande rue déserte, qui tournait autour du cimetière.

J'ignorais complètement où j'étais ; mais je me répétais avec l'entêtement de l'idée fixe, que j'allais rentrer dans Paris et que je saurais bien trouver la rue Dauphine.

Des gens passèrent, je ne les questionnai même pas, saisi de méfiance, ne voulant me confier à personne.

Aujourd'hui, j'ai conscience qu'une grosse fièvre me secouait déjà et que ma tête se perdait.

 

Enfin, comme je débouchais sur une grande voie, un éblouissement me prit, et je tombai lourdement sur le trottoir.

Ici, il y a un trou dans ma vie.

Pendant trois semaines, je demeurai sans connaissance.

Quand je m'éveillai enfin, je me trouvais dans une chambre inconnue.

Un homme était là, à me soigner. Il me raconta simplement que, m'ayant ramassé un matin, sur le boulevard Montparnasse, il m'avait gardé chez lui.

C'était un vieux docteur qui n'exerçait plus. Lorsque je le remerciais, il me répondait avec brusquerie que mon cas lui avait paru curieux et qu'il avait voulu l'étudier. D'ailleurs, dans les premiers jours de ma convalescence, il ne me permit de lui adresser aucune question. Plus tard, il ne m'en fit aucune.

Durant huit jours encore, je gardai le lit, la tête faible, ne cherchant pas même à me souvenir, car le souvenir était une fatigue et un chagrin.

Je me sentais plein de pudeur et de crainte.

Lorsque je pourrais sortir, j'irais voir.

Peut-être, dans le délire de la fièvre, avais-je laissé échapper un nom ; mais jamais le médecin ne fit allusion à ce que j'avais pu dire. Sa charité resta discrète.

Cependant, l'été était venu.

Un matin de juin, j'obtins enfin la permission de faire une courte promenade. C'était une matinée superbe, un de ces gais soleils qui donnent une jeunesse aux rues du vieux Paris. J'allais doucement, questionnant les promeneurs à chaque carrefour demandant la rue Dauphine.

J'y arrivai, et j'eus de la peine à reconnaître l'hôtel meublé où nous étions descendus.

Une peur d'enfant m'agitait. Si je me présentais brusquement à Marguerite, je craignais de la tuer.

Le mieux peut-être serait de prévenir d'abord cette vieille femme, Mme Gabin, qui logeait là. Mais il me déplaisait de mettre quelqu'un entre nous. Je ne m'arrêtais à rien. Tout au fond de moi, il y avait comme un grand vide, comme un sacrifice accompli depuis longtemps.

La maison était toute jaune de soleil. Je l'avais reconnue à un restaurant borgne, qui se trouvait au rez-de-chaussée, et d'où l'on nous montait la nourriture.

Je levai les yeux, je regardai la dernière fenêtre du troisième étage, à gauche. Elle était grande ouverte.

Tout à coup, une jeune femme, ébouriffée, la camisole de travers, vint s'accouder ; et, derrière elle, un jeune homme qui la poursuivait, avança la tête et la baisa au cou.

Ce n'était pas Marguerite.

Je n'éprouvai aucune surprise. Il me sembla que j'avais rêvé cela et d'autres choses encore que j'allais apprendre.

Un instant, je demeurai dans la rue, indécis, songeant à monter et à questionner ces amoureux qui riaient toujours, au grand soleil.

Puis, je pris le parti d'entrer dans le petit restaurant, en bas. Je devais être méconnaissable: ma barbe avait poussé pendant ma fièvre cérébrale, mon visage s'était creusé.

Comme je m'asseyais à une table, je vis justement Mme Gabin qui apportait une tasse, pour acheter deux sous de café ; et elle se planta devant le comptoir, elle entama avec la dame de l'établissement les commérages de tous les jours.

Je tendis l'oreille.

- Eh bien ! demandait la dame, cette pauvre petite du troisième a donc fini par se décider ?

- Que voulez-vous ? répondit Mme Gabin, c'était ce qu'elle avait de mieux à faire. M. Simoneau lui témoignait tant d'amitié !... il avait heureusement terminé ses affaires, un gros héritage, et il lui offrait de l'emmener là-bas, dans son pays, vivre chez une tante à lui, qui a besoin d'une personne de confiance.

La dame du comptoir eut un léger rire. J'avais enfoncé ma face dans un journal, très pâle, les mains tremblantes.

- Sans doute, ça finira par un mariage, reprit Mme Gabin. Mais je vous jure sur mon honneur que je n'ai rien vu de louche. La petite pleurait son mari, et le jeune homme se conduisait parfaitement bien... Enfin, ils sont partis hier. Quand elle ne sera plus en deuil, n'est-ce pas ? ils feront ce qu'ils voudront.

À ce moment, la porte qui menait du restaurant dans l'allée s'ouvrit toute grande, et Dédé entra. - Maman, tu ne montes pas ?... J'attends, moi. Viens vite.

- Tout à l'heure, tu m'embêtes ! dit la mère.

L'enfant resta, écoutant les deux femmes, de son air précoce de gamine poussée sur le pavé de Paris.

- Dame ! après tout, expliquait Mme Gabin, le défunt ne valait pas M.Simoneau... Il ne me revenait guère, ce gringalet. Toujours à geindre ! Et pas le sou ! Ah ! non, vrai ! un mari comme ça, c'est désagréable pour une femme qui a du sang... Tandis que M. Simoneau, un homme

riche, fort comme un Turc...

- Oh ! interrompit Dédé, moi, je l'ai vu, un jour qu'il se débarbouillait. Il en a, du poil sur les bras !

- Veux-tu t'en aller ! cria la vieille en la bousculant. Tu fourres toujours ton nez où il ne doit pas être. Puis, pour conclure :

- Tenez! l'autre a bien fait de mourir. C'est une fière chance.

 

Quand je me retrouvai dans la rue, je marchai lentement, les jambes cassées.

Pourtant je ne souffrais pas trop. J'eus même un sourire, en apercevant mon ombre au soleil. En effet, j'étais bien chétif, j'avais eu une singulière idée d'épouser Marguerite. Et je me rappelais ses ennuis à Guérande, ses impatiences, sa vie morne et fatiguée. La chère femme se montrait bonne. Mais je n'avais jamais été son amant, c'était un frère qu'elle venait de pleurer. Pourquoi aurais-je de nouveau dérangé sa vie ! un mort n'est pas jaloux.

Lorsque je levai la tête, je vis que le jardin du Luxembourg était devant moi.

J'y entrai et je m'assis au soleil, rêvant avec une grande douceur.

La pensée de Marguerite m'attendrissait, maintenant. Je me l'imaginais en province, dame dans une petite ville, très heureuse, très aimée, très fêtée ; elle embellissait, elle avait trois garçons et deux filles.

Allons ! j'étais un brave homme, d'être mort, et je ne ferais certainement pas la bêtise cruelle de ressusciter.

Depuis ce temps, j'ai beaucoup voyagé,  j'ai vécu un peu partout.

Je suis un homme médiocre, qui a travaillé et mangé comme tout le monde.

La mort ne m'effraie plus ; mais elle ne semble pas vouloir de moi, à présent que je n'ai aucune raison de vivre, et je crains qu'elle ne m’oublie.

 

 

FIN

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6 juin 2013

Chroniques martiennes, Ray Bradbury. Première partie.

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 Ray Bradbury

Chroniques martiennes

Première partie comprenant :

Janvier 2030, Février 2030, Août 2030-1, Août 2030-2

 

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« Il est bon de renouveler les sources d’émerveillement, dit le philosophe.

Le voyage spatial nous a rendu nos âmes d’enfants. »

 

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JANVIER 2030

L’été de la fusée

 

                    À un moment donné c’était l’hiver en Ohio, avec ses portes fermées, ses fenêtres verrouillées, ses vitres masquées de givre, ses toits frangés de stalactites, les enfants qui skiaient sur les pentes, les ménagères engoncées dans leurs fourrures qui, tels de grands ours noirs, avançaient pesamment dans les rues verglacées. Puis une longue vague de chaleur balaya la petite ville. Un raz de marée d’air brûlant ; comme si on avait laissé ouvert un four de boulanger. La vibration de fournaise passa sur les pavillons, les buissons, les enfants. Les glaçons se détachèrent, se brisèrent, se mirent à fondre. Portes et fenêtres s’ouvrirent à la volée. Les enfants s’extirpèrent de leurs lainages. Les femmes se dépouillèrent de leurs défroques d’ours. La neige se liquéfia, révélant l’ancien vert des pelouses de l’été précédent. L’été de la fusée. On se passa le mot dans les maisons grandes ouvertes. L’été de la fusée. La touffeur de désert modifiait les broderies du givre sur les fenêtres, effaçait l’œuvre d’art. Skis et luges devenaient soudain inutiles. La neige qui tombait du ciel froid sur la ville se transformait en pluie chaude avant de toucher le sol. L’été de la fusée. Les gens se penchaient hors de leurs vérandas ruisselantes pour contempler le ciel rougeoyant. Sur sa rampe de lancement, la fusée crachait des nuages de flammes roses et une chaleur d’étuve. Dressée dans cette froide matinée d’hiver, elle donnait vie à l’été à chaque souffle de ses puissantes tuyères. La fusée commandait au climat, faisant régner un court moment l’été sur le pays.

 

 

 

FÉVRIER 2030

Ylla

 

Ils habitaient une maison toute en colonnes de cristal sur la planète Mars, au bord d’une mer vide, et chaque matin on pouvait voir Mrs. K déguster les fruits d’or qui poussaient sur les murs de cristal, ou nettoyer la maison avec des poignées de poudre magnétique qui, après avoir attiré toute la saleté, s’envolait dans le vent brûlant.

L’après-midi, quand la mer fossile était chaude et inerte, les arbres à vin immobiles dans la cour, la petite ville martienne, là-bas, tel un osselet, refermée sur elle-même, personne ne s’aventurant dehors, on pouvait voir Mr. K dans sa pièce personnelle, en train de lire un livre de métal aux hiéroglyphes en relief qu’il effleurait de la main, comme on joue de la harpe. Et du livre, sous la caresse de ses doigts, s’élevait une voix chantante, une douce voix ancienne qui racontait des histoires du temps où la mer n’était que vapeur rouge sur son rivage et où les ancêtres avaient jeté des nuées d’insectes métalliques et d’araignées électriques dans la bataille. Il y avait vingt ans que Mr. et Mrs. K vivaient au bord de la mer morte, dans la même maison qui avait vu vivre leurs ancêtres depuis dix siècles qu’elle tournait sur elle-même, accompagnant le soleil dans sa course, à la façon d’une fleur.

Mr. et Mrs. K n’étaient pas vieux. Ils avaient la peau cuivrée, les yeux pareils à des pièces d’or, la voix délicatement musicale des vrais Martiens. Jadis, ils aimaient peindre des tableaux au feu chimique, se baigner dans les canaux aux saisons où les arbres à vin les gorgeaient de liqueurs vertes, et bavarder jusqu’à l’aube près des portraits aux phosphorescences bleues dans le conversoir.

Mais ils n’étaient plus heureux.

Ce matin-là, debout entre les colonnes, Mrs. K écoutait les sables du désert se réchauffer, se liquéfier en une cire jaune qui avait l’air de fuir à l’horizon.

Il allait se passer quelque chose.

Elle attendit.

Elle surveillait le ciel bleu de Mars comme si, d’une seconde à l’autre, il pouvait se ramasser sur lui-même, se contracter, pour expulser quelque étincelant miracle sur le sable.

Rien ne se passa.

Fatiguée d’attendre, elle déambula entre les colonnes embuées. Une pluie fine jaillissait du sommet des fûts cannelés, rafraîchissant l’air brûlant, et retombait en douceur sur elle. Les jours de canicule, c’était comme marcher dans un ruisseau. Des filets d’eau fraîche faisaient miroiter les sols. Elle entendait au loin son mari qui jouait imperturbablement de son livre ; ses doigts ne se lassaient jamais des anciens chants. En secret, elle souhaita que revienne un jour où il passerait autant de temps à l’étreindre et à la caresser comme une petite harpe qu’il en consacrait à ses invraisemblables livres.

Mais non. Elle secoua la tête avec, à peine perceptible, un haussement d’épaules indulgent. Ses paupières se refermèrent doucement sur ses yeux dorés. Le mariage transformait les gens en vieillards routiniers avant l’âge.

Elle se laissa aller dans un fauteuil qui accompagna son mouvement pour épouser la forme de son corps. Elle ferma les yeux avec force, en proie à une sourde inquiétude.

Le rêve survint.

Ses doigts bruns frémirent, se soulevèrent, agrippèrent le vide. Un instant plus tard, elle se redressait, désorientée, haletante.

Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à se trouver face à face avec quelqu’un. Elle parut déçue ; l’espace entre les piliers était vide. Son mari s’encadra dans une porte triangulaire. « Tu as appelé ? demanda-t-il avec irritation.

— Non ! clama-t-elle.

— Il me semblait t’avoir entendue crier.

— Ah bon ? J’étais à moitié endormie et j’ai fait un rêve.

— En plein jour ? Ce n’est pas dans tes habitudes. »

Elle restait là, comme si son rêve l’avait frappée en plein visage.

« Étrange, vraiment étrange, murmura-t-elle. Ce rêve.

— Ah oui ? »

Il n’avait manifestement qu’une envie : aller retrouver son livre.

« J’ai rêvé d’un homme.

— Un homme ?

— Grand. Un bon mètre quatre-vingt-cinq.

— Ridicule. Un géant, un géant difforme.

— D’une certaine façon... »

Elle cherchait ses mots.

« ... il avait l’air normal. Malgré sa taille. Et il avait... oh, je sais que tu vas trouver ça idiot... il avait les yeux bleus !

— Les yeux bleus ! Grands dieux ! s’écria Mr. K. Qu’est-ce que tu vas rêver la prochaine fois ? Je suppose qu’il avait des cheveux noirs ?

— Comment tu as deviné ? » Elle était surexcitée.

« J’ai pris la couleur la plus invraisemblable, répliqua-t-il froidement.

— Eh bien, oui, ils étaient noirs ! s’exclama-t-elle. Et il avait la peau très blanche ; pour ça, il sortait vraiment de l’ordinaire ! Il portait un uniforme étrange, il descendait du ciel et me parlait aimablement. » Elle sourit.

« Du ciel. Quelle absurdité !

— Il arrivait dans une chose en métal qui miroitait dans le soleil », se remémora-t-elle. Elle ferma les yeux pour en revoir la forme. « Dans mon rêve il y avait le ciel et quelque chose qui brillait comme une pièce lancée en l’air, et soudain ça grandissait et ça venait se poser doucement sur le sol, un engin argenté tout en longueur, cylindrique, inconnu. Puis une porte s’ouvrait dans le flanc de l’appareil et ce géant en sortait.

— Si tu travaillais un peu plus, tu ne ferais pas de ces rêves idiots.

— C’est loin de m’avoir déplu, répliqua-t-elle en se renversant dans son siège. Je ne me serais jamais cru autant d’imagination. Des cheveux noirs, des yeux bleus et une peau blanche ! Quel homme étrange, et pourtant... fort bien de sa personne.

— C’est prendre tes désirs pour la réalité.

— Tu es méchant. Je ne l’ai pas inventé exprès ; il s’est simplement introduit dans mon esprit pendant que je somnolais. Ça ne ressemblait pas à un rêve. C’était si inattendu, si différent. Il me regardait et me disait : « J’arrive de la troisième planète dans mon vaisseau. Je m’appelle Nathaniel York... »

— Un nom grotesque, impossible, objecta le mari.

— Bien sûr, puisque c’est un rêve, expliqua-t-elle avec douceur. Il disait aussi : « C’est le premier voyage interplanétaire. Nous ne sommes que deux à bord de notre vaisseau, mon ami Bert et moi."

— Encore un nom grotesque. — Et aussi : « Nous venons d’une ville sur la Terre ; c’est le nom de notre planète », poursuivit Mrs. K. C’est ce qu’il a dit. La Terre, c’est le terme qu’il a employé. Et il se servait d’une autre langue. Pourtant je le comprenais. Dans ma tête. De la télépathie, probablement. »

Mr. K tourna les talons. Elle l’arrêta d’un mot. « Yll ? lança-t-elle d’une petite voix. T’es-tu jamais demandé si... eh bien, s’il y avait des êtres vivants sur la troisième planète ?

— Aucune vie n’est possible sur la troisième planète, déclara le mari d’un ton patient. D’après nos hommes de science, l’atmosphère y est beaucoup trop riche en oxygène.

— Mais ne serait-ce pas passionnant si elle était habitée ? Et si ses habitants voyageaient dans l’espace à bord d’une espèce de vaisseau ?

— Allons, Ylla, tu sais à quel point je déteste ces crises de vague à l’âme. Retournons plutôt à nos affaires. »

 

Le jour tirait à sa fin quand elle se mit à chantonner en déambulant au milieu du chuchotis des colonnes dispensatrices de pluie. Toujours la même ritournelle. « C’est quoi, cette chanson ? » finit par lui lancer sèchement son mari en venant s’asseoir à la table-foyer. « Je ne sais pas. » Elle leva les yeux, soudain décontenancée. Porta une main à sa bouche, incapable de croire ce qui lui arrivait. Le soleil se couchait. La maison se repliait sur elle-même, comme une fleur géante, à mesure que la lumière déclinait. Un souffle de vent passa entre les colonnes ; la poche de lave argentée bouillonnait sur la table-foyer. La brise agita les cheveux feuille-morte de Mrs. K, murmurant à ses oreilles. Debout, silencieuse, ses yeux d’or alanguis et embués, elle contemplait les vastes étendues jaunâtres de la mer asséchée, comme en proie à quelque souvenir. « ’’Bois à mes yeux avec les tiens, et je te rendrai la pareille’’, entonna-t-elle à mi-voix, tout doux. ‘‘Ou laisse un baiser dans la coupe, et je me passerai de vin.’’ » À présent elle fredonnait tout en remuant légèrement les mains dans le vent, les yeux fermés. Elle acheva sa chanson.

C’était d’une suprême beauté.

« Je n’ai jamais entendu cette chanson. C’est toi qui l’as composée ? s’enquit Mr. K, l’œil inquisiteur.

— Non. Oui. En fait, je ne sais pas ! »

Elle hésitait, s’affolait. « Je n’en comprends même pas les paroles ; elles sont dans une langue inconnue !

— Quelle langue ? »

Hébétée, elle laissa tomber des morceaux de viande dans la lave en fusion. « Je ne sais pas. » Elle retira la viande un instant plus tard, cuite, et la lui servit sur une assiette. « C’est simplement une bêtise que j’ai inventée, je suppose. Je ne sais pas pourquoi. »

Il ne répondit pas. Il la regardait plonger la viande dans la vasque de feu grésillante. Le soleil avait disparu. Petit à petit, lentement, la nuit envahissait la pièce, noyant les colonnes, les noyant tous deux, comme un vin sombre déversé du plafond. Seule la lueur de la lave argentée éclairait leurs visages.

Elle se remit à fredonner l’étrange chanson.

Aussitôt, il bondit de son siège et, furieux, quitta la pièce.

 

Plus tard, il termina seul son dîner.

Quand il se leva, il s’étira, regarda sa femme et suggéra en bâillant :

« Prenons les oiseaux de feu et allons en ville voir un spectacle.

— Tu ne parles pas sérieusement ! dit-elle. Tu te sens bien ?

— Qu’est-ce que ça a de si extraordinaire ?

— Mais nous ne sommes pas sortis depuis six mois !

— Je crois que c’est une bonne idée.

— Te voilà bien prévenant tout à coup.

— Ne le prends pas comme ça, répondit-il avec humeur. Tu veux y aller ou pas ? »

Elle regarda le désert pâle. Les lunes blanches jumelles se levaient. L’eau fraîche coulait sans bruit entre ses orteils. Elle fut prise d’un embryon de frisson. Son désir le plus cher était de rester tranquillement ici, dans le silence, sans bouger, jusqu’à ce que la chose se produise, cette chose attendue toute la journée, cette chose qu’elle espérait contre toute espérance. Des bribes de chanson lui effleurèrent l’esprit.

« Je...

— Ça te fera du bien, insista-t-il. Allez, viens.

— Je suis fatiguée. Un autre soir.

— Voilà ton écharpe. » Il lui tendit un flacon. « Ça fait des mois que nous n’avons pas bougé. — Sauf toi, deux fois par semaine à Xi. » Elle évitait de le regarder.

« Les affaires.

— Ah bon ? » murmura-t-elle pour elle-même.

Du flacon s’écoula un liquide qui se transforma en une vapeur bleutée avant d’aller se poser, simple frémissement, autour de son cou.

 

Les oiseaux de feu attendaient sur le doux sable frais, rutilants comme un lit de charbons ardents. La nacelle blanche flottait dans le vent nocturne, claquant doucement au bout des mille rubans verts qui la reliaient aux oiseaux. Ylla prit place dans la nacelle et, sur un mot de son mari, les oiseaux s’élancèrent, tout feu tout flamme, vers le ciel sombre. Les rubans se tendirent, la nacelle se cabra. La glissade fit crisser le sable ; les collines bleues se mirent à défiler, laissant en arrière la maison, les piliers arroseurs, les fleurs en cage, les livres chantants, le murmure des ruisseaux sur le sol. Elle ne regardait pas son mari. Elle l’entendait exciter les oiseaux tandis qu’ils prenaient de la hauteur comme une myriade d’étincelles, comme l’explosion rouge et jaune d’un feu d’artifice, entraînant la nacelle à la façon d’un pétale, traversant le vent de leur flamboiement.

Elle ne s’intéressait point à l’échiquier d’ivoire des cités mortes qui glissait en contrebas, ni aux anciens canaux remplis de vide et de rêves. Ils survolaient des fleuves et des lacs asséchés comme une ombre lunaire, comme une torche ardente.

Elle ne regardait que le ciel.

Son mari dit quelque chose.

Elle était perdue dans la contemplation du ciel.

« Tu as entendu ce que j’ai dit ?

— Pardon ? »

Il soupira. « Tu pourrais faire attention.

— Je réfléchissais.

— Je n’ai jamais eu l’impression que tu étais une amoureuse de la nature, mais le ciel a vraiment l’air de t’intéresser ce soir.

— Il est magnifique.

— Je me demandais..., dit le mari lentement. J’ai envie d’appeler Huile ce soir. Histoire de savoir si on ne pourrait pas aller passer quelque temps, oh, une huitaine de jours, pas plus, dans les montagnes Bleues. Ce n’est qu’une idée en l’air...

— Les montagnes Bleues ! »

Une main accrochée au bord de la nacelle, elle se retourna brusquement vers lui.

« Oh, c’est une simple suggestion.

— Quand veux-tu partir ? demanda-t-elle en tremblant.

— Je pensais qu’on pourrait s’en aller demain matin. Tu sais bien, départ de bonne heure et tout ça, dit-il négligemment.

— Mais nous ne partons jamais si tôt dans l’année !

 — Je pensais que pour une fois... » Il sourit. « Ça nous ferait du bien de changer d’air. Un peu de repos et de tranquillité. Tu sais bien. Tu n’as rien d’autre de prévu ? Alors on part, d’accord ? »

Elle prit sa respiration, attendit, puis répliqua : « Non.

— Quoi ? » Son exclamation fit sursauter les oiseaux. La nacelle fit une embardée.

« Non, répéta-t-elle d’une voix ferme. C’est décidé. Je n’ai pas envie de partir. »

Il la regarda. Ils n’échangèrent plus un mot. Elle lui tourna le dos.

Les oiseaux continuaient de voler, myriade de brandons lancés dans le vent. 

 

À l’aube, se faufilant entre les colonnes de cristal, le soleil dissipa le brouillard qui soutenait Ylla dans son sommeil. Toute la nuit, elle était restée en suspens au-dessus du sol, flottant sur le moelleux tapis de brume que diffusaient les murs dès qu’elle s’allongeait pour se reposer. Toute la nuit, elle avait dormi sur cette rivière muette, comme une barque sur un courant silencieux. À présent, la brume s’estompait, baissait de niveau pour la déposer enfin sur la berge de l’éveil. Elle ouvrit les yeux. Debout au-dessus d’elle, son mari l’observait comme s’il était planté là depuis des heures. Sans savoir pourquoi, elle se sentit incapable de le regarder en face. « Tu as encore rêvé, dit-il. Tu as parlé tout haut et ça m’a empêché de dormir. Je crois vraiment que tu devrais voir un docteur.

— Ça ira.

— Tu n’as pas arrêté de bavarder en dormant !

— Vraiment ? »

Elle entreprit de se redresser. Le petit jour était froid dans la pièce. Toujours allongée, Ylla se sentait envahie par une lumière grisâtre.

« À quoi rêvais-tu ? »

Elle dut réfléchir un instant pour s’en souvenir.

« À ce vaisseau. Il descendait encore une fois du ciel, se posait, et l’homme de haute taille en sortait, me parlait, plaisantait avec moi en riant. C’était très agréable. »

Mr. K toucha une colonne. Des jets d’eau chaude jaillirent dans un nuage de vapeur, chassant l’air froid. Le visage de Mr. K demeurait impassible.

« Et alors, reprit sa femme, cet homme qui disait porter ce nom étrange, Nathaniel York, me disait que j’étais belle et... et m’embrassait.

— Ha ! » s’écria le mari en se détournant avec violence, les mâchoires crispées.

« Ce n’est qu’un rêve, dit-elle, amusée.

— Garde tes rêves stupides de bonne femme pour toi !

— Tu te conduis comme un enfant. »

Elle se laissa retomber sur les derniers restes de brume chimique. Un instant plus tard, elle laissa échapper un petit rire.

« Je pensais à d’autres détails de mon rêve, avoua-t-elle.

— Ah oui ? Lesquels ? Lesquels ? s’emporta-t-il.

— Yll, quel sale caractère tu as.

— Dis-moi ! exigea-t-il. Tu n’as pas le droit de me faire des cachotteries ! »

Le teint sombre, les traits tendus, il se dressait au-dessus d’elle.

« Je ne t’ai jamais vu dans cet état, répliqua-t-elle, mi-choquée, mi-égayée. Tout simplement, ce Nathaniel York me disait... eh bien, il me disait qu’il allait m’embarquer dans son vaisseau, dans le ciel avec lui, et m’emmener sur sa planète.

C’est vraiment ridicule.

— On ne peut plus ridicule ! » Il hurlait presque.

« Tu aurais dû t’entendre lui faire fête, lui parler, chanter avec lui... Grands dieux, toute la nuit. Tu aurais dû t’entendre !

— Yll !

— Quand est-ce qu’il atterrit ? Quand est-ce qu’il arrive avec son maudit vaisseau ?

— Parle moins fort, Yll.

— Je parlerai comme j’en ai envie ! »

Il se pencha sur elle avec raideur. « Et dans ce rêve... » Il lui saisit le poignet. « ... le vaisseau ne se posait-il pas à Verte Vallée ? Hein ? Réponds-moi !

— Ma foi, oui...

— Et il s’y posait cet après-midi, n’est-ce pas ? poursuivit-il.

— Oui, oui, je crois, oui, mais seulement en rêve !

— Bon. » Il rejeta brusquement sa main. « Tu fais bien de ne pas mentir. J’ai entendu tout ce que tu as dit dans ton sommeil. Tu as parlé de la vallée et de l’heure. » Le souffle court, il marchait entre les piliers comme un homme aveuglé par un éclair. Lentement, il reprit haleine. Elle le regardait comme s’il était devenu fou. Enfin, elle se leva et s’approcha de lui.

« Yll, murmura-t-elle.

— Ça va.

— Tu es malade.

— Non. » Il s’imposa un sourire las. « Puéril, c’est tout. Pardonne-moi, ma chérie. » Il lui donna une tape maladroite. « Trop de travail ces temps-ci. Excuse-moi. Je crois que je vais aller m’allonger un peu...

— Tu étais si énervé...

— Ça va maintenant. Ça va très bien. » Il souffla. « Oublions cet incident. Tiens, j’en ai entendu une bien bonne sur Uel hier, je voulais te raconter ça. Si tu préparais le petit déjeuner ? Je te dirai ce qu’il en est. Et ne parlons plus de tout ça.

— Ce n’était qu’un rêve.

— Bien sûr. » Il lui déposa un baiser machinal sur la joue. « Un simple rêve. »

 

À midi le soleil était haut et brûlant et les collines vibraient dans la lumière.

« Tu ne vas pas en ville ? demanda Ylla.

— En ville ? » Il souleva légèrement les sourcils.

« C’est le jour où tu as l’habitude d’y aller. » Elle régla une cage à fleurs sur son piédestal. Les fleurs frémirent, ouvrant avidement leurs bouches jaunes. Il referma son livre.

« Non. Il fait trop chaud, et il est tard.

— Ah bon. »

Une fois qu’elle se fut acquittée de sa tâche, elle se dirigea vers la porte.

« Alors à bientôt.

— Un instant ! Où vas-tu ? »

Elle avait déjà franchi le seuil.

« Chez Pao. Elle m’a invitée ! 

— Aujourd’hui ?

— Il y a longtemps que je ne l’ai pas vue. C’est à deux pas.

— À Verte Vallée, n’est-ce pas ?

— Oui, juste un petit tour, je pensais que... »

Elle pressa le pas. « Désolé, vraiment désolé, dit-il en courant pour la rattraper, l’air fort contrarié par son étourderie. J’avais complètement oublié. J’ai invité le docteur Nlle cet après-midi.

— Le docteur Nlle ! »

Elle revint lentement sur ses pas. Il la prit par le coude et, d’une main ferme, la ramena à l’intérieur.

« Oui.

— Mais Pao...

— Pao peut attendre, Ylla. Nous devons recevoir Nlle. — Juste quelques minutes...

— Non, Ylla.

— Non ? » Il secoua la tête. « Non. Et puis c’est une sacrée trotte jusque chez Pao. Il faut traverser tout Verte Vallée, franchir le grand canal et en suivre le cours, non ? Sans parler de la chaleur qui t’attend et du fait que le docteur Nlle serait ravi de te voir. Alors ? »

Elle ne répondit pas. Elle n’avait qu’une envie : se sauver en courant et crier. Mais elle se contenta de s’asseoir dans son fauteuil et de se tourner lentement les doigts en fixant sur eux un regard vide, prise au piège.

« Ylla ? murmura-t-il. Tu vas rester ici, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-elle au bout d’un long moment. Je vais rester.

— Tout l’après-midi ?

— Tout l’après-midi », confirma-t-elle d’une voix atone.

Tard dans la journée le docteur Nlle ne s’était pas encore présenté. Le mari d’Ylla n’en paraissait pas particulièrement surpris. Quand il commença à se faire très tard, il marmonna quelque chose, se dirigea vers un placard et en retira une arme inquiétante, un long tube jaunâtre se terminant par un soufflet et une détente. Il se retourna, son visage recouvert d’un masque d’argent martelé, inexpressif, le masque qu’il portait toujours quand il désirait cacher ses sentiments, le masque qui épousait si délicatement ses joues maigres, son menton et son front. Le masque jetait des éclairs tandis qu’il examinait l’arme redoutable que tenaient ses mains. Celle-ci émettait un bourdonnement continu, un bourdonnement d’insecte. On pouvait en faire jaillir des hordes d’abeilles dorées dans un hurlement strident. D’affreuses abeilles dorées qui piquaient, empoisonnaient et retombaient sans vie, comme des graines sur le sable.

« Où vas-tu ? demanda-t-elle.

— Hein ? » Il écoutait le soufflet, le bourdonnement maléfique. « Si le docteur Nlle est en retard, je ne vais pas m’embêter à l’attendre. Je sors chasser un peu. Je ne serai pas long. Je compte sur toi pour rester ici, d’accord ? » Le masque d’argent étincelait.

« Entendu.

— Et dis au docteur Nlle que je reviens. Que je suis simplement allé faire un tour à la chasse. » La porte triangulaire se referma. Les pas d’Yll décrurent le long de la colline. Elle le regarda s’éloigner dans le soleil jusqu’à ce qu’il ait disparu. Puis elle reprit ses occupations avec les poussières magnétiques et les fruits frais à cueillir aux murs de cristal. Elle travaillait avec énergie et promptitude, mais elle était parfois en proie à une sorte d’engourdissement et se surprenait à chanter cette chanson étrange, obsédante, et à contempler le ciel par-delà les colonnes de cristal.

Elle retenait son souffle et, rigoureusement immobile, attendait.

Ça se rapprochait.

Ça pouvait se produire d’un instant à l’autre. Comme lorsqu’on entendait un orage arriver. Il y avait le silence de l’attente, puis l’infime alourdissement de l’atmosphère tandis que la perturbation balayait le pays de ses sautes d’humeur, ses ombres et ses nuées. Le changement exerçait sa pression sur les oreilles et l’on était suspendu dans l’attente de l’orage imminent. On commençait à trembler. Le ciel se plombait, se colorait ; les nuages s’amoncelaient ; les montagnes viraient au gris fer. Les fleurs encagées exhalaient de légers soupirs avant-coureurs. On sentait frémir ses cheveux. Quelque part dans la maison, l’horloge vocale chantait : « C’est l’heure, c’est l’heure, c’est l’heure... » tout en douceur, simple tapotement d’eau sur du velours. Et puis l’orage. L’illumination électrique, les trombes d’eau sombre et de nuit retentissante s’abattaient, tels les barreaux d’une éternelle prison.

Il en allait ainsi à présent. Un orage se préparait, même si le ciel était clair. On attendait des éclairs, même en l’absence de tout nuage.

Ylla se déplaçait à travers la maison estivale privée de souffle. La foudre allait frapper d’un instant à l’autre ; il y aurait un coup de tonnerre, une boule de fumée, un silence, des pas dans l’allée, un petit heurt à la porte, et elle se précipitant pour ouvrir...

Pauvre folle ! se moqua-t-elle. Pourquoi te laisser aller à de telles extravagances dans ta petite tête désœuvrée ?

Et c’est alors que la chose arriva.

Une chaleur d’incendie se propagea dans l’atmosphère. Un bruit de tornade. Un reflet métallique traversa le ciel.

Ylla poussa un cri.

Elle courut entre les colonnes, ouvrit une porte en grand, se campa face aux collines. Mais il n’y avait plus rien.

Prête à dévaler la pente, elle se ravisa. Elle était censée rester ici, n’aller nulle part. Le docteur venait leur rendre visite et son mari serait furieux si elle se sauvait.

Elle attendit sur le seuil, haletante, une main tendue.

Elle scruta l’horizon en direction de Verte Vallée, mais ne vit rien.

Sotte que tu es. Elle rentra. Toi et ton imagination, pensa-telle. Ce n’était qu’un oiseau, une feuille, le vent, ou un poisson dans le canal. Assieds-toi.

Détends-toi.

Elle s’assit.

Une détonation retentit.

Très nette, sèche, le bruit de l’affreuse arme aux insectes.

Tout son corps sursauta au même moment. Il venait de loin. Un coup. Le vrombissement des abeilles si promptes à la détente. Un coup. Puis un second, précis et froid, tout là-bas.

Son corps tressaillit de nouveau et, sans savoir pourquoi, elle se dressa et se mit à hurler, hurler, sans autre envie que de continuer à hurler.

Elle s’élança à travers la maison et, une fois de plus, ouvrit la porte en grand.

Les échos s’éteignaient peu à peu.

Se turent.

Elle attendit dans la cour, blême, durant cinq minutes.

Puis, à pas lents, la tête basse, elle erra de pièce en pièce, effleurant les objets du bout des doigts, les lèvres tremblantes, pour s’asseoir finalement dans la solitude de la chambre aux vins gagnée par la pénombre, toujours dans l’expectative. Elle se mit à essuyer un verre d’ambre du bout de son écharpe.

Dans le lointain, crissant sur le fin gravier, un bruit de pas.

Elle se releva et s’immobilisa au centre de la pièce silencieuse. Le verre tomba de ses doigts, se brisa en mille morceaux.

Les pas hésitèrent devant la porte d’entrée.

Fallait-il parler ? Fallait-il crier : « Entrez, oh, entrez » ?

Elle avança sur quelques mètres.

Les pas gravirent la montée. Une main fit tourner le loquet.

Les yeux fixés sur la porte, elle sourit.

La porte s’ouvrit. Elle cessa de sourire.

C’était son mari. Son masque d’argent luisait sans éclat.

Il entra et adressa un bref regard à sa femme. Puis, d’un coup sec, il ouvrit le soufflet de son arme, en fit tomber deux abeilles mortes, les entendit heurter le sol, les écrasa sous son pied et rangea le fusil vide dans un coin tandis qu’Ylla, courbée en deux, s’efforçait sans le moindre succès de ramasser les morceaux du verre brisé.

« Qu’est-ce que tu faisais ? demanda-t-elle.

— Rien », dit-il, le dos tourné. Il ôta son masque.

« Mais le fusil... Je t’ai entendu tirer. Deux fois.

— Je chassais, voilà tout. Ça fait du bien de temps en temps. Le docteur Nlle est arrivé ?

 — Non.

— Une seconde. » Il claqua des doigts d’un air chagrin.

« Tiens, ça me revient. C’est demain après-midi qu’il devait venir nous voir. Je suis vraiment trop bête. »

Ils se mirent à table. Elle regardait sa nourriture sans bouger les mains.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il sans lever les yeux de la lave bouillonnante où il plongeait sa viande.

— Je ne sais pas. Je n’ai pas faim.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je ne sais pas. C’est comme ça. »

Le vent se levait dans le ciel ; le soleil se couchait. La pièce, toute petite, semblait froide tout à coup.

« J’essayais de me souvenir, dit-elle dans le silence ambiant, face à la froide raideur de son mari aux yeux d’or.

— Te souvenir de quoi ? » Il buvait son vin à petites gorgées.

« De cette chanson. Cette si belle chanson. » Elle ferma les yeux et fredonna, mais ce n’était pas ça. « Je l’ai oubliée. Et va savoir pourquoi, je ne veux pas l’oublier.

C’est quelque chose dont je voudrais toujours me souvenir. »

Elle bougea les mains comme si le rythme pouvait l’aider à tout retrouver. Puis elle se laissa aller contre son dossier.

« Je n’arrive pas à me rappeler. » Et elle se mit à pleurer.

« Pourquoi pleures-tu ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je suis triste sans savoir pourquoi, je pleure sans savoir pourquoi, mais je pleure. »

Elle se tenait la tête à deux mains ; ses épaules ne cessaient de s’agiter.

« Ça ira mieux demain », dit-il.

Elle ne leva pas les yeux vers lui ; son regard n’était fixé que sur le désert vide et les étoiles qui commençaient à scintiller dans le ciel noir, tandis que de très loin lui parvenaient un bruit de vent qui se levait et le froid clapotis de l’eau le long des canaux. « Oui, dit-elle. Ça ira mieux demain. »

 

 

 

AOÛT 2030 - 1

La nuit d’été

 

              Dans les galeries de pierre, les gens formaient des groupes et des grappes qui se glissaient dans les ombres au milieu des collines bleues. Une douce clarté tombait des étoiles et des deux lunes luminescentes de Mars. Au-delà de l’amphithéâtre, dans de lointaines ténèbres, se nichaient de petites agglomérations et des villas ; des eaux argentées s’étalaient en nappes immobiles et les canaux scintillaient d’un horizon à l’autre. C’était un soir d’été dans toute la paix et la clémence de la planète Mars. Sur les canaux de vin vert se croisaient des bateaux aussi délicats que des fleurs de bronze. Au sein des longues demeures qui s’incurvaient interminablement, pareilles à des serpents au repos, à travers les collines, les amants paressaient en échangeant des chuchotis dans la fraîcheur nocturne des lits. Quelques enfants couraient encore dans les ruelles à la lueur des torches, brandissant des araignées d’or qui projetaient des entrelacs de fils. Ça et là se préparait un souper tardif sur des tables où de la lave portée au blanc argent bouillonnait en sifflant. Dans les amphithéâtres d’une centaine de villes situées sur la face nocturne de Mars, les Martiens à la peau brune et aux yeux pareils à des pièces d’or étaient calmement conviés à fixer leur attention sur des estrades où des musiciens faisaient flotter une musique sereine, tel un parfum de fleur, dans l’air paisible. Sur une estrade une femme chantait. Un frémissement parcourut l’assistance. Elle s’arrêta de chanter, porta une main à sa gorge, fit un signe de tête aux musiciens et ils reprirent le morceau.

Et les musiciens de jouer et elle de chanter, et cette fois l’assistance soupira et se pencha en avant, quelques hommes se dressèrent sous le coup de la surprise, et un souffle glacé traversa l’amphithéâtre. Car c’était une chanson étrange et effrayante que chantait cette femme. Elle tenta d’empêcher les mots de franchir ses lèvres, mais ils étaient là :

 

La beauté marche avec elle, comme la nuit

Des deux qui sont voués au règne des étoiles ;

Et le plus beau du noir et de tout ce qui luit

Dans sa personne entière et ses yeux se dévoile...

 

La chanteuse se fit un bâillon de ses mains, interdite.

« Qu’est-ce que c’est que ces paroles ? demandaient les musiciens.

— Qu’est-ce que c’est que cette chanson ?

— Qu’est-ce que c’est que cette langue ? »

Et quand ils se remirent à souffler dans leurs trompes dorées, l’étrange musique s’éleva pour planer au-dessus des spectateurs qui maintenant quittaient leurs sièges en parlant à voix haute. « Qu’est-ce qui te prend ? se demandaient mutuellement les musiciens.

— Quel air tu jouais ?

— Et toi, qu’est-ce que tu joues ? »

La femme fondit en larmes et quitta la scène en courant. Le public déserta l’amphithéâtre.

Et partout, dans toutes les villes de Mars, jetant le trouble, le même phénomène s’était produit. Une froidure de neige s’était emparée de l’atmosphère. Dans les ruelles enténébrées, sous les torches, les enfants chantaient :

 

Et quand elle arriva,

Il n’y avait plus rien,

Et son chien fit tintin !

 

« Hé, les enfants ! criaient des voix. C’était quoi cette chanson ? Où l’avez-vous apprise ?

— Elle nous est venue comme ça, d’un coup. C’est des mots qu’on ne comprend pas. »

Les portes claquaient. Les rues se vidaient. Au-dessus des collines bleues une étoile verte se leva. Sur toute la face nocturne de Mars les amants se réveillaient pour écouter leurs bien-aimées fredonner dans l’obscurité.

« Quel est donc cet air ? »

Et dans un millier de villas, au milieu de la nuit, des femmes se réveillaient en hurlant. Il fallait les calmer tandis que leur visage ruisselait de larmes.

« Là, là. Dors. Qu’est-ce qui ne va pas ? Un rêve ?

— Quelque chose d’affreux va arriver demain matin.

— Il ne peut rien arriver, tout va bien. » Sanglot hystérique.

« Ça se rapproche, ça se rapproche de plus en plus !

— Il ne peut rien nous arriver. Quelle idée ! Allons, dors. Dors. »

Tout était calme dans les petites heures du matin martien, aussi calme que les fraîches ténèbres d’un puits. Les étoiles brillaient dans les eaux des canaux ; les enfants étaient pelotonnés dans leur chambre et le bruit de leur respiration, les poings refermés sur leurs araignées d’or ; les amants étaient enlacés, les lunes couchées, les torches froides, les amphithéâtres de pierre déserts.

Le silence ne fut rompu qu’à l’approche de l’aube par un veilleur de nuit qui, au loin, dans les sombres profondeurs d’une rue solitaire, fredonnait en marchant une étrange chanson...

 

 

 

AOÛT 2030 - 2

Les hommes de la Terre

 

La personne qui frappait à la porte faisait preuve d’une belle insistance.

Mrs. Ttt ouvrit à la volée.

« Oui ?

— Vous parlez notre langue ? » L’homme qui se tenait sur le seuil n’en revenait pas.

« Je parle ce que je parle.

— Impeccablement, je dois dire ! » Il portait un uniforme. Trois hommes l’accompagnaient, ne tenant pas en place, tout sourires, très sales.

« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda impérativement Mrs. Ttt.

— Vous êtes une Martienne ! » L’homme souriait.

« Le mot ne vous est certainement pas familier. C’est une expression terrienne. »

Il désigna ses compagnons de la tête. « Nous sommes originaires de la Terre. Je suis le capitaine Williams. Nous venons de nous poser sur Mars, et nous voici, la Deuxième Expédition. Il y a eu une Première Expédition, mais nous ne savons pas ce qui lui est arrivé. Enfin, bref, nous voilà. Et vous êtes la première Martienne que nous rencontrons !

— Martienne ? » Elle haussa les sourcils.

« Je veux dire par là que vous vivez sur la quatrième planète à partir du soleil. Exact ?

— Élémentaire, dit-elle d’un ton sec en les toisant.

— Et nous (il appuya sa main rose et grassouillette contre sa poitrine), nous sommes de la Terre. D’accord, les gars ?

— D’accord, chef ! firent-ils en chœur.

— Vous êtes ici sur Tyrr, si vous tenez à savoir le vrai nom de cette planète.

— Tyrr, Tyrr. » Le capitaine faillit s’étrangler de rire. « Quel nom charmant ! Mais dites-moi, ma bonne dame, comment se fait-il que vous parliez si parfaitement notre langue ?

— Je ne parle pas, je pense. Télépathie ! Bonjour ! »

Et elle claqua la porte. Un instant après, l’impossible personnage frappait de nouveau. Elle rouvrit la porte en coup de vent. « Quoi encore ? » s’enquit-elle. L’homme était toujours là, s’efforçant de sourire, l’air désorienté. Il tendit les mains.

« Je ne crois pas que vous compreniez...

— Quoi ? » lança-t-elle sèchement.

L’homme la regarda bouche bée. «Nous venons de la Terre !

— Je n’ai pas le temps. J’ai beaucoup de cuisine à faire aujourd’hui, sans parler du ménage, de la couture et de tout le reste. Il est évident que c’est Mr. Ttt que vous désirez voir ; il est en haut, dans son bureau.

— Oui, fit l’homme de la Terre, interdit, l’œil clignotant. C’est ça, introduisez-nous auprès de Mr. Ttt.

— Il est occupé. »

Elle leur reclaqua la porte au nez. Cette fois-ci, on cogna sans le moindre ménagement.

« Dites donc ! » cria l’homme quand la porte se rouvrit. Et il se jeta à l’intérieur, comme pour prendre la femme par surprise.

« En voilà une façon de traiter les visiteurs !

— Sur mon sol propre ! hurla-t-elle. De la boue ! Sortez d’ici ! Si vous voulez entrer chez moi, nettoyez d’abord vos bottes. »

L’homme regarda ses bottes boueuses, en proie au plus complet désarroi. « Le moment est mal choisi pour de telles vétilles. Je pense que nous devrions plutôt fêter l’événement. »

Il la regarda un long moment, comme si cela pouvait l’aider à comprendre.

« Si vous avez fait tomber mes petits pains cristallisés dans le four, s’exclama-t-elle, je vous flanque des coups de bâton ! »

Elle alla jeter un coup d’œil dans un petit four brûlant, puis revint, le visage rouge et moite. Ses yeux étaient d’un jaune éclatant, sa peau d’un brun doux, et elle avait la minceur et la vivacité d’un insecte. Quant à sa voix, elle était métallique et coupante.

« Attendez ici. Je vais voir si Mr. Ttt peut vous recevoir un moment. C’est à quel sujet, déjà ? »

L’homme lâcha un affreux juron, comme si elle lui avait assené un coup de marteau sur les doigts.

« Dites-lui que nous venons de la Terre et que ça n’a encore jamais été fait !

— Qu’est-ce qui n’a pas encore été fait ? » Elle leva sa main brune. « Peu importe. Je reviens tout de suite. »

Le bruit léger de ses pas s’éloigna dans la maison en pierre.

Dehors, l’immense ciel bleu de Mars était chaud et immobile comme les profondeurs d’une mer tiède. Le désert martien cuisait au soleil, pareil à une marmite de glaise préhistorique. Des ondes de chaleur s’élevaient en miroitant. Une petite fusée reposait au sommet d’une colline voisine. De larges empreintes de pas descendaient de la fusée vers la porte de la maison. On entendit des voix se quereller à l’étage. Dans l’entrée, les hommes se regardèrent, changeant de jambe d’appui, se tripotant les doigts, cramponnant leur ceinturon.

Une voix d’homme tempêta en haut. La voix de la femme répliqua.

Au bout d’un quart d’heure, ne sachant que faire, les Terriens se mirent à aller et venir sur le seuil de la cuisine. « On s’en grille une ? » demanda l’un des hommes. Quelqu’un sortit un paquet de cigarettes. Chacun alluma la sienne et souffla de longs filets de fumée blanchâtres. Ils rajustèrent leur uniforme, rectifièrent leur col.

En haut, les vociférations continuaient leur sérénade.

Le chef de la troupe regarda sa montre. « Vingt-cinq minutes, dit-il. Je me demande ce qu’ils peuvent bien trafiquer, là-haut. » Il s’approcha d’une fenêtre et regarda dehors.

« Ça tape, dit l’un des hommes.

— Ouais », fit un autre dans la chaude torpeur de ce début d’après-midi.

Les voix s’étaient réduites à un murmure et cédaient maintenant place au silence. Plus un bruit dans la maison. Les hommes n’entendaient que leur propre respiration.

Une heure s’écoula dans le silence.

« J’espère que nous n’avons pas créé d’incident », dit le capitaine.

Il alla jeter un coup d’œil dans le salon. Mrs. Ttt était là, arrosant des fleurs qui poussaient au centre de la pièce.

« Je savais bien que j’avais oublié quelque chose », dit-elle en voyant le capitaine.

Elle se dirigea vers la cuisine.

« Désolée. » Elle lui tendit un bout de papier. « Mr. Ttt est beaucoup trop occupé. »

Elle retourna à ses fourneaux.

« De toute façon, ce n’est pas Mr. Ttt que vous voulez voir ; c’est Mr. Aaa. Allez avec ce mot à la ferme voisine, près du canal bleu, et Mr. Aaa vous renseignera sur tout ce que vous voulez savoir.

— Nous ne voulons rien savoir, objecta le capitaine avec une moue de ses lèvres épaisses. Nous savons déjà.

— Vous avez ce mot, qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? » lança-t-elle d’un ton indiquant que, pour elle, la conversation était terminée.

« Bon », fit le capitaine, sans se décider à partir. Il restait planté là comme s’il attendait quelque chose. On aurait dit un enfant en contemplation devant un arbre de Noël vide.

« Bon, reprit-il. Venez, les gars. » Les quatre hommes replongèrent dans la touffeur somnolente du jour.

 

Une demi-heure plus tard, Mr. Aaa, installé dans sa bibliothèque, sirotait un peu de feu électrique dans une coupe en cristal lorsqu’il entendit les voix dans l’allée en pierre. Il se pencha à la fenêtre et regarda les quatre hommes en uniforme qui le lorgnaient.

« Vous êtes Mr. Aaa ? lancèrent-ils.

— Lui-même.

— Mr. Ttt nous a recommandé de nous adresser à vous ! cria le capitaine.

— En quel honneur ?

— Il était occupé !

— C’est bien dommage, fit Mr. Aaa, sarcastique. Croit-il que je n’ai rien d’autre à faire que recevoir les gens dont il n’a pas le temps de s’occuper ?

— Là n’est pas la question, monsieur, cria le capitaine.

— Pour moi, si. J’ai des tas de choses à lire. Mr. Ttt manque de considération. Ce n’est pas la première fois qu’il me traite à la légère. Cessez d’agiter vos mains, monsieur, je n’ai pas fini. Et accordez-moi votre attention.

En général, on m’écoute quand je parle. Et vous allez m’écouter poliment ou je ne dirai plus rien. »

Dans la cour, les quatre hommes se dandinaient, la bouche entrouverte, mal à l’aise, et le capitaine, les veines du visage saillantes, eut un instant les larmes aux yeux.

« Enfin, les sermonna Mr. Aaa, trouvez-vous correct de la part de Mr. Ttt de manquer à ce point d’éducation ? »

Les quatre hommes le regardaient fixement sous la canicule.

« Nous venons de la Terre ! dit le capitaine.

— Je trouve cela extrêmement discourtois de sa part, rumina Mr. Aaa.

— Une fusée. Nous sommes venus dedans. Là-bas !

— Ce n’est pas la première fois que Mr. Ttt dépasse les bornes, voyez-vous.

— De la Terre. D’une seule traite.

— Vraiment, pour un peu, je l’appellerais pour lui dire deux mots.

— Rien que nous quatre ; moi et ces trois hommes, mon équipage.

— Je vais l’appeler, oui, c’est décidé !

— Terre. Fusée. Hommes. Voyage. Espace.

— L’appeler et le remettre à sa place ! » s’écria Mr. Aaa.

Il s’éclipsa comme une marionnette de guignol.

Pendant une minute, un échange de voix furieuses se fît entendre par le truchement de quelque étrange appareil. En bas, le capitaine et son équipage contemplaient avec regret leur joli vaisseau posé sur la colline, si docile, si agréable, si élégant.

Mr. Aaa réapparut brusquement à la fenêtre, tout triomphant.

« Je l’ai provoqué en duel, grands dieux ! En duel !

— Mr. Aaa..., reprenait posément le capitaine.

— Je l’étendrai raide, vous entendez !

— Mr. Aaa, j’aimerais vous expliquer. Nous avons fait près de cent millions de kilomètres. »

 

Pour la première fois, Mr. Aaa accorda quelque intérêt au capitaine.

« D’où avez-vous dit que vous veniez ? »

Le visage du capitaine s’illumina. En aparté, il glissa à ses hommes : « Enfin, on y arrive ! » Puis, s’adressant à Mr. Aaa :

« Nous avons fait un voyage de cent millions de kilomètres. Depuis la Terre ! »

Mr. Aaa se mit à bâiller.

« À cette époque de l’année, ça ne fait que quatre-vingts millions de kilomètres. »

Il se saisit d’une arme d’aspect terrifiant.

« Bon, à présent il faut que j’y aille. Reprenez ce billet stupide, bien que je ne voie pas de quelle utilité il peut vous être, et allez de l’autre côté de cette colline, jusqu’à une petite ville du nom de Iopr. Vous raconterez tout ça à Mr. III. C’est l’homme qu’il vous faut. Pas Mr. Ttt, c’est un imbécile et je vais le tuer. Ni moi, vous ne relevez pas de mes compétences.

— Compétences, compétences ! bêla le capitaine. Faut-il avoir des compétences particulières pour accueillir des Terriens ?

— Ne soyez pas stupides, chacun sait cela. »

Mr. Aaa dévala les escaliers. « Au revoir ! »

Et il fonça dans l’allée comme un compas pris de folie.

Les quatre voyageurs restaient cloués par la stupeur. Finalement le capitaine déclara :

« On va bien trouver quelqu’un pour nous écouter.

— On pourrait peut-être s’en aller et revenir plus tard, proposa un des hommes d’une voix morne. On devrait peut-être décoller et réatterrir. Leur donner le temps d’organiser une réception.

— C’est peut-être une bonne idée », murmura le capitaine au comble de l’accablement.

La petite ville était pleine de gens qui allaient et venaient, entraient et sortaient, échangeaient des saluts. Ils portaient des masques dorés, des masques bleus ou pourpres pour le plaisir de la variété, des masques aux lèvres d’argent et aux sourcils de bronze, des masques rieurs ou renfrognés, selon l’humeur de leur propriétaire.

 

Les quatre hommes, ruisselants de sueur après leur longue marche, s’arrêtèrent pour demander à une petite fille où habitait Mr. III.

« Là-bas », indiqua l’enfant du menton.

Plein d’espoir, le capitaine mit posément un genou à terre et contempla le doux visage enfantin. « Petite fille, je veux te dire quelque chose. »

Il l’assit sur son genou et enserra délicatement ses menottes dans ses grosses mains, comme s’il s’apprêtait à lui conter une histoire destinée à l’endormir qu’il aurait lentement élaborée, avec force détails mûrement choisis.

« Eh bien, voilà, petite fille. Il y a six mois, une autre fusée s’est posée sur Mars. Dedans se trouvaient un homme du nom de York et son équipier. Qu’est-ce qu’il leur est arrivé ? Nous n’en savons rien. Peut-être se sont-ils écrasés. Ils sont venus dans une fusée. Nous aussi. Tu devrais voir ça ! Une fusée énorme. Nous sommes donc la Deuxième Expédition, envoyée après la Première. Et nous sommes venus d’une traite de la Terre... »

La petite fille dégagea machinalement une de ses mains et appliqua sur son visage un masque d’or dépourvu d’expression. Puis elle exhiba une araignée d’or et la laissa tomber sur le sol tandis que le capitaine continuait de parler. L’araignée-jouet grimpa docilement jusqu’au genou de l’enfant tandis qu’elle l’observait d’un œil tranquille par les fentes de son masque impassible. Le capitaine la secoua doucement pour l’obliger à écouter son histoire.

« Nous sommes des Terriens, dit-il. Tu me crois ?

— Oui. »

Le regard de la petite se concentra sur ses orteils, qu’elle tortillait dans la poussière.

« Très bien. »

Le capitaine lui pinça le bras, mi-enjoué, mi-agacé, pour l’obliger à le regarder.

« Nous avons construit notre fusée nous-mêmes. Ça aussi, tu le crois ? »

La fillette se fourra un doigt dans le nez.

« Oui.

— Et – sors ton doigt de ton nez, petite – je suis le capitaine, et...

— Jamais personne n’avait traversé l’espace dans une grande fusée, récita la jeune créature, les yeux fermés.

— Magnifique ! Comment sais-tu ça ?

— Oh, la télépathie. »

Elle s’essuya négligemment un doigt sur le genou.

« Eh bien, ça ne te transporte pas ? s’écria le capitaine. Tu n’es pas contente ?

— Vous feriez bien d’aller voir Mr. III tout de suite. »

Elle lâcha son jouet.

« Mr. III sera ravi de vous parler. »

Elle s’enfuit en courant, son araignée galopant docilement derrière elle. Le capitaine, toujours accroupi, la main tendue, la regarda partir. Les yeux noyés, bouche bée, il contempla ses paumes vides. Les trois autres surplombaient leur ombre, immobiles. Ils crachèrent sur les pavés...

Mr. III vint leur ouvrir. Il était sur le point de partir pour une conférence, mais il avait une minute à leur accorder s’ils voulaient bien se dépêcher d’entrer pour lui expliquer ce qu’ils désiraient...

« Un peu d’attention, répondit le capitaine, les yeux rouges, épuisé. Nous sommes originaires de la Terre, nous avons une fusée, nous sommes quatre, équipage et capitaine, nous sommes exténués, nous avons faim, nous voudrions un endroit pour dormir. Nous aimerions que quelqu’un nous remette les clés de la cité ou quelque chose d’approchant, nous aimerions qu’on nous serre la main et qu’on nous dise ‘‘Bravo !’’ ou ‘‘Félicitations, mon vieux !’’. Voilà qui résume en gros la situation. »

Mr. III était un homme grand et mince, vaporeux, dont les yeux jaunes étaient dissimulés par d’épaisses lentilles bleu foncé. Il se pencha sur son bureau et étudia quelques papiers, s’interrompant de temps en temps pour décocher à ses hôtes un regard pénétrant.

« Bon, je n’ai pas les formulaires ici, on dirait. »

Il fourragea dans les tiroirs de son bureau.

« Voyons, où ai-je bien pu les mettre ? »

Il prit un air pensif.

« Quelque part. Quelque part. Ah, les voici ! Tenez ! »

Il leur tendit les papiers d’un geste sec.

« Naturellement, il va vous falloir signer ça.

— Faut-il vraiment en passer par tout ce cirque ? » Les culs de bouteille de Mr. III se fixèrent sur lui.

« Vous dites que vous venez de la Terre, n’est-ce pas ? Eh bien, vous n’avez qu’une chose à faire : signer. »

Le capitaine inscrivit son nom. « Voulez-vous que mes hommes signent aussi ? »

Mr. III regarda le capitaine, puis les trois autres, et laissa fuser un rire moqueur.

« Eux, signer ! Ah ! Elle est bien bonne ! Eux, oh, eux, signer ! »

Il en avait les larmes aux yeux. Il se tapa sur la cuisse et se plia en deux, secoué par le fou rire. « Eux, signer ! » répéta-t-il, cramponné au bureau.

Les quatre hommes se renfrognèrent.

« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

— Eux, signer ! fit Mr. III dans un souffle, défaillant d’hilarité. Vraiment trop drôle. Il faudra que je raconte ça à Mr. Xxx ! »

Il examina le formulaire signé tout en continuant de rire.

« Tout semble en ordre. » Il hocha la tête. « Y compris l’accord pour l’euthanasie s’il faut finalement en arriver là. » Il gloussa.

« L’accord pour quoi ?

— Taisez-vous. J’ai quelque chose pour vous. Tenez. Prenez cette clé. »

Le capitaine rougit.

« C’est un grand honneur.

— Ce n’est pas la clé de la cité, idiot ! le rembarra Mr. III. Simplement la clé de la Maison. Suivez ce couloir, ouvrez la grande porte, entrez et refermez bien comme il faut. Vous pouvez passer la nuit là-bas. Demain matin, je vous enverrai Mr. Xxx. »

Méfiant, le capitaine prit la clé et resta là à fixer le sol. Ses hommes ne bougeaient pas. Ils semblaient avoir perdu tout leur sang et leur fièvre de voyageurs de l’espace. Ils étaient vidés, à sec.

« Qu’est-ce que vous avez ? Qu’est-ce qui cloche ? demanda Mr. III. Qu’est-ce que vous attendez ? Que voulez-vous d’autre ? »

Il vint regarder le capitaine sous le nez.

« Maintenant ça suffit !

— Je suppose que vous ne pourriez même pas..., suggéra le capitaine. Je veux dire, enfin... essayer, ou envisager... » Il hésita. « Nous avons travaillé dur, nous avons fait un long voyage, alors peut-être pourriez-vous ne serait-ce que nous serrer la main et dire « Bien joué !", vous ne... croyez pas ? » Sa voix se brisa.

Mr. III tendit la main avec raideur.

« Félicitations ! » Il grimaça un sourire. « Félicitations. » Il tourna les talons. « À présent il faut que je m’en aille. Servez-vous de cette clé. »

Sans leur accorder plus d’attention, à croire qu’ils s’étaient fondus dans le sol, Mr. III s’affaira dans la pièce, bourrant des documents dans une serviette. Il s’attarda encore cinq minutes, mais sans adresser une seule fois la parole au quatuor solennel qui restait planté là, la tête basse, les jambes molles, l’œil éteint. Quand Mr. III franchit le seuil de la porte, il était absorbé dans la contemplation de ses ongles.

 

Ils se traînèrent le long du couloir dans le morne silence de l’après-midi. Arrivèrent à une grande porte d’argent poli qu’ils ouvrirent avec la clé d’argent. Entrèrent, refermèrent la porte et se retournèrent. Ils se trouvaient dans une vaste salle ensoleillée. Des hommes et des femmes conversaient, assis devant des tables ou debout, formant de petits groupes. Au bruit que fit la porte, ils tournèrent les yeux vers les hommes en uniforme. Un Martien s’avança et s’inclina.

« Je suis Mr. Uuu, dit-il.

— Et moi le capitaine Jonathan Williams, de New York, sur Terre », répondit le capitaine sans conviction.

Ce fut une explosion immédiate dans la salle ! Les chevrons tremblèrent sous les cris et les ovations. La foule se précipita dans un concert de grands gestes et d’acclamations, renversant les tables pour s’agglutiner joyeusement autour des quatre Terriens. On les empoigna et on les souleva pour les porter en triomphe. Six fois de suite, au pas de charge, on leur fit faire un tour complet de la salle en sautant, bondissant et chantant.

Les Terriens étaient tellement ahuris qu’il leur fallut une bonne minute de chevauchée sur cette houle d’épaules avant de se mettre à rire et à s’interpeller.

« Hé ! Nous y voilà enfin ! — Ça, c’est vivre ! Sapristi ! Wouah ! Youpi ! »

Ils échangeaient des clins d’œil euphoriques, levaient les bras en l’air et battaient des mains.

« Hip ! Hip ! — Hourra ! » hurla la foule.

On déposa les Terriens sur une table. Les clameurs cessèrent. Le capitaine faillit fondre en larmes.

« Merci. Ça fait du bien, oui, ça fait du bien.

— Racontez-nous votre histoire », suggéra Mr. Uuu.

Le capitaine s’éclaircit la gorge. L’auditoire poussa des oh ! et des ah ! quand le capitaine prit la parole. Il présenta son équipage ; chacun y alla de son petit discours, embarrassé par le tonnerre des applaudissements. Mr. Uuu donna une tape sur l’épaule du capitaine.

« C’est bon de voir un autre habitant de la Terre. Moi aussi, je viens de la Terre.

— Pardon ?

— Nous sommes nombreux ici, à venir de la Terre.

— Vous ? De la Terre ? » Le capitaine ouvrait de grands yeux.

« Mais comment est-ce possible ? Vous êtes venus en fusée ? Les voyages interplanétaires existeraient-ils depuis des siècles ? »

Il y avait de la déception dans sa voix.

« De... de quel pays êtes-vous ?

— De Tuiereol. Je suis venu par l’esprit de mon corps, il y a des années.

— Tuiereol, articula péniblement le capitaine. Je ne connais pas ce pays-là. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’esprit de votre corps ?

— Et miss Rrr, que voici, vient de la Terre elle aussi, n’est-ce pas, miss Rrr ? »

Miss Rrr acquiesça avec une rire bizarre.

« Et aussi Mr. Www, Mr. Qqq et Mr. Vvv !

— Je viens de Jupiter, déclara un homme en se rengorgeant.

— Et moi de Saturne, lança un autre, une lueur malicieuse dans l’œil.

— Jupiter, Saturne », murmura le capitaine au comble de l’ahurissement.

 

Le calme s’était rétabli ; les gens se tenaient debout ou assis autour des tables étrangement vides pour des tables de banquet. Leurs yeux jaunes brillaient et l’on apercevait des ombres bistre sous leurs pommettes. Le capitaine remarqua pour la première fois qu’il n’y avait pas de fenêtres ; la lumière semblait sourdre des murs. Il y avait une seule porte. Le capitaine grimaça. « Je n’y comprends rien. Où peut bien se trouver ce Tuiereol ? Est-ce près de l’Amérique ?

— C’est quoi, l’Amérique ?

— Vous n’avez jamais entendu parler de l’Amérique ? Vous prétendez venir de la Terre et vous ne savez pas de quoi il s’agit ! »

Mr. Uuu se dressa, furieux.

« La Terre n’est couverte que d’océans, un point c’est tout. Il n’y a pas de continent. Je le sais puisque j’en viens.

— Attendez. »

Le capitaine se carra sur son siège.

« Vous m’avez tout l’air d’un Martien classique. Yeux jaunes. Peau brune.

— La Terre n’est qu’une vaste jungle, déclara fièrement miss Rrr. Je viens d’Orri, sur Terre, une civilisation où tout est en argent ! »

Le capitaine observa successivement Mr. Uuu, puis Mr. Www, Mr. Zzz, Mr. Nnn, Mr. Hhh et Mr. Bbb. Il vit leurs yeux jaunes se dilater et se contracter dans la lumière, tour à tour flous et concentrés. Il se mit à frissonner. Enfin il se tourna vers ses hommes et les considéra d’un air lugubre.

« Vous avez compris ?

— Quoi donc, chef ?

— Ceci n’est pas une réception, reprit le capitaine, accablé. Ni un banquet. Ces gens ne sont pas les représentants du gouvernement. Tout ça n’a rien d’une fête. Regardez leurs yeux. Écoutez-les ! »

Ils retenaient tous leur respiration. Il n’y avait plus dans la salle close que les éclairs blancs d’yeux qui se déplaçaient silencieusement. « À présent, fît le capitaine d’une voix lointaine, je comprends pourquoi tout le monde nous donnait des petits mots et nous renvoyait de l’un à l’autre, jusqu’à ce Mr. III qui nous a expédiés au fond d’un couloir avec une clef pour ouvrir et refermer une porte. Voilà où on se retrouve...

— Où ça, chef ?

— Dans un asile de fous », lâcha le capitaine dans un souffle.

 

Il faisait nuit. Le calme régnait dans la grande salle faiblement éclairée par des sources de lumière cachées dans les murs translucides. Assis autour d’une table en bois, leurs visages décomposés penchés l’un vers l’autre, les quatre Terriens chuchotaient. À même le sol gisait un enchevêtrement de corps. Il y avait des mouvements furtifs dans les coins sombres, des hommes et des femmes isolés qui agitaient les mains. Toutes les demi-heures, un des subordonnés du capitaine essayait d’ouvrir la porte d’argent et revenait à la table.

« Rien à faire, chef. On est bel et bien bouclés.

— Ils nous croient vraiment fous, chef ?

— Absolument. C’est pour ça qu’il n’y a pas eu de tralala pour nous accueillir. Ils ont simplement toléré ce qui doit être pour eux une psychose récurrente classique. »

Il désigna d’un geste les formes sombres endormies tout autour d’eux.

« Des paranoïaques, du premier au dernier ! Quel accueil ils nous ont fait ! Pendant un moment (une brève lueur s’alluma dans ses yeux), j’ai bien cru qu’on avait enfin droit à une vraie réception. Tous ces hurlements, ces chants, ces discours. Plutôt chouette, non... tant que ça a duré ?

— Combien de temps vont-ils nous garder ici, chef ?

— Le temps qu’on leur prouve qu’on n’est pas fous.

— Ça devrait être facile.

— Je l’espère.

— Vous n’avez pas l’air très convaincu, chef.

— En effet. Regardez là-bas, dans le coin. »

Un homme était accroupi tout seul dans le noir. De sa bouche sortait une flamme bleue qui prit peu à peu le galbe d’une petite femme nue. Elle se déploya langoureusement dans l’air en volutes de cobalt, tout murmures et soupirs. Le capitaine désigna un autre coin du menton. Une femme s’y tenait debout, en pleine transformation. D’abord enclose dans une colonne de cristal, elle se mua en une statue d’or, puis s’étira en un fût de cèdre poli avant de redevenir une femme. Partout dans la salle livrée à la nuit les gens jonglaient avec de minces flammes violettes, changeaient, se transformaient, car les heures nocturnes étaient celles des métamorphoses et de l’affliction.

« Des magiciens, des sorciers, murmura un des Terriens.

— Non, hallucination. Ils nous communiquent leur folie pour nous faire participer à leurs visions. Télépathie. Autosuggestion et télépathie.

— C’est ça qui vous tracasse, chef ?

— Oui. Si des hallucinations peuvent nous sembler à ce point « réelles », à nous comme à n’importe qui, si des hallucinations sont contagieuses et presque dignes de foi, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’ils nous aient pris pour des psychotiques. Si cet homme peut faire apparaître des petites femmes de feu bleu et cette femme se muer en une colonne, il est tout à fait naturel que des Martiens normaux croient que notre fusée est une émanation de l’esprit.

— Oh ! » firent les hommes dans l’ombre.

Autour d’eux, dans l’immense salle, des flammes bleues jaillissaient, flamboyaient, s’évanouissaient. De petits démons de sable rouge couraient entre les dents des dormeurs. Des femmes se transformaient en serpents huileux. Le tout dans une odeur animale, reptilienne.

Au matin, chacun était debout, l’air frais et dispos, heureux, normal. Il n’y avait plus de flammes ni de démons dans la pièce. Le capitaine et ses hommes attendaient près de la porte d’argent, dans l’espoir de la voir s’ouvrir.

Mr. Xxx arriva environ quatre heures plus tard. Ils le soupçonnèrent d’avoir attendu à l’extérieur et de les avoir observés au moins trois heures avant d’entrer et de leur faire signe de le suivre jusqu’à son petit bureau.

C’était un homme jovial et souriant, à en croire le masque qu’il portait, car s’y trouvait peint non pas un sourire, mais trois. En revanche, la voix qui en sortait était celle d’un psychiatre beaucoup moins souriant.

« Quel est donc votre problème ?

— Vous nous croyez fous alors que ce n’est pas du tout le cas.

— Au contraire, je ne vous crois pas tous fous. »

Le psychiatre pointa une petite baguette en direction du capitaine.

« Non. Vous seul, monsieur. Les autres ne sont que des hallucinations secondaires. »

Le capitaine s’administra une claque sur le genou.

« C’est donc ça ! Voilà pourquoi Mr. III s’est mis à rire quand j’ai proposé que mes hommes signent aussi !

— Oui, Mr. III m’a raconté ça. »

Le psychologue riait à travers le sourire de la bouche sculptée.

« Elle est bien bonne. Où en étais-je ? Ah oui, les hallucinations secondaires. Des femmes viennent me consulter avec des serpents qui leur sortent des oreilles. Quand je les ai guéries, les serpents disparaissent.

— Nous serons ravis d’être soignés. Allez-y. »

Mr. Xxx parut surpris.

« Inhabituel. Peu de gens désirent être soignés. Le traitement est drastique, je vous préviens.

— Allez-y de votre traitement ! J’ai confiance : vous nous trouverez tous parfaitement sains d’esprit.

— Attendez que je vérifie vos papiers. Je dois m’assurer que tout est en ordre pour le ‘‘traitement’’. »

Il consulta un dossier. « Bon. Vous comprenez, des cas comme le vôtre exigent un ‘‘traitement’’ spécial. Les gens de cette salle constituent des cas plus simples. Mais, je dois vous le signaler, quand on en est arrivé à ce point-là, avec hallucinations primaires, secondaires, auditives, olfactives et labiales, sans parler des fantasmes tactiles et optiques, c’est une sale affaire. Il faut recourir à l’euthanasie. »

Le capitaine bondit en rugissant.

« Écoutez, en voilà plus qu’assez ! Auscultez-nous, testez nos réflexes, vérifiez nos cœurs, soumettez-nous à des examens, posez-nous des questions !

— Vous avez toute liberté pour parler. »

Le capitaine se laissa aller une heure durant. Le psychiatre écoutait.

« Incroyable, fit-il pensivement. L’imagination onirique la plus riche de détails que j’aie jamais rencontrée.

— Nom de Dieu, on va vous la montrer, cette fusée ! hurla le capitaine.

— J’aimerais la voir, en effet. Pouvez-vous la matérialiser dans cette pièce ?

— Mais certainement. Elle est dans votre dossier, à la lettre F. »

Mr. Xxx plongea dans son dossier avec le plus grand sérieux. Puis, après quelques tss-tss désapprobateurs, il le referma d’un geste empreint de gravité.

« Pourquoi m’avez-vous dit de regarder là-dedans ? La fusée n’y est pas.

— Bien sûr que non, pauvre idiot ! Je plaisantais. Est-ce qu’un fou plaisante ?

— Il y a des gens qui ont un curieux sens de l’humour. Bon, emmenez-moi à votre fusée. J’aimerais bien la voir. »

Il était midi. La chaleur était accablante quand ils atteignirent la fusée.

« Je vois. »

Le psychiatre s’approcha du vaisseau et le tapota, le faisant légèrement résonner.

« Puis-je entrer à l’intérieur ? demanda-t-il d’un air matois.

— Je vous en prie. »

Mr. Xxx pénétra dans la fusée et y resta un bon moment.

« C’est vraiment à s’arracher les cheveux ! »

Le capitaine attendait en mâchonnant un cigare.

« Pour un peu je rentrerais au pays pour dire à tout le monde de ne pas se soucier de Mars. Quelle bande de pignoufs suspicieux.

— J’ai l’impression qu’une bonne partie de la population est cinglée, chef. C’est probablement ce qui explique leur scepticisme.

— N’empêche... tout ça est on ne peut plus exaspérant. »

Le psychiatre émergea du vaisseau au bout d’une demi-heure passée à fouiner, tapoter, écouter, humer, goûter.

« À présent vous êtes convaincu ! » brailla le capitaine comme si l’autre était sourd.

Le psychiatre ferma les yeux et se gratta le nez.

« C’est l’exemple le plus incroyable d’hallucination sensorielle et de suggestion hypnotique que j’aie jamais rencontré. J’ai parcouru votre ‘‘fusée’’, comme vous l’appelez. »

Il tapa sur la coque.

« Je l’entends. Illusion auditive. »

Il renifla. « Je la sens. Hallucination olfactive, provoquée par télépathie sensorielle. »

Il embrassa la fusée. « Je la goûte. Illusion gustative ! »

Il serra la main du capitaine.

« Puis-je vous féliciter ? Vous êtes un psychotique de génie ! Vous avez accompli un travail absolument complet ! Projeter par télépathie votre vision psychotique dans l’esprit d’autrui sans affaiblissement des hallucinations sensorielles est chose pratiquement impossible. Les gens que vous avez vus à la Maison se concentrent en général sur des illusions optiques ou, au mieux, à la fois optiques et auditives. Vous, vous êtes parvenu à une synthèse complète. Votre démence est absolument parfaite.

— Ma démence. » Le capitaine était livide.

« Oui, oui, quelle magnifique démence. Métal, caoutchouc, gravigénérateurs, vivres, habillement, combustible, armes, échelles, écrous, boulons, cuillères... J’ai répertorié dix mille articles différents dans votre vaisseau. Jamais je n’ai vu une telle complexité. Il y avait même des ombres sous les couchettes, sous chaque chose ! Quel pouvoir de concentration ! Et chaque objet, de quelque façon et à quelque moment qu’on le teste, avait une odeur, une densité, un goût, une résonance ! Laissez-moi vous embrasser ! »

Il se recula enfin.

« Je consignerai tout cela dans ma plus grande monographie ! J’en parlerai à l’Académie martienne le mois prochain ! Regardez-vous ! Bon sang, vous avez même fait virer la couleur de vos yeux du jaune au bleu, celle de votre peau du brun au rose. Et ces vêtements, et vos mains à cinq doigts au lieu de six ! Métamorphose biologique par le biais d’un déséquilibre mental ! Et vos trois amis... »

Il sortit un petit pistolet.

« Incurable, évidemment. Pauvre et merveilleux garçon. Vous serez plus heureux mort. Avez-vous une dernière volonté à formuler ?

— Arrêtez, pour l’amour du ciel ! Ne tirez pas !

— Malheureuse créature. Je vais te délivrer de cette détresse qui t’a poussé à imaginer cette fusée et ces trois hommes. Il sera tout à fait fascinant de voir tes amis et ta fusée s’évanouir une fois que je t’aurai tué. J’écrirai un bel article sur la dissolution des images névrotiques à partir de mon expérience d’aujourd’hui.

— Je viens de la Terre ! Je m’appelle Jonathan Williams, et ces...

— Oui, je sais », l’apaisa Mr. Xxx, et il tira.

Le capitaine s’écroula, une balle dans le cœur. Les trois autres se mirent à hurler. Mr. Xxx les dévisagea.

« Vous continuez à exister ? Admirable ! Persistance de l’hallucination dans le temps et dans l’espace ! »

Il braqua son arme sur eux.

« Eh bien, c’est par la peur que je vais vous forcer à disparaître.

— Non ! s’écrièrent les trois hommes.

— Requête auditive en dépit de la mort du sujet », observa Mr. Xxx en abattant les trois hommes. 

Ils gisaient sur le sable, inchangés, immobiles. Il les poussa du pied. Puis il cogna sur le vaisseau.

« Ça persiste ! Ils persistent ! »

Et de tirer encore et encore sur les cadavres. Puis il recula. Le masque souriant tomba de son visage. Lentement, l’expression du petit psychiatre s’altéra. Sa mâchoire s’affaissa. Le pistolet lui glissa des doigts. Son regard se fit terne et vide. Il leva les mains et, tel un aveugle, se mit à tourner en rond. Il palpa les cadavres, la bouche envahie de salive.

« Hallucinations, marmonna-t-il, saisi de panique. Goût. Vue. Odorat. Son. Toucher. »

Il agitait les mains, les yeux exorbités, un début d’écume aux lèvres.

« Allez-vous-en ! cria-t-il aux cadavres. Va-t’en ! » hurla-t-il au vaisseau.

Il examina ses mains tremblantes.

« Contaminé, murmura-t-il, affolé. Gagné par la contagion. Télépathie. Hypnose. Maintenant, c’est moi qui suis fou. Moi qui suis contaminé. Hallucinations sous toutes les formes sensorielles. »

Il s’immobilisa et, les doigts engourdis, chercha son arme à tâtons.

« Un seul remède. Un seul moyen de les faire partir, disparaître. »

Un coup de feu retentit. Mr. Xxx s’écroula.

Les quatre corps des Terriens gisaient en plein soleil, celui de Mr. Xxx à l’endroit même où il était tombé. La fusée, toujours couchée sur la petite colline ensoleillée, ne disparaissait pas.  

Quand les habitants de la ville la découvrirent à l’approche du crépuscule, ils se demandèrent ce que c’était. Personne ne savait, aussi fut-elle vendue à un ferrailleur et remorquée en direction de la casse.

Cette nuit-là, il plut sans discontinuer.

Le lendemain, il faisait grand beau temps.

 

 

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

Suite :

MARS 2031

Le contribuable

 

Il voulait embarquer sur la fusée à destination de Mars...

6 juin 2013

Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll, complément d'images

 

 

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6 juin 2013

Alice au pays des Merveilles, Lewis Carroll

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 ALICE AU PAYS DES MERVEILLES

 

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CHAPITRE I Descente dans le terrier du lapin

 

                  Alice commençait à se sentir très lasse de rester assise à côté de sa sœur, sur le talus, et de n’avoir rien à faire : une fois ou deux, elle avait jeté un coup d’œil sur le livre que lisait sa sœur ; mais il ne contenait ni images ni dialogues : « Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un livre où il n’y a ni images ni dialogues ? » Elle se demandait (dans la mesure où elle était capable de réfléchir, car elle se sentait tout endormie et toute stupide à cause de la chaleur) si le plaisir de tresser une guirlande de pâquerettes valait la peine de se lever et d’aller cueillir les pâquerettes, lorsque, brusquement, un Lapin Blanc aux yeux roses passa en courant tout près d’elle.

Ceci n’avait rien de particulièrement remarquable ; et Alice ne trouva pas non plus tellement bizarre d’entendre le Lapin se dire à mi-voix : « Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Je vais être en retard ! » (Lorsqu’elle y réfléchit par la suite, il lui vint à l’esprit qu’elle aurait dû s’en étonner, mais, sur le moment, cela lui sembla tout naturel) ; cependant, lorsque le Lapin tira bel et bien une montre de la poche de son gilet, regarda l’heure, et se mit à courir de plus belle, Alice se dressa d’un bond, car, tout à coup, l’idée lui était venue qu’elle n’avait jamais vu de lapin pourvu d’une poche de gilet, ni d’une montre à tirer de cette poche. Dévorée de curiosité, elle traversa le champ en courant à sa poursuite, et eut la chance d’arriver juste à temps pour le voir s’enfoncer comme une flèche dans un large terrier placé sous la haie.

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Un instant plus tard, elle y pénétrait à son tour, sans se demander une seule fois comment diable elle pourrait bien en sortir.

Le terrier était d’abord creusé horizontalement comme un tunnel, puis il présentait une pente si brusque et si raide qu’Alice n’eut même pas le temps de songer à s’arrêter avant de se sentir tomber dans un puits apparemment très profond.

 

Soit que le puits fût très profond, soit que Alice tombât très lentement, elle s’aperçut qu’elle avait le temps, tout en descendant, de regarder autour d’elle et de se demander ce qui allait se passer. D’abord, elle essaya de regarder en bas pour voir où elle allait arriver, mais il faisait trop noir pour qu’elle pût rien distinguer. Ensuite, elle examina les parois du puits, et remarqua qu’elles étaient garnies de placards et d’étagères ; par endroits, des cartes de géographie et des tableaux se trouvaient accrochés à des pitons. En passant, elle prit un pot sur une étagère ; il portait une étiquette sur laquelle on lisait : MARMELADE D’ORANGES, mais, à la grande déception d’Alice, il était vide. Elle ne voulut pas le laisser tomber de peur de tuer quelqu’un et elle s’arrangea pour le poser dans un placard devant lequel elle passait, tout en tombant.

 

« Ma foi ! songea-t-elle, après une chute pareille, cela me sera bien égal, quand je serai à la maison, de dégringoler dans l’escalier ! Ce qu’on va me trouver courageuse ! Ma parole, même si je tombais du haut du toit, je n’en parlerais à personne ! » (Supposition des plus vraisemblables, en effet.)

Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Est-ce que cette chute ne finirait jamais ? « Je me demande combien de kilomètres j’ai pu parcourir ? dit-elle à haute voix. Je ne dois pas être bien loin du centre de la terre. Voyons : cela ferait une chute de six à sept mille kilomètres, du moins je le crois… (car, voyez-vous, Alice avait appris en classe pas mal de choses de ce genre, et, quoique le moment fût mal choisi pour faire parade de ses connaissances puisqu’il n’y avait personne pour l’écouter, c’était pourtant un bon exercice que de répéter tout cela)… Oui, cela doit être la distance exacte… mais, par exemple, je me demande à quelle latitude et à quelle longitude je me trouve ? » (Alice n’avait pas la moindre idée de ce qu’était la latitude, pas plus d’ailleurs que la longitude, mais elle jugeait que c’étaient de très jolis mots, impressionnants à prononcer.)

 

Bientôt, elle recommença : « Je me demande si je vais traverser la terre d’un bout à l’autre ! Cela sera rudement drôle d’arriver au milieu de ces gens qui marchent la tête en bas ! On les appelle les Antipattes¹ , je crois – (cette fois, elle fut tout heureuse de ce qu’il n’y eût personne pour écouter, car il lui sembla que ce n’était pas du tout le mot qu’il fallait) – mais, je serai alors obligée de leur demander quel est le nom du pays, bien sûr. S’il vous plaît, madame, suis-je en Nouvelle-Zélande ou en Australie ? (et elle essaya de faire la révérence tout en parlant – imaginez ce que peut être la révérence pendant qu’on tombe dans le vide ! Croyez-vous que vous en seriez capable ?) Et la dame pensera que je suis une petite fille ignorante ! Non, il vaudra mieux ne rien demander ; peut-être que je verrai le nom écrit quelque part. »

                                 

 1 En anglais : Antipathies. Jeu de mot intraduisible. Alice veut parler des habitants des pays situés aux antipodes de la Terre.

 

Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Comme il n’y avait rien d’autre à faire, Alice se remit bientôt à parler. « Je vais beaucoup manquer à Dinah ce soir, j’en ai bien peur ! (Dinah était sa chatte.) J’espère qu’on pensera à lui donner sa soucoupe de lait à l’heure du thé. Ma chère Dinah, comme je voudrais t’avoir ici avec moi ! Il n’y a pas de souris dans l’air, je le crains fort, mais tu pourrais attraper une chauve-souris, et cela, vois-tu, cela ressemble beaucoup à une souris. Mais est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? Je me le demande. » À ce moment, Alice commença à se sentir toute somnolente, et elle se mit à répéter, comme si elle rêvait : « Est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? Est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? » et parfois : « Est-ce que les chauves-souris mangent les chats ? » car, voyez-vous, comme elle était incapable de répondre à aucune des deux questions, peu importait qu’elle posât l’une ou l’autre. Elle sentit qu’elle s’endormait pour de bon, et elle venait de commencer à rêver qu’elle marchait avec Dinah, la main dans la patte, en lui demandant très sérieusement : « Allons, Dinah, dis-moi la vérité : as-tu jamais mangé une chauve-souris ? » quand, brusquement, patatras ! elle atterrit sur un tas de branchages et de feuilles mortes, et sa chute prit fin.

 

Alice ne s’était pas fait le moindre mal, et fut sur pied en un moment ; elle leva les yeux, mais tout était noir au-dessus de sa tête. Devant elle s’étendait un autre couloir où elle vit le Lapin Blanc en train de courir à toute vitesse. Il n’y avait pas un instant à perdre : voilà notre Alice partie, rapide comme le vent. Elle eut juste le temps d’entendre le Lapin dire, en tournant un coin : « Par mes oreilles et mes moustaches, comme il se fait tard ! » Elle tourna le coin à son tour, très peu de temps après lui, mais, quand elle l’eut tourné, le Lapin avait disparu. Elle se trouvait à présent dans une longue salle basse éclairée par une rangée de lampes accrochées au plafond.

 

Il y avait plusieurs portes autour de la salle, mais elles étaient toutes fermées à clé ; quand Alice eut marché d’abord dans un sens, puis dans l’autre, en essayant de les ouvrir une par une, elle s’en alla tristement vers le milieu de la pièce, en se demandant comment elle pourrait bien faire pour en sortir.

 

 

Brusquement, elle se trouva près d’une petite table à trois pieds, entièrement faite de verre massif, sur laquelle il y avait une minuscule clé d’or, et Alice pensa aussitôt que cette clé pouvait fort bien ouvrir l’une des portes de la salle. Hélas ! soit que les serrures fussent trop larges, soit que la clé fût trop petite, aucune porte ne voulut s’ouvrir. Néanmoins, la deuxième fois qu’Alice fit le tour de la pièce, elle découvrit un rideau bas qu’elle n’avait pas encore remarqué ; derrière ce rideau se trouvait une petite porte haute de quarante centimètres environ : elle essaya d’introduire la petite clé d’or dans la serrure, et elle fut ravie de constater qu’elle s’y adaptait parfaitement !

 

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Alice ouvrit la porte, et vit qu’elle donnait sur un petit couloir guère plus grand qu’un trou à rat ; s’étant agenouillée, elle aperçut au bout du couloir le jardin le plus adorable qu’on puisse imaginer. Comme elle désirait sortir de cette pièce sombre, pour aller se promener au milieu des parterres de fleurs aux couleurs éclatantes et des fraîches fontaines ! Mais elle ne pourrait même pas faire passer sa tête par l’entrée ; « et même si ma tête pouvait passer, se disait la pauvre Alice, cela ne me servirait pas à grand-chose à cause de mes épaules. Oh ! que je voudrais pouvoir rentrer en moi-même comme une longue-vue ! Je crois que j’y arriverais si je savais seulement comment m’y prendre pour commencer. » Car, voyez-vous, il venait de se passer tant de choses bizarres, qu’elle en arrivait à penser que fort peu de choses étaient vraiment impossibles.

 

Il semblait inutile de rester à attendre près de la petite porte ; c’est pourquoi Alice revint vers la table, en espérant presque y trouver une autre clé, ou, du moins, un livre contenant une recette pour faire rentrer les gens en eux-mêmes, comme des longues-vues. Cette fois, elle y vit un petit flacon (« il n’y était sûrement pas tout à l’heure, dit-elle »,) portant autour du goulot une étiquette de papier sur laquelle étaient magnifiquement imprimés en grosses lettres ces deux mots : « BOIS MOI ».

 

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C’était très joli de dire : « Bois-moi », mais notre prudente petite Alice n’allait pas se dépêcher d’obéir. « Non, je vais d’abord bien regarder, pensa-t-elle, pour voir s’il y a le mot : poison ; » car elle avait lu plusieurs petites histoires charmantes où il était question d’enfants brûlés, ou dévorés par des bêtes féroces, ou victimes de plusieurs autres mésaventures, tout cela uniquement parce qu’ils avaient refusé de se rappeler les simples règles de conduite que leurs amis leur avaient enseignées : par exemple, qu’un tisonnier chauffé au rouge vous brûle si vous le tenez trop longtemps, ou que, si vous vous faites au doigt une coupure très profonde avec un couteau, votre doigt, d’ordinaire, se met à saigner ; et Alice n’avait jamais oublié que si l’on boit une bonne partie du contenu d’une bouteille portant l’étiquette : poison, cela ne manque presque jamais, tôt ou tard, de vous causer des ennuis.

 

Cependant, ce flacon ne portant décidément pas l’étiquette : « poison », Alice se hasarda à en goûter le contenu ; comme il lui parut fort agréable (en fait, cela rappelait à la fois la tarte aux cerises, la crème renversée, l’ananas, la dinde rôtie, le caramel, et les rôties chaudes bien beurrées), elle l’avala séance tenante, jusqu’à la dernière goutte.

 

« Quelle sensation bizarre ! dit Alice. Je dois être en train de rentrer en moi-même, comme une longue-vue ! »

 

Et c’était bien exact : elle ne mesurait plus que vingt-cinq centimètres. Son visage s’éclaira à l’idée qu’elle avait maintenant exactement la taille qu’il fallait pour franchir la petite porte et pénétrer dans l’adorable jardin. Néanmoins elle attendit d’abord quelques minutes pour voir si elle allait diminuer encore : elle se sentait un peu inquiète à ce sujet ; « car, voyez-vous, pensait Alice, à la fin des fins je pourrais bien disparaître tout à fait, comme une bougie. En ce cas, je

me demande à quoi je ressemblerais. » Et elle essaya d’imaginer à quoi ressemble la flamme d’une bougie une fois que la bougie est éteinte, car elle n’arrivait pas à se rappeler avoir jamais vu chose pareille.

 

Au bout d’un moment, comme rien de nouveau ne s’était produit, elle décida d’aller immédiatement dans le jardin. Hélas ! pauvre Alice ! dès qu’elle fut arrivée à la porte, elle s’aperçut qu’elle avait oublié la petite clé d’or, et, quand elle revint à la table pour s’en saisir, elle s’aperçut qu’il lui était impossible de l’atteindre, quoiqu’elle pût la voir très nettement à travers le verre. Elle essaya tant qu’elle put d’escalader un des pieds de la table, mais il était trop glissant ; aussi, après s’être épuisée en efforts inutiles, la pauvre petite s’assit et fondit en larmes.

 

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« Allons ! cela ne sert à rien de pleurer comme cela ! » se dit-elle d’un ton sévère. « Je te conseille de t’arrêter à l’instant ! » Elle avait coutume de se donner de très bons conseils (quoiqu’elle ne les suivît guère), et, parfois, elle se réprimandait si vertement que les larmes lui venaient aux yeux. Elle se rappelait qu’un jour elle avait essayé de se gifler pour avoir triché au cours d’une partie de croquet qu’elle jouait contre elle-même, car cette étrange enfant aimait beaucoup faire semblant d’être deux personnes différentes. « Mais c’est bien inutile à présent, pensa la pauvre Alice, de faire semblant d’être deux ! C’est tout juste s’il reste assez de moi pour former une seule personne digne de ce nom ! »

 

Bientôt son regard tomba sur une petite boîte de verre placée sous la table ; elle l’ouvrit et y trouva un tout petit gâteau sur lequel les mots : « MANGE-MOI » étaient très joliment tracés avec des raisins de Corinthe. « Ma foi, je vais le manger, dit Alice ; s’il me fait grandir, je pourrai atteindre la clé ; s’il me fait rapetisser, je pourrai me glisser sous la porte ; d’une façon comme de l’autre j’irai dans le jardin, et, ensuite, advienne que pourra. »

 

Elle mangea un petit bout de gâteau, et se dit avec anxiété : « Vers le haut ou vers le bas ? » en tenant sa main sur sa tête pour sentir si elle allait monter ou descendre. Or, elle fut toute surprise de constater qu’elle gardait toujours la même taille : bien sûr, c’est généralement ce qui arrive quand on mange des gâteaux, mais Alice avait tellement pris l’habitude de s’attendre à des choses extravagantes, qu’il lui paraissait ennuyeux et stupide de voir la vie continuer de façon normale.

 

C’est pourquoi elle se mit pour de bon à la besogne et eut bientôt fini le gâteau jusqu’à la dernière miette.

 

 

 

CHAPITRE II La mare de larmes

 

« De plus-t-en plus curieux ! s’écria Alice (elle était si surprise que, sur le moment, elle en oublia complètement de parler correctement) ; voilà que je m’allonge comme la plus grande longue-vue qui ait jamais existé ! Adieu, mes pieds ! (car, lorsqu’elle les regarda, ils lui semblèrent avoir presque disparu, tant ils étaient loin). Oh, mes pauvres petits pieds ! Je me demande qui vous mettra vos bas et vos souliers à présent mes chéris ! Pour moi, c’est sûr, j’en serai incapable ! Je serai beaucoup trop loin pour m’occuper de vous : il faudra vous débrouiller tout seul ; – mais il faut que je sois gentille avec eux, songea Alice ; sinon, peut-être refuseront-ils de marcher dans la direction où je voudrai aller ! Voyons un peu : je leur donnerai une paire de souliers neufs à chaque Noël. »

 

Là-dessus, elle se mit à réfléchir comment elle s’y prendrait pour faire parvenir les souliers à destination. « Il faudra que je les confie à un commissionnaire, pensa-telle ; cela aura l’air fameusement drôle d’envoyer des cadeaux à ses propres pieds ! Et ce que l’adresse paraîtra bizarre !

 

Monsieur Pied Droit d’Alice,

     Devant-le Foyer

          Près le Garde-Feu

               (avec l’affection d’Alice)

 

Oh ! mon Dieu ! quelles bêtises je raconte ! »

 

Juste à ce moment, sa tête cogna le plafond : en fait, elle mesurait maintenant plus de deux mètres soixante-quinze ; elle s’empara immédiatement de la petite clé d’or et revint en toute hâte vers la porte du jardin.

 

Pauvre Alice ! Tout ce qu’elle put faire, ce fut de se coucher sur le flanc pour regarder d’un œil le jardin ; mais passer de l’autre côté était plus que jamais impossible. Elle s’assit et se remit à pleurer.

 

« Tu devrais avoir honte, se dit Alice, une grande fille comme toi (c’était le cas de le dire), pleurer comme tu le fais ! Arrête-toi tout de suite, je te le dis ! » Mais elle n’en continua pas moins à verser des litres de larmes, jusqu’à ce qu’elle fût entourée d’une grande mare, profonde de dix centimètres, qui s’étendait jusqu’au milieu de la pièce.

 

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Au bout d’un moment, elle entendit dans le lointain un bruit de petits pas pressés, et elle s’essuya rapidement les yeux pour voir qui arrivait. C’était encore le Lapin Blanc, magnifiquement vêtu, portant d’une main une paire de gants de chevreau blancs et de l’autre un grand éventail ; il trottait aussi vite qu’il pouvait, et, chemin faisant, il marmonnait à mi-voix : « Oh ! la Duchesse, la Duchesse ! Oh ! ce qu’elle va être furieuse si je l’ai fait attendre ! » Alice se sentait si désespérée qu’elle était prête à demander secours au premier venu ; aussi, lorsque le Lapin arriva près d’elle, elle commença d’une voix basse et timide : « Je vous en prie, monsieur… » Le Lapin sursauta violemment, laissa tomber les gants de chevreau blancs et l’éventail, puis détala dans les ténèbres aussi vite qu’il le put.

 

Alice ramassa l’éventail et les gants ; et, comme il faisait très chaud dans la pièce, elle se mit à s’éventer sans arrêt tout en parlant : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Comme tout est bizarre aujourd’hui ! Pourtant, hier, les choses se passaient normalement. Je me demande si on m’a changée pendant la nuit ? Voyons, réfléchissons : est-ce que j’étais bien la même quand je me suis levée ce matin ? Je crois me rappeler que je me suis sentie un peu différente. Mais, si je ne suis pas la même, la question qui se pose est la suivante : Qui diable puis-je bien être ? Ah, c’est là le grand problème ! » Et elle se mit à penser à toutes les petites filles

de son âge qu’elle connaissait, pour voir si elle ne serait pas devenue l’une d’elles.

 

« Je suis sûre de ne pas être Ada, se dit-elle, car elle a de longs cheveux bouclés, alors que les miens ne bouclent pas du tout. Je suis sûre également de ne pas être Mabel, car, moi, je sais toutes sortes de choses, tandis qu’elle ne sait quasiment rien ! De plus, elle est elle, et moi je suis moi, et… oh ! Seigneur ! quel casse-tête ! Je vais vérifier si je sais encore tout ce que je savais jusqu’ici. Voyons un peu : quatre fois cinq font douze, quatre fois six font treize, et quatre fois sept font… Oh ! mon Dieu ! jamais je n’arriverai jusqu’à vingt à cette allure ! Mais la Table de Multiplication ne prouve rien ; essayons la Géographie. Londres est la capitale de Paris, et Paris est la capitale de Rome, et Rome… non, tout cela est faux, j’en suis sûre ! On a dû me changer en Mabel ! Je vais essayer de réciter : Voyez comme la petite abeille… » S’étant croisé les mains sur les genoux comme si elle récitait ses leçons, elle se mit à dire le poème, mais sa voix lui parut rauque et étrange, et les mots vinrent tout différents de ce qu’ils étaient d’habitude :

 

« Voyez comme le petit crocodile

Sait faire briller sa queue

En répandant l’eau du Nil

Sur ses écailles d’or !

Comme gaiement il semble sourire,

Comme il écarte bien ses griffes,

Comme il accueille les petits poissons

En ses ensorcelantes mâchoires !

 

Je suis sûre que ce ne sont pas les mots qu’il faut », soupira la pauvre Alice ; et ses yeux s’emplirent à nouveau de larmes tandis qu’elle poursuivait : « Après tout, je dois être Mabel ; il va falloir que j’aille habiter cette misérable petite maison, et je n’aurai quasiment pas de jouets, et – oh ! – tant de leçons à apprendre ! Non, ma décision est prise : si je suis Mabel, je reste ici ! On aura beau pencher la tête vers moi en disant – Allons, remonte, ma chérie ! – je me contenterai de lever les yeux et de répondre – Dites-moi d’abord qui je suis : si cela me plaît d’être cette personne-là, alors je remonterai ; sinon, je resterai ici jusqu’à ce que je sois quelqu’un d’autre… – mais, oh ! mon Dieu ! s’écria-telle en fondant brusquement en larmes, je voudrais bien qu’on se décide à pencher la tête vers moi ! J’en ai tellement assez d’être toute seule ici ! »

 

En disant cela, elle abaissa son regard vers ses mains, et fut surprise de voir qu’elle avait mis un des petits gants de chevreau blancs du Lapin, tout en parlant : « Comment ai-je pu m’y prendre ? songea-t-elle. Je dois être en train de rapetisser. » Elle se leva et s’approcha de la table pour voir par comparaison combien elle mesurait ; elle s’aperçut que, autant qu’elle pouvait en juger, elle avait environ soixante centimètres de haut, et ne cessait de diminuer rapidement. Elle comprit bientôt que ceci était dû à l’éventail qu’elle tenait ; elle le lâcha en toute hâte, juste à temps pour éviter de disparaître tout à fait.

 

« Cette fois, je l’ai échappé belle ! dit Alice, toute effrayée de sa brusque transformation, mais très heureuse d’être encore de ce monde ; maintenant, au jardin ! » Et elle revint en courant à toute vitesse vers la petite porte. Hélas !

la petite porte était de nouveau fermée, et la petite clé d’or se trouvait sur la table comme auparavant ; « les choses vont de mal en pis, pensa la pauvre enfant, car jamais je n’ai été aussi petite qu’à présent, non, jamais ! C’est trop de malchance, vraiment ! »

 

 

 

Comme elle disait ces mots, son pied glissa, et, un instant plus tard, plouf ! elle se trouvait plongée dans l’eau salée jusqu’au menton. Sa première idée fut qu’elle était tombée dans la mer, elle ne savait comment, et, « dans ce cas, songea-t-elle, je vais pouvoir rentrer par le train. » (Alice était allée au bord de la mer une seule fois dans sa vie, et elle en avait tiré cette conclusion générale que, partout où on allait sur les côtes anglaises, on trouvait un grand nombres de cabines de bain roulantes dans l’eau, des enfants en train de faire des trous dans le sable avec des pelles en bois, puis une rangée de pensions de famille, et enfin une gare de chemin de fer.) Cependant, elle ne tarda pas à comprendre qu’elle était dans la mare formée par les larmes qu’elle avait versées lorsqu’elle avait deux mètres soixante-quinze de haut.

 

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« Comme je regrette d’avoir tant pleuré ! s’exclamait Alice, tout en nageant pour essayer de se tirer de là. Je suppose que, en punition, je vais me noyer dans mes propres larmes ! C’est cela qui sera bizarre, pour cela, oui ! Il est vrai que tout est bizarre aujourd’hui. »

 

À cet instant précis, elle entendit patauger, non loin, dans la mare, et elle nagea de ce côté-là pour voir de quoi il s’agissait : elle crut d’abord que cela pouvait être un morse ou un hippopotame ; mais ensuite elle se rappela combien elle était, à présent, petite, et elle ne tarda pas à s’apercevoir que ce n’était qu’une souris qui avait glissé dans la mare, exactement comme elle.

 

« Est-ce que cela servirait à quelque chose, maintenant, pensa Alice, de parler à cette souris ? Tout est tellement extravagant dans ce souterrain, qu’elle est très probablement capable de parler : en tout cas, je peux toujours essayer. » Elle commença donc ainsi : « O Souris, sais-tu comment on peut sortir de cette mare ? Je suis lasse de nager par ici, ô Souris ! » (Alice estimait qu’il fallait s’adresser en ces termes à une souris : jamais encore elle ne s’était exprimée de la sorte, mais elle venait de se rappeler avoir lu dans la Grammaire Latine de son frère : « Une souris, d’une souris, à une souris, une souris, ô souris ! ») La Souris la regarda avec curiosité (Alice crut même la voir cligner l’un de ses petits yeux), mais elle ne répondit rien.

 

« Peut-être ne comprend-elle pas l’anglais, pensa Alice ; ce doit être une souris française, venue ici avec Guillaume le Conquérant. » (Malgré tout son savoir historique, Alice avait des idées très vagues sur la chronologie des événements.) En conséquence, elle dit : « Où est ma chatte² ? » ce qui était la première phrase de son manuel de français. La Souris bondit brusquement hors de l’eau, et tout son corps parut frissonner de terreur. « Oh, je te demande pardon ! s’écria aussitôt Alice, craignant d’avoir froissé la pauvre bête. J’avais complètement oublié que tu n’aimes pas les chats. »

 

2 En français, dans le texte original

 

« Que je n’aime pas les chats ! s’exclama la Souris d’une voix perçante et furieuse. Et toi, tu les aimerais, les chats, si tu étais à ma place ? »

 

« Ma foi, peut-être bien que non, répondit Alice d’un ton conciliant ; ne te mets pas en colère pour cela. Pourtant, je voudrais bien pouvoir te montrer notre chatte Dinah : je crois que tu te prendrais d’affection pour les chats si tu pouvais seulement la voir une fois. Elle est si pacifique, cette chère Dinah, continua la fillette, comme si elle parlait pour elle seule, en nageant paresseusement dans la mare. Elle reste assise au coin du feu, à ronronner si gentiment, tout en se léchant les pattes et en se lavant la figure ; et puis c’est si doux de la caresser ; enfin, elle est vraiment de première force pour attraper les souris… Oh ! je te demande pardon ! s’écria de nouveau Alice, car cette fois-ci, la Souris était toute hérissée, et la petite fille était sûre de l’avoir offensée gravement. Nous ne parlerons plus de ma chatte, puisque cela te déplaît. »

 

« Nous n’en parlerons plus ! s’écria la Souris qui tremblait jusqu’au bout de la queue. Comme si, moi, j’allais parler d’une chose pareille ! Dans notre famille, nous avons toujours exécré les chats : ce sont des créatures vulgaires, viles, répugnantes ! Ne t’avise plus de prononcer le mot : chat ! »

 

« Je m’en garderai bien ! » dit Alice qui avait hâte de changer de conversation. « Est-ce que tu… tu… aimes les… les… chiens ? » La Souris ne répondit pas, aussi Alice continua avec empressement : « Il y a près de chez nous un petit chien si charmant que j’aimerais bien pouvoir te le montrer ! Vois-tu, c’est un petit terrier à l’œil vif, avec, oh, de si longs poils bouclés ! Il rapporte tous les objets qu’on lui jette, il fait le beau pour quémander son dîner, et il fait tellement de tours que je ne m’en rappelle pas la moitié. Il appartient à un fermier qui dit que ce chien lui est si utile qu’il vaut plus de mille francs ! Il dit qu’il tue les rats et… Oh, mon Dieu ! s’écria Alice d’un ton chagrin, j’ai bien peur de l’avoir offensée une fois de plus ! » En effet, la Souris s’éloignait d’elle en nageant aussi vite que possible, et en soulevant une véritable tempête à la surface de la mare.

Alice l’appela doucement : « Ma petite Souris chérie ! Je t’en prie, reviens, et nous ne parlerons plus ni de chats ni de chiens, puisque tu ne les aimes pas ! » Quand la Souris entendit cela, elle fit demi-tour et nagea lentement vers Alice : son visage était tout pâle (de colère, pensa la petite fille), et elle déclara d’une voix basse et tremblante : « Regagnons la rive ; là, je te raconterai mon histoire ; tu comprendras alors pourquoi je déteste les chats et les chiens. »

 

Il était grand temps de partir, la mare se trouvant à présent fort encombrée par les oiseaux et les animaux qui y étaient tombés : il y avait un Canard, un Dodo, un Lori, un Aiglon, et plusieurs autres créatures bizarres. Alice montra le chemin, et toute la troupe gagna la terre à la nage.

 

CHAPITRE III Une course au « Caucus »³

 

Étrange troupe, en vérité, que celle qui s’assembla sur la rive : oiseaux aux plumes mouillées, animaux dont la fourrure collait au corps, tous trempés comme des soupes, mal à l’aise, et de mauvaise humeur.

 

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3 En anglais, Caucus Race : terme un peu méprisant ; il s’agit d’une réunion politique pour désigner un candidat aux élections ; peut être traduit par “course des politicards” ou “course à la candidature”.

 

Naturellement, la question la plus importante était de savoir comment se sécher : ils tinrent conseil à ce sujet, et, au bout de quelques minutes, Alice trouva tout naturel de bavarder familièrement avec eux, comme si elle les avait connus toute sa vie. En réalité, elle eut une longue discussion avec le Lori qui finit par bouder et se contenta de déclarer : « Je suis plus âgé que toi, je sais mieux que toi ce qu’il faut faire » ; mais Alice ne voulut pas admettre cela avant de connaître son âge, et, comme le Lori refusa catégoriquement de le dire, les choses en restèrent là.

 

Finalement, la Souris, qui semblait avoir de l’autorité sur eux, ordonna d’une voix forte : « Asseyez-vous, tous tant que vous êtes, et écoutez-moi ! Je vais vous sécher, moi, en deux temps et trois mouvements ! » Tous s’assirent aussitôt en formant un large cercle dont la Souris était le centre. Alice la regardait fixement d’un air inquiet, car elle était sûre d’attraper un mauvais rhume si elle ne se séchait pas très vite.

 

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Hum ! reprit la Souris d’un air important. « Tout le monde est prêt ? Voici la chose la plus aride que je connaisse. Faites silence, s’il vous plaît ! « Guillaume le Conquérant, à la cause duquel le pape était favorable, reçut bientôt la soumission des Anglais qui avaient besoin de chefs et qui étaient habitués depuis quelque temps à l’usurpation et à la conquête. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie… » »

 

« Pouah ! » s’exclama le Lori en frissonnant.

« Je te demande pardon ! » dit la Souris très poliment, mais en fronçant le sourcil. « Tu as dit quelque chose ? »

« Cela n’est pas moi ! » répliqua vivement le Lori.

« Ah ! j’avais cru t’entendre parler… Je continue : « Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie, se déclarèrent pour lui ; et Stigand lui-même, archevêque de Canterbury, bien connu pour son patriotisme, trouvant cela opportun… » »

« Trouvant quoi ? » demanda le Canard.

« Trouvant cela », répondit la Souris d’un ton plutôt maussade. « Je suppose que tu sais ce que « cela »veut dire. »

« Je sais ce que « cela » veut dire quand c’est moi qui le trouve, rétorqua le Canard. C’est généralement une grenouille ou un ver. La question est de savoir ce que trouva l’archevêque. »

 

La Souris fit semblant de ne pas avoir entendu cette question, et continua vivement : « « … trouvant cela opportun, accompagna Edgard Atheling à la rencontre de Guillaume pour offrir la couronne à ce dernier. Tout d’abord, l’attitude de Guillaume fut raisonnable ; mais l’insolence de ses Normands… » Comment te sens-tu à présent, ma petite ? » dit-elle en se tournant vers Alice.

 

« Plus mouillée que jamais, répondit la fillette d’une voix mélancolique : cela n’a pas l’air de me sécher le moins du monde. »

« Dans ce cas, déclara solennellement le Dodo en se levant, je propose que la réunion soit remise à une date ultérieure, et que nous adoptions sans plus tarder des mesures plus énergiques qui soient de nature à… »

« Parle plus simplement ! s’exclama l’Aiglon. Je ne comprends pas la moitié de ces grands mots, et, par-dessus le marché, je crois que tu ne comprends pas, toi non plus ! » Sur ces mots, il baissa la tête pour dissimuler un sourire ; on entendit nettement quelques oiseaux ricaner.

 « Ce que j’allais dire, reprit le Dodo d’un ton vexé, c’est que la meilleure chose pour nous sécher serait une course au « Caucus ». »

 

« Qu’est-ce que c’est qu’une course au « Caucus » ? » demanda Alice ; non pas qu’elle tînt beaucoup à le savoir, mais le Dodo s’était tu comme s’il estimait que quelqu’un devait prendre la parole, et personne n’avait l’air de vouloir parler.

« Ma foi, répondit-il, la meilleure façon d’expliquer ce que c’est qu’une course au Caucus, c’est de la faire. » (Et, comme vous pourriez avoir envie d’essayer vous-même, un jour d’hiver, je vais vous raconter comment le Dodo procéda.)

 

D’abord, il traça les limites d’une piste de courses à peu près circulaire (« la forme exacte n’a pas d’importance », dit-il) ; puis tous les membres du groupe se placèrent le long de la piste, au petit bonheur. Il n’y eut pas de : « Un, deux, trois, partez ! » Chacun se mit à courir quand il lui plut et s’arrêta de même, si bien qu’il fut assez difficile de savoir à quel moment la course était terminée. Néanmoins, lorsqu’ils eurent couru pendant une demi-heure environ et qu’ils furent tous bien secs de nouveau, le Dodo cria brusquement : « La course est finie ! » Sur quoi, ils s’attroupèrent autour de lui en demandant d’une voix haletante : « Mais qui a gagné ? »

 

Le Dodo ne put répondre à cette question avant d’avoir mûrement réfléchi, et il resta assis pendant un bon moment, un doigt sur le front (c’est dans cette position qu’on voit Shakespeare, la plupart du temps, sur les tableaux qui le représentent), tandis que les autres attendaient sans rien dire. Finalement, il déclara : « Tout le monde a gagné, et tous, nous devons recevoir des prix. »

« Mais qui va donner les prix ? » demandèrent les autres en chœur.

 « C’est elle, bien sûr », dit le Dodo, en montrant Alice du doigt ; et, immédiatement, tous s’attroupèrent autour d’elle, en criant tumultueusement : « Des prix ! Des prix ! »

 

Alice ne savait que faire. En désespoir de cause, elle mit la main à la poche, en tira une boîte de dragées (heureusement, l’eau salée n’y avait pas pénétré), et les distribua à la ronde, en guise de prix. Il y en avait exactement une pour chacun.

« Mais il faut qu’elle ait un prix, elle aussi », dit la Souris.

« Bien sûr, approuva le Dodo d’un ton très sérieux. Qu’as-tu encore dans ta poche ? » continua-t-il en se tournant vers Alice.

« Rien qu’un dé à coudre », répondit-elle tristement.

« Passe-le-moi », ordonna-t-il.

 

Une fois de plus, tous se pressèrent autour d’elle, tandis que le Dodo présentait solennellement le dé à Alice, en disant : « Nous te prions de bien vouloir accepter cet élégant dé à coudre ; » et, quand il eut achevé ce bref discours, les assistants poussèrent des acclamations.

Alice jugea tout cela parfaitement absurde, mais ils avaient l’air si sérieux qu’elle n’osa pas rire ; comme elle ne trouvait rien à répondre, elle se contenta de s’incliner et de prendre le dé, d’un air aussi grave que possible.

Il fallait à présent manger les dragées, ce qui n’alla pas sans beaucoup de bruit et de désordre : en effet, les gros oiseaux se plaignirent de ne pouvoir apprécier le goût des leurs, et les petits s’étranglèrent, si bien qu’on fut obligé de leur tapoter le dos. Cependant, tout finit par s’arranger ; ils s’assirent en cercle de nouveau, et prièrent la Souris de leur narrer autre chose.

« Tu m’avais promis, te souviens-tu, dit Alice, de me raconter ton histoire et de m’expliquer pourquoi tu détestes les Ch… et les Ch… », ajouta-t-elle à voix basse, craignant de la froisser une fois de plus.

« Elle est bien longue et bien triste ! » s’exclama la Souris en soupirant et en regardant sa queue.

 

« Il est exact qu’elle est très longue, déclara Alice, en regardant la queue, elle aussi, d’un air stupéfait, mais pourquoi la trouves-tu triste ? 4

  » Et, pendant que la Souris parlait, Alice continuait à se casser la tête à ce propos, de sorte que l’idée qu’elle se faisait de l’histoire ressemblait un peu à ceci…

 

Fury dit à une Souris,

Qu’il avait trouvée au logis :

« Allons devant le tribunal ;

Je te poursuis devant la loi.

Je n’accepte pas de refus ;  

Il faut que ce procès ait lieu,

Car ce matin, en vérité,

Je n’ai rien à faire de mieux. »

La souris répond au roquet :

« Mon cher monsieur, un tel procès,

Sans jury et sans juge,

Ne se peut pas, je le crains fort. »

« Je serai juge, je serai juré,

répondit le rusé Fury.

C’est moi qui rendrai le verdict

et te condamnerai à mort ».

 

4 Le texte original comporte un jeu de mots entre tale (histoire) et tail (queue), que le traducteur a essayé de rendre en modifiant légèrement la traduction littérale.

 

« Tu n’écoutes pas ! reprocha à Alice la Souris d’un ton sévère. À quoi penses-tu donc ? »

« Je te demande pardon, dit Alice très humblement. Tu en étais arrivée à la cinquième courbe, n’est-ce pas ? »

« Mais pas du tout ! s’exclama la Souris d’un ton furieux. Je n’étais pas encore au nœud de mon histoire ! »

« Il y a donc un nœud (5) quelque part ? demanda Alice, toujours prête à rendre service, en regardant anxieusement autour d’elle. Oh, je t’en prie, laisse-moi t’aider à le défaire ! »

                                  

 5 Le texte original comporte un jeu de mots entre “I had not !” et “knot !” (noeud), que le traducteur a essayé de rendre en modifiant légèrement la traduction littérale.

 

« Jamais de la vie ! rétorqua la Souris en se levant et en s’éloignant. Tu m’insultes en racontant des bêtises pareilles ! »

« Je ne l’ai pas fait exprès ! dit la pauvre Alice pour s’excuser. Mais, tu te froisses pour un rien, tu sais ! »

La Souris, en guise de réponse, se contenta de grogner.

 

« Je t’en prie, reviens et achève ton histoire ! » s’écria Alice. Et tous les autres s’exclamèrent en chœur : « Oui, nous t’en prions ! » Mais la Souris se contenta de hocher la tête avec impatience, en s’éloignant un peu plus vite.

 

« Quel dommage qu’elle n’ait pas voulu rester ! » déclara le Lori en soupirant, aussitôt qu’elle eut disparu ; et une vieille mère Crabe profita de l’occasion pour dire à sa fille : « Ah ! ma chérie ! Que ceci te serve de leçon et t’apprenne à ne jamais te mettre en colère ! » – « Tais-toi, m’man ! » répondit la petite d’un ton acariâtre. « Ma parole, tu ferais perdre patience à une huître ! »

 

« Ce que je voudrais avoir notre Dinah avec moi ! s’exclama Alice à haute voix, mais sans s’adresser à personne en particulier. Elle aurait vite fait de la ramener ! »

« Et qui est Dinah, si je puis me permettre de poser cette question ? » demanda le Lori.

Alice répondit avec empressement, car elle était toujours prête à parler de son animal favori : « Dinah est notre petite chatte. Elle n’a pas sa pareille pour attraper les souris, tu ne peux pas t’en faire une idée ! Et je voudrais que tu la voies quand elle chasse les oiseaux ! Elle avale un petit oiseau en un rien de temps ! »

 

Ces paroles causèrent une grande sensation dans l’assistance. Quelques oiseaux s’envolèrent sans plus attendre. Une vieille Pie commença à s’emmitoufler très soigneusement en marmottant : « Il faut absolument que je rentre ; l’air de la nuit me fait mal à la gorge ! » et un Canari cria à ses enfants d’une voix tremblante : « Partons, mes chéris ! Vous devriez être au lit depuis longtemps déjà ! » Sous des prétextes divers, tous s’éloignèrent, et, bientôt, Alice se trouva seule.

 

« Ce que je regrette d’avoir parlé de Dinah ! se dit-elle d’une voix mélancolique. Personne ici n’a l’air de l’aimer, et pourtant je suis sûre que c’est la meilleure chatte du monde ! Oh, ma Dinah chérie ! Je me demande si je te reverrai jamais » Là-dessus, la pauvre Alice se remit à pleurer, car elle se sentait très seule et découragée. Au bout d’un court moment, cependant, elle entendit dans le lointain un léger bruit de pas ; alors, elle leva des yeux avides, espérant vaguement que la Souris avait changé d’idée et revenait pour achever son histoire.

 

 

 

CHAPITRE IV Le lapin fait intervenir le petit Bill

 

C’était le Lapin Blanc qui revenait en trottant lentement et en jetant autour de lui des regards inquiets comme s’il avait perdu quelque chose ; Alice l’entendit murmurer : « La Duchesse ! La Duchesse ! Oh, mes pauvres petites pattes ! Oh, ma fourrure et mes moustaches ! Elle va me faire exécuter, aussi sûr que les furets sont des furets ! Où diable ai-je bien pu les laisser tomber ? » Alice devina sur-le-champ qu’il cherchait l’éventail et les gants de chevreau blancs, et, n’écoutant que son bon cœur, elle se mit à les chercher à son tour ; mais elle ne les trouva nulle part. Tout semblait changé depuis qu’elle était sortie de la mare : la grande salle, la table de verre et la petite clé avaient complètement disparu.

 

Bientôt le Lapin vit Alice en train de fureter partout, et il l’interpella avec colère : « Eh bien, Marie-Anne, que diable faites-vous là ? Filez tout de suite à la maison, et rapportez-moi une paire de gants et un éventail ! Allons, vite ! » Alice eut si peur qu’elle partit immédiatement à toutes jambes dans la direction qu’il lui montrait du doigt, sans essayer de lui expliquer qu’il s’était trompé.

 

« Il m’a pris pour sa bonne, se disait-elle tout en courant. Comme il sera étonné quand il saura qui je suis ! Mais je ferais mieux de lui rapporter son éventail et ses gants… du moins si j’arrive à les trouver. » Comme elle prononçait ces mots, elle arriva devant une petite maison fort coquette, sur la porte de laquelle se trouvait une plaque de cuivre étincelante où était gravé le nom : « LAPIN B. ». Elle entra sans frapper, puis monta l’escalier quatre à quatre, car elle avait très peur de rencontrer la véritable Marie-Anne et de se faire expulser de la maison avant d’avoir trouvé l’éventail et les gants.

 

« Comme cela me semble drôle, pensa Alice, de faire des commissions pour un lapin ! Après cela, je suppose que c’est Dinah qui m’enverra faire des commissions ! » Et elle commença à s’imaginer ce qui se passerait : « Mademoiselle Alice, venez tout de suite vous habiller pour aller faire votre promenade ! – J’arrive dans un instant, Mademoiselle ! Mais il faut que je surveille ce trou de souris jusqu’au retour de Dinah, pour empêcher la souris de sortir. » « Seulement, continua Alice, je ne crois pas qu’on garderait Dinah à la maison si elle se mettait à donner des ordres comme cela ! »

 

Elle était arrivée maintenant dans une petite chambre bien rangée, devant la fenêtre de laquelle se trouvait une table ; sur la table, comme elle l’avait espéré, il y avait un éventail et deux ou trois paires de minuscules gants de chevreau blancs : elle prit l’éventail et une paire de gants, et elle s’apprêtait à quitter la chambre quand son regard se posa sur une petite bouteille à côté d’un miroir. Cette fois, il n’y avait pas d’étiquette portant les mots : « BOIS-MOI », mais, cependant, elle déboucha la bouteille et la porta à ses lèvres. « Je sais qu’il arrive toujours quelque chose d’intéressant chaque fois que je mange ou que je bois quoi que ce soit, se dit-elle. Je vais voir l’effet que produira cette bouteille. J’espère bien qu’elle me fera grandir de nouveau, car, vraiment, j’en ai assez d’être, comme à présent, une créature minuscule ! »

 

Ce fut bien ce qui se produisit, et beaucoup plus tôt qu’elle ne s’y attendait : avant d’avoir bu la moitié du contenu de la bouteille, elle s’aperçut que sa tête était pressée contre le plafond, si bien qu’elle dut se baisser pour éviter d’avoir le cou rompu. Elle se hâta de remettre la bouteille à sa place, en disant : « Cela suffit comme cela… J’espère que je ne grandirai plus… Au point où j’en suis, je ne peux déjà plus sortir par la porte… Ce que je regrette d’avoir tant bu ! »

 

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Hélas ! les regrets étaient inutiles ! Elle continuait à grandir sans arrêt, et, bientôt, elle fût obligée de s’agenouiller sur le plancher : une minute plus tard, elle n’avait même plus assez de place pour rester à genoux, et elle essayait de voir si elle serait mieux en se couchant, un coude contre la porte, son autre bras replié sur la tête. Puis, comme elle ne cessait toujours pas de grandir, elle passa un bras par la fenêtre, mit un pied dans la cheminée, et se dit : « À présent je ne peux pas faire plus, quoi qu’il arrive. Que vais-je devenir ? »

 

Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique avait produit tout son effet et elle s’arrêta de grandir : malgré tout, elle était très mal à l’aise, et, comme elle semblait ne pas avoir la moindre chance de pouvoir sortir, un jour, de la petite chambre, il n’était pas surprenant qu’elle se sentît malheureuse.

