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La Chanson Grise
6 juin 2013

Lao-Tseu, Le Tao Te King, le livre de la Voie et de la vertu

 

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Lao Tseu

(- 571 ... - 531)

 TAO TE KING

LE LIVRE DE LA VOIE ET DE LA VERTU

Traduction Stephen Mitchell

 

 

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1

 

Le tao qui peut être exprimé

n’est pas le Tao éternel.

Le nom qui peut être nommé

n’est pas le Nom éternel.

 

L’indicible est l’éternellement réel.

Nommer est l’origine

de toutes choses particulières.

 

Libre du désir, tu comprends le mystère.

Pris dans le désir, tu ne vois que les manifestations.

 

Pourtant mystère et manifestations

jaillissent de la même source.

Cette source s’appelle ténèbres.

 

Ténèbres dans les ténèbres.

La porte vers toute compréhension.

 

 

 

2

 

Lorsque les gens voient certaines choses comme belles,

d’autres deviennent laides.

Lorsque les gens voient certaines choses comme bonnes,

d’autres deviennent mauvaises.

 

Être et non-être se créent l’un l’autre.

Difficile et facile s’entretiennent l’un l’autre.

Long et court se définissent l’un l’autre.

Haut et bas dépendent l’un de l’autre.

Avant et après se suivent l’un l’autre.

 

Ainsi le Maître

agit sans rien faire

et enseigne sans rien dire.

Les choses apparaissent et il les laisse venir ;

les choses disparaissent et il les laisse partir.

Il a, mais ne possède pas,

agit, mais n’attend rien.

Son oeuvre accomplie, il l’oublie.

C’est pourquoi elle dure toujours.

 

 

 

3

 

Si l’on surestime les grands hommes,

les gens deviennent dépendants.

Si l’on surévalue les biens matériels,

les gens commencent à voler.

 

Le Maître dirige

en vidant l’esprit des gens

et en remplissant leur coeur,

en affaiblissant leur ambition

et en renforçant leur courage.

Il aide chacun à perdre tout

ce qu’il sait, tout ce qu’il désire,

et crée la confusion

chez ceux qui pensent savoir.

 

Pratique le non-agir,

et chaque chose prendra sa place.

 

 

 

4

 

Le Tao est tel un puits :

sans cesse utilisé mais jamais tari.

Il est comme le vide éternel :

empli d’infinies possibilités.

 

Il est caché mais toujours présent.

Je ne sais qui lui a donné naissance.

Il est plus ancien que Dieu.

 

 

 

5

 

Le Tao ne prend pas parti ;

il donne naissance au mal comme au bien.

Le Maître ne prend pas parti ;

il accueille les pécheurs comme les saints.

 

Le Tao est comme un soufflet :

il est vide mais infiniment capable.

Plus tu l’utilises, plus il est fécond ;

plus tu en parles, moins tu le comprends.

 

Reste ancré au centre.

 

 

 

6

 

Le Tao est appelé la Grande Mère :

vide mais inépuisable,

il donne naissance à des mondes infinis.

 

Il est toujours présent en toi.

Tu peux l’utiliser comme bon te semble.

 

 

 

7

 

Le Tao est infini, éternel.

Pourquoi est-il éternel ?

Il n’est jamais né ;

ainsi ne peut-il jamais mourir.

Pourquoi est-il infini ?

Il n’a pas de désirs pour lui-même ;

ainsi est-il présent pour tous les êtres.

 

Le Maître reste en retrait ;

c’est pourquoi il est en avance.

Il est détaché de toutes choses ;

c’est pourquoi il est un avec elles.

Parce qu’il s’est libéré de lui-même,

il est parfaitement accompli.

 

 

 

8

 

Le bien suprême est comme l’eau,

qui nourrit toutes choses sans en avoir l’intention.

Elle se contente des places inférieures

que les autres dédaignent.

Ainsi elle est comme le Tao.

 

En ta demeure, vis près du sol.

En pensées, reste simple.

En conflit, sois juste et généreux.

En gouvernant, n’essaie pas de contrôler.

En travaillant, fais ce que tu aimes.

En famille, sois pleinement présent.

 

Lorsque tu te satisfais d’être simplement toi-même

et ne te compares ni ne te mets en compétition,

tout le monde te respecte.

 

 

 

9

 

Emplis ton bol à ras bord

et il débordera.

Aiguise ton couteau sans relâche

et il s’émoussera.

Cours après l’argent et la sécurité

et ton coeur ne s’apaisera jamais.

Soucie-toi de l’approbation des gens

et tu seras leur prisonnier.

 

Fais ton travail, puis retire-toi.

La seule voie vers la sérénité.

 

 

 

10

 

Peux-tu détourner ton esprit de ses errances

et rester dans l’unicité originelle ?

Peux-tu laisser ton corps devenir souple

comme celui d’un nouveau-né ?

Peux-tu purifier ta vision intime

jusqu’à ne rien voir d’autre que la lumière ?

Peux-tu aimer les gens et les diriger

sans leur imposer ta volonté ?

Peux-tu gérer les affaires les plus vitales

en laissant les événements suivre leur cours ?

Peux-tu te distancier de ton propre esprit

et ainsi comprendre toutes choses ?

 

Donner naissance et nourrir,

avoir sans posséder,

agir sans rien attendre,

diriger sans tenter de contrôler :

ceci est la suprême vertu.

 

 

 

11

 

Nous joignons des rayons pour en faire une roue,

mais c’est le vide du moyeu

qui permet au chariot d’avancer.

 

Nous modelons de l’argile pour en faire un vase,

mais c’est le vide au-dedans

qui retient ce que nous y versons.

 

Nous clouons du bois pour en faire une maison,

mais c’est l’espace intérieur

qui la rend habitable.

 

Nous travaillons avec l’être,

mais c’est du non-être dont nous avons l’usage.

 

 

 

12

 

Les couleurs aveuglent l’oeil.

Les sons assourdissent l’oreille.

Les saveurs engourdissent le palais.

Les pensées affaiblissent l’esprit.

Les désirs fanent le coeur.

 

Le Maître observe le monde

mais fait confiance à sa vision intérieure.

Il laisse les choses aller et venir.

Son coeur est ouvert comme le ciel.

 

 

 

13

 

Le succès est aussi dangereux que l’échec.

L’espoir est aussi vain que la peur.

Que signifie: «le succès est aussi dangereux que l’échec»?

Que tu montes ou descendes l’échelle,

ta position est instable.

Lorsque tu as les deux pieds sur le sol,

tu gardes toujours ton équilibre.

 

Que signifie: « l’espoir est aussi vain que la peur » ?

Espoir et peur sont des fantômes

qui naissent de la préoccupation de soi.

Quand nous ne voyons pas le soi comme soi,

qu’avons-nous à craindre ?

 

Vois le monde comme toi-même.

Fais confiance à la vie telle qu’elle est.

Aime le monde comme toi-même ;

alors tu pourras prendre soin de toutes choses.

 

 

 

14

 

Regarde, et tu ne peux le voir.

Écoute, et tu ne peux l’entendre.

Tends la main, et tu ne peux le saisir.

 

En haut, il n’est pas lumineux.

En bas, il n’est pas sombre.

Complet, indicible,

il retourne au royaume du rien.

Forme qui comprend toutes formes,

image sans aucune image,

subtil, au-delà de toute conception.

 

Approche-le et il n’est pas de début ;

suis-le et il n’est pas de fin.

Tu ne peux le connaître, mais tu peux l’être,

sans effort dans ta propre vie.

Comprends simplement d’où tu viens :

ceci est l’essence de la sagesse.

 

 

 

15

 

Les anciens Maîtres étaient profonds et subtils.

Leur sagesse était insondable.

Il est impossible de la décrire ;

tout ce que l’on peut décrire, c’est leur apparence.

 

Ils étaient prudents

comme quelqu’un traversant un ruisseau gelé.

Alertes comme un guerrier en territoire ennemi.

Courtois comme un invité.

Fluides comme la glace fondante.

Modelables comme une pièce de bois brut.

Accueillants comme une vallée.

Clairs comme un verre d’eau.

 

As-tu la patience d’attendre

jusqu’à ce que ta boue se dépose et que l’eau soit claire?

Peux-tu rester immobile

jusqu’à ce que l’action juste survienne d’elle-même ?

 

Le Maître ne recherche pas l’accomplissement.

Ne recherchant rien, n’attendant rien,

il est présent et peut accueillir toutes choses.

 

 

 

16

 

Vide ton esprit de toute pensée.

Laisse ton coeur être en paix.

Observe l’agitation des êtres,

mais contemple leur retour.

 

Chaque être distinct dans l’univers

revient à la source commune.

Revenir à la source, c’est la sérénité.

 

Si tu ne prends pas conscience de la source,

tu t’enfonces dans la confusion et la tristesse.

Quand tu comprends d’où tu viens,

tu deviens naturellement tolérant,

désintéressé, amusé,

bienveillant comme une grand-mère,

digne comme un roi.

Immergé dans la merveille du Tao,

tu peux faire face à tout ce que la vie t’apporte,

et quand vient la mort, tu es prêt.

 

 

 

17

 

Quand le Maître gouverne, les gens

ont à peine conscience qu’il existe.

À défaut, le mieux est un dirigeant qu’on aime.

Puis encore, un qu’on craint.

Le pire est un dirigeant qu’on méprise.

 

Si tu ne donnes pas de responsabilités aux gens,

tu les rends irresponsables.

 

Le Maître ne parle pas, il agit.

Quand son oeuvre est achevée,

les gens disent : « Regarde !

C’est nous qui l’avons fait, tout seuls ! »

 

 

 

18

 

Quand le grand Tao est oublié,

la bonté et la piété apparaissent.

Quand l’intelligence du corps décline,

l’ingéniosité et la connaissance se montrent.

Quand il n’y aucune paix dans la famille,

la piété filiale commence.

Quand le pays sombre dans le chaos,

naît le patriotisme.

 

 

 

19

 

Laisse tomber la sagesse et la sainteté,

et les gens seront cent fois plus heureux.

Laisse tomber la moralité et la justice,

et les gens feront ce qui est juste.

Laisse tomber l’industrie et le profit,

et il n’y aura pas de voleurs.

 

Si ces trois actions sont insuffisantes,

reste simplement au centre du cercle

et laisse toutes choses suivre leurs cours.

 

 

 

20

 

Arrête de penser, et finis-en avec tes problèmes.

Quelle différence y a-t-il entre oui et non ?

Quelle différence y a-t-il entre succès et échec ?

Dois-tu estimer ce qu’estiment les autres,

éviter ce que les autres évitent ?

Ridicule !

 

Les autres sont excités

comme s’ils étaient à la parade.

Moi seul suis indifférent,

moi seul suis sans expression

comme un nouveau-né avant qu’il ne sache sourire.

 

Les autres ont ce qu’ils veulent.

Moi seul ne possède rien.

 

Moi seul vais à la dérive,

comme quelqu’un sans foyer.

Je suis tel l’idiot, mon esprit est si vide.

 

Les autres sont lumineux ;

moi seul suis sombre.

Les autres sont vifs ;

moi seul suis insipide.

Les autres ont une raison d’être ;

moi seul ne sais pas.

Je dérive comme une vague sur l’océan,

je voyage sans but, comme souffle le vent.

 

Je suis différent des autres.

Je bois au sein de la Grande Mère.

 

 

 

21

 

Le Maître conserve son esprit

à jamais un avec le Tao ;

c’est ce qui lui confère son éclat.

 

Le Tao est insaisissable.

Comment son esprit peut-il être un avec lui ?

Parce que le Maître ne s’attache pas aux idées.

 

Le Tao est sombre et insondable.

Comment peut-il le faire rayonner ?

Parce que le Maître le laisse faire.

 

Depuis bien avant que le temps et l’espace ne fussent,

le Tao est.

Il est au-delà du est et du n’est pas.

Comment sais-je que cela est vrai ?

Je regarde en moi et je vois.

 

 

 

22

 

Si tu veux être entier,

laisse-toi être partiel.

Si tu veux être droit,

laisse-toi être tordu.

Si tu veux être plein,

laisse-toi être vide.

Si tu veux renaître,

laisse-toi mourir.

Si tu veux que tout te soit offert,

renonce à tout ce que tu as.

 

Le Maître, en demeurant dans le Tao,

crée un exemple pour tous les êtres.

Parce qu’il ne s’expose pas,

les gens peuvent voir sa lumière.

Parce qu’il n’a rien à prouver,

les gens peuvent se fier à sa parole.

Parce qu’il ne sait pas qui il est,

les gens se reconnaissent en lui.

Parce qu’il n’a aucun but,

tout ce qu’il fait réussit.

 

Quand les anciens Maîtres disaient :

« Si tu veux que tout te soit offert,

renonce à tout ce que tu as »,

ce n’étaient pas de vains mots.

Seul en étant vécu par le Tao

peux-tu être vraiment toi-même.

 

 

 

23

 

Exprime-toi complètement,

puis reste silencieux.

Sois comme les forces de la nature :

quand ça souffle, il n’y a que le vent ;

quand il pleut, il n’y a que la pluie ;

quand les nuages passent, le soleil brille.

 

Si tu t’ouvres au Tao,

tu es un avec le Tao

et tu peux l’incarner pleinement.

Si tu t’ouvres à la vision intime,

tu es un avec la vision intime,

et tu peux l’utiliser pleinement.

Si tu t’ouvres à la perte,

tu es un avec la perte

et tu peux l’accepter pleinement.

 

Ouvre-toi au Tao,

puis fais confiance à tes réponses naturelles ;

et tout prendra sa place.

 

 

 

24

 

Celui qui se dresse sur la pointe des pieds

n’est pas stable.

Celui qui se précipite en avant

ne va pas loin.

Celui qui essaie de briller

ternit sa propre lumière.

Celui qui se définit

ne peut savoir qui il est réellement.

Celui qui exerce son pouvoir sur les autres

se prive de son véritable pouvoir.

Celui qui s’attache à son oeuvre

ne crée rien de durable.

 

Si tu veux être en accord avec le Tao,

fais simplement ton travail, puis lâche prise.

 

 

 

25

 

Il y avait quelque chose de sans forme et de parfait

avant que l’univers ne fût né.

Serein. Vide.

Solitaire. Immuable.

Infini. Éternellement présent.

C’est la mère de l’univers.

À défaut d’un meilleur nom,

je l’appelle le Tao.

 

Il s’écoule à travers toutes choses,

au-dedans, au-dehors, et revient

à l’origine de toutes choses.

 

Le Tao est grand.

L’univers est grand.

La terre est grande.

L’homme est grand.

Ce sont les quatre grandes puissances.

 

L’homme se règle sur la terre.

La terre se règle sur l’univers.

L’univers se règle sur le Tao.

Le Tao ne se règle que sur lui-même.

 

 

 

26

 

Le lourd est la racine du léger.

L’immobile est la source de tout mouvement.

 

Ainsi le Maître voyage tout le jour

sans quitter sa demeure.

Aussi splendides soient les vues,

il reste sereinement en lui-même.

 

Pourquoi le seigneur du pays

devrait-il aller et venir comme un fou ?

Si tu te laisses ballotter de-ci de-là,

tu perds le contact avec la source.

Si tu laisses l’agitation te gouverner,

tu perds le contact avec qui tu es.

 

 

 

27

 

Un bon voyageur n’a pas de plans fixes

et n’est pas tendu vers l’arrivée.

Un bon artiste laisse son intuition

le mener là où elle le souhaite.

Un bon scientifique s’est libéré des concepts

et garde l’esprit ouvert à ce qui est.

 

Ainsi le Maître est disponible pour tous

et ne rejette personne.

Il est prêt à tirer parti de toutes les situations

et ne gâche rien.

Cela s’appelle incarner la lumière.

 

Qu’est-ce qu’un homme bon

sinon un exemple pour l’homme mauvais ?

Qu’est-ce qu’un homme mauvais

sinon une opportunité pour l’homme bon ?

Si tu ne comprends pas cela, tu te perdras,

aussi intelligent sois-tu.

C’est le grand secret.

 

 

 

28

 

Connais le viril,

mais tiens-t’en au féminin :

accueille le monde à bras ouvert.

Si tu accueilles le monde,

jamais le Tao ne te laissera

et tu seras comme un petit enfant.

 

Connais le blanc,

mais tiens-t’en au noir :

sois un modèle pour le monde.

Si tu es un modèle pour le monde,

le Tao sera fort en toi,

et rien ne te sera impossible.

 

Connais le personnel,

mais tiens-t’en à l’impersonnel :

accepte le monde tel qu’il est.

Si tu acceptes le monde,

le Tao sera lumineux en toi

et tu retourneras à ton être originel.

 

Le monde est issu du vide,

comme les ustensiles sont issus d’un bloc de bois.

Le Maître connaît les ustensiles,

mais s’en tient au bloc :

ainsi peut-il utiliser toutes choses.

 

 

 

29

 

Souhaites-tu rendre le monde meilleur ?

Je ne pense pas que cela puisse se faire.

 

Le monde est parfait.

On ne peut le rendre meilleur.

Si tu es négligent envers lui, tu le détruiras.

Si tu le traites comme un objet, tu le perdras.

 

Il y a un temps pour être devant,

un temps pour être derrière ;

un temps pour être en mouvement,

un temps pour être au repos ;

un temps pour être vigoureux,

un temps pour être épuisé ;

un temps pour être en sécurité ;

un temps pour être en danger.

 

Le Maître voit les choses comme elles sont,

sans tenter de les contrôler.

Il les laisse suivre leur cours,

et demeure au centre du cercle.

 

 

 

30

 

Qui fait confiance au Tao pour gouverner les hommes

n’essaie pas de forcer les choses

ou de défaire ses ennemis par la force des armes.

À toute force, il y a une force opposée.

La violence, même bien intentionnée,

frappe toujours en retour.

 

Le Maître fait son travail,

puis s’arrête.

Il comprend que l’univers

est à jamais hors de contrôle,

et qu’essayer de dominer les événements

va contre le courant du Tao.

Parce qu’il croit en lui-même,

il n’essaie pas de convaincre les autres.

Parce qu’il se satisfait de lui-même,

il n’a pas besoin de l’approbation des autres.

Parce qu’il s’accepte lui-même,

le monde entier l’accepte.

 

 

 

31

 

Les armes sont les instruments de la violence ;

tous les hommes honnêtes les détestent.

 

Les armes sont les instruments de la peur ;

un homme honnête les évitera

sauf en cas d’extrême nécessité,

et, s’il y est forcé, ne les utilisera

qu’avec la plus grande retenue.

La paix est sa plus haute valeur.

Si la paix est brisée,

comment peut-il être satisfait ?

Ses ennemis ne sont pas des démons,

mais des êtres humains comme lui.

Il ne leur souhaite pas de mal personnellement

ni ne se réjouit dans la victoire.

Comment pourrait-il se réjouir dans la victoire

et trouver plaisir dans le massacre des hommes ?

 

Il entre dans la bataille gravement,

avec tristesse et grande compassion,

comme s’il se rendait à des funérailles.

 

 

 

32

 

Le Tao ne peut être perçu.

Plus petit qu’un électron,

il contient d’innombrables galaxies.

 

Si les puissants et les puissantes

pouvaient rester centrés dans le Tao,

toutes choses seraient en harmonie.

Le monde deviendrait un paradis.

Les gens seraient en paix

et la loi serait inscrite dans les coeurs.

 

Quant aux noms et aux formes,

sache qu’ils sont provisoires.

Quant aux institutions,

sache reconnaître où leur rôle doit finir.

Sachant quand t’arrêter,

tu peux éviter n’importe quel danger.

 

Toutes choses finissent dans le Tao

comme les rivières se jettent dans la mer.

 

 

 

33

 

Connaître les autres est intelligence ;

se connaître soi-même est la vraie sagesse.

Maîtriser les autres est force ;

se maîtriser soi-même est le vrai pouvoir.

 

Si tu comprends que tu as suffisamment,

tu es vraiment riche.

Si tu restes au centre

et acceptes la mort de tout ton cœur,

tu vivras toujours.

 

 

 

34

 

Le grand Tao coule partout.

Toutes choses naissent de lui,

mais il ne les crée pas.

Il s’investit totalement dans son oeuvre,

mais ne la revendique pas.

Il nourrit des mondes infinis,

mais ne s’y attache pas.

Puisqu’il est fondu en toutes choses

et caché en leurs cœurs,

on peut le dire humble.

Puisque toutes choses se dissolvent en lui

et que lui seul perdure,

on peut le dire grand.

Il n’est pas conscient de sa grandeur ;

ainsi est-il vraiment grand.

 

 

 

35

 

Celui qui est centré dans le Tao

peut aller où il le désire, sans danger.

Il perçoit l’harmonie universelle,

même au milieu d’une grande douleur,

car il a trouvé la paix dans son cœur.

 

Une musique ou le fumet d’un bon plat

peut amener des gens à s’arrêter et à y prendre plaisir.

Mais les mots qui mènent au Tao

semblent monotones et sans saveur.

Quand tu le cherches, il n’y a rien à voir.

Quand tu l’écoutes, il n’y a rien à entendre.

Quand tu l’utilises, il est inépuisable.

 

 

 

36

 

Si tu veux réduire une chose,

permets-lui d’abord de grandir.

Si tu veux te débarrasser de quelque chose,

permets-lui d’abord de s’épanouir.

Si tu veux prendre quelque chose,

permets-lui d’abord d’être donné.

Cela s’appelle la perception subtile

de la réalité telle qu’elle est.

 

Le doux triomphe du dur.

Le lent triomphe du rapide.

Que tes méthodes demeurent un mystère.

N’en montre aux autres que les résultats.

 

 

 

37

 

Le Tao ne fait jamais rien ;

pourtant à travers lui toutes choses se font.

 

Si les puissants et les puissantes

pouvaient se centrer en lui,

le monde entier se transformerait

de lui-même, dans ses rythmes naturels.

Les gens seraient heureux

de leur vie quotidienne,

en harmonie et libres de tout désir.

 

Quand il n’y a pas de désir,

toutes choses sont en paix.

 

 

 

38

 

Le Maître ne court pas après le pouvoir ;

ainsi est-il vraiment puissant.

L’homme ordinaire est tendu vers le pouvoir ;

ainsi n’en a-t-il jamais assez.

 

Le Maître ne fait rien,

mais ne laisse rien d’inachevé.

L’homme ordinaire sans cesse fait des choses,

mais il en reste toujours plus à faire.

 

L’homme bienveillant fait quelque chose,

mais quelque chose demeure inachevé.

L’homme juste fait quelque chose,

et laisse de nombreuses choses à faire.

L’homme moral fait quelque chose,

et quand personne ne réagit,

il retrousse ses manches et utilise la violence.

 

Quand le Tao se perd, il y a la bienveillance.

Quand la bienveillance se perd, il y a la morale.

Quand la morale se perd, il y a le rite.

Le rite est l’enveloppe de la vraie foi,

le début du chaos.

 

Ainsi le Maître s’occupe de la profondeur et non de la surface,

du fruit et non de la fleur.

Il n’a pas de volonté propre.

Il vit dans la réalité,

et laisse toutes illusions passer.

 

 

 

39

 

En harmonie avec le Tao,

le ciel est clair et vaste,

la terre est ferme et fertile,

les êtres prospèrent ensemble,

satisfaits de ce qu’ils sont,

se multipliant sans cesse,

sans cesse renouvelés.

 

Quand l’homme interfère avec le Tao,

le ciel devient sale,

la terre s’épuise,

les espèces s’éteignent,

l’équilibre se désagrège.

 

Le Maître voit chaque partie avec compassion,

parce qu’il comprend le tout.

Il pratique constamment l’humilité.

Il ne brille pas comme un joyau

mais se laisse modeler par le Tao,

aussi rugueux et commun qu’une pierre.

 

 

 

40

 

Le retour est le mouvement du Tao.

Céder est la voie du Tao.

 

Toutes choses naissent de l’être.

L’être naît du non-être.

 

 

 

41

 

Quand un homme supérieur entend parler du Tao,

il commence tout de suite à l’incarner.

Quand un homme ordinaire entend parler du Tao,

il y croit à moitié et en doute à moitié.

Quand un homme sot entend parler du Tao,

il en rit à gorge déployée.

S’il n’en riait pas,

ce ne serait pas le Tao.

 

Ainsi est-il dit :

le chemin vers la lumière paraît sombre,

le chemin qui avance semble reculer,

le chemin direct semble long,

le vrai pouvoir semble faible,

la vraie pureté semble ternie,

la vraie constance semble changeante,

la vraie clarté semble obscure,

le plus grand art semble naïf,

le plus grand amour semble indifférent,

la plus grande sagesse semble puérile.

 

Le Tao ne se trouve nulle part,

pourtant il nourrit et complète toutes choses.

 

 

 

42

 

Le Tao donne naissance à l’Un.

L’Un donne naissance au Deux.

Le Deux donne naissance au Trois.

Le Trois donne naissance à toutes choses.

 

Toutes choses sont adossées au féminin

et font face au masculin.

Quand masculin et féminin se rejoignent,

toutes choses s’harmonisent.

 

Les hommes ordinaires détestent la solitude.

Mais le Maître s’en sert,

l’embrassant, comprenant

qu’il est un avec l’univers.

 

 

 

43

 

La chose la plus douce au monde

triomphe de la chose la plus dure au monde.

Ce qui n’a pas de substance

pénètre là où il n’est pas d’espace.

Cela montre la valeur de la non-action.

 

Enseigner sans paroles,

accomplir sans actions :

telle est la voie du Maître.

 

 

 

44

 

Gloire ou intégrité : quel est le plus important ?

Argent ou bonheur : lequel a le plus de valeur ?

Succès ou échec : lequel est le plus destructeur ?

 

Si tu attends des autres ton épanouissement,

tu ne seras jamais véritablement comblé.

Si ton bonheur dépend de l’argent,

tu ne seras jamais heureux avec toi-même.

 

Sois content de ce que tu as ;

réjouis-toi de la réalité telle qu’elle est.

Quand tu comprends que rien ne manque,

le monde entier t’appartient.

 

 

 

45

 

La vraie perfection semble imparfaite,

mais elle est parfaitement elle-même.

La vraie plénitude semble vide,

mais elle est pleinement présente.

 

La vraie droiture semble tortueuse.

La vraie sagesse semble folle.

La vraie profondeur semble ingénue.

 

Le Maître permet aux choses d’arriver.

Il façonne les événements comme ils viennent.

Il fait deux pas en arrière

et laisse le Tao parler pour lui-même.

 

 

 

46

 

Quand un pays est en harmonie avec le Tao,

les usines produisent des biens et des outils.

Quand un pays va à l’encontre du Tao,

les armes s’entassent aux portes de ses villes.

 

Il n’y a pas de plus grande illusion que la peur,

pas de plus grande erreur que de se préparer à se défendre,

pas de plus grande infortune que de croire avoir un ennemi.

 

Qui peut voir au-delà de toute peur

est toujours en sécurité.

 

 

 

47

 

Sans ouvrir ta porte,

tu peux ouvrir ton cœur au monde.

Sans regarder par ta fenêtre,

tu peux voir l’essence du Tao.

 

Plus tu sais,

moins tu comprends.

 

Le Maître arrive sans partir,

voit la lumière sans regarder,

accomplit sans rien faire.

 

 

 

48

 

Dans la recherche du savoir,

chaque jour quelque chose est ajouté.

Dans la pratique du Tao,

chaque jour quelque chose est lâché.

De moins en moins as-tu besoin de forcer les choses,

jusqu’à ce que finalement tu parviennes à la non-action.

Quand rien n’est fait,

rien n’est inachevé.

 

La vraie maîtrise peut être gagnée

en laissant les choses suivre leur cours.

Elle ne peut être gagnée en interférant.

 

 

 

49

 

Le Maître n’a pas d’esprit en propre.

Il travaille avec l’esprit des gens.

 

Il est bon avec ceux qui sont bons.

Il est également bon

avec ceux qui ne sont pas bons.

Ceci est la vraie bonté.

 

Il fait confiance à ceux qui sont dignes de confiance.

Il fait également confiance

à ceux qui ne sont pas dignes de confiance.

Ceci est la vraie confiance.

 

L’esprit du Maître est comme l’espace.

Les gens ne le comprennent pas.

Ils se tournent vers lui et attendent.

Le Maître les traite comme ses propres enfants.

 

 

 

50

 

Le Maître se donne

à tout ce que l’instant apporte.

Il sait qu’il va mourir,

et rien ne lui reste à quoi s’agripper :

pas d’illusions dans l’esprit,

pas de résistances dans le corps.

Il ne réfléchit pas à ses actions ;

elles jaillissent de la profondeur de son être.

Il ne refuse rien de la vie ;

ainsi est-il prêt pour la mort,

comme un homme est prêt à dormir

après une bonne journée de travail.

 

 

 

51

 

Chaque être dans l’univers

est une expression du Tao.

Il jaillit dans l’existence

inconscient, parfait, libre,

assume un corps physique,

laisse les circonstances le compléter.

C’est pourquoi chaque être,

spontanément, honore le Tao.

 

Le Tao donne naissance à tous les êtres,

les nourrit, les soutient,

prend soin d’eux, les réconforte, les protège,

les ramène à lui-même,

créant sans posséder,

agissant sans rien attendre,

guidant sans contrôler.

C’est pourquoi l’amour du Tao

est dans la nature même des choses.

 

 

 

52

 

Chaque être dans l’univers

est une expression du Tao.

Il jaillit dans l’existence

inconscient, parfait, libre,

assume un corps physique,

laisse les circonstances le compléter.

C’est pourquoi chaque être,

spontanément, honore le Tao.

 

Le Tao donne naissance à tous les êtres,

les nourrit, les soutient,

prend soin d’eux, les réconforte, les protège,

les ramène à lui-même,

créant sans posséder,

agissant sans rien attendre,

guidant sans contrôler.

C’est pourquoi l’amour du Tao

est dans la nature même des choses.

 

 

 

53

 

La grande Voie est simple,

mais les gens préfèrent les chemins détournés.

Sois conscient lorsque les choses sont déséquilibrées.

Reste centré dans le Tao.

 

Quand de riches spéculateurs prospèrent

alors que les paysans perdent leurs terres ;

quand le gouvernement dépense de l’argent

en armes plutôt qu’en remèdes ;

quand la classe supérieure est extravagante et irresponsable

alors que les pauvres n’ont nulle part où se tourner –

tout cela est vol et chaos.

Ce n’est pas être en accord avec le Tao.

 

 

 

54

 

Qui est campé dans le Tao

ne peut être déraciné.

Qui étreint le Tao

ne peut être anéanti.

Son nom sera honoré

de génération en génération.

 

Laisse le Tao s’exprimer dans ta vie

et tu seras authentique.

Laisse-le s’exprimer dans ta famille

et ta famille s’épanouira.

Laisse-le s’exprimer dans ton pays

et ton pays sera un exemple

pour tous les pays du monde.

Laisse-le s’exprimer dans l’univers

et l’univers chantera.

 

Comment sais-je que cela est vrai ?

Je regarde en moi-même.

 

 

 

55

 

Qui est en harmonie avec le Tao

est comme un nouveau-né.

Ses os sont souples, ses muscles sont faibles,

mais sa poigne est puissante.

Il ne sait rien de l’union

de l’homme et de la femme,

mais son pénis peut être en érection,

si intense est son énergie vitale.

Il peut crier à tue-tête toute la journée,

mais sa voix n’en devient jamais rauque,

si complète est son harmonie.

 

Le pouvoir du Maître est ainsi.

Il laisse toutes choses aller et venir

sans effort, sans désir.

Il n’attend jamais de résultats ;

ainsi n’est-il jamais déçu.

Parce qu’il n’est jamais déçu,

son esprit ne vieillit jamais.

 

 

 

56

 

Ceux qui savent ne parlent pas.

Ceux qui parlent ne savent pas.

 

Garde la bouche close,

bloque tes sens,

émousse ton tranchant,

délie tes noeuds,

adoucis ton regard,

laisse ta poussière se déposer.

Ceci est l’identité originelle.

 

Sois comme le Tao.

On ne peut l’approcher ou s’en éloigner,

l’avantager ou lui nuire,

l’honorer ou le faire tomber en disgrâce.

Il s’abandonne continuellement.

C’est pourquoi il perdure.

 

 

 

57

 

Si tu veux être un grand dirigeant,

apprends à suivre le Tao.

N’essaie pas de contrôler.

Laisse tomber les plans et les concepts,

et le monde se gouvernera lui-même.

 

Plus tu imposes d’interdictions,

moins les gens seront vertueux.

Plus tu as d’armes,

moins les gens seront en sécurité.

Plus tu mets en place d’assistance,

moins les gens seront autonomes.

 

C’est pourquoi le Maître dit :

je laisse tomber la loi,

et les gens deviennent honnêtes.

Je laisse tomber l’économie,

et les gens deviennent prospères.

Je laisse tomber la religion,

et les gens deviennent sereins.

Je laisse tomber tout désir pour le bien commun,

et le bien devient aussi commun que l’herbe.

 

 

 

58

 

Si l’on gouverne un pays avec tolérance,

les gens sont tranquilles et honnêtes.

Si l’on gouverne un pays par la répression,

les gens sont déprimés et retors.

 

Quand la volonté de pouvoir domine,

plus grands sont les idéaux, plus petits sont les résultats.

Essaie de rendre les gens heureux,

et tu poses les fondements de la misère.

Essaie de rendre les gens vertueux,

et tu poses les fondements du vice.

 

Ainsi, le Maître se contente

de servir d’exemple

et de ne pas imposer sa volonté.

Il est pointu, mais ne perce pas.

Direct, mais souple.

Radieux, sans éblouir.

 

 

 

59

 

Pour bien gouverner un pays,

il n’est rien de mieux que la modération.

 

La marque d’un homme modéré

est sa liberté envers ses propres idées.

Tolérant comme le ciel,

pénétrant comme la lumière du soleil,

solide comme la montagne,

souple comme l’arbre dans le vent,

il n’a pas de destination en vue

et tire parti de tout ce que la vie

vient à mettre sur son chemin.

 

Rien ne lui est impossible.

Parce qu’il a lâché prise,

il peut s’occuper du bien-être des gens

comme une mère s’occupe de son enfant.

 

 

 

60

 

Gouverner un grand pays

est comme frire un petit poisson.

Tu le gâtes en le faisant trop cuire.

 

Centre ton pays dans le Tao

et le mal n’aura aucun pouvoir.

Non qu’il ne soit pas là,

mais tu pourras t’écarter de son chemin.

 

Ne donne au mal rien à quoi s’opposer

et il disparaîtra de lui-même.

 

 

 

61

 

Quand un pays obtient une grande puissance,

il devient comme la mer :

toutes les rivières viennent s’y jeter.

Plus il devient puissant,

plus grand est le besoin d’humilité.

L’humilité, c’est avoir confiance dans le Tao,

et ainsi ne jamais avoir besoin de se défendre.

 

Une grande nation est comme un grand homme:

quand il fait une erreur, il s’en rend compte.

S’en étant rendu compte, il l’admet.

L’ayant admis, il la corrige.

Il considère ceux qui lui montrent ses fautes

comme ses guides les plus bienveillants.

Il considère son ennemi

comme l’ombre que lui-même projette.

 

Si une nation est centrée dans le Tao,

si elle nourrit ses citoyens

et ne se mêle pas des affaires des autres,

elle sera une lumière pour toutes les nations du monde.

 

 

 

62

 

Le Tao est le centre de l’univers,

le trésor de l’homme bon,

le refuge de l’homme mauvais.

 

Les honneurs peuvent s’acheter avec des mots habiles,

le respect peut se gagner avec de bonnes actions ;

mais le Tao est au-delà de toute valeur,

et personne ne peut l’acquérir.

 

Ainsi, quand on choisit un nouveau dirigeant,

n’offre pas de l’aider

avec tes richesses ou ton expertise.

Offre plutôt

de l’instruire au sujet du Tao.

 

Pourquoi les anciens Maîtres estimaient-ils le Tao?

Parce qu’en étant un avec le Tao,

lorsque tu cherches, tu trouves,

et lorsque tu fais une erreur, tu es pardonné.

C’est pourquoi il est aimé de tous.

 

 

 

63

 

Agis sans faire ;

travaille sans effort.

Considère les petites choses comme si elles étaient grandes

et les choses peu nombreuses comme abondantes.

Affronte le difficile

tant qu’il est encore facile ;

accomplis la grande œuvre

par une série de petites actions.

 

Le Maître ne cours jamais après le grand ;

ainsi atteint-il la grandeur.

Quand il rencontre une difficulté,

il s’arrête et il s’y consacre.

Il ne s’accroche pas à son propre confort ;

ainsi les problèmes ne sont pas un problème pour lui.

 

 

 

64

 

Ce qui a pris racine est facile à nourrir.

Ce qui est récent est facile à corriger.

Ce qui est fragile est facile à briser.

Ce qui est petit est facile à disperser.

 

Préviens le malheur avant qu’il ne survienne.

Mets les choses en ordre avant qu’elles n’existent.

Le pin géant

grandit à partir d’une petite pousse.

Le voyage de mille lieues

commence avec le premier pas.

 

En te précipitant dans l’action, tu échoues.

En essayant de saisir les choses, tu les perds.

En forçant un projet à s’achever,

tu gâtes ce qui était presque mûr.

 

Ainsi le Maître agit

en laissant les choses suivre leur cours.

Il demeure aussi calme

à la fin qu’au début.

Il n’a rien,

et n’a donc rien à perdre.

Ce qu’il désire est le non-désir ;

ce qu’il apprend, c’est à désapprendre.

Il rappelle simplement aux gens

qui ils ont toujours été.

Il ne se soucie de rien excepté du Tao.

Ainsi peut-il prendre soin de toutes choses.

 

 

 

65

 

Les Maîtres anciens

n’essayaient pas d’instruire les gens,

mais leur enseignaient à ne pas savoir.

 

Quand ils pensent connaître les réponses,

les gens sont difficiles à guider.

Quand ils savent qu’ils ne savent pas,

les gens peuvent trouver leur propre voie.

 

Si tu veux apprendre à gouverner,

évite d’être riche ou astucieux.

Le modèle le plus simple est le plus clair.

Satisfait d’une vie ordinaire,

à tous, tu peux montrer la voie

pour retourner à leur vraie nature.

 

 

 

66

 

Tous les fleuves se jettent dans la mer

parce qu’elle est plus basse qu’ils ne sont.

L’humilité lui confère sa puissance.

 

Si tu veux gouverner les gens,

tu dois te placer au-dessous d’eux.

Si tu veux mener les gens,

tu dois apprendre à les suivre.

 

Le Maître est au-dessus des gens

et personne ne se sent opprimé.

Il guide les gens

et personne ne se sent manipulé.

Le monde entier lui est reconnaissant.

Parce qu’il n’est en rivalité avec personne,

personne ne peut rivaliser avec lui.

 

 

 

67

 

Certains disent que mon enseignement est absurde.

D’autres le disent sublime mais impraticable.

Mais pour ceux qui ont regardé en eux-mêmes,

cette absurdité fait parfaitement sens.

Et pour ceux qui le mettent en pratique,

cette sublimité a des racines profondes.

 

Je n’ai que trois choses à enseigner :

la simplicité, la patience, la compassion.

Toutes trois sont tes plus grands trésors.

Simple en actions et en pensées,

tu retournes à la source de l’être.

Patient avec tes ennemis comme avec tes amis,

tu te mets en accord avec la réalité.

Compatissant envers toi-même,

tu réconcilies tous les êtres du monde.

 

 

 

68

 

Le meilleur athlète

veut son adversaire au meilleur de sa forme.

Le meilleur général

pénètre l’esprit de son ennemi.

Le meilleur homme d’affaires

sert le bien commun.

Le meilleur dirigeant

suit la volonté du peuple.

 

Chacun d’eux incarne

la vertu de la non-compétition.

Non qu’ils n’aiment rivaliser,

mais ils le font dans l’esprit du jeu.

En cela ils sont comme des enfants

et en harmonie avec le Tao.

 

 

 

69

 

Les généraux ont un adage :

« Plutôt que faire mouvement le premier,

mieux vaut attendre et observer.

Plutôt que d’avancer d’un pouce,

mieux vaut reculer d’un pas. »

 

On appelle cela

progresser sans avancer,

repousser sans utiliser d’armes.

 

Il n’est pas de plus grand malheur

que sous-estimer ton ennemi.

Sous-estimer ton ennemi

revient à penser qu’il est mauvais.

Tu détruis ainsi tes trois trésors

et deviens toi-même un ennemi.

 

Quand deux grandes forces s’opposent,

la victoire va

à celui qui a appris à céder.

 

 

 

70

 

Mes enseignements sont simples à comprendre

et simples à mettre en pratique.

Pourtant ta raison ne les saisira jamais,

et si tu essaies de les mettre en pratique, tu échoueras.

 

Mes enseignements sont plus anciens que le monde.

Comment pourrais-tu en saisir le sens ?

 

Si tu veux me connaître,

regarde dans ton cœur.

 

 

 

71

 

Ne pas savoir est la vraie connaissance.

Présumer savoir est une maladie.

Prends d’abord conscience que tu es malade ;

alors tu pourras recouvrer la santé.

 

Le Maître est son propre médecin.

Il s’est guéri de tout savoir,

ainsi est-il véritablement sain.

 

 

 

72

 

Quand ils perdent leur sens du merveilleux,

les gens se tournent vers la religion.

Quand ils n’ont plus confiance en eux-mêmes,

ils commencent à dépendre de l’autorité.

 

C’est pourquoi le Maître se met en retrait,

afin que les gens ne s’écartent pas de leur voie.

Il enseigne sans enseigner,

pour que les gens n’aient rien à apprendre.

 

 

 

73

 

Le Tao est toujours serein.

Il vainc sans lutter,

répond sans dire un mot,

arrive sans avoir été appelé,

accomplit sans dessein.

 

Son filet couvre l’univers entier.

Et bien que ses mailles soient larges,

il ne laisse rien échapper.

 

 

 

74

 

Si tu comprends que tout change,

il n’est rien auquel tu tenteras de t’attacher.

Si tu n’as pas peur de mourir,

il n’est rien que tu ne pourras atteindre.

 

Tenter de contrôler le futur

est comme tenter de prendre la place du maître charpentier.

Quand tu manies les outils du maître charpentier,

il y a de fortes chances que tu te coupes la main.

 

 

 

75

 

Quand les impôts sont trop élevés,

les gens souffrent de la faim.

Quand le gouvernement est trop envahissant,

les gens perdent leur allant.

 

Agis dans l’intérêt des gens.

Fais leur confiance ; laisse-les tranquilles.

 

 

 

76

 

Les hommes naissent mous et souples ;

morts, ils sont raides et durs.

Les plantes naissent tendres et élastiques.

mortes, elles sont sèches et cassantes.

 

Ainsi quiconque est raide et inflexible

est un disciple de la mort.

Quiconque est doux et flexible

est un disciple de la vie.

 

Le dur et le raide seront brisés.

Le doux et le souple prévaudront.

 

 

 

77

 

Quand il agit dans le monde, le Tao

est semblable à la courbure d’un arc.

Le sommet est courbé vers le bas ;

le bas courbé vers le haut.

Il corrige excès et insuffisance

afin qu’il y ait parfait équilibre.

Il prend à ce qui est trop

et donne à ce qui n’est pas assez.

 

Ceux qui essaient de contrôler,

qui emploient la force pour protéger leur pouvoir,

vont contre le sens du Tao.

Ils prennent à ceux qui n’ont pas assez

et donnent à ceux qui ont déjà bien trop.

 

Le Maître peut donner sans relâche

car sa richesse n’a pas de limite.

Il agit sans attente,

réussit sans le revendiquer,

et ne pense pas être meilleur

que n’importe qui.

 

 

 

78

 

Rien au monde

n’est aussi mou et fluide que l’eau.

Mais pour dissoudre le dur et l’inflexible,

rien ne la surpasse.

 

Le mou triomphe du dur ;

le souple triomphe du rigide.

Tout le monde sait que cela est vrai,

mais peu savent le mettre en pratique.

 

Ainsi le Maître demeure

serein au sein même de la douleur.

Le mal ne peut pénétrer son coeur.

Parce qu’il a renoncé à aider,

il est l’aide la plus précieuse pour autrui.

 

Les paroles vraies semblent paradoxales.

 

 

 

79

 

L’échec est une opportunité.

Si tu blâmes autrui,

jamais le blâme ne prend fin.

 

Ainsi le Maître

remplit ses propres obligations

et corrige ses propres erreurs.

Il fait ce qu’il doit faire

et n’exige rien des autres.

 

 

 

80

 

Si un pays est gouverné avec sagesse,

ses habitants sont satisfaits.

Ils aiment travailler de leurs mains

et ne perdent pas de temps à inventer

des machines pour économiser leur temps.

Puisqu’ils chérissent leur foyer,

ils ne s’intéressent pas aux voyages.

Il peut y avoir quelques chariots ou navires,

mais ceux-ci ne vont nulle part.

Il peut y avoir un arsenal empli d’armes,

mais personne ne les utilise jamais.

Les gens apprécient leur nourriture,

prennent plaisir à être en famille,

passent leur temps libre à cultiver leurs jardins,

se réjouissent de ce que font leurs voisins.

Et même si le pays d’à côté est si proche

qu’ils en entendent les coqs chanter et les chiens aboyer,

ils sont heureux de mourir de vieillesse

sans jamais l’avoir visité.

 

 

 

81

 

Les paroles vraies ne sont pas éloquentes ;

les paroles éloquentes ne sont pas vraies.

Les hommes sages n’ont pas besoin de prouver leurs dires;

les hommes qui ont besoin de prouver leurs dires

ne sont pas sages.

 

Le Maître ne possède rien.

Plus il fait pour les autres,

plus il est heureux.

Plus il donne aux autres,

plus il est riche.

 

Le Tao nourrit en ne forçant pas.

En ne dominant pas, le Maître dirige.

 

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6 juin 2013

François Cheng, Quatrains (extraits)

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François Cheng

 

Quatrains

(compilation effectuée sur les 193 poèmes du recueil de quatrains « Enfin le royaume »)

 

 

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                           À ceux que la poésie habite

 

Tu ouvres les volets, toute la nuit vient à toi,

Ses laves, ses geysers, et se mêlant à eux,

Le tout de toi-même, tes chagrins, tes émois,

Que fait résonner une très ancienne berceuse.

 

 

 

Nous avons bu tant de rosées

En échange de notre sang

Que la terre cent fois brûlée

Nous sait bon gré d’être vivants.

 

 

 

À l’intérieur des murs et au-dehors des haies,

Le printemps déchaîné ne nous protège plus.

Au fin fond de la terre en exil, nos mains nues

Font sortir de l’oubli toutes les roseraies.

 

 

 

Champs fumants que les pigeons abandonnent,

Nos mémoires enfouies font votre automne.

Qu’un peu de mur blanc surgisse au loin,

Et la terre en nos songes vogue sans fin !

 

 

 

Toute la neige à toi seul,

Prunus perçant la blancheur ;

Toute la terre en toi seul,

Jet de sang jailli du cœur.

 

 

 

Nous avons côtoyé cette source sans âge,

     source de tout repos, source de toute vie.

La soif de la vallée se mire en ton visage,

     - saules du souvenir, nuage de l’oubli.

 

 

 

Me voici, pierre d’attente,

Où es-tu, source amie ?

Il suffit que tu viennes

Pour que soit mélodie.

 

 

 

 

La vague revient, fidèle chienne,

Lécher tes pieds de sa langue amère.

Flairant soudain la peur millénaire,

Longuement elle aboie dans tes veines.

 

 

 

Au bout du long couloir enfin la mer s’apaise.

À la porte un rayon s’attarde et puis s’oublie.

Midi de faim, de soif, tes cheveux d’ambre tressent

Un filet ramenant tout l’or de nos rêveries.

 

 

 

Parallèle à la Voie Lactée, ton corridor

De bout en bout s’emplit du souffle de l’espace,

Souffle muet qui s’accorde au rythme de tes pas,

Toi tu entends le bruit des étoiles qui passent.

 

 

 

C’est le premier jour du printemps,

Tu longes le mur d’un jardin.

Une branche fleurie qui dépasse

Te murmure à l’oreille : « Passe outre ! »

 

 

 

Au sein du désert te voilà aveugle et sourd,

Ne voyant rien, n’entendant rien. Un coup de vent,

Et l’immense présence vient à toi, te hélant :

« Tout d’ici est offert, offre-toi à ton tour ! »

 

 

 

Et de strate en strate, le fond de la terre

Remonte à l’air, au rendez-vous des lumières,

Plaine en son midi, tout scintille d’éclats,

Nous submerge l’odorante houle céréale.

 

 

 

Au crépuscule, la nature exténuée

S’abandonne. Quelques corbeaux affamés

Picorent encore les restes du jour

Dans l’assiette ébréchée du couchant.

 

 

 

Vers le soir, abandonne-toi

     à ton double destin :

Honorer la terre, et faire signe

     aux filantes étoiles.

 

 

 

Toi, nuit, tu avais beau tendre ta toile,

Sur l’océan s’est égarée une voile.

Pourtant, déchirant ton voile, tu montres

Qu’une seule flamme unit toutes les étoiles.

 

 

 

Bâtir le royaume à mains nues

Au fond de la nuit abyssale

Sur les cailloux entrechoqués

De l’habitable étincelle.

 

 

 

L’immense nuit du monde

    semée de tant d’étoiles,

Prendrait-elle jamais sens

    hors de notre regard ?

 

 

 

Et l’immonde de notre nuit

    trouée de mille cris,

Susciterait-il jamais écho

    hors de notre ouïe ?

 

 

 

Le sort de la bougie est de brûler.

Quand monte l’ultime volute de fumée,

Elle lance une invite en guise d’adieu :

« Entre deux feux sois celui qui éclaire ! »

 

 

 

Des mots projetés dans la nuit

Pour traverser à gué la Voie,

Pour retrouver, jadis entrevue,

Depuis longtemps perdue, l’Étoile.

 

 

 

Vraie lumière,

Celle qui jaillit de la Nuit ;

Et vraie Nuit,

Celle d’où jaillit la Lumière.

 

 

 

Entre reins et cœur, à notre insu,

    un filet de souffle circulant

Redit ce que les astres ont tu,

    ce que la chair a corrompu.

 

 

 

Le centre est là

Où se révèlent

Un Œil qui voit,

Un Cœur qui bat.

 

 

 

La lumière n’est belle qu’incarnée, à travers

Un vitrail ou le verre d’une bouteille de vin…

Consentons donc au sort d’être un œil fini

Qui se fait reflet de l’Éclat de l’infini.

 

 

 

Sur fond de brume, l’aube dessine

Un ruisseau bordé de saules,

Et puis, tout au bas du ciel,

Elle appose, rouge, le sceau.

 

 

 

Lorsque nous nous parlons,

Le rêve est à venir ;

Lorsque nous nous taisons,

Il est là, à cueillir.

 

 

 

Souffle rythmique, moutonnement de collines,

Flux et reflux de marées, vol de goélands,

Corps qui s’accordent, âmes qui réclament, silence

Au bout du chant, mais par-delà silence         chant !

 

 

 

Survivre sans répit

    aux désirs,

Porter la soif plus loin

    que l’oasis.

 

 

 

Jour après jour si je te harcèle

    accepteras-tu ma peur ?

Nuit après nuit si je t’enténèbre,

    me passeras-tu ton feu ?

 

 

 

Ce chemin qu’une nuit nous avons parcouru,

Tu le prolongeras, enfant de mon regard,

Par-delà la forêt dort peut-être un étang

Ou une plage errant au gré de hautes vagues…

 

 

 

Ce chemin constellé, tu le prolongeras,

Malgré vents et rosées, enfant de ma mémoire,

De ce côté l’automne a enfoui son secret,

En toi le temps s’envole, fou d’appel d’oies sauvages.

 

 

Creuser vers la profondeur du dedans,

C’est affronter les défis du dehors.

Plus on gravit la transcendance sans nom,

Plus on appréhende en soi le sans-fond.

 

 

 

Le vide. C’est alors qu’au fond de soi

S’ouvre à nouveau la Voie qui du Rien

Avait fait naître le Tout, où la vie

Vécue se découvre en neuve partance.

 

 

 

Parfois, détaché de la multitude,

Un regard anxieux te sollicite.

Tu restes coi ; avec l’autre, tous deux,

Vous entrez dans la commune solitude.

 

 

 

Et puis, un jour, tu affrontas la souffrance,

T’éloignas, laissas derrière toi la béance.

Nos jours ne sont plus qu’un jardin délaissé.

Parfois, tu souris, là, au bout de l’allée…

 

 

 

Entre eux, entente à demi-mot,

Sans que le mot entier soit dit.

Un jour pourtant, l’un le dira,

Quand l’autre ne sera plus là.

 

 

 

Non dû mais don, mais abandon

À l’endurance, à la durée,

D’où l’abondance inattendue.

Tout don de vie abonde en don.

 

 

 

Au loin, mille milans mêlés aux nues ;

Plus proche, un sansonnet tout en louange.

Alors, souffle le juste Vide- médian,

Alors, nous traverse, inattendu, l’ange.

 

 

 

         Un iris,

et tout le créé justifié ;

         Un regard,

et justifiée toute la vie.

 

 

 

Froidure bleu glacé. Les arbres dénudés

Calligraphient leur psaume dans le ciel.

Plusieurs corbeaux, très à propos, viennent

Ajouter la ponctuation à l’antienne.

 

 

 

Sur le pré, l’énigmatique tortue,

    à la démarche immémoriale,

En quête de quel secret tu ?

     de quel oracle inaugural ?

 

 

 

La bête de somme passe au milieu de nous,

     sans se départir de sa muette dignité.

Se chargeant de tout le poids de notre inconscience,

     elle nous fixe de son regard de pitié.

 

 

 

Le chat nouveau-né abandonné là

Dans le fourré, corps informe, concentré

De soif, de faim, de frayeur, de crève-cœur,

Minuscule œil fixant, hagard, l’Énorme…

 

 

 

DES ARBRES EN DIX QUATRAINS

 

Le fût, la futaie et les feuillages,

Les fleurs, les fruits et la foisonnante

Frondaison, qu’un souffle pur relie

À la primordiale flamboyance.

 

 

 

                                                                   À Enza

 

Qu’il vente qu’il neige, nous ne cèderons pas un pouce.

Gardiens du temple, arbres de vie, toujours dressés,

Nous sommes offrande de la fine fleur du sol

En rappel de la haute promesse du ciel.

 

 

 

Fidèles, nous tendons les bras à ceux qui viennent :

Écureuils affamés, migrateurs exténués…

À midi, des errants se confient à nos racines ;

Au couchant, un nuage s’attarde à notre cime.

 

 

Tronc couché en travers de la sente forestière,

Senteur d’une aire hors-temps. Nous y faisons halte,

Goûtant des mûres piquées de guêpes, sans nous douter

Que nous fondons dans la saveur immémoriale.

 

 

 

Sous le ciel grisâtre, au fond du bois, un appel

Bref se fait entendre. Est-il mû par la frayeur ?

Ou la ferveur ? Du fond de tout, ce bref appel

D’un loriot éveille, là, les ondes éternelles…

 

 

 

Entre inattendu et inespéré, affleure

Une vie cachée que le temps a mis en miettes.

Clapotis et chuchotis nous restituent

Les jades de jadis, parmi maintes lunes, égarés.

 

 

 

L’aile de l’orfraie, frôlant

Le feuillage, fait tomber

l’ultime goutte de pluie

Sur l’étang, miroir brisé…

 

 

 

Nous entrons dans le paysage, corps et âme en éveil ;

Une éternelle attente close ici par l’éphémère.

La colline implose en fleurs, la source en nuage se mue,

Le monde prend sens, étant vu ; nous prenons sens, ayant su.

 

 

 

Par-delà les monts, peut-être nous attendent encore

Un vallon, une cascade, d’anonymes chaumières.

Nous comptions y aller, nous ne l’avons pas fait ;

Peut-être vaut-il mieux que perdure le rêve.

 

 

 

Au bout du chemin aux herbes sauvages,

Vide est la cabane qui cachait l’amour.

Restent en nous d’anciens mots échangés ;

La vie ne cesse, elle, de tourner la page.

 

 

 

L’ombre immobile des bambous

Qu’un vol de fauvette pulvérise,

Et le jardin se trouve sans haies,

Et midi rétablit son règne.

 

 

 

La beauté est une rencontre. Toute présence

Sera par une autre présence révélée.

D’un même élan regard aimant figure aimée ;

D’un seul tenant vent d’appel feuilles de résonance.

 

 

 

Livré au regard de tous et pourtant invisible,

N’ayant pour compagnons que poussières et poux,

Avec deux cartons tu déplies le froid des nuits,

Et trois syllabes qui font honte, tu hantes les logis.

 

 

 

Toute la patience terrestre,

Toute la pression marine,

Pour que se change en toi, perle,

Une lointaine larme de lune.

 

 

 

Ici la gloire ? Oui, c’est ici

Que, damnés, nous avons appris

À nous sauver par le chant – Aum

Qui nous conduit au vrai royaume.

 

 

 

Semonce d’automne. Voici qu’à grand fracas d’ailes,

S’arrachant des eaux de toute leur force ahanante,

- longue traînée de rêves vers leur patrie salutaire –

Les oies sauvages retracent au ciel la voie des anges.

 

 

 

Encore un pas, et nous serons

Au sommet, nous verrons la mer

Faire don de ses voiles cinglant

Vers le blanc rivage de l’enfance.

 

 

 

Que par le long fleuve on aille à la mer !

Que par le nuage-pluie on retourne à la source !

Toute vague cède à l’appel de l’estuaire,

Et tout saumon à l’attrait du retour.

 

 

 

SEPT QUATRAINS D’UN AMOUR MYSTIQUE

 

Je te rejoins au plus haut de l’arbre de vie.

Nous surplombons à deux les abîmes franchis.

Prises dans l’ardente brise de la mémoire,

Nos ramures refont la promesse des racines.

 

 

 

Mais il reste la nuit

Où la braise en souffrance

Épure mille charbons

En unique diamant.

 

 

 

                                    À Pierre Brunel

 

Le monde attend d’être dit,

Et tu ne viens que pour dire.

Ce qui est dit t’est donné :

Le monde et son mot de passe.

 

 

 

Ce moment partagé, nous nous en souviendrons

Un jour, comme d’un mont par-delà les nuages,

Où tout demeure en soi et se change en son autre :

Arbre fleuri chant de source, feuille au vent papillon.

 

 

 

Les morts sont parmi nous, plus vifs que les vivants,

Nous intimant d’être à l’écoute. Initiés

Par-delà douceur et douleur au grand secret,

Ils n’auront de cesse qu’ils ne nous l’aient confié.

 

 

 

                                        ENVOI

 

Ne quémande rien. N’attends pas

D’être un jour payé de retour.

Ce que tu donnes trace une voie

Te tenant plus loin que tes pas.

 

 

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6 juin 2013

Molière, Le Tartuffe

1002920-Molière

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Le Tartuffe

 

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Le texte est dans le françois de l’époque

Personnages


Mme Pernelle, mère d'Orgon.
Orgon, mari d'Elmire.
Elmire, femme d'Orgon.
Damis, fils d'Orgon.
Mariane, fille d'Orgon et amante de Valère.
Valère, amant de Mariane.
Cléante, beau−frère d'Orgon.
Tartuffe, faux dévot.
Dorine, suivante de Mariane.
M. Loyal, sergent.
Un Exempt.
Flipote, servante de Mme Pernelle.

 



La scène est à Paris

Acte I

Scène I

Madame Pernelle et Flipote sa servante, Elmire, Mariane, Dorine, Damis, Cléante

Madame Pernelle
Allons, Flipote, allons, que d'eux je me délivre.

Elmire
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre.

Madame Pernelle
Laissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin :
Ce sont toutes façons dont je n'ai pas besoin.

Elmire
De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte.
Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ?

Madame Pernelle
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée,
On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c'est tout justement la cour du roi Pétaut.

Dorine
Si...

 

Madame Pernelle
         Vous êtes, mamie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente :
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

Damis
Mais...

Madame Pernelle
          Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ;
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère ;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

Mariane
Je crois...

Madame Pernelle
Mon Dieu, sa sœur, vous faites la discrette,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort,
Et vous menez sous chape un train que je hais fort.

Elmire
Mais, ma mère,...

Madame Pernelle
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,

Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise ;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usoit beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.

Cléante
Mais, Madame, après tout...

Madame Pernelle
Pour vous, Monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
Mais enfin, si j'étois de mon fils, son époux,
Je vous prierois bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c'est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le coeur.

Damis
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute...

Madame Pernelle
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ;
Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux
De le voir querellé par un fou comme vous.

 

Damis
Quoi ? je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique,
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau Monsieur−là n'y daigne consentir ?

Dorine
S'il le faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

Madame Pernelle
Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire,
Et mon fils à l'aimer vous devroit tous induire.

Damis
Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père ni rien
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirois mon cœur de parler d'autre sorte ;
Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte ;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.

Dorine
Certes, c'est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu'un inconnu céans s'impatronise,
Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avoit pas de souliers
Et dont l'habit entier valoit bien six deniers,
En vienne jusque−là que de se méconnaître,

De contrarier tout, et de faire le maître.

Madame Pernelle
Hé ! merci de ma vie ? il en iroit bien mieux,
Si tout se gouvernoit par ses ordres pieux.

Dorine
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
Madame Pernelle
Voyez la langue !

Dorine
A lui, non plus qu'à son Laurent,
Je ne me fierois, moi, que sur un bon garant.

Madame Pernelle
J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être ;
Mais pour homme de bien, je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son cœur se courrouce,
Et l'intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse.

Dorine
Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
Ne sauroit−il souffrir qu'aucun hante céans ?
En quoi blesse le Ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?

 

Madame Pernelle
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites.
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.

Cléante
Hé ! voulez-vous, Madame, empêcher qu'on ne cause ?
Ce seroit dans la vie une fâcheuse chose,
Si pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il falloit renoncer à ses meilleurs amis.
Et quand même on pourroit se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n'est point de rempart.
A tous les sots caquets n'ayons donc nul égard ;
Efforçons−nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

Dorine
Daphné, notre voisine, et son petit époux
Ne seroient−ils point ceux qui parlent mal de nous ?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire ;
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attachement,

D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie :
Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.

Madame Pernelle
Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire.
On sait qu'Orante mène une vie exemplaire :
Tous ses soins vont au Ciel ; et j'ai su par des gens
Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.

Dorine
L'exemple est admirable, et cette dame est bonne !
Il est vrai qu'elle vit en austère personne ;
Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde, qui la quitte, elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la foiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps.
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude

Ne voit d'autre recours que le métier de prude ;
Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien ;
Hautement d'un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie,
Qui ne sauroit souffrir qu'une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs desirs.

Madame Pernelle
Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire.
Ma bru, l'on est chez vous contrainte de se taire,
Car Madame à jaser tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le Ciel au besoin l'a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que pour votre salut vous le devez entendre,
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là jamais on n'entend de pieuses paroles :
Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles ;
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s'y font en moins de rien ;
Et comme l'autre jour un docteur dit fort bien,

C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l'aune ;
Et pour conter l'histoire où ce point l'engagea...
Voilà−t−il pas Monsieur qui ricane déjà !
Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
Et sans... Adieu, ma bru : je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats de moitié,
Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous, vous rêvez, et bayez aux corneilles.
Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons.

 

Acte I

 

Scène II

Cléante, Dorine

Cléante
Je n'y veux point aller,
De peur qu'elle ne vînt encor me quereller,
Que cette bonne femme...

Dorine
Ah ! certes, c'est dommage
Qu'elle ne vous ouît tenir un tel langage :
Elle vous diroit bien qu'elle vous trouve bon,
Et qu'elle n'est point d'âge à lui donner ce nom.

Cléante
Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée !
Et que de son Tartuffe elle paroît coiffée !

Dorine
Oh ! vraiment tout cela n'est rien au prix du fils,
Et si vous l'aviez vu, vous diriez : "C'est bien pis ! "
Nos troubles l'avoient mis sur le pied d'homme sage,
Et pour servir son prince il montra du courage ;
Mais il est devenu comme un homme hébété,
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
Il l'appelle son frère, et l'aime dans son âme
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille, et femme.
C'est de tous ses secrets l'unique confident,

Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l'embrasse, et pour une maîtresse
On ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse ;
A table, au plus haut bout il veut qu'il soit assis ;
Avec joie il l'y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il fait qu'on les lui cède ;
Et s'il vient à roter, il lui dit : "Dieu vous aide ! ".
(C'est une servante qui parle.)
Enfin il en est fou ; c'est son tout, son héros ;
Il l'admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu'il dit sont pour lui de oracles.
Lui, qui connoît sa dupe et qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés a l'art de l'éblouir ;
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
Le traître, l'autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu'il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable.

 

Acte I

 

Scène III

Elmire, Mariane, Damis, Cléante, Dorine

Elmire
Vous êtes bien heureux de n'être point venu
Au discours qu'à la porte elle nous a tenu.
Mais j'ai vu mon mari ! comme il ne m'a point vue,
Je veux aller là−haut attendre sa venue.

Cléante
Moi, je l'attends ici pour moins d'amusement,
Et je vais lui donner le bonjour seulement.

Damis
De l'hymen de ma sœur touchez−lui quelque chose.
J'ai soupçon que Tartuffe à son effet s'oppose,
Qu'il oblige mon père à des détours si grands ;
Et vous n'ignorez pas quel intérêt j'y prends.
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m'est chère ;
Et s'il falloit...

Dorine
Il entre.

 

Acte I

 

Scène IV

Orgon, Cléante, Dorine

Orgon
Ah ! mon frère, bonjour.

Cléante
Je sortois, et j'ai joie à vous voir de retour.
La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie.

Orgon
Dorine... Mon beau−frère, attendez, je vous prie :
Vous voulez bien souffrir, pour m'ôter de souci,
Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici.
Tout s'est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu'est-ce qu'on fait céans ? comme est-ce qu'on s'y porte ?

Dorine
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu'au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Tartuffe ? Il se porte à merveille.
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
Le soir, elle eut un grand dégoût,
Et ne put au souper toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête étoit encor cruelle !

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Il soupa, lui tout seul, devant elle,
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
La nuit se passa toute entière
Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière ;
Des chaleurs l'empêchoient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu'au jour près d'elle il nous fallut veiller.

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Pressé d'un sommeil agréable,

Il passa dans sa chambre au sortir de la table,
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où sans trouble il dormit jusques au lendemain.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
A la fin, par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée,
Et le soulagement suivit tout aussitôt.

Orgon
Et Tartuffe ?

Dorine
Il reprit courage comme il faut,
Et contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu'avoit perdu Madame,
But à son déjeuner quatre grands coups de vin.

Orgon
Le pauvre homme !

Dorine
Tous deux se portent bien enfin ;
Et je vais à Madame annoncer par avance
La part que vous prenez à sa convalescence.

 

Acte I

 

Scène V

Orgon, Cléante

Cléante
A votre nez, mon frère, elle se rit de vous ;
Et sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c'est avec justice.
A−t−on jamais parlé d'un semblable caprice ?
Et se peut−il qu'un homme ait un charme aujourd'hui
A vous faire oublier toutes choses pour lui,
Qu'après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point ? ...

Orgon
Alte−là, mon beau−frère :
Vous ne connoissez pas celui dont vous parlez.

Cléante
Je ne le connois pas, puisque vous le voulez ;
Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être...

Orgon
Mon frère, vous seriez charmé de le connoître,
Et vos ravissements ne prendroient point de fin.
C'est un homme... qui,... ha ! un homme... un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.

Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrois mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierois autant que de cela.

Cléante
Les sentiments humains, mon frère, que voilà !

Orgon
Ha ! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
Chaque jour à l'église il venoit, d'un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attiroit les yeux de l'assemblée entière
Par l'ardeur dont au Ciel il poussoit sa prière ;
Il faisoit des soupirs, de grands élancements,
Et baisoit humblement la terre à tous moments ;
Et lorsque je sortois, il me devançoit vite,
Pour m'aller à la porte offrir de l'eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitoit,
Et de son indigence, et de ce qu'il étoit,
Je lui faisois des dons ; mais avec modestie
Il me vouloit toujours en rendre une partie.
"C'est trop, me disoit-il, c'est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié" ;
Et quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre.

Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer,
Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s'en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle :
Il s'impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser ;
Jusque−là qu'il se vint l'autre jour accuser
D'avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l'avoir tuée avec trop de colère.

Cléante
Parbleu ! vous êtes fou, mon frère, que je croi.
Avec de tels discours vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous que tout ce badinage ? ...

Orgon
Mon frère, ce discours sent le libertinage :
Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
Et comme je vous l'ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

Cléante
Voilà de vos pareils le discours ordinaire :
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
C'est être libertin que d'avoir de bons yeux,

Et qui n'adore pas de vaines simagrées
N'a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur :
Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon cœur,
De tous vos façonniers on n'est point les esclaves.
Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
Et comme on ne voit pas qu'où l'honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu'on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ? vous ne ferez nulle distinction
Entre l'hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d'un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu'au visage,
Egaler l'artifice à la sincérité,
Confondre l'apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnoie à l'égal de la bonne ?
Les hommes la plupart sont étrangement faits !
Dans la juste nature on ne les voit jamais ;
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractère ils passent ses limites ;
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon beau−frère.

Orgon
Oui, vous êtes sans doute un docteur qu'on révère ;

Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton dans le siècle où nous sommes ;
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

Cléante
Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,
Et le savoir chez moi n'est pas tout retiré.
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.
Et comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d'un véritable zèle,
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d'un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément et se joue à leur gré
De ce qu'ont les mortels de plus saint et sacré,
Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
A prix de faux clins d'yeux et d'élans affectés,
Ces gens, dis-je, qu'on voit d'une ardeur non commune
Par le chemin du Ciel courir à leur fortune,
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour,
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,

Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artifices,
Et pour perdre quelqu'un couvrent insolemment
De l'intérêt du Ciel leur fier ressentiment,
D'autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu'ils prennent contre nous des armes qu'on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré.
De ce faux caractère on en voit trop paroître ;
Mais les dévots de cœur sont aisés à connoître.
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d'exemples glorieux :
Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu ;
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, est traitable ;
Ils ne censurent point toutes nos actions :
Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections ;
Et laissant la fierté des paroles aux autres,
C'est par leurs actions qu'ils reprennent les nôtres.
L'apparence du mal a chez eux peu d'appui,
Et leur âme est portée à juger bien d'autrui.
Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre ;
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre ;
Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement ;
Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du Ciel plus qu'il ne veut lui-même.

Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l'exemple enfin qu'il se faut proposer.
Votre homme, à dire vrai, n'est pas de ce modèle :
C'est de fort bonne foi que vous vantez son zèle :
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.

Orgon
Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?

Cléante
Oui.

Orgon
Je suis votre valet. (Il veut s'en aller.)

Cléante
De grâce, un mot, mon frère.
Laissons là ce discours. Vous savez que Valère
Pour être votre gendre a parole de vous ?

Orgon
Oui.

Cléante
Vous aviez pris jour pour un lien si doux.

Orgon
Il est vrai.

 

Cléante
Pourquoi donc en différer la fête

Orgon
Je ne sais.

Cléante
Auriez-vous autre pensée en tête ?

Orgon
Peut-être.

Cléante
Vous voulez manquer à votre foi ?

Orgon
Je ne dis pas cela.

Cléante
Nul obstacle, je croi,
Ne vous peut empêcher d'accomplir vos promesses.

Orgon
Selon.

Cléante
Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?
Valère sur ce point me fait vous visiter.

 

Orgon
Le Ciel en soit loué !

Cléante
Mais que lui reporter ?

Orgon
Tout ce qu'il vous plaira.

Cléante
Mais il est nécessaire
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?

Orgon
De faire
Ce que le Ciel voudra.

Cléante
Mais parlons tout de bon.
Valère a votre foi : la tiendrez-vous, ou non ?

Orgon
Adieu.

Cléante
Pour son amour je crains une disgrâce,
Et je dois l'avertir de tout ce qui se passe.

 

 

Acte II

 

Scène I

Orgon, Mariane

Orgon
Mariane.

Mariane
Mon père.

Orgon
Approchez, j'ai de quoi
Vous parler en secret.

Mariane
Que cherchez-vous ?

Orgon. Il regarde dans un petit cabinet.
Je voi
Si quelqu'un n'est point là qui pourroit nous entendre ;
Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
Or sus, nous voilà bien. J'ai, Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
Et de tout temps aussi vous m'avez été chère.

Mariane
Je suis fort redevable à cet amour de père.

Orgon
C'est fort bien dit, ma fille ; et pour le mériter,
Vous devez n'avoir soin que de me contenter.

Mariane
C'est où je mets aussi ma gloire la plus haute.

Orgon
Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe notre hôte ?

Mariane
Qui, moi ?

Orgon
Vous. Voyez bien comme vous répondrez.

Mariane
Hélas ! j'en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.

Orgon
C'est parler sagement. Dites-moi donc, ma fille,
Qu'en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu'il touche votre cœur, et qu'il vous seroit doux
De le voir par mon choix devenir votre époux.
Eh ?


(Mariane se recule avec surprise.)

Mariane
Eh ?

Orgon
Qu'est-ce ?

Mariane
Plaît-il ?

Orgon
Quoi ?

Mariane
Me suis-je méprise ?

Orgon
Comment ?

Mariane
Qui voulez-vous, mon père, que je dise
Qui me touche le cœur, et qu'il me seroit doux
De voir par votre choix devenir mon époux ?

Orgon
Tartuffe.

Mariane
Il n'en est rien, mon père, je vous jure.
Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

 

Orgon
Mais je veux que cela soit une vérité ;
Et c'est assez pour vous que je l'aie arrêté.

Mariane
Quoi ? vous voulez, mon père ? ...

Orgon
Oui, je prétends, ma fille,
Unir par votre hymen Tartuffe à ma famille.
Il sera votre époux, j'ai résolu cela ;
Et comme sur vos vœux je...

 

Acte II

 

Scène II

Dorine, Orgon, Mariane

Orgon
Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Mamie, à nous venir écouter de la sorte.

Dorine
Vraiment, je ne sais pas si c'est un bruit qui part
De quelque conjecture, ou d'un coup de hasard
Mais de ce mariage on m'a dit la nouvelle,
Et j'ai traité cela de pure bagatelle.

Orgon
Quoi donc ? la chose est-elle incroyable ?

Dorine
A tel point,
Que vous-même, Monsieur, je ne vous en crois point.

Orgon
Je sais bien le moyen de vous le faire croire.

Dorine
Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire.

 

Orgon
Je conte justement ce qu'on verra dans peu.

Dorine
Chansons !

Orgon
Ce que je dis, ma fille, n'est point jeu.

Dorine
Allez, ne croyez point à Monsieur votre père :
Il raille.

Orgon
Je vous dis...

Dorine
Non, vous avez beau faire,
On ne vous croira point.

Orgon
A la fin mon courroux...

Dorine
Hé bien ! on vous croit donc, et c'est tant pis pour vous.
Quoi ? se peut-il, Monsieur, qu'avec l'air d'homme sage
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir ? ...

 

Orgon
Ecoutez :
Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, mamie.

Dorine
Parlons sans nous fâcher, Monsieur, je vous supplie.
Vous moquez-vous des gens d'avoir fait ce complot ?
Votre fille n'est point l'affaire d'un bigot :
Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense.
Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
A quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux ? ...

Orgon
Taisez-vous. S'il n'a rien,
Sachez que c'est par là qu'il faut qu'on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère ;
Au−dessus des grandeurs elle doit l'élever,
Puisque enfin de son bien il s'est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles,
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d'embarras et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme ;
Et tel que l'on le voit, il est bien gentilhomme.

Dorine
Oui, c'est lui qui le dit ; et cette vanité,

Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d'une sainte vie embrasse l'innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l'humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
A quoi bon cet orgueil ? ... Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d'ennui,
D'une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d'une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu,
Que le dessein d'y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu'on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front
Font leurs femmes souvent ce qu'on voit qu'elles sont.
Il est bien difficile enfin d'être fidèle
A de certains maris faits d'un certain modèle ;
Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait
Est responsable au Ciel des fautes qu'elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.

Orgon
Je vous dis qu'il me faut apprendre d'elle à vivre.

Dorine
Vous n'en feriez que mieux de suivre mes leçons.

 

Orgon
Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons :
Je sais ce qu'il vous faut, et je suis votre père.
J'avois donné pour vous ma parole à Valère ;
Mais outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin,
Je le soupçonne encor d'être un peu libertin :
Je ne remarque point qu'il hante les églises.

Dorine
Voulez-vous qu'il y coure à vos heures précises,
Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçus ?

Orgon
Je ne demande pas votre avis là−dessus.
Enfin avec le Ciel l'autre est le mieux du monde,
Et c'est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles ;
A nul fâcheux débat jamais vous n'en viendrez,
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

Dorine
Elle ? elle n'en fera qu'un sot, je vous assure.

Orgon
Ouais ! quels discours !

 

Dorine
Je dis qu'il en a l'encolure,
Et que son ascendant, Monsieur, l'emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.

Orgon
Cessez de m'interrompre, et songez à vous taire,
Sans mettre votre nez où vous n'avez que faire.

Dorine
Je n'en parle, Monsieur, que pour votre intérêt.
(Elle l'interrompt toujours au moment qu'il se retourne pour parler à sa fille.)

Orgon
C'est prendre trop de soin : taisez-vous, s'il vous plaît.

Dorine
Si l'on ne vous aimoit...

Orgon
Je ne veux pas qu'on m'aime.

Dorine
Et je veux vous aimer, Monsieur, malgré vous-même.

Orgon
Ah !

 

Dorine
Votre honneur m'est cher, et je ne puis souffrir
Qu'aux brocards d'un chacun vous alliez vous offrir.

Orgon
Vous ne vous tairez point ?

Dorine
C'est une conscience
Que de vous laisser faire une telle alliance.

Orgon
Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés... ?

Dorine
Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?

Orgon
Oui, ma bile s'échauffe à toutes ces fadaises,
Et tout résolument je veux que tu te taises.

Dorine
Soit. Mais, ne disant mot, je n'en pense pas moins.

Orgon
Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins.
(Se retournant vers sa fille.)
A ne m'en point parler, ou... : suffit. Comme sage,
J'ai pesé mûrement toutes choses.

 

Dorine
J'enrage
De ne pouvoir parler.
(Elle se tait lorsqu'il tourne la tête.)

Orgon
Sans être damoiseau,
Tartuffe est fait de sorte...

Dorine
Oui, c'est un beau museau.

Orgon
Que quand tu n'aurois même aucune sympathie
Pour tous les autres dons...
(Il se retourne devant elle, et la regarde les bras croisés.)

Dorine
La voilà bien lotie !
Si j'étois en sa place, un homme assurément
Ne m'épouseroit pas de force impunément ;
Et je lui ferois voir bientôt après la fête
Qu'une femme a toujours une vengeance prête.

Orgon
Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?

Dorine
De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.

Orgon
Qu'est-ce que tu fais donc ?

Dorine
Je me parle à moi-même.

Orgon
Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,
Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de lui donner un soufflet ; et Dorine, à chaque coup d'œil qu'il jette, se tient droite sans
parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein...
Croire que le mari... que j'ai su vous élire...
Que ne te parles-tu ?

Dorine
Je n'ai rien à me dire.

Orgon
Encore un petit mot.

Dorine
Il ne me plaît pas, moi.

Orgon
Certes, je t'y guettois.

 

Dorine
Quelque sotte, ma foi !

Orgon
Enfin, ma fille, il faut payer d'obéissance,
Et montrer pour mon choix entière déférence.

Dorine, en s'enfuyant
Je me moquerois fort de prendre un tel époux.
(Il lui veut donner un soufflet et la manque.)

Orgon
Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,
Avec qui sans péché je ne saurois plus vivre.
Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre :
Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu,
Et je vais prendre l'air pour me rasseoir un peu.

 

Acte II

 

Scène III

Dorine, Mariane

Dorine
Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole,
Et faut-il qu'en ceci je fasse votre rôle ?
Souffrir qu'on vous propose un projet insensé,
Sans que du moindre mot vous l'ayez repoussé !

Mariane
Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?

Dorine
Ce qu'il faut pour parer une telle menace.

Mariane
Quoi ?

Dorine
Lui dire qu'un cœur n'aime point par autrui,
Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui,
Qu'étant celle pour qui se fait toute l'affaire,
C'est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
Et que si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.

Mariane
Un père, je l'avoue, a sur nous tant d'empire,

Que je n'ai jamais eu la force de rien dire.

Dorine
Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas ;
L'aimez-vous, je vous prie, ou ne l'aimez-vous pas ?

Mariane
Ah ! qu'envers mon amour ton injustice est grande,
Dorine ! me dois-tu faire cette demande ?
T'ai-je pas là−dessus ouvert cent fois mon cœur,
Et sais-tu pas pour lui jusqu'où va mon ardeur ?

Dorine
Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche,
Et si c'est tout de bon que cet amant vous touche ?

Mariane
Tu me fais un grand tort, Dorine, d'en douter,
Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.

Dorine
Enfin, vous l'aimez donc ?

Mariane
Oui, d'une ardeur extrême.

Dorine
Et selon l'apparence il vous aime de même ?

Mariane
Je le crois.

Dorine
Et tous deux brûlez également
De vous voir mariés ensemble ?

Mariane
Assurément.

Dorine
Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?

Mariane
De me donner la mort si l'on me violente.

Dorine
Fort bien : c'est un recours où je ne songeois pas ;
Vous n'avez qu'à mourir pour sortir d'embarras ;
Le remède sans doute est merveilleux. J'enrage
Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage.

Mariane
Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends !
Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.

Dorine
Je ne compatis point à qui dit des sornettes
Et dans l'occasion mollit comme vous faites.

Mariane
Mais que veux-tu ? si j'ai de la timidité.

Dorine
Mais l'amour dans un cœur veut de la fermeté.

Mariane
Mais n'en gardé-je pas pour les feux de Valère ?
Et n'est-ce pas à lui de m'obtenir d'un père ?

Dorine
Mais quoi ? si votre père est un bourru fieffé,
Qui s'est de son Tartuffe entièrement coiffé
Et manque à l'union qu'il avoit arrêtée,
La faute à votre amant doit-elle être imputée ?

Mariane
Mais par un haut refus et d'éclatants mépris
Ferai-je dans mon choix voir un cœur trop épris ?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
Et veux-tu que mes feux par le monde étalés... ?

Dorine
Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez
Etre à Monsieur Tartuffe ; et j'aurois, quand j'y pense,
Tort de vous détourner d'une telle alliance.
Quelle raison aurois-je à combattre vos vœux ?

Le parti de soi-même est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n'est-ce rien qu'on propose ?
Certes Monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
N'est pas un homme, non, qui se mouche du pié,
Et ce n'est pas peu d'heur que d'être sa moitié.
Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.

Mariane
Mon Dieu ! ...

Dorine
Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,
Quand d'un époux si beau vous vous verrez la femme !

Mariane
Ha ! cesse, je te prie, un semblable discours,
Et contre cet hymen ouvre-moi du secours,
C'en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.

Dorine
Non, il faut qu'une fille obéisse à son père,
Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu'en oncles et cousins vous trouverez fertile,

Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D'abord chez le beau monde on vous fera venir ;
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et Madame l'élue,
Qui d'un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand'bande, à savoir, deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes,
Si pourtant votre époux...

Mariane
Ah ! tu me fais mourir.
De tes conseils plutôt songe à me secourir.

Dorine
Je suis votre servante.

Mariane
Eh ! Dorine, de grâce...

Dorine
Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.

Mariane
Ma pauvre fille !

Dorine
Non.

 

Mariane
Si mes vœux déclarés...

Dorine
Point : Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.

Mariane
Tu sais qu'à toi toujours je me suis confiée :
Fais-moi...

Dorine
Non, vous serez, ma foi ! tartuffiée.

Mariane
Hé bien ! puisque mon sort ne sauroit t'émouvoir,
Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
C'est de lui que mon cœur empruntera de l'aide,
Et je sais de mes maux l'infaillible remède.
(Elle veut s'en aller.)

Dorine
Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux.
Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

Mariane
Vois-tu, si l'on m'expose à ce cruel martyre,
Je te le dis, Dorine, il faudra que j'expire.

Dorine
Ne vous tourmentez point. On peut adroitement
Empêcher... Mais voici Valère, votre amant.

 

Acte II

 

Scène IV

Valère, Mariane, Dorine

Valère
On vient de débiter, Madame, une nouvelle
Que je ne savois pas, et qui sans doute est belle.

Mariane
Quoi ?

Valère
Que vous épousez Tartuffe.

Mariane
Il est certain
Que mon père s'est mis en tête ce dessein.

Valère
Votre père, Madame...

Mariane
A changé de visée :
La chose vient par lui de m'être proposée.

Valère
Quoi ? sérieusement ?

 

Mariane
Oui, sérieusement.
Il s'est pour cet hymen déclaré hautement.

Valère
Et quel est le dessein où votre âme s'arrête.
Madame ?

Mariane
Je ne sais.

Valère
La réponse est honnête.
Vous ne savez ?

Mariane
Non.

Valère
Non ?

Mariane
Que me conseillez-vous ?

Valère
Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.

Mariane
Vous me le conseillez ?

 

Valère
Oui.

Mariane
Tout de bon ?

Valère
Sans doute :
Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute.

Mariane
Hé bien ! c'est un conseil, Monsieur, que je reçois.

Valère
Vous n'aurez pas grand'peine à le suivre, je crois.

Mariane
Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme.

Valère
Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, Madame.

Mariane
Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.

Dorine
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.

 

Valère
C'est donc ainsi qu'on aime ? Et c'étoit tromperie
Quand vous...

Mariane
Ne parlons point de cela, je vous prie.
Vous m'avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter :
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire.

Valère
Ne vous excusez point sur mes intentions.
Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.

Mariane
Il est vrai, c'est bien dit.

Valère
Sans doute ; et votre cœur
N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

Mariane
Hélas ! permis à vous d'avoir cette pensée.

Valère
Oui, oui, permis à moi ; mais mon âme offensée

Vous préviendra peut−être en un pareil dessein ;
Et je sais où porter et mes vœux et ma main.

Mariane
Ah ! je n'en doute point ; et les ardeurs qu'excite
Le mérite...

Valère
Mon Dieu, laissons là le mérite :
J'en ai fort peu sans doute, et vous en faites foi.
Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi,
Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.

Mariane
La perte n'est pas grande ; et de ce changement
Vous vous consolerez assez facilement.

Valère
J'y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.
Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ;
Il faut à l'oublier mettre aussi tous nos soins :
Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins ;
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l'amour pour qui nous abandonne.

Mariane
Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé.

 

Valère
Fort bien ; et d'un chacun il doit être approuvé.
Hé quoi ? vous voudriez qu'à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras,
Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?

Mariane
Au contraire : pour moi, c'est ce que je souhaite ;
Et je voudrois déjà que la chose fût faite.

Valère
Vous le voudriez ?

Mariane
Oui.

Valère
C'est assez m'insulter,
Madame ; et de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s'en aller et revient toujours.)

Mariane
Fort bien.

Valère
Souvenez-vous au moins que c'est vous−même
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

Mariane
Oui.

Valère
Et que le dessein que mon âme conçoit
N'est rien qu'à votre exemple.

Mariane
A mon exemple, soit.

Valère
Suffit : vous allez être à point nommé servie.

Mariane
Tant mieux.

Valère
Vous me voyez, c'est pour toute ma vie.

Mariane
A la bonne heure.

Valère
Euh ?
(Il s'en va, et, lorsqu'il est vers la porte, il se retourne.)

Mariane
Quoi ?

Valère
Ne m'appelez-vous pas ?

Mariane
Moi ? Vous rêvez.

Valère
Hé bien ! je poursuis donc mes pas.
Adieu, Madame.

Mariane
Adieu, Monsieur.

Dorine
Pour moi, je pense
Que vous perdez l'esprit par cette extravagance :
Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourroit enfin aller.
Holà ! seigneur Valère.
(Elle va l'arrêter par le bras, et lui fait mine de grande résistance.)

Valère
Hé ! que veux-tu, Dorine ?

Dorine
Venez ici.

 

Valère
Non, non, le dépit me domine.
Ne me détourne point de ce qu'elle a voulu.

Dorine
Arrêtez.

Valère
Non, vois-tu ? c'est un point résolu.

Dorine
Ah !

Mariane
Il souffre à me voir, ma présence le chasse,
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.
Dorine. Elle quitte Valère et court à Mariane.
A l'autre. Où courez-vous ?

Mariane
Laisse.

Dorine
Il faut revenir.

Mariane
Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.

Valère
Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice,
Et sans doute il vaut mieux que je l'en affranchisse.
Dorine. Elle quitte Mariane et court à Valère.
Encor ? Diantre soit fait de vous si je le veux !
Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.
(Elle les tire l'un et l'autre.)

Valère
Mais quel est ton dessein ?

Mariane
Qu'est-ce que tu veux faire ?

Dorine
Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d'affaire.
Etes-vous fou d'avoir un pareil démêlé ?

Valère
N'as-tu pas entendu comme elle m'a parlé ?

Dorine
Etes-vous folle, vous, de vous être emportée ?

Mariane
N'as-tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée ?

Dorine
Sottise des deux parts. Elle n'a d'autre soin

Que de se conserver à vous, j'en suis témoin.
Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envie
Que d'être votre époux ; j'en réponds sur ma vie.

Mariane
Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?

Valère
Pourquoi m'en demander sur un sujet pareil ?

Dorine
Vous êtes fous tous deux. Cà, la main l'un et l'autre.
Allons, vous.

Valère, en donnant sa main à Dorine.
A quoi bon ma main ?

Dorine
Ah ! Cà la vôtre.
Mariane, en donnant aussi sa main.
De quoi sert tout cela ?

Dorine
Mon Dieu ! vite, avancez.
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.

Valère
Mais ne faites donc point les choses avec peine,
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.

(Mariane tourne l'œil sur Valère et fait un petit souris.)

Dorine
A vous dire le vrai, les amants sont bien fous !

Valère
Ho çà n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?
Et pour n'en point mentir, n'êtes vous pas méchante
De vous plaire à me dire une chose affligeante ?

Mariane
Mais vous, n'êtes-vous pas l'homme le plus ingrat... ?

Dorine
Pour une autre saison laissons tout ce débat,
Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

Mariane
Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.

Dorine
Nous en ferons agir de toutes les façons.
Votre père se moque, et ce sont des chansons ;
Mais pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance
D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence,
Afin qu'en cas d'alarme il vous soit plus aisé
De tirer en longueur cet hymen proposé.
En attrapant du temps, à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie,

Qui viendra tout à coup et voudra des délais ;
Tantôt vous payerez de présages mauvais :
Vous aurez fait d'un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir, ou songé d'eau bourbeuse.
Enfin le bon de tout, c'est qu'à d'autres qu'à lui
On ne vous peut lier, que vous ne disiez "oui".
Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
Qu'on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(A Valère.)
Sortez, et sans tarder employez vos amis,
Pour vous faire tenir ce qu'on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle−mère.
Adieu.

Valère, à Mariane.
Quelques efforts que nous préparions tous,
Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.

Mariane, à Valère.
Je ne vous réponds pas des volontés d'un père ;
Mais je ne serai point à d'autre qu'à Valère.

Valère
Que vous me comblez d'aise ! Et quoi que puisse oser...

Dorine
Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser.

Sortez, vous dis-je.

Valère. Il fait un pas et revient.
Enfin...

Dorine
Quel caquet est le vôtre !
Tirez de cette part ; et vous, tirez de l'autre.
(Les poussant chacun par l'épaule.)

 

 

Acte III

 

Scène I

Damis, Dorine

Damis
Que la foudre sur l'heure achève mes destins,
Qu'on me traite partout du plus grand des faquins,
S'il est aucun respect ni pouvoir qui m'arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !

Dorine
De grâce, modérez un tel emportement :
Votre père n'a fait qu'en parler simplement.
On n'exécute pas tout ce qui se propose,
Et le chemin est long du projet à la chose.

Damis
Il faut que de ce fat j'arrête les complots,
Et qu'à l'oreille un peu je lui dise deux mots.

Dorine
Ha ! tout doux ! Envers lui, comme envers votre père,
Laissez agir les soins de votre belle-mère.
Sur l'esprit de Tartuffe elle a quelque crédit ;
Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit,
Et pourroit bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu'il fût vrai ! la chose seroit belle.
Enfin votre intérêt l'oblige à le mander ;
Sur l'hymen qui vous trouble elle veut le sonder,

Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
S'il faut qu'à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu'il prie, et je n'ai pu le voir ;
Mais ce valet m'a dit qu'il s'en alloit descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l'attendre.

Damis
Je puis être présent à tout cet entretien.

Dorine
Point. Il faut qu'ils soient seuls.

Damis
Je ne lui dirai rien.

Dorine
Vous vous moquez : on sait vos transports ordinaires,
Et c'est le vrai moyen de gâter les affaires.
Sortez.

Damis
Non : je veux voir, sans me mettre en courroux.

Dorine
Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez−vous.

 

Acte III

 

Scène II

Tartuffe, Laurent, Dorine

Tartuffe, apercevant Dorine.
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j'ai partager les deniers.

Dorine
Que d'affectation et de forfanterie !

Tartuffe
Que voulez-vous ?

Dorine
Vous dire...
Tartuffe. Il tire un mouchoir de sa poche.
Ah ! mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.

Dorine
Comment ?

Tartuffe
Couvrez ce sein que je ne saurois voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

 

Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression ?
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte,
Et je vous verrois nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenteroit pas.

Tartuffe
Mettez dans vos discours un peu de modestie,
Ou je vais sur−le−champ vous quitter la partie.

Dorine
Non, non, c'est moi qui vais vous laisser en repos,
Et je n'ai seulement qu'à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d'un mot d'entretien vous demande la grâce.

Tartuffe
Hélas ! très volontiers.
Dorine, en soi−même.
Comme il se radoucit !
Ma foi, je suis toujours pour ce que j'en ai dit.

Tartuffe
Viendra-t-elle bientôt ?

 

Dorine
Je l'entends, ce me semble.
Oui, c'est elle en personne, et je vous laisse ensemble.

 

Acte III

 

Scène III

Elmire, Tartuffe

Tartuffe
Que le Ciel à jamais par sa toute bonté
Et de l'âme et du corps vous donne la santé,
Et bénisse vos jours autant que le désire
Le plus humble de ceux que son amour inspire.

Elmire
Je suis fort obligée à ce souhait pieux.
Mais prenons une chaise, afin d'être un peu mieux.

Tartuffe
Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?

Elmire
Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.

Tartuffe
Mes prières n'ont pas le mérite qu'il faut
Pour avoir attiré cette grâce d'en haut ;
Mais je n'ai fait au Ciel nulle dévote instance
Qui n'ait eu pour objet votre convalescence.

Elmire
Votre zèle pour moi s'est trop inquiété.

 

Tartuffe
On ne peut trop chérir votre chère santé,
Et pour la rétablir j'aurois donné la mienne.

Elmire
C'est pousser bien avant la charité chrétienne,
Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.

Tartuffe
Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.

Elmire
J'ai voulu vous parler en secret d'une affaire,
Et suis bien aise ici qu'aucun ne nous éclaire.

Tartuffe
J'en suis ravi de même, et sans doute il m'est doux,
Madame, de me voir seul à seul avec vous :
C'est une occasion qu'au Ciel j'ai demandée,
Sans que jusqu'à cette heure il me l'ait accordée.

Elmire
Pour moi, ce que je veux, c'est un mot d'entretien,
Où tout votre cœur s'ouvre et ne me cache rien.

Tartuffe
Et je ne veux aussi pour grâce singulière
Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
Et vous faire serment que les bruits que j'ai faits

Des visites qu'ici reçoivent vos attraits
Ne sont pas envers vous l'effet d'aucune haine,
Mais plutôt d'un transport de zèle qui m'entraîne,
Et d'un pur mouvement...

Elmire
Je le prends bien aussi,
Et crois que mon salut vous donne ce souci.
Tartuffe. Il lui serre le bout des doigts.
Oui, Madame, sans doute, et ma ferveur est telle...

Elmire
Ouf ! vous me serrez trop.

Tartuffe
C'est par excès de zèle.
De vous faire autre mal je n'eus jamais dessein,
Et j'aurois bien plutôt...
(Il lui met la main sur le genou.)

Elmire
Que fait là votre main ?

Tartuffe
Je tâte votre habit : l'étoffe en est moelleuse.

Elmire
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.
(Elle recule sa chaise, et Tartuffe rapproche la sienne.)

Tartuffe
Mon Dieu ! que de ce point l'ouvrage est merveilleux !
On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux ;
Jamais, en toute chose, on n'a vu si bien faire.

Elmire
Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.
On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille. Est-il vrai, dites-moi ?

Tartuffe
Il m'en a dit deux mots ; mais, Madame, à vrai dire,
Ce n'est pas le bonheur après quoi je soupire ;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.

Elmire
C'est que vous n'aimez rien des choses de la terre.

Tartuffe
Mon sein n'enferme pas un cœur qui soit de pierre.

Elmire
Pour moi, je crois qu'au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici−bas n'arrête vos désirs.

Tartuffe
L'amour qui nous attache aux beautés éternelles
N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles ;

Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés,
Et je n'ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l'auteur de la nature,
Et d'une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui−même il s'est peint.
D'abord j'appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite ;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n'être point coupable,
Que je puis l'ajuster avecque la pudeur,
Et c'est ce qui m'y fait abandonner mon cœur.
Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande
Que d'oser de ce cœur vous adresser l'offrande ;
Mais j'attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité ;
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
De vous dépend ma peine ou ma béatitude,
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux, si vous voulez, malheureux, s'il vous plaît.

Elmire
La déclaration est tout à fait galante,

Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme...

Tartuffe
Ah ! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme ;
Et lorsqu'on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.
Je sais qu'un tel discours de moi paroît étrange ;
Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
Et si vous condamnez l'aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j'en vis briller la splendeur plus qu'humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
De vos regards divins l'ineffable douceur
Força la résistance où s'obstinoit mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l'ont dit mille fois,
Et pour mieux m'expliquer j'emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d'une âme un peu bénigne
Les tribulations de votre esclave indigne,
S'il faut que vos bontés veuillent me consoler
Et jusqu'à mon néant daignent se ravaler,
J'aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n'a nulle disgrâce à craindre de ma part.

Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles,
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n'ont point de faveurs qu'ils n'aillent divulguer,
Et leur langue indiscrète, en qui l'on se confie,
Déshonore l'autel où leur cœur sacrifie.
Mais les gens comme nous brûlent d'un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret :
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée,
Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre cœur,
De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur.

Elmire
Je vous écoute dire, et votre rhétorique
En termes assez forts à mon âme s'explique.
N'appréhendez-vous point que je ne sois d'humeur
A dire à mon mari cette galante ardeur,
Et que le prompt avis d'un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l'amitié qu'il vous porte ?

Tartuffe
Je sais que vous avez trop de bénignité,
Et que vous ferez grâce à ma témérité,
Que vous m'excuserez sur l'humaine foiblesse
Des violents transports d'un amour qui vous blesse,
Et considérerez, en regardant votre air,
Que l'on n'est pas aveugle, et qu'un homme est de chair.

 

Elmire
D'autres prendroient cela d'autre façon peut−être ;
Mais ma discrétion se veut faire paroître.
Je ne redirai point l'affaire à mon époux ;
Mais je veux en revanche une chose de vous :
C'est de presser tout franc et sans nulle chicane
L'union de Valère avecque Mariane,
De renoncer vous−même à l'injuste pouvoir
Qui veut du bien d'un autre enrichir votre espoir,
Et...

 

Acte III

 

Scène IV

Damis, Elmire, Tartuffe

Damis, sortant du petit cabinet où il s'étoit retiré.
Non, Madame, non : ceci doit se répandre.
J'étois en cet endroit, d'où j'ai pu tout entendre ;
Et la bonté du Ciel m'y semble avoir conduit
Pour confondre l'orgueil d'un traître qui me nuit,
Pour m'ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,
A détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L'âme d'un scélérat qui vous parle d'amour.

Elmire
Non, Damis : il suffit qu'il se rende plus sage,
Et tâche à mériter la grâce où je m'engage.
Puisque je l'ai promis, ne m'en dédites pas.
Ce n'est point mon humeur de faire des éclats :
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles.

Damis
Vous avez vos raisons pour en user ainsi,
Et pour faire autrement j'ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie ;
Et l'insolent orgueil de sa cagoterie
N'a triomphé que trop de mon juste courroux,
Et que trop excité de désordre chez nous.

Le fourbe trop longtemps a gouverné mon père,
Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
Il faut que du perfide il soit désabusé,
Et le Ciel pour cela m'offre un moyen aisé.
De cette occasion je lui suis redevable,
Et pour la négliger, elle est trop favorable :
Ce seroit mériter qu'il me la vînt ravir
Que de l'avoir en main et ne m'en pas servir.

Elmire
Damis...

Damis
Non, s'il vous plaît, il faut que je me croie.
Mon âme est maintenant au comble de sa joie ;
Et vos discours en vain prétendent m'obliger
A quitter le plaisir de me pouvoir venger.
Sans aller plus avant, je vais vuider d'affaire ;
Et voici justement de quoi me satisfaire.

 

Acte III

 

Scène V

Orgon, Damis, Tartuffe, Elmire

Damis
Nous allons régaler, mon père, votre abord
D'un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et Monsieur d'un beau prix reconnoît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
Il ne va pas à moins qu'à vous déshonorer ;
Et je l'ai surpris là qui faisoit à Madame
L'injurieux aveu d'une coupable flamme,
Elle est d'une humeur douce, et son cœur trop discret
Vouloit à toute force en garder le secret ;
Mais je ne puis flatter une telle impudence,
Et crois que vous la taire est vous faire une offense.

Elmire
Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos
On ne doit d'un mari traverser le repos,
Que ce n'est point de là que l'honneur peut dépendre,
Et qu'il suffit pour nous de savoir nous défendre :
Ce sont mes sentiments ; et vous n'auriez rien dit,
Damis, si j'avois eu sur vous quelque crédit.

 

Acte III

 

Scène VI

Orgon, Damis, Tartuffe

Orgon
Ce que je viens d'entendre, ô Ciel ! est-il croyable ?

Tartuffe
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été ;
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures ;
Et je vois que le Ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre,
Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.
Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous :
Je ne saurois avoir tant de honte en partage,
Que je n'en aie encor mérité davantage.

Orgon, à son fils :
Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

Damis
Quoi ? la feinte douceur de cette âme hypocrite
Vous fera démentir... ?

 

Orgon
Tais-toi, peste maudite.

Tartuffe
Ah ! laissez-le parler : vous l'accusez à tort,
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi sur un tel fait m'être si favorable ?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu'on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l'apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu'on pense ;
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S'adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide,
D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés :
Je n'y contredis point, je les ai mérités ;
Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.

Orgon
(A Tartuffe.)
(A son fils.)
Mon frère, c'en est trop. Ton cœur ne se rend point,
Traître ?

 

Damis
Quoi ? ses discours vous séduiront au point.

Orgon
(A Tartuffe.)
Tais-toi, pendard. Mon frère, eh ! levez-vous, de grâce !
(A son fils.)
Infâme !

Damis
Il peut...

Orgon
Tais-toi

Damis
J'enrage ! Quoi ? je passe...

Orgon
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.

Tartuffe
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas.
J'aimerois mieux souffrir la peine la plus dure
Qu'il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

Orgon
(A son fils.)
Ingrat !

 

Tartuffe
Laissez-le en paix. S'il faut, à deux genoux,
Vous demander sa grâce...

Orgon, à Tartuffe.
Hélas ! vous moquez-vous ?
(A son fils.)
Coquin ! vois sa bonté.

Damis
Donc...

Orgon
Paix.

Damis
Quoi ? je...

Orgon
Paix, dis-je.
Je sais bien quel motif à l'attaquer t'oblige :
Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd'hui
Femme, enfants et valets déchaînés contre lui ;
On met impudemment toute chose en usage,
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage.
Mais plus on fait d'effort afin de l'en bannir,
Plus j'en veux employer à l'y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l'orgueil de toute ma famille.

 

Damis
A recevoir sa main on pense l'obliger ?

Orgon
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.
Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
Qu'il faut qu'on m'obéisse et que je suis le maître.
Allons, qu'on se rétracte, et qu'à l'instant, fripon,
On se jette à ses pieds pour demander pardon.

Damis
Qui, moi ? de ce coquin, qui, par ses impostures...

Orgon
Oh ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?
(A Tartuffe.)
Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
(A son fils.)
Sus, que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d'y revenir on n'ait jamais l'audace.

Damis
Oui, je sortirai ; mais...

Orgon
Vite, quittons la place.
Je te prive, pendard, de ma succession,
Et te donne de plus ma malédiction.

 

Acte III

 

Scène VII

Orgon, Tartuffe

Orgon
Offenser de la sorte une sainte personne !

Tartuffe
O Ciel, pardonne-lui la douleur qu'il me donne !
(A Orgon.)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu'envers mon frère on tâche à me noircir...

Orgon
Hélas !

Tartuffe
Le seul penser de cette ingratitude
Fait souffrir à mon âme un supplice si rude...
L'horreur que j'en conçois... J'ai le cœur si serré,
Que je ne puis parler, et crois que j'en mourrai.

Orgon
(Il court tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.)
Coquin ! je me repens que ma main t'ait fait grâce,
Et ne t'ait pas d'abord assommé sur la place.
Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

Tartuffe
Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.
Je regarde céans quels grands troubles j'apporte,
Et crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte.

Orgon
Comment ? vous moquez-vous ?

Tartuffe
On m'y hait, et je voi
Qu'on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

Orgon
Qu'importe ? Voyez-vous que mon cœur les écoute ?

Tartuffe
On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;
Et ces mêmes rapports qu'ici vous rejetez
Peut−être une autre fois seront-ils écoutés.

Orgon
Non, mon frère, jamais.

Tartuffe
Ah ! mon frère, une femme
Aisément d'un mari peut bien surprendre l'âme.

Orgon
Non, non.

Tartuffe
Laissez-moi vite, en m'éloignant d'ici,
Leur ôter tout sujet de m'attaquer ainsi.

Orgon
Non, vous demeurerez : il y va de ma vie.

Tartuffe
Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie.
Pourtant, si vous vouliez...

Orgon
Ah !

Tartuffe
Soit : n'en parlons plus.
Mais je sais comme il faut en user là−dessus.
L'honneur est délicat ; et l'amitié m'engage
A prévenir les bruits et les sujets d'ombrage.
Je fuirai votre épouse, et vous ne me verrez...

Orgon
Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez.
Faire enrager le monde est ma plus grande joie,
Et je veux qu'à toute heure avec elle on vous voie.
Ce n'est pas tout encor : pour les mieux braver tous,

Je ne veux point avoir d'autre héritier que vous,
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M'est bien plus cher que fils, que femme, et que parents.
N'accepterez-vous pas ce que je vous propose ?

Tartuffe
La volonté du Ciel soit faite en toute chose.

Orgon
Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit,
Et que puisse l'envie en crever de dépit !

 

 

Acte IV

 

Scène I

Cléante, Tartuffe

Cléante
Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez croire,
L'éclat que fait ce bruit n'est point à votre gloire ;
Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos,
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n'examine point à fond ce qu'on expose ;
Je passe là−dessus, et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n'en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé :
N'est-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense,
Et d'éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d'un père un fils soit exilé ?
Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
Il n'est petit ni grand qui ne s'en scandalise ;
Et si vous m'en croyez, vous pacifierez tout,
Et ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Et remettez le fils en grâce avec le père.

Tartuffe
Hélas ! je le voudrois, quant à moi, de bon cœur:
Je ne garde pour lui, Monsieur, aucune aigreur ;
Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme,
Et voudrois le servir du meilleur de mon âme ;

Mais l'intérêt du Ciel n'y sauroit consentir,
Et s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.
Après son action, qui n'eut jamais d'égale,
Le commerce entre nous porteroit du scandale :
Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croiroit !
A pure politique on me l'imputeroit ;
Et l'on diroit partout que, me sentant coupable,
Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable,
Que mon cœur l'appréhende et veut le ménager,
Pour le pouvoir sous main au silence engager.

Cléante
Vous nous payez ici d'excuses colorées,
Et toutes vos raisons, Monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du Ciel pourquoi vous chargez-vous ?
Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances :
Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses ;
Et ne regardez point aux jugements humains,
Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains.
Quoi ? le foible intérêt de ce qu'on pourra croire
D'une bonne action empêchera la gloire ?
Non, non : faisons toujours ce que le Ciel prescrit,
Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.

Tartuffe
Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne,
Et c'est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne ;
Mais après le scandale et l'affront d'aujourd'hui,

Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.
Et vous ordonne-t-il, Monsieur, d'ouvrir l'oreille
A ce qu'un pur caprice à son père conseille,
Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?

Tartuffe
Ceux qui me connoîtront n'auront pas la pensée
Que ce soit un effet d'une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas,
De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas ;
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu'il a voulu me faire,
Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains,
Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,
Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein,
Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain.

Cléante
Hé, Monsieur, n'ayez point ces délicates craintes,
Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes ;
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu'il soit à ses périls possesseur de son bien ;
Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse,
Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse.
J'admire seulement que sans confusion
Vous en ayez souffert la proposition ;

Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l'héritier légitime ?
Et s'il faut que le Ciel dans votre cœur ait mis
Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudroit-il pas mieux qu'en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison ?
Croyez-moi, c'est donner de votre prud'homie,
Monsieur...

Tartuffe
Il est, Monsieur, trois heures et demie :
Certain devoir pieux me demande là−haut,
Et vous m'excuserez de vous quitter sitôt.

Cléante
Ah !

 

Acte IV

 

Scène II

Elmire, Mariane, Dorine, Cléante

Dorine
De grâce, avec nous employez-vous pour elle,
Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle ;
Et l'accord que son père a conclu pour ce soir
La fait, à tous moments, entrer en désespoir.
Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie,
Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.

 

Acte IV

 

Scène III

Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Dorine

Orgon
Ha ! je me réjouis de vous voir assemblés :
(A Mariane.)
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.
Mariane, à genoux.
Mon père, au nom du Ciel, qui connoît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance ;
Ne me réduisez point par cette dure loi
Jusqu'à me plaindre au Ciel de ce que je vous doi,
Et cette vie, hélas ! que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j'avois pu former,
Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore,
Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre,
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir
Orgon, se sentant attendrir.
Allons, ferme, mon cœur, point de foiblesse humaine.

Mariane
Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ;

Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien :
J'y consens de bon cœur, et je vous l'abandonne ;
Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne,
Et souffrez qu'un convent dans les austérités
Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés.

Orgon
Ah ! voilà justement de mes religieuses,
Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses !
Debout ! Plus votre cœur répugne à l'accepter,
Plus ce sera pour vous matière à mériter :
Mortifiez vos sens avec ce mariage,
Et ne me rompez pas la tête davantage.

Dorine
Mais quoi... ?

Orgon
Taisez-vous, vous ; parlez à votre écot:
Je vous défends tout net d'oser dire un seul mot.

Cléante
Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde...

Orgon
Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde,
Ils sont bien raisonnés, et j'en fais un grand cas ;
Mais vous trouverez bon que je n'en use pas.

 

Elmire, à son mari.
A voir ce que je vois, je ne sais plus que dire,
Et votre aveuglement fait que je vous admire :
C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hui.

Orgon
Je suis votre valet, et crois les apparences.
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu'à ce pauvre homme il a voulu jouer ;
Vous étiez trop tranquille enfin pour être crue
Et vous auriez paru d'autre manière émue.

Elmire
Est-ce qu'au simple aveu d'un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
Que le feu dans les yeux et l'injure à la bouche ?
Pour moi, de tels propos je me ris simplement,
Et l'éclat là−dessus ne me plaît nullement ;
J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages,
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l'honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens :
Me préserve le Ciel d'une telle sagesse !
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,
Et crois que d'un refus la discrète froideur
N'en est pas moins puissante à rebuter un cœur

Orgon
Enfin je sais l'affaire et ne prends point le change.

Elmire
J'admire, encore un coup, cette foiblesse étrange.
Mais que me répondroit votre incrédulité
Si je vous faisois voir qu'on vous dit vérité ?

Orgon
Voir ?

Elmire
Oui.

Orgon
Chansons.

Elmire
Mais quoi ? si je trouvois manière
De vous le faire voir avec pleine lumière ?

Orgon
Contes en l'air.

Elmire
Quel homme ! Au moins répondez-moi.
Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
Mais supposons ici que, d'un lieu qu'on peut prendre,
On vous fît clairement tout voir et tout entendre,

Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?

Orgon
En ce cas, je dirois que... Je ne dirois rien,
Car cela ne se peut.

Elmire
L'erreur trop longtemps dure,
Et c'est trop condamner ma bouche d'imposture.
Il faut que par plaisir, et sans aller plus loin,
De tout ce qu'on vous dit je vous fasse témoin.

Orgon
Soit : je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse,
Et comment vous pourrez remplir cette promesse.

Elmire
Faites-le-moi venir.

Dorine
Son esprit est rusé,
Et peut−être à surprendre il sera malaisé.

Elmire
Non ; on est aisément dupé par ce qu'on aime.
Et l'amour-propre engage à se tromper soi−même.
(Parlant à Cléante et à Mariane.)
Faites-le-moi descendre. Et vous, retirez-vous.

 

Acte IV

 

Scène IV

Elmire, Orgon

Elmire
Approchons cette table, et vous mettez dessous.

Orgon
Comment ?

Elmire
Vous bien cacher est un point nécessaire.

Orgon
Pourquoi sous cette table ?

Elmire
Ah, mon Dieu ! laissez faire :
J'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez-vous là, vous dis-je ; et quand vous y serez,
Gardez qu'on ne vous voie et qu'on ne vous entende.

Orgon
Je confesse qu'ici ma complaisance est grande ;
Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.

Elmire
Vous n'aurez, que je crois, rien à me repartir.
(A son mari qui est sous la table.)

Au moins, je vais toucher une étrange matière :
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m'être permis,
Et c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.
Comme c'est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez.
C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée,
Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,
D'épargner votre femme, et de ne m'exposer
Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser :
Ce sont vos intérêts ; vous en serez le maître,
Et... L'on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.

 

Acte IV

 

Scène V

Tartuffe, Elmire, Orgon

Tartuffe
On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler.

Elmire
Oui. L'on a des secrets à vous y révéler.
Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise,
Et regardez partout de crainte de surprise.
Une affaire pareille à celle de tantôt
N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut.
Jamais il ne s'est vu de surprise de même ;
Damis m'a fait pour vous une frayeur extrême,
Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée,
Que de le démentir je n'ai point eu l'idée ;
Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont dans plus de sûreté.
L'estime où l'on vous tient a dissipé l'orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage,
Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements,
Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
Et c'est par où je puis, sans peur d'être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée,
Et ce qui m'autorise à vous ouvrir un cœur
Un peu trop prompt peut−être à souffrir votre ardeur.

 

Tartuffe
Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame, et vous parliez tantôt d'un autre style.

Elmire
Ah ! si d'un tel refus vous êtes en courroux,
Que le cœur d'une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre
Lorsque si foiblement on le voit se défendre !
Toujours notre pudeur combat dans ces moments
Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments.
Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous dompte,
On trouve à l'avouer toujours un peu de honte ;
On s'en défend d'abord ; mais de l'air qu'on s'y prend,
On fait connoître assez que notre cœur se rend,
Qu'à nos vœux par honneur notre bouche s'oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C'est vous faire sans doute un assez libre aveu,
Et sur notre pudeur me ménager bien peu ;
Mais puisque la parole enfin en est lâchée,
A retenir Damis me serois-je attachée,
Aurois-je, je vous prie, avec tant de douceur
Ecouté tout au long l'offre de votre cœur,
Aurois-je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire,
Si l'offre de ce cœur n'eût eu de quoi me plaire ?
Et lorsque j'ai voulu moi−même vous forcer
A refuser l'hymen qu'on venoit d'annoncer,
Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,

Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui qu'on auroit que ce nœud qu'on résout
Vînt partager du moins un cœur que l'on veut tout ?

Tartuffe
C'est sans doute, Madame, une douceur extrême
Que d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime :
Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits
Une suavité qu'on ne goûta jamais :
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;
Mais ce cœur vous demande ici la liberté
D'oser douter un peu de sa félicité.
Je puis croire ces mots un artifice honnête
Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête ;
Et s'il faut librement m'expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux,
Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire,
Et planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.


Elmire. Elle tousse pour avertir son mari.
Quoi ? vous voulez aller avec cette vitesse,
Et d'un cœur tout d'abord épuiser la tendresse ?
On se tue à vous faire un aveu des plus doux ;
Cependant ce n'est pas encore assez pour vous,
Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire,
Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire ?

 

Tartuffe.
Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer.
Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l'on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités ;
Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.

Elmire
Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agit,
Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit !
Que sur les cœurs il prend un furieux empire,
Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire !
Quoi ? de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,
Et d'abuser ainsi par vos efforts pressants
Du foible que pour vous vous voyez qu'ont les gens ?

Tartuffe
Mais si d'un œil bénin vous voyez mes hommages,
Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages ?

Elmire
Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ?

Tartuffe
Si ce n'est que le Ciel qu'à mes vœux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose,
Et cela ne doit pas retenir votre cœur.

Elmire
Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur !

Tartuffe
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
(C'est un scélérat qui parle.)
Mais on trouve avec lui accommodements ;
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention.
De ces secrets, Madame, on saura vous instruire ;
Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi :
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
Vous toussez fort, Madame.

Elmire
Oui, je suis au supplice.

Tartuffe
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?

 

Elmire
C'est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

Tartuffe
Cela certe est fâcheux.

Elmire
Oui, plus qu'on ne peut dire.

Tartuffe
Enfin votre scrupule est facile à détruire :
Vous êtes assurée ici d'un plein secret,
Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait ;
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.


Elmire, après avoir encore toussé.
Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder,
Qu'il faut que je consente à vous tout accorder,
Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque−là,
Et c'est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,
Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,
Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence ;

La faute assurément n'en doit pas être à moi.

Tartuffe
Oui, Madame, on s'en charge ; et la chose de soi...

Elmire
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,
Si mon mari n'est point dans cette galerie.

Tartuffe
Qu'est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?
C'est un homme, entre nous, à mener par le nez ;
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.

Elmire
Il n'importe : sortez, je vous prie, un moment,
Et partout là dehors voyez exactement.

 

Acte IV

 

Scène VI

Orgon, Elmire

Orgon, sortant de dessous la table.
Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme !
Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.

Elmire
Quoi ? vous sortez sitôt ? vous vous moquez des gens.
Rentrez sous le tapis, il n'est pas encor temps ;
Attendez jusqu'au bout pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.

Orgon
Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'enfer.

Elmire
Mon Dieu ! l'on ne doit point croire trop de léger.
Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre,
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
(Elle fait mettre son mari derrière elle.)

 

Acte IV

 

Scène VII

Tartuffe, Elmire, Orgon

Tartuffe
Tout conspire, Madame, à mon contentement :
J'ai visité de l'œil tout cet appartement ;
Personne ne s'y trouve ; et mon âme ravie...

Orgon, en l'arrêtant.
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah ! ah ! l'homme de bien, vous m'en voulez donner !
Comme aux tentations s'abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyois toujours qu'on changeroit de ton ;
Mais c'est assez avant pousser le témoignage :
Je m'y tiens, et n'en veux, pour moi, pas davantage.

Elmire, à Tartuffe.
C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci :
Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi.

Tartuffe
Quoi ? vous croyez... ?

Orgon
Allons, point de bruit, je vous prie.

Dénichons de céans, et sans cérémonie.

Tartuffe
Mon dessein...

Orgon
Ces discours ne sont plus de saison :
Il faut, tout sur−le−champ, sortir de la maison.

Tartuffe
C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître :
La maison m'appartient, je le ferai connaître,
Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours,
Qu'on n'est pas où l'on pense en me faisant injure,
Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture,
Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.

 

Acte IV

 

Scène VIII

Elmire, Orgon

Elmire
Quel est donc ce langage ? et qu'est-ce qu'il veut dire ?

Orgon
Ma foi, je suis confus, et n'ai pas lieu de rire.

Elmire
Comment ?

Orgon
Je vois ma faute aux choses qu'il me dit,
Et la donation m'embarrasse l'esprit.

Elmire
La donation...

Orgon
Oui, c'est une affaire faite
Mais j'ai quelque autre chose encor qui m'inquiète.

Elmire
Et quoi ?

 

Orgon
Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt
Si certaine cassette est encore là−haut.

 

 

 

 

Acte V

 

Scène I

Orgon, Cléante

Cléante
Où voulez-vous courir ?

Orgon
Las ! que sais-je ?

Cléante
Il me semble
Que l'on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu'on peut faire en cet événement.

Orgon
Cette cassette-là me trouble entièrement ;
Plus que le reste encore elle me désespère.

Cléante
Cette cassette est donc un important mystère ?

Orgon
C'est un dépôt qu'Argas, cet ami que je plains,
Lui−même, en grand secret, m'a mis entre les mains :
Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers ; à ce qu'il m'a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.

 

Cléante
Pourquoi donc les avoir en d'autres mains lâchés ?

Orgon
Ce fut par un motif de cas de conscience :
J'allai droit à mon traître en faire confidence ;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que, pour nier, en cas de quelque enquête,
J'eusse d'un faux−fuyant, la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
A faire des serments contre la vérité.

Cléante
Vous voilà mal, au moins si j'en crois l'apparence ;
Et la donation, et cette confidence,
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous,
Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.

Orgon
Quoi ? sous un beau semblant de ferveur si touchante
Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l'ai reçu gueusant et n'ayant rien...
C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien :
J'en aurai désormais une horreur effroyable.

Et m'en vais devenir pour eux pire qu'un diable.

Cléante
Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments ;
Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre,
Et toujours d'un excès vous vous jetez dans l'autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu'avecque le cœur d'un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi ? parce qu'un fripon vous dupe avec audace
Sous le pompeux éclat d'une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu'aucun vrai dévot ne se trouve aujourd'hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences ;
Démêlez la vertu d'avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu'il faut :
Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture,
Mais au vrai zèle aussi n'allez pas faire injure ;
Et s'il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.

 

 

Acte V

 

Scène II

Damis, Orgon, Cléante

Damis
Quoi ? mon père, est-il vrai qu'un coquin vous menace ?
Qu'il n'est point de bienfait qu'en son âme il n'efface,
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous ?

Orgon
Oui, mon fils, et j'en sens des douleurs non pareilles.

Damis
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles :
Contre son insolence on ne doit point gauchir ;
C'est à moi, tout d'un coup, de vous en affranchir,
Et pour sortir d'affaire, il faut que je l'assomme.

Cléante
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
Modérez, s'il vous plaît, ces transports éclatants :
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.

 

Acte V

 

Scène III

Madame Pernelle, Mariane, Elmire, Dorine, Damis, Orgon, Cléante

Madame Pernelle
Qu'est-ce ? J'apprends ici de terribles mystères.

Orgon
Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j'ai ;
Et, dans le même temps, le perfide, l'infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme,
Et non content encor de ces lâches essais,
Il m'ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d'armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens, où je l'ai transféré,
Et me réduire au point d'où je l'ai retiré.

Dorine
Le pauvre homme !

Madame Pernelle
Mon fils, je ne puis du tout croire

Qu'il ait voulu commettre une action si noire.

Orgon
Comment ?

Madame Pernelle
Les gens de bien sont enviés toujours.

Orgon
Que voulez-vous donc dire avec votre discours,
Ma mère ?

Madame Pernelle
Que chez vous on vit d'étrange sorte,
Et qu'on ne sait que trop la haine qu'on lui porte.

Orgon
Qu'a cette haine à faire avec ce qu'on vous dit ?

Madame Pernelle
Je vous l'ai dit cent fois quand vous étiez petit :
La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
Les envieux mourront, mais non jamais l'envie.

Orgon
Mais que fait ce discours aux choses d'aujourd'hui ?


Madame Pernelle
On vous aura forgé cent sots contes de lui.

 

Orgon
Je vous ai dit déjà que j'ai vu tout moi−même.

Madame Pernelle
Des esprits médisants la malice est extrême.

Orgon
Vous me feriez damner, ma mère. Je vous di
Que j'ai vu de mes yeux un crime si hardi.

Madame Pernelle
Les langues ont toujours du venin à répandre,
Et rien n'est ici−bas qui s'en puisse défendre.

Orgon
C'est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu'on appelle vu : faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

Madame Pernelle
Mon Dieu, le plus souvent l'apparence déçoit :
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit.

Orgon
J'enrage.

Madame Pernelle
Aux faux soupçons la nature est sujette,

Et c'est souvent à mal que le bien s'interprète.

Orgon
Je dois interpréter à charitable soin
Le désir d'embrasser ma femme ?

Madame Pernelle
Il est besoin,
Pour accuser les gens, d'avoir de justes causes ;
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

Orgon
Hé, diantre ! le moyen de m'en assurer mieux ?
Je devois donc, ma mère, attendre qu'à mes yeux
Il eût... Vous me feriez dire quelque sottise.

Madame Pernelle
Enfin d'un trop pur zèle on voit son âme éprise ;
Et je ne puis du tout me mettre dans l'esprit
Qu'il ait voulu tenter les choses que l'on dit.

Orgon
Allez, je ne sais pas, si vous n'étiez ma mère,
Ce que je vous dirois, tant je suis en colère.

Dorine
Juste retour, Monsieur, des choses d'ici−bas :
Vous ne vouliez point croire, et l'on ne vous croit pas.

Cléante
Nous perdons des moments en bagatelles pures,
Qu'il faudroit employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.

Damis
Quoi ? son effronterie iroit jusqu'à ce point ?

Elmire
Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,
Et son ingratitude est ici trop visible.

Cléante
Ne vous y fiez pas : il aura des ressorts
Pour donner contre vous raison à ses efforts ;
Et sur moins que cela, le poids d'une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore : armé de ce qu'il a,
Vous ne deviez jamais le pousser jusque−là.

Orgon
Il est vrai ; mais qu'y faire ? A l'orgueil de ce traître,
De mes ressentiments je n'ai pas été maître.


Cléante
Je voudrois, de bon cœur, qu'on pût entre vous deux
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.

 

Elmire
Si j'avois su qu'en main il a de telles armes,
Je n'aurois pas donné matière à tant d'alarmes,
Et mes...

Orgon
Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir.
Je suis bien en état que l'on me vienne voir !

 

Acte V

 

Scène IV

Monsieur Loyal, Madame Pernelle, Orgon, Damis, Mariane, Dorine, Elmire, Cléante

Monsieur Loyal
Bonjour, ma chère sœur ; faites, je vous supplie,
Que je parle à Monsieur.

Dorine
Il est en compagnie,
Et je doute qu'il puisse à présent voir quelqu'un.

Monsieur Loyal
Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.
Mon abord n'aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.

Dorine
Votre nom ?

Monsieur Loyal
Dites-lui seulement que je vien
De la part de Monsieur Tartuffe, pour son bien.

Dorine
C'est un homme qui vient, avec douce manière,
De la part de Monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit-il, bien aise.

 

Cléante
Il vous faut voir
Ce que c'est que cet homme, et ce qu'il peut vouloir.

Orgon
Pour nous raccommoder il vient ici peut−être :
Quels sentiments aurai-je à lui faire paroître ?

Cléante
Votre ressentiment ne doit point éclater ;
Et s'il parle d'accord, il le faut écouter.

Monsieur Loyal
Salut, Monsieur. Le Ciel perde qui vous veut nuire,
Et vous soit favorable autant que je désire !

Orgon
Ce doux début s'accorde avec mon jugement,
Et présage déjà quelque accommodement.

Monsieur Loyal
Toute votre maison m'a toujours été chère,
Et j'étois serviteur de Monsieur votre père.

Orgon
Monsieur, j'ai grande honte et demande pardon
D'être sans vous connoître ou savoir votre nom.

 

Monsieur Loyal
Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.
J'ai depuis quarante ans, grâce au Ciel, le bonheur
D'en exercer la charge avec beaucoup d'honneur ;
Et je vous viens, Monsieur, avec votre licence,
Signifier l'exploit de certaine ordonnance...

Orgon
Quoi ? vous êtes ici... ?

Monsieur Loyal
Monsieur, sans passion :
Ce n'est rien seulement qu'une sommation,
Un ordre de vuider d'ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d'autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est...

Orgon
Moi, sortir de céans ?

Monsieur Loyal
Oui, Monsieur, s'il vous plaît.
La maison à présent, comme savez de reste,
Au bon Monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d'un contrat duquel je suis porteur :
Il est en bonne forme, et l'on n'y peut rien dire.

 

Damis
Certes cette impudence est grande, et je l'admire.

Monsieur Loyal
Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;
C'est à Monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d'un homme de bien il sait trop bien l'office,
Pour se vouloir du tout opposer à justice.

Orgon
Mais...

Monsieur Loyal
Oui, Monsieur, je sais que pour un million
Vous ne voudriez pas faire rébellion,
Et que vous souffrirez, en honnête personne,
Que j'exécute ici les ordres qu'on me donne.

Damis
Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,
Monsieur l'huissier à verge, attirer le bâton.

Monsieur Loyal
Faites que votre fils se taise ou se retire,
Monsieur. J'aurois regret d'être obligé d'écrire,
Et de vous voir couché dans mon procès−verbal.

Dorine
Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal !

 

Monsieur Loyal
Pour tous les gens de bien j'ai de grandes tendresses,
Et ne me suis voulu, Monsieur, charger des pièces
Que pour vous obliger et vous faire plaisir,
Que pour ôter par là le moyen d'en choisir
Qui, n'ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auroient pu procéder d'une façon moins douce.

Orgon
Et que peut-on de pis que d'ordonner aux gens
De sortir de chez eux ?


Monsieur Loyal
On vous donne du temps,
Et jusques à demain je ferai surséance
A l'exécution, Monsieur, de l'ordonnance.
Je viendrai seulement passer ici la nuit,
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J'aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
A vuider de céans jusqu'au moindre ustensile :
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts,
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n'en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et comme je vous traite avec grande indulgence,
Je vous conjure aussi, Monsieur, d'en user bien,
Et qu'au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

 

Orgon
Du meilleur de mon cœur je donnerois sur l'heure
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

Cléante
Laissez, ne gâtons rien.

Damis
A cette audace étrange,
J'ai peine à me tenir, et la main me démange.

Dorine
Avec un si bon dos, ma foi, Monsieur Loyal,
Quelques coups de bâton ne vous siéroient pas mal.

Monsieur Loyal
On pourroit bien punir ces paroles infâmes,
Mamie, et l'on décrète aussi contre les femmes.

Cléante
Finissons tout cela, Monsieur : c'en est assez ;
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

Monsieur Loyal
Jusqu'au revoir. Le Ciel vous tienne tous en joie !

Orgon
Puisse-t-il te confondre, et celui qui t'envoie !

 

Acte V

 

Scène V

Orgon, Cléante, Mariane, Elmire, Madame Pernelle, Dorine, Damis

Orgon
Hé bien, vous le voyez, ma mère, si j'ai droit,
Et vous pouvez juger du reste par l'exploit :
Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?

Madame Pernelle
Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues !

Dorine
Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,
Et ses pieux desseins par là sont confirmés :
Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme ;
Il sait que très souvent les biens corrompent l'homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.

Orgon
Taisez-vous : c'est le mot qu'il vous faut toujours dire.

Cléante
Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.

Elmire
Allez faire éclater l'audace de l'ingrat.

Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
Et sa déloyauté va paroître trop noire,
Pour souffrir qu'il en ait le succès qu'on veut croire.

 

Acte V

 

Scène VI

Valère, Orgon, Cléante, Elmire, Mariane, etc.

Valère
Avec regret, Monsieur, je viens vous affliger ;
Mais je m'y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m'est joint d'une amitié fort tendre,
Et qui sait l'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l'on doit aux affaires d'Etat,
Et me vient d'envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d'une soudaine fuite.
Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au Prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu'il vous jette,
D'un criminel d'Etat, l'importance cassette,
Dont, au mépris, dit-il, du devoir d'un sujet,
Vous avez conservé le coupable secret.
J'ignore le détail du crime qu'on vous donne ;
Mais un ordre est donné contre votre personne ;
Et lui−même est chargé, pour mieux l'exécuter,
D'accompagner celui qui vous doit arrêter.

Cléante
Voilà ses droits armés ; et c'est par où le traître
De vos biens qu'il prétend cherche à se rendre maître.

Orgon
L'homme, est, je vous l'avoue, un méchant animal !

Valère
Le moindre amusement vous peut être fatal.
J'ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu'ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant,
Et ce sont de ces coups que l'on pare en fuyant.
A vous mettre en lieu sûr je m'offre pour conduite,
Et veux accompagner jusqu'au bout votre fuite.

Orgon
Las ! que ne dois-je point à vos soins obligeants !
Pour vous en rendre grâce il faut un autre temps ;
Et je demande au Ciel de m'être assez propice,
Pour reconnoître un jour ce généreux service.
Adieu : prenez le soin, vous autres...

Cléante
Allez tôt :
Nous songerons, mon frère, à faire ce qu'il faut.

 

Acte V

 

Scène dernière

L'exempt, Tartuffe, Valère, Orgon, Elmire, Mariane, etc.

Tartuffe
Tout beau, Monsieur, tout beau, ne courez point si vite :
Vous n'irez pas fort loin pour trouver votre gîte,
Et de la part du Prince on vous fait prisonnier.

Orgon
Traître, tu me gardois ce trait pour le dernier ;
C'est le coup, scélérat, par où tu m'expédies,
Et voilà couronner toutes tes perfidies.

Tartuffe
Vos injures n'ont rien à me pouvoir aigrir,
Et je suis pour le Ciel appris à tout souffrir.

Cléante
La modération est grande, je l'avoue.

Damis
Comme du Ciel l'infâme impudemment se joue !

Tartuffe
Tous vos emportements ne sauroient m'émouvoir,
Et je ne songe à rien qu'à faire mon devoir.

 

Mariane
Vous avez de ceci grande gloire à prétendre,
Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.

Tartuffe
Un emploi ne sauroit être que glorieux,
Quand il part du pouvoir qui m'envoie en ces lieux.

Orgon
Mais t'es-tu souvenu que ma main charitable,
Ingrat, t'a retiré d'un état misérable ?

Tartuffe
Oui, je sais quels secours j'en ai pu recevoir ;
Mais l'intérêt du Prince est mon premier devoir ;
De ce devoir sacré la juste violence
Etouffe dans mon cœur toute reconnoissance,
Et je sacrifierois à de si puissants nœuds
Ami, femme, parents, et moi−même avec eux.

Elmire
L'imposteur !

Dorine
Comme il sait, de traîtresse manière,
Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère !

Cléante
Mais s'il est si parfait que vous le déclarez,

Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D'où vient que pour paroître il s'avise d'attendre
Qu'à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre,
Et que vous ne songez à l'aller dénoncer
Que lorsque son honneur l'oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire,
Du don de tout son bien qu'il venoit de vous faire ;
Mais le voulant traiter en coupable aujourd'hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?

Tartuffe, à l'Exempt
Délivrez-moi, Monsieur, de la criaillerie,
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.

L'exempt
Oui, c'est trop demeurer sans doute à l'accomplir :
Votre bouche à propos m'invite à le remplir ;
Et pour l'exécuter, suivez-moi tout à l'heure
Dans la prison qu'on doit vous donner pour demeure.

Tartuffe
Qui ? moi, Monsieur ?

L'exempt
Oui, vous.

Tartuffe
Pourquoi donc la prison ?

L'exempt
Ce n'est pas vous à qui j'en veux rendre raison.
Remettez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs.
D'un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d'accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle ;
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l'amour pour les vrais ne ferme point son cœur
A tout ce que les faux doivent donner d'horreur.
Celui−ci n'étoit pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D'abord il a percé, par ses vives clartés,
Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s'est trahi lui−même,
Et par un juste trait de l'équité suprême,
S'est découvert au Prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il étoit informé ;
Et c'est un long détail d'actions toutes noires
Dont on pourroit former des volumes d'histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
A ses autres horreurs il a joint cette suite,
Et ne m'a jusqu'ici soumis à sa conduite

Que pour voir l'impudence aller jusques au bout,
Et vous faire par lui faire raison de tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu'entre vos mains je dépouille le traître.
D'un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d'un ami fait tomber la retraite ;
Et c'est le prix qu'il donne au zèle qu'autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits,
Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D'une bonne action verser la récompense,
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,
Et que mieux que du mal il se souvient du bien.

Dorine
Que le Ciel soit loué !

Madame Pernelle
Maintenant je respire.

Elmire
Favorable succès !

Mariane
Qui l'auroit osé dire ?

Orgon, à Tartuffe.
Hé bien ! te voilà, traître...vice

 

Cléante
Ah ! mon frère, arrêtez,
Et ne descendez point à des indignités ;
A son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l'accable :
Souhaitez bien plutôt que son cœur en ce jour
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
Qu'il corrige sa vie en détestant son vice
Et puisse du grand Prince adoucir la justice,
Tandis qu'à sa bonté vous irez à genoux
Rendre ce que demande un traitement si doux.

Orgon
Oui, c'est bien dit : allons à ses pieds avec joie
Nous louer des bontés que son cœur nous déploie.
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d'un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d'un amant généreux et sincère.

 

 

RIDEAU

 

Source : In Libro Veritas :

http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre357.html#page_152

 

 

6 juin 2013

Paul Valéry, La jeune Parque

 

paul-valery

 

Paul Valéry

 

La Jeune Parque

 

 ◄►

 

À André Gide

Depuis bien des années

j’avais laissé l’art des vers :

essayant de m’y astreindre encore,

j’ai fait cet exercice que je te dédie. 1917

 

"Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles

Pour la demeure d’un serpent ?"

Pierre Corneille

 

◄►

 

Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule, avec diamants extrêmes ?... Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer,
Distraitement docile à quelque fin profonde,
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,
Et que de mes destins lentement divisé,
Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé.
La houle me murmure une ombre de reproche,
Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche,
Comme chose déçue et bue amèrement,
Une rumeur de plainte et de resserrement...
Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée,
Et quel frémissement d’une feuille effacé
Persiste parmi vous, îles de mon sein nu ?...
Je scintille, liée à ce ciel inconnu...
L’immense grappe brille à ma soif de désastres.

Tout-puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;
Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes
Ces souverains éclats, ces invincibles armes,
Et les élancements de votre éternité,
Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté
Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la merveille,
J’interroge mon cœur quelle douleur l’éveille,
Quel crime par moi-même ou sur moi consommé ?...
... Ou si le mal me suit d’un songe refermé,
Quand (au velours du souffle envolé l’or des lampes)
J’ai de mes bras épais environné mes tempes,
Et longtemps de mon âme attendu les éclairs ?
Toute ? Mais toute à moi, maîtresse de mes chairs,
Durcissant d’un frisson leur étrange étendue,
Et dans mes doux liens, à mon sang suspendue,
Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
De regards en regards, mes profondes forêts.

J’y suivais un serpent qui venait de me mordre.


Quel repli de désirs, sa traîne !... Quel désordre
De trésors s’arrachant à mon avidité,
Et quelle sombre soif de la limpidité !

Ô ruse !... À la lueur de la douleur laissée
Je me sentis connue encor plus que blessée...
Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ;
Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît :
Il colore une vierge à soi-même enlacée,
Jalouse... Mais de qui, jalouse et menacée ?
Et quel silence parle à mon seul possesseur ?

Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète sœur
Brûle, qui se préfère à l’extrême attentive.



Va ! je n’ai plus besoin de ta race naïve,
Cher Serpent... Je m’enlace, être vertigineux !
Cesse de me prêter ce mélange de nœuds
Ni ta fidélité qui me fuit et devine...
Mon âme y peut suffire, ornement de ruine !
Elle sait, sur mon ombre égarant ses tourments,
De mon sein, dans les nuits, mordre les rocs charmants ;
Elle y suce longtemps le lait des rêveries...
Laisse donc défaillir ce bras de pierreries
Qui menace d’amour mon sort spirituel...
Tu ne peux rien sur moi qui ne soit moins cruel,
Moins désirable... Apaise alors, calme ces ondes,
Rappelle ces remous, ces promesses immondes...
Ma surprise s’abrège, et mes yeux sont ouverts.
Je n’attendais pas moins de mes riches déserts
Qu’un tel enfantement de fureur et de tresse :
Leurs fonds passionnés brillent de sécheresse
Si loin que je m’avance et m’altère pour voir
De mes enfers pensifs les confins sans espoir...
Je sais... Ma lassitude est parfois un théâtre.
L’esprit n’est pas si pur que jamais idolâtre
Sa fougue solitaire aux élans de flambeau
Ne fasse fuir les murs de son morne tombeau.
Tout peut naître ici-bas d’une attente infinie.
L’ombre même le cède à certaine agonie,
L’âme avare s’entrouvre, et du monstre s’émeut
Qui se tord sur les pas d’une porte de feu...
Mais, pour capricieux et prompt que tu paraisses,
Reptile, ô vifs détours tout courus de caresses,
Si proche impatience et si lourde langueur,
Qu’es-tu, près de ma nuit d’éternelle longueur ?
Tu regardais dormir ma belle négligence...
Mais avec mes périls, je suis d’intelligence,
Plus versatile, ô Thyrse, et plus perfide qu’eux.
Fuis-moi ! du noir retour reprends le fil visqueux !
Va chercher des yeux clos pour tes danses massives.
Coule vers d’autres lits tes robes successives,
Couve sur d’autres cœurs les germes de leur mal,
Et que dans les anneaux de ton rêve animal
Halète jusqu’au jour l’innocence anxieuse !...
Moi, je veille. Je sors, pâle et prodigieuse,
Toute humide des pleurs que je n’ai point versés,
D’une absence aux contours de mortelle bercés
Par soi seule... Et brisant une tombe sereine,
Je m’accoude inquiète et pourtant souveraine,
Tant de mes visions parmi la nuit et l’œil,
Les moindres mouvements consultent mon orgueil. »



Mais je tremblais de perdre une douleur divine !
Je baisais sur ma main cette morsure fine,
Et je ne savais plus de mon antique corps
Insensible, qu’un feu qui brûlait sur mes bords :

Adieu, pensai-je, MOI, mortelle sœur, mensonge...



Harmonieuse MOI, différente d’un songe,
Femme flexible et ferme aux silences suivis
D’actes purs !... Front limpide, et par ondes ravis,
Si loin que le vent vague et velu les achève
Longs brins légers qu’au large un vol mêle et soulève,
Dites !... J’étais l’égale et l’épouse du jour,
Seul support souriant que je formais d’amour
À la toute-puissante altitude adorée...


Quel éclat sur mes cils aveuglément dorée,
Ô paupières qu’opprime une nuit de trésor,
Je priais à tâtons dans vos ténèbres d’or !
Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore,
Je m’offrais dans mon fruit de velours qu’il dévore ;
Rien ne me murmurait qu’un désir de mourir
Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir :
Mon amère saveur ne m’était point venue.
Je ne sacrifiais que mon épaule nue
À la lumière ; et sur cette gorge de miel,
Dont la tendre naissance accomplissait le ciel,
Se venait assoupir la figure du monde.
Puis, dans le dieu brillant, captive vagabonde,
Je m’ébranlais brûlante et foulais le sol plein,
Liant et déliant mes ombres sous le lin.
Heureuse ! À la hauteur de tant de gerbes belles,
Qui laissais à ma robe obéir les ombelles,
Dans les abaissements de leur frêle fierté
Et si, contre le fil de cette liberté,
Si la robe s’arrache à la rebelle ronce,
L’arc de mon brusque corps s’accuse et me prononce,
Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs
Que dispute ma race aux longs liens de fleurs !

Je regrette à demi cette vaine puissance...
Une avec le désir, je fus l'obéissance
Imminente, attachée à ces genoux polis ;
De mouvements si prompts mes vœux étaient remplis
Que je sentais ma cause à peine plus agile !
Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile,
Et dans l’ardente paix des songes naturels,
Tous ces pas infinis me semblaient éternels.
Si ce n’est, ô Splendeur, qu’à mes pieds l’Ennemie,
Mon ombre ! la mobile et la souple momie,
De mon absence peinte effleurait sans effort
La terre où je fuyais cette légère mort.
Entre la rose et moi je la vois qui s’abrite ;
Sur la poudre qui danse, elle glisse et n’irrite
Nul feuillage, mais passe, et se brise partout...
Glisse ! Barque funèbre...



                      Et moi vive, debout,
Dure, et de mon néant secrètement armée,
Mais, comme par l’amour une joue enflammée,
Et la narine jointe au vent de l’oranger,
Je ne rends plus au jour qu’un regard étranger...
Oh ! combien peut grandir dans ma nuit curieuse
De mon cœur séparé la part mystérieuse,
Et de sombres essais s’approfondir mon art !...
Loin des purs environs, je suis captive, et par
L’évanouissement d’arômes abattue,
Je sens sous les rayons, frissonner ma statue,
Des caprices de l’or, son marbre parcouru.
Mais je sais ce que voit mon regard disparu ;
Mon œil noir est le seuil d’infernales demeures !
Je pense, abandonnant à la brise les heures
Et l’âme sans retour des arbustes amers,
Je pense, sur le bord doré de l’univers,
À ce goût de périr qui prend la Pythonisse
En qui mugit l’espoir que le monde finisse.
Je renouvelle en moi mes énigmes, mes dieux,
Mes pas interrompus de paroles aux cieux,
Mes pauses, sur le pied portant la rêverie.

Qui suit au miroir d’aile un oiseau qui varie,
Cent fois sur le soleil joue avec le néant,
Et brûle, au sombre but de mon marbre béant.

Ô dangereusement de son regard la proie !



Car l’œil spirituel sur ses plages de soie
Avait déjà vu luire et pâlir trop de jours
Dont je m’étais prédit les couleurs et le cours.
L’ennui, le clair ennui de mirer leur nuance,
Me donnait sur ma vie une funeste avance :
L’aube me dévoilait tout le jour ennemi.
J’étais à demi morte ; et peut-être, à demi
Immortelle, rêvant que le futur lui-même
Ne fût qu’un diamant fermant le diadème
Où s’échange le froid des malheurs qui naîtront
Parmi tant d’autres feux absolus de mon front.

Osera-t-il, le Temps, de mes diverses tombes,
Ressusciter un soir favori des colombes,
Un soir qui traîne au fil d’un lambeau voyageur
De ma docile enfance un reflet de rougeur,
Et trempe à l’émeraude un long rose de honte ?



Souvenir, ô bûcher, dont le vent d’or m’affronte,
Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus
D’être en moi-même en flamme une autre que je fus...
Viens, mon sang, viens rougir la pâle circonstance
Qu’ennoblissait l’azur de la sainte distance,
Et l’insensible iris du temps que j’adorai !
Viens consumer sur moi ce don décoloré
Viens ! que je reconnaisse et que je les haïsse,
Cette ombrageuse enfant, ce silence complice,
Ce trouble transparent qui baigne dans les bois...
Et de mon sein glacé rejaillisse la voix
Que j’ignorais si rauque et d’amour si voilée...
Le col charmant cherchant la chasseresse ailée.
Mon cœur fut-il si près d’un cœur qui va faiblir ?


Fut-ce bien moi, grands cils qui crus m’ensevelir
Dans l’arrière douceur riant à vos menaces...
Ô pampres ! sur ma joue errant en fils tenaces,
Ou toi... de cils tissue et de fluides fûts,
Tendre lueur d’un soir brisé de bras confus ?



« Que dans le ciel placés, mes yeux tracent mon temple !
Et que sur moi repose un autel sans exemple ! »

Criaient de tout mon corps la pierre et la pâleur...
La terre ne m’est plus qu’un bandeau de couleur
Qui coule et se refuse au front blanc de vertige...
Tout l’univers chancelle et tremble sur ma tige,
La pensive couronne échappe à mes esprits,
La mort veut respirer cette rose sans prix
Dont la douceur importe à sa fin ténébreuse !

Que si ma tendre odeur grise ta tête creuse,
Ô mort, respire enfin cette esclave de roi :
Appelle-moi, délie !... Et désespère-moi,
De moi-même si lasse, image condamnée !
écoute... N’attends plus... La renaissante année
À tout mon sang prédit de secrets mouvements :
Le gel cède à regret ses derniers diamants...
Demain, sur un soupir des Bontés constellées,
Le printemps vient briser les fontaines scellées :
L’étonnant printemps rit, viole... On ne sait d’où
Venu ? Mais la candeur ruisselle à mots si doux
Qu’une tendresse prend la terre à ses entrailles...
Les arbres regonflés et recouverts d’écailles
Chargés de tant de bras et de trop d’horizons,
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons,
Montent dans l’air amer avec toutes leurs ailes
De feuilles par milliers qu’ils se sentent nouvelles...
N’entends-tu pas frémir ces noms aériens,
Ô Sourde !... Et dans l'espace accablé de liens,
Vibrant de bois vivace infléchi par la cime,
Pour et contre les dieux ramer l’arbre unanime,
La flottante forêt de qui les rudes troncs
Portent pieusement à leurs fantasques fronts,
Aux déchirants départs des archipels superbes,
Un fleuve tendre, ô mort, et caché sous les herbes ?



Quelle résisterait, mortelle, à ces remous ?
Quelle mortelle ?

                        Moi si pure, mes genoux
Pressentent les terreurs de genoux sans défense...
L’air me brise. L’oiseau perce de cris d’enfance
Inouïs...l’ombre même où se serre mon cœur,
Et roses ! mon soupir vous soulève, vainqueur
Hélas ! des bras si doux qui ferment la corbeille...
Oh ! parmi mes cheveux pèse d’un poids d’abeille,
Plongeant toujours plus ivre au baiser plus aigu,
Le point délicieux de mon jour ambigu...
Lumière !... Ou toi, la mort ! Mais le plus prompt me              prenne !...
Mon cœur bat ! mon cœur bat ! Mon sein brûle et   m’entraîne !
Ah ! qu’il s’enfle, se gonfle et se tende, ce dur
Très doux témoin captif de mes réseaux d’azur...
Dur en moi... mais si doux à la bouche infinie !...

Chers fantômes naissants dont la soif m’est unie,
Désirs ! Visages clairs !... Et vous, beaux fruits d’amour,
Les dieux m’ont-ils formé ce maternel contour
Et ces bords sinueux, ces plis et ces calices,
Pour que la vie embrasse un autel de délices,
Où mêlant l’âme étrange aux éternels retours,
La semence, le lait, le sang coulent toujours ?
Non ! L’horreur m’illumine, exécrable harmonie !
Chaque baiser présage une neuve agonie...
Je vois, je vois flotter, fuyant l’honneur des chairs
Des mânes impuissants les millions amers...
Non, souffles ! Non, regards, tendresses... mes convives,
Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,
Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie !... Allez,
Spectres, soupirs la nuit vainement exhalés,
Allez joindre des morts les impalpables nombres !
Je n’accorderai pas la lumière à des ombres,
Je garde loin de vous, l’esprit sinistre et clair...
Non ! Vous ne tiendrez pas de mes lèvres l’éclair !...
Et puis... mon cœur aussi vous refuse sa foudre.
J’ai pitié de nous tous, ô tourbillons de poudre !

Grands Dieux ! Je perds en vous mes pas déconcertés !

Je n’implorerai plus que tes faibles clartés,
Longtemps sur mon visage envieuse de fondre,
Très imminente larme, et seule à me répondre,
Larme qui fais trembler à mes regards humains
Une variété de funèbres chemins ;
Tu procèdes de l’âme, orgueil du labyrinthe,
Tu me portes du cœur cette goutte contrainte,
Cette distraction de mon suc précieux
Qui vient sacrifier mes ombres sur mes yeux,
Tendre libation de l’arrière-pensée !
D’une grotte de crainte au fond de moi creusée
Le sel mystérieux suinte muette l’eau.
D’où nais-tu ? Quel travail toujours triste et nouveau
Te tire avec retard, larme, de l’ombre amère ?
Tu gravis mes degrés de mortelle et de mère,
Et déchirant ta route, opiniâtre faix,
Dans le temps que je vis, les lenteurs que tu fais
M’étouffent... Je me tais, buvant ta marche sûre...
— Qui t’appelle au secours de ma jeune blessure !

Mais blessures, sanglots, sombres essais, pourquoi ?
Pour qui, joyaux cruels, marquez-vous ce corps froid,
Aveugle aux doigts ouverts évitant l’espérance !
Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,
Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi ?
Terre trouble... et mêlée à l’algue, porte-moi,
Porte doucement moi... Ma faiblesse de neige,
Marchera-t-elle tant qu’elle trouve son piège ?
Où traîne-t-il, mon cygne, où cherche-t-il son vol ?
... Dureté précieuse... Ô sentiment du sol,
Mon pas fondait sur toi l’assurance sacrée !
Mais sous le pied vivant qui tâte et qui la crée
Et touche avec horreur à son pacte natal,
Cette terre si ferme atteint mon piédestal.
Non loin, parmi ces pas, rêve mon précipice...
L’insensible rocher, glissant d’algues, propice
À fuir (comme en soi-même ineffablement seul),
Commence... Et le vent semble au travers d’un linceul
Ourdir de bruits marins une confuse trame,
Mélange de la lame en ruine, et de rame...
Tant de hoquets longtemps, et de râles heurtés,
Brisés, repris au large... et tous les sorts jetés
éperdument divers roulant l’oubli vorace.,.

Hélas ! de mes pieds nus qui trouvera la trace
Cessera-t-il longtemps de ne songer qu’à soi ?

Terre trouble, et mêlée à l’algue, porte-moi !



Mystérieuse MOI, pourtant, tu vis encore !
Tu vas te reconnaître au lever de l’aurore
Amèrement la même...
                          Un miroir de la mer
Se lève... Et sur la lèvre, un sourire d’hier
Qu’annonce avec ennui l’effacement des signes,
Glace dans l’orient déjà les pâles lignes
De lumière et de pierre, et la pleine prison
Où flottera l’anneau de l’unique horizon...
Regarde : un bras très pur est vu, qui se dénude.
Je te revois, mon bras... Tu portes l’aube...

                                    Ô rude
Réveil d’une victime inachevée... et seuil
Si doux... si clair, que flatte, affleurement d’écueil,
L’onde basse, et que lave une houle amortie !...
L’ombre qui m’abandonne, impérissable hostie,
Me découvre vermeille à de nouveaux désirs,
Sur le terrible autel de tous mes souvenirs.

Là, l’écume s’efforce à se faire visible ;
Et là, titubera sur la barque sensible
À chaque épaule d’onde, un pêcheur éternel.
Tout va donc accomplir son acte solennel
De toujours reparaître incomparable et chaste,
Et de restituer la tombe enthousiaste
Au gracieux état du rire universel.



Salut ! Divinités par la rose et le sel,
Et les premiers jouets de la jeune lumière,
Îles !... Ruches bientôt quand la flamme première
Fera que votre roche, îles que je prédis,
Ressente en rougissant de puissants paradis ;
Cimes qu’un feu féconde à peine intimidées,
Bois qui bourdonnerez de bêtes et d’idées,
D’hymnes d’hommes comblés des dons du juste éther,
Îles ! dans la rumeur des ceintures de mer,
Mères vierges toujours, même portant ces marques,
Vous m’êtes à genoux de merveilleuses Parques :
Rien n’égale dans l’air les fleurs que vous placez,
Mais dans la profondeur, que vos pieds sont glacés !



De l’âme les apprêts sous la tempe calmée,
Ma mort, enfant secrète et déjà si formée,
Et vous, divins dégoûts qui me donniez l’essor,
Chastes éloignements des lustres de mon sort,
Ne fûtes-vous, ferveur, qu’une noble durée ?
Nulle jamais des dieux plus près aventurée
N’osa peindre à son front leur souffle ravisseur,
Et de la nuit parfaite implorant l’épaisseur,
Prétendre par la lèvre au suprême murmure.

Je soutenais l’éclat de la mort toute pure
Telle j’avais jadis le soleil soutenu...
Mon corps désespéré tendait le torse nu
Où l’âme, ivre de soi, de silence et de gloire,
Prête à s’évanouir de sa propre mémoire,
écoute, avec espoir, frapper au mur pieux
Ce cœur, — qui se ruine à coups mystérieux
Jusqu’à ne plus tenir que de sa complaisance
Un frémissement fin de feuille, ma présence...

Attente vaine, et vaine... Elle ne peut mourir
Qui devant son miroir pleure pour s’attendrir.


Ô n’aurait-il fallu, folle, que j’accomplisse
Ma merveilleuse fin de choisir pour supplice
Ce lucide dédain des nuances du sort ?
Trouveras-tu jamais plus transparente mort
Ni de pente plus pure où je rampe à ma perte
Que sur ce long regard de victime entr’ouverte,
Pâle, qui se résigne et saigne sans regret ?
Que lui fait tout le sang qui n’est plus son secret ?
Dans quelle blanche pais cette pourpre la laisse,
À l’extrême de l’être et belle de faiblesse !
Elle calme le temps qui la vient abolir,
Le moment souverain ne la peut plus pâlir,
Tant la chair vide baise une sombre fontaine !
Elle se fait toujours plus seule et plus lointaine...
Et moi, d’un tel destin, le cœur toujours plus près,
Mon cortège, en esprit, se berçait de cyprès...
Vers un aromatique avenir de fumée,
Je me sentais conduite, offerte et consumée ;
Toute, toute promise aux nuages heureux !
Même, je m’apparus cet arbre vaporeux,
De qui la majesté légèrement perdue
S’abandonne à l’amour de toute l’étendue.
L’être immense me gagne, et de mon cœur divin
L’encens qui brûle expire une forme sans fin...
Tous les corps radieux tremblent dans mon essence !...

Non, non !... N’irrite plus cette réminiscence !
Sombre lys ! Ténébreuse allusion des cieux,
Ta vigueur n’a pu rompre un vaisseau précieux...
Parmi tous les instants tu touchais au suprême...
— Mais qui l’emporterait sur la puissance même,
Avide par tes yeux de contempler le jour
Qui s’est choisi ton front pour lumineuse tour ?

Cherche, du moins, dis-toi, par quelle sourde suite
La nuit, d’entre les morts, au jour t’a reconduite ?
Souviens-toi de toi-même, et retire à l’instinct
Ce fil (ton doigt doré le dispute au matin),
Ce fil dont la finesse aveuglément suivie
Jusque sur cette rive a ramené ta vie...
Sois subtile... cruelle... ou plus subtile !... Mens !...
Mais sache !... Enseigne-moi par quels enchantements,
Lâche que n’a su fuir sa tiède fumée,
Ni le souci d’un sein d’argile parfumée,
Par quel retour sur toi, reptile, as-tu repris
Tes parfums de caverne et tes tristes esprits ?



Hier la chair profonde, hier, la chair maîtresse
M’a trahie... Oh ! sans rêve, et sans une caresse !...
Nul démon, nul parfum ne m’offrit le péril
D’imaginaires bras mourant au col viril ;
Ni, par le Cygne-Dieu, de plumes offensée
Sa brûlante blancheur n’effleura ma pensée...

Il eût connu pourtant le plus tendre des nids !
Car toute à la faveur de mes membres unis,
Vierge, je fus dans l’ombre une adorable offrande...
Mais le sommeil s’éprit d’une douceur si grande,
Et nouée à moi-même au creux de mes cheveux,
J’ai mollement perdu mon empire nerveux.
Au milieu de mes bras, je me suis faite une autre...
Qui s’aliène ?... Qui s’envole ?... Qui se vautre ?...
À quel détour caché, mon cœur s’est-il fondu ?
Quelle conque a redit le nom que j’ai perdu ?
Le sais-je, quel reflux traître m’a retirée
De mon extrémité pure et prématurée,
Et m’a repris le sens de mon vaste soupir ?
Comme l’oiseau se pose, il fallut m’assoupir.

Ce fut l’heure, peut-être, où la devineresse
Intérieure s’use et se désintéresse :
Elle n’est plus la même... Une profonde enfant
Des degrés inconnus vainement se défend,
Et redemande au loin ses mains abandonnées.
Il faut céder aux vœux des mortes couronnées
Et prendre pour visage un souffle...
Doucement, Me voici : mon front touche à ce consentement...
Ce corps, je lui pardonne, et je goûte à la cendre
Je me remets entière au bonheur de descendre,
Ouverte aux noirs témoins, les bras suppliciés,
Entre des mots sans fin, sans moi, balbutiés.
Dors, ma sagesse, dors. Forme-toi cette absence ;
Retourne dans le germe et la sombre innocence,
Abandonne-toi vive aux serpents, aux trésors.
Dors toujours ! Descends, dors toujours ! Descends, dors, dors !

(La porte basse c’est une bague... où la gaze
Passe... Tout meurt, tout rit dans la gorge qui jase...
L’oiseau boit sur ta bouche et tu ne peux le voir...
Viens plus bas, parle bas... Le noir n’est pas si noir...)



Délicieux linceuls, mon désordre tiède,
Couche où je me répands, m’interroge et me cède,
Où j’allai de mon cœur noyer les battements,
Presque tombeau vivant dans mes appartements,
Qui respire, et sur qui l’éternité s’écoute,
Place pleine de moi qui m’avez prise toute,
Ô forme de ma forme et la creuse chaleur
Que mes retours sur moi reconnaissaient la leur,
Voici que tant d’orgueil qui dans vos plis se plonge
À la fin se mélange aux bassesses du songe !
Dans vos nappes, où lisse elle imitait sa mort
L’idole malgré soi se dispose et s’endort,
Lasse femme absolue, et les yeux dans ses larmes,
Quand, de ses secrets nus les antres et les charmes,
Et ce reste d’amour que se gardait le corps
Corrompirent sa perte et ses mortels accords.

Arche toute secrète, et pourtant si prochaine,
Mes transports, cette nuit, pensaient briser ta chaîne ;
Je n’ai fait que bercer de lamentations
Tes flancs chargés de jour et de créations !
Quoi ! mes yeux froidement que tant d’azur égare
Regardent là périr l’étoile fine et rare,
Et ce jeune soleil de mes étonnements
Me paraît d’une aïeule éclairer les tourments,
Tant sa flamme aux remords ravit leur existence,
Et compose d’aurore une chère substance
Qui se formait déjà substance d’un tombeau !...
O, sur toute la mer, sur mes pieds, qu’il est beau !
Tu viens !... Je suis toujours celle que tu respires,
Mon voile évaporé me fuit vers tes empires...

... Alors, n’ai-je formé vains adieux si je vis,
Que songes ?... Si je viens, en vêtements ravis,
Sur ce bord, sans horreur, humer la haute écume,
Boire des yeux l’immense et riante amertume,
L’être contre le vent, dans le plus vif de l’air,
Recevant au visage un appel de la mer ;
Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde
L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde
Au cap tonne, immolant un monstre de candeur,
Et vient des hautes mers vomir la profondeur
Sur ce roc, d’où jaillit jusque vers mes pensées
Un éblouissement d’étincelles glacées,
Et sur toute ma peau que morde l’âpre éveil,
Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil,
Que j’adore mon cœur où tu te viens connaître,
Doux et puissant retour du délice de naître,

Feu vers qui se soulève une vierge de sang
Sous les espèces d’or d’un sein reconnaissant !

 

 

 

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6 juin 2013

Paul Valéry, Poésies (sélection)

 

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Paul Valéry

(Sète, 1871 - Paris, 1945)

Poésies

(sélection)

 

 

La fileuse

 

Assise, la fileuse au bleu de la croisée

Où le jardin mélodieux se dodeline ;

Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.

 

Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline

Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,

Elle songe, et sa tête petite s’incline.

 

Un arbuste et l’air pur font une source vive

Qui, suspendue au jour, délicieuse arrose

De ses pertes de fleurs le jardin de l’oisive.

 

Une tige, où le vent vagabond se repose,

Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,

Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.

 

Mais la dormeuse file une laine isolée ;

Mystérieusement l’ombre frêle se tresse

Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.

 

Le songe se dévide avec une paresse

Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,

La chevelure ondule au gré de la caresse...

 

Derrière tant de fleurs, l’azur se dissimule,

Fileuse de feuillage et de lumière ceinte :

Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.

 

Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte,

Parfume ton front vague au vent de son haleine

Innocente, et tu crois languir... Tu es éteinte

 

Au bleu de la croisée où tu filais la laine.

 

 

 

Hélène

Azur! c’est moi… Je viens des grottes de la mort
Entendre l’onde se rompre aux degrés sonores,
Et je revois les galères dans les aurores
Ressusciter de l’ombre au fil des rames d’or.

Mes solitaires mains appellent les monarques
Dont la barbe de sel amusait mes doigts purs;
Je pleurais. Ils chantaient leurs triomphes obscurs
Et les golfes enfuis aux poupes de leurs barques.

J’entends les conques profondes et les clairons
Militaires rythmer le vol des avirons;
Le chant clair des rameurs enchaîne le tumulte,

Et les Dieux, à la proue héroïque exaltés
Dans leur sourire antique et que l´écume insulte,
Tendent vers moi leurs bras indulgents et sculptés.

 

 

 

Féérie

La lune mince verse une lueur sacrée,
Toute une jupe d’un tissu d’argent léger,
Sur les bases de marbre où vient l’Ombre songer
Que suit d’un char de perle une gaze nacrée.

Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux
De carènes de plume à demi lumineuse,
Elle effeuille infinie une rose neigeuse
Dont les pétales font des cercles sur les eaux…

Est-ce vivre?… Ô désert de volupté pâmée
Où meurt le battement faible de l’eau lamée,
Usant le seuil secret des échos de cristal…

La chair confuse des molles roses commence
À frémir, si d’un cri le diamant fatal
Fêle d’un fil de jour toute la fable immense.

 

 

Même féérie

 

La lune mince verse une lueur sacrée,
Comme une jupe d’un tissu d’argent léger,
Sur les masses de marbre où marche et croit songer
Quelque vierge de perle et de gaze nacrée.

Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux
De carènes de plume à demi lumineuse,
Sa main cueille et dispense une rose neigeuse
Dont les pétales font des cercles sur les eaux.

Délicieux désert, solitude pâmée,
Quand le remous de l’eau par la lune lamée
Compte éternellement ses échos de cristal,

Quel cœur pourrait souffrir l’inexorable charme
De la nuit éclatante au firmament fatal,
Sans tirer de soi-même un cri pur comme une arme?

 

 

 

Les vaines danseuses

 

Celles qui sont des fleurs légères sont venues,
Figurines d’or et beautés toutes menues
Où s’irise une faible lune… Les voici
Mélodieuses fuir dans le bois éclairci.
De mauves et d’iris et de nocturnes roses
Sont les grâces de nuit sous leurs danses écloses.
Que de parfums voilés dispensent leurs doigts d’or!
Mais l’azur doux s’effeuille en ce bocage mort
Et de l’eau mince luit à peine, reposée
Comme un pâle trésor d’une antique rosée
D’où le silence en fleur monte… Encor les voici
Mélodieuses fuir dans le bois éclairci.
Aux calices aimés leurs mains sont gracieuses;
Un peu de lune dort sur leurs lèvres pieuses
Et leurs bras merveilleux aux gestes endormis
Aiment à dénouer sous les myrtes amis
Leurs liens fauves et leurs caresses… Mais certaines,
Moins captives du rythme et des harpes lointaines,
S’en vont d’un pas subtil au lac enseveli
Boire des lys l’eau frêle où dort le pur oubli.

 

 

 

Narcisse parle

 

Narcissiae placandis manibus.

Ô frères! tristes lys, je languis de beauté
Pour m’être désiré dans votre nudité,
Et vers vous, Nymphe, Nymphe, ô Nymphe des fontaines,
Je viens au pur silence offrir mes lames vaines.

Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir.
La voix des sources change et me parle du soir;
J’entends l’herbe d’argent grandir dans l’ombre sainte,
Et la lune perfide élève son miroir
Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte.

Et moi! De tout mon cœur dans ces roseaux jeté,
Je languis, ô saphir, par ma triste beauté!
Je ne sais plus aimer que l’eau magicienne
Où j’oubliai le rire et la rose ancienne.

Que je déplore ton éclat fatal et pur,
Si mollement de moi fontaine environnée,
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur
Mon image de fleurs humides couronnée!

Hélas! L’image est vaine et les pleurs éternels!
À travers les bois bleus et les bras fraternels,
Une tendre lueur d’heure ambiguë existe,
Et d’un reste du jour me forme un fiancé
Nu, sur la place pâle où m’attire l’eau triste…
Délicieux démon, désirable et glacé!

Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée,
Ô forme obéissante à mes yeux opposée!
Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs!…
Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent
D’appeler ce captif que les feuilles enlacent,
Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs!…

Adieu, reflet perdu sur l’onde calme et close,
Narcisse… ce nom même est un tendre parfum
Au cœur suave. Effeuille aux mânes du défunt
Sur ce vide tombeau la funérale rose.

Sois, ma lèvre, la rose effeuillant le baiser
Qui fasse un spectre cher lentement s’apaiser,
Car la nuit parle à demi-voix, proche et lointaine,
Aux calices pleins d’ombre et de sommeils légers.
Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés.

Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine
Chair pour la solitude éclose tristement
Qui se mire dans le miroir au bois dormant.
Je me délie en vain de ta présence douce,
L’heure menteuse est molle aux membres sur la mousse
Et d’un sombre délice enfle le vent profond.

Adieu, Narcisse… Meurs! Voici le crépuscule.
Au soupir de mon cœur mon apparence ondule,
La flûte, par l’azur enseveli module
Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont.
Mais sur le froid mortel où l’étoile s’allume,
Avant qu’un lent tombeau ne se forme de brume,
Tiens ce baiser qui brise un calme d’eau fatal!
L’espoir seul peut suffire à rompre ce cristal.
La ride me ravisse au souffle qui m’exile
Et que mon souffle anime une flûte gracile
Dont le joueur léger me serait indulgent!…

Évanouissez-vous, divinité troublée!
Et, toi, verse à la lune, humble flûte isolée,
Une diversité de nos larmes d’argent.

 

 

 

Été

Été, roche d’air pur, et toi, ardente ruche,
Ô mer! Éparpillée en mille mouches sur
Les touffes d’une chair fraîche comme une cruche,
Et jusque dans la bouche où bourdonne l’azur;

Et toi, maison brûlante, Espace, cher Espace
Tranquille, où l’arbre fume et perd quelques oiseaux,
Où crève infiniment la rumeur de la masse
De la mer, de la marche et des troupes des eaux,

Tonnes d’odeurs, grands ronds par les races heureuses
Sur le golfe qui mange et qui monte au soleil,
Nids purs, écluses d’herbe, ombres des vagues creuses,
Bercez l’enfant ravie en un poreux sommeil!

Dont les jambes (mais l’une est fraîche et se dénoue
De la plus rose), les épaules, le sein dur,
Le bras qui se mélange à l’écumeuse joue
Brillent abandonnés autour du vase obscur

Où filtrent les grands bruits pleins de bêtes puisées
Dans les cages de feuille et les mailles de mer
Par les moulins marins et les huttes rosées
Du jour… Toute la peau dore les treilles d’air.

 

 

 

Profusion du soir

 

Poème Abandonné…

Du soleil soutenant la puissante paresse
Qui plane et s’abandonne à l’œil contemplateur,
Regard!… Je bois le vin céleste, et je caresse
Le grain mystérieux de l’extrême hauteur.

Je porte au sein brûlant ma lucide tendresse,
Je joue avec les feux de l’antique inventeur;
Mais le dieu par degrés qui se désintéresse
Dans la pourpre de l’air s’altère avec lenteur.

Laissant dans les champs purs battre toute l’idée,
Les travaux du couchant dans la sphère vidée
Connaissent sans oiseaux leur ancienne grandeur.

L’ange frais de l’œil nu pressent dans sa pudeur,
Haute nativité d’étoile élucidée,
Un diamant agir qui berce la splendeur…

*

Ô soir, tu viens épandre un délice tranquille,
Horizon des sommeils, stupeur des cœurs pieux,
Persuasive approche, insidieux reptile,
Et rose que respire un mortel immobile
Dont l’œil dore s’engage aux promesses des cieux.

*

Sur tes ardents autels son regard favorable
Brûle, l’âme distraite, un passé précieux.
Il adore dans l’or qui se rend adorable
Bâtir d’une vapeur un temple mémorable,
Suspendre au sombre éther son risque et son récif,
Et vole, ivre des feux d’un triomphe passif,
Sur l’abime aux ponts d’or rejoindre la Fortune;
-Tandis qu’aux bords lointains du Théâtre pensif,
Sous un masque léger glisse la mince lune…

*

… Ce vin bu, l’homme bâille, et brise le flacon.
Aux merveilles du vide il garde une rancune;
Mais le charme du soir fume sur le balcon
Une confusion de femme et de flocon…

*

-Ô Conseil!… Station solennelle!… Balance
D’un doigt doré pesant les motifs du silence!
Ô sagesse sensible entre les dieux ardents!
-De l’espace trop beau, préserve-moi, balustre!
Là, m’appelle la mer!… Là, se penche l’illustre
Vénus Vertigineuse avec ses bras fondants!

*

Mon œil, quoiqu’il s’attache au sort souple des ondes,
Et boive comme en songe à l’éternel verseau,
Garde une chambre fixe et capable des mondes;
Et ma cupidité des surprises profondes
Voit à peine au travers du transparent berceau
Cette femme d’écume et d’algue et d’or que roule
Sur le sable et le sel la meule de la houle.

*

Pourtant je place aux cieux les ébats d’un esprit;
Je vois dans leurs vapeurs des terres inconnues,
Des déesses de fleurs feindre d’être des nues,
Des puissances d’orage d’errer a demi nues,
Et sur les roches d’air du soir qui s’assombrit,
Telle divinité s’accoude. Un ange nage.
Il restaure l’espace à chaque tour de rein.
Moi, qui jette ici-bas l’ombre d’un personnage,
Toutefois délié dans le plein souverain,
Je me sens qui me trempe, et pur qui me dédaigne!
Vivant au sein futur le souvenir marin,
Tout le corps de mon choix dans mes regards se baigne!

*

Une crête écumeuse, énorme et colorée,
Barre, puissamment pure, et plisse le parvis.
Roule jusqu’à mon cœur la distance dorée,
Vague!… Croulants soleils aux horizons ravis,
Tu n’iras pas plus loin que la ligne ignorée
Qui divise les dieux des ombres où je vis.

*

Une volute lente et longue d’une lieue
Semant les charmes lourds de sa blanche torpeur
Où se joue une joie, une soif d’être bleue,
Tire le noir navire épuisé de vapeur…

*

Mais pesants et neigeux les monts du crépuscule,
Les nuages trop pleins et leurs seins copieux,
Toute la majesté de l’Olympe recule,
Car voici le signal, voici l’or des adieux,
Et l’espace a humé la barque minuscule…

*

Lourds frontons du sommeil toujours inachevés,
Rideaux bizarrement d’un rubis relevés
Pour le mauvais regard d’une sombre planète,
Les temps sont accomplis, les désirs se sont tus,
Et dans la bouche d’or, bâillements combattus,
S’écartèlent les mots que charmait le poète…
Les temps sont accomplis, les désirs se sont tus.

*

Adieu, Adieu!… Vers vous, ô mes belles images,
Mes bras tendent toujours insatiable port!
Venez, effarouchés, hérissant vos plumages,
Voiliers aventureux que talonne la mort!
Hâtez-vous, hâtez-vous!… La nuit presse!… Tantale
Va périr! Et la joie éphémère des cieux!
Une rose naguère aux ténèbres fatale,
Une toute dernière rose occidentale
Pâlit affreusement sur le soir spacieux…
Je ne vois plus frémir au mât du belvédère
Ivre de brise un sylphe aux couleurs de drapeau,
Et ce grand port n’est plus qu’un noir débarcadère
Couru du vent glacé que sent venir ma peau!

Fermez-vous! Fermez-vous! Fenêtres offensées!
Grands yeux qui redoutez la véritable nuit!
Et toi, de ces hauteurs d’astres ensemencées,
Accepte, fécondé de mystère et d’ennui,
Une maternité muette de pensées…

 

 

Aurore

 

                  À Paul Poujaud

La confusion morose
Qui me servait de sommeil,
Se dissipe dès la rose
Apparence du soleil.
Dans mon âme je m’avance,
Tout ailé de confiance:
C’est la première oraison!
À peine sorti des sables,
Je fais des pas admirables
Dans les pas de ma raison.

Salut! encore endormies
À vos sourires jumeaux,
Similitudes amies
Qui brillez parmi les mots!
Au vacarme des abeilles
Je vous aurai par corbeilles,
Et sur l’échelon tremblant
De mon échelle dorée,
Ma prudence évaporée
Déjà pose son pied blanc.

Quelle aurore sur ces croupes
Qui commencent de frémir!
Déjà s’étirent par groupes
Telles qui semblaient dormir:
L’une brille, l’autre bâille;
Et sur un peigne d’écaille
Égarant ses vagues doigts,
Du songe encore prochaine,
La paresseuse l’enchaîne
Aux prémisses de sa voix.

Quoi! c’est vous, mal déridées!
Que fîtes-vous, cette nuit,
Maîtresses de l’âme, Idées,
Courtisanes par ennui?
-Toujours sages, disent-elles,
Nos présences immortelles
Jamais n’ont trahi ton toit!
Nous étions non éloignées,
Mais secrètes araignées
Dans les ténèbres de toi!

Ne seras-tu pas de joie
Ivre! à voir de l’ombre issus
Cent mille soleils de soie
Sur tes énigmes tissus?
Regarde ce que nous fîmes:
Nous avons sur tes abîmes
Tendu nos fils primitifs,
Et pris la nature nue
Dans une trame ténue
De tremblants préparatifs. . .

Leur toile spirituelle,
Je la brise, et vais cherchant
Dans ma forêt sensuelle
Les oracles de mon chant.
Être! Universelle oreille!
Toute l’âme s’appareille
À l'extrême du désir
Elle s’écoute qui tremble
Et parfois ma lèvre semble
Son frémissement saisir.

Voici mes vignes ombreuses,
Les berceaux de mes hasards!
Les images sont nombreuses
À l’égal de mes regards
Toute feuille me présente
Une source complaisante
Où je bois ce frêle bruit
Tout m’est pulpe, tout amande,
Tout calice me demande
Que j’attende pour son fruit.

Je ne crains pas les épines!
L’éveil est bon, même dur!
Ces idéales rapines
Ne veulent pas qu’on soit sûr:
Il n’est pour ravir un monde
De blessure si profonde
Qui ne soit au ravisseur
Une féconde blessure,
Et son propre sang l’assure
D’être le vrai possesseur.

J’approche la transparence
De l’invisible bassin
Où nage mon Espérance
Que l’eau porte par le sein.
Son col coupe le temps vague
Et soulève cette vague
Que fait un col sans pareil
Elle sent sous l’onde unie
La profondeur infinie,
Et frémit depuis l’orteil.

 

 

Au platane

Tu penches, grand Platane, et te proposes nu,
Blanc comme un jeune Scythe,
Mais ta candeur est prise, et ton pied retenu
Par la force du site.

Ombre retentissante en qui le même azur
Qui t’emporte, s’apaise,
La noire mère astreint ce pied natal et pur
À qui la fange pèse.

De ton front voyageur les vents ne veulent pas;
La terre tendre et sombre,
Ô Platane, jamais ne laissera d’un pas
S’émerveiller ton ombre!

Ce front n’aura d´accès qu´aux degrés lumineux
Où la sève l’exalte;
Tu peux grandir, candeur, mais non rompre les nœuds
De l’éternelle halte!

Pressens autour de toi d´autres vivants liés
Par l’hydre vénérable;
Tes pareils sont nombreux, des pins aux peupliers,
De l’yeuse à l’érable,

Qui, par les morts saisis, les pieds échevelés
Dans la confuse cendre,
Sentent les fuir les fleurs, et leurs spermes ailés,
Le cours léger descendre.

Le tremble pur, le charme, et ce hêtre formé,
De quatre jeunes femmes,
Ne cessent point de battre un ciel toujours fermé,
Vêtus en vain de rames.

Ils vivent séparés, ils pleurent confondus
Dans une seule absence,
Et leurs membres d´argent sont vainement fendus
À leur douce naissance.

Quand l’âme lentement qu’ils expirent le soir
Vers l’Aphrodite monte,
La vierge doit dans l’ombre, en silence, s’asseoir,
Toute chaude de honte.

Elle se sent surprendre, et pâle, appartenir
À ce tendre présage
Qu’une présente chair tourne vers l’avenir
Par un jeune visage. . .

Mais toi, de bras plus purs que les bras animaux,
Toi qui dans l’or les plonges,
Toi qui formes au jour le fantôme des maux
Que le sommeil fait songes,

Haute profusion de feuilles, trouble fier
Quand l’âpre tramontane
Sonne, au comble de l’or, l’azur du jeune hiver
Sur tes harpes, Platane,

Ose gémir!. . . Il faut, ô souple chair du bois,
Te tordre, te détordre,
Te plaindre sans rompre, et rendre aux vents la voix
Qu’ils cherchent en désordre!

Flagelle-toi!. . . Parais l’impatient martyr
Qui soi-même s’écorche,
Et dispute à la flamme impuissante à partir
Ses retours vers la torche!

Afin que l’hymne monte aux oiseaux qui naîtront,
Et que le pur de l’âme
Fasse frémir d’espoir les feuillages d’un tronc
Qui rêve de la flamme,

Je t’ai choisi, puissant personnage d’un parc,
Ivre de ton tangage,
Puisque le ciel t’exerce, et te presse, ô grand arc,
De lui rendre un langage!

Ô qu’amoureusement des Dryades rival,
Le seul poète puisse
Flatter ton corps poli comme il fait du Cheval
L’ambitieuse cuisse!. . .

-Non, dit l’arbre. Il dit: Non! par l’étincellement
De sa tête superbe,
Que la tempête traite universellement
Comme elle fait une herbe!

 

 

Les Grenades

Dures grenades entr’ouvertes
Cédant à l’excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Éclatés de leurs découvertes!

Si les soleils par vous subis,
Ô grenades entrebâillées
Vous ont fait d’orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,

Et que si l’or sec de l’écorce
À la demande d’une force
Crève en gemmes rouges de jus,

Cette lumineuse rupture
Fait rêver une âme que j’eus
De sa secrète architecture.

 

 

Le Vin perdu

J’ai, quelque jour, dans l’Océan,
(mais je ne sais plus sous quels cieux),
Jeté, comme offrande au néant,
Tout un peu de vin précieux…

Qui voulut ta perte, ô liqueur?
J’obéis peut-être au devin?
Peut-être au souci de mon cour,
Songeant au sang, versant le vin?

Sa transparence accoutumée
Après une rose fumée
Reprit aussi pure la mer…

Perdu ce vin, ivres les ondes!…
J’ai vu bondir dans l’air amer
Les figures les plus profondes…

 

 

Intérieur

Une esclave aux longs yeux chargés de molles chaînes
Change l’eau de mes fleurs, plonge aux glaces prochaines,
Au lit mystérieux prodigue ses doigts purs;
Elle met une femme au milieu de ces murs
Qui, dans ma rêverie errant avec décence,
Passe entre mes regards sans briser leur absence,
Comme passe le verre au travers du soleil,
Et de la raison pure épargne l’appareil.

 

 

Le Cimetière marin

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence... ! Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première,
Regarde-toi... ! Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence...
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même...
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant...
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient les pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi !

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!

Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir!

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Êlée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil... Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Non, non... ! Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme... Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant.

Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève... ! Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

 

 

Le Rameur

Penché contre un grand fleuve, infiniment mes rames
M’arrachent à regret aux riants environs;
Âme aux pesantes mains, pleines des avirons,
Il faut que le ciel cède au glas des lentes lames.

Le cœur dur, l’œil distrait des beautés que je bats,
Laissant autour de moi mûrir des cercles d’onde,
Je veux à larges coups rompre l’illustre monde
De feuilles et de feu que je chante tout bas.

Arbres sur qui je passe, ample et naïve moire,
Eau de ramages peinte, et paix de l’accompli,
Déchire-les, ma barque, impose-leur un pli
Qui coure du grand calme abolir la mémoire.

Jamais, charmes du jour, jamais vos grâces n’ont
Tant souffert d’un rebelle essayant sa défense:
Mais, comme les soleils m’ont tiré de l’enfance,
Je remonte à la source où cesse même un nom.

En vain, toute la nymphe énorme et continue
Empêche de bras purs mes membres harassés;
Je romprai lentement mille liens glacés
Et les barbes d’argent de sa puissance nue.

Ce bruit secret des eaux, ce fleuve étrangement
Place mes jours dorés sous un bandeau de soie;
Rien plus aveuglément n’use l’antique joie
Qu’un bruit de fuite égale et de nul changement.

Sous les ponts annelés, l’eau profonde me porte,
Voûtes pleines de vent, de murmure et de nuit,
Ils courent sur un front qu’ils écrasent d’ennui,
Mais dont l’os orgueilleux est plus dur que leur porte.

Leur nuit passe longtemps. L’âme baisse sous eux
Ses sensibles soleils et ses promptes paupières,
Quand, par le mouvement qui me revêt de pierres,
Je m’enfonce au mépris de tant d’azur oiseux.

 

 

Palme

                              À Jeanne

De sa grâce redoutable
Voilant à peine l’éclat,
Un ange met sur ma table
Le pain tendre, le lait plat;
Il me fait de la paupière
Le signe d’une prière
Qui parle à ma vision:
- Calme, calme, reste calme!
Connais le poids d’une palme
Portant sa profusion!

Pour autant qu’elle se plie
À l’abondance des biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses liens.
Admire comme elle vibre,
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère
L’attirance de la terre
Et le poids du firmament!

Ce bel arbitre mobile
Entre l’ombre et le soleil,
Simule d’une sibylle
La sagesse et le sommeil.
Autour d’une même place
L’ample palme ne se lasse
Des appels ni des adieux
Qu’elle est noble, qu’elle est tendre!
Qu’elle est digne de s’attendre
À la seule main des dieux!

L’or léger qu’elle murmure
Sonne au simple doigt de l’air,
Et d’une soyeuse armure
Charge l’âme du désert.
Une voix impérissable
Qu’elle rend au vent de sable
Qui l’arrose de ses grains,
À soi-même sert d’oracle,
Et se flatte du miracle
Que se chantent les chagrins.

Cependant qu’elle s’ignore
Entre le sable et le ciel,
Chaque jour qui luit encore
Lui compose un peu de miel.
Sa douceur est mesurée
Par la divine durée
Qui ne compte pas les jours,
Mais bien qui les dissimule
Dans un suc où s’accumule
Tout l’arôme des amours.

Parfois si l’on désespère,
Si l’adorable rigueur
Malgré tes larmes n’opère
Que sous ombre de langueur,
N’accuse pas d’être avare
Une Sage qui prépare
Tant d’or et d’autorité:
Par la sève solennelle
Une espérance éternelle
Monte à la maturité!

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s’arrêter jamais
Jusqu’aux entrailles du monde,
De poursuivre l’eau profonde
Que demandent les sommets.

Patience, patience,
Patience dans l’azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr!
Viendra l’heureuse surprise:
Une colombe, la brise,
L’ébranlement le plus doux,
Une femme qui s’appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l’on se jette à genoux!

Qu’un peuple à présent s’écroule,
Palme! irrésistiblement!
Dans la poudre qu’il se roule
Sur les fruits du firmament!
Tu n’as pas perdu ces heures
Si légère tu demeures
Après ces beaux abandons;
Pareille à celui qui pense
Et dont l’âme se dépense
À s’accroître de ses dons!

 

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6 juin 2013

Dino Buzzati, Le Casse-pieds

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LE CASSE-PIEDS

 Cette nouvelle fait partie du recueil "Le K"

 

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    L’homme consulta son carnet, entra d’un air décidé dans l’immeuble, monta au premier étage, là où était écrit : « Direction générale », et remplit une formule.

« Monsieur : Ernest Lemora… désire s’entretenir avec : M. Lucio Fenisti… Objet de la visite : personnel. » Personnel ? Fenisti resta perplexe. Le nom de Lemora lui était parfaitement inconnu. Et quand un étranger s’annonçait avec des « motifs personnels » il n’en sortait jamais rien de bon. La seule chose à faire était de l’envoyer se faire voir chez les Grecs.

Oui mais si après ? S’il s’agissait vraiment de choses personnelles ! Il se souvint d’un vague cousin de sa femme, de deux petites amies aux habitudes peu recommandables, d’un vieux camarade d’école : ils étaient tous bien capables de le mettre dans le pétrin. Les embêtements, ce n’est pas ce qui manque dans la vie.

« Quel genre de type est ce Lemora ? demanda-t-il à l’huissier.

— À le voir, comme ça, pas mal.

— Quel âge ?

— Oh ! la quarantaine.

— Bon ! fais-le entrer. »

L’homme se présenta. Un complet gris décent. Une chemise blanche propre mais usagée. Un désagréable timbre nasal en prononçant les R, comme les Levantins. Les chaussures, comme ci comme ça.

« Je vous en prie, asseyez-vous.

— Excusez-moi, monsieur, commença l’homme d’une voix basse, en parlant avec précipitation, pardonnez-moi si je viens vous déranger si si je sais très bien tout le travail que vous avez… Mais je vous assure que je ne me serais pas permis de venir… ne serait-ce qu’une minute si le commandeur Limonta votre vieil ami n’est-ce pas ? ne m’av…

— Le commandeur Limonta ? »

Fenisti n’avait jamais entendu ce nom-là.

« Oui le commandeur Limonta assesseur au tribunal, allez donc voir mon ami Fenisti me dit-il c’est un homme qui voit loin peut-être que votre projet me dit-il mais d’ailleurs qui ne connaît pas vos qualités monsieur et je comprends que venir déranger une célébrité telle que vous… mais la vie hélas est bien dure certainement je n’ai pas la présomption mais qui sait monsieur et je pourrais peut-être me présenter le front haut si de malheureuses circonstances mais je ne vous ferai pas perdre votre temps monsieur pourtant si vous saviez ma femme est à l’hôpital et le commandeur Limonta…

— Limonta ? dit Fenisti qui perdait le fil.

— Oui l’assesseur au tribunal vous voyez monsieur je ne me serais pas permis ah si vous saviez mon petit garçon quelle croix si tout le monde ne vantait pas votre grand cœur et mon projet voyez-vous était déjà accepté par le ministère mais un de mes bons collègues qui était le cousin de la femme du sous-secrétaire vous me comprenez pas vrai vous savez comment vont ces choses… »

Fenisti l’interrompit :

« Excusez-moi… malheureusement mon temps est limité… (il regarda la pendule) bientôt je dois me rendre à une réunion… si vous vouliez bien en venir au fait et me dire en quoi je pourrais…

— Non monsieur, répliqua l’autre, comme la glu, je me suis mal exprimé et mon projet il s’agit vous comprenez de mon troisième fils qui a été frappé justement la semaine dernière de poliomyélite je sais que vous allez compatir un cas grave et rare dit le médecin un cas difficile alors j’éprouve un grand embarras et je suis vraiment mortifié monsieur si j’ai évoqué en vous involontairement…

— Involontairement quoi ? éclata Fenisti exaspéré.

— Oh je n’avais pas l’intention je vous en prie excusez-moi mais vous savez avec toutes ces préoccupations on ne se sent plus capable de parler au contraire monsieur, vous ne me croirez peut-être pas monsieur mais j’éprouve pour vous un sentiment… un sentiment je vous le jure une véritable affection oui oui de gratitude mais monsieur ne me regardez pas comme ça parce que alors le peu de courage… si cela ne tenait qu’à moi j’aurais voulu vous présenter mon projet mais je vois que et puis je ne sais pas ce qui m’arrive mais voyez-vous monsieur aujourd’hui je me sens tout intimidé devant une personnalité comme vous oui ma sainte femme me le dit toujours malheureusement elle est entrée à l’hôpital hier parce que voyez-vous monsieur moi qui vous parle monsieur je suis un homme qui a travaillé toute sa vie oui honnêtement je peux… »

Fenisti chercha à l’endiguer ; il avait la sensation de s’enliser dans une mer de nausée qui l’engourdissait lentement :

« Mais finalement… vous me disiez… votre projet…

— Une proposition oui oui au contraire monsieur je vous remercie infiniment pour l’intérêt que vous montrez tout de suite mais vous êtes fatigué pas vrai ?

— Ouui, confirma Fenisti résigné et languissant.

— Ah la famille quelle belle et grande chose que la famille même le commandeur Limonta votre vieil ami un authentique ami dans certains cas l’amitié seulement quand surgissent des circonstances telles vous voyez monsieur elle sera opérée demain matin mais excusez-moi cher monsieur vous êtes peut-être impatient de connaître mon projet mais c’est hélas ! une opération délicate et le professeur m’a pris à part, eh je m’en rends bien compte une personnalité comme vous monsieur ne peut guère s’intéresser à moi qui viens ici.

— Pourquoi ? moi…

— Si si monsieur soyons objectifs un homme comme vous avec la responsabilité que vous avez monsieur une masse de travail pourquoi devrais-je vous préoccuper avec mes misères ? Si ce n’est pour la gratitude que j’éprouve un malheureux une nullité comme moi…

— Ne me dites pas…

— Non non monsieur c’est ma faute une sensation de honte absolument et puis il est normal de respecter certaines distances et tandis que je suis là à vous ennuyer peut-être que dans la salle d’attente il y en a beaucoup et plus importants que moi qui attendent peut-être une jolie dame et moi je suis assis ici comme si l’opération de ma femme enfin heureusement que l’hôpital de Lecce…

— De Lecce ?

— Oui monsieur la pauvre petite est là-bas mais moi aussi monsieur croyez-moi je ressens depuis quelques jours un bourdonnement dans l’oreille et puis une difficulté à respirer vous savez monsieur quand on est invalide de guerre Dieu seul sait… »

Lucio Fenisti se sentit défaillir.

Un brouillard s’épaississait devant les yeux et derrière le visage de ce maudit qui parlait. Lentement sa main gauche chercha la poche arrière de son pantalon où se trouvait son portefeuille.

 

Une fois sorti de l’immeuble l’homme s’arrêta pour regarder le billet de dix mille lires qu’il ne possédait pas dix minutes avant. Il fit un rapide calcul mental, secoua la tête. Cela ne suffisait pas. Il poussa un soupir. Consulta son calepin. Traversa la place d’un pas rapide. Parcourut une partie de la grande avenue. Entra d’un air décidé dans un autre grand immeuble. Mais là l’huissier l’avait repéré à temps à travers la baie vitrée. Par un signal convenu il donna l’alarme intérieure.

Automatiquement le dispositif de sécurité défensive se déclencha. Les huissiers se précipitèrent devant les portes donnant accès à l’escalier, toutes les issues furent fermées, les nerfs de trois cents fonctionnaires de tous grades tendus. Car à de trop nombreuses reprises l’imposteur avait réussi à pénétrer, semant la consternation et la ruine. Mais l’homme le savait. Pour la forme seulement il demanda à l’huissier s’il pouvait parler à M. Salimbene.

« Aujourd’hui M. Salimbene est absent, dit l’huissier.

— Et M. Smaglia ?

— M. Smaglia est en conférence.

— Et M. Bé ?

— M. Bé est souffrant.

— Oh ! le pauvre, s’apitoya l’homme, j’en suis vraiment navré. Serait-il possible… »

Il s’élança soudain. En un clin d’œil il avait aperçu Pratti, le sous-chef du personnel, qui traversait le hall d’entrée.

Avant que l’autre ne s’en soit rendu compte, il était devant lui.

« Oh ! bonjour cher monsieur. Quel heureux hasard figurez-vous que je vous cherchais justement car voyez-vous cher monsieur une proposition… »

Pratti tenta de se dégager :

« Mais, vraiment, ce n’est pas pour dire… une journée très chargée… un tas de rendez-vous… — Oh ! je vous en prie par pitié cher monsieur ne craignez pas que mais si vous voulez me permettre une petite minute je vous assure voyez-vous monsieur je ne me permettrais pas si l’ingénieur Bernozzi…

— L’ingénieur Bernozzi ? »

Pratti n’avait jamais entendu son nom.

« Mais oui l’ingénieur Bernozzi des Travaux publics vous devriez aller voir monsieur Pratti me disait-il c’est un homme aux vues très larges et il peut se faire que votre projet me disait-il mais d’ailleurs qui ne connaît vos mérites cher monsieur et je comprends je ne vous ferai pas perdre un temps précieux si vous saviez malheureusement ma femme est à l’hôpital et l’ingénieur Bernozzi… »

 

L’homme, une fois sorti, s’arrêta pour contempler le billet de cinq mille lires qu’il n’avait pas quelques minutes auparavant. Il l’ajouta à l’autre de dix mille, en les pliant avec soin. Il fit un rapide calcul mental. Secoua la tête. Cela ne lui suffisait pas. Il poussa un soupir. Se remit en route d’un pas vif.

Il tourna à droite, parcourut une centaine de mètres. S’arrêta devant une église. Ses lèvres s’arrondirent en un sourire mielleux. Avec décision il monta les sept marches, ouvrit la porte, se trouva dans le temple. Aussitôt son visage prit une expression de piété austère. Sa main droite trempa la pointe du médius dans l’eau bénite, puis fit le signe de la croix.

À petits pas silencieux l’homme s’approcha de l’autel.

Lorsqu’il l’entrevit dans la pénombre et qu’il l’eut reconnu, le Seigneur frémit et se dissimula derrière une colonne. L’homme avança impavide, bien qu’avec un extrême respect, jusqu’à la colonne. Et puis il se retourna brusquement en cherchant.

Plus vif que lui, Dieu se glissa de l’autre côté.

Mystérieusement, sa miséricorde infinie avait une limite cette fois-ci. Non, il ne se sentait pas capable de supporter une fois de plus les prières de cet homme-là.

L’individu alors se déplaça tout en cherchant encore.

Mais il n’était pas de taille à lutter avec le Tout-Puissant. Et il s’en rendit bien compte dans sa sensibilité diabolique. Pas question d’un coup tordu. Il fallait s’y résigner. Un imperceptible friselis courut parmi les saints titulaires des différentes chapelles latérales. Sur qui cela tomberait-il ?

D’un air indifférent, le fatal personnage parcourut la nef centrale à pas lents, comme un chasseur dans le bois, le fusil au creux du bras, prêt à tirer.

Il s’agenouilla si rapidement et d’une façon si inopinée devant la troisième chapelle, à droite, que saint Jérôme qui la présidait fut pris par surprise. Et il n’eut pas le temps de se dérober.

« Ô très vénéré saint Jérôme, commença l’homme en murmurant, ô toi pilier de l’Église savant docteur, ma femme à l’hôpital toi qui fais tant de miracles et dispense tant de grâces très aimable saint Jérôme toi qui avec une paternelle sollicitude l’opération demain matin ô toi céleste docteur mon fils la poliomyélite devant toi s’élève ô radieux docteur mon âme repentante en t’implorant… »

Les invocations sortaient à flots continus. Dix, quinze, vingt minutes sans reprendre souffle. Vingt-cinq minutes, trente, trente-cinq.

L’écume aux lèvres saint Jérôme dit oui.

 

 

FIN

 

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LASSITUDE CÉLESTE

nouvelle inspirée par "Le casse-pieds" de Dino Buzzatti

par Jean-Claude Paillous

 

6 juin 2013

Éric-Emmanuel Schmitt, Le faux

300 T copie

Cette nouvelle fait partie du recueil "Odette Toulemonde et autres histoires"

 

Éric-Emmanuel Schmitt

Le faux

 

 

            On peut dire qu’il y eut deux Aimée Favart. Une Aimée avant la séparation. Une Aimée après. Lorsque Georges lui annonça qu’il la quittait, Aimée mit plusieurs minutes à s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar ou d’une plaisanterie. Était-ce bien lui qui parlait ? Était-ce bien à elle qu’il s’adressait ? Une fois admis que la réalité lui assénait ce mauvais coup, elle prit encore la peine de vérifier qu’elle demeurait en vie. Ce diagnostic-là fut plus long à établir : son cœur s’était arrêté de battre, son sang de circuler, un froid silence de marbre avait pétrifié ses organes, une raideur empêchait ses yeux de ciller… Mais Georges continuait à se faire entendre d’elle – « tu comprends, ma chérie, je ne peux plus continuer, tout a une fin » –, à se faire voir d’elle – des auréoles de sueur mouillaient sa chemise aux aisselles –, à se faire sentir d’elle – ce chavirant fumet : odeurs de mâle, de savon et de linge rafraîchi à la lavande… Avec surprise, presque avec déception, elle conclut qu’elle survivait.

Doux, empressé, cordial, Georges multipliait des phrases qui répondaient à deux exigences contradictoires : annoncer qu’il partait et prétendre que ce n’était pas si grave.

— Nous avons été heureux ensemble. Mes plus grands bonheurs, je te les dois. Je suis certain que je mourrai en pensant à toi. Cependant je suis chef de famille. M’aurais-tu aimé si j’avais été un homme comme ça, un homme qui se défile, un homme qui néglige ses engagements, femme, maison, enfants, petits-enfants, sur un claquement de doigts ?

Elle avait envie de hurler « oui, je t’aurais aimé comme ça, c’est même ce que j’attends de toi depuis le premier jour », pourtant, comme à son habitude, elle ne prononça pas un mot. Ne pas le blesser. Surtout ne pas le blesser. Le bonheur de Georges apparaissait à Aimée plus important que le sien : ainsi l’avait-elle aimé pendant vingt-cinq ans en s’oubliant.

Georges continua :

— Ma femme a toujours envisagé que nous finirions notre vie dans le sud de la France. Puisque d’ici deux mois je prends ma retraite, nous avons acheté une villa à Cannes. Nous déménagerons cet été.

Plutôt que le départ, c’est l’expression « finir notre vie » qui choqua Aimée. Alors qu’à sa maîtresse il avait peint son existence familiale semblable à une prison, elle découvrait avec ce « finir notre vie » que Georges, dans un autre monde auquel il ne lui avait pas donné accès, avait continué à se sentir le mari de sa femme, le père de ses enfants.

« Notre vie » ! Aimée n’avait été qu’une parenthèse. « Notre vie » ! S’il lui avait glissé à l’oreille des mots d’amour, si son corps avait sans cesse eu besoin du sien, elle demeurait une passade. « Notre vie » ! Finalement l’autre – la rivale, la crainte, la détestée – avait gagné ! Le savait-elle seulement ? Avait-elle conscience, en s’installant avec son mari à Cannes, qu’elle laissait derrière elle, sonnée, exsangue, une femme qui avait souhaité pendant vingt-cinq ans prendre sa place et l’espérait encore quelques minutes auparavant ?

— Réponds-moi, ma chérie, dis-moi quelque chose, enfin…

Elle le fixa et ses yeux s’agrandirent. Quoi ? Il se met à genoux ? Il me malaxe la main ? Que prépare-t-il ? Nul doute qu’il va pleurer bientôt… Il sanglote toujours avant moi… c’est agaçant, je n’ai jamais pu l’attendrir car il fallait d’abord que je le console. Pratique, cela, se comporter en homme quand ça l’arrange, en femme quand ça lui convient.

Elle dévisagea le sexagénaire à ses pieds et eut soudain l’impression qu’il lui était totalement étranger. Si la partie raisonnable de son esprit n’avait soufflé qu’il s’agissait de Georges, l’homme qu’elle adorait depuis vingt-cinq ans, elle se serait levée en criant : « Qui êtes-vous ? Que faites-vous chez moi ? Et qui vous autorise à me toucher ? »

Ce fut à cet instant – cet instant où elle crut qu’il avait changé – qu’elle changea. Au-dessus de cet asticot aux cheveux teints qui pleurnichait en lui bavant sur les genoux et les mains, Aimée Favart se métamorphosa en la seconde Aimée Favart. Celle d’après. Celle qui ne croyait plus à l’amour.

Dans les mois qui suivirent, il y eut certes quelques allers-retours entre l’ancienne Aimée et la nouvelle Aimée – après une légère tentative de suicide, elle recoucha avec lui une nuit – ; toutefois en août, lorsqu’il eut déménagé, la nouvelle Aimée avait pris possession de l’ancienne. Mieux : elle l’avait tuée.

 

Elle repensait à son passé avec stupeur.

Comment ai-je pu croire qu’il m’aimait ? Il avait juste besoin d’une maîtresse belle, gentille et conne. Belle, gentille et conne… Belle, Aimée l’était. Jusqu’à la séparation, tout le monde le lui disait. Sauf elle… Car, comme tant de femmes, Aimée n’avait pas reçu la beauté qu’elle admirait. Petite, mince, avec des seins graciles, elle jalousait les géantes aux formes rondes et nourrissait un complexe dû à sa taille et à sa sveltesse. Après sa séparation, elle s’apprécia davantage et s’évalua « beaucoup trop bien pour n’importe quel homme ».

Gentille, Aimée l’était par mésestime de soi. Fille unique d’une mère qui ne lui avoua jamais l’identité de son père et la traitait en reproche encombrant, elle ignorait le monde des hommes ; aussi, lorsqu’elle entra en qualité de secrétaire dans l’entreprise dirigée par Georges, elle ne sut pas résister à ce mâle plus âgé qu’elle qui représentait à ses yeux de vierge candide à la fois le père et l’amant. Où va se loger le romantisme ? Il lui sembla plus beau d’aimer un homme qu’elle ne pouvait épouser…

Conne ? En Aimée comme en chaque être humain, la bêtise et l’intelligence habitaient des provinces séparées, la rendant régionalement brillante et localement stupide : si elle se révélait compétente dans le champ du travail, elle s’avérait niaise lorsqu’elle pénétrait l’espace sentimental. Cent fois, ses collègues lui conseillèrent de rompre avec cet homme ; cent fois, elle éprouva la volupté de ne pas leur obéir. Ils parlaient la voix de la raison ? Elle se flattait de répondre par celle du cœur.

En vingt-cinq ans, ils partagèrent le quotidien du travail, en aucun cas le quotidien conjugal ! Leurs escapades furent d’autant plus belles et précieuses. Ainsi que les caresses volées hâtivement au travail, elle ne le reçut le soir chez elle que sous le prétexte rare d’un conseil d’administration interminable. En vingt-cinq ans, leur couple n’eut pas le temps de s’user.

Trois mois après son installation dans le Midi, Georges se mit à lui écrire. Plus les semaines passaient, plus ses lettres devenaient enflammées, passionnées. Effets de l’absence ?

Elle ne lui répondit pas. Car, si les courriers étaient envoyés à l’ancienne Aimée, c’est la nouvelle qui les recevait. Et celle-ci, sans émotion, en déduisait que Georges devait déjà s’ennuyer avec sa femme. Avec mépris, elle parcourait ses feuillets qui enjolivaient davantage le passé.

Il délire, le retraité ! À ce rythme-là, dans trois mois, nous aurons vécu à Vérone et nous nous appelions Roméo et Juliette.

 

Elle garda son emploi, tint le nouveau directeur pour un homme ridicule – surtout quand il lui souriait – et entreprit de pratiquer le sport à outrance. Quarante-huit ans, interdite autrefois d’avoir des enfants parce que Georges en avait déjà, elle décida que des rejetons ne lui manqueraient pas.

— Pour qu’ils me volent mes belles années, me sucent le cœur et se volatilisent un jour, en me laissant encore plus seule ? Non merci. De plus, pour ajouter encore des êtres à cette planète pourrie par la pollution et la débilité humaine, il faut être soit crétine, soit étourdie.

La firme qui l’employait subit des revers, on regretta M. Georges, l’ancien directeur. Il y eut des remaniements, un plan social, et à cinquante ans, Aimée Favart, sans éprouver réellement de surprise, se trouva au chômage.

Voguant de stages débiles en formations infantilisantes, elle chercha mollement un autre emploi, et rencontra des problèmes d’argent. Sans nostalgie, elle emporta son coffre à bijoux chez un revendeur.

— Combien espérez-vous en tirer, madame ?

— Je n’en sais rien, c’est vous qui allez me le dire.

— C’est que… il n’y a rien de valeur là-dedans. Vous n’avez que des bijoux fantaisie, aucune pierre de valeur, pas d’or massif, rien qui…

— Je m’en doute bien : c’est lui qui me les a offerts.

— Lui ?

— Celui qui se prétendait l’homme de ma vie. Il me donnait de la pacotille, comme les conquérants espagnols aux Indiens d’Amérique. Et vous savez quoi ? J’étais tellement nouille que ça me plaisait. Donc ça ne vaut rien ?

— Pas grand-chose.

— C’était un salaud, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, madame. Il est certain que lorsqu’on aime une femme…

— Eh bien ?

— Lorsqu’on aime une femme, on ne lui paye pas ces bijoux-là.

— Ah ! Vous voyez ! J’en étais sûre.

Elle triomphait. Le marchand, lui, s’était contenté de répéter une phrase qu’il avait l’habitude de prononcer dans une autre situation : lorsqu’il voulait convaincre un client d’acquérir un bijou plus coûteux.

Quoiqu’elle abandonnât la boutique avec trois maigres billets, son cœur était gonflé de joie : un spécialiste lui avait confirmé que Georges n’était qu’une ordure minable. Sitôt chez elle, elle ouvrit ses placards et traqua dans ses affaires les cadeaux de Georges. Outre que le butin se révéla léger, sa qualité provoqua le rire d’Aimée. Un manteau en lapin. Des sous-vêtements en nylon. Une montre pas plus grosse qu’un cachet d’aspirine. Un carnet de cuir sans marque qui sentait encore la chèvre. Des sous-vêtements en coton. Un chapeau impossible à porter sinon lors d’un mariage à la cour d’Angleterre. Une écharpe en soie dont l’étiquette avait été coupée. Des sous-vêtements en caoutchouc noir.

Tombant sur le lit, elle hésitait entre le rire et les larmes. Elle se contenta de tousser. Voilà les trophées d’une passion de vingt-cinq ans ! Son trésor de guerre… Pour se sentir moins misérable, elle retourna son mépris contre lui. Sous prétexte de ne pas attirer l’attention de son épouse sur des dépenses régulières et non justifiables, il ne s’était guère montré généreux avec Aimée. Généreux, que dis-je ? Normal. Même pas normal. Un radin, oui !

Et moi qui en tirais gloire ! Moi qui me vantais de ne pas l’aimer pour son argent ! Quelle buse ! Je croyais exalter l’amoureux, je rassurais l’avare…

Passant au salon pour nourrir ses perruches, elle s’arrêta devant le tableau qui surmontait la cage et manqua s’étrangler de fureur.

— Mon Picasso ! Ça, c’était vraiment la preuve qu’il me prenait pour une imbécile. La toile, un jeu de formes dispersées, un puzzle de visage, un œil là, le nez au-dessus, une oreille au milieu du front, était censée représenter une femme avec son enfant. N’était-il pas bizarre le jour où il la lui avait apportée ? Pâle, les lèvres cireuses, la voix haletante, il la lui avait tendue en tremblant.

— Voilà, je me rattrape. On ne pourra pas dire que je n’ai pas été, une fois, généreux avec toi. — Qu’est-ce que c’est ?

— Un Picasso. Elle avait ôté les linges qui préservaient la peinture, contemplé l’œuvre et répété pour s’en convaincre :

— Un Picasso ?

— Oui.

— Un vrai ?

— Oui.

Osant à peine le toucher, de peur qu’une maladresse de sa part ne l’évaporât, elle avait balbutié :

— Est-ce possible ?… Comment as-tu fait ?

— Ah ça, je t’en prie, ne me le demande jamais !

Sur le coup, elle avait interprété cette réserve comme la pudeur d’un homme qui s’était saigné pour offrir quelque chose à une femme. Plus tard, en repensant à son attitude terrorisée, elle avait cédé à un bref délire en se demandant s’il ne l’avait pas volé. Il paraissait pourtant si fier de son don… Et il était honnête. Pour sa protection, il lui avait conseillé d’accréditer que le tableau était faux.

— Tu comprends, ma chérie, il est improbable qu’une petite secrétaire, vivant dans une tour à loyer modéré, possède un Picasso. On se moquerait de toi.

— Tu as raison.

— Pire. Si quelqu’un devinait la vérité, tu serais sûrement cambriolée. Ta meilleure assurance, crois-moi, consiste à déclarer, tant que tu ne t’en sépares pas, qu’il s’agit d’un faux. Ainsi Aimée avait-elle présenté aux très rares personnes qui avaient pénétré dans son appartement le tableau comme « Mon Picasso, un faux bien sûr », appuyant sa plaisanterie par un éclat de rire.

Avec le recul, la ruse de Georges lui sembla diabolique : l’obliger à insinuer que son Picasso était faux pour qu’elle se persuade, elle et elle seule, qu’il s’agissait d’un vrai !

Néanmoins, dans les semaines qui suivirent, elle éprouva des sentiments ambigus : d’une part elle était certaine de l’escroquerie, d’autre part elle espérait encore se tromper. Quoi qu’on lui apprenne sur sa toile, elle serait déçue. Déçue de se retrouver pauvre ou déçue de devoir rendre des mérites à Georges.

Ce cadre devant lequel elle se plantait devenait le ring où s’affrontaient l’ancienne Aimée et la nouvelle, la première qui avait cru à l’amour et au vrai Picasso, la seconde qui voyait la fausseté de Georges et du Picasso.

Sa rémunération de chômage baissant, Aimée peinait à retrouver un emploi. Lors des entretiens d’embauche, elle ne mettait aucun atout de son côté tant elle avait désormais à cœur de ne pas se laisser berner : les recruteurs rencontraient une femme dure, sèche, fermée, cumulant l’âge, les exigences financières et un caractère difficile, incapable de concession, prompte à soupçonner qu’on allait l’exploiter, tant sur la défensive qu’elle paraissait agressive. Sans s’en rendre compte, elle s’excluait de la course qu’elle prétendait courir.

Lorsqu’elle eut raclé ses dernières économies, elle se rendit compte que, sans solution immédiate, elle allait tomber dans la pauvreté. Par réflexe, elle se précipita vers son meuble à factures, fouilla fébrilement le tiroir à la recherche d’une vieille feuille sur laquelle elle avait marqué le numéro et téléphona à Cannes.

Une femme de ménage lui répondit, enregistra sa demande et se perdit dans le silence d’une grande demeure. Puis Aimée entendit des pas et reconnut le souffle court, angoissé de Georges. — Aimée ?

— Oui.

— Enfin, que se passe-t-il ? Tu sais très bien que tu ne peux pas m’appeler chez ma femme. En quelques phrases, sans aucune difficulté, elle lui brossa un tableau apocalyptique de sa situation. Il n’aurait pas fallu la pousser beaucoup pour qu’elle se prenne en pitié, or sa nouvelle armure de cynisme l’empêchait de s’attendrir sur elle-même, et sentir au bout du fil la respiration affolée de Georges lui procurait une sorte de rage.

— Georges, je t’en prie, aide-moi, conclut-elle.

— Tu n’as qu’à vendre le Picasso.

Elle crut avoir mal entendu. Quoi ? Il osait…

— Oui, ma petite chérie, tu n’as qu’à vendre ton Picasso. C’est pour cela que je te l’ai offert. Pour te mettre à l’abri du besoin puisque je ne pouvais pas t’épouser. Va vendre ton Picasso. Elle ferma la bouche pour ne pas hurler. Ainsi, jusqu’au bout, il l’aurait prise pour une imbécile !

— Va chez Tanaev, 21, rue de Lisbonne. C’est là que je l’avais acheté. Veille à ce qu’on ne te roule pas. Demande Tanaev père. Attention, je raccroche. Ma femme arrive. Au revoir, ma petite Aimée, je pense tout le temps à toi. Il avait déjà raccroché. Lâche et fuyant. Tel qu’il l’avait toujours été. Quelle gifle ! Mais quelle gifle ! Bien fait pour elle ! Elle n’avait pas à l’appeler.

Humiliée, Aimée se planta devant le tableau et déchargea sa fureur.

— Jamais, tu m’entends, jamais je n’irai chez un marchand pour recevoir la confirmation que j’étais une conne et que Georges était un salaud, je le sais déjà, merci.

Cependant, deux jours plus tard, comme la compagnie d’électricité menaçait de lui couper le courant, elle monta dans un taxi et ordonna :

— Chez Tanaev, 21, rue de Lisbonne, s’il vous plaît.

Bien qu’à l’adresse indiquée il n’y eût qu’un magasin de vêtements pour enfants, elle descendit de voiture, son tableau emballé sous le bras, et passa le porche.

— Il doit travailler à l’intérieur ou en étage.

Après avoir parcouru quatre fois la liste des habitants dans les deux allées, elle chercha un concierge pour dénicher les nouvelles coordonnées de Tanaev jusqu’à ce qu’elle comprît que les immeubles de riches, à la différence des immeubles de pauvres, recouraient à des régies de nettoyeurs anonymes.

Avant de repartir, elle prit la précaution d’entrer dans le magasin de vêtements.

— Excusez-moi, je cherche M. Tanaev père et je croyais que…

— Tanaev ? Dix ans qu’il est parti.

— Ah, savez-vous où il a déménagé ?

— Déménagé ? Ça ne déménage pas ces gens-là, ça s’éclipse. Point à la ligne.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Quand le butin est amassé, il faut partir le cacher quelque part. Dieu seul sait où il est aujourd’hui, en Russie, en Suisse, en Argentine, aux Bermudes…

— C’est que… voyez-vous… il m’a vendu un tableau il y a quelques années…

— Oh, ma pauvre !

— Pourquoi ma pauvre ? Le commerçant remarqua que le visage d’Aimée s’était vidé de ses couleurs et s’en voulut d’avoir parlé si vite.

— Écoutez, ma petite dame, je n’y connais rien. Il est peut-être superbe, votre tableau, et il vaut sûrement une fortune. Tenez, j’ai quelque chose pour vous…

Il chercha une carte dans une boîte où il entassait des feuilles volantes.

— Voilà. Allez chez Marcel de Blaminth, rue de Flandres. Lui, c’est un expert.

Lorsqu’elle franchit la porte de Marcel de Blaminth, Aimée perdit espoir. Sous ses lourdes tentures de velours cramoisi qui absorbaient tout son et toute influence de l’extérieur, écrasée sous des toiles monumentales aux cadres d’or tourmentés, elle perçut qu’elle n’était plus dans son monde.

Une imposante secrétaire casquée d’un chignon lui jeta un œil soupçonneux derrière ses lunettes en tortue. Aimée bredouilla son histoire, montra le tableau et la guerrière la conduisit à l’étude. Marcel de Blaminth détailla sa visiteuse avant le tableau. Elle eut l’impression d’être jugée de l’escarpin jusqu’au cou, qu’il évaluait la provenance et le prix de chaque vêtement ou bijou qu’elle portait. Pour la toile, il n’eut qu’un regard.

— Où sont les certificats ?

— Je n’en ai pas.

— L’acte de vente.

— C’est un cadeau.

— Pourriez-vous l’obtenir ?

— Je ne crois pas. Cette… personne a disparu de ma vie.

— Je vois. Peut-être pourrions-nous l’obtenir du marchand ? Qui était-ce ?

— Tanaev, murmura Aimée, presque honteuse. Il releva un cil et son œil laissa passer un somptueux mépris.

— Cela s’engage très mal, madame.

— Vous pourriez pourtant…

— Jeter un œil au tableau ? Vous avez raison. C’est ce qui compte. De très belles œuvres nous reviennent parfois après avoir suivi un parcours obscur ou très louche. C’est l’œuvre qui compte, rien d’autre que l’œuvre. Il changea de lunettes et s’approcha du Picasso. L’analyse durait. Il auscultait la toile, palpait le cadre, le mesurait, observait des détails à la loupe, se reculait, recommençait. Enfin, il posa les mains sur la table.

— Je ne vous fais pas payer la consultation.

— Ah bon ?

— Oui. Inutile de rajouter un malheur à votre malheur. C’est un faux.

— Un faux ?

— Un faux. Pour sauver la face, elle ricana :

— C’est ce que j’ai toujours dit à tout le monde.

De retour chez elle, Aimée raccrocha son tableau au-dessus de la cage aux perruches et se contraignit à la lucidité, une épreuve que peu d’humains ont l’occasion de subir. Elle prit conscience de ses naufrages, celui de sa vie amoureuse, de sa vie familiale et de sa vie professionnelle. En s’examinant dans le miroir en pied de sa chambre, elle constata que sa silhouette, sculptée par l’exercice et un régime macrobiotique, résistait bien. Combien de temps encore ? De toute façon, ce corps dont elle était maintenant si fière, elle ne le destinait qu’à la glace de son armoire, elle ne souhaitait plus l’accorder à personne.

Elle se dirigea vers la salle de bains avec la ferme intention de paresser dans la baignoire, et la molle idée de se suicider.

Pourquoi pas ? C’est la solution. Quel avenir me reste-t-il ? Pas de travail, pas d’argent, pas d’homme, pas d’enfants, et bientôt la vieillesse et la mort. Joli programme… Logiquement, je devrais me tuer.

Seule la logique la conduisait au suicide, elle n’en avait aucune envie. Sa peau désirait la chaleur du bain ; sa bouche songeait au melon, aux miettes de jambon qui l’attendaient sur la table de la cuisine ; sa main vérifia le galbe irréprochable de ses cuisses et s’égara dans ses cheveux en appréciant leur vigueur soyeuse. Elle fit couler l’eau et y jeta une capsule effervescente qui libérait un parfum d’eucalyptus.

Que faire ? Survivre encore ?

La concierge sonna à la porte.

— Madame Favart, est-ce que ça vous arrangerait de louer votre chambre d’ami ?

— Je n’ai pas de chambre d’ami.

— Si, la petite pièce qui donne sur le stade.

— Je l’occupe avec ma couture et mon repassage.

— Eh bien, si vous y remettiez un lit, vous pourriez la louer à des étudiantes. Comme l’université se trouve à côté, elles viennent sans cesse me demander s’il y a des chambres ici… Cela pourrait vous aider à arrondir vos fins de mois, en attendant de trouver un nouveau travail, ce qui ne saurait tarder, bien sûr. En entrant dans son bain, émue, Aimée se sentit obligée de remercier Dieu auquel elle ne croyait pas de lui avoir envoyé une solution à son problème.

 

Pendant les dix ans qui suivirent, elle loua sa chambre d’ami à des étudiantes qui poursuivaient leur formation sur le campus voisin. Ce revenu supplémentaire, ajouté au minimum social, lui suffisait pour subsister en attendant la retraite. Considérant que loger des locataires était devenu son vrai métier, elle les sélectionnait après expertise et aurait pu écrire ainsi les six commandements de la loueuse avisée :

1°Exiger le mois d’avance et posséder les coordonnées exactes et vérifiées des parents.

2°Se comporter jusqu’au dernier jour avec sa locataire en hôtesse qui tolère une intruse. 3°Préférer les sœurs aînées aux sœurs cadettes : elles se révèlent plus dociles.

4°Préférer la petite-bourgeoise à la grande bourgeoise : ces filles se montrent plus propres et moins insolentes.

5°Ne jamais les laisser parler de leur vie privée sinon elles finissent par vous amener des garçons.

6°Préférer les Asiatiques aux Européennes : plus polies, plus discrètes, éventuellement reconnaissantes, elles vont jusqu’à offrir des cadeaux.

Si Aimée ne s’attacha à aucune de ses locataires, elle appréciait de ne pas vivre seule. Quelques phrases échangées par jour lui suffisaient, et elle adorait faire sentir à ces jeunes oies qu’elle avait plus d’expérience qu’elles.

La vie aurait pu continuer ainsi longtemps si le médecin n’avait détecté des grosseurs suspectes sur le corps d’Aimée ; on découvrit un cancer généralisé. La nouvelle – qu’elle devina plus qu’elle ne l’apprit – l’allégea : plus besoin de lutter pour la survie. Son seul dilemme fut : ai-je encore besoin de louer ma chambre cette saison ? Ce mois d’octobre-là, elle venait d’accepter, pour la deuxième année consécutive, une jeune Japonaise, Kumiko, qui achevait une licence de chimie. Elle s’en ouvrit à la discrète étudiante :

— Voilà, Kumiko : j’ai une maladie très grave qui va m’obliger à passer beaucoup de temps à l’hôpital. Je ne crois pas pouvoir continuer à vous héberger.

Le chagrin de la jeune fille la surprit tellement qu’elle se méprit d’abord sur sa cause, elle attribua ses larmes à l’angoisse que l’étrangère éprouvait de se retrouver à la rue ; elle finit pourtant par convenir que celle-ci était réellement peinée de ce qui arrivait à Aimée.

— Vous aider. Venir voir vous à l’hôpital. Cuisiner bonne nourriture. Prendre soin vous. Même si aller chambre cité universitaire, avoir toujours temps pour vous.

— Pauvre fille, songea Aimée, à son âge j’étais aussi naïve et gentille. Quand elle aura parcouru autant de chemin que moi, elle déchantera. Encombrée autant que désarmée par ces démonstrations d’affection, Aimée n’eut pas le courage de chasser Kumiko et continua à lui louer sa chambre.