 

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« C’était bien plus agréable à la maison, pensa la pauvre Alice ; on ne grandissait pas et on ne rapetissait pas à tout bout de champ, et il n’y avait pas de souris, ni de lapin, pour vous donner sans cesse des ordres. Je regrette presque d’être entrée dans ce terrier… Et pourtant… et pourtant… le genre de vie que je mène ici, est vraiment très curieux ! Je me demande ce qui a bien pu m’arriver ! Au temps où je lisais des contes de fées, je m’imaginais que ce genre de choses n’arrivait jamais, et voilà que je me trouve en plein dedans ! On devrait écrire un livre sur moi, cela, oui ! Quand je serai grande, j’en écrirai un… Mais je suis assez grande maintenant, ajouta-t-elle d’une voix désolée ; en tout cas, ici, je n’ai plus du tout de place pour grandir. »

 

« Mais alors, pensa Alice, est-ce que j’aurai toujours l’âge que j’ai aujourd’hui ? D’un côté ce serait bien réconfortant de ne jamais devenir une vieille femme… mais, d’un autre côté, avoir des leçons à apprendre pendant toute ma vie !… Oh ! je n’aimerais pas cela du tout ! »

 

« Ma pauvre Alice, ce que tu peux être sotte ! se répondit-elle. Comment pourrais-tu apprendre des leçons ici ? C’est tout juste s’il y a assez de place pour toi, et il n’y en a pas du tout pour un livre de classe ! »

 

Elle continua de la sorte pendant un bon moment, tenant une véritable conversation à elle seule, en faisant alternativement les questions et les réponses. Puis, au bout de quelques minutes, elle entendit une voix à l’extérieur de la maison, et se tut pour écouter.

 

« Marie-Anne ! Marie-Anne ! disait la voix. Apportez-moi mes gants tout de suite ! » Ensuite, Alice entendit un bruit de pas pressés dans l’escalier. Elle comprit que c’était le Lapin qui venait voir ce qu’elle devenait, et elle se mit à trembler au point d’ébranler toute la maison, car elle avait oublié qu’elle était à présent mille fois plus grosse que le Lapin et qu’elle n’avait plus aucune raison d’en avoir peur.

 

 

Bientôt le Lapin arriva à la porte et essaya de l’ouvrir ; mais, comme elle s’ouvrait vers l’intérieur, et comme le coude de la fillette était fortement appuyé contre le battant, cette tentative échoua. Alice entendit le Lapin qui disait : « Puisque ç’est ainsi, je vais faire le tour et entrer par la fenêtre. »

 

« Si tu crois cela, tu te trompes ! » pensa-t-elle. Après avoir attendu le moment où elle crut entendre le Lapin arriver juste sous la fenêtre, elle ouvrit brusquement la main et fit un grand geste comme pour attraper quelque chose. Elle n’attrapa rien, mais elle entendit un cri perçant, un bruit de chute et un fracas de verre brisé : d’où elle conclut que le Lapin avait dû tomber sur un châssis à concombres, ou quelque chose de ce genre.

 

Ensuite résonna une voix furieuse, celle du Lapin, en train de crier : « Pat ! Pat ! Où es-tu ? » Après quoi, une voix qu’elle ne connaissait pas répondit : « Je suis là, pour sûr ! En train d’arracher des pommes, vot’honneur ! »

« Ah ! vraiment, en train d’arracher des pommes ! répondit le Lapin, en colère. Arrive ici ! Viens m’aider à sortir de là ! » (Nouveau fracas de verre brisé.)

« Maintenant, dis-moi, Pat, que voit-on à la fenêtre ? »

« Pour sûr que c’est un bras, vot’honneur ! » (Il prononçait : brâââs).

« Un bras, imbécile ! Qui a jamais vu un bras de cette taille ? Ma parole, il bouche complètement la fenêtre ! »

« Pour sûr que c’est ben vrai, vot’honneur : mais, c’est un bras tout de même. »

 

« En tout cas, il n’a rien à faire là : va l’enlever ! »

 

Cette conversation fut suivie d’un long silence, et Alice n’entendit plus que quelques phrases à voix basse de temps à autre, telles que : « Pour sûr, j’aime pas cela, vot’honneur, du tout, du tout ! » – « Fais ce que je te dis, espèce de poltron ! » Finalement, Alice ouvrit la main de nouveau et fit encore un grand geste comme pour attraper quelque chose. Cette fois, il y eut deux petits cris perçants et un nouveau fracas de verre brisé. « Combien ont-ils donc de châssis à concombres ! pensa Alice. Je me demande ce qu’ils vont faire à présent ! Pour ce qui est de me faire sortir par la fenêtre, je souhaite seulement qu’ils puissent y arriver ! Je suis certaine de ne pas avoir envie de rester ici plus longtemps ! »

 

Pendant un moment, elle n’entendit plus rien ; puis vint le grondement sourd de petites roues de charrette et le bruit de plusieurs voix en train de parler en même temps. Elle distingua les phrases suivantes : « Où est l’autre échelle ? – Voyons, je ne pouvais en apporter qu’une ; c’est Bill qu’a l’autre. – Bill, amène-là ici, mon gars ! – Dressez-les à ce coin-ci. – Non, faut d’abord les attacher bout à bout ; elles n’arrivent pas à la moitié de la hauteur nécessaire. – Oh ! cela ira comme cela, ne fait pas le difficile. – Tiens, Bill, attrape-moi cette corde ! – Est-ce que le toit supportera son poids ? – Attention à cette ardoise qui s’est détachée ! – Cela y est, elle dégringole ! Gare là-dessous ! » (grand fracas.) « Qui a fait cela ? – C’est Bill, je pense. – Qui va descendre dans la cheminée ? – Moi, je ne marche pas ! Vas-y, toi ! – Si c’est comme cela, je n’y vais pas non plus ! – C’est Bill qui doit descendre. – T’entends, Bill ? le maître dit que tu dois descendre dans la cheminée ! »

 

« Ah, vraiment ! Bill doit descendre dans la cheminée ? pensa Alice. Ma parole, c’est à croire que tout retombe sur le dos de Bill ! Je ne voudrais pour rien au monde être à la place de Bill : cette cheminée est étroite, c’est vrai, mais je crois bien que j’ai la place pour donner un bon petit coup de pied ! »

 

Elle retira son pied de la cheminée aussi loin qu’elle le put, et attendit jusqu’au moment où elle entendit les griffes d’un petit animal (elle ne put deviner quelle sorte d’animal c’était) agripper les parois de la cheminée juste au-dessus d’elle ; alors, en se disant : « Voici Bill », elle donna un grand coup de pied, et prêta l’oreille pour savoir ce qui allait se passer.

 

D’abord elle entendit plusieurs voix qui s’exclamaient en chœur : « Voilà Bill qui s’envole ! » Puis la voix du Lapin seul : « Attrapez-le, vous, là-bas, près de la haie ! » Puis il y eut un silence, puis, à nouveau, un chœur de voix confuses : « Relevez-lui la tête. – Un peu d’eau-de-vie maintenant. – Ne l’étouffez pas. – Comment cela s’est-il passé, mon vieux ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Raconte-nous cela ! »

 

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Finalement, une petite voix faible et grinçante se fit entendre : (« Cela, c’est Bill », pensa Alice.) « Ma parole, je ne sais pas… Non, merci, j’en ai assez… Je me sens mieux maintenant… mais je suis encore trop troublé pour vous raconter… Tout ce que je sais, c’est que quelque chose m’est arrivé dessus comme un diable qui sort d’une boîte, et que je suis parti en l’air comme une fusée ! »

 

« Pour cela, oui, c’est ben ce que tu as fait, mon vieux ! » s’exclamèrent les autres.

 

« Il va falloir brûler la maison ! » dit la voix du Lapin ; « si jamais vous faites cela, je lance Dinah à vos trousses ! » s’écria Alice de toute la force de ses poumons.

 

Un silence de mort régna aussitôt, et elle pensa : « Je me demande ce qu’ils vont bien pouvoir inventer à présent ! S’ils avaient pour deux sous de bon sens, ils enlèveraient le toit. » Au bout d’une minute ou deux, ils recommencèrent à s’agiter, et Alice entendit le Lapin qui disait : « Une brouettée suffira pour commencer. »

 

« Une brouettée de quoi ? » se demanda Alice. Mais elle ne tarda pas à être fixée, car, une seconde plus tard, une grêle de petits cailloux s’abattit sur la fenêtre, et quelquesuns la frappèrent au visage. « Je vais mettre un terme à tout cela », se dit-elle, et elle s’écria : « Vous ferez bien de ne pas recommencer ! » ce qui amena, à nouveau, un silence de mort.

 

Alice remarqua, non sans surprise, que les cailloux, aussitôt qu’ils tombaient sur le plancher, se transformaient en petits gâteaux, et une idée lumineuse lui vint. « Si j’en mange un, pensa-t-elle, il va certainement me faire changer de taille ; et, comme il est impossible qu’il me fasse encore grandir, je suppose qu’il va me rendre plus petite. »

 

Elle avala donc un gâteau, et fut ravie de voir qu’elle commençait à rapetisser immédiatement. Dès qu’elle fut assez petite pour pouvoir, passer par la porte, elle sortit de la maison en courant et trouva, dehors, une foule de petits animaux et d’oiseaux qui attendaient. Bill, le pauvre petit Lézard, était au milieu du groupe, soutenu par deux cochons d’Inde qui lui faisaient boire le liquide d’un flacon. Tous se ruèrent dans la direction d’Alice dès qu’elle se montra ; mais elle s’enfuit à toutes jambes et se trouva bientôt en sécurité dans un bois touffu.

 

« La première chose que je dois faire, se dit-elle tout en marchant dans le bois à l’aventure, c’est retrouver ma taille normale ; la seconde, c’est de trouver le chemin qui mène à ce charmant jardin. Je crois que c’est un très bon plan. »

 

En vérité, ce plan semblait excellent, à la fois simple et précis ; la seule difficulté c’est qu’Alice n’avait pas la plus petite idée sur la manière de le mettre à exécution. Tandis qu’elle regardait autour d’elle avec inquiétude parmi les arbres, un petit aboiement sec juste au-dessus de sa tête lui fit lever les yeux en toute hâte.

 

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Un énorme chiot la regardait d’en haut avec de grands yeux ronds, et essayait de la toucher en tendant timidement une de ses pattes. « Pauvre petite bête ! » dit Alice d’une voix caressante, et elle faisait de gros efforts pour essayer de le siffler ; mais, en réalité, elle avait terriblement peur à l’idée qu’il pouvait avoir faim car, dans ce cas, il aurait pu tout aussi bien la dévorer, malgré ses cajoleries.

 

Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle ramassa un bout de bâton et le lui tendit ; alors le chiot fit un saut en l’air, avec les quatre pattes, en jappant de plaisir, puis il se jeta sur le bâton qu’il fit mine de vouloir mettre en pièces ; alors Alice s’esquiva derrière un grand chardon pour éviter d’être renversée ; mais, dès qu’elle se montra de l’autre côté du chardon, le petit chien se précipita de nouveau sur le bâton et fit la cabriole dans sa hâte de s’en emparer ; alors Alice, qui avait nettement l’impression de jouer avec un cheval de trait, et qui s’attendait à être piétinée d’un moment à l’autre, s’esquiva de nouveau derrière le chardon ; sur quoi, le chiot exécuta une série de courtes attaques contre le bâton, avançant très peu et reculant beaucoup chaque fois, sans cesser d’aboyer d’une voix rauque ; finalement il s’assit à une assez grande distance, haletant, la langue pendante, et ses grands yeux mi-clos.

 

Alice jugea qu’elle avait là une bonne occasion de se sauver ; elle partit sans plus attendre, et courut jusqu’à ce qu’elle fût épuisée, hors d’haleine, et que l’aboiement du chiot ne résonnât plus que très faiblement dans le lointain.

 

« Pourtant, quel charmant chiot c’était ! dit Alice, en s’appuyant contre un bouton d’or pour se reposer, et en s’éventant avec une de ses feuilles. J’aurais bien aimé lui apprendre à faire des tours si… si seulement j’avais eu la taille qu’il faut pour cela ! Oh ! Mon Dieu ! J’avais presque oublié que je dois grandir à nouveau ! Voyons… comment est-ce que je vais m’y prendre ? Je suppose que je devrais manger ou boire quelque chose ; mais la grande question est : quoi ? »

 

La grande question était certainement : quoi ? Alice regarda les fleurs et les brins d’herbe autour d’elle, sans rien voir qui ressemblât à la chose qu’il fallait manger ou boire, compte tenu des circonstances. Tout près d’elle se dressait un champignon à peu près de sa taille ; quand elle eut regardé sous le champignon, derrière le champignon, et des deux côtés du champignon, l’idée lui vint qu’elle pourrait également regarder ce qu’il y avait sur le dessus du champignon.

 

Elle se dressa sur la pointe des pieds, jeta un coup d’œil attentif, et son regard rencontra immédiatement celui d’une grosse chenille bleue, assise les bras croisés, fumant tranquillement un long narguilé, sans prêter la moindre attention à Alice ou à quoi que ce fût.

 

 

 

CHAPITRE V Les conseils de la Chenille

 

La Chenille et Alice se regardèrent un moment en silence : finalement, la Chenille retira son narguilé de sa bouche, puis s’adressant à elle d’une voix languissante et endormie :

« Qui es-tu ? » lui demanda-t-elle.

Ce n’était pas un début de conversation très encourageant. Alice répondit d’un ton timide : « Je… Je ne sais pas très bien, madame, du moins pour l’instant… Du moins, je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais je crois qu’on a dû me changer plusieurs fois depuis ce moment-là. »

« Que veux-tu dire par là ? demanda la Chenille d’un ton sévère. Explique-toi ! »

 

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« Je crains de ne pas pouvoir m’expliquer, madame, parce que je ne suis pas moi, voyez-vous ! »

« Non, je ne vois pas. » dit la Chenille.

« J’ai bien peur de ne pas pouvoir m’exprimer plus clairement, reprit Alice avec beaucoup de politesse, car, tout d’abord, je ne comprends pas moi-même ce qui m’arrive, et, de plus, cela vous brouille les idées de changer si souvent de taille dans la même journée. »

 « Allons donc ! » s’exclama la Chenille.

« Vous ne vous en êtes peut-être pas aperçue jusqu’à présent, continua Alice ; mais, quand vous serez obligée de vous transformer en chrysalide – cela vous arrivera un de ces jours, vous savez – puis en papillon, je suppose que cela vous paraîtra un peu bizarre, ne croyez-vous pas ? »

« Pas le moins du monde » répondit la Chenille.

« Eh bien, il est possible que cela ne vous fasse pas cet effet-là, dit Alice, mais, tout ce que je sais, c’est que cela me paraîtrait extrêmement bizarre, à moi. »

« À toi ! fit la Chenille d’un ton de mépris. Mais, qui es-tu, toi ? »

 

Ce qui les ramenait au début de leur conversation. Alice, un peu irritée de ce que la Chenille lui parlât si sèchement, se redressa de toute sa hauteur et déclara d’un ton solennel : « Je crois que c’est vous qui devriez d’abord me dire qui vous êtes. »

« Pourquoi ? » répliqua la Chenille.

La question était fort embarrassante ; comme Alice ne pouvait trouver une bonne raison, et comme la Chenille semblait être d’humeur très désagréable, elle lui tourna le dos et s’éloigna.

 

 « Reviens ! lui cria la Chenille. J’ai quelque chose d’important à te dire ! »

Ceci semblait plein de promesses, certainement : Alice fit demi-tour et revint.

« Reste calme », déclara la Chenille.

« C’est tout ? » demanda Alice, en maîtrisant sa colère de son mieux.

« Non », répondit la Chenille.

 

Alice pensa qu’elle pourrait aussi bien attendre, puisqu’elle n’avait rien d’autre à faire, et peut-être qu’après tout, la Chenille lui dirait quelque chose qui vaudrait la peine d’être entendu. Pendant quelques minutes, la Chenille fuma en silence, puis, finalement, elle décroisa ses bras, retira le narguilé de sa bouche, et dit : « Donc, tu crois que tu es changée, n’est-ce pas ? »

« J’en ai peur, madame. Je suis incapable de me rappeler les choses comme avant… et je ne conserve pas la même taille dix minutes de suite ! »

« Quelles sont les choses que tu ne peux pas te rappeler ? »

 « Eh bien, j’ai essayé de réciter : « Voyez comme la petite abeille… », mais c’est venu tout différent de ce que c’est en réalité ! » répondit Alice d’une voix mélancolique.

« Récite-moi : « Vous êtes vieux, Père William… (6)  » », ordonna la Chenille.

Alice joignit les mains et commença :

 

 « Vous êtes vieux, Père William, dit le jeune homme, Et vos cheveux sont devenus très blancs ; Sur la tête pourtant vous continuez à marcher Est-ce bien raisonnable, à votre âge, vraiment ? »      

                           

 6 Parodie d’un long poème ennuyeux et moralisateur que l’on obligeait les écoliers à apprendre du temps de Lewis Carroll.

 

 

 

« Dans ma jeunesse, répondit Père William à son fils, Je craignais que cela ne m’abîme le cerveau ; Mais, maintenant, je suis convaincu de ne pas en avoir, Je peux donc faire cet exercice, encore et encore. »

« Vous êtes vieux, dit le jeune, comme je vous l’ai déjà dit, Et vous êtes devenu extraordinairement gros ; Pourtant, vous franchissez la porte d’un saut périlleux arrière… Je vous en prie, quelle la raison de tout cela ? »

« Dans ma jeunesse, dit le vénérable, en remuant ses mèches grises, Je conservais la souplesse de mes membres Par la vertu de cet onguent : un shilling la boite ; Permets-moi de t’en vendre deux. »

« Vous êtes vieux, dit le jeune, et vos mâchoires sont trop faibles Pour tout ce qui est plus dur que le beurre ; Et pourtant vous avez mangé l’oie, avec le bec et les os… Je vous en prie, comment avez-vous réussi à faire cela ? »

« Dans ma jeunesse, dit le Père, je faisais dans le Droit, Et argumentais toutes les choses de la vie, avec ma femme ; La force musculaire que ma mâchoire a ainsi acquise, A duré toute ma vie. »

« Vous êtes vieux, dit le jeune, et nul ne pourrait supposer Que votre vue est aussi bonne que dans le temps ; Sur le bout de votre nez, pourtant, vous tenez en équilibre une anguille… Qu’est ce qui vous a fait si habile ? »

« J’ai répondu à trois questions, et cela suffit, Dit le père ; ne te donnes pas des airs ! Penses-tu que je peux écouter chaque jour de telles bêtises ? Files ! Ou je te fais descendre les escaliers avec mon pied ! »

 

« Cela n’est pas du tout cela », fit observer la Chenille.

« Pas tout à fait cela, j’en ai bien peur, dit Alice timidement. Il y a quelques mots qui ont été changés ».

« C’est faux du début à la fin », affirma la Chenille d’un ton sans réplique, et il y eut quelques minutes de silence.

 

La Chenille fut la première à reprendre.

« Quelle taille veux-tu avoir ? »

« Oh ! je ne suis pas particulièrement difficile pour ce qui est de la taille, répondit vivement Alice. Ce que je n’aime pas, c’est d’en changer si souvent, voyez-vous »

« Non, je ne vois pas », répondit la Chenille.

 

Alice garda le silence : de toute sa vie, jamais elle n’avait été contredite tant de fois, et elle sentait qu’elle allait perdre son sang-froid.

 

« Es-tu satisfaite de ta taille actuelle ? » demanda la Chenille.

« Ma foi, si vous n’y voyiez pas d’inconvénient, j’aimerais bien être un tout petit peu plus grande ; huit centimètres de haut, c’est vraiment une bien piètre taille. »

« Moi, je trouve que c’est une très bonne taille ! » répliqua la Chenille d’un ton furieux, en se dressant de toute sa hauteur (elle mesurait exactement huit centimètres.).

« Mais, moi, je n’y suis pas habituée ! » dit Alice d’une voix pitoyable, afin de s’excuser. Et elle pensa : « Je voudrais bien que toutes ces créatures ne se vexent pas si facilement ! »

 

« Tu t’y habitueras à la longue », affirma la Chenille ; après quoi, elle porta le narguilé à sa bouche et se remit à fumer.

Cette fois Alice attendit patiemment qu’il lui plût de reprendre la parole. Au bout d’une ou deux minutes, la Chenille retira le narguilé de sa bouche, bâilla une ou deux fois, et se secoua. Puis, elle descendit du champignon et s’éloigna dans l’herbe en rampant, après avoir prononcé ces simples mots en guise d’adieu : « Un côté te fera grandir, l’autre côté te fera rapetisser. »

« Un côté de quoi ? L’autre côté de quoi ? » pensa Alice.

« Du champignon », dit la Chenille, exactement comme si Alice eût posé ses questions à haute voix ; après quoi, elle disparut.

 

Alice regarda pensivement le champignon pendant une bonne minute, en essayant de distinguer où se trouvaient les deux côtés ; mais, comme il était parfaitement rond, le problème lui parut bien difficile à résoudre. Néanmoins, elle finit par étendre les deux bras autour du champignon aussi loin qu’elle le put, et en détacha du bord, un morceau de chaque main.

 

« Et maintenant, lequel des deux est le bon ? » se dit-elle en grignotant un petit bout du morceau qu’elle tenait dans sa main droite, pour voir l’effet produit ; l’instant d’après, elle ressentit un coup violent sous le menton : il venait de heurter son pied !

Terrifiée par ce changement particulièrement soudain, elle comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, car elle rapetissait rapidement ; aussi, elle entreprit de manger un peu de l’autre morceau. Son menton était tellement comprimé contre son pied qu’elle avait à peine assez de place pour ouvrir la bouche ; mais elle finit par y arriver et parvint à avaler un fragment du morceau qu’elle tenait dans sa main gauche.

 

« Enfin ! ma tête est dégagée ! » s’exclama-t-elle d’un ton ravi ; mais, presque aussitôt, son ravissement se transforma en vive inquiétude lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne retrouvait nulle part ses épaules : tout ce qu’elle pouvait voir en regardant vers le bas, c’était un cou d’une longueur démesurée, qui semblait se dresser comme une tige, au-dessus d’un océan de feuilles vertes, bien loin au-dessous d’elle.

« Qu’est-ce que c’est que toute cette verdure ? poursuivit Alice. Et où donc sont passées mes épaules ? Oh ! mes pauvres mains, comment se fait-il que je ne puisse pas vous voir ? » Elle les remuait tout en parlant, mais sans obtenir d’autre résultat que d’agiter légèrement les feuillages lointains.

 

Comme elle semblait n’avoir aucune chance de pouvoir porter ses mains à sa tête, elle essaya d’amener sa tête jusqu’à elles, et elle fut enchantée de découvrir que son cou se tordait aisément dans toutes les directions, comme un serpent. Elle venait juste de réussir à le courber vers le sol en décrivant un gracieux zigzag, et elle s’apprêtait à plonger au milieu des feuillages, dont elle découvrait qu’ils n’étaient autres que les cimes des arbres sous lesquels elle s’était promenée quelque temps plus tôt, lorsqu’un sifflement aigu la fit reculer en toute hâte : un gros pigeon s’était jeté de plein fouet sur son visage, et la frappait violemment de ses ailes.

 

« Serpent (7)   ! » criait le Pigeon. « Mais je ne suis pas un serpent ! riposta Alice d’un ton indigné. Laissez-moi donc tranquille ! »

« Serpent, je le répète ! » continua le Pigeon d’une voix plus calme. Puis il ajouta, avec une sorte de sanglot : « J’ai tout essayé, mais rien ne semble les satisfaire ! »

 

« Je ne comprends pas du tout de quoi vous parlez », dit Alice.

« J’ai essayé les racines d’arbres, j’ai essayé les talus, j’ai essayé les haies, continua le Pigeon, sans prêter attention à elle. Mais ces serpents ! Impossible de les satisfaire ! »

Alice était de plus en plus intriguée ; cependant elle pensa qu’il était inutile de prononcer un mot de plus avant que le Pigeon eût fini de parler.

« Comme si je n’avais pas assez de mal à couver les œufs, poursuivit-il ; il faut encore que je reste nuit et jour sur le qui-vive à cause de ces serpents ! Ma parole, voilà trois semaines que je n’ai pas fermé l’œil une seule seconde ! »

 

7 Le mot anglais employé est “serpent”, qui désigne le serpent du démon, par opposition à “snake”, le mot usuel pour serpent.

 

« Je suis navrée que vous ayez des ennuis », dit Alice qui commençait à comprendre.

« Et juste au moment où j’avais pris l’arbre le plus haut du bois, continua le Pigeon, dont la voix monta jusqu’à devenir un cri aigu, juste au moment où je croyais être enfin débarrassé d’eux, voilà qu’ils descendent du ciel en se tortillant ! Pouah ! Sale serpent ! »

« Mais je vous répète que je ne suis pas un serpent ! Je suis… je suis… »

« Eh bien ! Dites-moi ce que vous êtes ! dit le Pigeon. Je vois bien que vous essayez d’inventer quelque chose ! »

« Je… je suis une petite fille », dit Alice d’une voix hésitante, car elle se rappelait tous les changements qu’elle avait subis ce jour-là.

« Comme c’est vraisemblable ! s’exclama le Pigeon d’un ton profondément méprisant. J’ai vu pas mal de petites filles dans ma vie, mais aucune n’avait un cou pareil ! Non, non ! Vous êtes un serpent, inutile de le nier. Je suppose que vous allez me raconter aussi que vous n’avez jamais goûté à un œuf ! »

« J’ai certainement goûté à des œufs, répliqua Alice, qui était une enfant très franche ; mais, voyez-vous, les petites filles mangent autant d’œufs que les serpents. »

« Je n’en crois rien, dit le Pigeon. Pourtant, si c’est vrai, alors les petites filles sont une espèce de serpent, c’est tout ce que je peux dire. »

 

Cette idée était tellement nouvelle pour Alice qu’elle resta sans mot dire pendant une ou deux minutes, ce qui donna au Pigeon l’occasion d’ajouter : « Je sais très bien que vous cherchez des œufs ; dans ces conditions, qu’est-ce que cela peut me faire que vous soyez une petite fille ou un serpent ? »

« Cela me fait beaucoup, à moi, dit Alice vivement. Mais il se trouve justement que je ne cherche pas d’œufs ; d’ailleurs, si j’en cherchais, je ne voudrais pas de vos œufs à vous : je ne les aime pas lorsqu’ils sont crus. »

« Eh bien, allez-vous-en, alors ! » grommela le Pigeon d’un ton maussade, en s’installant de nouveau dans son nid. Alice s’accroupit parmi les arbres non sans peine, car son cou s’empêtrait continuellement dans les branches, et, de temps en temps, elle était obligée de s’arrêter pour le dégager. Au bout d’un moment, elle se rappela qu’elle tenait encore dans ses mains les deux morceaux de champignon ; alors elle se mit prudemment à la besogne, grignotant tantôt l’un, tantôt l’autre, parfois devenant plus grande, parfois devenant plus petite, jusqu’à ce qu’elle eût réussi à retrouver sa taille habituelle.

 

Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas approché de cette taille normale, qu’elle se sentit d’abord toute drôle ; mais elle s’y habitua en quelques minutes, et commença à parler toute seule, selon son habitude : « Et voilà ! j’ai réalisé la moitié de mon plan ! Comme tous ces changements sont déconcertants ! D’une minute à l’autre je ne sais jamais ce que je vais être ! En tout cas j’ai retrouvé ma taille normale ; reste maintenant à pénétrer dans le beau jardin, et cela, je me demande comment je vais m’y prendre. » En disant cela, elle arriva brusquement dans une clairière où se trouvait une petite maison haute d’un mètre vingt environ. « Quels que soient les gens qui habitent ici, pensa Alice, cela ne serait pas à faire de leur rendre visite, grande comme je suis : ils en mourraient de peur, c’est sûr ! » Elle se remit donc à grignoter le morceau qu’elle tenait dans sa main droite, et ne s’aventura près de la petite maison que lorsqu’elle eut ramené sa taille à vingt centimètres.

 

 

 

CHAPITRE VI Porc et poivre

 

Pendant une ou deux minutes elle resta à regarder la maison en se demandant ce qu’elle allait faire, lorsque, soudain, un valet de pied en livrée sortit du bois en courant (elle se dit que c’était un valet de pied parce qu’il était en livrée : mais à en juger seulement d’après son visage, elle l’aurait plutôt pris pour un poisson), et frappa très fort à la porte de ses doigts repliés. Celle-ci fut ouverte par un autre valet de pied en livrée, au visage tout rond, aux gros yeux saillants comme ceux d’une grenouille ; Alice remarqua que les deux laquais avaient le crâne recouvert d’une chevelure poudrée et toute en boucles. Elle se sentait très curieuse de savoir de quoi il s’agissait, et elle se glissa un peu hors du bois pour écouter.

 

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Le Valet de pied-Poisson commença par prendre sous son bras une immense lettre, presque aussi grande que lui, puis il la tendit à l’autre en disant d’un ton solennel : « Pour la Duchesse. Une invitation de la Reine à une partie de croquet. » Le Valet de pied-Grenouille répéta du même ton solennel, mais en changeant un peu l’ordre des mots : « De la Reine. Une invitation à une partie de croquet pour la Duchesse. »

Puis tous deux s’inclinèrent très bas, et leurs boucles s’entremêlèrent.

Alice se mit à rire si fort à ce spectacle qu’elle fut obligée de regagner le bois en courant, de peur d’être entendue ; quand elle se hasarda, à nouveau, à jeter un coup d’œil, le Valet de pied-Poisson était parti, et l’autre était assis sur le sol près de la porte, à regarder fixement le ciel d’un air stupide.

 

Alice alla timidement jusqu’à la porte et frappa.

 « Ce n’est pas la peine de frapper, dit le Valet de pied, et cela pour deux raisons. La première, c’est que je suis du même côté de la porte que toi ; la seconde, parce qu’il y a tellement de bruit à l’intérieur que personne ne peut t’entendre. » En effet, un vacarme vraiment extraordinaire retentissait dans la maison : un bruit continu de hurlements et d’éternuements, ponctué de temps à autre par un grand fracas, comme si on brisait un plat ou une marmite en mille morceaux.

« En ce cas, déclara Alice, pouvez-vous, je vous prie, me dire comment je dois faire pour entrer ? »

 

« Il y aurait, peut-être, quelque sens à frapper à la porte, continua le Valet de pied sans prêter attention aux paroles d’Alice, si cette dernière était entre nous. Par exemple, si tu étais à l’intérieur, tu pourrais frapper, et moi, vois-tu, je pourrais te faire sortir. » Il ne cessait pas de regarder le ciel tout en parlant, ce qu’Alice trouvait parfaitement impoli. « Après tout, pensa-t-elle, peut-être qu’il ne peut pas faire autrement ; il a les yeux si près du haut de la tête. Mais, du moins, il pourrait répondre aux questions qu’on lui pose. » – « Comment dois-je faire pour entrer ? » répéta-t-elle à haute voix.

« Je vais, déclara le Valet de pied, rester assis ici jusqu’à demain… »

À cet instant, la porte de la maison s’ouvrit, et une grande assiette fendit l’air, droit vers la tête du Valet de pied ; elle lui effleura le nez pour se briser enfin contre un des arbres qui se trouvaient derrière lui.

 « … ou après-demain, peut-être », continua-t-il sur le même ton, exactement comme si rien ne s’était passé.

« Comment dois-je faire pour entrer ? » demanda Alice, en élevant la voix.

« Faut-il vraiment que tu entres ? riposta-t-il. Voilà la première question à poser. »

Cela ne faisait aucun doute, mais Alice n’aimait pas qu’on lui parla ainsi.

« La façon dont toutes ces créatures discutent est vraiment insupportable, murmura-t-elle. Il y a de quoi vous rendre folle ! »

Le Valet de pied dut penser que c’était le bon moment pour répéter sa remarque, avec des variantes :

« Je resterai assis ici sans désemparer, dit-il, pendant des jours et des jours.

– Mais moi, que dois-je faire ? » demanda Alice.

« Ce que tu voudras », répondit-il en se mettant à siffler.

« Oh ! il est inutile de lui parler ! s’exclama Alice en désespoir de cause : il est complètement idiot ! »

Sur ces mots, elle ouvrit la porte et entra.

 

La porte donnait directement sur une grande cuisine, complètement enfumée ; la Duchesse, assise sur un tabouret à trois pieds, était en train de bercer un bébé ; la cuisinière, penchée au-dessus du feu, remuait le contenu d’un grand chaudron, qui paraissait rempli de soupe.

 

« Il y a certainement trop de poivre dans cette soupe ! » parvint à dire Alice, tout en éternuant tant qu’elle pouvait.

Il y en avait certainement beaucoup trop dans l’air. La Duchesse elle-même éternuait de temps à autre ; le bébé éternuait et braillait alternativement, sans interruption. Les seuls occupants de la cuisine qui n’éternuaient pas étaient la cuisinière et un gros chat, allongé devant l’âtre, qui souriait jusqu’aux oreilles.

 

« S’il vous plaît, madame, demanda Alice assez timidement, car elle n’était pas très sûre qu’il fût très poli de parler la première, pourriez-vous me dire pourquoi votre chat sourit comme cela ?

– C’est un chat du Cheshire, voilà pourquoi (8), répondit la Duchesse. Cochon ! »

Elle prononça ce dernier mot avec une violence si soudaine qu’Alice sursauta ; mais, l’instant d’après, elle vit que le mot s’adressait au bébé, et non pas à elle, c’est pourquoi elle reprit courage et continua :

« Je ne savais pas que les chats du Cheshire souriaient toujours ; en fait, je ne savais pas que les chats étaient capables de sourire.

– Ils en sont tous capables, et la plupart d’entre eux, le font.

 

– Je ne savais pas qu’il y en eût un seul au monde capable de le faire », dit Alice très poliment, tout heureuse de voir que la conversation était engagée.

« Tu n’as pas vu grand-chose, c’est un fait. »

 

Le ton de cette remarque déplut beaucoup à Alice qui pensa qu’il vaudrait peut-être mieux passer à un autre sujet. Pendant qu’elle essayait d’en trouver un, la cuisinière retira le chaudron du feu, puis se mit immédiatement à jeter sur la Duchesse et sur le bébé tout ce qui lui tomba sous la main : d’abord vinrent la pelle, les pincettes et le tisonnier ; ensuite, ce fut une averse de casseroles, d’assiettes et de plats. La Duchesse ne faisait aucune attention à ces objets, même lorsqu’ils la frappaient ; quant au bébé, il hurlait déjà si fort qu’il était parfaitement impossible de savoir si les coups lui faisaient mal ou non.

 

8 Voir l’expression to grin as a Cheshire cat (avoir un sourire fendu jusqu’aux oreilles comme un chat du Cheshire) ; certains fromages du Cheshire, province où est né l’auteur, étaient moulés en forme de chats grimaçants.

 

 

« Oh, je vous en supplie, prenez garde à ce que vous faites ! » s’écria Alice en bondissant d’inquiétude et de terreur. « Oh ! cela y est, cette fois c’est son pauvre petit nez ! » ajouta-t-elle en voyant une casserole particulièrement volumineuse effleurer le visage du bébé.

« Si chacun s’occupait de ses affaires, grommela la Duchesse d’une voix rauque, la terre tournerait beaucoup plus vite qu’elle ne le fait.

– Ce qui ne nous avancerait à rien, dit Alice tout heureuse d’étaler un peu de ses connaissances. Pensez au désordre que cela amènerait dans la succession du jour et de la nuit ! Voyez-vous, la terre tourne sur elle-même pendant vingt-quatre heures sans relâche…

– À propos de hache, dit la Duchesse, coupez-lui donc la tête ! »

 

Alice jeta un coup d’œil anxieux vers la cuisinière ; pour voir si elle avait l’intention prendre l’ordre au pied de la lettre ; mais elle était fort occupée à remuer la soupe, et n’avait pas l’air d’écouter. Alice se hasarda donc à poursuivre :

 « Du moins, il me semble bien que c’est vingt-quatre ; ou bien est-ce douze ? Je…

– Oh, ne m’embête pas avec tes chiffres ! s’écria la Duchesse. Je n’ai jamais pu supporter les chiffres ! »

 

Là-dessus elle se remit à bercer son enfant, tout en lui chantant une espèce de berceuse et en le secouant violemment à la fin de chaque vers :

 

 « Parle durement à ton petit garçon,

Et bats-le lorsqu’il éternue :

Il fait cela uniquement parce que c’est un polisson,

et qu’il sait que cela nous tue. » (9)

 

CHŒUR (auquel se joignent la cuisinière et le bébé)

 « Hou ! hou ! hou ! »

 

Pendant tout le temps que la Duchesse chantait la seconde strophe de la chanson, elle n’arrêta pas de ballotter violemment le bébé de haut en bas, et le pauvre petit hurlait si fort qu’Alice put à peine distinguer les paroles :

 « Je parle durement à mon garnement, Je le bats lorsqu’il éternue ; Car il peut aimer complètement Le poivre, que dans ses narines, j’insinue. »    

                             

 9 Parodie du poème écrit en 1849 par David Bates

 

CHŒUR

 « Hou ! hou ! hou ! »

 

« Tiens, tu peux le bercer un peu, si tu veux ! dit la Duchesse à Alice en lui jetant le bébé comme un paquet. Il faut que j’aille m’apprêter pour la partie de croquet de la Reine ! » Et elle sortit vivement de la pièce. La cuisinière lui lança une poêle à frire au moment où elle franchissait la porte, et la manqua de peu.

Alice eut du mal à saisir le bébé qui avait une forme bizarre, et qui étendait bras et jambes dans toutes les directions, « exactement comme une étoile de mer », pensa-t-elle. Le pauvre petit grognait aussi bruyamment qu’une machine à vapeur quand elle l’attrapa, et ne cessait de se tortiller comme un ver, si bien que, pendant les deux premières minutes, tout ce qu’elle put faire fut de l’empêcher de tomber.

 

Dès qu’elle eut compris comment il fallait s’y prendre pour le tenir (c’est-à-dire en faire une espèce de nœud, puis le saisir ferme par l’oreille droite et par le pied gauche pour l’empêcher de se dénouer), elle l’emporta en plein air. « Si je n’emmène pas cet enfant avec moi, songea-t-elle, elles ne manqueront pas de le tuer d’ici un jour ou deux ; ce serait un véritable crime que de l’abandonner ici. » Elle prononça ces derniers mots à haute voix, et le bébé poussa en réponse un petit grognement (il avait cessé d’éternuer à présent). « Ne grogne pas, dit Alice, cela n’est pas une façon convenable de s’exprimer. »

 

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Le bébé poussa un second grognement, et elle le regarda bien en face d’un air inquiet pour voir quel était le problème. Sans aucun doute son nez extrêmement retroussé ressemblait davantage à un groin qu’à un nez véritable ; d’autre part, ses yeux étaient bien petits pour des yeux de bébé ; dans l’ensemble, l’aspect de ce nourrisson déplaisait beaucoup à Alice. « Mais peut-être, étaient-ce uniquement ses sanglots », pensa-t-elle ; et elle examina ses yeux de très près pour voir s’il y avait des larmes.

Non, il n’y en avait pas. « Si jamais tu te transformes en cochon, mon chéri, déclara Alice d’un ton sérieux, je ne m’occuperai plus de toi. Fais attention à mes paroles ! » Le pauvre petit sanglota de nouveau (ou grogna, puisqu’il était impossible de faire la différence), et tous deux poursuivirent leur route quelque temps en silence.

 

Alice commençait à se dire : « Que vais-je faire de cette créature quand je l’aurai amenée à la maison ? » lorsque le bébé poussa un nouveau grognement, si fort, cette fois, qu’elle examina à nouveau son visage avec inquiétude. Il n’y avait pas moyen de s’y tromper, cette fois : c’était bel et bien un cochon, et elle sentit qu’il serait parfaitement absurde de le porter plus loin.

 

Elle déposa donc la petite créature sur le sol et fut soulagée de le trottiner tranquillement vers le bois, où il pénétra. « S’il avait grandi, se dit-elle, ç’aurait fait un enfant horriblement laid ; mais je trouve que cela fait un assez joli cochon. » Elle se mit à penser aux autres enfants de sa connaissance qui auraient fait de très jolis cochons, et elle était en train de songer : « Si seulement on savait comment s’y prendre pour les transformer… » lorsqu’elle sursauta légèrement en voyant le Chat du Cheshire assis sur une branche d’arbre à quelques mètres d’elle.

 

Le Chat se contenta de sourire en voyant Alice. Elle lui trouva l’air fort aimable ; pourtant, il avait des griffes extrêmement longues et un très grand nombre de dents ; aussi, elle sentit qu’elle devait le traiter avec respect.

 

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 « Minet du Cheshire… », commença-t-elle assez timidement, car elle ne savait pas trop si ce nom lui plairait. Le Chat se contenta de sourire plus largement. « Allons, jusqu’ici il est satisfait, pensa Alice, qui continua : Voudriez-vous me dire, s’il vous plaît, quel chemin je dois prendre pour m’en aller d’ici ?

– Cela dépend beaucoup de l’endroit où tu veux aller, répondit le chat.

– Peu m’importe l’endroit… dit Alice.

– En ce cas, peu importe la route que tu prendras, répliqua-t-il.

–… pourvu que j’arrive quelque part, ajouta Alice en guise d’explication.

– Oh, tu ne manqueras pas d’arriver quelque part, si tu marches assez longtemps. »

 

Alice comprit que c’était indiscutable ; en conséquence elle essaya une autre question : « Quelle espèce de gens trouve-t-on dans ces parages ?

– Dans cette direction-ci, répondit le Chat, en faisant un vague geste de sa patte droite, habite un Chapelier ; et dans cette direction-là (il fit un geste de sa patte gauche), habite un Lièvre de Mars. Tu peux aller rendre visite à l’un ou à l’autre : ils sont fous tous les deux. (10)

 – Mais je ne veux pas aller parmi les fous, fit remarquer Alice.

– Impossible de faire autrement, dit le Chat ; nous sommes tous fous ici. Je suis fou. Tu es folle.

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 10 Allusion à deux expressions anglaises : to be mad as a hatter (être fou comme un chapelier ou travailler du chapeau) et : to be mad as a March hare (être fou comme un lièvre de Mars). La première expression serait due au fait que les vapeurs de mercure employé autrefois dans le traitement des feutres des chapeaux pouvaient finir par rendre fou ; la seconde au fait que le lièvre devient quasiment fou lors de la saison des amours, vers le mois de mars.

 

– Comment savez-vous que je suis folle ? demanda Alice.

– Tu dois l’être, répondit le Chat, autrement tu ne serais pas venue ici. »

Alice pensait que ce n’était pas une preuve suffisante, mais elle continua : « Et comment savez-vous que vous êtes fou ?

– Pour commencer, dit le Chat, est-ce que tu m’accordes qu’un chien n’est pas fou ?

– Sans doute.

– Eh bien, vois-tu, continua le Chat, tu remarqueras qu’un chien gronde lorsqu’il est en colère, et remue la queue lorsqu’il est content. Or, moi, je gronde quand je suis content, et je remue la queue quand je suis en colère. Donc, je suis fou.

– Moi j’appelle cela ronronner, pas gronder, objecta Alice.

– Appelle cela comme tu voudras, dit le Chat. Est-ce que tu es de la partie de croquet de la Reine, cet après-midi ?

 

– Je voudrais bien, répondit Alice, mais je n’ai pas encore été invitée.

– Tu m’y verras », dit le Chat et il disparut.

 

Alice ne s’en étonna guère, tellement elle était habituée à voir se passer des choses bizarres. Pendant qu’elle regardait l’endroit où le Chat s’était trouvé, il réapparut.

« À propos, fit-il, qu’est devenu le bébé ? J’allais oublier de te le demander.

– Il s’est transformé en cochon », répondit Alice d’une voix calme, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

« Cela ne m’étonne pas », déclara le Chat, et il disparut à nouveau.

Alice attendit encore un peu, dans l’espoir de le voir réapparaître, mais il n’en fit rien, et, au bout d’une ou deux minutes, elle s’en alla vers l’endroit où on lui avait dit qu’habitait le Lièvre de Mars. « J’ai déjà vu des chapeliers, se dit-elle ; le Lièvre de Mars sera beaucoup plus intéressant à voir, et, comme nous sommes en mai, peut-être qu’il ne sera pas fou furieux… ; du moins peut-être sera-t-il moins fou qu’il ne l’était en mars. » Comme elle prononçait ces mots, elle leva les yeux, et voilà qu’elle aperçut à nouveau le Chat, assis sur une branche.

 

« Est-ce que tu as dit : « cochon », ou « cocon » ? demanda-t-il.

– J’ai dit « cochon », répondit Alice ; et je voudrais bien que vous n’apparaissiez pas et ne disparaissiez pas si brusquement : cela me fait tourner la tête.

– C’est bon », dit le Chat ; et, cette fois, il disparut très lentement, en commençant par le bout de la queue et en finissant par le sourire, qui persista un bon bout de temps après que le reste de l’animal eut disparu.

 

« Ma parole ! pensa Alice, j’ai souvent vu un chat sans un sourire, mais jamais un sourire sans un chat !… C’est la chose la plus curieuse que j’aie jamais vue de ma vie ! »

 

Avant d’être allée bien loin, elle aperçut la maison du Lièvre de Mars : du moins elle pensa que c’était bien sa maison parce que les cheminées étaient en forme d’oreilles, et que le toit était couvert de fourrure en guise de chaume. La maison semblait si grande qu’Alice n’osa pas approcher avant d’avoir grignoté un peu du morceau de champignon qu’elle tenait à la main gauche et d’avoir atteint soixante centimètres environ. Même alors, elle reprit son chemin assez timidement, tout en se disant : « Et s’il est fou furieux, après tout ? Je regrette presque de ne pas être allée voir le Chapelier ! »

 

 

 

CHAPITRE VII Un thé chez les fous

 

Sous un arbre, devant la maison, se trouvait une table servie où le Lièvre de Mars et le Chapelier étaient en train de prendre le thé ; un Loir, qui dormait profondément, était assis entre eux, et les deux autres appuyaient leurs coudes sur lui comme sur un coussin en parlant par-dessus sa tête. « C’est bien incommode pour le Loir, pensa Alice ; mais, comme il dort, je suppose que cela lui est égal. »

 

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La table était très grande ; pourtant tous trois se serraient l’un contre l’autre à un même coin. « Pas de place ! Pas de place ! » s’écrièrent-ils en voyant Alice. « Il y a de la place à revendre ! » répondit-t-elle avec indignation, et elle s’assit dans un grand fauteuil à un bout de la table.

 « Prends donc un peu de vin », proposa le Lièvre de Mars d’un ton encourageant.

 

Alice promena son regard tout autour de la table, mais elle n’aperçut que du thé. « Je ne vois pas de vin, fit-elle observer.

– Il n’y en a pas, dit le Lièvre de Mars.

– En ce cas, ce n’est pas très poli de votre part de m’en offrir, répliqua Alice d’un ton furieux.

– Ce n’est pas très poli de ta part de t’asseoir sans y être invitée, riposta le Lièvre de Mars.

– Je ne savais pas que c’était votre table, répondit Alice ; elle est mise pour plus de trois personnes.

– Tu as besoin de te faire couper les cheveux, déclara le Chapelier. » Il y avait un bon moment qu’il la regardait avec beaucoup de curiosité, et c’étaient les premières paroles qu’il prononçait.

« Vous ne devriez pas faire d’allusions personnelles », répliqua Alice sévèrement ; c’est extrêmement grossier. »

 

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Le Chapelier ouvrit de grands yeux en entendant cela ; mais il se contenta de demander :

« Pourquoi est-ce qu’un corbeau ressemble à un bureau ? »

« Parfait, nous allons nous amuser ! pensa Alice. Je suis contente qu’ils aient commencé à poser des devinettes… – Je crois que je peux deviner cela », ajouta-t-elle à haute voix.

– Veux-tu dire que tu penses pouvoir trouver la réponse ? demanda le Lièvre de Mars.

– Exactement.

– En ce cas, tu devrais dire ce que tu penses.

– Mais c’est ce que je fais, répondit Alice vivement. Du moins… du moins… je pense ce que je dis… et c’est la même chose, n’est-ce pas ?

– Mais pas du tout ! s’exclama le Chapelier. C’est comme si tu disais que : « Je vois ce que je mange », c’est la même chose que : « Je mange ce que je vois ! »

– C’est comme si tu disais, reprit le Lièvre de Mars, que : « J’aime ce que j’ai », c’est la même chose que : « J’ai ce que j’aime ! »

– C’est comme si tu disais, ajouta le Loir (qui, semblait-il, parlait tout en dormant), que : « Je respire quand je dors », c’est la même chose que : « Je dors quand je respire ! »

– C’est bien la même chose pour toi », dit le Chapelier au Loir. Sur ce, la conversation tomba, et tous les quatre restèrent sans parler pendant une minute, tandis qu’Alice passait en revue dans son esprit tout ce qu’elle pouvait se rappeler au sujet des corbeaux et des bureaux, et ce n’était pas grand-chose.

 

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Le Chapelier fut le premier à rompre le silence. « Quel jour du mois sommes-nous ? » demanda-t-il en se tournant vers Alice : il avait tiré sa montre de sa poche et la regardait d’un air inquiet, en la secouant et en la portant à son oreille de temps à autre.

Alice réfléchit un moment avant de répondre : « Le quatre. »

 

– Elle retarde de deux jours ! murmura le Chapelier en soupirant. Je t’avais bien dit que le beurre ne conviendrait pas pour graisser les rouages ! » ajouta-t-il en regardant le Lièvre de Mars d’un air furieux.

« C’était le meilleur beurre que j’avais pu trouver », répondit l’autre d’un ton humble.

 

« Sans doute, mais quelques miettes ont dû entrer en même temps, grommela le Chapelier. Tu n’aurais pas dû y mettre le beurre avec le couteau à pain. »

Le Lièvre de Mars prit la montre, la regarda tristement, puis la plongea dans sa tasse de thé et la regarda de nouveau ; mais il ne put trouver rien de mieux que de répéter sa remarque initiale : « C’était la meilleure qualité beurre, croyez-moi. »

 

Alice, qui avait regardé par-dessus son épaule avec curiosité, s’exclama :

« Quelle drôle de montre ! Elle indique le jour du mois et elle n’indique pas l’heure !

– Pourquoi indiquerait-elle l’heure ? murmura le Chapelier. Est-ce que ta montre à toi t’indique l’année où l’on est ?

– Bien sûr que non, répondit Alice sans hésiter ; mais c’est parce qu’elle reste dans la même année pendant très longtemps.

– Ce qui est exactement le cas de ma montre à moi », affirma le Chapelier.

 

Alice se sentit terriblement déconcertée. La remarque du Chapelier semblait n’avoir aucun sens, et pourtant elle était grammaticalement correcte. « Je ne comprends pas très bien », dit-elle aussi poliment qu’elle le put.

« Tiens, le Loir s’est rendormi », fit observer le Chapelier, et il lui versa un peu de thé chaud sur le museau.

Le Loir secoua la tête avec impatience, puis marmotta sans ouvrir les yeux : « Bien sûr, bien sûr, c’est exactement ce que j’allais dire. »

« As-tu trouvé la réponse à la devinette ? demanda le Chapelier en se tournant vers Alice.

– Non, j’y renonce ; quelle est la réponse ?

– Je n’en ai pas la moindre idée, dit le Chapelier.

– Moi non plus », dit le Lièvre de Mars.

 

Alice poussa un soupir de lassitude. « Je crois que vous pourriez mieux employer votre temps, déclara-t-elle, que de le perdre à poser des devinettes dont vous ignorez la réponse.

– Si tu connaissais le Temps aussi bien que moi, dit le Chapelier, tu ne parlerais pas de le perdre, comme une chose. Le Temps est un être vivant.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répondit Alice.

– Naturellement ! s’exclama-t-il en rejetant la tête en arrière d’un air de mépris. Je suppose bien que tu n’as jamais parlé au Temps !

– Peut-être que non, répondit-elle prudemment. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut que je batte les temps quand je prends ma leçon de musique.

– Ah ! cela explique tout. Le Temps ne supporte pas d’être battu. Si tu étais en bons termes avec lui, il ferait presque tout ce que tu voudrais de la pendule. Par exemple, suppose qu’il soit neuf heures du matin, l’heure de commencer tes leçons : tu n’as qu’à dire un mot au Temps, et les aiguilles tournent en un clin d’œil ! Voilà qu’il est une heure et demie, l’heure du déjeuner !

– Si seulement cela pouvait être vrai ! murmura le Lièvre de Mars.

– Évidemment, ce serait magnifique, dit Alice d’un ton pensif ; mais, voyez-vous, je… je n’aurais pas assez faim pour manger.

– Au début, peut-être pas, déclara le Chapelier ; mais tu pourrais faire rester la pendule sur une heure et demie aussi longtemps que tu voudrais.

– Est-ce ainsi que vous faites, vous ? »

 

Le Chapelier secoua négativement la tête d’un air lugubre. « Hélas, non ! répondit-il. Nous nous sommes disputés en mars dernier, juste avant que lui ne devienne fou. (Il montra le Lièvre de Mars, de sa cuillère à thé.) C’était au grand concert donné par la Reine de cœur, où je devais chanter :

 

Scintille, scintille, petite chauve-souris !

Comment s’étonner que tu sois ici ! (11)

 

« Je suppose que tu connais la chanson ?

– J’ai entendu quelque chose de ce genre, répondit Alice.

– Vois-tu, elle continue comme ceci, continua le Chapelier :

 

 Loin au-dessus du monde tu voles,

Comme un plateau de thé dans le ciel.

 

Scintille, scintille… »

 

                                 

 11 Parodie du poème de Jane Taylor Twinkle, twinkle little star (Scintille, scintille petite étoile).

 

Ici, le Loir se secoua, et se mit à chanter tout en dormant : « Scintille, scintille, scintille, scintille… » et il continua pendant si longtemps qu’ils durent le pincer pour le faire taire.

« Eh bien, j’avais à peine fini le premier couplet, reprit le Chapelier, que la Reine se leva d’un bond en hurlant : « Il est en train de tuer le temps ! Qu’on lui coupe la tête ! »

– Quelle horrible cruauté ! s’exclama Alice.

– Et depuis ce jour-là, continua le Chapelier d’un ton lugubre, le Temps refuse de faire ce que je lui demande ! Il est toujours six heures à présent. (12)

  » Alice eut une idée lumineuse. « Est-ce pour cela qu’il y a tant de tasses à thé sur la table ? demanda-t-elle.

– Oui, c’est pour cela, répondit le Chapelier en soupirant ; c’est toujours l’heure du thé, et nous n’avons donc jamais le temps de faire la vaisselle.

– Alors, je suppose que vous faites perpétuellement le tour de la table ?

– Exactement ; à mesure que les tasses sont sales.

– Mais qu’arrive-t-il quand vous revenez aux premières tasses ? se hasarda à demander Alice.                                

 

12 À l’époque de Lewis Caroll, le thé était souvent servi à 6 heures.

 

– Si nous changions de sujet de conversation ? interrompit le Lièvre de Mars en bâillant. Je commence à avoir assez de tout ceci. Je propose que cette jeune fille nous raconte une histoire.

– J’ai bien peur de ne pas savoir d’histoire », dit Alice un peu inquiète.

« En ce cas, le Loir va nous en raconter une ! » s’écrièrent-ils tous les deux. « Hé ! Loir ! Réveille-toi ! » Et ils le pincèrent en même temps des deux côtés.

Le Loir ouvrit lentement les yeux. « Je ne dormais pas », murmura-t-il d’une voix faible et enrouée. « J’ai entendu tout ce que vous disiez, sans en perdre un seul mot.

– Raconte-nous une histoire ! ordonna le Lièvre de Mars.

– Oh, oui ! je vous en prie ! dit Alice.

 

– Et tâche de te dépêcher, ajouta le Chapelier ; sans cela tu vas te rendormir avant d’avoir fini.

– Il était une fois trois petites sœurs, commença le Loir en toute hâte. Elles se nommaient Elsie, Lacie, et Tillie, et elles vivaient au fond d’un puits…

– De quoi se nourrissaient-elles ? demanda Alice qui s’intéressait toujours beaucoup au manger et au boire.

– Elles se nourrissaient de mélasse, répondit le Loir après deux minutes de réflexion.

– Voyons, cela n’est pas possible, fit observer Alice d’une voix douce. Elles auraient été malades.

– Elles étaient malades, très malades. »

 

Alice essaya de s’imaginer à quoi pourrait bien ressembler un genre d’existence si extraordinaire, mais cela lui cassa tellement la tête qu’elle préféra continuer à poser des questions : « Pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits ? ».

– Prends donc un peu plus de thé, lui dit le Lièvre de Mars le plus sérieusement du monde.

– Je n’ai encore rien pris, répondit-elle d’un ton offensé. Je ne peux pas prendre quelque chose de plus.

– Tu veux dire que tu ne peux pas prendre quelque chose de moins, fit observer le Chapelier ; mais il est très facile de prendre plus que rien.

– Personne ne vous a demandé votre avis, répliqua Alice.

– Qui est-ce qui fait des allusions personnelles, à présent ? » demanda le Chapelier d’un ton de triomphe.

Alice ne sut trop que répondre à cela. En conséquence, elle prit un peu de thé et de pain beurré, puis elle se tourna vers le Loir et répéta sa question : « Pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits ? »

 

De nouveau le Loir réfléchit pendant deux bonnes minutes. Ensuite il déclara : « C’était un puits de mélasse »

– Cela n’existe pas ! » s’écria Alice avec colère.

 

Mais le Chapelier et le Lièvre de Mars firent : « Chut ! Chut ! » et le Loir observa d’un ton maussade : « Si tu ne peux pas être polie, tu ferais mieux de finir toi-même l’histoire.

– Non ! continuez, je vous en prie ! dit Alice, se faisant humble. Je ne vous interromprai plus. Après tout, peut-être qu’il existe un puits de ce genre, un seul.

– Un seul, vraiment ! » s’exclama le Loir d’un ton indigné. Néanmoins, il consentit à continuer : « Donc, ces trois petites sœurs, vois-tu, elles apprenaient à puiser…

– Que puisaient-elles ? demanda Alice, oubliant tout à fait sa promesse.

– De la mélasse, dit le Loir, sans prendre le temps de réfléchir, cette fois.

– Je veux une tasse propre, interrompit le Chapelier. Avançons tous d’une place. »

 

Il avança tout en parlant, et le Loir le suivit. Le Lièvre de Mars prit la place que le Loir venait de quitter, et Alice, un peu à contrecœur, prit la place du Lièvre de Mars. Le Chapelier fut le seul à profiter du changement ; Alice se trouva bien plus mal installée qu’auparavant parce que le Lièvre de Mars venait de renverser la jatte de lait dans son assiette.

Ne voulant pas offenser le Loir de nouveau, elle commença à dire très prudemment : « Mais je ne comprends pas. Où puisaient-elles cette mélasse ?

 

– On peut puiser de l’eau dans un puits d’eau, répliqua le Chapelier. Je ne vois donc pas pourquoi on ne pourrait pas puiser de la mélasse, dans un puits de mélasse, hein, pauvre sotte ?

– Mais voyons, elles étaient bien au fond du puits ? demanda Alice au Loir, en jugeant préférable de ne pas relever les deux derniers mots.

– Bien sûr, répliqua le Loir ; et puis, bien au fond. »

Cette réponse brouilla tellement les idées de la pauvre Alice, qu’elle laissa le Loir continuer pendant un bon bout de temps sans l’interrompre.

« Elles apprenaient aussi à dessiner, poursuivit-il en bâillant et en se frottant les yeux, car il avait grand sommeil ; et elles dessinaient toutes sortes de choses… tout ce qui commence par B…

– Pourquoi par B ? demanda Alice.

– Pourquoi pas ? » rétorqua le Lièvre de Mars.

Alice ne répondit pas.

 

Le Loir avait fermé les yeux, et il commençait à somnoler ; mais, quand le Chapelier l’eut pincé, il s’éveilla en poussant un petit cri aigu et reprit : « … qui commence par B, tels qu’un bilboquet, une bergamote, la berlue, ou un bonnet – tu sais qu’il y a des expressions telles que « blanc bonnet et bonnet blanc » – as-tu jamais vu un dessin représentant un « blanc bonnet » ?

 

– Vraiment, maintenant que vous m’en parlez, dit Alice, qui ne savait plus où elle en était, je ne crois pas que…

– En ce cas, tu devrais te taire », fit observer le Chapelier.

 

Cette grossièreté était plus que la fillette n’en pouvait supporter : complètement dégoûtée, elle se leva et s’éloigna. Le Loir s’endormit immédiatement ; les deux autres ne prêtèrent pas la moindre attention au départ d’Alice, quoiqu’elle se retournât deux ou trois fois dans l’espoir qu’ils la rappelleraient. La dernière fois qu’elle les vit, ils essayaient de plonger le Loir dans la théière.

 

« En tout cas, je ne reviendrai jamais par ici ! déclara-telle tout en cheminant dans le bois. C’est le thé le plus stupide auquel j’aie jamais assisté de ma vie ! »

Comme elle disait ces mots, elle remarqua que l’un des arbres était muni d’une porte qui permettait d’y pénétrer. « Voilà qui est bien curieux ! pensa-t-elle. Mais tout est curieux aujourd’hui. Je crois que je ferais aussi bien d’entrer tout de suite. » Et elle entra.

 

Une fois de plus, elle se trouva dans la longue salle, tout près de la petite table de verre. « Cette fois-ci, je vais m’y prendre un peu mieux », se dit-elle, et elle commença par s’emparer de la petite clé d’or et par ouvrir la porte qui donnait sur le jardin. Puis elle se mit à grignoter le champignon (dont elle avait gardé un morceau dans sa poche) jusqu’à ce qu’elle n’eût plus que trente centimètres ; puis elle traversa le petit corridor ; et puis… elle se trouva enfin dans le beau jardin, au milieu des parterres de fleurs aux couleurs vives et des fraîches fontaines.

 

 

 

CHAPITRE VIII Le terrain de croquet de la Reine

 

Un grand rosier se dressait près de l’entrée du jardin ; il était tout couvert de roses blanches, mais trois jardiniers s’affairaient à les peindre en rouge. Ceci sembla très curieux à Alice qui s’approcha pour les regarder faire, et, juste au moment où elle arrivait à leur hauteur, elle entendit l’un d’eux qui disait :

« Fais donc attention, Cinq ! ne m’éclabousse pas de peinture comme cela !

– Je ne l’ai pas fait exprès, répondit l’autre d’un ton maussade. C’est Sept qui m’a poussé le coude. »

 

Sur quoi, Sept leva les yeux et déclara :

« C’est cela, ne te gêne pas, Cinq ! Tu prétends toujours que c’est la faute des autres !

– Toi, tu ferais mieux de te taire ! répliqua Cinq. Pas plus tard qu’hier j’ai entendu la Reine dire que tu méritais qu’on te coupe la tête.

– Et pourquoi ? demanda celui qui avait parlé le premier.

– Cela, cela ne te regarde pas, Deux ! répondit Sept.

– Parfaitement que cela le regarde ! déclara Cinq. Et je vais lui dire pourquoi : parce que tu as apporté à la cuisinière des oignons de tulipes au lieu d’oignons ordinaires. »

 

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Sept jeta son pinceau, et il venait de dire : « Ma parole, de toutes les calomnies… », lorsque ses yeux se posèrent par hasard sur Alice en train de les regarder. Il s’interrompit brusquement, les deux autres se retournèrent, et tous firent une profonde révérence.

 

« Voudriez-vous me dire, demanda Alice un peu timidement, pourquoi vous peignez ces roses ? »

Cinq et Sept restèrent muets, et se tournèrent vers Deux qui commença à voix basse :

« Ma foi, voyez-vous, mam’selle, pour dire la vérité vraie, ce rosier-là, ç’aurait dû être un rosier rouge, et nous en avons planté un blanc par erreur (13)  ; et si la Reine venait à s’en apercevoir, on aurait tous la tête coupée, voyez-vous. Aussi, voyez-vous mam’selle, on fait de notre mieux, avant qu’elle arrive, pour… »

À ce moment, Cinq, qui regardait avec anxiété vers le fond du jardin, se mit à crier : « La Reine ! La Reine ! » et les trois jardiniers se jetèrent immédiatement à plat ventre. On entendit un bruit de pas nombreux, et Alice, qui mourait d’envie de voir la Reine, se retourna.

 

Venaient d’abord, armés de massues en forme d’as de trèfle, dix soldats ayant le même aspect que les trois jardiniers : plats et rectangulaires, avec des pieds et des mains aux quatre coins. Venaient ensuite dix courtisans, aux habits constellés de diamants en forme d’as de carreau, qui marchaient deux par deux comme les soldats. Après eux, venaient les enfants royaux ; il y en avait dix, et ces petits amours avançaient par couples, la main dans la main, en sautant gaiement : ils étaient ornés de cœurs de la tête aux pieds. À leur suite venaient les invités, pour la plupart des Rois et des Reines. Parmi eux Alice reconnut le Lapin Blanc : il parlait vite, d’un ton nerveux, en souriant à tout ce qu’on disait, et il passa près d’Alice sans faire attention à elle. Derrière les invités s’avançait le Valet de Cœur, qui portait la couronne royale sur un coussin de velours rouge ; et, à la fin de ce cortège imposant, venaient

LE ROI ET LA REINE DE CŒUR.

 

 13 Allusion à la « Guerre des deux roses », épisode de l’histoire anglaise qui opposa les York – armoiries avec une rose blanche  – aux Lancaster – armoiries avec une rose rouge – au XVème siècle.

 

 

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Alice se demanda si elle ne devrait pas se prosterner devant eux, face contre terre, comme les trois jardiniers ; mais elle ne put se rappeler avoir jamais entendu dire que c’était la règle quand un cortège passait. « D’ailleurs, pensa-t-elle, à quoi servirait un cortège, si chacun devait se prosterner devant lui, face contre terre, et ne pouvait pas le voir passer ? » Elle resta donc immobile à sa place, et attendit.

Quand ces divers personnages arrivèrent à la hauteur d’Alice, tous s’arrêtèrent pour la regarder, et la Reine demanda d’une voix sévère : « Qui est-ce ? » Elle dit cela au Valet de Cœur qui, pour toute réponse, se contenta de s’incliner en souriant.

« Imbécile ! » s’exclama la Reine, en rejetant la tête en arrière d’un air impatient. Puis, se tournant vers Alice, elle continua : « Comment t’appelles-tu, mon enfant ? »

« Je m’appelle Alice, plaise à Votre Majesté », répondit Alice très poliment. Mais elle ajouta, en elle-même : « Après tout, ces gens-là ne sont qu’un jeu de cartes. Je n’ai pas besoin d’avoir peur d’eux. »

« Et qui sont ceux-là ? » demanda la Reine, en montrant du doigt les trois jardiniers étendus autour du rosier ; car, voyez-vous, comme ils étaient couchés le visage contre terre et comme le dessin de leur dos était le même que celui des autres cartes du jeu, elle ne pouvait distinguer si c’étaient des jardiniers, des courtisans, ou trois de ses propres enfants.

 « Comment voulez-vous que je le sache ? répondit Alice, surprise de son courage. Ce n’est pas mon affaire, à moi. »

 

La Reine devint écarlate de fureur, puis, après avoir regardé férocement la fillette comme une bête sauvage, elle se mit à hurler : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui… »

« Quelle bêtise ! » s’exclama Alice d’une voix forte et décidée, et la Reine se tut.

Le Roi lui mit la main sur le bras en murmurant timidement : « Réfléchissez un peu, ma chère amie : ce n’est qu’une enfant ! »

 

Elle se détourna de lui d’un air courroucé, et ordonna au Valet : « Retournez-les ! »

Le Valet les retourna, très prudemment, du bout du pied.

« Debout ! » cria la Reine d’une voix forte et perçante. Sur ce, les trois jardiniers se dressèrent d’un bond sans plus attendre, et ils se mirent à s’incliner devant le Roi, la Reine, les enfants royaux, et tous les personnages du cortège.

« Arrêtez ! ordonna la Reine. Vous me donnez le vertige. » Puis, se tournant vers le rosier, elle poursuivit :

« Qu’étiez-vous donc en train de faire ?

– Plaise à Votre Majesté, commença Deux, d’une voix très humble, en mettant un genou en terre, nous essayions…

– Je comprends ! dit la Reine, qui avait examiné les roses. Qu’on leur coupe la tête ! »

 

Sur ces mots, le cortège se remit en route, à l’exception de trois soldats qui restèrent en arrière pour exécuter les infortunés jardiniers, qui se précipitèrent vers Alice pour implorer sa protection.

« Je ne veux pas qu’on leur coupe la tête ! » s’exclama-t-elle en les mettant dans un grand pot à fleurs qui se trouvait là. Les trois soldats les cherchèrent dans toutes les directions pendant une ou deux minutes, puis ils s’en allèrent tranquillement à la suite du cortège.

« Est-ce qu’on leur a coupé la tête ? cria la Reine.

 

– Leur tête a disparu, plaise à Votre Majesté ! répondirent les soldats.

– C’est parfait ! brailla la Reine. Sais-tu jouer au croquet ? »

 

Les soldats restèrent silencieux et regardèrent Alice car c’était évidemment à elle que s’adressait la question.

« Oui ! vociféra-t-elle.

– Alors, arrive ! » hurla la Reine.

 

Et Alice se joignit au cortège, en se demandant bien ce qui allait se passer ensuite.

Il… il fait très beau aujourd’hui ! murmura une voix timide tout près d’elle. C’était le Lapin Blanc, qui marchait à son côté et fixait sur elle un regard anxieux.

« Très beau, dit Alice. Où est donc la Duchesse ?

– Chut ! Chut ! » murmura vivement le Lapin, en regardant derrière lui d’un air craintif. Puis, se dressant sur la pointe des pieds, il mit sa bouche contre l’oreille d’Alice et ajouta à voix basse :

« Elle a été condamnée à avoir la tête coupée.

– Quel carnage !

– Avez-vous dit : « Quel dommage ! »

– Non, je ne trouve pas que ce soit du tout dommage. Mais qu’a-t-elle donc fait ?

– Elle a giflé la Reine… », commença le Lapin.

 

Comme Alice se mettait à rire aux éclats, il murmura d’une voix craintive :

« Chut ! je vous en prie ! La Reine va vous entendre ! Voyez-vous, la Duchesse était arrivée en retard, et la Reine lui a dit…

– Prenez vos places ! » cria la Reine d’une voix de tonnerre.

 

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Sur quoi, tous se mirent à courir dans tous les sens, en se cognant les uns contre les autres. Néanmoins, au bout d’une ou deux minutes, chacun se trouva à son poste et la partie commença.

Alice n’avait jamais vu un terrain de croquet aussi bizarre : il était tout en creux et en bosses ; les boules étaient des hérissons vivants ; les maillets, des flamants vivants ; et les soldats devaient se courber en deux, pieds et mains placés sur le sol, pour former les arceaux.

Dès le début, Alice trouva que le plus difficile était de se servir de son flamant : elle arrivait sans trop de mal à le tenir à plein corps sous son bras, les pattes pendantes, mais, généralement, au moment précis où, après lui avoir mis le cou bien droit, elle s’apprêtait à cogner sur le hérisson avec sa tête, le flamant ne manquait pas de se retourner et de la regarder bien en face d’un air si intrigué qu’elle ne pouvait s’empêcher de rire ; d’autre part, quand elle lui avait fait baisser la tête et s’apprêtait à recommencer, elle trouvait on ne peut plus exaspérant de s’apercevoir que le hérisson s’était déroulé et s’éloignait lentement ; de plus, il y avait presque toujours un creux ou une bosse à l’endroit où elle se proposait d’envoyer le hérisson ; et comme, en outre, les soldats courbés en deux n’arrêtaient pas de se redresser pour s’en aller vers d’autres parties du terrain, Alice en vint bientôt à conclure que c’était vraiment un jeu très difficile.

Les joueurs jouaient tous en même temps sans attendre leur tour ; ils se disputaient sans arrêt et s’arrachaient les hérissons. Au bout d’un instant, la Reine, entrant dans une furieuse colère, parcourut le terrain en tapant du pied et en criant : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui coupe la tête ! » à peu près une fois par minute.

 

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Alice commençait à se sentir très inquiète ; à vrai dire, elle ne s’était pas encore disputée avec la Reine, mais elle savait que cela pouvait arriver d’un moment à l’autre. « Et dans ce cas, pensait-elle, qu’est-ce que je deviendrais ? Ils sont terribles, avec leur manie de couper la tête aux gens ; ce qui est vraiment extraordinaire, c’est qu’il y ait encore des survivants ! »

 

Elle était en train de regarder autour d’elle pour voir s’il y avait moyen de s’échapper, en se demandant si elle pourrait s’éloigner sans qu’on s’en aperçût, lorsqu’elle remarqua une curieuse apparition dans l’air. Elle fut tout d’abord intriguée, car elle n’arrivait pas à distinguer ce que c’était, mais, après avoir regardé attentivement pendant une ou deux minutes, elle comprit que c’était un sourire, et elle pensa : « C’est le Chat du Cheshire : je vais enfin pouvoir parler à quelqu’un. »

« Comment vas-tu ? » dit le Chat, dès qu’il eut assez de bouche pour parler.

Alice attendit l’apparition de ses yeux pour le saluer d’un signe de tête. « Il est inutile de lui parler, pensa-t-elle, avant que ses oreilles ne se montrent, du moins une des deux. » Au bout d’une minute, toute la tête était visible ; Alice posa alors son flamant et se mit à lui raconter la partie de croquet, tout heureuse d’avoir quelqu’un qui voulût bien l’écouter. Le Chat jugea sans doute qu’on voyait une partie suffisante de sa personne, et il n’en apparut pas davantage.

 

« Je trouve qu’ils ne jouent pas du tout honnêtement, commença-t-elle d’un ton assez mécontent ; et ils se disputent d’une façon si épouvantable qu’on ne peut pas s’entendre parler ; et on dirait qu’il n’y a aucune règle du jeu (en tout cas, s’il y en a, personne ne les suit) ; et vous ne pouvez pas vous imaginer combien c’est déconcertant d’avoir affaire à des accessoires vivants : par exemple, l’arceau sous lequel doit passer ma boule est en train de se promener à l’autre bout du terrain, et je suis sûre que j’aurais croqué le hérisson de la Reine il y a un instant, mais il s’est enfui en voyant arriver le mien !

– Que penses-tu de la Reine ? » demanda le Chat à voix basse.

– Elle ne me plaît pas du tout ; elle est tellement… – Juste à ce moment, elle s’aperçut que la Reine était tout près derrière eux, en train d’écouter ; c’est pourquoi elle continua ainsi, –… sûre de gagner à ce jeu que c’est presque inutile de finir la partie. »

La Reine passa son chemin en souriant.

 

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 « À qui diable parles-tu ? demanda le Roi, en s’approchant d’Alice et en regardant la tête du Chat avec beaucoup de curiosité.

– À l’un de mes amis… un Chat du Cheshire. Permettez-moi de vous le présenter.

– Je n’aime pas du tout sa mine, déclara le Roi. Néanmoins, je l’autorise à me baiser la main, s’il le désire.

– J’aime mieux pas, riposta le Chat.

– Ne faites pas l’impertinent, dit le Roi. Et ne me regardez pas comme cela ! ajouta-t-il en se mettant derrière Alice.

– Un chat peut bien regarder un roi, fit-elle observer. J’ai lu cela dans un livre, je ne me rappelle plus où.

– C’est possible, mais il faut le faire disparaître », affirma le Roi d’un ton décidé. Puis il cria à la Reine qui se trouvait à passer à ce moment : « Ma chère amie, je voudrais bien que vous fassiez disparaître ce chat ! »

 

La Reine ne connaissait qu’une seule façon de résoudre toutes les difficultés. « Qu’on lui coupe la tête ! » cria-t-elle, sans même se retourner.

 

« Je vais aller chercher le bourreau moi-même », dit le Roi avec empressement. Et il s’éloigna en toute hâte.

 

Alice pensa qu’elle ferait tout aussi bien de rejoindre les joueurs pour voir où en était la partie, car elle entendait dans le lointain la voix de la Reine qui hurlait de colère. Elle l’avait déjà entendue condamner trois des joueurs à avoir la tête coupée parce qu’ils avaient laissé passer leur tour, et elle n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les évènements, car la partie était tellement embrouillée qu’elle ne savait jamais si c’était son tour ou non de jouer. En conséquence, elle se mit à la recherche de son hérisson.

Celui-ci livrait bataille à un autre hérisson, et Alice vit là une excellente occasion d’utiliser l’un pour croquer l’autre : le seul ennui était que son flamant se trouvait à l’autre extrémité du jardin, où elle pouvait le voir qui essayait vainement de s’envoler pour se percher sur un arbre.

Avant qu’elle n’eût attrapé et ramené le flamant, la bataille était terminée, et les deux hérissons avaient disparu. « Mais cela n’a pas une grande importance, pensat-elle, puisqu’il ne reste plus un seul arceau de ce côté-ci du terrain. » Elle fourra donc le flamant sous son bras pour l’empêcher de s’échapper de nouveau, puis revint vers son ami pour continuer la conversation.

Quand elle arriva à l’endroit où se trouvait le Chat du Cheshire, elle fut fort étonnée de voir qu’une foule nombreuse l’entourait : le bourreau, le Roi et la Reine se disputaient, en parlant tous à la fois, tandis que le reste de l’assistance se taisait d’un air extrêmement gêné.

 

Dès qu’Alice apparut, les trois personnages firent appel à elle pour régler le différend. Chacun lui exposa ses arguments, mais, comme ils parlaient tous à la fois, elle eut beaucoup de mal à comprendre exactement ce qu’ils disaient.

Le bourreau déclarait qu’il était impossible de couper une tête s’il n’y avait pas un corps dont on pût la séparer, qu’il n’avait jamais rien fait de semblable jusqu’à présent, et qu’il n’allait sûrement pas commencer à son âge.

Le Roi déclarait que tout ce qui avait une tête pouvait être décapité, et qu’il ne fallait pas raconter de bêtises.

La Reine déclarait que si on ne prenait pas une décision immédiatement, elle ferait exécuter tout le monde autour d’elle. (Cette dernière remarque expliquait l’air grave et inquiet de l’assistance.)

 

Alice ne put trouver autre chose à dire que ceci : « Le Chat appartient à la Duchesse ; c’est à elle que vous feriez mieux de vous adresser. »

« Elle est en prison, dit la Reine au bourreau. Allez la chercher et amenez-la ici. » Sur ces mots, le bourreau fila comme une flèche.

 

Dès qu’il fut parti, la tête du Chat commença à s’évanouir ; et, avant que le bourreau ne fût revenu avec la Duchesse, elle avait complètement disparu ; le Roi et le bourreau se mirent à courir comme des fous dans tous les sens pour la retrouver, et le reste de l’assistance s’en alla reprendre la partie interrompue.

 

 

 

CHAPITRE IX Histoire de la Simili-Tortue

 

Tu ne saurais croire combien je suis heureuse de te revoir, ma chère ! dit la Duchesse, tout en glissant affectueusement son bras sous celui d’Alice et en s’éloignant avec elle.

Alice fut enchantée de la trouver de si charmante humeur et elle pensa que c’était peut-être le poivre qui l’avait rendue si furieuse lorsqu’elle l’avait vue pour la première fois dans la cuisine.

« Moi, quand je serai Duchesse, pensa-t-elle (mais sans sa faire beaucoup d’illusions), je n’aurai pas un seul grain de poivre dans ma cuisine. La soupe est tout aussi bonne sans… Peut-être que c’est toujours le poivre qui rend les gens furieux, continua-t-elle, ravie d’avoir découvert une nouvelle règle, et le vinaigre qui les rend aigres…, et la camomille qui les rend amers…, et… et le sucre d’orge et les friandises qui rendent les enfants doux et aimables. Je voudrais bien que tout le monde sache cela, parce que, alors, les gens seraient moins avares de sucreries… »

 

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Ayant complètement oublié l’existence de la Duchesse, elle fut un peu saisie en entendant sa voix tout près de son oreille :

« Ma chère enfant, tu es en train de penser à une chose qui te fait oublier de parler. Pour l’instant je ne peux pas te dire quelle est la morale à tirer de ce fait, mais je m’en souviendrai dans un instant.

– Peut-être qu’il n’y a pas de morale à en tirer, risqua Alice.

– Allons donc ! s’exclama la Duchesse, on peut tirer une morale de tout : il suffit de la trouver. ». Et, en disant cela, elle se pressait de plus en plus étroitement contre Alice.

Alice n’aimait pas du tout avoir la Duchesse si près d’elle : d’abord parce qu’elle était vraiment très laide ; ensuite, parce qu’elle avait exactement la taille qu’il fallait pour pouvoir appuyer son menton sur l’épaule d’Alice, et c’était un menton désagréablement pointu. Néanmoins, comme elle ne voulait pas être grossière, elle supporta de son mieux ce désagrément.

« On dirait que la partie marche un peu mieux, fit-elle observer.

– C’est exact. Et la morale de ce fait est : « Oh ! c’est l’amour, l’amour, qui fait tourner la terre ! »

– Quelqu’un a dit, murmura Alice, que la terre tournait bien quand chacun s’occupait de ses affaires !

– Ma foi ! cela revient à peu près au même », dit la Duchesse en lui enfonçant son petit menton pointu dans l’épaule. Puis elle ajouta : « Et la morale de ce fait est : « Occupez-vous du sens, et les mots s’occuperont d’eux-mêmes. »

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« Quelle manie elle a de tirer une morale de tout ! » pensa Alice.

« Je parie que tu te demandes pourquoi je ne mets pas mon bras autour de ta taille, reprit la Duchesse après un moment de silence. C’est parce que je ne suis pas sûre de l’humeur de ton flamant. Faut-il que je tente l’expérience ?

– Il pourrait vous piquer d’un coup de bec, dit prudemment Alice qui ne tenait pas du tout à la voir tenter l’expérience.

– Tout à fait exact. Les flamants et la moutarde piquent également. Et la morale de ce fait est : « Qui se ressemble, s’assemble. »

– Mais la moutarde ne ressemble pas à un flamant, fit remarquer Alice.

– Tu as raison, comme d’habitude. Ce que tu exprimes clairement les choses !

– Il me semble bien que la moutarde est un minéral, poursuivit Alice.

– Bien sûr que c’en est un, confirma la Duchesse, qui semblait prête à approuver toutes les paroles d’Alice. Il y a une grande mine de moutarde tout près d’ici. Et la morale de ce fait est : « Garde-toi tant que tu vivras de juger les gens sur la mine. »

 

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– Oh ! je sais ! s’exclama Alice, qui n’avait pas écouté cette dernière phrase. C’est un végétal. Cela n’en a pas l’air, mais c’en est un tout de même.

– Je suis entièrement d’accord avec toi, dit la Duchesse. Et la morale de ce fait est : « Sois ce que tu veux avoir l’air d’être » ou, pour parler plus clairement : « Ne te crois jamais différente de ce qui aurait pu paraître aux autres que ce que tu étais ou aurais pu être n’était pas différent de ce que tu avais été qui aurait pu leur paraître différent. »

– Je crois, fit observer Alice poliment, que je comprendrais cela beaucoup mieux si je le voyais écrit ; mais je crains de ne pas très bien vous suivre quand vous le dites.

– Ce n’est rien à côté de ce que je pourrais dire si je voulais, répliqua la Duchesse d’un ton satisfait.

– Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine d’en dire plus long, déclara Alice.

– Oh ! mais cela ne me donnerait aucune peine ! affirma la Duchesse. Je te fais cadeau de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent. »

 

« Voilà un cadeau qui ne lui coûte pas cher ! pensa Alice. Je suis bien contente qu’on ne me donne pas des cadeaux d’anniversaire de ce genre ! » Mais elle ne se hasarda pas à exprimer cela tout haut.

« Encore en train de réfléchir ? demanda la Duchesse en lui enfonçant de nouveau son petit menton pointu dans l’épaule.

– J’ai bien le droit de réfléchir, répliqua Alice sèchement, car elle commençait à se sentir un peu agacée.

– À peu près autant que les cochons ont le droit de voler, déclara la Duchesse. Et la mor… »

 

Mais, à cet instant précis, à la grande surprise d’Alice, la voix de la Duchesse s’éteignit au beau milieu de son mot favori : « morale », et le bras qu’elle avait passé sous celui de sa compagne se mit à trembler. La fillette leva les yeux : devant elles se dressait la Reine, les bras croisés, le visage aussi menaçant qu’un ciel d’orage.

« Belle journée, Votre majesté ! commença la Duchesse d’une voix faible et basse.

– Je ne veux pas vous prendre en traître, hurla la Reine en tapant du pied, » mais je vous avertis d’une chose : ou bien vous vous ôtez de là, ou bien je vous ôte la tête, et cela en un rien de temps ! Faites votre choix ! »

 

La Duchesse fit son choix et disparut en un instant.

« Continuons la partie », dit la Reine à Alice qui, trop effrayée pour pouvoir prononcer un mot, la suivit lentement jusqu’au terrain de croquet.

Les autres invités avaient profité de l’absence de la Reine pour se reposer à l’ombre ; mais, dès qu’ils la virent arriver, ils se hâtèrent de reprendre la partie, tandis que Sa Majesté se contentait de déclarer qu’un moment de retard leur coûterait la vie.

Pendant tout le temps que dura la partie, la Reine n’arrêta pas de se disputer avec les autres joueurs et de crier : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui coupe la tête ! » Ceux qu’elle condamnait étaient aussitôt arrêtés par les soldats, qui, naturellement, devaient cesser d’être des arceaux pour pouvoir procéder aux arrestations ; de sorte que, au bout d’une demi-heure environ, il ne restait plus d’arceaux, et que tous les joueurs, sauf le Roi, la Reine et Alice, étaient arrêtés, attendant l’exécution de la sentence.

 

Alors la Reine s’arrêta, toute hors d’haleine, pour demander à Alice :

 

« As-tu déjà vu la Simili-Tortue ?

– Non, je ne sais même pas ce qu’est une Simili-Tortue.

– C’est ce avec quoi on fait la soupe à la Simili-Tortue. (14)

– Je n’en ai jamais vu, ni entendu parler.

– En ce cas, suis-moi. Elle te racontera son histoire. »

 

Tandis qu’elles s’éloignaient ensemble, Alice entendit le Roi dire à voix basse à toute la société : « Je vous fais grâce. » « Allons, c’est parfait ! » pensa-t-elle, car le nombre des exécutions ordonnées par la Reine l’avait rendue très malheureuse.

 

                                 

 14 Soupe à la Simili-Tortue : soupe à base de tête de veau qui remplace la véritable soupe de tortue verte, rare et chère. D’où l’illustration d’une tortue à tête et pied de veau.

 

Bientôt, elles rencontrèrent un Griffon qui dormait profondément, étendu en plein soleil. (Si vous ne savez pas ce que c’est qu’un Griffon, regardez l’image.) « Debout, paresseux ! cria la Reine. Amène cette jeune fille à la Simili-Tortue pour que celle-ci lui raconte son histoire. Il faut que j’aille m’occuper de quelques exécutions que j’ai ordonnées. » Sur ces mots, elle s’éloigna, laissant Alice seule avec le Griffon. L’aspect de cet animal ne lui plaisait guère, mais elle se dit que, après tout, elle serait plus en sécurité en restant près de lui qu’en suivant cette Reine féroce : aussi, elle attendit.

Le Griffon se leva et se frotta les yeux ; puis il regarda la Reine jusqu’à ce qu’elle eût disparu ; alors, il se mit à rire tout bas. Ce que c’est drôle ! dit-il, autant pour Alice que pour lui-même.

 « Qu’est-ce qui est drôle ? demanda Alice

– Mais, elle, voyons. Tout cela, elle se l’imagine : en réalité, il n’y a jamais personne d’exécuté, tu sais. Viens ! »

« Tout le monde ici me dit : « Viens ! », pensa Alice, en le suivant lentement. Jamais de ma vie on ne m’a tant d’ordres, de ma vie, jamais ! »

 

Ils n’étaient pas allés bien loin lorsqu’ils aperçurent la Simili-Tortue à quelque distance, assise triste et solitaire sur une petite saillie rocheuse, et, à mesure qu’ils approchaient, Alice pouvait l’entendre soupirer comme si son cœur allait se briser. « Quelle est la cause de son chagrin ? » demanda-t-elle au Griffon, le cœur plein de pitié. Et il répondit, presque dans les mêmes termes qu’il avait déjà employés : « Tout cela, elle se l’imagine : en réalité, elle n’a aucun motif de chagrin. Viens ! »

Ils allèrent donc vers la Simili-Tortue, qui les regarda de ses grands yeux pleins de larmes, sans souffler mot.

 

« Cette jeune demoiselle qui est ici, expliqua le Griffon, voudrait que tu lui racontes ton histoire, pour sûr.

– Je vais la lui raconter, répondit la Simili-Tortue d’une voix caverneuse. Asseyez-vous tous les deux, et ne prononcez pas une seule parole avant que j’aie fini. »

 

Ils s’assirent donc, et personne ne parla pendant quelques minutes. Alice pensa : « Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne commence pas. » Mais elle attendit patiemment.

 

« Autrefois, dit enfin la Simili-Tortue en poussant un profond soupir, j’étais une vraie Tortue ».

 

Ces paroles furent suivies d’un long silence, rompu seulement par un « Hjckrrh ! » que poussait le Griffon de temps à autre, et par les lourds sanglots incessants de la Simili-Tortue. Alice fut sur le point de se lever en disant : « Je vous remercie, madame, de votre intéressante histoire », mais elle ne put s’empêcher de penser qu’il devait sûrement y avoir une suite ; c’est pourquoi elle resta assise sans bouger et sans souffler mot.

 

 « Quand nous étions petits, reprit finalement la SimiliTortue d’une voix plus calme, mais en poussant encore un léger sanglot de temps en temps, nous allions à l’école dans la mer. La maîtresse était une vieille tortue de mer… nous l’appelions la Tortue Grecque…

– Pourquoi l’appeliez-vous la Tortue Grecque, puisque c’était une tortue de mer ? demanda Alice. J’ai lu quelque part que la Tortue Grecque est une tortue d’eau douce.

– Nous l’appelions la Tortue Grecque parce qu’elle savait le grec, répondit la Simili-Tortue avec colère. Vraiment, je te trouve bien bornée.

– Tu devrais avoir honte de poser une question aussi simple », ajouta le Griffon. Après quoi, tous deux restèrent assis en silence, les yeux fixés sur la pauvre Alice qui aurait bien voulu disparaître sous terre. Enfin le Griffon dit à la Simili-Tortue : « Reprends la suite, ma vieille ! Tâche que cela ne dure pas toute la journée ! »

Et elle continua en ces termes :

« Oui, nous allions à l’école dans la mer, quoique cela puisse te paraître incroyable…

– Je n’ai jamais dit cela ! s’exclama Alice en l’interrompant.

– Si fait, tu l’as dit ! répliqua la Simili-Tortue.

– Tais-toi ! » ajouta le Griffon, avant qu’Alice ait eu le temps de placer un mot.

 

Après quoi, la Simili-Tortue reprit la parole :

« Nous recevions une excellente éducation ; en fait, nous allions à l’école tous les jours…

– Moi aussi, je suis allée dans un externat, intervint Alice. Vous n’avez pas besoin d’être si fière pour si peu.

– Il y avait des matières optionnelles supplémentaires, à ton école ? demanda la Simili-Tortue d’un ton un peu anxieux.

– Oui, nous apprenions le français et la musique.

– Et le blanchissage ?

– Sûrement pas ! répondit Alice avec indignation.

– Ah ! dans ce cas, ton école n’était pas fameuse, déclara la Simili-Tortue d’un ton extrêmement soulagé. Vois-tu, dans notre école à nous, il y avait, au bas des factures : « Matières optionnelles : français, musique, et blanchissage. »

– Vous ne deviez guère en avoir besoin, fit observer Alice, puisque vous viviez au fond de la mer.

– Je n’avais pas les moyens de me payer les matières optionnelles, répondit la Simili-Tortue en soupirant. Je ne suivais que les cours ordinaires.

– En quoi consistaient-ils ?

– Pour commencer, bien entendu, Rire et Médire ; puis, les différentes parties de l’Arithmétique : Ambition, Distraction, Laidification et Dérision.

 

– Je n’ai jamais entendu parler de la « Laidification », se hasarda à dire Alice. Qu’est-ce que cela peut bien être ? »

 

Le Griffon leva ses deux pattes pour manifester sa surprise.

« Comment ! tu n’as jamais entendu parler de laidification ! s’exclama-t-il. Tu sais ce que veut dire le verbe « embellir », je suppose ?

– Oui, répondit Alice, qui n’en était pas très sûre. Cela veut dire… rendre… quelque chose… plus beau.

– En ce cas, continua le Griffon, si tu ne sais pas ce que c’est que « laidifier », tu es une fieffée idiote. »

Ne se sentant pas encouragée à poser d’autres questions à ce sujet, Alice se tourna vers la Simili-Tortue, et lui demanda :

« Qu’est-ce qu’on vous enseignait d’autre ?

– Eh bien, il y avait l’Ivoire, répondit la Simili-Tortue en comptant sur ses pattes, l’Ivoire Ancien et l’Ivoire Moderne, et la Mérographie. Puis, on nous apprenait à Lésiner… Le professeur était un vieux congre qui venait une fois par semaine : il nous apprenait à Lésiner, à Troquer, et à Feindre à la Marelle.

– Comment faisiez-vous cela : « Feindre à la Marelle » ?

– Ma foi, je ne peux pas te le dire, car je l’ai oublié. Quant au Griffon, il ne l’a jamais appris.

– Pas eu le temps, déclara le Griffon. Mais j’étudiais les classiques avec un vieux professeur qu’était un vieux crabe.

– Je n’ai jamais pu suivre ses cours, poursuivit la Simili-Tortue en soupirant. On disait qu’il enseignait le Patin et la Greffe.

– Et c’était bien vrai, oui, bien vrai », affirma le Griffon, en soupirant à son tour.

 

Sur quoi les deux créatures se cachèrent le visage dans les pattes.

« Et combien d’heures de cours aviez-vous par jour ? » demanda Alice qui avait hâte de changer de sujet de conversation.

– Dix heures le premier jour, répondit la SimiliTortue, neuf heures le lendemain, et ainsi de suite en diminuant d’une heure par jour.

– Quelle drôle de méthode ! s’exclama Alice.

– C’est pour cette raison qu’on appelle cela des cours, fit observer le Griffon : parce qu’ils deviennent chaque jour plus courts »

 

C’était là une idée tout à fait nouvelle pour Alice, et elle y réfléchit un moment avant de demander :

« Mais alors, le onzième jour était un jour de congé ?

– Naturellement, dit la Simili-Tortue.

– Et que faisiez-vous le douzième jour ? continua Alice vivement.

– Cela suffit pour les cours, déclara le Griffon d’une voix tranchante. Parle-lui un peu des jeux à présent. »

 

 

 

CHAPITRE X Le quadrille des homards

 

La Simili-Tortue poussa un profond soupir et s’essuya les yeux du revers d’une de ses pattes. Elle regarda Alice et s’efforça de parler, mais, pendant une ou deux minutes, les sanglots étouffèrent sa voix. « Pareil que si elle avait une arête dans la gorge », dit le Griffon. Et il se mit en devoir de la secouer et de lui taper dans le dos. Finalement, la Simili-Tortue retrouva la parole, et tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues, elle reprit en ces termes :

 

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« Tu n’as sans doute pas beaucoup vécu dans la mer…

– Non, en effet, dit Alice.

–… et peut-être que tu n’as jamais été présentée à un homard…

– J’ai goûté une fois… commença Alice. Mais elle s’interrompit brusquement et dit : Non, jamais.

–… de sorte que tu ne peux pas savoir combien le quadrille des homards est une chose charmante !

– Certainement pas, déclara Alice. Quel genre de danse cela peut-il bien être ?

– Eh bien, expliqua le Griffon, on commence par s’aligner sur un rang au bord de la mer…

– Sur deux rangs ! s’écria la Simili-Tortue. Tous tant qu’on est : les phoques, les tortues, le saumon, etc. Ensuite, quand on a déblayé le terrain des méduses qui l’encombrent…

– Et cela, cela prend généralement pas mal de temps, interrompit le Griffon.

–… on fait deux pas en avant…

– Avec, chacun, un homard pour cavalier ! s’écria le Griffon.

– Naturellement ! Donc, on fait deux pas en avant vers son cavalier…

–… puis on change de homard, et on fait deux pas en arrière, continua le Griffon.

– Après cela, vois-tu, reprit la Simili-Tortue, on jette les…

– Les homards ! » cria le Griffon, en bondissant très haut.

–… aussi loin que possible dans la mer…

– On nage à leur poursuite ! hurla le Griffon.

– On fait un saut périlleux dans la mer ! vociféra la Simili-Tortue, tout en cabriolant comme une folle.

Alice au pays des merveilles – La quadrille des homards

– On change de nouveau de homard ! brailla le Griffon.

– On revient sur le rivage, et… et c’est tout pour la première figure », dit la Simili-Tortue en baissant brusquement la voix.

 

Puis, les deux créatures, qui n’avaient pas cessé de bondir dans toutes les directions d’une manière désordonnée, se rassirent, très tristes et très calmes, et regardèrent Alice.

 

« Cela doit-être une très jolie danse, dit-elle, impressionnée.

– Veux-tu qu’on te montre un peu comment cela se danse ? demanda la Simili-Tortue.

– J’en serais ravie, répondit Alice.

– Essayons la première figure ! dit la Simili-Tortue au Griffon. Après tout, on peut très bien se passer de homards. Qui va chanter ?

– Oh, chante, toi, répondit le Griffon. Moi j’ai oublié les paroles. »

Là-dessus, ils commencèrent gravement à danser en rond autour d’Alice, lui marchant de temps à autre sur les orteils quand ils passaient trop près d’elle, et battant la mesure avec leurs pattes de devant, tandis que la Simili-Tortue chantait ceci d’une voix lente et triste :

 

(15)Le merlan dit à l’escargot : « Pourriez-vous vous presser un peu ?

Il y a un marsouin, juste derrière nous, qui me marche sur la queue.

Le merlan dit à l’escargot : « Pourriez-vous vous presser un peu ?

Voyez avec quelle impatience les homards et les tortues s’avancent !

Ils attendent sur les galets… Voulez-vous entrer dans la danse ?

 

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous entrer dans la danse ?

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, ne voulez-vous pas entrer dans la danse ?

 

Vous n’avez pas la moindre idée du plaisir que cela peut faire Lorsqu’on vous prend et qu’on vous jette, avec les homards à la mer ! »

L’escargot répondit : « Trop loin, trop loin ! et, le toisant avec méfiance,

Dit qu’il remerciait le merlan, mais qu’il ne voulait pas entrer dans la danse.

Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas entrer dans la danse.

Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas, ne pouvait pas, ne pouvait pas entrer dans la danse. »

Son écailleux ami lui répondit : Qu’importe la distance ?                         

Il y a un autre rivage, vous savez, une autre espérance.

Plus on s’éloigne de l’Angleterre, plus on s’approche de la France…

Ne pâlissez donc pas, bien-aimé escargot, entrez plutôt dans la danse.

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous entrer dans la danse ?

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, ne voulez-vous pas entrer dans la danse ?

 

« Je vous remercie, c’est très intéressant à voir danser, déclara Alice, qui était tout heureuse que ce fût enfin terminé. J’aime énormément cette curieuse chanson du merlan !

 

  15 Parodie d’un poème de Mary Howith The Spider and the Fly (l’Araignée et la Mouche)

Alice au pays des merveilles – La quadrille des homards

 

– Oh, pour ce qui est des merlans, dit la Simili-Tortue, ils… Tu as déjà vu des merlans, naturellement ?

– Oui, répondit Alice, j’en ai vu souvent à déj… Elle s’interrompit brusquement.

– J’ignore où Déj peut bien se trouver, déclara la Simili-Tortue, mais si tu en as vu souvent, tu dois savoir comment ils sont faits.

– Il me semble bien que oui, répondit Alice, en réfléchissant. Ils ont la queue dans la bouche… et ils sont tout couverts de chapelure.

– Pour ce qui est de la chapelure, tu te trompes, fit observer la Simili-Tortue ; elle serait emportée par l’eau dans la mer. Mais il est exact qu’ils ont la queue dans la bouche ; et voici pourquoi… »

Elle se mit à bâiller et ferma les yeux :

« Explique-lui pourquoi, et raconte-lui tout le reste, dit-elle au Griffon.

 

– Voici pourquoi, reprit ce dernier. Ils ont voulu absolument aller danser avec les homards. En conséquence, ils ont été jetés à la mer. En conséquence, il a fallu qu’ils tombent très loin. En conséquence, ils se sont mis la queue dans la bouche aussi ferme que possible. En conséquence, ils n’ont pas pu la retirer. C’est tout.

– Je vous remercie, déclara Alice ; c’est vraiment très intéressant. Jamais je n’avais appris tant de choses sur les merlans.

– Si cela t’amuse, je peux t’en dire bien davantage, affirma le Griffon. Sais-tu à quoi servent les merlans ?

– Je ne me le suis jamais demandé. À quoi servent-ils ?

– Ils font les bottines et les souliers », déclara le Griffon avec la plus profonde gravité.

 

Alice fut complètement déconcertée.

 « Ils font les bottines et les souliers ! » répéta-t-elle d’un ton stupéfait.

« Voyons, avec quoi fait-on tes chaussures d’été ? demanda le Griffon. Je veux dire : avec quoi les blanchit-on ? »

Alice réfléchit un moment avant de répondre :

« Je crois bien qu’on le fait avec du blanc d’Espagne.

– Bon ! dit le Griffon d’une voix grave. Eh bien, les chaussures, au fond de la mer, on les fait avec du blanc de merlan qui, tu ne l’ignores pas, est un poisson blanc !

– Et qui est-ce qui les fabrique ? demanda Alice d’un ton plein de curiosité.

– L’aiguille de mer et le requin-marteau, bien entendu, répondit le Griffon, non sans impatience ; la moindre crevette aurait pu te dire cela !

– Si j’avais été à la place du merlan, déclara Alice, qui pensait encore à la chanson, j’aurais dit au marsouin : « En arrière, s’il vous plaît ! Nous ne voulons pas être pressés ainsi par vous ! »

– Ils étaient obligés de l’avoir avec eux, dit la Simili-Tortue ; aucun poisson doué de bon sens n’irait où que ce fût sans un marsouin.

– Vraiment ! s’exclama Alice d’un ton stupéfait.

– Bien sûr que non. Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel marsouin ? »

– N’est-ce pas un autre mot que « marsouin » que vous voulez dire ?

– Je veux dire ce que je dis », répliqua la Simili-Tortue d’un ton offensé. Et le Griffon ajouta : « Allons, à présent, c’est ton tour de nous raconter tes aventures.

– Je peux vous raconter les aventures qui me sont arrivées depuis ce matin, dit Alice assez timidement ; mais il est inutile que je remonte jusqu’à hier, car, alors, j’étais tout à fait différente de ce que je suis aujourd’hui…

– Explique-nous cela, demanda la Simili-Tortue.

– Non, non ! les aventures d’abord ! intervint le Griffon d’un ton impatient. Les explications prennent beaucoup trop de temps. »

 

Alice commença donc à leur raconter ses aventures à partir du moment où elle avait rencontré le Lapin Blanc. Au début, elle se sentit un peu intimidée, car les deux créatures, qui s’étaient mises contre elle, une de chaque côté, ouvraient de très grands yeux et une très grande bouche ; mais elle prit courage à mesure qu’elle avançait dans son récit. Ses auditeurs observèrent un silence complet, mais, lorsqu’elle arriva à sa rencontre avec la Chenille, lorsqu’elle eut raconté comment elle avait essayé de réciter : « Vous êtes vieux, Père William », et comment les mots étaient venus tout différents de ce qu’ils étaient en réalité, la Simili-Tortue respira profondément et dit :

 

« Voilà qui est bien curieux.

– Je n’ai jamais entendu rien d’aussi curieux, déclara le Griffon.

– C’est venu tout différent de ce que c’est en réalité !… répéta pensivement la Simili-Tortue. J’aimerais bien qu’elle me récite quelque chose. Dis-lui de commencer tout de suite, demanda-t-elle au Griffon, comme si elle croyait qu’il avait une autorité particulière sur Alice.

 – Lève-toi et récite : « C’est la voix du flemmard » », ordonna-t-il.

« Comme ces créatures aiment vous commander et vous faire réciter des leçons ! pensa Alice. Vraiment, j’ai l’impression d’être en classe. »

Néanmoins, elle se leva et commença à réciter ; mais elle pensait tellement au Quadrille des Homards qu’elle ne savait plus trop ce qu’elle disait, et les paroles qu’elle prononça étaient vraiment très bizarres :

 C’est la voix du homard, je l’entends déclarer « Vous m’avez trop grillé, et pas assez sucré. » Comme fait le canard, avec son nez rugueux, Il astique sa pince et peigne ses cheveux.

Quand le sable est sec, il est gai comme un pinson, Et parle du requin, méprisant, sur un de ces tons ! Mais quand monte le flot et que le squale est proche, Sa voix n’est plus qu’un timide et tremblant reproche.

 « C’est différent de ce que je récitais, moi, quand j’étais enfant, dit le Griffon.

– Quant à moi, je n’avais jamais entendu cela de ma vie, ajouta la Simili-Tortue, mais cela m’a tout l’air d’un ramassis de sottises. »

 

Alice resta silencieuse ; elle s’était assise, le visage enfoui dans les mains, et se demandait si les choses redeviendraient normales un jour ou l’autre.

« Je voudrais bien qu’on m’explique ces vers, demanda la Simili-Tortue.

– Elle en est bien incapable », dit vivement le Griffon. Récite-nous la prochaine strophe.

– Mais, voyons, insista la Tortue, comment pourrait-il bien faire pour peigner ses cheveux avec son nez ?

– Ce n’est qu’un simulacre faisant partie de la danse, répondit Alice qui, terriblement déconcertée par tout ceci, mourait d’envie de changer de sujet de conversation.

– Récite-nous la strophe suivante, répéta le Griffon avec impatience. Elle commence comme ceci : « En passant devant son jardin. » »

 

Alice n’osa pas désobéir, bien qu’elle fût certaine que tout irait de travers, et elle continua d’une voix tremblante :

 

- En passant devant son jardin, je pus observer

Comment le Hibou et la Panthère se partageaient un pâté.

La Panthère prit la croûte, la viande et le jus

Tandis que le Hibou n’eut que l’assiette comme dû.

Une fois le plat terminé, le Hibou eu l’avantage

D’empocher la cuillère en guise de potage,

Tandis que la Panthère, dans un grondement,

Saisissait fourchette et couteau promptement

 

– À quoi cela sert-il de répéter toutes ces sornettes », dit la Simili-Tortue en l’interrompant, si tu n’expliques pas au fur et à mesure ce qu’elles signifient ? Jamais de ma vie je n’ai entendu quelque chose d’aussi déconcertant !

– Oui, je crois que tu ferais mieux de t’arrêter », déclara le Griffon, et Alice ne fut que trop heureuse de suivre ce conseil.

« Veux-tu que nous essayions de danser une autre figure du Quadrille des Homards ? poursuivit-il. Ou bien aimerais-tu mieux que la Simili-Tortue te chante une chanson ?

– Oh, une chanson, je vous en prie, si la Simili-Tortue veut être assez gentille pour en chanter une », répondit Alice avec tant d’empressement que le Griffon grommela d’un ton légèrement, offensé : « Hum ! À chacun ses goûts ! Enfin, soit. Chante-lui : « Soupe à la Tortue », veux-tu, ma vieille ? »

La Simili-Tortue poussa un profond soupir, et commença d’une voix entrecoupée de sanglots :

 

Belle Soupe, onctueuse, et odorante, et verte,

Qui reposes, brûlante, en la soupière ouverte,

Que ne donnerait-on pour avoir l’avantage

De te savourer, cher, délicieux potage ! !

Belle Soupe, Soupe, Soupe, Soupe du soir !

 

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

Sou… oupe, Sou… oupe, Sou… ou… oupe du soir !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

 

Belle Soupe, qui donc réclamerait poisson,

Viande, ou œufs, ou volaille, ou même venaison ?

Qui ne renoncerait pas à tout ça pour deux sous

D’une si admirable et délectable

Sou- pe ?, Sou… ou… oupe du soir !

 

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

Sou… oupe, Sou… oupe, Sou… ou… oupe du soir !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

 

« Répète le refrain ! » s’écria le Griffon et la Simili-Tortue avait commencé à le répéter, lorsqu’on entendit dans le lointain une voix qui clamait : « Le procès va s’ouvrir ! »

« Arrive ! » ordonna le Griffon et, prenant Alice par la main, il s’en alla en toute hâte, sans attendre la fin de la chanson.

« De quel procès s’agit-il ? » demanda Alice, toute haletante, sans cesser de courir ; mais le Griffon se contenta de répondre : « Arrive ! » en courant de plus belle, tandis que la brise portait jusqu’à eux ces paroles mélancoliques qui résonnaient de plus en plus faiblement :

 

 Sou… oupe, Sou… oupe, Sou… ou… oupe du soir !

Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !

 

 

CHAPITRE XI Qui a dérobé les tartes ?

 

Lorsque Alice et le Griffon arrivèrent, le Roi et la Reine de Cœur étaient assis sur leur trône, au milieu d’une grande foule composée de toutes sortes de petits animaux et de petits oiseaux, ainsi que de toutes les figures du jeu de cartes. Devant eux se trouvait le Valet de Cœur, chargé de chaînes, gardé par deux soldats ; près du Roi, on voyait le Lapin Blanc qui tenait une trompette d’une main et un rouleau de parchemin de l’autre. Au centre exact de l’enceinte où siégeait le tribunal se trouvait une table couverte d’un grand plat de tartes : elles avaient l’air si bonnes qu’Alice eut très faim rien qu’à les regarder. « Je voudrais bien que le procès s’achève, se dit-elle, et qu’on fasse circuler les rafraîchissements ! » Mais il semblait n’y avoir guère de chance que son vœu se réalisât ; aussi commença-t-elle à regarder tout autour d’elle pour passer le temps.

 

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Alice n’avait jamais pénétré dans une salle de tribunal, mais elle en avait lu diverses descriptions dans plusieurs livres et elle fut tout heureuse de constater qu’elle savait le nom de presque tout ce qui s’y trouvait. « Celui-là, c’est le juge, se dit-elle, puisqu’il porte une perruque. »

Il faut préciser que le juge n’était autre que le Roi. Comme il portait sa couronne par-dessus sa perruque, il avait l’air très mal à l’aise, et cet attirail était totalement dépourvu d’élégance.

 « Ah ! voici le banc du jury, pensa Alice, et ces douze créatures (elle était obligée d’employer le mot : « créature », car, voyez-vous, il y avait à la fois des animaux et des oiseaux), je suppose que ce sont les jurés. » Elle se répéta ce dernier mot deux ou trois fois de suite, très fière de le savoir ; car elle pensait, à juste titre d’ailleurs, que très peu de petites filles de son âge en connaissaient la signification. Néanmoins, elle aurait pu tout aussi bien employer le mot : « membres du jury ».

 

Les douze jurés étaient tous occupés à écrire fébrilement sur des ardoises.

« Que font-ils ? demanda Alice au Griffon à voix basse. Ils n’ont rien à écrire tant que le procès n’a pas commencé.

– Ils écrivent leur nom, répondit le Griffon dans un souffle, de peur de l’oublier avant la fin du procès.

– Quels imbéciles ! » s’exclama-t-elle d’une voix forte et indignée.

 

Mais elle se tut vivement, car le Lapin Blanc cria : « Silence ! », tandis que le Roi mettait ses lunettes et regardait anxieusement autour de lui pour voir qui se permettait de parler.

Alice put voir, aussi distinctement que si elle avait regardé par-dessus leur épaule, que tous les jurés étaient en train d’écrire : « Quels imbéciles ! » sur leur ardoise, et que l’un d’eux, ne sachant pas orthographier : « imbéciles », était obligé de demander à son voisin de lui épeler le mot. « Il va y avoir un beau fouillis sur leurs ardoises d’ici la fin du procès ! » pensa-t-elle.

 

L’un d’eux avait un crayon qui grinçait. Naturellement, Alice ne put supporter cela : elle fit le tour du tribunal, se glissa derrière le juré, et eut vite trouvé l’occasion de lui subtiliser son crayon. Elle le fit si prestement que le pauvre petit juré (c’était Bill, le Lézard), ne comprit absolument rien à ce qui s’était passé ; aussi, après avoir cherché partout son crayon, il fut obligé d’écrire avec un doigt pendant tout le temps que dura le procès, ce qui ne servait pas à grand-chose car le doigt ne laissait aucune trace sur l’ardoise.

 

« Héraut, lisez l’acte d’accusation ! » s’écria le Roi.

 

Sur ce, le Lapin Blanc sonna trois fois de sa trompette, déroula le parchemin, et lut ce qui suit :

 « Notre Reine de Cœur avait fait des tartes, Tout au long d’un beau jour d’été : Mais le Valet de Cœur a volé ces tartes Et les a toutes emportées. »

« Délibérez pour rendre votre verdict, ordonna le Roi aux jurés.

– Pas encore, pas encore ! protesta le Lapin. Il y a beaucoup à faire avant d’en arriver là !

– Appelez le premier témoin », reprit le Roi.

Aussitôt le Lapin Blanc sonna trois fois de la trompette et cria : « Premier témoin ! »

 

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Le premier témoin était le Chapelier. Il entra, tenant d’une main une tasse de thé et de l’autre une tartine beurrée.

 « Je demande pardon à Votre Majesté, commença-t-il, de me présenter ainsi, mais je n’avais pas tout à fait fini de prendre mon thé lorsqu’on est venu me chercher.

– Vous auriez dû avoir fini, rétorqua le Roi. Quand avez-vous commencé ? »

Le Chapelier regarda le Lièvre de Mars qui l’avait suivi dans la salle du Tribunal, bras dessus, bras dessous avec le Loir.

« Je crois bien que c’était le quatorze mars, dit-il.

– Le quinze, rectifia le Lièvre de Mars.

– Le seize, ajouta le Loir.

– Notez tout cela », dit le Roi aux jurés. Ceux-ci écrivirent avec ardeur les trois dates sur leur ardoise, puis ils les additionnèrent, et convertirent le total en francs et en centimes.

 

« Ôtez votre chapeau, ordonna le Roi au Chapelier.

– Il n’est pas à moi, protesta l’interpellé.

– Volé ! s’exclama le Roi, en se tournant vers les jurés qui, immédiatement, prirent note du fait.

– Je n’ai aucun chapeau qui m’appartienne, ajouta le Chapelier en guise d’explication. Je les vends, je suis chapelier de mon métier. »

 

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Sur ce, la Reine mit ses lunettes, puis elle le regarda si fixement qu’il devint tout pâle et commença à s’agiter.

« Faites votre déposition, dit le Roi, et tâchez de vous calmer ; sans quoi, je vous fais exécuter sur-le-champ. »

 

Ceci n’eut pas l’air d’encourager du tout le témoin : il continua à se dandiner d’un pied sur l’autre tout en jetant vers la Reine des regards inquiets, et, dans son désarroi, il prit une grosse bouchée de sa tasse, au lieu de mordre dans sa tartine.

Juste à ce moment, Alice éprouva une sensation très bizarre qui l’intrigua beaucoup jusqu’à ce qu’elle eût compris de quoi il s’agissait : elle recommençait à grandir. Sa première idée fut de se lever et de quitter la salle du Tribunal ; mais, à la réflexion, elle décida de rester où elle était, tant qu’il y aurait assez de place pour elle.

 « Je voudrais bien que tu ne me serres pas comme cela, dit le Loir qui était assis à côté d’elle. C’est tout juste si je peux respirer.

– Ce n’est pas ma faute, répondit Alice très humblement ; je suis en train de grandir.

– Tu n’as absolument pas le droit de grandir, du moins pas ici, affirma le Loir.

– Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Alice plus hardiment. Vous savez bien que vous grandissez, vous aussi…

 

– Oui, mais moi, je grandis à une vitesse raisonnable, et pas de cette façon ridicule », fit observer le Loir. Sur ces mots, il se leva d’un air fort maussade, et alla s’installer à l’autre extrémité de la salle.

 

Pendant tout ce temps-là, la Reine n’avait pas cessé de regarder fixement le Chapelier, et, juste au moment où le Loir traversait la salle, elle ordonna à l’un des huissiers : « Apportez-moi la liste des chanteurs qui ont pris part au dernier concert ! » Là-dessus l’infortuné Chapelier se mit à trembler si fort qu’il en perdit ses souliers.

« Faites votre déposition, répéta le Roi d’un ton furieux, sans quoi je vais vous faire exécuter, que vous ayez peur ou non.

– Je ne suis qu’un pauvre homme, Votre Majesté, débuta le Chapelier d’une voix tremblante, et je n’avais pas encore commencé à prendre le thé… en tout cas pas depuis plus d’une semaine environ… et vu que, d’une part, les tartines de beurre devenaient de plus en plus minces… et que, d’autre part, les scintillations du thé…

– Les scintillations du quoi ?

– Dans cette histoire, tout a commencé par un thé.

– Bien sûr que « tout » commence par un T ! dit le Roi d’un ton aigre. Me prenez-vous pour un âne bâté ? Continuez !

– Je ne suis qu’un pauvre homme, reprit le Chapelier, et après cela, tout s’est mis à scintiller… mais le Lièvre de Mars a dit que…

– Je n’ai rien dit du tout ! interrompit le Lièvre de Mars très vivement.

– Tu l’as dit ! riposta le Chapelier.

– Je le nie ! protesta le Lièvre de Mars.

– Il le nie, déclara le Roi. Laissez ce sujet de côté.

– Soit. De toute façon, le Loir a dit…, continua le Chapelier en jetant autour de lui un regard inquiet pour voir si le Loir allait nier, lui aussi. Mais il ne nia rien, car il dormait profondément.

– Après cela, reprit le Chapelier, j’ai coupé d’autres tartines…

– Mais qu’est-ce qu’a dit le Loir ? demanda l’un des jurés.

– Je ne peux pas me le rappeler, répondit le Chapelier.

– Il faut absolument vous le rappeler, dit le Roi ; sans quoi je vais vous faire exécuter. »

 

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Le pitoyable Chapelier laissa tomber sa tasse et sa tartine, et mit un genou en terre. « Je ne suis qu’un pauvre homme, Votre Majesté », commença-t-il.

« Vous êtes surtout un bien pauvre orateur », déclara le Roi.

 

À ces mots, un des cochons d’Inde applaudit, et fut immédiatement étouffé par les huissiers. (Comme cela peut paraître difficile à comprendre, je vais vous expliquer comment ils procédèrent : ils avaient un grand sac de toile dont on fermait l’ouverture par des ficelles ; ils y fourrèrent le cochon d’Inde, la tête la première, puis ils s’assirent dessus.)

« Je suis bien contente d’avoir vu cela, pensa Alice. J’ai lu très souvent dans les journaux, à la fin du compte rendu d’un procès : « Il y eut une tentative d’applaudissement qui fut immédiatement étouffée par les huissiers », mais, jusqu’aujourd’hui, je n’avais jamais compris ce que cela voulait dire. »

« Si c’est tout ce que vous savez de cette affaire, vous pouvez descendre, continua le Roi.

– Je ne peux pas aller plus bas, dit le Chapelier, je suis déjà sur le plancher.

– Alors, vous pouvez vous asseoir », répliqua le Roi.

 

À ces mots, le second cochon d’Inde applaudit, et fut aussitôt étouffé.

« Bon, nous voilà débarrassés des cochons d’Inde ! pensa Alice. À présent, cela va aller mieux. »

« Je préférerais finir mon thé », répondit le Chapelier en jetant un regard inquiet à la Reine qui était en train de lire la liste des chanteurs.

« Vous pouvez vous retirer », dit le Roi.

 

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Là-dessus le Chapelier partit en toute hâte, sans même prendre la peine de remettre ses souliers.

« … et, dès qu’il sera dehors, coupez-lui la tête », ajouta la Reine à l’adresse d’un des huissiers. Mais le Chapelier avait disparu avant même que l’huissier fût arrivé à la porte.

« Appelez le témoin suivant ! » ordonna le Roi.

Le témoin suivant était la cuisinière de la Duchesse. Elle portait à la main sa boîte de poivre, et Alice devina ce qui allait arriver, avant même qu’elle ne pénétrât dans la salle, lorsque les gens qui se trouvaient près de la porte commencèrent à éternuer tous à la fois.

« Faites votre déposition, dit le Roi.

– Je refuse », répliqua la cuisinière.

 

Le Roi jeta un regard inquiet au Lapin Blanc qui murmura à son oreille : « Il faut absolument que Votre Majesté fasse subir un contre-interrogatoire à ce témoin. »

 « Allons, puisqu’il le faut !… » dit le Roi d’un ton mélancolique. Ensuite, après avoir croisé les bras et froncé les sourcils à un point tel qu’on ne voyait presque plus ses yeux, il demanda à la cuisinière d’une voix caverneuse :

« Avec quoi fait-on les tartes ?

– Avec du poivre, presque toujours, répondit-elle.

– Avec de la mélasse, murmura derrière elle une voix endormie.

– Prenez ce Loir au collet ! hurla la Reine. Coupez la tête à ce Loir ! Expulsez-le ! Étouffez-le ! Pincez-le ! Coupez-lui les moustaches ! »

 

Pendant les quelques minutes nécessaires à l’expulsion du coupable, le plus grand désordre régna dans la salle du Tribunal, et, quand tout le monde eut regagné sa place, la cuisinière avait disparu.

« Peu importe ! dit le Roi d’un air très soulagé. Appelez le témoin suivant. » Et il ajouta à voix basse, à l’adresse de la Reine : « Vraiment, ma chère amie, c’est à vous de faire subir un contre-interrogatoire au témoin suivant. Cela me donne une telle migraine ! »

 

Alice regardait le Lapin Blanc chercher nerveusement le suivant sur sa liste, très curieuse de voir qui pouvait bien être le prochain témoin… « Car, jusqu’à présent, ils n’ont pas beaucoup de preuves », se disait-elle. Imaginez sa surprise, lorsque le Lapin Blanc cria très fort, de sa petite voix aiguë : « Alice ! »

 

 

 

CHAPITRE XII La déposition d’Alice

 

« Présente ! » répondit Alice. Elle était si troublée qu’elle en oublia combien elle avait grandi pendant les quelques dernières minutes, et elle se leva d’un bond, si brusquement qu’elle renversa le banc des jurés avec le bas de sa jupe. Les jurés dégringolèrent sur la tête des assistants placés au-dessous, puis ils restèrent étalés les quatre fers en l’air, lui rappelant beaucoup les poissons rouges d’un bocal qu’elle avait renversé par accident huit jours auparavant.

 

« Oh ! je vous demande bien pardon ! » s’exclama-t-elle d’une voix consternée. Et elle se mit à relever les jurés aussi vite que possible, car elle ne cessait de penser aux poissons rouges, et elle s’imaginait très vaguement qu’il fallait les ramasser et les remettre sur leur banc sans perdre une seconde, faute de quoi ils allaient mourir.

« Le procès ne peut continuer, déclara le Roi d’un ton fort grave, avant que tous les jurés ne soient remis exactement à leur place… Tous, sans exception », répéta-til en appuyant sur ces mots et en fixant Alice droit dans les yeux.

 

La fillette regarda le banc des jurés. Elle vit que, dans sa précipitation, elle avait remis le Lézard la tête en bas, et que la pauvre bête, incapable de se tirer d’affaire toute seule, agitait mélancoliquement sa queue dans tous les sens. Elle eut vite fait de le replacer dans une position normale : « Bien que, pensa-t-elle, cela n’ait pas beaucoup d’importance ; je ne crois pas qu’il puisse servir à grand-chose pour ce procès, dans un sens comme dans l’autre. »

Dès que les jurés furent un peu remis de leur émotion, dès qu’on eut retrouvé et qu’on leur eut rendu leur crayon et leur ardoise, ils se mirent à rédiger en détail, avec beaucoup d’application, l’histoire de leur accident ; tous sauf le Lézard qui avait l’air trop accablé pour faire autre chose que rester assis, la bouche grande ouverte, à regarder le plafond.

 

« Que savez-vous de cette affaire ? demanda le Roi à Alice.

– Rien.

– Absolument rien ? insista le Roi

– Absolument rien.

– Voilà une chose d’importance, déclara le Roi en se tournant vers les jurés.

 

Ceux-ci s’apprêtaient à écrire sur leur ardoise lorsque le Lapin Blanc intervint : « Votre Majesté a voulu dire : « sans importance », naturellement », dit-il d’un ton très respectueux, mais en fronçant les sourcils et en faisant des grimaces.

« Sans importance, naturellement, ai-je voulu dire », reprit vivement le Roi. Après quoi, il se mit à répéter à voix basse pour lui tout seul : « d’importance, sans importance, sans importance, d’importance », comme s’il essayait de trouver ce qui sonnait le mieux.

Certains jurés notèrent : « d’importance », et d’autres : « sans importance ». Alice s’en aperçut, car elle était assez près d’eux pour lire sur leurs ardoises ; « mais, de toute façon, pensa-t-elle, cela n’a pas la moindre importance. »

 

À ce moment, le Roi, qui avait été pendant quelque temps fort occupé à griffonner sur son carnet, cria : « Silence ! » et se mit à lire à haute voix : « Article Quarante-Deux : Toute personne dépassant un kilomètre de haut doit quitter le Tribunal. »

Chacun regarda Alice.