Rapidement, Aimée ne quitta plus l’hôpital. Kumiko lui rendait visite chaque soir. Sa seule visite. Aimée ne savait pas recevoir tant de sollicitude ; un jour, elle appréciait le sourire de Kumiko comme un baume lui permettant de croire que l’humanité ne pourrissait pas ; un autre, dès qu’apparaissait le visage bienveillant de la Japonaise, elle s’insurgeait contre cette intrusion dans son agonie. Ne pouvait-on pas la laisser mourir en paix ! Ces sautes d’humeur, Kumiko les attribuait aux progrès de la maladie ; aussi, malgré les rebuffades, les insultes et les colères, elle pardonnait à la grabataire et ne faiblissait pas dans sa compassion.

Un soir, la Japonaise commit une erreur dont elle ne se rendit pas compte et qui modifia l’entier comportement d’Aimée. Le médecin avait confessé à la malade que le nouveau traitement se révélait décevant. Traduction ? Vous n’en avez plus pour longtemps. Aimée ne cilla pas. Elle éprouva une sorte de lâche soulagement, celui que peut procurer un armistice. Plus besoin de se battre. Plus de soins éprouvants à l’horizon. La torture de l’espoir – cette inquiétude – lui était enfin retirée. Elle n’avait qu’à mourir. Ce fut donc avec une sorte de sérénité qu’Aimée annonça l’échec thérapeutique à Kumiko. Mais la Japonaise réagit avec passion. Pleurs. Cris. Embrassades. Hurlements. Accalmie. Larmes de nouveau. Quand elle retrouva l’élocution, Kumiko saisit son téléphone portable appela trois personnes au Japon ; une demi-heure plus tard, elle annonçait triomphalement à Aimée que, si on la soignait là-bas, dans son île, on lui proposerait un traitement inédit en France.

Inerte, subissant cette démonstration d’affection avec fatigue, Aimée attendait que Kumiko s’en aille. Cette gamine osait lui gâcher sa mort ! Comment pouvait-elle la tourmenter en lui reparlant de guérison ? Elle décida de se venger.

Le lendemain, quand Kumiko pointa son nez jaune à l’hôpital, Aimée ouvrit les bras et l’appela. — Ma petite Kumiko, viens m’embrasser !

Après quelques sanglots et autant d’embrassades tendres, elle lui débita, sur un ton pathétique entrecoupé de soupirs, une grande déclaration d’amour selon laquelle Kumiko était devenue sa fille, à ses yeux, oui, la fille qu’elle n’avait pas eue et qu’elle avait rêvé d’avoir, la fille qui l’accompagnait dans ses derniers moments et qui lui faisait sentir qu’elle n’était pas seule au monde.

— Oh mon amie, ma jeune amie, ma grande amie, ma seule amie…

Elle varia si bien ce motif qu’elle finit par s’émouvoir, simulant moins et s’exprimant davantage.

— Combien tu es bonne, Kumiko, bonne comme je l’étais à ton âge, à vingt ans, lorsque je croyais à la droiture humaine, à l’amour, à l’amitié. Tu es aussi naïve que je l’ai été, ma pauvre Kumiko, et tu seras sans doute un jour aussi déçue que je le suis. Je te plains, ma chérie, tu sais. Mais qu’importe ? Tiens bon, reste le plus longtemps possible telle que tu es ! Il sera toujours temps d’être trahie et déçue.

Soudain elle se ressaisit et se rappela son plan. Vengeance. Elle enchaîna donc :

— Pour te récompenser et te permettre de croire à la bonté humaine, j’ai un cadeau.

— Non, pas vouloir.

— Si, je vais te laisser la seule chose de valeur que je possède.

— Non, madame Favart, non.

— Si, je te lègue mon Picasso. La jeune fille demeura bouche bée.

— Tu as remarqué le tableau au-dessus de ma cage à perruches, c’est un Picasso. Un vrai Picasso. Je le fais passer pour faux afin de ne pas attirer les jalousies ou les voleurs ; pourtant tu peux me croire, Kumiko, c’est un vrai Picasso.

Pétrifiée, la jeune fille devient blême. Aimée frissonna un instant. Me croit-elle ? Se doute-t-elle que c’est un simulacre ? S’y connaît-elle en art ? Les larmes jaillirent des paupières bridées et Kumiko se mit à geindre, désespérée :

— Non, madame Favart, vous garder Picasso, vous guérir. Si vous vendre Picasso, moi emporter vous au Japon nouveau traitement. Ouf, elle me croit, songea Aimée qui aussitôt s’écria :

— C’est pour toi, Kumiko, pour toi, j’y tiens. Allons, ne perdons pas de temps je n’en ai plus que pour quelques jours. Tiens, j’ai préparé les papiers de donation. Va vite chercher des témoins dans le couloir, ainsi je pourrai partir la conscience tranquille. Devant le médecin et l’infirmière, Aimée signa les documents nécessaires ; ils y ajoutèrent leurs paraphes. Secouée de larmes, Kumiko empocha les feuilles et promit de revenir le lendemain à la première heure. Elle fut insupportablement longue à partir et lui lança des baisers jusqu’à ce qu’elle disparaisse au fond le couloir.

Soulagée, enfin seule, Aimée sourit au plafond. Pauvre niaise, songea-t-elle, va rêver que tu es riche : tu seras encore plus déçue après ma mort. Là, au moins, tu auras une bonne raison de pleurer. Ah, d’ici là, j’espère ne jamais te revoir. Sans doute ce Dieu auquel Aimée ne croyait pas l’entendit-il car, au petit matin, elle tomba dans le coma et, quelques jours plus tard, sans qu’elle s’en rendît compte, une dose de morphine l’emporta.

 

 

Quarante ans plus tard, Kumiko Kruk, la plus grande fortune du Japon, la reine mondiale de l’industrie cosmétique, désormais ambassadrice de l’Unicef, une vieille dame adorée des médias pour sa réussite, son charisme et sa générosité, justifiait ainsi devant la presse ses actions humanitaires :

— Si j’investis une partie de mes bénéfices dans la lutte contre la faim et la distribution de soins médicaux aux plus pauvres, c’est en souvenir d’une grande amie française de ma jeunesse, Aimée Favart, qui m’offrit, sur son lit de mort, un tableau de Picasso dont la vente me permit de fonder ma compagnie.

Bien que je ne fusse qu’une vague inconnue pour elle, elle a tenu à me faire cet inestimable présent.

Depuis, il m’a toujours semblé logique que mes bénéfices permettent à leur tour de soulager d’autres inconnus. Cette femme, Aimée Favart, était tout amour. Elle croyait en l’humanité comme personne. Elle m’a transmis ses valeurs, et cela, au-delà du précieux Picasso, est sans doute son plus beau cadeau.

 

FIN

6 juin 2013

Molière, Les femmes savantes

 

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MOLIÈRE

 

LES FEMMES SAVANTES

Comédie

 

 

 

ACTEURS

 

CHRYSALE, bon Bourgeois.

PHILAMINTE, femme de Chrysale.

ARMANDE, HENRIETTE, filles de Chrysale et de Philaminte.

ARISTE, frère de Chrysale.

BÉLISE, sœur de Chrysale.

CLITANDRE, amant d'Henriette.

TRISSOTIN, bel esprit.

VADIUS, savant.

MARTINE, servante de cuisine.

L'ÉPINE, laquais de Trissotin.

JULIEN, valet de Vadius.

LE NOTAIRE.

 

 

 

 La scène est à Paris.

 

ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE

Images : mise en scène Macha Makeïev

 

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ARMANDE, HENRIETTE.

 

ARMANDE

Quoi, le beau nom de fille est un titre, ma sœur,  

Dont vous voulez quitter la charmante douceur?  

Et de vous marier vous osez faire fête?  

Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête?

 

 HENRIETTE

 Oui, ma sœur.

 

ARMANDE

                      Ah ce «oui» se peut-il supporter?  

Et sans un mal de cœur saurait-on l'écouter?

 

HENRIETTE

Qu'a donc le mariage en soi qui vous oblige,

Ma sœur…

 

 ARMANDE

          Ah mon Dieu, fi.

 

 HENRIETTE

                                  Comment?

 

 ARMANDE

                                             Ah fi, vous dis-je.    

Ne concevez-vous point ce que, dès qu'on l'entend,

Un tel mot à l'esprit offre de dégoûtant?  

De quelle étrange image on est par lui blessée?

Sur quelle sale vue il traîne la pensée?  

N'en frissonnez-vous point? et pouvez-vous, ma sœur,  

Aux suites de ce mot résoudre votre cœur?

 

HENRIETTE

Les suites de ce mot, quand je les envisage,  

Me font voir un mari, des enfants, un ménage;  

Et je ne vois rien là, si j'en puis raisonner,  

Qui blesse la pensée, et fasse frissonner.

 

 ARMANDE

 De tels attachements, ô Ciel! sont pour vous plaire?

 

HENRIETTE

Et qu'est-ce qu'à mon âge on a de mieux à faire,  

Que d'attacher à soi, par le titre d'époux,  

Un homme qui vous aime, et soit aimé de vous;  

Et de cette union de tendresse suivie,  

Se faire les douceurs d'une innocente vie?

Ce nœud bien assorti n'a-t-il pas des appas?

 

ARMANDE                                                           

Mon Dieu, que votre esprit est d'un étage bas!  

Que vous jouez au monde un petit personnage,  

De vous claquemurer aux choses du ménage,  

Et de n'entrevoir point de plaisirs plus touchants, 

Qu'un idole d'époux, et des marmots d'enfants!  

Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,  

Les bas amusements de ces sortes d'affaires.  

À de plus hauts objets élevez vos désirs,  

Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs, 

Et traitant de mépris les sens et la matière,  

À l'esprit comme nous donnez-vous toute entière:  

Vous avez notre mère en exemple à vos yeux,  

Que du nom de savante on honore en tous lieux,  

Tâchez ainsi que moi de vous montrer sa fille, 

Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,  

Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs  

Que l'amour de l'étude épanche dans les cœurs:  

Loin d'être aux lois d'un homme en esclave asservie;  

Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie, 

Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,  

Et donne à la raison l'empire souverain,  

Soumettant à ses lois la partie animale  

Dont l'appétit grossier aux bêtes nous ravale.  

Ce sont là les beaux feux, les doux attachements, 

Qui doivent de la vie occuper les moments;  

Et les soins où je vois tant de femmes sensibles,  

Me paraissent aux yeux des pauvretés horribles.

 

HENRIETTE

Le Ciel, dont nous voyons que l'ordre est tout-puissant,  

Pour différents emplois nous fabrique en naissant; 

Et tout esprit n'est pas composé d'une étoffe  

Qui se trouve taillée à faire un philosophe.  

Si le vôtre est né propre aux élévations  

Où montent des savants les spéculations,  

Le mien est fait, ma sœur, pour aller terre à terre, 

Et dans les petits soins son faible se resserre.  

Ne troublons point du Ciel les justes règlements,  

Et de nos deux instincts suivons les mouvements;  

Habitez par l'essor d'un grand et beau génie,  

Les hautes régions de la philosophie, 

Tandis que mon esprit se tenant ici-bas,  

Goûtera de l'hymen les terrestres appas.  

Ainsi dans nos desseins l'une à l'autre contraire,  

Nous saurons toutes deux imiter notre mère;  

Vous, du côté de l'âme et des nobles désirs, 

Moi, du côté des sens et des grossiers plaisirs;  

Vous, aux productions d'esprit et de lumière,  

Moi, dans celles, ma sœur, qui sont de la matière.

 

ARMANDE

Quand sur une personne on prétend se régler,  

C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler; 

Et ce n'est point du tout la prendre pour modèle,  

Ma sœur, que de tousser et de cracher comme elle.

 

HENRIETTE

Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,  

Si ma mère n'eût eu que de ces beaux côtés;  

Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie 

N'ait pas vaqué toujours à la philosophie.  

De grâce souffrez-moi par un peu de bonté  

Des bassesses à qui vous devez la clarté;  

Et ne supprimez point, voulant qu'on vous seconde,  

Quelque petit savant qui veut venir au monde.

 

ARMANDE

Je vois que votre esprit ne peut être guéri  

Du fol entêtement de vous faire un mari:  

Mais sachons, s'il vous plaît, qui vous songez à prendre?  

Votre visée au moins n'est pas mise à Clitandre.

 

HENRIETTE

Et par quelle raison n'y serait-elle pas? 

Manque-t-il de mérite? est-ce un choix qui soit bas?

 

ARMANDE                                                        

Non, mais c'est un dessein qui serait malhonnête,  

Que de vouloir d'un autre enlever la conquête;

Et ce n'est pas un fait dans le monde ignoré,  

Que Clitandre ait pour moi hautement soupiré.

 

HENRIETTE

Oui, mais tous ces soupirs chez vous sont choses vaines,  

Et vous ne tombez point aux bassesses humaines;  

Votre esprit à l'hymen renonce pour toujours,  

Et la philosophie a toutes vos amours:  

Ainsi n'ayant au cœur nul dessein pour Clitandre, 

Que vous importe-t-il qu'on y puisse prétendre?

 

ARMANDE

Cet empire que tient la raison sur les sens,  

Ne fait pas renoncer aux douceurs des encens;  

Et l'on peut pour époux refuser un mérite

Que pour adorateur on veut bien à sa suite.

 

HENRIETTE

Je n'ai pas empêché qu'à vos perfections  

Il n'ait continué ses adorations;  

Et je n'ai fait que prendre, au refus de votre âme,  

Ce qu'est venu m'offrir l'hommage de sa flamme.

 

ARMANDE

Mais à l'offre des vœux d'un amant dépité, 

Trouvez-vous, je vous prie, entière sûreté?  

Croyez-vous pour vos yeux sa passion bien forte,  

Et qu'en son cœur pour moi toute flamme soit morte?

 

HENRIETTE

Il me le dit, ma sœur, et pour moi je le croi.

 

ARMANDE

Ne soyez pas, ma sœur, d'une si bonne foi, 

Et croyez, quand il dit qu'il me quitte et vous aime,  

Qu'il n'y songe pas bien, et se trompe lui-même.

 

HENRIETTE                                                                                                                                                                  

Je ne sais; mais enfin, si c'est votre plaisir,  

Il nous est bien aisé de nous en éclaircir.  

Je l'aperçois qui vient, et sur cette matière 

Il pourra nous donner une pleine lumière.

 

 

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SCÈNE II

CLITANDRE, ARMANDE, HENRIETTE.

 

HENRIETTE

Pour me tirer d'un doute où me jette ma sœur,  

Entre elle et moi, Clitandre, expliquez votre cœur,  

Découvrez-en le fond, et nous daignez apprendre  

Qui de nous à vos vœux est en droit de prétendre.

 

ARMANDE

Non, non, je ne veux point à votre passion  

Imposer la rigueur d'une explication;  

Je ménage les gens, et sais comme embarrasse   

Le contraignant effort de ces aveux en face.

 

CLITANDRE

Non, Madame, mon cœur qui dissimule peu, 

Ne sent nulle contrainte à faire un libre aveu;  

Dans aucun embarras un tel pas ne me jette,  

Et j'avouerai tout haut d'une âme franche et nette,  

Que les tendres liens où je suis arrêté,  

Mon amour et mes vœux, sont tout de ce côté.

Qu'à nulle émotion cet aveu ne vous porte;  

Vous avez bien voulu les choses de la sorte,  

Vos attraits m'avaient pris, et mes tendres soupirs  

Vous ont assez prouvé l'ardeur de mes désirs:  

Mon cœur vous consacrait une flamme immortelle, 

Mais vos yeux n'ont pas cru leur conquête assez belle;  

J'ai souffert sous leur joug cent mépris différents,  

Ils régnaient sur mon âme en superbes tyrans,  

Et je me suis cherché, lassé de tant de peines,  

Des vainqueurs plus humains, et de moins rudes chaînes: 

Je les ai rencontrés, Madame, dans ces yeux,  

Et leurs traits à jamais me seront précieux;  

D'un regard pitoyable ils ont séché mes larmes,  

Et n'ont pas dédaigné le rebut de vos charmes;  

De si rares bontés m'ont si bien su toucher, 

Qu'il n'est rien qui me puisse à mes fers arracher;  

Et j'ose maintenant vous conjurer, Madame,  

De ne vouloir tenter nul effort sur ma flamme,  

De ne point essayer à rappeler un cœur  

Résolu de mourir dans cette douce ardeur.

 

ARMANDE

Eh qui vous dit, Monsieur, que l'on ait cette envie,  

Et que de vous enfin si fort on se soucie?  

Je vous trouve plaisant, de vous le figurer;  

Et bien impertinent, de me le déclarer.

 

HENRIETTE

Eh doucement, ma sœur. Où donc est la morale 

Qui sait si bien régir la partie animale,  

Et retenir la bride aux efforts du courroux?

 

ARMANDE                                                      

Mais vous qui m'en parlez, où la pratiquez-vous,  

De répondre à l'amour que l'on vous fait paraître,  

Sans le congé de ceux qui vous ont donné l'être?

Sachez que le devoir vous soumet à leurs lois,  

Qu'il ne vous est permis d'aimer que par leur choix,  

Qu'ils ont sur votre cœur l'autorité suprême,  

Et qu'il est criminel d'en disposer vous-même.

 

HENRIETTE

Je rends grâce aux bontés que vous me faites voir, 

De m'enseigner si bien les choses du devoir;  

Mon cœur sur vos leçons veut régler sa conduite,  

Et pour vous faire voir, ma sœur, que j'en profite,  

Clitandre, prenez soin d'appuyer votre amour  

De l'agrément de ceux dont j'ai reçu le jour, 

Faites-vous sur mes vœux un pouvoir légitime,  

Et me donnez moyen de vous aimer sans crime.

 

CLITANDRE

J'y vais de tous mes soins travailler hautement,  

Et j'attendais de vous ce doux consentement.

 

ARMANDE

Vous triomphez, ma sœur, et faites une mine 

À vous imaginer que cela me chagrine.

 

HENRIETTE

Moi, ma sœur, point du tout; je sais que sur vos sens  

Les droits de la raison sont toujours tout-puissants,  

Et que par les leçons qu'on prend dans la sagesse,  

Vous êtes au-dessus d'une telle faiblesse. 

Loin de vous soupçonner d'aucun chagrin, je croi  

Qu'ici vous daignerez vous employer pour moi,  

Appuyer sa demande, et de votre suffrage  

Presser l'heureux moment de notre mariage.  

Je vous en sollicite, et pour y travailler…

 

ARMANDE

Votre petit esprit se mêle de railler,  

Et d'un cœur qu'on vous jette on vous voit toute fière.

 

HENRIETTE

Tout jeté qu'est ce cœur, il ne vous déplaît guère;  

Et si vos yeux sur moi le pouvaient ramasser,  

Ils prendraient aisément le soin de se baisser.

 

ARMANDE

À répondre à cela je ne daigne descendre,  

Et ce sont sots discours qu'il ne faut pas entendre.

 

HENRIETTE                                                                                                                                                                   

C'est fort bien fait à vous, et vous nous faites voir  

Des modérations qu'on ne peut concevoir.

 

 

 

SCÈNE III

 

CLITANDRE, HENRIETTE.

 

HENRIETTE

Votre sincère aveu ne l'a pas peu surprise.

 

CLITANDRE

Elle mérite assez une telle franchise,  

Et toutes les hauteurs de sa folle fierté 

Sont dignes tout au moins de ma sincérité:  

Mais puisqu'il m'est permis, je vais à votre père,  

Madame…

 

HENRIETTE

                       Le plus sûr est de gagner ma mère: 

Mon père est d'une humeur à consentir à tout,  

Mais il met peu de poids aux choses qu'il résout;  

Il a reçu du Ciel certaine bonté d'âme,  

Qui le soumet d'abord à ce que veut sa femme;  

C'est elle qui gouverne, et d'un ton absolu 

Elle dicte pour loi ce qu'elle a résolu.  

Je voudrais bien vous voir pour elle, et pour ma tante,  

Une âme, je l'avoue, un peu plus complaisante, 

Un esprit qui flattant les visions du leur,  

Vous pût de leur estime attirer la chaleur.

 

CLITANDRE                                     

Mon cœur n'a jamais pu, tant il est né sincère,  

Même dans votre sœur flatter leur caractère,  

Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût.  

Je consens qu'une femme ait des clartés de tout,  

Mais je ne lui veux point la passion choquante 

De se rendre savante afin d'être savante;  

Et j'aime que souvent aux questions qu'on fait,  

Elle sache ignorer les choses qu'elle sait;  

De son étude enfin je veux qu'elle se cache,  

Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache, 

Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,  

Et clouer de l'esprit à ses moindres propos.  

Je respecte beaucoup Madame votre mère,  

Mais je ne puis du tout approuver sa chimère,  

Et me rendre l'écho des choses qu'elle dit 

Aux encens qu'elle donne à son héros d'esprit.  

Son Monsieur Trissotin me chagrine, m'assomme,  

Et j'enrage de voir qu'elle estime un tel homme,  

Qu'elle nous mette au rang des grands et beaux esprits  

Un benêt dont partout on siffle les écrits, 

Un pédant dont on voit la plume libérale  

D'officieux papiers fournir toute la halle.

 

HENRIETTE

Ses écrits, ses discours, tout m'en semble ennuyeux,  

Et je me trouve assez votre goût et vos yeux  

Mais comme sur ma mère il a grande puissance, 

Vous devez vous forcer à quelque complaisance.  

Un amant fait sa cour où s'attache son cœur,  

Il veut de tout le monde y gagner la faveur;  

Et pour n'avoir personne à sa flamme contraire,  

Jusqu'au chien du logis il s'efforce de plaire.

 

CLITANDRE

Oui, vous avez raison; mais Monsieur Trissotin  

M'inspire au fond de l'âme un dominant chagrin.  

Je ne puis consentir, pour gagner ses suffrages,  

À me déshonorer, en prisant ses ouvrages;  

C'est par eux qu'à mes yeux il a d'abord paru, 

Et je le connaissais avant que l'avoir vu.  

Je vis dans le fatras des écrits qu'il nous donne,  

Ce qu'étale en tous lieux sa pédante personne,  

La constante hauteur de sa présomption;  

Cette intrépidité de bonne opinion; 

Cet indolent état de confiance extrême,  

Qui le rend en tout temps si content de soi-même,  

Qui fait qu'à son mérite incessamment il rit;  

Qu'il se sait si bon gré de tout ce qu'il écrit;  

Et qu'il ne voudrait pas changer sa renommée 

Contre tous les honneurs d'un général d'armée.

 

HENRIETTE

C'est avoir de bons yeux que de voir tout cela.

 

CLITANDRE

Jusques à sa figure encor la chose alla,   

Et je vis par les vers qu'à la tête il nous jette,  

De quel air il fallait que fût fait le poète; 

Et j'en avais si bien deviné tous les traits,  

Que rencontrant un homme un jour dans le Palais,  

Je gageai que c'était Trissotin en personne,  

Et je vis qu'en effet la gageure était bonne.

 

HENRIETTE

Quel conte!

 

CLITANDRE                                                                                                                                                                                                                                   Non, je dis la chose comme elle est:

Mais je vois votre tante. Agréez, s'il vous plaît,    

Que mon cœur lui déclare ici notre mystère,  

Et gagne sa faveur auprès de votre mère.

 

 

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SCÈNE IV

CLITANDRE, BÉLISE.

 

CLITANDRE

Souffrez, pour vous parler, Madame, qu'un amant  

Prenne l'occasion de cet heureux moment, 

Et se découvre à vous de la sincère flamme…

 

BÉLISE

Ah tout beau, gardez-vous de m'ouvrir trop votre âme:  

Si je vous ai su mettre au rang de mes amants,  

Contentez-vous des yeux pour vos seuls truchements,  

Et ne m'expliquez point par un autre langage 

Des désirs qui chez moi passent pour un outrage;  

Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes appas,  

Mais qu'il me soit permis de ne le savoir pas:  

Je puis fermer les yeux sur vos flammes secrètes,  

Tant que vous vous tiendrez aux muets interprètes; 

Mais si la bouche vient à s'en vouloir mêler,  

Pour jamais de ma vue il vous faut exiler.

 

CLITANDRE

Des projets de mon cœur ne prenez point d'alarme;  

Henriette, Madame, est l'objet qui me charme,  

Et je viens ardemment conjurer vos bontés 

De seconder l'amour que j'ai pour ses beautés.

 

BÉLISE

Ah certes le détour est d'esprit, je l'avoue,  

Ce subtil faux-fuyant mérite qu'on le loue;  

Et dans tous les romans où j'ai jeté les yeux,  

Je n'ai rien rencontré de plus ingénieux.

 

CLITANDRE

Ceci n'est point du tout un trait d'esprit, Madame,  

Et c'est un pur aveu de ce que j'ai dans l'âme.  

Les cieux, par les liens d'une immuable ardeur,  

Aux beautés d'Henriette ont attaché mon cœur;  

Henriette me tient sous son aimable empire, 

Et l'hymen d'Henriette est le bien où j'aspire;  

Vous y pouvez beaucoup, et tout ce que je veux,  

C'est que vous y daigniez favoriser mes vœux.

 

BÉLISE                                                

Je vois où doucement veut aller la demande,  

Et je sais sous ce nom ce qu'il faut que j'entende; 

La figure est adroite,  et pour n'en point sortir,

Aux choses que mon cœur m'offre à vous repartir,   

Je dirai qu'Henriette à l'hymen est rebelle,  

Et que sans rien prétendre, il faut brûler pour elle.

 

CLITANDRE

Eh, Madame, à quoi bon un pareil embarras, 

Et pourquoi voulez-vous penser ce qui n'est pas?

 

BÉLISE

Mon Dieu, point de façons; cessez de vous défendre  

De ce que vos regards m'ont souvent fait entendre;  

Il suffit que l'on est contente du détour  

Dont s'est adroitement avisé votre amour, 

Et que sous la figure où le respect l'engage,  

On veut bien se résoudre à souffrir son hommage,  

Pourvu que ses transports par l'honneur éclairés  

N'offrent à mes autels que des vœux épurés.

 

CLITANDRE

Mais…

 

BÉLISE

            Adieu, pour ce coup ceci doit vous suffire, 

Et je vous ai plus dit que je ne voulais dire.

 

CLITANDRE

Mais votre erreur…

 

BÉLISE

                           Laissez, je rougis maintenant,  

Et ma pudeur s'est fait un effort surprenant.

 

CLITANDRE

Je veux être pendu, si je vous aime, et sage…

 

BÉLISE

Non, non, je ne veux rien entendre davantage.

 

CLITANDRE                                                                                                                                                                        Diantre soit de la folle avec ses visions.  

A-t-on rien vu d'égal à ces préventions?  

Allons commettre un autre au soin que l'on me donne,

Et prenons le secours d'une sage personne.

 

 

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ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE

 

ARISTE, quittant Clitandre,

Oui, je vous porterai la réponse au plus tôt; 

J'appuierai, presserai, ferai tout ce qu'il faut.  

Qu'un amant, pour un mot, a de choses à dire!  

Et qu'impatiemment il veut ce qu'il désire!  

Jamais…

 

 

 

SCÈNE II

 

CHRYSALE, ARISTE.

 

ARISTE

Ah, Dieu vous gard', mon frère.

 

CHRYSALE

                            Et vous aussi, mon frère.

ARISTE

Savez-vous ce qui m'amène ici?

 

CHRYSALE

Non; mais, si vous voulez, je suis prêt à l'apprendre.

 

ARISTE

Depuis assez longtemps vous connaissez Clitandre?

 

CHRYSALE

Sans doute, et je le vois qui fréquente chez nous.

 

ARISTE

En quelle estime est-il, mon frère, auprès de vous?

 

CHRYSALE

D'homme d'honneur, d'esprit, de cœur, et de conduite, 

Et je vois peu de gens qui soient de son mérite.

 

ARISTE

Certain désir qu'il a, conduit ici mes pas,  

Et je me réjouis que vous en fassiez cas.

 

CHRYSALE                                              

Je connus feu son père en mon voyage à Rome.

 

ARISTE

Fort bien.

 

CHRYSALE

C'était, mon frère, un fort bon gentilhomme.

 

ARISTE

On le dit.

 

CHRYSALE

                  Nous n'avions alors que vingt-huit ans,  

Et nous étions, ma foi, tous deux de verts galants.

 

ARISTE

Je le crois.

 

CHRYSALE

Nous donnions chez les dames romaines,  

Et tout le monde là parlait de nos fredaines;  

Nous faisions des jaloux.

 

ARISTE

                                     Voilà qui va des mieux:

Mais venons au sujet qui m'amène en ces lieux.

 

 

 

SCÈNE III

 

BÉLISE, CHRYSALE, ARISTE.

 

ARISTE

Clitandre auprès de vous me fait son interprète,  

Et son cœur est épris des grâces d'Henriette.

 

CHRYSALE

Quoi, de ma fille?

 

ARISTE

                             Oui, Clitandre en est charmé,  

Et je ne vis jamais amant plus enflammé.

 

BÉLISE

Non, non, je vous entends, vous ignorez l'histoire,  

Et l'affaire n'est pas ce que vous pouvez croire.

 

ARISTE

Comment, ma sœur?

 

 BÉLISE

                                Clitandre abuse vos esprits,  

Et c'est d'un autre objet que son cœur est épris.

 

ARISTE

Vous raillez. Ce n'est pas Henriette qu'il aime?

 

BÉLISE

Non, j'en suis assurée.

 

ARISTE

                                   Il me l'a dit lui-même.

 

BÉLISE

Eh oui.

 

ARISTE

             Vous me voyez, ma sœur, chargé par lui  

D'en faire la demande à son père aujourd'hui.

 

BÉLISE

   Fort bien.

 

ARISTE

Et son amour même m'a fait instance  

De presser les moments d'une telle alliance.

 

BÉLISE

Encor mieux. On ne peut tromper plus galamment.  

Henriette, entre nous, est un amusement,

Un voile ingénieux, un prétexte, mon frère,  

À couvrir d'autres feux dont je sais le mystère,  

Et je veux bien tous deux vous mettre hors d'erreur.

 

ARISTE

Mais puisque vous savez tant de choses, ma sœur,  

Dites-nous, s'il vous plaît, cet autre objet qu'il aime.

 

BÉLISE                                                 

Vous le voulez savoir?

 

ARISTE

                                   Oui. Quoi?

BÉLISE

                                                  Moi.

 

ARISTE

                                                         Vous ?

 

BÉLISE

                                                             Moi-même.

 

ARISTE

Hay, ma sœur!

 

BÉLISE      

                   Qu'est-ce donc que veut dire ce «hay»,  

Et qu'a de surprenant le discours que je fai? 

On est faite d'un air je pense à pouvoir dire  

Qu'on n'a pas pour un cœur soumis à son empire;  

Et Dorante, Damis, Cléonte, et Lycidas,  

Peuvent bien faire voir qu'on a quelques appas.

 

ARISTE

Ces gens vous aiment?

 

BÉLISE

                           Oui, de toute leur puissance.

ARISTE

Ils vous l'ont dit?

 

BÉLISE

                         Aucun n'a pris cette licence;  

Ils m'ont su révérer si fort jusqu'à ce jour,  

Qu'ils ne m'ont jamais dit un mot de leur amour:  

Mais pour m'offrir leur cœur, et vouer leur service,  

Les muets truchements ont tous fait leur office.

 

ARISTE

On ne voit presque point céans venir Damis.

 

BÉLISE

C'est pour me faire voir un respect plus soumis.

 

ARISTE

De mots piquants partout Dorante vous outrage.

 

BÉLISE                                                           

Ce sont emportements d'une jalouse rage.

 

ARISTE

Cléonte et Lycidas ont pris femme tous deux.

 

BÉLISE

C'est par un désespoir où j'ai réduit leurs feux.

 

ARISTE

Ma foi! ma chère sœur, vision toute claire.

 

CHRYSALE

De ces chimères-là vous devez vous défaire.

 

BÉLISE

Ah chimères! Ce sont des chimères, dit-on!  

Chimères, moi! Vraiment chimères est fort bon! 

Je me réjouis fort de chimères, mes frères,  

Et je ne savais pas que j'eusse des chimères.

 

 

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SCÈNE IV

 

CHRYSALE, ARISTE.

 

CHRYSALE

 Notre sœur est folle, oui.

 

ARISTE

                                 Cela croît tous les jours.  

Mais, encore une fois, reprenons le discours.  

Clitandre vous demande Henriette pour femme, 

Voyez quelle réponse on doit faire à sa flamme?

 

CHRYSALE

Faut-il le demander? J'y consens de bon cœur,  

Et tiens son alliance à singulier honneur.

 

ARISTE

Vous savez que de bien il n'a pas l'abondance,  

Que…

 

CHRYSALE

          C'est un intérêt qui n'est pas d'importance; 

Il est riche en vertu, cela vaut des trésors,  

Et puis son père et moi n'étions qu'un en deux corps.

 

ARISTE

Parlons à votre femme, et voyons à la rendre  

Favorable…

 

CHRYSALE

                    Il suffit, je l'accepte pour gendre.

 

ARISTE

Oui; mais pour appuyer votre consentement, 

Mon frère, il n'est pas mal d'avoir son agrément,  

Allons…

 

CHRYSALE

             Vous moquez-vous? Il n'est pas nécessaire,  

Je réponds de ma femme, et prends sur moi l'affaire.

 

ARISTE

Mais…

 

CHRYSALE

Laissez faire, dis-je, et n'appréhendez pas.  

Je la vais disposer aux choses de ce pas.

 

ARISTE

Soit. Je vais là-dessus sonder votre Henriette,  

Et reviendrai savoir…

 

CHRYSALE

                                        C'est une affaire faite.  

Et je vais à ma femme en parler sans délai.

 

 

 

SCÈNE V

MARTINE, CHRYSALE.

 

MARTINE

Me voilà bien chanceuse! Hélas l'an dit bien vrai:   

Qui veut noyer son chien, l'accuse de la rage, 

Et service d'autrui n'est pas un héritage.

 

CHRYSALE

 Qu'est-ce donc? Qu'avez-vous, Martine?

 

MARTINE

                                                          Ce que j'ai?

 

CHRYSALE

 

                                                                      Oui?

 MARTINE

 J'ai que l'an me donne aujourd'hui mon congé,

 Monsieur.  

 

 CHRYSALE

                 Votre congé!

 

 MARTINE

                                     Oui, Madame me chasse.

 CHRYSALE

 Je n'entends pas cela. Comment?

 

MARTINE

                                                      On me menace,

Si je ne sors d'ici, de me bailler cent coups.

 

CHRYSALE

Non, vous demeurerez, je suis content de vous;  

Ma femme bien souvent a la tête un peu chaude,  

Et je ne veux pas moi…

 

 

 

SCÈNE VI

PHILAMINTE, BÉLISE, CHRYSALE, MARTINE.

 

PHILAMINTE

                               Quoi, je vous vois, maraude?  

Vite, sortez, friponne; allons, quittez ces lieux, 

Et ne vous présentez jamais devant mes yeux.

 

CHRYSALE

Tout doux.

 

PHILAMINTE

                  Non, c'en est fait.

 

CHRYSALE

                                              Eh.

 

 PHILAMINTE

                                                   Je veux qu'elle sorte.

 

 CHRYSALE

 Mais qu'a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte…

 

 PHILAMINTE                                                                                                                                              Quoi, vous la soutenez?

 

 CHRYSALE

                                           En aucune façon.

 

PHILAMINTE

Prenez-vous son parti contre moi?

 

CHRYSALE

                                            Mon Dieu non; 

Je ne fais seulement que demander son crime.

 

PHILAMINTE

 Suis-je pour la chasser sans cause légitime?

 

CHRYSALE

Je ne dis pas cela, mais il faut de nos gens…

 

 PHILAMINTE

 Non, elle sortira, vous dis-je, de céans.

 

CHRYSALE

 Hé bien oui. Vous dit-on quelque chose là contre?

 

PHILAMINTE

 Je ne veux point d'obstacle aux désirs que je montre.

 

CHRYSALE

 D'accord.

 PHILAMINTE

              Et vous devez en raisonnable époux,  

Être pour moi contre elle et prendre mon courroux.

 

 CHRYSALE

 Aussi fais-je. Oui, ma femme avec raison vous chasse,  

Coquine, et votre crime est indigne de grâce.

 

MARTINE

 Qu'est-ce donc que j'ai fait?

 

CHRYSALE

                                     Ma foi! Je ne sais pas.

 

PHILAMINTE

Elle est d'humeur encore à n'en faire aucun cas.

 

 CHRYSALE

 A-t-elle, pour donner matière à votre haine,  

 Cassé quelque miroir, ou quelque porcelaine?

 

 PHILAMINTE

 Voudrais-je la chasser, et vous figurez-vous 

 Que pour si peu de chose on se mette en courroux?

 

 CHRYSALE

 Qu'est-ce à dire? L'affaire est donc considérable?

 

 PHILAMINTE

 Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable?

 

 CHRYSALE

 Est-ce qu'elle a laissé, d'un esprit négligent,  

 Dérober quelque aiguière, ou quelque plat d'argent?

 

 PHILAMINTE

 Cela ne serait rien.

 

 CHRYSALE

                             Oh, oh! peste, la belle!  

 Quoi? l'avez-vous surprise à n'être pas fidèle?

 

 PHILAMINTE

 C'est pis que tout cela.

 

 CHRYSALE

                                    Pis que tout cela?

 

PHILAMINTE

                                                                Pis.

 

 CHRYSALE

 Comment diantre, friponne! Euh? a-t-elle commis…

 

 PHILAMINTE

 Elle a, d'une insolence à nulle autre pareille, 

 Après trente leçons, insulté mon oreille,   

 Par l'impropriété d'un mot sauvage et bas,  

 Qu'en termes décisifs condamne Vaugelas.

 

 CHRYSALE

 Est-ce là…

 

 PHILAMINTE

 Quoi, toujours malgré nos remontrances,  

 Heurter le fondement de toutes les sciences; 

 La grammaire qui sait régenter jusqu'aux rois,  

 Et les fait la main haute obéir à ses lois?

 

 CHRYSALE

  Du plus grand des forfaits je la croyais coupable.

 

 PHILAMINTE

 Quoi, vous ne trouvez pas ce crime impardonnable?

 

 CHRYSALE

 Si fait.

 

PHILAMINTE

                      Je voudrais bien que vous l'excusassiez.

 

CHRYSALE

 Je n'ai garde.

 

BÉLISE

                                 Il est vrai que ce sont des pitiés,  

Toute construction est par elle détruite,  

Et des lois du langage on l'a cent fois instruite.

 

MARTINE

Tout ce que vous prêchez est je crois bel et bon;  

Mais je ne saurais, moi, parler votre jargon.

 

PHILAMINTE

L'impudente! appeler un jargon le langage  

Fondé sur la raison et sur le bel usage!

 

MARTINE

Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,  

Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.

 

PHILAMINTE

 

 

                                                         

Hé bien, ne voilà pas encore de son style,  

Ne servent-pas de rien!

 

BÉLISE

                                       Ô cervelle indocile!  

Faut-il qu'avec les soins qu'on prend incessamment,  

On ne te puisse apprendre à parler congrûment?  

De pas, mis avec rien, tu fais la récidive,  

Et c'est, comme on t'a dit, trop d'une négative.

 

MARTINE

Mon Dieu, je n'avons pas étugué comme vous,  

Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.

 

PHILAMINTE

Ah peut-on y tenir!

 

BÉLISE

                         Quel solécisme horrible!

PHILAMINTE

En voilà pour tuer une oreille sensible.

 

BÉLISE

Ton esprit, je l'avoue, est bien matériel. 

Je, n'est qu'un singulier; avons, est pluriel.  

Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire?

 

MARTINE                                          

Qui parle d'offenser grand'mère ni grand-père?

 

PHILAMINTE

Ô Ciel!

BÉLISE

 

               Grammaire est prise à contre-sens par toi,  

Et je t'ai dit déjà d'où vient ce mot.

 

MARTINE

                                                                          Ma foi,

Qu'il vienne de Chaillot, d'Auteuil, ou de Pontoise,  

Cela ne me fait rien.

 

BÉLISE

                                              Quelle âme villageoise!  

La grammaire, du verbe et du nominatif,  

Comme de l'adjectif avec le substantif,

Nous enseigne les lois.

 

MARTINE

                                    J'ai, Madame, à vous dire  

Que je ne connais point ces gens-là.

 

PHILAMINTE

                                                      Quel martyre!

 

BÉLISE

Ce sont les noms des mots, et l'on doit regarder  

En quoi c'est qu'il les faut faire ensemble accorder.

 

MARTINE

Qu'ils s'accordent entr'eux, ou se gourment, qu'importe? 

 

PHILAMINTE, à sa sœur.

Eh, mon Dieu, finissez un discours de la sorte. (À son mari.) 

Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir?

 

CHRYSALE

Si fait. À son caprice il me faut consentir.  

Va, ne l'irrite point; retire-toi, Martine.

 

PHILAMINTE

Comment? vous avez peur d'offenser la coquine?  

Vous lui parlez d'un ton tout à fait obligeant?

 

CHRYSALE, bas.

Moi? Point. Allons, sortez. Va-t'en, ma pauvre enfant. 

 

 

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SCÈNE VII

PHILAMINTE, CHRYSALE, BÉLISE.

 

CHRYSALE

Vous êtes satisfaite, et la voilà partie.  

Mais je n'approuve point une telle sortie;  

C'est une fille propre aux choses qu'elle fait,  

Et vous me la chassez pour un maigre sujet.

 

PHILAMINTE                                                      

Vous voulez que toujours je l'aie à mon service,  

Pour mettre incessamment mon oreille au supplice?  

Pour rompre toute loi d'usage et de raison,  

Par un barbare amas de vices d'oraison,

De mots estropiés, cousus par intervalles, 

De proverbes traînés dans les ruisseaux des Halles?

 

BÉLISE

Il est vrai que l'on sue à souffrir ses discours.  

Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours;  

Et les moindres défauts de ce grossier génie,  

Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.

 

CHRYSALE

Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas,  

Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas?  

J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes,  

Elle accommode mal les noms avec les verbes,  

Et redise cent fois un bas ou méchant mot, 

Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot.  

Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.  

Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,  

Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,  

En cuisine peut-être auraient été des sots.

 

PHILAMINTE

Que ce discours grossier terriblement assomme!  

Et quelle indignité pour ce qui s'appelle homme,  

D'être baissé sans cesse aux soins matériels,  

Au lieu de se hausser vers les spirituels!  

Le corps, cette guenille, est-il d'une importance, 

D'un prix à mériter seulement qu'on y pense,  

Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin?

 

CHRYSALE

Oui, mon corps est moi-même, et j'en veux prendre soin,  

Guenille si l'on veut, ma guenille m'est chère.

 

BÉLISE

Le corps avec l'esprit, fait figure, mon frère;  

Mais si vous en croyez tout le monde savant,  

L'esprit doit sur le corps prendre le pas devant;  

Et notre plus grand soin, notre première instance,  

Doit être à le nourrir du suc de la science.

 

CHRYSALE                                                 

Ma foi si vous songez à nourrir votre esprit, 

C'est de viande bien creuse, à ce que chacun dit,  

Et vous n'avez nul soin, nulle sollicitude  

Pour…

 

PHILAMINTE

           Ah sollicitude à mon oreille est rude,  

Il pue étrangement son ancienneté.

 

BÉLISE

Il est vrai que le mot est bien collet monté. 

 

CHRYSALE

Voulez-vous que je dise? Il faut qu'enfin j'éclate,  

Que je lève le masque, et décharge ma rate.  

De folles on vous traite, et j'ai fort sur le cœur…

 

PHILAMINTE

Comment donc?

 

CHRYSALE.                                                                                                                                                  

                        C'est à vous que je parle, ma sœur.  

Le moindre solécisme en parlant vous irrite: 

Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite.  

Vos livres éternels ne me contentent pas,  

Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,  

Vous devriez brûler tout ce meuble  inutile,  

Et laisser la science aux docteurs de la ville; 

M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans,  

Cette longue lunette à faire peur aux gens,  

Et cent brimborions dont l'aspect importune:  

Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,  

Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous, 

Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.  

Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,  

Qu'une femme étudie, et sache tant de choses.  

Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants,  

Faire aller son ménage, avoir l'œil sur ses gens, 

Et régler la dépense avec économie,  

Doit être son étude et sa philosophie.  

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,  

Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez,  

Quand la capacité de son esprit se hausse 

À connaître un pourpoint d'avec un haut de chausse.  

Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien;  

Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,  

Et leurs livres un dé, du fil, et des aiguilles,  

Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles. 

Les femmes d'à présent sont bien loin de ces mœurs,  

Elles veulent écrire, et devenir auteurs.  

Nulle science n'est pour elles trop profonde,  

Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde.  

Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir, 

Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir.

On y sait comme vont lune, étoile polaire,  

Vénus, Saturne, et Mars, dont je n'ai point affaire;  

Et dans ce vain savoir, qu'on va chercher si loin,  

On ne sait comme va mon pot dont j'ai besoin. 

Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,  

Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire;  

Raisonner est l'emploi de toute ma maison,  

Et le raisonnement en bannit la raison;  

L'un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire, 

L'autre rêve à des vers quand je demande à boire;  

Enfin je vois par eux votre exemple suivi,  

Et j'ai des serviteurs, et ne suis point servi.  

Une pauvre servante au moins m'était restée,  

Qui de ce mauvais air n'était point infectée, 

Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas,  

À cause qu'elle manque à parler Vaugelas.  

Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse,  

(Car c'est, comme j'ai dit, à vous que je m'adresse);  

Je n'aime point céans tous vos gens à latin, 

Et principalement ce Monsieur Trissotin.  

C'est lui qui dans des vers vous a tympanisées,  

Tous les propos qu'il tient sont des billevesées,  

On cherche ce qu'il dit après qu'il a parlé,  

Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.

 

PHILAMINTE

Quelle bassesse, ô Ciel, et d'âme, et de langage!

 

BÉLISE

Est-il de petits corps un plus lourd assemblage!  

Un esprit composé d'atomes plus bourgeois!  

Et de ce même sang se peut-il que je sois!  

Je me veux mal de mort d'être de votre race, 

Et de confusion j'abandonne la place.

 

 

 

SCÈNE VIII

PHILAMINTE, CHRYSALE.

 

PHILAMINTE

Avez-vous à lâcher encore quelque trait?

 

CHRYSALE                                                           

Moi? Non. Ne parlons plus de querelle, c'est fait; 

Discourons d'autre affaire. À votre fille aînée  

On voit quelque dégoût pour les nœuds d'hyménée; 

C'est une philosophe enfin, je n'en dis rien,  

Elle est bien gouvernée, et vous faites fort bien.  

Mais de toute autre humeur se trouve sa cadette,  

Et je crois qu'il est bon de pourvoir Henriette,  

De choisir un mari…

 

PHILAMINTE

C'est à quoi j'ai songé,  Et je veux vous ouvrir l'intention que j'ai. 

Ce Monsieur Trissotin dont on nous fait un crime,  

Et qui n'a pas l'honneur d'être dans votre estime,  

Est celui que je prends pour l'époux qu'il lui faut,  

Et je sais mieux que vous juger de ce qu'il vaut; 

La contestation est ici superflue,  

Et de tout point chez moi l'affaire est résolue.  

Au moins ne dites mot du choix de cet époux,  

Je veux à votre fille en parler avant vous.  

J'ai des raisons à faire approuver ma conduite, 

Et je connaîtrai bien si vous l'aurez instruite.

 

 

 

SCÈNE IX

ARISTE, CHRYSALE.

 

ARISTE

Hé bien? la femme sort, mon frère, et je vois bien 

Que vous venez d'avoir ensemble un entretien.

 

CHRYSALE

Oui.

 

ARISTE

Quel est le succès? Aurons-nous Henriette?  

A-t-elle consenti? l'affaire est-elle faite?

 

CHRYSALE

Pas tout à fait encor.

 

ARISTE

                                 Refuse-t-elle?

 

CHRYSALE

                                                      Non.

 

ARISTE                                                       

Est-ce qu'elle balance?

 

CHRYSALE

                                   En aucune façon.

ARISTE

Quoi donc?

 

CHRYSALE

C'est que pour gendre elle m'offre un autre homme.

 

ARISTE

Un autre homme pour gendre!

 

CHRYSALE

                                               Un autre.

 

 ARISTE

                                                            Qui se nomme ?

 

CHRYSALE

Monsieur Trissotin.

 

ARISTE

                              Quoi? ce Monsieur Trissotin…

 

CHRYSALE

Oui, qui parle toujours de vers et de latin.

 

ARISTE

Vous l'avez accepté?

 

CHRYSALE

                                   Moi, point, à Dieu ne plaise.

 

ARISTE

Qu'avez-vous répondu?

 

CHRYSALE

                                  Rien; et je suis bien aise  

De n'avoir point parlé, pour ne m'engager pas!

 

ARISTE

La raison est fort belle, et c'est faire un grand pas. 

Avez-vous su du moins lui proposer Clitandre?

 

CHRYSALE

Non: car comme j'ai vu qu'on parlait d'autre gendre,  

J'ai cru qu'il était mieux de ne m'avancer point.

 

ARISTE

Certes votre prudence est rare au dernier point!  

N'avez-vous point de honte avec votre mollesse? 

Et se peut-il qu'un homme ait assez de faiblesse  

Pour laisser à sa femme un pouvoir absolu,  

Et n'oser attaquer ce qu'elle a résolu?

 

CHRYSALE

Mon Dieu, vous en parlez, mon frère, bien à l'aise, 

Et vous ne savez pas comme le bruit me pèse. 

J'aime fort le repos, la paix, et la douceur,  

Et ma femme est terrible avecque son humeur.  

Du nom de philosophe elle fait grand mystère,  

Mais elle n'en est pas pour cela moins colère;  

Et sa morale faite à mépriser le bien, 

Sur l'aigreur de sa bile opère comme rien.  

Pour peu que l'on s'oppose à ce que veut sa tête,  

On en a pour huit jours d'effroyable tempête.  

Elle me fait trembler dès qu'elle prend son ton.  

Je ne sais où me mettre, et c'est un vrai dragon; 

Et cependant avec toute sa diablerie,  

Il faut que je l'appelle, et «mon cœur», et «ma mie».

 

ARISTE

Allez, c'est se moquer. Votre femme, entre nous,  

Est par vos lâchetés souveraine sur vous.  

Son pouvoir n'est fondé que sur votre faiblesse. 

C'est de vous qu'elle prend le titre de maîtresse.   

Vous-même à ses hauteurs vous vous abandonnez,  

Et vous faites mener en bête par le nez.  

Quoi, vous ne pouvez pas, voyant comme on vous nomme,  

Vous résoudre une fois à vouloir être un homme? 

À faire condescendre une femme à vos vœux,  

Et prendre assez de cœur pour dire un: «Je le veux»?  

Vous laisserez sans honte immoler votre fille  

Aux folles visions qui tiennent la famille,  

Et de tout votre bien revêtir un nigaud, 

Pour six mots de latin qu'il leur fait sonner haut?  

Un pédant qu'à tous coups votre femme apostrophe  

Du nom de bel esprit, et de grand philosophe,  

D'homme qu'en vers galants jamais on n'égala,  

Et qui n'est, comme on sait, rien moins que tout cela? 

Allez, encore un coup, c'est une moquerie,  

Et votre lâcheté mérite qu'on en rie.

 

CHRYSALE

Oui, vous avez raison, et je vois que j'ai tort.  

Allons, il faut enfin montrer un cœur plus fort,  

Mon frère.

 

ARISTE                                                       

              C'est bien dit.

 

CHRYSALE

                                  C'est une chose infâme, 

Que d'être si soumis au pouvoir d'une femme.

 

ARISTE

Fort bien.

 

CHRYSALE

                De ma douceur elle a trop profité.

 

ARISTE

Il est vrai.

 

CHRYSALE

            Trop joui de ma facilité.

 

ARISTE

                                                Sans doute.

 

CHRYSALE

Et je lui veux faire aujourd'hui connaître  

Que ma fille est ma fille, et que j'en suis le maître, 

Pour lui prendre un mari qui soit selon mes vœux.

 

ARISTE

 Vous voilà raisonnable, et comme je vous veux.

 

CHRYSALE

Vous êtes pour Clitandre, et savez sa demeure;  

Faites-le-moi venir, mon frère, tout à l'heure.

 

ARISTE

J'y cours tout de ce pas.

 

CHRYSALE

                                 C'est souffrir trop longtemps, 

Et je m'en vais être homme à la barbe des gens.

 

 

 

 

 

ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE

PHILAMINTE, ARMANDE, BÉLISE, TRISSOTIN, L'ÉPINE.

 

PHILAMINTE

Ah mettons-nous ici pour écouter à l'aise 

Ces vers que mot à mot il est besoin qu'on pèse.

 

ARMANDE

Je brûle de les voir.

 

BÉLISE

                      Et l'on s'en meurt chez nous.

 

PHILAMINTE

Ce sont charmes pour moi, que ce qui part de vous.

 

ARMANDE

Ce m'est une douceur à nulle autre pareille.

 

BÉLISE

Ce sont repas friands qu'on donne à mon oreille.

 

PHILAMINTE

Ne faites point languir de si pressants désirs.

 

ARMANDE

Dépêchez.

 

BÉLISE

                Faites tôt, et hâtez nos plaisirs.

 

PHILAMINTE

À notre impatience offrez votre épigramme.

 

TRISSOTIN

Hélas, c'est un enfant tout nouveau-né, Madame.  

Son sort assurément a lieu de vous toucher,  

Et c'est dans votre cour que j'en viens d'accoucher.

 

PHILAMINTE

Pour me le rendre cher, il suffit de son père.

 

TRISSOTIN

Votre approbation lui peut servir de mère.

 

BÉLISE

Qu'il a d'esprit!

 

 

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SCÈNE II

HENRIETTE, PHILAMINTE, ARMANDE, BÉLISE, TRISSOTIN, L'ÉPINE.

 

PHILAMINTE

                         Holà, pourquoi donc fuyez-vous?

 

HENRIETTE

C'est de peur de troubler un entretien si doux.

 

PHILAMINTE

Approchez, et venez de toutes vos oreilles  

Prendre part au plaisir d'entendre des merveilles.

 

 

HENRIETTE

Je sais peu les beautés de tout ce qu'on écrit, 

Et ce n'est pas mon fait que les choses d'esprit.

 

PHILAMINTE

Il n'importe; aussi bien ai-je à vous dire ensuite  

Un secret dont il faut que vous soyez instruite.

 

TRISSOTIN

Les sciences n'ont rien qui vous puisse enflammer,  

Et vous ne vous piquez que de savoir charmer.

 

HENRIETTE

Aussi peu l'un que l'autre, et je n'ai nulle envie…

 

BÉLISE

Ah songeons à l'enfant nouveau-né, je vous prie.

 

PHILAMINTE

Allons, petit garçon, vite, de quoi s'asseoir.   Le laquais tombe avec la chaise.  

Voyez l'impertinent! Est-ce que l'on doit choir,  

Après avoir appris l'équilibre des choses?

 

BÉLISE

De ta chute, ignorant, ne vois-tu pas les causes,  

Et qu'elle vient d'avoir du point fixe écarté,  

Ce que nous appelons centre de gravité?

 

L'ÉPINE

Je m'en suis aperçu, Madame, étant par terre.

 

PHILAMINTE

Le lourdaud!

 

TRISSOTIN

                     Bien lui prend de n'être pas de verre.

 

ARMANDE

Ah de l'esprit partout!

 

BÉLISE

                                 Cela ne tarit pas.

 

PHILAMINTE

Servez-nous promptement votre aimable repas.

 

TRISSOTIN

Pour cette grande faim qu'à mes yeux on expose,  

Un plat seul de huit vers me semble peu de chose,  

Et je pense qu'ici je ne ferai pas mal, 

De joindre à l'épigramme, ou bien au madrigal,  

Le ragoût d'un sonnet, qui chez une princesse  

A passé pour avoir quelque délicatesse.  

Il est de sel attique assaisonné partout,  

Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût.

 

ARMANDE

Ah Je n'en doute point.

 

PHILAMINTE

                                 Donnons vite audience.

 

BÉLISE À chaque fois qu'il veut lire, elle l'interrompt.

Je sens d'aise mon cœur tressaillir par avance.  

J'aime la poésie avec entêtement.  

Et surtout quand les vers sont tournés galamment.

 

PHILAMINTE

Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire.

 

TRISSOTIN

   SO…

 

BÉLISE

             Silence, ma nièce.

 

TRISSOTIN

                       SONNET À LA PRINCESSE URANIE

                                       SUR SA FIÈVRE

 

Votre prudence est endormie,

De traiter magnifiquement,

Et de loger superbement

Votre plus cruelle ennemie.

 

BÉLISE

Ah le joli début!

 

ARMANDE                                       

                         Qu'il a le tour galant!

 

PHILAMINTE

Lui seul des vers aisés possède le talent!

 

ARMANDE

À prudence endormie il faut rendre les armes.

 

BÉLISE

Loger son ennemie est pour moi plein de charmes. 

 

PHILAMINTE

J'aime superbement et magnifiquement

Ces deux adverbes joints font admirablement.

 

BÉLISE

Prêtons l'oreille au reste.

 

TRISSOTIN

Votre prudence est endormie, 

De traiter magnifiquement,  

Et de loger superbement  

Votre plus cruelle ennemie.

 

ARMANDE

Prudence endormie!

 

BÉLISE

Loger son ennemie! 

 

PHILAMINTE

 Superbement, et magnifiquement!

 

TRISSOTIN

Faites-la sortir, quoi qu'on die,   

De votre riche appartement,  

Où cette ingrate insolemment 

Attaque votre belle vie.

 

BÉLISE

Ah tout doux, laissez-moi, de grâce, respirer.

 

ARMANDE

Donnez-nous, s'il vous plaît, le loisir d'admirer.

 

PHILAMINTE

On se sent à ces vers, jusques au fond de l'âme,  

Couler je ne sais quoi qui fait que l'on se pâme.

 

ARMANDE

Faites-la sortir, quoi qu'on die, 

De votre riche appartement. 

Que riche appartement est là joliment dit!  

Et que la métaphore est mise avec esprit!

 

PHILAMINTE

Faites-la sortir, quoi qu'on die. 

Ah! que ce quoi qu'on die est d'un goût admirable!  

C'est, à mon sentiment, un endroit impayable.

 

ARMANDE

De quoi qu'on die aussi mon cœur est amoureux.

 

BÉLISE

Je suis de votre avis, quoi qu'on die est heureux.

 

ARMANDE

Je voudrais l'avoir fait.

 

BÉLISE

                                    Il vaut toute une pièce.

 

PHILAMINTE

Mais en comprend-on bien comme moi la finesse?

 

ARMANDE et BÉLISE

Oh, oh.

 

PHILAMINTE

Faites-la sortir, quoi qu'on die.  

Que de la fièvre on prenne ici les intérêts,  

N'ayez aucun égard, moquez-vous des caquets.  

Faites-la sortir, quoi qu'on die.  

Quoi qu'on die, quoi qu'on die. 

Ce quoi qu'on die en dit beaucoup plus qu'il ne semble.  

Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble;  

Mais j'entends là-dessous un million de mots.

 

BÉLISE

Il est vrai qu'il dit plus de choses qu'il n'est gros.

 

PHILAMINTE

Mais quand vous avez fait ce charmant quoi qu'on die, 

Avez-vous compris, vous, toute son énergie?  

Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu'il nous dit,  

Et pensiez-vous alors y mettre tant d'esprit?

 

TRISSOTIN

 Hay, hay.

 

ARMANDE

                 J'ai fort aussi l'ingrate dans la tête,  

Cette ingrate de fièvre, injuste, malhonnête, 

Qui traite mal les gens, qui la logent chez eux.

 

PHILAMINTE

Enfin les quatrains sont admirables tous deux.  

Venons-en promptement aux tiercets, je vous prie.

 

ARMANDE

Ah, s'il vous plaît, encore une fois quoi qu'on die.

 

TRISSOTIN

Faites-la sortir, quoi qu'on die,

 

PHILAMINTE, ARMANDE et BÉLISE

Quoi qu'on die! 

 

TRISSOTIN

De votre riche appartement,

 

PHILAMINTE, ARMANDE et BÉLISE

Riche appartement!

 

TRISSOTIN

Où cette ingrate insolemment

 

PHILAMINTE, ARMANDE et BÉLISE

Cette ingrate de fièvre?

 

TRISSOTIN

                          Attaque votre belle vie.

 

PHILAMINTE

Votre belle vie! 

 

ARMANDE et BÉLISE

                                    Ah!

 

TRISSOTIN

Quoi, sans respecter votre rang, 

Elle se prend à votre sang,

 

PHILAMINTE, ARMANDE et BÉLISE

   Ah!

 

TRISSOTIN

Et nuit et jour vous fait outrage

Si vous la conduisez aux bains, 

Sans la marchander davantage,  

Noyez-la de vos propres mains.

 

PHILAMINTE

On n'en peut plus !

 

BÉLISE

                             On pâme.

 

ARMANDE

                                       On se meurt de plaisir.

 

PHILAMINTE

De mille doux frissons vous vous sentez saisir.

 

ARMANDE

Si vous la conduisez aux bains,

 

BÉLISE

Sans la marchander davantage,

 

PHILAMINTE

Noyez-la de vos propres mains. 

De vos propres mains, là, noyez-la dans les bains.

 

ARMANDE

Chaque pas dans vos vers rencontre un trait charmant.

 

BÉLISE

Partout on s'y promène avec ravissement.

 

PHILAMINTE

On n'y saurait marcher que sur de belles choses.

 

ARMANDE

 Ce sont petits chemins tout parsemés de roses.

 

TRISSOTIN                                               

Le sonnet donc vous semble…

 

PHILAMINTE

                                              Admirable, nouveau,  

Et personne jamais n'a rien fait de si beau.

 

BÉLISE

Quoi, sans émotion pendant cette lecture? 

Vous faites là, ma nièce, une étrange figure!

 

HENRIETTE

Chacun fait ici-bas la figure qu'il peut,  

Ma tante; et bel esprit, il ne l'est pas qui veut.

 

TRISSOTIN

Peut-être que mes vers importunent Madame.

 

HENRIETTE

Point, je n'écoute pas.

 

PHILAMINTE

                                   Ah? voyons l'épigramme.

 

TRISSOTIN

SUR UN CARROSSE  DE COULEUR AMARANTE

DONNÉ À UNE DAME DE SES AMIES.

 

PHILAMINTE

Ces titres ont toujours quelque chose de rare.

 

ARMANDE

À cent beaux traits d'esprit leur nouveauté prépare.

 

TRISSOTIN

L'amour si chèrement m'a vendu son lien,

 

BÉLISE, ARMANDE et PHILAMINTE

Ah!

 

TRISSOTIN                                 

Qu'il m'en coûte déjà la moitié de mon bien.  

Et quand tu vois ce beau carrosse 

Où tant d'or se relève en bosse,  

Qu'il étonne tout le pays,  

Et fait pompeusement triompher ma Laïs,

 

PHILAMINTE

Ah ma Laïs! voilà de l'érudition.

 BÉLISE

 L'enveloppe est jolie, et vaut un million.

 

TRISSOTIN

Et quand tu vois ce beau carrosse,  

Où tant d'or se relève en bosse,  

Qu'il étonne tout le pays,  

Et fait pompeusement triompher ma Laïs, 

Ne dis plus qu'il est amarante:  

Dis plutôt qu'il est de ma rente.

 

ARMANDE

Oh, oh, oh! celui-là ne s'attend point du tout. 

 

PHILAMINTE

On n'a que lui qui puisse écrire de ce goût.

 

BÉLISE

Ne dis plus qu'il est amarante:  

Dis plutôt qu'il est de ma rente.  

Voilà qui se décline: ma rente, de ma rente, à ma rente.

 

PHILAMINTE

Je ne sais du moment que je vous ai connu, 

Si sur votre sujet j'ai l'esprit prévenu,  

Mais j'admire partout vos vers et votre prose.

 

TRISSOTIN

Si vous vouliez de vous nous montrer quelque chose,  

À notre tour aussi nous pourrions admirer.

 

PHILAMINTE                                              

Je n'ai rien fait en vers, mais j'ai lieu d'espérer 

Que je pourrai bientôt vous montrer en amie,  

Huit chapitres du plan de notre Académie.  

Platon s'est au projet simplement arrêté,  

Quand de sa République il a fait le traité;  

Mais à l'effet entier je veux pousser l'idée 

Que j'ai sur le papier en prose accommodée,  

Car enfin je me sens un étrange dépit  

Du tort que l'on nous fait du côté de l'esprit,  

Et je veux nous venger toutes tant que nous sommes  

De cette indigne classe où nous rangent les hommes;

De borner nos talents à des futilités,  

Et nous fermer la porte aux sublimes clartés.

 

ARMANDE

C'est faire à notre sexe une trop grande offense,  

De n'étendre l'effort de notre intelligence,  

Qu'à juger d'une jupe, et de l'air d'un manteau, 

Ou des beautés d'un point, ou d'un brocart nouveau.

 

BÉLISE

Il faut se relever de ce honteux partage,  

Et mettre hautement notre esprit hors de page.

 

TRISSOTIN

Pour les dames on sait mon respect en tous lieux,  

Et si je rends hommage aux brillants de leurs yeux, 

De leur esprit aussi j'honore les lumières.

 

PHILAMINTE

Le sexe aussi vous rend justice en ces matières;  

Mais nous voulons montrer à de certains esprits,  

Dont l'orgueilleux savoir nous traite avec mépris,  

Que de science aussi les femmes sont meublées, 

Qu'on peut faire comme eux de doctes assemblées,  

Conduites en cela par des ordres meilleurs,  

Qu'on y veut réunir ce qu'on sépare ailleurs;  

Mêler le beau langage, et les hautes sciences;  

Découvrir la nature en mille expériences; 

Et sur les questions qu'on pourra proposer  

Faire entrer chaque secte, et n'en point épouser.

 

TRISSOTIN

Je m'attache pour l'ordre au péripatétisme. 

 

PHILAMINTE

Pour les abstractions j'aime le platonisme.

 

ARMANDE

Épicure me plaît, et ses dogmes sont forts.

 

BÉLISE                                          

Je m'accommode assez pour moi des petits corps;  

Mais le vide à souffrir me semble difficile,  

Et je goûte bien mieux la matière subtile.

 

TRISSOTIN

Descartes pour l'aimant donne fort dans mon sens. 

 

ARMANDE

J'aime ses tourbillons. 

 

PHILAMINTE

                                 Moi ses mondes tombants.

 

ARMANDE

Il me tarde de voir notre assemblée ouverte,  

Et de nous signaler par quelque découverte.

 

TRISSOTIN

On en attend beaucoup de vos vives clartés,  

Et pour vous la nature a peu d'obscurités.

 

PHILAMINTE

Pour moi, sans me flatter, j'en ai déjà fait une, 

Et j'ai vu clairement des hommes dans la lune.

 

BÉLISE

Je n'ai point encor vu d'hommes, comme je croi,  

Mais j'ai vu des clochers tout comme je vous voi.

 

ARMANDE

Nous approfondirons, ainsi que la physique,  

Grammaire, histoire, vers, morale, et politique.

 

PHILAMINTE

La morale a des traits dont mon cœur est épris,  

Et c'était autrefois l'amour des grands esprits;  

Mais aux stoïciens je donne l'avantage,  

Et je ne trouve rien de si beau que leur sage.

 

ARMANDE                                                                                                                                                            

Pour la langue, on verra dans peu nos règlements, 

Et nous y prétendons faire des remuements.  

Par une antipathie ou juste, ou naturelle,

Nous avons pris chacune une haine mortelle  

Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms,  

Que mutuellement nous nous abandonnons; 

Contre eux nous préparons de mortelles sentences,  

Et nous devons ouvrir nos doctes conférences  

Par les proscriptions de tous ces mots divers,  

Dont nous voulons purger et la prose et les vers.

 

PHILAMINTE

Mais le plus beau projet de notre académie, 

Une entreprise noble et dont je suis ravie;  

Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté  

Chez tous les beaux esprits de la postérité,  

C'est le retranchement de ces syllabes sales,  

Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales; 

Ces jouets éternels des sots de tous les temps;  

Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants;  

Ces sources d'un amas d'équivoques infâmes,  

Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.

 

TRISSOTIN

Voilà certainement d'admirables projets!

 

BÉLISE

Vous verrez nos statuts quand ils seront tous faits.

 

TRISSOTIN

Ils ne sauraient manquer d'être tous beaux et sages.

 

ARMANDE

Nous serons par nos lois les juges des ouvrages.  

Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis.  

Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis. 

Nous chercherons partout à trouver à redire,  

Et ne verrons que nous qui sache bien écrire.

 

 

 

SCÈNE III

L'ÉPINE, TRISSOTIN, PHILAMINTE, BÉLISE, ARMANDE, HENRIETTE, VADIUS.

 

L'ÉPINE

Monsieur, un homme est là qui veut parler à vous,  

Il est vêtu de noir, et parle d'un ton doux.

 

TRISSOTIN                                                                                                                                                

C'est cet ami savant qui m'a fait tant d'instance 

De lui donner l'honneur de votre connaissance.

 

PHILAMINTE

Pour le faire venir, vous avez tout crédit.  

Faisons bien les honneurs au moins de notre esprit.  

Holà. Je vous ai dit en paroles bien claires,  

Que j'ai besoin de vous.

 

HENRIETTE

                               Mais pour quelles affaires?

 

PHILAMINTE

Venez, on va dans peu vous les faire savoir.

 

TRISSOTIN

Voici l'homme qui meurt du désir de vous voir.  

En vous le produisant, je ne crains point le blâme  

D'avoir admis chez vous un profane, Madame,  

Il peut tenir son coin parmi de beaux esprits.

 

PHILAMINTE

La main qui le présente, en dit assez le prix.

 

TRISSOTIN

Il a des vieux auteurs la pleine intelligence, 

Et sait du grec, Madame, autant qu'homme de France.

 

PHILAMINTE

Du grec, ô Ciel! du grec! Il sait du grec, ma sœur!

 

BÉLISE

Ah, ma nièce, du grec!

 

ARMANDE

                                 Du grec! quelle douceur!

 

PHILAMINTE

Quoi, Monsieur sait du grec? Ah permettez, de grâce 

Que pour l'amour du grec, Monsieur, on vous embrasse.

Il les baise toutes, jusques à Henriette qui le refuse.

 

HENRIETTE

Excusez-moi, Monsieur, je n'entends pas le grec.

 

PHILAMINTE                                         

J'ai pour les livres grecs un merveilleux respect.

 

VADIUS

Je crains d'être fâcheux, par l'ardeur qui m'engage 

À vous rendre aujourd'hui, Madame, mon hommage,  

Et j'aurais pu troubler quelque docte entretien.

 

PHILAMINTE

Monsieur, avec du grec on ne peut gâter rien.

 

TRISSOTIN

Au reste il fait merveille en vers ainsi qu'en prose,  

Et pourrait, s'il voulait, vous montrer quelque chose.

 

VADIUS

Le défaut des auteurs, dans leurs productions, 

C'est d'en tyranniser les conversations;  

D'être au Palais, au Cours, aux ruelles, aux tables,  

De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.  

Pour moi je ne vois rien de plus sot à mon sens, 

Qu'un auteur qui partout va gueuser des encens,  

Qui des premiers venus saisissant les oreilles,  

En fait le plus souvent les martyrs de ses veilles.  

On ne m'a jamais vu ce fol entêtement,  

Et d'un Grec là-dessus je suis le sentiment, 

Qui par un dogme exprès défend à tous ses sages  

L'indigne empressement de lire leurs ouvrages.  

Voici de petits vers pour de jeunes amants,  

Sur quoi je voudrais bien avoir vos sentiments.

 

TRISSOTIN

Vos vers ont des beautés que n'ont point tous les autres.

 

VADIUS

Les grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres.

 

TRISSOTIN

Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots.

 

VADIUS

On voit partout chez vous l'ithos et le pathos. 

 

TRISSOTIN

Nous avons vu de vous des églogues d'un style, 

Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.

 

VADIUS                                                          

Vos odes ont un air noble, galant et doux,  

Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.

 

TRISSOTIN

Est-il rien d'amoureux comme vos chansonnettes?

 

VADIUS

Peut-on voir rien d'égal aux sonnets que vous faites?

 

TRISSOTIN

Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux?

 

VADIUS

Rien de si plein d'esprit que tous vos madrigaux?

 

TRISSOTIN

 

VADIUS 

Aux ballades surtout vous êtes admirable.

Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.

 

TRISSOTIN

Si la France pouvait connaître votre prix,

 

VADIUS

Si le siècle rendait justice aux beaux esprits,

 

TRISSOTIN

En carrosse doré vous iriez par les rues.

 

VADIUS

On verrait le public vous dresser des statues.  

Hom. C'est une ballade, et je veux que tout net  

Vous m'en…

 

TRISSOTIN

Avez-vous vu certain petit sonnet  

Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie?

 

VADIUS

 Oui, hier il me fut lu dans une compagnie.

 

TRISSOTIN

Vous en savez l'auteur?

 

VADIUS

                             Non; mais je sais fort bien,  

Qu'à ne le point flatter, son sonnet ne vaut rien.

 

TRISSOTIN

Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

 

VADIUS

Cela n'empêche pas qu'il ne soit misérable;  

Et si vous l'avez vu, vous serez de mon goût.

 

TRISSOTIN

Je sais que là-dessus je n'en suis point du tout,  

Et que d'un tel sonnet peu de gens sont capables.

 

VADIUS

Me préserve le Ciel d'en faire de semblables!

 

TRISSOTIN

Je soutiens qu'on ne peut en faire de meilleur; 

Et ma grande raison, c'est que j'en suis l'auteur.

 

VADIUS

 Vous?

 

TRISSOTIN

        Moi.

 

VADIUS

                Je ne sais donc comment se fit l'affaire.

 

TRISSOTIN

C'est qu'on fut malheureux, de ne pouvoir vous plaire.

 

VADIUS

Il faut qu'en écoutant j'aie eu l'esprit distrait,  

Ou bien que le lecteur m'ait gâté le sonnet. 

Mais laissons ce discours, et voyons ma ballade.

 

TRISSOTIN

La ballade, à mon goût, est une chose fade.  

Ce n'en est plus la mode; elle sent son vieux temps.

 

VADIUS

La ballade pourtant charme beaucoup de gens.

 

TRISSOTIN

Cela n'empêche pas qu'elle ne me déplaise.

 

VADIUS

Elle n'en reste pas pour cela plus mauvaise.

 

TRISSOTIN

Elle a pour les pédants de merveilleux appas.

 

VADIUS

Cependant nous voyons qu'elle ne vous plaît pas.

 

TRISSOTIN

Vous donnez sottement vos qualités aux autres.

 

VADIUS

Fort impertinemment vous me jetez les vôtres.

 

TRISSOTIN

Allez, petit grimaud, barbouilleur de papier. 

 

VADIUS

Allez, rimeur de balle, opprobre du métier. 

 

TRISSOTIN

Allez, fripier d'écrits, impudent plagiaire.

 

VADIUS

Allez, cuistre…

 

PHILAMINTE

                 Eh, Messieurs, que prétendez-vous faire?

 

TRISSOTIN

Va, va restituer tous les honteux larcins 

Que réclament sur toi les Grecs et les Latins.

 

VADIUS

Va, va-t'en faire amende honorable au Parnasse,  

D'avoir fait à tes vers estropier Horace.

 

TRISSOTIN

Souviens-toi de ton livre, et de son peu de bruit.

 

VADIUS

Et toi, de ton libraire à l'hôpital réduit.

 

TRISSOTIN

Ma gloire est établie, en vain tu la déchires.

 

VADIUS

 Oui, oui, je te renvoie à l'auteur des Satires.

 

TRISSOTIN

Je t'y renvoie aussi.

 

VADIUS

                             J'ai le contentement,  

Qu'on voit qu'il m'a traité plus honorablement.  

Il me donne en passant une atteinte légère 

Parmi plusieurs auteurs qu'au Palais on révère;  

Mais jamais dans ses vers il ne te laisse en paix,  

Et l'on t'y voit partout être en butte à ses traits.

 

TRISSOTIN

C'est par là que j'y tiens un rang plus honorable.  

Il te met dans la foule ainsi qu'un misérable,  

Il croit que c'est assez d'un coup pour t'accabler,  

Et ne t'a jamais fait l'honneur de redoubler:  

Mais il m'attaque à part comme un noble adversaire  

Sur qui tout son effort lui semble nécessaire;  

Et ses coups contre moi redoublés en tous lieux, 

Montrent qu'il ne se croit jamais victorieux.

 

VADIUS

Ma plume t'apprendra quel homme je puis être.

 

TRISSOTIN

Et la mienne saura te faire voir ton maître.

 

VADIUS

Je te défie en vers, prose, grec, et latin.

 

TRISSOTIN

Hé bien, nous nous verrons seul à seul chez Barbin74. 

 

 

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SCÈNE IV

TRISSOTIN, PHILAMINTE, ARMANDE, BÉLISE, HENRIETTE.

 

TRISSOTIN

À mon emportement ne donnez aucun blâme;  

C'est votre jugement que je défends, Madame,  

Dans le sonnet qu'il a l'audace d'attaquer.

 

PHILAMINTE

À vous remettre bien, je me veux appliquer.  

Mais parlons d'autre affaire. Approchez, Henriette. 

Depuis assez longtemps mon âme s'inquiète,  

De ce qu'aucun esprit en vous ne se fait voir,  

Mais je trouve un moyen de vous en faire avoir.

 

HENRIETTE

C'est prendre un soin pour moi qui n'est pas nécessaire,  

Les doctes entretiens ne sont point mon affaire. 

J'aime à vivre aisément , et dans tout ce qu'on dit  

Il faut se trop peiner, pour avoir de l'esprit.  

C'est une ambition que je n'ai point en tête,  

Je me trouve fort bien, ma mère, d'être bête,  

Et j'aime mieux n'avoir que de communs propos, 

Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.

 

PHILAMINTE

Oui, mais j'y suis blessée, et ce n'est pas mon compte  

De souffrir dans mon sang une pareille honte.  

La beauté du visage est un frêle ornement,  

Une fleur passagère, un éclat d'un moment, 

Et qui n'est attaché qu'à la simple épiderme; 

Mais celle de l'esprit est inhérente et ferme. 

J'ai donc cherché longtemps un biais de vous donner  

La beauté que les ans ne peuvent moissonner,  

De faire entrer chez vous le désir des sciences, 

De vous insinuer les belles connaissances;  

Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit,  

C'est d'attacher à vous un homme plein d'esprit,  

Et cet homme est Monsieur que je vous détermine  

À voir comme l'époux que mon choix vous destine.

 

HENRIETTE

Moi, ma mère?

 

PHILAMINTE

                      Oui, vous. Faites la sotte un peu.

 

BÉLISE

Je vous entends. Vos yeux demandent mon aveu,  

Pour engager ailleurs un cœur que je possède.  

Allez, je le veux bien. À ce nœud je vous cède,  

C'est un hymen qui fait votre établissement.

 

TRISSOTIN                                   

Je ne sais que vous dire, en mon ravissement,  

Madame, et cet hymen dont je vois qu'on m'honore  

Me met…

 

HENRIETTE

Tout beau, Monsieur, il n'est pas fait encore 

Ne vous pressez pas tant.

 

PHILAMINTE

                                        Comme vous répondez!  

Savez-vous bien que si… Suffit, vous m'entendez. 

Elle se rendra sage; allons, laissons-la faire.

 

 

 

SCÈNE V

HENRIETTE, ARMANDE.

 

ARMANDE

On voit briller pour vous les soins de notre mère;  

Et son choix ne pouvait d'un plus illustre époux…

 

HENRIETTE

Si le choix est si beau, que ne le prenez-vous?

 

ARMANDE

C'est à vous, non à moi, que sa main est donnée.

 

HENRIETTE

Je vous le cède tout, comme à ma sœur aînée.

 

ARMANDE

Si l'hymen comme à vous me paraissait charmant,  

J'accepterais votre offre avec ravissement.

 

HENRIETTE

Si j'avais comme vous les pédants dans la tête,  

Je pourrais le trouver un parti fort honnête.

 

ARMANDE

Cependant bien qu'ici nos goûts soient différents,  

Nous devons obéir, ma sœur, à nos parents;  

Une mère a sur nous une entière puissance,  

Et vous croyez en vain par votre résistance…

 

 

 

SCÈNE VI

CHRYSALE, ARISTE, CLITANDRE, HENRIETTE, ARMANDE.

 

CHRYSALE

Allons, ma fille, il faut approuver mon dessein, 

Ôtez ce gant. Touchez à Monsieur dans la main,  

Et le considérez désormais dans votre âme  

En homme dont je veux que vous soyez la femme.

 

ARMANDE

De ce côté, ma sœur, vos penchants sont fort grands.

 

HENRIETTE

Il nous faut obéir, ma sœur, à nos parents; 

Un père a sur nos vœux une entière puissance.

 

ARMANDE

Une mère a sa part à notre obéissance.

 

CHRYSALE

Qu'est-ce à dire?

 

ARMANDE

                           Je dis que j'appréhende fort  

Qu'ici ma mère et vous ne soyez pas d'accord,  

Et c'est un autre époux…

 

CHRYSALE

                          Taisez-vous, péronnelle! 

Allez philosopher tout le soûl avec elle,  

Et de mes actions ne vous mêlez en rien.  

Dites-lui ma pensée, et l'avertissez bien  

Qu'elle ne vienne pas m'échauffer les oreilles;  

Allons vite.

 

ARISTE

              Fort bien; vous faites des merveilles.

 

CLITANDRE

Quel transport! quelle joie! ah! que mon sort est doux!

 

CHRYSALE

Allons, prenez sa main, et passez devant nous,  

Menez-la dans sa chambre. Ah les douces caresses! 

Tenez, mon cœur s'émeut à toutes ces tendresses,  

Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours, 

Et je me ressouviens de mes jeunes amours.

 

 

 

 

 

ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE

ARMANDE, PHILAMINTE.

 

ARMANDE

Oui, rien n'a retenu son esprit en balance.  

Elle a fait vanité de son obéissance.

Son cœur, pour se livrer, à peine devant moi  

S'est-il donné le temps d'en recevoir la loi, 

Et semblait suivre moins les volontés d'un père,  

Qu'affecter de braver les ordres d'une mère.

 

PHILAMINTE

Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux  

Les droits de la raison soumettent tous ses vœux;  

Et qui doit gouverner ou sa mère, ou son père, 

Ou l'esprit, ou le corps; la forme, ou la matière.

 

ARMANDE

On vous en devait bien au moins un compliment,   

Et ce petit Monsieur en use étrangement,  

De vouloir malgré vous devenir votre gendre.

 

PHILAMINTE

Il n'en est pas encore où son cœur peut prétendre. 

Je le trouvais bien fait, et j'aimais vos amours;  

Mais dans ses procédés il m'a déplu toujours.  

Il sait que Dieu merci je me mêle d'écrire,  

Et jamais il ne m'a prié de lui rien lire.

 

 

 

SCÈNE II

CLITANDRE, ARMANDE, PHILAMINTE.

 

ARMANDE

Je ne souffrirais point, si j'étais que de vous, 

Que jamais d'Henriette il pût être l'époux.  

On me ferait grand tort d'avoir quelque pensée,  

Que là-dessus je parle en fille intéressée,  

Et que le lâche tour que l'on voit qu'il me fait,  

Jette au fond de mon cœur quelque dépit secret. 

Contre de pareils coups, l'âme se fortifie  

Du solide secours de la philosophie,  

Et par elle on se peut mettre au-dessus de tout:  

Mais vous traiter ainsi, c'est vous pousser à bout.  

Il est de votre honneur d'être à ses vœux contraire, 

Et c'est un homme enfin qui ne doit point vous plaire.  

Jamais je n'ai connu, discourant entre nous,  

Qu'il eût au fond du cœur de l'estime pour vous.

 

PHILAMINTE

Petit sot!

 

ARMANDE                                                    

               Quelque bruit que votre gloire fasse, 

Toujours à vous louer il a paru de glace.

 

PHILAMINTE

Le brutal!

 

ARMANDE

               Et vingt fois, comme ouvrages nouveaux,  

J'ai lu des vers de vous qu'il n'a point trouvés beaux.

 

PHILAMINTE

L'impertinent!

 

ARMANDE

                     Souvent nous en étions aux prises;  

Et vous ne croiriez point de combien de sottises…

 

CLITANDRE

Eh doucement de grâce. Un peu de charité, 

Madame, ou tout au moins un peu d'honnêteté.  

Quel mal vous ai-je fait? et quelle est mon offense,  

Pour armer contre moi toute votre éloquence?  

Pour vouloir me détruire, et prendre tant de soin  

De me rendre odieux aux gens dont j'ai besoin? 

Parlez. Dites, d'où vient ce courroux effroyable?  

Je veux bien que Madame en soit juge équitable.

 

ARMANDE

Si j'avais le courroux dont on veut m'accuser,  

Je trouverais assez de quoi l'autoriser;  

Vous en seriez trop digne, et les premières flammes 

S'établissent des droits si sacrés sur les âmes 

Qu'il faut perdre fortune, et renoncer au jour,  

Plutôt que de brûler des feux d'un autre amour;  

Au changement de vœux nulle horreur ne s'égale,  

Et tout cœur infidèle est un monstre en morale.

 

CLITANDRE

Appelez-vous, Madame, une infidélité,  

Ce que m'a de votre âme ordonné la fierté?  

Je ne fais qu'obéir aux lois qu'elle m'impose;  

Et si je vous offense, elle seule en est cause.  

Vos charmes ont d'abord possédé tout mon cœur. 

Il a brûlé deux ans d'une constante ardeur;  

Il n'est soins empressés, devoirs, respects, services,  

Dont il ne vous ait fait d'amoureux sacrifices.  

Tous mes feux, tous mes soins ne peuvent rien sur vous,  

Je vous trouve contraire à mes vœux les plus doux; 

Ce que vous refusez, je l'offre au choix d'une autre.  

Voyez. Est-ce, Madame, ou ma faute, ou la vôtre?  

Mon cœur court-il au change, ou si vous l'y poussez?  

Est-ce moi qui vous quitte, ou vous qui me chassez?

 

ARMANDE

Appelez-vous, Monsieur, être à vos vœux contraire, 

Que de leur arracher ce qu'ils ont de vulgaire,  

Et vouloir les réduire à cette pureté  

Où du parfait amour consiste la beauté?

Vous ne sauriez pour moi tenir votre pensée  

Du commerce des sens nette et débarrassée? 

Et vous ne goûtez point dans ses plus doux appas, 

Cette union des cœurs, où les corps n'entrent pas.  

Vous ne pouvez aimer que d'une amour grossière?  

Qu'avec tout l'attirail des nœuds de la matière?  

Et pour nourrir les feux que chez vous on produit, 

Il faut un mariage, et tout ce qui s'ensuit.   

Ah quel étrange amour! et que les belles âmes  

Sont bien loin de brûler de ces terrestres flammes!  

Les sens n'ont point de part à toutes leurs ardeurs,  

Et ce beau feu ne veut marier que les cœurs. 

Comme une chose indigne, il laisse là le reste.  

C'est un feu pur et net comme le feu céleste,  

On ne pousse avec lui que d'honnêtes soupirs,  

Et l'on ne penche point vers les sales désirs.  

Rien d'impur ne se mêle au but qu'on se propose. 

On aime pour aimer, et non pour autre chose.  

Ce n'est qu'à l'esprit seul que vont tous les transports  

Et l'on ne s'aperçoit jamais qu'on ait un corps.

 

CLITANDRE

Pour moi par un malheur, je m'aperçois, Madame, 

Que j'ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme: 

Je sens qu'il y tient trop, pour le laisser à part;  

De ces détachements je ne connais point l'art;  

Le Ciel m'a dénié cette philosophie,  

Et mon âme et mon corps marchent de compagnie.  

Il n'est rien de plus beau, comme vous avez dit, 

Que ces vœux épurés qui ne vont qu'à l'esprit,  

Ces unions de cœurs, et ces tendres pensées,  

Du commerce des sens si bien débarrassées:  

Mais ces amours pour moi sont trop subtilisés,  

Je suis un peu grossier, comme vous m'accusez; 

J'aime avec tout moi-même, et l'amour qu'on me donne,  

En veut, je le confesse, à toute la personne.  

Ce n'est pas là matière à de grands châtiments;  

Et sans faire de tort à vos beaux sentiments,  

Je vois que dans le monde on suit fort ma méthode, 

Et que le mariage est assez à la mode,  

Passe pour un lien assez honnête et doux,  

Pour avoir désiré de me voir votre époux,  

Sans que la liberté d'une telle pensée  

Ait dû vous donner lieu d'en paraître offensée.

 

ARMANDE

Hé bien, Monsieur, hé bien, puisque sans m'écouter  

Vos sentiments brutaux veulent se contenter;  

Puisque pour vous réduire à des ardeurs fidèles,  

Il faut des nœuds de chair, des chaînes corporelles;  

Si ma mère le veut, je résous mon esprit  

À consentir pour vous à ce dont il s'agit.

 

CLITANDRE

Il n'est plus temps, Madame, une autre a pris la place; 

Et par un tel retour j'aurais mauvaise grâce

De maltraiter l'asile, et blesser les bontés, 

Où je me suis sauvé de toutes vos fiertés.

 

PHILAMINTE

Mais enfin comptez-vous, Monsieur, sur mon suffrage, 

Quand vous vous promettez cet autre mariage?  

Et dans vos visions savez-vous, s'il vous plaît,  

Que j'ai pour Henriette un autre époux tout prêt?

 

CLITANDRE

Eh, Madame, voyez votre choix, je vous prie; 

Exposez-moi, de grâce, à moins d'ignominie,  

Et ne me rangez pas à l'indigne destin  

De me voir le rival de Monsieur Trissotin.  

L'amour des beaux esprits qui chez vous m'est contraire  

Ne pouvait m'opposer un moins noble adversaire. 

Il en est, et plusieurs, que pour le bel esprit  

Le mauvais goût du siècle a su mettre en crédit:  

Mais Monsieur Trissotin n'a pu duper personne,  

Et chacun rend justice aux écrits qu'il nous donne.  

Hors céans, on le prise en tous lieux ce qu'il vaut; 

Et ce qui m'a vingt fois fait tomber de mon haut,  

C'est de vous voir au ciel élever des sornettes,  

Que vous désavoueriez, si vous les aviez faites.

 

PHILAMINTE

Si vous jugez de lui tout autrement que nous,  

C'est que nous le voyons par d'autres yeux que vous.

 

 

 

SCÈNE III

TRISSOTIN, ARMANDE, PHILAMINTE, CLITANDRE.

 

TRISSOTIN

Je viens vous annoncer une grande nouvelle. 

Nous l'avons en dormant, Madame, échappé belle:  

Un monde près de nous a passé tout du long,  

Est chu tout au travers de notre tourbillon;  

Et s'il eût en chemin rencontré notre terre, 

Elle eût été brisée en morceaux comme verre.

 

PHILAMINTE

Remettons ce discours pour une autre saison,  

Monsieur n'y trouverait ni rime, ni raison;  

Il fait profession de chérir l'ignorance,  

Et de haïr surtout l'esprit et la science.

 

CLITANDRE

Cette vérité veut quelque adoucissement.  

Je m'explique, Madame, et je hais seulement

La science et l'esprit qui gâtent les personnes.  

Ce sont choses de soi qui sont belles et bonnes;  

Mais j'aimerais mieux être au rang des ignorants,

Que de me voir savant comme certaines gens.

 

TRISSOTIN

Pour moi je ne tiens pas, quelque effet qu'on suppose,  

Que la science soit pour gâter quelque chose.

 

CLITANDRE

Et c'est mon sentiment, qu'en faits, comme en propos,  

La science est sujette à faire de grands sots.

 

TRISSOTIN

Le paradoxe est fort.

 

CLITANDRE

                                   Sans être fort habile,  

La preuve m'en serait je pense assez facile.  

Si les raisons manquaient, je suis sûr qu'en tout cas  

Les exemples fameux ne me manqueraient pas.

 

TRISSOTIN

Vous en pourriez citer qui ne concluraient guère.

 

CLITANDRE

Je n'irais pas bien loin pour trouver mon affaire.

 

TRISSOTIN

Pour moi je ne vois pas ces exemples fameux.

 

CLITANDRE

Moi, je les vois si bien, qu'ils me crèvent les yeux.

 

TRISSOTIN

J'ai cru jusques ici que c'était l'ignorance  

Qui faisait les grands sots, et non pas la science.

 

CLITANDRE

Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant,  

Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.

 

TRISSOTIN

Le sentiment commun est contre vos maximes,  

Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.

 

CLITANDRE

Si vous le voulez prendre aux usages du mot, 

L'alliance est plus grande entre pédant et sot.

 

TRISSOTIN

La sottise dans l'un se fait voir toute pure.

 

CLITANDRE

Et l'étude dans l'autre ajoute à la nature.

 

TRISSOTIN

Le savoir garde en soi son mérite éminent.

 

CLITANDRE

Le savoir dans un fat devient impertinent. 

 

TRISSOTIN

Il faut que l'ignorance ait pour vous de grands charmes,  

Puisque pour elle ainsi vous prenez tant les armes.

 

CLITANDRE

Si pour moi l'ignorance a des charmes bien grands,  

C'est depuis qu'à mes yeux s'offrent certains savants.

 

TRISSOTIN

Ces certains savants-là, peuvent à les connaître 

Valoir certaines gens que nous voyons paraître.

 

CLITANDRE

Oui, si l'on s'en rapporte à ces certains savants;  

Mais on n'en convient pas chez ces certaines gens.

 

PHILAMINTE

Il me semble, Monsieur…

 

CLITANDRE

                                            Eh, Madame, de grâce, 

Monsieur est assez fort, sans qu'à son aide on passe: 

Je n'ai déjà que trop d'un si rude assaillant;  

Et si je me défends, ce n'est qu'en reculant.

 

ARMANDE

Mais l'offensante aigreur de chaque repartie  

Dont vous…

 

CLITANDRE

                     Autre second, je quitte la partie.

 

PHILAMINTE

On souffre aux entretiens ces sortes de combats,

Pourvu qu'à la personne on ne s'attaque pas.

 

CLITANDRE

Eh, mon Dieu, tout cela n'a rien dont il s'offense; 

Il entend raillerie autant qu'homme de France;  

Et de bien d'autres traits il s'est senti piquer,  

Sans que jamais sa gloire ait fait que s'en moquer.

 

TRISSOTIN

Je ne m'étonne pas au combat que j'essuie,  

De voir prendre à Monsieur la thèse qu'il appuie.  

Il est fort enfoncé dans la cour, c'est tout dit:  

La cour, comme l'on sait, ne tient pas pour l'esprit;  

Elle a quelque intérêt d'appuyer l'ignorance, 

Et c'est en courtisan qu'il en prend la défense.

 

CLITANDRE

Vous en voulez beaucoup à cette pauvre cour,  

Et son malheur est grand, de voir que chaque jour  

Vous autres beaux esprits, vous déclamiez contre elle;  

Que de tous vos chagrins vous lui fassiez querelle; 

Et sur son méchant goût lui faisant son procès,  

N'accusiez que lui seul de vos méchants succès.  

Permettez-moi, Monsieur Trissotin, de vous dire,  

Avec tout le respect que votre nom m'inspire,  

Que vous feriez fort bien, vos confrères, et vous, 

De parler de la cour d'un ton un peu plus doux;  

Qu'à le bien prendre au fond, elle n'est pas si bête  

Que vous autres Messieurs vous vous mettez en tête;  

Qu'elle a du sens commun pour se connaître à tout;  

Que chez elle on se peut former quelque bon goût; 

Et que l'esprit du monde y vaut, sans flatterie,  

Tout le savoir obscur de la pédanterie.

 

TRISSOTIN

De son bon goût, Monsieur, nous voyons des effets.

 

CLITANDRE

Où voyez-vous, Monsieur, qu'elle l'ait si mauvais?

 

TRISSOTIN

Ce que je vois, Monsieur, c'est que pour la science 

Rasius et Baldus font honneur à la France,  

Et que tout leur mérite exposé fort au jour,  

N'attire point les yeux et les dons de la Cour.

 

CLITANDRE                                          

Je vois votre chagrin, et que par modestie  

Vous ne vous mettez point, Monsieur, de la partie: 

Et pour ne vous point mettre aussi dans le propos,  

Que font-ils pour l'Etat vos habiles héros?  

Qu'est-ce que leurs écrits lui rendent de service,

Pour accuser la cour d'une horrible injustice,  

Et se plaindre en tous lieux que sur leurs doctes noms 

Elle manque à verser la faveur de ses dons?  

Leur savoir à la France est beaucoup nécessaire,  

Et des livres qu'ils font la cour a bien affaire.  

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,  

Que pour être imprimés, et reliés en veau, 

Les voilà dans l'État d'importantes personnes;  

Qu'avec leur plume ils font les destins des couronnes;  

Qu'au moindre petit bruit de leurs productions,  

Ils doivent voir chez eux voler les pensions;  

Que sur eux l'univers a la vue attachée; 

Que partout de leur nom la gloire est épanchée,  

Et qu'en science ils sont des prodiges fameux,  

Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux,  

Pour avoir eu trente ans des yeux et des oreilles,  

Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles 

À se bien barbouiller de grec et de latin,  

Et se charger l'esprit d'un ténébreux butin  

De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres;  

Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres;  

Riches pour tout mérite, en babil importun, 

Inhabiles à tout, vides de sens commun,  

Et pleins d'un ridicule, et d'une impertinence  

À décrier partout l'esprit et la science.

 

PHILAMINTE

Votre chaleur est grande, et cet emportement  

De la nature en vous marque le mouvement. 

C'est le nom de rival qui dans votre âme excite…

 

 

 

 

SCÈNE IV

JULIEN, TRISSOTIN, PHILAMINTE, CLITANDRE, ARMANDE.

 

JULIEN

Le savant qui tantôt vous a rendu visite,  

Et de qui j'ai l'honneur de me voir le valet,  

Madame, vous exhorte à lire ce billet.

 

PHILAMINTE

Quelque important que soit ce qu'on veut que je lise, 

Apprenez, mon ami, que c'est une sottise  

De se venir jeter au travers d'un discours,  

Et qu'aux gens d'un logis il faut avoir recours,  

Afin de s'introduire en valet qui sait vivre.

 

JULIEN                                                

Je noterai cela, Madame, dans mon livre.

 

PHILAMINTE lit:

     Trissotin s'est vanté, Madame, qu'il épouserait

votre fille. Je vous donne avis que sa philosophie n'en

veut qu'à vos richesses, et que vous ferez bien de ne

point conclure ce mariage, que vous n'ayez vu le

poème que je compose contre lui. En attendant cette

peinture, où je prétends vous le dépeindre de toutes

ses couleurs, je vous envoie Horace, Virgile, Térence

et Catulle, où vous verrez notés en marge tous les

endroits qu'il a pillés.

 

PHILAMINTE poursuit.

Voilà sur cet hymen que je me suis promis  

Un mérite attaqué de beaucoup d'ennemis;  

Et ce déchaînement aujourd'hui me convie,  

À faire une action qui confonde l'envie;  

Qui lui fasse sentir que l'effort qu'elle fait, 

De ce qu'elle veut rompre, aura pressé l'effet.  

Reportez tout cela sur l'heure à votre maître;  

Et lui dites, qu'afin de lui faire connaître  

Quel grand état je fais de ses nobles avis,  

Et comme je les crois dignes d'être suivis, 

Dès ce soir à Monsieur je marierai ma fille;  

Vous, Monsieur, comme ami de toute la famille,  

À signer leur contrat vous pourrez assister,  

Et je vous y veux bien de ma part inviter.  

Armande, prenez soin d'envoyer au notaire, 

Et d'aller avertir votre sœur de l'affaire.

 

ARMANDE

Pour avertir ma sœur, il n'en est pas besoin,  

Et Monsieur que voilà, saura prendre le soin  

De courir lui porter bientôt cette nouvelle,  

Et disposer son cœur à vous être rebelle.

 

PHILAMINTE

Nous verrons qui sur elle aura plus de pouvoir,  

Et si je la saurai réduire à son devoir.

Elle s'en va.

 

ARMANDE

J'ai grand regret, Monsieur, de voir qu'à vos visées,  

Les choses ne soient pas tout à fait disposées.

 

CLITANDRE

Je m'en vais travailler, Madame, avec ardeur, 

À ne vous point laisser ce grand regret au cœur.

 

ARMANDE

J'ai peur que votre effort n'ait pas trop bonne issue.

 

CLITANDRE

Peut-être verrez-vous votre crainte déçue.

 

ARMANDE

Je le souhaite ainsi.

 

CLITANDRE

                                J'en suis persuadé,  

Et que de votre appui je serai secondé.

 

ARMANDE

Oui, je vais vous servir de toute ma puissance.

 

CLITANDRE

Et ce service est sûr de ma reconnaissance.

 

 

 

SCÈNE V

CHRYSALE, ARISTE, HENRIETTE, CLITANDRE.

 

CLITANDRE

Sans votre appui, Monsieur, je serai malheureux.  

Madame votre femme a rejeté mes vœux,  

Et son cœur prévenu, veut Trissotin pour gendre.

 

CHRYSALE

Mais quelle fantaisie a-t-elle donc pu prendre?  

Pourquoi diantre vouloir ce Monsieur Trissotin?

 

ARISTE

C'est par l'honneur qu'il a de rimer à latin,  

Qu'il a sur son rival emporté l'avantage.

 

CLITANDRE

Elle veut dès ce soir faire ce mariage.

 

CHRYSALE

Dès ce soir?

 

CLITANDRE

                    Dès ce soir.

 

CHRYSALE

                                   Et dès ce soir je veux, 

Pour la contrecarrer, vous marier vous deux.

 

CLITANDRE

Pour dresser le contrat, elle envoie au notaire.

 

CHRYSALE

Et je vais le quérir pour celui qu'il doit faire.

 

CLITANDRE

Et Madame doit être instruite par sa sœur, 

De l'hymen où l'on veut qu'elle apprête son cœur.

 

CHRYSALE

Et moi, je lui commande avec pleine puissance,  

De préparer sa main à cette autre alliance.  

Ah je leur ferai voir, si pour donner la loi,  

Il est dans ma maison d'autre maître que moi. 

Nous allons revenir, songez à nous attendre;  

Allons, suivez mes pas, mon frère, et vous mon gendre.

 

HENRIETTE

Hélas! dans cette humeur conservez-le toujours.

 

ARISTE

J'emploierai toute chose à servir vos amours.

 

CLITANDRE

Quelque secours puissant qu'on promette à ma flamme, 

Mon plus solide espoir, c'est votre cœur, Madame.

 

HENRIETTE

Pour mon cœur vous pouvez vous assurer de lui.

 

CLITANDRE

Je ne puis qu'être heureux, quand j'aurai son appui.

 

HENRIETTE

Vous voyez à quels nœuds on prétend le contraindre.

 

CLITANDRE

Tant qu'il sera pour moi, je ne vois rien à craindre.

 

HENRIETTE

Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux;  

Et si tous mes efforts ne me donnent à vous,  

Il est une retraite où notre âme se donne,  

Qui m'empêchera d'être à toute autre personne.

 

CLITANDRE                           

Veuille le juste Ciel me garder en ce jour, 

De recevoir de vous cette preuve d'amour.

 

 

 

 

 

ACTE V, SCÈNE PREMIÈRE

HENRIETTE, TRISSOTIN.

 

HENRIETTE

C'est sur le mariage où ma mère s'apprête,  

Que j'ai voulu, Monsieur, vous parler tête à tête;  

Et j'ai cru dans le trouble où je vois la maison,  

Que je pourrais vous faire écouter la raison.

Je sais qu'avec mes vœux vous me jugez capable  

De vous porter en dot un bien considérable:  

Mais l'argent dont on voit tant de gens faire cas,  

Pour un vrai philosophe a d'indignes appas;  

Et le mépris du bien et des grandeurs frivoles, 

Ne doit point éclater dans vos seules paroles.

 

TRISSOTIN

Aussi n'est-ce point là ce qui me charme en vous;  

Et vos brillants attraits, vos yeux perçants et doux,  

Votre grâce et votre air sont les biens, les richesses,  

Qui vous ont attiré mes vœux et mes tendresses; 

C'est de ces seuls trésors que je suis amoureux.

 

HENRIETTE

Je suis fort redevable à vos feux généreux;  

Cet obligeant amour a de quoi me confondre,  

Et j'ai regret, Monsieur, de n'y pouvoir répondre.  

Je vous estime autant qu'on saurait estimer, 

Mais je trouve un obstacle à vous pouvoir aimer.  

Un cœur, vous le savez, à deux ne saurait être,  

Et je sens que du mien Clitandre s'est fait maître.  

Je sais qu'il a bien moins de mérite que vous,  

Que j'ai de méchants yeux pour le choix d'un époux, 

Que par cent beaux talents vous devriez me plaire.  

Je vois bien que j'ai tort, mais je n'y puis que faire;  

Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,  

C'est de me vouloir mal d'un tel aveuglement.

 

TRISSOTIN

Le don de votre main où l'on me fait prétendre, 

Me livrera ce cœur que possède Clitandre;  

Et par mille doux soins, j'ai lieu de présumer,  

Que je pourrai trouver l'art de me faire aimer.

 

HENRIETTE

Non, à ses premiers vœux mon âme est attachée,  

Et ne peut de vos soins, Monsieur, être touchée. 

Avec vous librement j'ose ici m'expliquer,  

Et mon aveu n'a rien qui vous doive choquer.  

Cette amoureuse ardeur qui dans les cœurs s'excite,  

N'est point, comme l'on sait, un effet du mérite;  

Le caprice y prend part, et quand quelqu'un nous plaît, 

Souvent nous avons peine à dire pourquoi c'est.  

Si l'on aimait, Monsieur, par choix et par sagesse,  

Vous auriez tout mon cœur et toute ma tendresse;  

Mais on voit que l'amour se gouverne autrement.  

Laissez-moi, je vous prie, à mon aveuglement, 

Et ne vous servez point de cette violence  

Que pour vous on veut faire à mon obéissance.  

Quand on est honnête homme, on ne veut rien devoir  

À ce que des parents ont sur nous de pouvoir.  

On répugne à se faire immoler ce qu'on aime, 

Et l'on veut n'obtenir un cœur que de lui-même.

Ne poussez point ma mère à vouloir par son choix,  

Exercer sur mes vœux la rigueur de ses droits.  

Ôtez-moi votre amour, et portez à quelque autre  

Les hommages d'un cœur aussi cher que le vôtre.

 

TRISSOTIN

Le moyen que ce cœur puisse vous contenter?  

Imposez-lui des lois qu'il puisse exécuter.  

De ne vous point aimer peut-il être capable,  

À moins que vous cessiez, Madame, d'être aimable,  

Et d'étaler aux yeux les célestes appas…

 

HENRIETTE

Eh Monsieur, laissons là ce galimatias.  

Vous avez tant d'Iris, de Philis, d'Amarantes,  

Que partout dans vos vers vous peignez si charmantes,  

Et pour qui vous jurez tant d'amoureuse ardeur…

 

TRISSOTIN

C'est mon esprit qui parle, et ce n'est pas mon cœur. 

D'elles on ne me voit amoureux qu'en poète;  

Mais j'aime tout de bon l'adorable Henriette.

 

HENRIETTE

Eh de grâce, Monsieur…

 

TRISSOTIN

                                          Si c'est vous offenser,  

Mon offense envers vous n'est pas prête à cesser. 

Cette ardeur jusqu'ici de vos yeux ignorée, 

Vous consacre des vœux d'éternelle durée.  

Rien n'en peut arrêter les aimables transports;  

Et bien que vos beautés condamnent mes efforts,  

Je ne puis refuser le secours d'une mère  

Qui prétend couronner une flamme si chère; 

Et pourvu que j'obtienne un bonheur si charmant,  

Pourvu que je vous aie, il n'importe comment.

 

HENRIETTE

Mais savez-vous qu'on risque un peu plus qu'on ne pense,  

À vouloir sur un cœur user de violence?  

Qu'il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net, 

D'épouser une fille en dépit qu'elle en ait;  

Et qu'elle peut aller en se voyant contraindre,  

À des ressentiments que le mari doit craindre?

 

TRISSOTIN                                    

Un tel discours n'a rien dont je sois altéré.  

À tous événements le sage est préparé. 

Guéri par la raison des faiblesses vulgaires,  

Il se met au-dessus de ces sortes d'affaires,

Et n'a garde de prendre aucune ombre d'ennui,  

De tout ce qui n'est pas pour dépendre de lui.

 

HENRIETTE

En vérité, Monsieur, je suis de vous ravie; 

Et je ne pensais pas que la philosophie  

Fût si belle qu'elle est, d'instruire ainsi les gens  

À porter constamment de pareils accidents.  

Cette fermeté d'âme à vous si singulière,  

Mérite qu'on lui donne une illustre matière; 

Est digne de trouver qui prenne avec amour,  

Les soins continuels de la mettre en son jour;  

Et comme à dire vrai, je n'oserais me croire  

Bien propre à lui donner tout l'éclat de sa gloire,  

Je le laisse à quelque autre, et vous jure entre nous, 

Que je renonce au bien de vous voir mon époux.

 

TRISSOTIN

Nous allons voir bientôt comment ira l'affaire;  

Et l'on a là-dedans fait venir le notaire.

 

 

 

SCÈNE II

CHRYSALE, CLITANDRE, MARTINE, HENRIETTE.

 

CHRYSALE

Ah, ma fille, je suis bien aise de vous voir. 

Allons, venez-vous-en faire votre devoir, 

Et soumettre vos vœux aux volontés d'un père.  

Je veux, je veux apprendre à vivre à votre mère;  

Et pour la mieux braver, voilà, malgré ses dents,  

Martine que j'amène, et rétablis céans.

 

HENRIETTE

Vos résolutions sont dignes de louange. 

Gardez que cette humeur, mon père, ne vous change.  

Soyez ferme à vouloir ce que vous souhaitez,  

Et ne vous laissez point séduire à vos bontés.  

Ne vous relâchez pas, et faites bien en sorte  

D'empêcher que sur vous ma mère ne l'emporte.

 

CHRYSALE

Comment? Me prenez-vous ici pour un benêt?

 

HENRIETTE                                         

M'en préserve le Ciel.

 

CHRYSALE

                                 Suis-je un fat, s'il vous plaît?

 

HENRIETTE

Je ne dis pas cela.

 

CHRYSALE

                                  Me croit-on incapable  

Des fermes sentiments d'un homme raisonnable?

 

HENRIETTE

Non, mon père.

 

CHRYSALE

                Est-ce donc qu'à l'âge où je me voi, 

Je n'aurais pas l'esprit d'être maître chez moi?

 

HENRIETTE

Si fait.

 

CHRYSALE

                Et que j'aurais cette faiblesse d'âme,  

De me laisser mener par le nez à ma femme?

 

HENRIETTE

Eh non, mon père.

 

CHRYSALE

               Ouais. Qu'est-ce donc que ceci?  

Je vous trouve plaisante à me parler ainsi.

 

HENRIETTE

Si je vous ai choqué, ce n'est pas mon envie.

 

CHRYSALE

Ma volonté céans doit être en tout suivie.

 

HENRIETTE

Fort bien, mon père.

 

CHRYSALE

             Aucun, hors moi, dans la maison,  

N'a droit de commander.

 

HENRIETTE

                              Oui, vous avez raison.

 

CHRYSALE

C'est moi qui tiens le rang de chef de la famille.

 

HENRIETTE

D'accord.

 

CHRYSALE

             C'est moi qui dois disposer de ma fille.

 

HENRIETTE

Eh oui.

 

CHRYSALE

         Le Ciel me donne un plein pouvoir sur vous.

 

HENRIETTE

Qui vous dit le contraire?

 

CHRYSALE

                             Et pour prendre un époux,  

Je vous ferai bien voir que c'est à votre père  

Qu'il vous faut obéir, non pas à votre mère.

 

HENRIETTE

Hélas! vous flattez là les plus doux de mes vœux;  

Veuillez être obéi, c'est tout ce que je veux.

 

CHRYSALE

Nous verrons si ma femme à mes désirs rebelle…

 

CLITANDRE

La voici qui conduit le notaire avec elle.

 

CHRYSALE

Secondez-moi bien tous.

 

MARTINE

                          Laissez-moi, j'aurai soin 

De vous encourager, s'il en est de besoin.

 

 

 

SCÈNE III

PHILAMINTE, BÉLISE, ARMANDE, TRISSOTIN, LE NOTAIRE, CHRYSALE, CLITANDRE, HENRIETTE, MARTINE.

 

PHILAMINTE

Vous ne sauriez changer votre style sauvage,  

Et nous faire un contrat qui soit en beau langage?

 

LE NOTAIRE

Notre style est très bon, et je serais un sot,  

Madame, de vouloir y changer un seul mot. 

 

BÉLISE

Ah! quelle barbarie au milieu de la France!  

Mais au moins en faveur, Monsieur, de la science,  

Veuillez au lieu d'écus, de livres et de francs,  

Nous exprimer la dot en mines et talents,  

Et dater par les mots d'ides et de calendes.

 

LE NOTAIRE

Moi? Si j'allais, Madame, accorder vos demandes,  

Je me ferais siffler de tous mes compagnons.

 

PHILAMINTE

De cette barbarie en vain nous nous plaignons.  

Allons, Monsieur, prenez la table pour écrire.  

Ah, ah! cette impudente ose encor se produire? 

Pourquoi donc, s'il vous plaît, la ramener chez moi?

 

CHRYSALE

Tantôt avec loisir on vous dira pourquoi.  

Nous avons maintenant autre chose à conclure.

 

LE NOTAIRE

Procédons au contrat. Où donc est la future?

 

PHILAMINTE

 Celle que je marie est la cadette.

 

LE NOTAIRE

                                                          Bon.

 

 CHRYSALE

 Oui. La voilà, Monsieur, Henriette est son nom.

 

LE NOTAIRE

Fort bien. Et le futur?

 

PHILAMINTE

                        L'époux que je lui donne  

Est Monsieur.

 

CHRYSALE, montrant Clitandre.                                                            

            Et celui, moi, qu'en propre personne,  

Je prétends qu'elle épouse, est Monsieur.

 

LE NOTAIRE

                                              Deux époux!  

C'est trop pour la coutume.

 

PHILAMINTE

                                           Où vous arrêtez-vous? 

Mettez, mettez, Monsieur, Trissotin pour mon gendre.

 

CHRYSALE

Pour mon gendre mettez, mettez, Monsieur, Clitandre.

 

LE NOTAIRE

Mettez-vous donc d'accord et d'un jugement mûr  

Voyez à convenir entre vous du futur.

 

PHILAMINTE

Suivez, suivez, Monsieur, le choix où je m'arrête.

 

CHRYSALE

Faites, faites, Monsieur, les choses à ma tête.

 

LE NOTAIRE

Dites-moi donc à qui j'obéirai des deux?

 

PHILAMINTE

Quoi donc, vous combattez les choses que je veux?

 

CHRYSALE

Je ne saurais souffrir qu'on ne cherche ma fille,  

Que pour l'amour du bien qu'on voit dans ma famille.

 

PHILAMINTE

Vraiment à votre bien on songe bien ici,  

Et c'est là pour un sage, un fort digne souci!

 

CHRYSALE

Enfin pour son époux, j'ai fait choix de Clitandre.

 

PHILAMINTE

Et moi, pour son époux, voici qui je veux prendre:  

Mon choix sera suivi, c'est un point résolu.

 

CHRYSALE                                                        

Ouais. Vous le prenez là d'un ton bien absolu?

 

MARTINE

Ce n'est point à la femme à prescrire, et je sommes  

Pour céder le dessus en toute chose aux hommes.

 

CHRYSALE

C'est bien dit.

 

MARTINE

                   Mon congé cent fois me fût-il hoc,   

La poule ne doit point chanter devant le coq.

 

CHRYSALE

Sans doute.

 

MARTINE

             Et nous voyons que d'un homme on se gausse,  

Quand sa femme chez lui porte le haut-de-chausse.

 

CHRYSALE

Il est vrai.

 

MARTINE

                    Si j'avais un mari, je le dis,  

Je voudrais qu'il se fît le maître du logis.  

Je ne l'aimerais point, s'il faisait le jocrisse. 

Et si je contestais contre lui par caprice;  

Si je parlais trop haut, je trouverais fort bon,  

Qu'avec quelques soufflets il rabaissât mon ton.

 

CHRYSALE

C'est parler comme il faut.

 

MARTINE

                          Monsieur est raisonnable,  

De vouloir pour sa fille un mari convenable.

 

CHRYSALE

Oui.

 

MARTINE                                                 

Par quelle raison, jeune, et bien fait qu'il est,  

Lui refuser Clitandre? Et pourquoi, s'il vous plaît,  

Lui bailler un savant, qui sans cesse épilogue?  

Il lui faut un mari, non pas un pédagogue:  

Et ne voulant savoir le grais, ni le latin,

Elle n'a pas besoin de Monsieur Trissotin.

 

CHRYSALE

Fort bien.

 

PHILAMINTE

                    Il faut souffrir qu'elle jase à son aise.

 

MARTINE

Les savants ne sont bons que pour prêcher en chaise;   

Et pour mon mari, moi, mille fois je l'ai dit,  

Je ne voudrais jamais prendre un homme d'esprit. 

L'esprit n'est point du tout ce qu'il faut en ménage;  

Les livres cadrent mal avec le mariage;  

Et je veux, si jamais on engage ma foi,  

Un mari qui n'ait point d'autre livre que moi;  

Qui ne sache A, ne B, n'en déplaise à Madame, 

Et ne soit en un mot docteur que pour sa femme.

 

PHILAMINTE

Est-ce fait? et sans trouble ai-je assez écouté  

Votre digne interprète?

 

CHRYSALE

                                        Elle a dit vérité.

 

PHILAMINTE

Et moi, pour trancher court toute cette dispute,  

Il faut qu'absolument mon désir s'exécute. 

Henriette, et Monsieur seront joints de ce pas;  

Je l'ai dit, je le veux, ne me répliquez pas:  

Et si votre parole à Clitandre est donnée,  

Offrez-lui le parti d'épouser son aînée.

 

CHRYSALE

Voilà dans cette affaire un accommodement. 

Voyez? y donnez-vous votre consentement?

 

HENRIETTE                                                                                                                                                                         

Eh mon père!

 

CLITANDRE

                      Eh Monsieur!

BÉLISE

                                           On pourrait bien lui faire  

Des propositions qui pourraient mieux lui plaire:

Mais nous établissons une espèce d'amour  

Qui doit être épuré comme l'astre du jour; 

La substance qui pense, y peut être reçue,  

Mais nous en bannissons la substance étendue.

 

 

 

SCÈNE DERNIÈRE

ARISTE, CHRYSALE, PHILAMINTE, BÉLISE, HENRIETTE, ARMANDE, TRISSOTIN, LE NOTAIRE, CLITANDRE, MARTINE.

 

ARISTE

J'ai regret de troubler un mystère joyeux,   

Par le chagrin qu'il faut que j'apporte en ces lieux.  

Ces deux lettres me font porteur de deux nouvelles, 

Dont j'ai senti pour vous les atteintes cruelles:  

L'une pour vous, me vient de votre procureur;  

L'autre pour vous, me vient de Lyon.

 

PHILAMINTE

                                                  Quel malheur,  

Digne de nous troubler, pourrait-on nous écrire?

 

ARISTE

Cette lettre en contient un que vous pouvez lire.

 

PHILAMINTE

       Madame, j'ai prié Monsieur votre frère de vous

rendre cette lettre, qui vous dira ce que je n'ai osé

vous aller dire. La grande négligence que vous avez

pour vos affaires, a été cause que le clerc de votre

rapporteur ne m'a point averti, et vous avez perdu

absolument votre procès que vous deviez gagner.

 

CHRYSALE

Votre procès perdu!

 

PHILAMINTE

                             Vous vous troublez beaucoup!  

Mon cœur n'est point du tout ébranlé de ce coup.  

Faites, faites paraître une âme moins commune  

À braver comme moi les traits de la fortune.

   Le peu de soin que vous avez vous coûte quarante

mille écus, et c'est à payer cette somme, avec les dépens,

que vous êtes condamnée par arrêt de la cour.

Condamnée! Ah ce mot est choquant, et n'est fait  

Que pour les criminels.

 

ARISTE

                                     Il a tort en effet,  

Et vous vous êtes là justement récriée.

Il devait avoir mis que vous êtes priée,  

Par arrêt de la cour, de payer au plus tôt  

Quarante mille écus, et les dépens qu'il faut.

 

PHILAMINTE

Voyons l'autre.

 

CHRYSALE lit.

    Monsieur, l'amitié qui me lie à Monsieur votre

frère, me fait prendre intérêt à tout ce qui vous touche.

Je sais que vous avez mis votre bien entre les mains

d'Argante et de Damon, et je vous donne avis qu'en

même jour ils ont fait tous deux banqueroute.

Ô Ciel! tout à la fois perdre ainsi tout mon bien!

 

PHILAMINTE

Ah quel honteux transport! Fi! tout cela n'est rien.  

Il n'est pour le vrai sage aucun revers funeste,  

Et perdant toute chose, à soi-même il se reste.  

Achevons notre affaire, et quittez votre ennui; 

Son bien nous peut suffire et pour nous, et pour lui.

 

TRISSOTIN

Non, Madame, cessez de presser cette affaire.  

Je vois qu'à cet hymen tout le monde est contraire,  

Et mon dessein n'est point de contraindre les gens.

 

PHILAMINTE

Cette réflexion vous vient en peu de temps! 

Elle suit de bien près, Monsieur, notre disgrâce.

 

TRISSOTIN

De tant de résistance à la fin je me lasse.  

J'aime mieux renoncer à tout cet embarras,  

Et ne veux point d'un cœur qui ne se donne pas.

 

PHILAMINTE

Je vois, je vois de vous, non pas pour votre gloire, 

Ce que jusques ici j'ai refusé de croire.

 

TRISSOTIN

Vous pouvez voir de moi tout ce que vous voudrez,  

Et je regarde peu comment vous le prendrez:  

Mais je ne suis point homme à souffrir l'infamie  

Des refus offensants qu'il faut qu'ici j'essuie; 

Je vaux bien que de moi l'on fasse plus de cas,  

Et je baise les mains à qui ne me veut pas.

 

PHILAMINTE

Qu'il a bien découvert son âme mercenaire!  

Et que peu philosophe est ce qu'il vient de faire!

 

CLITANDRE

Je ne me vante point de l'être, mais enfin 

Je m'attache, Madame, à tout votre destin;  

Et j'ose vous offrir, avecque ma personne,  

Ce qu'on sait que de bien la fortune me donne.

 

PHILAMINTE

Vous me charmez, Monsieur, par ce trait généreux,  

Et je veux couronner vos désirs amoureux. 

Oui, j'accorde Henriette à l'ardeur empressée…

 

HENRIETTE

Non, ma mère, je change à présent de pensée.  

Souffrez que je résiste à votre volonté.

 

CLITANDRE

Quoi, vous vous opposez à ma félicité?  

Et lorsqu'à mon amour je vois chacun se rendre…

 

HENRIETTE

Je sais le peu de bien que vous avez, Clitandre,  

Et je vous ai toujours souhaité pour époux,  

Lorsqu'en satisfaisant à mes vœux les plus doux,  

J'ai vu que mon hymen ajustait vos affaires:  

Mais lorsque nous avons les destins si contraires, 

Je vous chéris assez dans cette extrémité,  

Pour ne vous charger point de notre adversité.

 

CLITANDRE

Tout destin avec vous me peut être agréable;  

Tout destin me serait sans vous insupportable.

 

HENRIETTE

L'amour dans son transport parle toujours ainsi. 

Des retours importuns évitons le souci,  

Rien n'use tant l'ardeur de ce nœud qui nous lie,  

Que les fâcheux besoins des choses de la vie;  

Et l'on en vient souvent à s'accuser tous deux,  

De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.

 

ARISTE

N'est-ce que le motif que nous venons d'entendre,  

Qui vous fait résister à l'hymen de Clitandre?

 

HENRIETTE                                         

Sans cela, vous verriez tout mon cœur y courir;  

Et je ne fuis sa main, que pour le trop chérir.

 

ARISTE

Laissez-vous donc lier par des chaînes si belles. 

Je ne vous ai porté que de fausses nouvelles;  

Et c'est un stratagème, un surprenant secours,  

Que j'ai voulu tenter pour servir vos amours;  

Pour détromper ma sœur, et lui faire connaître  

Ce que son philosophe à l'essai pouvait être.

 

CHRYSALE

Le Ciel en soit loué.

 

PHILAMINTE

                                J'en ai la joie au cœur,  

Par le chagrin qu'aura ce lâche déserteur.  

Voilà le châtiment de sa basse avarice,  

De voir qu'avec éclat cet hymen s'accomplisse.

 

CHRYSALE

Je le savais bien, moi, que vous l'épouseriez.

 

ARMANDE

Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez?

 

PHILAMINTE

Ce ne sera point vous que je leur sacrifie,  

Et vous avez l'appui de la philosophie,  

Pour voir d'un œil content couronner leur ardeur.

 

BÉLISE                                                

Qu'il prenne garde au moins que je suis dans son cœur.  

Par un prompt désespoir souvent on se marie,  

Qu'on s'en repent après tout le temps de sa vie.

 

CHRYSALE

Allons, Monsieur, suivez l'ordre que j'ai prescrit,  

Et faites le contrat ainsi que je l'ai dit.

 

 

 

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RIDEAU

6 juin 2013

Jean Racine : Phèdre

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Jean Racine

 

PHÈDRE

Tragédie en cinq actes et en vers

 

Représentée pour la première fois sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, par la troupe royale, le vendredi 1er janvier 1677.

 ◄►

 

PERSONNAGES

Thésée, fils d’Égée, roi d’Athènes.

Phèdre, femme de Thésée, fille de Minos et de Pasiphaé.

Hippolyte, fils de Thésée, et d’Antiope, reine des Amazones.

Aricie, princesse du sang royal d’Athènes.

Théramène, gouverneur d’Hippolyte.

Œnone, nourrice et confidente de Phèdre.

Ismène, confidente d’Aricie.

Panope, femme de la suite de Phèdre.

Gardes.

 

 

 

 

 

PRÉFACE

Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d’Euripide. Quoique j’aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la conduite de l’action, je n’ai pas laissé d’enrichir ma pièce de tout ce qui m’a paru le plus éclatant dans la sienne. Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j’ai peut-être mis de plus raisonnable sur le théâtre. Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente : elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime dont elle a horreur toute la première : elle fait tous ses efforts pour la surmonter : elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne ; et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté. J’ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu’elle n’est dans les tragédies des Anciens, où elle se résout d’elle-même à accuser Hippolyte. J’ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d’une princesse qui a d’ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m’a paru plus convenable à une nourrice, qui pouvait avoir des inclinations plus serviles, et qui néanmoins n’entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et l’honneur de sa maîtresse. Phèdre n’y donne les mains que parce qu’elle est dans une agitation d’esprit qui la met hors d’elle-même ; et elle vient un moment après dans le dessein de justifier l’innocence, et de déclarer la vérité. Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque, d’avoir en effet violé sa belle-mère : vim corpus tulit. Mais il n’est ici accusé que d’en avoir eu le dessein. J’ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l’aurait pu rendre moins agréable aux spectateurs. Pour ce qui est du personnage d’Hippolyte, j’avais remarqué dans les Anciens qu’on reprochait à Euripide de l’avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection : ce qui faisait que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d’indignation que de pitié. J’ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d’âme avec laquelle il épargne l’honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l’accuser. J’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père. Cette Aricie n’est point un personnage de mon invention. Virgile dit qu’Hippolyte l’épousa, et en eut un fils, après qu’Esculape l’eut ressuscité. Et j’ai lu encore dans quelques auteurs qu’Hippolyte avait épousé et emmené en Italie une jeune Athénienne de grande naissance, qui s’appelait Aricie, et qui avait donné son nom à une petite ville d’Italie. Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scrupuleusement attaché à suivre la fable. J’ai même suivi l’histoire de Thésée, telle qu’elle est dans Plutarque. C’est dans cet historien que j’ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en Épire vers la source de l’Achéron, chez un roi dont Pirithoüs voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier, après avoir fait mourir Pirithoüs. Ainsi j’ai tâché de conserver la vraisemblance de l’histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie ; et le bruit de la mort de Thésée, fondé sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d’amour qui devient une des principales causes de son malheur, et qu’elle n’aurait jamais osé faire tant qu’elle aurait cru que son mari était vivant. Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévèrement punies : la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses : les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C’est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer ; et c’est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique ; et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d’Euripide. Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l’ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu’à les divertir, et s’ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie.

 

◄►

 

La scène est à Trézène, ville du Péloponnèse.

 

 

ACTE PREMIER Scène première.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

HIPPOLYTE.

Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène,

Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.

Dans le doute mortel dont je suis agité,

Je commence à rougir de mon oisiveté.

Depuis plus de six mois éloigné de mon père,

J’ignore le destin d’une tête si chère ;

J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher.

 

THÉRAMÈNE.

Et dans quels lieux, seigneur, l’allez-vous donc chercher ?

Déjà pour satisfaire à votre juste crainte,

J’ai couru les deux mers que sépare Corinthe ;

J’ai demandé Thésée aux peuples de ces bords

Où l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts ;

J’ai visité l’Élide, et laissant le Ténare,

Passé jusqu’à la mer qui vit tomber Icare :

Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats

Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ?

Qui sait même, qui sait si le roi votre père

Veut que de son absence on sache le mystère ?

Et si, lorsqu’avec vous nous tremblons pour ses jours,

Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,

Ce héros n’attend point qu’une amante abusée...

 

HIPPOLYTE.

Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée.

De ses jeunes erreurs désormais revenu,

Par un indigne obstacle il n’est point retenu ;

Et fixant de ses vœux l’inconstance fatale,

Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.

Enfin, en le cherchant, je suivrai mon devoir,

Et je fuirai ces lieux, que je n’ose plus voir.

 

THÉRAMÈNE.

Eh ! depuis quand, seigneur, craignez-vous la présence

De ces paisibles lieux si chers à votre enfance,

Et dont je vous ai vu préférer le séjour

Au tumulte pompeux d’Athène et de la cour ?

Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse ?

 

HIPPOLYTE.

Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face,

Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé

La fille de Minos et de Pasiphaé.

 

THÉRAMÈNE.

J’entends : de vos douleurs la cause m’est connue.

Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.

Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,

Que votre exil d’abord signala son crédit.

Mais sa haine, sur vous autrefois attachée,

Ou s’est évanouie, ou s’est bien relâchée.

Et d’ailleurs quels périls vous peut faire courir

Une femme mourante, et qui cherche à mourir ?

Phèdre, atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire,

Lasse enfin d’elle-même et du jour qui l’éclaire,

Peut-elle contre vous former quelques desseins ?

 

HIPPOLYTE.

Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains.

Hippolyte en partant fuit une autre ennemie ;

Je fuis, je l’avouerai, cette jeune Aricie,

Reste d’un sang fatal conjuré contre nous.

 

THÉRAMÈNE.

Quoi ! vous-même, seigneur, la persécutez-vous ?

Jamais l’aimable sœur des cruels Pallantides

Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ?

Et devez-vous haïr ses innocents appas ?

 

HIPPOLYTE.

Si je la haïssais, je ne la fuirais pas.

 

THÉRAMÈNE.

Seigneur, m’est-il permis d’expliquer votre fuite ?

Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte

Implacable ennemi des amoureuses lois,

Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ?

Vénus, par votre orgueil si longtemps méprisée,

Voudrait-elle à la fin justifier Thésée ?

Et vous mettant au rang du reste des mortels,

Vous a-t-elle forcé d’encenser ses autels ?

Aimeriez-vous, seigneur ?

 

HIPPOLYTE.

                                  Ami, qu’oses-tu dire ?

Toi qui connais mon cœur depuis que je respire,

Des sentiments d’un cœur si fier, si dédaigneux,

Peux-tu me demander le désaveu honteux ?

C’est peu qu’avec son lait une mère amazone

M’a fait sucer encor cet orgueil qui t’étonne ;

Dans un âge plus mûr moi-même parvenu,

Je me suis applaudi quand je me suis connu.

Attaché près de moi par un zèle sincère,

Tu me contais alors l’histoire de mon père.

Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix,

S’échauffait aux récits de ses nobles exploits,

Quand tu me dépeignais ce héros intrépide

Consolant les mortels de l’absence d’Alcide,

Les monstres étouffés, et les brigands punis,

Procruste, Cercyon, et Sciron, et Sinis,

Et les os dispersés du géant d’Épidaure,

Et la Crète fumant du sang du Minotaure.

Mais quand tu récitais des faits moins glorieux,

Sa foi partout offerte, et reçue en cent lieux ;

Hélène à ses parents dans Sparte dérobée ;

Salamine témoin des pleurs de Péribée ;

Tant d’autres, dont les noms lui sont même échappés,

Trop crédules esprits que sa flamme a trompés !

Ariane aux rochers contant ses injustices ;

Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ;

Tu sais comme, à regret écoutant ce discours,

Je te pressais souvent d’en abréger le cours.

Heureux si j’avais pu ravir à la mémoire

Cette indigne moitié d’une si belle histoire !

Et moi-même, à mon tour, je me verrais lié !

Et les dieux jusque-là m’auraient humilié !

Dans mes lâches soupirs d’autant plus méprisable,

Qu’un long amas d’honneurs rend Thésée excusable,

Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui,

Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui !

Quand même ma fierté pourrait s’être adoucie,

Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie ?

Ne souviendrait-il plus à mes sens égarés

De l’obstacle éternel qui nous a séparés ?

Mon père la réprouve, et par des lois sévères,

Il défend de donner des neveux à ses frères :

D’une tige coupable il craint un rejeton ;

Il veut avec la sœur ensevelir leur nom ;

Et que, jusqu’au tombeau soumise à sa tutelle,

Jamais les feux d’hymen ne s’allument pour elle.

Dois-je épouser ses droits contre un père irrité ?

Donnerai-je l’exemple à la témérité ?

Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée...

 

THÉRAMÈNE.

Ah, seigneur ! Si votre heure est une fois marquée,

Le ciel de nos raisons ne sait point s’informer.

Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer ;

Et sa haine irritant une flamme rebelle,

Prête à son ennemi une grâce nouvelle.

Enfin d’un chaste amour pourquoi vous effrayer ?

S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ?

En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?

Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ?

Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domptés ?

Vous-même, où seriez-vous, vous qui la combattez,

Si toujours Antiope à ses lois opposée

D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée ?

Mais que sert d’affecter un superbe discours ?

Avouez-le, tout change ; et depuis quelques jours,

On vous voit moins souvent, orgueilleux et sauvage,

Tantôt faire voler un char sur le rivage,

Tantôt, savant dans l’art par Neptune inventé,

Rendre docile au frein un coursier indompté ;

Les forêts de nos cris moins souvent retentissent ;

Chargés d’un feu secret, vos yeux s’appesantissent ;

Il n’en faut point douter, vous aimez, vous brûlez ;

Vous périssez d’un mal que vous dissimulez :

La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire ?

 

HIPPOLYTE.

Théramène, je pars, et vais chercher mon père.

 

THÉRAMÈNE.

Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir,

Seigneur ?

 

HIPPOLYTE.

              C’est mon dessein : tu peux l’en avertir.

Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l’ordonne.

Mais quel nouveau malheur trouble sa chère Œnone ?

 

 

 

Scène II.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE, ŒNONE.

 

ŒNONE.

Hélas ! Seigneur, quel trouble au mien peut être égal ?

La reine touche presque à son terme fatal.

En vain à l’observer jour et nuit je m’attache ;

Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache.

Un désordre éternel règne dans son esprit ;

Son chagrin inquiet l’arrache de son lit :

Elle veut voir le jour : et sa douleur profonde

M’ordonne toutefois d’écarter tout le monde...

Elle vient.

 

HIPPOLYTE.

               Il suffit : je la laisse en ces lieux,

Et ne lui montre point un visage odieux.

 

 

 

Scène III.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

PHÈDRE.

N’allons point plus avant, demeurons, chère Œnone.

Je ne me soutiens plus ; ma force m’abandonne :

Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,

Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.

Hélas !

(Elle s’assied.)

 

ŒNONE.

Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent !

 

PHÈDRE.

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !

Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,

A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?

Tout m’afflige, me nuit, et conspire à me nuire.

 

ŒNONE.

Comme on voit tous ses vœux l’un l’autre se détruire !

Vous-même, condamnant vos injustes desseins,

Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;

Vous-même, rappelant votre force première,

Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière.

Vous la voyez, madame ; et, prête à vous cacher,

Vous haïssez le jour que vous veniez chercher !

 

PHÈDRE.

Noble et brillant auteur d’une triste famille,

Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille,

Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,

Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !

 

ŒNONE.

Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?

Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,

Faire de votre mort les funestes apprêts ?

 

PHÈDRE.

Dieux ! Que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !

Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,

Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?

 

ŒNONE.

Quoi, madame ?

 

PHÈDRE.

                  Insensée ! où suis-je ? et qu’ai-je dit ?

Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?

Je l’ai perdu : les dieux m’en ont ravi l’usage.

Œnone, la rougeur me couvre le visage :

Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs ;

Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.

 

ŒNONE.

Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence

Qui de vos maux encore aigrit la violence.

Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,

Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours ?

Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?

Quel charme ou quel poison en a tari la source ?

Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux

Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;

Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure

Depuis que votre corps languit sans nourriture.

À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?

De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?

Vous offensez les dieux auteurs de votre vie ;

Vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie ;

Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,

Que vous précipitez sous un joug rigoureux.

Songez qu’un même jour leur ravira leur mère

Et rendra l’espérance au fils de l’étrangère,

À ce fier ennemi de vous, de votre sang,

Ce fils qu’une Amazone a porté dans son flanc,

Cet Hippolyte…

 

PHÈDRE.

                       Ah ! dieux !

 

ŒNONE.

                                       Ce reproche vous touche ?

 

PHÈDRE.

Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !

 

ŒNONE.

Eh bien ! Votre colère éclate avec raison :

J’aime à vous voir frémir à ce funeste nom.

Vivez donc : que l’amour, le devoir vous excite.

Vivez ; ne souffrez pas que le fils d’une Scythe

Accablant vos enfants d’un empire odieux,

Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.

Mais ne différez point ; chaque moment vous tue :

Réparez promptement votre force abattue,

Tandis que de vos jours prêts à se consumer

Le flambeau dure encore et peut se rallumer.

 

PHÈDRE.

J’en ai trop prolongé la coupable durée.

 

ŒNONE.

Quoi ! De quelques remords êtes-vous déchirée ?

Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?

Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?

 

PHÈDRE.

Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.

Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !

 

ŒNONE.

Et quel affreux projet avez-vous enfanté

Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?

 

PHÈDRE.

Je t’en ai dit assez : épargne-moi le reste.

Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

 

ŒNONE.

Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;

Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.

Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,

Mon âme chez les morts descendra la première ;

Mille chemins ouverts y conduisent toujours,

Et ma juste douleur choisira les plus courts.

Cruelle ! Quand ma foi vous a-t-elle déçue ?

Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?

Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.

Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?

 

PHÈDRE

Quel fruit espères-tu de tant de violence ?

Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

 

ŒNONE.

Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux !

À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?

 

PHÈDRE.

Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable,

Je n’en mourrai pas moins : j’en mourrai plus coupable.

 

ŒNONE.

Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,

Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,

Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

 

PHÈDRE.

Tu le veux ? lève-toi.

 

ŒNONE.

                                  Parlez : je vous écoute.

 

PHÈDRE.

Ciel ! Que lui vais-je dire ? Et par où commencer ?

 

ŒNONE.

Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.

 

PHÈDRE.

Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !

Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !

 

ŒNONE.

Oublions-les, madame ; et qu’à tout l’avenir

Un silence éternel cache ce souvenir.

 

PHÈDRE.

Ariane, ma sœur ! de quel amour blessée

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

 

ŒNONE.

Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui

Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?

 

PHÈDRE.

Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable

Je péris la dernière et la plus misérable.

 

ŒNONE.

Aimez-vous ?

PHÈDRE.

                  De l’amour j’ai toutes les fureurs.

 

ŒNONE.

Pour qui ?

 

PHÈDRE.

Tu vas ouïr le comble des horreurs… J’aime…

À ce nom fatal, je tremble, je frissonne.

J’aime…

 

ŒNONE.

           Qui ?

 

PHÈDRE.

                      Tu connais ce fils de l’Amazone,

Ce prince si longtemps par moi-même opprimé…

 

ŒNONE.

Hippolyte ? Grands dieux !

 

PHÈDRE.

                                    C’est toi qui l’as nommé !

 

ŒNONE.

Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !

Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !

Voyage infortuné ! Rivage malheureux,

Fallait-il approcher de tes bords dangereux !

 

PHÈDRE.

Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée

Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,

Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;

Athènes me montra mon superbe ennemi :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

Je sentis tout mon corps et transir et brûler :

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !

Par des vœux assidus je crus les détourner :

Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;

De victimes moi-même à toute heure entourée,

Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :

D’un incurable amour remèdes impuissants !

En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !

Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,

Même au pied des autels que je faisais fumer,

J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.

Je l’évitais partout. Ô comble de misère !

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

Contre moi-même enfin j’osai me révolter :

J’excitai mon courage à le persécuter.

Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,

J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;

Je pressai son exil ; et mes cris éternels

L’arrachèrent du sein et des bras paternels.

Je respirais, Œnone ; et, depuis son absence,

Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence :

Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,

De son fatal hymen je cultivais les fruits.

Vaines précautions ! Cruelle destinée !

Par mon époux lui-même à Trézène amenée,

J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :

Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.

Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;

J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur ;

Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,

Et dérober au jour une flamme si noire :

Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;

Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas.

Pourvu que, de ma mort respectant les approches,

Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,

Et que tes vains secours cessent de rappeler

Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler.

 

 

 

Scène IV.

PHÈDRE, ŒNONE, PANOPE.

 

PANOPE.

Je voudrais vous cacher une triste nouvelle,

Madame : mais il faut que je vous la révèle.

La mort vous a ravi votre invincible époux ;

Et ce malheur n’est plus ignoré que de vous.

 

ŒNONE.

Panope, que dis-tu ?

 

PANOPE.

                                Que la reine abusée

En vain demande au ciel le retour de Thésée ;

Et que, par des vaisseaux arrivés dans le port,

Hippolyte son fils vient d’apprendre sa mort.

 

PHÈDRE.

Ciel !

 

PANOPE.

             Pour le choix d’un maître Athènes se partage :

Au prince votre fils l’un donne son suffrage,

Madame ; et de l’État, l’autre oubliant les lois

Au fils de l’étrangère ose donner sa voix.

On dit même qu’au trône une brigue insolente

Veut placer Aricie et le sang de Pallante.

J’ai cru de ce péril vous devoir avertir.

Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir ;

Et l’on craint, s’il paraît dans ce nouvel orage,

Qu’il n’entraîne après lui tout un peuple volage.

 

ŒNONE.

Panope, c’est assez : la reine qui t’entend

Ne négligera point cet avis important.

 

 

 

Scène V.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

ŒNONE.

Madame, je cessais de vous presser de vivre ;

Déjà même au tombeau je songeais à vous suivre ;

Pour vous en détourner je n’avais plus de voix :

Mais ce nouveau malheur vous prescrit d’autres lois.

Votre fortune change et prend une autre face :

Le roi n’est plus, madame ; il faut prendre sa place.

Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez ;

Esclave s’il vous perd, et roi si vous vivez.

Sur qui, dans son malheur, voulez-vous qu’il s’appuie ?

Ses larmes n’auront plus de main qui les essuie ;

Et ses cris innocents, portés jusques aux dieux,

Iront contre sa mère irriter ses aïeux.

Vivez ; vous n’avez plus de reproche à vous faire :

Votre flamme devient une flamme ordinaire ;

Thésée en expirant vient de rompre les nœuds

Qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux.

Hippolyte pour vous devient moins redoutable ;

Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable.

Peut-être, convaincu de votre aversion,

Il va donner un chef à la sédition :

Détrompez son erreur, fléchissez son courage.

Roi de ces bords heureux, Trézène est son partage ;

Mais il sait que les lois donnent à votre fils

Les superbes remparts que Minerve a bâtis.

Vous avez l’un et l’autre une juste ennemie :

Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.

 

PHÈDRE.

Eh bien ! à tes conseils je me laisse entraîner.

Vivons, si vers la vie on peut me ramener,

Et si l’amour d’un fils, en ce moment funeste,

De mes faibles esprits peut ranimer le reste.

 

 

 

 

 

ACTE SECOND. Scène PREMIÈRE.

ARICIE, ISMÈNE.

 

ARICIE.

Hippolyte demande à me voir en ce lieu ?

Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ?

Ismène, dis-tu vrai ? N’es-tu point abusée ?

 

ISMÈNE.

C’est le premier effet de la mort de Thésée.

Préparez-vous, madame, à voir de tous côtés

Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés.

Aricie, à la fin, de son sort est maîtresse,

Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.

 

ARICIE.

Ce n’est donc point, Ismène, un bruit mal affermi ?

Je cesse d’être esclave, et n’ai plus d’ennemi ?

 

ISMÈNE.

Non, madame, les dieux ne vous sont plus contraires ;

Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.

 

ARICIE.

Dit-on quelle aventure a terminé ses jours ?

 

ISMÈNE.

On sème de sa mort d’incroyables discours.

On dit que, ravisseur d’une amante nouvelle,

Les flots ont englouti cet époux infidèle.

On dit même, et ce bruit est partout répandu,

Qu’avec Pirithoüs aux enfers descendu,

Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,

Et s’est montré vivant aux infernales ombres ;

Mais qu’il n’a pu sortir de ce triste séjour,

Et repasser les bords qu’on passe sans retour.

 

ARICIE.

Croirai-je qu’un mortel, avant sa dernière heure,

Peut pénétrer des morts la profonde demeure ?

Quel charme l’attirait sur ces bords redoutés ?

 

ISMÈNE.

Thésée est mort, madame, et vous seule en doutez :

Athènes en gémit ; Trézène en est instruite,

Et déjà pour son roi reconnait Hippolyte ;

Phèdre, dans ce palais, tremblante pour son fils,

De ses amis troublés demande les avis.

 

ARICIE.

Et tu crois que pour moi plus humain que son père,

Hippolyte rendra ma chaîne plus légère ;

Qu’il plaindra mes malheurs ?

 

ISMÈNE.

                                                   Madame, je le croi.

 

ARICIE.

L’insensible Hippolyte est-il connu de toi ?

Sur quel frivole espoir penses-tu qu’il me plaigne,

Et respecte en moi seule un sexe qu’il dédaigne ?

Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,

Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.

 

ISMÈNE.

Je sais de ses froideurs tout ce que l’on récite ;

Mais j’ai vu près de vous ce superbe Hippolyte ;

Et même, en le voyant, le bruit de sa fierté

A redoublé pour lui ma curiosité.

Sa présence à ce bruit n’a point paru répondre :

Dès vos premiers regards je l’ai vu se confondre ;

Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter,

Déjà pleins de langueur, ne pouvaient vous quitter.

Le nom d'amant peut-être offense son courage ;

Mais il en a les yeux, s’il n’en a le langage.

 

ARICIE.

Que mon cœur, chère Ismène, écoute avidement

Un discours qui peut-être a peu de fondement !

Ô toi qui me connais, te semblait-il croyable

Que le triste jouet d’un sort impitoyable,

Un cœur toujours nourri d’amertume et de pleurs,

Dût connaître l’amour et ses folles douleurs ?

Reste du sang d’un roi noble fils de la Terre,

Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre :

J’ai perdu, dans la fleur de leur jeune saison,

Six frères...Quel espoir d’une illustre maison !

Le fer moissonna tout ; et la terre humectée

But à regret le sang des neveux d’Érechtée.

Tu sais, depuis leur mort, quelle sévère loi

Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi :

On craint que de la sœur les flammes téméraires

Ne raniment un jour la cendre de ses frères.

Mais tu sais bien aussi de quel œil dédaigneux

Je regardais ce soin d’un vainqueur soupçonneux :

Tu sais que, de tout temps à l’amour opposée,

Je rendais souvent grâce à l’injuste Thésée,

Dont l’heureuse rigueur secondait mes mépris.

Mes yeux alors, mes yeux n’avaient pas vu son fils.

Non que par les yeux seuls lâchement enchantée,

J’aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée ;

Présents dont la nature a voulu l’honorer,

Qu’il méprise lui-même, et qu’il semble ignorer :

J’aime, je prise en lui de plus nobles richesses,

Les vertus de son père, et non point les faiblesses ;

J’aime, je l’avouerai, cet orgueil généreux

Qui jamais n’a fléchi sous le joug amoureux.

Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée :

Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée

D’arracher un hommage à mille autres offert,

Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.

Mais de faire fléchir un courage inflexible,

De porter la douleur dans une âme insensible,

D’enchaîner un captif de ses fers étonné,

Contre un joug qui lui plait vainement mutiné ;

C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.

Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte ;

Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté,

Préparait moins la gloire aux yeux qui l’ont dompté.

Mais, chère Ismène, hélas ! quelle est mon imprudence !

On ne m’opposera que trop de résistance :

Tu m’entendras peut-être, humble dans mon ennui,

Gémir du même orgueil que j’admire aujourd’hui.

Hippolyte aimerait ! Par quel bonheur extrême

Aurais-je pu fléchir…

 

ISMÈNE.

                             Vous l’entendrez lui-même :

Il vient à vous.

 

 

 

Scène II.

HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE.

 

HIPPOLYTE.

                         Madame, avant que de partir,

J’ai cru de votre sort vous devoir avertir.

Mon père ne vit plus. Ma juste défiance

Présageait les raisons de sa trop longue absence :

La mort seule, bornant ses travaux éclatants,

Pouvait à l’univers le cacher si longtemps.

Les dieux livrent enfin à la Parque homicide

L’ami, le compagnon, le successeur d’Alcide.

Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,

Écoute sans regret ces noms qui lui sont dus.

Un espoir adoucit ma tristesse mortelle :

Je puis vous affranchir d’une austère tutelle.

Je révoque des lois dont j’ai plaint la rigueur :

Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur ;

Et dans cette Trézène, aujourd’hui mon partage,

De mon aïeul Pitthée autrefois l’héritage,

Qui m’a, sans balancer, reconnu pour son roi,

Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi.

 

ARICIE.

Modérez des bontés dont l’excès m’embarrasse.

D’un soin si généreux honorer ma disgrâce,

Seigneur, c’est me ranger, plus que vous ne pensez,

Sous ces austères lois dont vous me dispensez.

 

HIPPOLYTE.

Du choix d’un successeur Athènes incertaine

Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.

 

ARICIE.

De moi, seigneur ?

 

HIPPOLYTE.

                          Je sais, sans vouloir me flatter,

Qu’une superbe loi semble me rejeter :

La Grèce me reproche une mère étrangère.

Mais si pour concurrent je n’avais que mon frère,

Madame, j’ai sur lui de véritables droits

Que je saurais sauver du caprice des lois.

Un frein plus légitime arrête mon audace :

Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,

Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu

De ce fameux mortel que la terre a conçu.

L’adoption le mit entre les mains d’Égée.

Athènes, par mon père accrue et protégée,

Reconnut avec joie un roi si généreux,

Et laissa dans l’oubli vos frères malheureux.

Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle :

Assez elle a gémi d’une longue querelle ;

Assez dans ses sillons votre sang englouti

A fait fumer le champ dont il était sorti.

Trézène m’obéit. Les campagnes de Crète

Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.

L’Attique est votre bien. Je pars, et vais, pour vous,

Réunir tous les vœux partagés entre nous.

 

ARICIE.

De tout ce que j’entends, étonnée et confuse,

Je crains presque, je crains qu’un songe ne m’abuse.

Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?

Quel dieu, seigneur, quel dieu l’a mis dans votre sein ?

Qu’à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !

Et que la vérité passe la renommée !

Vous-même en ma faveur vous voulez vous trahir !

N’était-ce pas assez de ne me point haïr,

Et d’avoir si longtemps pu défendre votre âme

De cette inimitié...

 

HIPPOLYTE.

                                       Moi, vous haïr, madame !

Avec quelques couleurs qu’on ait peint ma fierté,

Croit-on que dans ses flancs un monstre m’ait porté ?

Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie

Pourrait, en vous voyant, n’être point adoucie ?

Ai-je pu résister au charme décevant...

 

ARICIE.

Quoi ! seigneur…

 

HIPPOLYTE.

                       Je me suis engagé trop avant.

Je vois que la raison cède à la violence :

Puisque j’ai commencé de rompre le silence,

Madame, il faut poursuivre ; il faut vous informer

D’un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.

Vous voyez devant vous un prince déplorable,

D’un téméraire orgueil exemple mémorable.

Moi qui, contre l’amour fièrement révolté,

Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;

Qui, des faibles mortels déplorant les naufrages,

Pensais toujours du bord contempler les orages ;

Asservi maintenant sous la commune loi,

Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi !

Un moment a vaincu mon audace imprudente :

Cette âme si superbe est enfin dépendante.

Depuis près de six mois, honteux, désespéré,

Portant partout le trait dont je suis déchiré,

Contre vous, contre moi, vainement je m’éprouve :

Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ;

Dans le fond des forêts votre image me suit ;

La lumière du jour, les ombres de la nuit,

Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite ;

Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte.

Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,

Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus :

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;

Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ;

Mes seuls gémissements font retentir les bois,

Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

Peut-être le récit d’un amour si sauvage

Vous fait, en m’écoutant, rougir de votre ouvrage ?

D’un cœur qui s’offre à vous quel farouche entretien !

Quel étrange captif pour un si beau lien !

Mais l’offrande à vos yeux en doit être plus chère :

Songez que je vous parle une langue étrangère ;

Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés,

Qu’Hippolyte sans vous n’aurait jamais formés.

 

 

 

Scène III.

HIPPOLYTE, ARICIE, THÉRAMÈNE, ISMÈNE.

 

THÉRAMÈNE.

Seigneur, la reine vient, et je l’ai devancée :

Elle vous cherche.

 

HIPPOLYTE.

                           Moi ?

 

THÉRAMÈNE.

                                    J’ignore sa pensée ;

Mais on vous est venu demander de sa part :

Phèdre veut vous parler avant votre départ.

 

HIPPOLYTE.

Phèdre ! Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre…

 

ARICIE.

Seigneur, vous ne pouvez refuser de l’entendre :

Quoique trop convaincu de son inimitié,

Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.

 

HIPPOLYTE.

Cependant vous sortez. Et je pars : et j’ignore

Si je n’offense point les charmes que j’adore !

J’ignore si ce cœur que je laisse en vos mains…

 

ARICIE.

Partez, prince, et suivez vos généreux desseins :

Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.

J’accepte tous les dons que vous me voulez faire.

Mais cet empire enfin si grand, si glorieux,

N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.

 

 

 

Scène IV.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

HIPPOLYTE.

Ami, tout est-il prêt ? Mais la reine s’avance.

Va, que pour le départ tout s’arme en diligence.

Fais donner le signal, cours, ordonne ; et revien

Me délivrer bientôt d’un fâcheux entretien.

 

 

 

Scène V. PHÈDRE, HIPPOLYTE, ŒNONE.

 

PHÈDRE, à Œnone, dans le fond du théâtre.

Le voici : vers mon cœur tout mon sang se retire.

J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.

 

ŒNONE.

Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous.

 

PHÈDRE.

On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous,

Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes ;

Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.

Mon fils n’a plus de père ; et le jour n’est pas loin

Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.

Déjà mille ennemis attaquent son enfance :

Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.

Mais un secret remords agite mes esprits :

Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris ;

Je tremble que sur lui votre juste colère

Ne poursuive bientôt une odieuse mère.

 

HIPPOLYTE.

Madame, je n’ai point des sentiments si bas.

 

PHÈDRE.

Quand vous me haïriez, je ne m’en plaindrais pas,

Seigneur : vous m’avez vue attachée à vous nuire ;

Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.

À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir :

Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir ;

En public, en secret, contre vous déclarée,

J’ai voulu par des mers en être séparée ;

J’ai même défendu, par une expresse loi,

Qu’on osât prononcer votre nom devant moi.

Si pourtant à l’offense on mesure la peine,

Si la haine peut seule attirer votre haine,

Jamais femme ne fut plus digne de pitié,

Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.

 

HIPPOLYTE.

Des droits de ses enfants une mère jalouse

Pardonne rarement au fils d’une autre épouse ;

Madame, je le sais : les soupçons importuns

Sont d’un second hymen les fruits les plus communs.

Tout autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,

Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages.

 

PHÈDRE.

Ah, seigneur ! que le ciel, j’ose ici l’attester

De cette loi commune a voulu m’excepter !

Qu’un soin bien différent me trouble et me dévore !

 

HIPPOLYTE.

Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore :

Peut-être votre époux voit encore le jour ;

Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.

Neptune le protège ; et ce dieu tutélaire

Ne sera pas en vain imploré par mon père.

 

PHÈDRE.

On ne voit point deux fois le rivage des morts,

Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,

En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;

Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.

Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.

Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux :

Je le vois, je lui parle ; et mon cœur… Je m’égare,

Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.

 

HIPPOLYTE.

Je vois de votre amour l’effet prodigieux :

Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux ;

Toujours de son amour votre âme est embrasée.

 

PHÈDRE.

Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :

Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,

Volage adorateur de mille objets divers,

Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;

Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,

Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.

Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;

Cette noble pudeur colorait son visage,

Lorsque de notre Crète il traversa les flots,

Digne sujet des vœux des filles de Minos.

Que faisiez-vous alors ? pourquoi, sans Hippolyte,

Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?

Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors

Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?

Par vous aurait péri le monstre de la Crète,

Malgré tous les détours de sa vaste retraite :

Pour en développer l’embarras incertain,

Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.

Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ;

L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.

C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours

Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.

Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !

Un fil n’eût point assez rassuré votre amante :

Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,

Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;

Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue

Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

 

HIPPOLYTE.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous

Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

 

PHÈDRE.

Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,

Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

 

HIPPOLYTE.

Madame, pardonnez : j’avoue, en rougissant,

Que j’accusais à tort un discours innocent.

Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;

Et je vais…

 

PHÈDRE.

               Ah, cruel ! tu m’as trop entendue !

Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.

Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :

J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,

Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;

Ni que du fol amour qui trouble ma raison

Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;

Objet infortuné des vengeances célestes,

Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.

Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc

Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;

Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle

De séduire le cœur d’une faible mortelle.

Toi-même en ton esprit rappelle le passé :

C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ;

J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;

Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.

De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?

Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ;

Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.

J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes :

Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,

Si tes yeux un moment pouvaient me regarder…

Que dis-je ? Cet aveu que je te viens de faire,

Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?

Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,

Je te venais prier de ne le point haïr :

Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !

Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même !

Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour :

Digne fils du héros qui t’a donné le jour,

Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.

La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !

Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper ;

Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper.

Impatient déjà d’expier son offense,

Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.

Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups,

Si ta haine m’envie un supplice si doux,

Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,

Au défaut de ton bras prête-moi ton épée ;

Donne.

 

ŒNONE.

            Que faites-vous, madame ! Justes dieux !

Mais on vient : évitez des témoins odieux !

Venez, rentrez ; fuyez une honte certaine.

 

 

 

Scène VI.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

THÉRAMÈNE.

Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu’on entraîne ?

Pourquoi, seigneur, pourquoi ces marques de douleur ?

Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur.

 

HIPPOLYTE.

Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême.

Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.

Phèdre… Mais non, grands dieux ! qu’en un profond oubli

Cet horrible secret demeure enseveli !

 

THÉRAMÈNE.

Si vous voulez partir, la voile est préparée.

Mais Athènes, seigneur, s’est déjà déclarée ;

Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus :

Votre frère l’emporte, et Phèdre a le dessus.

 

HIPPOLYTE.

Phèdre ?

 

THÉRAMÈNE.

               Un héraut chargé des volontés d’Athènes

De l’État en ses mains vient remettre les rênes.

Son fils est roi, seigneur.

 

HIPPOLYTE.

                                   Dieux, qui la connaissez,

Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ?

 

THÉRAMÈNE.

Cependant un bruit sourd veut que le roi respire :

On prétend que Thésée a paru dans l’Épire.

Mais moi, qui l’y cherchai, seigneur, je sais trop bien…

 

HIPPOLYTE.

N’importe ; écoutons tout, et ne négligeons rien.

Examinons ce bruit, remontons à sa source :

S’il ne mérite pas d’interrompre ma course,

Partons ; et quelque prix qu’il en puisse coûter,

Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.

 

 

 

 

 

ACTE TROISIÈME.

Scène première.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

PHÈDRE.

Ah ! que l’on porte ailleurs les honneurs qu’on m’envoie :

Importune, peux-tu souhaiter qu’on me voie ?

De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé ?

Cache-moi bien plutôt : je n’ai que trop parlé.

Mes fureurs au dehors ont osé se répandre :

J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre.

Ciel ! comme il m’écoutait ! Par combien de détours

L’insensible a longtemps éludé mes discours !

Comme il ne respirait qu’une retraite prompte !

Et combien sa rougeur a redoublé ma honte !

Pourquoi détournais-tu mon funeste dessein ?

Hélas ! quand son épée allait chercher mon sein,

A-t-il pâli pour moi ? Me l’a-t-il arrachée ?

Il suffit que ma main l’ait une fois touchée,

Je l’ai rendue horrible à ses yeux inhumains ;

Et ce fer malheureux profanerait ses mains.

 

ŒNONE.

Ainsi, dans vos malheurs ne songeant qu’à vous plaindre,

Vous nourrissez un feu qu’il vous faudrait éteindre.

Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos,

Dans de plus nobles soins chercher votre repos ;

Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite,

Régner, et de l’État embrasser la conduite ?

 

PHÈDRE.

Moi, régner ! Moi, ranger un État sous ma loi

Quand ma faible raison ne règne plus sur moi !

Lorsque j’ai de mes sens abandonné l’empire !

Quand sous un joug honteux à peine je respire !

Quand je me meurs !

 

ŒNONE.

                             Fuyez.

 

PHÈDRE.

                                          Je ne le puis quitter.

 

ŒNONE.

Vous l’osâtes bannir, vous n’osez l’éviter ?

 

PHÈDRE.

Il n’est plus temps : il sait mes ardeurs insensées.

De l’austère pudeur les bornes sont passées :

J’ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,

Et l’espoir malgré moi s’est glissé dans mon cœur.

Toi-même, rappelant ma force défaillante,

Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,

Par tes conseils flatteurs tu m’as su ranimer :

Tu m’as fait entrevoir que je pouvais l’aimer.

 

ŒNONE.

Hélas ! De vos malheurs innocente ou coupable,

De quoi pour vous sauver n’étais-je point capable ?

Mais si jamais l’offense irrita vos esprits,

Pouvez-vous d’un superbe oublier les mépris ?

Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée

Vous laissait à ses pieds peu s’en faut prosternée !

Que son farouche orgueil le rendait odieux !

Que Phèdre en ce moment n’avait-elle mes yeux !

 

PHÈDRE.

Œnone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse ;

Nourri dans les forêts, il en a la rudesse.

Hippolyte, endurci par de sauvages lois,

Entend parler d’amour pour la première fois :

Peut-être sa surprise a causé son silence ;

Et nos plaintes peut-être ont trop de violence.

 

ŒNONE.

Songez qu’une barbare en son sein l’a formé.

 

PHÈDRE.

Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.

 

ŒNONE.

Il a pour tout le sexe une haine fatale.

 

PHÈDRE.

Je ne me verrai point préférer de rivale.

Enfin tous tes conseils ne sont plus de saison :

Sers ma fureur, Œnone, et non point ma raison.

Il oppose à l’amour un cœur inaccessible ;

Cherchons pour l’attaquer quelque endroit plus sensible :

Les charmes d’un empire ont paru le toucher :

Athènes l’attirait, il n’a pu s’en cacher ;

Déjà de ses vaisseaux la pointe était tournée,

Et la voile flottait aux vents abandonnée.

Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,

Œnone ; fais briller la couronne à ses yeux :

Qu’il mette sur son front le sacré diadème ;

Je ne veux que l’honneur de l’attacher moi-même.

Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.

Il instruira mon fils dans l’art de commander ;

Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père ;

Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.

Pour le fléchir enfin tente tous les moyens :

Tes discours trouveront plus d’accès que les miens ;

Presse, pleure, gémis ; peins-lui Phèdre mourante ;

Ne rougis point de prendre une voix suppliante :

Je t’avouerai de tout ; je n’espère qu’en toi.

Va : j’attends ton retour pour disposer de moi.

 

PHÈDRE.

Ô toi qui vois la honte où je suis descendue,

Implacable Vénus, suis-je assez confondue !

Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté.

Ton triomphe est parfait ; tous tes traits ont porté.

Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle,

Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.

Hippolyte te fuit ; et bravant ton courroux,

Jamais à tes autels n’a fléchi les genoux ;

Ton nom semble offenser ses superbes oreilles :

Déesse, venge-toi ; nos causes sont pareilles.

Qu’il aime… Mais déjà tu reviens sur tes pas,

Œnone ! On me déteste ; on ne t’écoute pas !

 

 

 

Scène III.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

ŒNONE.

Il faut d’un vain amour étouffer la pensée,

Madame ; rappelez votre vertu passée :

Le roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux ;

Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux.

Le peuple, pour le voir, court et se précipite.

Je sortais par votre ordre, et cherchais Hippolyte,

Lorsque jusques au ciel mille cris élancés…

 

PHÈDRE.

Mon époux est vivant, Œnone ; c’est assez.

J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage ;

Il vit : je ne veux pas en savoir davantage.

 

ŒNONE.

Quoi ?

 

PHÈDRE.

           Je te l’ai prédit ; mais tu n’as pas voulu :

Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu.

Je mourais ce matin digne d’être pleurée ;

J’ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée.

 

ŒNONE.

Vous mourez ?

 

PHÈDRE.

                   Juste ciel ! qu’ai-je fait aujourd’hui !

Mon époux va paraître, et son fils avec lui !

Je verrai le témoin de ma flamme adultère

Observer de quel front j’ose aborder son père,

Le cœur gros de soupirs qu’il n’a point écoutés,

L’œil humide de pleurs par l’ingrat rebutés !

Penses-tu que, sensible à l’honneur de Thésée,

Il lui cache l’ardeur dont je suis embrasée ?

Laissera-t-il trahir et son père et son roi ?

Pourra-t-il contenir l’horreur qu’il a pour moi ?

Il se tairait en vain : je sais mes perfidies,

Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies

Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,

Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.

Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes :

Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes

Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser,

Attendent mon époux pour le désabuser.

Mourons : de tant d’horreurs qu’un trépas me délivre.

Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ?

La mort aux malheureux ne cause point d’effroi :

Je ne crains que le nom que je laisse après moi.

Pour mes tristes enfants quel affreux héritage !

Le sang de Jupiter doit enfler leur courage ;

Mais quelque juste orgueil qu’inspire un sang si beau,

Le crime d’une mère est un pesant fardeau.

Je tremble qu’un discours, hélas ! trop véritable,

Un jour ne leur reproche une mère coupable.

Je tremble qu’opprimés de ce poids odieux

L’un ni l’autre jamais n’osent lever les yeux.

 

ŒNONE.

Il n’en faut point douter, je les plains l’un et l’autre ;

Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre.

Mais à de tels affronts pourquoi les exposer ?

Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer ?

C’en est fait : on dira que Phèdre, trop coupable,

De son époux trahi fuit l’aspect redoutable.

Hippolyte est heureux qu’aux dépens de vos jours

Vous-même en expirant appuyiez ses discours.

À votre accusateur que pourrai-je répondre ?

Je serai devant lui trop facile à confondre :

De son triomphe affreux je le verrai jouir,

Et conter votre honte à qui voudra l’ouïr.

Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore !

Mais, ne me trompez point, vous est-il cher encore ?

De quel œil voyez-vous ce prince audacieux ?

 

PHÈDRE.

Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux.

 

ŒNONE.

Pourquoi donc lui céder une victoire entière ?

Vous le craignez : osez l’accuser la première

Du crime dont il peut vous charger aujourd’hui.

Qui vous démentira ? Tout parle contre lui :

Son épée en vos mains heureusement laissée,

Votre trouble présent, votre douleur passée,

Son père par vos cris dès longtemps prévenu,

Et déjà son exil par vous-même obtenu.

 

PHÈDRE.

Moi, que j’ose opprimer et noircir l’innocence !

 

ŒNONE.

Mon zèle n’a besoin que de votre silence.

Tremblante comme vous, j’en sens quelques remords.

Vous me verriez plus prompte affronter mille morts.

Mais puisque je vous perds sans ce triste remède,

Votre vie est pour moi d’un prix à qui tout cède :

Je parlerai. Thésée, aigri par mes avis,

Bornera sa vengeance à l’exil de son fils :

Un père, en punissant, madame, est toujours père ;

Un supplice léger suffit à sa colère.

Mais, le sang innocent dût-il être versé,

Que ne demande point votre honneur menacé ?

C’est un trésor trop cher pour oser le commettre.

Quelque loi qu’il vous dicte, il faut vous y soumettre,

Madame ; et pour sauver votre honneur combattu,

Il faut immoler tout, et même la vertu.

On vient ; je vois Thésée.

 

PHÈDRE.

                                       Ah ! je vois Hippolyte ;

Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite.

Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi.

Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi.

 

 

 

Scène IV.

THÉSÉE, PHÈDRE, HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE, ŒNONE.

 

THÉSÉE.

La fortune à mes vœux cesse d’être opposée,

Madame, et dans vos bras met…

 

PHÈDRE.

                                  Arrêtez, Thésée,

Et ne profanez point des transports si charmants :

Je ne mérite plus ces doux empressements ;

Vous êtes offensé. La fortune jalouse

N’a pas en votre absence épargné votre épouse.

Indigne de vous plaire et de vous approcher,

Je ne dois désormais songer qu’à me cacher.

 

 

 

Scène V.

THÉSÉE, HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

THÉSÉE.

Quel est l’étrange accueil qu’on fait à votre père,

Mon fils ?

 

HIPPOLYTE.

                    Phèdre peut seule expliquer ce mystère.

Mais si mes vœux ardents vous peuvent émouvoir,

Permettez-moi, seigneur, de ne la plus revoir ;

Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte

Disparaisse des lieux que votre épouse habite.

 

THÉSÉE.

Vous, mon fils, me quitter ?

 

HIPPOLYTE.

                                          Je ne la cherchais pas ;

C’est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas.

Vous daignâtes, seigneur, aux rives de Trézène

Confier en partant Aricie et la reine :

Je fus même chargé du soin de les garder.

Mais quels soins désormais peuvent me retarder ?

Assez dans les forêts mon oisive jeunesse

Sur de vils ennemis a montré son adresse :

Ne pourrai-je, en fuyant un indigne repos,

D’un sang plus glorieux teindre mes javelots ?

Vous n’aviez pas encore atteint l’âge où je touche,

Déjà plus d’un tyran, plus d’un monstre farouche

Avait de votre bras senti la pesanteur ;

Déjà de l’insolence heureux persécuteur,

Vous aviez des deux mers assuré les rivages ;

Le libre voyageur ne craignait plus d’outrages ;

Hercule, respirant sur le bruit de vos coups,

Déjà de son travail se reposait sur vous.

Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père,

Je suis même encor loin des traces de ma mère !

Souffrez que mon courage ose enfin s’occuper :

Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper,

Que j’apporte à vos pieds sa dépouille honorable ;

Ou que d’un beau trépas la mémoire durable,

Éternisant des jours si noblement finis,

Prouve à tout l’univers que j’étais votre fils.

 

THÉSÉE.

Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue

Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ?

Si je reviens si craint et si peu désiré,

Ô ciel, de ma prison pourquoi m’as-tu tiré ?

Je n’avais qu’un ami : son imprudente flamme

Du tyran de l’Épire allait ravir la femme ;

Je servais à regret ses desseins amoureux ;

Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux.

Le tyran m’a surpris sans défense et sans armes.

J’ai vu Pirithoüs, triste objet de mes larmes,

Livré par ce barbare à des monstres cruels

Qu’il nourrissait du sang des malheureux mortels.

Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres,

Lieux profonds et voisins de l’empire des ombres.

Les dieux, après six mois, enfin m’ont regardé :

J’ai su tromper les yeux par qui j’étais gardé.

D’un perfide ennemi j’ai purgé la nature ;

À ses monstres lui-même a servi de pâture.

Et lorsqu'avec transport je pense m’approcher

De tout ce que les dieux m’ont laissé de plus cher ;

Que dis-je ? quand mon âme, à soi-même rendue,

Vient se rassasier d’une si chère vue,

Je n’ai pour tout accueil que des frémissements ;

Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements.

Et moi-même éprouvant la terreur que j’inspire,

Je voudrais être encor dans les prisons d’Épire.

Parlez. Phèdre se plaint que je suis outragé :

Qui m’a trahi ? pourquoi ne suis-je pas vengé ?

La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile,

A-t-elle au criminel accordé quelque asile ?

Vous ne répondez point ! mon fils, mon propre fils,

Est-il d’intelligence avec mes ennemis ?

Entrons : c’est trop garder un doute qui m’accable.

Connaissons à la fois le crime et le coupable ;

Que Phèdre explique enfin le trouble où je la voi.

 

 

 

Scène VI.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.

 

HIPPOLYTE.

Où tendait ce discours qui m’a glacé d’effroi ?

Phèdre, toujours en proie à sa fureur extrême,

Veut-elle s’accuser et se perdre elle-même ?

Dieux ! que dira le roi ? Quel funeste poison

L’amour a répandu sur toute sa maison !

Moi-même, plein d’un feu que sa haine réprouve,

Quel il m’a vu jadis, et quel il me retrouve !

De noirs pressentiments viennent m’épouvanter.

Mais l’innocence enfin n’a rien à redouter :

Allons : cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse

Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse,

Et lui dire un amour qu’il peut vouloir troubler,

Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler.

 

 

 

 

 

ACTE QUATRIÈME.

Scène première. THÉSÉE, ŒNONE.

 

THÉSÉE.

Ah ! qu’est-ce que j’entends ? Un traître, un téméraire

Préparait cet outrage à l’honneur de son père !

Avec quelle rigueur, destin, tu me poursuis !

Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.

Ô tendresse ! ô bonté trop mal récompensée !

Projet audacieux ! détestable pensée !

Pour parvenir au but de ses noires amours,

L’insolent de la force empruntait le secours !

J’ai reconnu le fer, instrument de sa rage,

Ce fer dont je l’armai pour un plus noble usage.

Tous les liens du sang n’ont pu le retenir !

Et Phèdre différait à le faire punir !

Le silence de Phèdre épargnait le coupable !

 

ŒNONE.

Phèdre épargnait plutôt un père déplorable :

Honteuse du dessein d’un amant furieux,

Et du feu criminel qu’il a pris dans ses yeux,

Phèdre mourait, seigneur, et sa main meurtrière

Éteignit de ses yeux l’innocente lumière.

J’ai vu lever le bras, j’ai couru la sauver.

Moi seule à votre amour j’ai su la conserver.

Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes,

J’ai servi, malgré moi, d’interprète à ses larmes.

 

THÉSÉE.

Le perfide ! il n’a pu s’empêcher de pâlir :

De crainte, en m’abordant, je l’ai vu tressaillir.

Je me suis étonné de son peu d’allégresse ;

Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse.

Mais ce coupable amour dont il est dévoré

Dans Athènes déjà s’était-il déclaré ?

 

ŒNONE.

Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la reine :

Un amour criminel causa toute sa haine.

 

THÉSÉE.

Et ce feu dans Trézène a donc recommencé ?

 

ŒNONE.

Je vous ai dit, seigneur, tout ce qui s’est passé.

C’est trop laisser la reine à sa douleur mortelle,

Souffrez que je vous quitte et me range auprès d’elle.

 

 

 

Scène II. THÉSÉE, HIPPOLYTE.

 

THÉSÉE.

Ah ! le voici. Grands dieux ! à ce noble maintien

Quel œil ne serait pas trompé comme le mien ?

Faut-il que sur le front d’un profane adultère

Brille de la vertu le sacré caractère !

Et ne devrait-on pas à des signes certains

Reconnaître le cœur des perfides humains !

 

HIPPOLYTE.

Puis-je vous demander quel funeste nuage,

Seigneur, a pu troubler votre auguste visage ?

N’osez-vous confier ce secret à ma foi ?

 

THÉSÉE.

Perfide ! oses-tu bien te montrer devant moi ?

Monstre, qu’a trop longtemps épargné le tonnerre,

Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre,

Après que le transport d’un amour plein d’horreur

Jusqu’au lit de ton père a porté ta fureur,

Tu m’oses présenter une tête ennemie !

Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie !

Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu,

Des pays où mon nom ne soit point parvenu ?

Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine,

Et tenter un courroux que je retiens à peine :

C’est bien assez pour moi de l’opprobre éternel

D’avoir pu mettre au jour un fils si criminel,

Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire,

De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.

Fuis : et si tu ne veux qu’un châtiment soudain

T’ajoute aux scélérats qu’a punis cette main,

Prends garde que jamais l’astre qui nous éclaire

Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire.

Fuis, dis-je ; et sans retour précipitant tes pas,

De ton horrible aspect purge tous mes États.

Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage

D’infâmes assassins nettoya ton rivage,

Souviens-toi que, pour prix de mes efforts heureux,

Tu promis d’exaucer le premier de mes vœux.

Dans les longues rigueurs d’une prison cruelle

Je n’ai point imploré ta puissance immortelle ;

Avare du secours que j’attends de tes soins,

Mes vœux t’ont réservé pour de plus grands besoins :

Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux père ;

J’abandonne ce traître à toute ta colère ;

Étouffe dans son sang ses désirs effrontés :

Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés.

 

HIPPOLYTE.

D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte !

Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ;

Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,

Qu’ils m’ôtent la parole, et m’étouffent la voix.

 

THÉSÉE.

Traître, tu prétendais qu’en un lâche silence

Phèdre ensevelirait ta brutale insolence :

Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner

Le fer qui dans ses mains aide à te condamner ;

Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie,

Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie.

 

HIPPOLYTE.

D’un mensonge si noir justement irrité,

Je devrais faire ici parler la vérité,

Seigneur ; mais je supprime un secret qui vous touche.

Approuvez le respect qui me ferme la bouche,

Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,

Examinez ma vie, et songez qui je suis.

Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes ;

Quiconque a pu franchir les bornes légitimes

Peut violer enfin les droits les plus sacrés :

Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ;

Et jamais on n’a vu la timide innocence

Passer subitement à l’extrême licence.

Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux

Un perfide assassin, un lâche incestueux.

Élevé dans le sein d’une chaste héroïne,

Je n’ai point de son sang démenti l’origine.

Pitthée, estimé sage entre tous les humains,

Daigna m’instruire encore au sortir de ses mains.

Je ne veux point me peindre avec trop d’avantage ;

Mais si quelque vertu m’est tombée en partage,

Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater

La haine des forfaits qu’on ose m’imputer.

C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce.

J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse :

On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur.

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Et l’on veut qu’Hippolyte, épris d’un feu profane...

 

THÉSÉE.

Oui, c’est ce même orgueil, lâche ! qui te condamne.

Je vois de tes froideurs le principe odieux :

Phèdre seule charmait tes impudiques yeux ;

Et pour tout autre objet ton âme indifférente

Dédaignait de brûler d’une flamme innocente.

 

HIPPOLYTE.

Non, mon père, ce cœur, c’est trop vous le celer,

N’a point d’un chaste amour dédaigné de brûler.

Je confesse à vos pieds ma véritable offense :

J’aime, j’aime, il est vrai, malgré votre défense.

Aricie à ses lois tient mes vœux asservis ;

La fille de Pallante a vaincu votre fils :

Je l’adore ; et mon âme, à vos ordres rebelle,

Ne peut ni soupirer, ni brûler que pour elle.

 

THÉSÉE.

Tu l’aimes ! ciel ! Mais non, l’artifice est grossier :

Tu te feins criminel pour te justifier.

 

HIPPOLYTE.

Seigneur, depuis six mois je l’évite et je l’aime ;

Je venais, en tremblant, vous le dire à vous-même.

Eh quoi ! de votre erreur rien ne vous peut tirer !

Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ?

Que la terre, le ciel, que toute la nature...

 

THÉSÉE.

Toujours les scélérats ont recours au parjure.

Cesse, cesse, et m’épargne un importun discours,

Si ta fausse vertu n’a point d’autre secours.

 

HIPPOLYTE.

Elle vous paraît fausse et pleine d’artifice :

Phèdre au fond de son cœur me rend plus de justice.

 

THÉSÉE.

Ah, que ton impudence excite mon courroux !

 

HIPPOLYTE.

Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ?

 

THÉSÉE.

Fusses-tu par-delà les colonnes d’Alcide,

Je me croirais encor trop voisin d’un perfide.

 

HIPPOLYTE.

Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,

Quels amis me plaindront, quand vous m’abandonnez ?

 

THÉSÉE.

Va chercher des amis dont l’estime funeste

Honore l’adultère, applaudisse à l’inceste ;

Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans loi,

Dignes de protéger un méchant tel que toi.

 

HIPPOLYTE.

Vous me parlez toujours d’inceste et d’adultère :

Je me tais. Cependant Phèdre sort d’une mère,

Phèdre est d’un sang, seigneur, vous le savez trop bien,

De toutes ces horreurs plus rempli que le mien.

 

THÉSÉE.

Quoi ! ta rage à mes yeux perd toute retenue ?

Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue ;

Sors, traître : n’attends pas qu’un père furieux

Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux.

 

 

 

Scène III. THÉSÉE.

 

THÉSÉE.

Misérable, tu cours à ta perte infaillible !

Neptune, par le fleuve aux dieux mêmes terrible,

M’a donné sa parole, et va l’exécuter.

Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l’éviter.

Je t’aimais ; et je sens que, malgré ton offense,

Mes entrailles pour toi se troublent par avance.

Mais à te condamner tu m’as trop engagé :

Jamais père, en effet, fut-il plus outragé ?

Justes dieux qui voyez la douleur qui m’accable,

Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable !

 

 

 

Scène IV. THÉSÉE, PHÈDRE.

 

PHÈDRE.

Seigneur, je viens à vous, pleine d’un juste effroi ;

Votre voix redoutable a passé jusqu’à moi :

Je crains qu’un prompt effet n’ait suivi la menace.

S’il en est temps encore, épargnez votre race,

Respectez votre sang ; j’ose vous en prier :

Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier ;

Ne me préparez point la douleur éternelle

De l’avoir fait répandre à la main paternelle.

 

THÉSÉE.

Non, madame, en mon sang ma main n’a point trempé ;

Mais l’ingrat toutefois ne m’est point échappé :

Une immortelle main de sa perte est chargée,

Neptune me la doit ; et vous serez vengée.

 

PHÈDRE.

Neptune vous la doit ! Quoi ! vos vœux irrités…

 

THÉSÉE.

Quoi ! craignez-vous déjà qu’ils ne soient écoutés ?

Joignez-vous bien plutôt à mes vœux légitimes :

Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes,

Échauffez mes transports trop lents, trop retenus.

Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus :

Sa fureur contre vous se répand en injures ;

Votre bouche, dit-il, est pleine d’impostures ;

Il soutient qu’Aricie a son cœur, a sa foi,

Qu’il l’aime.

 

PHÈDRE.

Quoi, seigneur !

 

THÉSÉE.

Il l’a dit devant moi : Mais je sais rejeter un frivole artifice.

Espérons de Neptune une prompte justice :

Je vais moi-même encore au pied de ses autels

Le presser d’accomplir ses serments immortels.

 

 

 

Scène V. PHÈDRE

 

PHÈDRE.

Il sort.Quelle nouvelle a frappé mon oreille !

Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille !

Quel coup de foudre, ô ciel ! et quel funeste avis !

Je volais tout entière au secours de son fils ;

Et m’arrachant des bras d’Œnone épouvantée,

Je cédais au remords dont j’étais tourmentée.

Qui sait même où m’allait porter ce repentir ?

Peut-être à m’accuser j’aurais pu consentir ;

Peut-être, si la voix ne m’eût été coupée,

L’affreuse vérité me serait échappée.

Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi !

Aricie a son cœur ! Aricie a sa foi !

Ah ! dieux ! Lorsqu’à mes vœux l’ingrat inexorable

S’armait d’un œil si fier, d’un front si redoutable,

Je pensais qu’à l’amour son cœur toujours fermé

Fût contre tout mon sexe également armé :

Une autre cependant a fléchi son audace ;

Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce.

Peut-être a-t-il un cœur facile à s’attendrir :

Je suis le seul objet qu’il ne saurait souffrir.

Et je me chargerais du soin de le défendre !

 

 

 

Scène VI.

PHÈDRE, ŒNONE.

 

PHÈDRE.

Chère Œnone, sais-tu ce que je viens d’apprendre ?

 

ŒNONE.

Non ; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir

J’ai pâli du dessein qui vous a fait sortir ;

J’ai craint une fureur à vous-même fatale.

 

PHÈDRE.

Œnone, qui l’eût cru ? j’avais une rivale !

 

ŒNONE.

Comment !

 

PHÈDRE.

             Hippolyte aime ; et je n’en puis douter.

Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,

Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,

Ce tigre, que jamais je n’abordai sans crainte,

Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur :

Aricie a trouvé le chemin de son cœur.

 

ŒNONE.

Aricie ?

 

PHÈDRE.

                 Ah ! douleur non encore éprouvée !

À quel nouveau tourment je me suis réservée !

Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,

La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,

Et d’un cruel refus l’insupportable injure,

N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.

Ils s’aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?

Comment se sont-ils vus ? depuis quand ? dans quels lieux ?

Tu le savais : pourquoi me laissais-tu séduire ?

De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ?

Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?

Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?

Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence :

Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence ;

Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux ;

Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux !

Et moi, triste rebut de la nature entière,

Je me cachais au jour, je fuyais la lumière ;

La mort est le seul dieu que j’osais implorer.

J’attendais le moment où j’allais expirer ;

Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,

Encor, dans mon malheur de trop près observée,

Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir.

Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir ;

Et sous un front serein déguisant mes alarmes,

Il fallait bien souvent me priver de mes larmes.

 

ŒNONE.

Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?

Ils ne se verront plus.

 

PHÈDRE.

                                        Ils s’aimeront toujours !

Au moment que je parle, ah, mortelle pensée !

Ils bravent la fureur d’une amante insensée !

Malgré ce même exil qui va les écarter,

Ils font mille serments de ne se point quitter…

Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage ;

Œnone, prends pitié de ma jalouse rage.

Il faut perdre Aricie ; il faut de mon époux

Contre un sang odieux réveiller le courroux :

Qu’il ne se borne pas à des peines légères ;

Le crime de la sœur passe celui des frères.

Dans mes jaloux transports je le veux implorer.

Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer ?

Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j’implore !

Mon époux est vivant, et moi je brûle encore !

Pour qui ? Quel est le cœur où prétendent mes vœux ?

Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.

Mes crimes désormais ont comblé la mesure :

Je respire à la fois l’inceste et l’imposture ;

Mes homicides mains, promptes à me venger,

Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue

De ce sacré Soleil dont je suis descendue !

J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;

Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux :

Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.

Mais que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale ;

Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :

Minos juge aux enfers tous les pâles humains.

Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,

Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,

Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,

Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !

Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?

Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible ;

Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,

Toi-même de ton sang devenir le bourreau…

Pardonne : un dieu cruel a perdu ta famille ;

Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.

Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit

Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit :

Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie,

Je rends dans les tourments une pénible vie.

 

ŒNONE.

Eh ! repoussez, madame, une injuste terreur !

Regardez d’un autre œil une excusable erreur.

Vous aimez ; on ne peut vaincre sa destinée :

Par un charme fatal vous fûtes entraînée.

Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ?

L’amour n’a-t-il encor triomphé que de vous ?

La faiblesse aux humains n’est que trop naturelle :

Mortelle, subissez le sort d’une mortelle.

Vous vous plaignez d’un joug imposé dès longtemps :

Les dieux mêmes, les dieux de l’Olympe habitants,

Qui d’un bruit si terrible épouvantent les crimes,

Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.

 

PHÈDRE.

Qu’entends-je ! quels conseils ose-t-on me donner ?

Ainsi donc jusqu’au bout tu veux m’empoisonner,

Malheureuse ! voilà comme tu m’as perdue ;

Au jour que je fuyais c’est toi qui m’as rendue.

Tes prières m’ont fait oublier mon devoir ;

J’évitais Hippolyte, et tu me l’as fait voir.

De quoi te chargeais-tu ? Pourquoi ta bouche impie

A-t-elle, en l’accusant, osé noircir sa vie ?

Il en mourra peut-être, et d’un père insensé

Le sacrilège vœu peut-être est exaucé.

Je ne t’écoute plus. Va-t’en, monstre exécrable ;

Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.

Puisse le juste ciel dignement te payer !

Et puisse ton supplice à jamais effrayer

Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,

Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,

Les poussent au penchant où leur cœur est enclin,

Et leur osent du crime aplanir le chemin !

Détestables flatteurs, présent le plus funeste

Que puisse faire aux rois la colère céleste !

 

ŒNONE, SEULE.

Ah dieux ! Pour la servir j’ai tout fait, tout quitté ;

Et j’en reçois ce prix ! Je l’ai bien mérité.

 

 

 

 

 

ACTE CINQUIÈME.

Scène première. HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE.

 

ARICIE.

Quoi ! vous pouvez vous taire en ce péril extrême ?

Vous laissez dans l’erreur un père qui vous aime ?

Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir,

Vous consentez sans peine à ne me plus revoir,

Partez ; séparez-vous de la triste Aricie ;

Mais du moins en partant assurez votre vie.

Défendez votre honneur d’un reproche honteux,

Et forcez votre père à révoquer ses vœux :

Il en est temps encor. Pourquoi, par quel caprice,

Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ?

Éclaircissez Thésée.

 

HIPPOLYTE.

                                Eh ! que n’ai-je point dit ?

Ai-je dû mettre au jour l’opprobre de son lit ?

Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère,

D’une indigne rougeur couvrir le front d’un père ?

Vous seule avez percé ce mystère odieux.

Mon cœur pour s’épancher n’a que vous et les dieux.

Je n’ai pu vous cacher, jugez si je vous aime,

Tout ce que je voulais me cacher à moi-même.

Mais songez sous quel sceau je vous l’ai révélé :

Oubliez, s’il se peut, que je vous ai parlé,

Madame ; et que jamais une bouche si pure

Ne s’ouvre pour conter cette horrible aventure.

Sur l’équité des dieux osons nous confier ;

Ils ont trop d’intérêt à me justifier :

Et Phèdre, tôt ou tard de son crime punie,

N’en saurait éviter la juste ignominie.

C’est l’unique respect que j’exige de vous.

Je permets tout le reste à mon libre courroux :

Sortez de l’esclavage où vous êtes réduite ;

Osez me suivre, osez accompagner ma fuite ;

Arrachez-vous d’un lieu funeste et profané,

Où la vertu respire un air empoisonné ;

Profitez, pour cacher votre prompte retraite,

De la confusion que ma disgrâce y jette.

Je vous puis de la fuite assurer les moyens :

Vous n’avez jusqu’ici de gardes que les miens ;

De puissants défenseurs prendront notre querelle ;

Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle :

À nos amis communs portons nos justes cris ;

Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris,

Du trône paternel nous chasse l’un et l’autre,

Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre.

L’occasion est belle, il la faut embrasser…

Quelle peur vous retient ? Vous semblez balancer ?

Votre seul intérêt m’inspire cette audace :

Quand je suis tout de feu, d’où vous vient cette glace ?

Sur les pas d’un banni craignez-vous de marcher ?

 

ARICIE.

Hélas ! Qu’un tel exil, seigneur, me serait cher !

Dans quels ravissements, à votre sort liée,

Du reste des mortels je vivrais oubliée !

Mais n’étant point unis par un lien si doux,

Me puis-je avec honneur dérober avec vous ?

Je sais que, sans blesser l’honneur le plus sévère,

Je me puis affranchir des mains de votre père :

Ce n’est point m’arracher du sein de mes parents ;

Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans.

Mais vous m’aimez, seigneur ; et ma gloire alarmée…

 

HIPPOLYTE.

Non, non, j’ai trop de soin de votre renommée.

Un plus noble dessein m’amène devant vous :

Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.

Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l’ordonne,

Le don de notre foi ne dépend de personne.

L’hymen n’est point toujours entouré de flambeaux.

Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux,

Des princes de ma race antiques sépultures,

Est un temple sacré formidable aux parjures.

C’est là que les mortels n’osent jurer en vain :

Le perfide y reçoit un châtiment soudain ;

Et craignant d’y trouver la mort inévitable,

Le mensonge n’a point de frein plus redoutable.

Là, si vous m’en croyez, d’un amour éternel

Nous irons confirmer le serment solennel ;

Nous prendrons à témoin le dieu qu’on y révère :

Nous le prierons tous deux de nous servir de père.

Des dieux les plus sacrés j’attesterai le nom,

Et la chaste Diane, et l’auguste Junon,

Et tous les dieux enfin, témoins de mes tendresses,

Garantiront la foi de mes saintes promesses.

 

ARICIE.

Le roi vient : fuyez, prince et partez promptement.

Pour cacher mon départ je demeure un moment.

Allez ; et laissez-moi quelque fidèle guide,

Qui conduise vers vous ma démarche timide.

 

 

 

Scène II.

THÉSÉE, ARICIE, ISMÈNE.

 

THÉSÉE.

Dieux ! éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux

Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux !

 

ARICIE.

Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite.

 

 

 

Scène III.

THÉSÉE, ARICIE.

 

THÉSÉE.

Vous changez de couleur, et semblez interdite,

Madame : que faisait Hippolyte en ce lieu ?

 

ARICIE.

Seigneur, il me disait un éternel adieu.

 

THÉSÉE.

Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage ;

Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.

 

ARICIE.

Seigneur, je ne vous puis nier la vérité :

De votre injuste haine il n’a pas hérité ;

Il ne me traitait point comme une criminelle.

 

THÉSÉE.

J’entends : il vous jurait une amour éternelle.

Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant ;

Car à d’autres que vous il en jurait autant.

 

ARICIE.

Lui, seigneur ?

 

THÉSÉE.

Vous deviez le rendre moins volage :

Comment souffriez-vous cet horrible partage ?

 

ARICIE.

Et comment souffrez-vous que d’horribles discours

D’une si belle vie osent noircir le cours ?

Avez-vous de son cœur si peu de connaissance ?

Discernez-vous si mal le crime et l’innocence ?

Faut-il qu’à vos yeux seuls un nuage odieux

Dérobe sa vertu, qui brille à tous les yeux ?

Ah ! c’est trop le livrer à des langues perfides.

Cessez : repentez-vous de vos vœux homicides ;

Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux

Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.

Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes :

Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.

 

THÉSÉE.

Non, vous voulez en vain couvrir son attentat ;

Votre amour vous aveugle en faveur de l’ingrat.

Mais j’en crois des témoins certains, irréprochables :

J’ai vu, j’ai vu couler des larmes véritables.

 

ARICIE.

Prenez garde, seigneur : vos invincibles mains

Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ;

Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre

Un… Votre fils, seigneur, me défend de poursuivre.

Instruite du respect qu’il veut vous conserver,

Je l’affligerais trop si j’osais achever.

J’imite sa pudeur, et fuis votre présence

Pour n’être pas forcée à rompre le silence.

 

 

 

Scène IV. THÉSÉE.

 

THÉSÉE.

Quelle est donc sa pensée, et que cache un discours

Commencé tant de fois, interrompu toujours ?

Veulent-ils m’éblouir par une feinte vaine ?

Sont-ils d’accord tous deux pour me mettre à la gêne ?

Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,

Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur ?

Une pitié secrète et m’afflige et m’étonne.

Une seconde fois interrogeons Œnone :

Je veux de tout le crime être mieux éclairci.

Gardes, qu’Œnone sorte, et vienne seule ici.

 

 

 

Scène V. THÉSÉE, PANOPE.

 

PANOPE.

J’ignore le projet que la reine médite,

Seigneur ; mais je crains tout du transport qui l’agite.

Un mortel désespoir sur son visage est peint ;

La pâleur de la mort est déjà sur son teint.

Déjà de sa présence avec honte chassée,

Dans la profonde mer Œnone s’est lancée.

On ne sait point d’où part ce dessein furieux ;

Et les flots pour jamais l’ont ravie à nos yeux.

 

THÉSÉE.

Qu’entends-je ?

 

PANOPE.

                        Son trépas n’a point calmé la reine ;

Le trouble semble croître en son âme incertaine.

Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,

Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs ;

Et soudain, renonçant à l’amour maternelle,

Sa main avec horreur les repousse loin d’elle ;

Elle porte au hasard ses pas irrésolus ;

Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus ;

Elle a trois fois écrit ; et changeant de pensée,

Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.

Daignez la voir, seigneur ; daignez la secourir.

 

THÉSÉE.

Ô ciel ! Œnone est morte, et Phèdre veut mourir !

Qu’on rappelle mon fils, qu’il vienne se défendre ;

Qu’il vienne me parler, je suis prêt de l’entendre. (seul.)

Ne précipite point tes funestes bienfaits,

Neptune ; j’aime mieux n’être exaucé jamais.

J’ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles,

Et j’ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.

Ah ! de quel désespoir mes vœux seraient suivis !

 

 

 

Scène VI. THÉSÉE, THÉRAMÈNE.

 

THÉSÉE.

Théramène, est-ce toi ? Qu’as-tu fait de mon fils ?

Je te l’ai confié dès l’âge le plus tendre.

Mais d’où naissent les pleurs que je te vois répandre ?

Que fait mon fils ?

 

THÉRAMÈNE.

                                 Ô soins tardifs et superflus !

Inutile tendresse ! Hippolyte n’est plus.

 

THÉSÉE.

Dieux !

 

THÉRAMÈNE.

            J’ai vu des mortels périr le plus aimable,

Et j’ose dire encor, seigneur, le moins coupable.

 

THÉSÉE.

Mon fils n’est plus ! Eh quoi ! quand je lui tends les bras,

Les dieux impatients ont hâté son trépas !

Quel coup me l’a ravi, quelle foudre soudaine ?

 

THÉRAMÈNE.

À peine nous sortions des portes de Trézène,

Il était sur son char ; ses gardes affligés

Imitaient son silence, autour de lui rangés ;

Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;

Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes ;

Ses superbes coursiers qu’on voyait autrefois

Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix,

L’œil morne maintenant, et la tête baissée,

Semblaient se conformer à sa triste pensée.

Un effroyable cri, sorti du fond des flots,

Des airs en ce moment a troublé le repos ;

Et du sein de la terre une voix formidable

Répond en gémissant à ce cri redoutable.

Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ;

Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé.

Cependant sur le dos de la plaine liquide,

S’élève à gros bouillons une montagne humide ;

L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,

Parmi des flots d’écume, un monstre furieux.

Son front large est armé de cornes menaçantes ;

Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes,

Indomptable taureau, dragon impétueux,

Sa croupe se recourbe en replis tortueux ;

Ses longs mugissements font trembler le rivage.

Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;

La terre s’en émeut, l’air en est infecté ;

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

Tout fuit ; et sans s’armer d’un courage inutile,

Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

Hippolyte lui seul, digne fils d’un héros,

Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,

Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre,

Il lui fait dans le flanc une large blessure.

De rage et de douleur le monstre bondissant

Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,

Se roule, et leur présente une gueule enflammée

Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.

La frayeur les emporte ; et, sourds à cette fois,

Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;

En efforts impuissants leur maître se consume ;

Ils rougissent le mors d’une sanglante écume.

On dit qu’on a vu même, en ce désordre affreux,

Un dieu qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.

À travers les rochers la peur les précipite ;

L’essieu crie et se rompt : l’intrépide Hippolyte

Voit voler en éclats tout son char fracassé ;

Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.

Excusez ma douleur : cette image cruelle

Sera pour moi de pleurs une source éternelle.

J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils

Traîné par les chevaux que sa main a nourris.

Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;

Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.

De nos cris douloureux la plaine retentit.

Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :

Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques

Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.

J’y cours en soupirant, et sa garde me suit :

De son généreux sang la trace nous conduit ;

Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes

Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.

J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main,

Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain :

« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.

« Prends soin après ma mort de la triste Aricie.

« Cher ami, si mon père un jour désabusé

« Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,

« Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,

« Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ;

« Qu’il lui rende... » À ce mot, ce héros expiré

N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré :

Triste objet où des dieux triomphe la colère,

Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.

 

THÉSÉE.

Ô mon fils ! cher espoir que je me suis ravi !

Inexorables dieux, qui m’avez trop servi !

À quels mortels regrets ma vie est réservée !

 

THÉRAMÈNE.

La timide Aricie est alors arrivée :

Elle venait, seigneur, fuyant votre courroux,

À la face des dieux l’accepter pour époux.

Elle approche ; elle voit l’herbe rouge et fumante ;

Elle voit (quel objet pour les yeux d’une amante !)

Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur…

Elle veut quelque temps douter de son malheur ;

Et, ne connaissant plus ce héros qu’elle adore,

Elle voit Hippolyte, et le demande encore.

Mais trop sûre à la fin qu’il est devant ses yeux,

Par un triste regard elle accuse les dieux ;

Et froide, gémissante, et presque inanimée,

Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.

Ismène est auprès d’elle ; Ismène, tout en pleurs,

La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.

Et moi, je suis venu, détestant la lumière,

Vous dire d’un héros la volonté dernière,

Et m’acquitter, seigneur, du malheureux emploi

Dont son cœur expirant s’est reposé sur moi.

Mais j’aperçois venir sa mortelle ennemie.

 

 

 

Scène VII. THÉSÉE, PHÈDRE, THÉRAMÈNE, PANOPE, GARDES.

 

THÉSÉE.

Eh bien ! vous triomphez, et mon fils est sans vie !

Ah ! que j’ai lieu de craindre, et qu’un cruel soupçon,

L’excusant dans mon cœur, m’alarme avec raison !

Mais, madame, il est mort, prenez votre victime ;

Jouissez de sa perte, injuste ou légitime :

Je consens que mes yeux soient toujours abusés.

Je le crois criminel, puisque vous l’accusez.

Son trépas à mes pleurs offre assez de matières

Sans que j’aille chercher d’odieuses lumières,

Qui, ne pouvant le rendre à ma juste douleur,

Peut-être ne feraient qu’accroître mon malheur.

Laissez-moi, loin de vous, et loin de ce rivage,

De mon fils déchiré fuir la sanglante image.

Confus, persécuté d’un mortel souvenir,

De l’univers entier je voudrais me bannir.

Tout semble s’élever contre mon injustice ;

L’éclat de mon nom même augmente mon supplice :

Moins connu des mortels, je me cacherais mieux.

Je hais jusques aux soins dont m’honorent les dieux ;

Et je m’en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,

Sans plus les fatiguer d’inutiles prières.

Quoi qu’ils fissent pour moi, leur funeste bonté

Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté.

 

PHÈDRE.

Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ;

Il faut à votre fils rendre son innocence :

Il n’était point coupable.

 

THÉSÉE.

                                   Ah ! père infortuné !

Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !

Cruelle ! pensez-vous être assez excusée…

 

PHÈDRE.

Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée

C’est moi qui sur ce fils, chaste et respectueux,

Osai jeter un œil profane, incestueux.

Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste :

La détestable Œnone a conduit tout le reste.

Elle a craint qu’Hippolyte, instruit de ma fureur,

Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur :

La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,

S’est hâtée à vos yeux de l’accuser lui-même.

Elle s’en est punie, et fuyant mon courroux,

A cherché dans les flots un supplice trop doux.

Le fer aurait déjà tranché ma destinée ;

Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée :

J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,

Par un chemin plus lent descendre chez les morts.

J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines

Un poison que Médée apporta dans Athènes.

Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu

Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;

Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage

Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ;

Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,

Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.

 

PANOPE.

Elle expire, seigneur !

THÉSÉE.

                                 D'une action si noire

Que ne peut avec elle expirer la mémoire !

Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis,

Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils !

Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,

Expier la fureur d'un vœu que je déteste :

Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ;

Et, pour mieux apaiser ses mânes irrités,

Que, malgré les complots d'une injuste famille,

Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille !

 

 

 

RIDEAU

 

 

Œuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre et remise en page par JCP.

6 juin 2013

Éric-Emmanuel Schmitt, Crime parfait

300 i+L copie

 

Crime parfait

 Issu du recueil de nouvelles "La Rêveuse d'Ostende"

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Dans quelques minutes, si tout se passait bien, elle tuerait son mari.

Le sentier sinueux s’amincissait d’une façon périlleuse cent mètres en amont, surplombant la vallée. À ce point de son flanc, la montagne ne s’épanouissait plus en pente mais se raidissait en falaise. Le moindre faux pas se révélerait mortel. Rien pour que le maladroit se rattrape, ni arbres, ni buissons, ni plate-forme ; ne dépassaient du mur rocheux que des blocs pointus sur lesquels un corps se déchirerait.

Gabrielle ralentit sa marche pour observer les alentours. Personne ne gravissait le chemin derrière eux, nul randonneur sur les vallons opposés. Pas de témoin donc. Seuls une poignée de moutons, à cinq cents mètres au sud, occupaient les prés, goulus, la tête baissée sur l’herbe qu’ils broutaient.

— Eh bien, ma vieille, tu es fatiguée ? Elle grimaça à l’appel de son mari : « Ma vieille », justement ce qu’il ne fallait pas dire s’il voulait sauver sa peau !

Il s’était retourné, inquiet de son arrêt.

— Tu dois tenir encore. On ne peut pas s’arrêter ici, c’est trop dangereux.

En Gabrielle, au fond de son crâne, une voix ricanait de chaque mot prononcé par le futur mort. « Ça, tu l’as annoncé, ça va être dangereux ! Tu risques même de ne pas y survivre, mon vieux ! »

Un soleil blanc plombait les corps et imposait le silence aux alpages qu’aucun souffle d’air ne caressait, à croire que l’astre surchauffé voulait rendre minéral ce qu’il touchait, plantes et humains compris, qu’il comptait écraser toute vie.

Gabrielle rejoignit son mari en maugréant.

— Avance, ça va.

— En es-tu certaine, ma chérie ?

— Puisque je te le dis.

Avait-il lu dans ses pensées ? Se comportait-elle, malgré elle, d’une manière différente ? Soucieuse d’exécuter son plan, elle entreprit de le rassurer par un large sourire.

— En fait, je suis contente d’être remontée ici. J’y venais souvent avec mon père pendant mon enfance.

— Ça, siffla-t-il en jetant un regard panoramique sur les flancs escarpés, on se sent petit ici ! La voix intérieure grinça : « Petit, tu le seras bientôt davantage. »

Ils reprirent l’ascension, lui devant, elle derrière. Surtout ne pas flancher. Le pousser sans hésiter quand il faudra. Ne pas le prévenir. Éviter de soutenir son regard. Se concentrer sur le mouvement judicieux. L’efficacité, seule l’efficacité compte. La décision, elle, a été prise depuis longtemps, Gabrielle ne reviendra pas dessus.

Il commençait à aborder le virage scabreux. Gabrielle pressa l’allure sans attirer l’attention. Crispée, hâtive, la respiration gênée par la nécessité d’être discrète, elle manqua glisser sur une

pierre déchaussée. « Ah non, s’esclaffa la voix, pas toi ! Tu ne vas pas avoir un accident alors que la solution approche. » Dans cette défaillance, elle puisa une énergie gigantesque, se rua sur le dos qu’elle suivait et envoya à pleine force son poing au creux de ses reins.

L’homme se cambra, perdit l’équilibre. Elle porta le coup de grâce en frappant les deux mollets de son pied.

Le corps jaillit du sentier et commença sa chute dans le vide. Effrayée, Gabrielle se plaqua en arrière, épaule contre la pente, pour ne pas tomber et pour éviter de voir ce qu’elle avait déclenché.

L’entendre lui suffit…

Un cri retentit, déjà lointain, chargé d’une abominable angoisse, puis il y eut un choc, un deuxième choc, pendant lesquels la gorge hurla encore de douleur, puis de nouveaux chocs, des sons de brisures, de déchirements, quelques roulis de pierres, et puis, soudain, un vrai silence. Voilà ! Elle avait réussi. Elle était délivrée.

Autour d’elle, les Alpes offraient leur paysage grandiose et bienveillant. Un oiseau planait, immobile, au-dessus des vallées, accroché à un ciel pur, lavé. Nulle sirène ne retentissait pour l’accuser, aucun policier ne surgissait en brandissant des menottes. La nature l’accueillait, souveraine, sereine, complice, en accord avec elle.

Gabrielle se détacha de la paroi et pencha la tête au-dessus du gouffre. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne repérât le corps disloqué qui ne se trouvait pas dans la direction où elle le cherchait. Fini ! Gab avait cessé de respirer. Tout était simple. Elle n’éprouvait aucune culpabilité, seulement un soulagement. Du reste, elle ne se sentait déjà aucun lien avec le cadavre qui gisait là-bas.

Elle s’assit et cueillit une fleur bleu pâle qu’elle mâchouilla. Maintenant, elle aurait le temps de paresser, de méditer, elle ne serait plus obsédée par ce que Gab faisait ou lui dissimulait. Elle renaissait.

Combien de minutes demeura-t-elle ainsi ? Un bruit de cloche, quoique assourdi par la distance, l’arracha à son extase. Les moutons. Ah oui, il fallait redescendre, jouer la comédie, donner l’alerte. Maudit Gab ! À peine était-il parti qu’elle devait encore lui consacrer son temps, déployer des efforts pour lui, se contraindre ! La laisserait-il jamais tranquille ?

Elle se redressa, rassérénée, fière d’elle. L’essentiel accompli, elle n’avait plus guère à avancer pour gagner sa paix.

Rebroussant chemin, elle se rappela son scénario. Comme c’était curieux de se souvenir de ça, d’un projet qui avait été conçu en un temps différent, un temps où Gab l’encombrait de sa présence. Un autre temps. Un temps déjà lointain.

Elle marchait d’un pas leste, plus vite qu’elle n’aurait dû, car son essoufflement l’aiderait à convaincre les gens qu’elle était bouleversée. Elle devait juguler son euphorie, escamoter sa joie devant ces trois ans de fureur qui disparaissaient, trois ans où des indignations cuisantes et aiguës avaient planté leurs flèches dans l’intérieur de son crâne. Il ne lui servirait plus du « ma vieille », il ne lui infligerait plus ce regard de pitié qu’il avait eu tantôt en lui tendant la main, il ne prétendrait plus qu’ils étaient heureux alors que c’était faux. Il était mort. Alléluia. Vive la liberté.

Après deux heures de marche, elle aperçut des randonneurs et courut dans leur direction.

— Au secours ! Mon mari ! S’il vous plaît ! À l’aide !

Tout s’enchaîna merveilleusement. Elle tomba au sol en s’approchant d’eux, se blessa, fondit en larmes et raconta l’accident. Ses premiers spectateurs mordirent à l’hameçon et avalèrent l’ensemble, l’histoire autant que son chagrin. Leur groupe se scinda : les femmes l’accompagnèrent dans la vallée tandis que les hommes partaient à la recherche de Gab.

À l’hôtel Bellevue, son arrivée avait dû être précédée d’un coup de téléphone car le personnel au complet l’accueillit avec des têtes de circonstance. Un gendarme au visage incolore lui annonça qu’un hélicoptère emmenait déjà l’équipe de secouristes.

Au mot « secouristes », elle frissonna. Comptaient-ils le retrouver en vie ? Gab aurait-il pu réchapper à sa chute ? Elle se rappela son cri, la cessation des cris puis le silence, et en douta. — Vous… vous croyez qu’il peut être vivant ?

— Nous avons cet espoir, madame. Était-il en bonne condition physique ?

— Excellente mais il a fait une chute de plusieurs centaines de mètres, en rebondissant sur les rochers.

— On a déjà vu des cas plus surprenants. Tant que nous ne savons pas, notre devoir est de rester optimistes, chère madame.

Impossible ! Soit elle était folle, soit lui l’était. Prononçait-il ces phrases parce qu’il détenait des renseignements ou répétait-il des formules stéréotypées ? La seconde solution sans doute… Gab ne pouvait avoir survécu. À supposer que, par miracle, il soit rescapé, il devait être brisé, traumatisé, perclus d’hémorragies internes et externes, incapable de parler ! Allons, si ce n’était déjà accompli, il allait mourir dans les heures qui viendraient. Aurait-il eu le temps d’articuler quelque chose aux brancardiers ? Juste avant qu’on le treuille dans l’hélicoptère ? L’aurait-il dénoncée ? Improbable. Qu’avait-il compris ? Rien. Non, non, non, et mille fois non.

Elle plongea sa tête entre les mains et les témoins pensèrent qu’elle priait en étouffant ses larmes ; en réalité, elle pestait contre le gendarme. Quoiqu’elle fût sûre d’avoir raison, cet abruti lui avait fichu des doutes ! Voilà qu’elle tremblait de peur, désormais !

Soudain une main se posa sur son épaule. Elle sursauta. Le chef des secouristes la fixait avec une mine de cocker battu.

— Il va falloir être courageuse, madame.

— Comment est-il ? cria Gabrielle, déchirée par l’angoisse.

— Il est mort, madame.

Gabrielle poussa un hurlement. Dix personnes se précipitèrent sur elle pour l’apaiser, la consoler. Sans vergogne, elle cria et sanglota, bien décidée à se purger de ses émotions : ouf, il ne s’en était pas sorti, il ne parlerait pas, le béat de service lui avait flanqué la trouille pour rien !

Alentour, on la plaignait. Quelle suave volupté, celle de l’assassin tenu pour une victime… Elle s’y consacra jusqu’au repas du soir que, naturellement, elle refusa de prendre. À neuf heures, la police revint vers elle pour lui expliquer qu’on devait l’interroger. Quoiqu’elle jouât l’étonnement, elle s’y attendait. Avant de passer à l’acte, elle avait répété son témoignage, lequel devait persuader qu’il s’agissait d’un accident et réfuter les doutes qui pèsent d’abord sur le conjoint lors d’un décès.

On l’emmena dans un commissariat de crépi rose où elle raconta sa version des événements en observant un calendrier qui présentait trois chatons ravissants.

Bien que ses interlocuteurs s’excusassent de lui infliger telle ou telle question, elle continuait comme si elle n’imaginait pas une seconde qu’on la soupçonnât de quoi que ce soit. Elle amadoua chacun, signa le procès-verbal et rentra à l’hôtel pour passer une nuit paisible.

Le lendemain, ses deux filles et son fils débarquèrent, flanqués de leurs conjoints, et, cette fois-ci, la situation l’embarrassa. Devant le chagrin de ses enfants aimés, elle éprouva un authentique remords, pas le regret d’avoir tué Gab, mais la honte de leur infliger cette peine. Quel dommage qu’il fût aussi leur père ! Quelle bêtise qu’elle ne les ait pas conçus avec un autre pour leur éviter de pleurer celui-là… Enfin, trop tard. Elle se réfugia dans une sorte de mutisme égaré.

Seul intérêt pratique de leur présence : ils allèrent reconnaître le cadavre à la morgue afin d’épargner leur mère. Ce qu’elle apprécia.

Ils tentèrent aussi d’intercepter les articles de la presse régionale relatant la chute tragique, n’imaginant pas que ces titres « Mort accidentelle d’un randonneur » ou « Victime de son imprudence » réjouissaient Gabrielle parce qu’ils lui confirmaient, noir sur blanc, la mort de Gab et son innocence à elle.

Un détail pourtant lui déplut : au retour de l’institut médico-légal, sa fille aînée, les yeux rougis, se crut obligée de glisser à l’oreille de sa mère : « Tu sais, Papa, même mort, était très beau. » De quoi se mêlait-elle, cette gamine ? La beauté de Gab, ça ne concernait que Gabrielle ! Gabrielle exclusivement ! N’avait-elle pas assez souffert à cause de cela ?

Après cette remarque, Gabrielle se ferma jusqu’à la fin des funérailles.

 

 

 

Lorsqu’elle retourna chez elle, à Senlis, les voisins et les amis vinrent présenter leurs condoléances. Si elle accueillit les premiers avec plaisir, elle s’exaspéra vite de devoir répéter le même récit et écouter, en écho, des banalités identiques. Derrière un visage triste, résigné, elle bouillait de colère : à quoi bon se débarrasser de son mari pour parler de lui sans cesse ! D’autant qu’elle était impatiente de filer au troisième étage, de défoncer le mur, de fouiller sa cachette et de découvrir ce qui la tourmentait. Vivement qu’on la laisse seule !

Leur hôtel particulier, proche de l’enceinte fortifiée, ressemblait aux châteaux dessinés dans les livres de contes, multipliant, sous le fouillis des rosiers grimpants, les tourelles, les créneaux, les meurtrières, les balcons sculptés, les rosaces décoratives, les envols de marches, les fenêtres aux pointes gothiques et aux vitres colorées. Avec l’expérience, Gabrielle s’appuyait sur les exclamations de ses visiteurs pour déterminer leur degré d’inculture et les avait classés en quatre catégories, du barbare au barbant. Le barbare jetait un œil hostile aux murs en grommelant : « C’est vieux, ici » ; le barbare se croyant cultivé murmurait : « C’est du Moyen Âge, non ? » ; le barbare vraiment cultivé décelait l’illusion : « Style médiéval construit au XIXe siècle ? » ; enfin le barbant criait : « Viollet-le-Duc ! » avant d’ennuyer tout le monde en commentant chaque élément que le fameux architecte et son atelier avaient pu déformer, restituer, inventer.

Une telle résidence n’avait rien de surprenant à Senlis, village de l’Oise, au nord de Paris, qui rassemblait sur sa crête maintes demeures historiques. À côté de pierres datant de Jeanne d’Arc ou de bâtisses édifiées aux XVIIe et XVIIIe siècles, celle de Gabrielle apparaissait même comme l’une des moins élégantes car récente – un siècle et demi – et d’un goût discuté. Néanmoins, leur couple y avait vécu depuis qu’elle l’avait héritée de son père et Gabrielle trouvait amusant que ses murs la dénoncent comme appartenant aux « nouveaux riches », elle qui ne s’était jamais estimée ni riche ni nouvelle.

Au troisième niveau de cette habitation qui aurait enchanté Alexandre Dumas ou Walter Scott, une pièce appartenait à Gab. Après leur mariage, il avait été convenu, afin qu’il se sentît chez lui bien qu’il s’installât chez elle, qu’il aurait la jouissance totale de cette partie sans que Gabrielle ne la lui disputât ; elle avait la permission de venir l’y rejoindre lorsqu’il s’y attardait, sinon elle ne devait pas s’y rendre.

Le lieu ne présentait rien d’exceptionnel – des livres, des pipes, des cartes, des mappemondes –, offrait un confort minimal – des fauteuils de cuir défoncés – mais comportait un orifice dans l’épais mur, obstrué par une trappe verticale. Gab l’avait ménagé vingt ans plus tôt en retirant des briques. Quand il y ajoutait un objet, il maçonnait de nouveau la surface avec un crépi afin de camoufler le réduit aux regards. À cause de ces précautions, Gabrielle savait qu’elle n’aurait pu être indiscrète sans en fournir la preuve. Par amour d’abord, par crainte ensuite, elle avait donc toujours respecté le secret de Gab. Souvent, il s’en amusait et la plaisantait, testant sa résistance…

Désormais, plus rien ne s’opposait à ce qu’elle détruise le revêtement.

Les trois premiers jours, elle aurait jugé indécent de saisir un marteau et un pied-de-biche ; de toute façon, vu l’afflux de visiteurs, elle n’en eut pas le temps. Le quatrième, notant que ni le téléphone ni la cloche extérieure ne retentissaient, elle se promit, après un tour à son magasin d’antiquités, trois cents mètres plus loin, de rassasier sa curiosité.

Presque à la sortie de la ville, l’enseigne « G. et G. de Sarlat » en lettres dorées annonçait, sobre, une boutique d’antiquités comme la région les aimait, c’est-à-dire un lieu où l’on chinait aussi bien des pièces importantes – buffets, tables, armoires – pour meubler les vastes résidences secondaires que des bibelots – lampes, miroirs, statuettes – pour décorer des intérieurs constitués. Aucun style particulier n’était représenté ici, la plupart l’étaient, y compris en d’épouvantables imitations, pourvu qu’elles aient plus de cent ans.

Les deux employés la mirent au courant des mouvements de pièces pendant les vacances fatales en Savoie puis Gabrielle rejoignit sa comptable. À l’issue d’une brève consultation, elle parcourut le magasin qui s’était rempli de commères depuis qu’on avait appris dans les rues alentour que « cette pauvre madame Sarlat » s’y trouvait.

Elle tressaillit en apercevant Paulette parmi elles.

— Ma pauvre cocotte, s’exclama Paulette, si jeune et déjà si veuve !

Paulette chercha un cendrier où poser la cigarette fumante qu’elle avait maculée d’orange à lèvres, n’en rencontra pas, l’éteignit donc sous son talon vert, sans se soucier de brûler le linoléum, et s’avança, théâtrale, vers Gabrielle en ouvrant les bras.

— Ma pauvre chérie, je suis si malheureuse de te voir malheureuse.

Gabrielle se laissa embrasser en tremblant.

Paulette demeurait la seule femme qu’elle redoutait tant celle-ci lisait la vérité dans les êtres. Considérée par beaucoup comme la pire langue de vipère, elle avait le don de traverser les parois des crânes avec un rayon laser, son regard insistant, ses yeux globuleux, pour tourner ensuite des phrases qui pouvaient démolir à jamais la réputation d’un individu.

Le temps de l’étreinte, Gabrielle s’asphyxia en mangeant quelques cheveux jaunes et secs de Paulette, épuisés par des décennies de teintures et de mises en plis, puis affronta avec bravoure ce visage luisant d’une crème bistre.

— Dis-moi, la police t’a interrogée ? Ils t’ont demandé si tu l’avais tué, bien sûr ?

« Voilà, songea Gabrielle, elle se doute déjà que c’est moi. Elle ne perd pas de temps, elle attaque aussitôt. »

Gabrielle acquiesça en pliant le cou. Paulette réagit en hurlant :

— Les salauds ! Te contraindre à ça, toi ! Toi ! Toi qui étais folle de ton Gab, qui bouffais la

moquette depuis trente ans devant lui ! Toi qui te serais fait opérer en n’importe quoi s’il te l’avait demandé, en homme ou en souris ! Ne m’étonne pas ! Des salauds ! Tous des salauds ! Sais-tu ce qu’ils m’ont fait, à moi ? Quand j’élevais mon second, Romuald, j’avais dû un jour l’amener à l’hôpital parce que le gamin s’était fichu des bleus en ratant sa sortie de bain ; figure-toi que la police est venue me chercher aux urgences pour me demander si je ne l’avais pas maltraité ! Si ! Ils m’ont traînée au poste ! En garde à vue ! Moi ! Quarante-huit heures ça a duré. Moi, la mère, je passais pour une coupable alors que j’avais conduit mon gosse à l’hôpital ! Les porcs ! Ils t’ont infligé le même sort ?

Gabrielle comprit que Paulette, loin de la suspecter, se rangeait de son côté. Elle lui donnait sa sympathie d’ex-victime. Pour elle, toute femme interrogée par la police devenait de suite, par analogie avec son cas, une innocente.

— Oui, moi aussi. Le soir même.

— Les chacals ! Combien de temps ?

— Plusieurs heures !

— Bande de rats ! Mon pauvre poussin, ça t’a humiliée, hein ?

Paulette, offrant à Gabrielle la tendresse qu’elle éprouvait pour elle-même, écrasa de nouveau son amie contre elle.

Soulagée, Gabrielle lui permit de vitupérer un bon moment puis retourna à la maison pour s’attaquer à la cachette de Gab.

À midi, elle gravit les marches, outils en main, et commença à détruire les protections. La planche sauta, découvrant un espace où quatre coffrets avaient été empilés.

Elle approcha une table basse et les y déposa. Si elle ignorait ce qu’ils contenaient, elle reconnaissait les emballages, des grandes boîtes de biscuits en métal dont les étiquettes, quoique mangées par le temps et l’humidité, indiquaient « Madeleines de Commercy », « Bêtises de Cambrai », « Coussins de Lyon » ou autres confiseries.

Elle entrouvrait un couvercle quand la cloche d’entrée la dérangea.

Quittant son travail en friche, elle ferma la porte en abandonnant la clé sur la serrure puis descendit ouvrir, décidée à dégager prestement le fâcheux.

— Police, madame ! Pouvons-nous entrer ?

Plusieurs hommes aux mâchoires sévères se tenaient sur le perron.

— Bien sûr. Que voulez-vous ?

— Êtes-vous Gabrielle de Sarlat, épouse de feu Gabriel de Sarlat ?

— Oui.

— Veuillez nous suivre, s’il vous plaît.

— Pourquoi ?

— Vous êtes attendue au commissariat.

— Si c’est pour me poser des questions sur l’accident de mon mari, cela a été fait par vos collègues savoyards.

— Il ne s’agit plus de la même chose, madame. Vous êtes suspectée d’avoir tué votre mari. Un berger vous a vue le pousser dans le vide.

 

 

 

Après dix heures de garde à vue, Gabrielle hésitait à déterminer qui elle détestait le plus, le commissaire ou son avocat. Peut-être aurait-elle excusé le commissaire… Lorsque celui-ci la tourmentait, il se contentait d’accomplir son métier, il n’y ajoutait ni vice ni passion, il essayait

honnêtement de la transformer en coupable. En revanche, son avocat la troublait car il voulait savoir. Or elle le payait pour croire, pas pour savoir ! Ce qu’elle achetait, c’était sa science des lois, sa pratique des tribunaux, son énergie à la défendre ; elle se moquait qu’il connût ou pas la vérité.