 

« Moi, je ne fais pas un kilomètre de haut, dit Alice.

– Si fait, affirma le Roi.

– Près de deux kilomètres, ajouta la Reine.

 

 

– De toute façon, je ne m’en irai pas, déclara Alice. D’ailleurs cet article ne fait pas partie du code : vous venez de l’inventer à l’instant.

– C’est l’article le plus ancien du code, dit le Roi.

– En ce cas, il devrait porter le Numéro Un », fit observer Alice.

 

Le Roi pâlit, et referma vivement son carnet.

« Délibérez pour rendre votre verdict, ordonna-t-il aux jurés d’une voix basse et tremblante.

– Plaise à Votre Majesté, il y a encore d’autres preuves à examiner, dit le Lapin Blanc en se levant d’un bond. On vient de trouver ce papier.

– Que contient-il ? demanda la Reine.

– Je ne l’ai pas encore ouvert, répondit le Lapin Blanc, mais cela ressemble à une lettre, écrite par le prisonnier à… quelqu’un.

– Cela doit être cela, dit le Roi. À moins que cette lettre n’ait été écrite à personne, ce qui est plutôt rare, comme vous le savez.

– À qui est-elle adressée ? demanda l’un des jurés.

– Elle n’est adressée à personne, répondit le Lapin Blanc. En fait, il n’y a rien d’écrit à l’extérieur. »

Il déplia le papier tout en parlant, puis il ajouta :

« Après tout, ce n’est pas une lettre ; c’est une pièce de vers.

– Ces vers sont-ils de la main du prisonnier ? demanda un autre juré.

– Non, répondit le Lapin Blanc ; et c’est bien ce qu’il y a de plus bizarre. (Tous les jurés prirent un air déconcerté.)

– Il a dû imiter l’écriture de quelqu’un, dit le Roi. (À ces mots, le visage des jurés se dérida.)

– Plaise à Votre Majesté, déclara le Valet de Cœur, je n’ai pas écrit ces vers, et personne ne peut prouver que je les ai écrits : ils ne sont pas signés.

– Si vous ne les avez pas signés, rétorqua le Roi, alors cela ne fait qu’aggraver votre cas. Si vous n’aviez pas eu de mauvaises intentions, vous auriez signé de votre nom, comme un honnête homme. »

 

À ces mots, tout le monde se mit à applaudir, car c’était la seule chose vraiment intelligente que le Roi eût dite depuis le début de la journée.

« Cela prouve formellement sa culpabilité, déclara la Reine.

– Cela ne prouve rien du tout ! s’exclama Alice. Allons donc ! vous ne savez même pas de quoi il est question dans ces vers !

– Lisez-les », ordonna le Roi.

 

Le Lapin Blanc mit ses lunettes.

« Plaise à Votre Majesté, où dois-je commencer ? demanda-t-il.

– Commencez au commencement, dit le Roi d’un ton grave, et continuez jusqu’à ce que vous arriviez à la fin ; ensuite, arrêtez-vous.

 

Voici les vers que lut le Lapin Blanc :

 

 « Ils prétendaient que vous aviez été à elle,

Et que de moi vous lui aviez parlé, à lui :

Elle a dit que j’avais un heureux caractère

Mais que je n’étais pas un nageur accompli.

 

Il leur écrivit que je restais en arrière

(Et nous n’ignorons pas que c’est la vérité) :

Si elle veut aller jusqu’au bout de l’affaire,

Je me demande ce qui pourra l’arrêter !

 

Je lui en donnai une, ils m’en donnèrent deux,

Vous, vous nous en donnâtes trois ou davantage ;

Mais toutes cependant leur revinrent, à eux,

Bien qu’on put contester l’équité du partage.

 

Si le malheur, demain, voulait qu’elle ou que moi

Nous fussions impliqués dans cette sombre affaire,

Vous devriez faire en sorte qu’on les libère

Comme nous fûmes, nous, libérés autrefois.

 

Mon point de vue était que vous constituiez

(Dès avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs)

Un obstacle fâcheux venu s’interposer

Entre nous et l’objet dont ces gens nous parlèrent.

 

Ne lui avouez pas, à lui, qu’elle les aime

Car tout ceci sans doute devait demeurer,

Du reste des humains à jamais ignoré,

Un secret : un secret entre vous et moi-même. »

 

« C’est la preuve la plus importante que nous ayons eue jusqu’ici, dit le Roi, en se frottant les mains. En conséquence, que le jury…

– S’il y a un seul juré capable d’expliquer ces vers, déclara Alice (elle avait tellement grandi au cours des quelques dernières minutes qu’elle n’avait pas du tout peur d’interrompre le Roi), je lui donnerai une pièce de dix sous. À mon avis, ils n’ont absolument aucun sens. »

 

Tous les jurés écrivirent sur leurs ardoises : « À son avis, ils n’ont absolument aucun sens » mais nul d’entre eux n’essaya d’expliquer les vers.

 « S’ils n’ont aucun sens, dit le Roi, cela nous évite beaucoup de mal, car nous n’avons pas besoin d’en chercher un… Et pourtant, je me demande si c’est vrai, continua-t-il, en étalant la feuille de papier sur ses genoux et en lisant les vers d’un œil ; il me semble qu’ils veulent dire quelque chose, après tout… Ainsi :… Mais que je n’étais pas un nageur accompli… Vous ne savez pas nager, n’est-ce pas ? » demanda-t-il au Valet.

Celui-ci secoua la tête tristement. « Ai-je l’air de quelqu’un qui sait nager ? » dit-il. (Et il n’en avait certainement pas l’air, vu qu’il était fait entièrement de carton.)

« Jusqu’ici, tout concorde », déclara le Roi.

Puis, il continua à lire les vers à voix basse :

 « … Et Nous n’ignorons pas que c’est la vérité… Il s’agit là des jurés, naturellement… Si elle veut aller jusqu’au bout de l’affaire… Mais voyons, c’est clair, Elle, c’est la Reine. Je me demande ce qui pourra l’arrêter !… On peut se le demander, en effet !… Je leur en donnai une, ils m’en donnèrent deux… Eh bien, c’est sans doute ce que l’accusé a du faire des tartes.

 – Regardez donc la suite : Mais toutes cependant leur revinrent à eux, fit remarquer Alice.

 – Bien sûr, les voilà ! s’écria le Roi d’une voix triomphante, en montrant du doigt les tartes qui se trouvaient sur la table. Cela me paraît clair comme le jour.

Quant à ceci :… dès avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs… Je crois que vous n’avez jamais eu d’attaque de nerfs, n’est-ce pas, ma chère amie ? demanda-t-il à la Reine.

– Jamais ! s’exclama-t-elle d’une voix furieuse, tout en jetant un encrier à la tête du Lézard. (L’infortuné petit Bill avait cessé d’écrire sur son ardoise avec un doigt, après s’être aperçu que cela ne laissait aucune trace ; mais il se remit vivement à la besogne en utilisant l’encre qui dégoulinait le long de son visage jusqu’à ce qu’elle fût sèche.)

– Si vous n’avez jamais eu d’attaque, ce n’est pas vous qu’on attaque, dit le Roi.

Puis, il regarda autour de lui en souriant d’un air satisfait. Il y eut un silence de mort.

« C’est un jeu de mots ! » ajouta-t-il d’un ton vexé. Et tout le monde éclata de rire.

« Que les jurés délibèrent pour rendre leur verdict, ordonna le Roi pour la vingtième fois de la journée.

– Non, non ! s’écria la Reine. La condamnation d’abord, la délibération ensuite.

– C’est stupide ! protesta Alice d’une voix forte. En voilà une idée !

– Taisez-vous ! ordonna la Reine, pourpre de fureur.

– Je ne me tairai pas ! répliqua Alice.

– Qu’on lui coupe la tête ! » hurla la Reine de toutes ses forces.

 

Personne ne bougea.

 

« Qui fait attention à vous ? demanda Alice (qui avait maintenant retrouvé sa taille normale). Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! »

 

À ces mots, toutes les cartes montèrent dans l’air et lui retombèrent dessus. Elle poussa un petit cri de colère et de frayeur, essaya de les repousser avec ses mains, et se retrouva couchée sur le talus, la tête sur les genoux de sa sœur qui enlevait doucement de son visage quelques feuilles mortes tombées des arbres.

 

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 « Alice, ma chérie, réveille-toi ! lui dit sa sœur. Comme tu as dormi longtemps !

– Oh, quel rêve bizarre je viens de faire ! s’exclama Alice.

Et elle se mit à raconter, autant qu’elle pouvait se les rappeler, toutes les étranges Aventures que vous venez de lire.

 

Lorsqu’elle eut fini, sa sœur l’embrassa et dit :

« C’était un rêve vraiment très bizarre, ma chérie ; mais, à présent, rentre vite à la maison pour prendre ton thé ; il commence à se faire tard. »

 

Alice se leva et s’en alla en courant, tout en réfléchissant de son mieux au rêve merveilleux qu’elle venait de faire.

 

Mais sa sœur resta assise sans bouger à l’endroit où sa cadette l’avait laissée, la tête appuyée sur une main, regardant le soleil se coucher, songeant à Alice et à ses merveilleuses Aventures, jusqu’à ce qu’elle aussi se mît à rêver tout éveillée. Et voici quel fut son rêve :

 

D’abord elle rêva de la petite Alice. De nouveau les petites mains furent croisées sur ses genoux, les yeux avides et brillants furent fixés sur les siens ; elle crut entendre le timbre même de sa voix, elle crut voir le petit mouvement de sa tête rejetée en arrière pour écarter les cheveux qui avaient la fâcheuse habitude de lui tomber sur les yeux ; et, tandis qu’elle écoutait, ou croyait écouter, il lui sembla voir s’agiter autour d’elle les créatures bizarres du rêve de sa petite sœur.

 

Les longues herbes se mirent à bruire à ses pieds tandis que le Lapin Blanc passait en hâte… La Souris effrayée traversa la mare voisine avec un léger clapotis… Elle entendit le bruit des tasses à thé du Lièvre de Mars et de ses amis, éternellement attablés devant leur éternel goûter, et la voix aiguë de la Reine ordonnant l’exécution de ses malheureux invités… Une fois encore le bébé-cochon éternua sur les genoux de la Duchesse, tandis que plats et assiettes s’écrasaient autour de lui… Une fois encore le cri du Griffon, le grincement du crayon sur l’ardoise du Lézard, les faibles soupirs des cochons d’Inde étouffés, remplirent l’espace, mêlés aux sanglots lointains de l’infortunée Simili-Tortue.

 

Elle resta ainsi, les yeux fermés, croyant presque être au Pays des Merveilles, tout en sachant fort bien qu’il lui suffirait de les rouvrir pour retrouver la terne réalité. L’herbe ne bruirait plus qu’au souffle du vent, et, seul, le balancement des tiges des roseaux ferait naître des rides à la surface de la mare… Le tintement des tasses à thé deviendrait le tintement des clochettes des moutons, les cris aigus de la Reine ne seraient plus que la voix du petit berger… Les éternuements du bébé, les cris du Griffon et tous les autres bruits étranges, se transformeraient (elle ne le savait que trop) en la rumeur confuse qui montait de la basse-cour, tandis que les meuglements lointains du bétail remplaceraient les lourds sanglots de la Simili-Tortue.

 

Finalement, elle se représenta cette même petite sœur devenue femme. Elle était certaine que, dans les années à venir, Alice garderait son cœur d’enfant, si aimant et si simple ; elle rassemblerait autour d’elle d’autres petits enfants, ses enfants à elle, et ce serait leurs yeux à eux qui deviendraient brillants et avides en écoutant mainte histoire extraordinaire, peut-être même cet ancien rêve du Pays des Merveilles. Elle partagerait tous leurs simples chagrins et prendrait plaisir à toutes leurs simples joies, en se rappelant sa propre enfance et les heureuses journées d’été.

 

FIN

 

 

Remerciements

 

Texte libre de droits.

 

Source traduction : http://www.atilf.fr/ananas/site/htm/textes/Alice_texte.html

Source de la traduction largement complétée et modifiée. Mise en chapitre, corrections orthographiques et typographiques, conversion informatique, illustration et publication :

 

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– Janvier 2004 –

 

– Illustrations : Noir et blanc : Illustrations d’origine, de Tenniel, fournies par le Gutemberg Project. Couleur : Illustrations de Arthur Rackham http://rackham.artpassions.net/aliceinwonderland.html

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6 juin 2013

Les étoiles, Alphonse Daudet

Les étoiles 400 copie

 

 

LES ÉTOILES

RÉCIT D’UN BERGER PROVENÇAL

 (Lettres de mon moulin)

 

◄►

 

               Du temps que je gardais les bêtes sur le Luberon, je restais des semaines entières sans voir âme qui vive, seul dans le pâturage avec mon chien Labri et mes ouailles. De temps en temps, l’ermite du Mont-de-l’Ure passait par là pour chercher des simples ou bien j’apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piémont ; mais c’étaient des gens naïfs, silencieux à force de solitude, ayant perdu le goût de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les villages et les villes. Aussi, tous les quinze jours, lorsque j’entendais, sur le chemin qui monte, les sonnailles du mulet de notre ferme m’apportant les provisions de quinzaine, et que je voyais apparaître peu à peu, au-dessus de la côte, la tête éveillée du petit miarro (garçon de ferme), ou la coiffe rousse de la vieille tante Norade, j’étais vraiment bien heureux. Je me faisais raconter les nouvelles du pays d’en bas, les baptêmes, les mariages ; mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de savoir ce que devenait la fille de mes maîtres, notre demoiselle Stéphanette, la plus jolie qu’il y eût à dix lieues à la ronde. Sans avoir l’air d’y prendre trop d’intérêt, je m’informais si elle allait beaucoup aux fêtes, aux veillées, s’il lui venait toujours de nouveaux galants ; et à ceux qui me demanderont ce que ces choses-là pouvaient me faire, à moi pauvre berger de la montagne, je répondrai que j’avais vingt ans et que cette Stéphanette était ce que j’avais vu de plus beau dans ma vie.

 

Or, un dimanche que j’attendais les vivres de quinzaine, il se trouva qu’ils n’arrivèrent que très tard. Le matin je me disais : « C’est la faute de la grand’messe » ; puis, vers midi, il vint un gros orage, et je pensai que la mule n’avait pas pu se mettre en route à cause du mauvais état des chemins. Enfin, sur les trois heures, le ciel étant lavé, la montagne luisante d’eau et de soleil, j’entendis parmi l’égouttement des feuilles et le débordement des ruisseaux gonflés les sonnailles de la mule, aussi gaies, aussi alertes qu’un grand carillon de cloches un jour de Pâques. Mais ce n’était pas le petit miarro, ni la vieille Norade qui la conduisait. C’était… devinez qui !… notre demoiselle, mes enfants ! notre demoiselle en personne, assise droite entre les sacs d’osier, toute rose de l’air des montagnes et du rafraîchissement de l’orage.

Le petit était malade, tante Norade en vacances chez ses enfants. La belle Stéphanette m’apprit tout ça, en descendant de sa mule, et aussi qu’elle arrivait tard parce qu’elle s’était perdue en route ; mais à la voir si bien endimanchée, avec son ruban à fleurs, sa jupe brillante et ses dentelles, elle avait plutôt l’air de s’être attardée à quelque danse que d’avoir cherché son chemin dans les buissons. Ô la mignonne créature ! Mes yeux ne pouvaient se lasser de la regarder. Il est vrai que je ne l’avais jamais vue de si près. Quelquefois l’hiver, quand les troupeaux étaient descendus dans la plaine et que je rentrais le soir à la ferme pour souper, elle traversait la salle vivement, sans guère parler aux serviteurs, toujours parée et un peu fière… Et maintenant je l’avais là devant moi, rien que pour moi ; n’était-ce pas à en perdre la tête ?

 

Quand elle eut tiré les provisions du panier, Stéphanette se mit à regarder curieusement autour d’elle. Relevant un peu sa belle jupe du dimanche qui aurait pu s’abîmer, elle entra dans le parc, voulut voir le coin où je couchais, la crèche de paille avec la peau de mouton, ma grande cape accrochée au mur, ma crosse, mon fusil à pierre. Tout cela l’amusait.

— Alors c’est ici que tu vis, mon pauvre berger ? Comme tu dois t’ennuyer d’être toujours seul ! Qu’est-ce que tu fais ? À quoi penses-tu ?…

J’avais envie de répondre : « À vous, maîtresse », et je n’aurais pas menti ; mais mon trouble était si grand que je ne pouvais pas seulement trouver une parole. Je crois bien qu’elle s’en apercevait, et que la méchante prenait plaisir à redoubler mon embarras avec ses malices :

— Et ta bonne amie, berger, est-ce qu’elle monte te voir quelquefois ?… Ça doit être bien sûr la chèvre d’or*, ou cette fée Estérelle* qui ne court qu’à la pointe des montagnes…

Et elle-même, en me parlant, avait bien l’air de la fée Estérelle, avec le joli rire de sa tête renversée et sa hâte de s’en aller qui faisait de sa visite une apparition.

— Adieu, berger.

— Salut, maîtresse.

Et la voilà partie, emportant ses corbeilles vides. Lorsqu’elle disparut dans le sentier en pente, il me semblait que les cailloux, roulant sous les sabots de la mule, me tombaient un à un sur le cœur. Je les entendis longtemps, longtemps ; et jusqu’à la fin du jour je restai comme ensommeillé, n’osant bouger, de peur de faire en aller mon rêve.

 

Vers le soir, comme le fond des vallées commençait à devenir bleu et que les bêtes se serraient en bêlant l’une contre l’autre pour rentrer au parc, j’entendis qu’on m’appelait dans la descente, et je vis paraître notre demoiselle, non plus rieuse ainsi que tout à l’heure, mais tremblante de froid, de peur, de mouillure. Il paraît qu’au bas de la côte elle avait trouvé la Sorgue grossie par la pluie d’orage, et qu’en voulant passer à toute force elle avait risqué de se noyer. Le terrible, c’est qu’à cette heure de nuit il ne fallait plus songer à retourner à la ferme ; car le chemin par la traverse, notre demoiselle n’aurait jamais su s’y retrouver toute seule, et moi je ne pouvais pas quitter le troupeau. Cette idée de passer la nuit sur la montagne la tourmentait beaucoup, surtout à cause de l’inquiétude des siens. Moi, je la rassurais de mon mieux :

— En juillet, les nuits sont courtes, maîtresse… Ce n’est qu’un mauvais moment.

Et j’allumai vite un grand feu pour sécher ses pieds et sa robe toute trempée de l’eau de la Sorgue. Ensuite j’apportai devant elle du lait, des fromageons ; mais la pauvre petite ne songeait ni à se chauffer, ni à manger, et de voir les grosses larmes qui montaient dans ses yeux, j’avais envie de pleurer, moi aussi.

Cependant la nuit était venue tout à fait. Il ne restait plus sur la crête des montagnes qu’une poussière de soleil, une vapeur de lumière du côté du couchant. Je voulus que notre demoiselle entrât se reposer dans le parc. Ayant étendu sur la paille fraîche une belle peau toute neuve, je lui souhaitai la bonne nuit, et j’allai m’asseoir dehors devant la porte…

Dieu m’est témoin que, malgré le feu d’amour qui me brûlait le sang, aucune mauvaise pensée ne me vint ; rien qu’une grande fierté de songer que dans un coin du parc, tout près du troupeau curieux qui la regardait dormir, la fille de mes maîtres, — comme une brebis plus précieuse et plus blanche que toutes les autres, — reposait, confiée à ma garde. Jamais le ciel ne m’avait paru si profond, les étoiles si brillantes…

Tout à coup, la claire-voie du parc s’ouvrit et la belle Stéphanette parut.

Elle ne pouvait pas dormir. Les bêtes faisaient crier la paille en remuant, ou bêlaient dans leurs rêves. Elle aimait mieux venir près du feu. Voyant cela, je lui jetai ma peau de bique sur les épaules, j’activai la flamme, et nous restâmes assis l’un près de l’autre sans parler. Si vous avez jamais passé la nuit à la belle étoile, vous savez qu’à l’heure où nous dormons, un monde mystérieux s’éveille dans la solitude et le silence. Alors les sources chantent bien plus clair, les étangs allument des petites flammes. Tous les esprits de la montagne vont et viennent librement ; et il y a dans l’air des frôlements, des bruits imperceptibles, comme si l’on entendait les branches grandir, l’herbe pousser. Le jour, c’est la vie des êtres ; mais la nuit, c’est la vie des choses. Quand on n’en a pas l’habitude, ça fait peur…

Aussi notre demoiselle était toute frissonnante et se serrait contre moi au moindre bruit. Une fois, un cri long, mélancolique, parti de l’étang qui luisait plus bas, monta vers nous en ondulant. Au même instant une belle étoile filante glissa par-dessus nos têtes dans la même direction, comme si cette plainte que nous venions d’entendre portait une lumière avec elle.

— Qu’est-ce que c’est ? me demanda Stéphanette à voix basse.

— Une âme qui entre en paradis, maîtresse ; et je fis le signe de la croix.

Elle se signa aussi, et resta un moment la tête en l’air, très recueillie. Puis elle me dit :

— C’est donc vrai, berger, que vous êtes sorciers, vous autres ?

— Nullement, notre demoiselle. Mais ici nous vivons plus près des étoiles, et nous savons ce qui s’y passe mieux que des gens de la plaine.

Elle regardait toujours en haut, la tête appuyée dans la main, entourée de la peau de mouton comme un petit pâtre céleste :

— Qu’il y en a ! Que c’est beau ! Jamais je n’en avais tant vu… Est-ce que tu sais leurs noms, berger ?

— Mais oui, maîtresse… Tenez ! juste au-dessus de nous, voilà le Chemin de saint Jacques (la voie lactée). Il va de France droit sur l’Espagne. C’est saint Jacques de Galice qui l’a tracé pour montrer sa route au brave Charlemagne lorsqu’il faisait la guerre aux Sarrasins (1). Plus loin, vous avez le Char des âmes (la grande Ourse) avec ses quatre essieux resplendissants. Les trois étoiles qui vont devant sont les Trois bêtes, et cette toute petite contre la troisième c’est le Charretier. Voyez-vous tout autour cette pluie d’étoiles qui tombent ? ce sont les âmes dont le bon Dieu ne veut pas chez lui… Un peu plus bas, voici le Râteau ou les Trois rois (Orion). C’est ce qui nous sert d’horloge, à nous autres. Rien qu’en les regardant, je sais maintenant qu’il est minuit passé. Un peu plus bas, toujours vers le midi, brille Jean de Milan, le flambeau des astres (Sirius).

Sur cette étoile-là, voici ce que les bergers racontent. Il paraît qu’une nuit Jean de Milan, avec les Trois rois et la Poussinière (la Pléiade), furent invités à la noce d’une étoile de leurs amies. La Poussinière, plus pressée, partit, dit-on, la première, et prit le chemin haut. Regardez-la, là-haut, tout au fond du ciel. Les Trois rois coupèrent plus bas et la rattrapèrent ; mais ce paresseux de Jean de Milan, qui avait dormi trop tard, resta tout à fait derrière, et furieux, pour les arrêter, leur jeta son bâton. C’est pourquoi les Trois rois s’appellent aussi le Bâton de Jean de Milan… Mais la plus belle de toutes les étoiles, maîtresse, c’est la nôtre, c’est l’Étoile du berger, qui nous éclaire à l’aube quand nous sortons le troupeau, et aussi le soir quand nous le rentrons. Nous la nommons encore Maguelonne, la belle Maguelonne qui court après Pierre de Provence (Saturne) et se marie avec lui tous les sept ans.

— Comment ! berger, il y a donc des mariages d’étoiles ?

— Mais oui, maîtresse.

Et comme j’essayais de lui expliquer ce que c’était que ces mariages, je sentis quelque chose de frais et de fin peser légèrement sur mon épaule. C’était sa tête alourdie de sommeil qui s’appuyait contre moi avec un joli froissement de rubans, de dentelles et de cheveux ondés. Elle resta ainsi sans bouger jusqu’au moment où les astres du ciel pâlirent, effacés par le jour qui montait. Moi, je la regardais dormir, un peu troublé au fond de mon être, mais saintement protégé par cette claire nuit qui ne m’a jamais donné que de belles pensées.

Autour de nous, les étoiles continuaient leur marche silencieuse, dociles comme un grand troupeau ; et par moments je me figurais qu’une de ces étoiles, la plus fine, la plus brillante, ayant perdu sa route, était venue se poser sur mon épaule pour dormir…

 

 FIN

 

1. Tous ces détails d’astronomie populaire sont traduits de l’ Almanach p rovençal qui se publie en Avignon. [Note de Daudet.]

 

6 juin 2013

Le Blanc et le Noir, Voltaire

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                          Tout le monde dans la province de Candahar connaît l'aventure du jeune Rustan. Il était fils unique d'un mirza du pays; c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza, son père, avait un bien honnête. On devait marier le jeune Rustan à une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le désiraient passionnément. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l'être avec elle.

Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire à la foire de Cabul, qui est la foire la plus considérable du monde, et incomparablement plus fréquentée que celle de Bassora et d'Astracan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire était venu à la foire avec sa fille.

Il avait perdu les deux plus rares pièces de son trésor: l'une était un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille était gravée par un art que les Indiens possédaient alors, et qui s'est perdu depuis; l'autre était un javelot qui allait de lui−même où l'on voulait; ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l'était à Cachemire.

 

Un faquir de son altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta à la princesse. Gardez soigneusement ces deux pièces, lui dit−il; votre destinée en dépend. Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire au désespoir résolut d'aller voir, à la foire de Cabul, si de tous les marchands qui s'y rendent des quatre coins du monde il n'y en aurait pas un qui eût son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enfermé dans sa ceinture; mais pour le javelot qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enfermé soigneusement à Cachemire dans son grand coffre de la Chine.

Rustan et elle se virent à Cabul; ils s'aimèrent avec toute la bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit à son départ de l'aller voir secrètement à Cachemire.

Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrétaires, d'écuyers, de maîtres−d'hôtel, et de valets de chambre. L'un s'appelait Topaze; il était beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèbre, l'autre se nommait Ébène; c'était un nègre fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tâcha de l'en détourner avec le zèle circonspect d'un serviteur qui ne voulait pas lui déplaire; il lui représenta tout ce qu'il hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir? comment mettre le couteau dans le cœur de ses parents? Il ébranla Rustan; mais Ébène le raffermit et leva tous ses scrupules.

Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter; Ébène y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maître, en fit faire un faux tout semblable qu'il remit à sa place, et donna le véritable en gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies.

Quand le marquis eut ses roupies, tout fut prêt pour le départ. On chargea un éléphant de son bagage; on monta à cheval. Topaze dit à son maître: J'ai pris la liberté de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, après avoir remontré, il faut obéir; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est à deux parasanges d'ici. Rustan y consentit. L'oracle répondit: «Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident.» Rustan ne comprit rien à cette réponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon. Ebène, toujours complaisant, lui persuada qu'elle était très favorable.

Il y avait encore un autre oracle dans Cabul; ils y allèrent. L'oracle de Cabul répondit en ces mots: «Si tu possèdes, tu ne posséderas pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas.» Cet oracle parut encore plus inintelligible que l'autre. Prenez garde à vous, disait Topaze. Ne redoutez rien, disait Ébène; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprès de son maître, dont il encourageait la passion et l'espérance.

Au sortir de Cabul, on marcha par une grande forêt, on s'assit sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux paître. On se préparait à décharger l'éléphant qui portait le dîner et le service, lorsqu'on s'aperçut que Topaze et Ébène n'étaient plus avec la petite caravane. On les appelle; la forêt retentit des noms d'Ébène et de Topaze. Les valets les cherchent de tous côtés, et remplissent la forêt de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on leur ait répondu.

 

Nous n'avons trouvé, dirent−ils à Rustan, qu'un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ôtait toutes ses plumes. Le récit de ce combat piqua la curiosité de Rustan; il alla à pied sur le lieu, il n'aperçut ni vautour ni aigle; mais il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était assailli par un gros rhinocéros. L'un frappait de sa corne, l'autre de sa trompe. Le rhinocéros lâcha prise à la vue de Rustan; on ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. Il arrive d'étranges choses dans les forêts quand on voyage! s'écriait Rustan. Les valets étaient consternés, et le maître au désespoir d'avoir perdu à−la−fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage Topaze pour lequel il avait toujours de l'amitié, quoiqu'il ne fût jamais de son avis.

 

L'espérance d'être bientôt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand âne rayé, à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bâton. Rien n'est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les ânes de cette espèce. Celui−ci répondait aux coups redoublés du vilain par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l'âne, qui était une créature charmante. Le rustre s'enfuit en disant à l'âne, - Tu me le paieras. L'âne remercia son libérateur en son langage, s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus après avoir dîné, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent les uns à pied, les autres montés sur l'éléphant.

A peine était−il sur son âne que cet animal tourne vers Cabul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maître a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des éperons, rendre la bride, tirer à lui, fouetter à droite et à gauche, l'animal opiniâtre courait toujours vers Cabul.

Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontre un marchand de chameaux qui lui dit: - Maître, vous avez là un âne bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes chameaux à choisir. Rustan remercia la Providence de lui avoir procuré un si bon marché. Topaze avait grand tort, dit−il, de me dire que mon voyage serait malheureux. Il monte sur le plus beau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur.

A peine a−t−il marché quatre parasanges qu'il est arrêté par un torrent profond, large, et impétueux, qui roulait des rochers blanchis d'écume. Les deux rivages étaient des précipices affreux qui éblouissaient la vue et glaçaient le courage; nul moyen de passer, nul d'aller à droite ou à gauche. Je commence à craindre, dit Rustan, que Topaze n'ait eu raison de blâmer mon voyage, et moi grand tort de l'entreprendre; encore, s'il était ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j'avais Ébène, il me consolerait, et il trouverait des expédients; mais tout me manque. Son embarras était augmenté par la consternation de sa troupe: la nuit était noire, on la passa à se lamenter. Enfin la fatigue et l'abattement endormirent l'amoureux voyageur. Il se réveille au point du jour, et voit un beau pont de marbre élevé sur le torrent d'une rive à l'autre.

Ce furent des exclamations, des cris d'étonnement et de joie. Est−il possible? est−ce un songe? quel prodige! quel enchantement ! oserons−nous passer? Toute la troupe se mettait à genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, étendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, était en extase; et Rustan disait: Pour le coup le ciel me favorise: Topaze ne savait ce qu'il disait; les oracles étaient en ma faveur; Ebène avait raison; mais pourquoi n'est−il pas ici?

A peine la troupe fut−elle au−delà du torrent que voilà le pont qui s'abîme dans l'eau avec un fracas épouvantable. Tant mieux! tant mieux! s'écria Rustan; Dieu soit loué! le ciel soit béni! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, où je n'aurais été qu'un simple gentilhomme; il veut que j'épouse ce que j'aime. Je serai prince de Cachemire; c'est ainsi qu'en possédant ma maîtresse, je ne posséderai pas mon petit marquisat à Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince: voilà une grande partie de l'oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de même: je suis trop heureux; mais pourquoi Ébène n'est−il pas auprès de moi? je le regrette mille fois plus que Topaze.

 

Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allégresse; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu'une contrescarpe, et plus hautes que n'aurait été la tour de Babel, si elle avait été achevée, barra entièrement la caravane saisie de crainte.

Tout le monde s'écria: - Dieu veut que nous périssions ici! il n'a brisé le pont que pour nous ôter tout espoir de retour; il n'a élevé la montagne que pour nous priver de tout moyen d'avancer. Ô Rustan! ô malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrerons jamais dans la terre de Candahar.

La plus cuisante douleur, l'abattement le plus accablant, succédaient dans l'âme de Rustan à la joie immodérée qu'il avait ressentie, aux espérances dont il s'était enivré. Il était bien loin d'interpréter les prophéties à son avantage. Ô ciel! ô Dieu paternel! faut−il que j'aie perdu mon ami Topaze!

 

Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants désespérés, voilà la base de la montagne qui s'ouvre, une longue galerie en voûte, éclairée de cent mille flambeaux, se présente aux yeux éblouis; et Rustan de s'écrier, et ses gens de se jeter à genoux, et de tomber d'étonnement à la renverse, et de crier miracle! et de dire: Rustan est le favori de Vitsnou, le bien−aimé de Brama; il sera le maître du monde. Rustan le croyait, il était hors de lui, élevé au−dessus de lui−même. Ah! Ébène, mon cher Ébène! où êtes−vous ? que n'êtes−vous témoin de toutes ces merveilles! comment vous ai−je perdu ? Belle princesse de Cachemire, quand reverrai−je vos charmes ?

Il avance avec ses domestiques, son éléphant, ses chameaux, sous la voûte de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie émaillée de fleurs et bordée de ruisseaux: au bout de la prairie ce sont des allées d'arbres à perte de vue; et au bout de ces allées, une rivière, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins délicieux. Il entend partout des concerts de voix et d'instruments; il voit des danses; il se hâte de passer un des ponts de la rivière; il demande au premier homme qu'il rencontre quel est ce beau pays.

Celui auquel il s'adressait lui répondit: - Vous êtes dans la province de Cachemire; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs; nous célébrons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, à qui son père l'a promise; que Dieu perpétue leur félicité! A ces paroles Rustan tomba évanoui, et le seigneur cachemirien crut qu'il était sujet à l'épilepsie; il le fit porter dans sa maison, où il fut longtemps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins du canton; ils tâtèrent le pouls du malade qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s'écriait de temps en temps: Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!

 

L'un des deux médecins dit au seigneur cachemirien: Je vois à son accent que c'est un jeune homme de Candahar, à qui l'air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois à ses yeux qu'il est devenu fou; confiez−le−moi, je le ramènerai dans sa patrie, et je le guérirai. L'autre médecin assura qu'il n'était malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux médecins furent congédiés, et Rustan demeura tête à tête avec son hôte.

 

Seigneur, lui dit−il, je vous demande pardon de m'être évanoui devant vous, je sais que cela n'est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon éléphant, en reconnaissance des bontés dont vous m'avez honoré. Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son voyage. Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit−il, apprenez−moi quel est cet heureux Barbabou qui épouse la princesse de Cachemire; pourquoi son père l'a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l'a accepté pour son époux.

Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du tout accepté Barbabou; au contraire elle est dans les pleurs, tandis que toute la province célèbre avec joie son mariage; elle s'est enfermée dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des réjouissances qu'on fait pour elle. Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaître; l'éclat de ses couleurs, que la douleur avait flétries, reparut sur son visage. - Dites−moi, je vous prie, continua−t−il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine à donner sa fille à un Barbabou dont elle ne veut pas.

Voici le fait, répondit le Cachemirien. - Savez−vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au cœur?  - Ah! je le sais très bien, dit Rustan. - - Apprenez donc, dit l'hôte, que notre prince, au désespoir de n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, après les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille à quiconque lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui était muni du diamant, et il épouse demain la princesse.

Rustan pâlit, bégaya un compliment, prit congé de son hôte, et courut sur son dromadaire à la ville capitale où se devait faire la cérémonie. Il arrive au palais du prince, il dit qu'il a des choses importantes à lui communiquer; il demande une audience; on lui répond que le prince est occupé des préparatifs de la noce: c'est pour cela même, dit−il, que je veux lui parler.

Il presse tant qu'il est introduit. - Monseigneur, dit−il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. - Comment un fripon! qu'osez−vous dire? est−ce ainsi qu'on parle à un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi? - Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver à votre altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte.

Le duc tout étonné confronta les deux diamants; et comme il ne s'y connaissait guère, il ne put dire quel était le véritable. Voilà deux diamants, dit−il, et je n'ai qu'une fille; me voilà dans un étrange embarras! Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il ne l'avait point trompé. Barbabou jura qu'il avait acheté son diamant d'un Arménien; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expédient: ce fut qu'il plût à son altesse de le faire combattre sur−le−champ contre son rival. - Ce n'est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait−il, il faut aussi qu'il donne des preuves de valeur: ne trouvez−vous pas bon que celui qui tuera l'autre épouse la princesse? - Très bon, répondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez−vous vite tous deux; le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il épousera ma fille.

Les deux prétendants descendent aussitôt dans la cour. Il y avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait, Battez−vous, battez−vous; la pie, Ne vous battez pas.

Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde à peine: ils commencent le combat; tous les courtisans faisaient un cercle autour d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermée dans sa tour, ne voulut point assister à ce spectacle; elle était bien loin de se douter que son amant fût à Cachemire, et elle avait tant d'horreur pour Barbabou, qu'elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde; Barbabou fut tué roide, et le peuple en fut charmé parce qu'il était laid, et que Rustan était fort joli: c'est presque toujours ce qui décide de la faveur publique.

 

Le vainqueur revêtit la cotte de maille, l'écharpe, et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se présenter sous les fenêtres de sa maîtresse, Tout le monde criait: Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tué son vilain rival; ses femmes répétaient ces paroles. La princesse mit par malheur la tête à la fenêtre, et voyant l'armure d'un homme qu'elle abhorrait, elle courut en désespérée à son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au défaut de la cuirasse; il jeta un grand cri, et à ce cri la princesse crut reconnaître la voix de son malheureux amant.

 

Elle descend échevelée, la mort dans les yeux et dans le cœur. Rustan était déjà tombé tout sanglant dans les bras de son père. Elle le voit: ô moment! ô vue! ô reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l'horreur! Elle se jette sur lui, elle l'embrasse: Tu reçois, lui dit−elle, les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtrière. Elle retire le dard de la plaie, l'enfonce dans son cœur, et meurt sur l'amant qu'elle adore. Le père épouvanté, éperdu, prêt à mourir comme elle, tâche en vain de la rappeler à la vie; elle n'était plus. Il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes; et, tandis qu'on prépare les funérailles de sa fille, au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglanté, qui avait encore un reste de vie.

 

On le porte dans un lit. La première chose qu'il voit aux deux côtés de ce lit de mort, c'est Topaze et Ébène. Sa surprise lui rendit un peu de force. Ah! cruels, dit−il, pourquoi m'avez−vous abandonné? peut−être la princesse vivrait encore; si vous aviez été près du malheureux Rustan. Je ne vous ai pas abandonné un seul moment, dit Topaze. − J'ai toujours été près de vous, dit Ébène.

- Ah! que dites−vous ? pourquoi insulter à mes derniers moments? répondit Rustan d'une voix languissante. - Vous pouvez m'en croire, dit Topaze; vous savez que je n'approuvai jamais ce fatal voyage dont je prévoyais les horribles suites. C'est moi qui étais l'aigle qui a combattu contre le vautour, et qu'il a déplumé; j'étais l'éléphant qui emportait le bagage, pour vous forcer à retourner dans votre patrie; j'étais l'âne rayé qui vous ramenait malgré vous chez votre père: c'est moi qui ai égaré vos chevaux; c'est moi qui ai formé le torrent qui vous empêchait de passer; c'est moi qui ai élevé la montagne qui vous fermait un chemin si funeste; j'étais le médecin qui vous conseillait l'air natal; j'étais la pie qui vous criait de ne point combattre.

 

- Et moi, dit Ébène, j'étais le vautour qui a déplumé l'aigle; le rhinocéros qui donnait cent coups de corne à l'éléphant, le vilain qui battait l'âne rayé; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir à votre perte; j'ai bâti le pont sur lequel vous avez passé; j'ai creusé la caverne que vous avez traversée; je suis le médecin qui vous encourageait à marcher; le corbeau qui vous criait de vous battre.

- Hélas! souviens−toi des oracles, dit Topaze: Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident. Oui, dit Ébène, on ensevelit ici les morts le visage tourné à l'occident: l'oracle était clair, que ne l'as−tu compris? Tu as possédé, et tu ne possédais pas; car tu avais le diamant, mais il était faux, et tu n'en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs; tu es Rustan, et tu cesses de l'être: tout a été accompli.

 

Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d'Ébène. - Que vois−je? s'écria Rustan. Topaze et Ébène répondirent ensemble: - Tu vois tes deux génies. - Eh! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mêliez−vous ? et pourquoi deux génies pour un pauvre homme? - C'est la loi, dit Topaze chaque homme a ses deux génies, c'est Platon qui l'a dit le premier[1], et d'autres l'ont répété ensuite; tu vois que rien n'est plus véritable: moi, qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de veiller auprès de toi jusqu'au dernier moment de ta vie; je m'en suis fidèlement acquitté.

 

  [1] Voyez tome XXX, page 38. B.

 

- Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je suis donc d'une nature fort supérieure à la tienne; et puis comment oses−tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m'as laissé tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses mourir moi et ma maîtresse misérablement ? - Hélas! c'était ta destinée, dit Topaze. - Si c'est la destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est−il bon ? Et toi, Ebène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie? - Vous l'avez dit, répondit Ébène. - Mais tu étais donc aussi le mauvais génie de ma princesse ? - Non, elle avait le sien, et je l'ai parfaitement secondé. - Ah! maudit Ébène, si tu es si méchant, tu n'appartiens donc pas au même maître que Topaze ? vous avez été formés tous deux par deux principes différents, dont l'un est bon, et l'autre méchant de sa nature ? - Ce n'est pas une conséquence, dit Ébène, mais c'est une grande difficulté. - Il n'est pas possible, reprit l'agonisant, qu'un être favorable ait fait un génie si funeste. - Possible ou non possible, repartit Ébène, la chose est comme je te le dis. - Hélas! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois−tu pas que ce coquin−là a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l'heure de ta mort? - Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan: il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui prétendais me défendre, tu ne m'as servi de rien. - J'en suis bien fâché, dit le bon génie. - Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose là−dessous que je ne comprends pas. - Ni moi non plus, dit le pauvre bon génie. - J'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. - C'est ce que nous verrons, dit Topaze.

Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son père, dont il n'était pas sorti, et dans son lit où il avait dormi une heure.

Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré; il se tâte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bâillant. - Suis−je mort, suis−je en vie? s'écria Rustan; la belle princesse de Cachemire en réchappera−t−elle?.... - Monseigneur rêve−t−il ? répondit froidement Topaze.

- Ah! s'écriait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare Ébène avec ses quatre ailes noires ? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si cruelle. - Monseigneur, je l'ai laissé là−haut qui ronfle; voulez−vous qu'on le fasse descendre? - Le scélérat! il y a six mois entiers qu'il me persécute; c'est lui qui me mena à cette fatale foire de Cabul; c'est lui qui m'escamota le diamant que m'avait donné la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs à la fleur de mon âge.

- Rassurez−vous, dit Topaze; vous n'avez jamais été à Cabul; il n'y a point de princesse de Cachemire; son père n'a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collège. Vous n'avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut être morte, puisqu'elle n'est pas née; et vous vous portez à merveille.

- Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais à la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m'as−tu pas avoué que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, âne rayé, médecin, et pie? - Monseigneur, vous avez rêvé tout cela: nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.

- Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai−je dormi? - Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure. - Eh bien! maudit raisonneur, comment veux−tu qu'en une heure de temps j'aie été à la foire de Cabul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi? - Monseigneur, il n'y a rien de plus aisé et de plus ordinaire, et vous auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps. N'est−il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrégé de l'histoire des Perses, écrite par Zoroastre? cependant cet abrégé contient huit cent mille années. Tous ces événements passent sous vos yeux l'un après l'autre en une heure; or vous m'avouerez qu'il est aussi aisé à Brama de les resserrer tous dans l'espace d'une heure que de les étendre dans l'espace de huit cent mille années; c'est précisément la même chose. Figurez−vous que le temps tourne sur une roue dont le diamètre est infini. Sous cette roue immense est une multitude innombrable de roues les unes dans les autres; celle du centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours précisément dans le même temps que la grande roue n'en achève qu'un. Il est clair que tous les événements, depuis le commencement du monde jusqu'à sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que la cent−millième partie d'une seconde; et on peut dire même que la chose est ainsi.

- Je n'y entends rien, dit Rustan. - Si vous voulez, dit Topaze, j'ai un perroquet qui vous le fera aisément comprendre. Il est né quelque temps avant le déluge, il a été dans l'arche; il a beaucoup vu; cependant il n'a encore qu'un an et demi: il vous contera son histoire, qui est fort intéressante.

- Allez vite chercher votre perroquet, dit Rustan; il m'amusera jusqu'à ce que je puisse me rendormir. Il est chez ma sœur la religieuse, dit Topaze; je vais le chercher, vous en serez content; sa mémoire est fidèle, il conte simplement, sans chercher à montrer de l'esprit à tout propos, et sans faire des phrases. - Tant mieux, dit Rustan, voilà comme j'aime les contes. On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi.

 

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N. B. Mademoiselle Catherine Vadé n'a jamais pu trouver

l'histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin

Antoine Vadé, auteur de ce conte. C'est grand dommage,

vu le temps auquel vivait ce perroquet.

 

(Cette note existe dès 1764. B.)

 

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6 juin 2013

Micromégas, Voltaire

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(texte conforme à l’édition de René Pomeau)

 

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Chapitre premier

 

Voyage d'un habitant du monde de l'étoile Sirius dans la planète de Saturne

 

1.1 Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius, il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur notre petite fourmilière; il s'appelait Micromégas, nom qui convient fort à tous les grands. Il avait huit lieues de haut: j'entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds chacun.

 

1.2 Quelques algébristes, gens toujours utiles au public, prendront sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque monsieur Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre-mille pas, qui font cent-vingt-mille pieds de roi, et que nous autres, citoyens de la terre, nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf-mille lieues de tour, ils trouveront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au juste vingt-un millions six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus ordinaire dans la nature. Les États de quelques souverains d'Allemagne ou d'Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure, comparés à l'empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine, ne sont qu'une très faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres.

 

1.3 La taille de Son Excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour: ce qui fait une très jolie proportion. 1.4 Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous avons; il sait beaucoup de choses; il en a inventé quelques-unes; il n'avait pas encore deux cent cinquante ans, et il étudiait, selon la coutume, au collège des jésuites de sa planète, lorsqu'il devina, par la force de son esprit, plus de cinquante propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Blaise Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa sœur, devint depuis un géomètre assez médiocre, et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au sortir de l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques affaires. Le muphti de son pays, grand vétillard, et fort ignorant, trouva dans son livre des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l'hérésie, et le poursuivit vivement: il s'agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des colimaçons. Micromégas se défendit avec esprit; il mit les femmes de son côté; le procès dura deux cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu, et l'auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années.

 

1.5 Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de tracasseries et de petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embarrassa guère; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le cœur, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans doute étonnés des équipages de là-haut: car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos que, tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe, lui et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps, et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau ciel empyrée que l'illustre vicaire Derham se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que Monsieur Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur et je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli quand il vient en France. Mais comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de l'Académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait à la vérité rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui faisait passablement de petits vers et de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire.

 

 

Chapitre second

 

Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne 

 

2.1 Après que Son Excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son visage : « Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. – Oui, dit le Saturnien; la nature est comme un parterre dont les fleurs... – Ah ! dit l'autre, laissez là votre parterre. – Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures... – Eh ! qu'ai-je à faire de vos brunes ? dit l'autre. – Elle est donc comme une galerie de peintures dont les traits... – Eh non ! dit le voyageur; encore une fois la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons ? – Pour vous plaire, répondit le secrétaire. – Je ne veux point qu'on me plaise, répondit le voyageur ; je veux qu'on m'instruise : commencez d'abord par me dire combien les hommes de votre globe ont de sens. – Nous en avons soixante et douze, dit l'académicien, et nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va au-delà de nos besoins ; nous trouvons qu'avec nos soixante et douze sens, notre anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop bornés ; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez grand de passions qui résultent de nos soixante et douze sens, nous avons tout le temps de nous ennuyer. – Je le crois bien, dit Micromégas; car dans notre globe nous avons près de mille sens, et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais quelle inquiétude, qui nous avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus parfaits. J'ai un peu voyagé ; j'ai vu des mortels fort au- dessous de nous ; j'en ai vu de fort supérieurs ; mais je n'en ai vu aucuns qui n'aient plus de désirs que de vrais besoins, et plus de besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien ; mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de nouvelles positives de ce pays-là.» Le Saturnien et le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures ; mais, après beaucoup de raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits. «Combien de temps vivez-vous ? dit le Sirien. – Ah! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. – C'est tout comme chez nous, dit le Sirien ; nous nous plaignons toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la nature. – Hélas! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes révolutions du soleil. (Cela revient à quinze mille ans ou environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que c'est mourir presque au moment que l'on est né ; notre existence est un point, notre durée un instant, notre globe un atome. A peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive avant qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns projets ; je me trouve comme une goutte d'eau dans un océan immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure ridicule que je fais dans ce monde.»

 

2.2 Micromégas lui repartit: « Si vous n'étiez pas philosophe , je craindrais de vous affliger en vous apprenant que notre vie est sept cents fois plus longue que la vôtre ; mais vous savez trop bien que quand il faut rendre son corps aux éléments , et ranimer la nature sous une autre forme, ce qui s'appelle mourir ; quand ce moment de métamorphose est venu, avoir vécu une éternité, ou avoir vécu un jour, c'est précisément la même chose. J'ai été dans des pays où l'on vit mille fois plus longtemps que chez moi, et j'ai trouvé qu'on y murmurait encore. Mais il y a partout des gens de bon sens qui savent prendre leur parti et remercier l'auteur de la nature. Il a répandu sur cet univers une profusion de variétés avec une espèce d'uniformité admirable. Par exemple tous les êtres pensants sont différents, et tous se ressemblent au fond par le don de la pensée et des désirs. La matière est partout étendue ; mais elle a dans chaque globe des propriétés diverses. Combien comptez-vous de ces propriétés diverses dans votre matière ? – Si vous parlez de ces propriétés, dit le Saturnien, sans lesquelles nous croyons que ce globe ne pourrait subsister tel qu'il est, nous en comptons trois cents, comme l'étendue, l'impénétrabilité, la mobilité, la gravitation, la divisibilité, et le reste. – Apparemment, répliqua le voyageur, que ce petit nombre suffit aux vues que le Créateur avait sur votre petite habitation. J'admire en tout sa sagesse ; je vois partout des différences, mais aussi partout des proportions. Votre globe est petit, vos habitants le sont aussi; vous avez peu de sensations; votre matière a peu de propriétés ; tout cela est l'ouvrage de la Providence. De quelle couleur est votre soleil bien examiné ? – D'un blanc fort jaunâtre, dit le Saturnien; et quand nous divisons un de ses rayons, nous trouvons qu'il contient sept couleurs – Notre soleil tire sur le rouge, dit le Sirien, et nous avons trente-neuf couleurs primitives. Il n'y a pas un soleil, parmi tous ceux dont j'ai approché, qui se ressemble, comme chez vous il n'y a pas un visage qui ne soit différent de tous les autres.»

 

2.3 Après plusieurs questions de cette nature, il s'informa combien de substances essentiellement différentes on comptait dans Saturne. Il apprit qu'on n'en comptait qu'une trentaine, comme Dieu, l'espace, la matière, les êtres étendus qui sentent, les êtres étendus qui sentent et qui pensent, les êtres pensants qui n'ont point d'étendue; ceux qui se pénètrent, ceux qui ne se pénètrent pas, et le reste. Le Sirien, chez qui on en comptait trois cents et qui en avait découvert trois mille autres dans ses voyages, étonna prodigieusement le philosophe de Saturne. Enfin, après s'être communiqué l'un à l'autre un peu de ce qu'ils savaient et beaucoup de ce qu'ils ne savaient pas, après avoir raisonné pendant une révolution du soleil, ils résolurent de faire ensemble un petit voyage philosophique.

 

 

Chapitre troisième

 

Voyage des deux habitants de Sirius et de Saturne 

 

3.1 Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer dans l'atmosphère de Saturne avec une fort jolie provision d'instruments mathématiques, lorsque la maîtresse du Saturnien qui en eut des nouvelles, vint en larmes faire ses remontrances. C'était une jolie petite brune qui n'avait que six cent soixante toises, mais qui réparait par bien des agréments la petitesse de sa taille. «Ah! cruel! s'écria-t-elle, après t'avoir résisté quinze cents ans lorsque enfin je commençais à me rendre, quand j'ai à peine passé cent ans entre tes bras, tu me quittes pour aller voyager avec un géant d'un autre monde; va, tu n'es qu'un curieux, tu n'as jamais eu d'amour : si tu étais un vrai Saturnien, tu serais fidèle. Où vas-tu courir ? Que veux-tu ? Nos cinq lunes sont moins errantes que toi, notre anneau est moins changeant. Voilà qui est fait, je n'aimerai jamais plus personne.» Le philosophe l'embrassa, pleura avec elle, tout philosophe qu'il était; et la dame, après s'être pâmée, alla se consoler avec un petit-maître du pays. 

 

3.2 Cependant nos deux curieux partirent; ils sautèrent d'abord sur l'anneau, qu'ils trouvèrent assez plat, comme l'a fort bien deviné un illustre habitant de notre petit globe ; de là ils allèrent de lune en lune. Une comète passait tout auprès de la dernière; ils s'élancèrent sur elle avec leurs domestiques et leurs instruments. Quand ils eurent fait environ cent cinquante millions de lieues, ils rencontrèrent les satellites de Jupiter. Ils passèrent dans Jupiter même, et y restèrent une année, pendant laquelle ils apprirent de fort beaux secrets qui seraient actuellement sous presse sans messieurs les inquisiteurs, qui ont trouvé quelques propositions un peu dures. Mais j'en ai lu le manuscrit dans la bibliothèque de l'illustre archevêque de..., qui m'a laissé voir ses livres avec cette générosité et cette bonté qu'on ne saurait assez louer. 

 

3.3 Mais revenons à nos voyageurs. En sortant de Jupiter, ils traversèrent un espace d'environ cent millions de lieues, et ils côtoyèrent la planète de Mars, qui, comme on sait, est cinq fois plus petite que notre petit globe; ils virent deux lunes qui servent à cette planète, et qui ont échappé aux regards de nos astronomes. Je sais bien que le père Castel écrira, et même assez plaisamment, contre l'existence de ces deux lunes; mais je m'en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie. Ces bons philosophes-là savent combien il serait difficile que Mars, qui est si loin du soleil, se passât à moins de deux lunes. Quoi qu'il en soit, nos gens trouvèrent cela si petit qu'ils craignirent de n'y pas trouver de quoi coucher, et ils passèrent leur chemin comme deux voyageurs qui dédaignent un mauvais cabaret de village et poussent jusqu'à la ville voisine. Mais le Sirien et son compagnon se repentirent bientôt. Ils allèrent longtemps, et ne trouvèrent rien. Enfin ils aperçurent une petite lueur: c'était la terre: cela fit pitié à des gens qui venaient de Jupiter. Cependant, de peur de se repentir une seconde fois, ils résolurent de débarquer. Ils passèrent sur la queue de la comète, et, trouvant une aurore boréale toute prête, ils se mirent dedans, et arrivèrent à terre sur le bord septentrional de la mer Baltique, le cinq juillet mil sept cent trente-sept, nouveau style.

 

 

Chapitre quatrième

 

Ce qui leur arrive sur le globe de la terre 

 

4.1 Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur déjeuner deux montagnes que leurs gens leur apprêtèrent assez proprement. Ensuite ils voulurent reconnaître le petit pays où ils étaient. Ils allèrent d'abord du nord au sud. Les pas ordinaires du Sirien et de ses gens étaient d'environ trente mille pieds de roi; le nain de Saturne suivait de loin en haletant; or il fallait qu'il fît environ douze pas, quand l'autre faisait une enjambée: figurez-vous (s'il est permis de faire de telles comparaisons) un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse.

 

4.2 Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour du globe en trente-six heures; le soleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait un pareil voyage en une journée; mais il faut songer qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe que quand on marche sur ses pieds. Les voilà donc revenus d'où ils étaient partis, après avoir vu cette mare, presque imperceptible pour eux, qu'on nomme la Méditerranée, et cet autre petit étang qui, sous le nom du grand Océan, entoure la taupinière. Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à peine l'autre avait-il mouillé son talon. Ils firent tout ce qu'ils purent en allant et en revenant dessus et dessous pour tâcher d'apercevoir si ce globe était habité ou non. Ils se baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout; mais leurs yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits [êtres] qui rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sensation qui pût leur faire soupçonner que nous et nos confrères les autres habitants de ce globe avons l'honneur d'exister.

 

4.3 Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y avait personne sur la terre. Sa première raison était qu'il n'avait vu personne. Micromégas lui fit sentir poliment que c'était raisonner assez mal: «Car, disait-il, vous ne voyez pas avec vos petits yeux certaines étoiles de la cinquantième grandeur que j'aperçois très distinctement; concluez-vous de là que ces étoiles n'existent pas ? * Mais, dit le nain, j'ai bien tâté. * Mais, répondit l'autre, vous avez mal senti. * Mais, dit le nain, ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d'une forme qui me paraît si ridicule ! tout semble être ici dans le chaos: voyez-vous ces petits ruisseaux dont aucun ne va de droit fil, ces étangs qui ne sont ni ronds, ni carrés, ni ovales, ni sous aucune forme régulière, tous ces petits grains pointus dont ce globe est hérissé, et qui m'ont écorché les pieds ? (Il voulait parler des montagnes.) Remarquez-vous encore la forme de tout le globe, comme il est plat aux pôles, comme il tourne autour du soleil d'une manière gauche, de façon que les climats des pôles sont nécessairement incultes ? En vérité, ce qui fait que je pense qu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me paraît que des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer. * Eh bien, dit Micromégas, ce ne sont peut-être pas non plus des gens de bon sens qui l'habitent. Mais enfin il y a quelque apparence que ceci n'est pas fait pour rien. Tout vous paraît irrégulier ici, dites-vous, parce que tout est tiré au cordeau dans Saturne et dans Jupiter. Eh! c'est peut-être par cette raison-là même qu'il y a ici un peu de confusion. Ne vous ai-je pas dit que dans mes voyages j'avais toujours remarqué de la variété ?» Le Saturnien répliqua à toutes ces raisons. La dispute n'eût jamais fini, si par bonheur Micromégas, en s'échauffant à parler, n'eût cassé le fil de son collier de diamants. Les diamants tombèrent, c'étaient de jolis petits carats assez inégaux, dont les plus gros pesaient quatre cents livres, et les plus petits cinquante. Le nain en ramassa quelques-uns; il s'aperçut, en les approchant de ses yeux, que ces diamants, de la façon dont ils étaient taillés, étaient d'excellents microscopes. Il prit donc un petit microscope de cent soixante pieds de diamètre, qu'il appliqua à sa prunelle; et Micromégas en choisit un de deux mille cinq cents pieds. Ils étaient excellents; mais d'abord on ne vit rien par leur secours: il fallait s'ajuster. Enfin l'habitant de Saturne vit quelque chose d'imperceptible qui remuait entre deux eaux dans la mer Baltique: c'était une baleine. Il la prit avec le petit doigt fort adroitement; et la mettant sur l'ongle de son pouce, il la fit voir au Sirien, qui se mit à rire pour la seconde fois de l'excès de petitesse dont étaient les habitants de notre globe. Le Saturnien, convaincu que notre monde est habité, s'imagina bien vite qu'il ne l'était que par des baleines; et comme il était grand raisonneur, il voulut deviner d'où un si petit atome tirait son mouvement, s'il avait des idées, une volonté, une liberté. Micromégas y fut fort embarrassé; il examina l'animal fort patiemment, et le résultat de l'examen fut qu'il n'y avait pas moyen de croire qu'une âme fût logée là. Les deux voyageurs inclinaient donc à penser qu'il n'y a point d'esprit dans notre habitation, lorsqu'à l'aide du microscope ils aperçurent quelque chose d'aussi gros qu'une baleine qui flottait sur la mer Baltique. On sait que dans ce temps-là même une volée de philosophes revenait du cercle polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations dont personne ne s'était avisé jusqu'alors. Les gazettes dirent que leur vaisseau échoua aux côtes de Botnie, et qu'ils eurent bien de la peine à se sauver; mais on ne sait jamais dans ce monde le dessous des cartes. Je vais raconter ingénument comment la chose se passa, sans y rien mettre mien : ce qui n'est pas un petit effort pour un historien.

 

 

Chapitre cinquième

 

Expériences et raisonnements des deux voyageurs

 

5.1 Micromégas étendit la main tout doucement vers l'endroit où l'objet paraissait, et avançant deux doigts, et les retirant par la crainte de se tromper, puis les ouvrant et les serrant, il saisit fort adroitement le vaisseau qui portait ces messieurs, et le mit encore sur son ongle, sans le trop presser, de peur de l'écraser. « Voici un animal bien différent du premier », dit le nain de Saturne ; le Sirien mit le prétendu animal dans le creux de sa main. Les passagers et les gens de l'équipage, qui s'étaient crus enlevés par un ouragan, et qui se croyaient sur une espèce de rocher, se mettent tous en mouvement ; les matelots prennent des tonneaux de vin, les jettent sur la main de Micromégas, et se précipitent après. Les géomètres prennent leurs quarts de cercle, leurs secteurs, et des filles laponnes, et descendent sur les doigts du Sirien. Ils en firent tant qu'il sentit enfin remuer quelque chose qui lui chatouillait les doigts : c'était un bâton ferré qu'on lui enfonçait d'un pied dans l'index ; il jugea, par ce picotement, qu'il était sorti quelque chose du petit animal qu'il tenait ; mais il n'en soupçonna pas d'abord davantage. Le microscope, qui faisait à peine discerner une baleine et un vaisseau, n'avait point de prise sur un être aussi imperceptible que des hommes. Je ne prétends choquer ici la vanité de personne, mais je suis obligé de prier les importants de faire ici une petite remarque avec moi : c'est qu'en prenant la taille des hommes d'environ cinq pieds, nous ne faisons pas sur la terre une plus grande figure qu'en ferait sur une boule de dix pieds de tour un animal qui aurait à peu près la six cent millième partie d'un pouce en hauteur. Figurez-vous une substance qui pourrait tenir la terre dans sa main, et qui aurait des organes en proportion des nôtres ; et il se peut très bien faire qu'il y ait un grand nombre de ces substances : or concevez, je vous prie, ce qu'elles penseraient de ces batailles qui nous ont valu deux villages qu'il a fallu rendre.

 

5.2 Je ne doute pas que si quelque capitaine des grands grenadiers lit jamais cet ouvrage, il ne hausse de deux grands pieds au moins les bonnets de sa troupe ; mais je l'avertis qu'il aura beau faire, et que lui et les siens ne seront jamais que des infiniment petits.

 

5.3 Quelle adresse merveilleuse ne fallut-il donc pas à notre philosophe de Sirius pour apercevoir les atomes dont je viens de parler ? Quand Leuwenhoek et Hartsoeker virent les premiers, ou crurent voir la graine dont nous sommes formés, ils ne firent pas à beaucoup près une si étonnante découverte. Quel plaisir sentit Micromégas en voyant remuer ces petites machines, en examinant tous leurs tours, en les suivant dans toutes leurs opérations ! comme il s'écria ! comme il mit avec joie un de ses microscopes dans les mains de son compagnon de voyage ! « Je les vois, disaient-ils tous deux à la fois ; ne les voyez-vous pas qui portent des fardeaux, qui se baissent, qui se relèvent. » En parlant ainsi les mains leur tremblaient, par le plaisir de voir des objets si nouveaux et par la crainte de les perdre. Le Saturnien, passant d'un excès de défiance à un excès de crédulité, crut apercevoir qu'ils travaillaient à la propagation. Ah !, disait-il, j'ai pris la nature sur le fait. Mais il se trompait sur les apparences : ce qui n'arrive que trop, soit qu'on se serve ou non de microscopes.

 

 

Chapitre sixième

 

Ce qui leur arriva avec les hommes 

 

6.1 Micromégas, bien meilleur observateur que son nain, vit clairement que les atomes se parlaient; et il le fit remarquer à son compagnon, qui, honteux de s'être mépris sur l'article de la génération, ne voulut point croire que de pareilles espèces pussent se communiquer des idées. Il avait le don des langues aussi bien que le Sirien; il n'entendait point parler nos atomes, et il supposait qu'ils ne parlaient pas. D'ailleurs, comment ces êtres imperceptibles auraient-ils les organes de la voix, et qu'auraient-ils à dire? Pour parler, il faut penser, ou à peu près; mais s'ils pensaient, ils auraient donc l'équivalent d'une âme. Or, attribuer l'équivalent d'une âme à cette espèce, cela lui paraissait absurde. «Mais, dit le Sirien, vous avez cru tout à l'heure qu'ils faisaient l'amour; est-ce que vous croyez qu'on puisse faire l'amour sans penser et sans proférer quelque parole, ou du moins sans se faire entendre? Supposez-vous d'ailleurs qu'il soit plus difficile de produire un argument qu'un enfant? Pour moi, l'un et l'autre me paraissent de grands mystères. — Je n'ose plus ni croire ni nier, dit le nain; je n'ai plus d'opinion. Il faut tâcher d'examiner ces insectes, nous raisonnerons après. — C'est fort bien dit», reprit Micromégas; et aussitôt il tira une paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et d'une rognure de l'ongle de son pouce, il fit sur-le-champ une espèce de grande trompette parlante, comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau dans son oreille. La circonférence de l'entonnoir enveloppait le vaisseau et tout l'équipage. La voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de l'ongle; de sorte que, grâce à son industrie, le philosophe de là-haut entendit parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-bas. En peu d'heures il parvint à distinguer les paroles, et enfin à entendre le français. Le nain en fit autant, quoique avec plus de difficulté. L'étonnement des voyageurs redoublait à chaque instant. Ils entendaient des mites parler d'assez bon sens: ce jeu de la nature leur paraissait inexplicable. Vous croyez bien que le Sirien et son nain brûlaient d'impatience de lier conversation avec les atomes; il craignait que sa voix de tonnerre, et surtout celle de Micromégas, n'assourdît les mites sans en être entendue. Il fallait en diminuer la force. Ils se mirent dans la bouche des espèces de petits cure-dents, dont le bout fort effilé venait donner auprès du vaisseau. Le Sirien tenait le nain sur ses genoux, et le vaisseau avec l'équipage sur un ongle. Il baissait la tête et parlait bas. Enfin, moyennant toutes ces précautions et bien d'autres encore, il commença ainsi son discours:

 

6.2 « Insectes invisibles, que la main du Créateur s'est plu à faire naître dans l'abîme de l'infiniment petit, je le remercie de ce qu'il a daigné me découvrir des secrets qui semblaient impénétrables. Peut-être ne daignerait-on pas vous regarder à ma cour; mais je ne méprise personne, et je vous offre ma protection.»

 

6.3 Si jamais il y a eu quelqu'un d'étonné, ce furent les gens qui entendirent ces paroles. Ils ne pouvaient deviner d'où elles partaient. L'aumônier du vaisseau récita les prières des exorcismes, les matelots jurèrent, et les philosophes du vaisseau firent un système ; mais quelque système qu'ils fissent, ils ne purent jamais deviner qui leur parlait. Le nain de Saturne, qui avait la voix plus douce  que Micromégas, leur apprit alors en peu de mots à quelles espèces ils avaient affaire. Il leur conta le voyage de Saturne, les mit au fait de ce qu'était monsieur Micromégas; et, après les avoir plaints d'être si petits, il leur demanda s'ils avaient toujours été dans ce misérable état si voisin de l'anéantissement, ce qu'ils faisaient dans un globe qui paraissait appartenir à des baleines, s'ils étaient heureux, s'ils multipliaient, s'ils avaient une âme, et cent autres questions de cette nature.

 

6.4 Un raisonneur de la troupe, plus hardi que les autres, et choqué de ce qu'on doutait de son âme, observa l'interlocuteur avec des pinnules braquées sur un quart de cercle, fit deux stations, et à la troisième il parla ainsi: « Vous croyez donc, monsieur, parce que vous avez mille toises depuis la tête jusqu'aux pieds, que vous êtes un... — Mille toises! s'écria le nain; juste Ciel! d'où peut-il savoir ma hauteur? mille toises! Il ne se trompe pas d'un pouce. Quoi! cet atome m'a mesuré! il est géomètre, il connaît ma grandeur; et moi, qui ne le vois qu'à travers un microscope, je ne connais pas encore la sienne! — Oui, je vous ai mesuré, dit le physicien, et je mesurerai bien encore votre grand compagnon. » La proposition fut acceptée; Son Excellence se coucha de son long: car, s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop au-dessus des nuages. Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me garderai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames. Puis, par une suite de triangles liés ensemble, ils conclurent que ce qu'ils voyaient était en effet un jeune homme de cent vingt mille pieds de roi.

 

6.5 Alors Micromégas prononça ces paroles: « Je vois plus que jamais qu'il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente. Ô Dieu! qui avez donné une intelligence à des substances qui paraissent si méprisables, l'infiniment petit vous coûte aussi peu que l'infiniment grand; et, s'il est possible qu'il y ait des êtres plus petits que ceux-ci, ils peuvent encore avoir un esprit supérieur à ceux de ces superbes animaux que j'ai vus dans le ciel, dont le pied seul couvrirait le globe où je suis descendu.»

 

6.6 Un des philosophes lui répondit qu'il pouvait en toute sûreté croire qu'il est en effet des êtres intelligents beaucoup plus petits que l'homme. Il lui conta, non pas tout ce que Virgile a dit de fabuleux sur les abeilles, mais ce que Swammerdam a découvert, et ce que Réaumur a disséqué. Il lui apprit enfin qu'il y a des animaux qui sont pour les abeilles ce que les abeilles sont pour l'homme, ce que le Sirien lui-même était pour ces animaux si vastes dont il parlait, et ce que ces grands animaux sont pour d'autres substances devant lesquelles ils ne paraissent que comme des atomes. Peu à peu la conversation devint intéressante, et Micromégas parla ainsi.

 

 

Chapitre septième

 

Conversation avec les hommes

 

7.1 « Ô atomes intelligents, dans qui l’Être éternel s’est plu à manifester son adresse et sa puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe : car, ayant si peu de matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser ; c'est la véritable vie des esprits. Je n'ai vu nulle part le vrai bonheur ; mais il est ici, sans doute. » À ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête ; et l'un d'eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l'on en excepte un petit nombre d'habitants fort peu considérés, tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux.

 

7.2 « Nous avons plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière , et trop d'esprit, si le mal vient de l'esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu'à l'heure où je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d'un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque sur toute la terre, c'est ainsi qu' on en use de temps immémorial. Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. « Il s'agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n'est pas qu'aucun de ces millions d'hommes qui font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s'agit que de savoir s'il appartiendra à un certain homme qu'on nomme Sultan, ou à un autre qu'on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l'un ni l'autre n'a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s'agit ; et presque aucun de ces animaux, qui s'égorgent mutuellement, n'a jamais vu l'animal pour lequel ils s’égorgent.

 

7.3 Ah ! malheureux ! s'écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ! Il me prend envie de faire trois pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d'assassins ridicules. - Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on ; ils travaillent assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième partie de ces misérables ; sachez que, quand même ils n’auraient pas tiré l'épée, la faim, la fatigue ou l’intempérance les emportent presque tous. D'ailleurs, ce n'est pas eux qu'il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d'un million d'hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement.»

 

7.4 Le voyageur se sentait ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il découvrait de si étonnants contrastes. « Puisque vous êtes du petit nombre des sages, dit-il à ces messieurs, et qu'apparemment vous ne tuez personne pour de l'argent, dites-moi, je vous en prie, à quoi vous vous occupez. - Nous disséquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres ; nous sommes d'accord sur deux ou trois points que nous entendons et nous disputons sur deux ou trois mille que nous n'entendons pas. Il prit aussitôt fantaisie au Sirien et au Saturnien d'interroger ces atomes pensants, pour savoir les choses dont ils convenaient. « Combien comptez-vous, dit-il de l’étoile de la Canicule à la grande étoile des Gémeaux ? » Ils répondirent tous à la fois : « trente-deux degrés et demi. Combien comptez-vous d'ici à la Lune ? Soixante demi-diamètres de la terre en nombre rond. Combien pèse votre air ? » Il croyait les attraper, mais tous lui dirent que l'air pèse environ neuf cents fois moins qu'un pareil volume de l'eau la plus légère, et dix-neuf cents fois moins que l'or de ducat. Le petit nain de Saturne, étonné de leurs réponses, fut tenté de prendre pour des sorciers ces mêmes gens auxquels il avait refusé une âme un quart d'heure auparavant.

 

7.5 Enfin Micromégas leur dit : « Puisque vous savez si bien ce qui est hors de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui est en dedans. Dites-moi ce que c'est que votre âme, et comment vous formez vos idées. » Les philosophes parlèrent tous à la fois comme auparavant ; mais ils furent tous de différents avis. Le plus vieux citait Aristote, l'autre prononçait le nom de Descartes ; celui-ci, de Malebranche ; cet autre, de Leibnitz ; cet autre, de Locke. Un vieux péripatéticien dit tout haut avec confiance : « L'âme est une entéléchie, et une raison par qui elle a la puissance d'être ce qu’elle est. C’est ce que déclare expressément Aristote, page 633 de l'édition du Louvre. Ἐντελεχεῖα ἐστι. « Je n'entends pas trop bien le grec, dit le géant. Ni moi non plus, dit la mite philosophique. Pourquoi donc, reprit le Sirien, citez-vous un certain Aristote en grec ? - C’est, répliqua le savant, qu'il faut bien citer ce qu’on ne comprend point du tout dans la langue qu'on entend le moins.»

 

7.6 Le cartésien prit ici parole, et dit : « L’âme est un esprit pur qui a reçu dans le ventre de sa mère toutes les idées métaphysiques, et qui, en sortant de là, est obligée d'aller à l'école, et d'apprendre tout de nouveau ce qu'elle a si bien su, et qu’elle ne saura plus. - Ce n’était donc pas la peine, répondit l'animal de huit lieues, que ton âme fût si savante dans le ventre de ta mère, pour être si ignorante quand tu aurais de la barbe au menton. Mais qu'entends-tu par esprit ? - Que me demandez-vous là ? dit le raisonneur ; je n’en ai point d'idée ; on dit que ce n'est pas de la matière. - Mais sais-tu au moins ce que c'est que de la matière ? - Très bien, répondit l'homme. Par exemple cette pierre est grise, et d'une telle forme, elle a ses trois dimensions, elle est pesante et divisible. - Eh bien ! dit le Sirien, cette chose qui te paraît être divisible, pesante et grise, me dirais-tu bien ce que c'est ? Tu vois quelques attributs ; mais le fond de la chose, le connais-tu ? Non, dit l'autre. Tu ne sais donc point ce que c'est que la matière.»

 

7.7 Alors Monsieur Micromégas, adressant la parole à un autre sage qu'il tenait sur son pouce, lui demanda ce que c'était que son âme, et ce qu'elle faisait. « Rien du tout, répondit le philosophe  malebranchiste ; c'est Dieu qui fait tout pour moi ; je vois tout en lui, je fais tout en lui ; c'est lui qui fait tout sans que je m’en mêle. – Autant vaudrait ne pas être, reprit le sage de Sirius. Et toi, mon ami, dit-il à un leibnitzien qui était là, qu'est-ce que ton âme ? – C’est, répondit le leibnitzien, une aiguille qui montre les heures pendant que mon corps carillonne, ou bien, si vous voulez, c'est elle qui carillonne pendant que mon corps montre l'heure ; ou bien mon âme est le miroir de l'univers, et mon corps est la bordure du miroir : cela est clair.»

 

7.8 Un petit partisan de Locke était là tout auprès ; et quand on lui eut enfin adressé la parole : « Je ne sais pas, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n’ai jamais pensé qu'à l'occasion de mes sens. Qu'il y ait des substances immatérielles et intelligentes, c'est de quoi je ne doute pas ; mais qu'il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c'est de quoi je doute fort. Je révère la puissance éternelle ; il ne m’appartient pas de la borner : je n'affirme rien, je me contente de croire qu'il y a plus de choses possibles qu'on ne pense.»

 

7.9 L'animal de Sirius sourit : il ne trouva pas celui-là le moins sage ; et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke sans l'extrême disproportion. Mais il y avait là, par malheur, un petit animalcule en bonnet carré qui coupa la parole à tous les animalcules philosophes ; il dit qu'il savait tout le secret, que cela se trouvait dans la Somme de Saint Thomas ; il regarda de haut en bas les deux habitants célestes ; il leur soutint que leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l'homme. A ce discours, nos deux voyageurs se laissèrent aller l'un sur l'autre en étouffant de ce rire inextinguible qui, selon Homère est le partage des dieux : leurs épaules et leurs ventres allaient et venaient, et dans ces convulsions le vaisseau, que le Sirien avait sur son ongle, tomba dans une poche de la culotte du Saturnien. Ces deux bonnes gens le cherchèrent longtemps ; enfin ils retrouvèrent l'équipage, et le rajustèrent fort proprement. Le Sirien reprit les petites mites ; il leur parla encore avec beaucoup de bonté, quoiqu'il fût un peu fâché dans le fond du cœur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil presque infiniment grand. Il leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur usage, et que, dans ce livre, ils verraient le bout des choses. Effectivement, il leur donna ce volume avant son départ : on le porta à Paris à l'Académie des Sciences ; mais, quand le secrétaire l'eut ouvert, il ne vit rien qu'un livre tout blanc : « Ah ! dit-il, je m’en étais bien douté. »

 

 

 

FIN

 

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6 juin 2013

Boule de Suif, Maupassant

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                            Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme, prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards.

Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : « les Vengeurs de la Défaite — les Citoyens de la Tombe — les Partageurs de la Mort » — passaient à leur tour, avec des airs de bandits.

Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés.

Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.

La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient subitement disparu.

Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant après tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d’un peuple habitué à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s’en allait à pied, entre deux officiers d’ordonnance.

 

Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu’on ne considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine.

La vie semblait arrêtée ; les boutiques étaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le long des murs.

L’angoisse de l’attente faisait désirer la venue de l’ennemi.

Dans l’après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d’où, traversèrent la ville avec célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; et par toutes les rues voisines, l’armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les pavés sous leur pas dur et rythmé.

Des commandements criés d’une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres de la cité, des fortunes et des vies, de par le « droit de guerre ». Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l’affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la même sensation reparaît chaque fois que l’ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n’existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d’une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous les maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœufs et les poutres arrachées aux toits, ou l’armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protection du Ciel et en la raison de l’homme.

Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C’était l’occupation après l’invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.

 

Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme nouveau s’établit. Dans beaucoup de familles, l’officier prussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l’autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu’un dont on dépendait tout à fait ? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité. — Et la témérité n’est plus un défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où s’illustra leur cité. — On se disait enfin, raison suprême tirée de l’urbanité française, qu’il demeurait bien permis d’être poli dans son intérieur pourvu qu’on ne se montrât pas familier, en public, avec le soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l’Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun.

 

La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les officiers de chasseurs, qui, l’année d’avant, buvaient aux mêmes cafés.

Il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.

Les vainqueurs exigeaient de l’argent, beaucoup d’argent. Les habitants payaient toujours ; ils étaient riches d’ailleurs. Mais plus un négociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu’il voit passer aux mains d’un autre.

Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pêcheurs ramenaient souvent du fond de l’eau quelque cadavre d’Allemand gonflé dans son uniforme, tué d’un coup de couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre, ou jeté à l’eau d’une poussée du haut d’un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.

Car la haine de l’Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à mourir pour une Idée.

Enfin, comme les envahisseurs, bien qu’assujettissant la ville à leur inflexible discipline, n’avaient accompli aucune des horreurs que la renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s’enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le cœur des commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au Havre que l’armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppe où ils s’embarqueraient.

On employa l’influence des officiers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en chef.

Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s’étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement.

 

Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit.

À quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la cour de l’Hôtel de Normandie, où l’on devait monter en voiture.

Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l’obscurité ; et l’entassement des lourds vêtements d’hiver faisait ressembler tous ces corps à des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent : — « J’emmène ma femme, » — dit l’un. — « J’en fais autant. » — « Et moi aussi. » — Le premier ajouta : — « Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l’Angleterre. » — Tous avaient les mêmes projets, étant de complexion semblable.

 

Cependant on n’attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un valet d’écurie, sortait de temps à autre d’une porte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix d’homme parlant aux bêtes et jurant s’entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu’on remuait les harnais ; ce murmure devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement de l’animal, s’arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu’accompagnait le bruit mat d’un sabot ferré battant le sol.

La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés s’étaient tus ; ils demeuraient immobiles et roidis.

Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre ; il effaçait les formes, poudrait les choses d’une mousse de glace ; et l’on n’entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde.

L’homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d’une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d’une main, l’autre portant sa lumière. Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit : — « Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture, vous serez à l’abri, au moins. »

Ils n’y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite ; puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les dernières places sans échanger une parole.

 

Le plancher était couvert de paille où les pieds s’enfoncèrent. Les dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses qu’elles savaient déjà depuis longtemps.

 

Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda : — « Tout le monde est-il monté ? » — Une voix du dedans répondit : — « Oui. » — On partit.

La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les roues s’enfonçaient dans la neige ; le coffre entier geignait avec des craquements sourds ; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient ; et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.

Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt une chaumière avec un capuchon de neige.

 

Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de cette aurore.

Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l’un de l’autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue Grand-Pont.

Ancien commis d’un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très mauvais vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de ruses et de jovialité.

Sa réputation de filou était si bien établie, qu’un soir, à la préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu’il voyait un peu somnolentes de faire une partie de « Loiseau vole », le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.

Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement : — « Il est impayable, ce Loiseau. »

De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d’une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.

Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision rapide, était l’ordre et l’arithmétique de la maison de commerce, qu’il animait par son activité joyeuse.

À côté d’eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légion d’honneur et membre du Conseil général. Il était resté, tout le temps de l’Empire, chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison.

Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d’un œil navré l’intérieur lamentable de la voiture.

Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s’efforçait d’accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le Roy Henri IV qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et gouverneur de province.

 

Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert représentait le parti orléaniste dans le département. L’histoire de son mariage avec la fille d’un petit armateur de Nantes était toujours demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille galanterie, et dont l’entrée fût difficile.

La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu.

 

Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes.

Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L’une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. L’autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés.

En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous.

L’homme, bien connu, était Cornudet le Démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu’il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au Quatre Septembre, par suite d’une farce peut-être, il s’était cru nommé préfet, mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et serviable, il s’était occupé avec une ardeur incomparable d’organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et, à l’approche de l’ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s’était vivement replié vers la ville.

Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires.

 

La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses ; avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir ; et là-dedans s’ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques.

Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.

Aussitôt qu’elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de « prostituée », de « honte publique » furent chuchotés si haut qu’elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu’un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l’exception de Loiseau, qui la guettait d’un air émoustillé.

 

Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d’épouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l’amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.

Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l’aspect de Cornudet, parlaient argent d’un certain ton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l’industrie cotonnière, avait eu soin d’envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu’il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s’était arrangé pour vendre à l’Intendance française tous les vins communs qui lui restaient en cave, de sorte que l’État lui devait une somme formidable qu’il comptait bien toucher au Havre.

Et tous les trois se jetaient des coups d’œil rapides et amicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l’argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l’or en mettant la main dans la poche de leur culotte.

 

La voiture allait si lentement qu’à dix heures du matin on n’avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à s’inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l’on désespérait maintenant d’y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la dégager.

L’appétit grandissait, troublait les esprits ; et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l’approche des Prussiens et le passage des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries.

Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n’y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant cachait ses réserves dans la crainte d’être pillé par les soldats qui, n’ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu’ils découvraient.

 

Vers une heure de l’après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait un rude creux dans l’estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps ; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations.

De temps en temps, quelqu’un bâillait ; un autre presque aussitôt l’imitait ; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou béant d’où sortait une vapeur.

Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées. Loiseau affirma qu’il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester ; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d’argent gaspillé, et ne comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. « Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte, comment n’ai-je pas songé à apporter des provisions ? » — Chacun se faisait le même reproche.

 

Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit ; on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu’il rendit la gourde, il remercia : « C’est bon tout de même, ça réchauffe, et ça trompe l’appétit. » — L’alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens bien élevés. On ne répondit pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes sœurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance qu’il leur envoyait.

 

Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d’une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d’une serviette blanche.

Elle en sortit d’abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confi sous leur gelée ; et l’on apercevait encore dans le panier d’autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu’on appelle « Régence » en Normandie.

Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l’odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.

Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit : « À la bonne heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout. » Elle leva la tête vers lui : « Si vous en désirez, monsieur ? C’est dur de jeûner depuis le matin. » Il salua : « Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n’en peux plus. À la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas, madame ? » Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : «  Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent. » — Il avait un journal qu’il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d’un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu’il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.

Mais Boule de Suif, d’une voix humble et douce, proposa aux bonnes sœurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l’on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.

 

Les bouches s’ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l’imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur « charmante compagne » si elle lui permettait d’offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit : « Mais oui, certainement, monsieur, » avec un sourire aimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu’on eut débouché la première bouteille de bordeaux : il n’y avait qu’une timbale. On se la passa après l’avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.

 

Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout d’un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes ; elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent, son front tomba : elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l’esprit, quand la plus âgée des bonnes sœurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et déclara d’une voix mourante qu’elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : — « C’est la faim, pas autre chose. »

 

Alors Boule de Suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun : « Mon Dieu, si j’osais offrir à ces messieurs et à ces dames… » Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : « Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s’aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi. » — On hésitait, personne n’osant assumer la responsabilité du « oui ».

Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : « Nous acceptons avec reconnaissance, madame. »

Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s’en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de Pont-l’Évêque, des petits-fours et une tasse pleine de cornichons et d’oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.

 

On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec réserve d’abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s’abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames qu’aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup.

On s’entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu’ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen : « J’ai cru d’abord que je pourrais rester, dit-elle. J’avais ma maison pleine de provisions, et j’aimais mieux nourrir quelques soldats que m’expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m’ont tourné le sang de colère ; et j’ai pleuré de honte toute la journée. Oh ! si j’étais un homme, allez ! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m’empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j’ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler que d’autres ! Et je l’aurais terminé, celui-là, si l’on ne m’avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, quand j’ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici. »

 

On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l’estime de ses compagnons qui ne s’étaient pas montrés si crânes ; et Cornudet, en l’écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d’apôtre ; de même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla à son tour d’un ton doctrinaire, avec l’emphase apprise dans les proclamations qu’on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d’éloquence où il étrillait magistralement cette « crapule de Badinguet ».

Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu’une guigne, et, bégayant d’indignation : « J’aurais bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, ah oui ! C’est vous qui l’avez trahi, cet homme ! On n’aurait plus qu’à quitter la France si l’on était gouverné par des polissons comme vous ! » Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s’interposa et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l’âme la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.

Le panier était vide. À dix on l’avait tari sans peine, en regrettant qu’il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu’on avait fini de manger.

 

La nuit tombait, l’obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et l’autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses.

Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d’une lueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet mobile des lumières.

On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout à coup un mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l’œil fouillait l’ombre, crut voir l’homme à la grande barbe s’écarter vivement comme s’il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit.

Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C’était Tôtes. On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l’avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l’Hôtel du Commerce on s’arrêta.

 

La portière s’ouvrit ! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs ; c’étaient les heurts d’un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d’un Allemand cria quelque chose.

Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l’on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d’épouvante.

À côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d’un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s’amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu’on n’en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.

Il invita en français d’Alsacien les voyageurs à sortir, disant d’un ton raide :

— Foulez-vous tescentre, messieurs et tames ? »

 

Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l’officier : « Bonjour monsieur », par un sentiment de prudence bien plus que par politesse. L’autre insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre.

Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves et hautains devant l’ennemi. La grosse fille tâchait de se dominer et d’être calme : Le Démoc tourmentait d’une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient garder de la dignité, comprenant qu’en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays ; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu’il devait l’exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncement des routes.

On entra dans la vaste cuisine de l’auberge, et l’Allemand, s’étant fait présenter l’autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits.

Puis il dit brusquement : — « C’est pien », et il disparut.

 

Alors on respira. On avait faim encore ; le souper fut commandé. Une demi-heure était nécessaire pour l’apprêter ; et, pendant que deux servantes avaient l’air de s’en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrée marquée d’un numéro parlant.

Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l’auberge parut lui-même. C’était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenvie.

Il demanda :

— Mademoiselle Élisabeth Rousset ?

Boule de Suif tressaillit, se retourna :

— C’est moi.

— Mademoiselle, l’officier prussien veut vous parler immédiatement.

— À moi ?

— Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset.

Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara, carrément :

— C’est possible, mais je n’irai pas.

Un mouvement se fit autour d’elle ; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s’approcha :

— Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger ; c’est sans doute pour quelque formalité oubliée.

Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l’on finit par la convaincre ; car tous redoutaient les complications qui pourraient résulter d’un coup de tête. Elle dit enfin :

— C’est pour vous que je le fais, bien sûr !

La comtesse lui prit la main :

— Et nous vous remercions.

Elle sortit. On l’attendit pour se mettre à table. Chacun se désolait de n’avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l’appellerait à son tour.

Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait : « Oh ! la canaille ! la canaille ! »

 

Tous s’empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ; et comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité : « Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler. »

Alors on s’assit autour d’une haute soupière d’où sortait un parfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et les bonnes sœurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin ; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu’il élevait ensuite entre la lampe et son œil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l’air de remplir l’unique fonction pour laquelle il était né. On eût dit qu’il établissait en son esprit un rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale Ale et la Révolution ; et assurément il ne pouvait déguster l’un sans songer à l’autre.

M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L’homme, râlant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant : mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l’arrivée des Prussiens, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils disaient, les exécrant, d’abord, parce qu’ils lui coûtaient de l’argent, et, ensuite, parce qu’elle avait deux fils à l’armée. Elle s’adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec une dame de qualité.

Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, de temps en temps, l’interrompait :

— Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie.

Mais elle n’en tenait aucun compte, et continuait :

— Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. — Oh non ! — Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l’exercice pendant des heures et des jours ; ils sont là tous dans un champ : — et marche en avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là. — S’ils cultivaient la terre au moins, ou s’ils travaillaient aux routes dans leur pays ! — Mais non, madame, ces militaires, ça n’est profitable à personne ! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n’apprendre rien qu’à massacrer ! — Je ne suis qu’une vieille femme sans éducation, c’est vrai, mais en les voyant qui s’esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me dis : — Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut-il que d’autres se donnent tant de mal pour être nuisibles ! Vraiment, n’est-ce pas une abomination de tuer des gens qu’ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Français ? — Si l’on se revenge sur quelqu’un qui vous a fait tort, c’est mal, puisqu’on vous condamne ; mais quand on extermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c’est donc bien, puisqu’on donne des décorations à celui qui en détruit le plus ? — Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ça !

Cornudet éleva la voix :

— La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible ; c’est un devoir sacré quand on défend la patrie.

La vieille femme baissa la tête :

— Oui, quand on se défend, c’est autre chose ; mais si l’on ne devrait pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir ?

L’œil de Cornudet s’enflamma :

— Bravo, citoyenne ! dit-il.

 

M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu’il fût fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à l’opulence qu’apporteraient dans un pays tant de bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu’on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu’il faudra des siècles pour achever.

Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l’aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait ; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.

Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.

Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son œil au trou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu’il appelait : « les mystères du corridor ».

Au bout d’une heure environ, il entendit un frôlement, regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s’entrouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s’arrêtèrent. Boule de Suif semblait défendre l’entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n’entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacité. Il disait :

— Voyons, vous êtes bête, qu’est-ce que ça vous fait ?

Elle avait l’air indigné et répondit :

— Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte.

Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s’emporta, élevant encore le ton :

— Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi ? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être ?

Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser près de l’ennemi, dut réveiller en son cœur sa dignité défaillante, car, après l’avoir seulement embrassée, il regagna sa porte à pas de loup.

Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu’il éveilla d’un baiser en murmurant : « M’aimes-tu, chérie ? »

Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s’éleva quelque part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous pression. M. Follenvie dormait.

 

Comme on avait décidé qu’on partirait à huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la bâche avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l’église au fond, et, des deux côtés, des maisons basses où l’on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu’ils virent épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu’aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l’apaiser ; et les grosses paysannes dont les hommes étaient à « l’armée de la guerre », indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu’il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café ; un d’eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente.

Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le vieux rat d’église lui répondit : « Oh ! ceux-là ne sont pas méchants ; c’est pas des Prussiens à ce qu’on dit. Ils sont de plus loin ; je ne sais pas bien d’où ; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au pays ; ça ne les amuse pas, la guerre, allez ! Je suis sûr qu’on pleure bien aussi là-bas après les hommes ; et ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n’est pas trop malheureux pour le moment, parce qu’ils ne font pas de mal et qu’ils travaillent comme s’ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu’on s’aide… C’est les grands qui font la guerre. »

Cornudet, indigné de l’entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, préférant s’enfermer dans l’auberge. Loiseau eut un mot pour rire : « Ils repeuplent. » M. Carré-Lamadon eut un mot grave : « Ils réparent. » Mais on ne trouvait pas le cocher. À la fin on le découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec l’ordonnance de l’officier. Le comte l’interpella :

— Ne vous avait-on pas donné l’ordre d’atteler pour huit heures ?

— Ah ! bien oui, mais on m’en a donné un autre depuis.

— Lequel ?

— De ne pas atteler du tout.

— Qui vous a donné cet ordre ?

— Ma foi ! le commandant prussien.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Allez lui demander. On me défend d’atteler, moi je n’attelle pas. — Voilà.

— C’est lui-même qui vous a dit cela ?

— Non, monsieur, c’est l’aubergiste qui m’a donné l’ordre de sa part.

— Quand ça ?

— Hier soir, comme j’allais me coucher.

Les trois hommes rentrèrent fort inquiets.

On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas d’incendie.

On voulut voir l’officier, mais cela était impossible absolument, bien qu’il logeât dans l’auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent.

Cornudet s’installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d’une considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant à Cornudet. C’était une superbe pipe en écume admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque fois qu’il avait bu, il passait d’un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu’il humait sa moustache frangée d’écume.

 

Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer politique. Ils prévoyaient l’avenir de la France. L’un croyait aux d’Orléans, l’autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révèlerait quand tout serait désespéré : un du Guesclin, une Jeanne d’Arc peut-être ? ou un autre Napoléon Ier ? Ah ! si le prince impérial n’était pas si jeune ! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.

Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l’interrogea bien vite ; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles : L’officier m’a dit comme ça : « Monsieur Follenvie, vous défendrez qu’on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu’ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit. »

Alors on voulut voir l’officier. Le comte lui envoya sa carte où M. Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit répondre qu’il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné, c’est-à-dire vers une heure.

Les dames reparurent et l’on mangea quelque peu, malgré l’inquiétude. Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée.

On achevait le café quand l’ordonnance vint chercher ces messieurs.

Loiseau se joignit aux deux premiers ; mais comme on essayait d’entraîner Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara fièrement qu’il entendait n’avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette.

Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle chambre de l’auberge où l’officier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux.

Au bout de quelques instants il dit enfin :

— Qu’est-ce que fous foulez ?

Le comte prit la parole :

— Nous désirons partir, Monsieur.

— Non.

— Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?

— Parce que che ne feux pas.

— Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe ; et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.

— Che ne feux pas… foilà tout… Fous poufez tescentre.

S’étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent.

 

L’après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d’Allemand ; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine et l’on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder comme otages — mais dans quel but ? — ou les emmener prisonniers ? ou, plutôt, leur demander une rançon considérable ? À cette pensée, une panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d’or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.

Le comte battit les cartes — donna — Boule de Suif avait trente-et-un d’emblée ; et bientôt l’intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s’aperçut que le ménage Loiseau s’entendait pour tricher.

Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut ; et, de sa voix graillonnante, il prononça : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a pas encore changé d’avis. »

Boule de Suif resta debout, toute pâle ; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu’elle ne pouvait plus parler. Enfin elle éclata : « Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais. »

 

Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée, sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle résista d’abord ; mais l’exaspération domina bientôt : « Ce qu’il veut ?… ce qu’il veut ? Il veut coucher avec moi ! » cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l’indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C’était une clameur de réprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous pour la résistance, comme si l’on eût demandé à chacun une partie du sacrifice exigé d’elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante. Les bonnes sœurs, qui ne se montraient qu’aux repas, avaient baissé la tête et ne disaient rien.

 

On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée ; mais on parla peu : on songeait.

Les dames se retirèrent de bonne heure ; et les hommes, tout en fumant, organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu’on avait l’intention d’interroger habilement sur les moyens à employer pour vaincre la résistance de l’officier. Mais il ne songeait qu’à ses cartes, sans rien écouter, sans rien répondre ; et il répétait sans cesse : « Au jeu, messieurs, au jeu. » Son attention était si tendue qu’il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d’orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l’asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu’aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.

Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était « du matin », toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était « du soir », toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria : « Tu placeras mon lait de poule devant le feu, » et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu’on n’en pouvait rien tirer, on déclara qu’il était temps de s’en aller, et chacun gagna son lit.

 

On se leva encore d’assez bonne heure le lendemain avec un espoir indéterminé, un désir plus grand de s’en aller, une terreur du jour à passer dans cette horrible petite auberge.

Hélas ! les chevaux restaient à l’écurie, le cocher demeurait invisible. On alla, par désœuvrement, tourner autour de la voiture.

Le déjeuner fut bien triste ; et il s’était produit comme un refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à cette fille, maintenant, de n’avoir pas été trouver secrètement le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses compagnons. Quoi de plus simple ? Qui l’eût su, d’ailleurs ? Elle aurait pu sauver les apparences en faisant dire à l’officier qu’elle prenait en pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d’importance !

Mais personne n’avouait encore ces pensées.

 

Dans l’après-midi, comme on s’ennuyait à périr, le comte proposa de faire une promenade aux alentours du village. Chacun s’enveloppa avec soin et la petite société partit, à l’exception de Cornudet, qui préférait rester près du feu, et des bonnes sœurs, qui passaient leurs journées dans l’église ou chez le curé.

Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et les oreilles ; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était une souffrance ; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le monde aussitôt retourna, l’âme glacée et le cœur serré.

Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu derrière.

Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette « garce-là » allait les faire rester longtemps encore dans un pareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu’on ne pouvait exiger d’une femme un sacrifice aussi pénible, et qu’il devait venir d’elle-même. M. Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu’à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux.

— « Si l’on se sauvait à pied, » dit Loiseau.

Le comte haussa les épaules :

— « Y songez-vous, dans cette neige ? avec nos femmes ? Et puis nous serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés prisonniers à la merci des soldats. »

C’était vrai ; on se tut.

 

Les dames parlaient toilette ; mais une certaine contrainte semblait les désunir.

Tout à coup, au bout de la rue, l’officier parut. Sur la neige qui fermait l’horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier aux militaires qui s’efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirées.

Il s’inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.

Boule de Suif était devenue rouge jusqu’aux oreilles ; et les trois femmes mariées ressentaient une grande humiliation d’être ainsi rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu’il avait si cavalièrement traitée.

 

Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, qui avait connu beaucoup d’officiers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-là pas mal du tout ; elle regrettait même qu’il ne fût pas Français, parce qu’il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes assurément raffoleraient.

Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux, dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le temps.

 

On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des cœurs exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif.

Une cloche tinta. C’était pour un baptême. La grosse fille avait un enfant élevé chez des paysans d’Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l’an, et n’y songeait jamais ; mais la pensée de celui qu’on allait baptiser lui jeta au cœur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie.

Aussitôt qu’elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu’à la fin il fallait décider quelque chose. Loiseau eut une inspiration : il était d’avis de proposer à l’officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir les autres.

M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il redescendit presque aussitôt. L’Allemand, qui connaissait la nature humaine, l’avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde tant que son désir ne serait pas satisfait.

Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata : — « Nous n’allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c’est son métier, à cette gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu’elle n’a pas le droit de refuser l’un plutôt que l’autre. Je vous demande un peu, ça a pris tout ce qu’elle a trouvé dans Rouen, même des cochers ! oui, madame, le cocher de la préfecture ! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la maison. Et aujourd’hui qu’il s’agit de nous tirer d’embarras, elle fait la mijaurée, cette morveuse !… Moi, je trouve qu’il se conduit très bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps ; et nous étions là trois qu’il aurait sans doute préférées. Mais non, il se contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. Songez donc, il est le maître. Il n’avait qu’à dire : « Je veux », et il pouvait nous prendre de force avec ses soldats. »

Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se sentait déjà prise de force par l’officier.

Les hommes, qui discutaient à l’écart, se rapprochèrent. Loiseau, furibond, voulait livrer « cette misérable » pieds et poings liés, à l’ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d’ambassadeurs, et doué d’un physique de diplomate, était partisan de l’habileté : « Il faudrait la décider », — dit-il.

 

Alors on conspira.

Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion devint générale, chacun donnant son avis. C’était fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, des subtilités d’expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un étranger n’aurait rien compris, tant les précautions du langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s’épanouissaient dans cette aventure polissonne, s’amusaient follement au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l’amour avec la sensualité d’un cuisinier gourmand qui prépare le souper d’un autre.

La gaieté revenait d’elle-même, tant l’histoire leur semblait drôle à la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien dites qu’elles faisaient sourire. À son tour Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point ; et la pensée brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits : « Puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre ? » La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu’à sa place elle refuserait celui-là moins qu’un autre.

On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du rôle qu’il jouerait, des arguments dont il s’appuierait, des manœuvres qu’il devrait exécuter. On régla le plan des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l’assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir l’ennemi dans la place.

 

Cornudet cependant restait à l’écart, complètement étranger à cette affaire.

Une attention si profonde tendait les esprits, qu’on n’entendit point rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger : « Chut ! » qui fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et un certain embarras empêcha d’abord de lui parler. La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicités des salons, l’interrogea : « Était-ce amusant, ce baptême ? »

La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les attitudes, et l’aspect même de l’église. Elle ajouta : « C’est si bon de prier quelquefois. »

Cependant, jusqu’au déjeuner, ces dames se contentèrent d’être aimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils.

Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d’abord une conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les réduisant à des servilités d’esclave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l’imagination de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.

On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s’était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l’heure du rendez-vous fatal.

Et tout cela s’était raconté d’une façon convenable et modérée, où parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l’émulation.

On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques.

Les deux bonnes sœurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne disait rien.

Pendant toute l’après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu de l’appeler « madame » comme on avait fait jusque-là, on lui disait simplement « mademoiselle », sans que personne sût bien pourquoi, comme si l’on avait voulu la faire descendre d’un degré dans l’estime qu’elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.

 

Au moment où l’on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa phrase de la veille : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a point encore changé d’avis. »

Boule de Suif répondit sèchement : « Non, monsieur. »

Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes sœurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais l’Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C’était un argument puissant : la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un habit ecclésiastique, soit simplement par l’effet d’une inintelligence heureuse, d’une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-là n’était pas troublée par les tâtonnements de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer ; sa foi n’hésitait jamais ; sa conscience n’avait point de scrupules.

Elle trouvait tout simple le sacrifice d’Abraham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d’En Haut ; et rien, à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l’intention était louable. La comtesse, mettant à profit l’autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale : « La fin justifie les moyens. »

Elle l’interrogeait.

— Alors, ma sœur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur ?

— Qui pourrait en douter, madame ? Une action blâmable en soi devient souvent méritoire par la pensée qui l’inspire.

Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s’intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère.

Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, d’elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère sœur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu’elles étaient arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Français pouvaient mourir qu’elles auraient sauvés peut-être ! C’était sa spécialité, à elle, de soigner les militaires ; elle avait été en Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des remous des batailles, et, mieux qu’un chef, dompter d’un mot les grands soudards indisciplinés ; une vraie bonne sœur Ran-tan-plan dont la figure ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des dévastations de la guerre.

Personne ne dit rien après elle, tant l’effet semblait excellent.

Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu’assez tard dans la matinée.

 

 

Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le temps de germer et de pousser ses fruits.

La comtesse proposa de faire une promenade dans l’après-midi ; alors le comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura derrière les autres, avec elle.

Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les hommes posés emploient avec les filles, l’appelant : « ma chère enfant », la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question :

— Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre vie ?

Boule de Suif ne répondit rien.

Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il sut rester « monsieur le comte », tout en se montrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu’elle leur rendrait, parla de leur reconnaissance ; puis soudain, la tutoyant gaiement : — « Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d’avoir goûté d’une jolie fille comme il n’en trouvera pas beaucoup dans son pays. »

Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société.

Aussitôt rentrée, elle monta chez elle et ne reparut plus. L’inquiétude était extrême. Qu’allait-elle faire ? Si elle résistait, quel embarras !

L’heure du dîner sonna ; on l’attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu’on pouvait se mettre à table. Tout le monde dressa l’oreille. Le comte s’approcha de l’aubergiste, et, tout bas : « Ça y est ? — Oui. » Par convenance, il ne dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria : « Saperlipopette ! je paye du champagne si l’on en trouve dans l’établissement » ; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement communicatif et bruyant ; une joie égrillarde emplissait les cœurs. Le comte parut s’apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut vive, enjouée, pleine de traits.

Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla : « Silence ! » Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il tendit l’oreille en faisant « Chut ! » des deux mains, leva les yeux vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle : « Rassurez-vous, tout va bien. »

On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa.

 

Au bout d’un quart d’heure il recommença la même farce, la renouvela souvent dans la soirée ; et il faisait semblant d’interpeller quelqu’un à l’étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour soupirer : « Pauvre fille ; » ou bien il murmurait entre ses dents d’un air rageur : « Gueux de Prussien, va ! » Quelquefois, au moment où l’on n’y songeait plus, il poussait, d’une voix vibrante, plusieurs : « Assez ! assez ! » et ajoutait, comme se parlant à lui-même : « Pourvu que nous la revoyions ; qu’il ne l’en fasse pas mourir, le misérable ! »

Bien que ces plaisanteries fussent d’un goût déplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l’indignation dépend des milieux comme le reste, et l’atmosphère qui s’était peu à peu créée autour d’eux était chargée de pensées grivoises.

Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et discrètes. Les regards luisaient ; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie des naufragés qui voient s’ouvrir une route vers le sud.

Loiseau, lancé, se leva, un verre de champagne à la main : « Je bois à notre délivrance ! » Tout le monde fut debout ; on l’acclamait. Les deux bonnes sœurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n’avaient jamais goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, mais que c’était plus fin cependant.

Loiseau résuma la situation.

— C’est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu’on pourrait pincer un quadrille.

Cornudet n’avait pas dit un mot, pas fait un geste ; il paraissait même plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d’un geste furieux, sa grande barbe qu’il semblait vouloir allonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant : « Vous n’êtes pas farce, vous, ce soir ; vous ne dites rien, citoyen ? » Mais Cornudet releva brusquement la tête, et, parcourant la société d’un regard luisant et terrible : « Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie ! » Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois : « Une infamie ! » et disparut.

Cela jeta un froid d’abord. Loiseau, interloqué, restait bête ; mais il reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant : « Ils sont trop verts, mon vieux, ils sont trop verts. » Comme on ne comprenait pas, il raconta les « mystères du corridor ». Alors il y eut une reprise de gaieté formidable. Ces dames s’amusaient comme des folles. Le comte et M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire.

— Comment ! vous êtes sûr ? Il voulait…

— Je vous dis que je l’ai vu.

— Et, elle a refusé…

— Parce que le Prussien était dans la chambre à côté.

— Pas possible ?

— Je vous le jure.

Le comte étouffait. L’industriel se comprimait le ventre à deux mains. Loiseau continuait :

— Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du tout.

Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés.

On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que « cette chipie » de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée : « Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l’uniforme, qu’il soit Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n’est pas une pitié, Seigneur Dieu ! »

 

Et toute la nuit, dans l’obscurité du corridor coururent comme des frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des souffles, des effleurements de pieds nus, d’imperceptibles craquements. Et l’on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là ; il trouble, dit-on, le sommeil.

Le lendemain, un clair soleil d’hiver rendait la neige éblouissante. La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu’une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d’un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu’ils éparpillaient.

Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage.

 

On n’attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.

Elle semblait un peu troublée, honteuse ; et elle s’avança timidement vers ses compagnons, qui, tous, d’un même mouvement, se détournèrent comme s’ils ne l’avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras de sa femme et l’éloigna de ce contact impur.

La grosse fille s’arrêta, stupéfaite ; alors, ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d’un « bonjour, madame » humblement murmuré. L’autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu’elle accompagna d’un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l’on se tenait loin d’elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu’elle avait occupée pendant la première partie de la route.

On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître ; mais Mme Loiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari : « Heureusement que je ne suis pas à côté d’elle. »

La lourde voiture s’ébranla, et le voyage recommença.

On ne parla point d’abord. Boule de Suif n’osait pas lever les yeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d’avoir cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l’avait hypocritement jetée.

Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce pénible silence.

— Vous connaissez, je crois, Mme d’Étrelles ?

— Oui, c’est une de mes amies.

— Quelle charmante femme !

— Ravissante ! Une vraie nature d’élite, fort instruite d’ailleurs, et artiste jusqu’au bout des doigts ; elle chante à ravir et dessine dans la perfection.

Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait : « Coupon — échéance — prime — à terme. »

Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l’auberge, engraissé par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa femme.

Les bonnes sœurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur vague murmure comme pour une course d’oremus ; et de temps en temps elles baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu.

Cornudet songeait, immobile.

 

Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : « Il fait faim », dit-il.

Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d’où elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent à manger.

— Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C’était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, pour indiquer qu’un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d’autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé : « faits divers » sur sa pâte onctueuse.

Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l’ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l’une quatre œufs durs et de l’autre le croûton d’un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là-dedans, des étoiles.

Boule de Suif, dans la hâte et l’effarement de son lever, n’avait pu songer à rien ; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d’abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait aux lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspération l’étranglait.

Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu’ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, roulèrent lentement sur ses joues. D’autres les suivirent plus rapides, coulant comme des gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne la verrait pas.

Mais la comtesse s’en aperçut et prévint son mari d’un signe. Il haussa les épaules comme pour dire : « Que voulez-vous, ce n’est pas ma faute. » Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura : « Elle pleure sa honte. »

Les deux bonnes sœurs s’étaient remises à prier, après avoir roulé dans un papier le reste de leur saucisson.

Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longues jambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la Marseillaise.

Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l’air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie. Il s’en aperçut, ne s’arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles :

Amour sacré de la patrie,
Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,
Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !

 

On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu’à Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obscurité profonde de la voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d’un bout à l’autre, à se rappeler chaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure.

Et Boule de Suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot, qu’elle n’avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.

 

 

FIN

6 juin 2013

Le joueur d'échecs, Stefan Zweig

400 copie

 

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                Sur le grand paquebot qui à minuit devait quitter New York à destination de Buenos-Aires, régnait le va-et-vient habituel du dernier moment. Les passagers embarquaient, escortés d’une foule d’amis ; des porteurs de télégrammes, la casquette sur l’oreille, jetaient des noms à travers les salons ; on amenait des malles et des fleurs, des enfants curieux couraient du haut en bas du navire, pendant que l’orchestre accompagnait imperturbablement ce grand spectacle, sur le pont. Un peu à l’écart du mouvement, je m’entretenais avec un ami, sur le pont-promenade, lorsque deux ou trois éclairs jaillirent tout près de nous – apparemment, un personnage de marque que les reporters interviewaient et photographiaient encore, juste avant le départ. Mon compagnon regarda dans cette direction et sourit : « Vous avez à bord un oiseau rare : Czentovic. » Et, comme je n’avais pas vraiment l’air de comprendre ce qu’il voulait dire, il ajouta en guise d’explication : « Mirko Czentovic, le champion mondial des échecs. Il a traversé les États-Unis d’est en ouest, sortant vainqueur de tous les tournois, et maintenant il s’en va cueillir de nouveaux lauriers en Argentine. »

 

Je me souvins alors de ce jeune champion et de quelques particularités de sa fulgurante carrière. Mon ami, qui lisait les journaux mieux que moi, compléta mes souvenirs d’une quantité d’anecdotes.

 

Il y avait environ un an, Czentovic était devenu tout d’un coup l’égal des maîtres les plus célèbres de l’échiquier, comme Aljechin, Capablanca, Tartakower, Lasker ou Bogoljubow. Depuis qu’en 1922 Rzecewski, le jeune prodige de sept ans, s’était distingué au tournoi de New York, on n’avait vu personne d’aussi obscur attirer avec autant d’éclat l’attention du monde sur l’illustre confrérie des joueurs d’échecs. Car les facultés intellectuelles de Czentovic n’eussent permis en aucune façon de lui prédire un brillant avenir. D’abord tenu secret, le bruit courut bientôt que ce champion était incapable en privé d’écrire une phrase, même dans sa propre langue, sans faire des fautes d’orthographe, et que, selon la raillerie d’un partenaire rageur, « son inculture dans tous les domaines était universelle ». Czentovic était le fils d’un misérable batelier slave du Danube, dont la toute petite embarcation fut coulée une nuit par un vapeur chargé de blé. Son père mourut ; l’enfant qui avait alors douze ans, fut recueilli par le charitable curé de son village et l’excellent prêtre s’efforça honnêtement de faire répéter à ce garçon au large front, apathique et taciturne, les leçons qu’il n’arrivait pas à retenir à l’école. Mais ses tentatives demeurèrent vaines. Mirko fixait d’un œil vide les caractères d’écriture qu’on lui avait déjà expliqués cent fois ; son cerveau fonctionnant avec effort était impuissant à assimiler, même les notions les plus élémentaires. À quatorze ans, il s’aidait encore de ses doigts pour compter et quelques années après, il ne lisait encore un livre ou un journal qu’au prix des plus grands efforts. On n’eût pu dire cependant qu’il y mettait de la mauvaise volonté ou de l’entêtement. Il faisait avec docilité ce qu’on lui ordonnait, portait l’eau, fendait le bois, travaillait aux champs, nettoyait la cuisine ; bref, il rendait consciencieusement, bien qu’avec une lenteur exaspérante, tous les services qu’on lui demandait. Mais ce qui chagrinait surtout le bon curé, c’était l’indifférence totale de son bizarre protégé. Il n’entreprenait rien de son propre chef, ne posait jamais une question, ne jouait pas avec les garçons de son âge et ne s’occupait jamais spontanément, si on ne lui demandait rien ; sitôt sa besogne finie, on voyait Mirko s’asseoir quelque part dans la chambre, avec cet air absent et vague des moutons au pâturage, sans prendre le moindre intérêt à ce qui se passait autour de lui. Le soir, le curé allumant sa longue pipe rustique, faisait avec le maréchal des logis ses trois parties d’échecs quotidiennes. L’adolescent approchait alors de la table sa tignasse blonde et fixait en silence l’échiquier, avec des yeux qu’on croyait endormis et indifférents sous leurs lourdes paupières.

 

Un soir d’hiver, tandis que les deux partenaires étaient plongés dans leur jeu, on entendit tinter de plus en plus près les clochettes d’un traîneau qui glissait à fond de train dans la rue. Un paysan, la casquette blanche de neige, entra précipitamment, demandant au prêtre s’il pouvait venir sur-le-champ administrer l’extrême-onction à sa vieille mère qui se mourait. Le curé le suivit sans tarder. Le maréchal des logis, qui n’avait pas encore vidé son verre de bière, ralluma encore une dernière pipe et se mit en devoir de renfiler ses lourdes bottes pour s’en aller, lorsqu’il s’aperçut tout à coup que le regard de Mirko restait obstinément fixé sur l’échiquier et la partie commencée.

« Eh bien ! veux-tu la finir ? » dit-il en plaisantant, car il était persuadé que le jeune endormi ne saurait pas déplacer un seul pion correctement sur l’échiquier. Le garçon leva timidement la tête, fit signe que oui, et s’assit à la place du curé. En quatorze coups, voilà le maréchal des logis battu et en plus, obligé de reconnaître qu’il ne devait pas sa défaite à une négligence de sa part. La seconde partie tourna de même.

« Mais c’est l’âne de Balaam ! » s’écria l’ecclésiastique stupéfait, lorsqu’il rentra. Et il expliqua au maréchal des logis, moins versé que lui dans les Écritures, comment, deux mille ans auparavant, semblable miracle s’était produit, une créature muette ayant soudain prononcé des paroles pleines de sagesse. Malgré l’heure avancée, le curé ne put réprimer son envie de se mesurer avec son protégé. Mirko le battit lui aussi aisément. Il avait un jeu lent, tenace, imperturbable, et ne relevait jamais son large front, penché sur l’échiquier. Mais la sûreté de sa tactique était indiscutable ; ni le maréchal des logis ni le curé ne parvinrent, les jours suivants, à gagner une seule partie contre lui. Le prêtre, qui connaissait mieux que personne le retard de son pupille dans d’autres domaines, devint extrêmement curieux de savoir si ce don singulier se confirmerait face à des adversaires plus sérieux. Il conduisit Mirko chez le barbier du village, fit tailler sa tignasse couleur de paille, pour le rendre plus présentable ; après quoi, il l’emmena en traîneau à la petite ville voisine. Il connaissait là quelques joueurs d’échecs enragés, plus forts que lui, et toujours attablés dans un coin du café de la Grand-Place. Quand le curé entra, poussant devant lui ce garçon de quinze ans aux cheveux blonds, aux joues rouges, les épaules couvertes d’une peau de mouton retournée et chaussé de grosses bottes lourdes, les habitués ouvrirent de grands yeux. Le jeune gars resta planté là, le regard timidement baissé, jusqu’à ce qu’on l’appelât à l’une des tables d’échecs. Il perdit la première partie, n’ayant jamais vu son excellent protecteur pratiquer ce qu’on appelle l’ouverture sicilienne. La seconde fois, il faisait déjà partie nulle contre le meilleur joueur de la société, et dès la troisième et la quatrième, il les battait tous l’un après l’autre.

 

C’est ainsi qu’une petite ville de province yougoslave fut le théâtre d’un événement des plus palpitants et que ses notables au grand complet assistèrent aux débuts sensationnels de ce champion villageois. À l’unanimité, on décida de retenir en ville le jeune prodige jusqu’au lendemain, pour pouvoir informer de sa présence les autres membres du club, et surtout pour prévenir dans son château le vieux comte Simczic, un fanatique du jeu d’échecs. Le curé, qui regardait son pupille avec une fierté toute nouvelle, ne pouvait cependant pas, malgré la joie de cette découverte, négliger ses devoirs dominicaux ; il se déclara prêt à laisser Mirko à ces messieurs, pour qu’il fît mieux encore ses preuves. Le jeune Czentovic fut alors installé à l’hôtel, aux frais des joueurs, et il vit ce soir-là pour la première fois de sa vie un cabinet muni d’une chasse d’eau... Le dimanche après-midi suivant, dans une salle comble, Mirko demeura assis sans bouger quatre heures durant devant l’échiquier et sans prononcer une parole, ni même lever les yeux, il vainquit tous ses adversaires. Quelqu’un proposa une partie simultanée. On eut mille peines à expliquer au rustaud qu’on entendait par là le faire jouer seul contre plusieurs partenaires. Mais sitôt que Mirko eut compris le principe, il s’exécuta sans retard, alla lentement d’une table à l’autre en faisant craquer ses gros souliers et pour finir, gagna sept parties sur les huit.

 

Alors commencèrent de longues délibérations. Bien que le nouveau champion ne fût pas un ressortissant de la ville au sens étroit du mot, l’esprit de clocher se réveilla très fort. Qui sait si la petite localité, dont l’existence était à peine relevée sur la carte, n’allait pas s’illustrer pour la première fois en donnant au monde un homme célèbre ? Un impresario nommé Keller, qui s’occupait d’habitude seulement de fournir des chansons et des chanteuses au cabaret de la garnison, s’offrit à conduire le jeune phénomène à Vienne, chez un maître remarquable, disait-il, qui achèverait de l’initier à son art – il fallait seulement que l’on voulût bien pourvoir aux frais d’un an de séjour dans la capitale. Le comte Simczic, qui, en soixante ans de pratique quotidienne, n’avait jamais rencontré d’adversaire aussi étonnant, signa un chèque sur-le-champ. Ainsi commença l’extraordinaire carrière de ce fils de batelier.

 

En six mois, Mirko apprit tous les secrets de la technique du jeu d’échecs : ses connaissances étaient étroitement limitées, il est vrai, et l’on devait en rire souvent dans les cercles qu’il fréquenta par la suite. Car Czentovic ne parvint jamais à jouer une seule partie dans l’abstrait, ou, comme on dit, à l’aveugle. Il était absolument incapable de se représenter l’échiquier en imagination dans l’espace. Il avait toujours besoin de voir devant lui, réelles et palpables, les soixante-quatre cases noires et blanches, et les trente-deux figures du jeu. Même lorsqu’il fut célèbre dans le monde entier, il prenait avec lui un échiquier de poche, pour mieux se mettre dans l’œil la position des pièces, s’il voulait résoudre un problème ou reconstituer une partie de maître. Ce défaut, négligeable en lui-même, décelait assez son manque d’imagination, et on le commentait vivement dans le milieu qui l’entourait, comme on eût fait, parmi les musiciens, d’un virtuose ou d’un chef d’orchestre distingué qui se fût montré incapable de jouer ou de diriger sans avoir la partition ouverte devant lui. Mais cette particularité ne retarda nullement les stupéfiants progrès de Mirko. À dix-sept ans, il avait déjà remporté une douzaine de prix ; à dix-huit ans, il était champion de Hongrie ; et enfin à vingt ans, champion du monde. Les plus hardis joueurs, ceux qui par l’intelligence, l’imagination et l’audace dépassaient infiniment Czentovic, ne purent résister à son implacable et froide logique, pas plus que Napoléon devant le lourd Koutousow, ou Annibal devant Fabius Cunctator, dont Tite-Live rapporte qu’il présentait lui aussi dans son jeune âge des signes frappants d’indifférence et d’imbécillité. L’illustre galerie des maîtres de l’échiquier comprenait jusqu’alors les types de haute intelligence les plus divers, des philosophes, des mathématiciens, cerveaux imaginatifs et souvent créateurs ; pour la première fois un personnage étranger au monde de l’esprit y figura désormais sous les traits de ce rustre lourdaud et taciturne, auquel les plus habiles journalistes ne parvinrent jamais à soutirer le moindre mot qui pût servir à leurs articles. Il est vrai qu’on se rattrapait largement en anecdotes sur son compte. Car, si la maîtrise de Czentovic était incontestable devant l’échiquier, il devenait dès l’instant qu’il le quittait, un individu comique et presque grotesque, en dépit de son cérémonieux habit noir et de ses cravates pompeusement ornées d’une perle un peu voyante. Malgré ses mains soignées aux ongles laborieusement polis, il gardait les manières et le maintien du jeune paysan borné qui balayait autrefois la chambre du curé de son village. Avec un maladroit et impudent cynisme, qui faisait tour à tour la joie et le scandale de ses collègues, il ne songeait qu’à tirer tout l’argent possible de son talent et de son renom. Sa cupidité ne reculait devant aucune mesquinerie, fût-ce la plus ordinaire. Il voyageait beaucoup, mais descendait toujours dans les hôtels de troisième ordre, et acceptait de jouer dans les clubs les plus ignorés, pourvu qu’il touchât ses honoraires. On le vit sur une affiche faire la réclame d’un savon et, sans se soucier des moqueries de ses concurrents qui le savaient incapable d’écrire trois phrases correctement, il vendit sa signature à un éditeur qui publiait une « philosophie du jeu d’échecs ». En réalité, l’ouvrage était écrit par un obscur étudiant de Galicie pour cet éditeur, habile homme d’affaires. Comme tous les têtus, Czentovic n’avait aucun sens du ridicule. Depuis qu’il était champion du monde, il se croyait le personnage le plus important de l’humanité, et la conscience qu’il avait de ses victoires sur des hommes intelligents, brillants causeurs et grands clercs en écriture, le fait tangible surtout qu’il gagnait plus gros qu’eux dans leur propre domaine, transformèrent sa timidité native en une froide présomption qu’il étalait souvent grossièrement.

« Mais comment un si prompt succès n’eût-il pas grisé une cervelle aussi vide ? » conclut mon ami, après m’avoir conté quelques traits caractéristiques de la puérile suffisance de Czentovic. « Comment voulez-vous qu’un petit paysan du Banat, âgé de vingt et un ans, ne soit pas ivre de vanité en voyant qu’il lui suffit de déplacer des pièces sur une planche à carreaux pour gagner, en une semaine, plus d’argent que tous les habitants de son hameau n’en gagnent en une année de bûcheronnage et autres travaux éreintants ? Et puis, n’est-il pas diablement aisé, en fait, de se prendre pour un grand homme quand on ne soupçonne pas le moins du monde qu’un Rembrandt, un Beethoven, un Dante ou un Napoléon ont jamais existé ? Ce gaillard ne sait qu’une chose, derrière son front barré, c’est que depuis des mois, il n’a pas perdu une seule partie d’échecs, et comme précisément il ne soupçonne pas qu’il y a d’autres valeurs en ce monde que les échecs et l’argent, il a toutes les raisons d’être enchanté de lui-même. »

Ces propos de mon ami ne manquèrent pas d’exciter ma curiosité. Les monomaniaques de tout poil, les gens qui sont possédés par une seule idée m’ont toujours spécialement intrigué, car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l’infini. Ces gens-là, qui vivent solitaires en apparence, construisent avec leurs matériaux particuliers et à la manière des termites, des mondes en raccourci d’un caractère tout à fait remarquable. Aussi déclarai-je mon intention d’observer de près ce singulier spécimen de développement intellectuel unilatéral, et de bien employer à cet effet les douze jours de voyage qui nous séparaient de Rio.

« Vous avez peu de chances, pourtant, de parvenir à vos fins », me prévint mon ami. « Personne, que je sache, n’a encore réussi à tirer de Czentovic le moindre indice d’ordre psychologique. Derrière son insondable bêtise, ce rustre est assez malin pour ne jamais se compromettre. C’est bien simple : il évite toute conversation, hormis celle des compatriotes de sa région qu’il rencontre dans les petites auberges où il fréquente. Sitôt qu’il flaire un homme instruit, il rentre dans sa coquille : ainsi personne ne peut se vanter de l’avoir entendu dire une sottise ou d’avoir mesuré l’étendue de son ignorance, que l’on dit universelle. »

 

L’expérience devait justifier ces paroles. Pendant les premiers jours du voyage, je dus reconnaître qu’il était tout à fait impossible d’approcher Czentovic, à moins de se montrer d’une grossière indiscrétion qui n’est ni de mon goût, ni dans mes habitudes. Il se promenait parfois sur le pont-promenade, mais c’était toujours d’un air absorbé et farouche, les mains croisées derrière le dos, dans l’attitude où un tableau bien connu représente Napoléon ; au surplus, il quittait les lieux avec tant de brusquerie et de précipitation, après ces déambulations douteuses, qu’il eût fallu le suivre au trot pour pouvoir lui adresser la parole. Dans les divers salons, on ne le voyait jamais ni au bar, ni au fumoir. Le steward me confia discrètement qu’il passait le plus clair de son temps dans sa cabine, à s’entraîner ou à répéter une partie devant un grand échiquier.

Trois jours suffirent à me convaincre que sa tactique défensive était plus habile que ma volonté de l’aborder ; j’en fus très contrarié. Je n’avais encore jamais eu l’occasion de connaître personnellement un champion d’échecs, et plus je m’efforçais de m’en représenter un, moins j’y parvenais. Comment se figurer l’activité d’un cerveau exclusivement occupé, sa vie durant, d’une surface composée de soixante-quatre cases noires et blanches ? Assurément je connaissais par expérience le mystérieux attrait de ce « jeu royal », le seul entre tous les jeux inventés par les hommes, qui échappe souverainement à la tyrannie du hasard, le seul où l’on ne doive sa victoire qu’à son intelligence ou plutôt à une certaine forme d’intelligence. Mais n’est-ce pas déjà le limiter injurieusement que d’appeler les échecs, un jeu ? N’est-ce pas aussi une science, un art, ou quelque chose qui, comme le cercueil de Mahomet entre ciel et terre, est suspendu entre l’un et l’autre, et qui réunit un nombre incroyable de contraires ? L’origine s’en perd dans la nuit des temps, et cependant il est toujours nouveau ; sa marche est mécanique, mais elle n’a de résultat que grâce à l’imagination ; il est étroitement limité dans un espace géométrique fixe, et pourtant ses combinaisons sont illimitées. Il poursuit un développement continuel, mais il reste stérile : c’est une pensée qui ne mène à rien, une mathématique qui n’établit rien, un art qui ne laisse pas d’œuvre, une architecture sans matière ; et il a prouvé néanmoins qu’il était plus durable, à sa manière, que les livres ou que tout autre monument, ce jeu unique qui appartient à tous les peuples et à tous les temps, et dont personne ne sait quel dieu en fit don à la terre pour tuer l’ennui, pour aiguiser l’esprit et stimuler l’âme. Où commence-t-il, où finit-il ? Un enfant peut en apprendre les premières règles, un ignorant s’y essayer et acquérir, dans le carré limité de l’échiquier, une maîtrise d’un genre unique, s’il a reçu ce don spécial. La patience, l’idée subite et la technique s’y joignent dans une certaine proportion très précise à une vue pénétrante des choses, pour faire des trouvailles comme on en fait dans les mathématiques, la poésie, ou la musique – en se conjuguant simplement, peut-être, d’une autre façon. Jadis, la passion de la physiognomonie eût peut-être poussé un Gall à disséquer les cerveaux de champions d’échecs d’une telle espèce pour voir si la matière grise de pareils génies ne présentait pas une circonvolution particulière qui la distinguât des autres, une sorte de muscle ou de bosse des échecs. Combien l’eût intéressé ce cas d’un Czentovic en qui ce don spécifique s’alliait à une paresse intellectuelle totale, comme un seul filon d’or qui court dans une énorme roche brute ! Certes, je comprenais dans le principe qu’un jeu si particulier, si génial, pût susciter une sorte de matadors, mais comment concevoir la vie d’une intelligence tout entière réduite à cet étroit parcours, uniquement occupée à faire avancer et reculer trente-deux pièces sur des carreaux noirs et blancs, engageant dans ce va-et-vient toute la gloire de sa vie ! Comment s’imaginer un homme qui considère déjà comme un exploit le fait d’ouvrir le jeu avec le cavalier plutôt qu’avec un simple pion, et qui inscrit sa pauvre petite part d’immortalité au coin d’un livre consacré aux échecs – un homme donc, un homme doué d’intelligence, qui puisse, sans devenir fou, et pendant dix, vingt, trente, quarante ans, tendre de toute la force de sa pensée vers ce but ridicule : acculer un roi de bois dans l’angle d’une planchette !

 

Et maintenant qu’un pareil phénomène, un aussi singulier génie ou, si l’on préfère, un fou aussi énigmatique se trouvait pour la première fois tout près de moi, sur le même bateau, à six cabines de la mienne, je me voyais refuser la possibilité de l’approcher, moi qui pour mon malheur ai toujours eu une curiosité passionnée pour les choses de l’esprit. Je me mis à inventer les stratagèmes les plus absurdes : si je lui demandais une interview pour un prétendu grand journal, histoire de chatouiller sa vanité ? Ou bien, si je lui proposais un lucratif tournoi en Écosse, en misant sur l’appât du gain ? Finalement, je me souvins de la méthode la plus éprouvée pour le chasseur, qui attire le coq de bruyère en imitant son cri, à la saison des amours ; n’était-ce pas en jouant aux échecs qu’assurément on attirait le mieux l’attention d’un joueur d’échecs ?

À vrai dire, je n’ai jamais été un sérieux artiste dans ce domaine, car je ne joue à ce jeu que pour mon plaisir, je ne m’assieds et ne passe une heure devant un échiquier que pour me détendre l’esprit, en refusant tout effort. Je « joue », au sens strict du mot, tandis que les autres, les vrais joueurs d’échecs, le « pratiquent-sérieux », – qu’on me permette ce néologisme audacieux ! En outre, aux échecs, comme en amour, il faut un partenaire, et à ce moment-là, je ne savais s’il y avait à bord d’autres amateurs que nous. Pour les attirer au grand jour, je conçus un piège des plus simples : tel un oiseleur, je m’installai au fumoir, devant un échiquier avec ma femme qui joue encore moins bien que moi. Nous n’avions pas fait six coups qu’en effet, un promeneur puis un autre s’arrêtaient là et nous demandaient la permission de regarder, jusqu’au moment où quelqu’un me pria, comme je le désirais, de faire une partie avec lui. C’était un ingénieur écossais qui s’appelait Mac Connor et qui, me dit-on, avait amassé une grosse fortune en creusant des puits de pétrole en Californie. Trapu, la mâchoire carrée, les dents solides, il devait sans doute en partie la riche coloration de son teint à un goût prononcé pour le whisky. Sa surprenante largeur d’épaules, qui lui donnait l’allure d’un athlète, ne laissait pas de se faire sentir jusque dans son jeu, car M. Mac Connor était de cet espèce d’hommes qui ont réussi et sont si pleins d’eux-mêmes qu’ils ressentent comme une humiliation personnelle de perdre, fût-ce une inoffensive partie d’échecs. Habitué à s’imposer brutalement et gâté par ses réels succès, ce self-made-man massif était si pénétré de sa supériorité qu’il regardait toute opposition comme un désordre et presque comme une injure. Il perdit la première partie de fort mauvaise grâce, et se mit à expliquer, avec une volubile autorité, que sa défaite ne pouvait venir que d’un instant de distraction. À la troisième, il s’en prenait au bruit qu’on faisait dans la chambre voisine : il ne perdit jamais sans réclamer la revanche. Cet acharnement d’amour-propre m’amusa d’abord, puis je n’y vis plus qu’une circonstance secondaire qui ne gênait en rien mon projet d’attirer à notre table le champion du monde.

 

Le troisième jour, mon stratagème réussit, mais à moitié seulement. Czentovic nous avait-il aperçus par un hublot en se promenant sur le pont, ou bien honorait-il par hasard le fumoir de sa présence ce jour-là ? Toujours est-il que nous le vîmes faire malgré lui quelques pas dans notre direction, et jeter, à bonne distance, un œil de connaisseur sur l’échiquier où nous nous mêlions de pratiquer son art. Mac Connor était justement en train de déplacer un pion. Hélas ! ce seul coup suffit à montrer à Czentovic combien nos efforts de dilettantes étaient peu dignes de son royal intérêt. Avec le geste dont on repousse, sans même le feuilleter, un mauvais roman policier à l’étalage d’une librairie, Czentovic s’écarta de notre table et quitta le fumoir. « Pesé et trouvé trop léger », me dis-je en moi-même, un peu froissé par ce regard sec et méprisant. Et, donnant cours à ma mauvaise humeur, je dis à Mac Connor :

« Votre coup ne semble pas avoir enchanté le maître.

– Quel maître ? »

Je lui expliquai que ce monsieur qui venait de passer, près de nous, en jetant sur notre jeu un regard désapprobateur, était Czentovic, le champion mondial des échecs. « Eh bien ! ajoutai-je, nous n’avons plus l’un et l’autre qu’à supporter cet affront et à nous accommoder de son auguste mépris sans en faire une maladie. Les pauvres bougres doivent faire leur cuisine à l’eau. » Mais ces paroles, prononcées avec détachement, eurent sur Mac Connor un effet surprenant. Il se montra aussitôt fort excité et en oublia la partie commencée. La vanité lui gonflait les tempes. Il déclara qu’il n’avait pas eu la moindre idée que Czentovic fût à bord, et qu’il voulait absolument jouer avec lui ; qu’il n’avait encore jamais joué contre un pareil champion, sauf une fois, avec quarante autres, lors d’une partie simultanée qui avait été passionnante, et qu’il avait du reste presque gagnée. Il me demanda si je connaissais l’illustre personnage. Comme je répondais que non, il suggéra que je pourrais l’aborder et le prier de se joindre à nous. Je refusai, alléguant que Czentovic n’était pas, à ma connaissance, très désireux de se faire de nouvelles relations. D’ailleurs, où serait le plaisir d’une partie engagée entre un champion du monde et les joueurs de troisième classe que nous étions ?

 

J’avoue que je n’aurais pas dû employer cette expression de « joueur de troisième classe » devant un homme aussi vaniteux que Mac Connor. Il se rejeta en arrière, déclara sèchement que pour sa part, il ne croyait pas Czentovic capable de décliner l’invitation courtoise d’un gentleman et qu’il allait s’en occuper. Sitôt que je lui eus, à sa requête, brièvement décrit la personne du champion, il s’élança impétueusement à sa recherche sur le pont, abandonnant avec une parfaite indifférence notre échiquier. Je m’aperçus une fois de plus qu’on ne pouvait guère retenir le propriétaire de ces remarquables épaules quand il avait un projet en tête. J’attendis avec un peu d’anxiété. Au bout de dix minutes, Mac Connor revint, et il ne me parut pas beaucoup plus calme.

« Eh bien ? demandai-je.

– Vous aviez raison », me répondit-il, l’air un peu vexé. « Ce monsieur n’est pas très aimable. Je me suis présenté, j’ai décliné mes qualités. Il ne m’a même pas tendu la main. Je me suis efforcé alors de lui expliquer combien nous tous, à bord, serions heureux qu’il acceptât de jouer une partie simultanée contre nous. Il demeura raide comme un piquet et me répondit qu’il regrettait, mais qu’il s’était expressément engagé par contrat, vis-à-vis de son agent, à ne jamais jouer, durant toute sa tournée, sans toucher d’honoraires. Il se voyait donc obligé de demander au minimum deux cent cinquante dollars par partie. »

Je me mis à rire. « Je n’aurais jamais pensé que pousser des pions d’un carreau noir sur un carreau blanc fût une affaire aussi lucrative. J’espère que vous lui avez poliment tiré votre révérence. »

Mais Mac Connor garda tout son sérieux. « La partie aura lieu demain après-midi, à trois heures, dans ce fumoir. J’espère que nous ne nous laisserons pas si facilement battre à plate couture.

– Quoi ? Vous avez accepté ces conditions ? m’écriai-je, consterné.

– Pourquoi pas ? C’est son métier. Si j’avais mal aux dents et qu’il se trouvât un dentiste à bord, je ne lui demanderais pas de m’arracher une dent gratuitement. Czentovic a bien raison d’y aller carrément : dans tous les domaines, les gens vraiment capables ont toujours su faire leurs affaires. Et quant à moi, j’estime que plus un marché est clair, mieux cela vaut. Je préfère payer cash, plutôt que de compter sur les faveurs du sieur Czentovic et d’être obligé de le remercier pour finir. Après tout, à mon club il m’est arrivé déjà de perdre plus de deux cent cinquante dollars en un soir, et cela sans avoir le plaisir de jouer contre un champion du monde. Pour un “joueur de troisième classe”, il n’y a pas de honte à être battu par un Czentovic. » Je fus amusé de voir combien l’amour-propre de Mac Connor avait été profondément blessé par cette innocente expression de « joueur de troisième classe ». Mais puisqu’il était résolu à faire les frais de ce coûteux plaisir, je n’avais rien à objecter contre sa ridicule vanité, puisqu’elle allait enfin me permettre de voir de plus près le singulier personnage qui excitait ma curiosité. Nous nous hâtâmes d’informer de l’événement les quatre ou cinq joueurs d’échecs que nous connaissions à bord, et pour être aussi peu gênés que possible par le flot des badauds, pendant le match prévu, nous fîmes réserver toutes les tables voisines de la nôtre.

 

Le jour suivant, à l’heure convenue, notre petit groupe était au complet. Bien entendu, on donna à Mac Connor la place qui faisait face à celle du maître. Nerveux, l’Écossais allumait cigare sur cigare en consultant sans cesse la pendule. Mais notre illustre champion se fît attendre dix bonnes minutes, ce qui ne m’étonna guère, après les récits de mon ami – et il fit ensuite son apparition avec un insolent aplomb. Il se dirigea vers la table d’un pas tranquille et mesuré. Sans se présenter – « Vous savez qui je suis, et cela ne m’intéresse pas de savoir qui vous êtes », semblait-il nous signifier par cette impolitesse –, il se mit à organiser le jeu avec une sécheresse toute professionnelle. Comme une partie simultanée ordinaire était impossible, faute d’un nombre suffisant d’échiquiers, il proposa que nous jouions tous ensemble contre lui. Après chaque coup, il s’en irait à l’autre bout de la chambre, pour ne pas troubler nos délibérations. Aussitôt que nous aurions joué, nous frapperions sur un verre avec une cuiller pour l’avertir, puisque malheureusement, il n’y avait pas ici de sonnette. Si nous étions d’accord, on fixerait à dix minutes le temps d’intervalle entre deux coups. Nous acceptâmes naturellement toutes ses propositions comme de timides écoliers. Le sort donna les noirs à Czentovic ; en réplique à notre ouverture, il joua son premier coup sans même s’asseoir et s’en fut aussitôt dans le fond de la pièce, à la place qu’il avait choisie pour attendre ; là, il feuilleta négligemment un journal illustré. Le récit détaillé de cette partie offrirait peu d’intérêt. Elle se termina bien sûr comme elle devait se terminer : en vingt-quatre coups, nous étions déjà complètement battus. Quoi d’étonnant à ce qu’un champion mondial ait aisément raison en un tournemain d’une demi-douzaine de joueurs moyens, ou à peine moyens ! Ce qui nous était désagréable, c’était seulement la suffisance avec laquelle Czentovic nous faisait sentir de façon trop évidente sa supériorité. À chaque coup, il ne jetait sur l’échiquier qu’un regard en apparence distrait, nous considérait négligemment, en passant, comme si nous n’étions nous-mêmes que d’inertes pièces de bois, et cette attitude désinvolte faisait involontairement songer au geste avec lequel on lance un os à un chien galeux, en se détournant. S’il avait un peu de délicatesse, me disais-je, il pourrait attirer notre attention sur les fautes que nous faisons, ou bien nous encourager d’un mot aimable. Mais non, la partie terminée, cette machine à jouer aux échecs prononça : « Mat ! », sans plus, puis resta là, immobile et muet, attendant de savoir si nous désirions recommencer. On est toujours dépourvu de moyens devant des épidermes aussi épais, et je m’étais déjà levé, signifiant par là que pour ma part du moins, j’estimais terminé ce divertissement, lorsqu’à mon grand dépit, j’entendis Mac Connor dire à côté de moi, d’une voix tout enrouée : « Revanche ! »

Je fus presque épouvanté de son ton provocant ; en ce moment, Mac Connor faisait en effet plutôt penser à un boxeur qui va assener un coup qu’à un gentleman bien élevé. Était-ce la manière peu agréable dont nous avait traités Czentovic, ou simplement son ambition maladive et irritable ?... toujours est-il que Mac Connor paraissait avoir changé de nature. Rouge jusqu’à la racine des cheveux, les narines dilatées, il transpirait visiblement, et se mordait les lèvres. Un pli profond se creusait de sa bouche à son menton tendu en avant, l’air agressif. Dans ses yeux, je reconnus avec inquiétude cette flamme de folle passion qui ne saisit d’ordinaire que les joueurs de roulette quand, pour la sixième ou septième fois, ils ont misé double sur une couleur qui ne sort pas. À cet instant, je fus certain que cet amour-propre forcené allait lui coûter toute sa fortune, qu’il allait jouer et rejouer sans cesse, en simple ou en doublé, contre Czentovic jusqu’à ce qu’il ait gagné au moins une fois. Et si le champion persévérait, Mac Connor serait pour lui une mine d’or dont il tirerait bien quelques milliers de dollars avant que nous ne soyons à Buenos-Aires.

Czentovic demeura impassible. « Comme il vous plaira, répondit-il poliment. C’est à ces messieurs de prendre les noirs. »

La deuxième partie débuta comme la première à la seule différence que notre cercle s’était élargi et animé de quelques curieux. Mac Connor regardait fixement l’échiquier, on eût dit qu’il voulait magnétiser les pièces pour les mener à la victoire. Je sentais qu’il eût volontiers donné mille dollars pour avoir le plaisir de crier : « mat » à son peu galant adversaire. Bizarrement, il nous communiquait malgré nous quelque chose de sa ténacité acharnée. Nous discutions chaque coup avec plus de passion qu’auparavant, et nous ne nous mettions d’accord qu’au dernier moment pour donner à Czentovic le signal qui le rappelait à notre table. Nous étions parvenus ainsi peu à peu au dix-septième coup et, à notre propre ahurissement la situation se présentait à notre avantage, car, chose incroyable, nous avions réussi à amener le pion de la ligne c jusqu’à l’avant-dernière case c2 : il ne restait qu’à l’avancer en c1 pour faire une nouvelle dame. Nous n’étions, il est vrai, pas tout à fait rassurés devant une chance aussi apparente. À l’unanimité, nous soupçonnions Czentovic, qui devant cet avantage que nous paraissions avoir conquis, voyait évidemment beaucoup plus loin que nous, de nous tendre cet appât avec d’autres intentions. Mais nous eûmes beau chercher et discuter, nous ne pûmes découvrir le traquenard. Finalement, le délai de réflexion réglementaire touchant à sa fin, nous nous décidâmes à risquer le coup. Déjà, Mac Connor poussait le pion, lorsque quelqu’un le saisit brusquement par le bras et lui chuchota avec véhémence : « Pour l’amour du ciel, pas cela ! »

Involontairement, chacun se retourna. Nous vîmes un homme d’environ quarante-cinq ans, au visage étroit et anguleux, que j’avais déjà rencontré sur le pont, et qui m’avait frappé par sa pâleur étrange, son teint presque crayeux. Il avait dû s’approcher de nous durant ces dernières minutes, pendant que nous étions absorbés tout entiers par le problème à résoudre. Sentant nos regards posés sur lui, il ajouta très vite :

« Si vous faites dame maintenant, il vous attaque immédiatement avec le fou en c1, et vous ripostez avec le cavalier. Mais entre-temps, il ira menacer votre tour en d7 avec son pion libre, et même si vous faites échec avec le cavalier, vous êtes perdus et battus en neuf ou dix coups. Ce sont à peu près les positions qu’avaient Aljechin et Bogoljubow lors du grand tournoi de Pistyan en 1922. » Surpris, Mac Connor lâcha la pièce qu’il tenait dans la main et regarda, émerveillé comme nous tous, cet homme qui semblait tomber du ciel, tel un ange sauveur. Pour prévoir neuf coups d’avance qui feraient mat, ce devait être un professionnel distingué, peut-être même un champion concurrent de Czentovic, se rendant au même tournoi. Son arrivée et sa soudaine intervention à un moment aussi critique tenaient presque du miracle. Ce fut Mac Connor qui se ressaisit le premier.

« Que me conseillez-vous ? murmura-t-il, fort excité.

– N’avancez pas maintenant, évitez l’adversaire ! Avant tout, éloignez le roi de la dangereuse ligne g8-h7. Votre partenaire attaquera probablement sur l’autre flanc, mais vous y parerez avec la tour, c8-c4 ; cela lui coûtera deux coups, un pion et sa supériorité. Vous lutterez alors, pion libre contre pion libre et si vous vous défendez bien, vous ferez partie nulle. Vous ne pouvez pas tirer mieux de la situation. »

Nous étions de plus en plus étonnés. La précision autant que la rapidité de ses calculs étaient déconcertantes ; on eût dit que cet homme lisait ses coups dans un livre. La chance inespérée que nous avions maintenant de faire, grâce à lui, partie nulle contre un champion du monde tenait de la magie. D’un commun accord, nous nous écartâmes pour mieux lui laisser voir l’échiquier. Mac Connor lui demanda encore une fois :

« Déplacer le roi de g8 en h7 ?

– Certainement ! Il faut éviter l’adversaire. »

Mac Connor obéit, et nous frappâmes sur le verre. Czentovic s’avança vers notre table de son pas tranquille, et apprécia la riposte d’un coup d’œil. Puis il poussa un pion de h2 en h4, sur l’autre flanc du roi, comme l’avait prévu notre sauveteur inconnu, qui aussitôt nous chuchota vivement :

« La tour, avancez la tour de c8 en c4, pour qu’il soit obligé d’abord de protéger son pion. Cela ne lui servira d’ailleurs à rien ! Vous attaquerez alors avec le cavalier, c3-d5, sans vous soucier de son pion libre, et voilà la situation rétablie. Cette fois, en avant toute, il n’est plus nécessaire de vous défendre ! »

Nous ne comprenions pas ce qu’il voulait dire, pas plus que s’il eût parlé chinois. Cependant Mac Connor, déjà entièrement subjugué, fit ce qu’on lui ordonnait sans réfléchir davantage. Le verre tinta de nouveau, rappelant Czentovic. Pour la première fois, il ne joua pas aussitôt, il regarda d’abord l’échiquier avec une attention soutenue. Puis il fit exactement le coup que l’étranger nous avait annoncé et s’apprêta à s’éloigner. Cependant, avant de se détourner, se produisit un fait nouveau, inattendu : Czentovic leva les yeux et il examina nos rangs. Il cherchait manifestement à savoir qui lui opposait tout à coup une si énergique résistance. Dès ce moment, notre excitation ne connut plus de bornes. Si nous avions été jusque-là sans espoir, la pensée de briser la froide arrogance de Czentovic nous brûlait maintenant le sang. Déjà notre nouvel ami avait décidé du coup suivant. Mes doigts tremblaient quand je saisis la cuiller pour frapper sur le verre. Nous connûmes alors notre premier triomphe. Le champion, qui avait toujours joué debout, hésita... hésita, et finit par s’asseoir. Il se laissa tomber à regret et pesamment sur son siège : qu’importe, il cessait ainsi de marquer physiquement sa supériorité sur nous. Nous l’avions obligé à se mettre sur le même plan que nous, tout au moins dans l’espace. Il réfléchit longtemps, penché sur l’échiquier, si bien qu’on ne voyait presque plus ses yeux, sous les sombres paupières, et il faisait un tel effort de réflexion qu’il en ouvrait insensiblement la bouche, ce qui donnait à sa figure ronde une expression un peu niaise. Au bout de quelques minutes, il joua et se leva. Notre ami murmura aussitôt :

« Bien joué ! Il ne se compromet pas. Mais ne vous y laissez pas prendre ! Obligez-le à choisir, il le faut, pour obtenir partie nulle ; et alors rien ne pourra plus le sauver. »

Mac Connor obéit. Dans les coups suivants, les deux adversaires se livrèrent sur l’échiquier à un manège auquel nous autres – réduits depuis longtemps au rôle de comparses inutiles – ne comprenions rien du tout. Après six ou sept coups, Czentovic resta longtemps songeur, puis il déclara : « Partie nulle. »

Il y eut un instant de silence complet. Dans le fumoir, on entendit tout à coup le bruit des vagues, la radio du salon nous envoya un jazz, chaque pas résonna distinctement sur le pont ; on perçut jusqu’au léger sifflement du vent passant par les interstices des fenêtres. Le souffle coupé par la rapidité de l’événement, nous étions véritablement effrayés de l’invraisemblance de cette aventure. Comment cet inconnu avait-il eu le pouvoir de faire perdre à moitié une partie à un champion du monde ? Mac Connor se renversa brusquement en arrière, et poussa un « ah ! » joyeux. De mon côté, j’observai Czentovic. Il m’avait semblé qu’il pâlissait déjà un peu pendant les derniers coups. Mais il savait se contenir. Toujours raide et l’air indifférent, il demanda d’une voix neutre, en repoussant de la main les pièces de l’échiquier :

« Ces messieurs désirent-ils faire encore une troisième partie ? »

Il posait la question de manière purement objective, en homme d’affaires. Mais en prononçant ces mots, il ne s’adressait pas à Mac Connor, car il jeta un regard perçant et direct dans la direction de notre sauveteur. Comme un cheval sait distinguer et reconnaître un meilleur cavalier à son assiette, Czentovic devait avoir reconnu son véritable adversaire aux derniers coups de la partie. Involontairement, nous avions suivi son regard et un peu tendus, nous tournâmes les yeux vers l’étranger. Pourtant, sans lui laisser le temps de réfléchir ou seulement de répondre, Mac Connor lui cria, débordant d’orgueil triomphant : « Naturellement ! Mais vous allez jouer seul contre lui ! Vous seul contre Czentovic ! »

Un fait surprenant se produisit alors.

L’étranger, qui était resté bizarrement absorbé par l’échiquier déjà débarrassé, sursauta en sentant tous les yeux fixés sur lui, et en s’entendant interpeller avec un tel enthousiasme. Son visage parut troublé.

« Jamais de la vie, messieurs, bégaya-t-il, visiblement confus. C’est tout à fait impossible... je ne saurais entrer en considération... il y a vingt ou vingt-cinq ans que je n’ai pas vu d’échiquier... je suis intervenu dans votre jeu sans votre permission, et je m’aperçois maintenant seulement combien c’était déplacé de ma part... veuillez excuser un importun... qui ne recommencera pas, je vous assure. » Et, avant que nous fussions remis de notre surprise, il avait quitté la pièce.

« Cela ne se passera pas ainsi ! » tonna le bouillant Mac Connor en frappant du poing sur la table. » Vingt-cinq ans que cet homme n’a pas joué aux échecs ? C’est tout à fait impossible ! Il combinait chaque coup, chaque riposte au moins cinq ou six coups à l’avance. Personne ne peut jouer ainsi tout de go. C’est absolument impossible – n’est-ce pas ? » Il s’était tourné sans le vouloir vers Czentovic en disant ces derniers mots. Mais le champion du monde resta impassible.

« Je ne puis en juger. Il est certain que Monsieur a joué de manière un peu étonnante et non sans intérêt : c’est pourquoi je lui ai intentionnellement laissé une chance. » Tout en parlant, il se leva et ajouta négligemment, de sa voix neutre :

« Si l’un ou l’autre de ces messieurs désirait faire une autre partie demain, je suis à leur disposition dès trois heures de l’après-midi. »

Nous ne pûmes réprimer un léger sourire. Nous savions tous que Czentovic n’avait pas eu à se montrer généreux envers notre sauveteur inconnu, et que sa remarque n’était qu’un naïf subterfuge servant à cacher sa mésaventure. Notre désir d’abaisser un orgueil aussi invétéré s’en accrut. Paisibles et indolents passagers que nous étions jusque-là, nous fûmes saisis soudain d’une humeur sauvage et batailleuse à la pensée que sur ce bateau, en plein océan, Czentovic pourrait se voir arracher ses palmes. Ce serait un record immédiatement annoncé par radio au monde entier ! À cela s’ajoutait encore l’attrait du mystère dans lequel était apparu notre héros, juste à l’instant critique, et le contraste de sa modestie presque excessive avec l’imperturbable arrogance du professionnel. Qui était cet inconnu ? Le hasard nous avait-il fait découvrir un nouveau génie de l’échiquier ? Ou bien était-ce un maître déjà célèbre, qui nous cachait son nom pour un motif impénétrable ? Nous débattions ces questions avec la plus grande animation, et les hypothèses les plus hardies ne l’étaient point encore assez pour concilier la timidité de l’étranger et sa surprenante confession, avec son évidente connaissance du jeu d’échecs. Sur un point, cependant, nous étions unanimes : nous ne voulions à aucun prix renoncer au spectacle d’un nouvel affrontement. Nous convînmes de tout tenter pour décider l’inconnu à jouer une partie contre Czentovic, le lendemain, et Mac Connor s’engagea à couvrir les risques financiers de l’affaire. Sur ces entrefaites, on apprit en interrogeant le steward que l’étranger était autrichien, et je fus chargé, puisque j’étais son compatriote, de lui présenter notre requête. J’eus vite fait de le retrouver, sur le pont où il s’était réfugié sans tarder. Il lisait, étendu sur sa chaise longue. Avant de l’aborder, je le considérai longuement. Sa tête anguleuse s’appuyait aux coussins dans une pose un peu lasse, et l’étonnante pâleur de ce visage relativement jeune me frappa de nouveau. Ses cheveux étaient tout blancs ; j’avais, je ne sais pourquoi, l’impression que cet homme avait vieilli prématurément. Il se leva avec courtoisie lorsque je m’approchai de lui et se présenta. Son nom, qui me fut aussitôt familier, était celui d’une vieille famille autrichienne très considérée ; je me souvins qu’un très proche ami de Schubert l’avait porté, ainsi qu’un des médecins du vieil empereur. Lorsque j’eus fait part au Dr. B... de notre désir qu’il acceptât le défi de Czentovic, il sembla très déconcerté. Je découvris qu’il n’avait pas eu la moindre idée qu’il jouait contre un champion, et même contre le champion le plus célèbre de l’époque. Ce fait parut l’impressionner beaucoup, car il me demanda plusieurs fois et avec insistance si j’étais sûr de ce que j’avançais, et si son adversaire était vraiment un maître aussi connu. Cela facilita ma tâche, comme je le vis bientôt. Cependant, je sentais en lui tant de délicatesse que je jugeai plus à propos de ne rien dire des risques matériels que Mac Connor prenait à sa charge, en cas de défaite. Après un long moment d’hésitation, M. B... se déclara prêt à disputer une partie, mais non sans m’avoir expressément prié d’avertir encore une fois ces messieurs qu’ils ne devaient pas fonder de trop grands espoirs sur ses talents.

« Car », ajouta-t-il avec un sourire pensif, « j’ignore, en vérité, si je suis capable ou non de jouer une partie d’échecs selon toutes les règles. Croyez-moi, c’était sans aucune fausse modestie que j’ai affirmé n’avoir pas touché à un échiquier depuis le temps où j’étais lycéen, c’est-à-dire depuis plus de vingt ans. Et je n’étais, même alors, qu’un joueur insignifiant. »

Il disait cela avec tant de simplicité que je ne pouvais douter le moins du monde de sa sincérité. Néanmoins, je ne pus m’empêcher d’exprimer mon étonnement de ce qu’il pût se rappeler si exactement les tactiques des différents maîtres qu’il avait cités ; il devait s’être beaucoup intéressé aux échecs, théoriquement du moins. À ces mots, M. B... eut de nouveau son étrange sourire songeur.

« Si je m’en suis occupé ! Dieu seul sait à quel point ce que vous venez de dire est vrai. Mais la chose se produisit dans des circonstances tout à fait particulières, voire uniques. C’est une histoire assez compliquée, et qui pourrait tout au plus servir d’illustration à la charmante et grandiose époque où nous vivons. Si vous avez la patience de m’écouter une demi-heure... »

 

                       D’un geste, il m’avait invité à m’asseoir sur la chaise longue à côté de la sienne. J’acceptai de bon cœur. Nous étions seuls. M. B... ôta ses lunettes, les posa et commença :

« Vous avez eu l’amabilité de me dire que vous étiez viennois et que vous vous souveniez du nom de ma famille. Cependant, je suppose que vous n’avez guère entendu parler de l’étude d’avocats que je dirigeais, avec mon père d’abord, puis tout seul. Car nous ne défendions pas de causes éclatantes, celles dont on parle dans les journaux, et nous ne cherchions pas à augmenter notre clientèle. En réalité, nous ne plaidions plus à proprement parler. Nous nous bornions à être des conseillers juridiques et à administrer les biens des grands couvents avec lesquels mon père, ancien député du parti clérical, avait des relations étroites.

En outre – je puis vous le dire sans indiscrétion, puisque aujourd’hui la monarchie relève de l’histoire ancienne – quelques membres de la famille impériale nous avaient confié la gérance de leur fortune. Ces liens avec la cour et le clergé dataient de deux générations déjà – un de mes oncles était médecin de l’empereur, un autre abbé à Seitenstetten – nous n’avions qu’à les maintenir. C’était là une activité tranquille, et je dirais discrète, vu la confiance qui nous était échue par voie d’héritage et qui ne demandait, pour nous être conservée, qu’une extrême réserve

et une honnêteté éprouvée, deux qualités que feu mon père possédait au plus haut degré.

Il réussit, en effet, à garder à ses clients une partie considérable de leur fortune, malgré l’inflation et la « révolution ». Lorsque ensuite Hitler arriva au pouvoir en Allemagne, et qu’il se mit à dépouiller l’Église et les couvents, diverses transactions et négociations se firent par notre moyen, de l’autre côté de la frontière, pour éviter au moins la saisie des biens mobiliers de nos clients ; et à ce moment-là nous en savions plus, mon père et moi, sur certaines négociations politiques secrètes de Rome et de la maison impériale, que le public n’en apprendra jamais. Mais précisément le caractère discret de notre bureau – il n’y avait même pas de plaque à notre porte – et la prudence avec laquelle nous évitions ostensiblement tous deux les milieux monarchistes, paraissaient nous mettre le plus à l’abri possible des enquêtes importunes. Le fait est qu’aucune autorité, en Autriche, ne se douta jamais que, durant toutes ces années, de très importants documents et le courrier secret de la maison impériale passaient presque sans exception par l’insignifiante étude que nous avions, au quatrième étage d’une maison. »

Or les national-socialistes, bien avant de mettre sur pied leurs armées et de les lancer contre le monde, avaient organisé dans tous les pays voisins une autre légion, aussi dangereuse et bien entraînée, celle des laissés-pour-compte, des aigris et des mécontents. Ils s’étaient insinués en installant leurs “cellules”, comme ils disaient, dans chaque bureau, dans chaque entreprise, et avaient leurs postes d’espionnage et leurs mouchards jusque dans le cabinet particulier de Dollfusset de Schuschnigg. J’appris, hélas ! trop tard, qu’elles avaient leur homme aussi dans notre petite étude. Ce n’était, à vrai dire, qu’un pitoyable commis, très peu capable, que nous avions engagé sur la recommandation d’un curé, et simplement pour donner à notre bureau l’aspect d’une affaire ordinaire. Nous ne lui confiions rien d’autre que des courses inoffensives, le soin de répondre au téléphone et de ranger des documents, mais seulement ceux qui étaient insignifiants et sans aucune importance. Il n’était jamais autorisé à ouvrir le courrier, j’écrivais moi-même à la machine toutes les lettres importantes, sans en laisser de copie au bureau, j’emportais chez moi les documents de valeur, et donnais mes consultations secrètes exclusivement au prieuré du couvent ou dans le cabinet de mon oncle. Grâce à ces précautions, ce mouchard n’avait rien d’intéressant à épier au bureau. Il fallut un hasard malheureux pour que l’ambitieux individu s’aperçût qu’on se méfiait de lui et que toutes sortes d’affaires sérieuses se passaient derrière son dos. Peut-être en mon absence un messager imprudent a-t-il parlé de “Sa Majesté” au lieu de l’appeler le “baron Bern”, comme il était convenu, ou bien le gredin a-t-il ouvert des lettres, contrairement aux ordres reçus. Toujours est-il que Munich ou Berlin le chargea de nous surveiller, avant que j’en eusse le moindre soupçon. Ce n’est que beaucoup plus tard et longtemps après avoir été arrêté que je me rappelai le zèle subit dont il avait fait preuve dans les derniers temps de son service chez nous, contrairement à sa nonchalance du début, et l’insistance avec laquelle il m’avait offert, à plusieurs reprises, de mettre mon courrier à la poste. Il y eut donc de ma part une certaine imprévoyance, je l’avoue, mais combien de diplomates et d’officiers n’ont-ils pas été trompés par la perfidie de la clique hitlérienne ? J’eus bientôt une preuve tangible de l’attention que me vouait depuis longtemps la Gestapo : le soir même où Schuschnigg annonçait sa démission, la veille du jour où Hitler entrait à Vienne, j’étais déjà arrêté par des hommes de la SS. J’avais par bonheur pu brûler les papiers les plus importants, sitôt après avoir entendu le discours d’adieu de Schuschnigg et à la dernière minute, juste avant que les sbires n’enfoncent ma porte, expédié à mon oncle dans une corbeille de linge, par l’intermédiaire de ma vieille et fidèle gouvernante, tous les papiers nécessaires à la reconnaissance des titres que les couvents et deux archiducs possédaient à l’étranger. »

 

M. B... interrompit son récit pour allumer un cigare. À la vive lueur de la flamme, je remarquai qu’un tic nerveux, qui m’avait déjà frappé auparavant, en tordait le coin droit et revenait toutes les quelques minutes. Ce n’était qu’un mouvement fugitif, à peine perceptible, mais il donnait à tout son visage une expression étrangement inquiète.

« Vous vous figurez sans doute que je vais maintenant vous parler d’un de ces camps de concentration où furent conduits tant d’Autrichiens restés fidèles à notre vieux pays, et que je vais vous décrire toutes les humiliations et les tortures que j’y souffris. Mais il ne m’arriva rien de pareil. Je fus classé dans une autre catégorie. On ne me mit pas avec ces malheureux sur lesquels on se vengeait d’un long ressentiment par des humiliations physiques et psychiques, mais dans cet autre groupe beaucoup moins nombreux, dont les national-socialistes espéraient tirer de l’argent ou des renseignements importants. Ma modeste personne bien sûr ne présentait en elle-même aucun intérêt pour la Gestapo. Mais on devait avoir appris que nous avions été les hommes de paille, les administrateurs et les hommes de confiance de leurs adversaires les plus acharnés, et ce que l’on espérait obtenir de moi, c’étaient des renseignements. Des documents qu’on tournerait en preuves accablantes des transferts de fonds réalisés par les couvents, des documents aussi contre la maison impériale et contre tous les Autrichiens fidèles et dévoués à la monarchie. On se disait, et non sans raison, en effet, que les fortunes passées entre nos mains avaient dû laisser de respectables restes dans quelque endroit inaccessible à leur cupidité. Aussi, on m’arrêta dès le premier jour, pour tenter de m’extorquer ces secrets au moyen de méthodes dont on connaissait les excellents résultats. Les gens de cette catégorie dont on voulait tirer des renseignements ou de l’argent, n’étaient donc pas mis en camp de concentration, on leur réservait un sort spécial. Vous vous souvenez peut-être que ni notre chancelier ni le baron Rothschild – dont ils espéraient que les familles livreraient des millions – ne furent enfermés derrière des fils de fer barbelés, mais qu’on leur fit l’apparente faveur de les installer dans un hôtel, où ils eurent chacun leur chambre particulière. C’était l’hôtel Metropole, celui-là même où la Gestapo avait établi son quartier général. L’obscur personnage que je suis eut aussi cet honneur. » Une chambre particulière dans un hôtel – peut-on rêver traitement plus humain, n’est-ce pas ? Et pourtant, croyez-moi, c’était pour nous appliquer une méthode plus raffinée, mais non pas plus humaine, qu’on nous logeait en “personnalités importantes” dans des chambres d’hôtel particulières et convenablement chauffées, plutôt que dans des baraques glacées et avec vingt personnes. Car la pression qu’on voulait exercer sur nous pour nous arracher les renseignements recherchés était d’une espèce plus subtile que celle des coups de bâton et des tortures corporelles : c’était l’isolement le plus raffiné qui se puisse imaginer. On ne nous faisait rien – on nous laissait seulement en face du néant, car il est notoire qu’aucune chose au monde n’oppresse davantage l’âme humaine. En créant autour de chacun de nous un vide complet, en nous confinant dans une chambre hermétiquement fermée au monde extérieur, on usait d’un moyen de pression qui devait nous desserrer les lèvres, de l’intérieur, plus sûrement que les coups et le froid. Au premier abord, la chambre qu’on m’assigna n’avait rien d’inconfortable. Elle possédait une porte, un lit, une chaise, une cuvette, une fenêtre grillagée. Mais la porte demeurait verrouillée nuit et jour, il m’était interdit d’avoir un livre, un journal, du papier ou un crayon. Et la fenêtre s’ouvrait sur un mur coupe-feu. Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. On m’avait pris ma montre, afin que je ne mesure plus le temps, mon crayon, afin que je ne puisse plus écrire, mon couteau, afin que je ne m’ouvre pas les veines ; on me refusa même la légère griserie d’une cigarette. Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets muets : la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. On vivait comme le plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de silence, mais un plongeur qui pressent déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces profondeurs muettes. On n’avait rien à faire, rien à entendre, rien à voir, autour de soi régnait le néant vertigineux, un vide sans dimensions dans l’espace et dans le temps. On allait et venait dans sa chambre, avec des pensées qui vous trottaient et vous venaient dans la tête, sans trêve, suivant le même mouvement. Mais, si dépourvues de matière qu’elles paraissent, les pensées aussi ont besoin d’un point d’appui, faute de quoi elles se mettent à tourner sur elles-mêmes dans une ronde folle. Elles ne supportent pas le néant, elles non plus. On attendait quelque chose du matin au soir, mais il n’arrivait rien. On attendait, recommençait à attendre. Il n’arrivait rien. À attendre, attendre et attendre, les pensées tournaient, tournaient dans votre tête, jusqu’à ce que les tempes vous fassent mal. Il n’arrivait toujours rien. On restait seul. Seul. Seul. »

 

Cela dura quinze jours, pendant lesquels je vécus hors du temps, hors du monde. La guerre eût éclaté que je n’en aurais rien su. Le monde ne se composait plus pour moi que d’une table, d’une porte, d’un lit, d’une chaise, d’une cuvette, d’une fenêtre et de quatre murs sur lesquels je regardais fixement le même papier. Chaque ligne de son dessin mouvementé s’est gravée comme au burin dans les replis de mon cerveau, tant je l’ai regardé. Enfin commencèrent les interrogatoires. On était appelé brusquement, sans bien savoir si c’était la nuit ou le jour. On vous conduisait à travers des corridors, on ne savait pas où. On attendait ensuite quelque part, sans savoir où on était, puis on se trouvait tout à coup devant une table autour de laquelle étaient assis quelques personnages en uniforme. Sur la table, il y avait une liasse de papiers, un dossier dont on ne savait ce qu’il contenait, et aussitôt commençaient les questions, les franches et les perfides, celles qui en cachent d’autres, celles qui cherchent à vous prendre au piège. Pendant que vous répondiez, des mains étrangères et hostiles feuilletaient ces papiers dont vous ne saviez ce qu’ils contenaient, des doigts étrangers et hostiles griffonnaient un procès-verbal sans que vous sachiez ce qu’ils écrivaient. Mais le plus redoutable pour moi dans ces interrogatoires, c’était de ne jamais pouvoir deviner ce que, grâce à son espionnage, la Gestapo connaissait réellement de la marche de mes affaires, et ce qu’elle voulait apprendre de moi. Comme je vous l’ai dit, j’avais expédié à mon oncle, à la dernière minute et par l’intermédiaire de ma gouvernante, les documents les plus compromettants. Mais les avait-il reçus ? Ne les avait-il pas reçus ? Et jusqu’à quel point mon employé m’avait-il trahi ? Qu’avait-on pu saisir de mes lettres, qu’avait-on tiré, peut-être déjà, d’un pauvre prêtre, habilement interrogé dans l’un des couvents que nous représentions ? On me questionnait, on me questionnait. Quels titres avais-je achetés pour ce couvent ? Avec quelle banque étais-je en correspondance ? Connaissais-je Monsieur Un tel ? Recevais-je des lettres de Suisse et de Steenockerzeel ? Et comme je ne pouvais me faire une idée exacte de ce qu’on savait déjà, chacune de mes réponses comportait une écrasante responsabilité. Si je reconnaissais quelque chose qu’on ne savait pas, j’envoyais peut-être quelqu’un à la mort ; si j’en taisais trop, je me nuisais à moi-même. »

L’interrogatoire n’était pourtant pas le pire. Le pire c’était le retour à ce néant, juste après, dans cette même chambre, devant cette même table, ce même lit, cette même cuvette, ce même papier au mur. Car à peine étais-je seul avec mes pensées, que je me mettais à refaire l’interrogatoire, à songer à ce que j’aurais dû répondre de plus habile, à ce que je devrais dire la prochaine fois pour écarter le soupçon que j’avais peut-être éveillé par une remarque inconsidérée. J’examinais, je creusais, je sondais, je contrôlais chacune de mes dépositions, je repassais chaque question posée, chaque réponse donnée, j’essayais d’apprécier ce que leur procès-verbal pouvait avoir enregistré, tout en sachant bien que je n’y parviendrais jamais. Mais ces pensées une fois mises en branle dans cet espace vide, elles tournaient, tournaient dans ma tête, faisant sans cesse entre elles de nouvelles combinaisons et me poursuivant jusque dans mon sommeil. Ainsi, une fois fini l’interrogatoire de la Gestapo, mon propre esprit prolongeait inexorablement son tourment avec autant ou peut-être même plus de cruauté que les juges, qui levaient l’audience au bout d’une heure, tandis que dans ma chambre cette affreuse solitude rendait ma torture interminable. Autour de moi, jamais rien d’autre que la table, l’armoire, le lit, le papier peint, la fenêtre. Aucune distraction, pas de livre, pas de journal, pas d’autre visage que le mien, pas de crayon qui m’eût permis de prendre des notes, pas une allumette pour jouer, rien, rien, rien. Oui, il fallait un génie diabolique, un tueur d’âme pour inventer ce système de la chambre d’hôtel.

Dans un camp de concentration, il m’eût fallu sans doute charrier des cailloux, jusqu’à ce que mes mains saignent et que mes pieds gèlent dans mes chaussures, j’eusse été parqué avec vingt-cinq autres dans le froid et la puanteur. Mais du moins, j’aurais vu des visages, j’aurais pu regarder un champ, une brouette, un arbre, une étoile, quelque chose enfin qui change, au lieu de cette chambre immuable, si horriblement semblable à elle-même dans son immobile fixité. Là, rien qui puisse me distraire de mes pensées, de mes folles imaginations, de mes récapitulations maladives. Et c’était justement ce qu’ils voulaient – me faire ressasser mes pensées jusqu’à ce qu’elles m’étouffent et que je ne puisse faire autrement que de les cracher, pour ainsi dire, d’avouer, d’avouer tout ce qu’ils voulaient, livrant ainsi mes amis et les renseignements désirés.

Je sentais que mes nerfs, peu à peu, commençaient à se relâcher sous cette atroce pression du néant, et je me raidissais jusqu’à la limite de mes forces pour trouver, ou pour inventer une diversion. En guise d’occupation, je récitais ou reconstituais tant bien que mal tout ce que j’avais appris par cœur autrefois, chants populaires et rimes enfantines, passages d’Homère appris au lycée, paragraphes du Code civil. Puis j’essayais de faire des calculs, d’additionner, de diviser des nombres quelconques. Mais dans ce vide, ma mémoire ne retenait rien. Je ne pouvais me concentrer sur rien. La même pensée se glissait partout : que savent-ils ? Qu’ai-je dit hier, que dois-je dire la prochaine fois ? » Je vécus quatre mois dans ces conditions indescriptibles. Quatre mois, c’est vite écrit et c’est vite dit. Un quart de seconde suffit à articuler ces trois syllabes : quatre mois. Quelques caractères suffisent à les noter. Mais comment peindre, comment exprimer, fût-ce pour soi-même, une vie qui s’écoule hors de l’espace et du temps ? Personne ne dira jamais comment vous ronge et vous détruit ce vide inexorable, de quelle manière agit sur vous la vue de cette perpétuelle table et de ce lit, de cette perpétuelle cuvette et de ce papier au mur, ce silence auquel on vous réduit, l’attitude de ce gardien, toujours le même, et qui pose la nourriture devant son prisonnier sans lui jeter un regard. Des pensées, toujours les mêmes, tournent dans le vide autour de ce solitaire jusqu’à ce qu’il devienne fou.

À de petits signes inquiétants, je connus que mon cerveau se détraquait. Au début, j’avais la tête claire durant les audiences, et je faisais des dépositions calmes et réfléchies ; je triais parfaitement dans mon esprit ce qu’il fallait dire et ce qu’il ne fallait pas dire. Maintenant, je n’articulais plus même une phrase toute simple sans bégayer, car tout en la prononçant, je fixais, hypnotisé, la plume du greffier qui courait sur le papier, comme si je voulais courir après mes propres paroles. Je sentais que mes forces diminuaient et qu’approchait le moment où, dans l’espoir de me sauver, je dirais tout ce que je savais et peut-être davantage encore, où pour échapper à l’emprise mortelle de ce néant, je trahirais douze hommes et leurs secrets, dussé-je n’y gagner qu’un instant de répit. J’en étais là, un certain soir. Le gardien m’apporta justement alors à manger, et je lui criai, en suffoquant, au moment où il s’en allait : “Conduisez-moi à l’interrogatoire ! Je dirai tout ! Je dirai où sont les papiers, où est l’argent ! Je dirai tout, tout !” Par bonheur, il n’entendit pas. Peut-être aussi ne voulut-il pas entendre. » J’en étais réduit à cette extrémité, quand se produisit un événement inattendu, qui devait être mon salut, du moins pour un certain temps.

C’était un jour sombre et maussade de la fin de juillet. Je me souviens très bien de ce détail parce que la pluie tambourinait sur les vitres, le long du couloir par lequel on m’emmenait à l’interrogatoire. On me fit attendre dans l’antichambre du juge d’instruction. Il fallait toujours attendre avant de comparaître, cela faisait partie de la méthode. On commençait par ébranler les nerfs de l’inculpé en l’envoyant chercher brusquement au milieu de la nuit, puis lorsqu’il s’était ressaisi, bandant toutes ses énergies en vue de l’audience, on le faisait attendre, attendre absurdement une heure, deux heures, trois heures avant de l’interroger, pour le mater corps et âme.

Je restai debout dans cette salle d’attente deux bonnes heures durant, ce jeudi 27 juillet ; et voici pourquoi je me rappelle si précisément cette date : il y avait un calendrier suspendu au mur, et tandis que les jambes me rentraient dans le corps, à force d’être debout – il était, bien entendu, interdit de s’asseoir – je dévorais des yeux, dans une soif de lecture que je ne peux pas vous décrire, ce chiffre et ce petit mot, “27 juillet”, qui se détachaient contre la paroi, car je les incorporais quasiment à ma matière grise. » Puis je me remis à attendre, à regarder la porte, à me demander quand elle s’ouvrirait enfin, à réfléchir à ce que les inquisiteurs me demanderaient cette fois, tout en sachant bien qu’ils ne me poseraient pas les questions auxquelles je me préparais. Malgré l’anxiété de cette attente, malgré la fatigue qu’elle me causait, c’était encore un soulagement d’être ainsi dans une autre chambre que la mienne, une chambre un peu plus grande, éclairée de deux fenêtres au lieu d’une, sans lit et sans cuvette, où l’appui de fenêtre ne présentait pas certaine fente que j’avais remarquée des millions de fois dans la mienne. La porte avait un vernis différent, la chaise aussi devant le mur était autre ; à gauche, il y avait une armoire pleine de dossiers, et un vestiaire avec des patères auxquelles pendaient trois ou quatre manteaux militaires mouillés, les manteaux de mes bourreaux. Ainsi, j’avais des objets nouveaux à regarder, à examiner – enfin du nouveau – et mes yeux frustrés se cramponnaient avidement au moindre détail. Je considérais chaque pli de ces manteaux, et je remarquai, par exemple, une goutte de pluie au bord d’un col mouillé. J’attendis avec une émotion insensée (cela va vous paraître ridicule) de voir si elle allait couler le long du pli ou se défendre encore contre la pesanteur et s’accrocher plus longtemps – oui, je fixai, haletant, cette goutte pendant plusieurs minutes, comme si ma vie en dépendait. Et lorsqu’elle fut enfin tombée, je me mis à compter les boutons sur chaque manteau, huit au premier, huit au second et dix au troisième ; puis je comparai les parements entre eux. Mes yeux buvaient tous ces détails stupides et insignifiants, ils s’en repaissaient et s’en délectaient avec une passion que je ne puis exprimer par des mots.

Et soudain, ils s’arrêtèrent net. J’avais découvert quelque chose qui gonflait sur le côté la poche de l’un des manteaux. Je m’approchai et crus reconnaître, à travers l’étoffe tendue, le format rectangulaire d’un livre. Un livre ! Mes genoux se mirent à trembler : un livre ! Il y avait quatre mois que je n’en avais pas tenu dans ma main, et sa simple représentation m’éblouissait. Un livre dans lequel je verrais des mots alignés les uns à côté des autres, des lignes, des pages, des feuillets que je pourrais tourner. Un livre où je pourrais suivre d’autres pensées, des pensées neuves qui me détourneraient de la mienne, et que je pourrais garder dans ma tête, quelle trouvaille enivrante et calmante à la fois ! Mes regards se fixaient, hypnotisés, sur cette poche gonflée où se dessinait la forme du livre, ils étaient aussi brûlants en regardant cet endroit banal, que s’ils voulaient faire un trou dans le manteau. Je n’y tins plus, et sans le vouloir, je m’approchai encore. À la seule idée de palper un livre, fût-ce à travers une étoffe, les doigts me brûlaient jusqu’au bout des ongles. Presque sans le savoir, je me rapprochais toujours davantage. Le gardien ne prêtait heureusement aucune attention à mon étrange conduite. Peut-être trouvait-il simplement naturel qu’un homme veuille s’appuyer un peu à la paroi, après être resté deux heures debout. Je finis par arriver près du manteau, et je mis mes mains derrière mon dos pour pouvoir le toucher subrepticement. Je tâtai l’étoffe et y sentis en effet un objet rectangulaire, qui était souple et craquait un peu – un livre ! C’était bien un livre ! comme l’éclair, la pensée jaillit dans mon cerveau : essaie de le voler ! Peut-être réussiras-tu, et alors tu pourras le cacher dans ta cellule et lire, lire, lire enfin, lire de nouveau ! À peine cette pensée m’était-elle venue qu’elle agit sur moi comme un violent poison : mes oreilles se mirent à bourdonner, le cœur me battit, mes mains glacées ne m’obéirent plus. Cependant, la première stupeur passée, je me serrai astucieusement contre le manteau et, tout en gardant les yeux fixés sur le gardien, je fis peu à peu remonter le livre hors de la poche. Hop ! Je le saisis avec adresse et précaution et je tins soudain dans ma main un petit volume assez mince. Alors seulement, je fus effrayé de ce que je venais de faire. Mais je ne pouvais plus reculer. Où le mettre maintenant ? Toujours derrière mon dos, je glissai le livre dans mon pantalon, sous la ceinture, et de là tout doucement jusque sur la hanche, de manière à pouvoir le tenir en marchant, la main sur la couture du pantalon comme il se doit militairement. Il s’agissait, à présent, de mettre ma ruse à l’épreuve. Je m’écartai du vestiaire, je fis un pas, deux pas, trois pas. Cela allait. Je parvenais à maintenir le livre à sa place en marchant, si je gardais le bras bien collé au corps, à l’endroit de la ceinture. » Vint alors l’interrogatoire. Il exigea de moi un plus gros effort que jamais, car toute mon attention se concentrait sur le livre et sur la façon dont je le tenais, plutôt que sur ma déposition. Par bonheur, l’audience fut courte ce jour-là et je rapportai le livre sain et sauf dans ma chambre. Je vous fais grâce des détails, il glissa bien une fois fort dangereusement à l’intérieur de mon pantalon pendant que je longeais le couloir, et il me fallut simuler un violent accès de toux pour me courber en deux et le repousser discrètement sous ma ceinture. Mais quel instant inoubliable que celui où je me retrouvai dans mon enfer, enfin seul, et cependant en cette précieuse compagnie. » Vous vous imaginez sans doute que j’ai immédiatement tiré le livre de sa cachette pour le contempler et le lire. Je n’en fis rien. Je voulus d’abord savourer toute la joie que me donnait la seule présence de ce livre, et je retardai à dessein le moment de le voir, pour le plaisir excitant de rêver en me demandant quelle sorte de livre je voulais que ce fût : surtout, imprimé très serré, avec le plus de texte possible, des feuillets très, très fins, afin que j’aie plus longtemps à lire. J’espérais aussi que ce serait une œuvre difficile, qui demanderait un gros effort intellectuel, rien de médiocre, quelque chose qui puisse s’apprendre, qui se puisse apprendre par cœur, de la poésie, et de préférence – quel rêve téméraire ! – Goethe ou Homère.

 

Enfin, je ne contins plus mon désir et ma curiosité. Étendu sur mon lit, de façon que le gardien, s’il entrait tout à coup, ne puisse me surprendre, je tirai en tremblant le livre de sous ma ceinture. » Au premier coup d’œil, je fus dépité et amèrement déçu : ce livre que j’avais escamoté au prix des plus grands dangers, ce livre qui avait éveillé en moi de si brûlants espoirs, n’était qu’un manuel d’échecs, une collection de cent cinquante parties jouées par des maîtres. N’eussé-je pas été enfermé et verrouillé, j’aurais, dans ma colère, jeté le livre par la fenêtre, car au nom du ciel, que pouvais-je tirer de cette absurdité ? Au temps où j’étais au lycée, j’avais essayé, comme la plupart de mes camarades, de déplacer des pions sur un échiquier, les jours où je m’ennuyais. Mais comment me servir de cet ouvrage théorique ? On ne peut jouer aux échecs sans partenaire, encore bien moins sans échiquier et sans pièces. Je feuilletai le volume avec mauvaise humeur, dans l’espoir d’y découvrir tout de même quelque chose à lire, un avant-propos, des instructions. Mais il ne contenait que les diagrammes tout secs, dans des encadrés, de parties célèbres, avec au-dessous, des signes qui me furent d’abord incompréhensibles : a2-a3, Sf1-g3, et ainsi de suite. C’était, me semblait-il, une sorte d’algèbre, dont je n’avais pas la clé. Mais peu à peu, je compris que les lettres a, b, c, désignaient les lignes longitudinales, les chiffres de 1 à 8, les transversales, et que ces coordonnées permettaient d’établir la position de chaque pièce au cours de la partie ; ces représentations purement graphiques étaient donc une manière de langage. Je pourrais peut-être, me dis-je, fabriquer ici, dans ma cellule, une espèce d’échiquier et essayer ensuite de jouer ces parties. Grâce au ciel, je m’avisai que mon drap de lit était grossièrement quadrillé. Plié avec soin, il finit par faire un damier de soixante-quatre cases. Je cachai alors le livre sous le matelas, après en avoir arraché la première page. Puis je prélevai un peu de mie sur ma ration de pain et j’y modelai des pièces, un roi, une reine, un fou et toutes les autres. Elles étaient bien informes, mais je parvins, non sans peine, à reproduire sur mon drap de lit quadrillé les positions que présentait le manuel. Néanmoins, lorsque je tentai de jouer une partie entière, j’échouai d’abord les premiers jours, à cause de mes ridicules pièces en mie de pain que j’embrouillais continuellement, parce que je n’avais pu mettre sur les “noires” que de la poussière en guise de peinture. Cinq fois, dix fois, vingt fois, je dus recommencer cette première partie. Mais qui au monde disposait de plus de temps que moi, dans cet esclavage où me tenait le néant, qui donc aurait pu être plus avide et plus patient ? Au bout de six jours, je jouais déjà correctement cette partie : huit jours après, je n’avais plus besoin des pièces en mie de pain pour me représenter les positions respectives des adversaires sur l’échiquier. Huit jours encore, et je supprimais le drap quadrillé. Les signes a1, a2, c7, c8 qui m’avaient paru si abstraits au début se concrétisaient à présent automatiquement dans ma tête en images visuelles. La transposition était complète : l’échiquier et ses pièces se projetaient dans mon esprit et les formules du livre y figuraient immédiatement des positions. J’étais comme un musicien exercé qui n’a qu’un coup d’œil à jeter sur une partition pour entendre aussitôt les thèmes et les harmonies qu’elle contient. Il me fallut encore quinze jours pour être en état de jouer de mémoire – ou, selon la formule consacrée, à l’aveugle – toutes les parties d’échecs exposées dans le traité ; je compris alors quel inappréciable bienfait ce vol audacieux m’avait valu. Car j’avais maintenant une activité, absurde ou stérile si vous voulez, mais une activité tout de même, qui détruisait l’empire du néant sur mon âme. Je possédais, avec ces cent cinquante parties d’échecs, une arme merveilleuse contre l’étouffante monotonie de l’espace et du temps.

Pour conserver son charme à ma nouvelle occupation, je partageai désormais méthodiquement ma journée : deux parties le matin, deux parties l’après-midi, et le soir une brève révision des quatre. Ainsi, mon temps était rempli, au lieu de se traîner avec l’inconsistance de la gélatine, et j’étais occupé sans excès, car le jeu d’échecs possède cette remarquable propriété de ne pas fatiguer l’esprit et d’augmenter bien plutôt sa souplesse et sa vivacité. Cela vient de ce qu’en y jouant, on concentre toutes ses énergies intellectuelles sur un champ très étroit, même quand les problèmes sont ardus. J’avais d’abord suivi mécaniquement les indications du livre en reproduisant les parties célèbres, mais peu à peu cela devint pour moi un jeu de l’intelligence auquel je me plaisais beaucoup. J’appris les finesses, les ruses subtiles de l’attaque et de la défense, je saisis la technique de l’anticipation, de la combinaison et de la riposte. Bientôt, je fus capable de reconnaître la manière caractéristique de chacun des joueurs célèbres, aussi sûrement qu’on reconnaît un poète à quelques vers d’une de ses œuvres. Ce qui n’avait été d’abord qu’une manière de tuer le temps devint un véritable amusement, et les figures des grands joueurs d’échecs, Aljechin, Lasker, Bogoljubow, Tartakower, vinrent, tels de chers camarades, peupler ma solitude. La variété anima désormais ma cellule muette, et la régularité de ces exercices rendit leur assurance à mes facultés intellectuelles. Cette discipline d’esprit très exacte leur donna même une acuité nouvelle, dont les interrogatoires bénéficièrent les premiers : sans le savoir, j’avais sur l’échiquier amélioré ma défense contre les menaces feintes et les détours perfides.

Dès lors, je n’eus plus aucune défaillance devant mes juges et il me sembla que les hommes de la Gestapo commençaient à me regarder avec un certain respect. Peut-être se demandaient-ils par devers eux où je puisais la force de résister si fermement, quand ils voyaient tous les autres s’effondrer. »

Ce temps heureux où je refis systématiquement les cent cinquante parties du manuel dura environ trois mois. Là parvenu au point mort, je me retrouvai brusquement à nouveau devant le néant. Car une partie jouée vingt ou trente fois n’avait plus l’attrait de la nouveauté : sa vertu était épuisée pour moi. Quel sens cela avait-il de répéter sans cesse les parties, quand je savais chaque coup par cœur ? L’ouverture déclenchait automatiquement les suivants, il n’y avait plus de surprise, plus d’émotion, plus de problème. Pour m’occuper, pour me rendre cet effort et ce divertissement dont je ne pouvais plus me passer, il eût fallu un second volume, avec d’autres modèles. Comme c’était tout à fait exclu, il ne restait qu’une issue dans cette direction aberrante : je devais inventer d’autres parties que j’essayerais de jouer avec moi-même ou plutôt contre moi-même. »

Eh ! bien je ne sais pas jusqu’à quel point vous avez réfléchi à l’état d’esprit où vous plonge ce roi des jeux. Mais il suffit d’une seconde pour faire comprendre que, le hasard n’y ayant aucune part, c’est une absurdité de vouloir jouer contre soi-même. L’attrait du jeu d’échecs réside tout entier en ceci que deux cerveaux s’y affrontent, chacun avec sa tactique. L’intérêt de cette bataille intellectuelle vient de ce que les noirs ne savent pas comment vont manœuvrer les blancs, et qu’ils cherchent sans cesse à deviner leurs intentions pour les contrecarrer, tandis que de leur côté, les blancs essaient de percer à jour les secrètes intentions des noirs et de les déjouer. Si donc les deux camps sont représentés par la même personne, la situation devient contradictoire. Comment un seul et même cerveau pourrait-il à la fois savoir et ne pas savoir quel but il se propose, et, en jouant avec les blancs, oublier sur commande son intention et ses plans, faits la minute précédente avec les noirs ? Un pareil dédoublement de la pensée suppose un dédoublement complet de la conscience, une capacité d’isoler à volonté certaines fonctions du cerveau, comme s’il s’agissait d’un appareil mécanique. Vouloir jouer aux échecs contre soi-même, est donc aussi paradoxal que vouloir marcher sur son ombre. »

Eh ! bien, pour me résumer, pendant des semaines, c’est à cette absurdité, à cette chose impossible que le désespoir me fit tendre, pendant des mois. Mais je n’avais pas le choix, pour échapper à la folie et à la totale décrépitude de mon esprit. Mon atroce situation m’obligeait à tenter ce dédoublement de mon esprit entre un moi blanc et un moi noir, si je ne voulais pas être écrasé par le néant horrible qui me cernait de toutes parts. »

M. B... se renversa sur sa chaise longue et ferma les yeux un instant. On eût dit qu’il chassait avec effort un souvenir importun. De nouveau, au coin gauche de sa bouche, reparut l’étrange crispation qu’il ne pouvait réprimer. Puis il se redressa et poursuivit :

« Voilà – jusqu’ici, j’espère que mon récit a été assez clair. Je ne sais, malheureusement, si la suite pourra l’être autant. Car ma nouvelle occupation demandait une telle tension d’esprit qu’elle rendait tout contrôle sur moi-même impossible. Je vous ai déjà dit qu’à mon avis, vouloir jouer aux échecs contre soi-même est déjà une idée absurde ; mais j’aurais eu, peut-être, une chance minime de m’en sortir si je m’étais trouvé devant un véritable échiquier qui m’eût permis, en quelque sorte, de prendre une certaine distance, de projeter les choses dans l’espace. Devant un vrai échiquier, avec de vraies pièces à déplacer, on peut donner un rythme à ses réflexions, se transporter physiquement d’un côté de la table à l’autre, et considérer ainsi la situation tantôt du point de vue des noirs, tantôt de celui des blancs. Mais contraint que j’étais de livrer des combats contre moi-même ou, si vous préférez, contre un moi que je projetais dans un espace imaginaire, il fallait que je me représente mentalement et que je retienne les positions successives des pièces, les possibilités ultérieures de chacun des partenaires et – si absurde que cela paraisse – que je voie toujours distinctement en esprit, deux ou trois, non plutôt six, huit, douze positions différentes afin de calculer quatre ou cinq coups d’avance pour les blancs et les noirs que j’étais seul à représenter. Pour ce jeu mené dans un espace abstrait, imaginaire... pardonnez-moi de vous entraîner dans ces aberrations... mon cerveau se partageait, si je puis dire, en cerveau blanc et cerveau noir, pour y combiner à l’avance les quatre ou cinq coups qu’exigeait, dans les deux camps, la tactique. Et le plus dangereux de cette expérience abstruse n’était pas encore cette division de ma pensée à l’intérieur de moi-même, mais le fait que tout se passait en imagination : je risquais ainsi de perdre pied brusquement et de glisser dans l’abîme.

Lorsque, auparavant, les semaines précédentes, je refaisais les parties célèbres du manuel, je n’exécutais qu’une copie, pure répétition d’un modèle donné, et l’exercice ne demandait pas plus de force que la mémorisation d’une pièce de vers ou d’un paragraphe du Code. C’était une activité limitée, disciplinée, une gymnastique mentale remarquable. Deux parties le matin, deux l’après-midi, je m’acquittais de cette sorte de pensum sans aucune excitation ; elles me tenaient lieu d’occupation normale et si je me trompais, si j’hésitais au cours d’une partie, le traité me prêtait son appui. Si cette activité m’avait été salutaire et plutôt apaisante, c’est que je n’y étais pas moi-même en jeu. Il m’était indifférent que la victoire revînt aux noirs plutôt qu’aux blancs, c’était l’affaire d’Aljechin ou de Bogoljubow, qui briguaient l’honneur d’être champions, et le plaisir que j’éprouvais par l’intelligence et la sensibilité était celui du spectateur, du connaisseur qui apprécie les péripéties du combat et sa beauté.

Dès le moment où je cherchai à jouer contre moi-même, je me mis inconsciemment au défi. Le noir que j’étais rivalisait avec le blanc que j’étais aussi, et chacun d’eux devenait avide et impatient en voulant gagner. La pensée de ce que je ferais en jouant avec les blancs me donnait la fièvre quand je jouais avec les noirs. L’un des deux adversaires qui étaient en moi triomphait et s’irritait à la fois quand l’autre commettait une erreur ou manquait d’astuce. » Tout cela paraît dépourvu de sens, et le serait en effet s’il s’agissait d’un homme normal vivant dans des conditions normales.

Quelle histoire inimaginable qu’une schizophrénie aussi artificielle, quel inconcevable dédoublement de la personnalité ! Mais n’oubliez pas que j’avais été violemment arraché à mon cadre habituel, que j’étais un captif innocent, tourmenté avec raffinement depuis des mois par la solitude, un homme en qui la colère s’était accumulée sans qu’il pût la décharger sur rien ni sur personne. Aucune diversion ne s’offrant, excepté ce jeu absurde contre moi-même, ma rage et mon désir de vengeance s’y déversèrent furieusement. Il y avait un homme en moi qui voulait à tout prix avoir raison, mais il ne pouvait s’en prendre qu’à cet autre moi contre qui je jouais ; aussi ces parties d’échecs me causaient-elles une excitation presque maniaque.

Au début, j’étais encore capable de jouer avec calme et réflexion, je faisais une pause entre les parties pour me détendre un peu. Mais bientôt, mes nerfs irrités ne me laissèrent plus de répit. À peine avais-je joué avec les blancs que les noirs se dressaient devant moi, frémissants. À peine une partie était-elle finie qu’une moitié de moi-même recommençait à défier l’autre, car je portais toujours en moi un vaincu qui réclamait sa revanche. Jamais je ne pourrai dire, même à peu près, combien de parties j’ai jouées ainsi pendant les derniers mois dans ma cellule, poussé par mon insatiable égarement – peut-être mille – peut-être davantage. J’étais possédé, et je ne pouvais m’en défendre ; du matin au soir, je ne voyais que pions, tours, rois et fous, je n’avais en tête que a, b et c, que mat et roque. Tout mon être, toute ma sensibilité se concentraient sur les cases d’un échiquier imaginaire. La joie que j’avais à jouer était devenue un désir violent, le désir une contrainte, une manie, une fureur frénétique qui envahissait mes jours et mes nuits. Je ne pensais plus qu’échecs, problèmes d’échecs, déplacement des pièces. Souvent, m’éveillant le front en sueur, je m’apercevais que j’avais continué à jouer en dormant. Si des figures humaines paraissaient dans mes rêves, elles se mouvaient uniquement à la manière de la tour, du cavalier, du fou. À l’audience aussi, je ne parvenais plus à me concentrer sur ce qui engageait ma responsabilité ; j’ai l’impression de m’être exprimé assez obscurément les dernières fois que je comparus, car les juges se jetaient des regards étonnés.

En réalité, tandis qu’ils menaient leur enquête et leurs délibérations, je n’attendais dans ma passion avide que le moment d’être reconduit dans ma cellule pour y reprendre mon jeu, mon jeu de fou. Une autre partie, et encore une... Toute interruption me tourmentait dans mon impatience fébrile, jusqu’au quart d’heure pendant lequel le gardien balayait la chambre, jusqu’aux deux minutes qu’il lui fallait pour m’apporter à manger ; parfois, mon repas était encore intact le soir dans son écuelle, car j’en oubliais de manger. Je n’avais qu’une soif effroyable, due sans doute à ce jeu fébrile et à ces perpétuelles réflexions. Je vidais ma bouteille d’un trait et suppliais le gardien de me rapporter de l’eau, mais l’instant d’après, ma bouche était déjà sèche. Pour finir, mon excitation atteignit un degré tel en jouant – je ne faisais absolument rien d’autre du matin au soir – que je ne pouvais plus rester assis une minute, arpentant ma chambre sans arrêt en réfléchissant à mes parties, toujours plus vite, d’un pas toujours plus pressé, de plus en plus excité à mesure que la fin de la partie approchait.

La passion de gagner, de vaincre, de me vaincre moi-même devenait peu à peu une sorte de fureur ; je tremblais d’impatience, car l’un des deux adversaires que j’abritais était toujours trop lent au gré de l’autre. Ils se harcelaient, et si ridicule que cela vous paraisse peut-être, je me houspillais moi-même – “plus vite, plus vite, allons, allons !” – quand la riposte n’était pas assez prompte.

 

Je sais aujourd’hui, bien entendu, que cet état d’esprit était déjà tout à fait pathologique. Je ne lui trouve pas d’autre nom que celui d’“intoxication par le jeu d’échecs”, qui n’est pas encore dans le vocabulaire médical. Cette monomanie finit par m’empoisonner le corps autant que l’esprit. Je maigris, mon sommeil devint agité, intermittent. Au réveil, mes paupières étaient de plomb, je les ouvrais à grand-peine. J’étais devenu si faible, mes mains tremblaient tellement que je ne portais un verre à mes lèvres qu’au prix d’un gros effort. Mais sitôt une partie commencée, j’étais galvanisé par une force sauvage. J’allais et venais, les poings fermés, et j’entendais souvent, comme à travers un brouillard rougeâtre, ma propre voix me crier sur un ton rauque et méchant : “Échec !” ou “Mat”. »

Je ne puis moi-même vous dire comment dans cet état affreux, indescriptible, se produisit la crise. Je sais seulement que je me réveillai un beau matin d’une autre manière que d’habitude. Mon corps était comme délivré de moi-même, il se prélassait, mollement étendu dans un agréable confort. Une bonne grosse fatigue, telle que je n’en avais pas connue depuis des mois, appesantissait mes paupières, me donnant un si grand sentiment de bien-être que je ne pus me décider à ouvrir les yeux tout de suite. Pendant quelques minutes, je demeurai ainsi, jouissant de ma torpeur, de la tiédeur de mon lit, avec une voluptueuse langueur. Tout à coup, il me sembla entendre des voix derrière moi, des voix humaines, chaudes et vivantes, qui prononçaient des mots tranquilles et vous ne pouvez vous imaginer mon ravissement, à moi qui n’avais, depuis presque un an, rien entendu d’autre que les dures et méchantes paroles de mes juges.

 

“Tu rêves !” me dis-je. “Tu rêves ! Surtout n’ouvre pas les yeux ! prolonge ton rêve, plutôt que de voir encore cette cellule maudite, la chaise, la cuvette, la table et l’éternel dessin du papier au mur. Tu rêves... continue à rêver.” » Mais la curiosité l’emporta. Lentement, prudemment, j’ouvris les yeux.

Ô merveille : je me trouvais dans une autre chambre, une chambre plus spacieuse que ma cellule de l’hôtel. La lumière entrait librement par une fenêtre sans barreaux. Au-delà, je voyais des arbres, des arbres verts où courait le vent, au lieu de mon sinistre mur coupe-feu. Les parois de la chambre étaient blanches et brillantes, blanc aussi le plafond qui s’élevait au-dessus de moi – oui, vraiment, j’étais dans un autre lit, un lit que je ne connaissais pas. Ce n’était pas un rêve, des voix humaines parlaient doucement derrière moi. Ma découverte dut m’agiter violemment, tant j’étais stupéfait, car j’entendis des pas s’approcher aussitôt.

Une femme venait vers moi, la démarche légère, une femme qui portait une coiffe blanche, une infirmière. Je frissonnai, ravi : je n’avais pas vu de femme depuis un an. Sans doute regardai-je cette gracieuse apparition avec des yeux extasiés et brûlants, car elle me dit avec force et douceur :

“Restez tranquille ! Bien tranquille !”

Je n’écoutais que le son de sa voix – n’était-ce pas celle d’une créature humaine ? Il y avait donc encore sur la terre des gens qui n’étaient pas des juges, des tortionnaires, il y avait, ô miracle ! cette femme à la voix moelleuse et chaude, presque tendre. Je fixais avidement la bouche qui venait de me parler avec bonté, car cette année infernale m’avait fait oublier que la bonté pût exister entre les hommes. Elle me sourit – oui, elle souriait, il y avait donc encore des gens qui souriaient en ce monde –, puis elle mit un doigt sur ses lèvres et s’éloigna sans bruit. Mais comment eussé-je pu lui obéir ? Je n’avais pas encore rassasié mes yeux de ce prodige. Je fis au contraire des efforts énergiques pour m’asseoir dans mon lit et pour la suivre des yeux, pour contempler encore cette créature miraculeuse et bienveillante. Je voulais m’aider de mes mains, je n’y parvins pas. Ce qui était la droite avait disparu tout entier jusqu’au poignet dans une sorte de gros paquet bizarre, blanc, un pansement apparemment.

Je le considérai d’abord ahuri, puis je commençai lentement à comprendre où j’étais, et à réfléchir à ce qui pouvait bien m’être arrivé. On m’avait blessé, sans doute, ou bien je m’étais blessé moi-même à la main. Et je me trouvais dans un hôpital. » L’après-midi, j’eus la visite du docteur : c’était un aimable vieux monsieur. Mon nom ne lui était pas inconnu et il parla avec tant de respect de mon oncle, le médecin de l’empereur, que je sentis tout de suite qu’il me voulait du bien. Au cours de la conversation, il me posa toutes sortes de questions, dont l’une, entre autres, me surprit : il me demanda si j’étais mathématicien ou chimiste. Je lui dis que non. » – Curieux, murmura-t-il. Vous prononciez de si étranges formules, dans votre délire... c3, c4. Personne de nous n’y comprenait rien. » Je m’enquis de ce qui m’était arrivé. Il sourit bizarrement. »

– Rien de grave. Une violente crise de nerfs.” Et il ajouta tout bas, après avoir jeté un regard circonspect autour de lui : “Très compréhensible, d’ailleurs. Depuis le treize mars, n’est-ce pas ?” » Je fis “oui” de la tête. »

– Pas étonnant, avec cette méthode, grommela-t-il. Vous n’êtes pas le premier. Mais ne vous inquiétez pas. » À la manière apaisante dont il me glissait ces mots, et dont il me regardait, je sus que j’étais en bonnes mains. »

Deux jours plus tard, l’excellent docteur me raconta franchement ce qui m’était arrivé. Le gardien m’avait entendu crier très fort dans ma cellule et il avait cru d’abord que quelqu’un s’y était introduit, avec qui je me querellais. Mais à peine avait-il paru à la porte que je m’étais précipité sur lui en poussant des cris sauvages : “Allons, joue, gredin, poltron !” J’avais essayé de le saisir à la gorge avec tant de violence qu’il avait dû appeler au secours. Tandis qu’on m’emmenait chez le médecin, j’avais réussi à me dégager et, pris d’une rage frénétique, je m’étais jeté contre la fenêtre du couloir, en brisant la vitre et me faisant une profonde blessure à la main – vous en voyez encore ici la cicatrice. J’avais passé les premières nuits à l’hôpital avec une sorte de fièvre cérébrale, mais j’avais maintenant recouvré le complet usage de mes sens. “Bien entendu, je ne dirai pas à ces messieurs que vous allez mieux, ajouta-t-il doucement, ils seraient capables de vous y renvoyer. Remettez-vous-en à moi, je ferai de mon mieux pour vous tirer d’affaire.” » J’ignore quel rapport ce précieux ami put bien faire à mes bourreaux. Le fait est qu’il obtint ce qu’il voulait : ma libération. Peut-être me fit-il passer pour un irresponsable, peut-être aussi ma personne ne présentait-elle déjà plus aucun intérêt pour la Gestapo, car Hitler venait d’occuper la Bohême et le cas de l’Autriche était liquidé à ses yeux. Je dus seulement m’engager par écrit à quitter ma patrie dans les quinze jours, et ces quinze jours furent si remplis par les mille formalités que doit accomplir aujourd’hui un ci-devant citoyen du monde pour un voyage à l’étranger – papiers militaires, papier de police, attestation fiscale, passeport, visa, certificat médical – qu’il ne me resta guère de temps pour songer au passé.

Il semble d’ailleurs qu’il y ait dans notre cerveau de mystérieuses forces régulatrices qui écartent spontanément ce qui pourrait nuire à l’âme ou la menacer, car chaque fois que j’essayais de penser à mon temps de captivité, ma mémoire s’obscurcissait.

Ce ne fut que de nombreuses semaines plus tard, lorsque je me trouvai sur ce paquebot, que j’eus enfin le courage de repasser ces événements dans mon esprit. »

 

Vous comprenez maintenant pourquoi je me suis comporté de façon si incongrue, et sans doute incompréhensible, envers vos amis. Je flânais par le plus grand des hasards dans le fumoir, quand je vis ces messieurs assis devant un échiquier ; l’étonnement et l’effroi me clouèrent sur place, malgré moi. Car j’avais complètement oublié qu’on peut jouer aux échecs devant un véritable échiquier, avec des pièces palpables, j’avais oublié que c’est un jeu où deux personnes tout à fait différentes s’installent en chair et en os l’une en face de l’autre. Et en vérité, il me fallut quelques minutes pour me rappeler que ces joueurs que je voyais là jouaient au même jeu que moi dans ma cellule pendant des mois, quand je m’acharnais désespérément contre moi-même.

Les chiffres dont je m’étais accommodé, à cette époque d’exercices farouches, n’étaient donc que les symboles de ces pièces d’ivoire. La surprise que j’éprouvais à constater que le mouvement des pièces sur l’échiquier correspondait à celui de mes pions imaginaires ressemblait sans doute à celle de l’astronome qui a déterminé sur le papier l’existence d’une planète grâce à de savants calculs, et qui aperçoit soudain cette planète dans le ciel sous la forme d’une substantielle et brillante étoile. Comme hypnotisé, je fixais l’échiquier où je contemplais mes diagrammes concrétisés par les figurines sculptées d’un cavalier, d’une tour, d’un roi, d’une reine et de pions véritables.

Pour bien saisir les positions respectives des adversaires, je fus obligé de transposer le monde abstrait de mes chiffres dans celui des pièces qu’on maniait sous mes yeux. Peu à peu, la curiosité me vint d’assister à une partie réelle, disputée par deux adversaires. Oubliant alors toute politesse, j’intervins maladroitement dans votre jeu. Mais l’erreur qu’allait commettre votre ami m’atteignit comme un coup au cœur. D’un geste instinctif, sans réfléchir, je le retins comme on retient un enfant qui se penche par-dessus une balustrade. Plus tard seulement, je me rendis compte de la grossière inconvenance de mon intrusion. »

 

Je me hâtai de rassurer M. B... en lui disant que nous nous félicitions de ce hasard qui nous avait permis de faire sa connaissance, et j’ajoutai que pour ma part j’étais doublement impatient d’assister au tournoi improvisé du lendemain, après avoir écouté son récit. M. B... eut un mouvement inquiet. « Non, vraiment, ne vous faites pas d’illusion. Il ne s’agira pour moi que de me mettre à l’épreuve... oui, je voudrais... je voudrais savoir si je suis capable de jouer une partie d’échecs ordinaire, sur un vrai échiquier, avec de vraies pièces, contre un adversaire réel... car il me reste toujours un doute à ce sujet. Ces cent, peut-être ces mille parties que j’ai jouées, étaient-elles réglementaires ? Ou n’était-ce qu’un jeu de rêve, comme on en fait quand on a la fièvre, un de ces rêves fantastiques, où l’on saute souvent des échelons indispensables à la réalité ? Car vous ne prétendez pas sérieusement, j’espère, que je me mesure avec un champion du monde et que je le mette hors de combat. La seule chose qui m’intrigue et qui m’intéresse, c’est de savoir une fois pour toutes si je jouais vraiment aux échecs, dans ma cellule, ou si j’étais déjà fou. En un mot, si j’étais en deçà ou au-delà de la zone dangereuse. C’est le but unique de cette partie à mes yeux. »

 

Au même moment, de l’autre extrémité du navire, le gong nous appela à dîner. Notre entretien avait sans doute duré presque deux heures... j’ai beaucoup abrégé, ici, le récit circonstancié que me fit M. B... Je le remerciai chaleureusement et pris congé. Mais je n’avais pas quitté le pont qu’il me courait après et ajoutait, avec tant de nervosité qu’il en bégayait :

« Encore un mot ! Je ne voudrais pas, ensuite, paraître impoli une seconde fois : voulez-vous bien prévenir ces messieurs que je ne jouerai qu’une seule partie ? Ce sera le point final à une vieille histoire, c’est tout... une conclusion définitive, pas un recommencement... Je ne désire pas être repris par cette passion fiévreuse, par cette rage de jouer à laquelle je ne pense qu’en tremblant... et d’ailleurs... d’ailleurs, le médecin alors m’avait averti... expressément averti. Un homme qui a été atteint d’une manie peut retomber malade, même s’il est complètement guéri... Il vaut mieux ne plus s’approcher d’un échiquier, quand on a été intoxiqué comme je le fus... Donc, vous comprenez – je jouerai cette unique partie pour être fixé là-dessus, et ce sera tout. »

 

Le lendemain, à trois heures très précises, nous étions comme prévu réunis au fumoir. Deux officiers du bord, amateurs de ce roi des jeux, s’étaient joints à nous, ayant obtenu une permission spéciale pour assister au tournoi. Czentovic ne se fit pas attendre comme la veille, cette fois, et après la répartition des couleurs une partie mémorable s’engagea, qui mettait aux prises mon très obscur compatriote avec l’illustre champion. Je regrette qu’elle se soit déroulée

seulement devant d’aussi incompétents spectateurs que nous, et qu’elle soit perdue pour les annales du jeu d’échecs, comme le sont pour l’histoire de la musique les improvisations de Beethoven au piano. Nous essayâmes, il est vrai, de reconstituer tous ensemble la partie de mémoire, le lendemain après-midi, mais sans y réussir. Les joueurs nous avaient sans doute intéressés plus que le jeu, dont nous ne retrouvions plus les péripéties.

En effet, le contraste intellectuel que formaient les deux partenaires s’exprima de plus en plus physiquement, dans leurs attitudes respectives au cours de la partie. Raide et immobile comme une souche, Czentovic, très bien rodé, ne quittait pas l’échiquier des yeux. Réfléchir était pour lui une sorte d’effort physique qui demandait une concentration extrême de tout son corps. M. B..., au contraire, restait parfaitement dégagé et libre dans ses mouvements. Véritable dilettante au plus beau sens du mot, il ne voyait dans le jeu que le plaisir qu’il lui causait, nous donnait avec désinvolture des explications entre les coups, allumait une cigarette d’une main légère et ne regardait l’échiquier qu’une minute avant que ce soit à lui de jouer. Il semblait toujours avoir prévu les intentions de l’adversaire. Au début, pour les ouvertures obligées, tout alla assez vite.

 

Ce n’est qu’au septième ou huitième coup que la bataille parut se dessiner selon un plan précis. Czentovic réfléchissait plus longuement : nous comprîmes à ce signe que la véritable lutte pour la suprématie était engagée. Mais je dois à la vérité de dire que pour nous autres novices, l’évolution progressive de la situation, comme dans tout réel tournoi, était plutôt décevante. Car plus les pièces composaient sur l’échiquier leurs étranges arabesques, moins nous en pénétrions le sens caché. Nous ne saisissions ni les intentions des deux adversaires ni dans quel camp se trouvait l’avantage. Nous voyions seulement qu’ils déplaçaient leurs pièces tels des leviers, ou comme des généraux font marcher leurs troupes pour tâcher de faire une brèche dans les lignes ennemies. Mais nous ne pouvions comprendre les buts stratégiques de ces mouvements, car des joueurs aussi avertis combinent leur affaire plusieurs coups d’avance.

Et à notre ignorance, s’ajoutait peu à peu une fatigue qui venait surtout des interminables minutes de réflexion nécessaires à Czentovic. Cette lenteur irritait visiblement notre ami. Je remarquai avec inquiétude qu’il s’agitait de plus en plus sur son siège, au fur et à mesure que la partie durait. Il allumait nerveusement cigarette sur cigarette, ou prenait une note d’une main rapide. Puis il se fit servir une bouteille d’eau minérale et avala précipitamment un verre après l’autre. Il était évident qu’il calculait ses coups cent fois plus vite que Czentovic.

Quand ce dernier se décidait enfin, après des réflexions infinies, à pousser une pièce de sa lourde main, notre ami souriait simplement, de l’air de quelqu’un qui a prévu la manœuvre depuis longtemps, et il ripostait aussitôt. Son cerveau travaillait si vite qu’il avait sans doute déjà calculé toutes les possibilités de son adversaire. Aussi plus Czentovic tardait-il à se décider, plus l’impatience de l’autre augmentait-elle ; et pendant qu’il attendait ainsi, ses lèvres prenaient une expression de contrariété presque hostile. Mais Czentovic ne s’émouvait pas pour si peu. À mesure que les pièces se faisaient plus rares sur l’échiquier, ses réflexions s’allongeaient, mornes et muettes.

Au quarante-deuxième coup, la partie avait duré deux bonnes heures trois quarts et nous ne la suivions plus que d’un regard hébété de fatigue. Un des officiers du bord était parti, l’autre lisait un livre et ne jetait un coup d’œil sur l’échiquier qu’au moment où l’un des partenaires avait joué.

Mais soudain – c’était au tour de Czentovic – se produisit quelque chose d’imprévu. Le champion avait le doigt sur le cavalier pour le faire avancer et M. B..., en le voyant, se ramassa sur lui-même comme un chat qui va sauter. Il se mit à trembler de tout son corps, poussa sa dame d’un geste sûr et s’écria, triomphant : « Ça y est ! c’est réglé ! » Il se rejeta en arrière, se croisa les bras sur la poitrine et jeta à Czentovic un regard de défi où fulgurait soudain une lueur brûlante.

Nous nous penchâmes tous, sans le vouloir, vers l’échiquier pour comprendre cette manœuvre si victorieusement annoncée. Au premier abord, on ne voyait rien de menaçant. L’exclamation de notre ami devait donc se rapporter à un développement ultérieur de la situation que nous autres, dilettantes à courte vue, ne savions pas prévoir. Czentovic seul n’avait pas bronché à l’annonce provocatrice de son partenaire. Il était resté aussi imperturbable que s’il n’avait pas entendu cet offensant « ça y est ! ». Il ne se passa rien. La montre posée sur la table pour mesurer l’intervalle entre deux coups faisait entendre son tic-tac, dans le silence général. Trois minutes s’écoulèrent, puis sept, puis huit – Czentovic ne bougeait toujours pas, mais il me sembla que l’effort qu’il s’imposait élargissait encore ses narines épaisses.

L’attente devenait intolérable, pour notre ami M. B... comme pour nous. Il se leva d’un bond et se mit à marcher dans le fumoir de long en large, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Tout le monde le regardait, un peu surpris, et moi j’étais plein d’inquiétude, car je venais de m’apercevoir que malgré son agacement, il arpentait toujours le même espace : on eût dit qu’une barrière invisible l’arrêtait dans le vide au milieu de la pièce et l’obligeait à revenir sur ses pas.

 

Je compris en frissonnant qu’il refaisait sans le vouloir le même nombre de pas que jadis, dans sa cellule. Oui, c’était exactement ainsi qu’il devait s’être promené, des mois durant, comme un fauve en cage ; comme cela, mille fois de suite, il avait dû aller et venir, les mains crispées et les épaules rentrées, tandis que s’allumait dans son regard fixe et fiévreux, la rouge lueur de la folie. En ce moment, il avait apparemment encore toute sa présence d’esprit, car il se tournait de temps en temps avec impatience du côté de la table, pour voir si Czentovic s’était décidé. Mais neuf, dix minutes s’écoulèrent encore. Ce qui se passa ensuite, aucun de nous ne s’y attendait. Czentovic leva lentement sa lourde main. Chacun regarda anxieusement ce qu’il allait faire. Mais Czentovic ne joua pas : du revers de la main, il repoussa les pièces de l’échiquier. Nous ne comprîmes pas tout de suite qu’il abandonnait la partie, qu’il capitulait avant que tout le monde vît qu’il était battu.

L’invraisemblable s’était produit. Un champion du monde, le vainqueur d’innombrables tournois, venait de baisser pavillon devant un inconnu, devant un homme qui n’avait pas touché à un échiquier depuis vingt ou vingt-cinq ans. Notre ami, cet anonyme, avait battu le plus fort joueur du monde entier dans un tournoi public ! Sans nous en apercevoir, dans notre émotion, nous nous étions tous levés. Chacun de nous avait le sentiment de devoir faire ou dire quelque chose, pour donner libre cours à son joyeux effroi. Le seul qui ne bougea pas, très calme, fut Czentovic.

Au bout d’un assez long moment, il leva la tête et regarda notre ami d’un œil de pierre. « Encore une partie ? demanda-t-il. – Mais certainement », répondit M. B... avec un enthousiasme qui me fit une fâcheuse impression, et avant même que j’aie pu lui rappeler son intention de s’en tenir à une seule partie, il se rassit. Avec une hâte fiévreuse, il remit les pièces sur l’échiquier, et ses doigts tremblaient tellement, que par deux fois un pion s’en échappa et roula sur le plancher. Le malaise que me causait son excitation forcée devint de l’angoisse. Indéniablement, cet homme calme et paisible s’était changé en exalté. Le tic faisait tressaillir toujours plus souvent le coin de sa bouche, et tout son corps tremblait, comme secoué par une fièvre subite.

 

 « Cela suffit ! lui soufflai-je doucement, ne jouez pas maintenant ! C’est assez pour aujourd’hui, c’est trop éprouvant pour vous.

– Éprouvant ! ha, ha ! » il riait fort, d’un air méchant. « J’aurais pu faire dix-sept parties, si nous ne traînassions pas tant ! Ce qui me fatigue, à ce rythme, c’est de rester éveillé. Allons, c’est à vous de commencer ! »

Ces derniers mots, prononcés sur un ton violent, presque grossier, il les avait adressés à Czentovic, qui jeta sur lui un regard calme et mesuré, mais dur comme un poing fermé. Entre les deux joueurs était née soudain une dangereuse tension, une haine passionnée. Ce n’étaient plus deux partenaires qui voulaient éprouver leur force en s’amusant, c’étaient deux ennemis qui avaient juré de s’anéantir réciproquement. Czentovic tarda longtemps avant de jouer son premier coup, et j’eus nettement le sentiment qu’il le faisait exprès. Il devait avoir compris que sa lenteur fatiguait et irritait l’autre, et il s’en servait, en tacticien bien entraîné. Au bout de quatre grandes minutes donc, il ouvrit le jeu de la manière la plus simple et la plus ordinaire, en faisant avancer de deux cases le pion qui couvre le roi. M. B... riposta aussitôt avec le même pion, puis Czentovic refit une pause démesurée, à peine supportable. Nous attendions, le cœur battant, comme on attend le tonnerre après un éclair éblouissant, et que le tonnerre tarde, tarde encore. Czentovic ne bougeait pas. Lent, calme, il réfléchissait, et je me sentais de plus en plus certain que sa lenteur était voulue et méchante.

Du moins me laissait-elle tout le loisir d’observer M. B... Il avait déjà avalé trois verres d’eau : et je me rappelai malgré moi son récit, la soif ardente qu’il avait eue pendant sa captivité. Le malheureux présentait tous les symptômes d’une excitation anormale, son front se mouillait, la cicatrice sur sa main devenait plus rouge et plus marquée. Jusque-là, il restait maître de lui. Pourtant lorsqu’au quatrième coup, Czentovic se replongea dans des méditations interminables, il perdit contenance et l’apostropha brutalement :

« Eh bien, jouez donc, voyons ! »

Czentovic leva son œil froid.

« Nous avons, si je ne me trompe, fixé à dix minutes le temps d’intervalle entre les coups. Par principe, je ne joue pas plus rapidement. »

M. B... se mordit les lèvres. Je remarquai que son pied, sous la table, se mit à se balancer vite, toujours plus vite. Il allait perdre la tête, j’en eus l’irrésistible pressentiment. Au huitième coup, de fait, se produisit un nouvel incident. M. B... qui avait une peine croissante à supporter ces attentes, ne put se contenir davantage ; il se pencha en avant, en arrière, et se mit involontairement à tambouriner du doigt sur la table. Czentovic releva sa grosse tête de paysan. « Puis-je vous prier de ne pas tambouriner ? Cela me dérange. Je ne puis pas jouer ainsi. »

M. B... eut un rire bref.

« Ha ! je m’en aperçois. »

Czentovic rougit.

« Que voulez-vous dire ? » demanda-t-il, la voix dure et mauvaise.

M. B... rit encore, d’un rire sec et méchant.

 « Oh ! rien. Simplement que vous êtes très nerveux. »

Czentovic baissa la tête et se tut. Il attendit sept minutes pour jouer le coup suivant, et la partie continua en se traînant à ce rythme mortel. Czentovic semblait de plus en plus pétrifié. Il mettait maintenant le maximum de temps prévu à prendre sa décision, et d’un coup à l’autre la conduite de notre ami devenait de plus en plus étrange. Il semblait avoir oublié la partie en cours, et s’occuper de tout autre chose. Il avait cessé d’aller et venir, et restait assis, immobile sur sa chaise. Regardant le vide d’un œil fixe et hagard, il marmottait sans arrêt des mots incompréhensibles. Se perdait-il dans d’interminables combinaisons ou réfléchissait-il déjà à d’autres parties, comme je l’en soupçonnais quant à moi ? – en tout cas, chaque fois que son tour était enfin venu de jouer, il fallait que nous le rappelions à la réalité. Une minute lui suffisait pour s’orienter.

Pourtant, j’étais de plus en plus persuadé qu’il nous avait tous oubliés, y compris Czentovic, et qu’il était en proie à une crise de démence froide qui pouvait éclater tout à coup avec violence.

 

Et la chose se produisit, effectivement, au dix-neuvième coup. À peine Czentovic avait-il joué que M. B... poussait son fou trois cases plus loin, sans même regarder l’échiquier, en criant, si fort que nous sursautâmes :

« Échec ! Échec au roi ! »

Nous nous penchâmes tous sur l’échiquier, pour voir cette manœuvre sans pareille. Mais ce qui se passa au bout d’une minute, aucun de nous ne s’y attendait. Lentement, très lentement, Czentovic leva la tête et nous regarda l’un après l’autre – ce qu’il n’avait encore jamais fait. On vit naître sur ses lèvres un sourire moqueur et satisfait, il paraissait éprouver un plaisir sans borne. Lorsqu’il eut pleinement joui de ce triomphe encore incompréhensible pour nous, il dit à la ronde, avec une politesse affectée :

« Je regrette, mais je ne vois pas comment mon roi pourrait être en échec. Un de ces messieurs le voit-il ? »

Nous examinâmes la situation, puis nos regards inquiets se tournèrent vers M. B...

Le roi de Czentovic était entièrement couvert par un pion – un enfant eût pu s’en rendre compte –, il n’y avait donc pas d’échec au roi. Nous devînmes inquiets. Notre fougueux ami avait-il poussé sans le vouloir une pièce de travers, une case de trop, ou une en moins ? Le silence général le rendit à lui-même, il examina l’échiquier à son tour et se mit à dire, en bégayant violemment :

« Mais le roi doit être en f7... il n’est pas à sa place, pas du tout ! Vous vous êtes trompé ! Tout est faux sur cet échiquier... ce pion-là est en g5, pas en g4... c’est une tout autre partie... c’est... »

Il s’arrêta brusquement.

Je l’avais empoigné par le bras, et même pincé si fort qu’il l’avait senti, malgré son égarement fiévreux. Il se retourna et me regarda avec des yeux de somnambule.

« Qu’y a-t-il ?... Que voulez-vous ?

– Remember ! » lui murmurai-je seulement, et je passai le doigt sur la cicatrice qu’il portait à la main.

Il suivit malgré lui mon geste, ses yeux se ternirent et se fixèrent sur la trace rouge. Puis tout à coup, il se mit à trembler, un frisson lui secoua tout le corps. « Pour l’amour du ciel », chuchota-t-il, les lèvres blanches.

« Ai-je dit ou fait quelque chose d’insensé... suis-je de nouveau... ?

– Non, fis-je doucement. Mais cessez immédiatement de jouer, il est grand temps. Souvenez-vous de ce que le médecin vous a dit ! »

M. B... se leva aussitôt.

« Veuillez excuser ma sotte méprise », dit-il en s’inclinant devant Czentovic avec toute son ancienne politesse. « Ce que je viens de dire est une absurdité, bien entendu. C’est vous qui l’avez emporté. »

Puis il se tourna vers nous :

« Je m’excuse aussi auprès de vous, messieurs. Mais je vous avais prévenus qu’il ne fallait pas trop attendre de moi. Pardonnez cet incident ridicule – c’est la dernière fois de ma vie que je m’essaie aux échecs. »

Il s’inclina encore une fois et s’en fut, de la même manière mystérieuse et discrète qu’il nous était apparu la première fois. J’étais seul à savoir pourquoi cet homme ne toucherait plus jamais un échiquier, tandis que les autres demeuraient là, vaguement conscients d’avoir échappé à je ne sais quel désagrément ou même à un danger.

« Damned fool ! » grogna Mac Connor, déçu.

Czentovic fut le dernier à quitter son siège, et jeta encore un coup d’œil sur la partie commencée. « Dommage, dit-il, magnanime. L’offensive n’allait pas si mal. Pour un dilettante, ce monsieur est en fait très remarquablement doué. »

 

 

 FIN

 

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Traduction révisée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent.

 

400 Zweig 453-1 copie

 

 

6 juin 2013

Lettre à Ménécée, Épicure

300 Epikouros_BM_1843 copie

Épicure ([-342] - -270)

 

Lettre à Ménécée


Extrait de : Édition électronique (ePub, PDF): Les Échos du Maquis, 2011.

Traduction d’Octave Hamelin, publiée dans la Revue de métaphysique et de morale, 1910 ; les numéros entre parenthèses correspondent aux paragraphes du Livre X des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, dont est extraite la lettre d’Épicure.

 

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Lettre à Ménécée

 

(122) Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Or celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l’un et l’autre, celui-ci pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé ; celui-là afin d’être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l’avenir. Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu’il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir.

 

(123) Attache-toi donc aux enseignements que je n’ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre.

Commence par te persuader qu’un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N’attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec l’immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu trouveras capable d’assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux existent, attendu que la connaissance qu’on en a est évidente.

 

Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la foule : c’est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule. (124) Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des présomptions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour les méchants la source des plus grands maux comme, d’autre part, pour les bons la source des plus grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le propre de la vertu, n’accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce qui s’en écarte.

 

Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. (125) Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n’y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre, non pas parce qu’elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu’il est douloureux de l’attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l’attente d’une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.

 

Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l’appelle comme le terme des maux de la vie. (126) Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n’a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n’estime pas non plus qu’il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n’est pas toujours la plus longue durée qu’on veut recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un. On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ». (127) Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d’une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n’en comporte pas. Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être.

 

Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. (128) Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (129) En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130) En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, (131) et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. (132) Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des

jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.

 

(133) Et maintenant y a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s’est fait sur les dieux des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il s’est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu’en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l’intensité ; il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses. Il dit d’ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, d’autres de la fortune, les autres enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n’est pas susceptible qu’on lui impute une responsabilité, que la fortune est quelque chose d’instable, tandis que notre pouvoir propre, soustrait à toute domination étrangère, est proprement ce à quoi s’adressent le blâme et son contraire.(134) Et certes mieux vaudrait s’incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens, car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus, tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n’admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité - car un dieu ne fait jamais d’actes sans règles -, ni qu’elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement qu’elle leur fournit l’occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; (135) enfin il pense qu’il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné - ce qui peut nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d’obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.

Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s’y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n’éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et tu vivras

comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel.

 

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6 juin 2013

Guillaume Apollinaire, sélection de poèmes

 

Apollinaire 40082 copie

 

 

Guillaume Apollinaire

(1880-1918)

 

Le Pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine.

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure.

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse.

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure.

L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente.

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure.

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine.

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure.

 

 

 

La Chanson du mal-aimé

(Ce long poème comprend les sept poèmes qui suivent)

 

À Paul Léautaud.

Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s'il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance.


Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu'il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte

Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la Mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon

Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d'Égypte
Sa sœur-épouse son armée
Si tu n'es pas l'amour unique

Au tournant d'une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant

C'était son regard d'inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d'une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l'amour même

Lorsqu'il fut de retour enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d'un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu'il revînt

L'époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D'attente et d'amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle

J'ai pensé à ces rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux

Regrets sur quoi l'enfer se fonde
Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes vœux
Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre

J'ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un cœur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisés

Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir

Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s'éloigne
Avec celle que j'ai perdue
L'année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus


Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Je me souviens d'une autre année
C'était l'aube d'un jour d'avril
J'ai chanté ma joie bien-aimée
Chanté l'amour à voix virile
Au moment d'amour de l'année.

 

 

Aubade chantée à Lætare un an passé

C'est le printemps viens-t'en Pâquette
Te promener au bois joli
Les poules dans la cour caquètent
L'aube au ciel fait de roses plis
L'amour chemine à ta conquête

Mars et Vénus sont revenus
Ils s'embrassent à bouches folles
Devant des sites ingénus
Où sous les roses qui feuillolent
De beaux dieux roses dansent nus

Viens ma tendresse est la régente
De la floraison qui paraît
La nature est belle et touchante
Pan sifflote dans la forêt
Les grenouilles humides chantent.

 

Beaucoup de ces dieux ont péri

Beaucoup de ces dieux ont péri
C'est sur eux que pleurent les saules
Le grand Pan l'amour Jésus-Christ
Sont bien morts et les chats miaulent
Dans la cour je pleure à Paris

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes

L'amour est mort j'en suis tremblant
J'adore de belles idoles
Les souvenirs lui ressemblant
Comme la femme de Mausole
Je reste fidèle et dolent

Je suis fidèle comme un dogue
Au maître le lierre au tronc
Et les Cosaques Zaporogues
Ivrognes pieux et larrons
Aux steppes et au décalogue

Portez comme un joug le Croissant
Qu'interrogent les astrologues
Je suis le Sultan tout-puissant
Ô mes Cosaques Zaporogues
Votre Seigneur éblouissant

Devenez mes sujets fidèles
Leur avait écrit le Sultan
Ils rirent à cette nouvelle
Et répondirent à l'instant
À la lueur d'une chandelle.

 

 

 

 

Réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople

Plus criminel que Barrabas
Cornu comme les mauvais anges

Quel Belzébuth es-tu là-bas

Nourri d'immondice et de fange

Nous n'irons pas à tes sabbats

Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D'yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique

Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments

 

 

 

Voie lactée (1)

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Regret des yeux de la putain
Et belle comme une panthère
Amour vos baisers florentins
Avaient une saveur amère
Qui a rebuté nos destins

Ses regards laissaient une traîne
D'étoiles dans les soirs tremblants
Dans ses yeux nageaient les sirènes
Et nos baisers mordus sanglants
Faisaient pleurer nos fées marraines

Mais en vérité je l'attends
Avec mon cœur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t'en
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai Je suis content

Mon cœur et ma tête se vident
Tout le ciel s'écoule par eux
Ô mes tonneaux des Danaïdes
Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide

Je ne veux jamais l'oublier
Ma colombe ma blanche rade
Ô marguerite exfoliée
Mon île au loin ma Désirade
Ma rose mon giroflier

Les satyres et les pyraustes
Les égypans les feux follets
Et les destins damnés ou faustes
La corde au cou comme à Calais
Sur ma douleur quel holocauste

Douleur qui doubles les destins
La licorne et le capricorne
Mon âme et mon corps incertain
Te fuient ô bûcher divin qu'ornent
Des astres des fleurs du matin

Malheur dieu pâle aux yeux d'ivoire
Tes prêtres fous t'ont-ils paré
Tes victimes en robe noire
Ont-elles vainement pleuré
Malheur dieu qu'il ne faut pas croire

Et toi qui me suis en rampant
Dieu de mes dieux morts en automne
Tu mesures combien d'empans
J'ai droit que la terre me donne
Ô mon ombre ô mon vieux serpent

Au soleil parce que tu l'aimes
Je t'ai menée souviens t'en bien
Ténébreuse épouse que j'aime
Tu es à moi en n'étant rien
Ô mon ombre en deuil de moi-même

L'hiver est mort tout enneigé
On a brûlé les ruches blanches
Dans les jardins et les vergers
Les oiseaux chantent sur les branches
Le printemps clair l'avril léger

Mort d'immortels argyraspides
La neige aux boucliers d'argent
Fuit les dendrophores livides
Du printemps cher aux pauvres gens
Qui resourient les yeux humides

Et moi j'ai le cœur aussi gros
Qu'un cul de dame damascène
Ô mon amour je t'aimais trop
Et maintenant j'ai trop de peine
Les sept épées hors du fourreau

Sept épées de mélancolie
Sans morfil ô claires douleurs
Sont dans mon cœur et la folie
Veut raisonner pour mon malheur
Comment voulez-vous que j'oublie.

 

 

Les sept épées

La première est toute d’argent
Et son nom tremblant c’est Pâline
Sa lame un ciel d’hiver neigeant
Son destin sanglant gibeline
Vulcain mourut en la forgeant

La seconde nommée Noubosse
Est un bel arc-en-ciel joyeux
Les dieux s’en servent à leurs noces
Elle a tué trente Bé-Rieux
Et fut douée par Carabosse

La troisième bleu féminin
N’en est pas moins un chibriape
Appelé Lul de Faltenin
Et que porte sur une nappe
L’Hermès Ernest devenu nain

La quatrième Malourène
Est un fleuve vert et doré
C’est le soir quand les riveraines
Y baignent leurs corps adorés
Et des chants de rameurs s’y trainent

La cinquième Sainte-Fabeau
C’est la plus belle des quenouilles
C’est un cyprès sur un tombeau
Où les quatre vents s’agenouillent
Et chaque nuit c’est un flambeau

La Sixième métal de gloire
C’est l’ami aux si douces mains
Dont chaque matin nous sépare
Adieu voilà votre chemin
Les coqs s’épuisaient en fanfares

Et la septième s’exténue
Une femme une rose morte
Merci que le dernier venu
Sur mon amour ferme la porte
Je ne vous ai jamais connue

 

 

Voie lactée (2)

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses

Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
A sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons

Destins destins impénétrables
Rois secoués par la folie
Et ces grelottantes étoiles
De fausses femmes dans vos lits
Aux déserts que l'histoire accable

Luitpold le vieux prince régent
Tuteur de deux royautés folles
Sanglote-t-il en y songeant
Quand vacillent les lucioles
Mouches dorées de la Saint-Jean

Près d'un château sans châtelaine
La barque aux barcarols chantants
Sur un lac blanc et sous l'haleine
Des vents qui tremblent au printemps
Voguait cygne mourant sirène

Un jour le roi dans l'eau d'argent
Se noya puis la bouche ouverte
Il s'en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte
Face tournée au ciel changeant

Juin ton soleil ardente lyre
Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
J'erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d'y mourir

Les dimanches s'y éternisent
Et les orgues de Barbarie
Y sanglotent dans les cours grises
Les fleurs aux balcons de Paris
Penchent comme la tour de Pise

Soirs de Paris ivres du gin
Flambant de l'électricité
Les tramways feux verts sur l'échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines

Les cafés gonflés de fumée
Crient tout l'amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d'un pagne
Vers toi toi que j'ai tant aimée

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes.

 

 

 

Les Colchiques

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s’empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne

Les enfants de l’école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières

Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

 

 

 

Clotilde

L’anémone et l’ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie
Entre l’amour et le dédain

Il y vient aussi nos ombres
Que la nuit dissipera
Le soleil qui les rend sombres
Avec elles disparaîtra

Les déités des eaux vives
Laissent couler leurs cheveux
Passe il faut que tu poursuives
Cette belle ombre que tu veux

 

 

 

Marizibill

Dans la Haute-Rue à Cologne
Elle allait et venait le soir
Offerte à tous en tout mignonne
Puis buvait lasse des trottoirs
Très tard dans les brasseries borgnes

Elle se mettait sur la paille
Pour un maquereau roux et rose
C'était un juif il sentait l'ail
Et l'avait venant de Formose
Tirée d'un bordel de Changaï

Je connais gens de toutes sortes
Ils n'égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs cœurs bougent comme leurs portes.

 

 

 

L’Adieu

J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends

 

 

 

Les Saltimbanques

                   À Louis Dumur

Dans la plaine les baladins
S’éloignent au long des jardins
Devant l’huis des auberges grises
Par les villages sans églises.

Et les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Chaque arbre fruitier se résigne
Quand de très loin ils lui font signe.

Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours, des cerceaux dorés
L’ours et le singe, animaux sages
Quêtent des sous sur leur passage.

 

 

 

Automne

Dans le brouillard s’en vont un paysan cagneux
Et son bœuf lentement dans le brouillard d’automne
Qui cache les hameaux pauvres et vergogneux

Et s’en allant là-bas le paysan chantonne
Une chanson d’amour et d’infidélité
Qui parle d’une bague et d’un cœur que l’on brise

Oh! l’automne l’automne a fait mourir l’été
Dans le brouillard s’en vont deux silhouettes grises

 

 

 

L’émigrant de Landor Road

                                                  À André Billy

 

Le chapeau à la main il entra du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête

La foule en tous sens remuait en mêlant
Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière
S’envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs

Mon bateau partira demain pour l’Amérique
                 Et je ne reviendrai jamais
Avec l’argent gardé dans les prairies lyriques
Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais

Car revenir c’est bon pour un soldat des Indes
Les boursiers ont vendu tous mes crachats d’or fin
Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes

Les mannequins pour lui s’étant déshabillés
Battirent leurs habits puis les lui essayèrent
Le vêtement d’un lord mort sans avoir payé
Au rabais l’habilla comme un millionnaire

                      Au dehors les années
                      Regardaient la vitrine
                      Les mannequins victimes
                      Et passaient enchaînées

Intercalées dans l’an c’étaient les journées neuves
Les vendredis sanglants et lents d’enterrements
De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
Quand la femme du diable a battu son amant

Puis dans un port d’automne aux feuilles indécises
Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi
Sur le pont du vaisseau il posa sa valise
                                   Et s’assit

Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces
Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d’autres en pleurant s’étaient agenouillés

Il regarda longtemps les rives qui moururent
Seuls des bateaux d’enfants tremblaient à l’horizon
Un tout petit bouquet flottant à l’aventure
Couvrit l’Océan d’une immense floraison

Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire
Jouer dans d’autres mers parmi tous les dauphins
                  Et l’on tissait dans sa mémoire
                  Une tapisserie sans fin
                  Qui figurait son histoire

              Mais pour noyer changées en poux
Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent
              Il se maria comme un doge
Aux cris d’une sirène moderne sans époux

Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales
Jusqu’à l’aube ont guetté de loin avidement
Des cadavres de jours rongés par les étoiles
Parmi le bruit des flots et des derniers serments

 

 

 

Rosemonde

Longtemps au pied du perron de
La maison où entra la dame
Que j’avais suivie pendant deux
Bonnes heures à Amsterdam
Mes doigts jetèrent des baisers

Mais le canal était désert
Le quai aussi et nul ne vit
Comment mes baisers retrouvèrent
Celle à qui j’ai donné ma vie
Un jour pendant plus de deux heures

Je la surnommai Rosemonde
Voulant pouvoir me rappeler
Sa bouche fleurie en Hollande
Puis lentement je m’allai
Pour quêter la Rose du Monde

 

 

 

Nuit rhénane

 

Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une

       flamme
Écoutez la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire

 

 

 

La Lorely

 

À Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde

Devant son tribunal l’évêque la fit citer
D’avance il l’absolvit à cause de sa beauté

Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie

Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m’ont regardé évêque en ont péri

Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie

Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu’un autre te condamne tu m’as ensorcelé

Évêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge
Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège

Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n’aime rien

Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure
Si je me regardais il faudrait que j’en meure

Mon cœur me fait si mal depuis qu’il n’est plus là
Mon cœur me fit si mal du jour où il s’en alla

L’évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
Menez jusqu’au couvent cette femme en démence

Va-t’en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc

Puis ils s’en allèrent sur la route tous les quatre
La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme

                  des astres

Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut
Pour voir une fois encore mon beau château

Pour me mirer une fois encore dans le fleuve
Puis j’irai au couvent des vierges et des veuves

Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés
Les chevaliers criaient Loreley Loreley

Tout là-bas sur le Rhin s’en vient une nacelle
Et mon amant s’y tient il m’a vue il m’appelle

Mon cœur devient si doux c’est mon amant qui vient
Elle se penche alors et tombe dans le Rhin

Pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

 

 

 

Les sapins

Les sapins en bonnets pointus
De longues robes revêtus
     Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent

Dans les sept arts endoctrinés
Par les vieux sapins leurs aînés
     Qui sont de grands poètes
Ils se savent prédestinés
À briller plus que des planètes

À briller doucement changés
En étoiles et enneigés
      Aux Noëls bienheureuses
Fêtes des sapins ensongés
Aux longues branches langoureuses

Les sapins beaux musiciens
Chantent des noëls anciens
     Au vent des soirs d’automne
Ou bien graves magiciens
Incantent le ciel quand il tonne

Des rangées de blancs chérubins
Remplacent l’hiver les sapins
     Et balancent leurs ailes
L’été ce sont de grands rabbins
Ou bien de vieilles demoiselles

Sapins médecins divaguants
Ils vont offrant leurs bons onguents
     Quand la montagne accouche
De temps en temps sous l’ouragan
Un vieux sapin geint et se couche

 

 

 

J'ai eu le courage de regarder en arrière...

J'ai eu le courage de regarder en arrière
Les cadavres de mes jours
Marquent ma route et je les pleure
Les uns pourrissent dans les églises italiennes
Ou bien dans de petits bois de citronniers
Qui fleurissent et fructifient
En même temps et en toute saison
D'autres jours ont pleuré avant de mourir dans des

             tavernes
Où d'ardents bouquets rouaient
Aux yeux d'une mulâtresse qui inventait la poésie
Et les roses de l'électricité s'ouvrent encore
Dans le jardin de ma mémoire

 

 

 

Signe

Je suis soumis au Chef du Signe de l’Automne
Partant j’aime les fruits je déteste les fleurs
Je regrette chacun des baisers que je donne
Tel un noyer gaulé dit au vent ses douleurs


Mon Automne éternelle ô ma saison mentale
Les mains des amantes d’antan jonchent ton sol
Une épouse me suit c’est mon ombre fatale
Les colombes ce soir prennent leur dernier vol

 

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Poèmes extraits du recueil « Alcools »

 

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6 juin 2013

Ubu roi, Alfred Jarry (théâtre en prose)

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UBU ROI

Alfred Jarry (1896)

 

 

Ce drame est dédié à Marcel Schwob

 

Adonc le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglois Shakespeare, et avez de lui sous ce nom maintes belles tragœdies par escript.

 

 ◄►

 

Personnages

 

PÈRE UBU.

 

MÈRE UBU.

 

CAPITAINE BORDURE.

 

LE ROI VENCESLAS.

 

LA REINE ROSEMONDE.

 

BOLESLAS.

 

LADISLAS.

 

BOUGRELAS… leurs fils.

 

LES OMBRES DES ANCÊTRES.

 

LE GÉNÉRAL LASCY.

 

STANISLAS LECZINSKI.

 

JEAN SOBIESKI.

 

NICOLAS RENSKY.

 

L'EMPEREUR ALEXIS.

 

GIRON, PILE, COTICE : Palotins.

 

CONJURÉS ET SOLDATS.

 

PEUPLE.

 

MICHEL FEDEROVITCH.

 

NOBLES.

 

MAGISTRATS.

 

CONSEILLERS.

 

FINANCIERS.

 

LARBINS DE PHYNANCES.

 

PAYSANS.

 

TOUTE L'ARMÉE RUSSE.

 

TOUTE L'ARMÉE POLONAISE.

 

LES GARDES DE LA MÈRE UBU.

 

UN CAPITAINE.

 

L'OURS.

 

LE CHEVAL DE PHYNANCES.

 

LA MACHINE À DÉCERVELER.

 

L'ÉQUIPAGE.

 

LE COMMANDANT.

 

◄►

 

 

Acte I

 

Scène I

 

Père Ubu, Mère Ubu

 

PÈRE UBU 

Merdre.

 

MÈRE UBU

Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.

 

PÈRE UBU

Que ne vous assom'je, Mère Ubu !

 

MÈRE UBU

Ce n'est pas moi, Père Ubu, c'est un autre qu'il faudrait assassiner.

 

PÈRE UBU

De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.

 

MÈRE UBU

Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?

 

PÈRE UBU

De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l'ordre de l'Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d'Aragon, que voulez-vous de mieux ?

 

MÈRE UBU

Comment ! après avoir été roi d'Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d'estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d'Aragon ?

 

PÈRE UBU

Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.

 

MÈRE UBU

Tu es si bête !

 

PÈRE UBU

De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu'il meure, n'a-t-il pas des légions d'enfants ?

 

MÈRE UBU

Qui t'empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?

 

PÈRE UBU

Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l'heure par la casserole.

 

MÈRE UBU

Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?

 

PÈRE UBU

Eh vraiment ! et puis après ? N'ai-je pas un cul comme les autres ?

 

MÈRE UBU

À ta place, ce cul, je voudrais l'installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l'andouille et rouler carrosse par les rues.

 

PÈRE UBU

Si j'étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j'avais en Aragon et que ces gredins d'Espagnols m'ont impudemment volée.

 

MÈRE UBU

Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.

 

PÈRE UBU

Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d'un bois, il passera un mauvais quart d'heure.

 

MÈRE UBU

Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.

 

PÈRE UBU

Oh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir !

 

MÈRE UBU, à part.

Oh ! merdre ! (Haut.) Ainsi tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.

 

PÈRE UBU

Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j'aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.

 

MÈRE UBU

Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ?

 

PÈRE UBU

Eh bien, après, Mère Ubu ?

 

Il s'en va en claquant la porte.

 

MÈRE UBU, seule.

Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l'avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.

 

 

 

Scène II

 

La scène représente une chambre de la maison du Père Ubu où une table splendide est dressée.

 

Père Ubu et Mère Ubu

 

MÈRE UBU

Eh ! nos invités sont bien en retard.

 

PÈRE UBU

Oui, de par ma chandelle verte. Je crève de faim. Mère Ubu, tu es bien laide aujourd'hui. Est-ce parce que nous avons du monde ?

 

MÈRE UBU, haussant les épaules.

Merdre.

 

PÈRE UBU, saisissant un poulet rôti.

Tiens, j'ai faim. Je vais mordre dans cet oiseau. C'est un poulet, je crois. Il n'est pas mauvais.

 

MÈRE UBU

Que fais-tu, malheureux ? Que mangeront nos invités ?

 

PÈRE UBU

Ils en auront encore bien assez. Je ne toucherai plus à rien. Mère Ubu, va donc voir à la fenêtre si nos invités arrivent.

 

MÈRE UBU, y allant.

Je ne vois rien.

 

Pendant ce temps le Père Ubu dérobe une rouelle de veau.

 

MÈRE UBU

Ah ! voilà le capitaine Bordure et ses partisans qui arrivent. Que manges-tu donc, Père Ubu ?

 

PÈRE UBU

Rien, un peu de veau.

 

MÈRE UBU

Ah ! le veau ! le veau ! veau ! Il a mangé le veau !

Au secours !

 

PÈRE UBU

De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux.

 

La porte s'ouvre.

 

 

 

Scène III

 

Père Ubu, Mère Ubu et Capitaine Bordure et ses partisans.

 

MÈRE UBU

Bonjour, messieurs, nous vous attendons avec impatience. Asseyez-vous.

 

CAPITAINE BORDURE  

Bonjour, madame. Mais où est donc le Père Ubu ?

 

PÈRE UBU  

Me voilà ! me voilà ! Sapristi, de par ma chandelle verte, je suis pourtant assez gros.

 

CAPITAINE BORDURE  

Bonjour, Père Ubu. Asseyez-vous, mes hommes.

 

Ils s'asseyent tous.

 

PÈRE UBU

Ouf, un peu plus, j'enfonçais ma chaise.

 

CAPITAINE BORDURE

Eh ! Mère Ubu ! que nous donnez-vous de bon aujourd'hui ?