Dès qu’ils avaient été seuls, Maître Plissier, brun quadragénaire au physique avantageux, s’était penché sur sa cliente d’un air important en prenant une voix grave, le genre de voix qu’on attribue aux cow-boys héroïques dans les westerns américains doublés :

— Maintenant, à moi et rien qu’à moi, confiez la vérité, madame Sarlat. Ça ne sortira pas d’ici. Avez-vous poussé votre mari ?

— Pourquoi aurais-je fait ça ?

— Ne me répondez pas par une question. L’avez-vous poussé ?

— C’était ma réponse « pourquoi aurais-je fait ça ? ». On m’accuse d’un acte qui n’a aucun sens. J’aimais mon mari. Nous étions heureux ensemble depuis trente ans. Nous avons eu trois enfants qui peuvent en témoigner.

— Nous pouvons plaider le crime passionnel.

— Le crime passionnel ? À cinquante-huit ans ? Après trente ans de mariage ?

— Pourquoi pas ?

— À cinquante-huit ans, monsieur, si on s’aime encore, c’est qu’on s’aime bien, sur un mode lucide, harmonieux, dépassionné, sans excès, sans crise.

— Madame Sarlat, cessez de m’expliquer ce que je dois penser mais dites-moi plutôt ce que vous pensez. Vous auriez pu être jalouse.

— Ridicule !

— Il vous trompait ?

— Ne le salissez pas.

— Qui hérite de votre mari ?

— Personne, il ne possédait rien. Tout le capital m’appartient. De plus, nous étions mariés sous le régime de la séparation de biens.

— Pourtant, il a un patronyme de bonne famille…

— Oui, Gabriel de Sarlat, ça impressionne toujours. On croit que j’ai épousé une fortune alors que j’ai juste décroché une particule. Mon mari n’avait pas un sou et n’a jamais vraiment su gagner de l’argent. Notre patrimoine vient de moi, de mon père plutôt, Paul Chapelier, le chef d’orchestre. La disparition de mon mari n’améliore pas ma situation financière ; elle ne change rien, voire la gêne car c’est lui qui transportait en camionnette les antiquités que nous vendions au magasin et que, si je veux continuer, je devrai engager un employé supplémentaire.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— Je ne fais que ça, monsieur.

— Maître…

— Ne soyez pas ridicule. Je n’ai aucun intérêt à la mort de mon mari. Lui en aurait peut-être eu davantage à la mienne.

— Est-ce lui qui, dans cette intention, a essayé de vous pousser ?

— Vous êtes fou ?

— Réfléchissez. Nous pourrions accréditer cette thèse, un combat entre vous. Sur ce chemin de montagne, il décide de vous supprimer pour s’emparer de votre argent. En le repoussant, vous avez cédé à la légitime défense.

— Séparation de biens ! Il n’aurait rien touché à ma mort, pas plus que moi à la sienne. Et pourquoi inventez-vous des scénarios pareils ?

— Parce qu’un homme vous a vue, madame ! Le berger qui gardait son troupeau raconte que vous vous êtes précipitée sur votre mari et que vous l’avez poussé dans le vide.

— Il ment !

— Quel intérêt aurait-il à mentir ?

— C’est extraordinaire, ça… Moi, quand j’avance que je n’ai aucun intérêt à tuer mon mari que j’aimais, vous doutez, tandis que vous croyez le berger sous prétexte que lui n’a aucun intérêt à mentir ! Deux poids, deux mesures ! Par qui êtes-vous engagé ? Par le berger ou bien par moi ? C’est ahurissant ! Je peux vous donner cent raisons, moi, pour que votre berger mente : se rendre intéressant, devenir le héros de son canton, se venger d’une femme ou de plusieurs à travers moi, foutre la merde pour le plaisir de foutre la merde ! Et puis, à quelle distance se trouvait-il ? Cinq cents mètres ? Huit cents mètres ? Deux kilomètres ?

— Madame de Sarlat, n’improvisez pas ma plaidoirie à ma place. Nous avons contre nous un témoignage accablant : il vous a vue !

— Eh bien moi, je ne l’ai pas vu.

Maître Plissier s’arrêta pour dévisager Gabrielle. Il s’assit à côté d’elle et se passa la main sur le front, soucieux.

— Dois-je prendre cela pour un aveu ?

— Quoi ?

— Vous avez regardé autour de vous avant de pousser votre mari et vous n’avez remarqué personne. C’est bien cela que vous êtes en train de me confesser ?

— Monsieur, je suis en train de vous indiquer qu’après la chute de mon mari, j’ai regardé partout et appelé à grands cris car je cherchais du secours. Votre fameux berger ne s’est pas montré, ne m’a pas répondu. C’est curieux, ça, tout de même ! S’il avait prévenu les guides ou s’il était allé aux pieds de mon mari, peut-être que… Quand il me charge, n’est-ce pas pour se protéger lui ?

— De quoi ?

— Non-assistance à personne en danger. Je parle de mon mari. Et de moi, accessoirement.

— Pas mauvais comme idée pour retourner la situation, cependant je me réserve ce genre d’argumentation. Ce serait louche dans votre bouche.

— Ah bon ? On m’accuse d’une monstruosité mais il ne faudrait pas que j’aie l’air trop maligne, c’est agréable !

Elle feignit l’irritation quoiqu’au fond elle fût contente d’avoir compris comment manipuler son avocat.

— Je vais le traîner devant les tribunaux, ce berger, moi !

— Pour l’instant, c’est vous qui êtes mise en examen, madame.

— J’ai dû dévaler la montagne pendant des heures pour croiser des randonneurs et alerter les secours. Votre berger, s’il a vu mon mari tomber, pourquoi il n’est pas allé le soutenir ? Pourquoi il n’a prévenu personne ? Parce que si on avait réagi à temps, mon mari serait peut-être encore vivant…

Puis, excédée d’accomplir la besogne de l’avocat à sa place, elle décida de piquer une crise de larmes et sanglota une bonne dizaine de minutes.

À l’issue de ces convulsions, Maître Plissier, touché, se mit dès lors à créditer tous ses propos. Elle le méprisa davantage pour ce revirement : se laisser abuser par des sanglots, quel balourd ! Au fond, devant une femme résolue, il n’y avait pas sur terre un homme plus malin qu’un autre.

Le commissaire revint et commença son interrogatoire. Il tourna autour des mêmes points ; Gabrielle, de façon moins coupante qu’avec son avocat, répondit à l’identique.

Comme le commissaire était plus astucieux que l’avocat, après avoir exclu les mobiles d’intérêt, il revint sur le couple que Gabrielle formait avec Gab.

— Soyez franche, madame Sarlat, votre époux ne voulait-il pas vous quitter ? Avait-il une maîtresse ? Des maîtresses ? Votre relation était-elle aussi satisfaisante qu’avant ? N’aviez-vous aucun motif de reproche à son égard ?

Gabrielle comprit que son sort se jouerait sur cette zone d’ombre et adopta une tactique qu’elle conserva jusqu’au bout.

— Je vais vous déclarer la vérité, monsieur le commissaire : Gab et moi, nous étions le couple le plus chanceux de l’univers. Il ne m’a jamais trompée. Je ne l’ai jamais trompé. Essayez de trouver quelqu’un qui dise le contraire : c’est impossible. Non seulement j’aimais plus que tout au monde mon mari mais je ne guérirai pas de sa mort.

Si Gabrielle avait aperçu, à cet instant, où la mènerait quelques mois plus tard ce système de défense, peut-être n’aurait-elle pas été si fière de son idée…

 

 

 

Deux ans et demi.

Gabrielle passa en détention préventive deux ans et demi à attendre son procès.

Plusieurs fois, ses enfants tentèrent d’obtenir la liberté provisoire en arguant de la présomption d’innocence mais la justice refusa pour deux raisons, l’une essentielle, l’autre contingente : la première était le témoignage à charge du berger, la deuxième des polémiques amplifiées par les journaux concernant le laxisme des magistrats.

Malgré la dureté de la prison, Gabrielle ne déprimait pas. Après avoir attendu d’être délivrée de son mari, elle attendait d’être délivrée de cette accusation. Elle avait toujours été patiente – qualité nécessaire lorsqu’on travaille dans le commerce des antiquités – et refusait d’être entamée par cet accident de parcours.

De sa cellule, elle songeait souvent aux quatre boîtes qu’elle avait laissées sur la table basse, les boîtes contenant le secret de Gab… Quelle ironie ! Alors qu’elle avait entrepris ces actes pour les ouvrir, voilà qu’on l’avait arrêtée la main sur le couvercle. Sitôt qu’elle sortirait blanchie par les tribunaux, elle irait découvrir le mystère des boîtes à biscuits. Ce serait sa récompense.

Selon Maître Plissier, le procès s’annonçait sous une lumière favorable : les éléments de l’enquête allaient dans leur sens ; tous les témoins, à l’exception du berger, devenaient des témoins à décharge, se rangeant derrière le banc de la défense ; et, du commissaire au juge d’instruction, Gabrielle s’était montrée de plus en plus persuasive à mesure que les interrogatoires se succédaient.

Car Gabrielle savait parfaitement comment bien mentir : il suffisait de dire la vérité. Elle l’avait appris de son père, Paul Chapelier, qu’elle accompagnait, enfant, dans ses déplacements professionnels. Lorsque ce talentueux chef d’orchestre ne dirigeait pas lui-même les musiciens, il assistait à des concerts à l’issue desquels sa notoriété l’obligeait à passer en coulisses pour complimenter les artistes. Soucieux de ne pas froisser des collègues avec lesquels il avait joué ou pourrait jouer, il choisissait de ne formuler que ce qu’il avait apprécié ; virant les critiques négatives, il n’échangeait que sur les points positifs et, s’il n’y avait qu’un seul misérable détail digne de louange, il s’en emparait, l’amplifiait, le développait. Il ne mentait donc jamais, sinon par omission. Dans ses conversations, les interprètes le sentaient sincère et restaient libres de comprendre davantage, les prétentieux le donnant pour enthousiaste et les lucides prisant sa courtoisie. Paul Chapelier répétait à sa fille : « Je n’ai pas assez de mémoire pour faire un bon menteur. » En ne livrant que la vérité et en évitant de s’épancher sur ce qui fâche, il avait réussi à ne pas se contredire et à collectionner les amis dans un milieu pourtant cannibale.

Gabrielle avait adopté sa méthode durant ces deux ans et demi. Pour parler de Gab, elle ne se remémorait que la période radieuse, la période d’amour intense et partagé. Lui s’appelait Gabriel, elle Gabrielle ; ensemble ils devinrent Gab et Gaby. Les hasards de la vie et de l’état civil leur firent un cadeau rare, porter, après mariage, le même nom à la syllabe près, Gabriel (le) de Sarlat. Selon elle, cette identité commune exprimait la force de leur couple, l’indestructibilité de leur union. À ces fonctionnaires payés pour l’écouter, Gabrielle racontait son coup de foudre immédiat pour ce jeune homme qu’elle trouva timide alors qu’il n’était que bien élevé, leur long flirt, leurs escapades, la demande en mariage embarrassée au père artiste que le garçon admirait, la cérémonie à l’église de la Madeleine où retentit un orchestre symphonique au complet. Sans qu’on l’en priât, elle évoquait son attraction inentamée pour ce corps net, élégant, jamais guetté par la graisse ni l’épaississement après cinquante ans, comme si la minceur était une qualité aristocratique livrée avec la particule. Elle égrenait leur bonheur en un interminable chapelet, les enfants, les mariages des enfants, les naissances de petits-enfants, et, malgré le temps qui s’écoule, un homme au physique intact, aux sentiments intacts, au regard intact sur elle, toujours empressé, respectueux et désirant. De temps en temps, elle se rendait compte qu’elle provoquait un malaise chez ses auditeurs, un trouble qui tenait de l’envie ; un jour, le juge d’instruction alla jusqu’à soupirer :

— C’est trop beau pour être vrai, madame, ce que vous me racontez.

Elle le considéra avec compassion et murmura :

— Avouez plutôt que c’est trop beau pour vous, monsieur.

Gêné, il n’insista pas. D’autant que les proches du couple, enfants, gendres, bru, amis, voisins, confirmèrent cet amour idyllique. Pour clore le dossier d’instruction, l’inculpée passa deux fois au détecteur de mensonge avec succès.

La détention avait instauré une solitude chez Gabrielle dont elle ne s’échappait qu’en rejoignant ses souvenirs. Du coup, Gab avait pris une place accrue et insensée dans sa nouvelle vie de prisonnière : soit elle parlait de lui, soit elle pensait à lui. Qu’elle fût isolée ou en compagnie, il était là, lui et lui seul, bienveillant, réconfortant. Fidèle.

Le problème, c’est qu’à force de ne dire que des choses vraies, on finit par les croire. En occultant les trois dernières années de sa vie avec Gab, en ne dévoilant que vingt-sept ans de félicité, Gabrielle comprenait de moins en moins ce qui s’était passé, ce qui l’avait changée. Tout juste si elle se souvenait du « déclic », cette phrase qui l’avait alertée… Mieux valait ne plus y penser, d’ailleurs, à quoi bon ! La Gaby qui, à cause du « déclic », avait été capable de tuer son mari, cette femme-là, la meurtrière, elle ne devait plus exister jusqu’à l’acquittement ; Gabrielle la noya donc dans un puits d’oubli, se coupa des mobiles et raisons qui l’avaient conduite à trucider Gab, et condamna cette zone de son esprit en elle.

À force de l’évoquer, elle redevenait la Gabrielle amoureuse et aimée, incapable de porter la main sur cet homme. Telle une actrice qui, contrainte à fréquenter un personnage, finit par s’identifier et débarque, hallucinante de vérité, sur un plateau de cinéma, Gabrielle arriva à son procès en héroïne inconsolable victime d’une odieuse accusation.

Dès le premier jour d’audience, un consensus se dégagea en sa faveur. Au deuxième, les reporters parlaient déjà d’une imputation infondée. Au troisième, des inconnues pleuraient à chaudes larmes au dernier rang de la salle comble en prenant parti pour l’innocente bafouée. Au quatrième, ses enfants passèrent en boucle aux journaux télévisés pour exprimer leur émotion et leur indignation. Gabrielle traversait les interrogatoires et suivait les auditions des témoins avec une attention serrée ; elle veillait à ce que rien, ni chez elle ni chez les autres, n’entamât la version qu’elle avait construite ; on aurait cru un compositeur scrupuleux assistant aux répétitions de son œuvre, la partition sur les genoux.

Comme prévu, le berger se révéla assez catastrophique lors de son témoignage. Non seulement il parlait un français approximatif – or, dans ce pays, une faute de syntaxe ou de vocabulaire ne trahit pas qu’un manque d’éducation, elle révèle une agression contre la société entière, elle s’assimile à un blasphème craché au culte national de la langue –, mais il se plaignit d’avoir dû avancer l’argent de son billet pour « monter sur Compiègne », et grommela un bon quart d’heure sur ce thème. Questionné par Maître Plissier, il commit ensuite la maladresse d’avouer reconnaître Gabrielle de Sarlat « par sa photo dans les journaux » puis n’apporta que des explications odieuses sur sa mollesse à secourir le corps, « c’est sûr qu’après une chute pareille, ça ne pouvait être que de la charpie, pas besoin d’aller vérifier, je ne suis pas con, quand même ».

En dehors du berger, tout corroborait l’innocence de Gabrielle. L’avant-dernier jour, elle se détendit un peu. Du coup, lorsque le médecin de famille vint à la barre, elle ne s’attendit pas à être fauchée par l’émotion. Le docteur Pascal Racan, fidèle ami du couple Sarlat, racontait plusieurs anecdotes anodines concernant Gab et Gaby, au milieu desquelles celle-ci :

— Rarement vu un couple aussi amoureux. Lorsque l’un d’eux entreprenait quelque chose, ce n’était pas pour lui, c’était pour l’autre. Ainsi, Gaby voulait continuer à plaire à son mari et, pour ce, pratiquait le sport, me demandait des conseils de diététique. Gab lui, quoique sec et mince, souffrait d’hypertension et s’inquiétait, non pas de cette maladie contrôlée par de bons médicaments, mais des effets du traitement. Comme vous le savez, les bêtabloquants baissent la libido, diminuent l’appétit sexuel. Il venait fréquemment m’en parler car il craignait que sa femme pense qu’il la désirait moins. Ce qui était faux, il avait juste moins envie. Jamais vu une telle angoisse chez un homme. Jamais connu quelqu’un aussi soucieux de sa compagne. Dans ces cas-là, la plupart des hommes ne pensent qu’à eux, qu’à leur santé ; et lorsqu’ils constatent que l’appétence décroît, ça les arrange, ça diminue leur taux de relations adultères, ils sont ravis de devenir plus vertueux pour des raisons médicales sans que ça leur coûte d’efforts. Gab, lui, ne songeait qu’à la réaction de Gaby.

En entendant ce détail inconnu d’elle, Gabrielle fut incapable de retenir une crise de larmes. Elle promit de se rétablir mais, bouleversée, n’y parvint pas, de sorte que Maître Plissier demanda une suspension d’audience que la cour lui accorda.

Les membres de l’assistance crurent comprendre pourquoi Gabrielle avait été émue. Celle-ci n’avoua rien à Maître Plissier mais, dès qu’elle se montra capable de parler, elle lui formula une requête :

— S’il vous plaît, je m’enfonce, je ne résiste plus… Pouvez-vous demander un service à ma fille aînée ?

— Oui.

— Qu’elle m’apporte ce soir à la prison les quatre boîtes à biscuits qui se trouvent sur une petite table basse, dans la pièce de leur père. Elle comprendra de quoi je parle.

— Il n’est pas évident qu’elle ait le droit de vous communiquer cela au parloir.

— Oh, je vous en supplie, je vais m’effondrer.

— Allons, allons, plus que vingt-quatre heures. Demain sera le dernier jour, le jour des plaidoiries. Nous serons fixés le soir.

— J’ignore ce qui sera décidé demain, vous aussi, malgré votre confiance et votre talent. Allons, maître, s’il vous plaît, je ne peux plus tenir, je vais faire une bêtise.

— En quoi ces boîtes de biscuits…

— S’il vous plaît. Je ne supporte plus rien, je ne réponds pas de moi.

Il comprit qu’elle le menaçait, sincère, d’attenter à sa vie. Constatant son trouble, redoutant qu’elle n’aille pas jusqu’au bout d’un procès dont l’issue lui semblait victorieuse – une pierre blanche dans sa carrière –, il eut peur d’un faux pas et jura qu’il apporterait lui-même les boîtes qu’elle demandait. Tant pis, il prendrait le risque !

À sa vive surprise, car elle ne l’avait pas habitué aux effusions, il fut saisi aux épaules par Gabrielle qui l’embrassa.

L’audience reprit mais Gabrielle n’y prêta pas l’oreille, elle ne songeait qu’au témoignage du médecin, aux boîtes à secrets, au « déclic », à ce qu’elle taisait depuis deux ans et demi.

De retour dans la fourgonnette qui la ramenait à la prison, elle relâcha ses jambes et réfléchit. À force de n’écouter que des gens qui parlaient d’elle et de lui sans savoir, elle finissait par brasser des idées confuses.

Pourquoi l’avait-elle tué ?

À cause du « déclic »… Se serait-elle trompée ?

À la prison, elle demanda la permission exceptionnelle d’aller à la douche. À cause de son comportement exemplaire et du traitement complaisant que les médias donnaient à son procès, elle l’obtint.

Elle se glissa sous l’eau presque brûlante. Se laver ! Se purifier des sottises qu’elle avait pu débiter ou entendre ces derniers jours. Repenser à ce qui s’était passé, au « déclic »…

 

 

 

Le « déclic » était venu de Paulette… Lorsque cette grande femme dégingandée aux traits virils vint s’établir avec son mari à Senlis, elle fréquenta souvent le magasin de Gabrielle pour meubler et décorer sa nouvelle maison. Même si, au premier abord, elle la jugea vulgaire par son apparence – autant de couleurs sur Paulette que sur un perroquet du Brésil – et par son verbe, Gabrielle se divertissait beaucoup avec cette cliente car elle appréciait son insolence, son mépris du qu’en-dira-ton, ses reparties percutantes, incongrues mais pertinentes. Plusieurs fois, elle la défendit contre son personnel ou des chalands effarouchés. Elle lui accorda un crédit particulier : la nouvelle venue avait le don de repérer les coups tordus. Méfiante et perspicace, Paulette attira son attention sur un trafic de fausses opalines, puis sur un gang qui démontait les cheminées anciennes ; enfin et surtout, elle repérait d’un seul coup d’œil les vices et les secrets des villageois, dépravations obscures que Gabrielle soit méconnaissait, soit avait mis des années à découvrir. Éblouie par la clairvoyance de Paulette, Gabrielle aimait passer du temps avec elle, assise sur les fauteuils à vendre.

Un jour, alors qu’elles bavardaient, Gabrielle remarqua l’œil noir de Paulette qui, de côté, tel celui d’un oiseau, suivait par accrocs les mouvements d’un intrus. L’objet de scrutation était Gab, que Paulette n’avait encore pas rencontré. Amusée d’apprendre ce qu’elle en dirait, Gaby ne lui signala pas que son mari adoré venait de débouler au magasin. Si la conversation roulait, Gabrielle saisissait bien que Paulette ne perdait pas une miette des déplacements, des attitudes et réflexions de Gab.

— Qu’en penses-tu ? demanda soudain Gabrielle en lançant un clin d’œil en direction de Gab. — Celui-là ? Oh là là, c’est le parfait faux cul. Trop poli pour être honnête. Hypocrite de chez hypocrite. Avec mention spéciale et compliments de la maison.

Gabrielle fut si déconcertée qu’elle demeura bouche ouverte jusqu’à ce que Gab se précipitât vers elle, l’embrassât puis saluât Paulette.

Dès qu’elle comprit sa bévue, celle-ci changea d’attitude, s’excusa le lendemain de sa réflexion auprès de Gabrielle, mais il était trop tard : le ver s’était introduit dans le fruit.

À partir de cet instant, jour après jour, l’œil que porta Gaby sur Gab changea. Si Paulette avait affirmé cela, il y avait une cause : elle ne se trompait jamais ! Gaby observa Gab comme s’il lui était devenu étranger, s’efforçant d’oublier tout ce qu’elle savait de lui, ou ce qu’elle croyait savoir. Pis, elle tenta de justifier le jugement de Paulette.

À son extrême surprise, ce ne fut pas difficile.

Gab de Sarlat, poli, courtois, habillé avec un goût négligé dans le style gentleman-farmer, disponible pour rendre service, assidu aux offices religieux, peu enclin aux excès de langage ou de pensée, pouvait fasciner autant qu’horripiler. Traditionnel dans ses sentiments, ses discours et son comportement – voire son physique –, il attirait les gens pour les mêmes raisons qu’il en éloignait d’autres, certes peu nombreux : il avait l’air parfait, idéal.

Suspecté par l’instinct de la féroce Paulette, il posa soudain à Gabrielle le même problème que deux ou trois meubles dans sa vie d’antiquaire : original ou imitation ? Soit on voyait en lui un honnête homme soucieux de son prochain, soit on y repérait une imposture.

En quelques semaines, Gabrielle se convainquit qu’elle vivait avec une escroquerie. En prenant une à une les qualités de Gab, elle retournait la carte et découvrait le défaut. Son calme ? La carapace d’un hypocrite. Sa galanterie ? Une façon de canaliser une libido débordante et d’attirer de futures proies. Sa gentillesse envers les sautes d’humeur qui affectaient Gabrielle ? Une indifférence abyssale. Son mariage d’amour, union osée d’un noble avec une roturière ? Un contrat d’argent. Sa foi catholique ? Un costume de tweed en plus, un habit de respectabilité. Ses valeurs morales ? Des mots pour masquer ses pulsions. Soudain, elle soupçonna que l’aide qu’il apportait au magasin – les transports de meubles, soit lors de l’acquisition, soit lors de la livraison – n’était qu’un alibi destiné à lui déblayer du temps libre, assurer des déplacements discrets. Et s’il rejoignait des maîtresses à ces occasions ? Pourquoi, après vingt-sept ans de confiance amoureuse, Gabrielle se laissa-t-elle gangrener par le doute ? Le poison instillé par Paulette n’expliquait pas tout ; sans doute Gabrielle avait-elle du mal, l’âge venant, à affronter les modifications de son corps, l’empâtement contre lequel elle luttait, les rides qui s’approfondissaient, la fatigue plus lourde, l’éclatement de vaisseaux sanguins sur ses jambes naguère si belles… Si elle douta facilement de Gab, ce fut aussi parce qu’elle doutait d’elle, de ses attraits. Elle s’emportait contre lui parce qu’il vieillissait mieux qu’elle, parce qu’il plaisait toujours, parce que les jeunes filles lui souriaient avec plus de spontanéité que les jeunes hommes à Gabrielle. En société, sur la place du marché, à la plage ou dans les rues, il était encore remarqué alors que Gabrielle se trouvait transparente. Quatre mois après le « déclic » de Paulette, Gabrielle ne supportait plus Gab. Elle ne se supportait pas davantage : chaque matin, son miroir lui présentait une étrangère qu’elle détestait, une femme large au cou épais, à la peau couperosée, aux lèvres crevassées, aux bras mous, affectée d’un épouvantable bourrelet sous son nombril que, même en s’affamant, elle n’arrivait pas à diminuer, ses régimes ne contribuant pas à la rendre enjouée. Elle n’allait pas gober que Gab aimait ça ! Qui pouvait aimer ça ? Personne ! Du coup, toutes les douceurs – sourires, attentions, amabilités, gestes tendres – que Gab avait pour elle le reste du jour la blessaient. Quel hypocrite ! Paulette avait tiré dans le mille : un faux cul de la Maison Faux Cul, exemplaire certifié conforme ! Il finit par la dégoûter. Comment peut-on se montrer si mielleux ?

Le seul moment où il ne feignait pas, c’était lorsqu’il s’exclamait, quoique sur un ton affectueux, « ma vieille ». Ça, allez comprendre pourquoi, ça lui échappait ! Gabrielle haïssait ces occasions ; à chaque fois, son dos frémissait comme si on la fouettait.

Elle commença à songer au divorce. Cependant, lorsqu’elle s’imaginait devant un avocat ou ses enfants pour justifier la séparation, elle réalisait qu’elle manquait d’arguments recevables. Ils allaient s’opposer : Gab est merveilleux, comment peux-tu énoncer des bêtises pareilles ? Sa fille aînée serait capable de l’envoyer chez un psychiatre – elle envoyait ses enfants chez le psychiatre. Il fallait s’y prendre autrement.

Elle décida de réunir des preuves contre Gab. « Les hommes, avait clamé la péremptoire Paulette, il faut les pousser à bout pour voir ce qu’ils ont dans le moteur. » Variant d’avis sur tout, désirant fréquenter tel restaurant puis refusant, chamboulant à quinze reprises la date ou la destination des vacances, elle multiplia les caprices pour le débusquer et obtenir qu’il sortît de ses gonds. En vain, à chaque occasion, il se pliait à sa nouvelle exigence. Au plus parvint-elle à déclencher un soupir, une lueur de fatigue au fond de ses prunelles le soir où elle se révéla fort odieuse. « Qu’est-ce qu’il a dans la culotte ? » aurait dit Paulette. Ce fut la question qu’elle se posa alors. Au lit, depuis quelque temps, s’ils échangeaient des gestes tendres, plus grand-chose ne se produisait. Certes elle en avait moins envie qu’auparavant, estimant qu’ils avaient copulé à foison et qu’après des décennies, remettre ça, c’est comme passer des vacances au même endroit : lassant. Si elle s’en était accommodée, elle réfléchit et se demanda si cette paix n’avait pas une autre signification pour lui. Ne profitait-il pas de ses excursions en camionnette pour la tromper ? Du coup, elle s’imposa lors de ses voyages. Il s’en déclara ravi et devisa avec entrain pendant les centaines de kilomètres qu’ils parcoururent ensemble ces semaines-là. À deux reprises, il lui proposa de s’arrêter pour faire l’amour, une fois à l’arrière de la voiture, une autre au milieu d’un pré. Bien qu’elle acceptât, elle en fut catastrophée. C’était la preuve ! La preuve qu’en déplacement, il avait l’habitude d’assouvir ses besoins sexuels.

Elle cessa de participer aux expéditions et s’assombrit, communiquant de moins en moins, sauf avec Paulette. Celle-ci se révélait intarissable sur les trompeurs masculins.

— En ce moment, ces crétins sont piqués par leurs femmes parce qu’elles regardent les appels qu’ils composent ou reçoivent sur leur téléphone portable. Je m’attends à ce que les détectives privés défilent dans la rue pour protester contre le tort que le portable occasionne à leur chiffre d’affaires, rayon adultère.

— Et quand l’homme n’a pas de portable ? demanda Gabrielle en songeant à Gab qui refusait qu’elle lui en offrît un.

— L’homme qui n’a pas de portable, méfiance ! Méfiance absolue ! Celui-là, c’est le roi des rois, l’empereur des enfoirés, le prince des abuseurs. Celui-là, il travaille à l’ancienne, il ne veut pas être découvert, il se sert des cabines téléphoniques qui ne laissent pas de traces. Il sait que l’adultère n’a pas été créé avec le portable et il continue les combines éprouvées qu’il a peaufinées pendant des années. Celui-là, c’est le James Bond de la saillie illégitime : tu le traques mais tu ne le coinces pas. Bon courage !

Dès lors, Gabrielle développa une obsession relative à la cachette du troisième étage. Les secrets de Gab devaient être là, les preuves de sa perversité aussi. Plusieurs fois elle s’y rendit avec des outils, désireuse de défoncer le mur ; chaque fois la honte la retint. Plusieurs fois elle essaya d’entortiller Gab en réalisant un numéro de séduction dont le but consistait à le décider à l’ouvrir ; chaque fois, il inventait un nouvel argument pour se dérober : « Il n’y a rien dedans », « Tu vas te moquer de moi », « Il sera toujours assez tôt pour que tu le découvres » « N’ai-je pas droit à mes petits secrets ? », « Ça te concerne mais je ne veux pas que tu saches. » Ces refus contradictoires les uns avec les autres agaçaient Gabrielle au plus haut point, jusqu’à ce qu’il prononçât cette phrase : « Tu le découvriras après ma mort, ce sera bien assez tôt. »

Cet avertissement l’indigna ! Quoi, elle devrait attendre dix ans, vingt ans, trente ans, pour avoir la preuve qu’il s’était moqué d’elle toute sa vie et qu’elle avait partagé son existence avec un arriviste sournois ! Il la provoquait ou quoi ?

— Tu es taiseuse, en ce moment, ma Gabrielle, s’exclamait Paulette lorsqu’elles prenaient un thé ensemble.

— Je ne formule jamais ce qui ne va pas. J’ai été élevée comme ça. Mon père m’a fourré dans la tête qu’on ne devait exprimer que les pensées positives ; les autres, on devait les garder pour soi.

— Foutaises ! Faut t’extérioriser, cocotte, sinon tu vas faire un cancer. Les femmes qui se taisent font des cancers. Moi, je n’aurai pas de cancer parce que je gueule et je râle toute la journée. Tant pis si j’emmerde : je préfère que ce soient les autres qui souffrent plutôt que moi. C’est ainsi que le projet prit forme – se désengluer des doutes, donc supprimer Gab –, projet qui trouva son exécution dans les Alpes.

 

 

 

Les cheveux mouillés, Gabrielle fut ramenée dans sa cellule et s’effondra sur le lit pour continuer à réfléchir. Voilà ce qui s’était passé dans son crâne pendant les trois dernières années de leur couple, voilà ce qu’elle celait à chacun, voilà comment sa vie s’était vidée de sa saveur et de son sens pour se réduire à un cauchemar continu. Au moins, tuer Gab, ce fut agir, en finir avec cette intolérable inquiétude. Elle ne le regrettait pas. Or, cet après-midi, le témoignage du médecin l’avait violentée : elle avait appris pourquoi Gab se montrait moins sensuel, et la souffrance qu’il en retirait. Cette remarque avait entaillé son bloc de convictions.

Pourquoi ne le découvrait-elle que maintenant ? Auparavant, elle croyait qu’il l’évitait pour consacrer son énergie à ses maîtresses. Cet irresponsable de docteur Racan n’aurait pas pu lui en parler plus tôt ?

— Gabrielle de Sarlat au parloir. Votre avocat vous attend.

Ça ne pouvait pas tomber mieux.

Maître Plissier avait posé sur la table les quatre boîtes en fer.

— Voilà ! Maintenant, expliquez-moi.

Gabrielle ne répondit pas. Elle s’assit et ouvrit, vorace, les couvercles. Ses doigts agitèrent les papiers qui gisaient à l’intérieur, puis en tirèrent certains pour les déchiffrer, d’autres encore, d’autres…

Après quelques minutes, Gabrielle tomba sur le sol, prostrée, suffoquant. Maître Plissier alerta les gardiennes, lesquelles l’aidèrent à déplier la prisonnière, l’obligèrent à respirer. Une civière

emporta Gabrielle à l’infirmerie où on lui administra un calmant.

Une heure plus tard, ayant retrouvé son souffle, elle demanda où était passé son avocat. On l’informa qu’il était reparti avec les boîtes pour se préparer à l’audience. Après avoir supplié qu’on lui donnât un sédatif, Gabrielle sombra dans l’inconscience. Tout plutôt que penser à ce que recelaient les coffrets métalliques.

 

 

 

Le lendemain, eurent lieu les plaidoiries. Gabrielle ressemblait à son vague souvenir, pâle, hagarde, l’œil humide, le teint brouillé, les lèvres exsangues. Aurait-elle voulu attendrir les jurés, elle n’aurait pu mieux s’arranger.

L’avocat général tint un réquisitoire plus volontaire que dur qui n’impressionna guère. Puis Maître Plissier, les manches frémissantes, se leva tel un soliste appelé pour son morceau de bravoure.

— Que s’est-il passé ? Un homme est mort en montagne. Éloignons-nous de l’acte et considérons les deux versions opposées qui nous réunissent devant la cour : accident, dit son épouse ; assassinat, prétend un berger inconnu. Éloignons-nous davantage, mettons-nous très loin, à peu près aussi loin que le berger, si c’est possible de distinguer quelque chose avec un tel recul, et cherchons maintenant les raisons d’un meurtre. Il n’y en a pas ! En général, il m’est difficile d’exercer ma fonction d’avocat car je défends une personne que tout accuse. Dans le cas de Gabrielle Sarlat, rien ne l’accuse, rien ! Ni motifs ni mobiles. Pas d’argent en jeu. Pas de conflits de couple. Pas de trahisons. Rien ne l’accuse sauf un. Un homme. Enfin, un homme qui vit avec les bêtes, un garçon qui ne sait ni lire ni écrire, rebelle au système scolaire, incapable de s’insérer dans la société sinon en s’en isolant. Bref, ce berger, un employé qu’il me serait aisé de charger car il a été renvoyé par différents patrons, un travailleur qui ne donne satisfaction à personne, un mâle sans femmes ni enfants, bref, ce berger l’a vue. À quelle distance se tenait-il ? Ni à deux cents mètres, ni à trois cents mètres, ce qui déjà handicaperait la vue de n’importe qui, mais à un kilomètre et demi, selon les données de la reconstitution ! Soyons sérieux, mesdames et messieurs, que voit-on à un kilomètre et demi ? Moi, rien. Lui, un crime. Fabuleux, non ? De plus, après avoir constaté l’attentat, il ne se précipite pas au chevet de la victime, il n’appelle ni les secours ni la police. Pourquoi ? Selon ses allégations, parce qu’il ne peut pas abandonner son troupeau. Voilà un individu qui assiste à l’assassinat de son prochain mais qui continue à penser que la vie d’animaux – qui finiront en brochettes – compte davantage… Je ne comprends pas cet homme, mesdames et messieurs. Ce ne serait pas grave s’il ne montrait du doigt une femme admirable, une épouse intègre, une mère accomplie, en l’incriminant de la dernière chose qu’elle eût souhaitée, la mort de son Gabriel, Gabriel surnommé Gab, l’amour de sa vie. Il se tourna, violent, vers les bancs des jurés.

— Alors, vous m’objecterez, mesdames et messieurs les jurés, que rien n’est jamais simple ! Même si chacun témoigne de leur amour si fort et si visible, que se passait-il derrière les crânes ? Cette femme, Gabrielle de Sarlat, avait peut-être la tête pourrie de soupçons, de jalousie, de doutes. Qui nous prouve qu’elle n’avait pas déployé une névrose paranoïaque à l’égard de son conjoint ? Outre tous les témoins que vous avez entendus ici qui n’ont pas laissé la moindre prise à une telle théorie, je voudrais ajouter, mesdames et messieurs, mon propre témoignage. Savez-vous ce que cette femme a fait, hier soir ? Connaissez-vous la seule faveur qu’elle m’ait demandée en deux ans et demi de détention préventive ? Elle m’a supplié de lui apporter quatre boîtes de biscuits dans lesquelles elle entreposait, depuis trente années, leurs lettres, ainsi que les souvenirs de leur amour. Tout s’y trouve, depuis les billets de théâtre, de concert, les menus des fiançailles, des mariages ou des anniversaires, les petits mots notés au matin et déposés sur la table de la cuisine, du sublime à l’anodin, tout ! Trente ans. Jusqu’au dernier jour. Jusqu’au départ pour ces vacances tragiques. Les gardiennes vous confirmeront qu’elle a ensuite passé des heures à pleurer en songeant à celui qu’elle avait perdu. Je vous le demande et je finirai par cette question : un assassin fait-il cela ?

Gabrielle s’effondra sur sa chaise pendant que ses enfants, ainsi que les âmes les plus sensibles de l’auditoire, retenaient avec peine leurs larmes.

La cour et le jury se retirèrent pour délibérer.

Dans le couloir où elle attendait sur un banc à côté de Maître Plissier, Gabrielle songeait aux lettres qu’elle avait feuilletées la veille. Celle qui révélait que, dès leur jeunesse, il l’appelait « ma vieille » : comment avait-elle pu l’oublier et prendre ce mot pour une cruelle moquerie ? Celle où il la décrivait, vingt-cinq ans auparavant, comme « ma violente, ma sauvage, ma secrète, mon imprévisible » : voilà ce qu’il pensait de celle qui le tuerait, « violente et imprévisible », comme il avait raison, le pauvre. Ainsi, il l’avait vraiment aimée telle qu’elle était, avec son caractère emporté, ses rages, ses colères, ses cafards, ses ruminations, lui si paisible que ces tempêtes l’amusaient.

Ainsi, le secret de son mari, c’était elle.

En imagination, elle avait détruit leur amour. Hélas, ce n’était pas en imagination qu’elle l’avait balancé dans le vide.

Pourquoi avait-elle donné tant d’importance à Paulette ? Comment avait-elle pu descendre au niveau de cette femme sordide, qui déchiffrait l’univers de façon abjecte, mesquine ? Non, trop facile, ça, d’accuser Paulette. C’était elle, la coupable. Elle, Gabrielle. Rien qu’elle. Son plus puissant argument pour perdre confiance en Gab avait été celui-ci : « Il est impossible qu’un homme aime la même femme plus de trente ans. » Maintenant, elle comprenait que le véritable argument, tapi sous le précédent, avait plutôt été : « Il m’est impossible d’aimer le même homme plus de trente ans. » Coupable, Gabrielle de Sarlat ! Seule coupable !

Sonnerie. Cavalcades. Agitation. L’audience reprenait. On avait l’impression de retourner aux courses après un entracte.

— À la question : « Les jurés estiment-ils que l’accusée a attenté volontairement à la vie de son mari ? », les jurés ont répondu non à l’unanimité. Un murmure d’approbation parcourut la salle. — Aucune charge n’est donc retenue contre Gabrielle de Sarlat. Madame, vous êtes libre, conclut le juge.

Gabrielle vécut la suite dans le brouillard. On l’embrassa, on la congratula, ses enfants pleurèrent de joie, Maître Plissier paradait. Comme remerciement, elle lui déclara qu’en l’entendant plaider, elle avait ressenti en profondeur ce qu’il disait : il était impossible, impensable, qu’une femme aussi favorisée et épanouie par son mariage ait accompli ce geste. En son for intérieur, elle ajouta que c’était une autre, une étrangère, une inconnue sans rapport avec elle.

À ceux qui lui demandaient comment elle comptait occuper son temps dans les jours qui venaient, elle ne répondit rien. Elle savait qu’elle devait entreprendre le deuil d’un homme merveilleux. Ignoraient-ils qu’une folle, deux ans et demi auparavant, lui avait enlevé son mari ? Pourrait-elle vivre sans lui ? Survivre à cette violence ?

 

 

 

Un mois après son acquittement, Gabrielle de Sarlat quitta sa demeure de Senlis, repartit dans les Alpes et loua une chambre à l’Hôtel des Adrets, non loin de l’hôtel Bellevue où elle était descendue avec son mari la dernière fois.

Le soir, sur l’étroit bureau en pin blanc qui jouxtait son lit, elle écrivit une lettre.

 

Mes chers enfants,

Même si ce procès s’est achevé par la proclamation de mon innocence et a reconnu l’impossibilité où j’étais de tuer un homme aussi merveilleux que votre père Gabriel, le seul homme que j’aie jamais aimé, il m’a rendu encore plus insupportable sa disparition. Comprenez mon chagrin. Pardonnez mon éloignement. J’ai besoin de le rejoindre.

 

Le lendemain, elle remontait au col de l’Aigle et, du chemin où elle avait poussé son mari deux ans et demi plus tôt, elle se jeta dans le vide.

 

 

FIN

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6 juin 2013

Roméo et Juliette, Shakespeare

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Shakespeare

 

Roméo et Juliette

 

Traduction de François-Victor Hugo

 

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Personnages

 

Juliette : Fille de Capulet

Roméo : Fils de Montague

Montague et Capulet : Chefs des deux maisons ennemies

Lady Montague : Femme de Montague

Lady Capulet : Femme de Capulet

La nourrice : Nourrice de Juliette

Mercutio : Parent du Prince et ami de Roméo

Benvolio : Neveu de Montague et ami de Roméo

Tybalt : Neveu de Lady Capulet

Frère Laurence : Moine franciscain

Samson et Grégoire : Valets de Capulet

Balthazar : Page de Roméo

Abraham : Valet de Montague

Pierre : valet de la nourrice

Pâris : Jeune seigneur

Escalus : Prince de Vérone

Un vieillard : Oncle de Capulet

Frère Jean : Religieux franciscain

L’apothicaire

 

 

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PROLOGUE

 

Le Chœur

 

Deux familles, égales en noblesse,

Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène,

Sont entraînées par d'anciennes rancunes à des rixes nouvelles

Où le sang des citoyens souille les mains des citoyens.

 

Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies

A pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d'amoureux

Dont la ruine néfaste et lamentable

Doit ensevelir dans leur tombe l'animosité de leurs parents.

 

Les terribles péripéties de leur fatal amour

Et les effets de la rage obstinée de ces familles,

Que peut seule apaiser la mort de leurs enfants,

Vont en deux heures être exposés sur notre scène.

 

Si vous daignez nous écouter patiemment,

Notre zèle s'efforcera de corriger notre insuffisance.

 

 

 

 

ACTE PREMIER

 

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Vérone. – Une place publique. Entrent Samson et Grégoire, armés d'épées et de boucliers.

 

Samson.

– Grégoire, sur ma parole, nous ne supporterons pas leurs brocards.

 

Grégoire.

– Non, nous ne sommes pas gens à porter le brocart.

 

Samson.

– Je veux dire que, s'ils nous mettent en colère, nous allongeons le couteau.

 

Grégoire.

– Oui, mais prends garde qu'on ne t'allonge le cou tôt ou tard.

 

Samson.

– Je frappe vite quand on m'émeut.

 

Grégoire.

– Mais tu es lent à t'émouvoir.

 

Samson.

– Un chien de la maison de Montague m'émeut.

 

Grégoire.

– Qui est ému, remue ; qui est vaillant, tient ferme ; conséquemment, si tu es ému, tu lâches pied.

 

Samson.

– Quand un chien de cette maison-là m'émeut, je tiens ferme. Je suis décidé à prendre le haut du pavé sur tous les Montagues, hommes ou femmes.

 

Grégoire.

– Cela prouve que tu n'es qu'un faible drôle ; les faibles s'appuient toujours au mur.

 

Samson.

– C'est vrai ; et voilà pourquoi les femmes étant les vases les plus faibles, sont toujours adossées au mur ; aussi, quand j'aurai affaire aux Montagues, je repousserai les hommes du mur et j'y adosserai les femmes.

 

Grégoire.

– La querelle ne regarde que nos maîtres et nous, leurs hommes.

 

Samson.

– N'importe ! je veux agir en tyran. Quand je me serai battu avec les hommes, je serai cruel avec les femmes. Il n'y aura plus de vierges !

 

Grégoire.

– Tu feras donc sauter toutes leurs têtes ?

 

Samson.

– Ou tous leurs pucelages. Comprends la chose comme tu voudras.

 

Grégoire.

– Celles-là comprendront la chose, qui la sentiront.

 

Samson.

– Je la leur ferai sentir tant que je pourrai tenir ferme, et l'on sait que je suis un joli morceau de chair.

 

Grégoire.

– Il est fort heureux que tu ne sois pas poisson ; tu aurais fait un pauvre merlan. Tire ton instrument ; en voici deux de la maison de Montague. (Ils dégainent.)

 

 

 

Entrent Abraham et Balthazar

 

Samson.

– Voici mon épée nue ; cherche-leur querelle ; je serai derrière toi.

 

Grégoire.

– Oui, tu te tiendras derrière pour mieux déguerpir.

 

Samson.

– Ne crains rien de moi.

 

Grégoire.

– De toi ? Non, Morbleu.

 

Samson.

– Mettons la loi de notre côté et laissons-les commencer.

 

Grégoire.

– Je vais froncer le sourcil en passant près d'eux, et qu'ils le prennent comme ils le voudront.

 

Samson.

– C'est-à-dire Comme ils n'oseront. Je vais mordre mon pouce en les regardant, et ce sera une disgrâce pour eux, s'ils le supportent.

 

Abraham, à Samson.

– Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ?

 

Samson.

– Je mords mon pouce, monsieur.

 

Abraham.

– Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ?

 

Samson, bas à Grégoire.

– La loi est-elle de notre côté, si je dis oui ?

 

Grégoire, bas à Samson.

– Non.

 

Samson, haut à Abraham.

– Non, monsieur ce n'est pas à votre intention que je mords mon pouce, monsieur ; mais je mords mon pouce, monsieur.

 

Grégoire, à Abraham.

– Cherchez-vous une querelle, monsieur ?

 

Abraham.

– Une querelle, monsieur ? Non, monsieur !

 

Samson.

– Si vous en cherchez une, monsieur, je suis votre homme. Je sers un maître aussi bon que le vôtre.

 

Abraham.

– Mais pas meilleur.

 

Samson.

– Soit, monsieur.

 

Entre, au fond du théâtre, Benvolio ; puis, à distance, derrière lui, Tybalt.

 

Grégoire, à Samson.

– Dis meilleur ! Voici un parent de notre maître.

 

Samson, à Abraham.

– Si fait, monsieur, meilleur !

 

Abraham.

– Vous en avez menti.

 

Samson.

– Dégainez, si vous êtes hommes ! (Tous se mettent en garde.) Grégoire, souviens-toi de ta maîtresse botte !

 

Benvolio, s'avançant la rapière au poing.

– Séparez-vous, imbéciles ! rengainez vos épées ; vous ne savez pas ce que vous faites. (Il rabat les armes des valets.)

 

Tybalt, s'élançant, l'épée nue, derrière Benvolio.

– Quoi ! l'épée à la main, parmi ces marauds sans cœur ! Tourne-toi, Benvolio, et fais face à ta mort.

 

Benvolio, à Tybalt.

– Je ne veux ici que maintenir la paix ; rengaine ton épée, ou emploie-la, comme moi, à séparer ces hommes.

 

Tybalt.

– Quoi, l'épée à la main, tu parles de paix ! Ce mot, je le hais, comme je hais l'enfer, tous les Montagues et toi. À toi, lâche !

 

Tous se battent. D'autres partisans des deux maisons arrivent et se joignent à la mêlée. Alors arrivent des citoyens armés de bâtons.

 

Premier Citoyen.

– À l'œuvre les bâtons, les piques, les partisanes ! Frappez ! Écrasez-les ! À bas les Montagues ! À bas les Capulets !

 

Entrent Capulet, en robe de chambre, et lady Capulet.

 

Capulet.

– Quel est ce bruit ?… Holà ! qu'on me donne ma grande épée.

 

Lady Capulet.

– Non ! une béquille ! une béquille !… Pourquoi demander une épée ?

 

Capulet.

– Mon épée, dis-je ! le vieux Montague arrive et brandit sa rapière en me narguant !

 

Entrent Montague, l'épée à la main, et lady Montague.

 

Montague.

– À toi, misérable Capulet !… Ne me retenez pas ! lâchez-moi.

 

Lady Montague, le retenant.

– Tu ne feras pas un seul pas vers ton ennemi.

 

Entre le Prince Escalus, avec sa suite.

 

Le Prince.

– Sujets rebelles, ennemis de la paix ! profanateurs qui souillez cet acier par un fratricide !… Est-ce qu'on ne m'entend pas ?… Holà ! vous tous, hommes ou brutes, qui éteignez la flamme de votre rage pernicieuse dans les flots de pourpre échappés de vos veines, sous peine de torture, obéissez ! Que vos mains sanglantes jettent à terre ces épées trempées dans le crime, et écoutez la sentence de votre Prince irrité ! (Tous les combattants s'arrêtent.) Trois querelles civiles, nées d'une parole en l'air, ont déjà troublé le repos de nos rues, par ta faute, vieux Capulet, et par la tienne, Montague ; trois fois les anciens de Vérone, dépouillant le vêtement grave qui leur sied, ont dû saisir de leurs vieilles mains leurs vieilles partisanes, gangrenées par la rouille, pour séparer vos haines gangrenées. Si jamais vous troublez encore nos rues, votre vie payera le dommage fait à la paix. Pour cette fois, que tous se retirent. Vous, Capulet, venez avec moi ; et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi, pour connaître notre décision ultérieure sur cette affaire, au vieux château de Villafranca, siège ordinaire de notre justice. Encore une fois, sous peine de mort, que tous se séparent !

 

Tous sortent, excepté Montague, lady Montague et Benvolio.

 

Montague.

– Qui donc a réveillé cette ancienne querelle ? Parlez, neveu, étiez-vous là quand les choses ont commencé ?

 

Benvolio.

– Les gens de votre adversaire et les vôtres se battaient ici à outrance quand je suis arrivé ; j'ai dégainé pour les séparer ; à l'instant même est survenu le fougueux Tybalt, l'épée haute, vociférant ses défis à mon oreille, en même temps qu'il agitait sa lame autour de sa tête et pourfendait l'air qui narguait son impuissance par un sifflement. Tandis que nous échangions les coups et les estocades, sont arrivés des deux côtés de nouveaux partisans qui ont combattu jusqu'à ce que le Prince soit venu les séparer

 

Lady Montague.

– Oh ! où est donc Roméo ? l'avez-vous vu aujourd'hui ? Je suis bien aise qu'il n'ait pas été dans cette bagarre.

 

Benvolio.

– Madame, une heure avant que le soleil sacré perçât la vitre d'or de l'Orient, mon esprit agité m'a entraîné à sortir ; tout en marchant dans le bois de sycomores qui s'étend à l'ouest de la ville, j'ai vu votre fils qui s'y promenait déjà ; je me suis dirigé vers lui, mais, à mon aspect, il s'est dérobé dans les profondeurs du bois. Pour moi, jugeant de ses émotions par les miennes, qui ne sont jamais aussi absorbantes que quand elles sont solitaires, j'ai suivi ma fantaisie sans poursuivre la sienne, et j'ai évité volontiers qui me fuyait si volontiers.

 

Montague.

– Voilà bien des matinées qu'on l'a vu là augmenter de ses larmes la fraîche rosée du matin et à force de soupirs ajouter des nuages aux nuages. Mais, aussitôt que le vivifiant soleil commence, dans le plus lointain Orient, à tirer les rideaux ombreux du lit de l'Aurore, vite mon fils accablé fuit la lumière ; il rentre, s'emprisonne dans sa chambre, ferme ses fenêtres, tire le verrou sur le beau jour et se fait une nuit artificielle. Ah ! cette humeur sombre lui sera fatale, si de bons conseils n'en dissipent la cause.

 

Benvolio.

– Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle ?

 

Montague.

– Je ne la connais pas et je n'ai pu l'apprendre de lui.

 

Benvolio.

– Avez-vous insisté près de lui suffisamment ?

 

Montague.

– J'ai insisté moi-même, ainsi que beaucoup de mes amis ; mais il est le seul conseiller de ses passions ; il est l'unique confident de lui-même, confident peu sage peut-être, mais aussi secret, aussi impénétrable, aussi fermé à la recherche et à l'examen que le bouton qui est rongé par un ver jaloux avant de pouvoir épanouir à l'air ses pétales embaumés et offrir sa beauté au soleil ! Si seulement nous pouvions savoir d'où lui viennent ces douleurs, nous serions aussi empressés pour les guérir que pour les connaître.

 

Roméo paraît à distance.

 

Benvolio.

– Tenez, le voici qui vient. Éloignez-vous, je vous prie ; ou je connaîtrai ses peines, ou je serai bien des fois refusé.

 

Montague.

– Puisses-tu, en restant, être assez heureux pour entendre une confession complète !… Allons, madame, partons ! (Sortent Montague et lady Montague.)

 

Benvolio.

– Bonne matinée, cousin !

 

Roméo.

– Le jour est-il si jeune encore ?

 

Benvolio.

– Neuf heures viennent de sonner.

 

Roméo.

– Oh ! que les heures tristes semblent longues ! N'est-ce pas mon père qui vient de partir si vite ?

 

Benvolio.

– C'est lui-même. Quelle est donc la tristesse qui allonge les heures de Roméo ?

 

Roméo.

– La tristesse de ne pas avoir ce qui les abrégerait.

 

Benvolio.

– Amoureux ?

 

Roméo.

– Éperdu…

 

Benvolio.

– D'amour ?

 

Roméo.

– Des dédains de celle que j'aime.

 

Benvolio.

– Hélas ! faut-il que l'amour si doux en apparence, soit si tyrannique et si cruel à l'épreuve !

 

Roméo.

– Hélas ! faut-il que l'amour malgré le bandeau qui l'aveugle, trouve toujours, sans y voir, un chemin vers son but !… Où dînerons-nous ?… ô mon Dieu !… Quel était ce tapage ?… Mais non, ne me le dis pas, car je sais tout ! Ici on a beaucoup à faire avec la haine, mais plus encore avec l'amour… Amour ! ô tumultueux amour ! ô amoureuse haine ! ô tout, créé de rien ! ô lourde légèreté ! Vanité sérieuse ! Informe chaos de ravissantes visions ! Plume de plomb, lumineuse fumée, feu glacé, santé maladive ! Sommeil toujours éveillé qui n'est pas ce qu'il est ! Voilà l'amour que je sens et je n'y sens pas d'amour… Tu ris, n'est-ce pas ?

 

Benvolio.

– Non, cousin : je pleurerais plutôt.

 

Roméo.

– Bonne âme !… et de quoi ?

 

Benvolio.

– De voir ta bonne âme si accablée.

 

Roméo.

– Oui, tel est l'effet de la sympathie. La douleur ne pesait qu'à mon cœur, et tu veux l'étendre sous la pression de la tienne : cette affection que tu me montres ajoute une peine de plus à l'excès de mes peines. L'amour est une fumée de soupirs ; dégagé, c'est une flamme qui étincelle aux yeux des amants ; comprimé, c'est une mer qu'alimentent leurs larmes. Qu'est-ce encore ? La folie la plus raisonnable, une suffocante amertume, une vivifiante douceur !… Au revoir, mon cousin. (Il va pour sortir)

 

Benvolio.

– Doucement, je vais vous accompagner : vous me faites injure en me quittant ainsi.

 

Roméo.

– Bah ! je me suis perdu moi-même ; je ne suis plus ici ; ce n'est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs.

 

Benvolio.

– Dites-moi sérieusement qui vous aimez.

 

Roméo.

– Sérieusement ? Roméo ne peut le dire qu'avec des sanglots.

 

Benvolio.

– Avec des sanglots ? Non ! dites-le-moi sérieusement.

 

Roméo.

– Dis donc à un malade de faire sérieusement son testament ! Ah ! ta demande s'adresse mal à qui est si mal ! Sérieusement, cousin, j'aime une femme.

 

Benvolio.

– En le devinant, j'avais touché juste.

 

Roméo.

– Excellent tireur !… j'ajoute qu'elle est d'une éclatante beauté.

 

Benvolio.

– Plus le but est éclatant, beau cousin, plus il est facile à atteindre.

 

Roméo.

– Ce trait-là frappe à côté ; car elle est hors d'atteinte des flèches de Cupidon : elle a le caractère de Diane ; armée d'une chasteté à toute épreuve, elle vit à l'abri de l'arc enfantin de l'Amour ; elle ne se laisse pas assiéger en termes amoureux, elle se dérobe au choc des regards provocants et ferme son giron à l'or qui séduirait une sainte. Oh ! elle est riche en beauté, misérable seulement en ce que ses beaux trésors doivent mourir avec elle !

 

Benvolio.

– Elle a donc juré de vivre toujours chaste ?

 

Roméo.

– Elle l'a juré, et cette réserve produit une perte immense. En affamant une telle beauté par ses rigueurs, elle en déshérite toute la postérité. Elle est trop belle, trop sage, trop sagement belle, car elle mérite le ciel en faisant mon désespoir. Elle a juré de n'aimer jamais, et ce serment me tue en me laissant vivre, puisque c'est un vivant qui te parle.

 

Benvolio.

– Suis mon conseil : cesse de penser à elle.

 

Roméo.

– Oh ! apprends-moi comment je puis cesser de penser.

 

Benvolio.

– En rendant la liberté à tes yeux : examine d'autres beautés.

 

Roméo.

– Ce serait le moyen de rehausser encore ses grâces exquises. Les bienheureux masques qui baisent le front des belles ne servent, par leur noirceur, qu'à nous rappeler la blancheur qu'ils cachent. L'homme frappé de cécité ne saurait oublier le précieux trésor qu'il a perdu avec la vue. Montre-moi la plus charmante maîtresse : que sera pour moi sa beauté, sinon une page où je pourrai lire le nom d'une beauté plus charmante encore ? Adieu : tu ne saurais m'apprendre à oublier

 

Benvolio.

– J'achèterai ce secret-là, dussé-je mourir insolvable ! (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE II

 

Devant la maison de Capulet. Entrent Capulet, Pâris et un valet.

 

Capulet.

– Montague est lié comme moi, et sous une égale caution. Il n'est pas bien difficile, je pense, à des vieillards comme nous de garder la paix.

 

Pâris.

– Vous avez tous deux la plus honorable réputation ; et c'est pitié que vous ayez vécu si longtemps en querelle… Mais maintenant, monseigneur, que répondez-vous à ma requête ?

 

Capulet.

– Je ne puis que redire ce que j'ai déjà dit. Mon enfant est encore étrangère au monde ; elle n'a pas encore vu la fin de ses quatorze ans ; laissons deux étés encore se flétrir dans leur orgueil, avant de la juger mûre pour le mariage.

 

Pâris.

– De plus jeunes qu'elle sont déjà d'heureuses mères.

 

Capulet.

– Trop vite étiolées sont ces mères trop précoces… La terre a englouti toutes mes espérances ; Juliette seule, Juliette est la reine espérée de ma terre. Courtisez-la gentil Pâris, obtenez son cœur ; mon bon vouloir n'est que la conséquence de son assentiment ; si vous lui agréez, c'est de son choix que dépendent mon approbation et mon plein consentement… Je donne ce soir une fête, consacrée par un vieil usage, à laquelle j'invite ceux que j'aime ; vous serez le très bienvenu, si vous voulez être du nombre. Ce soir, dans ma pauvre demeure, attendez-vous à contempler des étoiles qui, tout en foulant la terre, éclipseront la clarté des cieux. Les délicieux transports qu'éprouvent les jeunes galants alors qu'avril tout pimpant arrive sur les talons de l'imposant hiver, vous les ressentirez ce soir chez moi, au milieu de ces fraîches beautés en bouton. Écoutez-les toutes, voyez-les toutes, et donnez la préférence à celle qui la méritera. Ma fille sera une de celles que vous verrez, et, si elle ne se fait pas compter elle peut du moins faire nombre. Allons, venez avec moi… (Au valet.) Holà, maraud ! tu vas te démener à travers notre belle Vérone ; tu iras trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, et tu leur diras que ma maison et mon hospitalité sont mises à leur disposition. (Il remet un papier au valet et sort avec Pâris.)

 

Le Valet, seul, les yeux fixés sur le papier

– Trouver les gens dont les noms sont écrits ici ? Il est écrit… que le cordonnier doit se servir de son aune, le tailleur de son alêne, le pêcheur de ses pinceaux et le peintre de ses filets ; mais moi, on veut que j'aille trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, quand je ne peux même pas trouver quels noms a écrits ici l'écrivain ! Il faut que je m'adresse aux savants… Heureuse rencontre !

 

Entrent Benvolio et Roméo.

 

Benvolio.

– Bah ! mon cher, une inflammation éteint une autre inflammation ; une peine est amoindrie par les angoisses d'une autre peine. La tête te tournera-t-elle ? tourne en sens inverse, et tu te remettras… Une douleur désespérée se guérit par les langueurs d'une douleur nouvelle ; que tes regards aspirent un nouveau poison, et l'ancien perdra son action vénéneuse.

 

Roméo, ironiquement.

– La feuille de plantain est excellente pour cela.

 

Benvolio.

– Pourquoi, je te prie ?

 

Roméo.

– Pour une jambe cassée.

 

Benvolio.

– Ça, Roméo, es-tu fou ?

 

Roméo.

– Pas fou précisément, mais lié plus durement qu'un fou ; je suis tenu en prison, mis à la diète, flagellé, tourmenté et… (Au valet.) Bonsoir, mon bon ami.

 

Le Valet.

– Dieu vous donne le bonsoir !… Dites-moi, monsieur savez-vous lire ?

 

Roméo.

– Oui, ma propre fortune dans ma misère.

 

Le Valet.

– Peut-être avez-vous appris ça sans livre ; mais, dites-moi, savez-vous lire le premier écrit venu ?

 

Roméo.

– Oui, si j'en connais les lettres et la langue.

 

Le Valet.

– Vous parlez congrûment. Le ciel vous tienne en joie ! (Il va pour se retirer)

 

Roméo, le rappelant.

– Arrête, l'ami, je sais lire. (Il prend le papier des mains du valet et lit :) “Le signor Martino, sa femme et ses filles ; le comte Anselme et ses charmantes sœurs ; la veuve du signor Vitruvio ; le signor Placentio et ses aimables nièces ; Mercutio et son frère valentin ; mon oncle Capulet, sa femme et ses filles ; ma jolie nièce Rosaline ; Livia ; le signor Valentio et son cousin Tybalt ; Lucio et la vive Héléna.” (Rendant le papier.) Voilà une belle assemblée. Où doit-elle se rendre ?

 

Le Valet.

– Là-haut.

 

Roméo.

– Où cela ?

 

Le Valet.

– Chez nous, à souper

 

Roméo.

– Chez qui ?

 

Le Valet.

– Chez mon maître.

 

Roméo.

– J'aurais dû commencer par cette question.

 

Le Valet.

– Je vais tout vous dire sans que vous le demandiez : mon maître est le grand et riche Capulet ; si vous n'êtes pas de la maison des Montagues, je vous invite à venir chez nous faire sauter un cruchon de vin… Dieu vous tienne en joie ! (Il sort.)

 

Benvolio.

– C'est l'antique fête des Capulets ; la charmante Rosaline, celle que tu aimes tant, y soupera, ainsi que toutes les beautés admirées de Vérone ; vas-y, puis, d'un œil impartial, compare son visage à d'autres que je te montrerai, et je te ferai convenir que ton cygne n'est qu'un corbeau.

 

Roméo.

– Si jamais mon regard, en dépit d'une religieuse dévotion, proclamait un tel mensonge, que mes larmes se changent en flammes ! et que mes yeux, restés vivants, quoique tant de fois noyés, transparents hérétiques, soient brûlés comme imposteurs ! Une femme plus belle que ma bien-aimée ! Le soleil qui voit tout n'a jamais vu son égale depuis qu'a commencé le monde !

 

Benvolio.

– Bah ! vous l'avez vue belle, parce que vous l'avez vue seule ; pour vos yeux, elle n'avait d'autre contrepoids qu'elle-même ; mais, dans ces balances cristallines, mettez votre bien-aimée en regard de telle autre beauté que je vous montrerai toute brillante à cette fête, et elle n'aura plus cet éclat qu'elle a pour vous aujourd'hui.

 

Roméo.

– Soit ! J'irai, non pour voir ce que tu dis, mais pour jouir de la splendeur de mon adorée. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE III

 

Dans la maison de Capulet. Entrent lady Capulet et la nourrice.

 

Lady Capulet.

– Nourrice, où est ma fille ? Appelle-la.

 

La Nourrice.

– Eh ! par ma virginité de douze ans, je lui ai dit de venir… (Appelant.) Allons, mon agneau ! allons, mon oiselle ! Dieu me pardonne !… Où est donc cette fille ?… Allons, Juliette !

 

 

 

Entre Juliette.

 

Juliette.

– Eh bien, qui m'appelle ?

 

La Nourrice.

– Votre mère.

 

Juliette.

– Me voici, madame. Quelle est votre volonté ?

 

Lady Capulet.

– Voici la chose… Nourrice, laisse-nous un peu ; nous avons à causer en secret… (La nourrice va pour sortir.) Non, reviens, nourrice ; je me suis ravisée, tu assisteras à notre conciliabule. Tu sais que ma fille est d'un joli âge.

 

La Nourrice.

– Ma foi, je puis dire son âge à une heure près.

 

Lady Capulet.

– Elle n'a pas quatorze ans.

 

La Nourrice.

– Je parierais quatorze de mes dents, et, à ma grande douleur je n'en ai plus que quatre, qu'elle n'a pas quatorze ans… Combien y a-t-il d'ici à la Saint-Pierre-ès-Liens ?

 

Lady Capulet.

– Une quinzaine au moins.

 

La Nourrice.

– Au moins ou au plus, n'importe ! Entre tous les jours de l'année, c'est précisément la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens qu'elle aura quatorze ans. Suzanne et elle, Dieu garde toutes les âmes chrétiennes ! étaient du même âge… Oui, à présent, Suzanne est avec Dieu : elle était trop bonne pour moi ; mais, comme je disais, la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens elle aura quatorze ans ; elle les aura, ma parole. Je m'en souviens bien. Il y a maintenant onze ans du tremblement de terre ; et elle fut sevrée, je ne l'oublierai jamais, entre tous les jours de l'année, précisément ce jour-là ; car j'avais mis de l'absinthe au bout de mon sein, et j'étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier ; monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue… Oh ! j'ai le cerveau solide !… Mais, comme je disais, dès qu'elle eut goûté l'absinthe au bout de mon sein et qu'elle en eut senti l'amertume, il fallait voir comme la petite folle, toute furieuse, s'est emportée contre le téton ! Tremble, fit le pigeonnier ; il n'était pas besoin, je vous jure, de me dire de décamper… Et il y a onze ans de ça ; car alors elle pouvait se tenir toute seule ; oui, par la sainte croix, elle pouvait courir et trottiner tout partout ; car, tenez, la veille même, elle s'était cogné le front ; et alors mon mari, Dieu soit avec son âme ! c'était un homme bien gai ! releva l'enfant : “oui-da, dit-il, tu tombes sur la face ? Quand tu auras plus d'esprit, tu tomberas sur le dos ; n'est-ce pas, Juju ?” Et, par Notre-Dame, la petite friponne cessa de pleurer et dit : “oui !” Voyez donc à présent comme une plaisanterie vient à point ! Je garantis que, quand je vivrais mille ans, je n'oublierais jamais ça : “N'est-ce pas, Juju ?” fit-il ; et la petite folle s'arrêta et dit : “oui !”

 

Lady Capulet.

– En voilà assez ; je t'en prie, tais-toi.

 

La Nourrice.

– Oui, madame ; pourtant je ne peux pas m'empêcher de rire quand je songe qu'elle cessa de pleurer et dit : “oui !” Et pourtant je garantis qu'elle avait au front une bosse aussi grosse qu'une coque de jeune poussin, un coup terrible ! et elle pleurait amèrement. “oui-da, fit mon mari, tu tombes sur la face ? Quand tu seras d'âge, tu tomberas sur le dos : n'est-ce pas, Juju ?” Et elle s'arrêta et dit : “oui !”

 

Juliette.

– Arrête-toi donc aussi, je t'en prie, nourrice !

 

La Nourrice.

– Paix ! j'ai fini. Que Dieu te marque de sa grâce ! tu étais le plus joli poupon que j'aie jamais nourri ; si je puis vivre pour te voir marier un jour, je serai satisfaite.

 

Lady Capulet :

– Voilà justement le sujet dont je viens l'entretenir… Dis-moi, Juliette, ma fille, quelle disposition te sens-tu pour le mariage ?

 

Juliette.

– C'est un honneur auquel je n'ai pas même songé.

 

La Nourrice.

– Un honneur ! Si je n'étais pas ton unique nourrice, je dirais que tu as sucé la sagesse avec le lait.

 

Lady Capulet.

– Eh bien, songez au mariage, dès à présent ; de plus jeunes que vous, dames fort estimées, ici à Vérone même, sont déjà devenues mères ; si je ne me trompe, j'étais mère moi-même avant l'âge où vous êtes fille encore. En deux mots, voici : le vaillant Pâris vous recherche pour sa fiancée.

 

La Nourrice.

– Voilà un homme, ma jeune dame ! un homme comme le monde entier… Quoi ! c'est un homme en cire !

 

Lady Capulet.

– Le parterre de Vérone n'offre pas une fleur pareille.

 

La Nourrice.

– Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par excellence.

 

Lady Capulet.

– Qu'en dites-vous ? pourriez-vous aimer ce gentilhomme ? Ce soir vous le verrez à notre fête ; lisez alors sur le visage du jeune Pâris, et observez toutes les grâces qu'il a tracées à la plume de la beauté ; examinez ces traits si bien mariés, et voyez quel charme chacun prête à l'autre ; si quelque chose reste obscur en cette belle page, vous le trouverez éclairci sur la marge de ses yeux. Ce précieux livre d'amour, cet amant jusqu'ici détaché, pour être parfait, n'a besoin que d'être relié !… Le poisson brille sous la vague, et c'est la splendeur suprême pour le beau extérieur de receler le beau intérieur ; aux yeux de beaucoup, il n'en est que plus magnifique, le livre qui d'un fermoir d'or étreint la légende d'or ! Ainsi, en l'épousant, vous aurez part à tout ce qu'il possède, sans que vous-même soyez en rien diminuée.

 

La Nourrice.

– Elle, diminuer ! Elle grossira, bien plutôt. Les femmes s'arrondissent auprès des hommes !

 

Lady Capulet, à Juliette.

– Bref, dites-moi si vous répondrez à l'amour de Pâris.

 

Juliette.

– Je verrai à l'aimer, S'il suffit de voir pour aimer ! mais mon attention à son égard ne dépassera pas la portée que lui donneront vos encouragements.

 

Entre un valet.

 

Le Valet.

– Madame, les invités sont venus, le souper est servi ; on vous appelle ; on demande mademoiselle ; on maudit la nourrice à l'office ; et tout est terminé. Il faut que je m'en aille pour servir ; je vous en conjure, venez vite.

 

Lady Capulet.

– Nous te suivons. Juliette, le comte nous attend.

 

La Nourrice.

– Va, fillette, va ajouter d'heureuses nuits à tes heureux jours. (Tous sortent.)

 

 

 

SCÈNE IV

 

Une place sur laquelle est située la maison de Capulet. Entrent Roméo, costumé ; Mercutio, Benvolio, avec cinq ou six autres masques ; des gens portant des torches, et des musiciens.

 

 

Roméo.

– Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous excuser ou entrer sans apologie ?

 

Benvolio.

– Ces harangues prolixes ne sont plus de mode. Nous n'aurons pas de Cupidon aux yeux bandés d'une écharpe, portant un arc peint à la tartare, et faisant fuir les dames comme un épouvantail ; pas de prologue appris par cœur et mollement débité à l'aide d'un souffleur pour préparer notre entrée. Qu'ils nous estiment dans la mesure qu'il leur plaira ; nous leur danserons une mesure, et nous partirons.

 

Roméo.

– Qu'on me donne une torche ! Je ne suis pas en train pour gambader ! Sombre comme je suis, je veux porter la lumière.

 

Mercutio.

– Ah ! mon doux Roméo, nous voulions que vous dansiez.

 

Roméo.

– Non, croyez-moi : vous avez tous la chaussure de bal et le talon léger : moi, j'ai une âme de plomb qui me cloue au sol et m'ôte le talent de remuer.

 

Mercutio.

– Vous êtes amoureux ; empruntez à Cupidon ses ailes, et vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire essor.

 

Roméo.

– Ses flèches m'ont trop cruellement blessé pour que je puisse m'élancer sur ses ailes légères ; enchaîné comme je le suis, je ne saurais m'élever au-dessus d'une immuable douleur, je succombe sous l'amour qui m'écrase.

 

Mercutio.

– Prenez le dessus et vous l'écraserez : le délicat enfant sera bien vite accablé par vous.

 

Roméo.

– L'amour, un délicat enfant ! Il est brutal, rude, violent ! il écorche comme l'épine.

 

Mercutio.

– Si l'amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ; écorchez l'amour qui vous écorche, et vous le dompterez. (Aux valets.) Donnez-moi un étui à mettre mon visage ! (Se masquant.) Un masque sur un masque ! Peu m'importe à présent qu'un regard curieux cherche à découvrir mes laideurs ! Voilà d'épais sourcils qui rougiront pour moi !

 

Benvolio.

– Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, que chacun ait recours à ses jambes.

 

Roméo.

– À moi une torche ! Que les galants au cœur léger agacent du pied la natte insensible. Pour moi, je m'accommode d'une phrase de grand-père : je tiendrai la chandelle et je regarderai… À vos brillants ébats mon humeur noire ferait tache.

 

Mercutio.

– Bah ! la nuit tous les chats sont gris ! Si tu es en humeur noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier de cet amour où tu patauges jusqu'aux oreilles… Allons vite. Nous usons notre éclairage de jour…

 

Roméo.

– Comment cela ?

 

Mercutio.

– Je veux dire, messire, qu'en nous attardant nous consumons nos lumières en pure perte, comme des lampes en plein jour… Ne tenez compte que de ma pensée : notre mérite est cinq fois dans notre intention pour une fois qu'il est dans notre bel esprit.

 

Roméo.

– En allant à cette mascarade, nous avons bonne intention, mais il y a peu d'esprit à y aller.

 

Mercutio.

– Peut-on demander pourquoi ?

 

Roméo.

– J'ai fait un rêve cette nuit.

 

Mercutio.

– Et moi aussi.

 

Roméo.

– Eh bien ! qu'avez-vous rêvé ?

 

Mercutio.

– Que souvent les rêveurs sont mis dedans !

 

Roméo.

– Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité.

 

Mercutio.

– Oh ! je vois bien, la reine Mab vous a fait visite. Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, pas plus grande qu'une agate à l'index d'un alderman, traînée par un attelage de petits atomes à travers les nez des hommes qui gisent endormis. Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; la capote, d'ailes de sauterelles ; les rênes, de la plus fine toile d'araignée ; les harnais, d'humides rayons de lune. Son fouet, fait d'un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge. Son cocher est un petit cousin en livrée grise, moins gros de moitié qu'une petite bête ronde tirée avec une épingle du doigt paresseux d'une servante. Son chariot est une noisette, vide, taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, carrossier immémorial des fées. C'est dans cet apparat qu'elle galope de nuit en nuit à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d'amour sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d'honoraires, sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! Ces lèvres, Mab les crible souvent d'ampoules, irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. Tantôt elle galope sur le nez d'un solliciteur, et vite il rêve qu'il flaire une place ; tantôt elle vient avec la queue d'un cochon de la dîme chatouiller la narine d'un curé endormi, et vite il rêve d'un autre bénéfice ; tantôt elle passe sur le cou d'un soldat, et alors il rêve de gorges ennemies coupées, de brèches, d'embuscades, de lames espagnoles, de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s'éveille, et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, et se rendort. C'est cette même Mab qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux et dans les poils emmêlés durcit ces nœuds magiques qu'on ne peut débrouiller sans encourir malheur. C'est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, les étreint et les habitue à porter leur charge pour en faire des femmes à solide carrure. C'est elle…

 

Roméo.

– Paix, paix, Mercutio, paix. Tu nous parles de riens !

 

Mercutio.

– En effet, je parle des rêves, ces enfants d'un cerveau en délire, que peut seule engendrer l'hallucination, aussi insubstantielle que l'air, et plus variable que le vent qui caresse en ce moment le sein glacé du nord, et qui, tout à l'heure, s'échappant dans une bouffée de colère, va se tourner vers le midi encore humide de rosée !

 

Benvolio.

– Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous-mêmes : le souper est fini et nous arriverons trop tard.

 

Roméo.

– Trop tôt, j'en ai peur ! Mon âme pressent qu'une amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile, aura pour date funeste cette nuit de fête, et terminera la méprisable existence contenue dans mon sein par le coup sinistre d'une mort prématurée. Mais que celui qui est le nautonier de ma destinée dirige ma voile !… En avant, joyeux amis !

 

Benvolio.

– Battez, tambours ! (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE V

 

Une salle dans la maison de Capulet. Entrent plusieurs valets portant des serviettes.

 

Premier Valet.

– Où est donc Laterine, qu'il ne m'aide pas à desservir ? Lui, soulever une assiette ! Lui, frotter une table ! Fi donc !

 

Deuxième Valet.

– Quand le soin d'une maison est confié aux mains d'un ou deux hommes, et que ces mains ne sont même pas lavées, c'est une sale chose.

 

Premier Valet.

– Dehors les tabourets !… Enlevez le buffet !… Attention à l'argenterie… (À l'un de ses camarades.) Mon bon, mets-moi de côté un massepain ; et, si tu m'aimes, dis au portier de laisser entrer Suzanne Lameule et Nelly… Antoine ! Laterine !

 

Troisième Valet.

– Voilà, mon garçon ! présent !

 

Premier Valet.

– On vous attend, On vous appelle, On vous demande, on vous cherche dans la grande chambre.

 

Troisième Valet.

– Nous ne pouvons pas être ici et là… Vivement, mes enfants ; mettez-y un peu d'entrain, et que le dernier restant emporte tout. (Ils se retirent.)

 

Entrent le vieux Capulet, puis, parmi la foule des convives, Tybalt, Juliette et la nourrice ; enfin Roméo, accompagné de ses amis, tous masqués. Les valets vont et viennent.

 

Capulet.

– Messieurs, soyez les bienvenus ! Celles de ces dames qui ne sont pas affligées de cors aux pieds vont vous donner de l'exercice !… Ah ! ah ! mes donzelles ! qui de vous toutes refusera de danser à présent ? Celle qui fera la mijaurée, celle-là, je jurerai qu'elle a des cors ! Eh ! je vous prends par l'endroit sensible, n'est-ce pas ? (À de nouveaux arrivants.) Vous êtes les bienvenus, messieurs… J'ai vu le temps où, moi aussi, je portais un masque et où je savais chuchoter à l'oreille des belles dames de ces mots qui les charment : ce temps-là n'est plus, il n'est plus, il n'est plus ! (À de nouveaux arrivants.) Vous êtes les bienvenus, messieurs… Allons, musiciens, jouez ! Salle nette pour le bal ! Qu'on fasse place ! et en avant, jeunes filles ! (La musique joue. les danses commencent. Aux valets.) Encore des lumières, marauds. Redressez ces tables, et éteignez le feu ; il fait trop chaud ici. (À son cousin Capulet, qui arrive.) Ah ! mon cher ce plaisir inespéré est d'autant mieux venu… Asseyez-vous, asseyez-vous, bon cousin Capulet ; car vous et moi, nous avons passé nos jours de danse. Combien de temps y a-t-il depuis le dernier bal où vous et moi nous étions masqués ?

 

Deuxième Capulet.

– Trente ans, par Notre-Dame !

 

Premier Capulet.

– Bah ! mon cher ! pas tant que ça ! pas tant que ça ! C'était à la noce de Lucentio. Vienne la Pentecôte aussi vite qu'elle voudra, il y aura de cela quelque vingt-cinq ans ; et cette fois nous étions masqués.

 

Deuxième Capulet.

– Il y a plus longtemps, il y a plus longtemps : son fils est plus âgé, messire ; son fils a trente ans.

 

Premier Capulet.

– Pouvez-vous dire ça ! Son fils était encore mineur il y a deux ans.

 

Roméo, à un valet, montrant Juliette.

– Quelle est cette dame qui enrichit la main de ce cavalier, là-bas ?

 

Le Valet.

– Je ne sais pas, monsieur.

 

Roméo.

– Oh ! elle apprend aux flambeaux à illuminer ! Sa beauté est suspendue à la face de la nuit comme un riche joyau à l'oreille d'une Éthiopienne ! Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour la terre ! Telle la colombe de neige dans une troupe de corneilles, telle apparaît cette jeune dame au milieu de ses compagnes. Cette danse finie, j'épierai la place où elle se tient, et je donnerai à ma main grossière le bonheur de toucher la sienne. Mon cœur a-t-il aimé jusqu'ici ? Non ; jurez-le, mes yeux ! Car jusqu'à ce soir, je n'avais pas vu la vraie beauté.

 

Tybalt, désignant Roméo.

– Je reconnais cette voix ; ce doit être un Montague… (À un page.) Va me chercher ma rapière, page ! Quoi ! le misérable ose venir ici, couvert d'un masque grotesque, pour insulter et narguer notre solennité ? Ah ! par l'antique honneur de ma race, je ne crois pas qu'il y ait péché à l'étendre mort !

 

Premier Capulet, s'approchant de Tybalt.

– Eh bien ! qu'as-tu donc, mon neveu ? Pourquoi cette tempête ?

 

Tybalt.

– Mon oncle, voici un Montague, un de nos ennemis, un misérable qui est venu ici par bravade insulter à notre soirée solennelle.

 

Premier Capulet.

– N'est-ce pas le jeune Roméo ?

 

Tybalt.

– C'est lui, ce misérable Roméo !

 

Premier Capulet.

– Du Calme, gentil cousin ! laisse-le tranquille ; il a les manières du plus courtois gentilhomme ; et, à dire vrai, Vérone est fière de lui, comme d'un jouvenceau vertueux et bien élevé. Je ne voudrais pas, pour toutes les richesses de cette ville, qu'ici, dans ma maison, il lui fût fait une avanie. Aie donc patience, ne fais pas attention à lui, c'est ma volonté ; si tu la respectes, prends un air gracieux et laisse là cette mine farouche qui sied mal dans une fête.

 

Tybalt.

– Elle sied bien dès qu'on a pour hôte un tel misérable ; je ne le tolérerai pas !

 

Premier Capulet.

– Vous le tolérerez ! qu'est-ce à dire, monsieur le freluquet ! J'entends que vous le tolériez… Allons donc ! Qui est le maître ici, vous ou moi ? Allons donc ! Vous ne le tolérerez pas ! Dieu me pardonne ! Vous voulez soulever une émeute au milieu de mes hôtes ! Vous voulez mettre le vin en perce ! Vous voulez faire l'homme !

 

Tybalt.

– Mais, mon oncle, c'est une honte.

 

Premier Capulet.

– Allons, allons, vous êtes un insolent garçon. En vérité, cette incartade pourrait vous coûter cher : Je sais ce que je dis… Il faut que vous me contrariiez !… Morbleu ! c'est le moment !… (Aux danseurs.) À merveille, mes chers cœurs !… (À Tybalt.) Vous êtes un faquin… Restez tranquille, sinon… (Aux valets.) Des lumières ! encore des lumières ! par décence ! (À Tybalt.) Je vous ferai rester tranquille, allez ! (Aux danseurs.) De l'entrain, mes petits cœurs !

 

Tybalt.

– La patience qu'on m'impose lutte en moi avec une colère obstinée, et leur choc fait trembler tous mes membres… Je vais me retirer ; mais cette fureur rentrée, qu'en ce moment on croit adoucie, se convertira en fiel amer (Il sort.)

 

Roméo, prenant la main de Juliette.

– Si j'ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d'effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.

 

Juliette.

– Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n'a fait preuve en ceci que d'une respectueuse dévotion. Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un pieux baiser

 

Roméo.

– Les saintes n'ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?

 

Juliette.

– Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.

 

Roméo.

– Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.

 

Juliette.

– Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.

 

Roméo.

– Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l'effet de ma prière. (Il l'embrasse sur la bouche.) Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.

 

Juliette.

– Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu'elles ont pris des vôtres.

 

Roméo.

– Vous avez pris le péché de mes lèvres ? ô reproche charmant ! Alors rendez-moi mon péché. (Il l'embrasse encore.)

 

Juliette.

– Vous avez l'art des baisers.

 

La Nourrice, à Juliette.

– Madame, votre mère voudrait vous dire un mot. (Juliette se dirige vers lady Capulet.)

 

Roméo, à la nourrice.

– Qui donc est sa mère ?

 

La Nourrice.

– Eh bien, bachelier sa mère est la maîtresse de la maison, une bonne dame, et sage et vertueuse ; j'ai nourri sa fille, celle avec qui vous causiez ; je vais vous dire : celui qui parviendra à mettre la main sur elle pourra faire sonner les écus.

 

Roméo.

– C'est une Capulet ! ô trop chère créance ! Ma vie est due à mon ennemie !

 

Benvolio, à Roméo.

– Allons, partons ; la fête est à sa fin.

 

Roméo, à part.

– Hélas ! oui, et mon trouble est à son comble.

 

Premier Capulet, aux invités qui se retirent.

– Ça, messieurs, n'allez pas nous quitter encore : nous avons un méchant petit souper qui se prépare… Vous êtes donc décidés ?… Eh bien, alors je vous remercie tous… Je vous remercie, honnêtes gentilshommes. Bonne nuit. Des torches par ici !… Allons, mettons-nous au lit ! (À son cousin Capulet.) Ah ! ma foi, mon cher, il se fait tard : je vais me reposer (Tous sortent, excepté Juliette et la nourrice.)

 

Juliette.

– Viens ici, nourrice ! quel est ce gentilhomme, là-bas ?

 

La Nourrice.

– C'est le fils et l'héritier du vieux Tibério.

 

Juliette.

– Quel est celui qui sort à présent ?

 

La Nourrice.

– Ma foi, je crois que c'est le jeune Pétruchio.

 

Juliette, montrant Roméo.

– Quel est cet autre qui suit et qui n'a pas voulu danser ?

 

La Nourrice.

– Je ne sais pas.

 

Juliette.

– Va demander son nom. (La nourrice s'éloigne un moment.) S'il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial.

 

La Nourrice, revenant.

– Son nom est Roméo ; c'est un Montague, le fils unique de votre grand ennemi.

 

Juliette.

– Mon unique amour émane de mon unique haine ! Je l'ai vu trop tôt sans le connaître et je l'ai connu trop tard. Il m'est né un prodigieux amour, puisque je dois aimer un ennemi exécré !

 

La Nourrice

– Que dites-vous ? que dites-vous ?

 

Juliette.

– Une strophe que vient de m'apprendre un de mes danseurs. (voix au-dehors appelant Juliette.)

 

La Nourrice.

– Tout à l'heure ! tout à l'heure !… Allons nous-en ; tous les étrangers sont partis.

 

 

 

 

 

ACTE II

 

 

PROLOGUE

 

Entre le chœur

 

Le Chœur

Maintenant, le vieil amour agonise sur son lit de mort,

Et une passion nouvelle aspire à son héritage.

Cette belle pour qui notre amant gémissait et voulait mourir,

Comparée à la tendre Juliette, a cessé d'être belle.

Maintenant Roméo est aimé de celle qu'il aime :

Et tous deux sont ensorcelés par le charme de leurs regards.

Mais il a besoin de conter ses peines à son ennemie supposée,

Et elle dérobe ce doux appât d'amour sur un hameçon dangereux.

Traité en ennemi, Roméo ne peut avoir un libre accès

Pour soupirer ces vœux que les amants se plaisent à prononcer

Et Juliette, tout aussi éprise, est plus impuissante encore

À se ménager une rencontre avec son amoureux.

Mais la passion leur donne la force, et le temps, l'occasion

De goûter ensemble d'ineffables joies dans d'ineffables transes.

 

Il sort.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Une route aux abords du jardin de Capulet. Roméo entre précipitamment.

 

Roméo, montrant le mur du jardin.

– Puis-je aller plus loin, quand mon cœur est ici ? En arrière, masse terrestre, et retrouve ton centre. (Il escalade le muret disparaît.)

 

Entrent Benvolio et Mercutio.

 

Benvolio.

– Roméo ! mon cousin Roméo !

 

Mercutio.

– Il a fait sagement. Sur ma vie, il s'est esquivé pour gagner son lit.

 

Benvolio.

– Il a couru de ce côté et sauté par-dessus le mur de ce jardin. Appelle-le, bon Mercutio.

 

Mercutio.

– Je ferai plus ; je vais le conjurer Roméo ! caprice ! frénésie ! passion ! amour ! apparais-nous sous la forme d'un soupir ! Dis seulement un vers, et je suis satisfait ! Crie seulement hélas ! accouple seulement amour avec jour ! Rien qu'un mot aimable pour ma commère Vénus ! Rien qu'un sobriquet pour son fils, pour son aveugle héritier, le jeune Adam Cupid, celui qui visa si juste, quand le roi Cophetua s'éprit de la mendiante !… Il n'entend pas, il ne remue pas, il ne bouge pas. Il faut que ce babouin-là soit mort : évoquons-le. Roméo, je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, par son front élevé et par sa lèvre écarlate, par son pied mignon, par sa jambe svelte, par sa cuisse frémissante, et par les domaines adjacents : apparais-nous sous ta propre forme !

 

Benvolio.

– S'il t'entend, il se fâchera.

 

Mercutio.

– Cela ne peut pas le fâcher ; il se fâcherait avec raison, si je faisais surgir dans le cercle de sa maîtresse un démon d'une nature étrange que je laisserais en arrêt jusqu'à ce qu'elle l'eût désarmé par ses exorcismes. Cela serait une offense : mais j'agis en enchanteur loyal et honnête ; et, au nom de sa maîtresse, c'est lui seul que je vais faire surgir.

 

Benvolio.

– Allons ! il s'est enfoncé sous ces arbres pour y chercher une nuit assortie à son humeur. Son amour est aveugle, et n'est à sa place que dans les ténèbres.

 

Mercutio.

– Si l'amour est aveugle, il ne peut pas frapper le but… Sans doute Roméo s'est assis au pied d'un pêcher, pour rêver qu'il le commet avec sa maîtresse. Bonne nuit, Roméo… Je vais trouver ma chère couchette ; ce lit de camp est trop froid pour que j'y dorme. Eh bien, partons-nous ?

 

Benvolio.

– Oui, partons ; car il est inutile de chercher ici qui ne veut pas se laisser trouver (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE II

 

Le jardin de Capulet. Sous les fenêtres de l'appartement de Juliette. Entre Roméo.

 

Roméo.

– Il se rit des plaies, celui qui n'a jamais reçu de blessures ! (Apercevant Juliette qui apparaît à une fenêtre.) Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l'Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu'elle-même ! Ne sois plus sa prêtresse, puisqu'elle est jalouse de toi ; sa livrée de vestale est maladive et blême, et les folles seules la portent : rejette-la !… Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! Oh ! si elle pouvait le savoir !… Que dit-elle ? Rien… Elle se tait… Mais non ; son regard parle, et je veux lui répondre… Ce n'est pas à moi qu'elle s'adresse. Deux des plus belles étoiles du ciel, ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu'à ce qu'elles reviennent. Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, comme le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n'est plus. Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je toucherais sa joue !

 

Juliette.

– Hélas !

 

Roméo.

– Elle parle ! Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, comme le messager ailé du ciel, quand, aux yeux bouleversés des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, il devance les nuées paresseuses et vogue sur le sein des airs !

 

Juliette.

– Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.

 

Roméo, à part.

– Dois-je l'écouter encore ou lui répondre ?

 

Juliette.

– Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme… Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède… Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.

 

Roméo.

– Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.

 

Juliette.

– Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?

 

Roméo.

– Je ne sais par quel nom t'indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchirerais les lettres.

 

Juliette.

– Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j'en reconnais le son. N'es-tu pas Roméo et un Montague ?

 

Roméo.

– Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l'autre.

 

Juliette.

– Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu'un de mes parents te trouve ici.

 

Roméo.

– J'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.

 

Juliette.

– S'ils te voient, ils te tueront.

 

Roméo.

– Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux, et je suis à l'épreuve de leur inimitié.

 

Juliette.

– Je ne voudrais pas pour le monde entier qu'ils te vissent ici.

 

Roméo.

– J'ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D'ailleurs, si tu ne m'aimes pas, qu'ils me trouvent ici ! J'aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour.

 

Juliette.

– Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu'ici ?

 

Roméo.

– L'amour, qui le premier m'a suggéré d'y venir : il m'a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même distance que la vaste plage baignée par la mer la plus lointaine, je risquerais la traversée pour une denrée pareille.

 

Juliette.

– Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux paroles que tu m'as entendue dire cette nuit. Ah ! je voudrais rester dans les convenances ; je voudrais, je voudrais nier ce que j'ai dit. Mais adieu, les cérémonies ! M'aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Ne le jure pas : tu pourrais trahir ton serment : les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter… Oh ! gentil Roméo, si tu m'aimes, proclame-le loyalement : et si tu crois que je me laisse trop vite gagner je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour : autrement, rien au monde ne m'y déciderait… En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J'aurais été plus réservée, il faut que je l'avoue, si tu n'avais pas surpris, à mon insu, l'aveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc et n'impute pas à une légèreté d'amour cette faiblesse que la nuit noire t’a permis de découvrir

 

Roméo.

– Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces cimes chargées de fruits !…

 

Juliette.

– Oh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune dont le disque change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable !

 

Roméo.

– Par quoi dois-je jurer ?

 

Juliette.

– Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.

 

Roméo.

– Si l'amour profond de mon cœur…

 

Juliette.

– Ah ! ne jure pas ! Quoique tu fasses ma joie, je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; il est trop brusque, trop imprévu, trop subit, trop semblable à l'éclair qui a cessé d'être avant qu'on ait pu dire : il brille !… Doux ami, bonne nuit ! Ce bouton d'amour mûri par l'haleine de l'été, pourra devenir une belle fleur, à notre prochaine entrevue… Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse le calme délicieux qui est dans mon sein, arriver à ton cœur !

 

Roméo.

– Oh ! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ?

 

Juliette.

– Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?

 

Roméo.

– Le solennel échange de ton amour contre le mien.

 

Juliette.

– Mon amour ! je te l'ai donné avant que tu l'aies demandé. Et pourtant je voudrais qu'il fût encore à donner.

 

Roméo.

– Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?

 

Juliette.

– Rien que pour être généreuse et te le donner encore. Mais je désire un bonheur que j'ai déjà : ma libéralité est aussi illimitée que la mer, et mon amour aussi profond : plus je te donne, plus il me reste, car l'une et l'autre sont infinis. (On entend la voix de la nourrice.) J'entends du bruit dans la maison. Cher amour, adieu ! J'y vais, bonne nourrice !… Doux Montague, sois fidèle. Attends un moment, je vais revenir (Elle se retire de la fenêtre.)

 

Roméo.

– Ô céleste, céleste nuit. ! J'ai peur, comme il fait nuit, que tout ceci ne soit qu'un rêve, trop délicieusement flatteur pour être réel.

 

Juliette revient.

 

Juliette.

– Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si l'intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, par la personne que je ferai parvenir jusqu'à toi, en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, monseigneur jusqu'au bout du monde !

 

La Nourrice, derrière le théâtre.

– Madame !

 

Juliette.

– J'y vais ! tout à l'heure ! Mais si ton amère pensée n'est pas bonne, je te conjure…

 

La Nourrice, derrière le théâtre.

– Madame !

 

Juliette.

– À l'instant ! j'y vais !…, de cesser tes instances et de me laisser à ma douleur… J'enverrai demain.

 

Roméo.

– Par le salut de mon âme…

 

Juliette.

– Mille fois bonne nuit ! (Elle quitte la fenêtre.)

 

Roméo.

– La nuit ne peut qu'empirer mille fois, dès que ta lumière lui manque… (Se retirant à pas lents.) L'amour court vers l'amour comme l'écolier hors de la classe ; mais il s'en éloigne avec l'air accablé de l'enfant qui rentre à l'école.

 

Juliette reparaît à la fenêtre.

 

Juliette.

– Stt ! Roméo ! Stt !… Oh ! que n'ai-je la voix du fauconnier pour réclamer mon noble tiercelet ! Mais la captivité est enrouée et ne peut parler haut : sans quoi j'ébranlerais la caverne où Écho dort, et sa voix aérienne serait bientôt plus enrouée que la mienne, tant je lui ferais répéter le nom de mon Roméo !

 

Roméo, revenant sur ses pas.

– C'est mon âme qui me rappelle par mon nom ! Quels sons argentins a dans la nuit la voix de la bien-aimée ! Quelle suave musique pour l'oreille attentive !

 

Juliette.

– Roméo !

 

Roméo.

– Ma mie ?

 

La Nourrice, derrière le théâtre.

– Madame !

 

Juliette.

– À quelle heure, demain, enverrai-je vers toi ?

 

Roméo.

– À neuf heures.

 

Juliette.

– Je n'y manquerai pas ! il y a vingt ans d'ici là. J'ai oublié pourquoi je t’ai rappelé.

 

Roméo.

– Laisse-moi rester ici jusqu'à ce que tu t'en souviennes.

 

Juliette.

– Je l'oublierai, pour que tu restes là toujours, me rappelant seulement combien j'aime ta compagnie.

 

Roméo.

– Et je resterai là pour que tu l'oublies toujours, oubliant moi-même que ma demeure est ailleurs.

 

Juliette.

– Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans t'éloigner plus que l'oiseau familier d'une joueuse enfant : elle le laisse voleter un peu hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de sa liberté !

 

Roméo.

– Je voudrais être ton oiseau !

 

Juliette.

– Ami, Je le voudrais aussi ; mais je te tuerais à force de caresses. Bonne nuit ! bonne nuit ! Si douce est la tristesse de nos adieux que je te dirais : bonne nuit ! jusqu'à ce qu'il soit jour (Elle se retire.)

 

Roméo, seul.

– Que le sommeil se fixe sur tes yeux et la paix dans ton cœur ! Je voudrais être le sommeil et la paix, pour reposer si délicieusement ! Je vais de ce pas à la cellule de mon père spirituel, pour implorer son aide et lui conter mon bonheur. (Il sort.)

 

 

 

SCÈNE III

 

La cellule de frère Laurence. Entre Frère Laurence, portant un panier.

 

 

Laurence.

– L'aube aux yeux gris couvre de son sourire la nuit grimaçante, et diapre de lignes lumineuses les nuées d'Orient ; l'ombre couperosée, chancelant comme un ivrogne, s'éloigne de la route du jour devant les roues du Titan radieux. Avant que le soleil, de son regard de flamme, ait ranimé le jour et séché la moite rosée de la nuit, il faut que je remplisse cette cage d'osier de plantes pernicieuses et de fleurs au suc précieux. La terre, qui est la mère des créatures, est aussi leur tombe ; leur sépulcre est sa matrice même. Les enfants de toute espèce, sortis de son flanc, nous les trouvons suçant sa mamelle inépuisable ; la plupart sont doués de nombreuses vertus ; pas un qui n'ait son mérite, et pourtant tous différent ! Oh ! combien efficace est la grâce qui réside dans les herbes, dans les plantes, dans les pierres et dans leurs qualités intimes ! Il n'est rien sur la terre de si humble qui ne rende à la terre un service spécial ; il n'est rien non plus de si bon qui, détourné de son légitime usage, ne devienne rebelle à son origine et ne tombe dans l'abus. La vertu même devient vice, étant mal appliquée, et le vice est parfois ennobli par l'action.

 

Entre Roméo.

 

Laurence, prenant une fleur dans le panier.

– Le calice enfant de cette faible fleur recèle un poison et un cordial puissants : respirez-la, elle stimule et l'odorat et toutes les facultés ; goûtez-la, elle frappe de mort et le cœur et tous les sens. Deux reines ennemies sont sans cesse en lutte dans l'homme comme dans la plante, la grâce et la rude volonté ; et là où la pire prédomine, le ver de la mort a bien vite dévoré la créature.

 

Roméo.

– Bonjour père.

 

Laurence.

– Bénédicite ! Quelle voix matinale me salue si doucement ? Jeune fils, c'est signe de quelque désordre d'esprit, quand on dit adieu si tôt à son lit. Le souci fait le guet dans les yeux du vieillard, et le sommeil n'entre jamais où loge le souci. Mais là où la jeunesse ingambe repose, le cerveau dégagé, là règne le sommeil d'or. Je conclus donc de ta visite matinale que quelque grave perturbation t'a mis sur pied. Si cela n'est pas, je devine que notre Roméo ne s'est pas couché cette nuit.

 

Roméo.

– Cette dernière conjecture est la vraie ; mais mon repos n'en a été que plus doux.

 

Laurence.

– Dieu pardonne au pécheur ! Étais-tu donc avec Rosaline ?

 

Roméo.

– Avec Rosaline ! Oh non, mon père spirituel : j'ai oublié ce nom, et tous les maux attachés à ce nom.

 

Laurence.

– Voilà un bon fils… Mais où as-tu été alors ?

 

Roméo.

– Je vais te le dire et t'épargner de nouvelles questions. Je me suis trouvé à la même fête que mon ennemi : tout à coup cet ennemi m'a blessé, et je l'ai blessé à mon tour : notre guérison à tous deux dépend de tes secours et de ton ministère sacré. Tu le vois, saint homme, je n'ai pas de haine ; car j'intercède pour mon adversaire comme pour moi.

 

Laurence.

– Parle clairement, mon cher fils, et explique-toi sans détour : une confession équivoque n'obtient qu'une absolution équivoque.

 

Roméo.

– Apprends-le donc tout net, j'aime d'un amour profond la fille charmante du riche Capulet. Elle a fixé mon cœur comme j'ai fixé le sien ; pour que notre union soit complète, il ne nous manque que d'être unis par toi dans le saint mariage. Quand, où et comment nous nous sommes vus, aimés et fiancés, je te le dirai chemin faisant ; mais, avant tout, je t'en prie, consens à nous marier aujourd'hui même.

 

Laurence.

– Par saint François ! quel changement ! Cette Rosaline que tu aimais tant, est-elle donc si vite délaissée ? Ah ! l'amour des jeunes gens n'est pas vraiment dans le cœur, il n'est que dans les yeux. Jésus Maria ! Que de larmes pour Rosaline ont inondé tes joues blêmes ! Que d'eau salée prodiguée en pure perte pour assaisonner un amour qui n'en garde pas même l'amer goût ! Le soleil n'a pas encore dissipé tes soupirs dans le ciel : tes gémissements passés tintent encore à mes vieilles oreilles. Tiens, il y a encore là, sur ta joue, la trace d'une ancienne larme, non essuyée encore ! Si alors tu étais bien toi-même, si ces douleurs étaient bien les tiennes, toi et tes douleurs vous étiez tout à Rosaline ; et te voilà déjà changé ! Prononce donc avec moi cette sentence : Les femmes peuvent faillir, quand les hommes ont si peu de force.

 

Roméo.

– Tu m'as souvent reproché mon amour pour Rosaline.

 

Laurence.

– Ton amour ? Non, mon enfant, mais ton idolâtrie.

 

Roméo.

– Et tu m'as dit d'ensevelir cet amour

 

Laurence.

– Je ne t'ai pas dit d'enterrer un amour pour en exhumer un autre.

 

Roméo.

– Je t'en prie, ne me gronde pas : celle que j'aime à présent me rend faveur pour faveur, et amour pour amour ; l'autre n'agissait pas ainsi.

 

Laurence.

– Oh ! elle voyait bien que ton amour déclamait sa leçon avant même de savoir épeler. Mais viens, jeune volage, viens avec moi ; une raison me décide à l'assister : cette union peut, par un heureux effet, changer en pure affection la rancune de vos familles.

 

Roméo.

– Oh ! partons : il y a urgence à nous hâter

 

Laurence.

– Allons sagement et doucement : trébuche qui court vite. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE IV

 

Une rue. Entrent Benvolio et Mercutio.

 

Mercutio.

– Où diable ce Roméo peut-il être ? Est-ce qu'il n'est pas rentré cette nuit ?

 

Benvolio.

– Non, pas chez son père ; j'ai parlé à son valet.

 

Mercutio.

– Ah ! cette pâle fille au cœur de pierre, cette Rosaline, le tourmente tant qu'à coup sûr il en deviendra fou.

 

Benvolio.

– Tybalt, le parent du vieux Capulet, lui a envoyé une lettre chez son père.

 

Mercutio.

– Un cartel, sur mon âme !

 

Benvolio.

– Roméo répondra.

 

Mercutio.

– Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre…

 

Benvolio.

– C'est à l'auteur de la lettre qu'il répondra : provocation pour provocation.

 

Mercutio.

– Hélas ! pauvre Roméo ! il est déjà mort : poignardé par l'œil noir d'une blanche donzelle, frappé à l'oreille par un chant d'amour atteint au beau milieu du cœur par la flèche de l'aveugle archerot… Est-ce là un homme en état de tenir tête à Tybalt ?

 

Benvolio.

– Eh ! qu'est-ce donc que ce Tybalt ?

 

Mercutio.

– Plutôt le Prince des tigres que des chats, je puis vous le dire. Oh ! il est le courageux capitaine du point d'honneur. Il se bat comme vous modulez un air, observe les temps, la mesure et les règles, allonge piano, une, deux, trois, et vous touche en pleine poitrine. C'est un pourfendeur de boutons de soie, un duelliste, un gentilhomme de première salle, qui ferraille pour la première cause venue. (Il se met en garde et se fend.) Oh ! la botte immortelle ! la riposte en tierce ! touché !

 

Benvolio.

– Quoi donc ?

 

Mercutio, se relevant.

– Au diable ces merveilleux grotesques avec leur zézaiement, et leur affectation, et leur nouvel accent ! (Changeant de voix.) “Jésus ! la bonne lame ! le bel homme ! l'excellente putain !” Ah ! mon grand-père, n'est-ce pas chose lamentable que nous soyons ainsi harcelés par ces moustiques étrangers, par ces colporteurs de modes qui nous poursuivent de leurs pardonnez-moi, et qui, tant ils sont rigides sur leurs nouvelles formes, ne sauraient plus s'asseoir à l'aise sur nos vieux escabeaux ? Peste soit de leurs bonjours et de leurs bonsoirs.

 

Entre Roméo, rêveur

 

Benvolio.

– Voici Roméo ! Voici Roméo !

 

Mercutio.

– N'ayant plus que les os ! sec comme un hareng saur ! Oh ! pauvre chair quel triste maigre tu fais !… Voyons, donne-nous un peu de cette poésie dont débordait Pétrarque : comparée à ta dame, Laure n'était qu'une fille de cuisine, bien que son chantre sût mieux rimer que toi ; Didon, une dondon ; Cléopâtre, une gipsy ; Hélène, une catin ; Héro, une gourgandine ; Thisbé, un œil d'azur, mais sans éclat ! Signor Roméo, bonjour ! À votre culotte française le salut français !… Vous nous avez joués d'une manière charmante hier soir.

 

Roméo.

– Salut à tous deux !… que voulez-vous dire ?

 

Mercutio.

– Eh ! vous ne comprenez pas ? vous avez fait une fugue, une si belle fugue !

 

Roméo.

– Pardon, mon cher Mercutio, j'avais une affaire urgente ; et, dans un cas comme le mien, il est permis à un homme de brusquer la politesse.

 

Mercutio.

– Autant dire que, dans un cas comme le vôtre, un homme est forcé de fléchir le jarret pour…

 

Roméo.

– Pour tirer sa révérence.

 

Mercutio.

– Merci. Tu as touché juste.

 

Roméo.

– C'est l'explication la plus bienséante.

 

Mercutio.

– Sache que je suis la rose de la bienséance.

 

Roméo.

– Fais-la-moi sentir.

 

Mercutio.

– La rose même !

 

Roméo, montrant sa chaussure couverte de rubans.

– Mon escarpin t'en offre la rosette !

 

Mercutio.

– Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu'à ce que ton escarpin soit éculé : quand il n'aura plus de talon, tu pourras du moins appuyer sur la pointe.

 

Roméo.

– Plaisanterie de va-nu-pieds !

 

Mercutio.

– Au secours, bon Benvolio ! mes esprits se dérobent.

 

Roméo.

– Donne-leur du fouet et de l'éperon ; sinon, je crie : victoire !

 

Mercutio.

– Si c'est à la course des oies que tu me défies, je me récuse : il y a de l'oie dans un seul de tes esprits plus que dans tous les miens… M'auriez-vous pris pour une oie ?

 

Roméo.

– Je ne t'ai jamais pris pour autre chose.

 

Mercutio.

– Je vais te mordre l'oreille pour cette plaisanterie-là.

 

Roméo.

– Non. Bonne oie ne mord pas.

 

Mercutio.

– Ton esprit est comme une pomme aigre : il est à la sauce piquante.

 

Roméo.

– N'est-ce pas ce qu'il faut pour accommoder l'oie grasse ?

 

Mercutio.

– Esprit de chevreau ! cela prête à volonté : avec un pouce d'ampleur on en fait long comme une verge.

 

Roméo.

– Je n'ai qu'à prêter l'ampleur à l'oie en question, cela suffit ; te voilà déclaré… grosse oie. (Ils éclatent de rire.)

 

Mercutio.

– Eh bien, ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre par amour ? Te voilà sociable à présent, te voilà redevenu Roméo ; te voilà ce que tu dois être, de par l'art et de par la nature. Crois-moi, cet amour grognon n'est qu'un grand nigaud qui s'en va, tirant la langue, et cherchant un trou où fourrer sa… marotte.

 

Benvolio.

– Arrête-toi là, arrête-toi là.

 

Mercutio.

– Tu veux donc que j'arrête mon histoire à contre-poil ?

 

Benvolio.

– Je craignais qu'elle ne fût trop longue.

 

Mercutio.

– Oh ! tu te trompes : elle allait être fort courte, car je suis à bout et je n'ai pas l'intention d'occuper la place plus longtemps.

 

Roméo.

– Voilà qui est parfait.

 

Entrent la nourrice et Pierre.

 

Mercutio.

– Une voile ! une voile ! une voile !

 

Benvolio.

– Deux voiles ! deux voiles ! une culotte et un jupon.

 

La Nourrice.

– Pierre !

 

Pierre.

– Voilà !

 

La Nourrice.

– Mon éventail, Pierre.

 

Mercutio.

– Donne-le-lui, bon Pierre, qu'elle cache son visage, son éventail est moins laid.

 

La Nourrice.

– Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes !

 

Mercutio.

– Dieu vous donne le bonsoir ma gentille femme !

 

La Nourrice.

– C'est donc déjà le soir ?

 

Mercutio.

– Oui, déjà, je puis vous le dire, car l'index libertin du cadran est en érection sur midi.

 

La Nourrice.

– Diantre de vous ! quel homme êtes-vous donc ?

 

Roméo.

– Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire injure à lui-même.

 

La Nourrice.

– Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à lui-même, a-t-il dit… Messieurs, quelqu'un de vous saurait-il m'indiquer où je puis trouver le jeune Roméo ?

 

Roméo.

– Je puis vous l'indiquer : pourtant le jeune Roméo, quand vous l'aurez trouvé, sera plus vieux qu'au moment où vous vous êtes mise à le chercher Je suis le plus jeune de ce nom-là, à défaut d'un pire.

 

La Nourrice.

– Fort bien !

 

Mercutio.

– C'est le pire qu'elle trouve fort bien ! bonne remarque, ma foi, fort sensée, fort sensée.

 

La Nourrice, à Roméo.

– Si vous êtes Roméo, monsieur, je désire vous faire une courte confidence.

 

Benvolio.

– Elle va le convier à quelque souper.

 

Mercutio.

– Une maquerelle ! une maquerelle ! une maquerelle ! Taïaut !

 

Roméo, à Mercutio.

– Quel gibier as-tu donc levé ?

 

Mercutio.