 

MÈRE UBU

Voici le menu.

 

PÈRE UBU  

Oh ! ceci m'intéresse.

 

MÈRE UBU

Soupe polonaise, côtes de rastron, veau, poulet, pâté de chien, croupions de dinde, charlotte russe…

 

PÈRE UBU

Eh ! en voilà assez, je suppose. Y en a-t-il encore ?

 

MÈRE UBU, continuant.  

Bombe, salade, fruits, dessert, bouilli, topinambours, choux-fleurs à la merdre.

 

PÈRE UBU

Eh ! me crois-tu empereur d'Orient pour faire de telles dépenses ?

 

MÈRE UBU

Ne l'écoutez pas, il est imbécile.

 

PÈRE UBU

Ah ! je vais aiguiser mes dents contre vos mollets.

 

MÈRE UBU

Dîne plutôt, Père Ubu. Voilà de la polonaise.

 

PÈRE UBU

Bougre, que c'est mauvais.

 

CAPITAINE BORDURE

Ce n'est pas bon, en effet.

 

MÈRE UBU

Tas d'Arabes, que vous faut-il ?

 

PÈRE UBU, se frappant le front.

Oh ! j'ai une idée. Je vais revenir tout à l'heure.

 

Il s'en va.

 

MÈRE UBU

Messieurs, nous allons goûter du veau.

 

CAPITAINE BORDURE

Il est très bon, j'ai fini.

 

MÈRE UBU

Aux croupions, maintenant.

 

CAPITAINE BORDURE

Exquis, exquis ! Vive la mère Ubu.

 

TOUS

Vive la mère Ubu.

 

PÈRE UBU, rentrant.

Et vous allez bientôt crier vive le Père Ubu. 

Il tient un balai innommable à la main et le lance sur le festin.

 

MÈRE UBU

Misérable, que fais-tu ?

 

PÈRE UBU

Goûtez un peu.

Plusieurs goûtent et tombent empoisonnés.

 

PÈRE UBU

Mère Ubu, passe-moi les côtelettes de rastron, que je serve.

 

MÈRE UBU

Les voici.

 

PÈRE UBU

À la porte tout le monde ! Capitaine Bordure, j'ai à vous parler.

 

LES AUTRES

Eh ! nous n'avons pas dîné.

 

PÈRE UBU  

Comment, vous n'avez pas dîné ! À la porte tout le monde ! Restez, Bordure.

 

Personne ne bouge.

 

PÈRE UBU

Vous n'êtes pas partis ? De par ma chandelle verte, je vais vous assommer de côtes de rastron.

 

Il commence à en jeter.

 

TOUS

Oh ! Aïe ! Au secours ! Défendons-nous ! malheur ! je suis mort !

 

PÈRE UBU

Merdre, merdre, merdre. À la porte ! je fais mon effet.

 

TOUS

Sauve qui peut ! Misérable Père Ubu ! traître et gueux voyou !

 

PÈRE UBU

Ah ! les voilà partis. Je respire, mais j'ai fort mal dîné. Venez, Bordure.

 

Ils sortent avec la Mère Ubu.

 

 

 

Scène IV

 

Père Ubu, Mère Ubu et Capitaine Bordure

 

PÈRE UBU

Eh bien, capitaine, avez-vous bien dîné ?

 

CAPITAINE BORDURE

Fort bien, monsieur, sauf la merdre.

 

PÈRE UBU

Eh ! la merdre n'était pas mauvaise.

 

MÈRE UBU

Chacun son goût.

 

PÈRE UBU

Capitaine Bordure, je suis décidé à vous faire duc de Lithuanie.

 

CAPITAINE BORDURE

Comment, je vous croyais fort gueux, Père Ubu.

 

PÈRE UBU

Dans quelques jours, si vous voulez, je règne en Pologne.

 

CAPITAINE BORDURE

Vous allez tuer Venceslas ?

 

PÈRE UBU

Il n'est pas bête, ce bougre, il a deviné.

 

CAPITAINE BORDURE

S'il s'agit de tuer Venceslas, j'en suis. Je suis son mortel ennemi et je réponds de mes hommes.

 

PÈRE UBU, se jetant sur lui pour l'embrasser.

Oh ! Oh ! je vous aime beaucoup, Bordure.

 

CAPITAINE BORDURE

Eh ! vous empestez, Père Ubu. Vous ne vous lavez donc jamais ?

 

PÈRE UBU

Rarement.

 

MÈRE UBU

Jamais !

 

PÈRE UBU

Je vais te marcher sur les pieds.

 

MÈRE UBU

Grosse merdre !

 

PÈRE UBU

Allez, Bordure, j'en ai fini avec vous. Mais par ma chandelle verte, je jure sur la Mère Ubu de vous faire duc de Lithuanie.

 

MÈRE UBU

Mais…

 

PÈRE UBU

Tais-toi, ma douce enfant.

 

Ils sortent.

 

 

 

Scène V

 

Père Ubu, Mère Ubu et le Messager

 

PÈRE UBU

Monsieur, que voulez-vous ? fichez le camp, vous me fatiguez.

 

LE MESSAGER  

Monsieur, vous êtes appelé de par le roi.

 

Il sort.

 

PÈRE UBU

Oh ! merdre, jarnicotonbleu, de par ma chandelle verte, je suis découvert, je vais être décapité ! hélas ! hélas ! !

 

MÈRE UBU

Quel homme mou ! et le temps presse.

 

PÈRE UBU  

Oh ! j'ai une idée : je dirai que c'est la Mère Ubu et Bordure.

 

MÈRE UBU

Ah ! gros P.U., si tu fais ça…

 

PÈRE UBU  

Eh ! j'y vais de ce pas.

 

Il sort.

 

MÈRE UBU, courant après lui.  

Oh ! Père Ubu, Père Ubu, je te donnerai de l'andouille.

 

Elle sort.

 

PÈRE UBU, dans la coulisse.  

Oh ! merdre ! tu en es une fière, d'andouille.

 

 

 

Scène VI

Le palais du roi. Le roi Venceslas, entouré de ses officiers ; Bordure ; les fils du roi, Boleslas, Ladislas et Bougrelas. Puis le Père Ubu.

 

PÈRE UBU, entrant.  

Oh ! vous savez, ce n'est pas moi, c'est la Mère Ubu et Bordure.

 

LE ROI  

Qu'as-tu, Père Ubu ?

 

BORDURE  

Il a trop bu.

 

LE ROI  

Comme moi ce matin.

 

PÈRE UBU  

Oui, je suis saoul, c'est parce que j'ai bu trop de vin de France.

 

LE ROI  

Père Ubu, je tiens à récompenser tes nombreux services comme capitaine de dragons, et je te fais aujourd'hui comte de Sandomir.

 

PÈRE UBU  

Ô monsieur Venceslas, je ne sais comment vous remercier.

 

LE ROI

Ne me remercie pas, Père Ubu, et trouve-toi demain matin à la grande revue.

 

PÈRE UBU  

J'y serai, mais acceptez, de grâce, ce petit mirliton.

 

Il présente au roi un mirliton.  

LE ROI

 

Que veux-tu à mon âge que je fasse d'un mirliton ? Je le donnerai à Bougrelas.

 

LE JEUNE BOUGRELAS  

Est-il bête, ce père Ubu.

 

PÈRE UBU

Et maintenant, je vais foutre le camp. (Il tombe en se retournant.) Oh ! aïe ! au secours ! De par ma chandelle verte, je me suis rompu l'intestin et crevé la bouzine !

 

LE ROI, le relevant.

Père Ubu, vous estes-vous fait mal ?

 

PÈRE UBU

Oui certes, et je vais sûrement crever. Que deviendra la Mère Ubu ?

 

LE ROI  

Nous pourvoirons à son entretien.

 

PÈRE UBU  

Vous avez bien de la bonté de reste. (Il sort.) Oui, mais, roi Venceslas, tu n'en seras pas moins massacré.

 

 

 

Scène VII

La maison du Père Ubu. Giron, Pile, Cotice, Père Ubu, Mère Ubu, Conjurés et Soldats, Capitaine Bordure

 

PÈRE UBU

Eh ! mes bons amis, il est grand temps d'arrêter le plan de la conspiration. Que chacun donne son avis. Je vais d'abord donner le mien, si vous le permettez.

 

CAPITAINE BORDURE

Parlez, Père Ubu.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, mes amis, je suis d'avis d'empoisonner simplement le roi en lui fourrant de l'arsenic dans son déjeuner. Quand il voudra le brouter il tombera mort, et ainsi je serai roi.

 

TOUS  

Fi, le sagouin !

 

PÈRE UBU  

Eh quoi, cela ne vous plaît pas ? Alors que Bordure donne son avis.

 

CAPITAINE BORDURE

Moi, je suis d'avis de lui ficher un grand coup d'épée qui le fendra de la tète à la ceinture.

 

TOUS  

Oui ! voilà qui est noble et vaillant.

 

PÈRE UBU  

Et s'il vous donne des coups de pied ? Je me rappelle maintenant qu'il a pour les revues des souliers de fer qui font très mal. Si je savais, je filerais vous dénoncer pour me tirer de cette sale affaire, et je pense qu'il me donnerait aussi de la monnaie.

 

MÈRE UBU  

Oh ! le traître, le lâche, le vilain et plat ladre.

 

TOUS  

Conspuez le Père Ubu !

 

PÈRE UBU  

Hé, messieurs, tenez-vous tranquilles si vous ne voulez visiter mes poches. Enfin je consens à m'exposer pour vous. De la sorte, Bordure, tu te charges de pourfendre le roi.

 

CAPITAINE BORDURE  

Ne vaudrait-il pas mieux nous jeter tous à la fois sur lui en braillant et gueulant ? Nous aurions chance ainsi d'entraîner les troupes.

 

PÈRE UBU  

Alors, voilà. Je tacherai de lui marcher sur les pieds, il regimbera, alors je lui dirai : MERDRE, et à ce signal vous vous jetterez sur lui.

 

MÈRE UBU 

Oui, et dès qu'il sera mort tu prendras son sceptre et sa couronne.

 

CAPITAINE BORDURE  

Et je courrai avec mes hommes à la poursuite de la famille royale.

 

PÈRE UBU  

Oui, et je te recommande spécialement le jeune Bougrelas.

 

Ils sortent.

 

PÈRE UBU, courant après et les faisant revenir.  

Messieurs, nous avons oublié une cérémonie indispensable, il faut jurer de nous escrimer vaillamment.

 

CAPITAINE BORDURE  

Et comment faire ? Nous n'avons pas de prêtre.

 

PÈRE UBU  

La Mère Ubu va en tenir lieu.

 

TOUS

Eh bien, soit.

 

PÈRE UBU  

Ainsi vous jurez de bien tuer le roi ?

 

TOUS  

Oui, nous le jurons. Vive le Père Ubu !

 

 

 

Acte II

 

Scène I  

Le palais du roi. Venceslas, la reine Rosemonde, Boleslas, Ladislas et Bougrelas

 

LE ROI

Monsieur Bougrelas, vous avez été ce matin fort impertinent avec Monsieur Ubu, chevalier de mes ordres et comte de Sandomir. C'est pourquoi je vous défends de paraître à ma revue.

 

LA REINE  

Cependant, Venceslas, vous n'auriez pas trop de toute votre famille pour vous défendre.

 

LE ROI  

Madame, je ne reviens jamais sur ce que j'ai dit. Vous me fatiguez avec vos sornettes.

 

LE JEUNE BOUGRELAS  

Je me soumets, monsieur mon père.

 

LA REINE  

Enfin, sire, êtes-vous toujours décidé à aller à cette revue ?

 

LE ROI  

Pourquoi non, madame ?

 

LA REINE  

Mais, encore une fois, ne l'ai-je pas vu en songe vous frappant de sa masse d'armes et vous jetant dans la Vistule, et un aigle comme celui qui figure dans les armes de Pologne lui plaçant la couronne sur la tête ?

 

LE ROI  

À qui ?

 

LA REINE  

Au Père Ubu.

 

LE ROI  

Quelle folie. Monsieur de Ubu est un fort bon gentilhomme, qui se ferait tirer à quatre chevaux pour mon service.

 

LA REINE ET BOUGRELAS  

Quelle erreur.

 

LE ROI  

Taisez-vous, jeune sagouin. Et vous, madame, pour vous prouver combien je crains peu Monsieur Ubu, je vais aller à la revue comme je suis, sans arme et sans épée.

 

LA REINE  

Fatale imprudence, je ne vous reverrai pas vivant.

 

LE ROI  

Venez, Ladislas, venez, Boleslas.

 

Ils sortent. La Reine et Bougrelas vont la fenêtre.

 

LA REINE ET BOUGRELAS  

Que Dieu et le grand saint Nicolas vous gardent.

 

LA REINE  

Bougrelas, venez dans la chapelle avec moi prier pour votre père et vos frères.

 

 

 

Scène II

Le champ des revues. L'armée polonaise, le Roi, Boleslas, Ladislas, Père Ubu, Capitaine Bordure et ses hommes, Giron, Pile, Cotice

 

LE ROI  

Noble Père Ubu, venez près de moi avec votre suite pour inspecter les troupes.

 

PÈRE UBU, aux siens.  

Attention, vous autres. (Au Roi.) On y va, monsieur, on y va. 

 

Les hommes du Père Ubu entourent le Roi.

 

LE ROI  

Ah ! voici le régiment des gardes à cheval de Dantzick. Ils sont fort beaux, ma foi.

 

PÈRE UBU  

Vous trouvez ? Ils me paraissent misérables. Regardez celui-ci. (Au soldat.) Depuis combien de temps ne t'es-tu débarbouillé, ignoble drôle ?

 

LE ROI  

Mais ce soldat est fort propre. Qu'avez-vous donc, Père Ubu ?

 

PÈRE UBU  

Voilà ! 

 

Il lui écrase le pied.

 

LE ROI  

Misérable !

 

PÈRE UBU

MERDRE. À moi, mes hommes !

 

BORDURE  

Hurrah ! en avant !

 

Tous frappent le Roi, un Palotin explose.

 

LE ROI  

Oh ! au secours ! Sainte Vierge, je suis mort.

 

BOLESLAS, à Ladislas.  

Qu'est-ce là ? Dégainons

 

PÈRE UBU  

Ah ! j'ai la couronne ! Aux autres, maintenant.

 

CAPITAINE BORDURE  

Sus aux traîtres ! !

 

Les fils du Roi s'enfuient, tous les poursuivent.

 

 

 

Scène III  

La Reine et Bougrelas

 

LA REINE

Enfin, je commence à me rassurer.

 

BOUGRELAS  

Vous n'avez aucun sujet de crainte.

 

Une effroyable clameur se fait entendre au dehors.

 

BOUGRELAS  

Ah ! que vois-je ? Mes deux frères poursuivis par le Père Ubu et ses hommes.

 

LA REINE  

Ô mon Dieu ! Sainte Vierge, ils perdent, ils perdent du terrain !

 

BOUGRELAS

Toute l'armée suit le Père Ubu. Le Roi n'est plus là. Horreur ! Au secours !

 

LA REINE  

Voilà Boleslas mort ! Il a reçu une balle.

 

BOUGRELAS

Eh ! (Ladislas se retourne.) Défends-toi ! Hurrah, Ladislas.

 

LA REINE

Oh ! Il est entouré.

 

BOUGRELAS  

C'en est fait de lui. Bordure vient de le couper en deux comme une saucisse.

 

LA REINE  

Ah ! Hélas ! Ces furieux, pénètrent dans le palais, ils montent l'escalier.

 

La clameur augmente.

 

LA REINE ET BOUGRELAS, à genoux.  

Mon Dieu, défendez-nous.

 

BOUGRELAS  

Oh ! ce Père Ubu ! le coquin, le misérable, si je le tenais…

 

 

 

Scène IV

Les mêmes, la porte est défoncée, le Père Ubu et les forcenés pénètrent.

 

PÈRE UBU  

Eh ! Bougrelas, que me veux-tu faire ?

 

BOUGRELAS

Vive Dieu ! je défendrai ma mère jusqu'à la mort ! Le premier qui fait un pas est mort.

 

PÈRE UBU  

Oh ! Bordure, j'ai peur ! laissez-moi m'en aller.

 

UN SOLDAT avance.  

Rends-toi, Bougrelas !

 

LE JEUNE BOUGRELAS  

Tiens, voyou ! voilà ton compte !

 

Il lui fend le crâne.

 

LA REINE  

Tiens bon, Bougrelas, tiens bon !

 

PLUSIEURS avancent.  

Bougrelas, nous te promettons la vie sauve.

 

BOUGRELAS  

Chenapans, sacs à vins, sagouins payés !

 

Il fait le moulinet avec son épée et en fait un massacre.

 

PÈRE UBU  

Oh ! je vais bien en venir à bout tout de même !

 

BOUGRELAS  

Mère, sauve-toi par l'escalier secret.

 

LA REINE  

Et toi, mon fils, et toi ?

 

BOUGRELAS  

Je te suis.

 

PÈRE UBU  

Tâchez d'attraper la reine. Ah ! la voilà partie. Quant à toi, misérable !…

 

Il s'avance vers Bougrelas.

 

BOUGRELAS  

Ah ! vive Dieu ! voilà ma vengeance ! (Il lui découd la boudouille d'un terrible coup d'épée.) Mère, je te suis !

 

Il disparaît par l'escalier secret.

 

 

 

Scène V

Une caverne dans les montagnes. Le jeune Bougrelas entre suivi de Rosemonde.

 

BOUGRELAS

Ici nous serons en sûreté.

 

LA REINE  

Oui, je le crois ! Bougrelas, soutiens-moi !

 

Elle tombe sur la neige.

 

BOUGRELAS  

Ha ! qu'as-tu, ma mère ?

 

LA REINE  

Je suis bien malade, crois-moi, Bougrelas. Je n'en ai plus que pour deux heures à vivre.

 

BOUGRELAS

Quoi ! le froid t'aurait-il saisie ?

 

LA REINE  

Comment veux-tu que je résiste à tant de coups ? Le roi massacré, notre famille détruite, et toi, représentant de la plus noble race qui ait jamais porté l'épée, forcé de t'enfuir dans les montagnes comme un contrebandier.

 

BOUGRELAS  

Et par qui, grand Dieu ! par qui ? Un vulgaire Père Ubu, aventurier sorti on ne sait d'où, vile crapule, vagabond honteux ! Et quand je pense que mon père l'a décoré et fait comte et que le lendemain ce vilain n'a pas eu honte de porter la main sur lui.

 

LA REINE  

Ô Bougrelas ! Quand je me rappelle combien nous étions heureux avant l'arrivée de ce Père Ubu ! Mais maintenant, hélas ! tout est changé !

 

BOUGRELAS

Que veux-tu ? Attendons avec espérance et ne renonçons jamais à nos droits.

 

LA REINE 

Je te le souhaite, mon cher enfant, mais pour moi je ne verrai pas cet heureux jour.

 

BOUGRELAS  

Eh ! qu'as-tu ? Elle pâlit, elle tombe, au secours ! Mais je suis dans un désert ! Ô mon Dieu ! son cœur ne bat plus. Elle est morte ! Est-ce possible ? Encore une victime du Père Ubu ! (Il se cache la figure dans les mains et pleure.) Ô mon Dieu ! qu'il est triste de se voir seul à quatorze ans avec une vengeance terrible à poursuivre !

 

Il tombe en proie au plus violent désespoir.

 

Pendant ce temps les Âmes de Venceslas, de Boleslas, de Ladislas, de Rosemonde entrent dans la grotte, leurs Ancêtres les accompagnent et remplissent la grotte. Le plus vieux s'approche de Bougrelas et le réveille doucement.

 

BOUGRELAS  

Eh ! que vois-je ? toute ma famille, mes ancêtres… Par quel prodige ?

 

L’OMBRE  

Apprends, Bougrelas, que j'ai été pendant ma vie le seigneur Mathias de Koenigsberg, le premier roi et le fondateur de la maison. Je te remets le soin de notre vengeance. (Il lui donne une grande épée.) Et que cette épée que je te donne n'ait de repos que quand elle aura frappé de mort l'usurpateur.

 

Tous disparaissent, et Bougrelas reste seul dans l'attitude de l'extase.

 

 

 

Scène VI  

Le palais du roi. Père Ubu, Mère Ubu, Capitaine Bordure

 

PÈRE UBU  

Non, je ne veux pas, moi ! Voulez-vous me ruiner pour ces bouffres ?

 

CAPITAINE BORDURE  

Mais enfin, Père Ubu, ne voyez-vous pas que le peuple attend le don de joyeux avènement ?

 

MÈRE UBU  

Si tu ne fais pas distribuer des viandes et de l'or, tu seras renversé d'ici deux heures.

 

PÈRE UBU  

Des viandes, oui ! de l'or, non ! Abattez trois vieux chevaux, c'est bien bon pour de tels sagouins.

 

MÈRE UBU  

Sagouin toi-même ! Qui m'a bâti un animal de cette sorte ?

 

PÈRE UBU  

Encore une fois, je veux m'enrichir, je ne lâcherai pas un sou.

 

MÈRE UBU  

Quand on a entre les mains tous les trésors de la Pologne.

 

CAPITAINE BORDURE  

Oui, je sais qu'il y a dans la chapelle un immense trésor, nous le distribuerons.

 

PÈRE UBU  

Misérable, si tu fais ça !

 

CAPITAINE BORDURE

Mais, Père Ubu, si tu ne fais pas de distributions le peuple ne voudra pas payer les impôts.

 

PÈRE UBU  

Est-ce bien vrai ?

 

MÈRE UBU  

Oui, oui !

 

PÈRE UBU

Oh, alors je consens à tout. Réunissez trois millions, cuisez cent cinquante bœufs et moutons, d'autant plus que j'en aurai aussi !

 

Ils sortent.

 

 

 

Scène VII  

La cour du palais pleine de peuple. Père Ubu couronné, Mère Ubu, Capitaine Bordure, larbins chargés de viande.

 

PEUPLE  

Voilà le Roi ! Vive le Roi ! hurrah !

 

PÈRE UBU, jetant de l'or.  

Tenez, voilà pour vous. Ça ne m'amusait guère de vous donner de l'argent, mais vous savez, c'est la Mère Ubu qui a voulu. Au moins promettez-moi de bien payer les impôts.

 

TOUS  

Oui, oui !

 

CAPITAINE BORDURE  

Voyez, Mère Ubu, s'ils se disputent cet or. Quelle bataille !

 

MÈRE UBU  

Il est vrai que c'est horrible. Pouah ! en voilà un qui a le crâne fendu.

 

PÈRE UBU  

Quel beau spectacle ! Amenez d'autres caisses d'or.

 

CAPITAINE BORDURE  

Si nous faisions une course.

 

PÈRE UBU  

Oui, c'est une idée. (Au Peuple.) Mes amis, vous voyez cette caisse d'or, elle contient trois cent mille nobles à la rose en or, en monnaie polonaise et de bon aloi. Que ceux qui veulent courir se mettent au bout de la cour. Vous partirez quand j'agiterai mon mouchoir et le premier arrivé aura la caisse. Quant à ceux qui ne gagneront pas, ils auront comme consolation cette autre caisse qu'on leur partagera.

 

TOUS  

Oui ! Vive le Père Ubu ! Quel bon roi ! On n'en voyait pas tant du temps de Venceslas.

 

PÈRE UBU, à la Mère Ubu, avec joie.  

Écoute-les !

 

Tout le Peuple va se ranger au bout de la cour.

 

PÈRE UBU  

Une, deux, trois ! Y êtes-vous ?

 

TOUS  

Oui ! oui !

 

PÈRE UBU  

Partez !

 

Ils partent en se culbutant. Cris et tumulte.

 

CAPITAINE BORDURE  

Ils approchent ! ils approchent !

 

PÈRE UBU  

Eh ! le premier perd du terrain.

 

MÈRE UBU  

Non, il regagne maintenant.

 

CAPITAINE BORDURE  

Oh ! il perd, il perd ! fini ! c'est l'autre !

 

Celui qui était deuxième arrive le premier.

 

TOUS  

Vive Michel Fédérovitch ! Vive Michel Fédérovitch !

 

MICHEL FÉDÉROVITCH  

Sire, je ne sais vraiment comment remercier Votre Majesté…

 

PÈRE UBU  

Oh mon cher ami, ce n'est rien. Emporte ta caisse chez toi, Michel ; et vous, partagez-vous cette autre, prenez une pièce chacun jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus.

 

TOUS  

Vive Michel Fédérovitch ! Vive le Père Ubu !

 

PÈRE UBU  

Et vous, mes amis, venez dîner ! Je vous ouvre aujourd'hui les portes du palais, veuillez faire honneur à ma table !

 

PEUPLE  

Entrons ! Entrons ! Vive le Père Ubu ! c'est le plus noble des souverains !

 

Ils entrent dans le palais. On entend le bruit de l'orgie qui se prolonge jusqu'au lendemain. La toile tombe.

 

 

 

Acte III

 

Scène I  

Le palais. Père Ubu, Mère Ubu

 

PÈRE UBU  

De par ma chandelle verte, me voici roi dans ce pays. Je me suis déjà flanqué une indigestion et on va m'apporter ma grande capeline.

 

MÈRE UBU  

En quoi est-elle, Père Ubu ? car nous avons beau être rois, il faut être économes.

 

PÈRE UBU  

Madame ma femelle, elle est en peau de mouton, avec une agrafe et des brides en peau de chien.

 

MÈRE UBU  

Voilà qui est beau, mais il est encore plus beau d'être rois.

 

PÈRE UBU  

Oui, tu as eu raison, Mère Ubu.

 

MÈRE UBU

Nous avons une grande reconnaissance au duc de Lithuanie.

 

PÈRE UBU  

Qui donc ?

 

MÈRE UBU  

Eh ! le capitaine Bordure.

 

PÈRE UBU  

De grâce, Mère Ubu, ne me parle pas de ce bouffre. Maintenant que je n'ai plus besoin de lui il peut bien se brosser le ventre, il n'aura point son duché.

 

MÈRE UBU  

Tu as grand tort, Père Ubu, il va se tourner contre toi.

 

PÈRE UBU

Oh ! je le plains bien, ce petit homme, je m'en soucie autant que de Bougrelas.

 

MÈRE UBU

Eh ! crois-tu en avoir fini avec Bougrelas ?

 

PÈRE UBU  

Sabre à finances, évidemment ! que veux-tu qu'il me fasse, ce petit sagouin de quatorze ans ?

 

MÈRE UBU

Père Ubu, fais attention à ce que je te dis. Crois-moi, tâche de t'attacher Bougrelas par tes bienfaits.

 

PÈRE UBU  

Encore de l'argent à donner. Ah ! non, du coup ! vous m'avez fait gâcher bien vingt-deux millions.

 

MÈRE UBU  

Fais à ta tête, Père Ubu, il t'en cuira.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, tu seras avec moi dans la marmite.

 

MÈRE UBU  

Écoute, encore une fois, je suis sûre que le jeune Bougrelas l'emportera, car il a pour lui le bon droit.

 

PÈRE UBU  

Ah ! saleté ! le mauvais droit ne vaut-il pas le bon ? Ah ! tu m'injuries, Mère Ubu, je vais te mettre en morceaux.

 

La Mère Ubu se sauve poursuivie par le Père Ubu.

 

 

 

Scène II  

La grande salle du palais. Père Ubu, Mère Ubu, Officiers et Soldats, Giron, Pile, Cotice, Nobles enchaînés, Financiers, Magistrats, Greffiers.

 

PÈRE UBU  

Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles ! ensuite, faites avancer les Nobles.

 

On pousse brutalement les Nobles.  

MÈRE UBU

 

De grâce, modère-toi, Père Ubu.  

PÈRE UBU

 

J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.

 

NOBLES  

Horreur ! à nous, peuple et soldats !

 

PÈRE UBU

Amenez le premier Noble et passez-moi le crochet à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous, où on les décervèlera.

 

Au Noble.

 

Qui es-tu, bouffre ?

 

LE NOBLE  

Comte de Vitepsk.

 

PÈRE UBU  

De combien sont tes revenus ?

 

LE NOBLE  

Trois millions de rixdales.

 

PÈRE UBU  

Condamné !

 

Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou.

 

MÈRE UBU

Quelle basse férocité !

 

PÈRE UBU  

Second Noble, qui es-tu ? (Le Noble ne répond rien.) Répondras-tu, bouffre ?

 

LE NOBLE  

Grand-duc de Posen.

 

PÈRE UBU  

Excellent ! excellent ! Je n'en demande pas plus long. Dans la trappe. Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.

 

LE NOBLE  

Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.

 

PÈRE UBU  

Très bien ! très bien ! Tu n'as rien autre chose ?

 

LE NOBLE  

Rien.

 

PÈRE UBU  

Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu ?

 

LE NOBLE  

Prince de Podolie.

 

PÈRE UBU  

Quels sont tes revenus ?

 

LE NOBLE  

Je suis ruiné.

 

PÈRE UBU  

Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. Cinquième Noble, qui es-tu ?

 

LE NOBLE

Margrave de Thorn, palatin de Polock.

 

PÈRE UBU  

Ça n'est pas lourd. Tu n'as rien autre chose ?

 

LE NOBLE  

Cela me suffisait.

 

PÈRE UBU  

Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe. Qu'as-tu à pigner, Mère Ubu ?

 

MÈRE UBU  

Tu es trop féroce, Père Ubu.

 

PÈRE UBU  

Eh ! je m'enrichis. Je vais faire lire MA liste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.

 

LE GREFFIER  

Comté de Sandomir.

 

PÈRE UBU  

Commence par les principautés, stupide bougre !

 

LE GREFFIER

Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande, comté de Sandomir, Comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat de Thorn.

 

PÈRE UBU  

Et puis après ?

 

LE GREFFIER

C'est tout.

 

PÈRE UBU  

Comment, c'est tout ! Oh bien alors, en avant les Nobles, et comme je ne finirai pas de m'enrichir je vais faire exécuter tous les Nobles, et ainsi j'aurai tous les biens vacants. Allez, passez les Nobles dans la trappe. (On empile les Nobles dans la trappe.) Dépêchez-vous plus vite, je veux faire des lois maintenant.

 

PLUSIEURS  

On va voir ça.

 

PÈRE UBU  

Je vais d'abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.

 

PLUSIEURS MAGISTRATS

Nous nous opposons à tout changement.

 

PÈRE UBU  

Merdre. D'abord les magistrats ne seront plus payés.

 

MAGISTRATS  

Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.

 

PÈRE UBU  

Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.

 

UN MAGISTRAT  

Horreur.

 

DEUXIÈME  

Infamie.

 

TROISIÈME

Scandale.

 

QUATRIÈME  

Indignité.

 

TOUS  

Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.

 

PÈRE UBU  

À la trappe les magistrats !

 

Ils se débattent en vain.

 

MÈRE UBU  

Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?

 

PÈRE UBU  

Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.

 

MÈRE UBU  

Oui, ce sera du propre.

 

PÈRE UBU  

Allons, tais-toi, bouffresque. Nous allons maintenant, messieurs, procéder aux finances.

 

FINANCIERS  

Il n'y a rien à changer.

 

PÈRE UBU  

Comment, je veux tout changer, moi. D'abord je veux garder pour moi la moitié des impôts.

 

FINANCIERS  

Pas gêné.

 

PÈRE UBU

Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la propriété, un autre sur le commerce et l'industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les décès, de quinze francs chacun.

 

PREMIER FINANCIER  

Mais c'est idiot, Père Ubu.

 

DEUXIÈME FINANCIER  

C'est absurde.

 

TROISIÈME FINANCIER  

Ça n'a ni queue ni tête.

 

PÈRE UBU  

Vous vous fichez de moi ! Dans la trappe les financiers !

 

On enfourne les financiers.

 

MÈRE UBU  

Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.

 

PÈRE UBU  

Eh merdre !

 

MÈRE UBU

Plus de justice, plus de finances.

 

PÈRE UBU

Ne crains rien, ma douce enfant, j'irai moi-même de village en village recueillir les impôts.

 

 

 

Scène III  

Une maison de paysans dans les environs de Varsovie. Plusieurs paysans sont assemblés.

 

UN PAYSAN, entrant.  

Apprenez la grande nouvelle. Le roi est mort, les ducs aussi et le jeune Bougrelas s'est sauvé avec sa mère dans les montagnes. De plus, le Père Ubu s'est emparé du trône.

 

UN AUTRE  

J'en sais bien d'autres. Je viens de Cracovie, où j'ai vu emporter les corps de plus de trois cents nobles et de cinq cents magistrats qu'on a tués, et il paraît qu'on va doubler les impôts et que le Père Ubu viendra les ramasser lui-même.

 

TOUS  

Grand Dieu ! qu'allons-nous devenir ? le Père Ubu est un affreux sagouin et sa famille est, dit-on, abominable.

 

UN PAYSAN

Mais, écoutez : ne dirait-on pas qu'on frappe à la porte ?

 

UNE VOIX, au dehors.  

Cornegidouille ! Ouvrez, de par ma merdre, par saint Jean, saint Pierre et saint Nicolas ! ouvrez, sabre à finances, corne finances, je viens chercher les impôts !

 

La porte est défoncée, le Père Ubu pénètre suivi d'une légion de Grippe-Sous.

 

 

 

Scène IV

 

PÈRE UBU  

Qui de vous est le plus vieux ? (Un Paysan s'avance.) Comment te nommes-tu ?

 

LE PAYSAN  

Stanislas Leczinski.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, cornegidouille, écoute-moi bien, sinon ces messieurs te couperont les oneilles. Mais, vas-tu m'écouter enfin ?

 

STANISLAS  

Mais Votre Excellence n'a encore rien dit.

 

PÈRE UBU

Comment, je parle depuis une heure. Crois-tu que je vienne ici pour prêcher dans le désert ?

 

STANISLAS  

Loin de moi cette pensée.

 

PÈRE UBU  

Je viens donc te dire, t'ordonner et te signifier que tu aies à produire et exhiber promptement ta finance, sinon tu seras massacré. Allons, messeigneurs les salopins de finance, voiturez ici le voiturin à phynances.

 

On apporte le voiturin.

 

STANISLAS  

Sire, nous ne sommes inscrits sur le registre que pour cent cinquante-deux rixdales que nous avons déjà payées, il y aura tantôt six semaines à la Saint Mathieu.

 

PÈRE UBU  

C'est fort possible, mais j'ai changé le gouvernement et j'ai fait mettre dans le journal qu'on paierait deux fois tous les impôts et trois fois ceux qui pourront être désignés ultérieurement. Avec ce système j'aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m'en irai.

 

PAYSANS  

Monsieur Ubu, de grâce, ayez pitié de nous. Nous sommes de pauvres citoyens.

 

PÈRE UBU  

Je m'en fiche. Payez.

 

PAYSANS  

Nous ne pouvons, nous avons payé.

 

PÈRE UBU  

Payez ! ou je vous mets dans ma poche avec supplice et décollation du cou et de la tête ! Cornegidouille, je suis le roi peut-être !

 

TOUS  

Ah, c'est ainsi ! Aux armes ! Vive Bougrelas, par la grâce de Dieu roi de Pologne et de Lithuanie !

 

PÈRE UBU  

En avant, messieurs des Finances, faites votre devoir.

 

Une lutte s'engage, la maison est détruite et le vieux Stanislas s'enfuit seul à travers la plaine. Le Père Ubu reste à ramasser la finance.

 

 

 

Scène V

Une casemate des fortifications de Thorn. Capitaine Bordure enchaîné, Père Ubu

 

PÈRE UBU  

Ah ! citoyen, voilà ce que c'est, tu as voulu que je te paye ce que je te devais, alors tu t'es révolté parce que je n'ai pas voulu, tu as conspiré et te voilà coffré. Cornefinance, c'est bien fait, et le tour est si bien joué que tu dois toi-même le trouver fort à ton goût.

 

CAPITAINE BORDURE  

Prenez garde, Père Ubu. Depuis cinq jours que vous êtes roi, vous avez commis plus de meurtres qu'il n'en faudrait pour damner tous les saints du Paradis. Le sang du roi et des nobles crie vengeance et ses cris seront entendus.

 

PÈRE UBU  

Eh ! mon bel ami, vous avez la langue fort bien pendue. Je ne doute pas que si vous vous échappiez il en pourrait résulter des complications, mais je ne crois pas que les casemates de Thorn aient jamais lâché quelqu'un des honnêtes garçons qu'on leur avait confiés. C'est pourquoi, bonne nuit, et je vous invite à dormir sur les deux oneilles, bien que les rats dansent ici une assez belle sarabande.

 

Il sort. Les Larbins viennent verrouiller toutes les portes.

 

 

 

Scène VI  

Le palais de Moscou. L'Empereur Alexis et sa Cour, Bordure

 

LE CZAR ALEXIS  

C'est vous, infâme aventurier, qui avez coopéré à la mort de notre cousin Venceslas ?

 

BORDURE  

Sire, pardonnez-moi, j'ai été entraîné malgré moi par le Père Ubu.

 

ALEXIS  

Oh ! l'affreux menteur. Enfin, que désirez-vous ?

 

BORDURE  

Le Père Ubu m'a fait emprisonner sous prétexte de conspiration, je suis parvenu à m'échapper et j'ai couru cinq jours et cinq nuits à cheval à travers les steppes pour venir implorer Votre gracieuse miséricorde.

 

ALEXIS  

Que m'apportes-tu comme gage de ta soumission ?

 

BORDURE  

Mon épée d'aventurier et un plan détaillé de la ville de Thorn.

 

ALEXIS

Je prends l'épée, mais, par Saint Georges, brûlez ce plan, je ne veux pas devoir ma victoire à une trahison.

 

BORDURE  

Un des fils de Venceslas, le jeune Bougrelas, est encore vivant, je ferai tout pour le rétablir.

 

ALEXIS  

Quel grade avais-tu dans l'armée polonaise ?

 

BORDURE  

Je commandais le 5e régiment des dragons de Wilna et une compagnie franche au service du Père Ubu.

 

ALEXIS

C'est bien, je te nomme sous-lieutenant au 10ème régiment de Cosaques, et gare à toi si tu trahis. Si tu te bats bien, tu seras récompensé.

 

BORDURE  

Ce n'est pas le courage qui me manque, Sire.

 

ALEXIS  

C'est bien, disparais de ma présence.

 

Bordure sort.

 

 

 

Scène VII

La salle du Conseil d'Ubu. Père Ubu, Mère Ubu, Conseillers de finances

 

PÈRE UBU  

Messieurs, la séance est ouverte et tâchez de bien écouter et de vous tenir tranquilles. D'abord, nous allons faire le chapitre des finances, ensuite nous parlerons d'un petit système que j'ai imaginé pour faire venir le beau temps et conjurer la pluie.

 

UN CONSEILLER  

Fort bien, monsieur Ubu.

 

MÈRE UBU  

Quel sot homme.

 

PÈRE UBU  

Madame de ma merdre, garde à vous, car je ne souffrirai pas vos sottises. Je vous disais donc, messieurs, que les finances vont passablement. Un nombre considérable de chiens à bas de laine se répand chaque matin dans les rues et les salopins font merveille. De tous côtés on ne voit que des maisons brûlées et des gens pliant sous le poids de nos phynances.

 

LE CONSEILLER

Et les nouveaux impôts, monsieur Ubu, vont-ils bien ?

 

MÈRE UBU  

Point du tout. L'impôt sur les mariages n'a encore produit que 11 sous, et encore le Père Ubu poursuit les gens partout pour les forcer à se marier.

 

PÈRE UBU  

Sabre à finances, corne de ma gidouille, madame la financière, j'ai des oneilles pour parler et vous une bouche pour m'entendre. (Éclats de rire.) Ou plutôt non ! Vous me faites tromper et vous êtes cause que je suis bête ! Mais, corne d'Ubu ! (Un Messager entre.) Allons, bon, qu’a-t-il encore celui-là ? Va-t-en, sagouin, ou je te poche avec décollation et torsion des jambes.

 

MÈRE UBU

Ah ! le voilà dehors, mais il y a une lettre.

 

PÈRE UBU  

Lis-la. Je crois que je perds l'esprit ou que je ne sais pas lire. Dépêche-toi, bouffresque, ce doit être de Bordure.

 

MÈRE UBU

Tout justement. Il dit que le czar l'a accueilli très bien, qu'il va envahir tes États pour rétablir Bougrelas et que toi tu seras tué.

 

PÈRE UBU  

Ho ! ho ! J'ai peur ! J'ai peur ! Ha ! je pense mourir. O pauvre homme que je suis. Que devenir, grand Dieu ? Ce méchant homme va me tuer. Saint Antoine et tous les saints, protégez-moi, je vous donnerai de la phynance et je brûlerai des cierges pour vous. Seigneur, que devenir ?

 

Il pleure et sanglote.

 

MÈRE UBU  

Il n'y a qu'un parti à prendre, Père Ubu.

 

PÈRE UBU

Lequel, mon amour ?

 

MÈRE UBU  

La guerre ! !

 

TOUS  

Vive Dieu ! Voilà qui est noble !

 

PÈRE UBU  

Oui, et je recevrai encore des coups.

 

PREMIER CONSEILLER

Courons, courons organiser l'armée.

 

DEUXIÈME  

Et réunir les vivres.

 

TROISIÈME  

Et préparer l'artillerie et les forteresses.

 

QUATRIÈME  

Et prendre l'argent pour les troupes.

 

PÈRE UBU  

Ah ! non, par exemple ! Je vais te tuer, toi, je ne veux pas donner d'argent. En voilà d'une autre ! J'étais payé pour faire la guerre et maintenant il faut la faire à mes dépens. Non, de par ma chandelle verte, faisons la guerre, puisque vous en êtes enragés, mais ne déboursons pas un sou.

 

TOUS  

Vive la guerre !

 

 

 

Scène VIII  

Le camp sous Varsovie.

 

SOLDATS ET PALOTINS  

Vive la Pologne ! Vive le Père Ubu !

 

PÈRE UBU  

Ah ! Mère Ubu, donne-moi ma cuirasse et mon petit bout de bois. Je vais être bientôt tellement chargé que je ne saurais marcher si j'étais poursuivi.

 

MÈRE UBU  

Fi, le lâche.

 

PÈRE UBU  

Ah ! voilà le sabre à merdre qui se sauve et le croc à finances qui ne tient pas ! ! ! Je n'en finirai jamais, et les Russes avancent et vont me tuer.

 

UN SOLDAT

Seigneur Ubu, voilà le ciseau à oneilles qui tombe.

 

PÈRE UBU  

Ji tou tue au moyen du croc à merdre et du couteau à figure.

 

MÈRE UBU  

Comme il est beau avec son casque et sa cuirasse, on dirait une citrouille armée.

 

PÈRE UBU  

Ah ! maintenant je vais monter à cheval. Amenez, messieurs, le cheval à phynances.

 

MÈRE UBU  

Père Ubu, ton cheval ne saurait plus te porter, il n'a rien mangé depuis cinq jours et est presque mort.

 

PÈRE UBU  

Elle est bonne celle-là ! On me fait payer 12 sous par jour pour cette rosse et elle ne me peut porter. Vous vous fichez, corne d'Ubu, ou bien si vous me volez ? (La Mère Ubu rougit et baisse les yeux.) Alors, que l'on m'apporte une autre bête, mais je n'irai pas à pied, cornegidouille !

 

On amène un énorme cheval.

 

PÈRE UBU  

Je vais monter dessus. Oh ! assis plutôt ! car je vais tomber. (Le cheval part.) Ah ! arrêtez ma bête. Grand Dieu, je vais tomber et être mort ! ! !

 

MÈRE UBU  

Il est vraiment imbécile. Ah ! le voilà relevé. Mais il est tombé par terre.

 

PÈRE UBU  

Corne physique, je suis à moitié mort ! Mais c'est égal, je pars en guerre et je tuerai tout le monde. Gare à qui ne marchera pas droit. Ji lon mets dans ma poche avec torsion du nez et des dents et extraction de la langue.

 

MÈRE UBU  

Bonne chance, monsieur Ubu.

 

PÈRE UBU  

J'oubliais de te dire que je te confie la régence.

Mais j'ai sur moi le livre des finances, tant pis pour toi si tu me voles. Je te laisse pour t'aider le Palotin Giron. Adieu, Mère Ubu.

 

MÈRE UBU  

Adieu, Père Ubu. Tue bien le czar.

 

PÈRE UBU  

Pour sûr. Torsion du nez et des dents, extraction de la langue et enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles.

 

L'armée s'éloigne au bruit des fanfares.

 

MÈRE UBU, seule.  

Maintenant, que ce gros pantin est parti, tâchons de faire nos affaires, tuer Bougrelas et nous emparer du trésor.

 

 

 

Acte IV

 

Scène I  

La crypte des anciens rois de Pologne dans la cathédrale de Varsovie.

 

MÈRE UBU  

Où donc est ce trésor ? Aucune dalle ne sonne creux. J'ai pourtant bien compté treize pierres après le tombeau de Ladislas le Grand en allant le long du mur, et il n'y a rien. Il faut qu'on m'ait trompée. Voilà cependant : ici la pierre sonne creux. À l'œuvre, Mère Ubu. Courage, descellons cette pierre. Elle tient bon. Prenons ce bout de croc à finances qui fera encore son office. Voilà ! voilà l'or au milieu des ossements des rois. Dans notre sac, alors, tout ! Eh ! quel est ce bruit ? Dans ces vieilles voûtes y aurait-il encore des vivants ? Non, ce n'est rien, hâtons-nous. Prenons tout. Cet argent sera mieux à la face du jour qu'au milieu des tombeaux des anciens princes. Remettons la pierre. Eh quoi ! toujours ce bruit.

 

Ma présence en ces lieux me cause une étrange frayeur. Je prendrai le reste de cet or une autre fois, je reviendrai demain.

 

UNE VOIX, sortant du tombeau de Jean Sigismond.  

Jamais, Mère Ubu !

 

La Mère Ubu se sauve affolée emportant l'or volé par la porte secrète.

 

 

 

Scène II

La place de Varsovie. Bougrelas et ses Partisans, Peuple et Soldats. Puis Gardes, Mère Ubu, le Palotin Giron.

 

BOUGRELAS

En avant, mes amis ! Vive Venceslas et la Pologne ! le vieux gredin de Père Ubu est parti, il ne reste plus que la sorcière de Mère Ubu avec son Palotin. Je m'offre à marcher à votre tète et à rétablir la race de mes pères.

 

TOUS  

Vive Bougrelas !

 

BOUGRELAS  

Et nous supprimerons tous les impôts établis par l'affreux Père Ubu.

 

TOUS  

Hurrah ! en avant ! Courons au palais et massacrons cette engeance.

 

BOUGRELAS

Eh ! voilà la mère Ubu qui sort avec ses gardes sur le perron !

 

MÈRE UBU

Que voulez-vous, messieurs ? Ah ! c'est Bougrelas.

 

La foule lance des pierres.

 

PREMIER GARDE  

Tous les carreaux sont cassés.

 

DEUXIÈME GARDE  

Saint Georges, me voilà assommé.

 

TROISIÈME GARDE  

Cornebleu, je meurs.

 

BOUGRELAS  

Lancez des pierres, mes amis.

 

LE PALOTIN GIRON  

Hon ! C'est ainsi !

 

Il dégaine et se précipite faisant un carnage épouvantable.

 

BOUGRELAS  

À nous deux ! Défends-toi, lâche pistolet.

 

Ils se battent.

 

GIRON  

Je suis mort !

 

BOUGRELAS  

Victoire, mes amis ! Sus à la Mère Ubu !

 

On entend des trompettes.

 

BOUGRELAS  

Ah ! voilà les Nobles qui arrivent. Courons, attrapons la mauvaise harpie !

 

TOUS  

En attendant que nous étranglions le vieux bandit !

 

La Mère Ubu se sauve poursuivie par tous les Polonais. Coups de fusil et grêle de pierres.

 

 

 

Scène III  

L'armée polonaise en marche dans l'Ukraine.

 

PÈRE UBU

Cornebleu, jambedieu, tête de vache ! nous allons périr, car nous mourons de soif et sommes fatigué. Sire Soldat, ayez l'obligeance de porter notre casque à finances, et vous, sire Lancier, chargez-vous du ciseau à merdre et du bâton à physique pour soulager notre personne, car, je le répète, nous sommes fatigué.

 

Les soldats obéissent.

 

PILE  

Hon ! Monsieuye ! il est étonnant que les Russes n'apparaissent point.

 

PÈRE UBU  

Il est regrettable que l'état de nos finances ne nous permette pas d'avoir une voiture à notre taille ; car, par crainte de démolir notre monture, nous avons fait tout le chemin à pied, traînant notre cheval par la bride. Mais quand nous serons de retour en Pologne, nous imaginerons, au moyen de notre science en physique et aidé des lumières de nos conseillers, une voiture à vent pour transporter toute l'armée.

 

COTICE  

Voilà Nicolas Rensky qui se précipite.

 

PÈRE UBU  

Et qu'a-t-il, ce garçon !

 

RENSKY  

Tout est perdu, Sire, les Polonais sont révoltés, Giron est tué et la mère Ubu est en fuite dans les montagnes.

 

PÈRE UBU  

Oiseau de nuit, bête de malheur, hibou à guêtres ! Où as-tu péché ces sornettes ? En voilà d'une autre ! Et qui a fait ça ? Bougrelas, je parie. D'où viens-tu ?

 

RENSKY  

De Varsovie, noble seigneur.

 

PÈRE UBU  

Garçon de ma merdre, si je t'en croyais je ferais rebrousser chemin à toute l'armée. Mais, seigneur garçon, il y a sur tes épaules plus de plumes que de cervelle et tu as rêvé des sottises. Va aux avant-postes, mon garçon, les Russes ne sont pas loin et nous aurons bientôt à estocader de nos armes, tant à merdre qu'à phynances et à physique.

 

LE GÉNÉRAL LASCY

Père Ubu, ne voyez-vous pas dans la plaine les Russes ?

 

PÈRE UBU  

C'est vrai, les Russes ! Me voilà joli. Si encore il y avait moyen de s'en aller, mais pas du tout, nous sommes sur une hauteur et nous serons en butte à tous les coups.

 

L'ARMÉE  

Les Russes ! L'ennemi !

 

PÈRE UBU  

Allons, messieurs, prenons nos dispositions pour la bataille. Nous allons rester sur la colline et ne commettrons point la sottise de descendre en bas. Je me tiendrai au milieu comme une citadelle vivante et vous autres graviterez autour de moi. J'ai à vous recommander de mettre dans les fusils autant de balles qu'ils en pourront tenir, car 8 balles peuvent tuer 8 Russes et c'est autant que je n'aurai pas sur le dos. Nous mettrons les fantassins à pied au bas de la colline pour recevoir les Russes et les tuer un peu, les cavaliers derrière pour se jeter dans la confusion, et l'artillerie autour du moulin à vent ici présent pour tirer dans le tas. Quant à nous, nous nous tiendrons dans le moulin à vent et tirerons avec le pistolet à phynances par la fenêtre, en travers de la porte nous placerons le bâton à physique, et si quelqu'un essaye d'entrer, gare au croc à merdre ! ! !

 

OFFICIERS  

Vos ordres, Sire Ubu, seront exécutés.

 

PÈRE UBU  

Eh ! cela va bien, nous serons vainqueurs. Quelle heure est-il ?

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

Onze heures du matin.

 

PÈRE UBU  

Alors, nous allons dîner, car les Russes n'attaqueront pas avant midi. Dites aux soldats, seigneur Général, de faire leurs besoins et d'entonner la Chanson à Finances.

 

Lascy s'en va.

 

SOLDATS et PALOTINS  

Vive le Père Ubu, notre grand Financier ! Ting, ting, ting ; ting, ting, ting ; ting, ting, tating !

 

PÈRE UBU  

Ô les braves gens, je les adore. (Un boulet russe arrive et casse l'aile du moulin.) Ah ! j'ai peur, Sire Dieu, je suis mort ! et cependant non, je n'ai rien.

 

 

 

Scène IV  

Les mêmes, un Capitaine puis l'Armée Russe

 

UN CAPITAINE, arrivant.

Sire Ubu, les Russes attaquent.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, après, que veux-tu que j'y fasse ? ce n'est pas moi qui le leur ai dit. Cependant, Messieurs des Finances, préparons-nous au combat.

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

Un second boulet.

 

PÈRE UBU  

Ah ! je n'y tiens plus. Ici il pleut du plomb et du fer et nous pourrions endommager notre précieuse personne. Descendons. 

 

Tous descendent au pas de course. La bataille vient de s'engager. Ils disparaissent dans des torrents de fumée au pied de la colline.

 

UN RUSSE, frappant.  

Pour Dieu et le Czar !

 

RENSKY  

Ah ! je suis mort.

 

PÈRE UBU  

En avant ! Ah, toi, Monsieur, que je t'attrape, car tu m'as fait mal, entends-tu ! sac à vin ! avec ton flingot qui ne part pas.

 

LE RUSSE  

Ah ! voyez-vous ça.

 

Il lui tire un coup de revolver.

 

PÈRE UBU  

Ah ! Oh ! Je suis blessé, je suis troué, je suis perforé, je suis administré, je suis enterré. Oh, mais tout de même Ah ! je le tiens. (Il le déchire.) Tiens ! recommenceras-tu, maintenant !

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

En avant, poussons vigoureusement, passons le fossé, la victoire est à nous.

 

PÈRE UBU

Tu crois ? Jusqu'ici je sens sur mon front plus de bosses que de lauriers.

 

CAVALIERS RUSSES  

Hurrah ! Place au Czar !

 

Le Czar arrive accompagné de Bordure déguisé.

 

UN POLONAIS

Ah ! Seigneur ! Sauve qui peut, voilà le Czar !

 

UN AUTRE  

Ah ! mon Dieu ! il passe le fossé.

 

UN AUTRE  

Pif ! Paf ! en voilà quatre d'assommés par ce grand bougre de lieutenant.

 

BORDURE  

Ah ! vous n'avez pas fini, vous autres ! Tiens, Jean Sobiesky, voilà ton compte. (Il l'assomme.) À d'autres, maintenant !

 

Il fait un massacre de Polonais.

 

PÈRE UBU  

En avant, mes amis ! Attrapez ce bélître ! En compote les Moscovites ! La victoire est à nous. Vive l'Aigle Rouge !

 

TOUS

En avant ! Hurrah ! Jambedieu ! Attrapez le grand bougre.

 

BORDURE  

Par saint Georges, je suis tombé.

 

PÈRE UBU, le reconnaissant.  

Ah ! c'est toi, Bordure ! Ah ! mon ami. Nous sommes bien heureux ainsi que toute la compagnie de te retrouver. Je vais te faire cuire à petit feu. Messieurs des Finances, allumez du feu. Oh ! Ah ! Oh ! Je suis mort. C'est au moins un coup de canon que j'ai reçu. Ah ! mon Dieu, pardonnez-moi mes péchés. Oui, c'est bien un coup de canon, 

 

BORDURE  

C'est un coup de pistolet chargé à poudre.

 

PÈRE UBU

Ah ! tu te moques de moi ! Encore ! À la pôche !

 

Il se rue sur lui et le déchire.

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

Père Ubu, nous avançons partout.

 

PÈRE UBU

Je le vois bien, je n'en peux plus, je suis criblé de coups de pied, je voudrais m'asseoir par terre. Oh ! ma bouteille.

 

LE GÉNÉRAL LASCY

Allez prendre celle du Czar, Père Ubu.

 

PÈRE UBU  

Eh ! j'y vais de ce pas. Allons ! sabre à merdre, fais ton office, et toi, croc à finances, ne reste pas en arrière. Que le bâton à physique travaille d'une généreuse émulation et partage avec le

petit bout de bois l'honneur de massacrer, creuser et exploiter l'Empereur moscovite. En avant, Monsieur notre cheval à finances !

 

Il se rue sur le Czar.

 

UN OFFICIER RUSSE

En garde, Majesté !

 

PÈRE UBU  

Tiens, toi ! Oh ! aïe ! Ah ! mais tout de même. Ah ! monsieur, pardon, laissez-moi tranquille. Oh ! mais, je n'ai pas fait exprès !

 

Il se sauve. Le Czar le poursuit.

 

PÈRE UBU  

Sainte Vierge, cet enragé me poursuit ! Qu'ai-je fait, grand Dieu ! Ah ! bon, il y a encore le fossé à repasser. Ah ! je le sens derrière moi et le fossé devant ! Courage, fermons les yeux.

 

Il saute le fossé. Le Czar y tombe.

 

LE CZAR  

Bon, je suis dedans.

 

POLONAIS  

Hurrah ! le Czar est à bas !

 

PÈRE UBU  

Ah ! j'ose à peine me retourner ! Il est dedans. Ah ! c'est bien fait et on tape dessus. Allons, Polonais, allez-y à tour de bras, il a bon dos le misérable ! Moi je n'ose pas le regarder ! Et cependant notre prédiction s'est complètement réalisée, le bâton à physique a fait merveilles et nul doute que je ne l'eusse complètement tué si une inexplicable terreur n'était venue combattre et annuler en nous les effets de notre courage. Mais nous avons dû soudainement tourner casaque, et nous n'avons dû notre salut qu'à notre habileté comme cavalier ainsi qu'à la solidité des jarrets de notre cheval à finances, dont la rapidité n'a d'égale que la stabilité et dont la légèreté fait la célébrité, ainsi qu'à la profondeur du fossé qui s'est trouvé fort à propos sous les pas de l'ennemi de nous l'ici présent Maître des Phynances. Tout ceci est fort beau, mais personne ne m'écoute. Allons ! bon, ça recommence !

 

Les Dragons russes font une charge et délivrent le Czar.

 

LE GÉNÉRAL LASCY  

Cette fois, c'est la débandade.

 

PÈRE UBU  

Ah ! voici l'occasion de se tirer des pieds. Or donc, Messieurs les Polonais, en avant ! ou plutôt, en arrière !

 

POLONAIS  

Sauve qui peut !

 

PÈRE UBU  

Allons ! en route. Quel tas de gens, quelle fuite, quelle multitude, comment me tirer de ce gâchis ?

 

(Il est bousculé.) Ah ! mais toi ! fais attention, ou tu vas expérimenter la bouillante valeur du Maître des Finances. Ah ! il est parti, sauvons-nous et vivement pendant que Lascy ne nous voit pas.

 

Il sort, ensuite on voit passer le Czar et l'Armée russe poursuivant les Polonais.

 

 

 

Scène V

Une caverne en Lithuanie. Il neige. Père Ubu, Pile, Cotice.

 

PÈRE UBU  

Ah ! le chien de temps, il gèle à pierre à fendre et la personne du Maître des Finances s'en trouve fort endommagée.

 

PILE  

Hon ! Monsieuye Ubu, êtes-vous remis de votre terreur et de votre fuite ?

 

PÈRE UBU  

Oui ! je n'ai plus peur, mais j'ai encore la fuite.

 

COTICE, à part.  

Quel pourceau.

 

PÈRE UBU  

Eh ! sire Cotice, votre oneille, comment va-t-elle ?

 

COTICE  

Aussi bien, Monsieuye, qu'elle peut aller tout en allant très mal. Par conséiquent de quoye, le plomb la penche vers la terre et je n'ai pu extraire la balle.

 

PÈRE UBU  

Tiens, c'est bien fait ! Toi, aussi, tu voulais toujours taper les autres. Moi j'ai déployé la plus grande valeur, et sans m'exposer j'ai massacré quatre ennemis de ma propre main, sans compter tous ceux qui étaient déjà morts et que nous avons achevés.

 

COTICE 

Savez-vous, Pile, ce qu'est devenu le petit Rensky ?

 

PILE  

Il a reçu une balle dans la tête.

 

PÈRE UBU  

Ainsi que le coquelicot et le pissenlit à la fleur de leur âge sont fauchés par l'impitoyable faux de l'impitoyable faucheur qui fauche impitoyablement leur pitoyable binette, – ainsi le petit Rensky a fait le coquelicot ; il s'est fort bien battu cependant, mais aussi il y avait trop de Russes.

 

PILE ET COTICE

Hon, Monsieuye !

 

UN ECHO  

Hhrron !

 

PILE  

Qu'est-ce ? Armons-nous de nos lumelles.

 

PÈRE UBU   

Ah, non ! par exemple, encore des Russes, je parie ! J'en ai assez ! et puis c'est bien simple, s'ils m'attrapent ji lon fous à la poche.

 

 

 

Scène VI

Les mêmes, entre un Ours

 

COTICE  

Hon, Monsieuye des Finances !

 

PÈRE UBU  

Oh ! tiens, regardez donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.

 

PILE  

Prenez garde ! Ah ! quel énorme ours mes cartouches !

 

PÈRE UBU  

Un ours ! Ah ! l'atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c'est Cotice qu'il attrape. Ah ! je respire.

 

L'Ours se jette sur Cotice. Pile l'attaque à coups de couteau. Ubu se réfugie sur un rocher.

 

COTICE  

À moi, Pile ! à moi ! au secours, Monsieuye Ubu !

 

PÈRE UBU  

Bernique ! Débrouille-toi, mon ami ; pour le moment, nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d'être mangé.

 

PILE  

Je l'ai, je le tiens.

 

COTICE  

Ferme, ami, il commence à me lâcher.

 

PÈRE UBU

Sanctificetur nomen tuum.

 

COTICE  

Lâche bougre !

 

PILE  

Ah ! il me mord ! O Seigneur, sauvez-nous, je suis mort.

 

PÈRE UBU  

Fiat volontas tua.

 

COTICE  

Ah ! j'ai réussi à le blesser.

 

PILE  

Hurrah ! il perd son sang.

 

Au milieu des cris des Palotins, l'Ours beugle de douleur et Ubu continue à marmotter.

 

COTICE

Tiens-le ferme, que j'attrape mon coup-de-poing explosif.

 

PÈRE UBU  

Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.

 

PILE  

L'as-tu enfin, je n'en peux plus.

 

PÈRE UBU  

Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.

 

COTICE  

Ah ! je l'ai.

 

Une explosion retentit et l'Ours tombe mort.

 

PILE ET COTICE  

Victoire !

 

PÈRE UBU  

Sed libera nos a malo. Amen. Enfin, est-il bien mort ? Puis-je descendre de mon rocher ?

 

PILE, avec mépris.  

Tant que vous voudrez.

 

PÈRE UBU, descendant.  

Vous pouvez vous flatter que si vous êtes encore vivants et si vous foulez encore la neige de Lithuanie, vous le devez à la vertu magnanime du Maître des Finances, qui s'est évertué, échiné et égosillé à débiter des patenôtres pour votre salut, et qui a manié avec autant de courage le glaive spirituel de la prière que vous avez manié avec adresse le temporel de l'ici présent Palotin Cotice coup-de-poing explosif. Nous avons même poussé plus loin notre dévouement, car nous n'avons pas hésité à monter sur un rocher fort haut pour que nos prières aient moins loin à arriver au ciel.

 

PILE  

Révoltante bourrique.

 

PÈRE UBU  

Voici une grosse bête. Grâce à moi, vous avez de quoi souper. Quel ventre, messieurs ! Les Grecs y auraient été plus à l'aise que dans le cheval de bois, et peu s'en est fallu, chers amis, que nous n'ayons pu aller vérifier de nos propres yeux sa capacité intérieure.

 

PILE  

Je meurs de faim. Que manger ?

 

COTICE

L'ours !

 

PÈRE UBU  

Eh ! pauvres gens, allez-vous le manger tout cru ? Nous n'avons rien pour faire du feu.

 

PILE  

N'avons-nous pas nos pierres à fusil ?

 

PÈRE UBU  

Tiens, c'est vrai. Et puis il me semble que voilà non loin d'ici un petit bois où il doit y avoir des branches sèches. Va en chercher, Sire Cotice.

 

Cotice s'éloigne à travers la neige.

 

PILE  

Et maintenant, Sire Ubu, allez dépecer l'ours.

 

PÈRE UBU  

Oh non ! Il n'est peut-être pas mort. Tandis que toi, qui es déjà à moitié mangé et mordu de toutes parts, c'est tout à fait dans ton rôle. Je vais allumer du feu en attendant qu'il apporte du bois.

 

Pile commence à dépecer l'ours.

 

PÈRE UBU  

Oh, prends garde ! il a bougé.

 

PILE  

Mais, Sire Ubu, il est déjà tout froid.

 

PÈRE UBU  

C'est dommage, il aurait mieux valu le manger chaud. Ceci va procurer une indigestion au Maître des Finances.

 

PILE, à part.  

C'est révoltant. (Haut.) Aidez-nous un peu, Monsieur Ubu, je ne puis faire toute la besogne.

 

PÈRE UBU  

Non, je ne veux rien faire, moi ! Je suis fatigué, bien sûr !

 

COTICE, rentrant.  

Quelle neige, mes amis, on se dirait en Castille ou au pôle Nord. La nuit commence à tomber. Dans une heure il fera noir. Hâtons-nous pour voir encore clair.

 

PÈRE UBU  

Oui, entends-tu, Pile ? hâte-toi. Hâtez-vous tous les deux ! Embrochez la bête, cuisez la bête, j'ai faim, moi !

 

PILE

Ah, c'est trop fort, à la fin ! Il faudra travailler ou bien tu n'auras rien, entends-tu, goinfre !

 

PÈRE UBU  

Oh ! ça m'est égal, j'aime autant le manger tout cru, c'est vous qui serez bien attrapés. Et puis j'ai sommeil, moi !

 

COTICE  

Que voulez-vous, Pile ? Faisons le dîner tout seuls. Il n'en aura pas, voilà tout. Ou bien on pourra lui donner les os.

 

PILE  

C'est bien. Ah, voilà le feu qui flambe.

 

PÈRE UBU

Oh ! c'est bon ça, il fait chaud maintenant. Mais je vois des Russes partout. Quelle fuite, grand Dieu ! Ah !

 

Il tombe endormi.

 

COTICE  

Je voudrais savoir si ce que disait Rensky est vrai, si la Mère Ubu est vraiment détrônée. Ça n'aurait rien d'impossible.

 

PILE  

Finissons de faire le souper.

 

COTICE  

Non, nous avons à parler de choses plus importantes. Je pense qu'il serait bon de nous enquérir de la véracité de ces nouvelles.

 

PILE  

C'est vrai, faut-il abandonner le Père Ubu ou rester avec lui ?

 

COTICE  

La nuit porte conseil. Dormons, nous verrons demain ce qu'il faut faire.

 

PILE  

Non, il vaut mieux profiter de la nuit pour nous en aller.

 

COTICE  

Partons, alors.

 

Ils partent.

 

 

 

Scène VII

 

PÈRE UBU parle en dormant.

Ah ! Sire Dragon russe, faites attention, ne tirez pas par ici, il y a du monde. Ah ! Voilà Bordure, qu'il est mauvais, on dirait un ours. Et Bougrelas qui vient sur moi ! L'ours, l'ours ! Ah ! le voilà à bas ! qu'il est dur, grand Dieu ! Je ne veux rien faire, moi ! Vat'en, Bougrelas ! Entends-tu, drôle ? Voilà Rensky maintenant, et le Czar ! Oh ! ils vont me battre. Et la Rbue. où as-tu pris tout cet or ? Tu m'as pris mon or, misérable, tu as été farfouiller dans mon tombeau qui est dans la cathédrale de Varsovie, près de la Lune. Je suis mort depuis longtemps, moi, c'est Bougrelas qui m'a tué et je suis enterré à Varsovie près de Vladislas le Grand, et aussi à Cracovie près de Jean Sigismond, et aussi à Thorn dans la casemate avec Bordure ! Le voilà encore. Mais va-t'en, maudit ours. Tu ressembles à Bordure. Entends-tu, bête de Satan ? Non, il n'entend pas, les Salopins lui ont coupé les oneilles. Décervelez, tudez, coupez les oneilles, arrachez la finance et buvez jusqu'à la mort, c'est la vie des Salopins, c'est le bonheur du Maître des Finances.

 

Il se tait et dort.

 

 

 

Acte V

 

Scène I

Il fait nuit. Le Père Ubu dort. Entre la Mère Ubu sans le voir. L'obscurité est complète.

 

MÈRE UBU  

Enfin, me voilà à l'abri. Je suis seule ici, ce n'est pas dommage, mais quelle course effrénée traverser toute la Pologne en quatre jours ! Tous les malheurs m'ont assaillie à la fois. Aussitôt partie cette grosse bourrique, je vais à la crypte m'enrichir. Bientôt après je manque d'être lapidée par ce Bougrelas et ces enragés. Je perds mon cavalier le Palotin Giron qui était si amoureux de mes attraits qu'il se pâmait d'aise en me voyant, et même, m'a-t-on assuré, en ne me voyant pas, ce qui est le comble de la tendresse Il se serait fait couper en deux pour moi, le pauvre garçon. La preuve, c'est qu'il a été coupé en quatre par Bougrelas. Pif paf pan ! Ah ! je pense mourir. Ensuite donc je prends la fuite, poursuivie par la foule en fureur. Je quitte le palais, j'arrive à la Vistule, tous les ponts étaient gardés. Je passe le fleuve à la nage, espérant ainsi lasser mes persécuteurs. De tous côtés la noblesse se rassemble et me poursuit. Je manque mille fois périr, étouffée dans un cercle de Polonais acharnés à me perdre. Enfin je trompai leur fureur, et après quatre jours de courses dans la neige de ce qui fut mon royaume j'arrive me réfugier ici. Je n'ai ni bu ni mangé ces quatre jours, Bougrelas me serrait de près… Enfin me voilà sauvée. Ah ! je suis morte de fatigue et de froid. Mais je voudrais bien savoir ce qu'est devenu mon gros polichinelle, je veux dire mon très respectable époux. Lui en ai-je pris, de la finance. Lui en ai-je volé, des rixdales. Lui en ai-je tiré, des carottes. Et son cheval à finances qui mourait de faim : il ne voyait pas souvent d'avoine, le pauvre diable. Ah ! la bonne histoire. Mais hélas ! j'ai perdu mon trésor ! Il est à Varsovie, ira le chercher qui voudra.

 

PÈRE UBU, commençant à se réveiller.  

Attrapez la Mère Ubu, coupez les oneilles !

 

MÈRE UBU  

Ah ! Dieu ! Où suis-je ? Je perds la tête. Ah ! non, Seigneur !

 

Grâce au ciel j'entrevoi Monsieur le Père Ubu qui dort auprès de moi.

 

Faisons la gentille. Eh bien, mon gros bonhomme, as-tu bien dormi ?

 

PÈRE UBU  

Fort mal ! Il était bien dur cet ours ! Combat des voraces contre les coriaces, mais les voraces ont complètement mangé et dévoré les coriaces, comme vous le verrez quand il fera jour entendez-vous, nobles Palotins !

 

MÈRE UBU

Qu'est-ce qu'il bafouille ? Il est encore plus bête que quand il est parti. À qui en, a-t-il ?

 

PÈRE UBU  

Cotice, Pile, répondez-moi, sac à merdre ! Où êtes-vous ? Ah ! j'ai peur. Mais enfin on a parlé. Qui a parlé ? Ce n'est pas l'ours, je suppose. Merdre ! Où sont mes allumettes ? Ah ! je les ai perdues à la bataille.

 

MÈRE UBU, à part.  

Profitons de la situation et de la nuit, simulons une apparition surnaturelle et faisons-lui promettre de nous pardonner nos larcins.

 

PÈRE UBU  

Mais, par saint Antoine ! on parle. Jambedieu ! Je veux être pendu !

 

MÈRE UBU, grossissant sa voix.  

Oui, monsieur Ubu, on parle, en effet, et la trompette de l'archange qui doit tirer les morts de la cendre et de la poussière finale ne parlerait pas autrement ! Écoutez cette voix sévère. C'est celle de saint Gabriel qui ne peut donner que de bons conseils.

 

PÈRE UBU  

Oh ! ça, en effet !

 

MÈRE UBU  

Ne m'interrompez pas ou je me tais et c'en sera fait de votre giborgne !

 

PÈRE UBU  

Ah ! ma gidouille ! Je me tais, je ne dis plus mot. Continuez, madame l'Apparition !

 

MÈRE UBU  

Nous disions, monsieur Ubu, que vous étiez un gros bonhomme !

 

PÈRE UBU  

Très gros, en effet, ceci est juste.

 

MÈRE UBU  

Taisez-vous, de par Dieu !

 

PÈRE UBU  

Oh ! les anges ne jurent pas !

 

MÈRE UBU, à part.  

Merdre ! (Continuant.) Vous êtes marié, Monsieur Ubu.

 

PÈRE UBU  

Parfaitement, à la dernière des chipies !

 

MÈRE UBU

Vous voulez dire que c'est une femme charmante.

 

PÈRE UBU  

Une horreur. Elle a des griffes partout, on ne sait par où la prendre.

 

MÈRE UBU  

Il faut la prendre par la douceur, sire Ubu, et si vous la prenez ainsi vous verrez qu'elle est au moins l'égale de la Vénus de Capoue.

 

PÈRE UBU

Qui dites-vous qui a des poux ?

 

MÈRE UBU  

Vous n'écoutez pas, monsieur Ubu ; prêtez-nous une oreille plus attentive. (À part.) Mais hâtons-nous, le jour va se lever. – Monsieur Ubu, votre femme est adorable et délicieuse, elle n'a pas un seul défaut.

 

PÈRE UBU  

Vous vous trompez, il n'y a pas un défaut qu'elle ne possède.

 

MÈRE UBU  

Silence donc ! Votre femme ne vous fait pas d'infidélités !

 

PÈRE UBU  

Je voudrais bien voir qui pourrait être amoureux d'elle. C'est une harpie !

 

MÈRE UBU  

Elle ne boit pas !

 

PÈRE UBU  

Depuis que j'ai pris la clé de la cave. Avant, à sept heures du matin elle était ronde et elle se parfumait à l'eau-de-vie. Maintenant qu'elle se parfume à l'héliotrope elle ne sent pas plus mauvais. Ça m'est égal. Mais maintenant il n'y a plus que moi à être rond !

 

MÈRE UBU  

Sot personnage ! – Votre femme ne vous prend pas votre or.

 

PÈRE UBU  

Non, c'est drôle !

 

MÈRE UBU  

Elle ne détourne pas un sou !

 

PÈRE UBU  

Témoin monsieur notre noble et infortuné cheval à Phynances, qui, n'étant pas nourri depuis trois mois, a dû faire la campagne entière traîné par la bride à travers l'Ukraine. Aussi est-il mort à la tâche, la pauvre bête !

 

MÈRE UBU  

Tout ceci sont des mensonges, votre femme est un modèle et vous quel monstre vous faites !

 

PÈRE UBU  

Tout ceci sont des vérités, ma femme est une coquine et vous quelle andouille vous faites !

 

MÈRE UBU  

Prenez garde, Père Ubu.

 

PÈRE UBU

Ah ! c'est vrai, j'oubliais à qui je parlais. Non, je n'ai pas dit ça !

 

MÈRE UBU

Vous avez tué Venceslas.

 

PÈRE UBU  

Ce n'est pas ma faute, moi, bien sûr. C'est la Mère Ubu qui a voulu.

 

MÈRE UBU  

Vous avez fait mourir Boleslas et Ladislas.

 

PÈRE UBU  

Tant pis pour eux ! Ils voulaient me taper !

 

MÈRE UBU

Vous n'avez pas tenu votre promesse envers Bordure et plus tard vous l'avez tué.

 

PÈRE UBU  

J'aime mieux que ce soit moi que lui qui règne en Lithuanie. Pour le moment ça n'est ni l'un ni l'autre. Ainsi vous voyez que ça n'est pas moi.

 

MÈRE UBU  

Vous n'avez qu'une manière de vous faire pardonner tous vos méfaits.

 

PÈRE UBU

Laquelle ? Je suis tout disposé à devenir un saint homme, je veux être évêque et voir mon nom sur le calendrier.

 

MÈRE UBU  

Il faut pardonner à la Mère Ubu d'avoir détourné un peu d'argent.

 

PÈRE UBU  

Eh bien, voilà ! Je lui pardonnerai quand elle m'aura rendu tout, qu'elle aura été bien rossée, et qu'elle aura ressuscité mon cheval à finances.

 

MÈRE UBU

Il en est toqué de son cheval ! Ah ! je suis perdue, le jour se lève.

 

PÈRE UBU 

Mais enfin je suis content de savoir maintenant assurément que ma chère épouse me volait. Je le sais maintenant de source sûre. Omnis a Deo scientia, ce qui veut dire : Omnis, toute ; a Deo, science ; scientia, vient de Dieu. Voilà l'explication du phénomène. Mais madame l'Apparition ne dit plus rien. Que ne puis-je lui offrir de quoi se réconforter. Ce qu'elle disait était très amusant. Tiens, mais il fait jour ! Ah ! Seigneur, de par mon cheval à finances, c'est la Mère Ubu !

 

MÈRE UBU, effrontément.  

Ça n'est pas vrai, je vais vous excommunier.

 

PÈRE UBU  

Ah ! charogne !

 

MÈRE UBU  

Quelle impiété.

 

PÈRE UBU  

Ah ! c'est trop fort. Je vois bien que c'est toi, sotte chipie ! Pourquoi diable es-tu ici ?

 

MÈRE UBU  

Giron est mort et les Polonais m'ont chassée.

 

PÈRE UBU  

Et moi, ce sont les Russes qui m'ont chassé: les beaux esprits se rencontrent.

 

MÈRE UBU  

Dis donc qu'un bel esprit a rencontré une bourrique !

 

PÈRE UBU  

Ah ! eh bien, il va rencontrer un palmipède maintenant.

 

Il lui jette l'ours.

 

MÈRE UBU, tombant accablée sous le poids de l'ours.  

Ah ! grand Dieu ! Quelle horreur ! Ah ! je meurs ! J'étouffe ! il me mord ! Il m'avale ! il me digère !

 

PÈRE UBU  

Il est mort ! grotesque. Oh ! mais, au fait, peut-être que non ! Ah ! Seigneur ! non, il n'est pas mort, sauvons-nous. (Remontant sur son rocher.) Pater noster qui es…

 

MÈRE UBU, se débarrassant.  

Tiens ! où est-il ?

 

PÈRE UBU  

Ah ! Seigneur ! la voilà encore ! Sotte créature, il n'y a donc pas moyen de se débarrasser d'elle. Est-il mort, cet ours ?

 

MÈRE UBU  

Eh oui, sotte bourrique, il est déjà tout froid. Comment est-il venu ici ?

 

PÈRE UBU, confus.  

Je ne sais pas. Ah ! si, je sais ! Il a voulu manger Pile et Cotice et moi je l'ai tué d'un coup de Pater Noster.

 

MÈRE UBU  

Pile, Cotice, Pater Noster. Qu'est-ce que c'est que ça ? il est fou, ma finance !

 

PÈRE UBU  

C'est très exact ce que je dis ! Et toi tu es idiote, ma giborgne !

 

MÈRE UBU  

Raconte-moi ta campagne, Père Ubu.

 

PÈRE UBU  

Oh ! dame, non ! C'est trop long. Tout ce que je sais, c'est que malgré mon incontestable vaillance tout le monde m'a battu.

 

MÈRE UBU  

Comment, même les Polonais ?

 

PÈRE UBU  

Ils criaient : Vivent Venceslas et Bougrelas.

 

J'ai cru qu'on voulait m'écarteler. Oh ! les enragés ! Et puis ils ont tué Rensky !

 

MÈRE UBU  

Ça m'est bien égal ! Tu sais que Bougrelas a tué le Palotin Giron !

 

PÈRE UBU  

Ça m'est bien égal ! Et puis ils ont tué le pauvre Lascy !

 

MÈRE UBU  

Ça m'est bien égal !

 

PÈRE UBU  

Oh ! mais tout de même, arrive ici, charogne !

 

Mets-toi à genoux devant ton maître (il l'empoigne et la jette à genoux), tu vas subir le dernier supplice.

 

MÈRE UBU  

Ho, ho, monsieur Ubu !

 

PÈRE UBU  

Oh ! oh ! oh ! après, as-tu fini ? Moi je commence torsion du nez, arrachement des cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oneilles, extraction de la cervelle par les talons, lacération du postérieur, suppression partielle ou même totale de la moelle épinière (si au moins ça pouvait lui ôter les épines du caractère), sans oublier l'ouverture de la vessie natatoire et finalement la grande décollation renouvelée de saint Jean-Baptiste, le tout tiré des très saintes Écritures, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, mis en ordre, corrigé et perfectionné par l'ici présent Maître des Finances ! Ça te va-t-il, andouille ?

 

Il la déchire.

 

MÈRE UBU  

Grâce, monsieur Ubu !

 

Grand bruit à l'entrée de la caverne.

 

 

 

Scène II  

Les mêmes, Bougrelas se ruant dans la caverne avec ses soldats

 

BOUGRELAS

En avant, mes amis ! Vive la Pologne !

 

PÈRE UBU  

Oh ! oh ! attends un peu, monsieur le Polognard. Attends que j'en aie fini avec madame ma moitié !

 

BOUGRELAS, le frappant.  

Tiens, lâche, gueux, sacripant, mécréant, musulman !

 

PÈRE UBU, ripostant.  

Tiens ! Polognard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, communard !

 

MÈRE UBU, le battant aussi.  

Tiens, capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon !

 

Les Soldats se ruent sur les Ubs, qui se défendent de leur mieux.

 

PÈRE UBU  

Dieux ! quels renfoncements !

 

MÈRE UBU 

On a des pieds, messieurs les Polonais.

 

PÈRE UBU  

De par ma chandelle verte, ça va-t-il finir, à la fin de la fin ? Encore un ! Ah ! si j'avais ici mon cheval à phynances !

 

BOUGRELAS

Tapez, tapez toujours.

 

VOIX AU DEHORS  

Vive le Père Ubé, notre grand financier !

 

PÈRE UBU  

Ah ! les voilà. Hurrah ! Voilà les Pères Ubus. En avant, arrivez, on a besoin de vous, messieurs des Finances !

 

Entrent les Palotins, qui se jettent dans la mêlée.

 

COTICE  

À la porte les Polonais !

 

PILE  

Hon ! nous nous revoyons, Monsieuye des Finances. En avant, poussez vigoureusement, gagnez la porte, une fois dehors il n'y aura plus qu'à se sauver.

 

PÈRE UBU

Oh ! ça, c'est mon plus fort. Ô comme il tape.

 

BOUGRELAS  

Dieu ! je suis blessé.

 

STANISLAS LECZINSKI  

Ce n'est rien, Sire.

 

BOUGRELAS  

Non, je suis seulement étourdi.

 

JEAN SOBIESKI  

Tapez, tapez toujours, ils gagnent la porte, les gueux.

 

COTICE  

On approche, suivez le monde. Par conséiquent de quoye, je vois le ciel.

 

PILE  

Courage, sire Ubu.

 

PÈRE UBU 

Ah ! j'en fais dans ma culotte. En avant, cornegidouille ! Tudez, saignez, écorchez, massacrez, corne d'Ubu ! Ah ! ça diminue !

 

COTICE  

Il n'y en a plus que deux à garder la porte.

 

PÈRE UBU, les assommant à coups d'ours.  

Et d'un, et de deux ! Ouf ! me voilà dehors ! Sauvons-nous ! suivez, les autres, et vivement !

 

 

 

Scène III  

La scène représente la province de Livonie couverte de neige. Les Ubu et leur suite en fuite.

 

PÈRE UBU  

Ah ! je crois qu'ils ont renoncé à nous attraper.

 

MÈRE UBU  

Oui, Bougrelas est allé se faire couronner.

 

PÈRE UBU  

Je ne la lui envie pas, sa couronne.

 

MÈRE UBU  

Tu as bien raison, Père Ubu.

 

Ils disparaissent dans le lointain.

 

 

 

Scène IV  

Le pont d'un navire courant au plus près sur la Baltique. Sur le pont le Père Ubu et toute sa bande.

 

LE COMMANDANT

Ah ! quelle belle brise.

 

PÈRE UBU  

Il est de fait que nous filons avec une rapidité qui tient du prodige. Nous devons faire au moins un million de nœuds à l'heure, et ces nœuds ont ceci de bon qu'une fois faits ils ne se défont pas. Il est vrai que nous avons vent arrière.

 

PILE  

Quel triste imbécile.

 

Une risée arrive, le navire couche et blanchit la mer.

 

PÈRE UBU  

Oh ! Ah ! Dieu ! nous voilà chavirés. Mais il va tout de travers, il va tomber ton bateau.

 

LE COMMANDANT  

Tout le monde sous le vent, bordez la misaine !

 

PÈRE UBU  

Ah ! mais non, par exemple ! Ne vous mettez pas tous du même côté ! C'est imprudent ça. Et supposez que le vent vienne à changer de côté tout le monde irait au fond de l'eau et les poissons nous mangeront.

 

LE COMMANDANT  

N'arrivez pas, serrez près et plein !

 

PÈRE UBU  

Si ! Si ! Arrivez. Je suis pressé, moi ! Arrivez, entendez-vous ! C'est ta faute, brute de capitaine, si nous n'arrivons pas. Nous devrions être arrivés. Oh ! oh, mais je vais commander, moi, alors ! Pare à virer ! À Dieu vat. Mouillez, virez vent devant, virez vent arrière. Hissez les voiles, serrez les voiles, la barre dessus, la barre dessous, la barre à côté. Vous voyez, ça va très bien. Venez en travers à la lame et alors ce sera parfait.

 

Tous se tordent, la brise fraîchit.

 

LE COMMANDANT  

Amenez le grand foc, prenez un ris aux huniers !

 

PÈRE UBU  

Ceci n'est pas mal, c'est même bon ! Entendez-vous, monsieur l'Équipage ? amenez le grand coq et allez faire un tour dans les pruniers.

 

Plusieurs agonisent de rire. Une lame embarque.

 

PÈRE UBU  

Oh ! quel déluge ! Ceci est un effet des manœuvres que nous avons ordonnées.

 

MÈRE UBU ET PILE  

Délicieuse chose que la navigation.

 

Deuxième lame embarque.

 

PILE, inondé.  

Méfiez-vous de Satan et de ses pompes.

 

PÈRE UBU  

Sire garçon, apportez-nous à boire.

 

Tous s'installent à boire.

 

MÈRE UBU  

Ah ! quel délice de revoir bientôt la douce France, nos vieux amis et notre château de Mondragon !

 

PÈRE UBU  

Eh ! nous y serons bientôt. Nous arrivons à l'instant sous le château d'Elseneur.

 

PILE  

Je me sens ragaillardi à l'idée de revoir ma chère Espagne.

 

COTICE  

Oui, et nous éblouirons nos compatriotes des récits de nos aventures merveilleuses.

 

PÈRE UBU  

Oh ! ça, évidemment ! Et moi je me ferai nommer Maître des Finances à Paris.

 

MÈRE UBU  

C'est cela ! Ah ! quelle secousse !

 

COTICE  

Ce n'est rien, nous venons de doubler la pointe d'Elseneur.

 

PILE

Et maintenant notre noble navire s'élance à toute vitesse sur les sombres lames de la mer du Nord.

 

PÈRE UBU  

Mer farouche et inhospitalière qui baigne le pays appelé Germanie, ainsi nommé parce que les habitants de ce pays sont tous cousins germains.

 

MÈRE UBU  

Voilà ce que j'appelle de l'érudition. On dit ce pays fort beau.

 

PÈRE UBU

Ah ! messieurs ! si beau qu'il soit il ne vaut pas la Pologne. S'il n'y avait pas de Pologne il n'y aurait pas de Polonais !

 

Et maintenant, comme vous avez bien écouté et vous êtes tenus tranquilles, on va vous chanter

 

LA CHANSON DU DÉCERVELAGE

 

Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste, 

Dans la ru' du Champ d' Mars, d' la paroiss' de Toussaints.

Mon épouse exerçait la profession d' modiste, 

Et nous n'avions jamais manqué de rien.

 

Quand le dimanche s'annonçait sans nuage, 

Nous exhibions nos beaux accoutrements

Et nous allions voir le décervelage

Ru' d' l'Echaudé, passer un bon moment.

 

Voyez, voyez la machin' tourner, 

Voyez, voyez la cervelle sauter, 

Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

 

Nos deux marmots chéris, barbouillés d' confitures, 

Brandissant avec joi' des poupins en papier, 

Avec nous s'installaient sur le haut d' la voiture

Et nous roulions gaîment vers l'Echaudé.

 

On s' précipite en foule à la barrière, 

On s' fich' des coups pour être au premier rang ;

Moi je m' mettais toujours sur un tas d' pierres

Pour pas salir mes godillots dans l' sang.

 

Voyez, voyez la machin' tourner,

 Voyez, voyez la cervelle sauter, 

Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

 

Bientôt ma femme et moi nous somm's tout blancs d' cervelle, 

Les marmots en boulottent et tous nous trépignons 

En voyant l' Palotin qui brandit sa lumelle, 

Et les blessur's et les numéros d' plomb.

 

Soudain j' perçois dans l' coin, près d' la machine, 

La gueul' d'un bonz' qui n' m' revient qu'à moitié.

Mon vieux, que j' dis, je reconnais ta bobine,

 Tu m'as volé, c'est pas moi qui t' plaindrai.

 

Voyez, voyez la machin' tourner, 

Voyez, voyez la cervelle sauter, 

oyez, voyez les Rentiers trembler ;

(CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

 

Soudain j' me sens tirer la manch' par mon épouse : 

Espèc' d'andouill', qu'ell' m' dit, v'là l' moment d'te montrer :

Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d' bouse, 

V'là l' Palotin qu'a just' le dos tourné. 

 

En entendant ce raisonn' ment superbe, 

J'attrap' sus l' coup mon courage à deux mains :

J' flanque au Rentier une gigantesque merdre

Qui s'aplatit sur l' nez du Palotin.

 

Voyez, voyez la machin' tourner, 

Voyez, voyez la cervelle sauter, 

Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

 

Aussitôt suis lancé par-dessus la barrière, 

Par la foule en fureur je me vois bousculé

Et j' suis précipité la tête la première

Dans l'grand trou noir d'ous qu'on n' revient jamais.

 

 

Voilà c' que c'est qu' d'aller s' prom' ner l' dimanche

Rue d' l'Echaudé pour voir décerveler, 

Marcher l' Pinc'-Porc ou bien l' Démanch'-Comanche, 

On part vivant et l'on revient tudé.

 

Voyez, voyez la machin' tourner, 

Voyez, voyez la cervell' sauter, 

Voyez, voyez les Rentiers trembler ; (

CHOEUR) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

 

 

 

FIN

Rideau, merdre !

 

Mise en scène de Jean-Christophe Averty, 1965

 

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— Septembre 2004 —

 

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6 juin 2013

Une descente dans le Maelström, Edgar Allan Poe

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Cette nouvelle fait partie du recueil "Histoires extraordinaires"

 

Une descente dans le Maelström

Traduction Charles Baudelaire

 

 

Les voies de Dieu, dans la nature comme dans l’ordre de la Providence, ne sont point nos voies ; et les types que nous concevons n’ont aucune mesure commune avec la vastitude, la profondeur et l’incompréhensibilité de ses œuvres, qui contiennent en elles un abîme plus profond que le puits de Démocrite.

JOSEPH GLANVILL.

 

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                        Nous avions atteint le sommet du rocher le plus élevé. Le vieil homme, pendant quelques minutes, sembla trop épuisé pour parler.

– Il n’y a pas encore bien longtemps, – dit-il à la fin – je vous aurais guidé par ici aussi bien que le plus jeune de mes fils. Mais, il y a trois ans, il m’est arrivé une aventure plus extraordinaire que n’en essuya jamais un être mortel ou du moins telle que jamais homme n’y a survécu pour la raconter, et les six mortelles heures que j’ai endurées m’ont brisé le corps et l’âme. Vous me croyez très vieux, mais je ne le suis pas. Il a suffi du quart d’une journée pour blanchir ces cheveux noirs comme du jais, affaiblir mes membres et détendre mes nerfs au point de trembler après le moindre effort et d’être effrayé par une ombre. Savez-vous bien que je puis à peine, sans attraper le vertige, regarder par-dessus ce petit promontoire.

 

Le petit promontoire sur le bord duquel il s’était si négligemment jeté pour se reposer, de façon que la partie la plus pesante de son corps surplombait, et qu’il n’était garanti d’une chute que par le point d’appui que prenait son coude sur l’arête extrême et glissante, le petit promontoire s’élevait à quinze ou seize cents pieds environ d’un chaos de rochers situés au-dessous de nous, – immense précipice de granit luisant et noir.

Pour rien au monde je n’aurais voulu me hasarder à six pieds du bord. Véritablement, j’étais si profondément agité par la situation périlleuse de mon compagnon, que je me laissai tomber tout de mon long sur le sol, m’accrochant à quelques arbustes voisins, n’osant pas même lever les yeux vers le ciel. Je m’efforçais en vain de me débarrasser de l’idée que la fureur du vent mettait en danger la base même de la montagne. Il me fallut du temps pour me raisonner et trouver le courage de me mettre sur mon séant et de regarder au loin dans l’espace.

 

– Il vous faut prendre le dessus sur ces lubies-là, me dit le guide, car je vous ai amené ici pour vous faire voir à loisir le théâtre de l’événement dont je parlais tout à l’heure, et pour vous raconter toute l’histoire avec la scène même sous vos yeux.

 

« Nous sommes maintenant, reprit-il avec cette manière minutieuse qui le caractérisait, nous sommes maintenant sur la côte même de Norvège, au 68ème degré de latitude, dans la grande province de Nortland et dans le lugubre district de Lofoden. La montagne dont nous occupons le sommet est Helseggen, la Nuageuse. Maintenant, levez-vous un peu ; accrochez-vous au gazon, si vous sentez venir le vertige, – c’est cela, – et regardez au-delà de cette ceinture de vapeurs qui cache la mer à nos pieds.

 

Je regardai vertigineusement, et je vis une vaste étendue de mer, dont la couleur d’encre me rappela tout d’abord le tableau du géographe Nubien et sa Mer des Ténèbres. C’était un panorama plus effroyablement désolé qu’il n’est donné à une imagination humaine de le concevoir. À droite et à gauche, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, s’allongeaient, comme les remparts du monde, les lignes d’une falaise horriblement noire et surplombante, dont le caractère sombre était puissamment renforcé par le ressac qui montait jusque sur sa crête blanche et lugubre, hurlant et mugissant éternellement. Juste en face du promontoire sur le sommet duquel nous étions placés, à une distance de cinq ou six milles en mer, on apercevait une île qui avait l’air désert, ou plutôt on la devinait au moutonnement énorme des brisants dont elle était enveloppée. À deux milles environ plus près de la terre, se dressait un autre îlot plus petit, horriblement pierreux et stérile, et entouré de groupes interrompus de roches noires.

 

L’aspect de l’Océan, dans l’étendue comprise entre le rivage et l’île la plus éloignée, avait quelque chose d’extraordinaire. En ce moment même, il soufflait du côté de la terre une si forte brise, qu’un brick, tout au large, était à la cape avec deux ris dans sa toile et que sa coque disparaissait quelquefois tout entière ; et pourtant il n’y avait rien qui ressemblât à une houle régulière, mais seulement, et en dépit du vent, un clapotement d’eau, bref, vif et tracassé dans tous les sens ; – très peu d’écume, excepté dans le voisinage immédiat des rochers.

 

– L’île que vous voyez là-bas, reprit le vieil homme, est appelée par les Norvégiens Vurrgh. Celle qui est à moitié chemin est Moskoe. Celle qui est à un mille au nord est Ambaaren. Là-bas sont Islesen, Hotholm, Keildhelm, Suarven et Buckholm. Plus loin, – entre Moskoe et Vurrgh, – Otterholm, Flimen, Sandflesen et Stockholm. Tels sont les vrais noms de ces endroits ; mais pourquoi ai-je jugé nécessaire de vous les nommer, je n’en sais rien, je n’y puis rien comprendre, – pas plus que vous. – Entendez-vous quelque chose ? Voyez-vous quelque changement sur l’eau ?

 

Nous étions depuis dix minutes environ au haut de Helseggen, où nous étions montés en partant de l’intérieur de Lofoden, de sorte que nous n’avions pu apercevoir la mer que lorsqu’elle nous avait apparu tout d’un coup du sommet le plus élevé. Pendant que le vieil homme parlait, j’eus la perception d’un bruit très fort et qui allait croissant, comme le mugissement d’un immense troupeau de buffles dans une prairie d’Amérique ; et, au moment même, je vis ce que les marins appellent le caractère clapoteux de la mer se changer rapidement en un courant qui se faisait vers l’est. Pendant que je regardais, ce courant prit une prodigieuse rapidité. Chaque instant ajoutait à sa vitesse, – à son impétuosité déréglée. En cinq minutes, toute la mer, jusqu’à Vurrgh, fut fouettée par une indomptable furie ; mais c’était entre Moskoe et la côte que dominait principalement le vacarme. Là, le vaste lit des eaux, sillonné et couturé par mille courants contraires, éclatait soudainement en convulsions frénétiques, – haletant, bouillonnant, sifflant, pirouettant en gigantesques et innombrables tourbillons, et tournoyant et se ruant tout entier vers l’est avec une rapidité qui ne se manifeste que dans des chutes d’eau précipitées.

 

Au bout de quelques minutes, le tableau subit un autre changement radical. La surface générale devint un peu plus unie, et les tourbillons disparurent un à un, pendant que de prodigieuses bandes d’écume apparurent là où je n’en avais vu aucune jusqu’alors. Ces bandes, à la longue, s’étendirent à une grande distance, et, se combinant entre elles, elles adoptèrent le mouvement giratoire des tourbillons apaisés et semblèrent former le germe d’un vortex plus vaste. Soudainement, très soudainement, celui-ci apparut et prit une existence distincte et définie, dans un cercle de plus d’un mille de diamètre. Le bord du tourbillon était marqué par une large ceinture d’écume lumineuse ; mais pas une parcelle ne glissait dans la gueule du terrible entonnoir, dont l’intérieur, aussi loin que l’œil pouvait y plonger, était fait d’un mur liquide, poli, brillant et d’un noir de jais, faisant avec l’horizon un angle de 45 degrés environ, tournant sur lui-même sous l’influence d’un mouvement étourdissant, et projetant dans les airs une voix effrayante, moitié cri, moitié rugissement, telle que la puissante cataracte du Niagara elle-même, dans ses convulsions, n’en a jamais envoyé de pareille vers le ciel.

 

La montagne tremblait dans sa base même, et le roc remuait. Je me jetai à plat ventre, et, dans un excès d’agitation nerveuse, je m’accrochai au maigre gazon.

– Ceci, dis-je enfin au vieillard, ne peut pas être autre chose que le grand tourbillon du Maelström.

– On l’appelle quelquefois ainsi, dit-il ; mais nous autres Norvégiens, nous le nommons le Moskoe-Strom, de l’île de Moskoe, qui est située à moitié chemin.

 

Les descriptions ordinaires de ce tourbillon ne m’avaient nullement préparé à ce que je voyais. Celle de Jonas Ramus, qui est peut-être plus détaillée qu’aucune autre ne donne pas la plus légère idée de la magnificence et de l’horreur du tableau, – ni de l’étrange et ravissante sensation de nouveauté qui confond le spectateur. Je ne sais pas précisément de quel point de vue ni à quelle heure l’a vu l’écrivain en question ; mais ce ne peut être ni du sommet de Helseggen, ni pendant une tempête. Il y a néanmoins quelques passages de sa description qui peuvent être cités pour les détails, quoiqu’ils soient très insuffisants pour donner une impression du spectacle.

 

– Entre Lofoden et Moskoe, dit-il, la profondeur de l’eau est de trente-six à quarante brasses ; mais, de l’autre côté, du côté de Ver (il veut dire Vurrgh), cette profondeur diminue au point qu’un navire ne pourrait y chercher un passage sans courir le danger de se déchirer sur les roches, ce qui peut arriver par le temps le plus calme. Quand vient la marée, le courant se jette dans l’espace compris entre Lofoden et Moskoe avec une tumultueuse rapidité ; mais le rugissement de son terrible reflux est à peine égalé par celui des plus hautes et des plus terribles cataractes ; le bruit se fait entendre à plusieurs lieues, et les tourbillons ou tournants creux sont d’une telle étendue et d’une telle profondeur, que, si un navire entre dans la région de son attraction, il est inévitablement absorbé et entraîné au fond, et, là, déchiré en morceaux contre les rochers ; et, quand le courant se relâche, les débris sont rejetés à la surface. Mais ces intervalles de tranquillité n’ont lieu qu’entre le reflux et le flux, par un temps calme, et ne durent qu’un quart d’heure ; puis la violence du courant revient graduellement.

 

« Quand il bouillonne le plus et quand sa force est accrue par une tempête, il est dangereux d’en approcher, même d’un mille norvégien. Des barques, des yachts, des navires ont été entraînés pour n’y avoir pas pris garde avant de se trouver à portée de son attraction. Il arrive assez fréquemment que des baleines viennent trop près du courant et sont maîtrisées par sa violence ; et il est impossible de décrire leurs mugissements et leurs beuglements dans leur inutile effort pour se dégager.

 

« Une fois, un ours, essayant de passer à la nage le détroit entre Lofoden et Moskoe, fut saisi par le courant et emporté au fond ; il rugissait si effroyablement qu’on l’entendait du rivage. De vastes troncs de pins et de sapins, engloutis par le courant, reparaissent brisés et déchirés, au point qu’on dirait qu’il leur a poussé des poils. Cela démontre clairement que le fond est fait de roches pointues sur lesquelles ils ont été roulés çà et là. Ce courant est réglé par le flux et le reflux de la mer, qui a constamment lieu de six en six heures. Dans l’année 1645, le dimanche de la Sexagésime, de fort grand matin, il se précipita avec un tel fracas et une telle impétuosité, que des pierres se détachaient des maisons de la côte…

 

En ce qui concerne la profondeur de l’eau, je ne comprends pas comment on a pu s’en assurer dans la proximité immédiate du tourbillon. Les quarante brasses doivent avoir trait seulement aux parties du canal qui sont tout près du rivage, soit de Moskoe, soit de Lofoden. La profondeur au centre du Moskoe-Strom doit être incommensurablement plus grande, et il suffit, pour en acquérir la certitude, de jeter un coup d’œil oblique dans l’abîme du tourbillon, quand on est sur le sommet le plus élevé de Helseggen. En plongeant mon regard du haut de ce pic dans le Phlégéthon* hurlant, je ne pouvais m’empêcher de sourire de la simplicité avec laquelle le bon Jonas Ramus raconte, comme choses difficiles à croire, ses anecdotes d’ours et de baleines ; car il me semblait que c’était chose évidente de soi que le plus grand vaisseau de ligne possible arrivant dans le rayon de cette mortelle attraction, devait y résister aussi peu qu’une plume à un coup de vent et disparaître tout en grand et tout d’un coup.

 

Les explications qu’on a données du phénomène, – dont quelques-unes, je me le rappelle, me paraissaient suffisamment plausibles à la lecture, – avaient maintenant un aspect très différent et très peu satisfaisant. L’explication généralement reçue est que, comme les trois petits tourbillons des îles Féroë, celui-ci « n’a pas d’autre cause que le choc des vagues montant et retombant, au flux et au reflux, le long d’un banc de roches qui endigue les eaux et les rejette en cataracte ; et qu’ainsi, plus la marée s’élève, plus la chute est profonde, et que le résultat naturel est un tourbillon ou vortex, dont la prodigieuse puissance de succion est suffisamment démontrée par de moindres exemples ». Tels sont les termes de l’Encyclopédie britannique. Kircher et d’autres imaginent qu’au milieu du canal du Maelström est un abîme qui traverse le globe et aboutit dans quelque région très éloignée ; – le golfe de Bothnie a même été désigné une fois un peu légèrement. Cette opinion assez puérile était celle à laquelle, pendant que je contemplais le lieu, mon imagination donnait le plus volontiers son assentiment ; et, comme j’en faisais part au guide, je fus assez surpris de l’entendre me dire que, bien que telle fût l’opinion presque générale des Norvégiens à ce sujet, ce n’était néanmoins pas la sienne. Quant à cette idée, il confessa qu’il était incapable de la comprendre, et je finis par être d’accord avec lui ; car, pour concluante qu’elle soit sur le papier, elle devient absolument inintelligible et absurde à côté du tonnerre de l’abîme.

                                      

 * Un des fleuves des Enfers.

 

– Maintenant que vous avez bien vu le tourbillon, me dit le vieil homme, si vous voulez que nous nous glissions derrière cette roche, sous le vent, de manière qu’elle amortisse le vacarme de l’eau, je vous conterai une histoire qui vous convaincra que je dois en savoir quelque chose, du Moskoe-Strom !

 

Je me plaçai comme il le désirait, et il commença :

 

– Moi et mes deux frères, nous possédions autrefois un semaque gréé en goélette, de soixante et dix tonneaux à peu près, avec lequel nous pêchions habituellement parmi les îles au-delà de Moskoe, près de Vurrgh. Tous les violents remous de mer donnent une bonne pêche, pourvu qu’on s’y prenne en temps opportun et qu’on ait le courage de tenter l’aventure ; mais, parmi tous les hommes de la côte de Lofoden, nous trois seuls, nous faisions notre métier ordinaire d’aller aux îles, comme je vous dis. Les pêcheries ordinaires sont beaucoup plus bas vers le sud. On y peut prendre du poisson à toute heure, sans courir grand risque, et naturellement ces endroits-là sont préférés ; mais les places de choix, par ici, entre les rochers, donnent non seulement le poisson de la plus belle qualité, mais aussi en bien plus grande abondance ; si bien que nous prenions souvent en un seul jour ce que les timides dans le métier n’auraient pas pu attraper tous ensemble en une semaine. En somme, nous faisions de cela une espèce de spéculation désespérée, – le risque de la vie remplaçait le travail, et le courage tenait lieu de capital.

 

« Nous abritions notre semaque dans une anse à cinq milles sur la côte au-dessus de celle-ci ; et c’était notre habitude, par le beau temps, de profiter du répit de quinze minutes pour nous lancer à travers le canal principal du Moskoe-Strom, bien au-dessus du trou, et d’aller jeter l’ancre quelque part dans la proximité d’Otterholm ou de Sandflesen, où les remous ne sont pas aussi violents qu’ailleurs. Là, nous attendions ordinairement, pour lever l’ancre et retourner chez nous, à peu près jusqu’à l’heure de l’apaisement des eaux. Nous ne nous aventurions jamais dans cette expédition sans un bon vent arrière pour aller et revenir, – un vent dont nous pouvions être sûrs pour notre retour, – et nous nous sommes rarement trompés sur ce point. Deux fois, en six ans, nous avons été forcés de passer la nuit à l’ancre par suite d’un calme plat, ce qui est un cas bien rare dans ces parages ; et, une autre fois, nous sommes restés à terre près d’une semaine, affamés jusqu’à la mort, grâce à un coup de vent qui se mit à souffler peu de temps après notre arrivée et rendit le canal trop orageux pour songer à le traverser. Dans cette occasion, nous aurions été entraînés au large en dépit de tout (car les tourbillons nous ballottaient çà et là avec une telle violence, qu’à la fin nous avions chassé sur notre ancre faussée), si nous n’avions dérivé dans un de ces innombrables courants qui se forment, ici aujourd’hui, et demain ailleurs, et qui nous conduisit sous le vent de Flimen, où, par bonheur, nous pûmes mouiller.

 

« Je ne vous dirai pas la vingtième partie des dangers que nous essuyâmes dans les pêcheries, – c’est un mauvais parage, même par le beau temps, – mais nous trouvions toujours moyen de défier le Moskoe-Strom sans accident ; parfois pourtant le cœur me montait aux lèvres quand nous étions d’une minute en avance ou en retard sur l’accalmie. Quelquefois, le vent n’était pas aussi vif que nous l’espérions en mettant à la voile, et alors nous allions moins vite que nous ne l’aurions voulu, pendant que le courant rendait le semaque plus difficile à gouverner.

 

« Mon frère aîné avait un fils âgé de dix-huit ans, et j’avais pour mon compte deux grands garçons. Ils nous eussent été d’un grand secours dans de pareils cas, soit qu’ils eussent pris les avirons, soit qu’ils eussent pêché à l’arrière mais, vraiment, bien que nous consentissions à risquer notre vie, nous n’avions pas le cœur de laisser ces jeunesses affronter le danger ; car, tout bien considéré, c’était un horrible danger, c’est la pure vérité.

 

 « Il y a maintenant trois ans moins quelques jours qu’arriva ce que je vais vous raconter. C’était le 10 juillet 18.., un jour que les gens de ce pays n’oublieront jamais, – car ce fut un jour où souffla la plus horrible tempête qui soit jamais tombée de la calotte des cieux. Cependant, toute la matinée et même fort avant dans l’après-midi, nous avions eu une jolie brise bien faite du sud-ouest, le soleil était superbe, si bien que le plus vieux loup de mer n’aurait pas pu prévoir ce qui allait arriver.

 

« Nous étions passés tous les trois, mes deux frères et moi, à travers les îles à deux heures de l’après-midi environ, et nous eûmes bientôt chargé le semaque de fort beau poisson, qui – nous l’avions remarqué tous trois – était plus abondant ce jour-là que nous ne l’avions jamais vu. Il était juste sept heures à ma montre quand nous levâmes l’ancre pour retourner chez nous, de manière à faire le plus dangereux du Strom dans l’intervalle des eaux tranquilles, que nous savions avoir lieu à huit heures.

 

« Nous partîmes avec une bonne brise à tribord, et, pendant quelque temps, nous filâmes très rondement, sans songer le moins du monde au danger ; car, en réalité, nous ne voyions pas la moindre cause d’appréhension. Tout à coup nous fûmes masqués par une saute de vent qui venait de Helseggen. Cela était tout à fait extraordinaire, – c’était une chose qui ne nous était jamais arrivée – et je commençais à être un peu inquiet, sans savoir exactement pourquoi. Nous fîmes arriver au vent, mais nous ne pûmes jamais fendre les remous, et j’étais sur le point de proposer de retourner au mouillage, quand, regardant à l’arrière, nous vîmes tout l’horizon enveloppé d’un nuage singulier, couleur de cuivre, qui montait avec la plus étonnante vélocité.

 

« En même temps, la brise qui nous avait pris en tête tomba, et, surpris alors par un calme plat, nous dérivâmes à la merci de tous les courants. Mais cet état de choses ne dura pas assez longtemps pour nous donner le temps d’y réfléchir. En moins d’une minute, la tempête était sur nous, – une minute après, le ciel était entièrement chargé, – et il devint soudainement si noir, qu’avec les embruns qui nous sautaient aux yeux nous ne pouvions plus nous voir l’un l’autre à bord.

 

« Vouloir décrire un pareil coup de vent, ce serait folie. Le plus vieux marin de Norvège n’en a jamais essuyé de pareil. Nous avions amené toute la toile avant que le coup de vent nous surprît ; mais, dès la première rafale, nos deux mâts vinrent par-dessus bord, comme s’ils avaient été sciés par le pied, – le grand mât emportant avec lui mon plus jeune frère qui s’y était accroché par prudence.

 

« Notre bateau était bien le plus léger joujou qui eût jamais glissé sur la mer. Il avait un pont effleuré avec une seule petite écoutille à l’avant, et nous avions toujours eu pour habitude de la fermer solidement en traversant le Strom, bonne précaution dans une mer clapoteuse. Mais, dans cette circonstance présente, nous aurions sombré du premier coup, – car, pendant quelques instants, nous fûmes littéralement ensevelis sous l’eau. Comment mon frère aîné échappa-t-il à la mort ? je ne puis le dire, je n’ai jamais pu me l’expliquer. Pour ma part, à peine avais-je lâché la misaine, que je m’étais jeté sur le pont à plat ventre, les pieds contre l’étroit plat-bord de l’avant, et les mains accrochées à un boulon, auprès du pied du mât de misaine. Le pur instinct m’avait fait agir ainsi, c’était indubitablement ce que j’avais de mieux à faire, – car j’étais trop ahuri pour penser.

 

« Pendant quelques minutes, nous fûmes complètement inondés, comme je vous le disais, et, pendant tout ce temps, je retins ma respiration et me cramponnai à l’anneau. Quand je sentis que je ne pouvais pas rester ainsi plus longtemps sans être suffoqué, je me dressai sur mes genoux, tenant toujours bon avec mes mains, et je dégageai ma tête. Alors, notre petit bateau donna de lui-même une secousse, juste comme un chien qui sort de l’eau, et se leva en partie au-dessus de la mer. Je m’efforçais alors de secouer de mon mieux la stupeur qui m’avait envahi et de recouvrer suffisamment mes esprits pour voir ce qu’il y avait à faire, quand je sentis quelqu’un qui me saisissait le bras. C’était mon frère aîné, et mon cœur en sauta de joie, car je le croyais parti par-dessus bord ; – mais, un moment après, toute cette joie se changea en horreur, quand, appliquant sa bouche à mon oreille, il vociféra ce simple mot : Le Moskoe-Strom !

 

« Personne ne saura jamais ce que furent en ce moment mes pensées. Je frissonnai de la tête aux pieds, comme pris du plus violent accès de fièvre. Je comprenais suffisamment ce qu’il entendait par ce seul mot, – je savais bien ce qu’il voulait me faire entendre ! Avec le vent qui nous poussait maintenant, nous étions destinés au tourbillon du Strom, et rien ne pouvait nous sauver !

 

« Vous avez bien compris qu’en traversant le canal de Strom, nous faisions toujours notre route bien au-dessus du tourbillon, même par le temps le plus calme, et encore avions-nous bien soin d’attendre et d’épier le répit de la marée ; mais, maintenant, nous courions droit sur le gouffre lui-même, et avec une pareille tempête ! « À coup sûr, pensai-je, nous y serons juste au moment de l’accalmie, il y a là encore un petit espoir. » Mais, une minute après, je me maudissais d’avoir été assez fou pour rêver d’une espérance quelconque. Je voyais parfaitement que nous étions condamnés, eussions-nous été un vaisseau de je ne sais combien de canons !

 

« En ce moment, la première fureur de la tempête était passée, ou peut-être ne la sentions-nous pas autant parce que nous fuyions devant ; mais, en tout cas, la mer, que le vent avait d’abord maîtrisée, plane et écumeuse, se dressait maintenant en véritables montagnes. Un changement singulier avait eu lieu aussi dans le ciel. Autour de nous, dans toutes les directions, il était toujours noir comme de la poix, mais presque au-dessus de nous il s’était fait une ouverture circulaire, – un ciel clair, – clair comme je ne l’ai jamais vu, – d’un bleu brillant et foncé, – et à travers ce trou resplendissait la pleine lune avec un éclat que je ne lui avais jamais connu. Elle éclairait toutes choses autour de nous avec la plus grande netteté, – mais, grand Dieu ! quelle scène à éclairer !

 

« Je fis un ou deux efforts pour parler à mon frère ; mais le vacarme, sans que je pusse m’expliquer comment, s’était accru à un tel point, que je ne pus lui faire entendre un seul mot, bien que je criasse dans son oreille de toute la force de mes poumons. Tout à coup il secoua la tête, devint pâle comme la mort, et leva un de ses doigts comme pour me dire : Écoute !

 

« D’abord, je ne compris pas ce qu’il voulait dire, – mais bientôt une épouvantable pensée se fit jour en moi. Je tirai ma montre de mon gousset. Elle ne marchait pas. Je regardai le cadran au clair de la lune, et je fondis en larmes en la jetant au loin dans l’Océan. Elle s’était arrêtée à sept heures ! Nous avions laissé passer le répit de la marée, et le tourbillon du Strom était dans sa pleine furie !

 

« Quand un navire est bien construit, proprement équipé et pas trop chargé, les lames, par une grande brise, et quand il est au large, semblent toujours s’échapper de dessous sa quille, – ce qui parait très étrange à un homme de terre, – et ce qu’on appelle, en langage de bord, chevaucher (riding). Cela allait bien, tant que nous grimpions lestement sur la houle ; mais, actuellement, une mer gigantesque venait nous prendre par notre arrière et nous enlevait avec elle, – haut, haut, – comme pour nous pousser jusqu’au ciel. Je n’aurais jamais cru qu’une lame pût monter si haut. Puis nous descendions en faisant une courbe, une glissade, un plongeon, qui me donnait la nausée et le vertige, comme si je tombais en rêve du haut d’une immense montagne. Mais, du haut de la lame, j’avais jeté un rapide coup d’œil autour de moi, – et ce seul coup d’œil avait suffi. Je vis exactement notre position en une seconde. Le tourbillon de Moskoe-Strom était à un quart de mille environ, droit devant nous, mais il ressemblait aussi peu au Moskoe-Strom de tous les jours que ce tourbillon que vous voyez maintenant ressemble à un remous de moulin. Si je n’avais pas su où nous étions et ce que nous avions à attendre, je n’aurais pas reconnu l’endroit. Tel que je le vis, je fermai involontairement les yeux d’horreur ; mes paupières se collèrent comme dans un spasme.

 

« Moins de deux minutes après, nous sentîmes tout à coup la vague s’apaiser, et nous fûmes enveloppés d’écume. Le bateau fit un brusque demi-tour par bâbord, et partit dans cette nouvelle direction comme la foudre. Au même instant, le rugissement de l’eau se perdit dans une espèce de clameur aiguë, – un son tel que vous pouvez le concevoir en imaginant les soupapes de plusieurs milliers de steamers lâchant à la fois leur vapeur. Nous étions alors dans la ceinture moutonneuse qui cercle toujours le tourbillon ; et je croyais naturellement qu’en une seconde nous allions plonger dans le gouffre, au fond duquel nous ne pouvions pas voir distinctement, en raison de la prodigieuse vélocité avec laquelle nous y étions entraînés. Le bateau ne semblait pas plonger dans l’eau, mais la raser, comme une bulle d’air qui voltige sur la surface de la lame. Nous avions le tourbillon à tribord, et à bâbord se dressait le vaste Océan que nous venions de quitter. Il s’élevait comme un mur gigantesque se tordant entre nous et l’horizon.

 

« Cela peut paraître étrange ; mais alors, quand nous fûmes dans la gueule même de l’abîme, je me sentis plus de sang-froid que quand nous en approchions. Ayant fait mon deuil de toute espérance, je fus délivré d’une grande partie de cette terreur qui m’avait d’abord écrasé. Je suppose que c’était le désespoir qui raidissait mes nerfs.

 

« Vous prendrez peut-être cela pour une fanfaronnade, mais ce que je vous dis est la vérité : je commençai à songer quelle magnifique chose c’était de mourir d’une pareille manière, et combien il était sot à moi de m’occuper d’un aussi vulgaire intérêt que ma conservation individuelle, en face d’une si prodigieuse manifestation de la puissance de Dieu. Je crois que je rougis de honte quand cette idée traversa mon esprit. Peu d’instants après, je fus possédé de la plus ardente curiosité relativement au tourbillon lui-même. Je sentis positivement le désir d’explorer ses profondeurs, même au prix du sacrifice que j’allais faire ; mon principal chagrin était de penser que je ne pourrais jamais raconter à mes vieux camarades les mystères que j’allais connaître. C’étaient là, sans doute, de singulières pensées pour occuper l’esprit d’un homme dans une pareille extrémité, – et j’ai souvent eu l’idée depuis lors que les évolutions du bateau autour du gouffre m’avaient un peu étourdi la tête.

 

« Il y eut une autre circonstance qui contribua à me rendre maître de moi-même ; ce fut la complète cessation du vent, qui ne pouvait plus nous atteindre dans notre situation actuelle : – car, comme vous pouvez en juger par vous-même, la ceinture d’écume est considérablement au-dessous du niveau général de l’Océan, et ce dernier nous dominait maintenant comme la crête d’une haute et noire montagne. Si vous ne vous êtes jamais trouvé en mer par une grosse tempête, vous ne pouvez vous faire une idée du trouble d’esprit occasionné par l’action simultanée du vent et des embruns. Cela vous aveugle, vous étourdit, vous étrangle et vous ôte toute faculté d’action ou de réflexion. Mais nous étions maintenant grandement soulagés de tous ces embarras, – comme ces misérables condamnés à mort, à qui on accorde dans leur prison quelques petites faveurs qu’on leur refusait tant que l’arrêt n’était pas prononcé.

 

« Combien de fois fîmes-nous le tour de cette ceinture, il m’est impossible de le dire. Nous courûmes tout autour, pendant une heure à peu près ; nous volions plutôt que nous ne flottions, et nous nous rapprochions toujours de plus en plus du centre du tourbillon, et toujours plus près, toujours plus près de son épouvantable arête intérieure.

 

« Pendant tout ce temps, je n’avais pas lâché le boulon. Mon frère était à l’arrière, se tenant à une petite barrique vide, solidement attachée sous l’échauguette, derrière l’habitacle ; c’était le seul objet du bord qui n’eût pas été balayé quand le coup de temps nous avait surpris.

 

« Comme nous approchions de la margelle de ce puits mouvant, il lâcha le baril et tâcha de saisir l’anneau, que, dans l’agonie de sa terreur, il s’efforçait d’arracher de mes mains, et qui n’était pas assez large pour nous donner sûrement prise à tous deux. Je n’ai jamais éprouvé de douleur plus profonde que quand je le vis tenter une pareille action, – quoique je visse bien qu’alors il était insensé et que la pure frayeur en avait fait un fou furieux.

 

« Néanmoins, je ne cherchai pas à lui disputer la place. Je savais bien qu’il importait fort peu à qui appartiendrait l’anneau ; je lui laissai le boulon, et m’en allai au baril de l’arrière. Il n’y avait pas grande difficulté à opérer cette manœuvre ; car le semaque filait en rond avec assez d’aplomb et assez droit sur sa quille, poussé quelquefois çà et là par les immenses houles et les bouillonnements du tourbillon. À peine m’étais-je arrangé dans ma nouvelle position, que nous donnâmes une violente embardée à tribord, et que nous piquâmes la tête la première dans l’abîme. Je murmurai une rapide prière à Dieu, et je pensai que tout était fini.

 

« Comme je subissais l’effet douloureusement nauséabond de la descente, je m’étais instinctivement cramponné au baril avec plus d’énergie, et j’avais fermé les yeux. Pendant quelque secondes, je n’osai pas les ouvrir, – m’attendant à une destruction instantanée et m’étonnant de ne pas déjà en être aux angoisses suprêmes de l’immersion. Mais les secondes s’écoulaient ; je vivais encore. La sensation de chute avait cessé, et le mouvement du navire ressemblait beaucoup à ce qu’il était déjà, quand nous étions pris dans la ceinture d’écume, à l’exception que maintenant nous donnions davantage de la bande. Je repris courage et regardai une fois encore le tableau.

 

« Jamais je n’oublierai les sensations d’effroi, d’horreur et d’admiration que j’éprouvai en jetant les yeux autour de moi. Le bateau semblait suspendu comme par magie, à mi-chemin de sa chute, sur la surface intérieure d’un entonnoir d’une vaste circonférence, d’une profondeur prodigieuse, et dont les parois, admirablement polies, auraient pu être prises pour de l’ébène, sans l’éblouissante vélocité avec laquelle elles pirouettaient et l’étincelante et horrible clarté qu’elles répercutaient sous les rayons de la pleine lune, qui, de ce trou circulaire que j’ai déjà décrit, ruisselaient en un fleuve d’or et de splendeur le long des murs noirs et pénétraient jusque dans les plus intimes profondeurs de l’abîme.

 

« D’abord, j’étais trop troublé pour observer n’importe quoi avec quelque exactitude. L’explosion générale de cette magnificence terrifique était tout ce que je pouvais voir. Néanmoins, quand je revins un peu à moi, mon regard se dirigea instinctivement vers le fond. Dans cette direction, je pouvais plonger ma vue sans obstacle à cause de la situation de notre semaque qui était suspendu sur la surface inclinée du gouffre ; il courait toujours sur sa quille, c’est-à-dire que son pont formait un plan parallèle à celui de l’eau, qui faisait comme un talus incliné à plus de 45 degrés, de sorte que nous avions l’air de nous soutenir sur notre côté. Je ne pouvais m’empêcher de remarquer, toutefois, que je n’avais guère plus de peine à me retenir des mains et des pieds, dans cette situation, que si nous avions été sur un plan horizontal ; et cela tenait, je suppose, à la vélocité avec laquelle nous tournions.

 

« Les rayons de la lune semblaient chercher le fin fond de l’immense gouffre ; cependant, je ne pouvais rien distinguer nettement, à cause d’un épais brouillard qui enveloppait toutes choses, et sur lequel planait un magnifique arc-en-ciel, semblable à ce pont étroit et vacillant que les musulmans affirment être le seul passage entre le Temps et l’Éternité. Ce brouillard ou cette écume était sans doute occasionné par le conflit des grands murs de l’entonnoir, quand ils se rencontraient et se brisaient au fond ; – quant au hurlement qui montait de ce brouillard vers le ciel, je n’essayerai pas de le décrire.

 

« Notre première glissade dans l’abîme, à partir de la ceinture d’écume, nous avait portés à une grande distance sur la pente ; mais postérieurement notre descente ne s’effectua pas aussi rapidement, à beaucoup près. Nous filions toujours, toujours circulairement, non plus avec un mouvement uniforme, mais avec des élans qui parfois ne nous projetaient qu’à une centaine de yards, et d’autres fois nous faisaient accomplir une évolution complète autour du tourbillon. À chaque tour, nous nous rapprochions du gouffre, lentement, il est vrai, mais d’une manière très sensible.

 

« Je regardai au large sur le vaste désert d’ébène qui nous portait, et je m’aperçus que notre barque n’était pas le seul objet qui fût tombé dans l’étreinte du tourbillon. Au-dessus et au-dessous de nous, on voyait des débris de navires, de gros morceaux de charpente, des troncs d’arbres, ainsi que bon nombre d’articles plus petits, tels que des pièces de mobilier, des malles brisées, des barils et des douves. J’ai déjà décrit la curiosité surnaturelle qui s’était substituée à mes primitives terreurs. Il me sembla qu’elle augmentait à mesure que je me rapprochais de mon épouvantable destinée. Je commençai alors à épier avec un étrange intérêt les nombreux objets qui flottaient en notre compagnie. Il fallait que j’eusse le délire, – car je trouvais même une sorte d’amusement à calculer les vitesses relatives de leur descente vers le tourbillon d’écume.