– Ce n'est pas précisément un lièvre, mais une bête à poil, rance comme la venaison moisie d'un pâté de carême. (Il chante.)

Un vieux lièvre faisandé,

Quoiqu'il ait le poil gris,

Est un fort bon plat de carême.

Mais un vieux lièvre faisandé

A trop longtemps duré,

S'il est moisi avant d'être fini.

Roméo, venez-vous chez votre père ?

Nous y allons dîner.

 

Roméo.

– Je vous suis.

 

Mercutio, saluant la nourrice en chantant.

– Adieu, antique dame, adieu, madame, adieu, madame. (Sortent Mercutio et Benvolio.).

 

La Nourrice.

– Oui, Morbleu, adieu ! Dites-moi donc quel est cet impudent fripier qui a débité tant de vilenies ?

 

Roméo.

– C'est un gentilhomme, nourrice, qui aime à s'entendre parler, et qui en dit plus en une minute qu'il ne pourrait en écouter en un mois.

 

La Nourrice.

– S'il s'avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la raison, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce ; et si je ne le puis moi-même, j'en trouverai qui y parviendront. Le polisson ! le malotru ! Je ne suis pas une de ses drôlesses ; je ne suis pas une de ses femelles ! (À Pierre.) Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu permettes au premier croquant venu d'user de moi à sa guise !

 

Pierre.

– Je n'ai vu personne user de vous à sa guise ; si je l'avais vu, ma lame aurait bien vite été dehors, je vous le garantis. Je suis aussi prompt qu'un autre à dégainer quand je vois occasion pour une bonne querelle, et que la loi est de mon côté.

 

La Nourrice.

– Vive Dieu ! je suis si vexée que j'en tremble de tous mes membres !… Le polisson ! le malotru !… De grâce, monsieur un mot ! Comme je vous l'ai dit, ma jeune maîtresse m'a chargée d'aller à votre recherche… Ce qu'elle m'a chargée de vous dire, je le garde pour moi… Mais d'abord laissez-moi vous déclarer que, si vous aviez l'intention, comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait une façon d'agir très grossière, comme on dit : car la demoiselle est si jeune ! Si donc il vous arrivait de jouer double jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à une demoiselle, et un procédé très mesquin.

 

Roméo.

– Nourrice, recommande-moi à ta dame et maîtresse. Je te jure…

 

La Nourrice.

– L'excellent cœur ! Oui, ma foi, je le lui dirai. Seigneur ! Seigneur ! Elle va être bien joyeuse.

 

Roméo.

– Que lui diras-tu, nourrice ? Tu ne m'écoutes pas.

 

La Nourrice.

– Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon avis, est une action toute gentilhommière.

 

Roméo.

– Dis-lui de trouver quelque moyen d'aller à confesse cette après-midi ; c'est dans la cellule de frère Laurence qu'elle sera confessée et mariée. Voici pour ta peine. (Il lui offre sa bourse.)

 

La Nourrice.

– Non vraiment, monsieur, pas un denier !

 

Roméo.

– Allons ! il le faut, te dis-je.

 

La Nourrice, prenant la bourse.

– Cette après-midi, monsieur ? Bon, elle sera là.

 

Roméo.

– Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur de l'abbaye. Avant une heure, mon valet ira te rejoindre et t'apportera une échelle de corde : ce sont les haubans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit, monter au hunier de mon bonheur Adieu !… Recommande-moi à ta maîtresse.

 

La Nourrice.

– Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse ! Écoutez, monsieur.

 

Roméo.

– Qu'as-tu à me dire, ma chère nourrice ?

 

La Nourrice.

– Votre valet est-il discret ? Vous connaissez sans doute le proverbe : Deux personnes, hormis une, ne peuvent garder un secret.

 

Roméo.

– Rassure-toi : mon valet est éprouvé comme l'acier.

 

La Nourrice.

– Bien, monsieur : ma maîtresse est bien la plus charmante dame… Seigneur ! Seigneur !… Quand elle n'était encore qu'un petit être babillard !… Oh ! il y a en ville un grand seigneur, un certain Pâris, qui voudrait bien tâter du morceau ; mais elle, la bonne âme, elle aimerait autant voir un crapaud, un vrai crapaud, que de le voir, lui. Je la fâche quelquefois quand je lui dis que Pâris est l'homme qui lui convient le mieux : ah ! je vous le garantis, quand je dis ça, elle devient aussi pâle que n'importe quel linge au monde… Romarin et Roméo commencent tous deux par la même lettre, n'est-ce pas ?

 

Roméo.

– Oui, nourrice. L'un et l'autre commencent par un R. Après ?

 

La Nourrice.

– Ah ! vous dites ça d'un air moqueur. Un R, c'est bon pour le nom d'un chien, puisque c'est un grognement de chien… Je suis bien sûre que Roméo commence par une autre lettre… Allez, elle dit de si jolies sentences sur vous et sur le romarin, que cela vous ferait du bien de les entendre.

 

Roméo.

– Recommande-moi à ta maîtresse. (Il sort.)

 

La Nourrice.

– Oui, mille fois !… Pierre !

 

Pierre.

– Voilà !

 

La Nourrice.

– En avant, et lestement. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE V

 

Le jardin de Capulet. Entre Juliette.

 

Juliette.

– L'horloge frappait neuf heures, quand j'ai envoyé la nourrice ; elle m'avait promis d'être de retour en une demi-heure… Peut-être n'a-t-elle pas pu le trouver !… Mais non… Oh ! elle est boiteuse ! Les messagers d'amour devraient être des pensées, plus promptes dix fois que les rayons du soleil, qui dissipent l'ombre au-dessus des collines nébuleuses. Aussi l'amour est-il traîné par d'agiles colombes ; aussi Cupidon a-t-il des ailes rapides comme le vent. Maintenant le soleil a atteint le sommet suprême de sa course d'aujourd'hui ; de neuf heures à midi il y a trois longues heures, et elle n'est pas encore venue ! Si elle avait les affections et le sang brûlant de la jeunesse, elle aurait le leste mouvement d'une balle ; d'un mot je la lancerais à mon bien-aimé qui me la renverrait d'un mot. Mais ces vieilles gens, on les rendrait souvent pour des morts, à voir leur inertie, leur lenteur leur lourdeur et leur pâleur de plomb.

 

Entrent la nourrice et Pierre.

 

Juliette.

– Mon Dieu, la voici enfin… ô nourrice de miel, quoi de nouveau ? L'as-tu trouvé ?… Renvoie cet homme.

 

La Nourrice.

– Pierre, restez à la porte. (Pierre sort.)

 

Juliette.

– Eh bien, bonne, douce nourrice ?… Seigneur ! pourquoi as-tu cette mine abattue ? Quand tes nouvelles seraient tristes, annonce-les-moi gaiement. Si tes nouvelles sont bonnes, tu fais tort à leur douce musique en me la jouant avec cet air aigre.

 

La Nourrice.

– Je suis épuisée ; laisse-moi respirer un peu. Ah ! que mes os me font mal ! Quelle course j'ai faite !

 

Juliette.

– Je voudrais que tu eusses mes os, pourvu que j'eusse des nouvelles… Allons, je t'en prie, parle ; bonne, bonne nourrice, parle.

 

La Nourrice.

– Jésus ! quelle hâte ! Pouvez-vous pas attendre un peu ? Voyez-vous pas que je suis hors d'haleine ?

 

Juliette.

– Comment peux-tu être hors d'haleine quand il te reste assez d'haleine pour me dire que tu es hors d'haleine ? L'excuse que tu donnes à tant de délais est plus longue à dire que le récit que tu t'excuses de différer. Tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? Réponds à cela ; réponds d'un mot, et j'attendrai les détails. Édifie-moi : sont-elles bonnes ou mauvaises ?

 

La Nourrice.

– Ma foi, vous avez fait là un pauvre choix : vous ne vous entendez pas à choisir un homme : Roméo, un homme ? non. Bien que son visage soit le plus beau visage qui soit, il a la jambe mieux faite que tout autre ; et pour la main, pour le pied, pour la taille, bien qu'il n'y ait pas grand’chose à en dire, tout cela est incomparable… Il n'est pas la fleur de la courtoisie, pourtant je le garantis aussi doux qu'un agneau… Va ton chemin, fillette, sers Dieu… Ah ça ! avez-vous dîné ici ?

 

Juliette.

– Non, non… Mais je savais déjà tout cela. Que dit-il de notre mariage ? Qu'est-ce qu'il en dit ?

 

La Nourrice.

– Seigneur que la tête me fait mal ! quelle tête j'ai ! Elle bat comme si elle allait tomber en vingt morceaux… Et puis, d'un autre côté, mon dos… Oh ! mon dos ! mon dos ! Méchant cœur que vous êtes de m'envoyer ainsi pour attraper ma mort à galoper de tous côtés !

 

Juliette.

– En vérité, je suis fâchée que tu ne sois pas bien : chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que dit mon bien aimé ?

 

La Nourrice.

– Votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, et courtois, et affable, et gracieux, et, j'ose le dire, vertueux… Où est votre mère ?

 

Juliette.

– Où est ma mère ? Eh bien, elle est à la maison : où veux-tu qu'elle soit ? Que tu réponds singulièrement ! votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, où est votre mère ?

 

La Nourrice.

– Oh ! Notre-Dame du bon Dieu ! êtes-vous à ce point brûlante ? Pardine, échauffez-vous encore : est-ce là votre cataplasme pour mes pauvres os ? Dorénavant, faites vos messages vous-même !

 

Juliette.

– Que d'embarras !… Voyons, que dit Roméo ?

 

La Nourrice.

– Avez-vous permission d'aller à confesse aujourd'hui ?

 

Juliette.

– Oui.

 

La Nourrice.

– Eh bien, courez de ce pas à la cellule de frère Laurence : un mari vous y attend pour faire de vous sa femme. Ah bien ! voilà ce fripon de sang qui vous vient aux joues : bientôt elles deviendront écarlates à la moindre nouvelle. Courez à l'église ; moi, je vais d'un autre côté, chercher l'échelle par laquelle votre bien-aimé doit grimper jusqu'au nid de l'oiseau, dès qu'il fera nuit noire. C'est moi qui suis la bête de somme, et je m'épuise pour votre plaisir ; mais, pas plus tard que ce soir, ce sera vous qui porterez le fardeau. Allons je vais dîner ; courez vite à la cellule.

 

Juliette.

– Vite au bonheur suprême !… Honnête nourrice, adieu. (Elles sortent par des côtés différents.)

 

 

 

SCÈNE VI

 

La cellule de frère Laurence. Entrent frère Laurence et Roméo.

 

Laurence.

– Veuille le ciel sourire à cet acte pieux, et puisse l'avenir ne pas nous le reprocher par un chagrin !

 

Roméo.

– Amen ! amen ! Mais viennent tous les chagrins possibles, ils ne sauraient contrebalancer le bonheur que me donne la plus courte minute passée en sa présence. Joins seulement nos mains avec les paroles saintes, et qu'alors la mort, vampire de l'amour, fasse ce qu'elle ose : c'est assez que Juliette soit mienne !

 

Laurence.

– Ces joies violentes ont des fins violentes, et meurent dans leur triomphe : flamme et poudre, elles se consument en un baiser Le plus doux miel devient fastidieux par sa suavité même, et détruit l'appétit par le goût : aime donc modérément : modéré est l'amour durable : la précipitation n'atteint pas le but plus tôt que la lenteur.

 

Entre Juliette.

 

Laurence.

– Voici la dame ! Oh ! jamais un pied aussi léger n'usera la dalle éternelle : les amoureux pourraient chevaucher sur ces fils de la Vierge qui flottent au souffle ardent de l'été, et ils ne tomberaient pas : si légère et toute vanité !

 

Juliette.

– Salut à mon vénérable confesseur !

 

Laurence.

– Roméo te remerciera pour nous deux, ma fille.

 

Juliette.

– Je lui envoie le même salut ! Sans quoi ses remerciements seraient immérités.

 

Roméo.

– Ah ! Juliette, si ta joie est à son comble comme la mienne, et si, plus habile que moi, tu peux la peindre, alors parfume de ton haleine l'air qui nous entoure, et que la riche musique de ta voix exprime le bonheur idéal que nous fait ressentir à tous deux une rencontre si chère.

 

Juliette.

– Le sentiment, plus riche en impressions qu'en paroles, est fier de son essence, et non des ornements : indigents sont ceux qui peuvent compter leurs richesses ; mais mon sincère amour est parvenu à un tel excès que je ne saurais évaluer la moitié de mes trésors.

 

Laurence.

– Allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt fait ; sauf votre bon plaisir, je ne vous laisserai seuls que quand la sainte Église vous aura incorporés l'un à l'autre. (Ils sortent.)

 

 

 

 

 

ACTE III

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Vérone. – La promenade du Cours près de la porte des Borsari. Entrent Mercutio, Benvolio, un page et des valets.

 

Benvolio.

– Je t'en prie, bon Mercutio, retirons-nous ; la journée est chaude ; les Capulets sont dehors, et, si nous les rencontrons, nous ne pourrons pas éviter une querelle : car, dans ces jours de chaleur, le sang est furieusement excité !

 

Mercutio.

– Tu m'as tout l'air d'un de ces gaillards qui, dès qu'ils entrent dans une taverne, me flanquent leur épée sur la table en disant : Dieu veuille que je n'en aie pas besoin ! et qui à peine la seconde rasade a-t-elle opéré, dégainent contre le cabaretier sans qu'en réalité il en soit besoin.

 

Benvolio.

– Moi ! j'ai l'air d'un de ces gaillards-là ?

 

Mercutio.

– Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n'importe quel drille d'Italie ; personne n'a plus d'emportement que toi à prendre de l'humeur et personne n'est plus d'humeur à s'emporter.

 

Benvolio.

– Comment cela ?

 

Mercutio.

– Oui, s'il existait deux êtres comme toi, nous n'en aurions bientôt plus un seul, car l'un tuerait l'autre. Toi ! mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton un poil de plus ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des noix, par cette unique raison que tu as l'œil couleur noisette : il faut des yeux comme les tiens pour découvrir là un grief ! Ta tête est pleine de querelles, comme l'œuf est plein du poussin ; ce qui ne l'empêche pas d'être vide, comme l'œuf cassé, à force d'avoir été battue à chaque querelle. Tu t’es querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce qu'il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n'as-tu pas cherché noise à un tailleur parce qu'il portait un pourpoint neuf avant Pâques, et à un autre parce qu'il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban ? Et c'est toi qui me fais un sermon contre les querelles !

 

Benvolio.

– Si j'étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en nue-propriété au premier acheteur qui m'assurerait une heure et quart d'existence.

 

Mercutio.

– En nue-propriété ! Voilà qui serait propre !

 

Entrent Tybalt, Pétruchio et quelques partisans.

 

Benvolio.

– Sur ma tête, voici les Capulets.

 

Mercutio.

– Par mon talon, je ne m'en soucie pas.

 

Tybalt, à ses amis.

– Suivez-moi de près, car je vais leur parler. (À Mercutio et à Benvolio.) Bonsoir messieurs : un mot à l'un de vous.

 

Mercutio.

– Rien qu'un mot ? Accouplez-le à quelque chose : donnez le mot et le coup.

 

Tybalt.

– Vous m'y trouverez assez disposé, messire, pour peu que vous m'en fournissiez l'occasion.

 

Mercutio.

– Ne pourriez-vous pas prendre l'occasion sans qu'on vous la fournît ?

 

Tybalt.

– Mercutio, tu es de concert avec Roméo…

 

Mercutio.

– De concert ! Comment ! nous prends-tu pour des ménestrels ? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare-toi à n'entendre que désaccords. (Mettant la main sur son épée.) Voici mon archet ; voici qui vous fera danser, sang-dieu, de concert !

 

Benvolio.

– Nous parlons ici sur la promenade publique ; ou retirons-nous dans quelque lieu écarté, ou raisonnons froidement de nos griefs, ou enfin séparons-nous. Ici tous les yeux se fixent sur nous.

 

Mercutio.

– Les yeux des hommes sont faits pour voir : laissons-les se fixer sur nous : aucune volonté humaine ne me fera bouger, moi !

 

Tybalt, à Mercutio.

– Allons, la paix soit avec vous, messire ! (Montrant Roméo.) Voici mon homme.

 

Mercutio.

– Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre livrée : Morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite ; c'est dans ce sens-là que votre seigneurie peut l'appeler son homme.

 

Tybalt.

– Roméo, l'amour que je te porte ne me fournit pas de terme meilleur que celui-ci : Tu es un infâme !

 

Roméo.

– Tybalt, les raisons que j'ai de t'aimer me font excuser la rage qui éclate par un tel salut… Je ne suis pas un infâme… Ainsi, adieu : je vois que tu ne me connais pas. (Il va pour sortir)

 

Tybalt.

– Enfant, ceci ne saurait excuser les injures que tu m'as faites : tourne-toi donc, et en garde !

 

Roméo.

– Je proteste que je ne t'ai jamais fait injure, et que je t’aime d'une affection dont tu n'auras idée que le jour où tu en connaîtras les motifs… Ainsi, bon Capulet… (ce nom m'est aussi cher que le mien), tiens-toi pour satisfait.

 

Mercutio.

– Ô froide, déshonorante, ignoble soumission ! Une estocade pour réparer cela ! (Il met l'épée à la main.) Tybalt, tueur de rats, voulez-vous faire un tour ?

 

Tybalt.

– Que veux-tu de moi ?

 

Mercutio.

– Rien, bon roi des chats, rien qu'une de vos neuf vies ; celle-là, j'entends m'en régaler, me réservant, selon votre conduite future à mon égard, de mettre en hachis les huit autres. Tirez donc vite votre épée par les oreilles, ou, avant qu'elle soit hors de l'étui, vos oreilles sentiront la mienne.

 

Tybalt, l'épée à la main.

– Je suis à vous.

 

Roméo.

– Mon bon Mercutio, remets ton épée.

 

Mercutio, à Tybalt.

– Allons, messire, votre meilleure passe ! (Ils se battent.)

 

Roméo.

– Dégaine, Benvolio, et abattons leurs armes… Messieurs, par pudeur, reculez devant un tel outrage : Tybalt ! Mercutio ! Le Prince a expressément interdit les rixes dans les rues de Vérone. Arrêtez, Tybalt ! cher Mercutio ! (Roméo étend son épée entre les combattants. Tybalt atteint Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s'enfuit avec ses partisans.)

 

Mercutio.

– Je suis blessé… Malédiction sur les deux maisons ! Je suis expédié… Il est parti ! Est-ce qu'il n'a rien ? (Il chancelle.)

 

Benvolio, soutenant Mercutio.

– Quoi, es-tu blessé ?

 

Mercutio.

– Oui, oui, une égratignure, une égratignure, Morbleu, c'est bien suffisant… Où est mon page ? Maraud, va me chercher un chirurgien. (Le page sort.)

 

Roméo.

– Courage, ami : la blessure ne peut être sérieuse.

 

Mercutio.

– Non, elle n'est pas aussi profonde qu'un puits, ni aussi large qu'une porte d'église ; mais elle est suffisante, elle peut compter : demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j'aurai la gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas monde… Malédiction sur vos deux maisons !… Moi, un homme, être égratigné à mort par un chien, un rat, une souris, un chat ! par un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d'arithmétique ! (À Roméo.) Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous ? J'ai reçu le coup par-dessous votre bras.

 

Roméo.

– J'ai cru faire pour le mieux.

 

Mercutio.

– Aide-moi jusqu'à une maison, Benvolio, ou je vais défaillir… Malédiction sur vos deux maisons ! Elles ont fait de moi de la viande à vermine… Oh ! j'ai reçu mon affaire, et bien à fond… Vos maisons ! (Mercutio sort, soutenu par Benvolio.)

 

Roméo, seul.

– Donc un bon gentilhomme, le proche parent du Prince, mon intime ami, a reçu le coup mortel pour moi, après l'outrage déshonorant fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une heure est mon cousin !… Ô ma douce Juliette, ta beauté m'a efféminé ; elle a amolli la trempe d'acier de ma valeur

 

Rentre Benvolio.

 

Benvolio.

– Ô Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort. Ce galant esprit a aspiré la nuée, trop tôt dégoûté de cette terre.

 

Roméo.

– Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité : il commence le malheur, d'autres doivent l'achever.

 

Rentre Tybalt.

 

Benvolio.

– Voici le furieux Tybalt qui revient.

 

Roméo.

-Vivant ! triomphant ! et Mercutio tué ! Remonte au ciel, circonspecte indulgence, et toi, furie à l'œil de flamme, sois mon guide maintenant ! Ah ! Tybalt, reprends pour toi ce nom d'infâme que tu m'as donné tout à l'heure : l'âme de Mercutio n'a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes, elle attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous deux, nous allions le rejoindre.

 

Tybalt.

– Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas : c'est toi qui partiras d'ici avec lui.

 

Roméo, mettant l'épée à la main.

– Voici qui en décidera. (Ils se battent. Tybalt tombe.)

 

Benvolio.

– Fuis, Roméo, va-t'en ! Les citoyens sont sur pied, et Tybalt est tué… Ne reste pas là stupéfait. Le Prince va te condamner à mort, si tu es pris… Hors d'ici ! va-t'en ! fuis !

 

Roméo.

– Oh ! je suis le bouffon de la fortune !

 

Benvolio.

– Qu'attends-tu donc ? (Roméo s'enfuit.) Entre une foule de citoyens armés.

 

Premier Citoyen.

– Par où s'est enfui celui qui a tué Mercutio ? Tybalt, ce meurtrier par où s'est-il enfui ?

 

Benvolio.

– Ce Tybalt, le voici à terre !

 

Premier Citoyen.

– Debout, monsieur, suivez-moi : je vous somme de m'obéir au nom du Prince.

 

Entrent le Prince et sa suite, Montague, Capulet, lady Montague, lady Capulet et d'autres.

 

Le Prince.

– Où sont les vils provocateurs de cette rixe ?

 

Benvolio.

– Ô noble Prince, je puis te révéler toutes les circonstances douloureuses de cette fatale querelle. (Montrant le corps de Tybalt.) Voici l'homme qui a été tué par le jeune Roméo, après avoir tué ton parent, le jeune Mercutio.

 

Lady Capulet, se penchant sur le corps.

– Tybalt, mon neveu !… Oh ! l'enfant de mon frère ! Oh ! Prince !… Oh ! mon neveu !… mon mari ! C'est le sang de notre cher parent qui a coulé !… Prince, si tu es juste, verse le sang des Montagues pour venger notre sang… Oh ! mon neveu ! mon neveu !

 

Le Prince.

– Benvolio, qui a commencé cette rixe ?

 

Benvolio.

– Tybalt, que vous voyez ici, tué de la main de Roméo. En vain Roméo lui parlait sagement, lui disait de réfléchir à la futilité de la querelle, et le mettait en garde contre votre auguste déplaisir… Tout cela, dit d'une voix affable, d'un air calme, avec l'humilité d'un suppliant agenouillé, n'a pu faire trêve à la fureur indomptable de Tybalt, qui, sourd aux paroles de paix, a brandi la pointe de son épée contre la poitrine de l'intrépide Mercutio. Mercutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans ce duel à outrance ; avec un dédain martial, il écarte d'une main la froide mort et de l'autre la retourne contre Tybalt, dont la dextérité la lui renvoie ; Roméo leur crie : Arrêtez, amis ! amis, séparez-vous. ! et, d'un geste plus rapide que sa parole, il abat les pointes fatales. Au moment où il s'élance entre eux, passe sous son bras même une botte perfide de Tybalt qui frappe mortellement le fougueux Mercutio. Tybalt s'enfuit alors, puis tout à coup revient sur Roméo, qui depuis un instant n'écoute plus que la vengeance. Leur lutte a été un éclair ; car, avant que j'aie pu dégainer pour les séparer le fougueux Tybalt était tué. En le voyant tomber, Roméo s'est enfui. Que Benvolio meure si telle n'est pas la vérité !

 

Lady Capulet, désignant Benvolio.

– Il est parent des Montagues ; l'affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité ! Une vingtaine d'entre eux se sont ligués pour cette lutte criminelle, et il a fallu qu'ils fussent vingt pour tuer un seul homme ! Je demande justice, fais-nous justice, Prince. Roméo a tué Tybalt ; Roméo ne doit plus vivre.

 

Le Prince.

– Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio : qui maintenant me payera le prix d'un sang si cher ?

 

Montague.

– Ce ne doit pas être Roméo, Prince, il était l'ami de Mercutio. Sa faute n'a fait que terminer ce que la loi eût tranché, la vie de Tybalt.

 

Le Prince.

– Et, pour cette offense, nous l'exilons sur-le-champ. Je suis moi-même victime de vos haines ; mon sang coule pour vos brutales disputes ; mais je vous imposerai une si rude amende que vous vous repentirez tous du malheur dont je souffre. Je serai sourd aux plaidoyers et aux excuses ; ni larmes ni prières ne rachèteront les torts ; elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte de partir ; l'heure où on le trouverait ici serait pour lui la dernière. Qu'on emporte ce corps et qu'on défère à notre volonté : la clémence ne fait qu'assassiner en pardonnant à ceux qui tuent.

 

 

 

SCÈNE II

 

Le jardin de Capulet. Entre Juliette.

 

Juliette.

– Retournez au galop, coursiers aux pieds de flamme, vers le logis de Phébus ; déjà un cocher comme Phaéton vous aurait lancés dans l'ouest et aurait ramené la nuit nébuleuse… Étends ton épais rideau, nuit vouée à l'amour, que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu ! Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté ; et, si l'amour est aveugle, il s'accorde d'autant mieux avec la nuit… Viens, nuit solennelle, matrone au sobre vêtement noir apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie qui aura pour enjeux deux virginités sans tache ; cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, avec ton noir chaperon, jusqu'à ce que le timide amour devenu plus hardi, ne voie plus que chasteté dans l'acte de l'amour ! À moi, nuit ! Viens, Roméo, viens : tu feras le jour de la nuit, quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, prends-le et coupe le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splendide que tout l'univers sera amoureux de la nuit et refusera son culte à l'aveuglant soleil… Oh ! j'ai acheté un domaine d'amour mais je n'en ai pas pris possession, et celui qui m'a acquise n'a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l'est, à la veille d'une fête, pour l'impatiente enfant qui a une robe neuve et ne peut la mettre encore ! Oh ! voici ma nourrice…

 

Entre la nourrice, avec une échelle de corde.

 

Juliette.

– Elle m'apporte des nouvelles ; chaque bouche qui me parle de Roméo, me parle une langue céleste… Eh bien, nourrice, quoi de nouveau ?… Qu'as-tu là ? l'échelle de corde que Roméo t'a dit d'apporter ?

 

La Nourrice.

– Oui, oui, l'échelle de corde ! (Elle laisse tomber l'échelle avec un geste de désespoir)

 

Juliette.

– Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Pourquoi te tordre ainsi les mains ?

 

La Nourrice.

– Ah ! miséricorde ! il est mort, il est mort, il est mort ! Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues ! Hélas ! quel jour ! C'est fait de lui, il est tué, il est mort !

 

Juliette.

– Le Ciel a-t-il pu être aussi cruel ?

 

La Nourrice.

– Roméo l'a pu, sinon le ciel… Ô Roméo ! Roméo ! Qui l'aurait jamais cru ? Roméo !

 

Juliette.

– Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? C'est un supplice à faire rugir les damnés de l'horrible enfer Est-ce que Roméo s'est tué ? Dis-moi oui seulement, et ce simple oui m'empoisonnera plus vite que le regard meurtrier du basilic. Je cesse d'exister s'il me faut ouïr ce oui, et si tu peux répondre : oui, les yeux de Roméo sont fermés ! Est-il mort ? dis oui ou non, et qu'un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère !

 

La Nourrice.

– J'ai vu la blessure, je l'ai vue de mes yeux… Par la croix du Sauveur… là, sur sa mâle poitrine… Un triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, pâle, pâle comme la cendre, tout couvert de sang, de sang caillé… À le voir je me suis évanouie.

 

Juliette.

– Oh ! renonce, mon cœur ; pauvre failli, fais banqueroute à cette vie ! En prison, mes yeux ! Fermez-vous à la libre lumière ! Terre vile, retourne à la terre, cesse de te mouvoir, et, Roméo et toi, affaissez-vous dans le même tombeau.

 

La Nourrice.

– Ô Tybalt, Tybalt, le meilleur ami que j'eusse ! Ô courtois Tybalt ! honnête gentilhomme ! Faut-il que j'aie vécu pour te voir mourir !

 

Juliette.

– Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent ? Roméo est-il tué et Tybalt est-il mort ? Mon cher cousin, et mon mari plus cher ! Alors, que sonne la trompette terrible du dernier jugement ! Car qui donc est vivant, si ces deux-là ne sont plus ?

 

La Nourrice.

– Tybalt n'est plus, et Roméo est banni ! Roméo, qui l'a tué, est banni.

 

Juliette.

– ô mon Dieu ! Est-ce que la main de Roméo a versé le sang de Tybalt ?

 

La Nourrice.

– Oui, oui, hélas ! oui.

 

Juliette.

– Ô cœur reptile caché sous la beauté en fleur ! Jamais dragon occupa-t-il une caverne si splendide ! Gracieux amant ! démon angélique ! corbeau aux plumes de colombe ! agneau ravisseur de loups ! méprisable substance d'une forme divine ! Juste l'opposé de ce que tu sembles être justement, saint damné, noble misérable ! Ô nature, à quoi réservais-tu l'enfer quand tu reléguas l'esprit d'un démon dans le paradis mortel d'un corps si exquis ? Jamais livre contenant aussi vile rapsodie fut-il si bien relié ? Oh ! que la perfidie habite un si magnifique palais !

 

La Nourrice.

– Il n'y a plus à se fier aux hommes ; chez eux ni bonne foi, ni honneur ce sont tous des parjures, tous des traîtres, tous des vauriens, tous des hypocrites… Ah ! où est mon valet ? Vite, qu'on me donne de l'eau-de-vie ! Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. Honte à Roméo !

 

Juliette.

– Que ta langue se couvre d'ampoules après un pareil souhait ! Il n'est pas né pour la honte, lui. La honte serait honteuse de siéger sur son front ; car c'est un trône où l'honneur devrait être couronné monarque absolu de l'univers. Oh ! quel monstre j'étais de l'outrager ainsi !

 

La Nourrice.

– Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre cousin ?

 

Juliette.

– Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari ? Ah ! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée, quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire ? Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon cousin ? C'est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo ! Arrière, larmes folles, retournez à votre source naturelle : il n'appartient qu'à la douleur, ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon mari, que Tybalt voulait tuer, est vivant ; et Tybalt, qui voulait tuer mon mari, est mort. Tout cela est heureux : pourquoi donc pleurer ?… Ah ! il y a un mot, plus terrible que la mort de Tybalt, qui m'a assassinée ! je voudrais bien l'oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire comme une faute damnable sur l'âme du pécheur. Tybalt est mort et Roméo est… banni. Banni ! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c'était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là. Si même le malheur inexorable ne se plaît qu'en compagnie, s'il a besoin d'être escorté par d'autres catastrophes, pourquoi, après m'avoir dit : Tybalt est mort, n'a-t-elle pas ajouté : Ton père aussi, ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ? Cela m'aurait causé de tolérables angoisses. Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde : Roméo est banni, prononcer seulement ces mots, c'est tuer c'est faire mourir à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette ! Roméo est banni ! Il n'y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne à ce mot meurtrier ! Il n'y a pas de cri pour rendre cette douleur-là. Mon père et ma mère, où sont-ils, nourrice ?

 

La Nourrice.

– Ils pleurent et sanglotent sur le corps de Tybalt. Voulez-vous aller près d'eux ? Je vous y conduirai.

 

Juliette.

– Ils lavent ses blessures de leurs larmes ! Les miennes, je les réserve, quand les leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo. Ramasse ces cordes… Pauvre échelle, te voilà déçue comme moi, car Roméo est exilé : il avait fait de toi un chemin jusqu'à mon lit ; mais, restée vierge, il faut que je meure dans un virginal veuvage. À moi, cordes ! à moi, nourrice ! je vais au lit nuptial, et au lieu de Roméo, c'est le sépulcre qui prendra ma virginité.

 

La Nourrice.

– Courez à votre chambre ; je vais trouver Roméo pour qu'il vous console… Je sais bien où il est…Entendez-vous, votre Roméo sera ici cette nuit ; je vais à lui ; il est caché dans la cellule de Laurence.

 

Juliette, détachant une bague de son doigt.

– Oh ! trouve-le ! Remets cet anneau à mon fidèle chevalier, et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux.

 

 

 

SCÈNE III

 

La cellule de frère Laurence. Entrent fière Laurence, puis Roméo. Le jour baisse.

 

Laurence.

– Viens, Roméo ; viens, homme sinistre ; l'affliction s'est enamourée de ta personne, et tu es fiancé à la calamité.

 

Roméo.

– Quoi de nouveau, mon père ? Quel est l'arrêt du Prince ? Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès près de moi ?

 

Laurence.

– Tu n'es que trop familier avec cette triste société, mon cher fils. Je viens t’apprendre l'arrêt du Prince.

 

Roméo.

– Quel arrêt, plus doux qu'un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer ?

 

Laurence.

– Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres : il a décidé, non la mort, mais le bannissement du corps.

 

Roméo.

– Ah ! le bannissement ! Par pitié, dis la mort ! L'exil a l'aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort. Ne dis pas le bannissement !

 

Laurence.

– Tu es désormais banni de Vérone. Prends courage ; le monde est grand et vaste.

 

Roméo.

– Hors des murs de Vérone, le monde n'existe pas ; il n'y a que purgatoire, torture, enfer, même. Être banni d'ici, c'est être banni du monde, et cet exil-là, c'est la mort. Donc le bannissement, c'est la mort sous un faux nom. En appelant la mort bannissement, tu me tranches la tête avec une hache d'or, et tu souris au coup qui me tue !

 

Laurence.

– Ô péché mortel ! ô grossière ingratitude ! Selon notre loi, ta faute, c'était la mort ; mais le bon Prince, prenant ton parti, a tordu la loi, et à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. C'est une grâce insigne, et tu ne le vois pas.

 

Roméo.

– C'est une torture, et non une grâce ! Le ciel est là où vit Juliette : un chat, un chien, une petite souris, l'être le plus immonde, vivent dans le paradis et peuvent la contempler, mais Roméo ne le peut pas. La mouche du charnier est plus privilégiée, plus comblée d'honneur, plus favorisée que Roméo ; elle peut saisir les blanches merveilles de la chère main de Juliette, et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres qui, dans leur pure et vestale modestie, rougissent sans cesse, comme d'un péché, du baiser qu'elles se donnent ! Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. Ce bonheur que la mouche peut avoir, je dois le fuir, moi ; elle est libre, mais je suis banni. Et tu dis que l'exil n'est pas la mort ! Tu n'avais donc pas un poison subtil, un couteau bien affilé, un instrument quelconque de mort subite, tu n'avais donc, pour me tuer, que ce mot : Banni !… banni ! Ce mot-là, mon père, les damnés de l'enfer l'emploient et le prononcent dans des hurlements ! Comment as-tu le cœur toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, toi qui remets les péchés et t'avoues mon ami, de me broyer avec ce mot : bannissement ?

 

Laurence.

– Fou d'amour, laisse-moi te dire une parole.

 

Roméo.

– Oh ! tu vas encore me parler de bannissement.

 

Laurence.

– Je vais te donner une armure à l'épreuve de ce mot. La philosophie, ce doux lait de l'adversité, te soutiendra dans ton bannissement.

 

Roméo.

– Encore le bannissement !… Au gibet la philosophie ! Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette, déplacer une ville, renverser l'arrêt d'un Prince, elle ne sert à rien, elle n'est bonne à rien, ne m'en parle plus !

 

Laurence.

– Oh ! je le vois bien, les fous n'ont pas d'oreilles !

 

Roméo.

– Comment en auraient-ils, quand les sages n'ont pas d'yeux ?

 

Laurence.

– Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation.

 

Roméo.

– Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, si tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, alors tu pourrais parler, alors tu pourrais t'arracher les cheveux, et te jeter contre terre, comme je fais en ce moment, pour y prendre d'avance la mesure d'une tombe ! (Il s'affaisse à terre. On frappe à la porte.)

 

Laurence.

– Lève-toi, on frappe… Bon Roméo, cache-toi.

 

Roméo.

– Je ne me cacherai pas ; à moins que mes douloureux soupirs ne fassent autour de moi un nuage qui me dérobe aux regards ! (On frappe encore.)

 

Laurence.

– Entends-tu comme on frappe ?… Qui est là ?… Roméo, lève-toi, tu vas être pris… Attendez un moment…Debout ! Cours à mon laboratoire !… (On frappe.) Tout à l'heure !… Mon Dieu, quelle démence !… (On frappe.) J'y vais, j'y vais ! (Allant à la porte.) Qui donc frappe si fort ? D'où venez-vous ? que voulez-vous ?

 

La Nourrice, du dehors.

– Laissez-moi entrer, et vous connaîtrez mon message. Je viens de la part de madame Juliette.

 

Laurence, ouvrant.

– Soyez la bienvenue, alors.

 

Entre la nourrice.

 

La Nourrice.

– Ô saint moine, oh ! dites-moi, saint moine, où est le seigneur de madame, où est Roméo ?

 

Laurence.

– Là, par terre, ivre de ses propres larmes.

 

La Nourrice.

– Oh ! dans le même état que ma maîtresse, juste dans le même état.

 

Laurence.

– Ô triste sympathie ! lamentable situation !

 

La Nourrice.

– C'est ainsi qu'elle est affaissée, sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant !… (Se penchant sur Roméo.) Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme. Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous, debout ! Pourquoi tomber dans un si profond désespoir ?

 

Roméo, se redressant comme en sursaut.

– La nourrice !

 

La Nourrice.

– Ah ! monsieur ! ah ! monsieur !… Voyons, la mort est au bout de tout.

 

Roméo.

– Tu as parlé de Juliette ! en quel état est-elle ? Est-ce qu'elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, maintenant que j'ai souillé l'enfance de notre bonheur d'un sang si proche du sien ? Où est-elle ? et comment est-elle ? Que dit ma mystérieuse compagne de notre amoureuse misère ?

 

La Nourrice.

– Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle pleure ; et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, et appelle Tybalt ; et puis elle crie : Roméo ! et puis elle retombe.

 

Roméo.

– Il semble que ce nom, lancé par quelque fusil meurtrier, l'assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom a assassiné son cousin !… Oh ! dis-moi, prêtre, dis-moi dans quelle vile partie de ce squelette est logé mon nom ; dis-le-moi, pour que je mette à sac ce hideux repaire ! (Il tire son poignard comme pour s'en frapper la nourrice le lui arrache.)

 

Laurence.

– Retiens ta main désespérée ! Es-tu un homme ? ta forme crie que tu en es un ; mais tes larmes sont d'une femme, et ta sauvage action dénonce la furie déraisonnable d'une bête brute. Ô femme disgracieuse qu'on croirait un homme, bête monstrueuse qu'on croirait homme et femme, tu m'as étonné !… Par notre saint ordre, je croyais ton caractère mieux trempé. Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer ! Tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, en assouvissant sur toi-même une haine damnée ! Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre ? La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis pour ton existence ; et tu veux renoncer à tous trois ! Fi ! fi ! tu fais honte à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Usurier tu regorges de tous les biens, et tu ne les emploies pas à ce légitime usage qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Ta noble beauté n'est qu'une image de cire, dépourvue d'énergie vide ; ton amour ce tendre engagement, n'est qu'un misérable parjure, qui tue celle que tu avais fait vœu de chérir ; ton esprit, cet ornement de la beauté et de l'amour, n'en est chez toi que le guide égaré : comme la poudre dans la calebasse d'un soldat maladroit, il prend feu par ta propre ignorance et te mutile au lieu de te défendre. Allons, relève-toi, l'homme ! Elle vit, ta Juliette, cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l'heure : n'es-tu pas heureux ? Tybalt voulait t'égorger, mais tu as tué Tybalt : n'es-tu pas heureux encore ? La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie et change la sentence en exil : n'es-tu pas heureux toujours ? Les bénédictions pleuvent sur ta tête, la fortune te courtise sous ses plus beaux atours ; mais toi, maussade comme une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l'amour. Prends garde, prends garde, c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu : monte dans sa chambre et va la consoler ; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue ; et c'est là que tu dois vivre jusqu'à ce que nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, obtenir le pardon du Prince et te rappeler ici. Tu reviendras alors plus heureux un million de fois que tu n'auras été désolé au départ… Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maîtresse, et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos… Roméo te suit.

 

La Nourrice.

– Vrai Dieu ! je pourrais rester ici toute la nuit à écouter vos bons conseils. Oh ! ce que c'est que la science ! (À Roméo.) Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir.

 

Roméo.

– Va, et dis à ma bien-aimée de s'apprêter à me gronder

 

La Nourrice, lui remettant une bague.

– Voici, monsieur un anneau qu'elle m'a dit de vous donner. Monsieur accourez vite, dépêchez-vous, car il se fait tard. (La nourrice sort.)

 

Roméo, mettant la bague.

– Comme ceci ranime mon courage !

 

Laurence.

– Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort en dépend, quittez Vérone avant la fin de la nuit, ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement. Restez à Mantoue ; votre valet, que je saurai trouver, vous instruira de temps à autre des incidents heureux pour vous qui surviendront ici… Donne-moi ta main ; il est tard : adieu ; bonne nuit.

 

Roméo.

– Si une joie au-dessus de toute joie ne m'appelait ailleurs, j'aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite. Adieu. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE IV

 

Dans la maison de Capulet. Entrent Capulet, Lady Capulet et Pâris.

 

Capulet.

– Les choses ont tourné si malheureusement, messire, que nous n'avons pas eu le temps de disposer notre fille. C'est que, voyez-vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi aussi… Mais quoi ! nous sommes nés pour mourir Il est très tard ; elle ne descendra pas ce soir Je vous promets que, sans votre compagnie, je serais au lit depuis une heure.

 

Pâris.

– Quand la mort parle, ce n'est pas pour l'amour le moment de parler. Madame, bonne nuit : présentez mes hommages à votre fille.

 

Lady Capulet.

– Oui, messire, et demain de bonne heure je connaîtrai sa pensée. Ce soir elle est cloîtrée dans sa douleur.

 

Capulet.

– Sire Pâris, je puis hardiment vous offrir l'amour de ma fille ; je pense qu'elle se laissera diriger par moi en toutes choses ; bien plus, je n'en doute pas… Femme, allez la voir avant d'aller au lit ; apprenez-lui l'amour de mon fils Pâris, et dites-lui, écoutez bien, que mercredi prochain… Mais doucement ! quel jour est-ce ?

 

Pâris.

– Lundi, monseigneur.

 

Capulet.

– Lundi ? hé ! hé ! alors, mercredi est trop tôt. Ce sera pour jeudi… dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte… Serez-vous prêt ? Cette hâte vous convient-elle ? Nous ne ferons pas grand fracas ! un ami ou deux ! Car voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, on pourrait croire que nous nous soucions fort peu de notre parent, si nous faisions de grandes réjouissances. Conséquemment, nous aurons une demi-douzaine d'amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi ?

 

Pâris.

– Monseigneur, je voudrais que jeudi soit demain.

 

Capulet.

– Bon ; vous pouvez partir… Ce sera pour jeudi, alors. Vous, femme, allez voir Juliette avant d'aller au lit, et préparez-la pour la noce… Adieu, messire… De la lumière dans ma chambre, holà ! Ma foi, il est déjà si tard qu'avant peu il sera de bonne heure… Bonne nuit. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE V

 

La chambre à coucher de Juliette. Entrent Roméo et Juliette.

 

Juliette.

– Veux-tu donc partir ? le jour n'est pas proche encore : c'était le rossignol et non l'alouette dont la voix perçait ton oreille craintive. Toutes les nuits il chante sur le grenadier là-bas. Crois-moi, amour c'était le rossignol.

 

Roméo.

– C'était l'alouette, la messagère du matin, et non le rossignol. Regarde, amour ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l'orient ! Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. Je dois partir et vivre, ou rester et mourir.

 

Juliette.

– Cette clarté là-bas n'est pas la clarté du jour je le sais bien, moi ; c'est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche cette nuit et éclairer ta marche vers Mantoue. Reste donc, tu n'as pas besoin de partir encore.

 

Roméo.

– Soit ! qu'on me prenne, qu'on me mette à mort ; je suis content, si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n'est pas le regard du matin, elle n'est que le pâle reflet du front de Cynthia ; et ce n'est pas l'alouette qui frappe de notes si hautes la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. J'ai plus le désir de rester que la volonté de partir, que vienne la mort, et elle sera bien venue !… Ainsi le veut Juliette… Comment êtes-vous, mon âme ? Causons, il n'est pas jour.

 

Juliette.

– C'est le jour c'est le jour ! Fuis vite, va-t'en, pars : c'est l'alouette qui détonne ainsi, et qui lance ces notes rauques, ces strettes déplaisantes. On dit que l'alouette prolonge si doucement les accords ; cela n'est pas, car elle rompt le nôtre. On dit que l'alouette et le hideux crapaud ont changé d'yeux : oh ! que n'ont-ils aussi changé de voix, puisque cette voix nous arrache effarés l'un à l'autre et te chasse d'ici par son hourvari matinal ! Oh ! maintenant pars. Le jour est de plus en plus clair.

 

Roméo.

– De plus en plus clair ?… De plus en plus sombre est notre malheur.

 

Entre la nourrice.

 

La Nourrice.

– Madame !

 

Juliette.

– Nourrice !

 

La Nourrice.

– Madame votre mère va venir dans votre chambre. Le jour paraît ; soyez prudente, faites attention. (La nourrice sort.)

 

Juliette.

– Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie.

 

Roméo.

– Adieu, adieu ! un baiser, et je descends. (Ils s'embrassent. Roméo descend.)

 

Juliette, se penchant sur le balcon.

– Te voilà donc parti ? amour seigneur époux, ami ! Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, car il y a tant de jours dans une minute ! Oh ! à ce compte-là, je serai bien vieille, quand je reverrai mon Roméo.

 

Roméo.

– Adieu ! je ne perdrai pas une occasion, mon amour, de renvoyer un souvenir.

 

Juliette.

– Oh ! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais ?

 

Roméo.

– Je n'en doute pas ; et toutes ces douleurs feront le doux entretien de nos moments à venir.

 

Juliette.

– Ô Dieu ! j'ai dans l'âme un présage fatal. Maintenant que tu es en bas, tu m'apparais comme un mort au fond d'une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle.

 

Roméo.

– Crois-moi, amour tu me sembles bien pâle aussi. L'angoisse aride boit notre sang. Adieu ! adieu ! (Roméo sort.)

 

Juliette.

– Ô fortune ! fortune ! tout le monde te dit capricieuse ! Si tu es capricieuse, qu'as-tu à faire avec un homme d'aussi illustre constance ? Fortune, sois capricieuse, car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j'espère, et tu me le renverras.

 

Lady Capulet, du dehors.

– Holà ! ma fille ! êtes-vous levée ?

 

Juliette.

– Qui m'appelle ? est-ce madame ma mère ? Se serait-elle couchée si tard ou levée si tôt ? Quel étrange motif l'amène ?

 

Entre lady Capulet.

 

Lady Capulet.

– Eh bien, comment êtes-vous, Juliette ?

 

Juliette.

– Je ne suis pas bien, madame.

 

Lady Capulet.

– Toujours à pleurer la mort de votre cousin ?… Prétends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes larmes ? Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. Cesse donc : un chagrin raisonnable prouve l'affection ; mais un chagrin excessif prouve toujours un manque de sagesse.

 

Juliette.

– Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible.

 

Lady Capulet.

– Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans sentir plus près de vous l'ami que vous pleurez.

 

Juliette.

– Je sens si vivement la perte de cet ami que je ne puis m'empêcher de le pleurer toujours.

 

Lady Capulet.

– Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c'est moins de le savoir mort que de savoir vivant l'infâme qui l'a tué.

 

Juliette.

– Quel infâme, madame ?

 

Lady Capulet.

– Eh bien ! cet infâme Roméo !

 

Juliette.

– Entre un infâme et lui il y a bien des milles de distance. Que Dieu lui pardonne ! Moi, je lui pardonne de tout mon cœur ; et pourtant nul homme ne navre mon cœur autant que lui.

 

Lady Capulet.

– Parce qu'il vit, le traître !

 

Juliette.

– Oui, madame, et trop loin de mes bras. Que ne suis-je chargée de venger mon cousin !

 

Lady Capulet.

– Nous obtiendrons vengeance, sois-en sure. Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu'un à Mantoue, où vit maintenant ce vagabond banni : on lui donnera une potion insolite qui l'enverra vite tenir compagnie à Tybalt, et alors j'espère que tu seras satisfaite.

 

Juliette.

– Je ne serai vraiment satisfaite que quand je verrai Roméo… supplicié, torturé est mon pauvre cœur, depuis qu'un tel parent m'est enlevé. Madame, trouvez seulement un homme pour porter le poison ; moi, je le préparerai, et si bien qu'après l'avoir pris, Roméo dormira vite en paix. Oh ! quelle horrible souffrance pour mon cœur de l'entendre nommer, sans pouvoir aller jusqu'à lui, pour assouvir l'amour que je portais à mon cousin sur le corps de son meurtrier !

 

Lady Capulet.

– Trouve les moyens, toi ; moi, je trouverai l'homme. Maintenant, fille, j'ai à te dire de joyeuses nouvelles.

 

Juliette.

– La joie est la bienvenue quand elle est si nécessaire : quelles sont ces nouvelles ? j'adjure votre Grâce.

 

Lady Capulet.

– Va, Va, mon enfant, tu as un excellent père ! Pour te tirer de ton accablement, il a improvisé une journée de fête à laquelle tu ne t'attends pas et que je n'espérais guère.

 

Juliette.

– Quel sera cet heureux jour madame ?

 

Lady Capulet.

– Eh bien, mon enfant, jeudi prochain, de bon matin, un galant, jeune et noble gentilhomme, le comte Pâris, te mènera à l'église Saint-Pierre et aura le bonheur de faire de toi sa joyeuse épouse.

 

Juliette.

– Oh ! par l'église de Saint-Pierre et par Saint-Pierre lui-même, il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. Je m'étonne de tant de hâte : ordonner ma noce, avant que celui qui doit être mon mari m'ait fait sa cour ! Je vous en prie, madame, dites à mon seigneur et père que je ne veux pas me marier encore. Si jamais je me marie, je le jure, ce sera plutôt à ce Roméo que vous savez haï de moi, qu'au comte Pâris. Voilà des nouvelles en vérité.

 

Lady Capulet.

– Voici votre père qui vient ; faites-lui vous-même votre réponse, et nous verrons comment il la prendra.

 

Entrent Capulet et la nourrice.

 

Capulet, regardant Juliette qui sanglote.

– Quand le soleil disparaît, la terre distille la rosée, mais, après la disparition du radieux fils de mon frère, il pleut tout de bon. Eh bien ! es tu devenue gouttière, fillette ? Quoi, toujours des larmes ! toujours des averses ! Dans ta petite personne tu figures à la fois la barque, la mer et le vent : tes yeux, que je puis comparer à la mer ont sans cesse un flux et un reflux de larmes ; ton corps est la barque qui flotte au gré de cette onde salée, et tes soupirs sont les vents qui, luttant de furie avec tes larmes, finiront, si un calme subit ne survient, par faire sombrer ton corps dans la tempête… Eh bien, femme, lui avez-vous signifié notre décision ?

 

Lady Capulet.

– Oui, messire ; mais elle refuse ; elle vous remercie. La folle ! je voudrais qu'elle fût mariée à son linceul !…

 

Capulet.

– Doucement, je n'y suis pas, je n'y suis pas, femme. Comment ! elle refuse ! elle nous remercie et elle n'est pas fière, elle ne s'estime pas bien heureuse, tout indigne qu'elle est, d'avoir, par notre entremise, obtenu pour mari un si digne gentilhomme !

 

Juliette.

– Je ne suis pas fière, mais reconnaissante ; fière, je ne puis l'être de ce que je hais comme un mal. Mais je suis reconnaissante du mal même qui m'est fait par amour.

 

Capulet.

– Eh bien, eh bien, raisonneuse, qu'est-ce que cela signifie ? Je vous remercie et je ne vous remercie pas… Je suis fière et je ne suis pas fière !… Mignonne donzelle, dispensez-moi de vos remerciements et de vos fiertés, et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain à l'église Saint Pierre en compagnie de Pâris ; ou je t'y traînerai sur la claie, moi ! Ah ! livide charogne ! ah ! bagasse ! Ah ! face de suif !

 

Lady Capulet.

– Fi, fi ! perdez-vous le sens ?

 

Juliette, s'agenouillant.

– Cher père, je vous en supplie à genoux, ayez la patience de m'écouter ! Rien qu'un mot !

 

Capulet.

– Au diable, petite bagasse ! misérable révoltée ! Tu m'entends, rends-toi à l'église jeudi, ou évite de me rencontrer jamais face à face : ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas ; mes doigts me démangent… Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique enfant ; mais, je le vois maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, et nous avons été maudits en l'ayant. Arrière, éhontée !

 

La Nourrice.

– Que le Dieu du ciel la bénisse ! Vous avez tort, monseigneur, de la traiter ainsi.

 

Capulet.

– Et pourquoi donc, dame Sagesse ?… Retenez votre langue, maîtresse Prudence, et allez bavarder avec vos commères.

 

La Nourrice.

– Ce que je dis n'est pas un crime.

 

Capulet.

– Au nom du ciel, bonsoir !

 

La Nourrice.

– Peut-on pas dire un mot ?

 

Capulet.

– Paix, stupide radoteuse ! Allez émettre vos sentences en buvant un bol chez une commère, car ici nous n'en avons pas besoin.

 

Lady Capulet.

– Vous êtes trop brusque.

 

Capulet.

– Jour de Dieu ! j'en deviendrai fou. Le jour, la nuit, à toute heure, à toute minute, à tout moment, que je fusse occupé ou non, seul ou en compagnie, mon unique souci a été de la marier ; enfin je trouve un gentilhomme de noble lignée, ayant de beaux domaines, jeune, d'une noble éducation, pétri, comme on dit, d'honorables qualités, un homme aussi accompli qu'un cœur peut le souhaiter, et il faut qu'une petite sotte pleurnicheuse, une poupée gémissante, quand on lui offre sa fortune, réponde : Je ne veux pas me marier je ne puis aimer je suis trop jeune, je vous prie de me pardonner ! Ah ! si vous ne vous mariez pas, vous verrez comme je vous pardonne ; allez paître où vous voudrez, vous ne logerez plus avec moi. Faites-y attention, songez-y, je n'ai pas coutume de plaisanter. Jeudi approche ; mettez la main sur votre cœur, et réfléchissez. Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; si tu ne l'es plus, va au diable, mendie, meurs de faim dans les rues. Car, sur mon âme, jamais je ne te reconnaîtrai, et jamais rien de ce qui est à moi ne sera ton bien. Compte là-dessus, réfléchis, je tiendrai parole. (Il sort.)

 

Juliette.

– N'y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, qui voie au fond de ma douleur ? Ô ma mère bien-aimée, ne me rejetez pas, ajournez ce mariage d'un mois, d'une semaine ! Sinon, dressez le lit nuptial dans le sombre monument où Tybalt repose !

 

Lady Capulet.

– Ne me parle plus, car je n'ai rien à te dire ; fais ce que tu voudras, car entre toi et moi tout est fini. (Elle sort.)

 

Juliette.

– Ô mon Dieu !… Nourrice, comment empêcher cela ? Mon mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel ; comment donc ma foi peut-elle redescendre ici-bas, tant que mon mari ne l'aura pas renvoyée du ciel en quittant la terre ?… Console-moi, conseille-moi ! Hélas ! hélas ! se peut-il que le ciel tende de pareils pièges à une créature aussi frêle que moi ! Que dis-tu ? n'as-tu pas un mot qui me soulage ? Console-moi, nourrice.

 

La Nourrice.

– Ma foi, écoutez : Roméo est banni ; je gage le monde entier contre néant qu'il n'osera jamais venir vous réclamer ; s'il le fait, il faudra que ce soit à la dérobée. Donc, puisque tel est le cas, mon avis, c'est que vous épousiez le comte. Oh ! c'est un si aimable gentilhomme ! Roméo n'est qu'un torchon près de lui !… Un aigle, madame, n'a pas l'œil aussi vert, aussi vif, aussi brillant que Pâris. Maudit soit mon cœur si je ne vous trouve pas bien heureuse de ce second mariage ! Il vaut mieux que votre premier Au surplus, votre premier est mort, ou autant vaudrait qu'il le fût, que de vivre sans vous être bon à rien.

 

Juliette.

– Parles-tu du fond du cœur ?

 

La Nourrice.

– Et du fond de mon âme ; sinon, malédiction à tous deux !

 

Juliette.

– Amen !

 

La Nourrice.

– Quoi ?

 

Juliette.

– Oh ! tu m'as merveilleusement consolée. Va dire à madame qu'ayant déplu à mon père, je suis allée à la cellule de Laurence, pour me confesser et recevoir l'absolution.

 

La Nourrice.

– Oui, certes, j'y vais. Vous faites sagement. (Elle sort.)

 

Juliette, regardant s'éloigner la nourrice.

– Ô Vieille damnée ! abominable démon ! Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche qui l'a exalté au-dessus de toute comparaison tant de milliers de fois… Va-t'en, conseillère ; entre toi et mon cœur il y a désormais rupture. Je vais trouver le religieux pour lui demander un remède ; à défaut de tout autre, j'ai la ressource de mourir. (Elle sort.)

 

 

 

 

 

 

ACTE IV

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

La cellule de fière Laurence. Entrent Laurence et Pâris.

 

Laurence.

– Jeudi, seigneur ! le terme est bien court.

 

Pâris.

– Mon père, Capulet le veut ainsi, et je ne retarderai son empressement par aucun obstacle.

 

Laurence.

– Vous ignorez encore, dites-vous, les sentiments de la dame. Voilà une marche peu régulière ; et qui ne me plaît pas.

 

Pâris.

– Elle ne cesse de pleurer la mort de Tybalt, et c'est pourquoi je lui ai peu parlé d'amour ; car Vénus ne sourit guère dans une maison de larmes. Or son père voit un danger à ce qu'elle se laisse ainsi dominer par la douleur ; et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage pour arrêter cette inondation de larmes. Le chagrin qui l'absorbe dans la solitude pourra se dissiper dans la société. Maintenant vous connaissez les raisons de cet empressement.

 

Laurence, à part.

– Hélas ! je connais trop celles qui devraient le ralentir ! (Haut.) Justement, messire, voici la dame qui vient à ma cellule. (Entre Juliette.)

 

Pâris.

– Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma femme !

 

Juliette.

– Votre femme ! Je pourrai l'être quand je pourrai être mariée.

 

Pâris.

– Vous pouvez et vous devez l'être, amour, jeudi prochain.

 

Juliette.

– Ce qui doit être, sera.

 

Laurence.

– Voilà une vérité certaine.

 

Pâris, à Juliette.

– Venez-vous faire votre confession à ce bon père ?

 

Juliette.

– Répondre à cela, ce serait me confesser à vous.

 

Pâris.

– Ne lui cachez pas que vous m'aimez.

 

Juliette.

– Je vous confesse que je l'aime.

 

Pâris.

– Comme vous confesserez, j'en suis sûr, que vous m'aimez.

 

Juliette.

– Si je fais cet aveu, il aura plus de prix en arrière de vous qu'en votre présence.

 

Pâris.

– Pauvre âme, les larmes ont bien altéré ton visage.

 

Juliette.

– Elles ont remporté là une faible victoire : il n'avait pas grand charme avant leurs ravages.

 

Pâris.

– Ces paroles-là lui font plus d'injure que tes larmes.

 

Juliette.

– Ce n'est pas une calomnie, monsieur, c'est une vérité ; et cette vérité, je la dis à ma face.

 

Pâris.

– Ta beauté est à moi et tu la calomnies.

 

Juliette.

– Il se peut, car elle ne m'appartient pas…Êtes-vous de loisir, saint père, en ce moment, ou reviendrai-je ce soir après vêpres ?

 

Laurence.

– J'ai tout mon loisir, pensive enfant… Mon seigneur nous aurions besoin d'être seuls.

 

Pâris.

– Dieu me préserve de troubler la dévotion ! Juliette, jeudi, de bon matin, j'irai vous réveiller. Jusque-là, adieu, et recueillez ce pieux baiser. (Il l'embrasse et sort.)

 

Juliette.

– Oh ! ferme la porte, et, cela fait, viens pleurer avec moi : plus d'espoir, plus de ressource, plus de remède.

 

Laurence.

– Ah ! Juliette, je connais déjà ton chagrin, et j'ai l'esprit tendu par une anxiété inexprimable. Je sais que jeudi prochain, sans délai possible, tu dois être mariée au comte.

 

Juliette.

– Ne me dis pas que tu sais cela, frère, sans me dire aussi comment je puis l'empêcher. Si, dans ta sagesse, tu ne trouves pas de remède, déclare seulement que ma résolution est sage, et sur-le-champ je remédie à tout avec ce couteau. (Elle montre un poignard.) Dieu a joint mon cœur à celui de Roméo ; toi, tu as joint nos mains ; et, avant que cette main, engagée par toi à Roméo, scelle un autre contrat, avant que mon cœur loyal, devenu perfide et traître, se donne à un autre, ceci aura eu raison de tous deux. Donc, en vertu de ta longue expérience, donne-moi vite un conseil ; sinon, regarde ! entre ma détresse et moi je prends ce couteau sanglant pour médiateur : c'est lui qui arbitrera le litige que l'autorité de ton âge et de ta science n'aura pas su terminer à mon honneur Réponds-moi sans retard ; il me tarde de mourir si ta réponse ne m'indique pas de remède !

 

Laurence.

– Arrête, ma fille ; j'entrevois une espérance possible, mais le moyen nécessaire à son accomplissement est aussi désespéré que le mal que nous voulons empêcher. Si, plutôt que d'épouser le comte Pâris, tu as l'énergie de vouloir te tuer, il est probable que tu oseras affronter l'image de la mort pour repousser le déshonneur, toi qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. Eh bien, si tu as ce courage, je te donnerai un remède.

 

Juliette.

– Oh ! plutôt que d'épouser Pâris, dis-moi de m'élancer des créneaux de cette tour là-bas, ou d'errer sur le chemin des bandits ; dis-moi de me glisser où rampent des serpents ; enchaîne-moi avec des ours rugissants ; enferme-moi, la nuit, dans un charnier, sous un monceau d'os de morts qui s'entrechoquent, de moignons fétides et de crânes jaunes et décharnés ; dis-moi d'aller, dans une fosse fraîche remuée, m'enfouir sous le linceul avec un mort ; ordonne moi des choses dont le seul récit me faisait trembler et je les ferai sans crainte, sans hésitation, pour rester l'épouse sans tache de mon doux bien-aimé.

 

Laurence.

– Écoute ; alors rentre à la maison, aie l'air gai et dis que tu consens à épouser Pâris. C'est demain mercredi. Demain soir, fais en sorte de coucher seule ; que ta nourrice ne couche pas dans ta chambre ; une fois au lit, prends cette fiole et avale la liqueur qui y est distillée. Aussitôt dans toutes tes veines se répandra une froide et léthargique humeur : le pouls suspendra son mouvement naturel et cessera de battre ; ni chaleur ni souffle n'attesteront que tu vis. Les roses de tes lèvres et de tes joues seront flétries et ternes comme la cendre ; les fenêtres de tes yeux seront closes, comme si la mort les avait fermées au jour de la vie. Chaque partie de ton être, privée de souplesse et d'action, sera roide, inflexible et froide comme la mort. Dans cet état apparent de cadavre tu resteras juste quarante-deux heures, et alors tu t'éveilleras comme d'un doux sommeil. Le matin, quand le fiancé arrivera pour hâter ton lever il te trouvera morte dans ton lit. Alors, selon l'usage de notre pays, vêtue de ta plus belle parure, et placée dans un cercueil découvert, tu seras transportée à l'ancien caveau où repose toute la famille des Capulets. Cependant, avant que tu sois éveillée, Roméo, instruit de notre plan par mes lettres, arrivera ; lui et moi nous épierons ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t'emmènera à Mantoue. Et ainsi tu seras sauvée d'un déshonneur imminent, si nul caprice futile, nulle frayeur féminine n'abat ton courage au moment de l'exécution.

 

Juliette.

– Donne ! Eh ! donne ! ne me parle pas de frayeur.

 

Laurence, lui remettant la fiole.

– Tiens, pars ! Sois forte et sois heureuse dans ta résolution. Je vais dépêcher un religieux à Mantoue avec un message pour ton mari.

 

Juliette.

– Amour donne-moi ta force, et cette force me sauvera. Adieu, mon père ! (Ils se séparent.)

 

 

 

SCÈNE II

 

Dans la maison de Capulet. Entrent Capulet, lady Capulet, la nourrice et des valets.

 

Capulet, remettant un papier au premier valet.

– Tu inviteras toutes les personnes dont les noms sont écrits ici. (Le valet sort.) (Au second valet.) Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles.

 

Deuxième Valet.

– Vous n'en aurez que de bons, monsieur, car je m'assurerai d'abord s'ils se lèchent les doigts.

 

Capulet.

– Et comment t'assureras-tu par-là de leur savoir-faire ?

 

Deuxième Valet.

– Pardine, monsieur, c'est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts : ainsi ceux qui ne se lécheront pas les doigts, je ne les prendrai pas.

 

Capulet.

– Bon, va-t'en. (le valet sort.) Nous allons être pris au dépourvu cette fois. Eh bien, est-ce que ma fille est allée chez frère Laurence ?

 

La Nourrice.

– Oui, ma foi.

 

Capulet.

– Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle. La friponne est si maussade, si opiniâtre.

 

Entre Juliette.

 

La Nourrice.

– Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de confesse.

 

Capulet.

– Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça ?

 

Juliette.

– Chez quelqu'un qui m'a appris à me repentir de ma coupable résistance à vous et à vos ordres. Le vénérable Laurence m'a enjoint de me prosterner à vos pieds, et de vous demander pardon… (Elle s'agenouille devant son père.) Pardon, je vous en conjure ! Désormais, je me laisserai régir entièrement par vous.

 

Capulet.

– Qu'on aille chercher le comte, et qu'on l'instruise de ceci. Je veux que ce nœud soit noué dès demain matin.

 

Juliette.

– J'ai rencontré le jeune Comte à la cellule de Florence, et je lui ai témoigné mon amour autant que je le pouvais sans franchir les bornes de la modestie.

 

Capulet.

– Ah ! j'en suis bien aise… Voilà qui est bien… relève-toi. (Juliette se relève.) Les choses sont comme elles doivent être… Il faut que je voie le comte. Morbleu, qu'on aille le chercher, vous dis-je. Ah ! pardieu ! c'est un saint homme que ce révérend père, et toute notre cité lui est bien redevable.

 

Juliette.

– Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet ? Vous m'aiderez à ranger les parures que vous trouverez convenables pour ma toilette de demain.

 

Lady Capulet.

– Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.

 

Capulet.

 Va, nourrice, va avec elle. (Juliette sort avec la nourrice.) – (À lady Capulet.) Nous irons à l'église demain.

 

Lady Capulet.

– Nous serons pris à court pour les préparatifs : il est presque nuit déjà.

 

Capulet.

– Bah ! je vais me remuer, et tout ira bien, je te le garantis, femme ! Toi, va rejoindre Juliette, et aide-la à se parer ; je ne me coucherai pas cette nuit… Laisse-moi seul ; c'est moi qui ferai la ménagère cette fois… Holà !… Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même chez le comte Pâris le prévenir pour demain. J'ai le cœur étonnamment allègre, depuis que cette petite folle est venue à résipiscence. (Ils sortent.)

 

 

 

SCÈNE III

 

La chambre à coucher de Juliette. Entrent Juliette et la nourrice.

 

Juliette.

– Oui, c'est la toilette qu'il faut… Mais, gentille nourrice, laisse-moi seule cette nuit, je t'en prie : car j'ai besoin de beaucoup prier pour décider le ciel à sourire à mon existence, qui est, tu le sais bien, pleine de trouble et de péché. (Entre lady Capulet.)

 

Lady Capulet.

– Allons, êtes-vous encore occupées ? avez-vous besoin de mon aide ?

 

Juliette.

– Non, madame ; nous avons choisi tout ce qui sera nécessaire pour notre cérémonie de demain. Veuillez permettre que je reste seule à présent, et que la nourrice veille avec vous cette nuit ; car j'en suis sûre, vous avez trop d'ouvrage sur les bras, dans des circonstances si pressantes.

 

Lady Capulet.

– Bonne nuit ! Mets-toi au lit, et repose ; car tu en as besoin. (Lady Capulet sort avec la nourrice.)

 

Juliette.

– Adieu !… Dieu sait quand nous nous reverrons. Une vague frayeur répand le frisson dans mes veines et y glace presque la chaleur vitale… Je vais les rappeler pour me rassurer… Nourrice !… qu'a-t-elle à faire ici ? Il faut que je joue seule mon horrible scène. (Prenant la fiole que Laurence lui a donnée.) À moi, fiole !… Eh quoi ! si ce breuvage n'agissait pas ! serais-je donc mariée demain matin ?… Non, non. Voici qui l'empêcherait… Repose ici, toi. (Elle met un couteau à côté de son lit.) Et si c'était un poison que le moine m'eût subtilement administré pour me faire mourir afin de ne pas être déshonorée par ce mariage, lui qui m'a déjà mariée à Roméo ? J'ai peur de cela ; mais non, c'est impossible : il a toujours été reconnu pour un saint homme… Et si, une fois déposée dans le tombeau, je m'éveillais avant le moment où Roméo doit venir me délivrer ! Ah ! l'effroyable chose ! Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce caveau dont la bouche hideuse n'aspire jamais un air pur et mourir suffoquée avant que Roméo n'arrive ? Ou même, si je vis, n'est-il pas probable que l'horrible impression de la mort et de la nuit jointe à la terreur du lieu… En effet ce caveau est l'ancien réceptacle où depuis bien des siècles sont entassés les os de tous mes ancêtres ensevelis ; où Tybalt sanglant et encore tout frais dans la terre pourrit sous son linceul ; où, dit-on, à certaines heures de la nuit, les esprits s'assemblent ! Hélas ! hélas ! n'est-il pas probable que, réveillée avant l'heure, au milieu d'exhalaisons infectes et de gémissements pareils à ces cris de mandragores déracinées que des vivants ne peuvent entendre sans devenir fous… Oh ! si je m'éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, environnée de toutes ces horreurs ? Peut-être alors, insensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres, arracher de son linceul Tybalt mutilé, et, dans ce délire, saisissant l'os de quelque grand-parent comme une massue, en broyer ma cervelle désespérée ! Oh ! tenez ! il me semble voir le spectre de mon cousin poursuivant Roméo qui lui a troué le corps avec la pointe de son épée… Arrête, Tybalt, arrête ! (Elle porte la fiole à ses lèvres.) Roméo ! Roméo ! Roméo ! voici à boire ! je bois à toi.

 

Elle se jette sur son lit derrière un rideau.

 

 

 

SCÈNE IV

 

Une salle dans la maison de Capulet. le jour se lève. Entrent lady Capulet et la nourrice.

 

Lady Capulet, donnant un trousseau de clefs à la nourrice.

– Tenez, nourrice, prenez ces clefs et allez chercher d'autres épices.

 

La Nourrice.

– On demande des dattes et des coings pour la pâtisserie.

 

Entre Capulet.

 

Capulet.

– Allons ! debout ! debout ! debout ! le coq a chanté deux fois ; le couvre-feu a sonné ; il est trois heures. (À lady Capulet.) Ayez l'œil aux fours, bonne Angélique, et qu'on n'épargne rien.

 

La Nourrice, à Capulet.

– Allez, allez, cogne-fétu, allez vous mettre au lit ; ma parole, vous serez malade demain d'avoir veillé cette nuit.

 

Capulet.

– Nenni, nenni. Bah ! j'ai déjà passé des nuits entières pour de moindres motifs, et je n'ai jamais été malade.

 

Lady Capulet.

– Oui, vous avez chassé les souris dans votre temps ; mais je veillerai désormais à ce que vous ne veilliez plus ainsi. (Lady Capulet et la nourrice sortent.)

 

Capulet.

– Jalousie ! jalousie ! (Des Valets passent portant des broches, des bûches et des paniers.) (Au premier valet.) Eh bien, l'ami, qu'est-ce que tout ça ?

 

Premier Valet.

– Monsieur, c'est pour le cuisinier, mais je ne sais trop ce que c'est.

 

Capulet.

– Hâte-toi, hâte-toi. (Sort le premier valet.) (Au deuxième valet.) Maraud, apporte des bûches plus sèches, appelle Pierre, il te montrera où il y en a.

 

Deuxième Valet.

– J'ai assez de tête, monsieur, pour suffire aux bûches sans déranger Pierre. (Il sort.)

 

Capulet.

– Par la messe, bien répondu. Voilà un plaisant coquin ! Ah ! je te proclame roi des bûches… Ma foi, il est jour Le comte va être ici tout à l'heure avec la musique, car il me l'a promis. (Bruit d'instruments qui se rapprochent.) Je l'entends qui s'avance… Nourrice ! Femme ! Holà ! nourrice, allons donc ! (Entre la nourrice.)

 

Capulet.

– Allez éveiller Juliette, allez, et habillez-la ; je vais causer avec Pâris… Vite, hâtez-vous, hâtez-vous ! le fiancé est déjà arrivé ; hâtez-vous, vous dis-je. (Tous sortent.)

 

 

 

SCÈNE V

 

La chambre à coucher de Juliette. Entre la nourrice.

 

La Nourrice, appelant.

– Madame ! allons, madame !… Juliette !… Elle dort profondément, je le garantis… Eh bien, agneau ! eh bien, maîtresse !… Fi, paresseuse !… Allons, amour allons ! Madame ! mon cher cœur ! Allons, la mariée ! Quoi, pas un mot !… Vous en prenez pour votre argent cette fois, vous dormez pour une semaine, car, la nuit prochaine, j'en réponds, le comte a pris son parti de ne vous laisser prendre que peu de repos… Dieu me pardonne ! Jésus Marie ! comme elle dort ! Il faut que je l'éveille… Madame ! madame ! madame ! Oui, que le comte vous surprenne au lit ; c'est lui qui vous secouera, ma foi… (Elle tire les rideaux du lit et découvre Juliette étendue et immobile.) Est-il possible ! Quoi ! toute vêtue, toute parée, et recouchée ! Il faut que je la réveille… Madame ! madame ! madame ! hélas ! hélas ! au secours ! au secours ! ma maîtresse est morte. Ô malheur ! faut-il que je sois jamais née !… Holà, de l'eau-de-vie !… Monseigneur ! Madame ! (Entre lady Capulet.)

 

Lady Capulet.

– Quel est ce bruit ?

 

La Nourrice.

– Ô jour lamentable !

 

Lady Capulet.

– Qu'y a-t-il ?

 

La Nourrice, montrant le lit.

– Regardez, regardez ! ô jour désolant !

 

Lady Capulet.

– Ciel ! ciel ! Mon enfant, ma vie ! Renais, rouvre les yeux, ou je vais mourir avec toi ! Au secours ! au secours ! appelez au secours !

 

Entre Capulet

 

Capulet.

– Par pudeur, amenez Juliette, son mari est arrivé.

 

La Nourrice.

 – Elle est morte, décédée, elle est morte ; ah ! mon Dieu !

 

Lady Capulet.

– Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est morte !

 

Capulet, s'approchant de Juliette.

– Ah ! que je la voie !… C'est fini, hélas ! elle est froide ! Son sang est arrêté et ses membres sont roides. La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. La mort est sur elle, comme une gelée précoce sur la fleur des champs la plus suave.

 

La Nourrice.

– Ô jour lamentable !

 

Lady Capulet.

– Douloureux moment !

 

Capulet.

– La mort qui me l'a prise pour me faire gémir enchaîne ma langue et ne me laisse pas parler.

 

Entrent frère Laurence et Pâris suivis de musiciens.

 

Laurence.

– Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l'église ?

 

Capulet.

– Prête à y aller, mais pour n'en pas revenir ! (À Pâris.) Ô mon fils, la nuit qui précédait tes noces, la mort est entrée dans le lit de ta fiancée, et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. Le sépulcre est mon gendre, le sépulcre est mon héritier, le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je vais mourir et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre.

 

Pâris.

– N'ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, que pour qu'elle me donnât un pareil spectacle !

 

Lady Capulet.

– Jour maudit, malheureux, misérable, odieux ! Heure la plus atroce qu'ait jamais vue le temps dans le cours laborieux de son pèlerinage ! Rien qu'une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, rien qu'un seul être pour me réjouir et me consoler et la mort cruelle l'arrache de mes bras !

 

La Nourrice.

– Ô douleur ! ô douloureux, douloureux, douloureux jour ! Jour lamentable ! jour le plus douloureux que jamais, jamais j'aie vu ! ô jour ! ô jour ! ô jour ! ô jour odieux ! Jamais jour ne fut plus sombre ! ô jour douloureux ! ô jour douloureux !

 

Pâris.

– Déçue, divorcée, frappée, accablée, assassinée ! Oui, détestable mort, déçue par toi, ruinée par toi, cruelle, cruelle ! ô mon amour ! ma vie !… Non, tu n'es plus ma vie, tu es mon amour dans la mort !

 

Capulet.

– Honnie, désolée, navrée, martyrisée, tuée ! Sinistre catastrophe, pourquoi es-tu venue détruire, détruire notre solennité ?… ô mon enfant ! mon enfant ! mon enfant ! Non ! toute mon âme ! Quoi, tu es morte !… Hélas ! mon enfant est morte, et, avec mon enfant, sont ensevelies toutes mes joies !

 

Laurence.

– Silence, n'avez-vous pas de honte ? Le remède aux maux désespérés n'est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, vous partagiez cette belle enfant ; maintenant le ciel l'a tout entière, et pour elle c'est tant mieux. Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, mais le ciel garde sa part dans l'éternelle vie. Une haute fortune était tout ce que vous lui souhaitiez ; c'était le ciel pour vous de la voir s'élever et vous pleurez maintenant qu'elle s'élève au-dessus des nuages, jusqu'au ciel même ! Oh ! vous aimez si mal votre enfant que vous devenez fous en voyant qu'elle est bien de vivre longtemps mariée, ce n'est pas être bien mariée ; la mieux mariée est celle qui meurt jeune.

Séchez vos larmes et attachez vos branches de romarin sur ce beau corps ; puis, selon la coutume, portez-la dans sa plus belle parure à l'église. Car bien que la faible nature nous force tous à pleurer, les larmes de la nature font sourire la raison.

 

Capulet.

– Tous nos préparatifs de fête se changent en appareil funèbre : notre concert devient un glas mélancolique ; notre repas de noces, un triste banquet d'obsèques ; nos hymnes solennelles, des chants lugubres. Notre bouquet nuptial sert pour une morte, et tout change de destination.

 

Laurence.

– Retirez-vous, monsieur, et vous aussi, madame, et vous aussi, messire Pâris ; que chacun se prépare à escorter cette belle enfant jusqu'à son tombeau. Le ciel s'appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense ; ne l'irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté suprême.

 

Sortent Capulet, lady Capulet, Pâris et fière Laurence.

 

Premier Musicien.

– Nous pouvons serrer nos flûtes et partir

 

La Nourrice.

– Ah ! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes amis ; car comme vous voyez, la situation est lamentable.

 

Premier Musicien.

– Oui, et je voudrais qu'on pût l'amender

 

Sort la nourrice. Entre Pierre.

 

Pierre.

– Musiciens ! oh ! musiciens, vite Gaieté du cœur ! Gaieté du cœur ! Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Gaieté du cœur !

 

Premier Musicien. – Et pourquoi Gaieté du cœur ?

 

Pierre.

– ô musiciens ! parce que mon cœur lui-même joue l'air de Mon cœur est triste. Ah ! jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me consoler.

 

Deuxième Musicien.

– Pas la moindre complainte ; ce n'est pas le moment de jouer à présent.

 

Pierre.

– Vous ne voulez pas, alors ?

 

Les Musiciens.

– Non.

 

Pierre.

– Alors vous allez l'avoir solide.

 

Premier Musicien.

– Qu'est-ce que nous allons avoir ?

 

Pierre.

– Ce n'est pas de l'argent, Morbleu, c'est une raclée, méchants racleurs !

 

Premier Musicien.

– Méchant valet !

 

Pierre.

– Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la perruque. Je ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en donnerai des fa dièses, moi, sur les épaules, notez bien.

 

Premier Musicien.

– En nous donnant le fa dièse, c'est vous qui nous noterez.

 

Deuxième Musicien.

– Voyons, rengainez votre dague et dégainez votre esprit.

 

Pierre.

– En garde donc ! Je vais vous attaquer à la pointe de l'esprit et rengainer ma pointe d'acier… Ripostez-moi en hommes. (Il chante.)

Quand une douleur poignante blesse le cœur

Et qu'une morne tristesse accable l'esprit,

Alors la musique au son argentin…

Pourquoi son argentin ?

Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin ?

Répondez, Simon Corde-à-Boyau !

 

Premier Musicien.

– Eh ! parce que l'argent a le son fort doux.

 

Pierre.

– Joli ! Répondez, vous, Hugues Rebec !

 

Deuxième Musicien.

– La musique a le son argentin, parce que les musiciens la font sonner pour argent.

 

Pierre.

– Joli aussi !… Répondez, vous, Jacques Serpent.

 

Troisième Musicien.

– Ma foi, je ne sais que dire.

 

Pierre.

– Oh ! j'implore votre pardon : vous êtes le chanteur de la bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font rarement sonner l'or (Il chante.)

Alors la musique au son argentin

Apporte promptement le remède.

(Il sort.)

 

Premier Musicien.

– Voilà un fieffé coquin !

 

Deuxième Musicien.

– Qu'il aille se faire pendre !… Sortons, nous autres ! attendons le convoi, et nous resterons à dîner (Ils sortent.)

 

 

 

 

 

ACTE V

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Mantoue. Une rue. Entre Roméo.

 

Roméo.

– Si je puis me fier aux flatteuses assurances du sommeil, mes rêves m'annoncent l'arrivée de quelque joyeuse nouvelle. La pensée souveraine de mon cœur siège sereine sur son trône ; et, depuis ce matin, une allégresse singulière m'élève au-dessus de terre par de riantes pensées. J'ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort (étrange rêve qui laisse à un mort la faculté de penser !), puis, qu'à force de baisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, et que je renaissais, et que j'étais empereur. Ciel ! combien doit être douce la possession de l'amour, si son ombre est déjà si prodigue de joies !

 

Entre Balthazar chaussé de bottes.

 

Roméo.

– Des nouvelles de Vérone !… Eh bien, Balthazar, est-ce que tu ne m'apportes pas de lettre du moine ? Comment va ma dame ? Mon père est-il bien ? Comment va madame Juliette ? Je te répète cette question-là ; car si ma Juliette est heureuse, il n'existe pas de malheur.

 

Balthazar.

– Elle est heureuse, il n'existe donc pas de malheur. Son corps repose dans le tombeau des Capulets, et son âme immortelle vit avec les anges. Je l'ai vu déposer dans le caveau de sa famille, et j'ai pris aussitôt la poste pour vous l'annoncer. Oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces tristes nouvelles : je remplis l'office dont vous m'aviez chargé, monsieur.

 

Roméo.

– Est-ce ainsi ? eh bien, astres, je vous défie !… (À Balthazar) Tu sais où je loge : procure-moi de l'encre et du papier, et loue des chevaux de poste : je pars d'ici ce soir.

 

Balthazar.

– Je vous en conjure, monsieur, ayez de la patience. Votre pâleur, votre air hagard annoncent quelque catastrophe.

 

Roméo.

– Bah ! tu te trompes !… Laisse-moi et fais ce que je te dis : est-ce que tu n'as pas de lettre du moine pour moi ?

 

Balthazar.

– Non, mon bon seigneur.

 

Roméo.

– N'importe : va-t'en, et loue des chevaux ; je te rejoins sur-le-champ. (Sort Balthazar) Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. Cherchons le moyen… Ô destruction ! comme tu t'offres vite à la pensée des hommes désespérés ! Je me souviens d'un apothicaire qui demeure aux environs ; récemment encore je le remarquais sous sa guenille, occupé, le sourcil froncé, à cueillir des simples ; il avait la mine amaigrie ; l'âpre misère l'avait usé jusqu'aux os. Dans sa pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, un alligator empaillé et des peaux de poissons monstrueux ; sur ses planches, une chétive collection de boîtes vides, des pots de terre verdâtres, des vessies et des graines moisies, des restes de ficelle et de vieux pains de roses étaient épars çà et là pour faire étalage. Frappé de cette pénurie, je me dis à moi-même : Si un homme avait besoin de poison, bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, voici un pauvre gueux qui lui en vendrait. Oh ! je pressentais alors mon besoin présent ; il faut que ce besogneux m'en vende… Autant qu'il m'en souvient, ce doit être ici sa demeure ; comme c'est fête aujourd'hui, la boutique du misérable est fermée… Holà ! l'apothicaire !

 

Une porte s'ouvre. Paraît l'apothicaire.

 

L’apothicaire.

– Qui donc appelle si fort ?

 

Roméo.

– Viens ici, l'ami… Je vois que tu es pauvre ; tiens, voici quarante ducats ; donne-moi une dose de poison ; mais il me faut une drogue énergique qui, à peine dispersée dans les veines de l'homme las de vivre, le fasse tomber mort, et qui chasse du corps le souffle aussi violemment, aussi rapidement que la flamme renvoie la poudre des entrailles fatales du canon !

 

L’apothicaire.

– J'ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de Mantoue, c'est la mort pour qui les débite.

 

Roméo.

– Quoi ! tu es dans ce dénuement et dans cette misère, et tu as peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard ; le dégoût et la misère pendent à tes épaules. Le monde ne t'est point ami, ni la loi du monde ; le monde n'a pas fait sa loi pour t'enrichir ; viole-la donc, cesse d'être pauvre et prends ceci. (Il lui montre sa bourse.)

 

L’apothicaire.

– Ma pauvreté consent, mais non ma volonté.

 

Roméo.

– Je paye ta pauvreté, et non ta volonté.

 

L’apothicaire.

– Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, et avalez ; eussiez-vous la force de vingt hommes, vous serez expédié immédiatement.

 

Roméo, lui jetant sa bourse.

– Voici ton or ; ce poison est plus funeste à l'âme des hommes, il commet plus de meurtres dans cet odieux monde que ces pauvres mixtures que tu n'as pas le droit de vendre. C'est moi qui te vends du poison ; tu ne m'en as pas vendu. Adieu, achète de quoi manger et engraisse. (Serrant la fiole que l'apothicaire lui a remise.) Ceci, du poison ? non ! Viens, cordial, viens avec moi au tombeau de Juliette ; c'est là que tu dois me servir (Ils se séparent.)

 

 

 

SCÈNE II

 

La cellule de frère Laurence. Entre frère Jean.

 

Jean.

– Saint franciscain ! mon frère, holà !

 

Laurence.

– Ce doit être la voix de frère Jean. De Mantoue. Sois le bienvenu. Que dit Roméo ?… A-t-il écrit ? Alors donne-moi sa lettre.

 

Jean.

– J'étais allé à la recherche d'un frère déchaussé de notre ordre, qui devait m'accompagner et je l'avais trouvé ici dans la cité en train de visiter les malades ; mais les inspecteurs de la ville, nous ayant rencontrés tous deux dans une maison qu'ils soupçonnaient infectée de la peste, en ont fermé les portes et n'ont pas voulu nous laisser sortir. C'est ainsi qu'a été empêché mon départ pour Mantoue.

 

Laurence.

– Qui donc a porté ma lettre à Roméo ?

 

Jean.

– La voici. Je n'ai pas pu t'envoyer, ni me procurer un messager pour te la rapporter tant la contagion effrayait tout le monde.

 

Laurence.

– Malheureux événement ! Par notre confrérie ce n'était pas une lettre insignifiante, c'était un message d'une haute importance, et ce retard peut produire de grands malheurs. Frère Jean, va me chercher un levier de fer, et apporte le-moi sur-le-champ dans ma cellule.

 

Jean.

– Frère, je vais te l'apporter (Il sort.)

 

Laurence.

– Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau ; dans trois heures la belle Juliette s'éveillera. Elle me maudira, parce que Roméo n'a pas été prévenu de ce qui est arrivé ; mais je vais récrire à Mantoue, et je la garderai dans ma cellule jusqu'à la venue de Roméo. Pauvre cadavre vivant, enfermé dans le sépulcre d'un mort ! (Il sort.)

 

 

 

SCÈNE III

 

Vérone. – Un cimetière au milieu duquel s'élève le tombeau des Capulets. Entre Pâris suivi de son page qui porte une torche et des fleurs.

 

Pâris.

– Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à l'écart… Mais, non, éteins-la, car je ne veux pas être vu. Va te coucher sous ces ifs là-bas, en appliquant ton oreille contre la terre sonore ; aucun pied ne pourra se poser sur le sol du cimetière, tant de fois amolli et foulé par la bêche du fossoyeur sans que tu l'entendes : tu siffleras, pour m'avertir, si tu entends approcher quelqu'un… Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Va.

 

Le Page, à part.

– J'ai presque peur de rester seul ici dans le cimetière ; pourtant je me risque. (Il se retire.)

 

Pâris.

– Douce fleur je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, dont le dais, hélas ! est fait de poussière et de pierres ; je viendrai chaque nuit les arroser d'eau douce, ou, à son défaut, de larmes distillées par des sanglots ; oui, je veux célébrer tes funérailles en venant, chaque nuit, joncher ta tombe et pleurer (Lueur d'une torche et bruit de pas au loin. Le page siffle.) Le page m'avertit que quelqu'un approche. Quel est ce pas sacrilège qui erre par ici la nuit et trouble les rites funèbres de mon amour ?… Eh quoi ! une torche !… Nuit, voile-moi un instant. (Il se cache.)

 

Entre Roméo, suivi de Balthazar qui porte une torche, une pioche et un levier.

 

Roméo.

– Donne-moi cette pioche et ce croc d'acier. (Remettant un papier au page.) Tiens, prends cette lettre ; demain matin, de bonne heure, aie soin de la remettre à mon seigneur et père… Donne-moi la lumière. Sur ta vie, voici mon ordre : quoi que tu voies ou entendes, reste à l'écart et ne m'interromps pas dans mes actes. Si je descends dans cette alcôve de la mort c'est pour contempler les traits de ma dame, mais surtout pour détacher de son doigt inerte un anneau précieux, un anneau que je dois employer à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t'en… Mais si, cédant au soupçon, tu oses revenir pour épier ce que je veux faire, par le ciel, je te déchirerai lambeau par lambeau, et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. Ma résolution est farouche comme le moment : elle est plus terrible et plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer rugissante.

 

Balthazar.

– Je m'en vais, monsieur, et je ne vous troublerai pas.

 

Roméo.

– C'est ainsi que tu me prouveras ton dévouement… (Lui jetant sa bourse.) Prends ceci : vis et prospère… Adieu, cher enfant.

 

Balthazar, à part.

– N'importe. Je vais me cacher aux alentours ; sa mine m'effraye, et je suis inquiet sur ses intentions. (Il se retire.)

 

Roméo, prenant le levier et allant au tombeau.

– Horrible gueule, matrice de la mort, gorgée de ce que la terre a de plus précieux, je parviendrai bien à ouvrir tes lèvres pourries et à te fourrer de force une nouvelle proie ! (Il enfonce la porte du monument.)

 

Pâris.

– C'est ce banni, ce Montague hautain qui a tué le cousin de ma bien-aimée : la belle enfant en est morte de chagrin, à ce qu'on suppose. Il vient ici pour faire quelque infâme outrage aux cadavres : je vais l'arrêter… (Il s'avance.) Suspends ta besogne, impie, vil Montague : la vengeance peut-elle se poursuivre au-delà de la mort ? Misérable condamné, je t'arrête. Obéis et viens avec moi ; car il faut que tu meures.

 

Roméo.

– Il le faut en effet, et c'est pour cela que je suis venu ici… Bon jeune homme, ne tente pas un désespéré, sauve-toi d'ici et laisse-moi… (Montrant les tombeaux.) Songe à tous ces morts, et recule épouvanté… Je t'en supplie, jeune homme, ne charge pas ma tête d'un péché nouveau en me poussant à la fureur. Oh ! va-t'en. Par le ciel, je t'aime plus que moi-même, car c'est contre moi-même que je viens ici armé. Ne reste pas, va-t-en ; vis, et dis plus tard que la pitié d'un furieux t'a forcé de fuir.

 

Pâris, l'épée à la main.

– Je brave ta commisération, et je t'arrête ici comme félon.

 

Roméo.

– Tu veux donc me provoquer ? Eh bien, à toi, enfant. (Ils se battent.)

 

Le Page.

– Ô ciel ! ils se battent : je vais appeler le guet. (Il sort en courant.)

 

Pâris, tombant.

– Oh ! je suis tué !… Si tu es généreux, ouvre le tombeau et dépose-moi près de Juliette. (Il expire.)

 

Roméo.

– Sur ma foi, je le ferai. (Se penchant sur le cadavre.) Examinons cette figure : un parent de Mercutio, le noble comte Pâris ! Que m'a donc dit mon valet ? Mon âme, bouleversée, n'y a pas fait attention… Nous étions à cheval… Il me contait, je crois, que Pâris devait épouser Juliette. M'a-t-il dit cela, ou l'ai-je rêvé ? Ou, en l'entendant parler de Juliette, ai-je eu la folie de m'imaginer cela ? (Prenant le cadavre par le bras.) Oh ! donne-moi ta main, toi que l'âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre ! Je vais t'ensevelir dans un tombeau triomphal… Un tombeau ? Oh ! non, jeune victime, c'est un Louvre splendide, car Juliette y repose, et sa beauté fait de ce caveau une salle de fête illuminée. (Il dépose Pâris dans le monument.) Mort, repose ici, enterré par un mort. Que de fois les hommes à l'agonie ont eu un accès de joie, un éclair avant la mort, comme disent ceux qui les soignent… Ah ! comment comparer ceci à un éclair ? (Contemplant le corps de Juliette.) Mon amour ! ma femme ! La mort qui a sucé le miel de ton haleine n'a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté : elle ne t'a pas conquise ; la flamme de la beauté est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, et le pâle drapeau de la mort n'est pas encore déployé là… (Allant à un autre cercueil.) Tybalt ! te voilà donc couché dans ton linceul sanglant ! Oh ! que puis-je faire de plus pour toi ? De cette même main qui faucha ta jeunesse, je vais abattre celle de ton ennemi. Pardonne-moi, cousin. (Revenant sur ses pas.) Ah ! chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire que le spectre de la Mort est amoureux et que l'affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres pour te posséder ?… Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! c'est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde… (tenant le corps embrassé.) Un dernier regard, mes yeux ! Bras, une dernière étreinte ! Et vous, lèvres, vous, portes de l'haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur ! (Saisissant la fiole.) Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote désespéré, vite ! lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! À ma bien-aimée ! (Il boit le poison.) Oh ! l'apothicaire ne m'a pas trompé : ses drogues sont actives… Je meurs ainsi… sur un baiser ! (Il expire en embrassant Juliette.)

 

 

 

Frère Laurence paraît à l'autre extrémité du cimetière, avec une lanterne, un levier et une bêche.

 

Laurence.

– Saint François me soit en aide ! Que de fois cette nuit mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes ! (Il rencontre Balthazar étendu à terre.) Qui est là ?

 

Balthazar, se relevant.

– Un ami ! quelqu'un qui vous connaît bien.

 

Laurence, montrant le tombeau des Capulets.

– Soyez béni !… Dites-moi, mon bon ami, quelle est cette torche là-bas qui prête sa lumière inutile aux larves et aux crânes sans yeux ? Il me semble qu'elle brûle dans le monument des Capulets.

 

Balthazar.

– En effet, saint prêtre ; il y a là mon maître, quelqu'un que vous aimez.

 

Laurence.

– Qui donc ?

 

Balthazar.

– Roméo.

 

Laurence.

– Combien de temps a-t-il été là ?

 

Balthazar.

– Une grande demi-heure.

 

Laurence.

– Viens avec moi au caveau.

 

Balthazar.

– Je n'ose pas, messire. Mon maître croit que je suis parti ; il m'a menacé de mort en termes effrayants, si je restais à épier ses actes.

 

Laurence.

– Reste donc, j'irai seul… L'inquiétude me prend : oh ! je crains bien quelque malheur.

 

Balthazar.

– Comme je dormais ici sous cet if, j'ai rêvé que mon maître se battait avec un autre homme et que mon maître le tuait.

 

Laurence, allant vers le tombeau.

– Roméo ! (Dirigeant la lumière de sa lanterne sur l'entrée du tombeau.) Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui tache le seuil de pierre de ce sépulcre ? Pourquoi ces épées abandonnées et sanglantes projettent-elles leur sinistre lueur sur ce lieu de paix ? (Il entre dans le monument.) Roméo ! Oh ! qu'il est pâle !… Quel est cet autre ? Quoi, Pâris aussi ! baigné dans son sang ! Oh ! quelle heure cruelle est donc coupable de cette lamentable catastrophe ?… (Éclairant Juliette.) Elle remue !

 

Juliette s'éveille et se soulève.

 

Juliette.

– Ô frère charitable, où est mon seigneur ? Je me rappelle bien en quel lieu je dois être : m'y voici… Mais où est Roméo ?

 

Rumeur au loin.

 

Laurence.

– J'entends du bruit… Ma fille, quitte ce nid de mort, de contagion, de sommeil contre nature. Un pouvoir au-dessus de nos contradictions a déconcerté nos plans. Viens, viens, partons ! Ton mari est là gisant sur ton sein, et voici Pâris. Viens, je te placerai dans une communauté de saintes religieuses ; pas de questions ! le guet arrive… Allons, viens, chère Juliette. (La rumeur se rapproche.) Je n'ose rester plus longtemps. (Il sort du tombeau et disparaît.)

 

Juliette.

– Va, sors d'ici, car je ne m'en irai pas, mais, qu'est ceci ? Une coupe qu'étreint la main de mon bien-aimé ? C'est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée. L'égoïste ! il a tout bu ! il n'a pas laissé une goutte amie pour m'aider à le rejoindre ! Je veux baiser tes lèvres : peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me fera mourir… (Elle l'embrasse.) Tes lèvres sont chaudes !

 

Premier Garde, derrière le théâtre.

– Conduis-nous, page… De quel côté ?

 

Juliette.

– Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc ! (Saisissant le poignard de Roméo.) Ô heureux poignard ! voici ton fourreau… (Elle se frappe.) Rouille-toi là et laisse-moi mourir ! (Elle tombe sur le corps de Roméo et expire.)

 

Entre le guet, conduit par le page de Pâris.

 

Le Page, montrant le tombeau.

– Voilà l'endroit, là où la torche brûle.

 

Premier Garde, à l'entrée du tombeau.

– Le sol est sanglant. Qu'on fouille le cimetière. Allez, plusieurs, et arrêtez qui vous trouverez. (Des gardes sortent.) Spectacle navrant ! Voici le comte assassiné… et Juliette en sang !… chaude encore !… morte il n'y a qu'un moment, elle qui était ensevelie depuis deux jours !… Allez prévenir le Prince, courez chez les Capulets, réveillez les Montagues… que d'autres aillent aux recherches ! (D'autres gardes sortent.) Nous voyons bien le lieu où sont entassés tous ces désastres ; mais les causes qui ont donné lieu à ces désastres lamentables, nous ne pouvons les découvrir sans une enquête. (Entrent quelques gardes, ramenant Balthazar.)

 

Deuxième Garde.

– Voici le valet de Roméo, nous l'avons trouvé dans le cimetière.

 

Premier Garde.

– Tenez-le sous bonne garde jusqu'à l'arrivée du Prince.

 

Entre un garde, ramenant frère Laurence.

 

Troisième Garde.

– Voici un moine qui tremble, soupire et pleure. Nous lui avons pris ce levier et cette bêche, comme il venait de ce côté du cimetière.

 

Premier Garde. – Graves présomptions ! Retenez aussi ce moine.

 

 

 

Le jour commence à poindre. Entrent le Prince et sa suite.

 

Le Prince.

– Quel est le malheur matinal qui enlève ainsi notre personne à son repos ?

 

Entrent Capulet, lady Capulet et leur suite.

 

Capulet.

– Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ?

 

Lady Capulet.

– Le peuple dans les rues, ciel Roméo !… Juliette !… Pâris !… et tous accourent, en jetant l'alarme, vers notre monument.

 

Le Prince.

– D'où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ?

 

Premier Garde, montrant les cadavres.

– Mon souverain, voici le comte Pâris assassiné ; voici Roméo mort ; voici Juliette, la morte qu'on pleurait, chaude encore et tout récemment tuée.

 

Le Prince.

– Cherchez, fouillez partout, et sachez comment s'est fait cet horrible massacre.

 

Premier Garde.

– Voici un moine, et le valet du défunt Roméo ; ils ont été trouvés munis des instruments nécessaires pour ouvrir la tombe de ces morts.

 

Capulet.

– ô Ciel !… Oh ! vois donc, femme, notre fille est en sang !… Ce poignard s'est mépris… Tiens ! sa gaine est restée vide au flanc du Montague, et il s'est égaré dans la poitrine de ma fille !

 

Lady Capulet.

– Mon Dieu ! ce spectacle funèbre est le glas qui appelle ma vieillesse au sépulcre.

 

Entrent Montague et sa suite.

 

Le Prince.

– Approche, Montague : tu tes levé avant l'heure pour voir ton fils, ton héritier couché avant l'heure.

 

Montague.

– Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. L'exil de son fils l'a suffoquée de douleur ! Quel est le nouveau malheur qui conspire contre mes années ?

 

Le Prince, montrant le tombeau.

– Regarde, et tu verras.

 

Montague, reconnaissant Roméo.

– Malappris ! Y a-t-il donc bienséance à prendre le pas sur ton père dans la tombe ?

 

Le Prince.

– Fermez la bouche aux imprécations, jusqu'à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères, et en connaître la source, la cause et l'enchaînement. Alors c'est moi qui mènerai votre deuil, et qui le conduirai, s'il le faut, jusqu'à la mort. En attendant, contenez-vous, et que l'affection s'asservisse à la patience… Produisez ceux qu'on soupçonne.

 

(Les gardes amènent Laurence et Balthazar)

 

Laurence.

– Tout impuissant que j'ai été, c'est moi qui suis le plus suspect, puisque l'heure et le lieu s'accordent à m'imputer cet horrible meurtre ; me voici, prêt à m'accuser et à me défendre, prêt à m'absoudre en me condamnant.

 

Le Prince.

– Dis donc vite ce que tu sais sur ceci.

 

Laurence.

– Je serai bref, car le peu de souffle qui me reste ne suffisait pas à un récit prolixe. Roméo, ici gisant, était l'époux de Juliette ; et Juliette, ici gisante, était la femme fidèle de Roméo. Je les avais mariés : le jour de leur mariage secret fut le dernier jour de Tybalt, dont la mort prématurée proscrivit de cette cité, le nouvel époux. C'était lui, et non Tybalt, que pleurait Juliette. (À Capulet.) Vous, pour chasser la douleur qui assiégeait votre fille, vous l'aviez fiancée, et vous vouliez la marier de force au comte Pâris. Sur ce, elle est venue à moi, et, d'un air effaré, m'a dit de trouver un moyen pour la soustraire à ce second mariage ; sinon, elle voulait se tuer là, dans ma cellule. Alors, sur la foi de mon art, je lui ai remis un narcotique qui a agi, comme je m'y attendais, en lui donnant l'apparence de la mort. Cependant j'ai écrit à Roméo d'arriver dès cette nuit fatale, pour aider Juliette à sortir de sa tombe empruntée, au moment où l'effet du breuvage cesserait. Mais celui qui était chargé de ma lettre, frère Jean, a été retenu par un accident, et me l'a rapportée hier soir. Alors tout seul, à l'heure fixée d'avance pour le réveil de Juliette, je me suis rendu au caveau des Capulets, dans l'intention de l'emmener et de la recueillir dans ma cellule jusqu'à ce qu'il me fût possible de prévenir Roméo. Mais quand je suis arrivé quelques minutes avant le moment de son réveil, j'ai trouvé ici le noble Pâris et le fidèle Roméo prématurément couchés dans le sépulcre. Elle s'éveille, je la conjure de partir et de supporter ce coup du ciel avec patience… Aussitôt un bruit alarmant me chasse de la tombe ; Juliette, désespérée, refuse de me suivre et c'est sans doute alors qu'elle s'est fait violence à elle-même. Voilà tout ce que je sais. La nourrice était dans le secret de ce mariage. Si dans tout ceci quelque malheur est arrivé par ma faute, que ma vieille vie soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, à la rigueur des lois les plus sévères.

 

Le Prince.

– Nous t'avons toujours connu pour un saint homme… Où est le valet de Roméo ? qu'a-t-il à dire ?

 

Balthazar.

– J'ai porté à mon maître la nouvelle de la mort de Juliette ; aussitôt il a pris la poste, a quitté Mantoue et est venu dans ce cimetière, à ce monument. Là, il m'a chargé de remettre de bonne heure à son père la lettre que voici et entrant dans le caveau, m'a ordonné sous peine de mort de partir et de le laisser seul.

 

Le Prince, prenant le papier que tient Balthazar

– Donne-moi cette lettre, je veux la voir… Où est le page du comte, celui qui a appelé le guet ? Maraud, qu'est-ce que ton maître a fait ici ?

 

Le Page.

– Il est venu jeter des fleurs sur le tombeau de sa fiancée et m'a dit de me tenir à l'écart, ce que j'ai fait. Bientôt un homme avec une lumière est arrivé pour ouvrir la tombe ; et, quelques instants après, mon maître a tiré l'épée contre lui ; et c'est alors que j'ai couru appeler le guet.

 

Le Prince, jetant les yeux sur la lettre.

– Cette lettre confirme les paroles du moine… Voilà tout le récit de leurs amours… Il a appris qu'elle était morte ; aussitôt, écrit-il, il a acheté du poison chez un pauvre apothicaire et sur-le-champ s'est rendu dans ce caveau pour y mourir et reposer près de Juliette. (Regardant autour de lui.) Où sont-ils, ces ennemis ? Capulet ! Montague ! Voyez par quel fléau le ciel châtie votre haine : pour tuer vos joies, il se sert de l'amour !… Et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos discordes, j'ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis.

 

Capulet.

– Ô Montague, mon frère, donne-moi ta main. (Il serre la main de Montague.) Voici le douaire de ma fille ; je n'ai rien à te demander de plus.

 

Montague.

– Mais moi, j'ai à te donner plus encore. Je veux dresser une statue de ta fille en or pur. Tant que Vérone gardera son nom, il n'existera pas de figure plus honorée que celle de la loyale et fidèle Juliette.

 

Capulet.

– Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même splendeur : pauvres victimes de nos inimitiés !

 

Le Prince.

– Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, le soleil se voile la face de douleur. Partons pour causer encore de ces tristes choses. Il y aura des graciés et des punis. Car jamais aventure ne fut plus douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo.

 

(Tous sortent.)

 

RIDEAU

 

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6 juin 2013

Sophocle, Électre (théâtre en prose)

 Sophocle 350Electre copie

 (- 495 ... - 406)

TRAGÉDIE

Traduction nouvelle de Leconte de Lisle

 

Électre350 copie

 

LES ACTEURS

 

LE PÉDAGOGUE

ORESTE, fils d’Agamennon et de Clytemnestre, frère d’Électre et de Chrysothémis

ÉLECTRE, sœur d’Oreste et de Chrysthémis

CHŒUR DE JEUNES FEMMES DE MYCÈNES

CHRYSOTHÉMIS, sœur d’Électre et d’Oreste

CLYTEMNESTRE, veuve d’Agamennon (fille de Tyndare)

ÉGISTHE, amant de Clytemnestre, assassin d’Agamennon (fils de Thyeste et cousin d’Agamennon)

 

 

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Le Pédagogue, Oreste, Électre.

 

LE PÉDAGOGUE.

Ô enfant d'Agamemnôn, du chef de l'armée devant Troie, il t'est permis maintenant de voir ce que tu as toujours désiré. Ceci est l'antique Argos, le sol consacré à la fille aiguillonnée d'Inakhos. Voici, Oreste, l'agora Lycienne du dieu tueur de loups ; puis, à gauche, le temple illustre de Héra. Tu vois, crois-le, la riche Mycènes, où nous sommes arrivés, et la fatidique maison des Pélopides où, autrefois, après le meurtre de ton père, je te reçus des mains de ta sœur, et, t'ayant enlevé et sauvé, je t'élevai jusqu'à cet âge pour venger la mort paternelle. Maintenant donc, Oreste, et toi, le plus cher des hôtes, Pylade, il s'agit de promptement délibérer sur ce qu'il faut faire. Déjà le brillant éclat de Hélios éveille les chansons matinales des oiseaux et la noire nuit pleine d'astres tombe. Avant qu'aucun homme sorte de la demeure, tenez conseil ; car, où en sont les choses, ce n'est plus le lieu d'hésiter, mais d'agir.

ORESTE.

Ô le plus cher des serviteurs, que de marques certaines tu me donnes de ta bienveillance pour nous ! En effet, comme un cheval de bonne race, bien qu'il vieillisse, ne perd point courage dans le danger, mais dresse les oreilles, ainsi tu nous excites et tu nous suis des premiers. C'est pourquoi je te dirai ce que j'ai résolu. Pour toi, écoutant mes paroles de toutes tes oreilles, reprends-moi si je m'égare. Quand j'allai trouver l'oracle Pythique, afin de savoir comment je châtierais les tueurs de mon père, le Phoibos me répondit ce que tu vas entendre : «  Toi seul, sans armes, sans armée, secrètement et par des embûches, tu dois, de ta propre main, leur donner une juste mort. » Donc, puisque nous avons entendu cet oracle, toi, quand il sera temps, entre dans la demeure, afin qu'ayant appris ce qu'on y fait, tu viennes nous le dire sûrement. Ils ne te reconnaîtront ni ne te soupçonneront, après un si long temps, et tes cheveux ayant blanchi. Dis-leur que tu es un étranger Phocéen, envoyé par un homme nommé Phanoteus. Et, en effet, celui-ci est leur meilleur allié. Annonce-leur aussi, et jure-leur qu'Oreste a subi la destinée par une mort violente, étant tombé d'un char rapide, dans les jeux Pythiques. Que tes paroles soient telles ! Pour nous, après avoir fait des libations à mon père, comme il est ordonné, et déposé sur son tombeau nos chevelures coupées, nous reviendrons ici, portant aux mains l'urne d'airain que j'ai cachée dans les buissons, comme tu le sais, je pense. Ainsi nous les tromperons par de fausses paroles, en leur portant cette heureuse nouvelle que mon corps n'est plus, qu'il est brûlé et réduit en cendre. Pourquoi, en effet, me serait-il pénible d'être mort en paroles, puisque je vis et que j'acquerrai de la gloire ? Je pense qu'il n'est aucune parole de mauvais augure, si elle sert. Déjà j'ai vu très souvent des sages qu'on disait morts, revenir dans leur demeure et n'en être que plus honorés ; d'où je suis assuré que moi aussi, vivant, j'apparaîtrai comme un astre à mes ennemis. Ô terre de la patrie, et vous, dieux du pays, recevez-moi heureusement ; et toi aussi, ô maison paternelle, car je viens, poussé par les dieux, afin de te purifier par l'expiation du crime. Ne me renvoyez pas déshonoré de cette terre, mais faites que j'affermisse ma maison et que je possède les richesses de mes aïeux. En voilà assez. À toi, vieillard, d'entrer et de faire ton office. Nous, sortons. L'occasion presse en effet, et c’est elle qui préside à toutes les entreprises des hommes.

 

On entend Électre gémir dans le palais.

ÉLECTRE.

Hélas sur moi !

LE PÉDAGOGUE.

Il me semble, ô fils, que j'ai entendu une des servantes soupirer dans la demeure.

ORESTE.

N'est-ce point la malheureuse Électre ? Veux-tu que nous restions ici et que nous écoutions ses plaintes ?

LE PÉDAGOGUE.

Non, certes. Toutes choses négligées, nous nous hâterons de suivre les ordres de Loxias. Il te faut, sans songer à ceci, faire des libations à ton père. Ceci nous assurera la victoire et donnera une heureuse fin à notre entreprise.

 

Électre, Le Chœur.

ÉLECTRE.