 

« – Ce sapin, me surpris-je une fois à dire, sera certainement la première chose qui fera le terrible plongeon et qui disparaîtra ; – et je fus fort désappointé de voir qu’un bâtiment de commerce hollandais avait pris les devants et s’était engouffré le premier. À la longue, après avoir fait quelques conjectures de cette nature, et m’être toujours trompé, – ce fait, – le fait de mon invariable mécompte, – me jeta dans un ordre de réflexions qui firent de nouveau trembler mes membres et battre mon cœur encore plus lourdement.

 

« Ce n’était pas une nouvelle terreur qui m’affectait ainsi, mais l’aube d’une espérance bien plus émouvante. Cette espérance surgissait en partie de la mémoire, en partie de l’observation présente. Je me rappelai l’immense variété d’épaves qui jonchaient la côte de Lofoden, et qui avaient toutes été absorbées et revomies par le Moskoe-Strom. Ces articles, pour la plus grande partie, étaient déchirés de la manière la plus extraordinaire, – éraillés, écorchés, au point qu’ils avaient l’air d’être tout garnis de pointes et d’esquilles. – Mais je me rappelais distinctement alors qu’il y en avait quelques-uns qui n’étaient pas défigurés du tout. Je ne pouvais maintenant me rendre compte de cette différence qu’en supposant que les fragments écorchés fussent les seuls qui eussent été complètement absorbés, – les autres étant entrés dans le tourbillon à une période assez avancée de la marée, ou, après y être entrés, étant, pour une raison ou pour une autre, descendus assez lentement pour ne pas atteindre le fond avant le retour du flux ou du reflux, – suivant le cas. Je concevais qu’il était possible, dans les deux cas, qu’ils eussent remonté, en tourbillonnant de nouveau jusqu’au niveau de l’Océan, sans subir le sort de ceux qui avaient été entraînés de meilleure heure ou absorbés plus rapidement.

 

« Je fis aussi trois observations importantes : la première, que, – règle générale, – plus les corps étaient gros, plus leur descente était rapide ; – la seconde, que, deux masses étant données, d’une égale étendue, l’une sphérique et l’autre de n’importe quelle autre forme, la supériorité de vitesse dans la descente était pour la sphère ; - la troisième, que, de deux masses d’un volume égal, l’une cylindrique et l’autre de n’importe quelle autre forme, le cylindre était absorbé le plus lentement.

 

« Depuis ma délivrance, j’ai eu à ce sujet quelques conversations avec un vieux maître d’école du district ; et c’est de lui que j’ai appris l’usage des mots cylindre et sphère. Il m’a expliqué – mais j’ai oublié l’explication – que ce que j’avais observé était la conséquence naturelle de la forme des débris flottants, et il m’a démontré comment un cylindre, tournant dans un tourbillon, présentait plus de résistance à sa succion et était attiré avec plus de difficulté qu’un corps d’une autre forme quelconque et d’un volume égal*.

 

*Archimède, De occidentibus in fluido (E. A. P.)

 

« Il y avait une circonstance saisissante qui donnait une grande force à ces observations, et me rendait anxieux de les vérifier : c’était qu’à chaque révolution nous passions devant un baril ou devant une vergue ou un mât de navire, et que la plupart de ces objets, nageant à notre niveau quand j’avais ouvert les yeux pour la première fois sur les merveilles du tourbillon, étaient maintenant situés bien au-dessus de nous et semblaient n’avoir guère bougé de leur position première.

 

« Je n’hésitai pas plus longtemps sur ce que j’avais à faire. Je résolus de m’attacher avec confiance à la barrique que je tenais toujours embrassée, de larguer le câble qui la retenait à la cage, et de me jeter avec elle à la mer. Je m’efforçai d’attirer par signes l’attention de mon frère sur les barils flottants auprès desquels nous passions, et je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui faire comprendre ce que j’allais tenter. Je crus à la longue qu’il avait deviné mon dessein mais, qu’il l’eût ou ne l’eût pas saisi, il secoua la tête avec désespoir et refusa de quitter sa place près du boulon. Il m’était impossible de m’emparer de lui ; la conjoncture ne permettait pas de délai. Ainsi, avec une amère angoisse, je l’abandonnai à sa destinée ; je m’attachai moi-même à la barrique avec le câble qui l’amarrait à l’échauguette, et, sans hésiter un moment de plus, je me précipitai avec elle dans la mer.

 

« Le résultat fut précisément ce que j’espérais. Comme c’est moi-même qui vous raconte cette histoire, – comme vous voyez que j’ai échappé, – et comme vous connaissez déjà le mode de salut que j’employai et pouvez dès lors prévoir tout ce que j’aurais de plus à vous dire, j’abrégerai mon récit et j’irai droit à la conclusion.

 

« Il s’était écoulé une heure environ depuis que j’avais quitté le bord du semaque, quand, étant descendu à une vaste distance au-dessous de moi, il fit coup sur coup trois ou quatre tours précipités, et, emportant mon frère bien-aimé, piqua de l’avant décidément et pour toujours, dans le chaos d’écume. Le baril auquel j’étais attaché nageait presque à moitié chemin de la distance qui séparait le fond du gouffre de l’endroit où je m’étais précipité par-dessus bord, quand un grand changement eut lieu dans le caractère du tourbillon. La pente des parois du vaste entonnoir se fit de moins en moins escarpée. Les évolutions du tourbillon devinrent graduellement de moins en moins rapides. Peu à peu l’écume et l’arc-en-ciel disparurent, et le fond du gouffre sembla s’élever lentement.

 

« Le ciel était clair, le vent était tombé, et la pleine lune se couchait radieusement à l’ouest, quand je me retrouvai à la surface de l’Océan, juste en vue de la côte de Lofoden, et au-dessus de l’endroit où était naguère le tourbillon du Moskoe-Strom. C’était l’heure de l’accalmie, – mais la mer se soulevait toujours en vagues énormes par suite de la tempête. Je fus porté violemment dans le canal du Strom et jeté en quelques minutes à la côte, parmi les pêcheries. Un bateau me repêcha, – épuisé de fatigue ; – et, maintenant que le danger avait disparu, le souvenir de ces horreurs m’avait rendu muet. Ceux qui me tirèrent à bord étaient mes vieux camarades de mer et mes compagnons de chaque jour, – mais ils ne me reconnaissaient pas plus qu’ils n’auraient reconnu un voyageur revenu du monde des esprits. Mes cheveux, qui la veille étaient d’un noir de corbeau, étaient aussi blancs que vous les voyez maintenant.

Ils dirent aussi que toute l’expression de ma physionomie était changée. Je leur contai mon histoire, – ils ne voulurent pas y croire. – Je vous la raconte, à vous, maintenant, et j’ose à peine espérer que vous y ajouterez plus de foi que les plaisants pêcheurs de Lofoden. »

 

 

FIN

 

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6 juin 2013

Un coeur simple, Gustave Flaubert

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 Parfois publiée séparément, cette nouvelle est issue du recueil "Trois contes"

 

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                   Pour être mince, ce texte n'en représente pas moins la manifestation du sommet de l'art de Flaubert et même, comme beaucoup le disent : un des sommets de la littérature.

L'histoire de Félicité est mince, et ce n'est pas elle qui attirera l'attention, mais plutôt les mots. Ce modeste ouvrage, un des plus appréciés et des plus connus des amateurs de littérature, peut être en quelque sorte vu comme l'aboutissement obsessionnel de Flaubert, qui rêvait d'écrire un roman "qui n'aurait presque pas de sujet, ou du moins dont le sujet serait presque invisible" selon ses propres mots. Traduisons par un roman "tout en littérature".

Autant dire qu'une lecture attentive s'impose, ainsi que de nombreuses lectures pour apprécier toute la saveur littéraire de cette nouvelle exemplaire.

(Dont Fabrice Luchini fait grand cas).

JCP

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I

                      PENDANT un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité.

Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, — qui cependant n’était pas une personne agréable.

Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors, elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à 5.000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles.

Cette maison, revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle où Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s’alignaient huit chaises d’acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta, — et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin.

Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de « Madame », très grande, tendue d’un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de « Monsieur » en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l’on voyait deux couchettes d’enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d’un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d’étude ; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d’une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d’Audran, souvenirs d’un temps meilleur et d’un luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, — un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.

Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique.  

 

 

II

ELLE avait eu, comme une autre, son histoire d’amour. Son père, un maçon, s’était tué en tombant d’un échafaudage. Puis sa mère mourut, ses sœurs se dispersèrent, un fermier la recueillit, et l’employa toute petite à garder les vaches dans la campagne. Elle grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l’eau des mares, à propos de rien était battue, et finalement fut chassée pour un vol de trente sols, qu’elle n’avait pas commis. Elle entra dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient.

Un soir du mois d’août (elle avait alors dix-huit ans), ils l’entraînèrent à l’assemblée de Colleville. Tout de suite, elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d’or, cette masse de monde sautant à la fois. Elle se tenait à l’écart modestement, quand un jeune homme d’apparence cossue et qui fumait sa pipe les deux coudes sur le timon d’un banneau, vint l’inviter à la danse. Il lui paya du cidre, du café, de la galette, un foulard, et, s’imaginant qu’elle le devinait, offrit de la reconduire. Au bord d’un champ d’avoine, il la renversa brutalement. Elle eut peur et se mit à crier. Il s’éloigna.

Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser un grand chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant les roues elle reconnut Théodore.

Il l’aborda d’un air tranquille, disant qu’il fallait tout pardonner, puisque c’était « la faute de la boisson ».

Elle ne sut que répondre et avait envie de s’enfuir.

Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que maintenant ils se trouvaient voisins. — Ah ! dit-elle. Il ajouta qu’on désirait l’établir. Du reste il n’était pas pressé, et attendait une femme à son goût. Elle baissa la tête. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c’était mal de se moquer. — Mais non, je vous jure ! Et du bras gauche il lui entoura la taille. Elle marchait soutenue par son étreinte ; ils se ralentirent. Le vent était mou, les étoiles brillaient, l’énorme charretée de foin oscillait devant eux ; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite. Il l’embrassa encore une fois. Elle disparut dans l’ombre.

Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous.

Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous un arbre isolé. Elle n’était pas innocente à la manière des demoiselles, — les animaux l’avaient instruite ; — mais la raison et l’instinct de l’honneur l’empêchèrent de faillir. Cette résistance exaspéra l’amour de Théodore, si bien que pour le satisfaire (ou naïvement peut-être) il proposa de l’épouser. Elle hésitait à le croire. Il fit de grands serments.

Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux : ses parents, l’année dernière, lui avaient acheté un homme (1) ; mais d’un jour à l’autre on pouvait le reprendre ; l’idée de servir l’effrayait. Cette couardise fut pour Félicité une preuve de tendresse ; la sienne en redoubla. Elle s’échappait la nuit, et parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait avec ses inquiétudes et ses instances.

 

(1)   Afin d’effectuer le service militaire à sa place, pratique courante alors.

 

Enfin, il annonça qu’il irait lui-même à la Préfecture prendre des informations, et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et minuit.

Le moment arrivé, elle courut vers l’amoureux.

À sa place, elle trouva un de ses amis.

Il lui apprit qu’elle ne devait plus le revoir. Pour se garantir de la conscription, Théodore avait épousé une vieille femme très riche, Mme Lehoussais, de Toucques.

Ce fut un chagrin désordonné. Elle se jeta par terre, poussa des cris, appela le bon Dieu et gémit toute seule dans la campagne jusqu’au soleil levant. Puis, elle revint à la ferme, déclara son intention d’en partir ; et, au bout du mois, ayant reçu ses comptes, elle enferma tout son petit bagage dans un mouchoir, et se rendit à Pont-l’Évêque.

Devant l’auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve, et qui précisément cherchait une cuisinière. La jeune fille ne savait pas grand-chose, mais paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu d’exigences que Madame Aubain finit par dire :

— Soit, je vous accepte ! 

Félicité, un quart d’heure après, était installée chez elle.

D’abord, elle y vécut dans une sorte de tremblement, que lui causaient « le genre de la maison » et le souvenir de « Monsieur », planant sur tout ! Paul et Virginie, l’un âgé de sept ans, l’autre de quatre à peine, lui semblaient formés d’une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval ; et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse.

Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparait d’avance les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze.

Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l’allée étalait par terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d’un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d’agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps après, — c’était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d’éperons.

Tous les deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Félicité invariablement déjouait leurs astuces ; et ils s’en allaient pleins de considération pour elle.

À des époques indéterminées, Mme Aubain recevait la visite du marquis de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule et qui vivait à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait toujours à l’heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles. Malgré ses efforts pour paraître gentilhomme jusqu’à soulever son chapeau chaque fois qu’il disait : « Feu mon père », l’habitude l’entraînant, il se versait à boire coup sur coup, et lâchait des gaillardises. Félicité le poussait dehors poliment : — Vous en avez assez, M. de Gremanville ! À une autre fois ! Et elle refermait la porte.

Elle l’ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sa cravate blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu lui produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes extraordinaires.

Comme il gérait les propriétés de « Madame », il s’enfermait avec elle pendant des heures dans le cabinet de « Monsieur », et craignait toujours de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des prétentions au latin.

Pour instruire les enfants d’une manière agréable, il leur fit cadeau d’une géographie en estampes. Elles représentaient différentes scènes du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant une demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu’on harponnait, etc. Paul donna l’explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute son éducation littéraire.

Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la Mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa botte.

Quand le temps était clair, on s’en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses.

La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise.

Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était le seul reste d’une habitation de plaisance maintenant disparue. Le papier de la muraille, en lambeaux, tremblait aux courants d’air. Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs ; les enfants n’osaient plus parler. — Mais jouez donc ! disait-elle. Ils décampaient.

Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les grosses futailles qui résonnaient comme des tambours.

Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des bluets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons brodés.

Un soir d’automne, on s’en retourna par les herbages. La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques. Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles. — « Ne craignez rien ! » dit Félicité ; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l’échine celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autres l’imitèrent. Mais quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir.  — Non ! non ! moins vite ! Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par-derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! Félicité se retourna et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l’herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut-bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l’aveuglaient, tandis qu’elle criait : — Dépêchez-vous ! dépêchez-vous !

Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint.

Le taureau avait acculé Félicité contre une clairevoie ; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l’éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s’arrêta.

Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l’Évêque. Félicité n’en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu’elle eût rien fait d’héroïque.

Virginie l’occupait exclusivement ; — car elle eut, à la suite de son effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart, le docteur, conseilla les bains de mer de Trouville.

Dans ce temps-là, ils n’étaient pas fréquentés. Mme Aubain prit des renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs, comme pour un long voyage.

Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le lendemain, il amena deux chevaux dont l’un avait une selle de femme, munie d’un dossier de velours ; et sur la croupe du second un manteau roulé formait une manière de siège. Mme Aubain y monta, derrière lui. Félicité se chargea de Virginie, et Paul enfourcha l’âne de M. Lechaptois, prêté sous la condition d’en avoir grand soin.

La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux heures. Les chevaux enfonçaient jusqu’aux paturons dans la boue, et faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches ; ou bien ils butaient contre les ornières ; d’autre fois, il leur fallait sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s’arrêtait tout à coup. Il attendait patiemment qu’elle se remît en marche ; et il parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec un haussement d’épaules : — En voilà une, Mme Lehoussais, qui au lieu de prendre un jeune homme… Félicité n’entendit pas le reste ; les chevaux trottaient, l’âne galopait ; tous enfilèrent un sentier, une barrière tourna, deux garçons parurent, et l’on descendit devant le purin, sur le seuil même de la porte.

La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner, où il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l’eau-de-vie, accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure santé, à Mademoiselle devenue « magnifique », à M. Paul singulièrement « forci », sans oublier leurs grands-parents défunts, que les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d’ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortes d’ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d’étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons ; une seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n’eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu ; et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégaux d’épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant la charreterie tombait en ruine. Mme Aubain dit qu’elle aviserait et commanda de reharnacher les bêtes.

On fut encore une demi-heure avant d’atteindre Trouville. La petite caravane mit pied à terre pour passer les Écores ; c’était une falaise surplombant des bateaux ; et trois minutes plus tard, au bout du quai, on entra dans la cour de l’Agneau d’or, chez la mère David.

Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du changement d’air et de l’action des bains. Elle les prenait en chemise, à défaut d’un costume ; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de douanier qui servait aux baigneurs.

L’après-midi, on s’en allait avec l’âne au-delà des Roches-Noires, du côté d’Hennequeville. Le sentier, d’abord montait entre des terrains vallonnés comme la pelouse d’un parc, puis arrivait sur un plateau où alternaient des pâturages et des champs en labour. À la lisière du chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient ; çà et là, un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses branches.

Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, Le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu’on entendait à peine son murmure ; des moineaux cachés pépiaient, et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela. Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de couture ; Virginie près d’elle tressait des joncs ; Félicité sarclait des fleurs de lavande ; Paul, qui s’ennuyait, voulait partir.

D’autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient des coquilles. La marée basse laissait à découvert des oursins, des godefiches, des méduses ; et les enfants couraient, pour saisir des flocons d’écume que le vent emportait. Les flots endormis, en tombant sur le sable se déroulaient le long de la grève ; elle s’étendait à perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes la séparant du Marais, large prairie en forme d’hippodrome. Quand ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait s’épanouir dans un désordre gai.

Les jours qu’il faisait trop chaud ils ne sortaient pas de leur chambre. L’éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des choses. Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et une brise lourde apportait la senteur du goudron.

Le principal divertissement était le retour des barques. Dès qu’elles avaient franchi les balises, elles commençaient à louvoyer. Leurs voiles descendaient aux deux tiers des mâts ; et, la misaine gonflée comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement des vagues, jusqu’au milieu du port, où l’ancre tout à coup tombait. Ensuite le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient pardessus le bordage des poissons palpitants ; une file de charrettes les attendait, et des femmes en bonnet de coton s’élançaient pour prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes.

Une d’elles un jour aborda Félicité, qui peu de temps après entra dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait trouvé une sœur ; et Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa poitrine, de la main droite un autre enfant. À sa gauche un petit mousse les poings sur les hanches et le béret sur l’oreille.

Au bout d’un quart d’heure, Mme Aubain la congédia. 

On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les promenades que l’on faisait. Le mari ne se montrait pas.

Félicité se prit d’affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des chemises, un fourneau ; évidemment ils l’exploitaient. Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d’ailleurs n’aimait pas les familiarités du neveu, — car il tutoyait son fils ; — et, comme Virginie toussait et que la saison n’était plus bonne, elle revint à Pont-l’Évêque.

M. Bourais l’éclaira sur le choix d’un collège. Celui de Caen passait pour le meilleur. Paul y fut envoyé ; et fit bravement ses adieux, satisfait d’aller vivre dans une maison où il aurait des camarades.

Mme Aubain se résigna à l’éloignement de son fils, parce qu’il était indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicité regrettait son tapage. Mais une occupation vint la distraire. À partir de Noël, elle mena tous les jours la petite fille au catéchisme.  

 

 

III

QUAND elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s’avançait sous la haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme Aubain, s’asseyait, et promenait ses yeux autour d’elle.

Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient les stalles du chœur ; le curé se tenait debout près du lutrin ; sur un vitrail de l’abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge ; un autre la montrait à genoux devant l’Enfant-Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentait saint Michel terrassant le dragon.

Le prêtre fit d’abord un abrégé de l’Histoire Sainte. Elle croyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées ; et elle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l’avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres sur le fumier d’une étable ? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l’Évangile se trouvaient dans sa vie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l’Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit.

Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n’était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d’autres fois un souffle. C’est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses ; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l’église.

Quant aux dogmes, elle n’y comprenait rien, ne tâcha même pas de comprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait par s’endormir ; et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en s’en allant claquer leurs sabots sur les dalles.

Ce fut de cette manière, à force de l’entendre, qu’elle apprit le catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa jeunesse ; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. À la Fête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir.

La première communion la tourmentait d’avance. Elle s’agita pour les souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel tremblement elle aida sa mère à l’habiller !

Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse. M. Bourais lui cachait un côté du chœur ; mais juste en face, le troupeau des vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ de neige ; et elle reconnaissait de loin la chère petite à son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche tinta. Les têtes se courbèrent ; il y eut un silence. Aux éclats de l’orgue, les chantres et la foule entonnèrent l’Agnus Dei ; puis le défilé des garçons commença ; et, après eux, les filles se levèrent. Pas à pas, et les mains jointes elles allaient vers l’autel tout illuminé, s’agenouillaient sur la première marche, recevaient l’hostie successivement, et dans le même ordre revenaient à leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir ; et, avec l’imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla qu’elle était elle-même cette enfant ; sa figure devenait la sienne, sa robe l’habillait, son cœur lui battait dans la poitrine ; au moment d’ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s’évanouir.

Le lendemain, de bonne heure, elle se présenta dans la sacristie, pour que M. le curé lui donnât la communion. Elle la reçut dévotement, mais n’y goûta pas les mêmes délices. Mme Aubain voulait faire de sa fille une personne accomplie ; et, comme Guyot ne pouvait lui montrer ni l’anglais ni la musique, elle résolut de la mettre en pension chez les Ursulines de Honfleur. L’enfant n’objecta rien. Félicité soupirait, trouvant Madame insensible. Puis elle songea que sa maîtresse, peut-être, avait raison. Ces choses dépassaient sa compétence.

Enfin, un jour, une vieille tapissière s’arrêta devant la porte ; et il en descendit une religieuse qui venait chercher Mademoiselle. Félicité monta les bagages sur l’impériale, fit des recommandations au cocher, et plaça dans le coffre six pots de confitures et une douzaine de poires, avec un bouquet de violettes.

Virginie, au dernier moment, fut prise d’un grand sanglot. Elle embrassait sa mère qui la baisait au front, en répétant. — Allons ! du courage ! du courage ! Le marchepied se releva, la voiture partit.

Alors Mme Aubain eut une défaillance ; et le soir tous ses amis, le ménage Lormeau, Mme Lechaptois, ces demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et Bourais se présentèrent pour la consoler.

La privation de sa fille lui fut d’abord très douloureuse. Mais trois fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jours lui écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et de cette façon comblait le vide des heures.

Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre de Virginie, et regardait les murailles. Elle s’ennuyait de n’avoir plus à peigner ses cheveux, à lui lacer ses bottines, à la border dans son lit, — et de ne plus voir continuellement sa gentille figure, de ne plus la tenir par la main quand elles sortaient ensemble. Dans son désœuvrement elle essaya de faire de la dentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les fils ; elle n’entendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot, était « minée ».

Pour « se dissiper », elle demanda la permission de recevoir son neveu Victor.

Il arrivait le dimanche après la Messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant l’odeur de la campagne qu’il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ils déjeunaient l’un en face de l’autre ; et, mangeant elle-même le moins possible pour épargner la dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu’il finissait par s’endormir. Au premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait son pantalon, nouait sa cravate, et se rendait à l’église, appuyée sur son bras dans un orgueil maternel.

Ses parents le chargeaient toujours d’en tirer quelque chose, soit un paquet de cassonade, du savon, de l’eau-de-vie, parfois même de l’argent. Il apportait ses nippes à raccommoder ; et elle acceptait cette besogne, heureuse d’une occasion qui le forçait à revenir.

Au mois d’août, son père l’emmena au cabotage.

C’était l’époque des vacances. L’arrivée des enfants la consola. Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n’avait plus l’âge d’être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une barrière entre elles.

Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et à Brighton ; au retour de chaque voyage, il lui offrait un cadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles ; la seconde, une tasse à café ; la troisième, un grand bonhomme en pain d’épice. Il embellissait, avait la taille bien prise, un peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de cuir, placé en arrière comme un pilote. Il l’amusait, en lui racontant des histoires mêlées de termes marins.

Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n’oublia pas la date), Victor annonça qu’il était engagé au long cours, et, dans la nuit du surlendemain, par le paquebot de Honfleur, irait rejoindre sa goélette qui devait démarrer du Havre prochainement. Il serait, peut-être, deux ans parti.

La perspective d’une telle absence désola Félicité ; et pour lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de Madame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues qui séparent Pont-l’Évêque de Honfleur.

Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche, elle prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur ses pas ; des gens qu’elle accosta l’engagèrent à se hâter. Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre des amarres. Puis le terrain s’abaissa, des lumières s’entrecroisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevaux dans le ciel.

Au bord du quai, d’autres hennissaient, effrayés par la mer. Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniers de fromage, les sacs de grain ; on entendait chanter des poules, le capitaine jurait ; et un mousse restait accoudé sur le bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui ne l’avait pas reconnu, criait « Victor ! » ; il leva la tête ; elle s’élançait, quand on retira l’échelle tout à coup.

Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa proue. La voile avait tourné. On ne vit plus personne ; — et, sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire qui s’enfonça, disparut.

Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à Dieu ce qu’elle chérissait le plus ; et elle pria pendant longtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers les nuages. La ville dormait, des douaniers se promenaient ; et de l’eau tombait sans discontinuer par les trous de l’écluse, avec un bruit de torrent. Deux heures sonnèrent.

Le parloir n’ouvrirait pas avant le jour. Un retard bien sûr contrarierait Madame ; et, malgré son désir d’embrasser l’autre enfant, elle s’en retourna. Les filles de l’auberge s’éveillaient, comme elle entrait dans Pont-l’Évêque.

Le pauvre gamin durant des mois allait donc rouler sur les flots ! Ses précédents voyages ne l’avaient pas effrayée. De l’Angleterre et de la Bretagne on revenait. Mais l’Amérique, les Colonies, les Îles, cela était perdu dans une région incertaine, à l’autre bout du monde.

Dès lors Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours de soleil, elle se tourmentait de la soif ; quand il faisait de l’orage, craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent qui grondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le voyait battu par cette même tempête, au sommet d’un mât fracassé, tout le corps en arrière, sous une nappe d’écume ; ou bien, — souvenir de la géographie en estampes —, il était mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, se mourait le long d’une plage déserte. Et jamais, elle ne parlait de ces inquiétudes.

Mme Aubain en avait d’autres sur sa fille.

Les bonnes sœurs trouvaient qu’elle était affectueuse, mais délicate. La moindre émotion l’énervait. Il fallut abandonner le piano.

Sa mère exigeait du couvent une correspondance réglée. Un matin, que le facteur n’était pas venu, elle s’impatienta ; et elle marchait dans la salle, de son fauteuil à la fenêtre. C’était vraiment extraordinaire ! Depuis quatre jours, pas de nouvelles !

Pour qu’elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit :

— Moi, Madame, voilà six mois que je n’en ai reçu !…

— De qui donc ?… La servante répliqua doucement :

— Mais… de mon neveu !

— Ah ! votre neveu ! Et, haussant les épaules, Mme Aubain reprit sa promenade, ce qui voulait dire : « Je n’y pensais pas !… Au surplus, je m’en moque ! un mousse, un gueux, belle affaire !… tandis que ma fille… Songez donc !… »

Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée contre Madame, puis oublia.

Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l’occasion de la petite.

Les deux enfants avaient une importance égale ; un lien de son cœur les unissait, et leurs destinées devaient être la même.

Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé à la Havane ; il avait lu ce renseignement dans une gazette.

À cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l’on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des nègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on « en cas de besoin » s’en retourner par terre ? À quelle distance était-ce de Pont-l’Évêque ? Pour le savoir, elle interrogea M. Bourais.

Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les longitudes ; et il avait un beau sourire de cuistre devant l’ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il indiqua, dans les découpures d’une tache ovale, un point noir, imperceptible, en ajoutant « Voici. » Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre ; et Bourais l’invitant à dire ce qui l’embarrassait elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ; une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n’en comprenait pas le motif, — elle qui s’attendait peut-être à voir jusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée !

Ce fut quinze jours après que Liébard, à l’heure du marché comme d’habitude, entra dans la cuisine ; et lui remit une lettre qu’envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle eut recours à sa maîtresse.

Mme Aubain, qui comptait les mailles d’un tricot, le posa près d’elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d’une voix basse, avec un regard profond.

— C’est un malheur… qu’on vous annonce. Votre neveu…

Il était mort. On n’en disait pas davantage.

Félicité tomba sur une chaise, en s’appuyant la tête à la cloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup. Puis, le front baissé, les mains pendantes, l’œil fixe, elle répétait par intervalles :

— Pauvre petit gars ! pauvre petit gars !

Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un peu. 

Elle lui proposa d’aller voir sa sœur, à Trouville.

Félicité répondit par un geste qu’elle n’en avait pas besoin. Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de se retirer.

Alors elle dit :

— Ça ne leur fait rien, à eux !

Sa tête retomba ; et machinalement, elle soulevait de temps à autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage.

Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d’où dégouttelait du linge.

En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive ; l’ayant coulée la veille, il fallait aujourd’hui la rincer ; et elle sortit de l’appartement.

Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, prit son battoir ; et les coups forts qu’elle donnait s’entendaient dans les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s’y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau. Elle retenait sa douleur, jusqu’au soir fut très brave ; mais dans sa chambre, elle s’y abandonna, à plat ventre sur son matelas, le visage dans l’oreiller, et les deux poings contre les tempes. 

Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elle connut les circonstances de sa fin. On l’avait trop saigné à l’hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit :

— Bon ! encore un !

Ses parents l’avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima mieux ne pas les revoir ; et ils ne firent aucune avance, par oubli, ou endurcissement de misérables.

Virginie s’affaiblissait.

Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et des marbrures aux pommettes décelaient quelque affection profonde. M. Poupart avait conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain s’y décida, et eût tout de suite repris sa fille à la maison, sans le climat de Pont-l’Évêque.

Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrasse d’où l’on découvre la Seine. Virginie s’y promenait à son bras, sur les feuilles de pampre tombées. Quelquefois, le soleil traversant les nuages la forçait à cligner ses paupières, pendant qu’elle regardait les voiles au loin et tout l’horizon, depuis le château de Tancarville jusqu’aux phares du Havre. Ensuite on se reposait sous la tonnelle. Sa mère s’était procuré un petit fût d’excellent vin de Malaga ; et riant à l’idée d’être grise, elle en buvait deux doigts, pas davantage.

Ses forces reparurent. L’automne s’écoula doucement. Félicité rassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu’elle avait été aux environs faire une course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M. Poupart ; et il était dans le vestibule. Mme Aubain nouait son chapeau.

— Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants ! Plus vite donc !

Virginie avait une fluxion de poitrine ; c’était peut-être désespéré.

— Pas encore ! dit le médecin. Et tous deux montèrent dans la voiture, sous des flocons de neige qui tourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait très froid.

Félicité se précipita dans l’église, pour allumer un cierge. Puis elle courut après le cabriolet, qu’elle rejoignit une heure plus tard, sauta légèrement par derrière, où elle se tenait aux torsades, quand une réflexion lui vint : « La cour n’était pas fermée ! si des voleurs s’introduisaient ? » Et elle descendit.

Le lendemain, dès l’aube, elle se présenta chez le Docteur. Il était rentré, et reparti à la campagne. Puis elle resta dans l’auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre. Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux. 

Le couvent se trouvait au fond d’une ruelle escarpée. Vers le milieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort. « C’est pour d’autres » pensa-t-elle ; et Félicité tira violemment le marteau.

Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la porte s’entrebâilla, et une religieuse parut.

La Bonne-Sœur avec un air de componction dit qu’« elle venait de passer ». En même temps, le glas de Saint-Léonard redoublait.

Félicité parvint au second étage.

Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur le dos, les mains jointes, la bouche ouverte et la tête en arrière sous une croix noire s’inclinant vers elle, entre les rideaux immobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu’elle tenait dans ses bras, poussait des hoquets d’agonie. La Supérieure était debout, à droite. Trois chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme Aubain.

Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle répétait les mêmes prières, jetait de l’eau bénite sur les draps, revenait s’asseoir, et la contemplait. À la fin de la première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s’enfonçaient. Elle les baisa plusieurs fois ; et n’eût pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les eût rouverts ; pour de pareilles âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette, l’enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui posa une couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds, et extraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une grosse mèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à ne jamais s’en dessaisir.

Le corps fut ramené à Pont-l’Évêque, suivant les intentions de Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée.

Après la messe, il fallut encore trois quarts d’heure pour atteindre le cimetière. Paul marchait en tête, et sanglotait. M. Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants, les femmes, couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle songeait à son neveu, et n’ayant pu lui rendre ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme si on l’eût enterrée avec l’autre.

Le désespoir de Mme Aubain fut illimité.

D’abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de lui avoir pris sa fille, — elle, qui n’avait jamais fait le mal, et dont la conscience était si pure ! — Mais non ! elle aurait dû l’emporter dans le Midi. D’autres docteurs l’auraient sauvée ! Elle s’accusait, voulait la rejoindre, criait en détresse au milieu de ses rêves. Un, surtout, l’obsédait. Son mari, costumé comme un matelot, revenait d’un long voyage, et lui disait en pleurant qu’il avait reçu l’ordre d’emmener Virginie. Alors ils se concertaient pour découvrir une cachette quelque part.

Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l’heure (elle montrait l’endroit), le père et la fille lui étaient apparus l’un auprès de l’autre, et ils ne faisaient rien ; ils la regardaient.

Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte. Félicité la sermonnait doucement. Il fallait se conserver pour son fils, et pour l’autre, en souvenir « d’elle ».

— « Elle ? » reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. Ah ! oui !… oui !… Vous ne l’oubliez pas ! Allusion au cimetière, qu’on lui avait scrupuleusement défendu.

Félicité tous les jours s’y rendait.

À quatre heures précises, elle passait au bord des maisons, montait la côte, ouvrait la barrière, et arrivait devant la tombe de Virginie. C’était une petite colonne de marbre rose, avec une dalle dans le bas, et des chaînes autour enfermant un jardinet. Les plates-bandes disparaissaient sous une couverture de fleurs. Elle arrosait leurs feuilles, renouvelait le sable, se mettait à genoux pour mieux labourer la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir, en éprouva un soulagement, une espèce de consolation.

Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles, et sans autres épisodes que le retour des grandes Fêtes, Pâques, l’Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date, où l’on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825 deux vitriers badigeonnèrent le vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L’été de 1828, ce fut à Madame d’offrir le pain bénit ; Bourais, vers cette époque, s’absenta mystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peu s’en allèrent : Guyot, Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l’oncle Gremanville, paralysé depuis longtemps.

Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l’Évêque la Révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé : le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-sœur avec trois demoiselles, assez grandes déjà. On les apercevait sur leur gazon, habillées de blouses flottantes ; elles possédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut leur visite, et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin qu’elles paraissaient, Félicité accourait pour la prévenir. Mais une chose était seule capable de l’émouvoir, les lettres de son fils.

Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans les estaminets. Elle lui payait ses dettes ; il en faisait d’autres et les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournait son rouet dans la cuisine.

Elles se promenaient ensemble le long de l’espalier ; et causaient toujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu, en telle occasion ce qu’elle eût dit probablement.

Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre à deux lit. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un jour d’été, elle se résigna ; et des papillons s’envolèrent de l’armoire.

Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait trois poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Elles retirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des plis formés par les mouvements du corps. L’air était chaud et bleu. Un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron. Mais il était tout mangé de vermine. Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l’une sur l’autre, s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvrit ses bras, la servante s’y jeta, et elles s’étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.

C’était la première fois de leur vie, Mme Aubain n’étant pas d’une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante comme d’un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse.

La bonté de son cœur se développa.

Quand elle entendait dans la rue les tambours d’un régiment en marche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre, et offrait à boire aux soldats. Elle soigna des cholériques. Elle protégeait les Polonais, et même il y en eut un qui déclarait la vouloir épouser. Mais ils se fâchèrent ; car un matin, en rentrant de l’Angélus, elle le trouva dans sa cuisine, où il s’était introduit, et accommodé une vinaigrette qu’il mangeait tranquillement.

Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillard passant pour avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord de la rivière, dans les décombres d’une porcherie. Les gamins le regardaient par les fentes du mur, et lui jetaient des cailloux, qui tombaient sur son grabat, où il gisait, continuellement secoué par un catarrhe, avec des cheveux très longs, les paupières enflammées, et au bras une tumeur plus grosse que sa tête. Elle lui procura du linge, tâcha de nettoyer son bouge, rêvait à l’établir dans le fournil, sans qu’il gênât Madame. Quand le cancer eut crevé, elle le pansa tous les jours, lui apportait de la galette, le plaçait au soleil sur une botte de paille ; et le pauvre vieux, en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte, craignait de la perdre ; allongeait les mains dès qu’il la voyait s’éloigner. Il mourut ; elle fit dire une messe pour le repos de son âme.

Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur : au moment du dîner, le nègre de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le perroquet dans sa cage, avec le bâton, la chaîne et le cadenas. Un billet de la Baronne annonçait à Mme Aubain que, son mari étant élevé à une préfecture, ils partaient le soir ; et elle la priait d’accepter cet oiseau comme un souvenir et en témoignage de ses respects.

Il occupait depuis longtemps l’imagination de Félicité, car il venait d’Amérique et ce mot lui rappelait Victor, si bien qu’elle s’en informait auprès du nègre. Une fois même elle avait dit : — C’est Madame qui serait heureuse de l’avoir !

Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvant l’emmener, s’en débarrassait de cette façon.

 

 

IV

IL s’appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu et sa gorge dorée.

Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton, s’arrachait les plumes, éparpillait ses ordures, répandait l’eau de sa baignoire ; Mme Aubain, qu’il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité.

Elle entreprit de l’instruire ; bientôt il répéta : « Charmant garçon ! Serviteur, monsieur ! Je vous salue, Marie ! » Il était placé auprès de la porte, et plusieurs s’étonnaient qu’il ne répondît pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets s’appellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à une bûche : autant de coups de poignard pour Félicité ! Étrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment qu’on le regardait ! 

Néanmoins il recherchait la compagnie ; car le dimanche, pendant que ces demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et de nouveaux habitués : Onfroy l’apothicaire, M. Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait si furieusement qu’il était impossible de s’entendre. La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu’il l’apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l’écho les répétait, les voisins se mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi ; et, pour n’être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la rivière puis entrait par la porte du jardin ; et les regards qu’il envoyait à l’oiseau manquaient de tendresse.

Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s’étant permis d’enfoncer la tête dans sa corbeille ; et depuis lors il tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu menaçait de lui tordre le col, bien qu’il ne fût pas cruel, malgré le tatouage de ses bras, et ses gros favoris. Au contraire ! il avait plutôt du penchant pour le perroquet, jusqu’à vouloir, par humeur joviale, lui apprendre des jurons. Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la cuisine. Sa chaînette fut retirée, et il circulait par la maison.

Quand il descendait l’escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche ; et elle avait peur qu’une telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il devint malade, ne pouvait plus parler ni manger. C’était sous sa langue une épaisseur, comme en ont les poules quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M. Paul un jour, eut l’imprudence de lui souffler aux narines la fumée d’un cigare ; une autre fois que Mme Lormeau l’agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole ; enfin, il se perdit.

Elle l’avait posé sur l’herbe pour le rafraîchir, s’absenta une minute ; et, quand elle revint, plus de perroquet ! D’abord, elle le chercha dans les buissons, au bord de l’eau et sur les toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait :

— Prenez donc garde ! vous êtes folle !

Ensuite, elle inspecta tous les jardins de Pont-l’Évêque ; et elle arrêtait les passants.

— Vous n’auriez pas vu, quelquefois, par, hasard, mon perroquet ?

À ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description. Tout à coup, elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait. Mais au haut de la côte, rien ! Un porte-balle lui affirma qu’il l’avait rencontré tout à l’heure à Saint-Melaine, dans la boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu’elle voulait dire. Enfin elle rentra épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans l’âme ; et, assise au milieu du banc, près de Madame, elle racontait toutes ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur l’épaule, Loulou ! Que diable avait-il fait ? Peut-être qu’il s’était promené aux environs ?

Elle eut du mal à s’en remettre, ou plutôt ne s’en remit jamais.

Par suite d’un refroidissement, il lui vint une angine ; peu de temps après, un mal d’oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde ; et elle parlait très haut, même à l’église. Bien que ses péchés auraient pu sans déshonneur pour elle, ni inconvénient pour le monde, se répandre à tous les coins du diocèse, M. le Curé jugea convenable de ne plus recevoir sa confession que dans la sacristie.

Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler. Souvent, sa maîtresse lui disait :

— Mon Dieu ! comme vous êtes bête ! Elle répliquait

— Oui, Madame, en cherchant quelque chose autour d’elle.

Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des bœufs n’existaient plus ! Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet.

Comme pour la distraire, il reproduisait le tic-tac du tournebroche, l’appel aigu d’un vendeur de poisson, la scie du menuisier qui logeait en face ; et, aux coups de la sonnette, imitait Mme Aubain. — Félicité ! la porte, la porte !

Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les trois phrases de son répertoire, et elle, y répondant par des mots sans plus de suite, mais où son cœur s’épanchait. Loulou, dans son isolement était presque un fils, un amoureux. Il escaladait ses doigts, mordillait ses lèvres, se cramponnait à son fichu ; et, comme elle penchait son front en branlant la tête à la manière des nourrices, les grandes ailes du bonnet et les ailes de l’oiseau frémissaient ensemble.

Quand des nuages s’amoncelaient et que le tonnerre grondait, il poussait des cris, se rappelant peut-être les ondées de ses forêts natales. Le ruissellement de l’eau que crachaient les gouttières, excitait son délire ; il voletait éperdu, montait au plafond, renversait tout, et par la fenêtre allait barboter dans le jardin ; mais revenait vite sur un des chenets, et, sautillant pour sécher ses plumes, montrait tantôt sa queue, tantôt son bec.

Un matin du terrible hiver de 1837, qu’elle l’avait mis devant la cheminée, à cause du froid, elle le trouva mort au milieu de sa cage, la tête en bas, et les ongles dans les fils de fer. Une congestion l’avait tué, sans doute. Elle crut à un empoisonnement par le persil ; et, malgré l’absence de toute preuve, ses soupçons portèrent sur Fabu.

Elle pleura tellement que sa maîtresse lui dit : — Eh bien ! faites-le empailler !

Alors elle demanda conseil au pharmacien qui avait toujours été bon pour le perroquet.

Il écrivit au Havre. Un certain Fellacher se chargea de cette besogne. Mais, comme la diligence égarait parfois les colis, elle résolut de le porter elle-même, jusqu’à Honfleur.

Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la route. De la glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient autour des fermes ; et les mains sous son mantelet, avec ses petits sabots noirs et son cabas, elle marchait prestement, sur le milieu du pavé.

Elle traversa la forêt, dépassa le Haut-Chêne, atteignit Saint-Gatien. Derrière elle, dans un nuage de poussière et emportée par la descente, une malle-poste au grand galop se précipitait comme une trombe. En voyant cette femme qui ne se dérangeait pas, le conducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon criait aussi pendant que ses quatre chevaux, qu’il ne pouvait retenir, accéléraient leur train ; les deux premiers la frôlaient ; d’une secousse de ses guides, il les jeta dans le débord, mais furieux releva le bras, et à pleine volée, avec son grand fouet, lui cingla du ventre au chignon un tel coup qu’elle tomba sur le dos.

Son premier geste, quand elle reprit connaissance, fut d’ouvrir son panier. Loulou n’avait rien,

heureusement. Elle sentit une brûlure à la joue droite ; ses mains qu’elle y porta étaient rouges. Le sang coulait.

Elle s’assit sur un mètre de cailloux, se tamponna le visage avec son mouchoir, puis elle mangea une croûte de pain, mise dans son panier par précaution, et se consolait de sa blessure en regardant l’oiseau.

Arrivée au sommet d’Ecquemauville, elle aperçut les lumières de Honfleur qui scintillaient dans la nuit comme une quantité d’étoiles ; la mer, plus loin, s’étalait confusément. Alors, une faiblesse l’arrêta ; et la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie, comme les flots d’une marée, revinrent à la fois, et, lui montant à la gorge, l’étouffaient. 

Puis elle voulut parler au capitaine du bateau ; et sans dire ce qu’elle envoyait, lui fit des recommandations.

Fellacher garda longtemps le perroquet. Il le promettait toujours pour la semaine prochaine ; au bout de six mois, il annonça le départ d’une caisse ; et il n’en fut plus question. C’était à croire que jamais Loulou ne reviendrait « Ils me l’auront volé ! » pensait-elle.

Enfin, il arriva, — et splendide, droit sur une branche d’arbre, qui se vissait dans un socle d’acajou, une patte en l’air, la tête oblique, et mordant une noix, que l’empailleur par amour du grandiose avait dorée.

Elle l’enferma dans sa chambre.

Cet endroit, où elle admettait peu de monde, avait l’air tout à la fois d’une chapelle et d’un bazar, tant il contenait d’objets religieux et de choses hétéroclites.

Une grande armoire gênait pour ouvrir la porte. En face de la fenêtre surplombant le jardin, un œil-de-bœuf regardait la cour ; une table près du lit de sangle, supportait un pot à l’eau, deux peignes, et un cube de savon bleu dans une assiette ébréchée. On voyait contre les murs : des chapelets, des médailles, plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco ; sur la commode, couverte d’un drap comme un autel, la boîte en coquillages que lui avait donnée Victor ; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d’écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines ; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche ! Félicité poussait même ce genre de respect si loin qu’elle conservait une des redingotes de Monsieur. Toutes les vieilleries dont ne voulait plus Mme Aubain, elle les prenait pour sa chambre. C’est ainsi qu’il y avait des fleurs artificielles au bord de la commode, et le portrait du comte d’Artois dans l’enfoncement de la lucarne.

Au moyen d’une planchette, Loulou fut établi sur un corps de cheminée qui avançait dans l’appartement. Chaque matin, en s’éveillant, elle l’apercevait à la clarté de l’aube, et se rappelait alors les jours disparus, et d’insignifiantes actions jusqu’en leurs moindres détails, sans douleur, pleine de tranquillité.

Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur de somnambule. Les processions de la Fête-Dieu la ranimaient. Elle allait quêter chez les voisines des flambeaux et des paillassons, afin d’embellir le reposoir que l’on dressait dans la rue.

À l’église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu’il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d’Épinal, représentant le baptême de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d’émeraude, c’était vraiment le portrait de Loulou.

L’ayant acheté, elle le suspendit à la place du comte d’Artois, — de sorte que, du même coup d’œil, elle les voyait ensemble. Ils s’associèrent dans sa pensée, le perroquet se trouvant sanctifié par ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant à ses yeux et intelligible. Le Père, pour s’énoncer, n’avait pu choisir une colombe puisque ces bêtes-là n’ont pas de voix mais plutôt un des ancêtres de Loulou. Et Félicité priait en regardant l’image, mais de temps à autre se tournait un peu vers l’oiseau.

Elle eut envie de se mettre dans les demoiselles de la Vierge. Mme Aubain l’en dissuada.

Un événement considérable surgit : le mariage de Paul.

Après avoir été, d’abord clerc de notaire, puis dans le commerce, dans la Douane, dans les Contributions, et même avoir commencé des démarches pour les Eaux et Forêts, à trente-six ans, tout à coup, par une inspiration du ciel, il avait découvert sa voie : l’enregistrement ! et y montrait de si hautes facultés qu’un vérificateur lui avait offert sa fille, en lui promettant sa protection.

Paul, devenu sérieux, l’amena chez sa mère.

Elle dénigra les usages de Pont-l’Évêque, fit la princesse, blessa Félicité. Mme Aubain à son départ sentit un allégement.

La semaine suivante, on apprit la mort de M. Bourais, en basse Bretagne, dans une auberge. La rumeur d’un suicide se confirma ; des doutes s’élevèrent sur sa probité. Mme Aubain étudia ses comptes, et ne tarda pas à connaître la kyrielle de ses noirceurs : détournements d’arrérages, ventes de bois dissimulées, fausses quittances, etc ! De plus, il avait un enfant naturel, et « des relations avec une personne de Dozulé ».

Ces turpitudes l’affligèrent beaucoup. Au mois de mars 1853, elle fut prise d’une douleur dans la poitrine ; sa langue paraissait couverte de fumée, les sangsues ne calmèrent pas l’oppression ; et le neuvième soir elle expira, ayant juste soixante-douze ans.

On la croyait moins vieille, à cause de ses cheveux bruns, dont les bandeaux entouraient sa figure blême, marquée de petite vérole. Peu d’amis la regrettèrent, ses façons étant d’une hauteur qui éloignait.

Félicité la pleura, comme on ne pleure pas les maîtres. Que Madame mourût avant elle, cela troublait ses idées, lui semblait contraire à l’ordre des choses, inadmissible et monstrueux. Dix jours après (le temps d’accourir de Besançon), les héritiers survinrent. La bru fouilla les tiroirs, choisit des meubles, vendit les autres, puis ils regagnèrent l’enregistrement.

Le fauteuil de Madame, son guéridon, sa chaufferette, les huit chaises, étaient partis ! La place des gravures se dessinait en carrés jaunes au milieu des cloisons. Ils avaient emporté les deux couchettes, avec leurs matelas, et dans le placard on ne voyait plus rien de toutes les affaires de Virginie ! Félicité remonta les étages, ivre de tristesse.

Le lendemain il y avait sur la porte une affiche ; l’apothicaire lui cria dans l’oreille que la maison était à vendre.

Elle chancela, et fut obligée de s’asseoir.

Ce qui la désolait principalement, c’était d’abandonner sa chambre, — si commode pour le pauvre Loulou ! En l’enveloppant d’un regard d’angoisse, elle implorait le Saint-Esprit, et contracta l’habitude idolâtre de dire ses oraisons, agenouillée devant le perroquet. Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son œil de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase.

Elle avait une rente de trois cent quatre-vingt francs, léguée par sa maîtresse. Le jardin lui fournissait des légumes. Quant aux habits, elle possédait de quoi se vêtir jusqu’à la fin de ses jours, et épargnait l’éclairage en se couchant dès le crépuscule.

Elle ne sortait guère, afin d’éviter la boutique du brocanteur, où s’étalaient quelques-uns des anciens meubles. Depuis son étourdissement, elle traînait une jambe ; et, ses forces diminuant, la mère Simon, ruinée dans l’épicerie venait tous les matins fendre son bois et pomper de l’eau.

Ses yeux s’affaiblirent. Les persiennes n’ouvraient plus. Bien des années se passèrent. Et la maison ne se louait pas, et ne se vendait pas.

Dans la crainte qu’on ne la renvoyât, Félicité ne demandait aucune réparation. Les lattes du toit pourrissaient ; pendant tout un hiver son traversin fut mouillé. Après Pâques, elle cracha du sang.

Alors la mère Simon eut recours à un docteur. Félicité voulut savoir ce qu’elle avait. Mais, trop sourde pour entendre, un seul mot lui parvint :  « pneumonie ». Il lui était connu, et elle répliqua doucement : — Ah ! comme Madame, trouvant naturel de suivre sa maîtresse.

Le moment des reposoirs approchait.

Le premier était toujours au bas de la côte, le second devant la poste, le troisième vers le milieu de la rue. Il y eut des rivalités à propos de celui-là, et les paroissiennes choisirent finalement la cour de Mme Aubain. 

Les oppressions et la fièvre augmentaient.

Félicité se chagrinait de ne rien faire pour le reposoir. Au moins, si elle avait pu y mettre quelque chose ! Alors elle songea au perroquet. Ce n’était pas convenable, objectèrent les voisines. Mais le Curé accorda cette permission ; elle en fut tellement heureuse qu’elle le pria d’accepter, quand elle serait morte, Loulou sa seule richesse.

Du mardi au samedi, veille de la Fête-Dieu, elle toussa fréquemment. Le soir son visage était grippé, ses lèvres se collaient à ses gencives, les vomissements parurent ; et le lendemain, au petit jour, se sentant très bas, elle fit appeler un prêtre.

Trois bonnes femmes l’entouraient pendant l’extrême-onction. Puis elle déclara qu’elle avait besoin de parler à Fabu. Il arriva en toilette des dimanches, mal à son aise dans cette atmosphère lugubre.

— Pardonnez-moi, dit-elle, avec un effort pour étendre le bras, je croyais que c’était vous qui l’aviez tué !

Que signifiaient des potins pareils ? L’avoir soupçonné d’un meurtre, un homme comme lui ! et il s’indignait, allait faire du tapage !

— Elle n’a plus sa tête, vous voyez bien !

Félicité de temps à autre parlait à des ombres. Les bonnes femmes s’en allèrent. La Simonne déjeuna. 

Un peu plus tard, elle prit Loulou, et, l’approchant de Félicité :

— Allons ! dites-lui adieu !

Bien qu’il ne fût pas un cadavre, les vers le dévoraient ; une de ses ailes était cassée. L’étoupe lui sortait du ventre. Mais, aveugle à présent, elle le baisa au front, et le gardait contre sa joue. La Simonne le reprit pour le mettre sur le reposoir.  

 

 

V

LES herbages envoyaient l’odeur de l’été ; des mouches bourdonnaient ; le soleil faisait luire la rivière, chauffait les ardoises. La mère Simon, revenue dans la chambre, s’endormait doucement.

Des coups de cloche la réveillèrent ; on sortait des vêpres. Le délire de Félicité tomba. En songeant à la procession, elle la voyait, comme si elle l’eût suivie.

Tous les enfants des écoles, les chantres et les pompiers marchaient sur les trottoirs tandis qu’au milieu de la rue, s’avançaient premièrement : le suisse armé de sa hallebarde, le bedeau avec une grande croix, l’instituteur surveillant les gamins, la religieuse inquiète de ses petites filles ; trois des plus mignonnes, frisées comme des anges, jetaient dans l’air des pétales de roses ; le diacre, les bras écartés, modérait la musique ; et deux encenseurs se retournaient à chaque pas vers le Saint-Sacrement, que portait, sous un dais de velours ponceau tenu par quatre fabriciens, M. le curé, dans sa belle chasuble. Un flot de monde se poussait derrière, entre les nappes blanches couvrant le mur des maisons ; et l’on arriva au bas de la côte.

Une sueur froide mouillait les tempes de Félicité. La Simonne l’épongeait avec un linge, en se disant qu’un jour il lui faudrait passer par là.

Le murmure de la foule grossit, fut un moment très fort, s’éloignait.

Une fusillade ébranla les carreaux. C’étaient les postillons saluant l’ostensoir. Félicité roula ses prunelles, et elle dit, le moins bas qu’elle put :

— Est-il bien ! tourmentée du perroquet.

Son agonie commença. Un râle, de plus en plus précipité, lui soulevait les côtes. Des bouillons d’écume venaient aux coins de sa bouche, et tout son corps tremblait.

Bientôt on distingua le ronflement des ophicléides, les voix claires des enfants, la voix profonde des hommes. Tout se taisait par intervalles, et le battement des pas, que des fleurs amortissaient, faisait le bruit d’un troupeau sur du gazon.

Le clergé parut dans la cour. La Simonne grimpa sur une chaise pour atteindre à l’œil-de-bœuf, et de cette manière dominait le reposoir. 

Des guirlandes vertes pendaient sur l’autel, orné d’un falbalas, en point d’Angleterre. Il y avait au milieu un petit cadre enfermant des reliques, deux orangers dans les angles, et, tout le long, des flambeaux d’argent et des vases en porcelaine, d’où s’élançaient des tournesols, des lis, des pivoines, des digitales, des touffes d’hortensias. Ce monceau de couleurs éclatantes descendait obliquement, du premier étage jusqu’au tapis se continuant sur les pavés ; et des choses rares tiraient les yeux. Un sucrier de vermeil avait une couronne de violettes, des pendeloques en pierres d’Alençon brillaient sur de la mousse, deux écrans chinois montraient leurs paysages. Loulou, caché sous des roses, ne laissait voir que son front bleu, pareil à une plaque de lapis.

Les fabriciens, les chantres, les enfants se rangèrent sur les trois côtés de la cour. Le prêtre gravit lentement les marches, et posa sur la dentelle son grand soleil d’or qui rayonnait. Tous s’agenouillèrent. Il se fit un grand silence. Et les encensoirs, allant à pleine volée, glissaient sur leurs chaînettes.

Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements du cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête.

 

 

 

 FIN 

 

 Remerciements à "OeO" (Œuvres ouvertes)

 

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6 juin 2013

Le puits et le pendule, Edgar Allan Poe

 

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 Cette nouvelle fait partie du recueil "Histoires extraordinaires"

 

Edgar Allan Poe

Le puits et le pendule

 

Traduction : Charles Baudelaire           

 

 

Impia tortorum longos hic turba furores,

Sanguinis innocui non satiata, aluit.

Sospite nunc patria, fracto nunc funeris antro,

Mors ubi dira fuit vita salusque patent.

 

Quatrain composé pour les portes d’un marché qui devait s’élever sur l’emplacement du club des Jacobins, à Paris.*

 

* Ce marché – marché Saint-Honoré, – n’a jamais eu ni portes ni inscriptions. L’inscription a-t-elle existé en projet? – Charles Baudelaire.

 

 

 

                   J’étais brisé jusqu’à la mort par cette longue agonie; et, quand enfin ils me délièrent et qu’il me fut permis de m’asseoir, je sentis que mes sens m’abandonnaient. La sentence, – la terrible sentence de mort, – fut la dernière phrase distinctement accentuée qui frappa mes oreilles. Après quoi, le son des voix des inquisiteurs me parut se noyer dans le bourdonnement indéfini d’un rêve.

Ce bruit apportait dans mon âme l’idée d’une rotation, – peut-être parce que dans mon imagination je l’associais avec une roue de moulin. Mais cela ne dura que fort peu de temps; car tout d’un coup je n’entendis plus rien. Toutefois, pendant quelque temps encore, je vis ; mais avec quelle terrible exagération! Je voyais les lèvres des juges en robe noire. Elles m’apparaissaient blanches, – plus blanches que la feuille sur laquelle je trace ces mots, – et minces jusqu’au grotesque; amincies par l’intensité de leur expression de dureté, – d’immuable résolution, – de rigoureux mépris de la douleur humaine. Je voyais que les décrets de ce qui pour moi représentait le Destin coulaient encore de ces lèvres. Je les vis se tordre en une phrase de mort. Je les vis figurer les syllabes de mon nom; et je frissonnai, sentant que le son ne suivait pas le mouvement. Je vis aussi, pendant quelques moments d’horreur délirante, la molle et presque imperceptible ondulation des draperies noires qui revêtaient les murs de la salle. Et alors ma vue tomba sur les sept grands flambeaux qui étaient posés sur la table. D’abord, ils revêtirent l’aspect de la Charité, et m’apparurent comme des anges blancs et sveltes qui devaient me sauver; mais alors, et tout d’un coup, une nausée mortelle envahit mon âme, et je sentis chaque fibre de mon être frémir comme si j’avais touché le fil d’une pile voltaïque; et les formes angéliques devenaient des spectres insignifiants, avec des têtes de flamme, et je voyais bien qu’il n’y avait aucun secours à espérer d’eux. Et alors se glissa dans mon imagination comme une riche note musicale, l’idée du repos délicieux qui nous attend dans la tombe. L’idée vint doucement et furtivement, et il me semble qu’il me fallut un long temps pour en avoir une appréciation complète; mais, au moment même où mon esprit commençait enfin à bien sentir et à choyer cette idée, les figures des juges s’évanouirent comme par magie; les grands flambeaux se réduisirent à néant; leurs flammes s’éteignirent entièrement; le noir des ténèbres survint: toutes sensations parurent s’engloutir comme dans un plongeon fou et précipité de l’âme dans l’Hadès. Et l’univers ne fut plus que nuit, silence, immobilité.

 

J’étais évanoui; mais cependant je ne dirai pas que j’eusse perdu toute conscience. Ce qu’il m’en restait, je n’essaierai pas de le définir, ni même de le décrire; mais enfin tout n’était pas perdu. Dans le plus profond sommeil, – non! Dans le délire, – non! Dans l’évanouissement, – non! Dans la mort, – non! Même dans le tombeau tout n’est pas perdu. Autrement, il n’y aurait pas d’immortalité pour l’homme. En nous éveillant du plus profond sommeil, nous déchirons la toile aranéeuse de quelque rêve. Cependant, une seconde après, – tant était frêle peut-être ce tissu, – nous ne nous souvenons pas d’avoir rêvé. Dans le retour de l’évanouissement à la vie, il y a deux degrés : le premier, c’est le sentiment de l’existence morale ou spirituelle; le second, le sentiment de l’existence physique. Il semble probable que, si, en arrivant au second degré, nous pouvions évoquer les impressions du premier, nous y retrouverions tous les éloquents souvenirs du gouffre transmondain. Et ce gouffre, quel est-il? Comment du moins distinguerons-nous ses ombres de celles de la tombe? Mais, si les impressions de ce que j’ai appelé le premier degré ne reviennent pas à l’appel de la volonté, toutefois, après un long intervalle, n’apparaissent-elles pas sans y être invitées, cependant que nous nous émerveillons d’où elles peuvent sortir? Celui-là qui ne s’est jamais évanoui n’est pas celui qui découvre d’étranges palais et des visages bizarrement familiers dans les braises ardentes; ce n’est pas lui qui contemple, flottantes au milieu de l’air, les mélancoliques visions que le vulgaire ne peut apercevoir; ce n’est pas lui qui médite sur le parfum de quelque fleur inconnue, – ce n’est pas lui dont le cerveau s’égare dans le mystère de quelque mélodie qui jusqu’alors n’avait jamais arrêté son attention.

 

Au milieu de mes efforts répétés et intenses, de mon énergique application à ramasser quelque vestige de cet état de néant apparent dans lequel avait glissé mon âme, il y a eu des moments où je rêvais que je réussissais; il y a eu de courts instants, de très courts instants où j’ai conjuré des souvenirs que ma raison lucide, dans une époque postérieure, m’a affirmé ne pouvoir se rapporter qu’à cet état où la conscience paraît annihilée. Ces ombres de souvenirs me présentent, très indistinctement, de grandes figures qui m’enlevaient, et silencieusement me transportaient en bas, – et encore en bas, – toujours plus bas, – jusqu’au moment où un vertige horrible m’oppressa à la simple idée de l’infini dans la descente. Elles me rappellent aussi je ne sais quelle vague horreur que j’éprouvais au cœur, en raison même du calme surnaturel de ce cœur. Puis vient le sentiment d’une immobilité soudaine dans tous les êtres environnants; comme si ceux qui me portaient, – un cortège de spectres! – avaient dépassé dans leur descente les limites de l’illimité, et s’étaient arrêtés, vaincus par l’infini ennui de leur besogne. Ensuite mon âme retrouve une sensation de fadeur et d’humidité; et puis tout n’est plus que folie, – la folie d’une mémoire qui s’agite dans l’abominable.

 

Très soudainement revinrent dans mon âme son et mouvement, – le mouvement tumultueux du cœur, et dans mes oreilles le bruit de ses battements. Puis une pause dans laquelle tout disparaît. Puis, de nouveau, le son, le mouvement et le toucher, – comme une sensation vibrante pénétrant mon être. Puis, la simple conscience de mon existence, sans pensée, –situation qui dura longtemps. Puis, très soudainement, la pensée, et une terreur frissonnante, et un ardent effort de comprendre au vrai mon état. Puis un vif désir de retomber dans l’insensibilité. Puis brusque renaissance de l’âme et tentative réussie de mouvement. Et alors le souvenir complet du procès, des draperies noires, de la sentence, de ma faiblesse, de mon évanouissement. Quant à tout ce qui suivit, l’oubli le plus complet; ce n’est que plus tard et par l’application la plus énergique que je suis parvenu à me le rappeler vaguement. Jusque-là, je n’avais pas ouvert les yeux, je sentais que j’étais couché sur le dos et sans liens. J’étendis ma main, et elle tomba lourdement sur quelque chose d’humide et dur. Je la laissai reposer ainsi pendant quelques minutes, m’évertuant à deviner où je pouvais être et ce que j’étais devenu. J’étais impatient de me servir de mes yeux, mais je n’osais pas. Je redoutais le premier coup d’œil sur les objets environnants. Ce n’était pas que je craignisse de regarder des choses horribles, mais j’étais épouvanté de l’idée de ne rien voir. À la longue, avec une folle angoisse de cœur, j’ouvris vivement les yeux. Mon affreuse pensée se trouvait donc confirmée. La noirceur de l’éternelle nuit m’enveloppait. Je fis un effort pour respirer. Il me semblait que l’intensité des ténèbres m’oppressait et me suffoquait. L’atmosphère était intolérablement lourde. Je restai paisiblement couché, et je fis un effort pour exercer ma raison. Je me rappelai les procédés de l’Inquisition, et, partant de là, je m’appliquai à en déduire ma position réelle. La sentence avait été prononcée, et il mes emblait que, depuis lors, il s’était écoulé un long intervalle de temps. Cependant, je n’imaginai pas un seul instant que je fusse réellement mort. Une telle idée, en dépit de toutes les fictions littéraires, est tout à fait incompatible avec l’existence réelle; – mais où étais-je, et dans quel état? Les condamnés à mort, je le savais, mouraient ordinairement dans les autodafés. Une solennité de ce genre avait été célébrée le soir même du jour de mon jugement.

Avais-je été réintégré dans mon cachot pour y attendre le prochain sacrifice qui ne devait avoir lieu que dans quelques mois? Je vis tout d’abord que cela ne pouvait pas être. Le contingent des victimes avait été mis immédiatement en réquisition; de plus, mon premier cachot, comme toutes les cellules des condamnés à Tolède, était pavé de pierres, et la lumière n’en était pas tout à fait exclue.

 

Tout à coup une idée terrible chassa le sang par torrents vers mon cœur, et pendant quelques instants, je retombai de nouveau dans mon insensibilité. En revenant à moi, je me dressai d’un seul coup sur mes pieds, tremblant convulsivement dans chaque fibre. J’étendis follement mes bras au-dessus et autour de moi, dans tous les sens. Je ne sentais rien; cependant, je tremblais de faire un pas, j’avais peur de me heurter contre les murs de ma tombe. La sueur jaillissait de tous mes pores et s’arrêtait en grosses gouttes froides sur mon front. L’agonie de l’incertitude devint à la longue intolérable, et je m’avançai avec précaution, étendant les bras et dardant mes yeux hors de leurs orbites, dans l’espérance de surprendre quelque faible rayon de lumière. Je fis plusieurs pas, mais tout était noir et vide. Je respirai plus librement. Enfin il me parut évident que la plus affreuse des destinées n’était pas celle qu’on m’avait réservée.

 

Et alors, comme je continuais à m’avancer avec précaution, mille vagues rumeurs qui couraient sur ces horreurs de Tolède vinrent se presser pêle-mêle dans ma mémoire. Il se racontait sur ces cachots d’étranges choses, – je les avais toujours considérées comme des fables, – mais cependant si étranges et si effrayantes, qu’on ne les pouvait répéter qu’à voix basse. Devais-je mourir de faim dans ce monde souterrain de ténèbres, – ou quelle destinée, plus terrible encore peut-être, m’attendait? Que le résultat fût la mort, et une mort d’une amertume choisie, je connaissais trop bien le caractère de mes juges pour en douter; le mode et l’heure étaient tout ce qui m’occupait et me tourmentait.

 

Mes mains étendues rencontrèrent à la longue un obstacle solide. C’était un mur, qui semblait construit en pierres, – très lisse, humide et froid. Je le suivis de près, marchant avec la soigneuse méfiance que m’avaient inspirée certaines anciennes histoires. Cette opération néanmoins ne me donnait aucun moyen de vérifier la dimension de mon cachot; car je pouvais en faire le tour et revenir au point d’où j’étais parti sans m’en apercevoir, tant le mur semblait parfaitement uniforme. C’est pourquoi je cherchai le couteau que j’avais dans ma poche quand on m’avait conduit au tribunal; mais il avait disparu, mes vêtements ayant été changés contre une robe de serge grossière. J’avais eu l’idée d’enfoncer la lame dans quelque menue crevasse de la maçonnerie, afin de bien constater mon point de départ. La difficulté cependant était bien vulgaire; mais d’abord, dans le désordre de ma pensée, elle me sembla insurmontable. Je déchirai une partie de l’ourlet de ma robe, et je plaçai le morceau par terre, dans toute sa longueur et à angle droit contre le mur. En suivant mon chemin à tâtons autour de mon cachot, je ne pouvais pas manquer de rencontrer ce chiffon en achevant le circuit. Du moins, je le croyais; mais je n’avais pas tenu compte de l’étendue de mon cachot ou de ma faiblesse. Le terrain était humide et glissant. J’allai en chancelant pendant quelque temps, puis je trébuchai, je tombai. Mon extrême fatigue me décida à rester couché, et le sommeil me surprit bientôt dans cet état.

 

En m’éveillant et en étendant un bras, je trouvai à côté de moi un pain et une cruche d’eau. J’étais trop épuisé pour réfléchir sur cette circonstance, mais je bus et mangeai avec avidité. Peu de temps après, je repris mon voyage autour de ma prison, et avec beaucoup de peine j’arrivai au lambeau de serge. Au moment où je tombai, j’avais déjà compté cinquante-deux pas, et, en reprenant ma promenade, j’en comptai encore quarante-huit, –quand je rencontrai mon chiffon. Donc, en tout, cela faisait cent pas; et, en supposant que deux pas fissent un yard, je présumai que le cachot avait cinquante yards de circuit. J’avais toutefois rencontré beaucoup d’angles dans le mur, et ainsi il n’y avait guère moyen de conjecturer la forme du caveau; car je ne pouvais m’empêcher de supposer que c’était un caveau.

 

Je ne mettais pas un bien grand intérêt dans ces recherches, – à coup sûr, pas d’espoir; mais une vague curiosité me poussa à les continuer. Quittant le mur, je résolus de traverser la superficie circonscrite. D’abord, j’avançai avec une extrême précaution; car le sol, quoi que paraissant fait d’une matière dure, était traître et gluant. À la longue cependant, je pris courage, et je me mis à marcher avec assurance, m’appliquant à traverser en ligne aussi droite que possible. Je m’étais ainsi avancé de dix ou douze pas environ, quand le reste de l’ourlet déchiré de ma robe s’entortilla dans mes jambes. Je marchai dessus et tombai violemment sur le visage.

 

Dans le désordre de ma chute, je ne remarquai pas tout de suite une circonstance passablement surprenante, qui cependant, quelques secondes après, et comme j’étais encore étendu, fixa mon attention. Voici : mon menton posait sur le sol de la prison, mais mes lèvres et la partie supérieure de ma tête, quoique paraissant situées à une moindre élévation que le menton, ne touchaient à rien. En même temps, il me sembla que mon front était baigné d’une vapeur visqueuse et qu’une odeur particulière de vieux champignons montait vers mes narines. J’étendis le bras, et je frissonnai en découvrant que j’étais tombé sur le bord même d’un puits circulaire, dont je n’avais, pour le moment, aucun moyen de mesurer l’étendue. En tâtant la maçonnerie juste au-dessous de la margelle, je réussis à déloger un petit fragment, et je le laissai tomber dans l’abîme. Pendant quelques secondes, je prêtai l’oreille à ses ricochets; il battait dans sa chute les parois du gouffre; à la fin, il fit dans l’eau un lugubre plongeon, suivi de bruyants échos. Au même instant, un bruit se fit au-dessus de ma tête, comme d’une porte presque aussitôt fermée qu’ouverte, pendant qu’un faible rayon de lumière traversait soudainement l’obscurité et s’éteignait presque en même temps.

 

Je vis clairement la destinée qui m’avait été préparée, et je me félicitai de l’accident opportun qui m’avait sauvé. Un pas de plus, et le monde ne m’aurait plus revu. Et cette mort évitée à temps portait ce même caractère que j’avais regardé comme fabuleux et absurde dans les contes qui se faisaient sur l’Inquisition. Les victimes de sa tyrannie n’avaient pas d’autre alternative que la mort avec ses plus cruelles agonies physiques, ou la mort avec ses plus abominables tortures morales. J’avais été réservé pour cette dernière. Mes nerfs étaient détendus par une longue souffrance, au point que je tremblais au son de ma propre voix, et j’étais devenu à tous égards un excellent sujet pour l’espèce de torture qui m’attendait. Tremblant de tous mes membres, je rebroussai chemin à tâtons vers le mur, – résolu à m’y laisser mourir plutôt que d’affronter l’horreur des puits, que mon imagination multipliait maintenant dans les ténèbres de mon cachot. Dans une autre situation d’esprit, j’aurais eu le courage d’en finir avec mes misères, d’un seul coup, par un plongeon dans l’un de ces abîmes; mais maintenant j’étais le plus parfait des lâches. Et puis il m’était impossible d’oublier ce que j’avais lu au sujet de ces puits, – que l’extinction soudaine de la vie était une possibilité soigneusement exclue par l’infernal génie qui en avait conçu le plan. L’agitation de mon esprit me tint éveillé pendant de longues heures; mais à la fin je m’assoupis de nouveau. En m’éveillant, je trouvai à côté de moi, comme la première fois, un pain et une cruche d’eau. Une soif brûlante me consumait, et je vidai la cruche tout d’un trait. Il faut que cette eau ait été droguée, – car à peine l’eus-je bue que je m’assoupis irrésistiblement. Un profond sommeil tomba sur moi, – un sommeil semblable à celui de la mort. Combien de temps dura-t-il, je n’en puis rien savoir; mais, quand je rouvris les yeux, les objets autour de moi étaient visibles. Grâce à une lueur singulière, sulfureuse, dont je ne pus pas d’abord découvrir l’origine, je pouvais voir l’étendue et l’aspect de la prison. Je m’étais grandement mépris sur sa dimension. Les murs ne pouvaient pas avoir plus de vingt-cinq yards de circuit. Pendant quelques minutes cette découverte fut pour moi un immense trouble; trouble bien puéril, en vérité, – car, au milieu des circonstances terribles qui m’entouraient, que pouvait-il y avoir de moins important que les dimensions de ma prison? Mais mon âme mettait un intérêt bizarre dans des niaiseries, et je m’appliquai fortement à me rendre compte de l’erreur que j’avais commise dans mes mesures. À la fin, la vérité m’apparut comme un éclair. Dans ma première tentative d’exploration, j’avais compté cinquante-deux pas, jusqu’au moment où je tombai; je devais être alors à un pas ou deux du morceau de serge; dans le fait, j’avais presque accompli le circuit du caveau. Je m’endormis alors, – et, en m’éveillant, il faut que je sois retourné sur mes pas, – créant ainsi un circuit presque double du circuit réel. La confusion de mon cerveau m’avait empêché de remarquer que j’avais commencé mon tour avec le mur à ma gauche, et que je finissais avec le mur à ma droite.

 

Je m’étais aussi trompé relativement à la forme de l’enceinte. En tâtant maroute, j’avais trouvé beaucoup d’angles, et j’en avais déduit l’idée d’une grande irrégularité; tant est puissant l’effet d’une totale obscurité sur quelqu’un qui sort d’une léthargie ou d’un sommeil! Ces angles étaient simplement produits par quelques légères dépressions ou retraits à des intervalles inégaux. La forme générale de la prison était un carré. Ce que j’avais pris pour de la maçonnerie semblait maintenant du fer, ou tout autre métal, en plaques énormes, dont les sutures et les joints occasionnaient les dépressions. La surface entière de cette construction métallique était grossièrement barbouillée de tous les emblèmes hideux et répulsifs auxquels la superstition sépulcrale des moines a donné naissance. Des figures de démons, avec des airs de menace, avec des formes de squelettes, et d’autres images d’une horreur plus réelle souillaient les murs dans toute leur étendue. J’observai que les contours de ces monstruosités étaient suffisamment distincts, mais que les couleurs étaient flétries et altérées, comme par l’effet d’une atmosphère humide. Je remarquai alors le sol, qui était en pierre. Au centre bâillait le puits circulaire, à la gueule duquel j’avais échappé; mais il n’y en avait qu’un seul dans le cachot.

 

Je vis tout cela indistinctement et non sans effort, – car ma situation physique avait singulièrement changé pendant mon sommeil. J’étais maintenant couché sur le dos, tout de mon long, sur une espèce de charpente de bois très basse. J’y étais solidement attaché avec une longue bande qui ressemblait à une sangle. Elle s’enroulait plusieurs fois autour de mes membres et de mon corps, ne laissant de liberté qu’à ma tête et à mon bras gauche; mais encore me fallait-il faire un effort des plus pénibles pour me procurer la nourriture contenue dans un plat de terre posé à côté de moi sur le sol. Je m’aperçus avec terreur que la cruche avait été enlevée. Je dis : avec terreur, car j’étais dévoré d’une intolérable soif. Il me sembla qu’il entrait dans le plan de mes bourreaux d’exaspérer cette soif, –car la nourriture contenue dans le plat était une viande cruellement assaisonnée.

 

Je levai les yeux, et j’examinai le plafond de la prison. Il était à une hauteur de trente ou quarante pieds, et, par sa construction, il ressemblait beaucoup aux murs latéraux. Dans un de ses panneaux, une figure des plus singulières fixa toute mon attention. C’était la figure peinte du Temps, comme il est représenté d’ordinaire, sauf qu’au lieu d’une faux il tenait un objet qu’au premier coup d’œil je pris pour l’image peinte d’un énorme pendule, comme on en voit dans les horloges antiques. Il y avait néanmoins dans l’aspect de cette machine quelque chose qui me fit la regarder avec plus d’attention. Comme je l’observais directement, les yeux en l’air, – car elle était placée juste au-dessus de moi, – je crus la voir remuer. Un instant après, mon idée fut confirmée. Son balancement était court, et naturellement très lent. Je l’épiai pendant quelques minutes, non sans une certaine défiance, mais surtout avec étonnement. Fatigué à la longue de surveiller son mouvement fastidieux, je tournai mes yeux vers les autres objets de la cellule. Un léger bruit attira mon attention, et, regardant le sol, je vis quelques rats énormes qui le traversaient. Ils étaient sortis par le puits, que je pouvais apercevoir à ma droite. Au même instant, comme je les regardais, ils montèrent par troupes, en toute hâte, avec des yeux voraces, affriandés par le fumet de la viande. Il me fallait beaucoup d’efforts et d’attention pour les en écarter.

 

Il pouvait bien s’être écoulé une demi-heure, peut-être même une heure, – car je ne pouvais mesurer le temps que très imparfaitement, – quand je levai de nouveau les yeux au-dessus de moi. Ce que je vis alors me confondit et me stupéfia. Le parcours du pendule s’était accru presque d’un yard; sa vélocité, conséquence naturelle, était aussi beaucoup plus grande. Mais ce qui me troubla principalement fut l’idée qu’il était visiblement descendu. J’observai alors, – avec quel effroi, il est inutile de le dire, – que son extrémité inférieure était formée d’un croissant d’acier étincelant, ayant environ un pied de long d’une corne à l’autre; les cornes dirigées en haut, et le tranchant inférieur évidemment affilé comme celui d’un rasoir. Comme un rasoir aussi, il paraissait lourd et massif, s’épanouissant, à partir du fil, en une forme large et solide. Il était ajusté à une lourde verge de cuivre, et le tout sifflait en se balançant à travers l’espace.

 

Je ne pouvais pas douter plus longtemps du sort qui m’avait été préparé par l’atroce ingéniosité monacale. Ma découverte du puits était devinée par les agents de l’Inquisition, – le puits, dont les horreurs avaient été réservées à un hérétique aussi téméraire que moi, – le puits, figure de l’enfer, et considéré par l’opinion comme l’Ultima Thule de tous leurs châtiments! J’avais évité le plongeon par le plus fortuit des accidents, et je savais que l’art de faire du supplice un piège et une surprise formait une branche importante de tout ce fantastique système d’exécutions secrètes. Or, ayant manqué ma chute dans l’abîme, il n’entrait pas dans le plan démoniaque de m’y précipiter; j’étais donc voué – et cette fois sans alternative possible, – à une destruction différente et plus douce. – Plus douce! J’ai presque souri dans mon agonie en pensant à la singulière application que je faisais d’un pareil mot.

 

Que sert-il de raconter les longues, longues heures d’horreur plus que mortelles durant lesquelles je comptai les oscillations vibrantes de l’acier? Pouce par pouce, – ligne par ligne, – il opérait une descente graduée et seulement appréciable à des intervalles qui me paraissaient des siècles, – et toujours il descendait, – toujours plus bas, – toujours plus bas! Il s’écoula des jours, il se peut que plusieurs jours se soient écoulés, avant qu’il vînt se balancer assez près de moi pour m’éventer avec son souffle âcre. L’odeur de l’acier aiguisé s’introduisait dans mes narines. Je priai le ciel, – je le fatiguai de ma prière, – de faire descendre l’acier plus rapidement. Je devins fou, frénétique, et je m’efforçai de me soulever, d’aller à la rencontre de ce terrible cimeterre mouvant. Et puis, soudainement je tombai dans un grand calme, –et je restai étendu, souriant à cette mort étincelante, comme un enfant à quelque précieux joujou.

 

Il se fit un nouvel intervalle de parfaite insensibilité; intervalle très court, car, en revenant à la vie, je ne trouvai pas que le pendule fût descendu d’une quantité appréciable. Cependant, il se pourrait bien que ce temps eût été long, –car je savais qu’il y avait des démons qui avaient pris note de mon évanouissement, et qui pouvaient arrêter la vibration à leur gré. En revenant à moi, j’éprouvai un malaise et une faiblesse – oh! inexprimables, – comme par suite d’une longue inanition. Même au milieu des angoisses présentes, la nature humaine implorait sa nourriture. Avec un effort pénible, j’étendis mon bras gauche aussi loin que mes liens me le permettaient, et je m’emparai d’un petit reste que les rats avaient bien voulu me laisser. Comme j’en portais une partie à mes lèvres, une pensée informe de joie, – d’espérance, – traversa mon esprit. Cependant, qu’y avait-il de commun entre moi et l’espérance? C’était, dis-je, une pensée informe; – l’homme en a souvent de semblables qui ne sont jamais complétées. Je sentis que c’était une pensée de joie, – d’espérance; mais je sentis aussi qu’elle était morte en naissant. Vainement je m’efforçai de la parfaire, – de la rattraper. Ma longue souffrance avait presque annihilé les facultés ordinaires de mon esprit. J’étais un imbécile, – un idiot.

 

La vibration du pendule avait lieu dans un plan faisant angle droit avec ma longueur. Je vis que le croissant avait été disposé pour traverser

la région du cœur. Il éraillerait la serge de ma robe, –puis il reviendrait et répéterait son opération, –encore, –et encore. Malgré l’effroyable dimension de la courbe parcourue (quelque chose comme trente pieds, peut-être plus), et la sifflante énergie de sa descente, qui aurait suffi pour couper même ces murailles de fer, en somme tout ce qu’il pouvait faire, pour quelques minutes, c’était d’érailler ma robe. Et sur cette pensée je fis une pause. Je n’osais pas aller plus loin que cette réflexion. Je m’appesantis là-dessus avec une attention opiniâtre, comme si, par cette insistance, je pouvais arrêter là la descente de l’acier. Je m’appliquai à méditer sur le son que produirait le croissant en passant à travers mon vêtement, – sur la sensation particulière et pénétrante que le frottement de la toile produit sur les nerfs. Je méditai sur toutes ces futilités, jusqu’à ce que mes dents fussent agacées.

 

Plus bas, – plus bas encore, – il glissait toujours plus bas. Je prenais un plaisir frénétique à comparer sa vitesse de haut en bas avec sa vitesse latérale. À droite, –à gauche,–et puis il fuyait loin, loin, et puis il revenait, – avec le glapissement d’un esprit damné! – jusqu’à mon cœur, avec l’allure furtive du tigre! Je riais et je hurlais alternativement, selon que l’une ou l’autre idée prenait le dessus. Plus bas, –invariablement, impitoyablement plus bas! Il vibrait à trois pouces de ma poitrine! Je m’efforçai violemment – furieusement, – de délivrer mon bras gauche. Il était libre seulement depuis le coude jusqu’à la main. Je pouvais faire jouer ma main depuis le plat situé à côté de moi jusqu’à ma bouche, avec un grand effort, – et rien de plus. Si j’avais pu briser les ligatures au-dessus du coude, j’aurais saisi le pendule, et j’aurais essayé de l’arrêter. J’aurais aussi bien essayé d’arrêter une avalanche!

 

Toujours plus bas! –incessamment, –inévitablement plus bas! Je respirais douloureusement, et je m’agitais à chaque vibration. Je me rapetissais convulsivement à chaque balancement. Mes yeux le suivaient dans sa volée ascendante et descendante, avec l’ardeur du désespoir le plus insensé; ils se refermaient spasmodiquement au moment de la descente, quoique la mort eût été un soulagement, – oh! quel indicible soulagement! Et cependant je tremblais dans tous mes nerfs, quand je pensais qu’il suffirait que la machine descendît d’un cran pour précipiter sur ma poitrine, cette hache aiguisée, étincelante. C’était l’espérance qui faisait ainsi trembler mes nerfs, et tout mon être se replier. C’était l’espérance, – l’espérance qui triomphe même sur le chevalet, – qui chuchote à l’oreille des condamnés à mort, même dans les cachots de l’Inquisition.

 

Je vis que dix ou douze vibrations environ mettraient l’acier en contact immédiat avec mon vêtement, – et avec cette observation entra dans mon esprit le calme aigu et condensé du désespoir. Pour la première fois depuis bien des heures,– depuis bien des jours peut-être, je pensai. Il me vint à l’esprit que le bandage, ou sangle, qui m’enveloppait était d’un seul morceau. J’étais attaché par un lien continu. La première morsure du rasoir, du croissant, dans une partie quelconque de la sangle, devait la détacher suffisamment pour permettre à ma main gauche de la dérouler tout autour de moi. Mais combien devenait terrible dans ce cas la proximité de l’acier. Et le résultat de la plus légère secousse, mortel! Était-il vraisemblable, d’ailleurs, que les mignons du bourreau n’eussent pas prévu et paré cette possibilité? Était-il probable que le bandage traversât ma poitrine dans le parcours du pendule? Tremblant de me voir frustré de ma faible espérance, vraisemblablement ma dernière, je haussai suffisamment ma tête pour voir distinctement ma poitrine. La sangle enveloppait étroitement mes membres et mon corps dans tous les sens, –excepté dans le chemin du croissant homicide.

 

À peine avais-je laissé retomber ma tête dans sa position première, que je sentis briller dans mon esprit quelque chose que je ne saurais mieux définir que la moitié non formée de cette idée de délivrance dont j’ai déjà parlé, et dont une moitié seule avait flotté vaguement dans ma cervelle, lorsque je portai la nourriture à mes lèvres brûlantes. L’idée tout entière était maintenant présente; –faible, à peine viable, à peine définie, –mais enfin complète. Je me mis immédiatement, avec l’énergie du désespoir, à en tenter l’exécution. Depuis plusieurs heures, le voisinage immédiat du châssis sur lequel j’étais couché fourmillait littéralement de rats. Ils étaient tumultueux, hardis, voraces, – leurs yeux rouges dardés sur moi, comme s’ils n’attendaient que mon immobilité pour faire de moi leur proie.

 

– À quelle nourriture, – pensai-je, – ont-ils été accoutumés dans ce puits?

Excepté un petit reste, ils avaient dévoré, en dépit de tous mes efforts pour les en empêcher, le contenu du plat. Ma main avait contracté une habitude de va-et-vient, de balancement vers le plat; et, à la longue, l’uniformité machinale du mouvement lui avait enlevé toute son efficacité. Dans sa voracité cette vermine fixait souvent ses dents aiguës dans mes doigts. Avec les miettes de la viande huileuse et épicée qui restait encore, je frottai fortement le bandage partout où je pus l’atteindre; puis, retirant ma main du sol, je restai immobile et sans respirer.

 

D’abord les voraces animaux furent saisis et effrayés du changement, – de la cessation du mouvement. Ils prirent l’alarme et tournèrent le dos; plusieurs regagnèrent le puits; mais cela ne dura qu’un moment. Je n’avais pas compté en vain sur leur gloutonnerie. Observant que je restais sans mouvement, un ou deux des plus hardis grimpèrent sur le châssis et flairèrent la sangle. Cela me parut le signal d’une invasion générale. Des troupes fraîches se précipitèrent hors du puits. Ils s’accrochèrent au bois, – ils l’escaladèrent et sautèrent par centaines sur mon corps. Le mouvement régulier du pendule ne les troublait pas le moins du monde. Ils évitaient son passage et travaillaient activement sur le bandage huilé. Ils se pressaient, – ils fourmillaient et s’amoncelaient incessamment sur moi; ils se tortillaient sur ma gorge; leurs lèvres froides cherchaient les miennes; j’étais à moitié suffoqué par leur poids multiplié; un dégoût, qui n’a pas de nom dans le monde, soulevait ma poitrine et glaçait mon cœur comme un pesant vomissement. Encore une minute, et je sentais que l’horrible opération serait finie. Je sentais positivement le relâchement du bandage; je savais qu’il devait être déjà coupé en plus d’un endroit. Avec une résolution surhumaine, je restai immobile. Je ne m’étais pas trompé dans mes calculs, – je n’avais pas souffert en vain. À la longue, je sentis que j’étais libre. La sangle pendait en lambeaux autour de mon corps; mais le mouvement du pendule attaquait déjà ma poitrine; il avait fendu la serge de ma robe; il avait coupé la chemise de dessous; il fit encore deux oscillations, – et une sensation de douleur aiguë traversa tous mes nerfs. Mais l’instant du salut était arrivé. À un geste de ma main, mes libérateurs s’enfuirent tumultueusement. Avec un mouvement tranquille et résolu, – prudent et oblique, – lentement et en m’aplatissant, – je me glissai hors de l’étreinte du bandage et des atteintes du cimeterre. Pour le moment du moins, j’étais libre.

 

Libre! – et dans la griffe de l’Inquisition! J’étais à peine sorti de mon grabat d’horreur, j’avais à peine fait quelques pas sur le pavé de la prison, que le mouvement de l’infernale machine cessa, et que je la vis attirée par une force invisible à travers le plafond. Ce fut une leçon qui me mit le désespoir dans le cœur. Tous mes mouvements étaient indubitablement épiés. Libre! – je n’avais échappé à la mort sous une espèce d’agonie que pour être livré à quelque chose de pire que la mort sous quelque autre espèce. À cette pensée, je roulai mes yeux convulsivement sur les parois de fer qui m’enveloppaient. Quelque chose de singulier – un changement que d’abord je ne pus apprécier distinctement – se produisit dans la chambre, – c’était évident. Durant quelques minutes d’une distraction pleine de rêves et de frissons, je me perdis dans de vaines et incohérentes conjectures. Pendant ce temps, je m’aperçus pour la première fois de l’origine de la lumière sulfureuse qui éclairait la cellule. Elle provenait d’une fissure large à peu près d’un demi-pouce, qui s’étendait tout autour de la prison à la base des murs, qui paraissaient ainsi et étaient en effet complètement séparés du sol. Je tâchai, mais bien en vain, comme on le pense, de regarder par cette ouverture. Comme je me relevais découragé, le mystère de l’altération de la chambre se dévoila tout d’un coup à mon intelligence. J’avais observé que, bien que les contours des figures murales fussent suffisamment distincts, les couleurs semblaient altérées et indécises. Ces couleurs venaient de prendre et prenaient à chaque instant un éclat saisissant et très intense, qui donnait à ces images fantastiques et diaboliques un aspect dont auraient frémi des nerfs plus solides que les miens. Des yeux de démons, d’une vivacité féroce et sinistre, étaient dardés sur moi de mille endroits, où primitivement je n’en soupçonnais aucun, et brillaient de l’éclat lugubre d’un feu que je voulais absolument, mais en vain, regarder comme imaginaire.

 

Imaginaire! – Il me suffisait de respirer pour attirer dans mes narines la vapeur du fer chauffé! Une odeur suffocante se répandit dans la prison! Une ardeur plus profonde se fixait à chaque instant dans les yeux dardés sur mon agonie! Une teinte plus riche de rouge s’étalait sur ces horribles peintures de sang! J’étais haletant! Je respirais avec effort! Il n’y avait pas à douter du dessein de mes bourreaux, – oh! les plus impitoyables, oh! les plus démoniaques des hommes! Je reculai loin du métal ardent vers le centre du cachot. En face de cette destruction par le feu, l’idée de la fraîcheur du puits surprit mon âme comme un baume. Je me précipitai vers ses bords mortels. Je tendis mes regards vers le fond. L’éclat de la voûte enflammée illuminait ses plus secrètes cavités. Toutefois, pendant un instant d’égarement, mon esprit se refusa à comprendre la signification de ce que je voyais. À la fin, cela entra dans mon âme, – de force, victorieusement; cela s’imprima en feu sur ma raison frissonnante. Oh une voix, une voix pour parler! – Oh! horreur – Oh! toutes les horreurs, excepté celle-là! –Avec un cri, je me rejetai loin de la margelle, et, cachant mon visage dans mes mains, je pleurai amèrement.

 

La chaleur augmentait rapidement, et une fois encore je levai les yeux, frissonnant comme dans un accès de fièvre. Un second changement avait eu lieu dans la cellule, – et maintenant ce changement était évidemment dans la forme. Comme la première fois, ce fut d’abord en vain que je cherchai à apprécier ou à comprendre ce qui se passait. Mais on ne me laissa pas longtemps dans le doute. La vengeance de l’Inquisition marchait grand train, déroutée deux fois par mon bonheur, et il n’y avait pas à jouer plus longtemps avec le Roi des Épouvantements. La chambre avait été carrée. Je m’apercevais que deux de ses angles de fer étaient maintenant aigus, – deux conséquemment obtus. Le terrible contraste augmentait rapidement, avec un grondement, un gémissement sourd. En un instant, la chambre avait changé sa forme en celle d’un losange. Mais la transformation ne s’arrêta pas là. Je ne désirais pas, je n’espérais pas qu’elle s’arrêtât. J’aurais appliqué les murs rouges contre ma poitrine, comme un vêtement d’éternelle paix.

 

– La mort, – me dis-je, – n’importe quelle mort, excepté celle du puits!

– Insensé! comment n’avais-je pas compris qu’il fallait le puits, que ce puits seul était la raison du fer brûlant qui m’assiégeait? Pouvais-je résister à son ardeur? Et, même en le supposant, pouvais-je me roidir contre sa pression? Et maintenant, le losange s’aplatissait, s’aplatissait avec une rapidité qui ne me laissait pas le temps de la réflexion. Son centre, placé sur la ligne de sa plus grande largeur, coïncidait juste avec le gouffre béant. J’essayai de reculer, – mais les murs, en se resserrant, me pressaient irrésistiblement. Enfin, il vint un moment où mon corps brûlé et contorsionné trouvait à peine sa place, où il y avait à peine place pour mon pied sur le sol de la prison. Je ne luttais plus, mais l’agonie de mon âme s’exhala dans un grand et long cri suprême de désespoir. Je sentis que je chancelais sur le bord, – je détournai les yeux…

 

Mais voilà comme un bruit discordant de voix humaines! Une explosion, un ouragan de trompettes! Un puissant rugissement comme celui d’un millier de tonnerres! Les murs de feu reculèrent précipitamment! Un bras étendu saisit le mien comme je tombais, défaillant, dans l’abîme. C’était le bras du général Lasalle. L’armée française était entrée à Tolède.

L’inquisition était dans les mains de ses ennemis.

 

FIN

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6 juin 2013

Claude Gueux, Victor Hugo

 

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Claude Gueux

 

                             Il y a sept ou huit ans, un homme nommé Claude Gueux, pauvre ouvrier, vivait à Paris. Il avait avec lui une fille qui était sa maîtresse, et un enfant de cette fille. Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les moralités à mesure que les faits les sèment sur leur chemin. L’ouvrier était capable, habile, intelligent, fort maltraité par l’éducation, fort bien traité par la nature, ne sachant pas lire et sachant penser. Un hiver, l’ouvrage manqua. Pas de feu ni de pain dans le galetas. L’homme, la fille et l’enfant eurent froid et faim. L’homme vola. Je ne sais ce qu’il vola, je ne sais où il vola. Ce que je sais, c’est que de ce vol il résulta trois jours de pain et de feu pour la femme et pour l’enfant, et cinq ans de prison pour l’homme.

L’homme fut envoyé faire son temps à la maison centrale de Clairvaux. Clairvaux, abbaye dont on a fait une bastille, cellule dont on a fait un cabanon, autel dont on a fait un pilori. Quand nous parlons de progrès, c’est ainsi que certaines gens le comprennent et l’exécutent. Voilà la chose qu’ils mettent sous notre mot.

Poursuivons.

Arrivé là, on le mit dans un cachot pour la nuit, et dans un atelier pour le jour. Ce n’est pas l’atelier que je blâme.

Claude Gueux, honnête ouvrier naguère, voleur désormais, était une figure digne et grave. Il avait le front haut, déjà ridé quoique jeune encore, quelques cheveux gris perdus dans les touffes noires, l’œil doux et fort puissamment enfoncé sous une arcade sourcilière bien modelée, les narines ouvertes, le menton avancé, la lèvre dédaigneuse. C’était une belle tête. On va voir ce que la société en a fait.

Il avait la parole rare, le geste peu fréquent, quelque chose d’impérieux dans toute sa personne et qui se faisait obéir, l’air pensif, sérieux plutôt que souffrant. Il avait pourtant bien souffert. Dans le dépôt où Claude Gueux était enfermé, il y avait un directeur des ateliers, espèce de fonctionnaire propre aux prisons, qui tient tout ensemble du guichetier et du marchand, qui fait en même temps une commande à l’ouvrier et une menace au prisonnier, qui vous met l’outil aux mains et les fers aux pieds. Celui-là était lui-même une variété de l’espèce, un homme bref, tyrannique, obéissant à ses idées, toujours à courte bride sur son autorité ; d’ailleurs, dans l’occasion, bon compagnon, bon prince, jovial même et raillant avec grâce ; dur plutôt que ferme ; ne raisonnant avec personne, pas même avec lui ; bon père, bon mari sans doute, ce qui est devoir et non vertu ; en un mot, pas méchant, mauvais. C’était un de ces hommes qui n’ont rien de vibrant ni d’élastique, qui sont composés de molécules inertes, qui ne résonnent au choc d’aucune idée, au contact d’aucun sentiment, qui ont des colères glacées, des haines mornes, des emportements sans émotion, qui prennent feu sans s’échauffer, dont la capacité de calorique est nulle, et qu’on dirait souvent faits de bois ; ils flambent par un bout et sont froids par l’autre. La ligne principale, la ligne diagonale du caractère de cet homme, c’était la ténacité. Il était fier d’être tenace, et se comparait à Napoléon. Ceci n’est qu’une illusion d’optique. Il y a nombre de gens qui en sont dupes et qui, à certaine distance, prennent la ténacité pour de la volonté, et une chandelle pour une étoile. Quand cet homme donc avait une fois ajusté ce qu’il appelait sa volonté à une chose absurde, il allait tête haute et à travers toute broussaille jusqu’au bout de la chose absurde. L’entêtement sans l’intelligence, c’est la sottise soudée au bout de la bêtise et lui servant de rallonge. Cela va loin. En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences.

Voilà donc ce que c’était que le directeur des ateliers de la prison centrale de Clairvaux. Voilà de quoi était fait le briquet avec lequel la société frappait chaque jour sur les prisonniers pour en tirer des étincelles.

L’étincelle que de pareils briquets arrachent à de pareils cailloux allume souvent des incendies. Nous avons dit qu’une fois arrivé à Clairvaux, Claude Gueux fut numéroté dans un atelier et rivé à une besogne. Le directeur de l’atelier fit connaissance avec lui, le reconnut bon ouvrier, et le traita bien. Il paraît même qu’un jour, étant de bonne humeur, et voyant Claude Gueux fort triste, car cet homme pensait toujours à celle qu’il appelait sa femme, il lui conta, par manière de jovialité et de passe-temps, et aussi pour le consoler, que cette malheureuse s’était faite fille publique. Claude demanda froidement ce qu’était devenu l’enfant. On ne savait.

Au bout de quelques mois, Claude s’acclimata à l’air de la prison et parut ne plus songer à rien. Une certaine sérénité sévère, propre à son caractère, avait repris le dessus.

Au bout du même espace de temps à peu près, Claude avait acquis un ascendant singulier sur tous ses compagnons. Comme par une sorte de convention tacite, et sans que personne sût pourquoi, pas même lui, tous ces hommes le consultaient, l’écoutaient, l’admiraient et l’imitaient, ce qui est le dernier degré ascendant de l’admiration. Ce n’était pas une médiocre gloire d’être obéi par toutes ces natures désobéissantes. Cet empire lui était venu sans qu’il y songeât. Cela tenait au regard qu’il avait dans les yeux. L’œil de l’homme est une fenêtre par laquelle on voit les pensées qui vont et viennent dans sa tête.

 

Mettez un homme qui contient des idées parmi des hommes qui n’en contiennent pas, au bout d’un temps donné, et par une loi d’attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreux graviteront humblement et avec adoration autour du cerveau rayonnant. Il y a des hommes qui sont fer et des hommes qui sont aimant Claude était aimant.

En moins de trois mois donc, Claude était devenu l’âme, la loi et l’ordre de l’atelier. Toutes ces aiguilles tournaient sur son cadran. Il devait douter lui-même par moments s’il était roi ou prisonnier. C’était une sorte de pape captif avec ses cardinaux.

Et, par une réaction toute naturelle, dont l’effet s’accomplit sur toutes les échelles, aimé des prisonniers, il était détesté des geôliers. Cela est toujours ainsi La popularité ne va jamais sans la défaveur. L’amour des esclaves est toujours doublé de la haine des maîtres.

Claude Gueux était grand mangeur. C’était une particularité de son organisation. Il avait l’estomac fait de telle sorte que la nourriture de deux hommes ordinaires suffisait à peine à sa journée. M. de Cotadilla avait un de ces appétits-là, et en riait ; mais ce qui est une occasion de gaieté pour un duc, grand d’Espagne, qui a cinq cent mille moutons, est une charge pour un ouvrier et un malheur pour un prisonnier.

Claude Gueux, libre dans son grenier, travaillait tout le jour, gagnait son pain de quatre livres et le mangeait. Claude Gueux, en prison, travaillait tout le jour et recevait invariablement pour sa peine une livre et demie de pain et quatre onces de viande. La ration est inexorable. Claude avait donc habituellement faim dans la prison de Clairvaux.

Il avait faim, et c’était tout. Il n’en parlait pas. C’était sa nature ainsi.

Un jour, Claude venait de dévorer sa maigre pitance, et s’était remis à son métier, croyant tromper la faim par le travail. Les autres prisonniers mangeaient joyeusement. Un jeune homme, pâle, blanc, faible, vint se placer près de lui. Il tenait à la main sa ration, à laquelle il n’avait pas encore touché, et un couteau. Il restait là debout, près de Claude, ayant l’air de vouloir parler et de ne pas oser. Cet homme, et son pain, et sa viande, importunaient Claude.

– Que veux-tu ? dit-il enfin brusquement.

– Que tu me rendes un service, dit timidement le jeune homme.

– Quoi ? reprit Claude.

– Que tu m’aides à manger cela. J’en ai trop.

Une larme roula dans l’œil hautain de Claude. Il prit le couteau, partagea la ration du jeune homme en deux parts égales, en prit une, et se mit à manger.

– Merci, dit le jeune homme. Si tu veux, nous partagerons comme cela tous les jours. – Comment t’appelles-tu ? dit Claude Gueux.

– Albin.

– Pourquoi es-tu ici ? reprit Claude.

– J’ai volé.

– Et moi aussi, dit Claude.

Ils partagèrent en effet de la sorte tous les jours. Claude Gueux avait trente-six ans, et par moments il en paraissait cinquante, tant sa pensée habituelle était sévère. Albin avait vingt ans, on lui en eût donné dix-sept, tant il y avait encore d’innocence dans le regard de ce voleur. Une étroite amitié se noua entre ces deux hommes, amitié de père à fils plutôt que de frère à frère. Albin était encore presque un enfant ; Claude était déjà presque un vieillard.

Ils travaillaient dans le même atelier, ils couchaient sous la même clef de voûte, ils se promenaient dans le même préau, ils mordaient au même pain. Chacun des deux amis était l’univers pour l’autre. Il paraît qu’ils étaient heureux.

Nous avons déjà parlé du directeur des ateliers. Cet homme, haï des prisonniers, était souvent obligé, pour se faire obéir d’eux, d’avoir recours à Claude Gueux, qui en était aimé. Dans plus d’une occasion, lorsqu’il s’était agi d’empêcher une rébellion ou un tumulte, l’autorité sans titre de Claude Gueux avait prêté main-forte à l’autorité officielle du directeur. En effet, pour contenir les prisonniers, dix paroles de Claude valaient dix gendarmes. Claude avait maintes fois rendu ce service au directeur. Aussi le directeur le détestait-il cordialement. Il était jaloux de ce voleur. Il avait au fond du cœur une haine secrète, envieuse, implacable, contre Claude, une haine de souverain de droit à souverain de fait, de pouvoir temporel à pouvoir spirituel.

Ces haines-là sont les pires.

Claude aimait beaucoup Albin, et ne songeait pas au directeur.

Un jour, un matin, au moment où les porte-clefs transvasaient les prisonniers deux à deux du dortoir dans l’atelier, un guichetier appela Albin, qui était à côté de Claude, et le prévint que le directeur le demandait.

– Que te veut-on ? dit Claude.

– Je ne sais pas, dit Albin.

Le guichetier emmena Albin.

La matinée se passa, Albin ne revint pas à l’atelier. Quand arriva l’heure du repas, Claude pensa qu’il retrouverait Albin au préau. Albin n’était pas au préau. On rentra dans l’atelier, Albin ne reparut pas dans l’atelier. La journée s’écoula ainsi. Le soir, quand on ramena les prisonniers dans leur dortoir, Claude y chercha des yeux Albin, et ne le vit pas. Il paraît qu’il souffrait beaucoup dans ce moment-là, car il adressa la parole à un guichetier, ce qu’il ne faisait jamais. – Est-ce qu’Albin est malade ? dit-il.

– Non, répondit le guichetier.

– D’où vient donc, reprit Claude, qu’il n’a pas reparu aujourd’hui ?

– Ah ! dit négligemment le porte-clefs, c’est qu’on l’a changé de quartier.

Les témoins qui ont déposé de ces faits plus tard remarquèrent qu’à cette réponse du guichetier la main de Claude, qui portait une chandelle allumée, trembla légèrement. Il reprit avec calme :

– Qui a donné cet ordre-là ?

Le guichetier répondit :

– M. D.

Le directeur des ateliers s’appelait M. D.

La journée du lendemain se passa comme la journée précédente, sans Albin.

Le soir, à l’heure de la clôture des travaux, le directeur, M. D., vint faire sa ronde habituelle dans l’atelier. Du plus loin que Claude le vit, il ôta son bonnet de grosse laine, il boutonna sa veste grise, triste livrée de Clairvaux, car il est de principe dans les prisons qu’une veste respectueusement boutonnée prévient favorablement les supérieurs, et il se tint debout et son bonnet à la main à l’entrée de son banc, attendant le passage du directeur. Le directeur passa.

– Monsieur ! dit Claude.

Le directeur s’arrêta et se détourna à demi.

– Monsieur, reprit Claude, est-ce que c’est vrai qu’on a changé Albin de quartier ?

– Oui, répondit le directeur.

– Monsieur, poursuivit Claude, j’ai besoin d’Albin pour vivre. Il ajouta :

– Vous savez que je n’ai pas assez de quoi manger avec la ration de la maison, et qu’Albin partageait son pain avec moi.

– C’était son affaire, dit le directeur.

– Monsieur, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire remettre Albin dans le même quartier que moi ?

– Impossible. Il y a décision prise.

– Par qui ?

– Par moi.

– Monsieur D., reprit Claude, c’est la vie ou la mort pour moi, et cela dépend de vous.

– Je ne reviens jamais sur mes décisions.

– Monsieur, est-ce que je vous ai fait quelque chose ?

– Rien.

– En ce cas, dit Claude, pourquoi me séparez-vous d’Albin ?

– Parce que, dit le directeur.

Cette explication donnée, le directeur passa outre.

Claude baissa la tête et ne répliqua pas. Pauvre lion en cage à qui l’on ôtait son chien !

Nous sommes forcé de dire que le chagrin de cette séparation n’altéra en rien la voracité en quelque sorte maladive du prisonnier. Rien d’ailleurs ne parut sensiblement changé en lui. Il ne parlait d’Albin à aucun de ses camarades. Il se promenait seul dans le préau aux heures de récréation, et il avait faim. Rien de plus.

Cependant ceux qui le connaissaient bien remarquaient quelque chose de sinistre et de sombre qui s’épaississait chaque jour de plus en plus sur son visage. Du reste, il était plus doux que jamais.

Plusieurs voulurent partager leur ration avec lui, il refusa en souriant.

Tous les soirs, depuis l’explication que lui avait donnée le directeur, il faisait une espèce de chose folle qui étonnait de la part d’un homme aussi sérieux. Au moment où le directeur, ramené à heure fixe par sa tournée habituelle, passait devant le métier de Claude, Claude levait les yeux et le regardait fixement, puis il lui adressait d’un ton plein d’angoisse et de colère, qui tenait à la fois de la prière et de la menace, ces deux mots seulement : Et Albin ? Le directeur faisait semblant de ne pas entendre ou s’éloignait en haussant les épaules.

Cet homme avait tort de hausser les épaules, car il était évident pour tous les spectateurs de ces scènes étranges que Claude Gueux était intérieurement déterminé à quelque chose. Toute la prison attendait avec anxiété quel serait le résultat de cette lutte entre une ténacité et une résolution.

Il a été constaté qu’une fois entre autres Claude dit au directeur :

– Écoutez, monsieur, rendez-moi mon camarade. Vous ferez bien, je vous assure. Remarquez que je vous dis cela.

Une autre fois, un dimanche, comme il se tenait dans le préau, assis sur une pierre, les coudes sur les genoux et son front dans ses mains, immobile depuis plusieurs heures dans la même attitude, le condamné Faillette s’approcha de lui, et lui cria en riant :

 – Que diable fais-tu donc là, Claude ?

Claude leva lentement sa tête sévère, et dit :

– Je juge quelqu’un.

Un soir enfin, le 25 octobre 1831, au moment où le directeur faisait sa ronde, Claude brisa sous son pied avec bruit un verre de montre qu’il avait trouvé le matin dans un corridor. Le directeur demanda d’où venait ce bruit.

– Ce n’est rien, dit Claude, c’est moi. Monsieur le directeur, rendez-moi mon camarade.

– Impossible, dit le maître.

– Il le faut pourtant, dit Claude d’une voix basse et ferme ; et, regardant le directeur en face, il ajouta :

– Réfléchissez. Nous sommes aujourd’hui le 25 octobre. Je vous donne jusqu’au 4 novembre. Un guichetier fit remarquer à M. D. que Claude le menaçait, et que c’était un cas de cachot.

– Non, point de cachot, dit le directeur avec un sourire dédaigneux ; il faut être bon avec ces gens-là !

Le lendemain, le condamné Pernot aborda Claude, qui se promenait seul et pensif, laissant les autres prisonniers s’ébattre dans un petit carré de soleil à l’autre bout de la cour.

– Eh bien ! Claude, à quoi songes-tu ? tu parais triste.

– Je crains, dit Claude, qu’il n’arrive bientôt quelque malheur à ce bon M. D. Il y a neuf jours pleins du 25 octobre au 4 novembre.

Claude n’en laissa pas passer un sans avertir gravement le directeur de l’état de plus en plus douloureux où le mettait la disparition d’Albin ; Le directeur, fatigué, lui infligea une fois vingt-quatre heures de cachot, parce que la prière ressemblait trop à une sommation. Voilà tout ce que Claude obtint.

Le 4 novembre arriva. Ce jour-là, Claude s’éveilla avec un visage serein qu’on ne lui avait pas encore vu depuis le jour où la décision de M. D. l’avait séparé de son ami. En se levant, il fouilla dans une espèce de caisse de bois blanc qui était au pied de son lit, et qui contenait ses quelques guenilles. Il en tira une paire de ciseaux de couturière. C’était, avec un volume dépareillé de l’Émile la seule chose qui lui restât de la femme qu’il avait aimée, de la mère de son enfant, de son heureux petit ménage d’autrefois. Deux meubles bien inutiles pour Claude ; les ciseaux ne pouvaient servir qu’à une femme, le livre qu’à un lettré. Claude ne savait ni coudre ni lire.

Au moment où il traversait le vieux cloître déshonoré et blanchi à la chaux qui sert de promenoir l’hiver, il s’approcha du condamné Ferrari, qui regardait avec attention les énormes barreaux d’une croisée. Claude tenait à la main la petite paire de ciseaux ; il la montra à Ferrari en disant :

– Ce soir je couperai ces barreaux-ci avec ces ciseaux-là.

Ferrari, incrédule, se mit à rire, et Claude aussi.

Ce matin-là, il travailla avec plus d’ardeur qu’à l’ordinaire ; jamais il n’avait fait si vite et si bien. Il parut attacher un certain prix à terminer dans la matinée un chapeau de paille que lui avait payé d’avance un honnête bourgeois de Troyes, M, Bressier. Un peu avant midi, il descendit sous un prétexte à l’atelier des menuisiers, situé au rez-de-chaussée, au-dessous de l’étage où il travaillait. Claude était aimé là comme ailleurs, mais il y entrait rarement. Aussi :

– Tiens ! voilà Claude !

On l’entoura. Ce fut une fête. Claude jeta un coup d’œil rapide dans la salle. Pas un des surveillants n’y était.

– Qui est-ce qui a une hache à me prêter ? dit-il.

– Pourquoi faire ? lui demanda-t-on.

Il répondit :

– C’est pour tuer ce soir le directeur des ateliers.

On lui présenta plusieurs haches à choisir. Il prit la plus petite, qui était fort tranchante, la cacha dans son pantalon, et sortit. Il y avait là vingt-sept prisonniers. Il ne leur avait pas recommandé le secret. Tous le gardèrent.

Ils ne causèrent même pas de la chose entre eux. Chacun attendit de son côté ce qui arriverait. L’affaire était terrible, droite et simple. Pas de complication possible. Claude ne pouvait être ni conseillé ni dénoncé.

Une heure après, il aborda un jeune condamné de seize ans qui bâillait dans le promenoir, et lui conseilla d’apprendre à lire. En ce moment, le détenu Faillette accosta Claude, et lui demanda ce que diable il cachait là dans son pantalon. Claude dit :

– C’est une hache pour tuer M. D. ce soir. Il ajouta :

– Est-ce que cela se voit ?

– Un peu, dit Faillette.

Le reste de la journée fut à l’ordinaire. A sept heures du soir, on renferma les prisonniers, chaque section dans l’atelier qui lui était assigné ; et les surveillants sortirent des salles de travail, comme il paraît que c’est l’habitude, pour ne rentrer qu’après la ronde du directeur.

Claude Gueux fut donc verrouillé comme les autres dans son atelier avec ses compagnons de métier. Alors il se passa dans cet atelier une scène extraordinaire, une scène qui n’est ni sans majesté ni sans terreur, la seule de ce genre qu’aucune histoire puisse raconter.

Il y avait là, ainsi que l’a constaté l’instruction judiciaire qui a eu lieu depuis, quatre-vingt-deux voleurs, y compris Claude.

Une fois que les surveillants les eurent laissés seuls, Claude se leva debout sur son banc, et annonça à toute la chambrée qu’il avait quelque chose à dire. On fit silence.

Alors Claude haussa la voix et dit :

– Vous savez tous qu’Albin était mon frère. Je n’ai pas assez de ce qu’on me donne ici pour manger. Même en n’achetant que du pain avec le peu que je gagne, cela ne suffirait pas. Albin partageait sa ration avec moi ; je l’ai aimé d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé. Le directeur, M. D., nous a séparés. Cela ne lui faisait rien que nous fussions ensemble ; mais c’est un méchant homme, qui jouit de tourmenter. Je lui ai redemandé Albin. Vous avez vu, il n’a pas voulu. Je lui ai donné jusqu’au 4 novembre pour me rendre Albin. Il m’a fait mettre au cachot pour avoir dit cela. Moi, pendant ce temps-là, je l’ai jugé et je l’ai condamné à mort. Nous sommes au 4 novembre. Il viendra dans deux heures faire sa tournée. Je vous préviens que je vais le tuer. Avez-vous quelque chose à dire à cela ? Tous gardèrent le silence.

Claude reprit.

Il parla, à ce qu’il paraît, avec une éloquence singulière, qui d’ailleurs lui était naturelle. Il déclara qu’il savait bien qu’il allait faire une action violente, mais qu’il ne croyait pas avoir tort. Il attesta la conscience des quatre-vingt-un voleurs qui l’écoutaient :

Qu’il était dans une rude extrémité ; Que la nécessité de se faire justice soi-même était un cul-de-sac où l’on se trouvait engagé quelquefois ;

Qu’à la vérité il ne pouvait prendre la vie du directeur sans donner la sienne propre, mais qu’il trouvait bon de donner sa vie pour une chose juste ;

Qu’il avait mûrement réfléchi, et à cela seulement, depuis deux mois ;

Qu’il croyait bien ne pas se laisser entraîner par le ressentiment, mais que, dans le cas où cela serait, il suppliait qu’on l’en avertit ;

Qu’il soumettait honnêtement ses raisons aux hommes justes qui l’écoutaient ;

Qu’il allait donc tuer M. D., mais que, si quelqu’un avait une objection à lui faire, il était prêt à l’écouter.

Une voix seulement s’éleva, et dit qu’avant de tuer le directeur, Claude devait essayer une dernière fois de lui parler et de le fléchir.

– C’est juste, dit Claude, et je le ferai.

Huit heures sonnèrent à la grande horloge. Le directeur devait venir à neuf heures.

Une fois que cette étrange cour de cassation eut en quelque sorte ratifié la sentence qu’il avait portée, Claude reprit toute sa sérénité.

Il mit sur une table tout ce qu’il possédait en linge et en vêtements, la pauvre dépouille du prisonnier, et, appelant l’un après l’autre ceux de ses compagnons qu’il aimait le plus après Albin, il leur distribua tout. Il ne garda que la petite paire de ciseaux.

Puis il les embrassa tous. Quelques-uns pleuraient, il souriait à ceux-là.

Il y eut, dans cette heure dernière, des instants où il causa avec tant de tranquillité et même de gaieté, que plusieurs de ses camarades espéraient intérieurement, comme ils l’ont déclaré depuis, qu’il abandonnerait peut-être sa résolution. Il s’amusa même une fois à éteindre une des rares chandelles qui éclairaient l’atelier avec le souffle de sa narine, car il avait de mauvaises habitudes d’éducation qui dérangeaient sa dignité naturelle plus souvent qu’il n’aurait fallu. Rien ne pouvait faire que cet ancien gamin des rues n’eût point par moments l’odeur du ruisseau de Paris.

Il aperçut un jeune condamné qui était pâle, qui le regardait avec des yeux fixes, et qui tremblait, sans doute dans l’attente de ce qu’il allait voir.

– Allons, du courage, jeune homme ! lui dit Claude doucement, ce ne sera que l’affaire d’un instant.

Quand il eut distribué toutes ses hardes, fait tous ses adieux, serré toutes les mains, il interrompit quelques causeries inquiètes qui se faisaient çà et là dans les coins obscurs de l’atelier, et il commanda qu’on se remit au travail. Tous obéirent en silence. L’atelier où ceci se passait était une salle oblongue, un long parallélogramme percé de fenêtres sur ses deux grands côtés, et de deux portes qui se regardaient à ses deux extrémités. Les métiers étaient rangés de chaque côté près des fenêtres, les bancs touchant le mur à angle droit, et l’espace resté libre entre les deux rangées de métiers formait une sorte de longue voie qui allait en ligne droite de l’une des portes à l’autre et traversait ainsi toute la salle. C’était cette longue voie, assez étroite, que le directeur avait à parcourir en faisant son inspection ; il devait entrer par la porte sud et ressortir par la porte nord, après avoir regardé les travailleurs à droite et à gauche. D’ordinaire il faisait ce trajet assez rapidement et sans s’arrêter.

Claude s’était replacé lui-même à son banc, et il s’était remis au travail, comme Jacques Clément se fût remis à la prière. Tous attendaient. Le moment approchait.

Tout à coup on entendit un coup de cloche. Claude dit :

– C’est l’avant-quart.

Alors il se leva, traversa gravement une partie de la salle, et alla s’accouder sur l’angle du premier métier à gauche, tout à côté de la porte d’entrée. Son visage était parfaitement calme et bienveillant.

Neuf heures sonnèrent. La porte s’ouvrit. Le directeur entra. En ce moment-là, il se fit dans l’atelier un silence de statues.

Le directeur était seul comme d’habitude.

Il entra avec sa figure joviale, satisfaite et inexorable, ne vit pas Claude qui était debout à gauche de la porte, la main droite cachée dans son pantalon, et passa rapidement devant les premiers métiers, hochant la tête, mâchant ses paroles, et jetant çà et là son regard banal, sans s’apercevoir que tous les yeux qui l’entouraient étaient fixés sur une idée terrible.

Tout à coup il se détourna brusquement, surpris d’entendre un pas derrière lui. C’était Claude, qui le suivait en silence depuis quelques instants.

– Que fais-tu là, toi ? dit le directeur ; pourquoi n’es-tu pas à ta place ?

Car un homme n’est plus un homme là, c’est un chien, on le tutoie.

Claude Gueux répondit respectueusement :

– C’est que j’ai à vous parler, monsieur le directeur.

– De quoi ?

– D’Albin.

– Encore ! dit le directeur.

– Toujours ! dit Claude.

– Ah çà ! reprit le directeur continuant de marcher, tu n’as donc pas eu assez de vingt-quatre heures de cachot ?

Claude répondit en continuant de le suivre :

– Monsieur le directeur, rendez-moi mon camarade.

– Impossible !

– Monsieur le directeur, dit Claude avec une voix qui eût attendri le démon, je vous en supplie, remettez Albin avec moi, vous verrez comme je travaillerai bien. Vous qui êtes libre, cela vous est égal, vous ne savez pas ce que c’est qu’un ami ; mais, moi, je n’ai que les quatre murs de ma prison. Vous pouvez aller et venir, vous ; moi je n’ai qu’Albin. Rendez-le moi. Albin me nourrissait, vous le savez bien. Cela ne vous coûterait que la peine de dire oui. Qu’est-ce que cela vous fait qu’il y ait dans la même salle un homme qui s’appelle Claude Gueux et un autre qui s’appelle Albin ? Car ce n’est pas plus compliqué que cela. Monsieur le directeur, mon bon monsieur D., je vous supplie vraiment, au nom du ciel !

Claude n’en avait peut-être jamais tant dit à la fois à un geôlier.

Après cet effort, épuisé, il attendit.

Le directeur répliqua avec un geste d’impatience :

– Impossible. C’est dit. Voyons, ne m’en reparle plus. Tu m’ennuies.

Et, comme il était pressé, il doubla le pas. Claude aussi. En parlant ainsi, ils étaient arrivés tous deux près de la porte de sortie ; les quatre-vingts voleurs regardaient et écoutaient, haletants. Claude toucha doucement le bras du directeur.

– Mais au moins que je sache pourquoi je suis condamné à mort. Dites-moi pourquoi vous l’avez séparé de moi.

– Je te l’ai déjà dit, répondit le directeur, parce que.

Et, tournant le dos à. Claude, il avança la main vers le loquet de la porte de sortie.

A la réponse du directeur, Claude avait reculé d’un pas. Les quatre-vingts statues qui étaient là virent sortir de son pantalon sa main droite avec la hache. Cette main se leva, et, avant que le directeur eût pu pousser un cri, trois coups de hache, chose affreuse à dire, assénés tous les trois dans la même entaille, lui avaient ouvert le crâne. Au moment où il tombait à la renverse, un quatrième coup lui balafra le visage ; puis, comme une fureur lancée ne s’arrête pas court, Claude Gueux lui fendit la cuisse droite d’un cinquième coup inutile. Le directeur était mort. Alors Claude jeta la hache et cria : À l’autre maintenant ! L’autre, c’était lui. On le vit tirer de sa veste les petits ciseaux de « sa femme, » et, sans que personne songeât à l’en empêcher, il se les enfonça dans la poitrine. La lame était courte, la poitrine était profonde. Il y fouilla longtemps et à plus de vingt reprises en criant :

– Cœur de damné, je ne te trouverai donc pas !

– Et enfin il tomba baigné dans son sang, évanoui sur le mort.

Lequel des deux était la victime de l’autre ? Quand Claude reprit connaissance, il était dans un lit, couvert de linges et de bandages, entouré de soins. Il avait auprès de son chevet de bonnes sœurs de charité, et de plus un juge d’instruction qui instrumentait et qui lui demanda avec beaucoup d’intérêt :

– Comment vous trouvez-vous ?

Il avait perdu une grande quantité de sang, mais les ciseaux avec lesquels il avait eu la superstition touchante de se frapper avaient mal fait leur devoir ; aucun des coups qu’il s’était portés n’était dangereux. Il n’y avait de mortelles pour lui que les blessures qu’il avait faites à M. D.

Les interrogatoires commencèrent. On lui demanda si c’était lui qui avait tué le directeur des ateliers de la prison de Clairvaux. Il répondit : Oui. On lui demanda pourquoi. Il répondit : Parce que.

Cependant, à un certain moment, ses plaies s’envenimèrent ; il fut pris d’une fièvre mauvaise dont il faillit mourir.