Ô lumière sacrée, Air qui emplis autant d'espace que la terre, que de fois aurez-vous entendu les cris sans nombre de mes lamentations et les coups précipités contre ma poitrine saignante, quand la nuit ténébreuse s'en va ! Et mon lit odieux, dans la demeure misérable, sait les longues veilles que je passe, pleurant mon malheureux père qu'Arès n'a point reçu, comme un hôte sanglant, dans une terre barbare, mais dont ma mère et son compagnon de lit, Égisthe, ont fendu la tête avec une hache sanglante, comme les bûcherons font d'un chêne. Et nul autre que moi ne te plaint, ô père, frappé de cette mort indigne et misérable ! Mais je ne cesserai point de gémir et de pousser d'amères lamentations, tant que je verrai les clartés étincelantes des astres, tant que je verrai le jour ; et, telle que le rossignol privé de ses petits, devant les portes des demeures paternelles je répandrai mes cris aigus en face de tous. Ô demeure d'Aidès et de Perséphone, Hermès souterrain et puissante imprécation, et vous, Erinnyes, filles inexorables des dieux, venez, secourez-moi, vengez le meurtre de notre père et envoyez-moi mon frère ; car, seule, je n'ai point la force de supporter le fardeau du deuil qui m'oppresse.

LE CHOEUR. Strophe I. Long et soutenu.

Ô enfant, enfant d'une très indigne mère, Électre, pourquoi répands-tu toujours les lamentations du regret insatiable d'Agamemnôn, de celui qui, enveloppé autrefois par les liens de ta mère pleine de ruses, a été frappé d'une main impie ? Qu'il périsse celui qui a fait cela, s'il est permis de le souhaiter !

ÉLECTRE.

Filles de bonne race, vous venez consoler mes peines. Je le sais et je le comprends, et rien de ceci ne m'échappe ; cependant, je ne cesserai point de pleurer mon malheureux père ; mais, par cette amitié même, offerte tout entière, je vous adjure, hélas ! de me laisser à ma douleur.

LE CHOEUR. Antistrophe I.

Et cependant, ni par tes lamentations, ni par tes prières, tu ne rappelleras ton père du marais d'Adès commun à tous ; mais, dans ton affliction insensée et sans bornes, ce sera ta perte de toujours gémir, puisqu'il n'y a point de terme à ton mal. Pourquoi désires-tu tant de douleurs ?

ÉLECTRE.

Il est insensé celui qui oublie ses parents frappés d'une mort misérable ; mais il contente mon coeur, cet oiseau gémissant et craintif, messager de Zeus, qui pleure toujours : Itys ! Itys ! Ô Niobé ! Ô la plus malheureuse entre toutes ! Je t'honore en effet comme une déesse, toi qui pleures, hélas ! dans ta tombe de pierre.

LE CHOEUR. Strophe II. Un peu plus animé.

Cependant, fille, cette calamité n'a point atteint que toi parmi les mortels, et tu ne la subis pas d'une âme égale comme ceux qui sont tiens par le sang et par l'origine, Chrisothémis, Iphianassa, et Oreste, enfant de noble race, dont la jeunesse est ensevelie dans les douleurs, et qui reviendra, heureux, quelque jour, dans la terre de l'illustre Mycènes, sous la conduite favorable de Zeus.

ÉLECTRE.

Moi, je l'attends sans cesse, malheureuse, non mariée et sans enfants ! Et je vais toujours errante, noyée de larmes et subissant les peines sans fin de mes maux. Et il ne se souvient ni de mes bienfaits, ni des choses certaines dont je l'ai averti. Quel messager m'a-t-il envoyé, en effet, qui ne m'ait trompée ? Il désire toujours revenir, et, le désirant, il ne revient jamais !

LE CHOEUR. Antistrophe II.

Rassure-toi, rassure-toi, fille. Il est encore dans l'Ouranos, le grand Zeus qui voit et dirige toutes choses. Remets-lui ta vengeance amère et ne t'irrite point trop contre tes ennemis, ni ne les oublie cependant. Le temps est un dieu complaisant, car l'Agamemnonide qui habite maintenant Krisa abondante en pâturages ne tardera pas toujours, ni le dieu qui commande auprès de l'Akhérôn.

ÉLECTRE.

Mais voici qu'une grande part de ma vie s'est passée en de vaines espérances, et je ne puis résister davantage, et je me consume, privée de parents, sans aucun ami qui me protège ; et même, comme une vile esclave, je vis dans les demeures de mon père, indignement vêtue et me tenant debout auprès des tables vides.

LE CHŒUR. Strophe III.

Il fut lamentable, en effet, le cri de ton père, à son retour, dans la salle du repas quand le coup de la hache d'airain tomba sur lui. La ruse enseigna, l'amour tua ; tous deux conçurent l'horrible crime, soit qu'un dieu ou qu'un mortel l'ait commis.

ÉLECTRE.

Ô le plus amer de tous les jours que j'ai vécus ! Ô nuit ! Ô malheur effrayant du repas exécrable, où mon père a été égorgé par les mains de ces deux meurtriers qui m'ont arraché la vie par trahison et m'ont perdue à jamais ! Que le grand dieu Olympien leur envoie de tels maux ! Que rien d'heureux ne leur arrive jamais, puisqu'ils ont commis un tel crime !

LE CHOEUR. Antistrophe III.

Songe à ne point tant parler. Ne sais-tu pas, tombée de si haut, à quelles misères indignes tu te livres ainsi de ton plein gré ? Tu as, en effet, haussé tes maux jusqu'au comble, en excitant toujours des querelles par ton âme irritée. Il ne faut point provoquer de querelles avec de plus puissants que soi.

ÉLECTRE.

L'horreur de mes maux m'a emportée. Je le sais, je reconnais le mouvement impétueux de mon âme ; mais je ne me résignerai pas à mes douleurs affreuses, tant que je vivrai. Ô chère race, de qui pourrais-je entendre une sage parole, de quel esprit prudent ? Cessez, cessez de me consoler. Mes lamentations ne finiront jamais ; jamais, dans ma douleur, je ne cesserai de me répandre en d'innombrables plaintes.

LE CHOEUR. Épode.

Je te parle ainsi par bienveillance, te conseillant comme une bonne mère, afin que tu n'augmentes point ton mal par d'autres maux.

ÉLECTRE.

Est-il une mesure à mon malheur ? Est-il beau de ne point se soucier des morts ? Où est-il l'homme qui pense ainsi ? Je ne veux ni être honorée par de tels hommes, ni jouir en paix du bonheur, s'il m'en est accordé, ne me souvenant plus de rendre à mes parents l'honneur qui leur est dû, et comprimant l'ardeur de mes gémissements aigus. Car si le mort, n'étant rien, gît sous terre, si ceux-ci n'expient point le meurtre par le sang, toute pudeur et toute piété périront parmi les mortels.

LE CHOEUR.

À la vérité, ô enfant, je suis venue ici pour toi comme pour moi. Si je n'ai pas bien parlé, tu l'emportes et nous t'obéirons.

ÉLECTRE.

Certes, j'ai honte, ô femmes, de ce que mes gémissements vous semblent trop répétés ; mais pardonnez-moi, la nécessité m'y contraint. Quelle femme de bonne race ne gémirait point ainsi en voyant les malheurs paternels qui, jour et nuit, semblent augmenter plutôt que diminuer ? D'abord, j'ai pour ma plus cruelle ennemie la mère qui m'a conçue ; puis, je hante ma propre demeure avec les tueurs de mon père ; je suis sous leur puissance, et il dépend d'eux que je possède quelque chose ou que je manque de tout. Quels jours penses-tu que je vive, quand je vois Égisthe s'asseoir sur le trône de mon père, et, couvert des mêmes vêtements, répandre des libations sur ce foyer devant lequel il l'a égorgé ? Lorsqu'enfin je vois ce suprême outrage : le meurtrier couchant dans le lit de mon père avec ma misérable mère, s'il est permis de nommer mère celle qui couche avec cet homme ? Elle est tellement insensée, qu'elle habite avec lui sans redouter les Erinnyes ! Mais, au contraire, comme se réjouissant du crime accompli, quand revient le jour où elle a tué mon père à l'aide de ses ruses, elle célèbre des chœurs dansants et elle offre des victimes aux dieux sauveurs. Et moi, malheureuse, voyant cela, je pleure dans la demeure, et je me consume, et, seule avec moi-même, je déplore ces repas funestes qui portent le nom de mon père ; car je ne puis me lamenter ouvertement autant que je le voudrais. Alors, ma mère bien née, à haute voix, m'accable d'injures telles que celles-ci : « Ô détestée des dieux et de moi, es-tu la seule dont le père soit mort ? Nul autre des mortels n'est-il dans le deuil ? Que tu périsses misérablement ! Que les dieux souterrains ne te délivrent jamais de tes larmes ! » Elle m'accable de ces outrages. Mais si, parfois, quelqu'un annonce qu'Oreste doit revenir, alors elle crie, pleine de fureur : « N'es-tu point cause de ceci ? N'est-ce point là ton œuvre, toi qui, ayant enlevé Oreste de mes mains, l'as fait nourrir secrètement ? Mais sache que tu subiras des châtiments mérités ! » Elle aboie ainsi, et, debout à côté d'elle, son amant illustre l'excite, lui, très lâche et mauvais, et qui ne combat qu'à l'aide des femmes. Et moi, attendant toujours que le retour d'Oreste mette un terme à ces maux, je péris pendant ce temps, malheureuse que je suis ! Car, promettant toujours et n'accomplissant rien, il détruit mes espérances présentes et passées. C'est pourquoi, amies, je ne puis me modérer en de telles misères, ni respecter aisément la piété. Qui est sans cesse accablé par le mal applique forcément son esprit au mal.

LE CHOEUR.

Dis-moi, pendant que tu nous parles ainsi, Égisthe est-il dans la demeure ou dehors ?

ÉLECTRE.

Il est sorti. Crois-moi, s'il eût été dans la demeure, je n'aurais point passé le seuil. Il est aux champs.

LE CHOEUR.

S'il en est ainsi, je te parlerai avec plus de confiance.

ÉLECTRE.

Il est sorti. Dis donc ce que tu veux.

LE CHOEUR.

Et, d'abord, je te le demande : que penses-tu de ton frère ? Doit-il revenir, ou tardera-t-il encore ? Je désire le savoir.

ÉLECTRE.

Il dit qu'il reviendra, mais il n'agit pas comme il parle.

LE CHOEUR.

On a coutume d'hésiter avant d'entreprendre une chose difficile.

ÉLECTRE.

Mais moi, je l'ai sauvé sans hésiter.

LE CHOEUR.

Prends courage : il est généreux et il viendra en aide à ses amis.

ÉLECTRE.

J'en suis sûre, sinon, je n'aurais pas vécu longtemps.

LE CHOEUR.

N'en dis pas plus, car je vois sortir de la demeure ta sœur, née du même père et de la même mère, Chrysothémis, qui porte des offrandes, telles qu'on a coutume d'en faire aux morts.

 

Chrysothémis, Électre, Le Chœur.

CHRYSOTHÉMIS.

Ô sœur, pourquoi viens-tu de nouveau pousser des clameurs devant ce vestibule ? ne peux-tu apprendre, après un si long temps, à ne plus t'abandonner à une vaine colère ? Certes, moi-même, je sais aussi que l'état des choses est cruel, et, si j'en avais les forces, je montrerais ce que j'ai pour eux dans le cœur ; mais, enveloppée de maux, pour naviguer il me faut plier mes voiles, et je pense qu'il m'est interdit d'agir contre ceux que je ne puis atteindre. Je voudrais que tu fisses de même. Cependant, il n'est pas juste que tu agisses comme je te le conseille et non comme tu le juges bon ; mais moi, pour vivre libre, il faut que j'obéisse à ceux qui ont la toute-puissance.

ÉLECTRE.

Il est indigne à toi, née d'un tel père, d'oublier de qui tu es la fille pour ne t'inquiéter que de ta mère ! car les paroles que tu m'as dites, et par lesquelles tu me blâmes, t'ont été suggérées par elle. Tu ne les dis pas de toi-même. C'est pourquoi, choisis : ou tu es insensée, ou, si tu as parlé avec raison, tu abandonnes tes amis. Tu disais que, si tu en avais les forces, tu montrerais la haine que tu as pour eux, et tu refuses de m'aider quand je veux venger mon père, et tu m'exhortes à ne rien faire ! Tout ceci n'ajoute-t-il pas la lâcheté à tous nos autres maux ? Enseigne ou apprends-moi quel profit j'aurais à finir mes gémissements. Est-ce que je ne vis pas ? Mal, à la vérité, je le sais, mais cela me suffit. Or, je suis importune à ceux-ci, et je rends ainsi honneur à mon père mort, si quelque chose plaît aux morts. Mais toi, qui dis haïr, tu ne hais qu'en paroles, et tu fais en réalité cause commune avec les tueurs de ton père. Si les avantages qui te sont faits, et dont tu jouis, m'étaient offerts, je ne m'y soumettrais pas. À toi la riche table et la nourriture abondante ; pour moi c'est une nourriture suffisante que de ne point cacher ma douleur. Je ne désire nullement partager tes honneurs. Tu ne les désirerais point toi-même, si tu étais sage. Maintenant, quand tu pourrais te dire la fille du plus illustre des pères, dis-toi la fille de ta mère. C'est ainsi que tu seras jugée mauvaise par le plus grand nombre, toi qui trahis tes amis et ton père mort.

LE CHOEUR.

Point trop de colère, par les dieux ! Vos paroles, à toutes deux, porteront d'ailleurs leur fruit, si tu apprends d'elle à bien parler, et celle-ci, de toi.

CHRYSOTHÉMIS.

Depuis longtemps, ô femmes, je suis accoutumée à de telles paroles d'elle, et je ne m'en souviendrais même pas, si je n'avais appris qu'un grand malheur la menace qui fera taire ses gémissements continuels.

ÉLECTRE.

Parle donc, dis quel est ce grand malheur, car si tu as à m'apprendre quelque chose de pire que mes maux, je ne répondrai pas davantage.

CHRYSOTHÉMIS.

Or, je te dirai tout ce que je sais de ceci. Ils ont résolu, si tu ne cesses tes lamentations, de t'envoyer en un lieu où tu ne verras plus désormais l'éclat d’Hélios. Vivante, au fond d'un antre noir, tu te répandras en gémissements loin de cette terre. C'est pourquoi, songes-y, et ne m'accuse pas quand ce malheur sera venu. Maintenant, il est temps de prendre une sage résolution.

ÉLECTRE.

Est-ce là ce qu'ils ont décidé de me faire ?

CHRYSOTHÉMIS.

Certes, dès qu'Égisthe sera revenu dans la demeure.

ÉLECTRE.

Plaise aux dieux qu'il revienne très promptement pour cela !

CHRYSOTHÉMIS.

Ô malheureuse, pourquoi cette imprécation contre toi-même ?

ÉLECTRE.

Puisse-t-il venir, s'il pense à faire cela !

CHRYSOTHÉMIS.

Quel mal veux-tu souffrir ? Es-tu insensée ?

ÉLECTRE.

C'est afin de fuir très loin de vous.

CHRYSOTHÉMIS.

Ne te soucies-tu point de ta vie ?

ÉLECTRE.

Certes, ma vie est belle et admirable !

CHRYSOTHÉMIS.

Elle serait belle, si tu étais sage.

ÉLECTRE.

Ne m'enseigne point à trahir mes amis.

CHRYSOTHÉMIS.

Je ne t'enseigne point cela, mais à te soumettre aux plus forts.

ÉLECTRE.

Flatte-les par tes paroles ; ce que tu dis n'est point dans ma nature.

CHRYSOTHÉMIS.

Cependant, il est beau de ne point succomber par imprudence.

ÉLECTRE.

Nous succomberons, s'il le faut, ayant vengé notre père.

CHRYSOTHÉMIS.

Notre père lui-même, je le sais, me pardonne ceci.

ÉLECTRE.

Il n'appartient qu'aux lâches d'approuver ces paroles.

CHRYSOTHÉMIS.

Ne céderas-tu point ? Ne seras-tu point persuadée par moi ?

ÉLECTRE.

Non, certes. Je ne suis point insensée à ce point.

CHRYSOTHÉMIS.

J'irai donc là où je dois aller.

ÉLECTRE.

Où vas-tu ? À qui portes-tu ces offrandes sacrées ?

CHRYSOTHÉMIS.

Ma mère m'envoie faire des libations au tombeau de mon père.

ÉLECTRE.

Que dis-tu ? Au plus détesté des mortels ?

CHRYSOTHÉMIS.

Qu'elle a tué elle-même. C'est cela que tu veux dire.

ÉLECTRE.

Quel ami l'a conseillée ? D'où vient que ceci lui ait plu ?

CHRYSOTHÉMIS.

D'une épouvante nocturne, m’a-t-il semblé.

ÉLECTRE.

Ô dieux paternels, venez ! Venez maintenant !

CHRYSOTHÉMIS.

Cette épouvante t'apporte-t-elle donc quelque confiance ?

ÉLECTRE.

Si tu me racontais son rêve, je te le dirais.

CHRYSOTHÉMIS.

Je n'en pourrais dire que peu de chose.

ÉLECTRE.

Dis au moins cela. Peu de paroles ont souvent élevé ou renversé les hommes.

CHRYSOTHÉMIS.

On dit qu'elle a vu ton père et le mien, revenu de nouveau à la lumière, puis, ayant apparu dans la demeure, saisir le sceptre qu'il portait autrefois et que porte maintenant Égisthe, et l'enfoncer en terre, et qu'alors un haut rameau végéta et en sortit, et que toute la terre de Mycènes en fut ombragée. J'ai entendu dire ces choses par quelqu'un qui était présent quand elle racontait son rêve à Hélios. Je n'en sais pas plus, si ce n'est qu'elle m'envoie à cause de la terreur que lui a causée ce songe. Je te supplie donc, par les dieux de la patrie, de m'écouter et de ne point te perdre par imprudence ; car si, maintenant, tu me repousses, tu me rappelleras quand tu seras en proie au malheur.

ÉLECTRE.

Ô chère, n'apporte rien au tombeau de ce que tu as aux mains, car il ne t'est point permis et il n'est pas pieux de porter à notre père ces offrandes d'une femme odieuse et de répandre ces libations. Jette-les aux vents ou cache-les dans la terre profondément creusée, afin que rien n'en approche jamais du tombeau de notre père ; mais, jusqu'à ce qu'elle meure, que ce trésor lui soit réservé sous terre ! En effet, si cette femme n'était pas née la plus audacieuse de toutes, jamais elle n'aurait destiné ces libations détestables au tombeau de celui qu'elle a tué elle-même. Demande-toi, en effet, si le mort enfermé dans ce tombeau doit accepter volontiers ces offrandes-ci de celle par qui il a été indignement égorgé, qui lui a coupé l'extrémité des membres comme à un ennemi et qui a essuyé sur sa tête les souillures du meurtre. Penses-tu que ce meurtre puisse être expié par ces libations ? Non, jamais, cela ne se peut. C'est pourquoi, n'en fais rien. Coupe l'extrémité de tes tresses. Voici les miennes, à moi, malheureuse ! C'est peu de chose, mais je n'ai que cela. Donne ces cheveux non soignés et ma ceinture sans aucun ornement. Ploie les genoux, suppliante, afin qu'il vienne à nous, propice, de dessous terre, afin qu'il nous aide contre nos ennemis et que, vivant, son fils Oreste les renverse d'une main victorieuse et les foule aux pieds, et pour que nous ornions ensuite son tombeau de plus riches dons et de nos propres mains. Je pense, en effet, je pense qu'il a résolu quelque dessein en envoyant à celle-ci ce songe effrayant. Mais, ô sœur, fais ce que je te commande, ce qui servira ta vengeance et la mienne, ainsi qu'au plus cher des mortels, à notre père qui est maintenant sous terre.

 

Le Choeur, Chrysothémis, Clytemnestre.

LE CHOEUR.

Elle a parlé pieusement. Si tu es sage, ô chère, tu lui obéiras.

CHRYSOTHÉMIS.

Je le ferai comme elle l'ordonne ; car, pour une chose juste, il ne faut point se quereller, mais se hâter de la faire. Pendant que je vais agir, je vous prie, par les dieux, ô amies, gardez le silence ; car si ma mère apprenait ceci, je crois que ce ne serait pas sans un grand danger que je l'aurais osé.

LE CHOEUR. Strophe.

À moins que je ne sois une divinatrice sans intelligence et privée de la droite raison, la justice annoncée viendra, ayant aux mains la force légitime, et elle châtiera dans peu de temps, ô enfant. La nouvelle de ce songe m'a été douce, et ma confiance en est affermie ; car ni ton père, roi des Hellènes, n'est oublieux, ni cette antique hache d'airain à deux tranchants qui l'a tué très ignominieusement.

Antistrophe.

Elle viendra, l'Erinys aux pieds d'airain, aux pieds et aux mains sans nombre, qui se cache en d'horribles retraites ; car le désir impie de noces criminelles et souillées par le meurtre les a saisis. C'est pourquoi je suis certaine que ce prodige qui nous apparaît menace les auteurs du crime et leurs compagnons. Ou les mortels n'ont aucune divination des songes et des oracles, ou ce spectre nocturne mènera tout à bien pour nous.

Épode.

Myrtilos complota contre le roi de Pise pour gagner une course de char dont est la main de la fille du roi Hippodamie. Il fut tué par son complice Pelops qui le maudit avant de mourir.

Ô laborieuse chevauchée de Pélops, combien tu as été lamentable pour cette terre ! En effet, du jour où Myrtilos périt, arraché violemment et outrageusement de son char doré et précipité dans la mer, d'horribles misères ont toujours assailli cette demeure.

CLYTEMNESTRE.

Tu vagabondes de nouveau, et librement, semble-t-il. Égisthe, en effet, n'est point ici, lui qui a coutume de te retenir, afin que tu n'ailles pas au dehors diffamer tes parents. Maintenant qu'il est sorti, tu ne me respectes point. Et, certes, tu as dit souvent et à beaucoup que j'étais emportée, commandant contre tout droit et justice et t'accablant d'outrages, toi et les tiens. Mais je n'ai pas coutume d'outrager ; si je te parle injurieusement, c'est que tu m'injuries plus souvent encore. Ton père, et tu n'as point d'autre prétexte de querelle, a été tué par moi, par moi-même, je le sais bien, et il n'y a aucune raison pour que je le nie. Car, non moi seule, mais la justice aussi l'a frappé ; et il convenait que tu me vinsses en aide, si tu avais été sage, puisque ton père, sur qui tu ne cesses de gémir, seul des Hellènes, a osé sacrifier ta sœur aux dieux, bien qu'il n'eût point autant souffert pour l'engendrer que moi pour l'enfanter. Mais, soit ! Dis-moi pourquoi il l'a égorgée. Est-ce en faveur des Argiens ? Or, ils n'avaient aucun droit de tuer ma fille. Si, comme je le crois, il l'a tuée pour son frère Ménélas, ne devait-il pas en être châtié par moi ? ce même Ménélas n'avait-il pas deux enfants qu'il était plus juste de faire mourir, nés qu'ils étaient d'un père et d'une mère pour qui cette expédition était entreprise ? Le Hadès désirait-il dévorer mes enfants plutôt que les leurs ? L'amour de cet exécrable père pour les enfants que j'avais conçus était-il éteint, et en avait-il un plus grand pour ceux de Ménélas ? Ces choses ne sont-elles pas d'un père mauvais et insensé ? Je pense ainsi, bien que tu penses le contraire, et ma fille morte dirait comme moi, si elle pouvait parler. C'est pourquoi je ne me repens point de ce que j'ai fait ; et toi, si je te semble avoir mal agi, blâme aussi les autres, comme il est juste.

ÉLECTRE.

Maintenant tu ne diras pas que tu m'interpelles ainsi, ayant été provoquée par mes paroles amères. Mais, si tu me le permets, je te répondrai, comme il convient, pour mon père mort et pour ma sœur.

CLYTEMNESTRE.

Va ! Je le permets. Si tu m'avais toujours adressé de telles paroles, jamais tu n'aurais été blessée par mes réponses.

ÉLECTRE.

Létoïde : de la descendance de Léto (Latone), mère d'Artémis et d'Athéna.

Je te parle donc. Tu dis avoir tué mon père. Que peut-on dire de plus honteux, qu'il ait eu raison ou tort ? Mais je te dirai que tu l'as tué sans aucun droit. Le mauvais homme avec lequel tu vis t'a persuadée et poussée. Interroge la chasseresse Artémis, et sache ce qu'elle punissait, quand elle retenait tous les vents en Aulis ; ou plutôt je te le dirai, car il n'est point permis de le savoir d'elle. Mon père, autrefois, comme je l'ai appris, s'étant plu à poursuivre, dans un bois sacré de la déesse, un beau cerf tacheté et à haute ramure, laissa échapper, après l'avoir tué, je ne sais quelle parole orgueilleuse. Alors, la vierge Létoïde, irritée, retient les Achéens jusqu'à ce que mon père eut égorgé sa propre fille à cause de cette bête fauve qu'il avait tuée. C'est ainsi qu'elle a été égorgée, car l'armée ne pouvait, par aucun autre moyen, partir pour Ilios ou retourner dans ses demeures. C'est pourquoi mon père, contraint par la force et après y avoir résisté, la sacrifia avec douleur, mais non en faveur de Ménélas. Cependant si je disais comme toi qu'il a fait cela dans l'intérêt de son frère, fallait-il donc qu'il fût tué par toi ? Au nom de quelle loi ? Songe à quelle douleur et quel repentir tu te livrerais, si tu rendais une telle loi stable parmi les hommes. En effet, si nous tuons l'un pour en avoir tué un autre, tu dois mourir toi-même afin de subir la peine méritée. Mais reconnais que tu avances un faux prétexte. Apprends-moi, en effet, si tu le peux, pourquoi tu commets cette très honteuse action de vivre avec cet homme abominable à l'aide duquel tu as autrefois tué mon père, et pourquoi tu as conçu des enfants de lui, et pourquoi tu rejettes les enfants légitimes nés de légitimes noces. Comment puis-je approuver de telles choses ? Diras-tu que tu venges ainsi la mort de ta fille ? Si tu le disais, certes, cela serait honteux. Il n'est point honnête d'épouser ses ennemis pour la cause de sa fille. Mais il ne m'est permis de le conseiller sans que tu ne m'accuses partout avec des cris que j'outrage ma mère. Or, je vois que tu agis envers nous moins en mère qu'en maîtresse, moi qui mène une vie misérable au milieu des maux continuels dont vous m'accablez, toi et ton amant. Mais cet autre, qui s'est à grande peine échappé de tes mains, le misérable Oreste, il traîne une vie malheureuse, lui que tu m'as souvent accusée d'élever pour être ton meurtrier. Et, si je le pouvais, je le ferais, certes, sache-le sûrement. Désormais déclare à tous que je suis mauvaise, injurieuse, ou, si tu l'aimes mieux, pleine d'impudence. Si je suis coupable de tous ces vices, je n'ai pas dégénéré de toi et je ne te suis pas à déshonneur.

LE CHOEUR.

Elle respire la colère, je le vois, mais je ne vois pas qu'on se soucie de savoir si elle en a le droit.

CLYTEMNESTRE.

Et pourquoi me soucierais-je d'elle qui adresse à sa mère des paroles tellement injurieuses, à l'âge qu'elle a ? Ne te semble-t-il pas qu'elle doive oser quelque mauvaise action que ce soit, ayant rejeté toute pudeur ?

ÉLECTRE.

À la vérité, sache-le, j'ai honte de ceci, quoi qu'il te semble ; je comprends que ces choses ne conviennent ni à mon âge, ni à moi-même ; mais ta haine et tes actions me contraignent : le mal enseigne le mal.

CLYTEMNESTRE.

Ô insolente bête, est-ce moi, sont-ce mes paroles et mes actions qui te donnent l'audace de tant parler ?

ÉLECTRE.

C'est toi-même qui parles, non moi ; car tu accomplis des actes, et les actes font naître les paroles.

CLYTEMNESTRE.

Certes, par la maîtresse Artémis ! Je jure que tu n'échapperas pas au châtiment de ton audace, dès qu'Égisthe sera revenu dans la demeure.

ÉLECTRE.

Vois ! maintenant tu es enflammée de colère, après m'avoir permis de dire ce que je voudrais, et tu ne peux m'entendre.

CLYTEMNESTRE.

Ne peux-tu m'épargner tes clameurs et me laisser tranquillement sacrifier aux dieux, parce que je t'ai permis de tout dire ?

ÉLECTRE.

Je le permets, je le veux bien, sacrifie, et n'accuse pas ma bouche, car je ne dirai rien de plus.

CLYTEMNESTRE. S’adresse à une servante.

Toi, servante, qui es ici, apporte ces offrandes de fruits de toute espèce, afin que je fasse à ce roi des vœux qui dissipent les terreurs dont je suis troublée. Entends, Phoebus tutélaire, ma prière cachée, car je ne parle point entre amis, et il ne convient pas que je dise tout devant celle-ci, de peur que, poussée par la haine, elle ne répande à grands cris de vaines rumeurs par la ville.

Comprends donc ainsi ce que je dirai. Si la vision qui m'est apparue cette nuit m'annonce des choses heureuses, accomplis-les, roi Lycien ! Si elles sont funestes, détourne-les sur mes ennemis. S'ils me tendent des embûches, ne permets pas qu'ils m'enlèvent mes richesses ; mais accorde-moi de vivre, toujours saine et sauve, possédant le sceptre et la demeure des Atréides, jouissant d'une heureuse destinée au milieu de mes amis et de ceux de mes enfants qui m'entourent maintenant, qui ne me haïssent pas et ne me veulent point de mal. Écoute-nous favorablement, Apollon Lycien, et donne-nous ce que nous te demandons. Pour les autres choses, bien que je me taise, je pense qu'étant dieu tu les connais bien, car les enfants de Zeus voient tout.

 

 

 

Chrysothémis, le Choeur, Clytemnestre, Électre.

LE PÉDAGOGUE.

Femmes étrangères, je voudrais savoir si cette demeure est celle du roi Égisthe ?

LE CHOEUR.

C'est elle, étranger ; tu as bien pensé.

LE PÉDAGOGUE.

Ai-je raison de penser que voici son épouse ? En effet, son aspect est celui d'une reine.

LE CHOEUR.

Certes : c'est elle-même.

LE PÉDAGOGUE.

Salut, ô reine. J'apporte une heureuse nouvelle à toi et à Égisthe, de la part d'un homme qui vous aime.

CLYTEMNESTRE.

J'accepte l'augure ; mais je désire savoir d'abord qui t'a envoyé.

LE PÉDAGOGUE.

Panopée le Phocéen, qui t'annonce un grand événement.

CLYTEMNESTRE.

Lequel, étranger ? Dis. Envoyé par un ami, je sais assez que tes paroles seront bonnes.

LE PÉDAGOGUE.

Je dis la chose en peu de mots : Oreste est mort.

ÉLECTRE.

Hélas ! Malheureuse ! Je meurs aujourd'hui.

CLYTEMNESTRE.

Que dis-tu, que dis-tu, étranger ? N'écoute point celle-ci.

LE PÉDAGOGUE.

Je dis et je répète qu'Oreste est mort.

ÉLECTRE.

Je meurs, malheureuse ! Je ne suis plus !

CLYTEMNESTRE.

Songe à ce qui te regarde. Mais toi, étranger, dis-moi avec vérité de quelle façon il a péri.

LE PÉDAGOGUE.

C'est pour cela que je suis envoyé, et je te raconterai tout. Oreste étant venu dans la plus noble assemblée de la Hellas, afin de combattre dans les jeux Delphiques, entendit la voix du héraut annoncer la course par laquelle s'ouvraient les luttes ; et il entra, éclatant de beauté, et tous l'admiraient ; et quand il eut franchi le stade d'une borne à l'autre, il sortit, emportant l'honneur de la victoire. Je ne saurais dire en peu de paroles les innombrables grandes actions et la force d'un tel héros. Sache seulement qu'il remporta les prix victorieux de tous les combats proposés par les juges des jeux. Et tous le disaient heureux et proclamaient l'Argien Oreste, fils d'Agamemnôn qui rassembla autrefois l'illustre armée de Hellas. Mais les choses sont ainsi, que, si un dieu nous envoie un malheur, nul n'est assez fort pour y échapper. En effet, le lendemain, lorsque le rapide combat des chars eut lieu au lever de Hélios, il entra avec de nombreux rivaux. L'un était Achéen, un autre de Sparte, et deux autres étaient Libyens et habiles à conduire un char à quatre chevaux. Oreste lui-même, le cinquième, menait des juments thessaliennes ; le sixième venait de l'Étolie avec des chevaux fauves ; le septième était Magnète ; le huitième, avec des chevaux blancs, était d'Ainia ; le neuvième était d'Athènes fondée par les dieux ; enfin, un Boétien était dans le dixième char. Se tenant debout, après que les juges eurent assigné, d'après le sort, la place de chacun d'eux, dès que la trompette d'airain eut donné le signal, ils se précipitèrent, excitant leurs chevaux et secouant les rênes, et tout le stade s'emplit du fracas des chars retentissants ; et la poussière s'amoncelait dans l'air ; et tous, mêlés ensemble, n'épargnaient point les aiguillons et chacun voulait devancer les roues et les chevaux frémissants de l'autre ; car ceux-ci répandaient leur écume et leurs souffles ardents sur les dos des conducteurs de chars et sur l'orbe des roues. Oreste, en approchant de la dernière borne, l'effleurait avec l'essieu de la roue, et, lâchant les rênes au cheval de droite, retenait celui de gauche. Or, dans ce moment, tous les chars étaient encore debout ; mais alors, les chevaux de l'homme d'Ainia, devenus durs de la bouche, emportèrent le char avec violence ; et, au retour, comme, le sixième tour achevé, ils commençaient le septième, ils heurtèrent de front les quadriges des Libyens. L'un brise l'autre et tombe avec lui, et toute la plaine Krisaienne s'emplit de ce naufrage de chars. L'Athénien, ayant vu cela, se détourna de la voie et retint les rênes en habile conducteur, et laissa toute cette tempête de chars se mouvoir dans la plaine. Pendant ce temps, Oreste, le dernier de tous, menait ses chevaux, avec l'espoir d'être victorieux à la fin ; mais voyant que l'Athènaien était resté seul, il frappa les oreilles de ses chevaux rapides de l’aigu de son fouet, et il le poursuivit. Et les deux chars étaient emportés sur une même ligne, et la tête des chevaux dépassait tantôt l'un, tantôt l'autre quadrige. L'imprudent Oreste avait achevé toutes les autres courses sain et sauf, se tenant droit sur son char ; mais alors, lâchant les rênes au cheval de gauche, il heurta l'extrémité de la borne, et, le moyeu de la roue étant rompu, il roula de son char, embarrassé dans les rênes, et les chevaux, effrayés de le voir étendu contre terre, s'emportèrent à travers le stade. Quand la foule le vit arraché du char, elle se lamenta sur ce jeune homme qui, ayant accompli de belles actions, et par une cruelle destinée, était traîné tantôt sur le sol, tantôt levant les jambes en l'air, jusqu'à ce que les conducteurs de char, arrêtant avec peine les chevaux qui couraient, l'eurent relevé tout sanglant et tel qu'aucun de ses amis n'eût reconnu ce misérable corps. Et ils le brûlèrent aussitôt sur un bûcher, et des hommes Phocéens, choisis pour cela, apportèrent ici, dans une petite urne d'airain, la cendre de ce grand corps, afin qu'il soit enseveli dans sa patrie. Voilà les paroles que j'avais à te dire ; elles sont tristes, mais le spectacle que nous avons vu est la chose la plus cruelle de toutes celles que nous ayons jamais contemplées.

LE CHOEUR.

Hélas ! Hélas ! Toute la race de nos anciens maîtres est donc anéantie radicalement !

CLYTEMNESTRE.

Ô Zeus, que dirai-je de ces choses ? Les dirai-je heureuses, ou terribles, mais utiles cependant ? Il est triste pour moi de ne sauver ma vie que par mes propres malheurs.

LE PÉDAGOGUE.

Pourquoi, ô femme, ayant appris ceci, es-tu ainsi tourmentée ?

CLYTEMNESTRE.

La maternité a une grande puissance. En effet, une mère, bien qu'elle soit outragée, ne peut haïr ses enfants.

LE PÉDAGOGUE.

C'est inutilement, semble-t-il, que nous sommes venus ici !

CLYTEMNESTRE.

Non, pas inutilement. Comment aurais-tu parlé inutilement, si tu es venu, m'apportant des preuves certaines de la mort de celui qui, né de moi, fuyant mes mamelles qui l'ont nourri et mes soins, exilé, a mené une vie lointaine, qui ne m'a jamais vue depuis qu'il a quitté cette terre, et qui, m'accusant du meurtre de son père, me menaçait d'un châtiment horrible ? De sorte que, ni pendant la nuit, ni pendant le jour, je ne goûtais le doux sommeil, et que, quelque temps qui s'écoulât, je songeais toujours que j'allais mourir. Or, maintenant que je suis délivrée du péril et que je ne crains plus rien désormais de lui et de celle-ci, car elle m'était une calamité plus amère, habitant avec moi et épuisant toujours le pur sang de mon âme, ? nous mènerons une vie tranquille, du moins en ce qui concerne ses menaces.

ÉLECTRE.

Hélas ! Malheureuse ! C'est maintenant, Oreste, que je déplorerai ta destinée, puisque, même mort, tu es outragé par ta mère ! Tout n'est-il pas pour le mieux ?

CLYTEMNESTRE.

Non, certes, pour toi, mais pour lui. Ce qui lui est arrivé est bien fait.

ÉLECTRE.

Entends, Némésis vengeresse de celui qui est mort !

CLYTEMNESTRE.

Elle a entendu ceux qu'il fallait qu'elle entendît, et elle a accompli leurs vœux.

ÉLECTRE.

Insulte, car maintenant tu es heureuse.

CLYTEMNESTRE.

Désormais, ni Oreste ni toi ne détruirez cette félicité.

ÉLECTRE.

Nous sommes détruits nous-mêmes, loin que nous puissions te détruire.

CLYTEMNESTRE.

Tu mérites beaucoup, étranger, si, nous apportant cette nouvelle, tu as fait taire ses clameurs furieuses.

LE PÉDAGOGUE.

Je m'en vais donc, si toutes choses sont au mieux.

CLYTEMNESTRE.

Non, certes, ceci ne serait digne ni de moi ni de l'hôte qui t'a envoyé. Entre donc, et laisse-la pleurer dehors ses propres misères et celles de ses amis.

 

Électre, Le Choeur.

ÉLECTRE.

Ne vous semble-t-il pas que, triste et gémissante, elle pleure et se lamente sur son fils frappé d'une mort misérable ? Elle est entrée là en riant ! Ô malheureuse que je suis ! Ô très cher Oreste, tu m'as perdue par ta mort ! Tu as arraché de mon esprit cette espérance qui me restait que, vivant, tu reviendrais un jour venger ton père et moi, malheureuse ! Et maintenant de quel côté me tourner, seule et privée de toi et de mon père ? Il me faut maintenant rester esclave parmi les plus détestés des hommes, tueurs de mon père ! N'ai-je pas la meilleure des destinées ? Mais je n'habiterai plus jamais avec eux, dans leurs demeures, et je me consumerai, prosternée, sans amis, devant le seuil. Et, si je suis à charge à quelqu'un de ceux qui sont dans la demeure, qu'il me tue ! Sinon, ce sera la douleur qui me tuera, car je n'ai plus aucun désir de vivre !

 

LE CHOEUR. Strophe I.

Où sont les foudres de Zeus, où est le brillant Hélios, si, voyant ces choses, ils restent tranquilles !

ÉLECTRE.

Ah ! Ah ! Hélas ! Hélas !

LE CHOEUR.

Fille, pourquoi pleures-tu ?

ÉLECTRE.

Hélas !

LE CHOEUR.

Ne te lamente pas trop haut.

ÉLECTRE.

Tu me tues.

LE CHOEUR.

Comment ?

ÉLECTRE.

Si tu me conseilles d'espérer en ceux qui sont manifestement partis pour le Hadès, tu m'insultes, consumée que je suis de douleur.

LE CHOEUR. Antistrophe I.

Je sais, en effet, que le roi Amphiaraos est mort, enveloppé dans les rets d'or d'une femme, et que, cependant, maintenant sous la terre?

ÉLECTRE.

Ah ! Ah ! Hélas !

LE CHOEUR.

Il règne sur toutes les âmes.

ÉLECTRE.

Hélas !

LE CHOEUR.

Hélas ! En effet, la femme exécrable?

ÉLECTRE.

A reçu le châtiment du crime ?

LE CHOEUR.

Oui !

ÉLECTRE.

Je sais, je sais : quelqu'un vint qui vengea celui qui avait souffert, mais personne ne survit pour moi : le vengeur que j'avais m'a été enlevé par la destinée.

LE CHOEUR. Strophe II.

Tu es la plus malheureuse de toutes les femmes.

ÉLECTRE.

Je ne le sais que trop, ma vie n'ayant toujours été que triste et lamentable.

LE CHOEUR.

Nous savons ce que tu pleures.

ÉLECTRE.

Ne me console donc pas davantage, maintenant que...

LE CHOEUR.

Que dis-tu ?

ÉLECTRE.

Nulle espérance de secours ne me reste de l'Eupatride fraternel.

LE CHOEUR. Antistrophe II.

La destinée de tous les hommes est de mourir.

ÉLECTRE.

Quoi ! Dans une lutte de chevaux aux pieds rapides, et embarrassés dans les rênes, comme ce malheureux ?

LE CHOEUR.

Calamité non prévue !

ÉLECTRE.

Sans doute, en effet. Sur une terre étrangère, loin de mes bras?

LE CHOEUR.

Hélas !

ÉLECTRE.

Qui eût prévu qu'il serait enfermé dans l'urne, sans tombeau et privé de nos lamentations ?

 

 

 

Chrysothémis, Électre, Le Choeur.

CHRYSOTHÉMIS.

À cause de ma joie, ô très chère, laissant de côté toute décence, j'arrive en hâte, car j'apporte d'heureuses choses et le repos des maux qui te déchiraient et dont tu gémissais.

ÉLECTRE.

Où as-tu trouvé une consolation à mes maux auxquels on ne saurait trouver aucun remède ?

CHRYSOTHÉMIS.

Oreste est près de nous. Sache que ce que je te dis est sûr, aussi vrai que tu me vois en ce moment.

ÉLECTRE.

Es-tu insensée, ô malheureuse, et railles-tu tes maux et les miens ?

CHRYSOTHÉMIS.

J'en atteste le foyer paternel ! Certes, je ne raille point en disant ceci ; mais sois certaine qu'il est ici.

ÉLECTRE.

Ô malheureuse que je suis ! Et de quel homme as-tu appris cette nouvelle à laquelle tu ajoutes foi si aisément ?

CHRYSOTHÉMIS.

C'est par moi-même, non par un autre, que j'en ai vu les preuves certaines, et c'est en ceci que j'ai foi.

ÉLECTRE.

Ô malheureuse, quelle preuve as-tu découverte ? Qu'as-tu vu qui ait allumé en toi une joie aussi insensée ?

CHRYSOTHÉMIS.

Écoute donc, par les dieux ! Et tu diras, sachant tout, si je suis insensée ou sage.

ÉLECTRE.

Parle donc, si tel est ton plaisir.

CHRYSOTHÉMIS.

Or, je vais te dire tout ce que j'ai vu. Étant arrivée à l'antique tombeau de mon père, je vois, au sommet, des sources de lait récemment répandues, et le sépulcre paternel orné de toute espèce de fleurs. Voyant cela, étonnée, je regarde si aucun homme ne se montre à moi ; mais tout ce lieu étant tranquille, je m'approchai du tombeau, et je vis, au sommet, des cheveux récemment coupés. Dès que je les eus aperçus, malheureuse, une image familière frappa mon âme, comme si je voyais une marque d'Oreste, du plus cher de tous les hommes ; et je les pris dans mes mains, sans rien dire et répandant des larmes à cause de ma joie. Maintenant, comme auparavant, il est manifeste pour moi que ces offrandes n'ont pu être apportées que par lui ; car ce n'est ni moi, ni toi. Je n'ai point porté ces offrandes, certes, je le sais bien ; ni toi, car le pouvais-tu, puisque tu ne peux sortir librement de la demeure, même pour supplier les dieux ? De telles pensées n'ont point coutume de venir à l'esprit de notre mère, et, l'eût-elle fait, cela ne nous eût point échappé. Sans aucun doute ces dons funèbres sont d'Oreste. Rassure-toi, ô chère. Les mêmes n'ont pas toujours la même fortune. À la vérité, la nôtre nous a été contraire déjà, mais peut-être que ce jour sera l'augure de nombreux biens.

ÉLECTRE.

Hélas ! J'ai depuis longtemps pitié de ta démence.

CHRYSOTHÉMIS.

Quoi ! ce que je te dis ne te réjouit pas ?

ÉLECTRE.

Tu ne sais en quels lieux tu erres, ni en quelles pensées.

CHRYSOTHÉMIS.

Je ne saurais pas ce que j'ai vu clairement moi-même ?

ÉLECTRE.

Il est mort, ô malheureuse ! Tout espoir de salut, venant de lui, est perdu pour toi. Ne cherche plus à voir jamais Oreste.

CHRYSOTHÉMIS.

Malheur à moi ! De qui as-tu appris cela ?

ÉLECTRE.

De quelqu'un qui était présent quand il est mort.

CHRYSOTHÉMIS.

Où est celui-ci ? Je reste stupéfaite.

ÉLECTRE.

Il est dans la demeure, le bienvenu de notre mère, loin de lui être importun.

CHRYSOTHÉMIS.

Hélas ! Malheureuse ! De qui étaient donc ces offrandes nombreuses sur le tombeau de notre père ?

ÉLECTRE.

Je pense que, sûrement, elles ont été déposées là par quelqu'un, en honneur d'Oreste mort.

CHRYSOTHÉMIS.

Ô malheureuse ! moi qui, pleine de joie, m'empressais de t'apporter une telle nouvelle, ignorant dans quelle calamité nous étions plongées ! et voici que je trouve, en arrivant, de nouvelles misères ajoutées à toutes les autres !

ÉLECTRE.

Certes ; mais, si tu m'en crois, tu nous délivreras du poids de nos maux présents.

CHRYSOTHÉMIS.

Puis-je ressusciter les morts ?

ÉLECTRE.

Ce n'est pas ce que je dis. Je ne suis pas tellement en démence.

CHRYSOTHÉMIS.

Qu'ordonnes-tu donc, que j'aie la force d'accomplir ?

ÉLECTRE.

Que tu oses ce que je te conseillerai.

CHRYSOTHÉMIS.

i cela est utile, je ne refuserai pas.

ÉLECTRE.

Vois ! Rien ne réussit sans peine.

CHRYSOTHÉMIS.

Je le sais. Je ferai ce que je pourrai.

ÉLECTRE.

Sache donc comment j'ai résolu d'agir. Tu sais déjà que nous n'avons l'aide d'aucun ami. Le Hadès, en les prenant tous, nous en a privées. Nous sommes seules et abandonnées. À la vérité, aussi longtemps que j'ai entendu dire que mon frère était parmi les vivants et florissant de jeunesse, j'ai eu l'espérance qu'il viendrait un jour venger le meurtre paternel ; mais, maintenant, depuis qu'il n'est plus, je songe à toi, afin que tu venges la mort de ton père et que tu n'hésites pas à tuer Égisthe avec l'aide de ta sœur ; car il ne m'est plus permis de te rien taire. Jusques à quand te reposeras-tu, ayant encore une ferme espérance, toi, à qui il ne reste, privée des richesses paternelles, qu'une abondance de lamentations et de chagrins, aussi longtemps que tu vieilliras, privée de noces ? Car, certes, tu n'espères point te marier quelque jour. Égisthe n'est point tellement stupide qu'il permette, pour son malheur, qu'il naisse une postérité de toi ou de moi. Mais, si tu es docile à mes conseils, d'abord, tu seras louée de ta piété par ton père mort et par ton frère. Puis, de même que tu es née libre, tu seras dite libre à l'avenir, et tu célébreras des noces dignes de toi ; car chacun a coutume d'admirer les choses honnêtes. Ne vois-tu pas quelle illustre renommée nous sera acquise, à toi et à moi, si tu m'obéis ? Quel citoyen, en effet, ou quel étranger, en nous voyant, ne nous poursuivra de louanges telles que celles-ci : « Voyez, amis, ces deux sœurs qui ont sauvé la demeure paternelle, et qui, n'épargnant point leur vie, ont donné la mort à leurs ennemis possesseurs d'immenses richesses. Il convient que tous les aiment et les révèrent ; il convient que dans les fêtes sacrées des dieux, et dans les assemblées des citoyens, tous les honorent à cause de leur mâle vertu. » Chacun dira cela de nous, tant que nous vivrons, et, même après la mort, jamais notre gloire ne décroîtra. Ô chère, obéis ! Viens à l'aide de ton père et de ton frère, délivre-moi de mes misères, délivre-toi toi-même, en songeant combien il est honteux à ceux qui sont bien nés de vivre dans l'opprobre.

LE CHOEUR.

En de telles choses, la prévoyance est utile à qui parle et à qui écoute.

CHRYSOTHÉMIS.

Avant de parler ainsi, ô femmes, si son esprit n'eût été troublé, elle eût montré une prudence qu'elle semble avoir rejetée depuis. À quoi songes-tu, en effet, que tu veuilles agir avec tant d'audace et que tu me demandes de t'aider ? Ne le vois-tu pas ? Tu es une femme, non un homme, et tu as beaucoup moins de forces que tes ennemis. Leur démon est très prospère aujourd'hui ; le nôtre est affaibli, réduit à rien. Qui donc tenterait d'attaquer un tel homme sans encourir le plus grand malheur ? Songes-y, de peur que, déjà accablées de maux, nous en subissions de plus cruels encore, si quelqu'un entendait tes paroles. Nous n'aurons ni consolation, ni profit à mériter une glorieuse renommée, si nous périssons honteusement. Le plus amer n'est point de mourir, mais de désirer la mort et de ne pouvoir l'atteindre. C'est pourquoi, je t'en supplie, réprime ta colère, avant que nous ayons entièrement péri et que toute notre race ait été anéantie. Je tiendrai pour non avenu ce que tu as dit et je te garderai le secret. Pour toi, commence au moins à être sage, et apprends, étant sans forces, à céder aux plus forts que toi.

LE CHOEUR.

Obéis-lui. Il n'est rien de très utile aux hommes qui ne puisse être acquis par la prudence et la sagesse.

ÉLECTRE.

Tu n'as rien dit que je n'attendisse de toi. Je savais bien que tu repousserais mes conseils ; mais j'agirai seule et de ma propre main, et jamais nous ne laisserons ceci non accompli.

CHRYSOTHÉMIS.

Ah ! Plût aux dieux que cet esprit eût été le tien, quand notre père fut tué ! Tu aurais tout achevé.

ÉLECTRE.

J'étais alors la même en pensée, mais j'avais le cœur plus faible.

CHRYSOTHÉMIS.

Fais en sorte que tu aies toujours le cœur ainsi.

ÉLECTRE.

Tu m'avertis par ces paroles que tu ne m'aideras pas.

CHRYSOTHÉMIS.

À mauvais commencement mauvaise fin.

ÉLECTRE.

J'admire ta prudence et je hais ta lâcheté.

CHRYSOTHÉMIS.

Un jour aussi je t'entendrai me louer.

ÉLECTRE.

Jamais tu n'obtiendras cela de moi.

CHRYSOTHÉMIS.

Le temps sera assez long pour juger entre nous.

ÉLECTRE.

Va-t'en, puisque tu ne m'es d'aucune aide.

CHRYSOTHÉMIS.

Cela serait, mais il te manque un esprit docile.

ÉLECTRE.

Va raconter tout ceci à ta mère.

CHRYSOTHÉMIS.

Je ne suis point enflammée d'une telle haine contre toi.

ÉLECTRE.

Sache au moins combien tu me couvres d'opprobre.

CHRYSOTHÉMIS.

Je ne te conseille point l'opprobre, mais la prudence pour toi-même.

ÉLECTRE.

Faut-il donc me soumettre à ce qui te semble juste ?

CHRYSOTHÉMIS.

Quand tu seras sage, alors tu nous conduiras.

ÉLECTRE.

Il est cruel de bien parler et de ne point réussir.

CHRYSOTHÉMIS.

Tu parles clairement de ton propre défaut.

ÉLECTRE.

Quoi donc ? Te semble-t-il que j'aie mal parlé ?

CHRYSOTHÉMIS.

Les actions les plus justes nuisent quelquefois.

ÉLECTRE.

Moi, je ne veux point vivre selon de telles règles.

CHRYSOTHÉMIS.

Si tu agis ainsi, tu me loueras après l'événement.

ÉLECTRE.

J'agirai ainsi, sans me soucier de tes menaces.

CHRYSOTHÉMIS.

Cela est donc certain ? Tu ne changeras point de dessein ?

ÉLECTRE.

Rien ne m'est plus odieux qu'un mauvais conseil.

CHRYSOTHÉMIS.

Tu sembles ne point te soucier de ce que je te dis.

ÉLECTRE.

J'ai déjà résolu ceci depuis longtemps.

CHRYSOTHÉMIS.

Je m'en vais donc, car tu ne saurais approuver mes paroles, pas plus que je n'approuve ta résolution.

ÉLECTRE.

Rentre dans la demeure. Je ne t'accompagnerai jamais désormais, quel qu'en soit ton désir, car ta démence est grande de poursuivre ce qui n'est pas.

CHRYSOTHÉMIS.

Si tu te crois sage pour toi-même, pense ainsi ; mais, quand tu seras tombée dans le malheur, tu approuveras mes paroles.

 

 

 

Le Chœur, Électre, Oreste.

LE CHOEUR. Strophe I.

Pourquoi donc voyons-nous les oiseaux qui volent le plus haut et qui sont les plus courageux s'inquiéter de la nourriture de ceux de qui ils sont nés et qui les ont élevés, et n'agissons-nous pas de même ? Mais, par les foudres de Zeus et Thémis Ouranienne ! Le châtiment n'épargnera pas longtemps ceux-ci. Ô renommée des mortels, voix entendue de ceux qui sont sous la terre, parle aux Atrides morts et annonce-leur ces opprobres lamentables.

Antistrophe I.

Dis-leur l'abaissement de leur chose domestique, et que leurs filles, divisées par la discorde, ne sont plus unies par l'amitié. Seule, Électre, abandonnée, gémissant sur ses maux infinis, battue par un deuil sans fin, et, comme le plaintif rossignol, n'ayant nul souci de sa vie, est prête à mourir pourvu qu'elle triomphe de ces deux Érinyes. Y a-t-il une fille aussi bien née ?

Strophe II.

Nul, étant bien né, ne se résignerait à déshonorer son sang, ni à faire que la gloire de son nom périsse. Et c'est pourquoi, enfant, ô enfant, tu as mieux aimé la destinée commune à tous, afin de mériter cette double louange d'être sage et d'être une fille irréprochable.

Antistrophe II.

Plaise aux dieux que tu vives aussi supérieure à tes ennemis par la puissance et les richesses, que tu es maintenant accablée par eux ! Car je te vois moins accablée par la destinée que très excellente par le respect que tu as des lois très sacrées qui fleurissent parmi les hommes et par la piété envers Zeus.

 

 

ORESTE.

Ô femmes, sommes-nous bien avertis ? sommes-nous arrivés où nous voulions aller ?

LE CHOEUR.

Que cherches-tu, et dans quel désir es-tu venu ?

ORESTE.

Je cherche depuis longtemps où habite Égisthe.

LE CHOEUR.

Tu y es venu tout droit. Celui qui ta montré la route n'est point en faute.

ORESTE.

Qui de vous annoncera dans la demeure notre présence désirée, à nous qui sommes venus ensemble ?

LE CHOEUR.

Celle-ci, si à la vérité il convient qu'un des proches par le sang porte cette nouvelle.

ORESTE.

Va, femme ! Entre, et dis que des hommes Phocéens cherchent Égisthe.

ÉLECTRE.

Hélas ! Malheureuse ! N'apportez-vous pas les preuves de ce dont nous avons entendu parler ?

ORESTE.

Je ne sais quel est ce bruit, mais le vieillard Strophios m'a ordonné de porter une nouvelle qui concerne Oreste.

ÉLECTRE.

Qu'est-ce, étranger ? La terreur me saisit !

ORESTE.

Comme tu le vois, nous apportons le peu qui reste de lui dans cette petite urne.

ÉLECTRE.

Malheur à moi ! Le fait est donc certain ! Je vois manifestement ce qui m'accable !

ORESTE.

Si tu es émue par le malheur d'Oreste, sache que son corps est enfermé dans cette urne.

ÉLECTRE.

Permets-moi, je t'en supplie par les dieux, ô étranger, de prendre cette urne dans mes mains, s'il y est enfermé, afin que je me lamente sur moi et sur toute ma race en pleurant sur cette cendre !

ORESTE.

Quelle qu'elle soit, vous qui portez cette urne donnez-la-lui, car elle ne la demande pas dans un esprit ennemi, mais elle est de ses amis ou de son sang.

ÉLECTRE.

Ô souvenir de celui qui me fut le plus cher des hommes, qui me restes seul de mon âme, Oreste, combien je te revois dissemblable à ce que j'espérais de toi quand je t'ai fait partir ! Car, maintenant, je te tiens, chose vaine, entre mes mains, et je t'ai fait partir de cette demeure, ô enfant, tout brillant de jeunesse ! Plût aux dieux que je fusse morte quand je t'envoyai sur la terre étrangère, t'ayant emporté de mes mains et sauvé du meurtre ! Tu serais mort ce jour-là, et tu aurais eu le même tombeau que ton père ! Et voici que tu as péri hors de la demeure, misérablement exilé sur un sol étranger, et loin de ta sœur. Et moi, malheureuse, je ne t'ai point lavé de mes mains, ni retiré ce lamentable fardeau du feu vorace, comme il convenait. Mais, malheureux, tu as été enseveli par des mains étrangères, et tu reviens, pesant peu, dans une urne étroite ! Ô malheureuse ! ô soins inutiles que je t'ai si souvent rendus avec une si douce peine ! Jamais, en effet, tu ne fus plus cher à ta mère qu'à moi. Aucun autre, dans la demeure, mais moi seule, j'étais ta nourrice, et tu m'appelais toujours ta sœur. Tout me manque à la fois en ce jour par ta mort, et, comme une tempête, tu m'as tout enlevé en mourant. Mon père a péri, moi je suis morte, et tu n'es plus ! Nos ennemis rient ; notre mère impie est insensée de joie, parce que tu m'avais fait annoncer souvent que tu reviendrais en vengeur. Mais un démon, funeste à toi et à moi, a tout renversé, et il amène ici, au lieu de ta chère forme, ta cendre et une ombre vaine. Hélas ! Ô misérable corps ! Hélas, hélas ! ô funeste voyage, hélas ! Tu l'as fait, ô très cher, afin de me perdre ! Oui, tu m'as perdue, ô tête fraternelle ! C'est pourquoi, reçois-moi dans ta demeure, moi qui ne suis plus, afin que, n'étant plus rien, j'habite avec toi sous terre. Quand tu étais parmi les vivants, nous partagions la même destinée, et maintenant que tu es mort, je veux partager ton tombeau, car je ne crois pas que les morts puissent souffrir.

LE CHOEUR.

Tu es née d'un père mortel, Électre. Songe à cela. Oreste aussi était mortel. Réprime donc tes trop longs gémissements. Tous, nous devons nécessairement souffrir.

ORESTE.

Hélas ! Hélas ! Que dirai-je ? Je ne trouve plus de paroles, et je ne puis plus retenir ma langue.

ÉLECTRE.

Quelle douleur te trouble, que tu parles ainsi ?

ORESTE.

N'est-ce point l'illustre Électre que je vois ?

ÉLECTRE.

Elle-même, et très misérable.

ORESTE.

Ô destinée très malheureuse !

ÉLECTRE.

Ô étranger, pourquoi gémis-tu sur nous ?

ORESTE.

Ô corps indignement outragé !

ÉLECTRE.

Certes, c'est moi, non une autre, que tu plains, étranger.

ORESTE.

Hélas ! Tu vis malheureuse et non mariée.

ÉLECTRE.

Étranger, pourquoi pleures-tu en me regardant ?

ORESTE.

Combien de mes maux j'ignorais encore !

ÉLECTRE.

Par quelles paroles de moi les as-tu appris ?

ORESTE.

Je t'ai vue accablée de nombreuses douleurs.

ÉLECTRE.

Et, certes, tu ne vois que peu de mes maux.

ORESTE.

Comment peut-on en voir de plus amers ?

ÉLECTRE.

Je suis contrainte de vivre avec des tueurs.

ORESTE.

De qui ? D'où est venu le malheur dont tu parles ?

ÉLECTRE.

Avec les tueurs de mon père. Et je suis forcée de les servir.

ORESTE.

Et qui peut t'y forcer ?

ÉLECTRE.

Ma mère ! Mais elle n'a rien d'une mère.

ORESTE.

Comment ? par la violence ou par la faim ?

ÉLECTRE.

Par la violence, par la faim, par toute sorte de misères.

ORESTE.

Et nul ne te vient en aide, ni ne te défend ?

ÉLECTRE.

Certes, personne. Je n'avais qu'un seul ami dont tu m'as apporté la cendre.

ORESTE.

Ô malheureuse, il y a longtemps que j'ai compassion de toi !

ÉLECTRE.

Tu es le seul de tous les mortels qui m'ait en pitié.

ORESTE.

Seul, je souffre aussi des mêmes maux.

ÉLECTRE.

Serais-tu de notre race ?

ORESTE.

Je parlerais si je savais que celles-ci nous fussent amies.

ÉLECTRE.

Elles sont amies. Tu parleras devant des femmes fidèles.

ORESTE.

Laisse donc cette urne, afin que tu saches tout.

ÉLECTRE.

Je te supplie par les dieux, étranger, ne me l'ôte pas !

ORESTE.

Obéis à mes paroles, et tu ne seras point trompée.

ÉLECTRE.

Par ton menton ! ne m'enlève pas cette urne très chère.

ORESTE.

Il ne t'est point permis de la garder.

ÉLECTRE.

Ô malheureuse, si on me prive de ta cendre, Oreste !

ORESTE.

Parle mieux. Tu ne te lamentes pas justement.

ÉLECTRE.

Je ne me lamente pas justement sur mon frère mort ?

ORESTE.

Il ne convient pas que tu parles ainsi.

ÉLECTRE.

Dois-je donc être méprisée de lui ?

ORESTE.

De personne ; mais cette urne que tu tiens ne te touche en rien.

ÉLECTRE.

Comment ? puisque je porte la cendre d'Oreste ?

ORESTE.

La cendre d'Oreste n'est point là, si ce n'est en paroles.

ÉLECTRE.

Où donc est le tombeau de ce malheureux ?

ORESTE.

Nulle part. Les vivants n'ont point de tombeau.

ÉLECTRE.

Que dis-tu, enfant ?

ORESTE.

Je ne dis rien de faux.

ÉLECTRE.

Il vit donc ?

ORESTE. Puisque mon âme est en moi.

ÉLECTRE.

Es-tu donc Oreste ?

ORESTE.

Regarde ce signe de mon père, et reconnais que je dis vrai.

ÉLECTRE.

Ô très chère lumière !

ORESTE.

Très chère ! Je l'atteste.

ÉLECTRE.

Ô voix, je t'entends !

ORESTE.

Ne me recherche donc plus.

ÉLECTRE.

Je te tiens dans mes bras !

ORESTE.

Et tu m'y tiendras toujours.

ÉLECTRE.

Ô très chères femmes, ô citoyennes, voyez cet Oreste que des paroles rusées disaient mort et que la même ruse nous rend sain et sauf !

LE CHOEUR.

Nous le voyons, ô enfant, et, à cause de la joie d'un si heureux événement, les larmes jaillissent de nos yeux.

ÉLECTRE. Strophe.

Ô race, race d'un très cher père, tu es enfin venu, tu as retrouvé, tu as approché, tu as vu ceux que tu désirais grandement !

ORESTE.

Nous voici. Mais attends en silence.

ÉLECTRE.

Qu'est-ce donc ?

ORESTE.

Le mieux est de se taire, de peur que quelqu'un entende dans la demeure.

ÉLECTRE.

Mais, par la vierge Artémis qui me protège, il n'y a rien à redouter de cet inutile troupeau de femmes qui sont dans la demeure.

ORESTE.

Songe cependant que l'esprit d'Arès est aussi dans les femmes, comme tu l'as éprouvé toi-même autrefois.

ÉLECTRE.

Hélas ! Hélas ! Tu me rends le clair souvenir du malheur qui nous a frappés, et qui ne peut être ni oublié, ni anéanti.

ORESTE.

Je le sais aussi, mais il ne faudra se rappeler ceci qu'au moment précis.

ÉLECTRE.

 

Antistrophe.

Ah ! Tout moment, tout moment est bon pour déclarer légitimement ces choses, car voici que je puis enfin parler librement.

ORESTE.

Je pense comme toi. C'est pourquoi conserve cette liberté.

ÉLECTRE.

De quelle façon ?

ORESTE.

En ne parlant pas longuement quand cela est inopportun.

ÉLECTRE.

Qui donc songerait qu'il est sage de se taire au lieu de parler, quand il m'est donné de te revoir soudainement et contre toute espérance ?

ORESTE.

Tu m'as revu quand les dieux m'ont ordonné de revenir.

ÉLECTRE.

Je suis inondée d'une joie plus grande encore en apprenant qu'un dieu a fait que tu vinsses dans cette demeure, car je pense que cela est vraiment d'un dieu.

ORESTE.

Je ne voudrais pas réprimer ta joie, cependant j'ai une crainte que tu ne t'y abandonnes outre mesure.

ÉLECTRE.

Ô toi qui, après un si long temps, as fait ce voyage bienheureux, et qui as daigné te montrer à moi, en me voyant accablée de maux, ne me…

ORESTE.

Que ne dois-je pas faire ?

ÉLECTRE.

Ne me défends pas de jouir de la volupté de ta présence.

ORESTE.

Je serais au contraire très irrité, si je voyais qu'on te le défendît.

ÉLECTRE.

Tu m'approuves donc ?

ORESTE.

Pourquoi non ?

ÉLECTRE.

Ô amies, quand j'appris cette nouvelle que je n'avais jamais espérée, bien que je fusse désespérée, j'ai écouté, muette et malheureuse. Mais je te possède maintenant ; tu m'es apparu, ayant ton très cher visage que je n'ai jamais oublié, même accablée des plus grands malheurs.

ORESTE.

Assez de paroles superflues ! Ne m'apprends ni que ma mère est mauvaise, ni qu'Égisthe, épuisant la demeure des richesses paternelles, les répand et les dissipe sans mesure ; car les paroles inutiles perdraient un temps propice. Renseigne-moi plutôt sur les choses présentes, dis en quel lieu nous devons apparaître, ou rester cachés, afin que nous réprimions par notre arrivée nos ennemis insolents. Et prends garde, étant entrée dans la demeure, de te trahir, par ton visage joyeux, devant ta mère cruelle ; mais gémis du faux malheur qui t'a été annoncé. Quand la chose sera heureusement terminée, alors il sera permis de rire et de se réjouir librement.

ÉLECTRE.

Ô frère, tout ce qui te plaira me plaira également, car je reçois de toi et non de moi-même le bonheur dont je jouis ; et je n'oserais t'être importune, même à mon plus grand avantage, car je servirais mal ainsi le démon qui nous est maintenant propice. Tu sais les choses qui se font ici ; pourquoi non, en effet ? Tu as appris qu'Égisthe est absent de la demeure et que ma mère s'y trouve ; mais ne crains pas qu'elle me voie jamais un visage joyeux, car une vieille haine est immuable en moi, et, après t'avoir vu, je ne cesserai jamais de répandre des larmes de joie. Et comment cesserai-je de pleurer, moi qui, en un même moment, t'ai vu mort et vivant ? Tu m'as fait une joie si inespérée, que, si mon père revenait vivant, son retour ne me semblerait plus un prodige, et je croirais le voir en effet. Puisque tu es ainsi revenu vers nous, mène la chose comme tu en as le dessein ; car, si j'eusse été seule, j'eusse atteint un de ces deux buts ; ou je me serais glorieusement délivrée, ou j'aurais succombé glorieusement.

LE CHOEUR.

Je vous conseille le silence, car j'entends quelqu'un sortir de la demeure.

 

 

 

Électre, Le Pédagogue, Oreste, Le Choeur, Clytemnestre.

ÉLECTRE.

Entrez, ô étrangers ! D'ailleurs, ce que vous apportez ne trouvera personne dans cette demeure qui le rejette ou qui l'accueille volontiers.

LE PÉDAGOGUE.

Ô très insensés et très imprévoyants, ne vous souciez-vous donc point de votre vie, ou avez-vous perdu l'esprit ; que vous ne vous aperceviez pas que le malheur est proche, ou que, plutôt, vous y êtes plongés le plus dangereusement ? Si je ne veillais pas depuis longtemps devant les portes, les desseins que vous méditez seraient entrés dans la demeure avant vous. Mais j'ai prévu cela. C'est pourquoi, cessant les longs discours et les clameurs joyeuses et sans mesure, entrez ; car il est mal d'hésiter en une telle entreprise, et voici l'occasion d'agir très promptement.

ORESTE.

Comment les choses se présenteront-elles quand je serai entré ?

LE PÉDAGOGUE.

Au mieux, car, par bonheur, personne ne te connaît.

ORESTE.

Assurément, tu as annoncé que j'étais mort.

LE PÉDAGOGUE.

Sache que tu es ici un habitant du Hadès.

ORESTE.

Se réjouissent-ils de cette nouvelle ? Que disent-ils ?

LE PÉDAGOGUE.

Je te répondrai, la chose faite. Pour le moment, tout ce qui est d'eux est bien, même ce qui est mauvais.

ÉLECTRE.

Quel est celui-ci, frère ? Dis-le-moi, par les dieux !

ORESTE.

Ne le connais-tu pas ?

ÉLECTRE.

Il ne m'en vient rien dans l'esprit.

ORESTE.

Ne te souvient-il plus de celui aux mains de qui tu m'as remis autrefois ?

ÉLECTRE.

De qui ? Que dis-tu ?

ORESTE.

Dont les mains, par ta prévoyance, me portèrent sur la terre Phocéenne ?

ÉLECTRE.

Est-ce lui ? Le seul que je trouvai fidèle entre tous, autrefois, quand mon père fut livré à la mort ?

ORESTE.

C'est lui. Ne m'en demande pas plus.

ÉLECTRE.

Ô très chère lumière ! Ô unique sauveur de la maison Agamemnonienne, comment es-tu venu ici ? Es-tu celui qui nous a sauvés, lui et moi, de maux innombrables ? Ô très chères mains ! ô toi dont les pieds nous ont rendu un très heureux service, pourquoi me trompais-tu, quand tu étais présent, et ne te révélais-tu pas à moi, mais, au contraire, me tuais-tu par tes paroles, ayant pour moi de si bienveillants desseins ? Salut, ô père ! car il me semble voir un père. Salut ! Sache que, de tous les hommes, tu es celui qu'en un même jour j'ai le plus haï et le plus aimé !

LE PÉDAGOGUE.

C'est assez. De nombreuses nuits et de nombreux jours s'écouleraient, Électre, s'il me fallait te raconter ce qui s'est passé depuis ce temps ; mais à vous deux, qui êtes là, je dis que le temps d'agir est venu. Clytemnestre est maintenant seule et il n'y a aucun homme dans la demeure ; mais, si vous tardez, songez que vous devrez combattre, avec ceux-ci, bien d'autres ennemis plus habiles.

ORESTE.

Il n'est pas besoin de plus longs discours, Pylade ! Il faut entrer à la hâte, ayant salué d'abord les images des dieux paternels, toutes, tant qu'elles sont, sous ce propylée.

ÉLECTRE.

Roi Apollon ! Entends-nous favorablement, eux, et moi qui ai souvent tendu vers toi mes mains pleines de dons, autant que je l'ai pu. Maintenant, ô Apollon Lycien, je viens à toi, te suppliant en paroles, la seule chose que je possède ; et je te demande et je te supplie de nous aider bienveillamment dans cette entreprise, et de montrer aux hommes quelles récompenses les dieux réservent à l'impiété.

LE CHOEUR. Strophe I.

Voyez où se rue Arès qui respire un sang inéluctable ! Ils entrent dans la demeure, les chiens inévitables, vengeurs des crimes horribles. C'est pourquoi je n'attendrai pas plus longtemps, et l'événement va s'accomplir que mon esprit avait prévu ; car il entre d'un pied furtif dans la demeure où sont les antiques richesses paternelles, le vengeur des morts, tenant en mains l'épée récemment aiguisée. Et le fils de Maïa, Hermès, l'abritant de ténèbres, le mène au but sans plus tarder.

ÉLECTRE.

Ô très chères femmes, les hommes vont faire leur œuvre, gardez le silence.

LE CHOEUR. Antistrophe I.

Comment ? Que font-ils maintenant ?

ÉLECTRE.

Elle apprête l'urne funéraire, et ils sont debout auprès d'elle.

LE CHOEUR.

Pourquoi es-tu sortie ?

ÉLECTRE.

Afin de veiller à ce qu'Égisthe ne rentre pas sous ce toit par notre imprudence.

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! Hélas ! Ô demeure vide d'amis et pleine de tueurs !

ÉLECTRE.

Quelqu'un crie dans la demeure. N'entendez-vous pas, ô amies ?

LE CHOEUR.

Malheureuse ! J'ai entendu des clameurs effrayantes, et je suis toute saisie d'horreur.

CLYTEMNESTRE.

Malheur à moi ! Égisthe, où es-tu ?

ÉLECTRE.

Quelqu'un crie de nouveau.

CLYTEMNESTRE.

Ô fils, fils ! Aie pitié de ta mère !

ÉLECTRE.

Mais toi, tu n'as pas eu pitié de lui autrefois, ni du père qui l'engendra.

LE CHOEUR.

Ô ville ! Ô race misérable, ta destinée est de périr, de périr à la lumière de ce jour !

CLYTEMNESTRE.

Malheur à moi ! Je suis frappée !

ÉLECTRE.

Frappe-la de nouveau, si tu le peux.

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! Encore !

ÉLECTRE.

Plût aux dieux qu'Égisthe le fût en même temps que toi !

LE CHOEUR.

Les imprécations sont accomplies ; ils vivent ceux que la terre recouvre. Ceux qui ont été tués versent enfin à leur tour le sang de leurs meurtriers. Mais les voici, tout saignants de la victime sacrifiée à Arès, et je n'ai rien à dire.

 

 

 

Électre, Oreste, Le Choeur.

ÉLECTRE.

Oreste, où en est votre œuvre ?

ORESTE.

Tout est bien dans la demeure, si Apollon a bien prophétisé.

ÉLECTRE.

La misérable est-elle morte ?

ORESTE.

Tu ne craindras plus désormais d'être outragée par les paroles injurieuses de ta mère.

LE CHOEUR.

Faites silence, car je vois Égisthe.

ÉLECTRE.

Ô enfants, ne rentrerez-vous point ?

ORESTE.

Où voyez-vous l'homme ?

ÉLECTRE.

Le voici. Il vient à nous, joyeux, au sortir du faubourg.

LE CHOEUR.

Retirez-vous promptement sous le portique ; achevez heureusement ce que vous avez heureusement accompli déjà.

ORESTE.

Rassure-toi ; nous l'achèverons.

ÉLECTRE.

Fais donc vite ce que tu as résolu.

ORESTE.

M'y voici.

ÉLECTRE.

Je m'occuperai de ce qu'il faut faire ici.

LE CHOEUR.

Il faut glisser quelques douces paroles dans les oreilles de cet homme pour qu'il se jette imprudemment dans le combat caché de la justice.

 

 

 

Égisthe, Électre.

ÉGISTHE.

Qui de vous sait où sont ces étrangers Phocéens, qui sont venus nous annoncer qu'Oreste avait perdu la vie dans un naufrage de chars ? Certes, c'est à toi que je parle, à toi, dis-je, toujours si opiniâtre jusqu'ici ; car je pense que tu dois être en grand souci de cette nouvelle et que tu dois la savoir au mieux.

ÉLECTRE.

Je la sais, comment ne la saurais-je pas ? Je serais en effet ignorante de ce qui m'est le plus cher.

ÉGISTHE.

Où sont donc ces étrangers ? Dis-le moi.

ÉLECTRE.

Dans la demeure. Ils y ont reçu une hospitalité amicale.

ÉGISTHE.

Ont-ils annoncé qu'il était sûrement mort ?

ÉLECTRE.

Ils ont rendu la chose manifeste ; ils n'ont point parlé seulement.

ÉGISTHE.

Il nous est donc permis de nous en assurer clairement.

ÉLECTRE.

Sans doute, et c'est un spectacle lamentable.

ÉGISTHE.

Certes, contre ta coutume, tu me causes une grande joie.

ÉLECTRE.

Réjouis-toi, si cela est de nature à te réjouir.

ÉGISTHE.

J'ordonne qu'on se taise et qu'on ouvre les portes, afin que toute la multitude des Mycéniens et des Argiens regarde, et que, si quelqu'un d'entre eux était encore plein d'espoir, il désespère du retour de cet homme en le voyant mort, et, revenant à de saines résolutions, accepte mon frein, sans y être contraint par la force ou par le châtiment.

ÉLECTRE.

J'ai fait ce qui pouvait être fait par moi. J'ai appris enfin à être sage et à me soumettre aux plus forts.

ÉGISTHE.

Ô Zeus ! Je vois la forme d'un homme tué par la jalousie des Dieux. S'il n'est point permis de parler ainsi, je n'ai rien dit. Enlevez ce voile hors de mes yeux, afin que par mes lamentations j'honore mon parent.

 

 

 

Oreste, Égisthe, Le Chœur, Électre.

ORESTE.

Enlève-le toi-même. C'est à toi et non à moi de regarder ces restes et de leur parler affectueusement.

ÉGISTHE.

Tu me conseilles bien, et je ferai ce que tu dis. Pour toi, appelle Clytemnestre, si elle est dans la demeure.

ORESTE.

Elle est là, près de toi. Ne regarde rien autre chose.

ÉGISTHE.

Malheur à moi ! Que vois-je ?

ORESTE.

Que crains-tu ? Ne la reconnais-tu pas ?

ÉGISTHE.

Malheureux ! Au milieu des pièges de quels hommes suis-je tombé ?

ORESTE.

Ne devines-tu pas que tu parles depuis longtemps à des vivants comme s'ils étaient morts ?

ÉGISTHE.

Hélas ! Je comprends cette parole, et celui qui me parle ne peut être autre qu'Oreste.

ORESTE.

Bien que tu sois un excellent divinateur, tu t'es trompé longtemps.

ÉGISTHE.

Hélas ! Je suis mort. Mais permets-moi au moins de dire quelques mots.

ÉLECTRE.

Par les dieux, frère, ne permets pas qu'il parle plus longtemps et qu'il prolonge ses discours. Pourquoi, en effet, quand un homme, en proie au malheur, doit mourir, lui donner un peu de délai ? Tue-le donc promptement et abandonne-le, mort, à ceux qui l'enseveliront loin de nos yeux, d'une façon digne de lui. Ce sera le seul remède à mes longues misères.

ORESTE.

Hâte-toi d'entrer. Il ne s'agit pas maintenant de discours, mais de ta vie.

ÉGISTHE.

Pourquoi me conduis-tu dans la demeure ? Si l'action que tu commets est bonne, pourquoi l'accomplir dans les ténèbres ? Pourquoi ne pas me tuer à l'instant ?

ORESTE.

Ne commande pas. Va où tu as tué mon père, afin de mourir à la même place.

ÉGISTHE.

Il était donc dans la destinée que cette demeure vît les calamités présentes et futures des Pélopides ?

ORESTE.

Pour les tiennes, assurément. En ceci je serai pour toi un très véridique divinateur.

ÉGISTHE.

Tu te vantes d'une science que ne possédait pas ton père.

ORESTE.

Tu parles trop, et tu ne fais pas un pas. Marche donc.

ÉGISTHE.

Va devant.

ORESTE.

Il faut que tu me précèdes.

ÉGISTHE.

Crains-tu que je te fuie ?

ORESTE.

Certes, tu ne mourras point comme tu l'entends, mais comme il me convient, afin que ta mort ne manque même pas de cette amertume. Ce châtiment devrait être celui de tous ceux qui veulent être plus puissants que les lois, c'est-à-dire la mort. De cette façon, les scélérats seraient moins nombreux.

 

LE CHOEUR.

Ô race d'Atrée, que d'innombrables calamités tu as subies avant de t'affranchir par ce dernier effort !

 

 

FIN

 

 

Remerciements aux Éditions du THEÂTRE CLASSIQUE

 

6 juin 2013

Ray Bradbury, Chroniques martiennes (seconde partie)

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Seconde partie

 

 

MARS 2031

 

Le contribuable

 

                      Il voulait embarquer sur la fusée à destination de Mars. Tôt le matin, il se rendit à la piste de lancement et, à travers le grillage, cria aux hommes en uniforme qu’il voulait partir pour Mars. Ayant fait valoir sa qualité de contribuable, il dit qu’il s’appelait Pritchard et qu’il avait le droit d’aller sur Mars. N’était-il pas né ici même, dans l’Ohio ? N’était-il pas un bon citoyen ? Alors pourquoi lui aussi ne pourrait-il pas aller sur Mars ? Il brandit les poings vers eux et leur dit qu’il voulait quitter la Terre ; n’importe quelle personne sensée voulait quitter la Terre. Un vaste conflit nucléaire allait y éclater dans les deux ans, et il ne voulait pas être là quand la chose se produirait. Lui et des milliers de ses semblables, s’ils avaient le moindre sens commun, partiraient pour Mars. Pensez donc ! Échapper aux guerres, à la censure, à l’étatisme, à la conscription, au contrôle gouvernemental de ceci et de cela, de l’art et de la science ! La Terre, vous pouviez vous la garder ! Lui, il offrait sa main droite, son cœur, sa tête pour avoir l’occasion d’aller sur Mars !

Que fallait-il faire, quels papiers fallait-il signer, quelles personnes fallait-il connaître pour embarquer ?

Ils se moquèrent de lui à travers le grillage. Il n’avait sûrement pas envie de partir pour Mars, dirent-ils. Ne savait-il pas que les Première et Deuxième Expéditions avaient échoué, disparu ; que les équipages y étaient sans doute restés ?

Mais ils ne pouvaient pas le prouver, ils n’avaient aucune certitude, répliqua-t-il, accroché au grillage. Peut-être était-ce un pays de cocagne, là-haut, et que le capitaine York et le capitaine Williams ne se souciaient tout simplement pas de revenir. Allaient-ils se décider à lui ouvrir la grille et à le laisser monter à bord de la Troisième Fusée expéditionnaire, ou lui faudrait-il la défoncer à coups de pied ?

On lui dit de se taire.

Il vit les hommes qui se dirigeaient vers la fusée. « Attendez-moi ! cria-t-il. Ne me laissez pas sur ce monde affreux, il faut que je m’en aille ; il va y avoir une guerre nucléaire ! Ne me laissez pas sur la Terre ! »

On l’entraîna de force. La porte du car de police se referma dans un claquement sec et on l’emmena dans le petit matin, le visage collé à la vitre arrière. Et juste avant que la sirène ne se déclenche en haut d’une côte, il vit la flamme rouge, entendit le grondement puissant et sentit l’énorme secousse tandis que la fusée argentée décollait en flèche et l’abandonnait à un banal lundi matin sur la banale planète Terre.

 

 

 ◄►

 

 

AVRIL 2031

 

La Troisième Expédition

 

                            Le vaisseau entamait sa descente. Il venait des étoiles, des noires vélocités, des rayonnements mouvants et des golfes silencieux de l’espace. C’était un nouveau vaisseau ; il contenait du feu dans ses entrailles et des hommes dans ses cellules de métal, et il se déplaçait, leste et fringant, dans un silence impeccable. Il transportait dix-sept hommes, dont un capitaine. La foule réunie sur l’aire de lancement de l’Ohio avait poussé des acclamations et agité les mains dans le soleil, et la fusée avait craché d’immenses fleurs de chaleur et de couleur avant de s’enfoncer dans l’espace pour le troisième voyage à destination de Mars !

À présent elle réduisait sa vitesse de toute l’efficacité de son métal dans les couches supérieures de l’atmosphère martienne. N’ayant rien perdu de sa beauté ni de sa puissance. Elle avait traversé les eaux ténébreuses de l’espace comme un pâle léviathan ; elle avait dépassé la vieille lune et s’était lancée dans une succession de néants. Chacun son tour, ses passagers avaient été malmenés, ballottés, pris de nausée, rendus à la santé. L’un d’eux était mort, mais maintenant les seize survivants, l’œil clair, le visage plaqué aux hublots massifs, regardaient Mars foncer vers eux.

« Mars ! s’écria le navigateur Lustig.

— Cette bonne vieille Mars ! s’exclama Samuel Hinkston, l’archéologue.

— Ça alors », dit le capitaine John Black.

La fusée se posa sur une pelouse de gazon vert. Tout près, dans l’herbe, se dressait une biche en fer. Un peu plus loin s’élevait une grande maison brune de style victorien, paisible dans le soleil, surchargée d’ornements rococo, aux fenêtres arborant des carreaux multicolores, bleus, roses, jaunes et verts. La terrasse couverte était fleurie de géraniums duveteux et une vieille balancelle accrochée au plafond oscillait doucement sous la brise. Au faîte de la maison s’érigeait une coupole avec des vitraux en losange et un toit en poivrière ! Par la fenêtre de façade on pouvait apercevoir, reposant sur un pupitre, un morceau de musique intitulé Mon bel Ohio.

Autour de la fusée, dans quatre directions, s’étendait la petite ville, verdoyante et immobile dans le printemps martien. Il y avait des maisons blanches, d’autres en brique rouge, et de grands arbres, ormes, érables, marronniers, qui bruissaient dans le vent. Et des églises pourvues de campaniles où dormaient des cloches dorées.

Voilà ce que virent les occupants de la fusée quand ils regardèrent dehors. Puis ils se dévisagèrent et s’absorbèrent de nouveau dans la contemplation du paysage. Ils se tenaient par les coudes, soudain incapables de respirer, semblait-il. Puis ils pâlirent.

« Le diable m’emporte, murmura Lustig en se frottant la figure, les doigts tout engourdis. Le diable m’emporte.

— Ce n’est pas possible, dit Samuel Hinkston.

— Seigneur ! » s’exclama le capitaine John Black.

Là-dessus arriva un appel du chimiste.

« Capitaine, l’atmosphère est plutôt raréfiée. Mais il y a assez d’oxygène. On ne risque rien.

— Alors on va sortir, dit Lustig.

— Attendez, fit le capitaine. Comment savoir à quoi nous avons affaire ?

— C’est une petite ville où l’air est raréfié mais respirable, capitaine.

— Et une petite ville identique à celles de la Terre, ajouta Hinkston, l’archéologue. Incroyable. C’est impossible, mais c’est comme ça. »

Le capitaine Black lui jeta un coup d’œil nonchalant.

« Pensez-vous que les civilisations de deux planètes puissent progresser au même rythme et évoluer de la même façon, Hinkston ?

— Je m’en serais bien gardé, capitaine. »

Black se tenait près du hublot.

« Regardez-moi ça. Les géraniums. Une plante bien spécialisée. Cette variété particulière n’est connue sur Terre que depuis cinquante ans. Pensez aux millénaires que requiert l’évolution des plantes. Et dites-moi s’il est logique que les Martiens possèdent : un, des fenêtres à vitraux ; deux, des coupoles ; trois, des balancelles ; quatre, un instrument qui ressemble à un piano et en est probablement un ; et cinq, si vous regardez attentivement dans cette lunette télescopique, est-il logique qu’un compositeur martien ait écrit un morceau de musique intitulé, assez étrangement, Mon bel Ohio ? Tout cela signifierait qu’il existe un fleuve du nom d’Ohio sur Mars !

— Le capitaine Williams, bien sûr ! s’écria Hinkston.

— Quoi ?

— Le capitaine Williams et ses trois hommes d’équipage ! Ou Nathaniel York et son compagnon. Ça expliquerait tout !

— Ça n’explique rien du tout. Selon toute probabilité, l’expédition York a explosé le jour où elle a touché Mars, entraînant la mort de York et de son compagnon. Quant à Williams et ses trois hommes, leur vaisseau a explosé le lendemain de leur arrivée. En tout cas, leur radio a cessé d’émettre à ce moment-là, d’où notre supposition que s’ils avaient survécu, ils nous auraient contactés. Et de toute façon, l’expédition York ne remonte qu’à un an, et le capitaine Williams et ses hommes n’ont atterri ici qu’en août dernier. En admettant qu’ils soient encore en vie, auraient-ils pu, même avec l’aide d’une race martienne particulièrement douée, édifier une ville pareille et la vieillir en si peu de temps. Regardez-moi ça ; ça fait bien soixante-dix ans que cette ville est là. Regardez le bois des montants d’escalier ; regardez les arbres, tous centenaires ! Non, ce n’est l’œuvre ni de York ni de Williams. Il s’agit d’autre chose. Ça ne me plaît pas, et je ne quitterai pas le vaisseau avant d’en avoir le cœur net. 

— D’ailleurs, fit Lustig en approuvant de la tête, Williams et ses hommes, tout comme York, se sont posés sur l’autre face de Mars. Nous avons pris grand soin d’atterrir sur ce côté-ci.

— Excellente remarque. Juste au cas où une tribu locale de Martiens hostiles aurait tué York et Williams, nous avions instruction de nous poser dans une autre région pour éviter que ne se reproduise un tel désastre. Nous sommes donc, en principe, sur un sol que Williams et York n’ont jamais vu.

— Bon sang ! s’exclama Hinkston. Je veux aller voir cette ville de près, capitaine, si vous le permettez. Il se peut qu’il existe des modes de pensée, des courbes de civilisation identiques sur toutes les planètes de notre système solaire. Il se peut que nous soyons au seuil de la plus grande découverte psychologique et métaphysique de notre époque !

— Je reste partisan d’attendre un moment, s’obstina Black.

— Peut-être sommes-nous en présence d’un phénomène qui, pour la première fois, prouverait irréfutablement l’existence de Dieu, capitaine.

— Beaucoup de personnes ont une foi solide sans avoir besoin d’une telle preuve, Mr. Hinkston. — Je fais partie du nombre, capitaine. Mais une ville comme celle-ci ne saurait se passer d’une intervention divine. Cette précision dans le détail. Elle m’inspire de tels sentiments que je ne sais pas si je dois rire ou pleurer.

— Dans ce cas, ne faites ni l’un ni l’autre jusqu’à ce que nous sachions ce que nous affrontons. — Affrontons ? intervint Lustig. Nous n’affrontons rien, capitaine. C’est là une gentille petite ville, tranquille et verdoyante, qui ressemble beaucoup à la bourgade vieillotte où je suis né. Elle me plaît bien.

— Quand êtes-vous né, Lustig ?

— En 1980, capitaine.

— Et vous, Hinkston ?

— En 1985, capitaine. À Grinnell, dans l’Iowa. Et j’ai l’impression d’être ici chez moi.

— Hinkston, Lustig, je pourrais être votre père à tous les deux. J’ai exactement quatre-vingts ans. Je suis né en 1950, dans l’Illinois, et par la grâce de Dieu et d’une science qui, depuis cinquante ans, sait comment faire retrouver la jeunesse à certains vieillards, me voici sur Mars, pas plus fatigué que vous autres, mais infiniment plus méfiant. Cette ville a l’air tout à fait paisible et accueillante, et tellement semblable à Green Bluff, Illinois, que ça me fait peur. Elle ressemble trop à Green Bluff. »

Il se tourna vers le radio.

« Appelez la Terre. Dites-leur que nous avons touché le sol de Mars. C’est tout. Dites-leur que nous transmettrons un rapport complet demain.

— Bien, capitaine. » Black approcha du hublot un visage qui aurait dû être celui d’un octogénaire, mais n’accusait que la moitié de cet âge.

« Voilà ce que nous allons faire, Lustig. Hinkston, vous et moi allons jeter un coup d’œil à cette ville. Les autres resteront à bord. S’il arrive quoi que ce soit, ils pourront filer. Mieux vaut perdre trois hommes que toute une expédition. Si les choses tournent mal, notre équipage pourra prévenir la prochaine fusée. Celle du capitaine Wilder, je crois, qui devrait être prête à décoller à Noël. S’il y a quelque hostilité à redouter de la part de Mars, il faut absolument que la prochaine fusée soit bien armée.

— La nôtre l’est. Nous avons un véritable arsenal à notre disposition.

— Alors dites aux hommes de se mettre en état d’alerte. Allons-y, Lustig, Hinkston. »

Les trois hommes gagnèrent ensemble les niveaux inférieurs du vaisseau.

C’était une superbe journée de printemps. Perché sur un pommier en fleur, un merle n’en finissait plus de siffler. Des pluies de pétales neigeux s’envolaient à chaque souffle du vent dans les branches verdoyantes, imprégnant l’air de leur parfum. Quelque part en ville, quelqu’un jouait du piano, et la musique allait et venait sur un rythme doux, somnolent. L’air était celui de La Belle Rêveuse. Ailleurs, un phonographe à la voix grêle et éraillée nasillait un enregistrement de Giboulées d’avril, chanté par Al Jolson.

Les trois hommes s’étaient immobilisés à l’extérieur du vaisseau. Ils aspirèrent l’air ténu, ténu, suffoquant à demi, et se mirent lentement en mouvement pour ne pas se fatiguer. A présent le phonographe jouait :

 

Oh, donnez-moi un soir de juin Le clair de lune et vous...

 

Lustig commença à trembler. Samuel Hinkston en fit autant.

Le ciel était calme et serein. Un ruisseau coulait quelque part dans la fraîcheur ombragée d’une ravine. Ailleurs, on reconnaissait le trot et les cahots d’un cheval et de sa charrette.

« Capitaine, dit Samuel Hinkston, il faut admettre, force est d’admettre qu’on a commencé à envoyer des fusées sur Mars avant la Première Guerre mondiale.

— Non.

— Alors, comment expliquez-vous ces maisons, la biche en fer, les pianos, la musique ? » Hinkston prit le capitaine par le coude, bien décidé à se montrer persuasif, et le regarda dans les yeux.

« Disons qu’il y avait en 1905 des gens qui, détestant la guerre, se sont secrètement entendus avec des scientifiques ; ils ont construit une fusée et sont venus ici, sur Mars...

— Non, non, Hinkston.

— Pourquoi pas ? Le monde était différent en 1905 ; le secret était beaucoup plus facile à garder. — S’agissant d’une chose aussi complexe qu’une fusée ? Non, impossible de garder ça secret. — Ils se sont installés ici, et naturellement ils ont construit des maisons semblables à celles de la Terre parce qu’ils emmenaient leur culture avec eux.

— Et ils ont vécu ici toutes ces années ?

— Dans la paix et la tranquillité, oui. Peut-être ont-ils fait plusieurs voyages, assez pour atteindre la population d’une petite ville ; puis ils en sont restés là de peur d’être découverts. Voilà pourquoi cette ville semble si vieillotte. Personnellement, je n’y vois rien qui soit postérieur à 1927, et vous ? À moins, capitaine, que les voyages interplanétaires ne soient plus anciens qu’on ne le croit. Il se peut qu’ils aient commencé quelque part dans le monde il y a des siècles de cela et qu’ils aient été gardés secrets par le petit nombre d’hommes qui sont venus sur Mars pour ne faire qu’occasionnellement des séjours sur la Terre au cours des siècles en question.

— À vous entendre, on est presque convaincu.

— Il ne peut qu’en être ainsi. Nous en avons la preuve sous les yeux ; il ne nous reste qu’à trouver des gens pour confirmer. »

Le tapis de gazon qui étouffait le bruit de leurs bottes sentait l’herbe fraîchement coupée. Malgré lui, le capitaine John Black se sentait envahi par une immense quiétude. Il y avait trente ans qu’il ne s’était pas trouvé dans une petite ville ; le bourdonnement des abeilles printanières le berçait, l’apaisait, et l’air de fraîcheur de chaque chose lui mettait du baume à l’âme.

Ils posèrent le pied sur la terrasse. Le plancher résonna sous leurs pas quand ils se dirigèrent vers la contre-porte treillissée. A l’intérieur ils aperçurent un rideau de perles suspendu en travers du vestibule, un lustre de cristal et un tableau de Maxfield Parrish dans son cadre au-dessus d’un confortable fauteuil Morris. La maison sentait l’ancien, le grenier, et respirait un confort infini. On pouvait entendre un tintement de glaçons dans un pichet de citronnade. Dans une cuisine invisible, en raison de la chaleur du jour, quelqu’un préparait un repas froid. Une femme fredonnait d’une douce voix de tête.

Le capitaine John Black tira la sonnette.

Des pas menus se rapprochèrent dans le vestibule et une femme au visage affable, d’une quarantaine d’années, vêtue d’une robe comme il devait s’en porter en 1939, les dévisagea à travers le treillis.

« En quoi puis-je vous être utile ?

— Je vous demande pardon, dit le capitaine Black d’une voix mal assurée. Mais nous cherchons... c’est-à-dire, pourriez-vous nous aider... »

Il s’interrompit.

Elle l’enveloppa d’un regard sombre, songeur.

« Si c’est pour me vendre quelque chose..., commença-telle.

— Non, attendez ! s’écria-t-il. Quelle est cette ville ? »

Elle le toisa de la tête aux pieds.

« Comment ça, quelle est cette ville ? Comment pouvez-vous vous trouver dans une ville sans en connaître le nom ? »

On aurait dit que le plus grand désir du capitaine était d’aller s’asseoir à l’ombre d’un pommier. « Nous ne sommes pas d’ici. Nous aimerions savoir ce qui explique la présence de cette ville en ces lieux, et la vôtre par la même occasion.

— Vous travaillez pour le recensement ?

— Non.

— Tout le monde sait que cette ville a été construite en 1868. C’est un jeu ?

— Non, ce n’est pas un jeu ! s’écria le capitaine. Nous venons de la Terre.

— Vous voulez dire que vous sortez du sol ? s’étonna la femme.

— Non, nous arrivons de la troisième planète, la Terre, en vaisseau spatial. Et nous venons de nous poser ici, sur la quatrième planète, Mars...

— Ici, expliqua la femme comme si elle s’adressait à un enfant, nous sommes à Green Bluff, dans l’Illinois, sur le continent américain, baigné par les océans Atlantique et Pacifique, dans ce que l’on appelle le monde ou, parfois, la Terre. Et maintenant, allez-vous-en. Adieu. »

Elle s’enfonça dans le vestibule, écartant le rideau de perles du bout des doigts au passage. Les trois hommes se regardèrent.

« Enfonçons la porte, dit Lustig.

— On ne peut pas faire ça. C’est une propriété privée. Bon Dieu ! »

Ils allèrent s’asseoir sur l’escalier de la terrasse.

« Dites-moi, Hinkston, il ne vous est pas venu à l’idée que nous avons peut-être, je ne sais comment, dévié de notre route, rebroussé chemin par accident et atterri sur la Terre ?

— Comment aurait-on pu faire ça ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas. Bon sang, laissez-moi réfléchir.

— Enfin, quoi, nous avons contrôlé notre trajectoire tout du long. Nos chronos indiquaient tant et tant de kilomètres. Nous avons dépassé la Lune, plongé dans l’espace et nous voilà ici. Sur Mars, j’en suis absolument certain.

— Mais supposons, dit Lustig, que par accident, dans l’espace, dans le temps, nous nous soyons perdus dans les dimensions pour atterrir sur une Terre d’il y a trente ou quarante ans.

— Oh, ça va, Lustig ! »

Lustig revint vers la porte, tira la sonnette et lança dans la fraîche pénombre des pièces :

« En quelle année sommes-nous ?

— 1956, bien sûr », répondit la dame.

Assise dans un fauteuil à bascule, elle sirotait un verre de citronnade.

« Vous avez entendu ? » Lustig se retourna d’un bloc vers les autres. « 1956 ! Nous avons bel et bien remonté le temps ! Nous sommes bel et bien sur la Terre ! »

 

Lustig se rassit et les trois hommes se laissèrent aller à l’émerveillement et à la terreur que leur inspirait une telle pensée. Posées sur leurs genoux, leurs mains étaient agitées de tremblements spasmodiques.

« Je n’avais pas demandé ça, dit le capitaine. Ça me fout les jetons. Comment est-ce possible ? Si seulement on avait pu emmener Einstein avec nous !

— Est-ce qu’un seul habitant de cette ville va nous croire ? s’inquiéta Hinkston. Est-ce qu’on joue un jeu dangereux ? Avec le temps, je veux dire. Est-ce qu’on ne devrait pas repartir et rentrer chez nous ?

— Non. Pas avant d’avoir fait un autre essai. »

Ils dépassèrent trois maisons et arrivèrent en vue d’un petit cottage blanc dominé par un chêne. « Je tiens à rester aussi logique que possible, dit le capitaine. Et je ne crois pas qu’on ait vraiment mis dans le mille. Supposez, Hinkston, comme vous l’avez d’abord suggéré, que les voyages interplanétaires remontent à des années. Et qu’au bout d’un certain nombre d’années passées ici, nos Terriens aient commencé à avoir le mal du pays. D’abord une légère névrose, puis une psychose en bonne et due forme. Pour arriver à la démence caractérisée. Que feriez-vous, en tant que psychiatre, si vous étiez confronté à un tel problème ? »

Hinkston réfléchit.

« Eh bien, je crois que j’infléchirais la civilisation de façon que Mars ressemble tous les jours un peu plus à la Terre. Si j’avais les moyens de reproduire chaque plante, chaque route, chaque lac et même un océan, c’est ce que je ferais. Ensuite, par le biais de quelque hypnose collective, je persuaderais tous les habitants d’une ville comme celle-ci qu’ils se trouvent effectivement sur la Terre, et non sur Mars.

— Pas mal, Hinkston. Je crois que nous sommes sur la bonne voie. Cette femme que nous avons vue tout à l’heure se croit sur la Terre. Ça lui permet de conserver sa santé mentale.

Elle et tous les habitants de cette ville sont les sujets de la plus grande expérience de migration et d’hypnose que vous aurez jamais l’occasion de contempler.

— Bien vu, capitaine ! s’écria Lustig.

— Tout à fait ! renchérit Hinkston.

— Bon, soupira le capitaine. Nous voilà parvenus quelque part. Je me sens mieux. Tout ça est un peu plus logique. Cette histoire de temps, d’aller et retour et de voyage dans le temps me met l’estomac à l’envers. Mais comme ça... »

Le capitaine sourit.

« Hé, hé, j’ai l’impression que nous allons être plutôt populaires par ici.

— Est-ce bien sûr ? objecta Lustig. Après tout, comme les Pèlerins, ces gens sont venus ici pour fuir la Terre. Peut-être qu’ils ne seront pas tellement contents de nous voir. Peut-être vont-ils essayer de nous chasser ou de nous tuer.

— Notre armement est supérieur. Direction la prochaine maison. En avant. »

Mais à peine avaient-ils traversé la pelouse que Lustig s’arrêta net, le regard fixé côté ville, sur la rue tranquille, absorbée dans son rêve d’après-midi.

« Capitaine, dit-il.

— Qu’est-ce qu’il y a, Lustig ?

— Oh, capitaine, capitaine, ce que je vois... » Et Lustig se mit à pleurer. Ses doigts s’élevèrent, crispés et tremblants, et son visage n’était qu’émerveillement, joie et incrédulité. Il semblait sur le point de devenir fou de bonheur d’une seconde à l’autre. Les yeux rivés sur la rue, il commença à courir, trébuchant, tombant, se relevant, reprenant sa course.

« Regardez, regardez !

— Ne le laissons pas s’éloigner ! »

Le capitaine s’élança à sa poursuite. À présent Lustig filait à toute allure en poussant des hurlements. Il tourna dans un jardin à mi-parcours de la rue ombragée et bondit sur la terrasse d’une grande maison verte arborant un coq de fer sur le toit. Il cognait à la porte, criant et pleurant, quand Hinkston et le capitaine le rejoignirent. Ils étaient tous à bout de souffle, épuisés par leur galopade dans l’air raréfié.

« Grand-mère ! Grand-père ! » s’écria Lustig.

Deux vieillards se tenaient dans l’entrée.

« David ! » s’exclamèrent-ils d’une voix fluette. Et ils se précipitèrent pour l’enlacer, lui tapoter le dos et tourner autour de lui. « David, oh, David, ça fait tellement longtemps ! Comme tu as grandi, mon garçon, quel costaud tu es devenu. Oh, mon petit David, comment vas-tu ?

— Grand-mère, grand-père ! sanglotait David Lustig. Vous avez des mines splendides, splendides ! »

Il les agrippait, les faisait pivoter, les embrassait, les étreignait, leur pleurait dessus, les tenait de nouveau à bout de bras, contemplant les deux vieillards d’un œil clignotant. Le soleil brillait dans le ciel, le vent soufflait, l’herbe était verte, la porte d’entrée grande ouverte.

« Entre, mon garçon, entre. Il y a du thé glacé pour toi, tout frais, un plein pot !

— J’ai des amis avec moi. » Lustig se retourna, hilare, et adressa des signaux frénétiques au capitaine et à Hinkston.

« Allez, capitaine, venez.

— Bien le bonjour, dirent les vieux. Entrez donc. Tous les amis de David sont nos amis. Ne restez pas plantés là ! »

 

Une agréable fraîcheur régnait dans le salon de la vieille maison. Une haute pendule de grand-mère faisait entendre son lent tic-tac de bronze dans un coin. Des coussins moelleux recouvraient de larges divans, les murs étaient remplis de livres, le plancher s’agrémentait d’un tapis en forme de grosse rose et le thé glacé qui s’embuait au creux de la main rafraîchissait les gosiers desséchés.

« À notre santé à tous. »

Grand-mère porta son verre à son sourire de porcelaine.

« Depuis combien de temps êtes-vous ici, grand-mère ? demanda Lustig.

— Depuis notre mort, répondit-elle d’un ton sec.

— Depuis votre quoi ? » Le capitaine Black reposa son verre.

« Eh oui. »

Lustig hocha la tête.

« Il y a trente ans qu’ils sont morts.

— Et vous restez assis là bien tranquillement ! s’écria le capitaine.

— Peuh ! »

La vieille femme cligna un œil pétillant.

« Qui êtes-vous pour mettre en question ce qui arrive ? Nous sommes ici. Qu’est-ce que la vie, après tout ? Qui décide des pourquoi, des comment et des où ? Tout ce que nous savons, c’est que nous sommes ici, rendus à la vie, et qu’il n’y a pas de questions à se poser. Une seconde chance. »

Elle s’approcha de Black à petits pas et lui tendit son mince poignet.

« Touchez. »

Le capitaine toucha.

« Résistant, n’est-ce pas ? »

Il acquiesça.

« Alors, fît-elle, triomphante, pourquoi se fatiguer à poser des questions ?

— Eh bien, dit le capitaine, c’est simplement que nous n’avons pas pensé une seconde que nous trouverions quelque chose de ce genre sur Mars.

— Et voilà que vous l’avez trouvé. Laissez-moi vous dire qu’il y a sur chaque planète bien des choses qui vous montreront que les voies de Dieu sont infinies.

— Est-ce là le paradis ? demanda Hinkston.

— Absurde. Non. C’est un monde où l’on a une deuxième chance. Personne ne nous a dit pourquoi. Mais personne ne nous a dit pourquoi nous étions sur la Terre, non plus. Cette autre Terre, je veux dire. Celle d’où vous venez. Comment savoir s’il n’y en avait pas encore une autre avant celle-là ?

— Bonne question », dit le capitaine.

Lustig continuait de sourire à ses grands-parents.

« Ça alors, ça fait plaisir de vous voir. Ça alors, ça fait plaisir. »

Le capitaine se leva et se frappa la cuisse d’un geste désinvolte.

« Il faut qu’on y aille. Merci pour les rafraîchissements.

— Vous reviendrez, bien entendu, dirent les vieillards. Ce soir pour dîner ?

— On tâchera, merci. Il y a tellement à faire. Mes hommes attendent mon retour à la fusée et... »

Il s’interrompit. Regarda vers la porte, stupéfait. Au loin, dans le soleil, on distinguait un concert de voix, des cris et une immense clameur.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Hinkston.

— Nous n’allons pas tarder à le savoir. »

Et le capitaine Black d’être déjà dehors, en train de traverser la pelouse au pas de course pour gagner la rue de la petite ville martienne. Il s’immobilisa en vue de la fusée. Les trappes étaient ouvertes et l’équipage se déversait dehors en agitant les mains. Une foule s’était rassemblée et, au milieu de tous ces gens, les membres de l’équipage s’empressaient, parlaient, riaient, serraient des mains. On se lançait dans de petites danses. On s’agglutinait. La fusée restait vide et abandonnée.

Une fanfare éclata dans le soleil, envoyant un air allègre de ses tubas et trompettes haut levés qu’accompagnait le  roulement des tambours et le son aigu des fifres. Des petites filles blondes comme les blés sautaient à pieds joints. Des petits garçons lançaient des hourras. De gros messieurs offraient des cigares de dix cents à la ronde. Le maire fit un discours. Puis chaque membre de l’équipage, une mère à un bras, un père ou une sœur à l’autre, disparut le long de la rue comme par enchantement dans de petits cottages ou de grandes maisons.

« Arrêtez ! » s’écria le capitaine Black.

Les portes se refermèrent en claquant. La chaleur s’accrut dans la clarté du ciel printanier, et tout redevint silencieux. La fanfare se tut à l’angle d’un carrefour, laissant la fusée briller toute seule, éblouissante, sous le soleil.

« Déserteurs ! dit le capitaine. Ils ont déserté le vaisseau, ma parole ! J’aurai leur peau, nom de Dieu ! Ils avaient des ordres !

— Capitaine, dit Lustig, ne soyez pas trop dur avec eux. Tous ces gens étaient d’anciens parents et amis.

— Ce n’est pas une excuse !

— Pensez à ce qu’ils ont pu ressentir, capitaine, en voyant des visages familiers à l’extérieur du vaisseau.

— Les ordres sont les ordres, bon sang !

— Et vous, capitaine, comment auriez-vous réagi ?

— J’aurais obéi aux ordres... »

La bouche du capitaine demeura ouverte. Le long du trottoir, marchant à grandes enjambées sous le soleil martien, grand, souriant, les yeux d’un bleu étonnamment clair, s’avançait un jeune homme dans les vingt-six ans.

« John ! » lança-t-il, et il se mit à courir.

« Quoi ? » Black vacilla.

« John, vieille canaille ! »

Le jeune homme arriva à sa hauteur, lui empoigna la main et lui assena de grandes claques dans le dos.

« C’est toi, dit le capitaine Black.

— Bien sûr, qui croyais-tu que c’était ?

— Edward ! »

Le capitaine se tourna vers Lustig et Hinkston sans lâcher la main de l’étranger.

« Voici mon frère Edward. Ed, je te présente mes hommes, Lustig, Hinkston. Mon frère ! »

Ils se tirèrent par les mains et les bras et finirent par s’embrasser.

« Ed !

— John, sacré bon à rien !

— Tu as une mine splendide, Ed, mais dis-moi, Ed, qu’est-ce que c’est que tout ça ? Tu n’as pas changé depuis tout ce temps. Tu es mort, je m’en souviens, à vingt-six ans. J’en avais alors dix-neuf. Bon Dieu, il y a tellement longtemps, et te voilà, et... zut, qu’est-ce qui se passe ?

— Maman attend, dit Edward Black avec un grand sourire.

— Maman ?

— Et papa aussi.

— Papa ? »

Le capitaine faillit en tomber à la renverse, comme assommé. Il se mit à marcher d’un pas raide, sans coordination.

« Papa et maman vivants ? Où ça ?

— À la vieille maison d’Oak Knoll Avenue.

— La vieille maison... »

Le capitaine ouvrit de grands yeux ravis.

« Vous avez entendu ça, Lustig, Hinkston ? »

Hinkston était déjà parti. Il avait vu sa propre maison au bout de la rue et s’y rendait à toutes jambes. Lustig riait.

« Vous voyez, capitaine, ce qui est arrivé à tout l’équipage ? C’était plus fort qu’eux.

— Oui. Oui. »

Le capitaine ferma les paupières. « Quand j’ouvrirai les yeux, tu auras disparu. » Il cilla. « Tu es encore là. Bon Dieu, Ed, mais tu as l’air en pleine forme !