Novembre, décembre, janvier et février se passèrent en soins et en préparatifs ; médecins et juges s’empressaient autour de Claude ; les uns guérissaient ses blessures, les autres dressaient son échafaud.

Abrégeons. Le 16 mars 1832, il parut, étant parfaitement guéri, devant la cour d’assises de Troyes. Tout ce que la ville peut donner de foule était là.

Claude eut une bonne attitude devant la cour. Il s’était fait raser avec soin, il avait la tête nue, il portait ce morne habit des prisonniers de Clairvaux, mi-parti de deux espèces de gris.

Le procureur du roi avait encombré la salle de toutes les baïonnettes de l’arrondissement, « afin, dit-il à l’audience, de contenir tous les scélérats qui devaient figurer comme témoins dans cette affaire. »

Lorsqu’il fallut entamer les débats, il se présenta une difficulté singulière. Aucun des témoins des événements du 4 novembre ne voulait déposer contre Claude. Le président les menaça de son pouvoir discrétionnaire. Ce fut en vain. Claude alors leur commanda de déposer. Toutes les langues se délièrent. Ils dirent ce qu’ils avaient vu.

Claude les écoutait tous avec une profonde attention. Quand l’un d’eux, par oubli, ou par affection pour Claude, omettait des faits à la charge de l’accusé, Claude les rétablissait.

De témoignage en témoignage, la série des faits que nous venons de développer se déroula devant la cour.

Il y eut un moment où les femmes qui étaient là pleurèrent. L’huissier appela le condamné Albin. C’était son tour de déposer. Il entra en chancelant ; il sanglotait. Les gendarmes ne purent empêcher qu’il n’allât tomber dans les bras de Claude. Claude le soutint et dit en souriant au procureur du roi :

– Voilà un scélérat qui partage son pain avec ceux qui ont faim. – Puis il baisa la main d’Albin. La liste des témoins épuisée, monsieur le procureur du roi se leva et prit la parole en ces termes :

– Messieurs les jurés, la société serait ébranlée jusque dans ses fondements, si la vindicte publique n’atteignait pas les grands coupables comme celui qui, etc.

Après ce discours mémorable, l’avocat de Claude parla. La plaidoirie contre et la plaidoirie pour firent, chacune à leur tour, les évolutions qu’elles ont coutume de faire dans cette espèce d’hippodrome qu’on appelle un procès criminel.

Claude jugea que tout n’était pas dit. Il se leva à son tour. Il parla de telle sorte qu’une personne intelligente qui assistait à cette audience s’en revint frappée d’étonnement.

Il paraît que ce pauvre ouvrier contenait bien plutôt un orateur qu’un assassin. Il parla debout, avec une voix pénétrante et bien ménagée, avec un œil clair, honnête et résolu, avec un geste presque toujours le même, mais plein d’empire. Il dit les choses comme elles étaient, simplement, sérieusement, sans charger ni amoindrir, convint de tout, regarda l’article 296 en face, et posa sa tête dessous. Il eut des moments de véritable haute éloquence qui faisaient remuer la foule, et où l’on se répétait à l’oreille dans l’auditoire ce qu’il venait de dire.

Cela faisait un murmure pendant lequel Claude reprenait haleine en jetant un regard fier sur les assistants.

Dans d’autres instants, cet homme qui ne savait pas lire était doux, poli, choisi, comme un lettré ; puis, par moments encore, modeste, mesuré, attentif, marchant pas à pas dans la partie irritante de la discussion, bienveillant pour les juges.

Une fois seulement, il se laissa aller à une secousse de colère. Le procureur du roi avait établi dans le discours que nous avons cité en entier que Claude Gueux avait assassiné le directeur des ateliers sans voie de fait ni violence de la part du directeur, par conséquent sans provocation. – Quoi ! s’écria Claude, je n’ai pas été provoqué ! Ah ! oui, vraiment, c’est juste, je vous comprends. Un homme ivre me donne un coup de poing, je le tue, j’ai été provoqué, vous me faites grâce, vous m’envoyez aux galères. Mais un homme qui n’est pas ivre et qui a toute sa raison me comprime le cœur pendant quatre ans, m’humilie pendant quatre ans, me pique tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, d’un coup d’épingle à quelque place inattendue pendant quatre ans ! J’avais une femme pour qui j’ai volé, il me torture avec cette femme ; j’avais un enfant pour qui j’ai volé, il me torture avec cet enfant ; je n’ai pas assez de pain, un ami m’en donne, il m’ôte mon ami et mon pain. Je redemande mon ami, il me met au cachot. Je lui dis vous, à lui mouchard, il me dit tu. Je lui dis que je souffre, il me dit que je l’ennuie. Alors que voulez-vous que je fasse ? Je le tue. C’est bien, je suis un monstre, j’ai tué cet homme, je n’ai pas été provoqué, vous me coupez la tête. Faites.

Mouvement sublime, selon nous, qui faisait tout à coup surgir, au-dessus du système de la provocation matérielle, sur lequel s’appuie l’échelle mal proportionnée des circonstances atténuantes, toute une théorie de la provocation morale oubliée par la loi.

Les débats fermés, le président fit son résumé impartial et lumineux. Il en résulta ceci. Une vilaine vie. Un monstre en effet. Claude Gueux avait commencé par vivre en concubinage avec une fille publique, puis il avait volé, puis il avait tué. Tout cela était vrai.

Au moment d’envoyer les jurés dans leur chambre, le président demanda à l’accusé s’il avait quelque chose à dire sur la position des questions.

– Peu de chose, dit Claude. Voici, pourtant. Je suis un voleur et un assassin ; j’ai volé et tué. Mais pourquoi ai-je volé ? pourquoi ai-je tué ? Posez ces deux questions à côté des autres, messieurs les jurés.

Après un quart d’heure de délibération, sur la déclaration des douze champenois qu’on appelait messieurs les jurés, Claude Gueux fut condamné à mort.

Il est certain que, dès l’ouverture des débats, plusieurs d’entre eux avaient remarqué que l’accusé s’appelait Gueux, ce qui leur avait fait une impression profonde. On lut son arrêt à Claude, qui se contenta de dire :

– C’est bien.

Mais pourquoi cet homme a-t-il volé ? Pourquoi cet homme a-t-il tué ? Voilà deux questions auxquelles ils ne répondent pas. Rentré dans la prison, il soupa gaiement et dit :

– Trente-six ans de faits ! Il ne voulut pas se pourvoir en cassation. Une des sœurs qui l’avaient soigné vint l’en prier avec larmes.

Il se pourvut par complaisance pour elle. Il paraît qu’il résista jusqu’au dernier instant, car, au moment où il signa son pourvoi sur le registre du greffe, le délai légal des trois jours était expiré depuis quelques minutes. La pauvre fille reconnaissante lui donna cinq francs. Il prit l’argent et la remercia.

Pendant que son pourvoi pendait, des offres d’évasion lui furent faites par les prisonniers de Troyes, qui s’y dévouaient tous. Il refusa.

Les détenus jetèrent successivement dans son cachot, par le soupirail, un clou, un morceau de fil de fer et une anse de seau. Chacun de ces trois outils eût suffi, à un homme aussi intelligent que l’était Claude, pour limer ses fers.

Il remit l’anse, le fil de fer et le clou au guichetier.

Le 8 juin 1832, sept mois et quatre jours après le fait, l’expiation arriva, pede claudo, comme on voit.

Ce jour-là, à sept heures du matin, le greffier du tribunal entra dans le cachot de Claude, et lui annonça qu’il n’avait plus qu’une heure à vivre.

Son pourvoi était rejeté.

– Allons, dit Claude froidement, j’ai bien dormi cette nuit, sans me douter que je dormirais encore mieux la prochaine.

Il paraît que les paroles des hommes forts doivent toujours recevoir de l’approche de la mort une certaine grandeur.

Le prêtre arriva, puis le bourreau. Il fut humble avec le prêtre, doux avec l’autre. Il ne refusa ni son âme, ni son corps.

Il conserva une liberté d’esprit parfaite.

Pendant qu’on lui coupait les cheveux, quelqu’un parla, dans un coin du cachot, du choléra qui menaçait Troyes en ce moment.

– Quant à moi, dit Claude avec un sourire, je n’ai pas peur du choléra.

Il écoutait d’ailleurs le prêtre avec une attention extrême, en s’accusant beaucoup et en regrettant de n’avoir pas été instruit dans la religion.

Sur sa demande, on lui avait rendu les ciseaux avec lesquels il s’était frappé. Il y manquait une lame, qui s’était brisée dans sa poitrine. Il pria le geôlier de faire porter de sa part ces ciseaux à Albin. Il dit aussi qu’il désirait qu’on ajoutât à ce legs la ration de pain qu’il aurait dû manger ce jour-là.

Il pria ceux qui lui lièrent les mains de mettre dans sa main droite la pièce de cinq francs que lui avait donnée la sœur, la seule chose qui lui restât désormais.

À huit heures moins un quart, il sortit de la prison, avec tout le lugubre cortège ordinaire des condamnés. Il était à pied, pâle, l’œil fixé sur le crucifix du prêtre, mais marchant d’un pas ferme.

On avait choisi ce jour-là pour l’exécution, parce que c’était jour de marché, afin qu’il y eût le plus de regards possible sur son passage ; car il paraît qu’il y a encore en France des bourgades à demi sauvages où, quand la société tue un homme, elle s’en vante.

Il monta sur l’échafaud gravement, l’œil toujours fixé sur le gibet du Christ. Il voulut embrasser le prêtre, puis le bourreau, remerciant l’un, pardonnant à l’autre. Le bourreau le repoussa doucement, dit une relation.

Au moment où l’aide le liait sur la hideuse mécanique, il fit signe au prêtre de prendre la pièce de cinq francs qu’il avait dans sa main droite, et lui dit :

– Pour les pauvres.

Comme huit heures sonnaient en ce moment, le bruit du beffroi de l’horloge couvrit sa voix, et le confesseur lui répondit qu’il n’entendait pas. Claude attendit l’intervalle de deux coups et répéta avec douceur :

– Pour les pauvres.

Le huitième coup n’était pas encore sonné que cette noble et intelligente tête était tombée.

 

 

 

Admirable effet des exécutions publiques ! ce jour-là même, la machine étant encore debout au milieu d’eux et pas lavée, les gens du marché s’ameutèrent pour une question de tarif et faillirent massacrer un employé de l’octroi. Le doux peuple que vous font ces lois-là !

Nous avons cru devoir raconter en détail l’histoire de Claude Gueux, parce que, selon nous, tous les paragraphes de cette histoire pourraient servir de têtes de chapitre au livre où serait résolu le grand problème du peuple au dix-neuvième siècle.

Dans cette vie importante il y a deux phases principales : avant la chute, après la chute ; et, sous ces deux phases, deux questions : question de l’éducation, question de la pénalité ; et, entre ces deux questions, la société tout entière.

Cet homme, certes, était bien né, bien organisé, bien doué. Que lui a-t-il donc manqué ? Réfléchissez.

C’est là le grand problème de proportion dont la solution, encore à trouver, donnera l’équilibre universel : Que la société fasse toujours pour l’individu autant que la nature.

Voyez Claude Gueux. Cerveau bien fait, cœur bien fait, sans nul doute. Mais le sort le met dans une société si mal faite, qu’il finit par voler ; la société le met dans une prison si mal faite, qu’il finit par tuer.

Qui est réellement coupable ?

Est-ce lui ?

Est-ce nous ?

Questions sévères, questions poignantes, qui sollicitent à cette heure toutes les intelligences, qui nous tirent tous tant que nous sommes par le pan de notre habit, et qui nous barreront un jour si complètement le chemin, qu’il faudra bien les regarder en face et savoir ce qu’elles nous veulent.

Celui qui écrit ces lignes essaiera de dire bientôt peut-être de quelle façon il les comprend.

Quand on est en présence de pareils faits, quand on songe à la manière dont ces questions nous pressent, on se demande à quoi pensent ceux qui gouvernent, s’ils ne pensent pas à cela.

Les Chambres, tous les ans, sont gravement occupées. Il est sans doute très important de désenfler les sinécures et d’écheniller le budget ; il est très important de faire des lois pour que j’aille, déguisé en soldat, monter patriotiquement la garde à la porte de M. le comte de Lobau, que je ne connais pas et que je ne veux pas connaître, ou pour me contraindre à parader au carré Marigny, sous le bon plaisir de mon épicier, dont on a fait mon officier.

Il est important, députés ou ministres, de fatiguer et de tirailler toutes les choses et toutes les idées de ce pays dans des discussions pleines d’avortements ; il est essentiel, par exemple, de mettre sur la sellette et d’interroger et de questionner à grands cris, et sans savoir ce qu’on dit, l’art du dix-neuvième siècle, ce grand et sévère accusé qui ne daigne pas répondre et qui fait bien ; il est expédient de passer son temps, gouvernants et législateurs, en conférences classiques qui font hausser les épaules aux maîtres d’école de la banlieue ; il est utile de déclarer que c’est le drame moderne qui a inventé l’inceste, l’adultère, le parricide, l’infanticide et l’empoisonnement, et de prouver par là qu’on ne connaît ni Phèdre, ni Jocaste, ni Œdipe, ni Médée, ni Rodogune ; il est indispensable que les orateurs politiques de ce pays ferraillent, trois grands jours durant, à propos du budget, pour Corneille et Racine, contre on ne sait qui, et profitent de cette occasion littéraire pour s’enfoncer les uns les autres à qui mieux mieux dans la gorge de grandes fautes de français jusqu’à la garde.

Tout cela est important ; nous croyons cependant qu’il pourrait y avoir des choses plus importantes encore.

Que dirait la Chambre, au milieu des futiles démêlés qui font si souvent colleter le ministère par l’opposition et l’opposition par le ministère, si, tout à coup, des bancs de la Chambre ou de la tribune publique, qu’importe ? quelqu’un se levait et disait ces sérieuses paroles ;

– Taisez-vous, qui que vous soyez, vous qui parlez ici, taisez-vous ! vous croyez être dans la question, vous n’y êtes pas.

La question, la voici. La justice vient, il y a un an à peine, de déchiqueter un homme à Pamiers avec un eustache ; à Dijon, elle vient d’arracher la tête à une femme ; à Paris, elle fait, barrière Saint-Jacques, des exécutions inédites.

Ceci est la question. Occupez-vous de ceci.

Vous vous querellerez après pour savoir si les boutons de la garde nationale doivent être blancs ou jaunes, et si l’assurance est une plus belle chose que la certitude.

Messieurs des centres, messieurs des extrémités, le gros du peuple souffre !

Que vous l’appeliez république ou que vous l’appeliez monarchie, le peuple souffre, ceci est un fait.

Le peuple a faim, le peuple a froid. La misère le pousse au crime ou au vice, selon le sexe. Ayez pitié du peuple, à qui le bagne prend ses fils, et le lupanar ses filles. Vous avez trop de forçats, vous avez trop de prostituées. Que prouvent ces deux ulcères ?

Que le corps social a un vice dans le sang.

Vous voilà réunis en consultation au chevet du malade ; occupez-vous de la maladie.

Cette maladie, vous la traitez mal. Étudiez-là mieux. Les lois que vous faites, quand vous en faites, ne sont que des palliatifs et des expédients. Une moitié de vos codes est routine, l’autre moitié empirisme.

La flétrissure était une cautérisation qui gangrenait la plaie ; peine insensée que celle qui pour la vie scellait et rivait le crime sur le criminel ! qui en faisait deux amis, deux compagnons, deux inséparables !

Le bagne est un vésicatoire absurde qui laisse résorber, non sans l’avoir rendu pire encore, presque tout le mauvais sang qu’il extrait. La peine de mort est une amputation barbare.

Or, flétrissure, bagne, peine de mort, trois choses qui se tiennent. Vous avez supprimé la flétrissure ; si vous êtes logiques, supprimez le reste.

Le fer rouge, le boulet et le couperet, c’étaient les trois parties d’un syllogisme.

Vous avez ôté le fer rouge ; le boulet et le couperet n’ont plus de sens. Farinace était atroce ; mais il n’était pas absurde.

Démontez-moi cette vieille échelle boiteuse des crimes et des peines, et refaites-la. Refaites votre pénalité, refaites vos codes, refaites vos prisons, refaites vos juges. Remettez les lois au pas des mœurs.

Messieurs, il se coupe trop de têtes par an en France. Puisque vous êtes en train de faire des économies, faites-en là-dessus.

Puisque vous êtes en verve de suppressions, supprimez le bourreau. Avec la solde de vos quatre-vingts bourreaux, vous payerez six cents maîtres d’école.

Songez au gros du peuple. Des écoles pour les enfants, des ateliers pour les hommes.

Savez-vous que la France est un des pays de l’Europe où il y a le moins de natifs qui sachent lire ! Quoi ! la Suisse sait lire, la Belgique, sait lire, le Danemark sait lire, la Grèce sait lire, l’Irlande sait lire, et la France ne sait pas lire ? c’est une honte.

Allez dans les bagnes. Appelez autour de vous toute la chiourme. Examinez un à un tous ces damnés de la loi humaine. Calculez l’inclinaison de tous ces profils, tâtez tous ces crânes. Chacun de ces hommes tombés a au-dessous de lui son type bestial ; il semble que chacun d’eux soit le point d’intersection de telle ou telle espèce animale avec l’humanité. Voici le loup cervier, voici le chat, voici le singe, voici le vautour, voici la hyène. Or, de ces pauvres têtes mal conformées, le premier tort est à la nature sans doute, le second à l’éducation.

La nature a mal ébauché, l’éducation a mal retouché l’ébauche. Tournez vos soins de ce côté. Une bonne éducation au peuple. Développez de votre mieux ces malheureuses têtes, afin que l’intelligence qui est dedans puisse grandir.

Les nations ont le crâne bien ou mal fait selon leurs institutions.

Rome et la Grèce avaient le front haut. Ouvrez le plus que vous pourrez l’angle facial du peuple. Quand la France saura lire, ne laissez pas sans direction cette intelligence que vous aurez développée. Ce serait un autre désordre. L’ignorance vaut encore mieux que la mauvaise science. Non. Souvenez-vous qu’il y a un livre plus philosophique que le Compère Mathieu, plus populaire que le Constitutionnel, plus éternel que la charte de 1830 ; c’est l’écriture sainte. Et ici un mot d’explication.

Quoi que vous fassiez, le sort de la grande foule, de la multitude, de la majorité, sera toujours relativement pauvre, et malheureux, et triste. A elle le dur travail, les fardeaux à pousser, les fardeaux à traîner, les fardeaux à porter.

Examinez cette balance : toutes les jouissances dans le plateau du riche, toutes les misères dans le plateau du pauvre. Les deux parts ne sont-elles pas inégales ? La balance ne doit-elle pas nécessairement pencher, et l’état avec elle ?

Et maintenant dans le lot du pauvre, dans le plateau des misères, jetez la certitude d’un avenir céleste, jetez l’aspiration au bonheur éternel, jetez le paradis, contrepoids magnifique ! Vous rétablissez l’équilibre. La part du pauvre est aussi riche que la part du riche.

C’est ce que savait Jésus, qui en savait plus long que Voltaire.

Donnez au peuple qui travaille et qui souffre, donnez au peuple, pour qui ce monde-ci est mauvais, la croyance à un meilleur monde fait pour lui.

Il sera tranquille, il sera patient. La patience est faite d’espérance.

Donc ensemencez les villages d’évangiles. Une bible par cabane. Que chaque livre et chaque champ produisent à eux deux un travailleur moral.

La tête de l’homme du peuple, voilà la question. Cette tête est pleine de germes utiles. Employez pour la faire mûrir et venir à bien ce qu’il y a de plus lumineux et de mieux tempéré dans la vertu.

Tel a assassiné sur les grandes routes qui, mieux dirigé, eût été le plus excellent serviteur de la cité.

 

Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper.

 

 

FIN

 

6 juin 2013

L'intruse, Éric-Emmanuel Schmitt

 

Cette nouvelle est extraite du recueil : "Odette Toulemonde et autres histoires"

300 T copie

 

 

 

L’intruse

 

 

                             Cette fois, elle l’avait bien vue ! La femme était passée au fond du salon, l’avait fixée d’un air étonné avant de disparaître dans l’ombre de la cuisine.

Odile Versini hésita : devait-elle la poursuivre ou quitter l’appartement à toutes jambes ?

Qui était cette intruse ? C’était la troisième fois, au moins… Les précédentes irruptions avaient été si fugitives qu’Odile avait cru à un tour de son imagination, mais là, elles deux avaient eu le temps d’échanger un regard ; il lui semblait même que l’autre, la surprise enfuie, avait grimacé de peur en filant.

Sans réfléchir davantage, Odile partit sur ses traces en l’apostrophant :

— Arrêtez, je vous ai vue ! Inutile de vous cacher, il n’y a pas d’issue.

Odile déboula dans chaque pièce, la chambre, la cuisine, les toilettes, la salle de bains : personne. Il ne restait donc que la penderie au bout du couloir.

— Sortez ! Sortez sinon j’appelle la police.

Pas un bruit ne résonna dans la penderie.

— Que faites-vous chez moi ? Comment êtes-vous entrée ?

Silence épais.

— Très bien, je vous aurai prévenue.

Odile éprouva soudain une peur panique : que voulait l’inconnue ? Fébrile, elle recula vers l’entrée, saisit le téléphone, composa, non sans le rater, le numéro de la police. « Vite, vite, pensa-t-elle, l’autre va bondir du placard et m’attaquer. » Enfin, lorsqu’elle eut passé les barrières des messages d’attente, la voix bien timbrée d’un fonctionnaire lui répondit :

— Police de Paris, seizième arrondissement, j’écoute.

— Venez vite chez moi. Une femme s’est introduite. Elle se cache dans le placard du couloir et refuse d’en sortir. Vite. Je vous en supplie, c’est peut-être une folle, ou un assassin. Dépêchez-vous, j’ai très peur.

Le policier nota son nom et son adresse puis lui assura que dans les cinq minutes une patrouille arrivait.

— Allô ? Allô ? Vous êtes encore là ?

— Mm…

— Comment vous sentez-vous, madame ?

— …

— Restez au bout du fil sans raccrocher. Voilà. Ainsi, vous pourrez me signaler s’il se passe quelque chose. Répétez ce que je viens de vous dire très fort pour que cette personne l’entende et sache que vous n’êtes pas sans secours. Allez-y. Maintenant.

— Oui, vous avez raison, monsieur l’agent, je reste au bout du fil avec vous, ainsi cette personne ne pourra rien entreprendre sans que vous ne le sachiez.

Elle avait tant hurlé qu’elle ne s’était pas entendue. Était-ce distinct ? Pourvu que l’intruse, malgré la distance, la porte et les manteaux, ait capté ses paroles et se décourage. Rien ne bougeait dans les recoins sombres de l’appartement. Cette quiétude se révélait plus angoissante que n’importe quel bruit. Odile murmura au policier :

— Êtes-vous là ?

— Oui, madame, je ne vous quitte pas.

— Je… je… je panique un peu…

— Avez-vous quelque chose pour vous défendre ?

— Non, rien.

— N’y a-t-il pas un objet que vous pourriez brandir, avec lequel vous pourriez effrayer cette personne si elle avait la mauvaise idée de se montrer agressive ?

— Non.

— Une canne ? Un marteau ? Une statuette ? Regardez autour de vous.

— Ah oui, il y a bien mon petit bronze…

— Saisissez-le et prétendez que c’est une arme.

— Pardon ?

— Déclarez que maintenant vous tenez le pistolet de votre mari, que vous ne craignez donc plus rien. Fort.

Odile prit sa respiration et brailla d’un ton peu assuré :

— Non, monsieur le commissaire, je n’ai pas peur parce que je tiens le pistolet de mon mari. Elle soupira, retenant une envie de se pisser dessus : elle avait débité cela si mal que l’intruse ne pourrait jamais la croire. La voix reprit dans le téléphone :

— Alors quelle réaction ?

— Rien.

— Très bien. Elle est effrayée. Elle ne bougera pas avant que nos hommes arrivent. Quelques secondes plus tard, Odile répondit aux policiers qui sonnaient à l’interphone puis ouvrit sa porte en attendant que l’ascenseur les hisse au dixième étage. Trois gaillards en jaillirent.

— Là bas, dit-elle, elle s’est cachée dans le placard.

Odile frémit lorsqu’ils sortirent leurs armes et enfilèrent le couloir. Pour ne pas assister à un spectacle que ses nerfs ne supporteraient pas, elle préféra se réfugier au salon d’où elle entendait confusément les menaces et les sommations.

Par réflexe, elle alluma une cigarette et s’approcha de la fenêtre. Dehors, bien que juillet débutât, les pelouses jaunissaient, les arbres perdaient des feuilles roussies. La canicule avait frappé la place du Trocadéro. Elle avait frappé la France entière. Chaque jour, elle perfectionnait son œuvre de mort ; chaque jour, le journal télévisé énumérait ses nouvelles victimes : les sans-abri gisant sur le goudron brûlant, les vieillards des hospices tombant autant que les mouches, les bébés crevant de déshydratation. Et encore, on ne comptait pas les animaux, les fleurs, les légumes, les arbres… D’ailleurs n’apercevait-elle pas un merle mort, là, juste en bas, sur la pelouse du square ? Raide comme un dessin à l’encre, les pattes cassées. Dommage, c’est si joli, le sifflement du merle…

Du coup, elle se versa un grand verre d’eau et l’avala par précaution. Certes, elle se trouvait bien égoïste de penser à elle alors que tant de gens succombaient, mais comment agir autrement ?

— Madame, excusez-nous… Madame !

Les policiers, à l’entrée du salon, eurent du mal à la tirer de sa méditation sur les désastres de la chaleur. Elle se retourna et les interrogea :

— Alors, qui est-ce ?

— Il n’y a personne, madame.

— Comment ça, personne ?

— Venez voir.

Elle suivit les trois hommes jusqu’au placard. S’il était plein de vêtements et de boîtes à chaussures, il était vide de l’intruse.

— Où est-elle ?

— Voulez-vous que nous cherchions avec vous ?

— Bien sûr.

Les cent vingt mètres carrés de l’appartement furent passés au peigne fin par les gestes précautionneux des policiers : aucune femme ne s’y dissimulait.

— Enfin, vous avouerez que c’est étrange, protesta Odile en rallumant une cigarette. Elle est passée par le couloir, elle m’a vue, elle a été surprise puis elle s’est enfuie au fond de l’appartement. Par où serait-elle partie ?

— La porte de service ?

— Toujours fermée à clé.

— Allons voir.

Ils se rendirent à la cuisine, constatèrent que la porte donnant sur l’escalier de service était verrouillée.

— Vous voyez, conclut Odile, elle ne peut pas être passée par ici.

— À moins qu’elle ne possède un jeu de clés. Sinon, comment serait-elle rentrée ?

Odile chancela. Pour l’aider à s’asseoir, les policiers la soutinrent par les bras. Elle se rendait compte qu’ils avaient raison : celle qui avait fait irruption chez elle avait besoin des clés pour entrer ou pour sortir.

— C’est horrible…

— Pouvez-vous nous décrire cette personne ?

— Une vieille.

— Pardon ?

— Oui, une vieille femme. Avec des cheveux blancs.

— Comment était-elle habillée ?

— Je ne sais plus. De façon banale.

— En robe ou en pantalon ?

— En robe, je crois.

— Ça ne correspond guère aux portraits habituels des voleurs et autres monte-en-l’air. Êtes-vous sûre que cette personne ne serait pas quelqu’un de votre entourage que vous n’auriez pas reconnu ?

Odile les toisa avec un certain mépris.

— Je comprends très bien votre remarque, c’est logique, vu votre métier, mais notez qu’à trente-cinq ans, je ne suis encore ni vieille ni gâteuse. J’ai sans doute plus de diplômes que vous, je travaille en tant que journaliste indépendante, spécialiste des questions géopolitiques au Moyen-Orient, je parle six langues, et malgré la chaleur je me sens en pleine forme. Vous me ferez donc le plaisir de croire que je n’ai pas l’habitude d’oublier à qui je confie mes clés. Étonnés, craignant sa colère, ils hochèrent la tête avec respect.

— Excusez-nous, madame, nous devons envisager toutes les hypothèses. Nous avons parfois affaire à des personnes fragiles qui…

— Certes, tout à l’heure, j’ai perdu mon sang-froid…

— Vous vivez seule, ici ?

— Non, je suis mariée.

— Où est votre mari ?

Elle regarda le policier avec une surprise amusée : elle découvrait qu’on ne lui avait pas posé cette question toute simple – où est votre mari ? – depuis longtemps. Elle sourit :

— En voyage au Moyen-Orient. Il est grand reporter.

Les policiers marquèrent leur considération pour le métier de Charles par des yeux épatés et un silence concerné. Le plus âgé continua néanmoins son enquête :

— Est-ce que votre mari, justement, n’aurait pas pu prêter son trousseau à quelqu’un qui…

— Qu’allez-vous imaginer ? Il m’aurait prévenue.

— Je ne sais pas.

— Non, il m’aurait prévenue.

— Pouvez-vous l’appeler afin d’en être sûre ?

Odile refusa de la tête.

— Il n’aime pas qu’on le joigne quand il est au bout du monde. Surtout pour une histoire de clés. C’est ridicule.

— Est-ce la première fois qu’une telle chose arrive ?

— La vieille ? Non. C’est au moins la troisième fois.

— Expliquez-nous.

— Les fois précédentes, je me suis dit que j’avais mal vu, que ce n’était pas possible. Exactement ce que vous vous pensez en ce moment. Or ce coup-ci, je sais bien que je n’ai pas rêvé : elle m’a tellement fait peur. Remarquez, je lui ai fait peur aussi !

— Alors je n’ai qu’un seul conseil, madame Versini : changez immédiatement vos clés et vos serrures. Ainsi, vous pourrez dormir tranquille. Un jour ou l’autre, peut-être quand votre mari reviendra, vous aurez l’élucidation de cette intrusion. D’ici là, vous pourrez dormir tranquille.

Odile approuva, remercia les policiers et les raccompagna.

 

Par réflexe, elle ouvrit un nouveau paquet de cigarettes, brancha la télévision sur sa chaîne préférée, celle de l’information continue, puis se mit à réfléchir en prenant le problème par plusieurs bouts.

Après une heure, constatant que ses hypothèses n’aboutissaient à rien, elle décrocha son téléphone et prit rendez-vous avec un serrurier pour le lendemain.

 

— Deux mille deux cents morts, annonçait le journaliste en fixant les téléspectateurs.

L’été se révèle meurtrier. Ses clés dans la poche de sa jupe, rassurée sur son propre sort depuis qu’elle se savait fraîchement cadenassée chez elle, Odile s’abandonnait à sa fascination pour les effets pervers du climat. Rivières asséchées. Poissons échoués. Troupeaux accablés. Agriculteurs en colère. Restrictions d’eau et d’électricité. Hôpitaux surchargés. Jeunes internes promus médecins. Pompes funèbres dépassées. Fossoyeurs obligés d’interrompre leurs vacances à la plage. Écologistes fulminant contre le réchauffement de la planète. Elle suivait chaque bulletin comme le nouvel épisode d’un feuilleton palpitant, avide de péripéties, désireuse de nouvelles catastrophes, presque déçue lorsque la situation n’empirait pas. De façon à peine consciente, elle tenait avec volupté la comptabilité des morts. La canicule était un spectacle qui ne la concernait pas mais qui régalait son attention de l’été en la distrayant de son ennui.

Sur son bureau traînaient un livre et plusieurs articles en souffrance. Elle ne se sentait pas l’énergie de s’y consacrer tant qu’éditeurs et rédacteurs en chef ne la matraquaient pas de coups de téléphone pour l’engueuler. Curieux mutisme, du reste… Peut-être étaient-ils, eux aussi, écrasés de chaleur ? Ou morts ? Dès qu’elle aurait le temps – ou l’envie –, elle leur donnerait un coup de fil.

Elle zappa sur les chaînes arabes, froissée que ces dernières s’intéressent si peu à la situation européenne. Il faut dire que, pour eux, la chaleur… Par acquit de conscience, elle décida de boire un verre d’eau et c’est en se dirigeant vers la cuisine qu’elle eut de nouveau un sentiment étrange :

l’intruse était là !

Elle revint sur ses pas, regarda rapidement alentour. Rien. Pourtant, il lui semblait… Un quart de seconde le visage de la vieille lui était apparu, sans doute réfléchi sur une lampe, l’angle d’un miroir ou le vernis d’une commode. L’image avait frappé son cerveau.

Pendant l’heure qui suivit, elle ausculta son appartement de fond en comble. Ensuite elle vérifia au moins à dix reprises que les anciennes clés ne pouvaient en aucun cas permettre d’ouvrir les nouvelles serrures. Rassurée enfin, elle conclut qu’elle avait imaginé voir la vieille femme.

Elle regagna le salon, alluma la télévision et c’est là, en marchant vers son canapé, qu’elle l’aperçut distinctement dans le couloir. Comme la dernière fois, la vieille femme se figea, paniqua et s’enfuit.

Odile se jeta sur le canapé et saisit le téléphone le plus proche. La police promit son intervention rapide.

En l’attendant, Odile n’éprouvait plus les sentiments de la veille. Auparavant, sa peur avait quelque chose de précis, elle visait l’inconnue du placard à balais et ses motivations. Dorénavant, la peur avait cédé la place à la terreur. Odile se trouvait confrontée à un mystère : comment était-elle revenue aujourd’hui alors que le système de fermeture avait été entièrement renouvelé ?

Les policiers la découvrirent en état de choc. Puisqu’ils étaient venus la veille, ils comprirent ce qu’ils devaient chercher dans l’appartement.

Elle ne fut pas surprise lorsqu’ils la rejoignirent au salon après leur fouille pour lui annoncer qu’ils n’avaient vu personne.

— C’est épouvantable, expliqua-t-elle. On a changé les serrures ce matin, personne d’autre que moi ne possède le nouveau jeu de clés et cette femme a quand même trouvé le moyen d’entrer et de sortir. Ils s’assirent en face d’elle pour prendre des notes.

— Madame, excusez-nous d’insister : êtes-vous vraiment certaine d’avoir revu cette vieille femme ?

— Je savais que vous alliez dire cela. Vous ne me croyez pas… Moi non plus je ne me croirais pas si je ne l’avais pas vécu. Je ne peux pas vous blâmer de me prendre pour une folle… je comprends… je comprends trop bien… Vous allez sans doute me conseiller d’aller voir un psychiatre, non, ne protestez pas, c’est ce que j’ajouterais à votre place.

— Non, madame. Nous nous en tenons aux faits. Cette vieille femme, est-ce bien celle d’hier ? — Habillée différemment.

— Ressemble-t-elle à quelqu’un ?

La question confirma à Odile que les policiers étaient en train de penser qu’elle relevait de la psychiatrie. Pouvait-elle les blâmer ?

— Si vous deviez la décrire, à qui vous ferait-elle penser ?

Odile songea : si je leur avoue qu’elle me rappelle vaguement ma mère, ils vont me considérer définitivement comme une démente.

— À personne. Je ne la connais pas.

— Et que veut-elle, à votre avis ?

— Je n’en sais rien, je vous dis que je ne la connais pas.

— Que craignez-vous d’elle ?

— Écoutez, cher monsieur, ne tentez pas une psychanalyse sauvage avec moi ! Vous n’êtes pas thérapeute et je ne suis pas malade. Cette personne n’est pas une projection de mes craintes ou de mes fantasmes mais une intruse qui pénètre chez moi pour je ne sais quelle raison.

Parce que Odile s’emportait, les policiers marmonnèrent de vagues excuses et c’est alors qu’Odile eut une révélation.

— Mes bagues ! Où sont mes bagues ?

Elle se précipita vers la commode qui jouxtait le téléviseur, ouvrit le tiroir et brandit une coupelle vide.

— Mes bagues ne sont plus là !

L’attitude des policiers changea immédiatement. Ils ne la prenaient plus pour une dérangée, le cas entrait de nouveau dans leur routine rationnelle.

Elle énuméra et décrivit ses bagues, chiffra leur valeur, ne put s’empêcher de préciser à quelle occasion son mari les lui avait offertes, et signa le procès-verbal.

— Quand rentre votre mari ?

— Je ne sais pas. Il ne me prévient pas.

— Ça ira, madame ?

— Oui, ne vous tourmentez pas, ça ira.

Quand ils la quittèrent, tout était redevenu banal, l’intruse s’étant réduite à une vulgaire voleuse qui opérait avec une discrétion déconcertante ; mais cette banalité brisa les nerfs d’Odile qui céda à une crise de larmes.

 

 

— Deux mille sept cents morts de la canicule. On soupçonne le gouvernement de cacher les vrais chiffres.

Odile, elle aussi, en était persuadée. D’après ses propres calculs, le nombre aurait dû se montrer plus élevé. N’avait-elle pas aperçu, ce matin encore, dans les gouttières de la cour, deux cadavres de moineaux ?

La sonnette retentit.

Puisque l’interphone extérieur n’avait pas sonné, c’était soit un voisin, soit son mari. Celui-ci, bien que possédant les clés, avait l’habitude de rester dans le couloir et de sonner pour annoncer qu’il rentrait de mission afin de ne pas trop surprendre Odile.

— Mon Dieu, si ça pouvait être lui !

Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle vacilla de joie.

— Oh mon chéri, quel plaisir de te voir. Tu ne pouvais arriver à un meilleur moment.

Elle se jeta contre lui et voulut l’embrasser sur la bouche, cependant lui, sans la repousser, se contenta de la serrer dans ses bras.

« Il a raison, pensa Odile, je suis dingue de m’exciter comme ça. »

— Comment vas-tu ? Comment s’est passé ton voyage ? Où étais-tu déjà ?

Il répondait à ses questions, or elle avait du mal à écouter ses réponses ; elle peinait aussi à poser les bonnes questions. À deux ou trois regards noirs qu’il lui adressa, suivis de soupirs appuyés, elle sentit qu’elle l’agaçait un peu. Mais elle n’arrivait pas à se concentrer tant elle le trouvait beau. Effet de l’absence ? Plus elle le contemplait, plus elle l’estimait irrésistible. Trente ans, brun, pas un cheveu blanc, la peau tannée et saine, des mains précises et longues, un dos puissant terminé par une taille étroite… Quelle chance elle avait !

Elle décida de se délester d’emblée de la mauvaise nouvelle.

— Nous avons été cambriolés.

— Quoi ?

— Oui. On a volé mes bagues.

Elle raconta l’histoire. Il l’écouta patiemment sans poser de questions ni rien remettre en doute. Odile nota avec satisfaction la différence de réaction entre son époux et les policiers. « Lui, au moins, il me croit. »

Lorsqu’elle eut achevé, il se dirigea vers leur chambre.

— Tu veux prendre une douche ? demanda-t-elle.

Il ressortit immédiatement de la chambre avec une boîte contenant les bagues.

— Les voilà, tes bagues.

— Quoi ?

— Oui, il m’a suffi d’examiner dans les trois ou quatre endroits où tu as l’habitude de les ranger. Tu n’avais pas vérifié ?

— Il me semblait… enfin j’étais sûre… la dernière fois, c’était la commode du salon… à côté de la télévision… comment aurais-je pu oublier ?

— Allons, ne te fâche pas. Cela arrive à tout le monde d’oublier.

Il s’approcha d’elle et l’embrassa sur la joue. Odile demeura surprise : surprise d’avoir été si niaise, surprise que sa niaiserie provoque la gentillesse de Charles.

Elle se précipita à la cuisine pour lui préparer à boire puis revint avec un plateau. Elle remarqua alors qu’il n’avait déposé aucun sac dans le hall d’entrée.

— Où sont tes bagages ?

— Pourquoi veux-tu que j’aie des bagages ?

— Tu reviens de voyage.

— Je ne loge plus ici.

— Pardon ?

— Il y a longtemps que je n’habite plus ici, tu n’avais pas remarqué ?

Odile posa le plateau et s’appuya sur le mur pour reprendre son souffle. Pourquoi lui parlait-il si durement ? Oui, bien sûr, elle avait plus ou moins remarqué qu’ils ne se voyaient pas souvent mais de là à clamer qu’ils ne vivaient plus ensemble. Qu’est-ce que…

Elle se laissa glisser sur le sol et se mit à sangloter. Il s’approcha, la prit dans ses bras et redevint gentil :

— Allons, ne pleure pas. Ça ne sert à rien de pleurer. Et je n’aime pas te voir comme ça.

— Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait de mal ? Pourquoi tu ne m’aimes plus ?

— Arrête tes bêtises. Tu n’as rien fait de mal. Et je t’aime beaucoup.

— C’est vrai ?

— C’est vrai.

— Autant qu’avant ?

Il prit le temps de répondre car ses yeux s’embuèrent de larmes tandis qu’il lui caressait les cheveux.

— Peut-être plus qu’avant…

Odile resta un ample moment, rassurée, contre sa poitrine puissante.

— Je vais partir, dit-il en la relevant.

— Quand reviens-tu ?

— Demain. Ou dans deux jours. S’il te plaît : ne t’inquiète pas.

— Je ne m’inquiète pas.

Charles s’en alla. Odile avait le cœur serré : où allait-il ? Et pourquoi avait-il un masque si triste ? En revenant au salon, elle saisit sa coupe de bagues et choisit de la ranger dans la commode de sa chambre. Cette fois-ci, elle n’oublierait pas.

 

 

— Quatre mille morts de la canicule. Décidément, l’été se révélait passionnant. Depuis son appartement où fonctionnait en permanence l’air conditionné – quand Charles l’avait-il installé, déjà ? –, Odile suivait le roman journalistique en enchaînant les cigarettes blondes.

Depuis bien longtemps, elle s’était entendue avec la concierge pour que celle-ci lui fasse ses courses. De temps en temps, moyennant quelques billets, elle lui préparait des repas, Odile n’ayant jamais été une grande cuisinière. Charles prenait-il ses distances à cause de ça ? Ridicule…

C’était la première fois qu’il lui infligeait cette punition : revenir à Paris et loger ailleurs. Elle s’escrimait à chercher dans leur passé récent ce qui pouvait justifier ce comportement et elle ne trouvait rien.

Mais ce n’était pas sa seule préoccupation : la vieille dame était revenue.

À plusieurs reprises.

Toujours la même chose : elle surgissait et disparaissait.

Odile n’osait plus appeler la police à cause de l’histoire des bagues : il aurait fallu avouer qu’elle les avait retrouvées. Certes, elle aurait pu la contacter car, si elle s’était trompée, elle n’escroquait personne : après la visite de Charles, elle avait jeté à la poubelle la déclaration de vol destinée à l’assurance…

Elle sentait néanmoins que les policiers ne la croiraient plus.

D’autant qu’elle avait enfin découvert la raison qui attirait l’intruse – et ça aussi, les policiers auraient du mal à le croire ! L’intruse n’était pas dangereuse, ce n’était ni une voleuse, ni une criminelle, cependant elle avait récidivé suffisamment souvent pour que son manège fut clair : la vieille dame entrait ici pour changer les objets de place.

Oui. Aussi bizarre que cela paraisse, c’était l’unique but de ses visites surprises.

Non seulement les bagues qu’à chaque fois Odile croyait volées étaient retrouvées quelques heures plus tard dans une autre pièce, mais la vieille dame les cachait en des endroits de plus en plus aberrants, le dernier étant la glacière du réfrigérateur.

« Des diamants au fond d’une glacière ! Que lui passe-t-il par la tête ? »

Odile était arrivée à conclure que la vieille dame, si elle n’était pas criminelle, était méchante. « Ou folle ! Complètement folle ! Pourquoi prendre tant de risques pour des blagues aussi absurdes ! Un jour, je vais la coincer et je finirai par comprendre. »

La sonnette retentit.

— Charles ! Elle ouvrit la porte et découvrit Charles sur le palier.

— Ah quel bonheur ! Enfin !

— Oui, excuse-moi, je n’ai pas pu revenir aussi vite que je te l’avais promis.

— Ce n’est pas grave, tu es pardonné.

En entrant dans l’appartement, il fit surgir une jeune femme derrière lui.

— Tu reconnais Yasmine ?

Odile n’osa pas le contrarier en avouant qu’elle ne se souvenait pas de la jolie brune élancée qui le suivait. Ah, cette infirmité de n’avoir aucune mémoire des physionomies… « Pas de panique. Ça va me revenir », pensa-t-elle.

— Bien sûr. Entrez.

Yasmine avança, embrassa Odile sur les joues et, pendant cette étreinte, Odile, si elle n’arriva pas à l’identifier, sentit en tout cas qu’elle la détestait.

On passa au salon où l’on se mit à parler de la canicule. Odile se prêtait vaillamment à la conversation quoique son esprit ne pût s’empêcher de vagabonder en dehors des phrases échangées. « C’est absurde, nous devisons à propos du temps sur un ton mondain en présence d’une inconnue alors que nous avons, Charles et moi, tant de choses à nous dire. » Soudain, elle interrompit la discussion et fixa Charles.

— Dis-moi, ce qui te manque, ce sont des enfants ?

— Quoi ?

— Oui. Je me demandais ces jours-ci ce qui clochait entre nous et il m’est venu à l’esprit que tu voulais sans doute des enfants. D’ordinaire, les hommes en désirent moins facilement que les femmes… Veux-tu des enfants ?

— J’en ai.

Odile crut avoir mal entendu.

— Quoi ?

— J’ai des enfants. Deux. Jérôme et Hugo.

— Pardon ?

— Jérôme et Hugo.

— Quel âge ont-ils ?

— Deux et quatre ans.

— Avec qui les as-tu eus ?

— Avec Yasmine.

Odile se tourna vers Yasmine qui lui sourit. « Odile, réveille-toi, tu cauchemardes, là, ce n’est pas la réalité. »

— Vous… vous… vous avez eu deux enfants ensemble ?

— Oui, confirma l’intrigante en croisant élégamment ses jambes, comme si de rien n’était.

— Et vous venez chez moi, sans gêne, avec un sourire, pour me le dire ? Vous êtes des monstres !

La suite se montra confuse. Odile était tellement secouée par le chagrin qu’entre ses cris et ses larmes elle ne comprenait plus rien de ce qu’on proférait autour d’elle. Plusieurs fois, Charles tenta de la prendre dans ses bras ; chaque fois, elle le repoussa avec virulence.

— Traître ! Traître ! C’est fini, tu m’entends, c’est fini ! Pars ! Mais pars donc !

Plus elle tentait de l’éloigner, plus il s’accrochait à elle. On dut appeler un médecin, allonger Odile sur son lit et lui administrer de force un sédatif.

 

 

— Douze mille morts de la canicule.

— Bien fait ! jubila Odile devant son poste de télévision.

En quelques jours, les choses avaient empiré : Charles, laissant apparaître la laideur de son caractère, lui demandait de quitter l’appartement.

— Jamais, tu m’entends, lui avait-elle répondu au téléphone, jamais tu ne vivras ici avec ta pouffiasse ! Selon la loi, ces murs sont à moi. Et ne te montre plus, je ne t’ouvrirai pas. De toute façon, tu n’as plus les bonnes clés.

Au moins, l’intruse aurait servi à ça ! Une providence, cette vieille dame. Plusieurs fois, Charles avait donc sonné à la porte en tentant de parlementer. Elle avait refusé de l’entendre. Tenace, il lui avait envoyé le médecin.

— Odile, déclara le Dr Malandier, vous êtes épuisée. Ne pensez-vous pas qu’un séjour en maison de repos vous soulagerait ? On pourrait mieux s’occuper de vous.

— Je me débrouille seule, merci. Certes, à cause de ces problèmes, je suis en retard dans la livraison de mes articles, cependant je me connais : en quelques nuits, dès que j’irai mieux, je rédigerai tout d’un bloc.

— Justement, pour aller mieux, ne pensez-vous pas qu’une maison de repos…

— À l’heure actuelle, docteur, on meurt dans les maisons de repos. Parce qu’elles ne sont pas climatisées. Ici, c’est climatisé. Vous ne suivez pas les actualités ? Il y a une canicule. Plus dévastatrice qu’un cyclone. Maison de repos ? Maison de souffrance, oui. Mouroir. Maison de morts. C’est lui qui vous envoie pour me tuer ?

— Allons, Odile, ne dites pas de sornettes. Si l’on vous trouvait une maison de repos bien climatisée…

— Oui, on me drogue, on me transforme en légume et mon mari en profite pour récupérer cet appartement afin d’y vivre avec sa grognasse ! Jamais ! L’Arabe et ses enfants ? Jamais. Parce que vous saviez, vous, qu’il a eu deux enfants avec elle ?

— Vous êtes tellement à bout, Odile, qu’il va arriver un moment où on ne vous demandera plus votre avis, on vous emmènera de force.

— Eh bien, voilà, vous avez compris : il faudra m’emmener de force. Rien ne se produira avant. Maintenant partez et ne revenez plus. À partir d’aujourd’hui, je change de médecin.

Ce soir-là, de colère, Odile songea à mettre fin à ses jours et ne fut retenue que par l’idée que ça arrangerait trop bien son mari et cette horrible Yasmine.

Non, Odile, remets-toi. Après tout, tu es jeune… quel âge ?… Trente-deux ou trente-trois… ah, j’oublie toujours, tu as encore la vie devant toi, tu rencontreras un autre homme et tu fonderas une famille avec des enfants. Ce Charles ne te méritait pas, mieux valait le découvrir vite. Imagine que tu te sois obstinée jusqu’à la ménopause…

Elle éprouva soudain le besoin d’en bavarder avec Fanny, sa meilleure amie. Depuis combien de temps ne l’avait-elle pas appelée ? Avec cet été de canicule, elle avait un peu perdu le sens du temps. À l’unisson de la nation, sans doute souffrait-elle davantage de la torpeur qu’elle ne le croyait malgré le repli dans son appartement ombragé ? Elle saisit son carnet de téléphone puis le rejeta au loin.

— Pas besoin de vérifier le numéro de Fanny. S’il y en a un que je sais par cœur, c’est bien celui-là. Elle le forma sur le cadran et une voix qui sortait du sommeil lui répondit.

— Oui ?

— Excusez-moi de vous déranger, je voudrais parler à Fanny.

— Fanny ?

 — Fanny Desprées. Me serais-je trompée de numéro ?

— Fanny est morte, madame.

— Fanny ! Quand ?

— Il y dix jours. Déshydratée. La canicule !

Alors qu’Odile comptabilisait sottement les morts devant son poste de télévision, elle n’avait pas songé une seconde que son amie se trouvait victime du carnage. Elle raccrocha sans pouvoir ajouter un mot ni demander un détail.

Fanny, sa douce Fanny, compagne de lycée, Fanny qui avait déjà, elle, deux enfants… Deux nourrissons… Quelle tragédie ! Et si jeune, née la même année qu’elle… Ainsi, il n’y avait pas que les vieillards et les bébés qui succombaient, mais aussi des adultes dans leur maturité… Qui lui avait répondu au téléphone ? Elle n’identifiait pas ce timbre éraillé… un vieil oncle de la famille, sans doute.

Traumatisée, Odile ingurgita une bouteille d’eau avant de se retirer dans sa chambre pour pleurer.

 

 

— Quinze mille morts, annonça le présentateur avec le visage carré d’une porte en fer.

— Bientôt quinze mille et une, soupira Odile en avalant la fumée sa cigarette, car je ne sais pas si j’ai envie de rester dans un monde aussi laid.

Aucun espoir de refroidissement, nul orage à l’horizon, ajoutait le journaliste. La terre craquait de douleur.

Pour Odile non plus, aucune issue ne se profilait. Maintenant, l’intruse venait plusieurs fois par jour et mélangeait malignement les affaires d’Odile qui ne retrouvait plus rien.

Après le départ de sa concierge au Portugal – c’est inimaginable, le nombre de concierges qu’il doit y avoir en août au Portugal –, ses courses et ses plats cuisinés lui étaient montés par la nièce de celle-ci, une insolente à la démarche molle qui mâchait des chewing-gums et changeait de ceinture du matin au soir, une bêtasse avec qui on ne parvenait pas à échanger trois phrases cohérentes.

Charles ne s’était plus montré. Sans doute était-ce lui qui téléphonait et à qui Odile répondait juste « Non » avant de raccrocher. En outre, il la préoccupait moins. Assez peu même. C’était de l’histoire ancienne. Ou plutôt, c’était comme s’il n’avait jamais existé. Le souci présent d’Odile était de renouveler son inscription à l’université et, sans doute à cause du personnel remplaçant de l’été, elle n’arrivait pas à joindre la bonne personne pour sa réinscription. Cela l’irritait beaucoup.

Elle avait très envie de se consacrer à ses études maintenant. Lorsqu’elle ne se reposait pas devant la chaîne d’informations permanentes, elle consacrait des heures au travail, lisant des livres sur le Moyen-Orient, travaillant ses langues et songeant vraiment à achever sa thèse dont elle avait entamé l’introduction.

Son professeur de thèse se révélait injoignable. Il semblait que cette catastrophe climatique avait annihilé le pays. Plus rien n’allait normalement. Ses parents non plus ne répondaient pas au téléphone. Chacun avait dû fuir pour se mettre au frais quelque part.

Profitons-en pour nous consacrer à nos tâches essentielles, se disait Odile en s’appliquant à perfectionner pendant des heures la structure de ses paragraphes ou la fluidité de sa phrase. Je me donne une semaine pour boucler mon introduction.

Ça la passionnait tellement qu’elle négligeait de boire suffisamment. De plus, sa climatisation se détraquait : alors qu’elle calait le variateur sur vingt degrés, elle le retrouvait, après avoir souffert plusieurs heures, sur trente degrés, trente-deux degrés, voire sur quinze ! Après une recherche malaisée, elle retrouva le mode d’emploi, la garantie, et convoqua l’installateur pour qu’il la lui répare. Celui-ci passa une demi-journée à y travailler et conclut qu’il ne comprenait pas, peut-être y avait-il eu un faux contact, en tout cas chaque appareil avait été vérifié et l’ensemble marcherait dorénavant impeccablement. Or, dès le lendemain, le compteur de chaque pièce annonçait les températures les plus variées et souvent les plus aberrantes.

Odile n’éprouva pas le besoin de rappeler l’artisan car elle avait saisi l’origine de ces dysfonctionnements : l’intruse.

Nul doute que la vieillarde devait trouver amusant de modifier dans son dos les instructions. Puisque Odile commençait à se sentir moulue – le travail, la chaleur, l’oubli de boire –, elle décida de guetter l’intruse, de la surprendre la main dans le sac et de lui régler son compte une fois pour toutes.

Lorsqu’elle fut certaine d’être seule, elle s’embusqua dans le placard à balais, éteignit et attendit.

Combien de temps demeura-t-elle en faction ? Elle n’aurait su le dire. À croire que la vieille dame avait deviné qu’on l’attendait… Après quelques heures, taraudée par la soif, Odile sortit du placard et regagna le salon. Là, Dieu seul sait pourquoi, elle éprouva l’envie subite d’un pastis, ouvrit le bar, se servit un verre, et, après une gorgée, fut attirée par une chose très étrange. Un livre, dans la bibliothèque, portait son nom, Odile Versini, inscrit sur la tranche. Après l’avoir extrait de l’étagère, elle resta confondue par la couverture : il s’agissait de sa thèse, la thèse qu’elle était en train d’écrire. Elle la découvrait complète, terminée, imprimée sur quatre cents pages, publiée par un éditeur prestigieux dont elle n’aurait pas osé rêver. Qui lui avait fait ce canular ?

Elle parcourut les premières pages et pâlit davantage. Elle retrouvait la teneur de son introduction – celle sur laquelle elle planchait depuis des jours – mais aboutie, mieux écrite, davantage maîtrisée.

Que se passait-il ?

En relevant la tête, elle aperçut l’intruse. La vieille dame, tranquillement, la toisait. Non, ce coup-ci, c’est trop. Rebroussant chemin, elle se précipita dans le placard, saisit la canne de golf qu’elle avait choisie comme arme et revint pour s’expliquer définitivement avec l’intruse.

 

 

Devant la fenêtre donnant sur les jardins du Trocadéro, Yasmine contemplait la pluie qui venait réconcilier la terre avec le ciel et suspendre l’épidémie de mort.

Derrière elle, la pièce n’avait pas changé, toujours chargée de livres, contenant des collections précieuses pour quiconque s’intéresse au Moyen-Orient. Ni son mari ni elle n’avaient le temps de changer le décor ou les meubles. Ils entreprendraient les travaux plus tard ; en revanche, ils n’avaient pas hésité à quitter le minuscule appartement situé sur le périphérique où ils s’entassaient avec leurs deux enfants pour emménager ici.

Justement, derrière elle, Jérôme et Hugo découvraient les plaisirs d’une télévision alimentée par satellite et ne cessaient de zapper.

— C’est génial, maman, il y a des chaînes arabes !

Ne s’attardant sur aucune émission, ils étaient plus enivrés d’avoir autant de programmes qu’attirés par l’idée d’en suivre un.

De retour, son mari se glissa dans son dos et l’embrassa à la naissance du cou. Yasmine pivota, plaqua sa poitrine contre la sienne. Ils s’enlacèrent.

— Sais-tu que j’ai feuilleté l’album de famille : c’est fou ce que tu ressembles à ton père !

— Ne dis pas ça.

— Pourquoi ? Ça te peine parce qu’il est mort en Égypte lorsque tu avais six ans…

— Non, ça me chagrine parce que cela me fait penser à maman. Souvent, elle me prenait pour lui, elle m’appelait Charles.

— N’y songe plus. Pense à ta mère lorsqu’elle était en forme, une intellectuelle brillante, pleine d’esprit et de repartie, qui m’a toujours beaucoup impressionnée. Oublie les deux dernières années.

— Tu as raison. Seule ici, à cause de cette maladie d’Alzheimer, elle ne se reconnaissait plus elle-même… Puisque, à cause de sa mémoire qui s’effaçait, elle rajeunissait, elle prenait pour une intruse la vieille femme qu’elle rencontrait dans les miroirs. Si on l’a retrouvée étendue avec sa canne de golf devant la glace brisée, c’est sans doute parce qu’elle avait voulu menacer l’intruse puis s’en défendre lorsqu’elle a cru que l’autre allait la frapper.

— Nous irons la voir dimanche.

Yasmine caressa les joues de François et ajouta en approchant ses lèvres :

— C’est moins pénible, maintenant, depuis qu’elle est remontée à l’époque d’avant ton père. Elle ne nous confond plus. Quel âge a-t-elle, selon elle ?

Il abandonna sa tête contre l’épaule de Yasmine.

— Parfois, j’en viens à souhaiter qu’arrive très vite le jour où ma mère sera redevenue un nouveau-né pour que je la serre dans mes bras. Je lui dirai enfin combien je l’aime. Un baiser d’adieu pour moi. Pour elle, un baiser de bienvenue…

 

FIN

 

 (Lire avec attention ces trois dernières lignes qui contiennent tant...) JCP

6 juin 2013

L'étrange cas du Dr Jeyll et de Mr Hyde, Robert-Louis Stevenson (texte intégral)

 

450 hyde copie

 

 

Robert Louis Stevenson

L’ÉTRANGE CAS DU DR JEKYLL ET DE MR HYDE

(1885)

Traduit de l’anglais par Théo Varlet

 

 

I  À propos d’une porte

                                  M. Utterson le notaire était un homme d’une mine renfrognée, qui ne s’éclairait jamais d’un sourire ; il était d’une conversation froide, chiche et embarrassée ; peu porté au sentiment ; et pourtant cet homme grand, maigre, décrépit et triste, plaisait à sa façon. Dans les réunions amicales, et quand le vin était à son goût, quelque chose d’éminemment bienveillant jaillissait de son regard ; quelque chose qui à la vérité ne se faisait jamais jour en paroles, mais qui s’exprimait non seulement par ce muet symbole de la physionomie d’après-dîner, mais plus fréquemment et avec plus de force par les actes de sa vie. Austère envers lui-même, il buvait du gin quand il était seul pour réfréner son goût des bons crus ; et bien qu’il aimât le théâtre, il n’y avait pas mis les pieds depuis vingt ans. Mais il avait pour les autres une indulgence à toute épreuve ; et il s’émerveillait parfois, presque avec envie, de l’intensité de désir réclamée par leurs dérèglements ; et en dernier ressort, inclinait à les secourir plutôt qu’à les blâmer. « Je penche vers l’hérésie des caïnites, lui arrivait-il de dire pédamment. Je laisse mes frères aller au diable à leur propre façon. » En vertu de cette originalité, c’était fréquemment son lot d’être la dernière relation avouable et la dernière bonne influence dans la vie d’hommes en voie de perdition. Et à l’égard de ceux-là, aussi longtemps qu’ils fréquentaient son logis, il ne montrait jamais l’ombre d’une modification dans sa manière d’être.

 

Sans doute que cet héroïsme ne coûtait guère à M. Utterson ; car il était aussi peu démonstratif que possible, et ses amitiés mêmes semblaient fondées pareillement sur une bienveillance universelle. C’est une preuve de modestie que de recevoir tout formé, des mains du hasard, le cercle de ses amitiés. Telle était la méthode du notaire, il avait pour amis les gens de sa parenté ou ceux qu’il connaissait depuis le plus longtemps ; ses liaisons, comme le lierre, devaient leur croissance au temps, et ne réclamaient de leur objet aucune qualité spéciale. De là, sans doute, le lien qui l’unissait à M. Richard Enfield son parent éloigné, un vrai Londonien honorablement connu. C’était pour la plupart des gens une énigme de se demander quel attrait ces deux-là pouvaient voir l’un en l’autre, ou quel intérêt commun ils avaient pu se découvrir. Au dire de ceux qui les rencontraient faisant leur promenade dominicale, ils n’échangeaient pas un mot, avaient l’air de s’ennuyer prodigieusement, et accueillaient avec un soulagement visible la rencontre d’un ami. Malgré cela, tous deux faisaient le plus grand cas de ces sorties, qu’ils estimaient le plus beau fleuron de chaque semaine, et pour en jouir avec régularité il leur arrivait, non seulement de renoncer à d’autres occasions de plaisir, mais même de rester sourds à l’appel des affaires.

 

Ce fut au cours d’une de ces randonnées que le hasard les conduisit dans une petite rue détournée d’un quartier ouvrier de Londres. C’était ce qui s’appelle une petite rue tranquille, bien qu’elle charriât en semaine un trafic intense. Ses habitants, qui semblaient tous à leur aise, cultivaient à l’envi l’espoir de s’enrichir encore, et étalaient en embellissements le superflu de leurs gains ; de sorte que les devantures des boutiques, telles deux rangées d’accortes marchandes, offraient le long de cette artère un aspect engageant. Même le dimanche, alors qu’elle voilait ses plus florissants appas et demeurait comparativement vide de circulation, cette rue faisait avec son terne voisinage un contraste brillant, comme un feu dans une forêt ; et par ses volets repeints de frais, ses cuivres bien fourbis, sa propreté générale et son air de gaieté, elle attirait et charmait aussitôt le regard du passant.

 

À deux portes d’un coin, sur la gauche en allant vers l’est, l’entrée d’une cour interrompait l’alignement, et à cet endroit même, la masse rébarbative d’un bâtiment projetait en saillie son pignon sur la rue. Haut d’un étage, sans fenêtres, il n’offrait rien qu’une porte au rez-de-chaussée, et à l’étage la façade aveugle d’un mur décrépit. Il présentait dans tous ses détails les symptômes d’une négligence sordide et prolongée. La porte, dépourvue de sonnette ou de heurtoir, était écaillée et décolorée. Les vagabonds gîtaient dans l’embrasure et frottaient des allumettes sur les panneaux ; les enfants tenaient boutique sur le seuil ; un écolier avait essayé son canif sur les moulures ; et depuis près d’une génération, personne n’était venu chasser ces indiscrets visiteurs ni réparer leurs déprédations.

 

M. Enfield et le notaire passaient de l’autre côté de la petite rue ; mais quand ils arrivèrent à hauteur de l’entrée, le premier leva sa canne et la désigna :

– Avez-vous déjà remarqué cette porte ? demanda-t-il ; et quand son compagnon lui eut répondu par l’affirmative : Elle se rattache dans mon souvenir, ajouta-t-il, à une très singulière histoire.

– Vraiment ? fit M. Utterson, d’une voix légèrement altérée. Et quelle était-elle ?

– Eh bien, voici la chose, répliqua M. Enfield. C’était vers trois heures du matin, par une sombre nuit d’hiver. Je m’en retournais chez moi, d’un endroit au bout du monde, et mon chemin traversait une partie de la ville où l’on ne rencontrait absolument que des réverbères. Les rues se succédaient, et tout le monde dormait… Les rues se succédaient, toutes illuminées comme pour une procession et toutes aussi désertes qu’une église… si bien que finalement j’en arrivai à cet état d’esprit du monsieur qui dresse l’oreille de plus en plus et commence d’aspirer à l’apparition d’un agent de police. Tout à coup je vis deux silhouettes, d’une part un petit homme qui d’un bon pas trottinait vers l’est, et de l’autre une fillette de peut-être huit ou dix ans qui s’en venait par une rue transversale en courant de toutes ses forces. Eh bien, monsieur, arrivés au coin, tous deux se jetèrent l’un contre l’autre, ce qui était assez naturel ; mais ensuite advint l’horrible de la chose, car l’homme foula froidement aux pieds le corps de la fillette et s’éloigna, la laissant sur le pavé, hurlante. Cela n’a l’air de rien à entendre raconter, mais c’était diabolique à voir. Ce n’était plus un homme que j’avais devant moi, c’était je ne sais quel monstre satanique et impitoyable. J’appelai à l’aide, me mis à courir, saisis au collet notre citoyen, et le ramenai auprès de la fillette hurlante qu’entourait déjà un petit rassemblement. Il garda un parfait sang-froid et ne tenta aucune résistance, mais me décocha un regard si atroce que je me sentis inondé d’une sueur froide. Les gens qui avaient surgi étaient les parents mêmes de la petite ; et presque aussitôt on vit paraître le docteur, chez qui elle avait été envoyée. En somme, la fillette, au dire du morticole, avait eu plus de peur que de mal ; et on eût pu croire que les choses en resteraient là. Mais il se produisit un phénomène singulier. J’avais pris en aversion à première vue notre citoyen. Les parents de la petite aussi, comme il était trop naturel. Mais ce qui me frappa ce fut la conduite du docteur. C’était le classique praticien routinier, d’âge et de caractère indéterminé, doué d’un fort accent d’Édimbourg, et sentimental à peu près autant qu’une cornemuse. Eh bien, monsieur, il en fut de lui comme de nous autres tous : à chaque fois qu’il jetait les yeux sur mon prisonnier, je voyais le morticole se crisper et pâlir d’une envie de le tuer. Je devinai sa pensée, de même qu’il devina la mienne, et comme on ne tue pas ainsi les gens, nous fîmes ce qui en approchait le plus. Nous déclarâmes à l’individu qu’il ne dépendait que de nous de provoquer avec cet accident un scandale tel que son nom serait abominé d’un bout à l’autre de Londres. S’il avait des amis ou de la réputation, nous nous chargions de les lui faire perdre. Et pendant tout le temps que nous fûmes à le retourner sur le gril, nous avions fort à faire pour écarter de lui les femmes, qui étaient comme des harpies en fureur. Jamais je n’ai vu pareille réunion de faces haineuses. Au milieu d’elles se tenait l’individu, affectant un sang-froid sinistre et ricaneur ; il avait peur aussi, je le voyais bien, mais il montrait bonne contenance, monsieur, comme un véritable démon. Il nous dit : « Si vous tenez à faire un drame de cet incident, je suis évidemment à votre merci. Tout gentleman ne demande qu’à éviter le scandale. Fixez votre chiffre. » Eh bien, nous le taxâmes à cent livres, destinées aux parents de la fillette. D’évidence il était tenté de se rebiffer, mais nous avions tous un air qui promettait du vilain, et il finit par céder. Il lui fallut alors se procurer l’argent ; et où croyez-vous qu’il nous conduisit ? Tout simplement à cet endroit où il y a la porte. Il tira de sa poche une clef, entra, et revint bientôt, muni de quelque dix livres en or et d’un chèque pour le surplus, sur la banque Coutts, libellé payable au porteur et signé d’un nom que je ne puis vous dire, bien qu’il constitue l’un des points essentiels de mon histoire ; mais c’était un nom honorablement connu et souvent imprimé. Le chiffre était salé, mais la signature valait pour plus que cela, à condition toutefois qu’elle fût authentique. Je pris la liberté de faire observer à notre citoyen que tout son procédé me paraissait peu vraisemblable, et que, dans la vie réelle, on ne pénètre pas à quatre heures du matin par une porte de cave pour en ressortir avec un chèque d’autrui valant près de cent livres. Mais d’un ton tout à fait dégagé et railleur, il me répondit : « Soyez sans crainte, je ne vous quitterai pas jusqu’à l’ouverture de la banque et je toucherai le chèque moi-même. » Nous nous en allâmes donc tous, le docteur, le père de l’enfant, notre homme et moi, passer le reste de la nuit dans mon appartement ; et le matin venu, après avoir déjeuné, nous nous rendîmes en chœur à la banque. Je présentai le chèque moi-même, en disant que j’avais toutes raisons de le croire faux. Pas du tout. Le chèque était régulier.

 

M. Utterson émit un clappement de langue désapprobateur.  

– Je vois que vous pensez comme moi, reprit M. Enfield. Oui, c’est une fâcheuse histoire. Car notre homme était un individu avec qui nul ne voudrait avoir rien de commun, un vraiment sinistre individu, et la personne au contraire qui tira le chèque est la fleur même des convenances, une célébrité en outre, et (qui pis est) l’un de ces citoyens qui font, comme ils disent, le bien. Chantage, je suppose, un honnête homme qui paye sans y regarder pour quelque fredaine de jeunesse. Quoique cette hypothèse même, voyez-vous, soit loin de tout expliquer, ajouta-t-il.

 

Et sur ces mots il tomba dans une profonde rêverie.

Il en fut tiré par M. Utterson, qui lui demandait assez brusquement :

– Et vous ne savez pas si le tireur du chèque habite là ?

– Un endroit bien approprié, n’est-ce pas ? répliqua M. Enfield. Mais j’ai eu l’occasion de noter son adresse : il habite sur une place quelconque.

– Et vous n’avez jamais pris de renseignements… sur cet endroit où il y a la porte ? reprit M. Utterson.

 

– Non, monsieur ; j’ai eu un scrupule. Je répugne beaucoup à poser des questions ; c’est là un genre qui rappelle trop le jour du Jugement. On lance une question, et c’est comme si on lançait une pierre. On est tranquillement assis au haut d’une montagne ; et la pierre déroule, qui en entraîne d’autres ; et pour finir, un sympathique vieillard (le dernier auquel on aurait pensé) reçoit l’avalanche sur le crâne au beau milieu de son jardin privé, et ses parents n’ont plus qu’à changer de nom. Non, monsieur, je m’en suis fait une règle : plus une histoire sent le louche, moins je m’informe.

– Une très bonne règle, en effet, répliqua le notaire.

– Mais j’ai examiné l’endroit par moi-même, continua M. Enfield. On dirait à peine une habitation. Il n’y a pas d’autre porte, et personne n’entre ni ne sort par celle-ci, sauf, à de longs intervalles, le citoyen de mon aventure. Il y a trois fenêtres donnant sur la cour au premier étage, et pas une au rez-dechaussée ; jamais ces fenêtres ne s’ouvrent, mais leurs carreaux sont nettoyés. Et puis il y a une cheminée qui fume en général ; donc quelqu’un doit habiter là. Et encore ce n’est pas absolument certain, car les immeubles s’enchevêtrent si bien autour de cette cour qu’il est difficile de dire où l’un finit et où l’autre commence.

 

Les deux amis firent de nouveau quelques pas en silence ; puis :

– Enfield, déclara M. Utterson, c’est une bonne règle que vous avez adoptée.

– Je le crois en effet, répliqua Enfield.

– Mais malgré cela, poursuivit le notaire, il y a une chose que je veux vous demander ; c’est le nom de l’homme qui a foulé aux pieds l’enfant.

– Ma foi, répondit Enfield, je ne vois pas quel mal cela pourrait faire de vous le dire. Cet homme se nommait Hyde.

– Hum, fit M. Utterson. Et quel est son aspect physique ?

– Il n’est pas facile à décrire. Il y a dans son extérieur quelque chose de faux ; quelque chose de désagréable, d’absolument odieux. Je n’ai jamais vu personne qui me fût aussi antipathique ; et cependant je sais à peine pourquoi. Il doit être contrefait de quelque part ; il donne tout à fait l’impression d’avoir une difformité ; mais je n’en saurais préciser le siège. Cet homme a un air extraordinaire, et malgré cela je ne peux réellement indiquer en lui quelque chose qui sorte de la normale. Non, monsieur, j’y renonce ; je suis incapable de le décrire. Et ce n’est pas faute de mémoire ; car, en vérité, je me le représente comme s’il était là.

 

M. Utterson fit de nouveau quelques pas en silence et visiblement sous le poids d’une préoccupation. Il demanda enfin :

– Vous êtes sûr qu’il s’est servi d’une clef ?

– Mon cher monsieur… commença Enfield, au comble de la surprise.

– Oui je sais, dit Utterson, je sais que ma question doit vous sembler bizarre. Mais de fait, si je ne vous demande pas le nom de l’autre personnage, c’est parce que je le connais déjà. Votre histoire, croyez-le bien, Richard, est allée à bonne adresse. Si vous avez été inexact en quelque détail, vous ferez mieux de le rectifier.

– Il me semble que vous auriez pu me prévenir, répliqua l’autre avec une pointe d’humeur. Mais j’ai été d’une exactitude pédantesque, comme vous dites. L’individu avait une clef, et qui plus est, il l’a encore. Je l’ai vu s’en servir, il n’y a pas huit jours.

 

M. Utterson poussa un profond soupir, mais s’abstint de tout commentaire ; et bientôt son cadet reprit :

– Voilà une nouvelle leçon qui m’apprendra à me taire. Je rougis d’avoir eu la langue si longue. Convenons, voulez-vous, de ne plus jamais reparler de cette histoire.

– Bien volontiers, répondit le notaire. Voici ma main, Richard ; c’est promis.

 

 

II  En quête de Mr Hyde

 Ce soir-là, M. Utterson regagna mélancoliquement son logis de célibataire et se mit à table sans appétit. Il avait l’habitude, le dimanche, après son repas, de s’asseoir au coin du feu, avec un aride volume de théologie sur son pupitre à lecture, jusqu’à l’heure où minuit sonnait à l’horloge de l’église voisine, après quoi il allait sagement se mettre au lit, satisfait de sa journée. Mais ce soir-là, sitôt la table desservie, il prit un flambeau et passa dans son cabinet de travail. Là, il ouvrit son coffre-fort, retira du compartiment le plus secret un dossier portant sur sa chemise la mention : « Testament du Dr Jekyll », et se mit à son bureau, les sourcils froncés, pour en étudier le contenu. Le testament était olographe, car M. Utterson, bien qu’il en acceptât la garde à présent que c’était fait, avait refusé de coopérer le moins du monde à sa rédaction. Il stipulait non seulement que, en cas de décès de Henry Jekyll, docteur en médecine, docteur en droit civil, docteur légiste, membre de la Société Royale, etc., tous ses biens devaient passer en la possession de son « ami et bienfaiteur Edward Hyde » ; mais en outre que, dans le cas où ledit Dr Jekyll viendrait à « disparaître ou faire une absence inexpliquée d’une durée excédant trois mois pleins », ledit Edward Hyde serait sans plus de délai substitué à Henry Jekyll, étant libre de toute charge ou obligation autre que le paiement de quelques petits legs aux membres de la domesticité du docteur. Ce document faisait depuis longtemps le désespoir du notaire. Il s’en affligeait aussi bien comme notaire que comme partisan des côtés sains et traditionnels de l’existence, pour qui le fantaisiste égalait l’inconvenant. Jusque-là c’était son ignorance au sujet de M. Hyde qui suscitait son indignation : désormais, par un brusque revirement, ce fut ce qu’il en savait. Cela n’avait déjà pas bonne allure lorsque ce nom n’était pour lui qu’un nom vide de sens. Cela devenait pire depuis qu’il s’était paré de fâcheux attributs ; et hors des brumes onduleuses et inconsistantes qui avaient si longtemps offusqué son regard, le notaire vit surgir la brusque et nette apparition d’un démon.

 

« J’ai cru que c’était de la folie », se dit-il, en replaçant le malencontreux papier dans le coffre-fort, « mais à cette heure je commence à craindre que ce ne soit de l’opprobre. »

Là-dessus il souffla sa bougie, endossa un pardessus, et se mit en route dans la direction de Cavendish square, cette citadelle de la médecine, où son ami, le fameux Dr Lanyon, avait son habitation et recevait la foule de ses malades.

« Si quelqu’un est au courant, songeait-il, ce doit être Lanyon. »

 

Le majestueux maître d’hôtel le reconnut et le fit entrer : sans subir aucun délai d’attente, il fut introduit directement dans la salle à manger où le Dr Lanyon, qui dînait seul, en était aux liqueurs. C’était un gentleman cordial, plein de, santé, actif, rubicond, avec une mèche de cheveux prématurément blanchie et des allures exubérantes et décidées. À la vue de M. Utterson, il se leva d’un bond et s’avança au-devant de lui, les deux mains tendues. Cette affabilité, qui était dans les habitudes du personnage, avait l’air un peu théâtrale ; mais elle procédait de sentiments réels. Car tous deux étaient de vieux amis, d’anciens camarades de classe et d’université, pleins l’un et l’autre de la meilleure opinion réciproque, et, ce qui ne s’ensuit pas toujours, ils se plaisaient tout à fait dans leur mutuelle société.

 

Après quelques phrases sur la pluie et le beau temps, le notaire en vint au sujet qui lui préoccupait si fâcheusement l’esprit.

– Il me semble, Lanyon, dit-il, que nous devons être, vous et moi, les deux plus vieux amis du Dr Jekyll ?

– Je préférerais que ces amis fussent plus jeunes ! plaisanta le Dr Lanyon. Admettons-le cependant. Mais qu’importe ? Je le vois si peu à présent.

– En vérité ? fit Utterson. Je vous croyais très liés par des recherches communes ?

– Autrefois, répliqua l’autre. Mais voici plus de dix ans que Henry Jekyll est devenu trop fantaisiste pour moi. Il a commencé à tourner mal, en esprit s’entend ; et j’ai beau toujours m’intéresser à lui en souvenir du passé comme on dit, je le vois et l’ai vu diantrement peu depuis lors. De pareilles billevesées scientifiques, ajouta le docteur, devenu soudain rouge pourpre, auraient suffi à brouiller Damon et Pythias.

 

Cette petite bouffée d’humeur apporta comme un baume à M. Utterson. « Ils n’ont fait que différer sur un point de science », songea-t-il ; et comme il était dénué de passion scientifique (sauf en matière notariale), il ajouta même : « Si ce n’est que cela ! » Puis, ayant laissé quelques secondes à son ami pour reprendre son calme, il aborda la question qui faisait le but de sa visite, en demandant :

– Avez-vous jamais rencontré un sien protégé, un nommé Hyde ?

– Hyde ? répéta Lanyon. Non. Jamais entendu parler de lui. Ce n’est pas de mon temps.

 

Telle fut la somme de renseignements que le notaire remporta avec lui dans son grand lit obscur où il resta à se retourner sans répit jusque bien avant dans la nuit. Ce ne fut guère une nuit de repos pour son esprit qui travaillait, perdu en pleines ténèbres et assiégé de questions.

 

Six heures sonnèrent au clocher de l’église qui se trouvait si commodément proche du logis de M. Utterson, et il creusait toujours le problème. Au début celui-ci ne l’avait touché que par son côté intellectuel ; mais à présent son imagination était, elle aussi, occupée ou pour mieux dire asservie ; et tandis qu’il restait à se retourner dans les opaques ténèbres de la nuit et de sa chambre aux rideaux clos, le récit de M. Enfield repassait devant sa mémoire en un déroulement de tableaux lucides. Il croyait voir l’immense champ de réverbères d’une ville nocturne ; puis un personnage qui s’avançait à pas rapides ; puis une fillette qui sortait en courant de chez le docteur, et puis tous les deux se rencontraient, et le monstre inhumain foulait aux pieds l’enfant et s’éloignait sans prendre garde à ses cris. Ou encore il voyait dans une somptueuse maison une chambre où son ami était en train de dormir, rêvant et souriant à ses rêves ; et alors la porte de cette chambre s’ouvrait, les rideaux du lit s’écartaient violemment, le dormeur se réveillait, et patatras ! il découvrait à son chevet un être qui avait sur lui tout pouvoir, et même en cette heure où tout reposait il lui fallait se lever et faire comme on le lui ordonnait. Le personnage sous ces deux aspects hanta toute la nuit le notaire ; et si par instants celui-ci s’endormait, ce n’était que pour le voir se glisser plus furtif dans des maisons endormies, ou s’avancer d’une vitesse de plus en plus accélérée, jusqu’à en devenir vertigineuse, parmi de toujours plus vastes labyrinthes de villes éclairées de réverbères, et à chaque coin de rue écraser une fillette et la laisser là hurlante. Et toujours ce personnage manquait d’un visage auquel il pût le reconnaître ; même dans ses rêves, il manquait de visage, ou bien celui-ci était un leurre qui s’évanouissait sous son regard…

 

Ce fut de la sorte que naquit et grandit peu à peu dans l’esprit du notaire une curiosité singulièrement forte, quasi désordonnée, de contempler les traits du véritable M. Hyde. Il lui aurait suffi, croyait-il, de jeter les yeux sur lui une seule fois pour que le mystère s’éclaircît, voire même se dissipât tout à fait, selon la coutume des choses mystérieuses quand on les examine bien. Il comprendrait alors la raison d’être de l’étrange prédilection de son ami, ou (si l’on préfère) de sa sujétion, non moins que des stupéfiantes clauses du testament. Et en tout cas ce serait là un visage qui mériterait d’être vu ; le visage d’un homme dont les entrailles étaient inaccessibles à la pitié ; un visage auquel il suffisait de se montrer pour susciter dans l’âme du flegmatique Enfield un sentiment de haine tenace.

 

À partir de ce jour, M. Utterson fréquenta assidûment la porte située dans la lointaine petite rue de boutiques. Le matin avant les heures de bureau, le soir sous les regards de la brumeuse lune citadine, par tous les éclairages et à toutes les heures de solitude ou de foule, le notaire se trouvait à son poste de prédilection.

« Puisqu’il est M. Hyde, se disait-il, je serai M. Seek. »

Sa patience fut enfin récompensée. C’était par une belle nuit sèche ; il y avait de la gelée dans l’air ; les rues étaient nettes comme le parquet d’une salle de bal ; les réverbères, que ne faisait vaciller aucun souffle, dessinaient leurs schémas réguliers de lumière et d’ombre. À dix heures, quand les boutiques se fermaient, la petite rue devenait très déserte et, en dépit du sourd grondement de Londres qui s’élevait de tout à l’entour, très silencieuse. Les plus petits sons portaient au loin : les bruits domestiques provenant des maisons s’entendaient nettement d’un côté à l’autre de la chaussée ; et le bruit de leur marche précédait de beaucoup les passants. Il y avait quelques minutes que M. Utterson était à son poste, lorsqu’il perçut un pas insolite et léger qui se rapprochait. Au cours de ses reconnaissances nocturnes, il s’était habitué depuis longtemps à l’effet bizarre que produit le pas d’un promeneur solitaire qui est encore à une grande distance, lorsqu’il devient tout à coup distinct parmi la vaste rumeur et les voix de la ville. Mais son attention n’avait jamais encore été mise en arrêt de façon aussi aiguë et décisive ; et ce fut avec un vif et superstitieux pressentiment de toucher au but qu’il se dissimula dans l’entrée de la cour.

 

Les pas se rapprochaient rapidement, et ils redoublèrent tout à coup de sonorité lorsqu’ils débouchèrent dans la rue. Le notaire, avançant la tête hors de l’entrée, fut bientôt édifié sur le genre d’individu auquel il avait affaire. C’était un petit homme très simplement vêtu, et son aspect, même à distance, souleva chez le guetteur une violente antipathie. Il marcha droit vers la porte, coupant en travers de la chaussée pour gagner du temps, et chemin faisant, il tira une clef de sa poche comme s’il arrivait chez lui.

M. Utterson sortit de sa cachette et quand l’autre fut à sa hauteur il lui toucha l’épaule.

– Monsieur Hyde, je pense ?

M. Hyde se recula, en aspirant l’air avec force. Mais sa crainte ne dura pas ; et, sans toutefois regarder le notaire en face, il lui répondit avec assez de sang-froid :

– C’est bien mon nom. Que me voulez-vous ?

– Je vois que vous allez entrer, répliqua le notaire. Je suis un vieil ami du Dr Jekyll… M. Utterson, de Gaunt Street… Il doit vous avoir parlé de moi ; et en nous rencontrant si à point, j’ai cru que vous pourriez m’introduire auprès de lui.

– Vous ne trouverez pas le Dr Jekyll ; il est sorti, répliqua M. Hyde, en soufflant dans sa clef. Puis avec brusquerie, mais toujours sans lever les yeux, il ajouta : D’où me connaissez-vous ?

– Je vous demanderai d’abord, répliqua M. Utterson, de me faire un plaisir.

– Volontiers, répondit l’autre… De quoi s’agit-il ?

– Voulez-vous me laisser voir votre visage ? demanda le notaire.

 

M. Hyde parut hésiter ; puis, comme s’il prenait une brusque résolution, il releva la tête d’un air de défi ; et tous deux restèrent quelques secondes à se dévisager fixement.

– À présent, je vous reconnaîtrai, fit M. Utterson. Cela peut devenir utile.

– Oui, répliqua M. Hyde, il vaut autant que nous nous soyons rencontrés ; mais à ce propos, il est bon que vous sachiez mon adresse.

Et il lui donna un numéro et un nom de rue dans Soho.

« Grand Dieu ! pensa M. Utterson, se peut-il que lui aussi ait songé au testament ? »

Mais il garda sa réflexion pour lui-même et se borna à émettre un vague remerciement au sujet de l’adresse.

– Et maintenant, fit l’autre, répondez-moi : d’où me connaissez-vous ?  

– On m’a fait votre portrait.

– Qui cela ?

– Nous avons des amis communs, répondit M. Utterson.

– Des amis communs, répéta M. Hyde, d’une voix rauque. Citez-en.

– Jekyll, par exemple, dit le notaire.

– Jamais il ne vous a parlé de moi ! s’écria M. Hyde, dans un accès de colère. Je ne vous croyais pas capable de mentir.

– Tout doux, fit M. Utterson, vous vous oubliez.

L’autre poussa tout haut un ricanement sauvage ; et en un instant, avec une promptitude extraordinaire, il ouvrit la porte et disparut dans la maison.

Le notaire resta d’abord où M. Hyde l’avait laissé, livré au plus grand trouble. Puis avec lenteur il se mit à remonter la rue, s’arrêtant quasi à chaque pas et portant la main à son front, comme s’il était en proie à une vive préoccupation d’esprit. Le problème qu’il examinait ainsi, tout en marchant, appartenait à une catégorie presque insoluble. M. Hyde était blême et rabougri, il donnait sans aucune difformité visible l’impression d’être contrefait, il avait un sourire déplaisant, il s’était comporté envers le notaire avec un mélange quasi féroce de timidité et d’audace, et il parlait d’une voix sourde, sibilante et à demi cassée ; tout cela militait contre lui ; mais tout cet ensemble réuni ne suffisait pas à expliquer la répugnance jusque-là inconnue, le dégoût et la crainte avec lesquels M. Utterson le regardait. « Il doit y avoir autre chose, se dit ce gentleman, perplexe. Il y a certainement autre chose, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Dieu me pardonne, cet homme n’a pour ainsi dire pas l’air d’être un civilisé. Tiendrait-il du troglodyte ? ou serait-ce la vieille histoire du Dr Fell, ou bien est-ce le simple reflet d’une vilaine âme qui transparaît ainsi à travers son revêtement d’argile et le transfigure ? Cette dernière hypothèse, je crois… Ah ! mon pauvre vieux Harry Jekyll, si jamais j’ai lu sur un visage la griffe de Satan, c’est bien sur celui de votre nouvel ami ! »

 

Passé le coin en venant de la petite rue, il y avait une place carrée entourée d’anciennes et belles maisons, à cette heure déchues pour la plupart de leur splendeur passée et louées par étages et appartements à des gens de toutes sortes et de toutes conditions : graveurs de plans, architectes, louches agents d’affaires et directeurs de vagues entreprises. Une maison, toutefois, la deuxième à partir du coin, appartenait toujours à un seul occupant ; et à la porte de celle-ci, qui offrait un grand air de richesse et de confort, bien qu’à l’exception de l’imposte elle fût alors plongée dans les ténèbres, M. Utterson s’arrêta et heurta. Un domestique âgé, en livrée, vint ouvrir.

– Est-ce que le docteur est chez lui, Poole ? demanda le notaire.

– Je vais voir, monsieur Utterson, répondit Poole, tout en introduisant le visiteur dans un grand et confortable vestibule au plafond bas, pavé de carreaux céramiques, chauffé (telle une maison de campagne) par la flamme claire d’un âtre ouvert, et meublé de précieux buffets de chêne.

– Préférez-vous attendre ici au coin du feu, monsieur, ou voulez-vous que je vous fasse de la lumière dans la salle à manger ?

– Inutile, j’attendrai ici, répliqua le notaire.

Et s’approchant du garde-feu élevé, il s’y accouda. Ce vestibule, où il resta bientôt seul, était une vanité mignonne de son ami le docteur ; et Utterson lui-même ne manquait pas d’en parler comme de la pièce la plus agréable de tout Londres. Mais ce soir, un frisson lui parcourait les moelles ; le visage de Hyde hantait péniblement son souvenir ; il éprouvait (chose insolite pour lui) la satiété et le dégoût de la vie ; et du fond de sa dépression mentale, les reflets dansants de la flamme sur le poli des buffets et les sursauts inquiétants de l’ombre au plafond, prenaient un caractère lugubre. Il eut honte de se sentir soulagé lorsque Poole revint enfin lui annoncer que le Dr Jekyll était sorti.

– Dites, Poole, fit-il, j’ai vu M. Hyde entrer par la porte de l’ancienne salle de dissection. Est-ce correct, lorsque le Dr Jekyll est absent ?

– Tout à fait correct, monsieur Utterson, répondit le domestique, M. Hyde a la clef.

– Il me semble que votre maître met beaucoup de confiance en ce jeune homme, Poole, reprit l’autre d’un air pensif.

– Oui, monsieur, beaucoup en effet, répondit Poole. Nous avons tous reçu l’ordre de lui obéir.

– Je ne pense pas avoir jamais rencontré M. Hyde ? interrogea Utterson.

– Oh, mon Dieu, non, monsieur. Il ne dîne jamais ici, répliqua le maître d’hôtel. Et même nous ne le voyons guère de ce côté-ci de la maison ; il entre et sort la plupart du temps par le laboratoire.  

– Allons, bonne nuit, Poole.

– Bonne nuit, monsieur Utterson.

Et le notaire s’en retourna chez lui, le cœur tout serré.

« Ce pauvre Harry Jekyll, songeait-il, j’ai bien peur qu’il ne se soit mis dans de mauvais draps ! Il a eu une jeunesse un peu orageuse ; cela ne date pas d’hier, il est vrai ; mais la justice de Dieu ne connaît ni règle ni limites. Hé oui, ce doit être cela : le revenant d’un vieux péché, le cancer d’une honte secrète, le châtiment qui vient, pede claudo, des années après que la faute est sortie de la mémoire et que l’amour-propre s’en est absous. »

 

Et le notaire, troublé par cette considération, médita un instant sur son propre passé, fouillant tous les recoins de sa mémoire, dans la crainte d’en voir surgir à la lumière, comme d’une boîte à surprises, une vieille iniquité. Son passé était certes bien innocent ; peu de gens pouvaient lire avec moins d’appréhension les feuillets de leur vie ; et pourtant il fut d’abord accablé de honte par toutes les mauvaises actions qu’il avait commises, puis soulevé d’une douce et timide reconnaissance par toutes celles qu’il avait évitées après avoir failli de bien près les commettre. Et ramené ainsi à son sujet primitif, il conçut une lueur d’espérance.

 

« Ce maître Hyde, si on le connaissait mieux, songeait-il, doit avoir ses secrets particuliers : de noirs secrets, dirait-on à le voir ; des secrets à côté desquels les pires du pauvre Jekyll sembleraient purs comme le jour. Les choses ne peuvent durer ainsi. Cela me glace de penser que cet être-là s’insinue comme un voleur au chevet de Harry : pauvre Harry, quel réveil pour lui ! Et quel danger ; car si ce Hyde soupçonne l’existence du testament, il peut devenir impatient d’hériter. Oui, il faut que je pousse à la roue… si toutefois Jekyll me laisse faire, ajouta-t-il, si Jekyll veut bien me laisser faire. »

Car une fois de plus il revoyait en esprit, nettes comme sur un écran lumineux, les singulières clauses du testament.

 

 

III  La parfaite tranquillité du Dr Jekyll

Quinze jours s’étaient écoulés lorsque, par le plus heureux des hasards, le docteur offrit un de ces agréables dîners dont il était coutumier à cinq ou six vieux camarades, tous hommes intelligents et distingués, et tous amateurs de bons vins. M. Utterson, qui y assistait, fit en sorte de rester après le départ des autres convives. La chose, loin d’avoir quelque chose de nouveau, s’était produite maintes et maintes fois. Quand on aimait Utterson, on l’aimait bien. Les amphitryons se plaisaient à retenir l’aride notaire, alors que les gens d’un caractère jovial et expansif avaient déjà le pied sur le seuil ; ils se plaisaient à rester encore quelque peu avec ce discret compagnon, afin de se réaccoutumer à la solitude, et de laisser leur esprit se détendre, après une excessive dépense de gaieté, dans le précieux silence de leur hôte. À cette règle, le Dr Jekyll ne faisait pas exception ; et si vous aviez vu alors, installé de l’autre côté du feu, ce quinquagénaire robuste et bien bâti, dont le visage serein offrait, avec peut-être un rien de dissimulation, tous les signes de l’intelligence et de la bonté, vous auriez compris à sa seule attitude qu’il professait envers M. Utterson une sincère et chaude sympathie.

– J’ai éprouvé le besoin de vous parler, Jekyll, commença le notaire. Vous vous rappelez votre testament ?

Un observateur attentif eût pu discerner que l’on goûtait peu ce sujet ; mais le docteur affecta de le prendre sur un ton dégagé.

– Mon cher Utterson, répondit-il, vous n’avez pas de chance avec votre client. Je n’ai jamais vu personne aussi tourmenté que vous l’êtes par mon testament ; sauf peut-être ce pédant invétéré de Lanyon, par ce qu’il appelle mes hérésies scientifiques. Oui, oui, entendu, c’est un brave garçon… inutile de prendre cet air sévère… un excellent garçon, et j’ai toujours l’intention de le revoir, mais cela ne l’empêche pas d’être un pédant invétéré ; un pédant ignare et prétentieux. Jamais personne ne m’a autant déçu que Lanyon.

– Vous savez que je n’ai jamais approuvé la chose, poursuivit l’impitoyable Utterson, refusant de le suivre sur ce nouveau terrain.

– Mon testament ? Mais oui, bien entendu, je le sais, fit le docteur, un peu sèchement. Vous me l’avez déjà dit.

– Eh bien, je vous le redis encore, continua le notaire. J’ai appris quelque chose concernant le jeune Hyde.

La face épanouie du Dr Jekyll se décolora jusqu’aux lèvres, et ses yeux s’assombrirent. Il déclara :

– Je ne désire pas en entendre davantage. Il me semble que nous avions convenu de ne plus parler de ce sujet.

– Ce que j’ai appris est abominable, insista Utterson.

– Cela ne peut rien y changer. Vous ne comprenez pas ma situation, répliqua le docteur, avec une certaine incohérence. Je suis dans une situation pénible, Utterson ; ma situation est exceptionnelle, tout à fait exceptionnelle. C’est une de ces choses auxquelles on ne peut remédier par des paroles.

– Jekyll, reprit Utterson, vous me connaissez : je suis quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Avouez-moi cela sous le sceau du secret ; je me fais fort de vous en tirer.

– Mon bon Utterson, repartit le docteur, c’est très aimable de votre part ; c’est tout à fait aimable, et je ne trouve pas de mots pour vous remercier. J’ai en vous la foi la plus entière ; je me confierais à vous plutôt qu’à n’importe qui, voire à moimême, s’il me restait le choix ; mais croyez-moi, ce n’est pas ce que vous imaginez ; ce n’est pas aussi grave ; et pour vous mettre un peu l’esprit en repos, je vous dirai une chose : dès l’instant où il me plaira de le faire, je puis me débarrasser de M. Hyde. Là-dessus je vous serre la main, et merci encore et encore… Plus rien qu’un dernier mot, Utterson, dont vous ne vous formaliserez pas, j’en suis sûr ; c’est là une affaire privée, et je vous conjure de la laisser en repos.

Utterson, le regard perdu dans les flammes, resta songeur une minute.

– Je suis convaincu que vous avez parfaitement raison, finit-il par dire, tout en se levant de son siège.

– Allons, reprit le docteur, puisque nous avons abordé ce sujet, et pour la dernière fois j’espère, voici un point que je tiendrais à vous faire comprendre. Je porte en effet le plus vif intérêt à ce pauvre Hyde. Je sais que vous l’avez vu ; il me l’a dit ; et je crains qu’il ne se soit montré grossier. Mais je vous assure que je porte un grand, un très grand intérêt à ce jeune homme ; et si je viens à disparaître, Utterson, je désire que vous me promettiez de le soutenir et de sauvegarder ses intérêts. Vous n’y manqueriez pas, si vous saviez tout ; et cela me soulagerait d’un grand poids si vous vouliez bien me le promettre.

– Je ne puis vous garantir que je l’aimerai jamais, repartit le notaire.

– Je ne vous demande pas cela, insista Jekyll, en posant la main sur le bras de l’autre ; je ne vous demande rien que de légitime ; je vous demande uniquement de l’aider en mémoire de moi, lorsque je ne serai plus là.

Utterson ne put refréner un soupir.

– Soit, fit-il, je vous le promets.

 

 

IV L’assassinat de Sir Danvers Carew

Un an plus tard environ, au mois d’octobre 18…, un crime d’une férocité inouïe, et que rendait encore plus remarquable le rang élevé de la victime, vint mettre Londres en émoi. Les détails connus étaient brefs mais stupéfiants. Une domestique qui se trouvait seule dans une maison assez voisine de la Tamise était montée se coucher vers onze heures. Malgré le brouillard qui vers le matin s’abattit sur la ville, le ciel resta pur la plus grande partie de la nuit, et la pleine lune éclairait brillamment la rue sur laquelle donnait la fenêtre de la fille. Celle-ci, qui était sans doute en dispositions romanesques, s’assit sur sa malle qui se trouvait placée juste devant la fenêtre, et se perdit dans une profonde rêverie. Jamais (comme elle le dit, avec des flots de larmes, en racontant la scène), jamais elle ne s’était sentie plus en paix avec l’humanité, jamais elle n’avait cru davantage à la bonté du monde. Or, tandis qu’elle était là assise, elle vit venir du bout de la rue un vieux et respectable gentleman à cheveux blancs ; et allant à sa rencontre, un autre gentleman tout petit, qui d’abord attira moins son attention. Lorsqu’ils furent à portée de s’adresser la parole (ce qui se produisit juste au-dessous de la fenêtre par où regardait la fille), le plus vieux salua l’autre, et l’aborda avec la plus exquise politesse. L’objet de sa requête ne devait pas avoir grande importance ; d’après son geste, à un moment, on eût dit qu’il se bornait à demander son chemin ; mais tandis qu’il parlait, la lune éclaira son visage, et la fille prit plaisir à le considérer, tant il respirait une aménité de caractère naïve et désuète, relevée toutefois d’une certaine hauteur, provenant, eût-on dit, d’une légitime fierté. Puis elle accorda un regard à l’autre, et eut l’étonnement de reconnaître en lui un certain M. Hyde, qui avait une fois rendu visite à son maître et pour qui elle avait conçu de l’antipathie. Il tenait à la main une lourde canne, avec laquelle il jouait, mais il ne répondait mot, et semblait écouter avec une impatience mal contenue. Et puis tout d’un coup il éclata d’une rage folle, frappant du pied, brandissant sa canne, et bref, au dire de la fille, se comportant comme un fou.

Le vieux gentleman, d’un air tout à fait surpris et un peu offensé, fit un pas en arrière ; sur quoi M. Hyde perdit toute retenue, et le frappant de son gourdin l’étendit par terre. Et à l’instant même, avec une fureur simiesque, il se mit à fouler aux pieds sa victime, et à l’accabler d’une grêle de coups telle qu’on entendait les os craquer et que le corps rebondissait sur les pavés. Frappée d’horreur à ce spectacle, la fille perdit connaissance.

Il était deux heures lorsqu’elle revint à elle et alla prévenir la police. L’assassin avait depuis longtemps disparu, mais au milieu de la chaussée gisait sa victime, incroyablement abîmée. Le bâton, instrument du forfait, bien qu’il fût d’un bois rare, très dense et compact, s’était cassé en deux sous la violence de cette rage insensée ; et un bout hérissé d’éclats en avait roulé jusque dans le ruisseau voisin… tandis que l’autre, sans doute, était resté aux mains du criminel. On retrouva sur la victime une bourse et une montre en or ; mais ni cartes de visite ni papiers, à l’exception d’une enveloppe cachetée et timbrée, que le vieillard s’en allait probablement mettre à la poste et qui portait le nom et l’adresse de M. Utterson.

Cette lettre fut remise dans la matinée au notaire comme il était encore couché. À peine eut-il jeté les yeux sur elle, et entendu raconter l’événement, qu’il prit un air solennel et dit :

– Je ne puis me prononcer tant que je n’aurai pas vu le corps ; mais c’est peut-être très sérieux. Ayez l’obligeance de me laisser le temps de m’habiller.

Et, sans quitter sa contenance grave, il expédia son déjeuner en hâte et se fit mener au poste de police, où l’on avait transporté le cadavre. À peine entré dans la cellule, il hocha la tête affirmativement.

– Oui, dit-il, je le reconnais. J’ai le regret de vous apprendre que c’est là le corps de sir Danvers Carew.

– Bon Dieu, monsieur, s’écria le commissaire, est-il possible ?

Et tout aussitôt ses yeux brillèrent d’ambition professionnelle. Il reprit :

– Ceci va faire un bruit énorme. Et peut-être pouvez-vous m’aider à retrouver le coupable.

Il raconta brièvement ce que la fille avait vu, et exhiba la canne brisée.

Au nom de Hyde, M. Utterson avait déjà dressé l’oreille, mais à l’aspect de la canne, il ne put douter davantage : toute brisée et abîmée qu’elle était, il la reconnaissait pour celle dont lui-même avait fait cadeau à Henry Jekyll, des années auparavant. Il demanda :

– Ce M. Hyde est-il quelqu’un de petite taille ?

– Il est remarquablement petit et a l’air remarquablement mauvais, telles sont les expressions de la fille, répondit le commissaire.

M. Utterson réfléchit ; après quoi, relevant la tête :

– Si vous voulez venir avec moi dans mon cab, je me fais fort de vous mener à son domicile.

Il était alors environ neuf heures du matin, et c’était le premier brouillard de la saison. Un vaste dais d’une teinte marron recouvrait le ciel, mais le vent ne cessait de harceler et de mettre en déroute ces bataillons de vapeurs. À mesure que le cab passait d’une rue dans l’autre, M. Utterson voyait se succéder un nombre étonnant de teintes et d’intensités crépusculaires : il faisait noir comme à la fin de la soirée ; là c’était l’enveloppement d’un roux dense et livide, pareil à une étrange lueur d’incendie ; et ailleurs, pour un instant, le brouillard cessait tout à fait, et par une hagarde trouée le jour perçait entre les nuées floconneuses. Vu sous ces aspects changeants, le triste quartier de Soho, avec ses rues boueuses, ses passants mal vêtus, et ses réverbères qu’on n’avait pas éteints ou qu’on avait rallumés pour combattre ce lugubre retour offensif des ténèbres, apparaissait, aux yeux du notaire, comme emprunté à une ville de cauchemar. Ses réflexions, en outre, étaient de la plus sombre couleur, et lorsqu’il jetait les yeux sur son compagnon de voiture, il se sentait effleuré par cette terreur de la justice et de ses représentants, qui vient assaillir parfois jusqu’aux plus honnêtes.

Comme le cab s’arrêtait à l’adresse indiquée, le brouillard s’éclaircit un peu et lui laissa voir une rue sale, un grand bar populaire, un restaurant français de bas étage, une de ces boutiques où l’on vend des livraisons à deux sous et des salades à quatre, des tas d’enfants haillonneux grouillant sur les seuils, et des quantités de femmes de toutes les nationalités qui s’en allaient, leur clef à la main, absorber le petit verre matinal. Presque au même instant le brouillard enveloppa de nouveau cette région d’une ombre épaisse et lui déroba la vue de ce peu recommandable entourage. Ici habitait le familier de Henry Jekyll, un homme qui devait hériter d’un quart de million de livres sterling.

Une vieille à face d’ivoire et à cheveux d’argent vint ouvrir. Elle avait un visage méchant, masqué d’hypocrisie ; mais elle se tenait à merveille. On était bien, en effet, chez M. Hyde, mais il se trouvait absent : il était rentré fort tard dans la nuit, mais était ressorti au bout d’une heure à peine ; ce qui n’avait rien de surprenant, car ses habitudes étaient fort irrégulières, et il s’absentait souvent : ainsi, il y avait hier près de deux mois qu’elle ne l’avait vu.

– Eh bien alors, dit le notaire, faites nous voir ses appartements ; et, comme la vieille s’y refusait, il ajouta : Autant vous dire tout de suite qui est ce monsieur qui m’accompagne : c’est M. l’inspecteur Newcomen, de la Sûreté générale.

Un éclair de hideuse joie illumina le visage de la femme.

– Ah ! s’écria-t-elle, il a des ennuis ! Qu’est-ce qu’il a donc fait ?

M. Utterson échangea un regard avec l’inspecteur.

– Il n’a pas l’air des plus populaires, fit observer ce dernier. Et maintenant, ma brave femme, laissez-nous donc, ce monsieur et moi, jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Dans toute l’étendue de la maison, où la vieille se trouvait absolument seule, M. Hyde ne s’était servi que de deux pièces, mais il les avait aménagées avec luxe et bon goût. Un réduit était garni de vins ; la vaisselle était d’argent, le linge fin, on voyait au mur un tableau de maître, cadeau (supposa Utterson) de Henry Jekyll, qui était assez bon connaisseur ; et les tapis étaient moelleux et de tons discrets. À cette heure cependant, l’aspect des pièces révélait aussitôt qu’on venait d’y fourrager depuis peu et en toute hâte : des vêtements, les poches retournées, jonchaient le parquet ; des tiroirs à serrure restaient béants ; et la cheminée contenait un amas de cendres grisâtres, comme si on y avait brûlé une grande quantité de papiers. En remuant ce tas l’inspecteur découvrit, épargné par le feu, le talon d’un carnet de chèques vierge ; l’autre moitié de la canne se retrouva derrière la porte ; et comme ceci confirmait définitivement ses soupçons, le fonctionnaire se déclara enchanté. Une visite à la banque, où l’on trouva le compte de l’assassin crédité de plusieurs milliers de livres, mit le comble à sa satisfaction.

– Vous pouvez m’en croire, monsieur, affirma-t-il à M. Utterson, je le tiens. Il faut qu’il ait perdu la tête, sans quoi il n’eût jamais laissé derrière lui cette canne, ni surtout détruit ce carnet de chèques. L’argent, voyons, c’est la vie même pour lui. Nous n’avons plus rien d’autre à faire que de l’attendre à la banque, et de publier son signalement.

Ceci, toutefois, n’alla pas sans difficultés ; car peu de gens connaissaient M. Hyde : le maître même de la servante ne l’avait vu que deux fois ; sa famille demeurait introuvable ; il ne s’était jamais fait photographier ; et les rares personnes en état de le décrire différaient considérablement, selon la coutume des observateurs vulgaires. Ils ne s’accordaient que sur un point, à savoir : l’impression obsédante de difformité indéfinissable qu’on ressentait à la vue du fugitif.

 

 

V L’incident de la lettre

Il était tard dans l’après-midi lorsque M. Utterson se présenta à la porte du Dr Jekyll, où il fut reçu aussitôt par Poole, qui l’emmena, par les cuisines et en traversant une cour qui avait été autrefois un jardin, jusqu’au corps de logis qu’on appelait indifféremment le laboratoire ou salle de dissection. Le docteur avait racheté la maison aux héritiers d’un chirurgien fameux ; et comme lui-même s’occupait plutôt de chimie que d’anatomie, il avait changé la destination du bâtiment situé au fond du jardin. Le notaire était reçu pour la première fois dans cette partie de l’habitation de son ami. Il considérait avec curiosité ces murailles décrépies et dépourvues de fenêtres ; et ce furent des regards fâcheusement dépaysés qu’il promena autour de lui, lorsqu’il traversa l’amphithéâtre, jadis empli d’une foule d’étudiants attentifs et à cette heure vide et silencieux, avec ses tables surchargées d’instruments de chimie, son carreau encombré de touries et jonché de paille d’emballage sous le jour appauvri que laissait filtrer la coupole embrumée. À l’autre extrémité, des marches d’escalier aboutissaient à une porte revêtue de serge rouge, par où M. Utterson fut enfin admis dans le cabinet du docteur. C’était une vaste pièce, garnie tout autour d’étagères vitrées, et meublée principalement d’une glace « psyché » et d’une table de travail, et ayant vue sur la cour par trois fenêtres poussiéreuses et grillées de fer. Le feu brûlait dans l’âtre ; une lampe allumée était disposée sur le rebord de la cheminée ; car même dans les intérieurs le brouillard commençait à s’épaissir ; et là, réfugié tout contre la flamme, était assis le Dr Jekyll, qui semblait très malade. Sans se lever pour venir à la rencontre de son visiteur, il lui tendit une main glacée et lui souhaita la bienvenue d’une voix altérée.

– Et alors, lui dit M. Utterson, dès que Poole se fut retiré, vous avez appris les nouvelles ?

Le docteur frissonna. Il répondit :

– On les criait sur la place ; je les ai entendues de ma salle à manger.

– Un mot, dit le notaire. Carew était mon client, mais vous l’êtes aussi, et je tiens à savoir ce que je fais. Vous n’avez pas été assez fou pour cacher ce garçon ?

– Utterson, je prends Dieu à témoin, s’écria le docteur, oui je prends Dieu à témoin que je ne le reverrai de ma vie. Je vous donne ma parole d’honneur que tout est fini dans ce monde entre lui et moi. C’est absolument fini. Et d’ailleurs, il n’a pas besoin de mon aide ; vous ne le connaissez pas comme je le connais ; il est à l’abri, il est tout à fait à l’abri, notez bien mes paroles, on n’aura plus jamais de ses nouvelles.

Le notaire l’écoutait d’un air soucieux : l’attitude fiévreuse de son ami lui déplaisait. Il répliqua :

– Vous semblez joliment sûr de lui, et dans votre intérêt je souhaite que vous ne vous trompiez pas. Si le procès avait lieu, votre nom y serait peut-être prononcé.

– Je suis tout à fait sûr de lui, reprit Jekyll ; ma certitude repose sur des motifs qu’il m’est interdit de révéler à quiconque. Mais il y a un point sur lequel vous pouvez me conseiller. J’ai… j’ai reçu une lettre ; et je me demande si je dois la communiquer à la police. Je m’en remettrais volontiers à vous, Utterson ; vous jugeriez sainement, j’en suis convaincu ; j’ai en vous la plus entière confiance.

– Vous craignez, j’imagine, que cette lettre ne puisse aider à le faire retrouver ? interrogea le notaire.

– Non répondit l’autre. Je ne puis dire que je me soucie du sort de Hyde ; tout est fini entre lui et moi. Je songeais à ma réputation personnelle, que cette odieuse histoire a quelque peu mise en péril.

Utterson médita quelques instants : l’égoïsme de son ami le surprenait, tout en le rassurant.

– Eh bien, soit, conclut-il enfin, faites-moi voir cette lettre.

Elle était libellée d’une singulière écriture droite, et signée « Edward Hyde ». Elle déclarait, en termes assez laconiques, que le bienfaiteur du susdit Hyde, le Dr Jekyll, dont il avait longtemps si mal reconnu les mille bienfaits, ne devait éprouver aucune inquiétude au sujet de son salut, car il disposait de moyens d’évasion en lesquels il mettait une entière confiance. Cette lettre plut assez au notaire ; elle jetait sur cette liaison un jour plus favorable qu’il ne l’avait cru ; et il se reprocha quelques-unes de ses suppositions passées.

– Avez-vous l’enveloppe ? demanda-t-il.

– Je l’ai brûlée, répondit Jekyll, avant de songer à ce que je faisais. Mais elle ne portait pas de cachet postal. On a remis la lettre de la main à la main.

– Puis-je garder ce papier jusqu’à demain ? demanda Utterson. La nuit porte conseil.

– Je vous laisse entièrement juge de ma conduite, repartit l’autre. J’ai perdu toute confiance en moi.

– Eh bien, je réfléchirai, conclut le notaire. Et maintenant un dernier mot : c’est Hyde qui vous a dicté les termes de votre testament ayant trait à votre disparition possible ?

Un accès de faiblesse parut envahir le docteur : il serra les dents et fit un signe affirmatif.

– J’en étais sûr, dit Utterson. Il comptait vous assassiner. Vous l’avez échappé belle.

– Bien mieux que cela, répliqua le docteur avec gravité. J’ai reçu une leçon… Ô Dieu, Utterson, quelle leçon j’ai reçue !…

Et il resta un moment la face cachée entre ses mains.

 

Avant de quitter la maison, le notaire s’arrêta pour échanger quelques mots avec Poole.

– À propos, lui dit-il, on a apporté une lettre aujourd’hui. Quelle figure avait le messager ?

Mais Poole fut catégorique : le facteur seul avait apporté quelque chose ; « et il n’a remis que des imprimés », ajouta-t-il.

À cette nouvelle, le visiteur, en s’éloignant, sentit renaître ses craintes. D’évidence, la lettre était arrivée par la porte du laboratoire ; peut-être même avait-elle été écrite dans le cabinet ; et dans ce dernier cas, il fallait en juger différemment, et ne s’en servir qu’avec beaucoup de circonspection. Les vendeurs de journaux, sur son chemin, s’égosillaient au long des trottoirs : « Édition spéciale ! Abominable assassinat d’un membre du Parlement ! » C’était là pour lui l’oraison funèbre d’un client et ami ; et il ne pouvait s’empêcher d’appréhender plus ou moins que la bonne renommée d’un autre encore ne fût entraînée dans le tourbillon du scandale. En tout cas, la décision qu’il avait à prendre était scabreuse ; et en dépit de son assurance habituelle, il en vint peu à peu à désirer un conseil. Il ne pouvait être question de l’obtenir directement ; mais peut-être, se disait-il, arriverait-on à le soutirer par un détour habile.

 

Quelques minutes plus tard, il était chez lui, installé d’un côté de la cheminée, dont M. Guest, son principal clerc, occupait l’autre. À mi-chemin entre les deux, à une distance du feu judicieusement calculée, se dressait une bouteille d’un certain vieux vin qui avait longtemps séjourné à l’abri du soleil dans les caves de la maison. Le brouillard planait encore, noyant la ville, où les réverbères scintillaient comme des rubis ; et parmi l’asphyxiante opacité de ces nuages tombés du ciel, le cortège sans cesse renouvelé de la vie urbaine se déroulait parmi les grandes artères avec le bruit d’un vent véhément. Mais la lueur du feu égayait la chambre. Dans la bouteille les acides du vin s’étaient depuis longtemps résolus ; la pourpre impériale s’était atténuée avec l’âge, comme s’enrichit la tonalité d’un vitrail ; et la splendeur des chaleureuses après-midi d’automne sur les pentes des vignobles n’attendait plus que d’être libérée pour disperser les brouillards londoniens. Graduellement le notaire s’amollit. Il n’y avait personne envers qui il gardât moins de secrets que M. Guest et il n’était même pas toujours sûr d’en garder autant qu’il le désirait. Guest avait fréquemment été chez le docteur pour affaires ; il connaissait Poole ; il ne pouvait pas être sans avoir appris les accointances de M. Hyde dans la maison ; il avait dû en tirer ses conclusions ; ne valait-il donc pas mieux lui faire voir une lettre qui mettait ce mystère au point ? Et cela d’autant plus que Guest, en sa qualité de grand amateur et expert en graphologie, considérerait la démarche comme naturelle et flatteuse ? Le clerc, en outre, était de bon conseil ; il n’irait pas lire un document aussi singulier sans lâcher une remarque ; et d’après cette remarque M. Utterson pourrait diriger sa conduite ultérieure.

– Bien triste histoire, cet assassinat de sir Danvers, prononça le notaire.

– Oui, monsieur, en effet. Elle a considérablement ému l’opinion publique, répliqua Guest. Le criminel, évidemment, était fou.

– J’aimerais savoir votre avis là-dessus, reprit Utterson. J’ai ici un document de son écriture ; soit dit entre nous, car je ne sais pas encore ce que je vais en faire ; c’est à tout prendre une vilaine histoire. Mais voici la chose ; tout à fait dans vos cordes : un autographe d’assassin.

Le regard de Guest s’alluma, et il s’attabla aussitôt pour examiner le papier avec avidité.

– Non, monsieur, dit-il, ce n’est pas d’un fou ; mais c’est une écriture contrefaite.

– Comme son auteur, alors, car lui aussi est très contrefait.

À ce moment précis, le domestique entra, porteur d’un billet.

– Est-ce du Dr Jekyll, monsieur ? interrogea le clerc. Il m’a semblé reconnaître son écriture. Quelque chose de personnel, monsieur Utterson ?

– Une simple invitation à dîner. Pourquoi ? Vous désirez la voir ?

– Rien qu’un instant… Je vous remercie, monsieur.

Et le clerc, disposant les papiers côte à côte, compara attentivement leurs teneurs.

– Merci, monsieur, dit-il enfin, en lui restituant les deux billets ; c’est un autographe des plus intéressants.

Il y eut un silence, au cours duquel M. Utterson lutta contre lui-même. Puis il demanda tout à coup :

– Dites-moi, Guest, pourquoi les avez-vous comparés ?

– Eh bien, monsieur, répondit le clerc, c’est qu’ils présentent une assez singulière ressemblance ; les deux écritures sont sous beaucoup de rapports identiques ; elles ne diffèrent que par l’inclinaison.

– Assez singulier, dit Utterson.

– C’est, comme vous dites, assez singulier, répliqua Guest.

– Il vaut mieux que je ne parle pas de cette lettre, vous le voyez, dit le notaire.

– Non, monsieur, dit le clerc. Je comprends.

Mais M. Utterson ne fut pas plus tôt seul ce soir-là, qu’il enferma la lettre dans son coffre-fort, d’où elle ne bougea plus désormais. « Hé quoi ! songeait-il, Henry Jekyll devenu faussaire pour sauver un criminel ! »

Et il sentit dans ses veines courir un frisson glacé.

 

 

VI Le remarquable incident du Dr Lanyon

Le temps s’écoulait ; des milliers de livres étaient offertes en récompense, car la mort de sir Danvers Carew constituait un malheur public ; mais M. Hyde se dérobait aux recherches de la police tout comme s’il n’eût jamais existé. Son passé, toutefois, révélait beaucoup de faits également peu honorables : on apprenait des exemples de la cruauté de cet homme aussi insensible que brutal ; de sa vie de débauche, de ses étranges fréquentations, des haines qu’il avait provoquées autour de lui ; mais sur ses faits et gestes présents, pas le moindre mot. À partir de la minute où il avait quitté sa maison de Soho, le matin du crime, il s’était totalement évanoui. De son côté, à mesure que le temps passait, M. Utterson se remettait peu à peu de sa chaude alarme, et retrouvait sa placidité d’esprit. À son point de vue, la mort de sir Danvers était largement compensée par la disparition de M. Hyde. Depuis que cette mauvaise influence n’existait plus, une vie nouvelle avait commencé pour le Dr Jekyll. Il sortait de sa réclusion, voyait de nouveau ses amis, redevenait leur hôte et leur boute-en-train habituel ; et s’il avait toujours été connu pour ses charités, il se distinguait non moins à cette heure par sa religion. Il était actif, sortait beaucoup, se portait bien ; son visage semblait épanoui et illuminé par l’intime conscience de son utilité sociale. Bref, durant plus de deux mois, le docteur vécut en paix.

Le 8 janvier, Utterson avait dîné chez le docteur, en petit comité ; Lanyon était là ; et le regard de leur hôte allait de l’un à l’autre comme au temps jadis, alors qu’ils formaient un trio d’amis inséparables. Le 12, et à nouveau le 14, le notaire trouva porte close. « Le docteur, lui annonça Poole, s’était enfermé chez lui, et ne voulait recevoir personne. » Le 15, il fit une nouvelle tentative, et essuya le même refus. Comme il s’était réhabitué depuis deux mois à voir son ami presque quotidiennement, ce retour à la solitude lui pesa. Le cinquième soir, il retint Guest à dîner avec lui ; et le sixième, il se rendit chez le Dr Lanyon.

Là, du moins, on ne refusa pas de le recevoir ; mais lorsqu’il entra, il fut frappé du changement qui s’était produit dans l’apparence du docteur. Celui-ci avait son arrêt de mort inscrit en toutes lettres sur son visage. Cet homme au teint florissant était devenu blême, ses chairs s’étaient flétries ; il était visiblement plus chauve et plus vieux ; mais ce qui retint l’attention du notaire plus encore que ces témoignages d’une prompte déchéance physique, ce fut une altération du regard et de la manière d’être qui semblait révéler une âme en proie à quelque terreur profonde. Il était peu vraisemblable que le docteur dût craindre la mort ; et ce fut néanmoins là ce qu’Utterson fut tenté de soupçonner.

« Oui, songeait-il, comme médecin, il ne peut manquer de savoir où il en est, et que ses jours sont comptés. Cette certitude l’accable. »

Et néanmoins, quand Utterson lui parla de sa mauvaise mine, ce fut avec un air de grande fermeté que Lanyon se déclara condamné.

– J’ai reçu un coup, dit-il, dont je ne me remettrai pas. Ce n’est plus qu’une question de semaines. Tant pis, la vie avait du bon ; je l’aimais ; oui, monsieur, je m’étais habitué à l’aimer. Je songe parfois que si nous savions tout, nous n’aurions plus d’autre désir que de disparaître.

– Jekyll est malade, lui aussi, remarqua Utterson. L’avez-vous vu ?

Mais Lanyon changea de visage, et il leva une main tremblante.

– Je refuse désormais de voir le Dr Jekyll ou d’entendre parler de lui, dit-il d’une voix forte et mal assurée. J’ai rompu à tout jamais avec cet homme et je vous prie de m’épargner toute allusion à quelqu’un que je considère comme mort.

M. Utterson eut un clappement de langue désapprobateur ; et après un long silence il demanda :

– Ne puis-je rien faire ? Nous sommes trois fort vieux amis, Lanyon ; nous ne vivrons plus assez longtemps pour en trouver d’autres.

– Il n’y a rien à faire, répliqua Lanyon ; interrogez-le luimême.

– Il refuse de me voir, dit le notaire.

– Cela ne m’étonne pas, repartit l’autre. Un jour, Utterson, lorsque je serai mort, vous apprendrez peut-être les bonnes et les mauvaises raisons de cette rupture. Je ne puis vous les dire. Et en attendant, si vous vous sentez capable de vous asseoir et de parler d’autre chose, pour l’amour de Dieu, restez et faitesle ; mais si vous ne pouvez pas vous empêcher de revenir sur ce maudit sujet, alors, au nom de Dieu, allez-vous-en, car je ne le supporterais pas.

 

Sitôt rentré chez lui, Utterson se mit à son bureau et écrivit à Jekyll, se plaignant d’être exclu de chez lui et lui demandant la cause de cette fâcheuse brouille avec Lanyon. Le lendemain, il  reçut une longue réponse, rédigée en termes le plus souvent très véhéments, mais çà et là d’une obscurité impénétrable. Le différend avec Lanyon était sans remède.

« Je ne blâme pas notre vieil ami, écrivait Jekyll, mais je partage son avis que nous ne devons jamais nous revoir. J’ai l’intention dorénavant de mener une vie extrêmement retirée ; il ne faut pas vous en étonner, et vous ne devez pas non plus douter de mon amitié, si ma porte est souvent condamnée même pour vous. Laissez-moi suivre ma voie ténébreuse. J’ai attiré sur moi un châtiment et un danger qu’il m’est interdit de préciser. Si je suis un grand coupable, je souffre aussi en proportion. Je ne croyais pas que cette terre pût renfermer des souffrances et des terreurs à ce point démoralisantes. La seule chose que vous puissiez faire pour alléger mon sort, Utterson, c’est de respecter mon silence. »

Utterson en fut stupéfait : la sinistre influence de Hyde avait disparu, le docteur était retourné à ses travaux et à ses amitiés d’autrefois ; huit jours plus tôt l’avenir le plus souriant lui promettait une vieillesse heureuse et honorée ; et voilà qu’en un instant, amitié, paix d’esprit, et toutes les joies de son existence sombraient à la fois. Une métamorphose aussi complète et aussi imprévue relevait de la folie ; mais d’après l’attitude et les paroles de Lanyon, elle devait avoir une raison plus profonde et cachée.

Au bout de huit jours, Lanyon s’alita, et en un peu moins d’une quinzaine il était mort. Le soir des funérailles, qui l’avaient affecté douloureusement, Utterson s’enferma à clef dans son cabinet de travail, et s’attablant à la lueur mélancolique d’une bougie, sortit et étala devant lui une enveloppe libellée de la main et scellée du cachet de son ami défunt. « CONFIDENTIEL. Destiné à J. G. Utterson SEUL et en cas de sien prédécès à détruire tel quel », disait la suscription impérative. Le notaire redoutait de passer au contenu. « J’ai déjà enterré un ami aujourd’hui, songeait-il ; qui sait si ce papier ne va pas m’en coûter un second ? » Mais il repoussa cette crainte comme injurieuse, et rompit le cachet. Il y avait à l’intérieur un autre pli également scellé, et dont l’enveloppe portait : « À n’ouvrir qu’au cas de mort ou de disparition du Dr Henry Jekyll. » Utterson n’en croyait pas ses yeux. Oui, le mot disparition y était bien ; ici encore, de même que dans l’absurde testament qu’il avait depuis longtemps restitué à son auteur, ici encore se retrouvait l’idée de disparition, accolée au nom d’Henry Jekyll. Mais dans le testament, cette idée avait jailli de la sinistre inspiration du sieur Hyde ; on ne l’y employait que dans un dessein trop clair et trop abominable. Écrit de la main de Lanyon, que pouvait-il signifier ? Une grande curiosité envahit le dépositaire ; il fut tenté de passer outre à l’interdiction et de plonger tout de suite au fond de ces mystères ; mais l’honneur professionnel et la parole donnée à son ami défunt lui imposaient des obligations impérieuses ; et le paquet alla dormir dans le coin le plus reculé de son coffre-fort.

Il est plus facile de refréner sa curiosité que de l’abolir ; et on peut se demander si, à partir de ce jour, Utterson rechercha avec le même empressement la compagnie de son ami survivant. Il songeait à lui avec bienveillance ; mais ses pensées étaient inquiètes et pleines de crainte. Il alla bien pour lui faire visite ; mais il fut presque soulagé de se voir refuser l’entrée de chez lui ; peut-être, au fond, préférait-il causer avec Poole sur le seuil, à l’air libre et environné par les bruits de l’immense capitale, plutôt que d’être reçu dans ce domaine d’une volontaire servitude, pour rester à s’entretenir avec son impénétrable reclus. Poole n’avait d’ailleurs que des nouvelles assez fâcheuses à communiquer. Le docteur, d’après lui, se confinait de plus en plus dans le cabinet au-dessus du laboratoire, où il couchait même quelquefois ; il était triste et abattu, devenait de plus en plus taciturne, et ne lisait plus ; il semblait rongé de souci. Utterson s’accoutuma si bien à l’uniformité de ces rapports, qu’il diminua peu à peu la fréquence de ses visites.

 

 

VII L’incident de la fenêtre

Un dimanche, comme M. Utterson faisait avec M. Enfield sa promenade coutumière, il arriva que leur chemin les fit passer de nouveau par la petite rue. Arrivés à hauteur de la porte, tous deux s’arrêtèrent pour la considérer.

– Allons, dit Enfield, voilà cette histoire-là enfin terminée. Nous ne reverrons plus jamais M. Hyde.

– Je l’espère, dit Utterson. Vous ai-je jamais raconté que je l’ai vu une fois, et que j’ai partagé votre sentiment de répulsion.

– L’un ne pouvait aller sans l’autre, répliqua Enfield. Et entre parenthèses combien vous avez dû me juger stupide d’ignorer que cette porte fût une sortie de derrière pour le Dr Jekyll ! C’est en partie de votre faute si je l’ai découvert par la suite.

– Alors, vous y êtes arrivé, en fin de compte ? reprit Utterson. Mais puisqu’il en est ainsi, rien ne nous empêche d’entrer dans la cour et de jeter un coup d’œil aux fenêtres. À vous parler franc, je ne suis pas rassuré au sujet de ce pauvre Jekyll ; et même du dehors, il me semble que la présence d’un ami serait capable de lui faire du bien.

Il faisait très froid et un peu humide dans la cour, et le crépuscule l’emplissait déjà, bien que le ciel, tout là-haut, fût encore illuminé par le soleil couchant. Des trois fenêtres, celle du milieu était à demi ouverte, et installé derrière, prenant l’air avec une mine d’une désolation infinie, tel un prisonnier sans espoir, le Dr Jekyll apparut à Utterson.

– Tiens ! vous voilà, Jekyll ! s’écria ce dernier. Vous allez mieux, j’espère.

– Je suis très bas, Utterson, répliqua mornement le docteur, très bas. Je n’en ai plus pour longtemps, Dieu merci.

– Vous restez trop enfermé, dit le notaire. Vous devriez sortir un peu, afin de vous fouetter le sang, comme M. Enfield et moi (je vous présente mon cousin, M. Enfield… Le docteur Jekyll). Allons, voyons, prenez votre chapeau et venez faire un petit tour avec nous.

– Vous êtes bien bon, soupira l’autre. Cela me ferait grand plaisir ; mais, non, non, non, c’est absolument impossible ; je n’ose pas. Quand même, Utterson, je suis fort heureux de vous voir, c’est pour moi un réel plaisir ; je vous prierais bien de monter avec M. Enfield, mais la pièce n’est vraiment pas en état.

– Ma foi, tant pis, dit le notaire, avec bonne humeur, rien ne nous empêche de rester ici en bas et de causer avec vous d’où vous êtes.

– C’est précisément ce que j’allais me hasarder à vous proposer, répliqua le docteur avec un sourire.

 

Mais il n’avait pas achevé sa phrase, que le sourire s’éteignit sur son visage et fit place à une expression de terreur et de désespoir si affreuse qu’elle glaça jusqu’aux moelles les deux gentlemen d’en bas. Ils ne l’aperçurent d’ailleurs que dans un éclair, car la fenêtre se referma instantanément ; mais cet éclair avait suffi, et tournant les talons, ils sortirent de la cour sans prononcer un mot. Dans le même silence, ils remontèrent la petite rue ; et ce fut seulement à leur arrivée dans une grande artère voisine, où persistaient malgré le dimanche quelques traces d’animation, que M. Utterson se tourna enfin et regarda son compagnon. Tous deux étaient pâles, et leurs yeux reflétaient un effroi identique.

– Que Dieu nous pardonne, que Dieu nous pardonne, répéta M. Utterson.

Mais M. Enfield se contenta de hocher très gravement la tête, et se remit à marcher en silence.

 

 

VIII  La dernière nuit

Un soir après dîner, comme M. Utterson était assis au coin de son feu, il eut l’étonnement de recevoir la visite de Poole.

– Miséricorde, Poole, qu’est-ce qui vous amène ? s’écria-til ; et puis l’ayant considéré avec plus d’attention : Qu’est-ce qui vous arrive ? Est-ce que le docteur est malade ?

– Monsieur Utterson, dit l’homme, il y a quelque chose qui ne va pas droit.

– Prenez un siège, et voici un verre de vin pour vous, dit le notaire. Maintenant ne vous pressez pas, et exposez-moi clairement ce que vous désirez.

– Monsieur, répliqua Poole, vous savez que le docteur a pris l’habitude de s’enfermer. Eh bien, il s’est enfermé de nouveau dans son cabinet de travail ; et cela ne me plaît pas, monsieur… que je meure si cela me plaît. Monsieur Utterson, je vous assure, j’ai peur.

– Voyons, mon brave, dit le notaire, expliquez-vous. De quoi avez-vous peur ?

– Il y a déjà près d’une semaine que j’ai peur, répliqua Poole, faisant la sourde oreille à la question ; et je ne peux plus supporter ça.

 

La physionomie du domestique confirmait amplement ses paroles ; il n’avait plus aucune tenue ; et à part le moment où il avait d’abord avoué sa peur, il n’avait pas une seule fois regardé le notaire en face. À présent même, il restait assis, le verre de vin posé intact sur son genou, et le regard fixé sur un coin du parquet.

– Je ne veux plus supporter ça, répéta-t-il.

– Allons, Poole, dit le notaire, je vois que vous avez quelque bonne raison ; je vois qu’il y a quelque chose qui ne va réellement pas droit. Essayez de me raconter ce que c’est.

– Je crois qu’il s’est commis un mauvais coup, dit Poole, d’une voix rauque.

– Un mauvais coup ! s’exclama le notaire, passablement effrayé, et assez porté à se fâcher en conséquence. Quel mauvais coup ? Qu’est-ce que cela signifie ?

– Je n’ose pas dire, monsieur, reprit l’autre ; mais voulez-vous venir avec moi vous rendre compte par vous-même ?

Pour toute réponse, M. Utterson se leva et alla prendre son chapeau et son pardessus ; mais il fut tout étonné de voir quel énorme soulagement exprimaient les traits du maître d’hôtel, et il s’étonna peut-être autant de voir le vin toujours intact dans le verre du valet, lorsque celui-ci le déposa pour partir.

 

C’était une vraie nuit de mars, tempétueuse et froide ; un pâle croissant de lune, couché sur le dos comme si le vent l’eût culbuté, luisait sous un tissu diaphane et léger de fuyantes effilochures nuageuses. Le vent coupait presque la parole et sa flagellation mettait le sang au visage. Il semblait en outre avoir vidé les rues de passants plus qu’à l’ordinaire ; et M. Utterson croyait n’avoir jamais vu cette partie de Londres aussi déserte. Il eût préféré le contraire ; jamais encore il n’avait éprouvé un désir aussi vif de voir et de coudoyer ses frères humains ; car en dépit de ses efforts, il avait l’esprit accablé sous un angoissant pressentiment de catastrophe. Lorsqu’ils arrivèrent sur la place, le vent y soulevait des tourbillons de poussière, et les ramures squelettiques du jardin flagellaient les grilles. Poole, qui durant tout le trajet n’avait cessé de marcher un pas ou deux en avant, fit halte au milieu de la chaussée, et malgré l’âpre bise, il retira son chapeau et s’épongea le front avec un mouchoir de poche rouge. Mais en dépit de la course rapide, ce qu’il essuyait n’était pas la transpiration due à l’exercice, mais bien la sueur d’une angoisse qui l’étranglait, car sa face était blême et sa voix, lorsqu’il prit la parole, rauque et entrecoupée.

– Eh bien, monsieur, dit-il, nous y voici, et Dieu fasse qu’il ne soit pas arrivé de malheur.

– Ainsi soit-il, Poole, dit le notaire.

Là-dessus le valet heurta d’une façon très discrète ; la porte s’ouvrit, retenue par la chaîne ; et de l’intérieur une voix interrogea :

– C’est vous, Poole ?

– Tout va bien, répondit Poole. Ouvrez.

Le vestibule, où ils pénétrèrent, était brillamment éclairé ; on avait fait un grand feu, et autour de l’âtre toute la domesticité, mâle et femelle, se tenait rassemblée en tas comme un troupeau de moutons. À la vue de M. Utterson, la femme de chambre fut prise de geignements nerveux ; et la cuisinière, s’écriant :

« Dieu merci ! voilà M. Utterson ! » s’élança au-devant de lui comme pour lui sauter au cou.

– Quoi donc ? quoi donc ? Que faites-vous tous ici ? interrogea le notaire avec aigreur. C’est très irrégulier, très incorrect ; s’il le savait, votre maître serait loin d’être satisfait.

– C’est qu’ils ont tous peur, dit Poole.

Nul ne protesta, et il se fit un grand silence ; on n’entendait que la femme de chambre, qui s’était mise à pleurer tout haut.

– Taisez-vous ! lui dit Poole, d’un ton furieux qui témoignait de son énervement personnel. (Et de fait, quand la femme de chambre avait tout à coup haussé la gamme de ses lamentations, tous avaient tressailli et s’étaient tournés vers la porte intérieure avec des airs de crainte et d’anxiété.) Et maintenant, continua le maître d’hôtel en s’adressant au marmiton, passezmoi un bougeoir, nous allons tirer cela au clair tout de suite.

Puis, ayant prié M. Utterson de le suivre, il l’emmena dans le jardin de derrière.

– À présent, monsieur, lui dit-il, vous allez faire le moins de bruit possible. Je tiens à ce que vous entendiez et je ne tiens pas à ce qu’on vous entende. Et surtout, monsieur, si par hasard il vous demandait d’entrer, n’y allez pas.

À cette conclusion imprévue, M. Utterson eut un sursaut nerveux qui manqua lui faire perdre l’équilibre ; mais il rassembla son courage et suivit le maître d’hôtel dans le bâtiment du laboratoire, puis traversant l’amphithéâtre de dissection, encombré de touries et de flacons, il arriva au pied de l’escalier. Là, Poole lui fit signe de se reculer de côté et d’écouter ; et luimême, déposant le bougeoir et faisant un appel visible à toute sa résolution, monta les marches et d’une main mal assurée frappa sur la serge rouge de la porte du cabinet.

– Monsieur, c’est M. Utterson qui demande à vous voir, annonça-t-il.

Et en même temps, d’un geste impératif, il engagea le notaire à prêter l’oreille.

Une voix plaintive répondit de l’intérieur :

– Dites-lui qu’il m’est impossible de recevoir qui que ce soit.

– Bien, monsieur, dit Poole, avec dans la voix une sorte d’accent de triomphe.

Et, reprenant le bougeoir, il remmena M. Utterson par la cour jusque dans la grande cuisine, où le feu était éteint et où les blattes sautillaient sur le carreau.

– Monsieur, dit-il en regardant M. Utterson dans les yeux, était-ce la voix de mon maître ?

– Elle m’a paru bien changée, répondit le notaire, très pâle, mais sans détourner le regard.

– Changée ? Certes oui, je le pense, reprit le maître d’hôtel. Après vingt ans passés dans la demeure de cet homme, pourrais-je ne pas connaître sa voix ? Non, monsieur, on a fait disparaître mon maître ; on l’a fait disparaître, il y a huit jours, lorsque nous l’avons entendu invoquer le nom de Dieu ; et qui est là à l’intérieur à sa place, et pourquoi on reste là, monsieur Utterson, c’est une chose qui crie vengeance au Ciel !

– Voici un conte bien étrange, Poole, voici un conte plutôt invraisemblable, mon ami, dit M. Utterson, en se mordillant le doigt. À supposer qu’il en soit comme vous l’imaginez, à supposer que le Dr Jekyll ait été… eh bien, oui, assassiné, quel motif de rester pourrait avoir son meurtrier ? Cela ne tient pas debout, cela ne supporte pas l’examen.

– Eh bien, monsieur Utterson, vous êtes difficile à convaincre, mais je ne désespère pas d’y arriver, dit Poole. Toute cette dernière semaine, sachez-le donc, cet homme, ou cet être, ou ce je ne sais quoi qui loge dans le cabinet n’a cessé jour et nuit de réclamer à cor et à cri un certain médicament sans arriver à l’obtenir à son idée. Il lui arrivait de temps à autre… c’est de mon maître que je parle… d’écrire ses ordres sur une feuille de papier qu’il jetait dans l’escalier. Nous n’avons rien eu d’autre ces huit derniers jours ; rien que des papiers, et porte de bois ; et jusqu’aux repas qu’on lui laissait là, et qu’il rentrait en cachette lorsque personne ne le voyait. Eh bien, monsieur, tous les jours, oui, et même des deux ou trois fois dans une seule journée, c’étaient des ordres et des réclamations, et il m’a fallu courir chez tous les droguistes en gros de la ville. Chaque fois que je rapportais le produit, c’était un nouveau papier pour me dire de le renvoyer parce qu’il n’était pas pur, et un nouvel ordre pour une autre maison. Ce produit, monsieur, on en a terriblement besoin, pour je ne sais quel usage.

– Avez-vous gardé quelqu’un de ces papiers ? demanda M. Utterson.

 

Poole fouilla dans sa poche et en sortit un billet tout froissé, que le notaire, se penchant plus près de la bougie, déchiffra avec attention. En voici le contenu : « Le Dr Jekyll présente ses salutations à MM. Maw. Il leur affirme que le dernier échantillon qu’ils lui ont fait parvenir est impur et absolument inutilisable pour son présent besoin. En l’année 18…, le Dr Jekyll en a acheté une assez grande quantité chez MM. Maw. Il les prie aujourd’hui de vouloir bien faire les recherches les plus diligentes, et s’il leur en reste un peu de la même qualité, de le lui envoyer aussitôt. Peu importe le coût. Ce produit est pour le Dr Jekyll d’une importance tout à fait exceptionnelle. » Jusqu’ici l’allure du billet s’était maintenue suffisamment normale, mais arrivé là, écorchant soudain le papier d’une plume rageuse, le scripteur avait donné libre cours à ses sentiments. « Pour l’amour de Dieu, ajoutait-il, retrouvez-m-en un peu de l’ancien ! »

– Voici un billet étrange, dit M. Utterson ; puis avec sévérité : Comment se fait-il que vous l’ayez, tout décacheté, en votre possession ?

– L’employé de chez Maw était si fort en colère, monsieur, qu’il me l’a rejeté comme de l’ordure, répondit Poole.

– C’est indiscutablement l’écriture du docteur, vous savez ? reprit le notaire.

– Je me disais bien qu’elle y ressemblait, dit le serviteur, mal convaincu. Et puis, sur un nouveau ton, il reprit : Mais qu’importe l’écriture, puisque je l’ai vu !

– Vous l’avez vu ? répéta M. Utterson. Et alors ?

– Tenez ! dit Poole, voici la chose. Je suis entré tout d’un coup dans l’amphithéâtre, venant du jardin. Il avait dû se glisser au dehors pour se mettre en quête du produit, ou faire je ne sais quoi ; car la porte du cabinet était ouverte, et il se trouvait tout au fond de la salle en train de fourrager parmi les touries. À mon arrivée, il leva les yeux, poussa comme un cri plaintif, et s’enfuit par l’escalier jusque dans le cabinet. Je ne l’ai vu qu’une minute, mais les cheveux m’en ont dressé sur le crâne comme des baguettes. Dites, monsieur, si c’était là mon maître, pourquoi avait-il un masque sur la figure ? Si c’était mon maître, pourquoi a-t-il poussé ce cri de rat, et pourquoi s’est-il sauvé en me voyant ? je l’ai servi assez longtemps. Et puis…

Mais l’homme se tut et se passa la main sur le visage.

– Toutes ces circonstances sont en effet bien bizarres, dit M. Utterson, mais je crois que je commence à y voir clair. Votre maître, Poole, est sans nul doute atteint d’une de ces maladies qui torturent à la fois et défigurent leur victime ; de là, selon toute probabilité, l’altération de sa voix ; de là le masque et son éloignement de ses amis ; de là son anxiété de trouver ce produit, grâce auquel la pauvre âme garde l’espoir d’une guérison finale. Dieu fasse que cet espoir ne soit pas trompé ! Voilà mon explication : elle est suffisamment triste, Poole, voire même affreuse à envisager, mais elle est simple et naturelle, elle est cohérente, et elle nous délivre de toutes craintes exagérées.

– Monsieur, dit le maître d’hôtel, envahi d’une pâleur livide, cet être n’était pas mon maître, et voilà la vérité. Mon maître (et ce disant il regarda autour de lui et baissa la voix) est un homme grand et bien fait, et celui-ci était une sorte de nabot.

Utterson voulut protester.

– Oh ! monsieur, s’écria Poole, croyez-vous que je ne connaisse pas mon maître au bout de vingt ans ? Croyez-vous que je ne sache pas à quelle hauteur sa tête arrive dans l’encadrement de la porte du cabinet où je l’ai vu chaque matin de ma vie ? Non, monsieur, jamais ! Cet être au masque n’était pas le docteur Jekyll ; et c’est mon intime conviction qu’il y a eu assassinat.

– Poole, répliqua le notaire, dès lors que vous dites cela, je vais me trouver dans l’obligation de m’en assurer. Malgré tout mon désir de ménager les sentiments de votre maître, malgré tous mes doutes en présence de ce billet qui semble prouver qu’il est encore vivant, je dois considérer comme de mon devoir de forcer cette porte.

– Ah ! monsieur Utterson, voilà qui est parler, s’écria le maître d’hôtel.

– Et maintenant, passons à une autre question, reprit Utterson : qui va s’en charger ?

– Mais, vous et moi, monsieur, répliqua l’autre sans sourciller.

– Très bien dit, déclara le notaire, et quoi qu’il en résulte, je saurai faire en sorte que vous n’y perdiez rien.

– Il y a une hache dans l’amphithéâtre, continua Poole, et vous pourriez prendre pour vous le tisonnier de la cuisine.

Le notaire s’empara de cet outil grossier mais pesant, et le brandit.

– Savez-vous, Poole, dit-il en levant les yeux, que nous allons, vous et moi, nous exposer à un certain danger ?

– Certes, monsieur, vous pouvez bien le dire, répondit le maître d’hôtel.

– Il vaut donc mieux parler franc. Nous en savons l’un et l’autre plus long que nous n’en avons dit ; ne nous cachons plus rien. Cet individu masqué que vous avez vu, l’avez-vous reconnu ?

– Ma foi, monsieur, cela s’est fait si vite, et cette créature était tellement courbée en deux, que je n’en jurerais pas. Mais si vous voulez dire : était-ce M. Hyde ?… eh bien, oui, je crois que c’était lui ! Voyez-vous, il était à peu près de la même carrure, et il avait la même démarche leste et agile ; et d’ailleurs qui d’autre aurait pu s’introduire par la porte du laboratoire ? N’oubliez pas, monsieur, que lors du crime, il avait encore la clef sur lui. Mais ce n’est pas tout. Je ne sais, monsieur Utterson, si vous avez jamais rencontré ce M. Hyde ?

– Si fait, répliqua le notaire, j’ai causé une fois avec lui.

– En ce cas, vous devez savoir aussi bien que nous tous que ce gentleman avait quelque chose de bizarre… quelque chose qui vous retournait… Je ne sais vraiment pas m’expliquer autrement que ceci : on se sentait devant lui comme un vide et un froid dans les moelles.

– J’avoue que j’ai éprouvé un peu ce que vous dites là, fit M. Utterson.

– Vous y êtes, monsieur. Eh bien ! quand cette créature masquée a jailli, tel un singe, d’entre les produits chimiques et a filé dans le cabinet, c’est comme de la glace qui m’est descendue le long de l’échine. Oh ! je sais bien que ce n’est pas une preuve, monsieur Utterson ; je suis assez instruit pour cela ; mais on a sa petite jugeote, et je vous jure sur la Bible que c’était là M. Hyde.

– Soit, soit, dit le notaire. Mes craintes m’inclinent à le croire aussi. Du mal, j’en ai peur… il ne pouvait sortir que du mal de cette relation. Si fait, vraiment, je vous crois ; je crois que ce pauvre Harry a été tué ; et je crois que son assassin… dans quel but, Dieu seul pourrait le dire… s’attarde encore dans la demeure de sa victime. Eh bien ! nous lui apporterons la vengeance. Faites venir Bradshaw.

Le valet désigné arriva, très pâle et énervé.

– Remettez-vous, Bradshaw, lui dit le notaire. Cette attente, je le sais, vous est pénible à tous ; mais nous avons pris la résolution d’en finir. Poole que voici et moi, nous allons pénétrer de vive force dans le cabinet. Si tout est en règle, j’ai assez bon dos pour supporter la responsabilité. Cependant, de crainte qu’il y ait réellement du mauvais, ou qu’un malfaiteur ne tente de s’échapper par les derrières, vous ferez le tour par le coin avec le marmiton, munis d’une bonne trique chacun, et vous vous posterez à la porte du laboratoire. Nous vous laissons dix minutes pour prendre vos dispositions.

Tandis que Bradshaw s’éloignait, le notaire, consultant sa montre, ajouta :

– Et maintenant, Poole, prenons les nôtres.

Et emportant le tisonnier sous son bras, il s’avança le premier dans la cour. Les nuages s’étaient amoncelés devant la lune, et il faisait à cette heure tout à fait noir. Le vent, qui n’arrivait au fond de ce puits de bâtiments que par bouffées intermittentes, faisait vaciller la flamme de la bougie ; mais enfin ils arrivèrent dans l’abri de l’amphithéâtre, où ils s’assirent pour attendre en silence. La rumeur grandiose de Londres s’élevait de toutes parts ; mais à proximité immédiate, le silence n’était interrompu que par le bruit d’un pas allant et venant sur le parquet du cabinet.

– C’est ainsi qu’il marche toute la journée, monsieur, chuchota Poole ; oui, et voire la plus grande partie de la nuit. Il n’y a un peu de répit que quand il reçoit un nouvel échantillon de chez le droguiste. Ah ! il faut une bien mauvaise conscience pour être ainsi ennemi du repos. Ah ! monsieur, dans chacun de ces pas il y a du sang traîtreusement répandu ! Mais écoutez encore, d’un peu plus près… mettez votre cœur dans votre ouïe, monsieur Utterson, et dites-moi : est-ce l’allure du docteur ?

 

Les pas résonnaient furtifs et légers, et quasi dansants malgré leur lenteur : ils différaient complètement de la marche pesante et sonore de Henry Jekyll. Utterson poussa un soupir et demanda ?

– Est-ce qu’on n’entend jamais rien d’autre ?

Poole fit un signe affirmatif, et répondit :

– Si, une fois. Une fois, je l’ai entendu pleurer.

– Pleurer ? Comment cela ? reprit le notaire, envahi tout à coup d’un frisson d’horreur.

– Pleurer comme une femme ou comme une âme en peine, répondit le maître d’hôtel. Quand je suis parti, cela m’est resté sur le cœur, si bien que j’en aurais pleuré aussi.

 

Mais les dix minutes tiraient à leur fin. Poole sortit la hache de dessous un tas de paille d’emballage ; on déposa le bougeoir sur la table la plus proche afin d’y voir clair pour l’attaque ; et, retenant leur souffle, tous deux s’approchèrent du lieu où ce pas inlassable allait sans cesse de long en large, et de large en long, dans le calme de la nuit.

– Jekyll, appela Utterson d’une voix forte, je demande à vous voir.

Il se tut quelques instants, mais ne reçut pas de réponse. Il reprit :

– Je vous en préviens tout net, nos soupçons sont éveillés, il faut que je vous voie et je vous verrai : si ce n’est par la persuasion, ce sera autrement… si ce n’est de votre bon gré, ce sera par la violence.

– Utterson, cria la voix, pour l’amour de Dieu, ayez pitié !

– Ah ! ce n’est pas la voix de Jekyll… c’est celle de Hyde ! s’écria Utterson. Enfoncez la porte, Poole !

Et Poole balança la hache par-dessus son épaule ; sous le coup le bâtiment retentit, et la porte à serge rouge rebondit contre la serrure et les gonds. Du cabinet jaillit un hurlement de détresse, d’une épouvante tout animale. La hache se releva de nouveau, et de nouveau les panneaux craquèrent et l’encadrement sursauta. À quatre reprises le coup retomba, mais le bois était dur et la menuiserie solide. Ce fut seulement au cinquième que la serrure disjointe s’arracha et que les débris de la porte s’abattirent à l’intérieur sur le tapis.

Les assiégeants, intimidés par leur propre tapage et par le silence qui lui avait succédé hésitèrent un peu et regardèrent dans le cabinet qui s’étalait sous leurs yeux à la paisible lumière de la lampe. Un bon feu clair pétillait dans l’âtre, la bouilloire chantonnait son léger refrain, on voyait deux ou trois tiroirs ouverts, des papiers disposés en ordre sur la table de travail, et tout près du feu le nécessaire préparé pour le thé : on eût dit l’intérieur le plus tranquille, et, à part les étagères vitrées pleines d’instruments de chimie, le plus banal qu’il y eût ce soir-là dans tout Londres.

Au beau milieu gisait le corps d’un homme tordu par l’agonie et encore palpitant. Ils s’approchèrent à pas légers, le retournèrent sur le dos et reconnurent les traits de M. Hyde. Il était vêtu d’habits beaucoup trop grands pour lui, d’habits faits à la taille du docteur : les muscles de son visage vibraient encore d’une apparence de vie, mais la vie elle-même l’avait bien abandonné. La fiole broyée qu’il tenait encore, avec l’odeur d’amandes amères qui flottait dans la pièce, révélèrent à Utterson qu’il avait devant lui le cadavre d’un suicidé.

– Nous sommes arrivés trop tard, dit-il, d’un ton sévère, aussi bien pour sauver que pour punir. Hyde est allé trouver son juge ; il ne nous reste plus qu’à découvrir le corps de votre maître.

 

La portion du bâtiment de beaucoup la plus importante était occupée par l’amphithéâtre qui constituait presque tout le rez-de-chaussée et recevait le jour d’en haut, et par le cabinet, qui formait le premier étage à un bout et prenait vue sur la cour. Un corridor reliait l’amphithéâtre à la porte donnant sur la petite rue ; en outre, le cabinet communiquait séparément avec celle-ci par un second escalier. Il y avait aussi plusieurs réduits obscurs et une vaste cave. Tout cela fut alors minutieusement passé en revue. Chaque réduit n’exigea qu’un coup d’œil, car tous étaient vides et, à voir la poussière qui tombait de leurs portes, aucun d’eux n’avait de longtemps été ouvert. La cave, il est vrai, était encombrée d’un amas d’objets hétéroclites, datant pour la plupart de l’époque du chirurgien prédécesseur de Jekyll ; mais rien qu’en ouvrant la porte ils furent avertis de l’inutilité de plus amples recherches, par la chute d’un revêtement compact de toiles d’araignées qui avaient depuis des ans condamné l’entrée. Nulle part on ne voyait trace de Henry Jekyll, ni mort ni vivant.

Poole frappa du pied les dalles du corridor.

– Il doit être enterré là, dit-il en prêtant l’oreille à la résonance.

– À moins qu’il se soit enfui, dit Utterson.

Et il s’en alla examiner la porte de la petite rue. Elle était fermée à clef ; et tout auprès, gisant sur les dalles, se trouvait la clef, déjà tachée de rouille.

– Elle n’a pas l’air de servir beaucoup, remarqua le notaire.

– De servir ! répéta Poole. Ne voyez-vous donc pas, monsieur, qu’elle est brisée comme si quelqu’un avait donné un coup de talon dessus ?

– C’est juste, fit Utterson, et même les cassures sont rouillées.

Les deux hommes s’entre-regardèrent, ébahis.

– Ceci me dépasse, Poole, dit le notaire. Retournons dans le cabinet.

Ils gravirent l’escalier en silence, et non sans jeter par intervalles au cadavre un regard terrifié, se mirent à examiner plus en détail le contenu de la pièce. Sur une table se voyaient des traces d’opérations chimiques, plusieurs tas dosés d’un sel blanchâtre étaient préparés sur des soucoupes de verre, comme pour une expérience au milieu de laquelle le malheureux avait été interrompu.

– C’est là ce même produit que j’allais tout le temps lui chercher, dit Poole.

Et il n’avait pas achevé sa phrase que la bouilloire déborda à grand bruit.

Ceci les amena vers la cheminée, auprès de laquelle le fauteuil était frileusement tiré, avec le nécessaire à thé tout disposé à portée de la main, jusqu’à la tasse garnie de sucre. Un rayonnage supportait quelques volumes ; l’un d’eux gisait ouvert à côté du plateau à thé, et Utterson y reconnut avec stupeur un exemplaire d’un ouvrage édifiant, pour lequel Jekyll avait maintes fois exprimé une vive estime, et qui se trouvait ici annoté de scandaleux blasphèmes écrits de sa propre main.

Continuant de passer en revue la pièce, les deux perquisiteurs arrivèrent à la psyché, et ils regardèrent dans ses profondeurs avec un effroi involontaire ; mais elle était tournée de façon à ne leur montrer que la rose lueur se jouant au plafond, le feu scintillant en multiples reflets sur les vitres des étagères, et leurs propres physionomies pâles et terrifiées, penchées sur leur image.

– Ce miroir a vu d’étranges choses, monsieur, chuchota Poole.

– Il ne peut avoir rien vu de plus étrange que ne l’est sa présence ici, répliqua le notaire sur le même ton. Car que faisait Jekyll…

Il s’interrompit avec un sursaut, et puis surmontant sa faiblesse :

– Quel besoin d’une psyché pouvait bien avoir Jekyll ?

– Vous avez raison de le dire, dit Poole.

 

Ils s’occupèrent ensuite de la table de travail. Sur le pupitre, au milieu des papiers rangés avec soin, s’étalait par-dessus tout une grande enveloppe qui portait, écrit de la main du docteur, le nom de M. Utterson. Le notaire la décacheta, et plusieurs plis s’en échappèrent et tombèrent sur plancher. Le premier contenait une déclaration rédigée dans les mêmes termes extravagants que celle restituée six mois plus tôt, et destinée à servir de testament en cas de mort, et d’acte de donation en cas de disparition, mais remplaçant le nom de Hyde, le notaire y lut, avec un étonnement indescriptible, le nom de Gabriel-John Utterson. Il regarda successivement Poole, puis de nouveau le papier, et enfin le défunt criminel étendu sur le parquet.

– La tête m’en tourne, dit-il. Il a eu ceci à sa disposition tous ces derniers jours, il n’avait aucune raison de m’aimer, il devait être furieux de se voir évincé, et il n’a pas détruit ce document !

Il passa au pli suivant : c’était un court billet de la main du docteur et daté dans le haut.

– Oh, Poole, s’écria le notaire, il était ici, et vivant, aujourd’hui même. On ne peut l’avoir fait disparaître en aussi peu de temps : il doit être encore vivant, il doit s’être enfui ?… Au reste, pourquoi fuir ? et comment ? et dans ce cas peut-on se hasarder à appeler cela un suicide ? Oh, il nous faut être circonspects. Je pressens que nous pouvons encore entraîner votre maître dans quelque déplorable catastrophe.

– Pourquoi ne lisez-vous pas, monsieur ? demanda Poole.

– Parce que j’ai peur, répondit le notaire d’un ton tragique, Dieu veuille que je n’en aie pas de motif !

Et là-dessus il approcha le papier de ses yeux et lut ce qui suit :

 

« Mon cher Utterson,

 

« Lorsque ce mot tombera entre vos mains, j’aurai disparu, d’une façon que je n’ai pas la clairvoyance de prévoir, mais mon instinct, comme la nature de la situation sans nom dans laquelle je me trouve, me disent que ma fin est assurée et qu’elle ne tardera plus. Adieu donc, et lisez d’abord le récit que Lanyon m’a promis de vous faire parvenir ; puis si vous désirez en savoir davantage passez à la confession de

 

« Votre ami indigne et infortuné,

 

« HENRY JEKYLL. »

 

– Il y avait un troisième pli ? demanda Utterson.

– Le voici, monsieur, répondit Poole.

Et il lui tendit un paquet volumineux revêtu de plusieurs cachets.

Le notaire le mit dans sa poche.

– Je ne parlerai pas de ce papier. Que votre maître ait fui ou qu’il soit mort, nous pouvons du moins sauver sa réputation. Il est maintenant dix heures : je vais rentrer chez moi et lire en paix ces documents ; mais je serai de retour avant minuit, c’est alors que nous enverrons chercher la police.

Ils sortirent, refermant à clef derrière eux la porte de l’amphithéâtre ; et Utterson, laissant encore une fois les serviteurs réunis autour du feu dans le vestibule, se rendit à son bureau pour lire les deux récits où il devait enfin trouver l’explication du mystère.

 

 

IX  La narration du Dr Lanyon

Le 9 janvier, il y a de cela quatre jours, je reçus par la distribution du soir une lettre recommandée, que m’adressait de sa main mon collègue et ancien camarade de classe, Henry Jekyll. J’en fus très surpris, car nous n’avions pas du tout l’habitude de correspondre ; je l’avais vu, j’avais même dîné avec lui, le soir précédent ; et je ne concevais dans nos rapports rien qui pût justifier la formalité de la recommandation. Le contenu de cette lettre augmenta ma surprise ; car voici ce qu’elle renfermait :

 

« Le 10 décembre 18…

 

« Mon cher Lanyon,

 

« Vous êtes l’un de mes plus anciens amis ; et bien que nous puissions avoir différé parfois d’avis sur des questions scientifiques, je ne me rappelle, du moins de mon côté, aucune infraction à notre bonne entente. Il n’y a pas eu de jour où, si vous m’aviez dit : Jekyll, ma vie, mon honneur, ma raison, dépendent de vous, je n’eusse, pour vous sauver, sacrifié ma fortune, ou ma main gauche. Lanyon, ma vie, mon honneur, ma raison, tout cela est à votre merci : si vous ne venez à mon aide, cette nuit, je suis perdu. Vous pourriez supposer, après cet exorde, que je vais vous demander quelque chose de déshonorant. Jugez-en par vous-même.

« Je désire que vous renonciez pour ce soir à tous autres engagements… fussiez-vous mandé au chevet d’un empereur ; que vous preniez un cab, à moins que vous n’ayez justement votre voiture à la porte ; et muni de cette lettre-ci comme référence, que vous vous fassiez conduire tout droit à mon domicile. Poole, mon maître d’hôtel, est prévenu ; vous le trouverez vous attendant avec un serrurier. Il vous faut alors faire crocheter la porte de mon cabinet, où vous entrerez seul ; vous ouvrirez la vitrine marquée E, à main gauche, en forçant la serrure au besoin si elle était fermée ; et vous y prendrez, avec son contenu tel quel, le quatrième tiroir à partir du haut, ou (ce qui revient au même) le troisième à partir du bas. Dans mon excessive angoisse, j’ai une peur maladive de vous mal renseigner ; mais même si je suis dans l’erreur, vous reconnaîtrez le bon tiroir à son contenu : des paquets de poudres, une fiole et un cahier de papier. Ce tiroir, je vous conjure de le rapporter avec vous à Cavendish Square exactement comme il se trouve.

« Telle est la première partie du service ; passons à la seconde. Vous serez de retour, si vous vous mettez en route dès la réception de la présente, bien avant minuit, mais je tiens à vous laisser toute cette marge, non seulement dans la crainte d’un de ces obstacles qu’on ne peut ni empêcher ni prévoir, mais parce qu’il vaut mieux, pour ce qui vous restera à faire, choisir une heure où vos domestiques seront couchés. À minuit donc, je vous prierai de vous trouver seul dans votre cabinet de consultation, d’introduire vous-même chez vous un homme qui se présentera de ma part, et de lui remettre le tiroir que vous serez allé chercher dans mon cabinet.

« Vous aurez alors joué votre rôle et mérité mon entière gratitude. En cinq minutes de plus, si vous insistez pour avoir une explication, vous aurez compris l’importance capitale de ces dispositions, et qu’il vous suffirait d’en négliger une seule, pour vous mettre sur la conscience ma mort ou le naufrage de ma raison.

« Malgré ma certitude que vous ne prendrez pas cette requête à la légère, le cœur me manque et ma main tremble à la seule idée d’une telle possibilité. Songez que je suis à cette heure dans un lieu étranger, à me débattre sous une noire détresse qu’aucune imagination ne saurait égaler, et pourtant bien assuré que, si vous m’obligez ponctuellement, mes tribulations s’évanouiront comme un rêve. Obligez-moi, mon cher Lanyon, et sauvez

 

« Votre ami,

 

« H. J. »

 

« P. -S. – J’avais déjà fermé l’enveloppe quand une nouvelle crainte m’a frappé. Il peut arriver que la poste trompe mon attente, et que cette lettre ne vous parvienne pas avant demain matin. Dans ce cas, mon cher Lanyon, faites ma commission lorsque cela vous sera le plus commode dans le courant de la journée ; et encore une fois attendez mon messager à minuit. Il sera peut-être alors déjà trop tard ; et si la nuit se passe sans que vous voyez rien venir, sachez que c’en sera fait de Henry Jekyll. »

 

La lecture de cette lettre me persuada que mon collègue était devenu fou ; mais tant que je n’en avais pas la preuve indéniable, je me voyais contraint de faire comme il m’en priait. Moins je voyais clair dans ce brouillamini, moins j’étais en situation de juger de son importance ; et on ne pouvait, sans prendre une responsabilité grave, rejeter une prière libellée en pareils termes.

Je me levai donc de table, pris une voiture, et me rendis droit chez le Dr Jekyll. Le maître d’hôtel m’attendait : il avait reçu par le même courrier que moi une lettre recommandée contenant des instructions et avait envoyé aussitôt chercher un serrurier et un menuisier. Ces deux artisans arrivèrent tandis que nous causions encore ; et nous nous rendîmes tous ensemble à l’ancien amphithéâtre anatomique du docteur Denman, par où (comme vous le savez sans doute) on accède le plus aisément au cabinet personnel du Dr Jekyll.

La porte en était solide, la serrure excellente ; le menuisier avoua qu’il aurait beaucoup de mal et qu’il lui faudrait faire beaucoup de dégâts, si l’on devait recourir à la violence ; et le serrurier désespérait presque. Mais ce dernier était un garçon de ressource ; et au bout de deux heures de travail, la porte fut ouverte. La vitrine marquée E n’était pas fermée à clef ; je pris le tiroir, le fis garnir de paille et emballer dans un drap de lit, puis, je retournai avec l’objet à Cavendish Square.

Là, je me mis en devoir d’examiner son contenu. Les paquets de poudres étaient assez proprement faits, mais non pas avec l’élégance du droguiste de profession ; je compris sans peine qu’ils étaient de la fabrication personnelle de Jekyll. En ouvrant l’un de ces paquets, je trouvai ce qui me parut être un simple sel cristallin de couleur blanche. La fiole, dont je m’occupai ensuite, pouvait être à moitié pleine d’un liquide rouge-sang, qui piquait fortement aux narines et qui me parut contenir du phosphore et un éther volatil. Quant aux autres ingrédients, je dus m’abstenir de conjectures. Le cahier était un banal cahier d’écolier et contenait presque uniquement une série de dates. Celles-ci embrassaient une période de plusieurs années, mais je remarquai que les écritures avaient cessé depuis près d’un an et sans aucune transition. Çà et là une date se complétait d’une brève annotation, en général bornée à un unique mot, tel que : « doublé », qui se présentait peut-être six fois dans un total de plusieurs centaines d’écritures ; ou encore, une seule fois, tout au début de la liste et suivie de plusieurs points d’exclamation, cette mention : « Échec complet ! ! ! »

Tout ceci, quoique fouettant ma curiosité, ne me disait pas grand-chose de précis. J’avais là une fiole contenant une teinture quelconque, une dose d’un sel, et le journal d’une série d’expériences qui n’avaient (comme trop de recherches de Jekyll) abouti à aucun résultat d’une utilité pratique. En quoi la présence de ces objets dans ma maison pouvait-elle affecter aussi bien l’honneur que l’intégrité mentale ou la vie de mon collègue en fuite ? Si son messager pouvait venir en un lieu, pourquoi ne pouvait-il aussi bien aller en un autre ? Et même dans l’hypothèse d’un empêchement, pourquoi ce citoyen-là devait-il être reçu par moi en secret ? Plus je réfléchissais, plus je me convainquais d’avoir affaire à un cas de dérangement cérébral ; aussi, tout en envoyant mes domestiques se coucher, je chargeai un vieux revolver afin de me trouver en état de me défendre.

Les douze coups de minuit avaient à peine retenti sur Londres, que l’on heurta tout doucement à ma porte. J’allai moimême ouvrir, et trouvai un petit homme qui se dissimulait contre les pilastres du porche.

– Venez-vous de la part du Dr Jekyll ? lui demandai-je.

Il me fit signe que oui, d’un geste contraint ; et lorsque je l’eus invité à entrer, il ne m’obéit qu’après avoir jeté en arrière un regard inquisiteur dans les ténèbres de la place. Non loin, un policeman s’avançait la lanterne au poing. À cette vue il me sembla que mon visiteur tressaillait et se hâtait davantage.

Ces particularités me frappèrent, je l’avoue, désagréablement ; et, tandis que je le suivais jusque dans la brillante clarté de mon cabinet de consultation, je me tins prêt à faire usage de mon arme. Là, enfin, j’eus tout loisir de le bien voir. Ce qui du moins était sûr, c’est que je ne l’avais jamais rencontré auparavant. Il était petit, comme je l’ai déjà dit ; en outre je fus frappé par l’expression repoussante de sa physionomie, par l’aspect exceptionnel qu’il présentait, d’une grande activité musculaire jointe à une non moins grande faiblesse apparente de constitution, et enfin, et plus encore peut-être, par le singulier trouble physiologique que son voisinage produisait en moi. Ce trouble présentait quelque analogie avec un début d’ankylose, et s’accompagnait d’un notable affaiblissement du pouls. Sur le moment, je l’attribuai à quelque antipathie personnelle et idiosyncrasique, et m’étonnai simplement de l’acuité de ses manifestations ; mais j’ai eu depuis des raisons de croire que son origine était située beaucoup plus profondément dans mon humaine nature, et procédait d’un mobile plus noble que le sentiment de la haine.

Cet individu (qui avait ainsi, dès le premier instant de son arrivée, excité en moi une curiosité que je qualifierais volontiers de malsaine) était vêtu d’une façon qui aurait rendu grotesque une personne ordinaire ; car ses habits, quoique d’un tissu coûteux et de bon goût, étaient démesurément trop grands pour lui dans toutes les dimensions : son pantalon lui retombait sur les jambes, et on l’avait retroussé par en bas pour l’empêcher de traîner à terre, la taille de sa redingote lui venait au-dessous des hanches, et son col bâillait largement sur ses épaules. Chose singulière à dire, cet accoutrement funambulesque était loin de me donner envie de rire. Au contraire, comme il y avait dans l’essence même de l’individu que j’avais alors en face de moi quelque chose d’anormal et d’avorté – quelque chose de saisissant, de surprenant et de révoltant – ce nouveau disparate semblait fait uniquement pour s’accorder avec le premier et le renforcer ; si bien qu’à mon intérêt envers la nature et le caractère de cet homme, s’ajoutait une curiosité concernant son origine, sa vie, sa fortune et sa situation dans le monde.

 

Ces remarques auxquelles j’ai dû donner ici un tel développement, ne me prirent en réalité que quelques secondes. Mon visiteur était, du reste, trépidant d’une farouche agitation.

– L’avez-vous ? s’écria-t-il. L’avez-vous ?

Et dans l’excès de son impatience il alla jusqu’à me prendre par le bras comme pour me secouer.

À son contact je sentis dans mes veines une sorte de douleur glaciale. Je le repoussai.

– Voyons, monsieur, lui dis-je. Vous oubliez que je n’ai pas encore eu le plaisir de faire votre connaissance. Asseyez-vous, je vous prie.

Et pour lui montrer l’exemple, je m’installai moi-même dans mon fauteuil habituel en imitant mes façons ordinaires avec un malade, aussi bien que me le permettaient l’heure tardive, la nature de mes préoccupations, et l’horreur que m’inspirait mon visiteur.

– Je vous demande pardon, docteur Lanyon, répliqua-t-il, assez poliment. Ce que vous dites là est tout à fait juste ; et mon impatience a devancé ma politesse. Je suis venu ici à la requête de votre collègue, le Dr Henry Jekyll, pour une affaire d’importance ; et à ce que j’ai compris… (Il s’interrompit, et porta la main à sa gorge, et je pus voir, en dépit de son attitude calme, qu’il luttait contre les approches d’une crise de nerfs.) À ce que j’ai compris, un tiroir…

Mais j’eus pitié de l’angoisse de mon visiteur, non moins peut-être que de ma croissante curiosité.

– Le voici, monsieur, répondis-je, en désignant le tiroir, déposé sur le parquet derrière une table et toujours recouvert de son drap.

Il bondit vers l’objet, puis fit halte, et porta la main à son cœur. J’entendais ses dents grincer par le jeu convulsif de ses mâchoires ; et son visage m’apparut si hagard que je m’en alarmai autant pour sa vie que pour sa raison.

– Remettez-vous, lui dis-je.

Il m’adressa un sourire hideux, et avec le courage du désespoir, il arracha le drap. À la vue du contenu du tiroir, il poussa un grand sanglot exprimant une délivrance si énorme que j’en restai pétrifié. Et dans le même instant, d’une voix redevenue déjà presque naturelle, il me demanda :

– Auriez-vous un verre gradué ?

Je me levai de mon siège avec un certain effort et lui donnai ce qu’il désirait.

Il me remercia d’un geste souriant, mesura quelques gouttes de la teinture rouge, et y ajouta l’une des doses de poudre. La mixture, d’une teinte rougeâtre au début, commença, à mesure que les cristaux se dissolvaient, à foncer en couleur, avec une effervescence notable, et à émettre de petits jets de vapeur.

Tout à coup l’ébullition prit fin, et presque en même temps la combinaison devint d’un pourpre violacé, qui se changea de nouveau et plus lentement en un vert glauque. Mon visiteur, qui suivait ces transformations d’un œil avide, sourit, déposa le verre sur la table, puis se tournant vers moi, me regarda d’un œil scrutateur.

– Et maintenant, dit-il, réglons la suite. Voulez-vous être raisonnable ? écouter mon avis, me permettre d’emporter ce verre avec moi et de sortir d’ici sans autre commentaire ? Ou bien l’excès de votre curiosité l’emporte-t-il ? Réfléchissez avant de répondre, car il en sera fait selon votre volonté. Selon votre volonté, je vous laisserai tel que vous étiez auparavant, ni plus riche, ni plus savant, à moins que la conscience du service rendu à un homme en danger de mort puisse être comptée parmi les richesses de l’âme. Ou bien, si vous le préférez, un nouveau domaine du savoir et de nouveaux chemins conduisant à la puissance et à la renommée vous seront ouverts, ici même, dans cette pièce, sans plus tarder ; et vos regards seront éblouis d’un prodige capable d’ébranler l’incrédulité de Lucifer.

– Monsieur, dis-je, affectant un sang-froid que j’étais loin de posséder en réalité, vous parlez par énigmes, et vous ne vous étonnerez peut-être pas de ce que je vous écoute avec une assez faible conviction. Mais je me suis avancé trop loin dans la voie des services inexplicables pour m’arrêter avant d’avoir vu la fin.

– C’est bien, répliqua mon visiteur. Lanyon, rappelez-vous vos serments : ce qui va suivre est sous le sceau du secret professionnel. Et maintenant, vous qui êtes resté si longtemps attaché aux vues les plus étroites et les plus matérielles, vous qui avez nié la vertu de la médecine transcendante, vous qui avez raillé vos supérieurs, voyez !

Il porta le verre à ses lèvres et but d’un trait. Un cri retentit ; il râla, tituba, se cramponna à la table, et se maintint debout, les yeux fixes et injectés, haletant, la bouche ouverte ; et tandis que je le considérais, je crus voir en lui un changement… il me parut se dilater… sa face devint brusquement noire et ses traits semblèrent se fondre et se modifier… et un instant plus tard je me dressais d’un bond, me rejetant contre la muraille, le bras levé pour me défendre du prodige, l’esprit confondu de terreur.

– Ô Dieu ! m’écriai-je. Et je répétai à plusieurs reprises : « Ô Dieu ! » car là, devant moi, pâle et défait, à demi évanoui, et tâtonnant devant lui avec ses mains, tel un homme ravi au tombeau, je reconnaissais Henry Jekyll !

Ce qu’il me raconta durant l’heure qui suivit, je ne puis me résoudre à l’écrire. Je vis ce que je vis, j’entendis ce que j’entendis, et mon âme en défaillit ; et pourtant à l’heure actuelle où ce spectacle a disparu de devant mes yeux je me demande si j’y crois et je ne sais que répondre. Ma vie est ébranlée jusque dans ses racines ; le sommeil m’a quitté ; les plus abominables terreurs m’assiègent à toute heure du jour et de la nuit ; je sens que mes jours sont comptés et que je vais mourir ; et malgré cela je mourrai incrédule.

Quant à l’abjection morale que cet homme me dévoila, non sans des larmes de repentir, je ne puis, même à distance, m’en ressouvenir sans un sursaut d’horreur.

Je n’en dirai qu’une chose, Utterson, et (si toutefois vous pouvez vous résoudre à y croire) ce sera plus que suffisant. L’individu qui, cette nuit-là, se glissa dans ma demeure était, de l’aveu même de Jekyll, connu sous le nom de Hyde et recherché dans toutes les parties du monde comme étant l’assassin de Carew

                                                                   Hastie Lanyon.

 

 

X  Henry Jekyll fait l’exposé complet de son cas

 

Je suis né en l’an 18… Héritier d’une belle fortune, doué en outre de facultés remarquables, incité par nature au travail, recherchant la considération des plus sages et des meilleurs d’entre mes contemporains, j’offrais de la sorte, aurait-on pu croire, toutes les garanties d’un avenir honorable et distingué. Et de fait, le pire de mes défauts était cette vive propension à la joie qui fait le bonheur de beaucoup, mais que je trouvais difficile de concilier avec mon désir impérieux de porter la tête haute, et de revêtir en public une mine plus grave que le commun des mortels. Il résulta de là, que je ne me livrai au plaisir qu’en secret, et lorsque j’atteignis l’âge de la réflexion, et commençai à regarder autour de moi et à me rendre compte de mes progrès et de ma situation dans le monde, je me trouvais déjà réduit à une profonde dualité d’existence. Plus d’un homme aurait tourné en plaisanterie les licences dont je me rendais coupable ; mais des hauteurs idéales que je m’étais assignées, je les considérais et les dissimulais avec un sentiment de honte presque maladif. Ce fut donc le caractère tyrannique de mes aspirations, bien plutôt que des vices particulièrement dépravés, qui me fit ce que je devins, et, par une coupure plus tranchée que chez la majorité des hommes, sépara en moi ces domaines du bien et du mal où se répartit et dont se compose la double nature de l’homme.

Dans mon cas particulier, je fus amené à méditer de façon intense et prolongée sur cette dure loi de l’existence qui se trouve à la base de la religion et qui constitue l’une des sources de tourments les plus abondantes. Malgré toute ma duplicité, je ne méritais nullement le nom d’hypocrite : les deux faces de mon moi étaient également d’une sincérité parfaite ; je n’étais pas plus moi-même quand je rejetais la contrainte et me plongeais dans le vice, que lorsque je travaillais, au grand jour, à acquérir le savoir qui soulage les peines et les maux.

Et il se trouva que la suite de mes études scientifiques, pleinement orientées vers un genre mystique et transcendant, réagit et projeta une vive lumière sur l’idée que je me faisais de cette guerre sempiternelle livrée entre mes éléments constitutifs. De jour en jour, et par les deux côtés de mon intelligence, le moral et l’intellectuel, je me rapprochai donc peu à peu de cette vérité, dont la découverte partielle a entraîné pour moi un si terrible naufrage : à savoir, que l’homme n’est en réalité pas un, mais bien deux. Je dis deux, parce que l’état de mes connaissances propres ne s’étend pas au-delà. D’autres viendront après moi, qui me dépasseront dans cette voie, et j’ose avancer l’hypothèse que l’on découvrira finalement que l’homme est formé d’une véritable confédération de citoyens multiformes, hétérogènes et indépendants.

Pour ma part, suivant la nature de ma vie, je progressai infailliblement dans une direction, et dans celle-là seule. Ce fut par le côté moral, et sur mon propre individu, que j’appris à discerner l’essentielle et primitive dualité de l’homme ; je vis que, des deux personnalités qui se disputaient le champ de ma conscience, si je pouvais à aussi juste titre passer pour l’un ou l’autre, cela venait de ce que j’étais foncièrement toutes les deux ; et à partir d’une date reculée, bien avant que la suite de mes investigations scientifiques m’eût fait même entrevoir la plus lointaine possibilité de pareil miracle, j’avais appris à caresser amoureusement, tel un beau rêve, le projet de séparer ces éléments constitutifs. Il suffirait, me disais-je, de pouvoir caser chacun d’eux dans une individualité distincte, pour alléger la vie de tout ce qu’elle a d’insupportable : l’injuste alors suivrait sa voie, libéré des aspirations et des remords de son jumeau supérieur ; et le juste s’avancerait d’un pas ferme et assuré sur son chemin sublime, accomplissant les bonnes actions dans lesquelles il trouve son plaisir, sans plus se voir exposé au déshonneur et au repentir causés par ce mal étranger. C’est pour le châtiment de l’humanité que cet incohérent faisceau a été réuni de la sorte – que dans le sein déchiré de la conscience, ces jumeaux antipodiques sont ainsi en lutte continuelle. N’y aurait-il pas un moyen de les dissocier ?

J’en étais là de mes réflexions lorsque, comme je l’ai dit, un rayon inattendu jailli de mes expériences de laboratoire vint peu à peu illuminer la question. Je commençai à percevoir, plus vivement qu’on ne l’a jamais fait, l’instable immatérialité, la fugacité nébuleuse, de ce corps en apparence si solide dont nous sommes revêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir d’attaquer cette enveloppe de chair et de l’arracher ainsi que le vent relève les pans d’une tente. Mais je ne pousserai pas plus loin cette partie scientifique de ma confession, pour deux bonnes raisons. D’abord, parce que j’ai appris à mes dépens que le calamiteux fardeau de notre vie est pour toujours attaché sur nos épaules, et qu’à chaque tentative que l’on fait pour le rejeter, il n’en retombe sur nous qu’avec un poids plus insolite et plus redoutable. En second lieu, parce que, ainsi que mon récit le rendra, hélas ! trop évident, ma découverte fut incomplète. Je me bornerai donc à dire qu’après avoir reconnu dans mon corps naturel la simple auréole et comme l’émanation de certaines des forces qui constituent mon esprit, je vins à bout de composer un produit grâce auquel ces forces pouvaient être dépouillées de leur suprématie, pour faire place à une seconde forme apparente, non moins représentative de mon moi, puisque étant l’expression et portant la marque d’éléments inférieurs de mon âme.

J’hésitai longtemps avant de mettre cette théorie à l’épreuve de l’expérience. Je savais trop que je risquais la mort ; car, avec un produit assez puissamment efficace pour forcer et dominer la citadelle intime de l’individualité, il pouvait suffire du moindre excès dans la dose ou de la moindre intempestivité dans son application, pour qu’elle abolît totalement ce tabernacle immatériel que je comptais lui voir modifier. Mais l’attrait d’une découverte aussi singulière et aussi grosse de conséquences surmonta finalement les objections de la crainte. Depuis longtemps ma teinture était prête ; il ne me resta donc plus qu’à me procurer, dans une maison de droguerie en gros, une forte quantité d’un certain sel que je savais être, de par mes expériences, le dernier ingrédient nécessaire ; et enfin, par une nuit maudite, je combinai les éléments, les regardai bouillonner et fumer dans le verre, tandis qu’ils réagissaient l’un sur l’autre, et lorsque l’ébullition se fut calmée, rassemblant toute mon énergie, j’absorbai le breuvage.

J’éprouvai les tourments les plus affreux : un broiement dans les os, une nausée mortelle, et une agonie de l’âme qui ne peut être surpassée à l’heure de la naissance ou à celle de la mort. Puis, rapidement, ces tortures déclinèrent, et je revins à moi comme au sortir d’une grave maladie. Il y avait dans mes sensations un je ne sais quoi d’étrange, d’indiciblement neuf, et aussi, grâce à cette nouveauté même, d’incroyablement exquis. Je me sentais plus jeune, plus léger, plus heureux de corps ; c’était en moi un effrénement capiteux, un flot désordonné d’images sensuelles traversant mon imagination comme un ru de moulin, un détachement des obligations du devoir, une liberté de l’âme inconnue mais non pas innocente. Je me sentis, dès le premier souffle de ma vie nouvelle, plus méchant, dix fois plus méchant, livré en esclavage à mes mauvais instincts originels ; et cette idée, sur le moment, m’excita et me délecta comme un vin. Je m’étirai les bras, charmé par l’inédit de mes sensations ; et, dans ce geste, je m’aperçus tout à coup que ma stature avait diminué.

Il n’existait pas de miroir, à l’époque, dans ma chambre ; celui qui se trouve à côté de moi, tandis que j’écris ceci, y fut installé beaucoup plus tard et en vue même de ces métamorphoses. La nuit, cependant, était fort avancée… le matin, en dépit de sa noirceur, allait donner bientôt naissance au jour… les habitants de ma demeure étaient ensevelis dans le plus profond sommeil, et je résolus, tout gonflé d’espoir et de triomphe, de m’aventurer sous ma nouvelle forme à parcourir la distance qui me séparait de ma chambre à coucher. Je traversai la cour, où du haut du ciel les constellations me regardaient sans doute avec étonnement, moi la première créature de ce genre que leur eût encore montrée leur vigilance éternelle ; je me glissai au long des corridors, étranger dans ma propre demeure ; et, arrivé dans ma chambre, je me vis pour la première fois en présence d’Edward Hyde.

Je ne puis parler ici que par conjecture, disant non plus ce que je sais, mais ce que je crois être le plus probable. Le mauvais côté de ma nature, auquel j’avais à cette heure transféré le caractère efficace, était moins robuste et moins développé que le bon que je venais seulement de rejeter. De plus, dans le cours de ma vie, qui avait été, somme toute, pour les neuf dixièmes une vie de labeur et de contrainte, il avait été soumis à beaucoup moins d’efforts et de fatigues. Telle est, je pense, la raison pourquoi Edward Hyde était tellement plus petit, plus mince et plus jeune que Henry Jekyll. Tout comme le bien se reflétait sur la physionomie de l’un, le mal s’inscrivait en toutes lettres sur les traits de l’autre. Le mal, en outre (où je persiste à voir le côté mortel de l’homme), avait mis sur ce corps une empreinte de difformité et de déchéance. Et pourtant, lorsque cette laide effigie m’apparut dans le miroir, j’éprouvai non pas de la répulsion, mais bien plutôt un élan de sympathie. Celui-là aussi était moi. Il me semblait naturel et humain. À mes yeux, il offrait une incarnation plus intense de l’esprit, il se montrait plus intégral et plus un que l’imparfaite et composite apparence que j’avais jusque-là qualifiée de mienne. Et en cela, j’avais indubitablement raison. J’ai observé que, lorsque je revêtais la figure de Hyde, personne ne pouvait s’approcher de moi sans ressentir tout d’abord une véritable horripilation de la chair. Ceci provenait, je suppose, de ce que tous les êtres humains que nous rencontrons sont composés d’un mélange de bien et de mal ; et Edward Hyde, seul parmi les rangs de l’humanité, était fait exclusivement de mal.

Je ne m’attardai qu’une minute devant la glace : j’avais encore à tenter la seconde expérience, qui serait décisive ; il me restait à voir si j’avais perdu mon individualité sans rémission et s’il me faudrait avant le jour fuir d’une maison qui n’était désormais plus la mienne. Regagnant en hâte mon cabinet, je préparai de nouveau et absorbai le breuvage, souffris une fois de plus les tourments de l’agonie, et revins à moi une fois de plus avec la mentalité et les traits de Henry Jekyll.

J’étais arrivé, cette nuit-là, au fatal carrefour. Eussai-je envisagé ma découverte dans un esprit plus relevé, eussai-je risqué l’expérience sous l’empire de sentiments nobles et généreux, tout se serait passé autrement, et, de ces agonies de mort et de renaissance, je serais sorti ange et non point démon.

La drogue n’avait pas d’action sélective ; elle n’était ni diabolique ni divine ; elle ne faisait que forcer les portes de la prison constituée par ma disposition psychologique, et, à l’instar des captifs de Philippes, ceux-là qui étaient dedans s’évadaient. À cette époque, ma vertu somnolait ; mon vice, tenu en éveil par l’ambition, fut alerté et prompt à saisir l’occasion ; et l’être qui s’extériorisa fut Edward Hyde. En conséquence, tout en ayant désormais deux personnalités aussi bien que deux figures, l’une était entièrement mauvaise, tandis que l’autre demeurait le vieil Henry Jekyll, ce composé hétérogène que je désespérais depuis longtemps d’amender ou de perfectionner. L’avance acquise était donc entièrement vers le pire.

Même à cette époque, je n’avais pas encore entièrement surmonté l’aversion que m’inspirait l’aridité d’une vie d’étude. J’étais encore parfois disposé à m’amuser ; et comme mes plaisirs étaient (pour ne pas dire plus) peu relevés, et que, non seulement j’étais bien connu et fort considéré, mais que je commençais à prendre de l’âge, cette incompatibilité de ma vie me pesait chaque jour un peu plus. Ce fut donc par là que ma nouvelle faculté me séduisit et que je tombai enfin dans l’esclavage. Ne me suffisait-il pas de boire la mixture, pour dépouiller aussitôt le corps du professeur en renom, et pour revêtir, tel un épais manteau, celui d’Edward Hyde ? Cette idée me fit sourire, je la trouvais alors amusante ; et je pris mes dispositions avec le soin le plus méticuleux. Je louai et meublai cette maison de Soho, où Hyde a été pisté par la police, et engageai comme gouvernante une créature que je savais muette et sans scrupule. D’autre part, j’annonçai à mes domestiques qu’un certain M. Hyde (que je leur décrivis) devait avoir toute liberté et tout pouvoir dans mon domicile de la place ; et pour les familiariser avec elle, en vue de parer aux mésaventures, je me rendis visite sous ma seconde incarnation. Je rédigeai ensuite ce testament qui vous scandalisa si fort ; de façon que s’il m’arrivait quelque chose en la personne du Dr Jekyll, je pouvais passer à celle de Hyde sans perte financière. Ainsi prémuni, à ce que j’imaginai, de tous côtés, je commençai de mettre à profit les singuliers privilèges de ma situation.

Des hommes, jadis, prenaient à gages des spadassins pour exécuter leurs crimes, tandis que leur propre personne et leur réputation demeuraient à l’abri. Je fus le tout premier qui en agit de la sorte pour ses plaisirs. Je fus le premier à pouvoir ainsi affronter les regards du public sous un revêtement d’indiscutable honorabilité, pour, la minute d’après, tel un écolier, rejeter ces oripeaux d’emprunt et me plonger à corps perdu dans l’océan de la liberté. Mais pour moi, sous mon impénétrable déguisement, la sécurité était complète. Songez-y : je n’existais même pas ! Qu’on me laissât seulement franchir la porte de mon laboratoire, qu’on me donnât quelques secondes pour préparer et avaler le breuvage que je tenais toujours prêt ; et quoiqu’il eût fait, Edward Hyde s’évanouissait comme la buée de l’haleine sur un miroir ; et là à sa place, tranquille et bien chez lui, studieusement penché sous la lampe nocturne, en homme que les soupçons ne peuvent effleurer, l’on ne trouvait plus que Henry Jekyll.

Les plaisirs que je m’empressai de rechercher sous mon déguisement étaient, comme je l’ai dit, peu relevés, pour n’user point d’un terme plus sévère. Mais entre les mains d’Edward Hyde, ils ne tardèrent pas à tourner au monstrueux. En revenant de ces expéditions, j’étais souvent plongé dans une sorte de stupeur, à me voir si dépravé par procuration. Ce démon familier que j’évoquais hors de ma propre âme et que j’envoyais seul pour en faire à son bon plaisir, était un être d’une malignité et d’une vilenie foncières ; toutes ses actions comme toutes ses pensées se concentraient sur lui-même ; impitoyable comme un homme de pierre, il savourait avec une bestiale avidité le plaisir d’infliger à autrui le maximum de souffrances. Henry Jekyll était parfois béant devant les actes d’Edward Hyde ; mais la situation, en échappant aux lois ordinaires, relâchait insidieusement l’emprise sur sa conscience.

C’était Hyde, après tout, le coupable, et lui seul. Jekyll n’en était pas pire ; il trouvait à son réveil ses bonnes qualités en apparence intactes ; il s’empressait même, dans la mesure du possible, de défaire le mal que Hyde avait fait. Et ainsi s’endormait sa conscience.

Mon dessein n’est pas d’entrer dans le détail des ignominies dont je devins alors le complice (car même à cette heure je ne puis guère admettre que je les commis). Je ne veux qu’indiquer ici les avertissements et les étapes successives qui marquèrent l’approche de mon châtiment. Ce fut d’abord une petite aventure qui n’entraîna pas de conséquences et que je me bornerai à mentionner. Un acte de cruauté envers une fillette attira sur moi la colère d’un passant, que je reconnus l’autre jour en la personne de votre cousin ; le docteur et les parents de l’enfant se joignirent à lui ; il y eut des minutes où je craignis pour ma vie ; et à la fin, en vue d’apaiser leur trop juste ressentiment, Edward Hyde fut contraint de les emmener jusqu’à la porte de Henry Jekyll et de leur remettre en paiement un chèque tiré au nom de ce dernier. Mais ce danger fut aisément écarté pour l’avenir, en ouvrant un compte dans une autre banque, au nom d’Edward Hyde lui-même ; et lorsque, en redressant ma propre écriture, j’eus pourvu mon double d’une signature, je crus m’être placé au-delà des atteintes du sort.

Environ deux mois avant l’assassinat de sir Danvers, étant sorti pour courir à mes aventures, je rentrai à une heure tardive, et m’éveillai le lendemain dans mon lit avec des sensations quelque peu insolites. Ce fut en vain que je regardai autour de moi ; en vain que je vis le mobilier sobre, et les vastes proportions de mon appartement de la place ; en vain que je reconnus et le profil de mon bois de lit en acajou et le dessin des rideaux ; quelque chose ne cessait de m’affirmer que je n’étais pas là où je me croyais, mais bien dans la petite chambre de Soho où j’avais accoutumé de dormir dans la peau d’Edward Hyde. Je me raillai moi-même, et en bon psychologue, me mis indolemment à rechercher les causes de cette illusion, tout en me laissant aller par instants à l’agréable somnolence matinale. J’étais occupé de la sorte, quand, dans un intervalle de lucidité plus complète, mon regard tomba sur ma main. Or, (comme vous l’avez souvent remarqué), la main de Henry Jekyll, toute professionnelle de forme et de taille, était grande, ferme, blanche et lisse. La main que je vis alors, sans méprise possible, dans la lumière blafarde d’un matin de plein Londres, cette main reposant à demi fermée sur les draps du lit, était au contraire maigre, noueuse, à veines saillantes, d’une pâleur terreuse et revêtue d’une épaisse pilosité. C’était la main d’Edward Hyde.

Abasourdi, stupide d’étonnement, je la considérai pendant une bonne demi-minute, avant que la terreur ne s’éveillât dans mon sein, aussi brusque et saisissante qu’un fracas de cymbales.

M’élançant hors du lit, je courus au miroir. Au spectacle qui frappa mes regards, mon sang se changea en un fluide infiniment glacial et raréfié. Oui, je m’étais mis au lit Henry Jekyll, et je me réveillais Edward Hyde. Comment expliquer cela, me demandais-je ; et puis, avec un autre tressaut d’effroi : – comment y remédier ? La matinée était fort avancée, les domestiques levés ; toutes mes drogues se trouvaient dans le cabinet, et à la perspective du long trajet : deux étages à descendre, le corridor de derrière à parcourir, la cour à traverser à découvert, puis l’amphithéâtre d’anatomie, je reculais épouvanté. Il y avait bien le moyen de me cacher le visage ; mais à quoi bon, si j’étais incapable de dissimuler l’altération de ma stature ? Et alors avec un soulagement d’une douceur infinie, je me rappelai que les domestiques étaient déjà accoutumés aux allées et venues de mon second moi. J’eus tôt fait de me vêtir, tant bien que mal, avec des habits de ma taille à moi ; de traverser la maison, où Bradshaw ouvrit de grands yeux et se recula en voyant passer M. Hyde à pareille heure et en un si bizarre accoutrement. Dix minutes plus tard, le Dr Jekyll avait retrouvé sa forme propre et se mettait à table, la mine soucieuse, pour faire un simulacre de déjeuner.

L’appétit me manquait totalement. Cette inexplicable aventure, cette subversion de mon expérience antérieure, semblaient, tel le doigt mystérieux sur le mur de Babylone, tracer l’arrêt de ma condamnation. Je me mis à réfléchir plus sérieusement que je ne l’avais encore fait aux conséquences possibles de ma double vie. Cette partie de moi-même que j’avais le pouvoir de projeter au-dehors, avait en ces temps derniers pris beaucoup d’exercice et de nourriture ; il me semblait depuis peu que le corps d’Edward Hyde augmentait de taille et que j’éprouvais, sous cette forme, un afflux de sang plus généreux. Le péril m’apparut : si cette situation se prolongeait, je risquais fort de voir l’équilibre de ma nature détruit de façon durable ; et, le pouvoir de transformation volontaire aboli, la personnalité d’Edward Hyde remplacerait la mienne, irrévocablement.

L’action de la drogue ne se montrait pas toujours également efficace. Une fois, dans les débuts de ma carrière, elle avait totalement trompé mon attente ; depuis lors je m’étais vu contraint en plus d’une occasion de doubler, et une fois même, avec un risque de mort infini, de tripler la dose ; et ces rares incertitudes avaient seules jusqu’alors jeté une ombre sur mon bonheur. Mais ce jour-là, et à la lumière de l’accident du matin, je fus amené à découvrir que, tandis qu’au début la difficulté consistait à dépouiller le corps de Jekyll, elle s’était depuis peu, par degrés mais de façon indiscutable, reportée de l’autre côté. Tout donc semblait tendre à cette conclusion : savoir, que je perdais peu à peu la maîtrise de mon moi originel et supérieur, pour m’identifier de plus en plus avec mon moi second et inférieur.

Entre les deux, je le compris alors, il me fallait opter. Mes deux natures possédaient en commun la mémoire, mais toutes leurs autres facultés étaient fort inégalement réparties entre elles. Jekyll (cet être composite) éprouvait tantôt les craintes les plus légitimes, tantôt une alacrité avide de s’extérioriser dans les plaisirs et les aventures de Hyde et à en prendre sa part : Hyde au contraire n’avait pour Jekyll que de l’indifférence, ou bien il se souvenait de lui uniquement comme le bandit des montagnes se rappelle la caverne où il se met à l’abri des poursuites. L’affection de Jekyll était plus que paternelle ; l’indifférence de Hyde plus que filiale. Remettre mon sort à Jekyll, c’était mourir à ces convoitises que j’avais toujours caressées en secret et que j’avais depuis peu laissées se développer. Le confier à Hyde, c’était mourir à mille intérêts et aspirations, et devenir d’un seul coup et à jamais un homme méprisé et sans amis. Le marché pouvait sembler inégal ; mais une autre considération pesait dans la balance : tandis que Jekyll ressentirait cruellement les feux de l’abstinence, Hyde ne s’apercevrait même pas de tout ce qu’il aurait perdu. En dépit de l’étrangeté de ma situation, les termes de ce dilemme sont aussi vieux et aussi banals que l’humanité : ce sont des tentations et des craintes du même genre qui décident du sort de tout pécheur aux prises avec la tentation ; et il advint de moi, comme il advient de la plus grande majorité de mes frères humains, que je choisis le meilleur rôle mais que je manquai finalement d’énergie pour y persévérer.

Oui, je préférai être le docteur vieillissant et insatisfait, entouré d’amis et nourrissant d’honnêtes espérances ; et je dis un adieu définitif à la liberté, à la relative jeunesse, à la démarche légère, au sang ardent et aux plaisirs défendus, que j’avais goûtés sous le déguisement de Hyde. Ce choix n’allait peut-être pas sans une réserve tacite, car pas plus que je ne renonçai à la maison de Soho, je ne détruisis les vêtements d’Edward Hyde, qui restaient toujours prêts dans mon cabinet. Durant deux mois cependant, je restai fidèle à ma résolution ; durant deux mois l’austérité de ma vie dépassa tout ce que j’avais réalisé jusquelà, et je goûtai les joies d’une conscience satisfaite. Mais le temps vint peu à peu amortir la vivacité de mes craintes ; les éloges reçus de ma conscience m’apparurent bientôt comme allant de soi, je commençai à être tourmenté d’affres et d’ardeurs, comme si Hyde s’efforçait de reconquérir la liberté ; si bien qu’à la fin, en une heure de défaillance morale, je mixtionnai à nouveau et absorbai le breuvage transformateur.

Je ne pense pas, lorsqu’un ivrogne s’entretient de son vice avec lui-même, qu’il soit affecté une fois sur cinq cents par les dangers auxquels l’expose sa bestiale insensibilité physique. Moi non plus, de tout le temps que j’avais réfléchi à ma situation, je n’avais guère tenu compte de l’entière insensibilité morale et de l’insensée propension au mal qui étaient les caractères dominants d’Edward Hyde. Ce fut pourtant de là que me vint le châtiment. Mon démon intime avait été longtemps prisonnier, il s’échappa en rugissant. Je ressentis, à peine le breuvage absorbé, une propension au mal plus débridée, plus furieuse.

C’est à ce fait que j’attribue l’éveil en mon âme de la tempête d’impatience avec laquelle j’écoutai les politesses de mon infortunée victime ; car je le déclare devant Dieu, aucun homme moralement sain n’eût pu se rendre coupable de ce crime sous un prétexte aussi pitoyable ; et je frappai avec aussi peu de raison que n’en a un enfant en colère de briser son jouet. Mais je m’étais débarrassé volontairement de tous ces instincts de retenue grâce auxquels même les pires d’entre nous persistent à marcher avec une certaine fermeté parmi les tentations ; et dans mon cas, être tenté, même légèrement, c’était succomber.

À l’instant même, l’esprit de l’enfer s’éveilla en moi et fit rage. Chaque coup asséné m’était un délice, et je malmenai le corps inerte avec des transports d’allégresse.

Ce délirant paroxysme n’avait pas cessé, et la fatigue commençait déjà de m’envahir, lorsque soudain un frisson d’épouvante me transfixa le cœur. Un brouillard se dissipa, me montrant ma vie perdue, et à la fois exultant et tremblant, avec mon goût du mal réjoui et stimulé, et mon amour de la vie porté au suprême degré, je m’enfuis loin du théâtre de mes excès.

Je courus à la maison de Soho, et, pour plus de sûreté, détruisis mes papiers ; après quoi je ressortis parmi les rues éclairées, dans la même exaltation complexe, me délectant au souvenir de mon crime, et dans mon délire en projetant d’autres pour l’avenir, sans cesser toutefois d’être talonné d’inquiétude et de guetter derrière moi l’approche d’un vengeur. En mixtionnant le breuvage, Hyde avait une chanson aux lèvres, et il but à la santé du défunt. Les tortures de la métamorphose avaient à peine cessé de le déchirer que Henry Jekyll, avec des larmes de reconnaissance et de repentir, tombait à genoux et tendait vers le ciel des mains suppliantes. Le voile de l’égoïsme se déchira du haut en bas, et ma vie m’apparut dans son ensemble : à plusieurs reprises je la récapitulai depuis les jours de mon enfance, alors que je marchais la main dans la main de mon père, et repassant les efforts d’abnégation de mon existence professionnelle, j’arrivais chaque fois, sans pouvoir me résoudre à y croire, aux maudites abominations de la soirée. J’en hurlais presque : je m’évertuais avec des larmes et des prières à écarter la foule d’images hideuses dont me harcelait ma mémoire ; mais toujours, entre mes supplications, l’horrible face de mon iniquité me regardait jusqu’au fond de l’âme. Enfin l’acuité de ce remords s’atténua peu à peu, et fit place à une sensation de joie. Le problème de ma conduite était résolu.

Désormais il ne pouvait plus être question de Hyde ; et bon gré mal gré je m’en voyais réduit à la meilleure part de mon être. Oh ! combien je me réjouis à cette idée ! Avec quelle humilité volontaire j’embrassai à nouveau les contraintes de la vie normale ! Avec quel sincère renoncement je fermai la porte par laquelle j’étais si souvent sorti et rentré, et en écrasai la clef sous mon talon !

Le lendemain, j’appris la nouvelle que le meurtrier avait été reconnu ; que le monde entier savait Hyde coupable, et que sa victime était un homme haut placé dans la considération publique. Je crois bien que je fus heureux de l’apprendre, heureux de voir mes bonnes résolutions ainsi fortifiées et gardées par la crainte de l’échafaud. Jekyll était maintenant mon unique refuge : que Hyde se fit voir un seul instant, et tous les bras se lèveraient pour s’emparer de lui et le mettre en pièces.

Je résolus de racheter le passé par ma conduite future ; et je puis dire en toute sincérité que ma résolution produisit de bons fruits. Vous savez vous-même avec quelle ardeur je travaillai, durant les derniers mois de l’année passée, à soulager les misères : vous savez que je fis beaucoup pour mon prochain ; et que mes jours s’écoulèrent tranquilles et même heureux.

Car je ne puis vraiment dire que cette vie de bienfaits et d’innocence me pesât. Je la goûtais au contraire chaque jour davantage ; mais je restais sous la malédiction de ma dualité ; et lorsque le premier feu de mon repentir s’atténua, le côté inférieur de mon moi, si longtemps choyé, si récemment enchaîné, se mit à réclamer sa liberté. Ce n’était pas que je songeasse à ressusciter Hyde ; cette seule idée m’affolait ; non, c’était dans ma propre personne que j’étais une fois de plus tenté de biaiser avec ma conscience ; et ce fut en secret comme un vulgaire pécheur, que je finis par succomber aux assauts de la tentation.

Il y a un terme à toutes choses : la mesure la plus spacieuse déborde à la fin ; et cette brève concession à mes instincts pervers détruisit finalement l’équilibre de mon âme. Pourtant, je n’en fus pas alarmé : la chute me semblait naturelle, comme un retour aux temps anciens qui précédèrent ma découverte. C’était par une belle journée limpide de janvier, le sol restait humide aux endroits où le verglas avait fondu, mais on ne voyait pas un nuage au ciel ; Regent’s Park s’emplissait de gazouillements et il flottait dans l’air une odeur de printemps. Je m’installai au soleil sur un banc ; l’animal en moi léchait des bribes de souvenirs ; le côté spirituel somnolait à demi, se promettant une réforme ultérieure, mais sans désir de l’entreprendre. Après tout, me disais-je, je suis comme mes voisins ; et je souriais, en me comparant aux autres, en comparant ma bonne volonté agissante avec leur lâche et vile inertie. Et à l’instant même de cette pensée vaniteuse, il me prit un malaise, une horrible nausée accompagnée du plus mortel frisson. Ces symptômes disparurent, me laissant affaibli ; et puis, à son tour, cette faiblesse s’atténua. Je commençai à percevoir un changement dans le ton de mes pensées, une plus grande hardiesse, un mépris du danger, une délivrance des obligations du devoir. J’abaissai les yeux ; mes vêtements pendaient informes sur mes membres rabougris, la main qui reposait sur mon genou était noueuse et velue. J’étais une fois de plus Edward Hyde. Une minute plus tôt, l’objet de la considération générale, je me voyais riche, aimé, la table mise m’attendait dans ma salle à manger ; et maintenant je n’étais plus qu’un vil gibier humain, pourchassé, sans gîte, un assassin connu, destiné au gibet.

Ma raison vacilla, mais sans m’abandonner entièrement. J’ai plus d’une fois observé que, sous ma seconde incarnation, mes facultés semblaient aiguisées à un degré supérieur, et mes énergies plus tendues et plus souples. Il en résulta que là où Jekyll aurait peut-être succombé, Hyde s’éleva à la hauteur des circonstances. Mes drogues se trouvaient sur l’une des étagères de mon cabinet : comment faire pour me les procurer ? Tel était le problème que, me pressant le front à deux mains, je m’efforçai de résoudre. La porte du laboratoire, je l’avais fermée. Si je cherchais à y entrer par la maison, mes propres serviteurs m’enverraient à la potence. Je vis qu’il me fallait user d’un intermédiaire, et songeai à Lanyon. Comment le prévenir ? Comment le persuader ? En admettant que je ne me fisse pas prendre dans la rue, comment arriver jusqu’à lui ? Et comment réussir, moi visiteur inconnu et déplaisant, à persuader l’illustre médecin de cambrioler le sanctuaire de son collègue, le Dr Jekyll ? Je me souvins alors que, de ma personnalité originale, quelque chose me restait : je possédais encore mon écriture. Dès que j’eus conçu cette étincelle initiale, la voie que je devais suivre s’illumina de bout en bout.

En conséquence, j’ajustai mes habits du mieux que je pus, et arrêtant un cab qui passait, me fis conduire à un hôtel de Portland Street, dont par hasard je me rappelais le nom. À mon aspect (qui était en effet grotesque, malgré la tragique destinée que recouvraient ces dehors), le cocher ne put contenir son hilarité. Dans une bouffée de rage démoniaque, je me rapprochai en grinçant des dents, et le sourire se figea sur ses traits… Heureusement pour lui… et non moins heureusement pour moi-même, car un instant de plus et je le tirais à bas de son siège. À l’hôtel, dès mon entrée je jetai autour de moi des regards si farouches que le personnel en frémit ; et sans oser même échanger un clin d’œil en ma présence, on prit mes ordres avec obséquiosité, et me conduisant à un salon particulier, on m’y apporta aussitôt de quoi écrire. Hyde en péril de mort était un être nouveau pour moi : agité d’une colère désordonnée, il n’eût reculé devant aucun crime, et n’aspirait qu’à infliger de la douleur. Mais la créature était non moins astucieuse : d’un grand effort de volonté, elle maîtrisa sa rage, composa ses deux importantes missives, l’une pour Lanyon et l’autre pour Poole ; et afin d’obtenir la preuve matérielle de leur expédition, donna l’ordre de les faire recommander.

Après quoi, Hyde resta toute la journée assis devant le feu, à se ronger les ongles, dans le salon particulier ; il y dîna seul avec ses craintes, servi par le garçon qui tremblait visiblement sous son regard ; et lorsque la nuit fut tout à fait tombée, il partit de là, tassé dans le fond d’un cab fermé, et se fit conduire de côté et d’autre par les rues de la ville. Il, dis-je, et non pas : je. Ce fils de l’enfer n’avait plus rien d’humain, rien ne vivait en lui que la peur et la haine. À la fin, s’imaginant que le cocher concevait peut-être des soupçons, il renvoya le cab et s’aventura à pied, affublé de ses habits incongrus qui le désignaient à la curiosité, au milieu de la foule nocturne, tandis que ces deux viles passions faisaient en lui comme une tempête. Il marchait vite, fouaillé par ses craintes, parlant tout seul, cherchant les voies les moins fréquentées, comptant les minutes qui le séparaient encore de minuit. À un moment donné, une femme l’aborda, lui offrant, je crois, des boîtes d’allumettes. Il la frappa au visage, et elle prit la fuite.

Lorsque je revins à moi chez Lanyon, l’horreur que j’inspirais à mon vieil ami m’affecta un peu : je ne sais ; en tout cas ce ne fut qu’une goutte d’eau dans la mer, à côté de la répulsion avec laquelle je me remémorais ces heures. Un changement s’était produit en moi. C’était non plus la crainte du gibet, mais bien l’horreur d’être Hyde qui me déchirait. Je reçus comme dans un songe les malédictions de Lanyon ; comme dans un songe, je regagnai ma demeure et me mis au lit. Je dormis, après cette accablante journée, d’un sommeil dense et poignant que ne réussissaient pas à interrompre les cauchemars qui me tordaient. Je m’éveillai le matin, brisé, affaibli, mais apaisé. Je ne cessais pas de haïr et de craindre la pensée de la bête assoupie en moi ; mais j’étais une fois de plus chez moi, dans ma propre demeure et à portée de mes drogues ; et ma reconnaissance à l’égard de mon salut brillait dans mon âme d’un éclat rivalisant presque avec celui de l’espérance.

Je me promenais à petits pas dans la cour après le déjeuner, humant avec délices la froidure de l’air, quand je fus envahi à nouveau par ces indescriptibles symptômes annonciateurs de la métamorphose ; et je n’eus que le temps de regagner l’abri de mon cabinet, avant d’être à nouveau en proie aux rages et aux passions délirantes de Hyde. Il me fallut en cette occasion doubler la dose pour me rappeler à moi-même. Hélas ! six heures plus tard, comme j’étais assis à regarder tristement le feu, les douleurs me reprirent, et je dus une fois encore avoir recours à la drogue. Bref, à partir de ce jour, ce ne fut plus que par une sorte de gymnastique épuisante, et sous l’influence immédiate de la drogue, que je me trouvai capable de revêtir la forme de Jekyll. À toute heure du jour et de la nuit, j’étais envahi du frisson prémonitoire ; il me suffisait principalement de m’endormir, ou même de somnoler quelques minutes dans mon fauteuil pour m’éveiller immanquablement sous la forme de Hyde.

La menace continuelle de cette calamité imminente et les privations de sommeil que je m’imposai alors, et où j’atteignis les extrêmes limites de la résistance humaine, eurent bientôt fait de moi, en ma personne réelle, un être rongé et épuisé par la fièvre, déplorablement affaibli de corps aussi bien que d’esprit et possédé par une unique pensée : l’horreur de mon autre moi. Mais lorsque je m’endormais, ou lorsque la vertu du remède s’épuisait, je tombais quasi sans transition (car les tourments de la métamorphose devenaient chaque jour moins marqués) à la merci d’une imagination débordant d’images terrifiantes, d’une âme bouillonnant de haines irraisonnées, et d’un corps qui me semblait trop faible pour résister à une telle dépense de frénétiques énergies. Les facultés de Hyde semblaient s’accroître de tout ce que perdait Jekyll. Du moins la haine qui les divisait était alors égale de part et d’autre. Chez Jekyll, c’était une question de défense vitale. Il connaissait désormais la plénière difformité de cette créature qui partageait avec lui quelques-uns des phénomènes de la conscience, et qui serait sa co-héritière à une même mort ; et, en sus de ces liens de communauté, qui constituaient par eux-mêmes les plus âcres de ses détresses, il voyait en Hyde, malgré toute sa puissante vitalité, un être non seulement infernal mais inorganique.

Ceci était le plus révoltant : que le limon de l’abîme en vînt à s’exprimer par le cri et par le verbe ; que l’amorphe poussière gesticulât et péchât ; que ce qui était inerte et n’avait pas de forme, pût usurper les fonctions de la vie. Et ceci encore : que cette larve monstrueuse fût associée à lui plus intimement qu’une épouse, plus intimement que la prunelle de ses yeux, qu’elle fût emprisonnée dans sa chair, où il l’entendait murmurer, où il la sentait s’efforcer vers la liberté ; qu’à chaque heure de faiblesse, et dans l’abandon du sommeil, elle prévalût contre lui et le dépossédât de son être. La haine de Hyde envers Jekyll était d’un ordre différent. Sa terreur du gibet le poussait naturellement à commettre un suicide provisoire et à reprendre sa situation subordonnée de partie au lieu d’individu ; mais il abhorrait cette nécessité, il abhorrait la mélancolie où s’enfonçait de plus en plus Jekyll, et il lui en voulait du dégoût avec lequel ce dernier le considérait. De là provenaient les mauvais tours qu’il me jouait sans cesse, griffonnant de ma propre écriture des blasphèmes en marge de mes livres, brûlant les lettres et déchirant le portrait de mon père ; et certes, n’eût été sa crainte de la mort, il se fût depuis longtemps détruit afin de m’entraîner dans sa perte. Mais il a pour la vie un amour prodigieux ; je vais plus loin : moi que sa seule idée glace et rend malade, lorsque je songe à la bassesse et à la fureur de cet attachement, et lorsque je considère à quel point il redoute mon pouvoir de l’en priver par le suicide, je suis presque tenté de le plaindre.

Il serait vain de prolonger cette analyse, et le temps ne m’est, hélas ! que trop mesuré ; il suffit de savoir que personne n’a jamais souffert semblables tourments, et malgré tout, à ceux-ci l’habitude apporta, non pas une atténuation, mais un certain endurcissement de l’âme, une sorte d’acceptation désespérée ; et mon châtiment aurait pu se prolonger des années, sans la dernière calamité qui me frappe aujourd’hui, et qui va me séparer définitivement de ma propre apparence et de mon individualité. Ma provision du fameux sel, non renouvelée depuis le jour de ma première expérience, touchait à sa fin. J’en fis venir une nouvelle commande, et mixtionnai le breuvage. L’ébullition se produisit, comme le premier changement de couleur, mais non pas le second : je l’absorbai sans aucun résultat. Vous apprendrez de Poole comme quoi je lui ai fait courir tout Londres : en vain, et je reste aujourd’hui persuadé que mon premier achat était impur, et que cette impureté ignorée donnait au breuvage son efficacité.

Près d’une semaine a passé depuis lors, et voici que j’achève cette relation sous l’influence de la dernière dose de l’ancien produit. Voici donc, à moins d’un miracle, la dernière fois que Henry Jekyll peut penser ses propres pensées ou voir dans le miroir son propre visage (combien lamentablement altéré !). Du reste, il ne faut pas que je tarde trop longtemps à cesser d’écrire. Si mon présent récit a jusqu’à cette heure évité d’être anéanti, c’est grâce à beaucoup de précautions alliées à non moins beaucoup d’heureuse chance. Si les affres de la métamorphose venaient à s’emparer de moi tandis que j’écris, Hyde mettrait ce cahier en morceaux ; mais s’il s’est écoulé un peu de temps depuis que je l’ai rangé, son égoïsme prodigieux et son immersion dans la minute présente le sauveront probablement une fois encore des effets de sa rancune simiesque. Et d’ailleurs la fatalité qui va se refermant sur nous deux l’a déjà changé et abattu. Dans une demi-heure d’ici, lorsqu’une fois de plus et pour jamais je revêtirai cette personnalité haïe, je sais par avance que je resterai dans mon fauteuil à trembler et à pleurer, ou que je continuerai, dans un démesuré transport de terreur attentive, à arpenter de long en large cette pièce… mon dernier refuge sur la terre… en prêtant l’oreille à tous les bruits menaçants. Hyde mourra-t-il sur l’échafaud ? Ou bien trouvera-t-il au dernier moment le courage de se libérer lui-même ? Dieu le sait ; et peu m’importe : c’est ici l’heure véritable de ma mort, et ce qui va suivre en concerne un autre que moi. Ici donc, en déposant la plume et en m’apprêtant à sceller ma confession, je mets un terme à la vie de cet infortuné Henry Jekyll.

 

 FIN

 

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6 juin 2013

C'est un beau jour de pluie, Éric-Emmanuel Schmitt

 

Cette nouvelle est extraite du recueil : "Odette Toulemonde et autres histoires"

300 T copie

 

 

C’est un beau jour de pluie

 

 

Maussade, elle regardait la pluie s’abattre sur la forêt landaise.

— Quel sale temps !

— Tu te trompes, ma chérie.

— Quoi ? Viens mettre le nez dehors. Tu verras à quel point le ciel dégouline !

— Justement.

Il s’avança sur la terrasse, approcha le jardin à la limite des gouttes et, narines gonflées, oreilles dressées, nuque renversée pour mieux sentir le souffle humide sur sa figure, il murmura les yeux mi-clos en reniflant le ciel mercure :

— C’est un beau jour de pluie.

Il semblait sincère. Ce jour-là, elle acquit deux certitudes définitives : il l’agaçait profondément et, si elle le pouvait, elle ne le quitterait jamais.

 

Hélène ne se souvenait pas d’avoir vécu un moment parfait. Petite, elle interloquait déjà ses parents par son attitude, rangeant sans cesse sa chambre, changeant de vêtements à la moindre tache, tressant ses nattes jusqu’à obtenir une impeccable symétrie ; elle frémit d’horreur lorsqu’on l’emmena applaudir le ballet Le Lac des cygnes car elle seule remarqua que les alignements des danseuses manquaient de rigueur, que les tutus ne retombaient pas ensemble et qu’à chaque fois une ballerine – jamais la même ! – brisait les mouvements collectifs ; à l’école, elle prenait grand soin de ses affaires et le maladroit qui lui rendait un livre corné provoquait ses larmes, lui retirant, dans le secret de sa conscience, une couche de la mince confiance qu’elle plaçait en l’humanité. Adolescente, elle conclut que la nature ne valait pas mieux que les hommes quand elle constata que ses deux seins – ravissants, de l’avis général – n’avaient pas exactement une forme identique, qu’un de ses pieds s’obstinait à faire du trente-huit et l’autre du trente-huit et demi, et que sa taille ne dépasserait pas, malgré ses efforts, un mètre soixante et onze – un mètre soixante et onze – est-ce un chiffre, ça ? Adulte, elle survola des études de droit et fréquenta surtout les bancs de l’université pour se fournir en fiancés.

Peu de jeunes filles accumulèrent autant d’aventures qu’Hélène. Celles qui frôlèrent sa performance collectionnaient les amants par voracité sexuelle ou instabilité mentale ; Hélène, elle, collectionnait par idéalisme. Chaque nouveau garçon lui semblait, enfin, le bon ; dans l’étonnement de la rencontre, dans le charme des premiers échanges, elle parvenait à lui prêter les qualités dont elle rêvait ; quelques jours et nuits plus tard, lorsque l’illusion tombait et qu’il lui apparaissait tel qu’il était, elle l’abandonnait avec autant de fermeté qu’elle l’avait attiré.

 

Hélène souffrait de vouloir faire coexister deux exigences qui se répugnent : l’idéalisme et la lucidité.

À raison d’un prince charmant par semaine, elle finit par se dégoûter d’elle et des hommes. En dix ans, la jeune fille enthousiaste et naïve devint une trentenaire cynique, désabusée. Heureusement, son physique n’en portait aucune trace car sa blondeur lui procurait de l’éclat, sa vivacité sportive passait pour de l’enjouement, et sa peau lumineuse gardait ce velours pâle qui donnait à toute lèvre l’envie de l’embrasser.

Quand Antoine l’aperçut lors d’une conciliation d’avocats, c’est lui qui tomba amoureux. Elle lui permit d’entreprendre une cour ardente car il lui était indifférent. Trente-cinq ans, ni beau ni laid, sympathique, beige de peau, de cheveu et d’œil, il n’avait de remarquable que sa taille ; perché à deux mètres, il s’excusait de dépasser ses contemporains par un sourire constant et une légère voussure des épaules. On s’accordait à juger son cerveau supérieurement équipé mais aucune intelligence n’impressionnait Hélène qui ne s’en estimait pas dépourvue. L’inondant d’appels, de lettres spirituelles, de bouquets, d’invitations à des soirées originales, il se montra si drôle, si constant et si vif qu’Hélène, un peu par désœuvrement et beaucoup parce qu’elle n’avait épinglé aucun spécimen aussi gigantesque dans son herbier d’amants, l’autorisa à croire qu’il l’avait séduite.

Ils couchèrent ensemble. Le bonheur que cela apporta à Antoine fut sans rapport avec le plaisir qu’en retira Hélène. Elle toléra néanmoins qu’il continue.

Leur liaison durait depuis plusieurs mois.

À l’entendre, il vivait le grand amour. Dès qu’il l’emmenait au restaurant, il ne pouvait s’empêcher de l’inclure dans ses plans d’avenir : cet avocat recherché par tout Paris la voulait pour épouse et pour mère de ses enfants. Hélène, elle, se taisait en souriant. Par respect ou par peur, il n’osait la forcer à répondre. Que pensait-elle ?

En fait, elle n’aurait su le formuler. Certes, l’aventure s’attardait plus qu’à l’ordinaire mais elle évitait de s’en rendre compte et d’en tirer des conclusions. Elle le trouvait… comment dire ?… « agréable », oui, elle n’aurait pas choisi de mot plus fort ou plus chaleureux pour définir la sensation qui la retenait, pour l’instant, de rompre. Puisqu’elle allait bientôt le repousser, pourquoi se presser ?

Afin de se rassurer, elle avait dressé l’inventaire des défauts d’Antoine. Physiquement, il était un faux maigre ; déshabillé, son long corps laissait apparaître un petit ventre de bébé qui, à n’en pas douter, allait prospérer dans les années à venir. Sexuellement, il faisait durer les choses au lieu de les répéter. Intellectuellement, quoique brillant ainsi que le prouvaient sa carrière et ses diplômes, il parlait les langues étrangères beaucoup moins bien qu’elle. Moralement, il se révélait confiant, naïf à la frontière de l’ingénuité…

Cependant, aucune de ces tares ne justifiait une suspension immédiate de leur relation ; ces imperfections émouvaient Hélène. Ce minime coussin de graisse entre le sexe et le nombril offrait une oasis rassurante sur ce grand corps osseux de mâle ; elle appréciait d’y poser sa tête. Un lent moment de plaisir suivi d’un intense sommeil lui convenait mieux désormais qu’une nuit incohérente avec un étalon, courtes siestes découpées en brefs plaisirs. Les précautions avec lesquelles il s’aventurait dans les langues étrangères étaient à la mesure de l’absolue perfection avec laquelle il maniait sa langue natale. Quant à sa candeur, elle la reposait ; en société, Hélène apercevait d’abord la médiocrité des individus, leur étroitesse, leur lâcheté, leur jalousie, leur insécurité, leur peur ; sans doute parce que ces sentiments étaient présents en elle, elle les reconnaissait vivement chez les autres ; Antoine, lui, prêtait de nobles intentions aux gens, des mobiles valeureux, idéaux, comme s’il n’avait jamais soulevé le couvercle d’un esprit pour découvrir à quel point ça puait, ça grouillait.

Puisqu’elle repoussait les tentatives de présentation aux parents, ils consacraient le samedi et le dimanche à des loisirs de citadins : cinéma, théâtre, restaurant, flâneries dans les librairies et les expositions.

En mai, la possibilité de traverser quatre jours sans travail les avait incités à partir : Antoine l’avait invitée dans une villa-hôtel des Landes qui bordait la forêt de pins et les plages de sable blanc. Habituée à d’interminables vacances familiales au bord de la Méditerranée, Hélène s’était réjouie de découvrir l’océan et ses vagues tonitruantes, d’admirer les surfeurs ; elle avait même projeté d’aller bronzer dans les dunes naturistes…

Hélas, le petit-déjeuner à peine fini, l’orage qui menaçait se déclencha.

— C’est un beau jour de pluie, avait-il dit, appuyé contre la balustrade donnant sur le parc. Alors qu’elle avait l’impression de se trouver soudain en prison derrière des barreaux de pluie, obligée de subir des heures chargées d’ennui, il abordait la journée avec un appétit égal à celui qu’il aurait éprouvé sous un ciel resplendissant.

— C’est un beau jour de pluie.

Elle lui demanda en quoi un jour de pluie pouvait être beau : il lui énuméra les nuances de couleurs que prendraient le ciel, les arbres et les toits lorsqu’ils se promèneraient tantôt, de la puissance sauvage avec laquelle leur apparaîtrait l’océan, du parapluie qui les rapprocherait pendant la marche, de la joie qu’ils auraient à se réfugier ici pour un thé chaud, des vêtements qui sécheraient auprès du feu, de la langueur qui en découlerait, de l’opportunité qu’ils auraient de faire plusieurs fois l’amour, du temps qu’ils prendraient à se raconter leur vie sous les draps du lit, enfants protégés par une tente de la nature déchaînée…

Elle l’écoutait. Ce bonheur qu’il éprouvait lui paraissait abstrait. Elle ne le ressentait pas. Cependant une abstraction de bonheur vaut mieux que pas de bonheur. Elle décida de le croire.

 

Ce jour-là, elle tenta d’entrer dans la vision d’Antoine.

Lors de la promenade au village, elle s’efforça de remarquer les mêmes détails que lui, le vieux mur de pierres plutôt que la gouttière percée, le charme des pavés plutôt que leur inconfort, l’aspect kitsch des vitrines plutôt que leur ridicule. Elle avait certes du mal à s’extasier devant le travail d’un potier – tripoter de la boue en plein XXIe siècle alors qu’on trouve partout des saladiers en plastique – ou à s’esbaudir au tressage d’un panier d’osier – ça lui rappelait ces épouvantables séances de travaux manuels au collège au cours desquelles on la contraignait à fabriquer des cadeaux ringards que fêtes des pères et fêtes des mères ne lui permettaient pas d’écouler. Surprise, elle constata que les magasins d’antiquités ne filaient pas le cafard à Antoine ; il y appréciait la valeur des objets tandis qu’elle y reniflait la mort.

En cheminant sur la plage que le vent n’avait pas le temps de sécher entre deux averses, parce qu’elle s’enfonçait dans un sable aussi lourd qu’un ciment en train de prendre, elle ne put s’empêcher de pester :

— La mer un jour de pluie, merci !

— Enfin, qu’aimes-tu ? La mer ou le soleil ? L’eau est là, l’horizon est là, l’immensité aussi !

Elle avoua qu’auparavant elle n’avait guère regardé la mer ni la côte, qu’elle se contentait de profiter du soleil.

— C’est pauvre, ta perception : réduire les paysages au soleil.

Elle concéda qu’il avait raison. Non sans dépit, elle se rendait compte, à son bras, que le monde était beaucoup plus riche pour lui que pour elle car il y cherchait des occasions d’étonnement et il les trouvait.

Lors du déjeuner, ils s’attablèrent dans une auberge qui, quoique chic, avait été conçue selon un style folklorique.

— Et ça ne te gêne pas ?

— Quoi ?

— Que ça ne soit pas vrai, cette auberge, ces meubles, ce service ? Que le décor n’ait été conçu que pour des clients comme toi, pour des pigeons comme toi. Du tourisme haut de gamme mais du tourisme quand même !

— Cet endroit est réel, sa cuisine est réelle, et je m’y tiens réellement avec toi.

Sa sincérité la désarmait. Elle insista néanmoins :

— Ainsi, ici, il n’y a rien qui te choque ?

Il jeta un œil discret alentour.

— Je trouve l’atmosphère agréable et les gens charmants.

— Les gens sont horribles !

— Que dis-tu ? Ils sont normaux.

— Tiens, la serveuse, là. Elle est terrifiante.

— Allons, elle a vingt ans, elle…

— Si. Elle a les yeux rapprochés. Tout petits et très rapprochés.

— Et alors ? Je ne l’avais pas remarqué. Elle non plus, à mon avis, car elle m’a l’air assez sûre de son charme.

— Heureusement, sinon elle aurait de quoi se suicider ! Et tiens, celui-là, le sommelier : il lui manque une dent sur le côté. Tu n’as pas noté que je n’arrivais pas à le fixer quand il s’adressait à nous ?

— Enfin, Hélène, tu ne vas pas t’empêcher de communiquer avec quelqu’un sous prétexte qu’il lui manque une dent ?

— Si.

— Allons, il ne devient pas un sous-homme indigne de ton respect. Tu me taquines : l’humanité ne tient pas à une dentition parfaite.

Lorsqu’il résumait ses remarques à de grandes assertions théoriques comme celle-là, elle se sentait balourde d’insister.

— Quoi d’autre ? demanda-t-il.

— Par exemple, les convives de la table voisine.

— Eh bien ?

— Ils sont vieux.

— C’est un défaut ?

— Tu voudrais que je sois pareille ? La peau flasque, le ventre gonflé, les seins qui tombent ?

— Si tu m’y autorises, je crois que je t’aimerai lorsque tu seras vieille.

— Ne dis pas n’importe quoi. Et la gamine, là-bas ?

— Quoi ? Qu’est-ce qu’elle peut avoir, cette pauvre gamine ?

— Elle a l’air d’une chipie. Et elle n’a pas de cou. Remarque, il faudrait plutôt la plaindre… quand on voit ses parents !

— Quoi, ses parents ?

— Le père porte une perruque et la mère a un goitre !

Il éclata de rire. Il ne la croyait pas, il pensait qu’elle piquait ces détails dans l’intention d’improviser un sketch amusant. Or Hélène était réellement indisposée par ce qui lui sautait aux yeux.

Lorsqu’un garçon de dix-huit ans aux cheveux flottants vint leur apporter le café, Antoine se pencha vers elle.

— Et lui ? Il est beau gosse. Je ne vois pas ce que tu pourrais lui reprocher.

— Tu ne vois pas ? Il a la peau grasse et des points noirs sur le nez. Ses pores sont énormes… dilatés !

— J’imagine pourtant que toutes les filles du coin lui courent après.

— En plus, il a le genre « propre en apparence ». Attention ! Hygiène douteuse ! Panaris sur l’orteil. Avec lui, tu peux craindre des surprises au déballage.

— Là, tu fabules ! J’ai remarqué qu’il sentait l’eau de toilette.

— Justement, très mauvais signe, ça ! Ce ne sont pas les garçons les plus propres qui s’inondent de parfum.

Elle faillit ajouter « crois-moi, je sais de quoi je parle » mais elle retint cette allusion à son passé de collectionneuse d’hommes ; après tout, elle ignorait ce qu’Antoine en savait, lui qui, par chance, venait d’une autre université.

Il riait tant qu’elle se tut.

Les heures qui suivirent, elle eut l’impression de marcher sur un fil au-dessus du vide : un seul moment d’inattention et elle tombait dans le gouffre de l’ennui. Plusieurs fois elle en perçut bien l’épaisseur – de l’ennui –, il l’attirait, il lui enjoignait de sauter, de le rejoindre ; elle subissait le vertige, cette tentation de plonger. Elle se cramponna donc à l’optimisme d’Antoine

qui, intarissable, le sourire aux lèvres, lui décrivait le monde tel qu’il le ressentait. Elle s’accrochait à sa foi rayonnante.

En fin d’après-midi, de retour à la villa, ils firent longuement l’amour et il s’ingénia tant à lui donner du plaisir que, refoulant son agacement, elle ferma les yeux sur les détails qui l’accablaient et lutta pour se prêter au jeu.

Elle parvint épuisée au crépuscule. Lui ne soupçonnait même pas l’ampleur du combat qu’elle avait livré au cours de la journée.

Dehors, le vent voulait rompre les pins comme des mâts.

Le soir, au-dessus des bougies, sous les poutres peintes d’un plafond plusieurs fois centenaire, alors qu’ils buvaient un vin capiteux dont le nom seul l’avait fait saliver, il lui demanda :

— Quitte à devenir l’homme le plus malheureux de la terre, je voudrais que tu me répondes : veux-tu bien être la femme de ma vie ?

Elle était à bout de nerfs.

— Malheureux, toi ? Tu n’en es pas capable. Tu prends tout bien.

— Je t’assure que si ta réponse est négative, je serai très mal. Je mets mon espoir en toi. Toi seule as le pouvoir de me rendre heureux ou malheureux.

Somme toute, c’était banal, ce qu’il lui débitait, le flafla habituel de la demande en mariage… Mais venant de lui, ces deux mètres d’énergie positive, ces quatre-vingt-dix kilos de chair prête à jouir, ça la flattait.

Elle se demanda si le bonheur ne pouvait pas être contagieux… Aimait-elle Antoine ? Non. Il la valorisait, il l’amusait. Il l’agaçait aussi, avec son optimisme indécrottable. Elle suspecta qu’au fond elle ne le supportait pas tant il se révélait différent. Épouse-t-on son ennemi intime ? Sans doute pas. En même temps, de quoi avait-elle besoin, elle qui se levait de mauvaise humeur, qui trouvait tout laid, imparfait, inutile ? De son contraire. Or son contraire, Antoine, indéniablement, l’était. Si elle n’aimait pas Antoine, il était cependant clair qu’elle avait besoin d’Antoine. Ou de quelqu’un semblable à Antoine. En connaissait-elle d’autres ? Oui. Sûrement. À l’instant, ça ne lui revenait pas mais elle pouvait encore attendre, elle ferait mieux d’attendre. Combien de temps ? Les autres seraient-ils aussi patients qu’il l’avait été ? Et elle, aurait-elle la patience d’attendre davantage ? Attendre quoi, en outre ? Elle se foutait des hommes, elle ne comptait pas se marier, il n’était pas dans son intention de pondre ni d’élever des enfants. En plus, demain le ciel ne s’améliorerait pas et il serait encore plus difficile d’échapper à l’ennui.

Pour toutes ces raisons, elle répondit rapidement :

— Oui.

 

 

De retour à Paris, ils annoncèrent leurs fiançailles et leur prochain mariage. Les proches d’Hélène s’exclamaient avec admiration :

– Comme tu as changé !

Au début, Hélène ne répondait pas ; puis, afin de savoir jusqu’où ils pouvaient aller, elle leur glissait pour les encourager :

— Ah oui ? Tu trouves ? Vraiment ?

Ils tombaient alors dans le piège et se mettaient à développer :

— Oui, on n’aurait jamais cru qu’un homme te calmerait. Avant, personne ne trouvait grâce à tes yeux, rien n’était assez bien pour toi. Même toi. Tu étais sans pitié. On était persuadés que ni homme, ni femme, ni chien, ni chat, ni poisson rouge n’arriveraient à t’intéresser plus de quelques minutes.

— Antoine y est arrivé.

— Quel est son secret ?

— Je ne le dirai pas.

— C’est peut-être ça, l’amour ! Comme quoi il ne faut pas désespérer.

Elle ne démentait pas. En réalité, elle seule savait qu’elle n’avait pas changé. Elle se taisait, rien d’autre. Dans sa conscience, la vie continuait à lui apparaître moche, idiote, imparfaite, décevante, frustrante, insatisfaisante ; mais ses jugements ne franchissaient plus la porte de sa bouche. Que lui avait apporté Antoine ? Une muselière. Elle montrait moins les dents, elle retenait ses pensées.

Elle se savait toujours incapable de perceptions positives, elle continuait à voir sur un visage, sur une table, dans un appartement, dans un spectacle, l’impardonnable faute qui l’empêchait d’apprécier. Son imagination continuait à remodeler les faces, à rectifier les maquillages, à corriger la position des nappes, des serviettes, des couverts, à descendre des cloisons et en remonter d’autres, à balancer des meubles à la décharge, à arracher les rideaux, à remplacer la jeune première sur scène, à couper le deuxième acte, à supprimer le dénouement du film ; lorsqu’elle rencontrait de nouveaux individus, elle détectait autant qu’avant leur sottise ou leurs faiblesses mais elle ne formulait plus ces déceptions.

Un an après son mariage qu’elle décrivit comme « le plus beau jour de sa vie », elle mit au monde un enfant qu’elle trouva laid et mou lorsqu’on le lui tendit. Antoine cependant le surnomma « Maxime » et « mon amour » ; elle s’astreignit à l’imiter ; dès lors, l’insupportable bout de chair pisseur, chieur et criard qui lui avait d’abord déchiré les entrailles devint pendant quelques années l’objet de toutes ses attentions. Une petite « Bérénice » le suivit, dont elle détesta d’emblée l’indécente touffe de cheveux, pour qui elle adopta pourtant le même comportement de mère modèle.

Hélène se supportait si peu qu’elle avait décidé d’enfouir son jugement afin de ne garder, en chaque circonstance, que le regard d’Antoine. Elle ne vivait qu’à sa surface, retenant prisonnière à l’intérieur une femme qui continuait à mépriser, critiquer, vitupérer, qui frappait à la porte de sa cellule et criait en vain à travers le vasistas. Pour se garantir la comédie du bonheur, elle s’était transformée en gardienne de prison.

Antoine la contemplait toujours avec un amour débordant ; il murmurait « la femme de ma vie » en lui flattant la croupe ou en lui déposant des baisers dans le cou.

— La femme de sa vie ? Au fond, ce n’est pas grand-chose, disait la prisonnière.

— C’est déjà ça, répondait la gardienne.

Voilà. Ce n’était pas le bonheur, c’en était l’apparence. Le bonheur par procuration, le bonheur par influence.

— Une illusion, disait la prisonnière.

— Ta gueule, répondait la gardienne.

Aussi Hélène hurla-t-elle quand on lui apprit qu’Antoine venait de s’écrouler dans une allée.

Si elle courut si vite à travers le jardin, c’était pour nier ce qu’on tentait de lui annoncer. Non, Antoine n’était pas mort. Non, Antoine n’avait pas pu s’effondrer au soleil. Non, Antoine, quoique fragile du cœur, ne pouvait pas s’arrêter de vivre comme ça. Rupture d’anévrisme ? Ridicule… Rien ne pouvait mettre à bas une grande carcasse pareille. Quarante-cinq ans, ce n’est pas un âge pour mourir. Bande d’idiots ! Troupe de menteurs !

Pourtant, en se jetant sur le sol, elle remarqua vite que ce n’était plus Antoine mais un cadavre qui gisait près de la fontaine. Un autre. Un mannequin de chair et d’os. La ressemblance d’Antoine. Elle ne ressentait plus cette énergie qu’il émettait, cette centrale électrique à laquelle elle avait tant besoin de s’alimenter. Un double pâle et froid.

Elle pleura, recroquevillée, incapable de dire quelque chose, tenant entre ses doigts les mains déjà glaciales qui lui avaient tant donné. Le médecin et les infirmiers durent séparer les époux de force.

— Nous comprenons, madame, nous comprenons. Croyez que nous comprenons bien.

Non, ils ne comprenaient rien. Elle qui ne se serait sentie ni épouse ni mère si Antoine n’avait pas été là, comment allait-elle devenir veuve ? Veuve sans lui ? S’il disparaissait, comment parviendrait-elle à se comporter ?

À l’enterrement, elle ne respecta aucune des bienséances et médusa la foule par la violence de son chagrin. Au-dessus de la fosse, avant qu’on ne descende le corps en terre, elle s’allongea sur le cercueil et s’y agrippa pour le retenir.

Seule l’insistance de ses parents, puis de ses enfants – quinze et seize ans – parvint à lui faire lâcher prise.

La boîte s’enfonça.

Hélène se mura dans le silence.

 

Son entourage appela cet état « sa dépression ». En vérité, c’était beaucoup plus grave.

Elle surveillait maintenant deux recluses en elle. Aucune n’avait plus droit à la parole. Le mutisme déclinait une volonté de ne plus penser. Ne plus penser comme Hélène avant Antoine. Ne plus penser comme l’Hélène d’Antoine. Les deux ayant achevé leur temps, elle n’avait plus la force d’en inventer une troisième.

Conversant peu, se cantonnant aux rituels bonjour-merci-bonsoir, elle se tenait propre, portait sans cesse les mêmes affaires, et attendait la nuit comme une délivrance, quoique à ce moment-là, parce que le sommeil la fuyait, elle se contentât d’effectuer un ouvrage de crochet devant la télé allumée, sans prêter attention aux images ni aux sons, uniquement préoccupée par la succession de ses points. Puisque Antoine l’avait mise à l’abri du besoin – argent placé, rentes, maisons –, elle se contentait, une fois par mois, de feindre d’écouter le comptable familial. Ses enfants, lorsqu’ils eurent enfin cessé d’espérer qu’ils pouvaient soigner ou aider leur mère, empruntèrent les traces de leur père et se consacrèrent à leurs brillantes études.

Quelques années s’écoulèrent.

En apparence, Hélène vieillissait bien. Elle prenait soin de son corps – poids, peau, muscles, souplesse – ainsi qu’on nettoie une collection de figurines en porcelaine dans une vitrine. Quand elle se surprenait au miroir, elle apercevait un objet de musée, la mère digne, triste et bien conservée qu’on sort de temps en temps pour une réunion de famille, un mariage, un baptême, ces cérémonies bruyantes, bavardes, voire inquisitoriales, qui lui coûtaient. Pour le silence, elle n’avait pas relâché sa vigilance. Elle ne pensait rien, n’exprimait rien. Jamais.

Un jour, malgré elle, elle fut traversée par une idée.

Si je voyageais ? Antoine adorait voyager. Ou plutôt, Antoine n’avait qu’un désir en dehors du travail, celui de voyager. Puisqu’il n’a pas eu le temps de réaliser son rêve, je pourrais l’accomplir à sa place…

Elle s’aveugla sur sa motivation : pas une seconde elle n’y soupçonna un retour à la vie ni un acte amoureux. Si elle avait conçu qu’elle allait, en préparant ses bagages, tenter de retrouver le regard bienveillant d’Antoine sur l’univers, elle se serait interdit de continuer. Après de brefs adieux à Maxime et Bérénice, elle commença son périple. Pour elle, voyager consistait à aller de grand hôtel en grand hôtel autour du globe. Ainsi séjourna-t-elle dans de luxueuses suites en Inde, en Russie, en Amérique et au Moyen-Orient. Chaque fois, elle dormait et tricotait devant un écran éclairé qui débitait une autre langue. Chaque fois, elle s’obligeait à s’inscrire à quelques excursions parce que Antoine lui aurait reproché de ne pas les entreprendre, mais ses yeux ne s’écarquillaient pas devant ce qu’elle découvrait : elle vérifiait en trois dimensions la justesse des cartes postales exposées dans le hall de l’hôtel, guère davantage… Avec ses sept valises en maroquin bleu pâle, elle transportait son incapacité à vivre. Seuls le départ d’un lieu pour un autre, le transit dans les aéroports, les difficultés des correspondances la passionnaient furtivement : elle avait alors la sensation qu’il allait se passer quelque chose… Sitôt parvenue à destination, elle retrouvait le monde des taxis, des porteurs, des portiers, des liftiers, des femmes de chambre et tout rentrait dans l’ordre.

Si elle n’avait pas davantage de vie intérieure, elle avait gagné une vie extérieure. Déplacements, arrivées en de nouveaux lieux, départs, nécessité de parler, découverte de différentes monnaies, choix des plats au restaurant. Cela s’agitait beaucoup autour d’elle. Au fond d’elle, tout demeurait apathique ; ses tribulations avaient eu pour résultat de tuer les deux recluses ; plus personne ne songeait dans sa conscience, ni la maussade, ni l’épouse d’Antoine ; et c’était presque plus confortable, cette espèce de mort totale.

Dans cet état, elle arriva au Cap.

Pourquoi ne put-elle s’empêcher d’être impressionnée ? À cause du nom, Le Cap, promesse qu’on était arrivé au bout de la Terre ?… Parce qu’elle s’était intéressée, lors de ses études de droit, aux drames de l’Afrique du Sud et qu’elle avait signé des pétitions pour l’égalité entre Noirs et Blancs ? Parce que Antoine avait émis l’idée d’y acheter un jour un domaine pour s’y retirer à leurs vieux jours ? Elle n’arriva pas à le démêler…

En tout cas, lorsqu’elle déboula sur la terrasse de l’hôtel qui dominait l’océan, elle remarqua que son cœur battait vite.

— Un bloody mary, s’il vous plaît.

Là encore, elle s’étonna : elle ne commandait guère de bloody marys ! D’ailleurs, elle ne se souvenait pas d’aimer ça.

Elle fixa le ciel d’un gris intense et remarqua que les nuages, noirs d’être si lourds, allaient bientôt crever. L’orage menaçait.

Non loin d’elle, un homme observait lui aussi le spectacle des éléments.

Hélène ressentit un picotement dans le gras des joues. Que se passait-il ? Le sang lui montait à la face ; une pulsation brutale agitait les veines de son cou ; son cœur accélérait. Elle chercha son air. Allait-elle subir une attaque cardiaque ?

Pourquoi pas ? Il faut bien mourir. Allons, c’est l’heure. Autant que ce soit là. Devant un paysage grandiose. Ça devait s’arrêter ici. Voilà donc pourquoi elle avait eu, en gravissant les marches, le pressentiment d’un événement d’importance.

Pendant quelques secondes, Hélène ouvrit ses mains, apaisa son souffle et se prépara à s’éteindre. Fermant ses paupières, rejetant sa tête en arrière, elle se considéra prête : elle consentait à la mort.

Rien ne se passa.

Non seulement elle ne perdit pas conscience mais, quand elle rouvrit les yeux, elle fut obligée de constater qu’elle allait mieux. Quoi ? On ne pouvait pas commander à son corps de mourir ! On ne pouvait pas expirer, comme ça, aussi facilement que l’on éteint la lumière ?

Elle se tourna vers l’homme sur la terrasse.

En short, il laissait échapper de belles jambes puissantes, à la fois musculeuses et élancées. Hélène fixa ses pieds. Depuis combien de temps n’avait-elle pas regardé des pieds d’homme ? Elle ne se souvenait plus qu’elle appréciait ça, les pieds d’homme, ces membres larges qui offrent des qualités si contradictoires, durs aux talons, tendres aux orteils, lisses dessus, râpeux dessous, solides au point de supporter de grands corps, fragiles au point de craindre les caresses. Elle remonta des mollets jusqu’aux cuisses, suivant la tension et la force tapies sous cette peau, et se surprit à avoir envie d’effleurer ces poils blonds, mousse légère douce à sa paume.

Alors qu’elle venait de parcourir le monde et de voir mille sortes d’habillements, elle trouva son voisin audacieux. Comment osait-il exhiber ses jambes ainsi ? Son short n’était-il pas indécent ?

Elle l’examina et constata qu’elle avait tort. Son short était tout à fait normal, elle avait déjà vu des centaines d’hommes avec un short équivalent. Alors c’était lui qui…

Sentant qu’on l’observait, il pivota vers elle. Il sourit. Un visage en basane dorée, marqué de rides franches. Quelque chose d’inquiet dans le vert de l’iris.

Confuse, elle sourit à son tour puis s’accrocha au spectacle de l’océan. Qu’allait-il croire ? Qu’elle le draguait. Quelle horreur ! Elle appréciait son expression. Il arborait une figure honnête, sincère, nette, quoique ses traits révélassent une tendance à la tristesse. Quel âge ? Le mien. Eh oui, quelque chose d’approchant, quarante-huit… Peut-être moins car hâlé, sportif, avec de jolies petites rides, il ne doit pas être le genre à se tartiner de crèmes au soleil.

Soudain, il y eut une sorte de silence ; l’air cessa de bourdonner d’insectes ; puis, après quatre secondes, de lourdes gouttes commencèrent à tomber. Des roulements de tonnerre retentirent, confirmant solennellement le début de l’orage. La lumière accentua les contrastes, satura les couleurs et l’humidité s’empara d’eux, telle une vague de vapeur déferlant sur la côte en raz de marée.

— Ah, quel sale temps ! s’exclama l’homme à côté.

Elle se surprit elle-même en s’entendant articuler :

— Non, vous vous trompez. Il ne faut pas dire « Quel sale temps » mais « C’est un beau jour de pluie ».

L’homme se tourna vers Hélène et la scruta.

Elle semblait sincère.

Cette seconde-là, il acquit deux certitudes définitives : il désirait profondément cette femme et, s’il le pouvait, il ne la quitterait jamais.

 

 

FIN

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