— Viens, le déjeuner t’attend. J’ai prévenu maman.

— Capitaine, dit Lustig, si vous avez besoin de moi, je serai chez mes grands-parents.

— Quoi ? Oh, très bien, Lustig. Alors, à plus tard. »

Edward le prit par le bras et l’entraîna.

« Voilà la maison. Tu te souviens ?

— Et comment ! Je te parie que j’arrive le premier à la terrasse ! »

Ils s’élancèrent. Les arbres filaient au-dessus de la tête du capitaine Black ; le sol filait sous ses pieds. Il vit la silhouette dorée d’Edward le distancer dans le rêve étonnant qu’était la réalité. Il vit la maison se précipiter vers lui, la contre-porte treillissée s’ouvrir à la volée.

« Battu ! cria Edward.

— Je suis un vieil homme, haleta le capitaine, et tu es toujours jeune. Mais bon, tu me battais régulièrement, je m’en souviens ! »

Sur le seuil, maman, rose, bien en chair, rayonnante. Derrière elle, poivre et sel, papa, sa pipe à la main.

« Maman, papa ! » Il avala les marches comme un enfant pour les rejoindre.

 

Ce fut un long et bel après-midi. Ils s’attardèrent à table, puis allèrent s’asseoir dans le salon, et il leur raconta tout de sa fusée. Ils hochaient la tête en le couvant de leur sourire. Maman était toujours la même, papa trancha d’un coup de dents le bout de son cigare et l’alluma pensivement comme autrefois. Le soir, il y eut de la dinde à dîner et encore du temps passé ensemble. Quand il ne resta plus dans les assiettes que des pilons nettoyés jusqu’à l’os, le capitaine se renversa en arrière en poussant un grand soupir de satisfaction. La nuit envahissait les arbres et colorait le ciel ; les lampes formaient des halos de lumière rose dans le calme de la maison. Dans toutes les autres maisons qui jalonnaient la rue, on entendait jouer des pianos, claquer des portes.

Maman mit un disque sur le gramophone et le capitaine Black dansa avec elle. Elle avait le même parfum que celui dont il gardait le souvenir depuis l’été où papa et elle avaient été tués dans l’accident de train. Il la sentait bien réelle dans ses bras tandis qu’ils effleuraient le sol au rythme de leurs pas.

« Ce n’est pas tous les jours, dit-elle, qu’on a la chance de vivre une deuxième fois.

— Je vais me réveiller demain matin, dit le capitaine. Je serai dans ma fusée, dans l’espace, et tout ça aura disparu.

— Non, ne pense pas de choses pareilles, le gronda-t-elle doucement. Dieu est bon pour nous. Soyons heureux.

— Excuse-moi, maman. »

Le disque s’acheva sur un grésillement répété.

« Tu es fatigué, fiston. »

Papa pointa sa pipe vers le plafond.

« Ton ancienne chambre t’attend, le lit de cuivre et tout le reste.

— Il faut que je rappelle mes hommes.

— Pourquoi ça ?

— Pourquoi ? Mais... je ne sais pas. Il n’y a pas de raison, je suppose. Non, pas la moindre raison. Ils sont tous en train de dîner ou au lit. Une bonne nuit de sommeil ne leur fera pas de mal.

— Bonne nuit, mon petit. »

Maman déposa un baiser sur sa joue.

« C’est si bon de t’avoir au bercail.

— C’est bon d’être au bercail. »

Il quitta ce pays de fumée de cigare, de parfum, de livres et de douce lumière et gravit l’escalier sans cesser de bavarder avec Edward. Celui-ci poussa une porte, et il y avait là le lit de cuivre jaune, les vieux fanions du collège et une peau de raton laveur à la forte odeur de moisi qu’il caressa avec attendrissement.

« Je n’en peux plus, dit le capitaine. Je suis moulu. Il est arrivé trop de choses aujourd’hui. J’ai l’impression d’avoir passé quarante-huit heures sous une pluie battante sans manteau ni parapluie. Je suis trempé d’émotion jusqu’aux os. »

Edward rabattit les draps neigeux et fit gonfler les oreillers. Il ouvrit la fenêtre à guillotine, laissant l’odeur nocturne du jasmin flotter à l’intérieur de la pièce. Il y avait clair de lune et l’on entendait au loin des bruits de danse et de conversation.

« Voilà donc Mars, fit le capitaine en se déshabillant.

— Eh oui. »

Edward se dévêtait avec des mouvements mesurés, sans se presser. Il tira sa chemise par-dessus sa tête, révélant des épaules dorées et une nuque solidement musclée. Les lumières furent éteintes. Ils étaient désormais au lit, côte à côte, comme autrefois, il y avait de cela combien de

lustres ?

Le capitaine se prélassait, se repaissant des bouffées de jasmin qui soulevaient les rideaux de dentelle dans l’obscurité. Parmi les arbres, sur une pelouse, quelqu’un avait remonté un phonographe portatif qui jouait à présent Toujours.

Il se mit à penser à Marilyn.

« Est-ce que Marilyn est ici ? »

Son frère, allongé en plein dans le clair de lune qui tombait de la fenêtre, ne répondit pas tout de suite.

« Oui. Elle n’est pas en ville. Mais elle sera là demain matin. »

Le capitaine ferma les yeux.

« J’ai très envie de voir Marilyn. »

L’ordre et le calme de la pièce ne furent troublés que par le bruit de leur respiration.

« Bonne nuit, Ed. »

Un temps.

« Bonne nuit, John. »

Tranquillement allongé, il laissa flotter ses pensées. Pour la première fois, la tension de la journée se relâchait ; il pouvait laisser la logique reprendre ses droits. Tout n’avait été qu’émotion. Les flonflons, les visages familiers. Mais maintenant...

Comment ? se demanda-t-il. Comment tout cela pouvait-il se faire ? Et pourquoi ? Dans quel but ? Un effet de la bonté de la divine providence ? Dieu était-il donc à ce point attentionné envers ses enfants ? Comment, pourquoi et à quelle fin ?

Il reconsidéra les diverses théories avancées dans les premières fièvres de l’après-midi par Hinkston et Lustig. Il laissa toutes sortes de nouvelles hypothèses s’enfoncer paresseusement dans son esprit comme autant de petits cailloux qui tournaient sur eux-mêmes, émettant de vagues lueurs. Maman. Papa. Edward. Mars. La Terre. Mars. Les Martiens.

Qui vivait sur Mars un millier d’années auparavant ? Les Martiens ? Ou en avait-il toujours été comme aujourd’hui ?

Les Martiens. Il laissait le mot revenir indolemment dans sa tête. Il faillit rire tout haut. La plus ridicule des théories venait de lui traverser l’esprit. Il en éprouva comme un frisson. Non, il ne valait pas la peine de s’y arrêter. Hautement improbable. Stupide. À écarter. Ridicule.

Et pourtant, songea-t-il, supposons... Supposons, là, qu’il y ait des Martiens vivant sur Mars, qu’ils aient vu notre vaisseau arriver, qu’ils nous aient vus à l’intérieur, et qu’ils se soient pris de haine pour nous. Supposons, là, juste pour s’amuser, qu’ils aient eu envie de nous détruire, en tant qu’envahisseurs, indésirables, et qu’ils aient voulu procéder de façon très astucieuse, en trompant notre vigilance. Quelle serait alors la meilleure arme qu’un Martien pourrait utiliser contre des Terriens munis d’armes nucléaires ?

La réponse était intéressante. Télépathie, hypnose, mémoire et imagination.

Supposons que ces maisons, ce lit, n’aient aucune réalité, qu’il ne s’agisse que de créations de mon imagination, matérialisées par le pouvoir télépathique et hypnotique des Martiens, songeait le capitaine Black. Supposons que ces maisons présentent un tout autre aspect, un aspect martien, mais qu’en jouant sur mes désirs et mes besoins, ces Martiens leur aient donné l’apparence de ma ville natale, de mon ancienne maison, pour endormir mes soupçons. Quel meilleur moyen de berner quelqu’un que de se servir de ses propres parents comme appât ?

Et cette ville, si ancienne, de 1956, bien avant la naissance de n’importe lequel de mes hommes. De l’année de mes six ans, d’un temps où il existait en effet des disques de Al Jolson, des tableaux de Maxfield Parrish aux murs, des rideaux de perles, Mon bel Ohio et une architecture fin de siècle. Et si les Martiens avaient puisé les souvenirs d’une ville dans ma seule mémoire ? On dit que les souvenirs d’enfance sont les plus nets.

Et qu’après avoir construit cette ville à partir de mes souvenirs, ils l’aient peuplée des êtres les plus chers dont les passagers de la fusée gardaient le souvenir ?

Et supposons que ces deux personnes endormies dans la pièce à côté ne soient nullement mon père et mère. Mais deux Martiens, incroyablement doués, ayant le pouvoir de me maintenir dans cet état d’hypnose.

Et cette fanfare ? Quel admirable plan. D’abord, tromper Lustig, puis Hinkston, puis rassembler la foule ; et tout l’équipage, reconnaissant mères, tantes, oncles, bienaimés morts depuis dix, vingt ans, passe naturellement outre aux ordres, se précipite hors du vaisseau, l’abandonne. Quoi de plus naturel ? Quoi de moins suspect ? Quoi de plus simple ? Un homme ne pose pas tellement de questions quand sa mère est soudain ramenée à la vie ; il est trop heureux. Et nous voilà tous ce soir, dans différentes maisons, différents lits, sans armes pour nous protéger, tandis que la fusée repose au clair de lune, vide. Ne serait-ce pas horrible, terrifiant, de découvrir que tout cela fait partie d’un vaste plan ingénieusement élaboré par les Martiens pour nous diviser, nous subjuguer et nous tuer ? Durant la nuit, à un moment ou un autre, mon frère couché là, dans ce lit, va peut-être changer de forme, se remodeler, devenir autre chose, quelque chose de terrible, un Martien. Il serait si simple pour lui de se retourner dans le lit et de me planter un couteau dans le cœur. Et dans toutes les autres maisons de la rue, ce serait une douzaine d’autres frères ou pères qui se transformeraient soudain, s’armeraient de couteau et s’en serviraient sur les Terriens endormis, sans méfiance...

Ses mains tremblaient sous les couvertures. Son corps était glacé. Soudain, ce ne fut plus une hypothèse. Soudain, il fut saisi de terreur.

Il se redressa dans le lit et écouta. La nuit était parfaitement calme. La musique s’était tue. Le vent était tombé. Son frère dormait à côté de lui.

Prudemment, il souleva les couvertures, les rabattit et se glissa hors du lit. Il traversait la pièce à pas de loup quand la voix de son frère lança :

« Où vas-tu ?

— Quoi ? »

La voix d’Edward manquait de chaleur.

« J’ai dit : où vas-tu ?

— Boire un verre d’eau.

— Mais tu n’as pas soif.

— Si, si.

— Non, c’est faux. »

Le capitaine John Black fonça à travers la pièce. Il hurla. Il hurla deux fois. Il n’atteignit jamais la porte.

 

Le lendemain matin, la fanfare jouait une marche funèbre. De chaque maison sortirent de petits cortèges solennels portant des caisses oblongues, et, dans la rue ensoleillée, en larmes, s’avancèrent les grand-mères, mères, sœurs, frères, oncles et pères pour se rendre au cimetière où des fosses fraîchement creusées s’ouvraient au pied de nouvelles pierres tombales. Seize fosses en tout, et seize pierres tombales.

Le maire prononça un petit discours attristé ; son visage ressemblait tantôt à celui du maire, tantôt à tout autre chose. Papa et maman Black étaient là, avec l’aîné des deux frères, Edward, en pleurs, et voilà que leurs traits familiers se décomposaient pour prendre un tout autre aspect.

Grand-père et grand-mère Lustig étaient là eux aussi, en larmes, leurs visages se remodelant comme de la cire, disparaissant dans le flou miroitant qui baigne toute chose par grande chaleur. Les cercueils furent descendus dans les fosses. Quelqu’un parla à voix basse du « décès inattendu et soudain de seize braves garçons durant la nuit »...

Quelques poignées de terre furent jetées sur les couvercles des cercueils. La fanfare, jouant Columbia, joyau de l’océan, reprit d’un pas martial la direction de la ville, et chacun se mit en congé pour la journée.

 

 

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JUIN 2032... 

 

Et la lune qui luit

 

 

Il faisait si froid quand ils sortirent pour la première fois de la fusée pour s’aventurer dans la nuit martienne que Spender commença par rassembler du bois sec pour préparer un petit feu. Il ne parla pas de festivités ; il se contenta de rassembler le bois, de l’allumer et de le regarder brûler.

À la lueur des flammes qui palpitaient dans l’air ténu de cette mer desséchée de Mars, il regarda par-dessus son épaule et vit la fusée qui les avait tous emmenés, le capitaine Wilder, Cheroke, Hathaway, Sam Parkhill et lui-même, à travers le noir silence interstellaire pour se poser sur un monde de rêve désormais mort.

Jeff Spender attendait le tapage. Il regardait les autres hommes et attendait qu’ils se mettent à sauter et à brailler. Cela se produirait dès que se serait dissipée l’hébétude d’être les « premiers » hommes sur Mars. Aucun d’eux ne parlait, mais beaucoup espéraient, peut-être, que les autres expéditions avaient échoué et que celle-ci, la Quatrième, serait la bonne. Ils n’y mettaient aucune malice. Mais ils y songeaient quand même, nourrissaient des rêves d’honneur et de gloire, tandis que leurs poumons s’acclimataient à l’atmosphère raréfiée, qui saoulait presque si l’on se déplaçait trop vite.

Gibbs s’approcha du feu qui venait d’être allumé et dit :

« Pourquoi ne pas se servir du feu chimique du vaisseau à la place de ce bois ?

— T’occupe », fit Spender sans lever les yeux. Ce ne serait pas bien, la première nuit sur Mars, de faire du boucan, d’exhiber un engin aussi bizarre, stupide et clinquant qu’un poêle. Ce serait comme importer une sorte de blasphème.

 

On aurait le temps pour cela plus tard ; le temps de jeter des boîtes de lait condensé dans les fiers canaux martiens ; le temps de laisser des numéros du New York Times voleter, cabrioler et froufrouter sur le désert gris auquel se réduisait le fond des mers martiennes ; le temps des peaux de banane et des papiers gras dans les ruines délicatement cannelées des anciennes villes martiennes. On aurait tout le temps. Il en éprouva un petit frisson intérieur.

Il alimentait le feu à la main, et c’était comme une offrande à un géant mort. Ils s’étaient posés sur un immense tombeau. Ici était morte toute une civilisation. La plus élémentaire des courtoisies imposait que cette première nuit se passe dans le silence.

« C’est pas ma conception de la fête. »

Gibbs se tourna vers le capitaine Wilder.

« Je pensais qu’on pourrait distribuer des rations de gin et de nourriture et faire un peu la bringue. »

Le capitaine Wilder avait les yeux fixés sur une cité morte à un ou deux kilomètres de là.

« Nous sommes tous fatigués », dit-il d’un air absent, comme si toute son attention était retenue par la cité et ses habitants oubliés. « Demain soir, peut-être. Ce soir, on devrait simplement se réjouir d’avoir traversé tout cet espace sans se ramasser un météore dans la coque et sans mort d’homme. »

L’équipage commençait à s’agiter. Vingt hommes en tout, qui se tenaient par les épaules ou ajustaient leurs ceinturons. Spender les observait. Ils n’étaient pas contents. Ils avaient risqué leur vie pour réaliser un exploit. Maintenant ils avaient envie de se saouler, de crier et de tirer en l’air pour montrer quels types formidables ils étaient d’avoir foré l’espace à bord d’une fusée jusqu’à la planète Mars.

Mais personne ne braillait.

Le capitaine donna un ordre d’une voix calme. Un des hommes se précipita dans le vaisseau et ramena des boîtes de rations qui furent ouvertes et distribuées sans trop de bruit. À présent les hommes commençaient à bavarder. Le capitaine s’assit et leur retraça le voyage. Ils connaissaient déjà tout cela, mais ça faisait plaisir à entendre, comme une aventure menée à bien et rangée en lieu sûr. Pas question de parler du retour.

Quelqu’un aborda le sujet, mais on lui dit de se taire. Les cuillères allaient et venaient dans le double clair de lune ; la nourriture avait bon goût et le vin était encore meilleur.

Un trait de feu traversa le ciel, et un instant plus tard la fusée auxiliaire se posait non loin du camp. Spender regarda la petite trappe s’ouvrir et Hathaway, le médecin-géologue – chaque homme cumulait deux spécialités pour que le vaisseau ne soit pas trop encombré pendant le voyage –, en émerger.

Celui-ci rejoignit lentement le capitaine.

« Alors ? » fit Wilder.

Hathaway contempla les cités lointaines qui brillaient à la lueur des étoiles. Après avoir dégluti et concentré son regard, il dit :

« Cette cité là-bas, capitaine, est morte, morte depuis des millénaires. Même remarque pour ces trois autres cités dans les collines. Mais cette cinquième cité, à trois cents kilomètres d’ici, capitaine...

— Eh bien ?

— Elle était encore habitée la semaine dernière, capitaine. »

Spender se dressa d’un bond.

« Par des Martiens, ajouta Hathaway.

— Où sont-ils passés ?

— Ils sont morts. Je suis entré dans une maison. Je la croyais morte depuis des siècles, comme les autres villes et les autres maisons. Bon Dieu, j’y ai trouvé des cadavres. C’était comme marcher dans un tas de feuilles d’automne. Dans du bois sec et des morceaux de papier journal carbonisé, voilà. Le tout de fraîche date. Dix jours au maximum.

— Avez-vous visité d’autres villes ? Y avez-vous trouvé une quelconque forme de vie ?

— Absolument aucune. Quatre villes sur cinq étaient vides depuis des millénaires. Qu’est-ce qui est arrivé aux habitants d’origine ? Je n’en ai pas la moindre idée. Mais la cinquième ville contenait la même chose. Des cadavres. Des milliers de cadavres.

— De quoi sont-ils morts ? »

Spender s’avança. « Vous n’allez pas le croire.

— Qu’est-ce qui les a tués ?

— La varicelle, dit simplement Hathaway.

— Dieu du ciel, non !

— Si. J’ai fait des tests. La varicelle. Elle a entraîné chez les Martiens des effets que l’on n’a jamais connus sur la Terre. Leur métabolisme a réagi différemment, je suppose. Ça les a carbonisés, réduits en une espèce de poussière. Mais c’est quand même la varicelle. York, le capitaine Williams et le capitaine Black ont donc dû atteindre Mars, les trois expéditions. Dieu sait ce qui leur est arrivé. Mais au moins savons-nous ce qu’ils ont involontairement fait aux Martiens.

— Vous n’avez vu aucun être vivant ?

— Il est possible que quelques Martiens aient été assez malins pour se réfugier dans les montagnes. Mais trop peu nombreux, je vous en fiche mon billet, pour constituer un problème local. Cette planète est bien finie. »

Spender tourna les talons et alla s’asseoir près du feu pour s’absorber dans la contemplation des flammes. La varicelle, bon sang, la varicelle, quand on y pense ! Une race s’édifie pendant un million d’années, s’affine, érige des cités comme celles qui nous entourent, fait tout son possible pour acquérir respect et beauté, et meurt. Une partie meurt lentement, en son temps, avant notre ère, avec dignité. Mais le reste ? Ce qui reste de Mars meurt-il d’une maladie portant un nom élégant, terrifiant ou auguste ? Non, par tous les saints, il faut que ce soit de la varicelle, une maladie infantile, une maladie qui ne tue même pas les enfants sur la Terre ! Ce n’est pas bien et ce n’est pas juste. Autant dire que les Grecs sont morts des oreillons, ou que les fiers Romains, sur leurs magnifiques collines, ont succombé à la mycose. Si seulement nous avions donné aux Martiens le temps de préparer leur costume funèbre, de s’étendre gaillardement, et de trouver une autre raison de mourir ! Impossible que ce soit quelque chose d’aussi sale et stupide que la varicelle. Ça ne cadre pas avec l’architecture ; ça ne cadre pas avec l’ensemble de ce monde ! « Très bien, Hathaway, allez vous chercher à manger.

— Merci, capitaine. »

Tout était déjà oublié. Et les hommes de se remettre à discuter.

Spender ne les quittait pas des yeux. Sa nourriture restait sur son assiette. Il sentait le sol se refroidir. Les étoiles se rapprochaient, d’une netteté parfaite.

Quand quelqu’un parlait trop fort, le capitaine répliquait à mi-voix, obligeant l’assemblée à baisser le ton à son exemple.

L’air sentait le propre et le neuf. Spender resta longtemps à se contenter d’en apprécier les composantes. Beaucoup d’entre elles restaient impossibles à identifier : fleurs, processus chimiques, poussières, vents...

« Et il y a eu cette fois, à New York, où je me fais cette blonde, comment elle s’appelait déjà ? Ginnie ! vociféra Biggs. C’est ça ! »

Spender se raidit. Sa main se mit à trembler. Ses yeux s’agitèrent derrière ses paupières mi-closes.

« Alors Ginnie me dit... », continuait Biggs.

Les hommes s’esclaffèrent. « La beigne qu’elle s’est prise ! » gueula Biggs, une bouteille à la main.

Spender posa son assiette. Il écouta le vent frais qui murmurait à ses oreilles, regarda la blancheur de glace des constructions martiennes, là-bas, sur les mers vides.

« Quelle femme, quelle femme ! »

Biggs vida sa bouteille dans sa large bouche.

« J’en ai jamais vu de pareille ! »

L’odeur du corps suant de Biggs flottait dans l’air. Spender laissa le feu s’éteindre.

« Hé, haut les cœurs, Spender ! dit Biggs en lui jetant un coup d’œil avant de revenir à sa bouteille. Bon, alors un soir, Ginnie et moi... »

Un nommé Schoenke sortit son accordéon et se lança dans une espèce de danse piquée en soulevant la poussière autour de lui.

« Holà... on se remue ! cria-t-il.

— Ouais ! » rugirent les hommes.

Ils jetèrent leurs assiettes vides. Trois d’entre eux s’alignèrent et se mirent à lever la jambe comme des danseuses de music-hall en plaisantant grassement. Les autres, claquant des mains, demandèrent à grands cris que ça aille plus loin. Cheroke ôta sa chemise et l’on vit transpirer sa poitrine nue tandis qu’il tournait sur lui-même. Le clair de lune brillait sur ses cheveux en brosse et ses joues de jeune homme rasées de près.

Au fond de la mer, le vent agitait des vapeurs vagues et, du haut des montagnes, de grands visages de pierre considéraient la fusée argentée et le petit feu.

Le chahut s’accentua, d’autres hommes sautèrent sur leurs pieds, l’un se mit à téter un harmonica, un autre à souffler sur un peigne recouvert de papier de soie. Vingt bouteilles supplémentaires furent ouvertes et vidées. Biggs, titubant, dirigeait les danseurs à grands gestes des bras.

« Avec nous, chef ! » lança Cheroke au milieu de la chanson qu’il braillait.

Le capitaine fut obligé d’entrer dans la danse. Il n’en avait nulle envie. Son visage restait grave. Spender regardait en songeant : Les malheureux, quelle soirée ! Ils ne savent pas ce qu’ils font. Avant de les expédier sur Mars, on aurait dû leur faire suivre un stage pour leur apprendre à se comporter correctement l’espace de quelques jours.

« Ça ira comme ça », s’excusa le capitaine, et il se rassit, prétendant qu’il n’en pouvait plus. Spender regarda la poitrine du capitaine. Elle se soulevait et s’abaissait à un rythme presque normal. Et son visage ne transpirait pas. Accordéon, harmonica, vin, cris, danse, ululements, vociférations, rondes, bruits de gamelles, rires.

Biggs zigzagua jusqu’au bord du canal martien. Il portait six bouteilles vides qu’il lâcha une par une dans le bleu profond des eaux. Elles coulèrent avec des gargouillis caverneux.

« Je te baptise, je te baptise, je te baptise..., dit Biggs d’une voix pâteuse. Je te baptise, Biggs, Biggs, canal Biggs... »

Spender s’était dressé, avait enjambé le feu et rejoint Biggs avant que quiconque ait eu le temps de réagir. Il lui décocha deux coups de poing, dans les gencives et sur l’oreille. Biggs perdit l’équilibre et tomba dans l’eau du canal. Après le plouf, Spender attendit silencieusement que Biggs remonte sur la berge de pierre. À ce moment-là, on l’avait déjà empoigné.

« Hé, qu’est-ce qui vous prend, Spender ? Hé ? » lui demandait-on.

Biggs remonta et se campa sur ses jambes, ruisselant. Il vit les hommes qui tenaient Spender.

« Voyez-vous ça... », dit-il. Et il s’avança.

« Ça suffit ! » lança sèchement le capitaine Wilder.

Les hommes s’écartèrent de Spender. Biggs s’immobilisa et regarda le capitaine.

« Très bien, Biggs, allez vous changer. Vous autres, continuez votre petite fête ! Spender, suivez-moi. »

Les réjouissances reprirent. Wilder s’éloigna un peu et fit face à Spender.

« Si vous m’expliquiez ce qui vient de se passer ? » dit-il.

Spender regarda le canal.

« Je n’en sais rien. J’avais honte. De Biggs, de nous, de tout ce boucan. Bon sang, quel spectacle. — Le voyage a été long. Il leur fallait se payer un peu de bon temps.

— Où est le respect dans tout ça, capitaine ? Où est le sens des convenances ?

— Vous êtes fatigué, et vous avez une autre façon de voir les choses, Spender. Je vous mets à l’amende de cinquante dollars.

— Bien, capitaine. Je pensais simplement à Eux en train de nous regarder faire les imbéciles. — Eux ?

— Les Martiens, morts ou non.

— Très certainement morts. Croyez-vous qu’ils savent que nous sommes ici ?

— Ce qui est ancien ne sait-il pas toujours quand il arrive du nouveau ?

— Peut-être. On dirait que vous croyez aux esprits.

— Je crois à ce qui a été accompli, et bien des choses l’ont été sur Mars, les preuves sont là. Il y a des rues et des maisons, il y a des livres, j’imagine, de grands canaux, des horloges et des endroits pour abriter sinon des chevaux, du moins des animaux domestiques quelconques, à douze pattes si ça se trouve, qui sait ? Où que je tourne les yeux, je vois des choses qui ont servi. Qui ont été touchées et maniées pendant des siècles.

« Demandez-moi donc si je crois à l’esprit des choses dans la mesure où elles ont servi, et je répondrai oui. Elles sont toutes là. Toutes les choses qui avaient une fonction. Toutes les montagnes qui avaient un nom. Et nous ne pourrons jamais nous en servir sans éprouver un sentiment de gêne. Et d’une façon ou d’une autre, les montagnes ne sonneront jamais juste à nos oreilles ; nous leur donnerons de nouveaux noms, mais les anciens noms sont là, quelque part dans le temps, et ces montagnes ont été modelées et contemplées sous ces noms-là. Les noms que nous donnerons aux canaux, aux montagnes, aux cités glisseront dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard. Peu importe la façon dont nous y toucherons, nous ne toucherons jamais Mars. Alors ça nous mettra en rage contre cette planète, et savez-vous ce que nous ferons ? Nous la dépècerons, la dépiauterons et la transformerons à notre convenance.

— Nous n’abîmerons pas Mars. C’est un monde trop vaste et trop avantageux.

— Vous croyez ? Nous autres Terriens avons le don d’abîmer les belles et grandes choses. Si nous n’avons pas installé des marchands de hotdogs au milieu du temple égyptien de Karnak, c’est uniquement parce qu’il était situé à l’écart et n’offrait pas de perspectives assez lucratives. Et l’Egypte n’est qu’une petite partie de la Terre.

Mais ici, tout est ancien et différent, et il va falloir s’installer quelque part et commencer à tout dénaturer. On appellera tel canal le canal Rockefeller, telle montagne le mont King George, telle mer la mer Dupont de Nemours, il y aura des villes du nom de Roosevelt, Lincoln, Coolidge, et ça ne tombera jamais juste, puisque tous ces lieux ont déjà un nom qui leur est propre.

— Ce sera votre travail, à vous autres archéologues, de retrouver les anciens noms pour que nous les utilisions.

— Une poignée d’hommes comme nous contre tous ces intérêts commerciaux... »

Spender regarda les montagnes gris acier.

« Ils savent que nous sommes ici ce soir, prêts à cracher dans leur vin, et j’imagine qu’ils nous haïssent. »

Le capitaine secoua la tête.

« Il n’y a pas de haine ici. » Il écouta le vent. « À en juger d’après leurs cités, c’était un peuple épris d’élégance, de beauté et de philosophie. Ils acceptaient leur destin. Pour autant que nous sachions, leur race s’est éteinte naturellement, sans une ultime guerre de dépit pour détruire leurs villes. Celles que nous avons vues jusqu’ici étaient absolument intactes. Sans doute ne se soucient-ils pas plus de notre présence ici que de celle d’enfants qui joueraient sur une pelouse et doivent être pris pour ce qu’ils sont. D’ailleurs, il se peut que tout cela nous rende meilleurs.

 

« Avez-vous remarqué le calme particulier des hommes, Spender, jusqu’à ce que Biggs les force à la gaieté ? Ils avaient l’air plutôt humbles et effrayés. À voir tout ceci, nous savons que nous ne sommes pas de tels géants ; nous sommes des gosses en barboteuses, nous poussons de grands cris avec ces joujoux que sont nos fusées et notre énergie nucléaire, turbulents et pleins de vie. Mais un jour la Terre sera comme Mars aujourd’hui. Ça nous dégrisera. C’est une leçon de choses sur la notion de civilisation. Nous apprendrons de Mars. Et maintenant, rentrez le menton. Retournons là-bas et jouons les joyeux drilles. Cette amende de cinquante dollars tient toujours. »

 

La fête manquait un peu d’entrain. Le vent continuait de souffler de la mer morte. Il s’enroulait autour des hommes, il s’enroulait autour du capitaine et de Jeff Spender quand ils rejoignirent le groupe. Il s’en prenait à la poussière, à la fusée luisante, à l’accordéon, et la poussière s’infiltra dans l’harmonica de fortune, dans les yeux.

Puis, après un sifflement aigu, aussi soudainement qu’il s’était levé, le vent cessa. Mais la fête avait cessé elle aussi. Les hommes se tenaient droits sur le fond noir et glacé du ciel.

« Allez, les gars, allez ! »

Biggs surgit du vaisseau dans un uniforme propre, sans regarder une seule fois Spender. Sa voix faisait penser à quelqu’un qui se retrouverait dans un auditorium vide. Elle était l’image de la solitude.

« Allez ! »

Personne ne bougea.

« Allez, Whitie, ton harmonica ! »

L’interpellé souffla un accord qui sonna faux, à la limite du comique. Il secoua la salive de son instrument et le rempocha.

« Vous appelez ça une fête ? » interrogea Biggs.

Quelqu’un écrasa l’accordéon entre ses bras. Il rendit un cri de bête à l’agonie. Et ce fut tout.

« Okay, moi et ma bouteille on va rigoler tout seuls. »

Biggs s’accroupit contre la fusée et se mit à boire au goulot.  Spender l’observa un long moment sans bouger, puis, lentement, ses doigts remontèrent le long de sa jambe frémissante jusqu’à l’étui de son pistolet pour en palper le cuir.

« Tous ceux que ça intéresse peuvent venir avec moi voir la cité, annonça le capitaine. Les autres resteront de garde à la fusée et nous partirons armés, à tout hasard. »

Les hommes se consultèrent. Quatorze étaient volontaires pour l’expédition, y compris Biggs, qui s’avança, rigolard, en brandissant sa bouteille. Il en restait six sur place.

« En avant ! » cria Biggs.

Le groupe s’éloigna silencieusement dans le clair de lune. Ils gagnèrent les abords de la cité noyée dans ses songes. Dans leur course, les lunes jumelles projetaient des ombres doubles à leurs pieds. Ils cessèrent de respirer, ou du moins en donnèrent-ils l’impression, un certain nombre de minutes.

Ils guettaient un mouvement dans la cité morte, attendaient que se dresse quelque forme grise, quelque silhouette ancestrale qui s’élancerait à travers la mer vide au galop d’un destrier caparaçonné d’un lignage impossible, d’une souche incroyable.

Spender emplissait les rues de son regard et de son imagination. Des gens se déplaçaient comme des lueurs vaporeuses, bleuâtres, dans les avenues pavées ; de vagues murmures se faisaient entendre ; d’étranges animaux détalaient à travers les étendues de sable gris-roux. À chaque fenêtre se penchait quelqu’un qui saluait lentement de la main, comme sous une eau intemporelle, une forme mouvante dans les abîmes d’espace au pied des tours baignées de lune. Une musique jouait sur quelque oreille interne, et Spender imaginait la forme des instruments qui pouvaient produire une telle musique. Ce pays était hanté.

« Hé ! hurla Biggs, dressé de toute sa taille, les mains en porte-voix. Hé, vous autres là-bas !

— Biggs ! » fît le capitaine.

Biggs se tut.

 

Ils s’avancèrent sur une avenue dallée. À présent tout le monde baissait le ton, car c’était comme pénétrer dans une vaste bibliothèque à ciel ouvert ou un mausolée habité par le vent et éclairé par les étoiles.

Le capitaine parlait doucement. Il se demandait où les gens étaient partis, à quoi ils ressemblaient, quels étaient leurs rois, comment ils étaient morts. Et aussi, un peu plus haut, comment ils avaient construit cette cité capable de défier le temps, s’ils étaient jamais venus sur la Terre. Étaient-ils les lointains ancêtres des Terriens ? Avaient-ils éprouvé des amours et des haines semblables à celles des hommes, fait à l’occasion les mêmes bêtises ? Personne ne bougeait. Les lunes les statufiaient ; le vent palpitait lentement autour d’eux.

« Lord Byron, dit Jeff Spender.

— Lord qui ? »

Le capitaine se retourna et le dévisagea.

« Lord Byron, un poète du XIXe  siècle. Il a écrit autrefois un poème qui s’applique à cette cité et aux sentiments que doivent éprouver les Martiens, si ce qu’il en reste a encore la faculté de sentir. Il aurait pu être écrit par le dernier poète martien. »

Les hommes se tenaient immobiles, leurs ombres à leurs pieds.

« Et qu’est-ce que dit ce poème, Spender ? » demanda le capitaine.

Spender changea de position, tendit la main pour se souvenir et, les yeux plissés, resta un instant silencieux ; puis, la mémoire lui revenant, il récita d’une voix calme au milieu des hommes attentifs à chaque mot :

 

Ainsi nous n’irons plus errer

Au plus tard de la nuit,

Malgré un cœur anxieux d’aimer

Et la lune qui luit.

 

La cité se dressait de toute sa hauteur, grise et immobile. Les visages étaient tournés vers la lumière.

 

Car le glaive use sa gaine

Et l’âme le sein qui l’abrite,

Et le cœur doit reprendre haleine,

Et l’amour rester au gîte.

La nuit est faite pour aimer,

Et l’aube est importune,

Pourtant nous n’irons plus errer

Aux rayons de la lune.

 

Sans un mot, les Terriens écoutaient au milieu de la cité. La nuit était claire. Pas un bruit en dehors de celui du vent. À leurs pieds s’étendait un dallage figurant des animaux et des personnages de quelque lointain passé. Ils se penchèrent pour l’examiner.

Biggs eut un hoquet. Le regard vague, il porta ses mains à sa bouche, s’étrangla, ferma les yeux et, plié en deux, vomit le flot épais qui lui avait empli la bouche, éclaboussant le dallage et ses motifs. Il fît cela deux fois. Une âcre odeur de vinasse se répandit dans l’air frais.

Personne ne fit le moindre geste pour aider Biggs, toujours secoué de haut-le-cœur.

Spender garda un moment les yeux fixes, puis il se détourna et s’éloigna dans les avenues de la cité, seul dans le clair de lune. Pas un instant il ne s’arrêta pour regarder la petite troupe qu’il laissait derrière lui.

 

Ils regagnèrent le camp à quatre heures du matin.

Ils s’allongèrent sur leurs couvertures et fermèrent les yeux, respirant l’air calme. Le capitaine Wilder, assis près du feu, l’entretenait en y jetant de petits bouts de bois. McClure ouvrit les yeux deux heures plus tard.

« Vous ne dormez pas, capitaine ?

— J’attends Spender. » Wilder sourit vaguement.

McClure réfléchit un instant.

« Vous savez, capitaine, à mon avis il ne reviendra pas. Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais c’est mon impression, capitaine ; il ne reviendra jamais. »

McClure se retourna pour se rendormir. Le feu crépita et s’éteignit.

 

Spender ne reparut pas de toute la semaine suivante. Le capitaine envoya des petits détachements à sa recherche, mais ils rentrèrent en disant qu’ils ne savaient pas où Spender avait pu aller. Il reviendrait quand ça lui chanterait. C’était un râleur. Il pouvait aller au diable !

Le capitaine ne dit rien mais consigna la chose dans son livre de bord...

Ce matin-là aurait pu être un lundi, un mardi ou n’importe quel autre jour sur Mars. Biggs était assis au bord du canal, les pieds trempant dans l’eau fraîche, le visage tourné vers le soleil. Un homme s’approcha le long de la berge. Son ombre se posa sur Biggs, qui leva les yeux.

« Ça c’est trop fort ! fit Biggs.

— Je suis le dernier des Martiens, déclara l’homme en sortant un pistolet.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je vais te tuer.

— Arrêtez votre char. Qu’est-ce que c’est que cette blague, Spender ?

— Lève-toi, que je te troue la panse.

— Rangez ce pistolet, bon Dieu ! »

Spender appuya une seule fois sur la détente.

Biggs resta un instant assis au bord du canal avant de basculer en avant et de tomber dans l’eau. Le pistolet n’avait fait entendre qu’un léger bourdonnement. Le corps s’enfonça avec une lente indifférence dans le courant paresseux. Il émit un gargouillement caverneux qui cessa au bout d’un moment.

Spender rengaina son arme et s’éloigna sans bruit. Le soleil brillait sur Mars, lui brûlant les mains et caressant les côtés de son visage contracté. Il ne courait pas ; il marchait comme s’il n’y avait rien de nouveau en ce jour en dehors de la lumière du jour.

Il alla jusqu’à la fusée. Quelques hommes absorbaient un petit déjeuner tout juste apprêté sous un abri construit par Cookie.

« Tiens, voilà le Cavalier solitaire, dit l’un d’eux.

— Salut, Spender ! Ça fait une paye ! »

Les quatre hommes attablés observaient le personnage silencieux qui les toisait.

« Vous et ces fichues ruines ! s’esclaffa Cookie en remuant une substance noire dans un pot de faïence. Vous êtes comme un chien dans un tas d’os.

— Peut-être, dit Spender. J’ai fait quelques découvertes. Que diriez-vous si j’avais trouvé un Martien en train de rôder dans les parages ? »

Les quatre hommes posèrent leurs fourchettes.

« Vraiment ? Où ça ?

— Peu importe. Laissez-moi vous poser une question. Comment réagiriez-vous si vous étiez martiens et que des étrangers débarquent dans votre pays et commencent à le mettre en pièces ?

— Je sais très bien comment je réagirais, dit Cheroke. J’ai du sang cherokee dans les veines. Mon grand-père m’a raconté des tas de choses sur l’Oklahoma et le territoire indien. S’il y a un Martien dans le coin, je suis à fond pour lui.

— Et vous autres ? » demanda Spender, attentif.

Personne ne répondit ; leur silence était éloquent. Prends ce qui te tombe sous la main, ce que tu trouves est à toi, si l’autre tend la joue, mets-lui-en une bonne, etc.

« Eh bien, dit Spender, j’ai trouvé un Martien. »

Les autres le lorgnèrent.

« Là-bas, dans une ville morte. Je ne pensais pas en trouver un. Je ne songeais même pas à en chercher un. Je ne sais pas ce qu’il faisait là. Je suis resté environ une semaine dans une petite ville au fond d’une vallée, à apprendre à lire les anciens livres et à examiner leurs formes d’art passées. Et un jour j’ai vu ce Martien. Il est resté là un moment, puis il a disparu. Un autre jour s’est écoulé sans qu’il revienne. J’ai continué de traîner dans le coin, à apprendre à lire les vieux textes, et le Martien est revenu, chaque fois un peu plus près, jusqu’au jour où je suis parvenu à déchiffrer le langage martien – c’est extraordinairement simple et il y a des idéogrammes pour faciliter les choses. Là, le Martien m’est apparu et m’a dit :

« Donne-moi tes bottes. » Et je les lui ai données.

Puis : « Donne-moi ton uniforme et tous tes autres vêtements."

Et je lui ai donné tout ça.

Puis : « Donne-moi ton pistolet. »

Et je le lui ai donné.

Et enfin : « Maintenant viens avec moi et regarde ce qui se passe. »

Et le Martien est allé jusqu’au camp, et le voilà.

— Je ne vois aucun Martien, dit Cheroke.

— Désolé. »

Spender sortit son pistolet. Il bourdonna légèrement. La   première balle atteignit l’homme qui se trouvait à gauche ; les deux suivantes abattirent ceux qui se tenaient à droite et au centre de la table. Cookie se détourna du foyer, horrifié, pour encaisser la quatrième balle. Il tomba à la renverse dans le feu et resta là sans bouger tandis que ses vêtements s’enflammaient.

La fusée reposait en plein soleil. Trois hommes, les mains sur la table, se tenaient immobiles devant leur petit déjeuner qui refroidissait.

Cheroke, seul à rester indemne, fixait sur Spender un regard pétrifié par l’incrédulité.

« Tu peux venir avec moi », dit Spender.

Cheroke demeura coi.

« Tu peux te mettre de mon côté. »

Spender attendait.

Enfin, Cheroke retrouva la parole.

« Vous les avez tués, dit-il en risquant un œil sur le carnage.

— Ils le méritaient.

— Vous êtes fou !

— Peut-être. Mais tu peux venir avec moi.

— Venir avec vous, pour quoi faire ? cria Cheroke, livide, les yeux au bord des larmes. Allez, fichez le camp ! »

Le visage de Spender se durcit.

« Je pensais que toi au moins tu comprendrais.

— Foutez le camp ! »

Cheroke tendit la main vers son pistolet.

Spender tira une dernière fois. Cheroke cessa de bouger. Alors Spender vacilla sur ses jambes. Il porta une main à son visage en sueur, jeta un coup d’œil à la fusée et se mit à trembler de tous ses membres. Il faillit tomber tant la réaction physique était violente. Il avait l’air de se réveiller d’un sommeil hypnotique, d’un rêve. Il s’assit un moment et s’exhorta au calme.

« Arrête, arrête ! » ordonnait-il à son corps.

Il frissonnait de toutes ses fibres.

« Arrête ! » Il pesa sur son corps de toute sa force mentale jusqu’à l’expulsion du moindre frémissement. Désormais ses mains reposaient sagement sur ses genoux.

Il se leva et fixa un casier de rations portable sur son dos avec une tranquille efficacité. Sa main se remit à trembler l’espace d’une petite seconde, mais un « Non ! » lancé d’une voix ferme eut raison de cette incartade.

Puis, d’un pas raide, il s’enfonça dans la touffeur des collines rouges sans autre compagnie que la sienne.

 

Le soleil poursuivit sa brûlante ascension dans le ciel. Une heure plus tard, le capitaine descendit de la fusée pour avoir sa part d’œufs au jambon. Au moment même où il saluait les quatre hommes déjà attablés, il s’arrêta, flairant une vague odeur d’explosif. Il vit le cuistot gisant sur le sol, en travers du feu de camp. Les quatre hommes étaient assis devant des petits déjeuners froids. Un moment après, Parkhill et deux autres gars descendirent. Le capitaine leur barrait le passage, fasciné par les hommes silencieux et la façon dont ils se tenaient autour de la table.

« Rassemblement général », dit-il.

Parkhill s’empressa d’aller longer le canal. Le capitaine toucha Cheroke, qui pivota doucement et tomba de son siège. Le soleil alluma ses cheveux en brosse et ses hautes pommettes. Les hommes se présentèrent.

« Qui manque à l’appel ?

— Toujours Spender, capitaine. On a trouvé Biggs en train de flotter dans le canal.

— Spender ! » Le capitaine vit les collines qui s’élevaient dans la lumière du jour. Le soleil le fit grimacer.

« Bon sang, fît-il d’un ton las. Pourquoi n’est-il pas venu me parler ?

— Il aurait dû venir me parler à moi ! s’écria Parkhill, des éclairs dans les yeux. Je lui aurais foutu une balle dans le crâne, à ce salaud, voilà ce que j’aurais fait, crénom ! »

 

Le capitaine Wilder pointa le menton vers deux de ses hommes.

« Allez chercher des pelles », dit-il.

Ce ne fut pas une sinécure de creuser les tombes. Un vent chaud venu de la mer vide leur soufflait la poussière en plein visage tandis que le capitaine tournait les pages de la Bible. Quand il l’eut refermée, quelqu’un commença à pelleter de lents flots de sable sur les linceuls.

Ils regagnèrent la fusée, firent jouer les mécanismes de leurs fusils, se chargèrent le dos de lourdes grappes de grenades et s’assurèrent de l’aisance avec laquelle ils pouvaient dégainer leurs pistolets. Le capitaine donnait ses ordres sans élever la voix, sans un geste, les bras ballants.

« En avant », dit-il.

 

Lorsqu’il vit les nuages de fine poussière qui s’élevaient ici et là dans la vallée, Spender sut que la chasse avait commencé. Il posa le mince livre d’argent qu’il était en train de lire, tranquillement assis sur un rocher plat. Les pages du livre, d’argent pur, minces comme du papier de soie, étaient ornées d’enluminures noir et or. C’était un ouvrage de philosophie datant d’au moins dix mille ans qu’il avait trouvé dans une des demeures de quelque ville martienne. Il ne l’abandonna qu’à contrecœur.

Un instant il s’était dit : À quoi bon ? Je vais rester assis ici à lire jusqu’à ce qu’ils arrivent et me descendent. 

Sa première réaction au meurtre des six hommes ce matin-là avait déclenché en lui une période d’hébétude, puis des nausées, et désormais une étrange paix. Mais cette paix se dissipait à son tour, car la vue des nuages de poussière qui s’élevaient dans le sillage de ses poursuivants ravivait son ressentiment.

Il but une gorgée d’eau fraîche à sa gourde. Puis il se leva, s’étira, bâilla et écouta le silence enchanteur de la vallée autour de lui. Quel bonheur si lui et quelques autres personnes de sa connaissance sur la Terre pouvaient s’installer ici et y passer toute leur vie, sans bruit ni souci. Tenant le livre d’une main, son pistolet armé de l’autre, il alla jusqu’à un petit torrent jonché de galets et de rochers blancs où, après s’être déshabillé, il barbota le temps d’une toilette rapide. Il prit tout son temps avant de se rhabiller et de récupérer son arme.

La fusillade commença vers trois heures de l’après-midi. Spender était alors très haut dans les collines. Ils le suivirent à travers trois bourgades à flanc de coteau. Au-dessus des agglomérations, disséminées comme des cailloux, s’élevaient des résidences où d’anciennes familles avaient trouvé un ruisseau, un coin de verdure, et construit une pièce d’eau dallée, une bibliothèque, une cour ornée d’un jet d’eau. Spender passa une demi-heure à nager dans un des bassins rempli d’eau de pluie, attendant d’être rejoint par ses poursuivants.

Des détonations retentirent au moment où il quittait la petite villa. Des morceaux de carrelage volèrent en éclats à six ou sept mètres derrière lui. Il prit le trot, passa derrière une série de petits ressauts, se retourna et, de sa première balle, abattit un des hommes qui le pistaient.

Ils allaient le cerner, Spender le savait. Le cercle se resserrerait et ils finiraient par l’avoir. Curieux qu’ils n’utilisent pas leurs grenades. Le capitaine Wilder pouvait facilement donner des ordres pour cela.

Mais je suis quelqu’un de trop bien pour être transformé en chair à pâté, réfléchit Spender. C’est ce que pense le capitaine. Il me veut avec un seul trou dans la peau. Bizarre, n’est-ce pas ? Il veut que ma mort soit propre. Pas de boucherie. Pourquoi ? Parce qu’il me comprend. Et parce qu’il me comprend, il accepte de risquer la vie de braves garçons pour me mettre, nettement et proprement, une balle dans la tête. Pas vrai ?

Neuf, dix coups crépitèrent, faisant gicler des éclats de roche autour de lui. Spender ripostait mécaniquement, parfois en jetant un coup d’œil au livre qu’il n’avait pas lâché.

Le capitaine s’élança sous le soleil brûlant, un fusil entre les mains. Spender le suivit dans son viseur mais ne tira pas. En revanche, il déplaça sa ligne de mire et fit sauter la pointe d’un rocher qui abritait Whitie, à en juger par le cri de colère qui s’ensuivit.

Soudain, le capitaine se redressa. Il brandissait un mouchoir blanc. Il lança quelques mots à ses hommes et se mit à gravir la pente après avoir déposé son fusil. Spender resta allongé sur le sol, puis se mit debout, son pistolet prêt à tirer.

Le capitaine arriva à sa hauteur, s’assit sur un rocher tiède et resta un moment sans regarder Spender. Puis il glissa une main dans la poche de sa vareuse. Les doigts de Spender se crispèrent sur le pistolet.

« Cigarette ? proposa le capitaine.

— Merci. »

Spender se servit.

« Du feu ?

— J’ai le mien. »

Ils tirèrent une ou deux bouffées en silence.

« Fait chaud, dit Wilder.

— En effet.

— Vous êtes bien, par ici ?

— Tout à fait bien.

— Combien de temps pensez-vous tenir ?

— Le temps de descendre une douzaine d’hommes.

— Pourquoi ne pas nous avoir tous tués ce matin, quand vous en aviez l’occasion ? Vous auriez pu, vous savez.

— Je sais. En fait, j’ai eu un malaise. Quand on crève d’envie de faire quelque chose, on se ment à soi-même. On se dit que tous les autres ont tort. Bref, après avoir commencé à tuer ces types, je me suis rendu compte que ce n’étaient que des imbéciles et que je n’avais pas le droit de les tuer. Mais il était trop tard. Je n’ai pas pu continuer, alors je suis monté ici, où je pouvais recommencer à me mentir, nourrir ma colère, faire remonter la pression.

— Elle est remontée ?

— Pas très haut. Mais suffisamment. »

Wilder contempla sa cigarette.

« Pourquoi avez-vous fait ça ? » Spender posa discrètement son pistolet à ses pieds.

« Parce que j’ai constaté que ce que ces Martiens possédaient était largement aussi bien que tout ce que nous pourrons jamais espérer obtenir. Ils se sont arrêtés là où nous aurions dû le faire il y a cent ans. Je me suis promené dans leurs cités, je connais ces gens-là et je serais heureux de les avoir pour ancêtres.

— Il y a une magnifique cité là-bas. »

Le capitaine indiqua de la tête une des agglomérations.

« Ce n’est pas la seule. Oui, leurs villes sont belles. Ils savaient associer l’art à la vie.

Pour les Américains, ça a toujours été une chose à part. Quelque chose qu’on relègue dans la chambre du haut, celle de l’idiot de la famille. Dont on prend une dose le dimanche, avec éventuellement un petit coup de religion.

Chez les Martiens, tout coexiste, art, religion et le reste.

— Vous croyez qu’ils avaient des lumières particulières ?

— Dur comme fer.

— Et c’est pour ça que vous vous êtes mis à massacrer vos congénères.

— Quand j’étais gosse, mes parents m’ont emmené visiter Mexico. Je me souviendrai toujours de l’attitude de mon père – tapageuse, fanfaronnante. Et ma mère n’aimait pas les habitants parce qu’ils étaient basanés et ne se lavaient pas assez. Ma sœur, elle, ne leur adressait pratiquement pas la parole. J’étais le seul de la famille à apprécier. Et je vois d’ici mon père et ma mère débarquant sur Mars et se conduisant de la même façon.

« Tout ce qui sort de l’ordinaire est détestable pour l’Américain moyen. Si ça ne porte pas l’estampille de Chicago, ça ne vaut rien. Imaginez un peu ! Bon Dieu, imaginez un peu ! Et avec ça... la guerre. Vous avez entendu les discours du Congrès avant notre départ. Si les choses tournent bien, ils espèrent établir trois centres de recherche nucléaire et autant de dépôts de bombes atomiques sur Mars. Autrement dit, Mars est fichu ; toutes ces merveilles anéanties. Que diriez-vous si un Martien vomissait sa vinasse sur les tapis de la Maison Blanche ? »

Wilder ne répondit pas. Il écoutait.

« Et il y a les autres intérêts majeurs en jeu. Les compagnies minières et les organismes de tourisme. Vous vous souvenez de ce qui est arrivé au Mexique quand Cortés et ses valeureux amis sont arrivés d’Espagne ? Toute une civilisation détruite par des rapaces vertueux, des fanatiques. L’histoire ne pardonnera jamais à Cortés.

— Vous n’avez pas agi de façon particulièrement morale aujourd’hui, remarqua Wilder.

— Que pouvais-je faire ? Discuter avec vous ? C’est simplement moi contre toute cette saloperie vorace de machine à broyer que l’on a sur la Terre. Ils vont balancer leurs maudites bombes atomiques ici, se battre pour des bases d’où ils pourront faire leurs guerres. Ne leur suffit-il pas d’avoir détruit une planète ? Leur faut-il aussi polluer la mangeoire des autres ? Pauvres baudruches sans cervelle. En arrivant ici, je ne me suis pas seulement senti libéré de leur prétendue culture, mais aussi de leur morale et de leurs coutumes. Me voilà hors de leur système de références, me suis-je dit. Je n’ai qu’à tous les tuer et vivre ma propre vie.

— Mais ça n’a pas marché.

— Non. Après la cinquième exécution au petit déjeuner, j’ai découvert que je n’étais pas complètement autre, complètement martien, en fin de compte. Je ne pouvais pas rejeter comme ça tout ce que j’avais appris sur la Terre. Mais à présent j’ai retrouvé ma détermination. Je vais tous vous supprimer. Cela retardera la prochaine fusée de cinq bonnes années. Celle qui nous a emmenés est actuellement la seule existante. Les gens de la Terre attendront un an, deux ans, et n’ayant toujours aucune nouvelle de nous, ils auront scrupule à construire une autre fusée. Ils y emploieront deux fois plus de temps et fabriqueront une centaine de modèles expérimentaux supplémentaires pour se prémunir contre un nouvel échec.

— Vous avez raison.

— D’un autre côté, un rapport favorable de votre part, en cas de retour, précipiterait l’invasion totale de Mars. Avec un peu de chance, je vivrai jusqu’à soixante ans. Chaque expédition qui débarquera sur Mars tombera sur moi. Il n’y aura pas plus d’un vaisseau à la fois, disons à peu près un par an, avec un équipage d’une vingtaine d’hommes au maximum. Une fois que je me serai lié d’amitié avec eux et que je leur aurai expliqué que notre fusée a explosé —j’ai l’intention de la faire sauter après en avoir fini avec ma tâche dès cette semaine –, je les exterminerai, jusqu’au dernier.

Mars restera inviolé pendant encore un demi-siècle. Par la suite, les gens de la Terre renonceront peut-être à leur projet. Comme quand ils se sont mis à regarder d’un mauvais œil l’idée de construire des zeppelins qui tombaient régulièrement en flammes, vous vous souvenez ?

— Vous avez pensé à tout, reconnut le capitaine.

— En effet.

— Nous sommes quand même supérieurs en nombre. D’ici une heure nous vous aurons encerclé. D’ici une heure vous serez mort.

— J’ai découvert des passages souterrains et une retraite que vous ne trouverez jamais. Je vais m’y réfugier pour quelques semaines. Le temps que votre garde se relâche. Et là, je vous descendrai l’un après l’autre. »

Le capitaine hocha la tête.

« Parlez-moi un peu de cette civilisation, dit-il en désignant d’un geste de la main les villes environnantes.

— Ils savaient vivre avec la nature et s’entendre avec elle. Ils ne s’acharnaient pas à éliminer en eux l’animal pour n’être que des hommes. C’est l’erreur que nous avons commise quand Darwin est entré en scène. Nous l’avons serré dans nos bras, tout sourires, et Huxley et Freud avec lui.

Puis nous avons découvert que Darwin et nos religions ne s’accordaient pas. Ou du moins, nous n’avons pas pensé la chose possible. Pauvres imbéciles que nous étions ! Nous avons essayé d’ébranler Darwin, Huxley et Freud. Mais ils ne se sont pas laissé faire. Alors, comme des idiots, nous avons essayé d’abattre la religion.

« Là, nous avons assez bien réussi. Nous avons perdu la foi et sommes allés nous demandant quel était le but de la vie. Si l’art n’était rien de plus que l’expression d’un désir frustré, si la religion n’était qu’aveuglement, quel était l’intérêt de la vie ? La foi avait toujours donné réponse à tout. Mais elle a été reléguée aux oubliettes avec Freud et Darwin. Nous étions et sommes encore des hommes perdus.

— Et ces Martiens se seraient trouvés ?

— Oui. Ils savaient marier science et religion de façon que l’une et l’autre s’épaulent, s’enrichissent mutuellement au lieu de se nier.

— L’idéal !

— Absolument. J’aimerais vous montrer comment les Martiens y sont arrivés.

— Mes hommes attendent.

— Nous ne serons absents qu’une demi-heure. Informez-en vos hommes, capitaine. »

Wilder hésita, puis il se leva et lança un ordre vers le bas de la colline.

Spender le mena dans un petit village martien entièrement fait d’un marbre sans défaut. Il y avait là de longues frises d’animaux magnifiques, félins aux membres blancs et symboles solaires aux membres jaunes, des statues de créatures taurines, d’hommes et de femmes et d’énormes molosses aux traits pleins de délicatesse.

« Voilà la réponse, capitaine.

— Je ne vois pas.

— Les Martiens ont découvert le secret de la vie dans le monde animal. L’animal ne s’interroge pas sur la vie. Il vit. Sa seule raison de vivre est la vie ; il jouit de la vie et la savoure. Vous voyez... les statues, les symboles animaux un peu partout.

— Ça a un air païen.

— Au contraire, ce sont des symboles divins, des symboles de la vie. Sur Mars aussi, l’homme était devenu trop humain et pas assez animal. Et les Martiens ont compris que, pour survivre, il leur fallait renoncer à toujours se poser cette question : Pourquoi vivre ? La vie fournissait sa propre réponse. La vie consistait à engendrer encore de la vie et à vivre la meilleure vie possible. Les Martiens se sont aperçus qu’ils se posaient la question du pourquoi de la vie au sommet d’une période de guerre et de désespoir, quand il n’y avait pas de réponse.

Mais une fois la civilisation revenue au calme, à la sagesse, une fois les guerres finies, la question est devenue absurde d’une nouvelle façon. Désormais il faisait bon vivre et toute discussion était inutile.

— À vous entendre, les Martiens étaient plutôt naïfs.

— Seulement quand ils y trouvaient leur avantage. Ils ont cessé de s’acharner à tout détruire, à tout abaisser. Ils ont mêlé religion, art et science parce qu’à la base la science n’est rien de plus que l’exploration d’un miracle que nous n’arrivons pas à expliquer, et l’art l’interprétation de ce miracle. Ils n’ont jamais laissé la science écraser l’art et la beauté. C’est une simple question de degré. Un Terrien se dit : ‘‘Dans ce tableau, la couleur n’a pas de véritable existence. Un homme de science peut prouver que la couleur tient seulement à la façon dont sont disposées les cellules dans un matériau donné pour réfléchir la lumière. Par conséquent, la couleur ne fait pas vraiment partie de ce que j’ai sous les yeux.’’ Un Martien, beaucoup plus avisé, dirait : ‘‘Voilà un superbe tableau. Sorti de la main et de la tête d’un homme inspiré. Son sujet et ses tons sont empruntés à la vie. Voilà quelque chose de bien.’’ »

Un temps.

Assis dans le soleil de l’après-midi, Wilder promenait un regard curieux sur la petite ville fraîche et silencieuse.

« J’aimerais vivre ici, dit-il.

— Vous le pouvez si vous le voulez.

— C’est à moi que vous demandez ça ?

— Un seul des hommes placés sous vos ordres pourra-t-il jamais comprendre tout ceci ? Ce sont des cyniques professionnels, et il est trop tard pour eux. Pourquoi voulez-vous retourner auprès d’eux ? Pour ne pas être en reste avec vos voisins ? Pour vous offrir un hélico comme celui de M. Tout-le-monde ? Pour écouter la musique avec votre manuel plutôt qu’avec vos tripes ? Il y a là-bas un petit patio où se trouve une bobine de musique martienne vieille d’au moins cinquante mille ans. Elle fonctionne encore. Une musique comme vous n’en entendrez jamais de toute votre vie. Vous pourriez l’écouter. Il y a aussi des livres. J’arrive déjà à les lire. Vous pourriez en faire autant.

— Tout ça a l’air absolument merveilleux, Spender.

— Mais vous n’allez pas rester ?

— Non. Merci quand même.

— Et vous n’allez sûrement pas me laisser en paix. Il faudra que je vous tue tous.

— Vous êtes optimiste.

— J’ai une raison de vivre et de combattre, ce qui me rend plus dangereux. J’ai à présent l’équivalent d’une religion. À savoir réapprendre à respirer. A me dorer au soleil, à laisser le soleil se glisser en moi. À écouter de la musique et à lire un livre. Qu’est-ce qu’offre votre civilisation ? »

Wilder remua les pieds, secoua la tête.

« Tout cela est bien regrettable. Je suis vraiment désolé.

— Moi aussi. Je crois que je ferais bien de vous ramener pour que vous puissiez lancer l’attaque. — En effet.

— Capitaine, je ne vous tuerai pas. Quand tout sera fini, vous serez encore vivant.

— Quoi ?

— Dès le départ, j’avais décidé de vous épargner.

— Tiens donc...

— Je vous sauverai des autres. Quand ils seront morts, peut-être changerez-vous d’avis.

— Non. J’ai trop de sang terrien dans les veines. Il me faudra continuer à vous traquer.

— Même en ayant une chance de rester ici ?

— C’est bizarre, mais oui, même dans ces conditions. Je ne sais pas pourquoi. Je ne me suis pas posé la question. Ah, nous y voilà. »

Ils avaient rejoint leur point de départ.

« Voulez-vous m’accompagner sans résister, Spender ? C’est ma dernière offre.

— Merci, non. »

Spender tendit la main.

« Un dernier mot. Si vous l’emportez, soyez gentil, voyez ce qui peut être fait pour limiter le massacre de cette planète, au moins pendant cinquante ans, le temps que les archéologues aient leur petite chance, d’accord ?

— Entendu.

— Et enfin... si ça peut être de quelque secours, ne voyez en moi qu’un pauvre fou qui a fondu les plombs un jour d’été et n’a jamais retrouvé sa raison. Ça vous facilitera un peu les choses. — J’y songerai. Salut, Spender. Bonne chance.

— Vous êtes vraiment un drôle de type », dit Spender au moment où le capitaine redescendait la pente dans la chaude haleine du vent.

Pareil à quelque objet perdu, le capitaine rejoignit ses hommes empoussiérés. Il ne cessait de lorgner le soleil, au bord de la suffocation.

« Est-ce qu’il y a quelque chose à boire ? » demanda-t-il.

Il sentit la fraîcheur d’une gourde dans sa main.

« Merci. »

Il but, s’essuya la bouche.

« Bon, reprit-il. Faites bien attention. Nous avons tout notre temps. Je ne veux plus aucune perte. Il vous faudra le tuer. Il ne veut pas descendre. Faites ça proprement si possible. Pas de boucherie. Finissons-en.

— Je vais lui foutre une balle dans le crâne, à ce salaud, dit Sam Parkhill.

— Non, tirez au cœur. »

Le capitaine revoyait le visage puissant et déterminé de Spender.

« Une balle dans le crâne, oui », insista Parkhill.

Le capitaine lui tendit la gourde d’un geste saccadé.

« Vous avez entendu ce que j’ai dit. Tirez au cœur. »

Parkhill grommela entre ses dents.

« Allons-y », fit le capitaine.

 

Ils se redéployèrent, tantôt en marchant, tantôt en courant au flanc de la colline brûlante où des grottes fraîches qui sentaient la mousse succédaient soudain à des fournaises qui sentaient le soleil sur la pierre. Je déteste l’ingéniosité, se disait le capitaine, surtout quand on n’est pas vraiment ingénieux et qu’on n’a pas envie de l’être. De faire patte de velours, d’élaborer des plans et d’en tirer gloire. Je déteste penser que j’agis comme il faut alors que je n’en suis pas vraiment persuadé. Qui sommes-nous, de toute façon ? La majorité ? Est-ce là la réponse ? La majorité a toujours raison, n’est-ce pas ? Toujours, toujours ; elle n’a jamais tort ne serait-ce qu’un tout petit moment de rien du tout, n’est-ce pas ? N’a jamais eu tort en dix millions d’années ?

Quelle est cette majorité, se demanda-t-il, et qui la compose ? Qu’est-ce qu’on y pense, comment en est-on venu là, évoluera-t-elle et comment diable ai-je été embarqué dans cette galère ? Je me sens gêné aux entournures. Claustrophobie, crainte de la foule ou simple bon sens ? Un seul homme peut-il avoir raison quand tous les autres estiment que ce sont eux qui ont raison ? N’y pensons pas. Continuons de crapahuter, offrons-nous des sensations fortes et appuyons sur la détente. Un coup ici, un coup là !

 

Les hommes couraient, se baissaient brusquement, se remettaient à courir et s’accroupissaient dans les coins d’ombre, les dents à découvert, haletants, car l’air était ténu, peu propice à la course ; si peu propice qu’ils devaient s’arrêter cinq bonnes minutes, la respiration sifflante, des points noirs dans les yeux, en quête d’air, les paupières serrées dans leur effort pour en avaler toujours plus, avant de se relever, haussant leurs fusils pour déchirer cet air rare de plein été, le cribler de trous hurlants et brûlants.

Spender, toujours au même endroit, ne tirait qu’à l’occasion.

« En bouillie, sa fichue cervelle ! » hurla Parkhill en gravissant la pente à toutes jambes.

Le capitaine l’épingla dans sa ligne de mire, puis il lâcha son fusil et le contempla d’un air horrifié.

« Qu’est-ce que tu allais faire ? » demanda-t-il à sa main inerte et à son arme.

Il avait failli tirer dans le dos de Parkhill.

« Dieu du ciel. »

Il vit Parkhill continuer sa course, puis se jeter à plat ventre. Spender était peu à peu enfermé dans une nasse plus ou moins lâche d’hommes en mouvement. Allongé derrière deux rochers en haut de la pente, il souffrait du manque d’air, les dents à nu, deux larges îlots de sueur sous les bras. Le capitaine vit les deux rochers. Il y avait entre eux un intervalle d’une dizaine de centimètres donnant sur la poitrine de Spender.

« Hé, toi là-haut ! cria Parkhill. J’ai là du plomb pour ta cervelle ! »

Le capitaine Wilder attendait. Allez, Spender, songeait-il. File comme tu as dit que tu le ferais. Tu n’as plus que quelques minutes pour t’échapper. File et reviens plus tard. Allez. C’était ton plan. Enfonce-toi dans ces souterrains que tu dis avoir découverts, et restes-y planqué des mois, des années, à lire tes beaux livres et à te baigner dans les bassins de tes temples. Vas-y, mon gars, tout de suite, avant qu’il soit trop tard.

Spender ne bougeait pas de sa position. « Qu’est-ce qui lui prend ? » se demanda le capitaine. Wilder ramassa son fusil et observa ses hommes qui couraient de cachette en cachette. Il regarda les tours du petit village martien immaculé, pareilles à des pièces d’échecs fermement sculptées dans la lumière de l’après-midi. Il vit les deux rochers et l’intervalle qui exposait la poitrine de Spender.

Parkhill chargea dans un hurlement de rage.

« Non, Parkhill, dit le capitaine. Je ne peux pas te laisser faire ça. Ni toi, ni les autres. Aucun d’entre vous. C’est moi seul qui dois m’en charger. »

Serai-je net après cela ? s’interrogea-t-il. Convient-il que ce soit moi qui accomplisse ce geste ? Oui. Je sais ce que je fais, pourquoi je le fais, et c’est légitime parce que je suis la personne qui convient. J’espère que je serai à la hauteur, je prie pour cela. Il hocha la tête en direction de Spender.

« Vas-y, lança-t-il dans un grondement contenu que personne n’entendit. Je te donne encore trente secondes pour filer. Trente secondes ! »

Le capitaine regarda les secondes s’égrener sur sa montre. Les hommes couraient. Spender ne bougeait pas. Le compte à rebours se poursuivait, interminable, assourdissant.

« Vas-y, Spender, vas-y, fiche le camp ! » Les trente secondes étaient écoulées.

Le fusil pointé sur sa cible, le capitaine inspira à fond.

« Spender », dit-il en relâchant son souffle. Il appuya sur la détente. Un peu de poussière s’éleva dans le soleil et ce fut tout. Les échos de la détonation s’éteignirent.

Le capitaine se redressa et lança à ses hommes : « Il est mort. »

Les autres n’arrivaient pas à le croire. Leurs différentes positions les avaient empêchés de repérer cette fameuse fissure dans les rochers. Ils virent leur supérieur gravir la pente en courant, seul, et pensèrent qu’il était ou très courageux ou complètement fou.

Ils le rejoignirent quelques minutes plus tard. Ils se rassemblèrent autour du cadavre et quelqu’un dit :

« Touché au cœur ? »

Le capitaine se pencha. « Au cœur, oui », dit-il.

Les rochers avaient changé de couleur sous le corps de Spender.

« Je me demande pourquoi il a attendu, pourquoi il ne s’est pas sauvé comme il l’avait prévu. Je me demande pourquoi il s’est fait tuer.

— Qui sait ? » dit quelqu’un.

Spender gisait, les mains crispées, l’une sur son arme, l’autre sur le livre d’argent qui brillait au soleil. Est-ce à cause de moi ? songea le capitaine. Est-ce parce que j’ai refusé de me laisser convaincre ? Est-ce que l’idée de me tuer lui faisait horreur ? Suis-je un tant soit peu différent de ces autres hommes ? Est-ce là l’explication ? Croyait-il pouvoir me faire confiance ? Où trouver ailleurs la réponse ?

Nulle part. Il s’accroupit près du corps sans vie.

Il faut que je sois à la hauteur de mon acte, se dit-il. À présent, je ne peux pas lui faire faux bond. Si, quelque part, il voyait en moi un autre lui-même et n’a pas pu me tuer pour cette raison, me voilà avec du pain sur la planche ! C’est ça, oui, c’est ça. Spender revit en moi, mais je réfléchis avant de tirer. Je ne tire même pas, je ne tue pas. Je coopère. Et il ne pouvait pas me tuer parce que j’étais son double dans un contexte légèrement différent.

Le capitaine prit conscience de la chaleur du soleil sur sa nuque. Il s’entendit déclarer :

« Si seulement il était venu me parler avant de descendre qui que ce soit, on aurait pu trouver une solution.

— Quelle solution ? protesta Parkhill. Quelle solution aurait-on pu trouver avec un type pareil ? »

La canicule emplissait le paysage de son chant, un chant qui venait des rochers, du ciel bleu.

« Je crois que vous avez raison, dit le capitaine. On n’aurait jamais pu s’entendre. Spender et moi, peut-être. Mais Spender et vous, et les autres, non, jamais. Il est mieux comme ça. Passez-moi cette gourde que je boive un coup. »

Ce fut le capitaine qui suggéra d’utiliser le sarcophage vide pour Spender. Ils avaient découvert un ancien cimetière martien. Ils placèrent Spender dans une longue caisse d’argent avec des figurines de cire et des vins vieux de dix mille ans, les mains croisées sur sa poitrine. La dernière vision qu’ils eurent de lui fut son visage paisible.

Ils se tinrent un moment immobiles dans l’antique caveau.

« Je crois que vous seriez bien inspirés de penser de temps à temps à Spender », dit le capitaine. Ils sortirent du caveau et refermèrent la porte de marbre.

L’après-midi suivant, Parkhill faisait du tir à la cible dans une des cités mortes, canardant les fenêtres de cristal et abattant la pointe des tours graciles.

Le capitaine le surprit et, d’un coup de poing, lui fit cracher ses dents.

 

 

 FIN DE LA SECONDE PARTIE

 

SUITE :

AOÛT 2032

 

Les pionniers

 

Les hommes de la Terre vinrent sur Mars...............................

6 juin 2013

José-Maria de HEREDIA, sélection de poèmes

 

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José-Maria de HEREDIA

(1842-1905)

 

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L’oubli

 

Le temple est en ruine au haut du promontoire.
Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
Les Déesses de marbre et les Héros d'airain
Dont l'herbe solitaire ensevelit la gloire.

Seul, parfois, un bouvier menant ses buffles boire,
De sa conque où soupire un antique refrain
Emplissant le ciel calme et l'horizon marin,
Sur l'azur infini dresse sa forme noire.

La Terre maternelle et douce aux anciens Dieux
Fait à chaque printemps, vainement éloquente,
Au chapiteau brisé verdir une autre acanthe ;

Mais l'Homme indifférent au rêve des aïeux
Ecoute sans frémir, du fond des nuits sereines,
La Mer qui se lamente en pleurant les sirènes.

 

 

 

Les conquérants

 

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

 

 

 

La Trebbia

 

L'aube d'un jour sinistre a blanchi les hauteurs.
Le camp s'éveille. En bas roule et gronde le fleuve
Où l'escadron léger des Numides s'abreuve.
Partout sonne l'appel clair des buccinateurs.

Car malgré Scipion, les augures menteurs,
La Trebbia débordée, et qu'il vente et qu'il pleuve,
Sempronius Consul, fier de sa gloire neuve,
A fait lever la hache et marcher les licteurs.

Rougissant le ciel noir de flamboîments lugubres,
A l'horizon, brûlaient les villages Insubres ;
On entendait au loin barrir un éléphant.

Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoutait, pensif et triomphant,
Le piétinement sourd des légions en marche.

 

 

 

Fleurs de feu

 

Bien des siècles depuis les siècles du Chaos,
La flamme par torrents jaillit de ce cratère,
Et le panache igné du volcan solitaire
Flamba plus haut encor que les Chimborazos.

Nul bruit n'éveille plus la cime sans échos.
Où la cendre pleuvait l'oiseau se désaltère ;
Le sol est immobile et le sang de la Terre,
La lave, en se figeant, lui laissa le repos.

Pourtant, suprême effort de l'antique incendie,
A l'orle de la gueule à jamais refroidie,
Éclatant à travers les rocs pulvérisés,

Comme un coup de tonnerre au milieu du silence,
Dans le poudroîment d'or du pollen qu'elle lance
S'épanouit la fleur des cactus embrasés.

 

 

 

Fleur séculaire

 

Sur le roc calciné de la dernière rampe
Où le flux volcanique autrefois s'est tari,
La graine que le vent au haut Gualatieri
Sema, germe, s'accroche et, frêle plante, rampe.

Elle grandit. En l'ombre où sa racine trempe,
Son tronc, buvant la flamme obscure, s'est nourri ;
Et les soleils d'un siècle ont longuement mûri
Le bouton colossal qui fait ployer sa hampe.

Enfin, dans l'air brillant et qu'il embrase encor,
Sous le pistil géant qui s'érige, il éclate,
Et l'étamine lance au loin le pollen d'or ;

Et le grand aloès à la fleur écarlate,
Pour l'hymen ignoré qu'a rêvé son amour,
Ayant vécu cent ans, n'a fleuri qu'un seul jour.

 

 

 

Le récif de corail

 

Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore,
Éclaire la forêt des coraux abyssins
Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
La bête épanouie et la vivante flore.

Et tout ce que le sel ou l'iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore.

De sa splendide écaille éteignant les émaux,
Un grand poisson navigue à travers les rameaux ;
Dans l'ombre transparente indolemment il rôde ;

Et, brusquement, d'un coup de sa nageoire en feu
Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d'or, de nacre et d'émeraude.

 

 

 

La sieste

 

Pas un seul bruit d'insecte ou d'abeille en maraude,
Tout dort sous les grands bois accablés de soleil
Où le feuillage épais tamise un jour pareil
Au velours sombre et doux des mousses d'émeraude.

Criblant le dôme obscur, Midi splendide y rôde
Et, sur mes cils mi-clos alanguis de sommeil,
De mille éclairs furtifs forme un réseau vermeil
Qui s'allonge et se croise à travers l'ombre chaude.

Vers la gaze de feu que trament les rayons,
Vole le frêle essaim des riches papillons
Qu'enivrent la lumière et le parfum des sèves ;

Alors mes doigts tremblants saisissent chaque fil,
Et dans les mailles d'or de ce filet subtil,
Chasseur harmonieux, j'emprisonne mes rêves.

 

 

 

Un peintre

 

                                             À Emmanuel Lansyer

Il a compris la race antique aux yeux pensifs
Qui foule le sol dur de la terre bretonne,
La lande rase, rose et grise et monotone
Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs.

Des hauts talus plantés de hêtres convulsifs,
Il a vu, par les soirs tempétueux d'automne,
Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne ;
Sa lèvre s'est salée à l'embrun des récifs.

Il a peint l'Océan splendide, immense et triste,
Où le nuage laisse un reflet d'améthyste,
L'émeraude écumante et le calme saphir ;

Et fixant l'eau, l'air, l'ombre et l'heure insaisissables,
Sur une toile étroite il a fait réfléchir
Le ciel occidental dans le miroir des sables.

 

 

 

Bretagne

 

Pour que le sang joyeux dompte l’esprit morose,
Il faut, tout parfumé du sel des goëmons,
Que le souffle atlantique emplisse tes poumons ;
Arvor t’offre ses caps que la mer blanche arrose.

 

L’ajonc fleurit et la bruyère est déjà rose.
La terre des vieux clans, des nains et des démons,
Ami, te garde encor, sur le granit des monts,
L’homme immobile auprès de l’immuable chose.

 

Viens. Partout tu verras, par les landes d’Arèz,
Monter vers le ciel morne, infrangible cyprès,
Le menhir sous lequel gît la cendre du Brave ;

 

Et l’Océan, qui roule en un lit d’algues d’or
Is la voluptueuse et la grande Occismor,
Bercera ton cœur triste à son murmure grave.

 

 

 

Floridum mare

 

La moisson débordant le plateau diapré
Roule, ondule et déferle au vent frais qui la berce ;
Et le profil, au ciel lointain, de quelque herse
Semble un bateau qui tangue et lève un noir beaupré.

Et sous mes pieds, la mer, jusqu'au couchant pourpré,
Céruléenne ou rose ou violette ou perse
Ou blanche de moutons que le reflux disperse,
Verdoie à l'infini comme un immense pré.

Aussi les goëlands qui suivent la marée,
Vers les blés mûrs que gonfle une houle dorée,
Avec des cris joyeux, volaient en tourbillons ;

Tandis que, de la terre, une brise emmiellée
Éparpillait au gré de leur ivresse ailée
Sur l'Océan fleuri des vols de papillons.

 

 

 

Soleil couchant

 

Les ajoncs éclatants, parure du granit,
Dorent l'âpre sommet que le couchant allume ;
Au loin, brillante encor par sa barre d'écume,
La mer sans fin commence où la terre finit.

A mes pieds c'est la nuit, le silence. Le nid
Se tait, l'homme est rentré sous le chaume qui fume.
Seul, l'Angélus du soir, ébranlé dans la brume,
À la vaste rumeur de l'Océan s'unit.

Alors, comme du fond d'un abîme, des traînes,
Des landes, des ravins, montent des voix lointaines
De pâtres attardés ramenant le bétail.

L'horizon tout entier s'enveloppe dans l'ombre,
Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre,
Ferme les branches d'or de son rouge éventail.

 

 

 

Maris stella

 

Sous les coiffes de lin, toutes, croisant leurs bras
Vêtus de laine rude ou de mince percale,
Les femmes, à genoux sur le roc de la cale,
Regardent l'Océan blanchir l'île de Batz.

Les hommes, pères, fils, maris, amants, là-bas,
Avec ceux de Paimpol, d'Audierne et de Cancale,
Vers le Nord, sont partis pour la lointaine escale.
Que de hardis pêcheurs qui ne reviendront pas !

Par-dessus la rumeur de la mer et des côtes
Le chant plaintif s'élève, invoquant à voix hautes
L'Étoile sainte, espoir des marins en péril ;

Et l'Angélus, courbant tous ces fronts noirs de hâle,
Des clochers de Roscoff à ceux de Sybiril
S'envole, tinte et meurt dans le ciel rose et pâle.

 

 

Le bain

L'homme et la bête, tels que le beau monstre antique,
Sont entrés dans la mer, et nus, libres, sans frein,
Parmi la brume d'or de l'âcre pulvérin,
Sur le ciel embrasé font un groupe athlétique.

Et l'étalon sauvage et le dompteur rustique,
Humant à pleins poumons l'odeur du sel marin,
Se plaisent à laisser sur la chair et le crin
Frémir le flot glacé de la rude Atlantique.

La houle s'enfle, court, se dresse comme un mur
Et déferle. Lui crie. Il hennit, et sa queue
En jets éblouissants fait rejaillir l'eau bleue ;

Et, les cheveux épars, s'effarant dans l'azur,
Ils opposent, cabrés, leur poitrail noir qui fume,
Au fouet échevelé de la fumante écume.

 

 

 

Armor

 

Pour me conduire au Raz, j'avais pris à Trogor
Un berger chevelu comme un ancien Évhage ;
Et nous foulions, humant son arome sauvage,
L'âpre terre kymrique où croît le genêt d'or.

Le couchant rougissait et nous marchions encor,
Lorsque le souffle amer me fouetta le visage ;
Et l'homme, par-delà le morne paysage
Étendant un long bras, me dit : Senèz Ar-Mor ! (1)

Et je vis, me dressant sur la bruyère rose,
L'Océan qui, splendide et monstrueux, arrose
Du sel vert de ses eaux les caps de granit noir ;

Et mon cœur savoura, devant l'horizon vide
Que reculait vers l'Ouest l'ombre immense du soir,
L'ivresse de l'espace et du vent intrépide.

 

(1)    Regarde la mer !

 


Mer montante

Le soleil semble un phare à feux fixes et blancs.
Du Raz jusqu'à Penmarc'h la côte entière fume,
Et seuls, contre le vent qui rebrousse leur plume,
A travers la tempête errent les goëlands.

L'une après l'autre, avec de furieux élans,
Les lames glauques sous leur crinière d'écume,
Dans un tonnerre sourd s'éparpillant en brume,
Empanachent au loin les récifs ruisselants.

Et j'ai laissé courir le flot de ma pensée,
Rêves, espoirs, regrets de force dépensée,
Sans qu'il en reste rien qu'un souvenir amer.

L'Océan m'a parlé d'une voix fraternelle,
Car la même clameur que pousse encor la mer
Monte de l'homme aux Dieux, vainement éternelle.

 

 

 

La conque

 

Par quels froids Océans, depuis combien d'hivers,
- Qui le saura jamais, Conque frêle et nacrée ! -
La houle sous-marine et les raz de marée
T'ont-ils roulée au creux de leurs abîmes verts ?

Aujourd'hui, sous le ciel, loin des reflux amers,
Tu t'es fait un doux lit de l'arène dorée.
Mais ton espoir est vain. Longue et désespérée,
En toi gémit toujours la grande voix des mers.

Mon âme est devenue une prison sonore :
Et comme en tes replis pleure et soupire encore
La plainte du refrain de l'ancienne clameur ;

Ainsi du plus profond de ce cœur trop plein d'Elle,
Sourde, lente, insensible et pourtant éternelle,
Gronde en moi l'orageuse et lointaine rumeur.

 

 

 

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6 juin 2013

Stefan Zweig, Leporella

300opie

 

Stefan Zweig

 

Nouvelle issue du recueil "La peur"

 

Leporella

 

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Traduction de Alzir Hella

                            

                    De son nom de baptême elle s’appelait Crescentia Anna Aloisia Finkenhuber. Elle avait trente-neuf ans, était de naissance illégitime et originaire d’un petit village du Zillertal. Sous la rubrique « signes particuliers » de son livret de service figurait un trait horizontal, négatif, mais si les employés avaient été tenus de donner un signalement caractérologique, un coup d’œil, même rapide, n’eût pas manqué de leur faire noter qu’elle ressemblait à un cheval de montagne osseux, fourbu et efflanqué. Car il y avait, à ne pas s’y méprendre, quelque chose de chevalin dans l’expression de sa lippe pendante, dans l’ovale à la fois allongé et dur de sa figure hâlée, dans ses yeux mornes, dépourvus de cils, et surtout dans ses cheveux épais et feutrés, collés sur le front en mèches grasses. Sa démarche également accusait l’hésitation méfiante, l’entêtement buté des bidets de montagne qui, par les cols des Alpes, sur les chemins muletiers pierreux, portent maussades, hiver comme été, à la montée comme à la descente, les mêmes charges de bois du même pas cahotant. Délivrée du licou du travail, Crescenz, les coudes en biais, les mains plus ou moins jointes, restait à regarder vaguement devant elle, d’un air hébété, pareille au bétail à l’étable. Tout en elle était dur, disgracieux et lourd. Penser lui était pénible et sa compréhension était lente ; toute idée nouvelle gouttait sourdement dans les profondeurs de son esprit comme à travers un tamis épais ; mais quand il lui arrivait d’avoir enfin saisi et fait sienne une idée nouvelle, elle y tenait obstinément et ne la lâchait plus. Elle ne lisait rien, ni journaux ni livres de prières, écrire était pour elle une corvée et les lettres gauches de son carnet de cuisine ressemblaient étrangement à son propre corps anguleux et mal taillé, dénué visiblement de tous les caractères extérieurs de la féminité. Tout comme ses os, ses hanches, ses mains et son crâne, sa voix était dure ; malgré les sons épais et gutturaux, propres à la langue du Tyrol, elle grinçait comme une porte rouillée, ce qui du reste n’avait rien d’étonnant car Crescenz n’adressait jamais à personne un mot inutile. Et nul non plus ne l’avait jamais vue rire ; en cela aussi elle avait tout de l’animal, car il est une chose peut-être plus cruelle que l’absence du langage, c’est celle du rire, ce jaillissement spontané du sentiment, qui a été refusé par Dieu aux créatures inconscientes.

 

Enfant illégitime élevée aux frais de la commune, déjà en service à l’âge de douze ans, puis récureuse de casseroles dans une gargote, son acharnement au travail, son activité frénétique la firent remarquer, si bien qu’au sortir de cette auberge de charretiers elle entra comme cuisinière dans un bon hôtel de touristes. Là, jour après jour, Crescenz se levait à cinq heures du matin, balayait, nettoyait, astiquait, brossait, rangeait, chauffait, cuisinait, pétrissait, lavait, rinçait, essorait, trimait jusqu’à une heure avancée de la nuit. Jamais elle ne prenait de congé ; jamais, excepté pour aller à l’église, elle ne mettait les pieds dehors : le disque ardent de son fourneau lui tenait lieu de soleil, les mille et mille bûches qu’elle fendait le long de l’année étaient sa forêt.

 

Les hommes ne l’importunaient pas, soit parce que ce quart de siècle de travail acharné l’avait dépouillée de ce qu’elle pouvait avoir de féminin, soit parce que, revêche et taciturne, elle eût coupé court à toute approche. Son seul plaisir, elle le trouvait dans l’argent sonnant et trébuchant qu’elle amassait comme un hamster avec l’instinct avide des paysans et des simples, pour ne pas être forcée dans sa vieillesse d’avaler une seconde fois, à l’asile des pauvres, le pain amer de la commune.

 

C’était uniquement poussée par l’amour de l’argent que cette créature bornée avait quitté pour la première fois, à trente-sept ans, sa patrie tyrolienne. Une placeuse, qui durant sa villégiature l’avait vue se démener au travail du matin au soir dans la salle et dans la cuisine, l’attira à Vienne en lui promettant le double de ses gages. Pendant le voyage en train, Crescenz n’avait parlé à personne ; elle tenait horizontalement sur ses genoux douloureux la lourde malle d’osier qui contenait tout son avoir, malgré l’offre aimable de ses compagnons de voyage de la lui caser dans le filet, car le vol et l’escroquerie étaient la seule représentation qui dans son cerveau obtus de paysanne s’accrochait à la grande ville.

 

À Vienne il avait fallu, pendant les premiers jours, l’accompagner au marché, parce qu’elle craignait les voitures comme une vache craint les autos. Mais dès qu’elle eut connu les quatre rues qui y menaient, elle n’eut plus besoin de personne ; son panier au bras elle trottait, sans lever les yeux, de la maison à l’étalage des marchands et revenait de même ; elle balayait, chauffait et rangeait dans sa nouvelle cuisine, comme elle avait fait dans l’ancienne, sans s’apercevoir d’aucun changement. À neuf heures, comme au village, elle allait se coucher et dormait comme une bête, la bouche ouverte, jusqu’à l’instant où le réveille-matin l’arrachait brusquement à son lit. Personne ne savait si elle était contente, elle-même peut-être pas davantage, car elle ne s’ouvrait à personne et ne répondait aux ordres qu’elle recevait que par un vague « ouais, ouais », ou, si elle était d’un autre avis, par un haussement buté des épaules. Elle ne prenait garde ni aux voisins, ni aux autres domestiques de la maison : les regards gouailleurs de ses compagnes moins farouches glissaient comme de l’eau sur le cuir épais de son indifférence, sauf un jour où une des soubrettes ayant commencé à imiter son patois tyrolien et à se moquer d’elle avec insistance, elle avait sans rien dire tiré subitement de son fourneau une bûche enflammée et s’était précipitée sur la fille affolée qui s’était mise à hurler. À partir de ce jour, tout le monde évita la furieuse créature et plus personne ne se hasarda à la railler.

 

Cependant tous les dimanches matin, Crescenz, vêtue de son ample robe plissée et coiffée de son bonnet plat de paysanne, se rendait à l’église. Une seule fois, à l’occasion de son premier jour de congé à Vienne, elle risqua une promenade. Mais comme elle n’avait pas voulu prendre le tram et que, tout au long de sa prudente expédition par les rues mouvementées et vibrantes, elle ne vit qu’une succession de murs de pierre, elle n’alla pas plus loin que le canal du Danube ; là, fixement, elle regarda l’eau qui coulait comme on regarde une chose connue ; puis elle s’en retourna par le même chemin, toujours le long des maisons, évitant craintivement la chaussée.

 

Cet unique voyage d’exploration l’avait certainement déçue, car dès lors elle ne quitta jamais la maison, préférant le dimanche s’asseoir à la fenêtre, soit avec un travail de couture, soit les mains vides. La grande ville n’avait donc apporté dans la moulinette de ses journées, depuis si longtemps laborieuses, d’autre changement que celui de faire tomber, à la fin de chaque mois, quatre billets bleus au lieu de deux dans ses mains déformées et usées par la cuisine et la lessive. Ces billets de banque, elle les examinait chaque fois longuement et avec méfiance ; elle les dépliait minutieusement et les lissait presque avec tendresse avant de les ranger à côté des autres, dans le coffret en bois sculpté qu’elle avait apporté de son village. Cette grossière et informe cassette était tout son secret, son unique raison de vivre. Le soir elle en posait la clef sous son oreiller. Personne de la maison ne sut jamais où elle la mettait le jour.

 

Telle était cette bizarre créature humaine, si l’on peut dire, puisque l’humain, justement, n’apparaissait dans ses attitudes que d’une façon tout à fait vague et rudimentaire ; mais peut-être fallait-il un être à ce point obtus et borné pour rester au service du ménage non moins bizarre du jeune baron de F… Car, d’une manière générale, les domestiques ne supportaient pas l’atmosphère de discorde qui y régnait au-delà du délai légal de préavis qui suivait leur engagement. Les criailleries irritées, frisant l’hystérie, que l’on y entendait, venaient de la maîtresse de maison. Fille d’un très riche industriel d’Essen, elle n’était plus de la première jeunesse quand, dans une ville d’eaux, elle avait fait la connaissance du baron, nettement plus jeune qu’elle (de médiocre noblesse et dans une situation pécuniaire plus médiocre encore) et elle avait épousé sans tarder ce joli godelureau au charme aristocratique. Mais la lune de miel à peine passée, la nouvelle mariée fut bien obligée de reconnaître que ses parents n’avaient pas eu tort de s’opposer à cette union rapide en réclamant des qualités plus solides chez un mari. Car il apparut bientôt que non seulement il avait passé sous silence de nombreuses dettes, mais que les fredaines de célibataire intéressaient bien plus cet époux, devenu rapidement négligent, que ses devoirs conjugaux ; de plus, s’il ne manquait pas d’affabilité et possédait même plutôt ce fond de jovialité propre aux caractères légers, ce trop joli galant homme ne pouvait concevoir l’existence que d’une façon paresseuse, sans obligation, et considérait avec mépris toute capitalisation, tout calcul d’intérêt comme trahissant un caractère borné et pingre, d’origine plébéienne.

Il aimait la vie facile ; elle au contraire, désirait un intérieur rangé et sévère, dans le style des bourgeois de Rhénanie, ce qui le mettait hors de lui. Et lorsque, malgré la richesse de sa femme, il s’était vu obligé de marchander la moindre somme quelque peu importante et que l’épouse calculatrice était allée jusqu’à s’opposer à son désir le plus cher, une écurie de courses, il n’avait plus jugé à propos de continuer à s’occuper de cette grosse Allemande du Nord aux larges épaules et dont la voix forte et autoritaire lui faisait mal aux oreilles. Il l’avait donc « laissée choir », comme on dit, doucement et sans fracas, mais non moins radicalement pour cela.

 

Quand, dans sa déception, elle lui faisait des reproches, il l’écoutait poliment et avec une attention apparente, mais sitôt le sermon fini il chassait loin de lui ces véhémentes exhortations avec la fumée de sa cigarette et, sans se gêner, faisait ce que bon lui semblait. Cette amabilité facile, presque professionnelle, exaspérait l’épouse déçue plus que ne l’aurait fait n’importe quelle opposition. Et parce qu’elle était complètement impuissante devant cette politesse d’homme du monde toujours impeccable, devant cette politesse insistante même, sa colère accumulée se donnait libre cours ailleurs : elle s’en prenait aux domestiques et déversait sans retenue sur des innocents une fureur justifiée dans le fond, mais déplacée ici. Le résultat ne s’était pas fait attendre : en l’espace de deux ans elle n’avait pas dû changer de servante moins de seize fois, un jour même elle s’était livrée à des voies de fait sur l’une d’elles et avait été obligée, pour arranger l’affaire, de lui verser une indemnité assez élevée.

 

Dans cette atmosphère orageuse, seule Crescenz tenait bon, inébranlable comme un cheval de fiacre sous la pluie. Elle ne prenait le parti de personne, ne s’occupait pas des changements qui se produisaient, ne semblait pas s’apercevoir que les inconnues qui lui étaient adjointes et avec lesquelles elle partageait sa chambre changeaient constamment de nom, de couleur de cheveux, d’odeur corporelle et de manière d’être, car elle ne parlait à aucune d’elles, ne s’inquiétait ni des portes claquées, ni des déjeuners interrompus, ni des crises de nerfs et des évanouissements. Active et indifférente, elle allait de sa cuisine au marché et du marché à sa cuisine : ce qui se passait au-delà de cet horizon borné ne l’intéressait pas. Elle travaillait comme un fléau dont le battoir retombe durement et machinalement, brisant les jours les uns après les autres ; deux années de grande ville passèrent à côté d’elle, inaperçues, sans provoquer aucun élargissement de son monde intérieur, sauf que les billets bleus amassés dans sa cassette atteignaient maintenant l’épaisseur d’un pouce, et qu’à la fin de l’année, quand d’un doigt humide elle les comptait un par un, elle se rapprochait du chiffre magique de mille.

 

Mais le hasard dispose de pointes de diamant et le destin, redoutablement audacieux, sait se frayer inopinément un chemin conduisant aux âmes et bouleverser les natures les plus pétrifiées. Chez Crescenz la cause extérieure des événements prit une apparence presque aussi banale qu’elle : après un intervalle de dix ans, l’État avait jugé utile de procéder à un nouveau recensement de la population, et des questionnaires extrêmement compliqués avaient été envoyés dans toutes les maisons pour connaître exactement l’état civil des habitants. Se méfiant de l’orthographe fantaisiste et purement phonétique du personnel, le baron avait préféré remplir lui-même ces formulaires et, à cette fin, il avait fait venir Crescenz, comme les autres, dans son bureau. Or, en la questionnant sur ses nom, date et lieu de naissance, le baron, qui était un chasseur passionné et l’ami du grand propriétaire terrien de l’endroit en question, découvrit qu’il lui était arrivé à plusieurs reprises de chasser le chamois justement dans ce coin des Alpes, qu’une fois même un guide originaire de son village natal l’avait accompagné pendant deux semaines. Et comme, chose curieuse, ce guide se trouvait précisément être l’oncle de Crescenz et que, par surcroît, le baron ce jour-là était d’humeur particulièrement joviale, ce fut l’occasion d’une conversation prolongée ; nouvelle surprise, il avait naguère dégusté un excellent rôti de chevreuil dans l’auberge même où elle était cuisinière ! Vétilles que tout cela, mais hasards étranges tout de même et qui, aux yeux de Crescenz, qui voyait ici pour la première fois quelqu’un connaissant son pays, avaient quelque chose de surnaturel. Elle était là devant lui, toute rouge, très concentrée, et se tortillait gauchement, l’air flatté, lorsque passant à la plaisanterie, le baron imita son patois tyrolien, lui demanda si elle savait jodler et lui dit des gaudrioles. Pour finir, s’amusant lui-même à ce jeu, il lui donna familièrement du plat de la main, à la manière paysanne, une tape sur le derrière et lui dit en riant : « Maintenant, va-t’en brave Cenzi, mais avant de partir voici deux couronnes, parce que tu es du Zillertal. »

 

Certes, l’incident n’avait en soi rien de pathétique ni d’important. Cependant cette causerie de cinq minutes remua profondément l’âme glauque et figée de la morne créature, telle une pierre dans une mare : tout d’abord se forment peu à peu des cercles mouvants, qui lentement se propagent ensuite en vagues pesantes jusqu’au bord de la conscience. Non seulement cette fille obstinément taciturne n’avait plus eu de conversation avec personne depuis des années, mais le fait que l’homme qui lui avait adressé la parole dans ce dédale de pierres était justement un familier de ses montagnes, qu’il avait mangé un filet de chevreuil préparé par elle, cela lui parut tenir du miracle. À quoi s’ajoutait cette tape sans-gêne sur le derrière qui, dans le langage paysan, est un appel laconique, une avance faite à la femme. Et si Crescenz n’avait pas l’audace de croire que ce monsieur élégant et distingué la désirait réellement, cette familiarité physique n’en avait pas moins secoué ses sens engourdis.

 

Sous l’effet de cette impulsion fortuite, les couches profondes de son être s’ébranlèrent l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’il s’en détachât, informe tout d’abord, puis de plus en plus net, un sentiment nouveau, pareil à celui qui guide le chien lorsqu’un beau jour il discerne subitement, parmi tous les bipèdes qui l’entourent, son maître à lui : à partir de ce moment-là il le suit, accueille par des frétillements ou des aboiements celui à qui le destin le soumet, lui obéit de plein gré et l’accompagne partout avec docilité. C’est ainsi que dans la vie bornée de Crescenz, où il n’était question jusque-là que de cinq ou six choses – argent, marché, fourneau, église et lit –, un nouvel élément s’était introduit en écartant violemment tout ce qui l’avait précédé. Et avec cette âpreté du paysan qui ne veut plus lâcher ce dont ses dures mains se sont emparées un jour, elle aspira cet élément en elle jusque dans le monde trouble de ses instincts. Certes, il se passa du temps avant que cette transformation ne fût visible ; les premiers signes en furent même absolument insignifiants : par exemple, elle brossait les habits et les chaussures du baron avec un soin particulièrement fanatique, tandis qu’elle continuait à abandonner aux soins de la femme de chambre les vêtements et les souliers de la baronne. Ou bien elle se montrait plus souvent dans le corridor et dans les chambres et, à peine entendait-elle grincer la serrure de la porte d’entrée, qu’elle se précipitait à la rencontre de son maître pour le débarrasser de sa canne et de son manteau. Elle redoublait d’attentions pour la cuisine et avait même fait l’effort de repérer le chemin des halles, tout spécialement pour y acheter un filet de chevreuil. Et sa tenue portait aussi la marque de soins plus attentifs.

 

Il avait fallu une ou deux semaines pour que les premières pousses de ce sentiment nouveau surgissent de son monde intérieur. Mais il fallut encore des semaines et des semaines avant que vînt éclore sur ces pousses un deuxième sentiment et que celui-ci prît peu à peu forme et devînt réalité. Ce deuxième sentiment n’était autre que le complémentaire du premier : une haine sourde, d’abord, puis peu à peu ouverte et manifeste à l’égard de l’épouse du baron, la femme à qui il était permis de parler, d’habiter, de coucher avec lui, et qui pourtant n’avait pas pour lui l’adoration dévote que Crescenz, elle, lui vouait. À présent plus attentive, sans l’avoir décidé, à ce qui se passait autour d’elle – soit qu’elle eût assisté à une de ces scènes gênantes où le maître adoré était humilié de la façon la plus révoltante par son épouse acariâtre, soit que la familiarité joviale du mari lui eût fait sentir plus vivement la réserve hautaine de cette Allemande du Nord inhibée –, Crescenz manifesta tout à coup à l’égard de celle-ci, qui ne se doutait de rien, un certain entêtement, une animosité épineuse qui blessait par mille petites pointes et méchancetés. C’est ainsi que la baronne était toujours obligée de sonner au moins deux fois pour que Crescenz, avec une lenteur voulue et une mauvaise volonté évidente, daignât répondre à son appel, et lorsqu’elle s’avançait, la tête rentrée dans les épaules, on voyait toujours qu’elle était prête d’avance à faire front contre toute remarque. Elle écoutait d’un air maussade, sans répondre, les ordres qu’on lui donnait, de sorte – que la baronne ne savait jamais si elle était bien comprise ; mais si, par prudence, elle lui répétait l’ordre, elle n’obtenait qu’un hochement de tête renfrogné ou sur un ton dédaigneux : « J’avions bien entendu. » Ou encore, juste à l’heure d’aller au théâtre, au moment même où sa maîtresse déjà tout énervée arpentait les pièces, une clef importante avait disparu, qu’on retrouvait une demi-heure plus tard dans un coin où jamais on ne l’aurait cherchée. Elle se plaisait à oublier les messages et appels téléphoniques pour la baronne, et, interrogée, elle se contentait de lui lancer sèchement, sans marquer le moindre regret : « Ben, j’avions oublié ! » Jamais elle ne la regardait dans les yeux, sans doute par crainte de ne pouvoir cacher sa haine.

 

Pendant ce temps les désaccords domestiques donnaient lieu à des scènes de plus en plus désagréables entre les époux : peut-être aussi l’inconsciente et irritante mauvaise humeur de Crescenz était-elle cause, dans une certaine mesure, de l’énervement de l’épouse dont l’irritation grandissait de semaine en semaine. Les nerfs éprouvés par son célibat prolongé, aigrie encore par l’indifférence de son mari et l’animosité effrontée des domestiques, cette femme tourmentée perdait de plus en plus son équilibre. En vain recourait-on au bromure et au véronal pour essayer de calmer sa nervosité ; les crises d’hystérie succédaient aux crises de larmes sans que personne pût y apporter le moindre soulagement. À la fin le médecin recommanda un séjour de deux mois dans un sanatorium, recommandation qui fut approuvée par le mari, d’ordinaire si indifférent, avec un tel empressement prévenant que sa femme, méfiante, commença par se cabrer. Mais en fin de compte, le voyage fut quand même décidé, la femme de chambre accompagnerait Madame et Crescenz resterait seule dans le spacieux appartement au service de Monsieur.

 

Cette nouvelle qu’elle serait seule à veiller sur Monsieur mit tout d’un coup en émoi les sens engourdis de Crescenz. Du fond de son être, telle une bouteille magique violemment secouée, remonta un dépôt de passion cachée qui donna à ses gestes une tout autre allure. Ce qu’il y avait en elle de lourd et d’emprunté se volatilisa soudain, ses membres ankylosés se délièrent, on eût dit que cette nouvelle électrisante les avait rendus légers, tant sa démarche était rapide et vive. À peine avait-il été question des préparatifs du voyage, qu’elle courait d’une pièce à l’autre, montait et descendait les escaliers, faisait les malles avant d’en avoir reçu l’ordre et les portait elle-même dans la voiture. Et lorsque tard dans la soirée, le baron revenant de la gare tendit à la servante empressée sa canne et son manteau en disant avec un soupir de soulagement :

« La voilà expédiée ! » il se passa une chose étrange.

Car soudain les lèvres serrées de Crescenz qui, comme les animaux, ne riait jamais, se contractèrent tout à coup avec violence. La bouche grimaça, s’élargit et brusquement, au milieu de cette face d’idiote illuminée, jaillit un ricanement si bestial et si sans-gêne que le baron, désagréablement surpris par ce spectacle, eut honte de sa familiarité déplacée et gagna sa chambre sans mot dire.

 

Mais ce rapide instant de malaise se dissipa vite ; déjà les jours suivants, le délicieux silence et la liberté bienfaisante qu’ils goûtaient, créaient une sorte de lien entre le maître et la servante. Le départ de l’épouse avait, si l’on peut dire, débarrassé l’atmosphère des lourds nuages qui planaient. Heureusement délivré de l’incessante obligation de rendre compte de tous ses actes, l’époux libéré rentra très tard dès le premier soir et put jouir de l’agréable contraste que lui offrait l’empressement silencieux de Crescenz avec les réceptions trop éloquentes de sa femme. Replongée avec frénésie dans son travail quotidien, la servante se levait plus tôt que jamais, faisait tout reluire, astiquait loquets et cuivres comme une possédée, composait des menus particulièrement raffinés. Au premier déjeuner servi, le baron remarqua avec surprise que l’on avait choisi pour lui seul le précieux service qui d’habitude ne quittait l’argentier qu’aux grandes occasions. Quoique d’un naturel distrait, il était impossible qu’il ne remarquât pas les soins attentifs, presque tendres de cette étrange créature ; et comme au fond il avait bon cœur, il ne lésina pas sur les signes de satisfaction. Il loua sa cuisine, lui adressa de temps en temps quelques paroles aimables, et lorsque le lendemain, qui était le jour de sa fête, il vit sur la table un superbe gâteau avec ses initiales et son écusson artistement saupoudrés de sucre, il dit à Crescenz en riant fort et avec une certaine nonchalance :

« Tu vas me gâter, Cenzi ! Et que vais-je devenir quand, Dieu m’en préserve, ma femme reviendra ? »

Une telle familiarité d’un maître avec son domestique, à ce point dénuée de tact, d’un sans-gêne frisant le cynisme et qui en d’autres pays étonnerait peut-être, n’était d’ailleurs pas chose extraordinaire dans l’aristocratie de la vieille Autriche : ce genre de laisser-aller provenait aussi bien de l’allure désinvolte que ces gentilshommes montraient en toute circonstance que de l’immense mépris qu’ils professaient pour le bas peuple. De même que parfois des archiducs, en garnison dans une petite ville de Galicie, se faisaient amener d’un bordel, le soir, par un sous-officier, la première fille venue, l’abandonnaient ensuite à demi nue à celui qui avait été la chercher et se moquaient profondément de tout ce que les mauvaises langues de la racaille bourgeoise de la ville pourraient raconter le lendemain sur cette anecdote croustillante, de même la haute noblesse préférait, à la chasse, la compagnie de son cocher ou de son palefrenier à celle d’un professeur ou d’un gros commerçant. Mais cette familiarité, démocratique en apparence, facilement consentie et reprise de même, était tout le contraire de ce qu’elle paraissait : elle n’était jamais qu’unilatérale et cessait à la minute où le maître se levait de table. La petite noblesse s’étant toujours efforcée de singer les gestes des féodaux, le baron n’éprouvait donc aucune espèce de scrupule à parler avec dédain de sa femme devant une lourdaude paysanne tyrolienne – sûr qu’il était de sa discrétion, mais ne se doutant certes pas de l’âpre joie et de la passion avec lesquelles la servante taciturne savourait ces paroles méprisantes.

 

Il s’imposa toutefois, pendant un ou deux jours encore, quelque contrainte avant d’abandonner toute retenue. Mais alors, archi-certain, à la suite de divers indices, du silence de la bonne, il commença à se conduire en vrai célibataire et à prendre ses aises dans son appartement. Le quatrième jour de son « célibat », il appela Crescenz, et sans autre explication, de la voix la plus naturelle, il lui ordonna de préparer le soir un souper froid pour deux personnes et d’aller ensuite se coucher ; il se chargerait lui-même du reste. Crescenz reçut l’ordre sans mot dire. Ni son regard, ni le moindre battement de cils ne laissèrent voir si le sens réel de ces paroles avait pénétré derrière son front bas. Mais le maître ne tarda pas à s’apercevoir, avec un amusement mêlé de surprise, à quel point elle avait bien saisi ses véritables intentions ; lorsqu’il rentra après le théâtre en compagnie d’une jeune élève de l’Opéra, non seulement il trouva la table garnie de fleurs et mise avec raffinement, mais dans la chambre à coucher le lit voisin du sien était découvert d’une façon provocante, cependant que le peignoir de soie et les pantoufles de sa femme étaient là bien en évidence, prêts à être enfilés. Le mari émancipé ne put s’empêcher de rire de la sollicitude sans borne de cette créature. Et la dernière barrière tomba d’elle-même devant cette complicité zélée. Dès le matin il sonna Crescenz pour qu’elle aide la galante intruse à s’habiller : le pacte tacite était définitivement scellé entre eux deux.

 

C’est alors que Crescenz reçut son nouveau nom. Cette gentille élève de l’Opéra, qui justement travaillait à ce moment-là le rôle d’Elvire et qui, par plaisanterie, se plaisait à élever son tendre ami au rôle de don Juan, lui avait dit en riant : « Appelle donc ta Leporella ! » Ce nom l’avait amusé parce qu’il parodiait d’une façon grotesque la sèche Tyrolienne ; aussi, à partir de ce jour-là, ne la nomma-t-il jamais plus autrement que Leporella. Crescenz, d’abord ahurie, puis séduite par la belle sonorité d’un nom incompréhensible pour elle fut enchantée d’être rebaptisée, se sentant pour ainsi dire anoblie par ce changement : chaque fois que le joyeux baron l’appelait ainsi, ses lèvres minces s’écartaient, découvrant largement ses dents brunes et chevalines et, humble comme un chien dont la queue frétille, elle s’approchait pour recevoir les ordres du maître vénéré.

 

Ce nom avait été donné en parodie ; mais avec une intuition très sûre, la future diva avait trouvé là une appellation qui, merveille !, allait comme un gant à l’étrange créature, car tout comme le complice complaisant chez Da Ponte, cette vieille fille desséchée, ignorante de l’amour, prenait une joie singulière, mêlée d’orgueil, aux aventures de son maître. N’était-ce que la satisfaction de trouver tous les matins le lit de la femme tant détestée, bouleversé et profané tantôt par une jeunesse, tantôt par une autre, ou bien ses sens s’électrisaient-ils secrètement à l’idée de ces plaisirs que dispensait généreusement la virilité de son maître ? Toujours est-il que la bigote et austère vieille fille servait avec un zèle passionné les prouesses du baron. Son propre corps, usé, privé de sexe par les longues années de travail, n’était plus pour elle depuis longtemps une cause de trouble, et après quelques jours déjà elle sembla éprouver un véritable contentement d’entremetteuse et eut un regard entendu en voyant une deuxième, puis une troisième femme qui pénétrait dans la chambre à coucher de l’absente : cette complicité, mêlée à l’odeur excitante de l’atmosphère amoureuse, se mit à agir comme un acide sur ses sens endormis. Crescenz devint réellement Leporella, vive, alerte et dégourdie comme ce joyeux drille. Sous la chaude impulsion de cette sympathie brûlante, d’étranges qualités s’éveillèrent en elle, toutes sortes de petites ruses, des finauderies et des finasseries, un côté espion, curieux, aux aguets, alerte et fureteur. Elle écoutait aux portes, regardait par le trou des serrures, fouillait les chambres et les lits et, à peine avait-elle flairé un butin nouveau que, poussée par une excitation bizarre, elle se mettait à courir dans les escaliers, si bien que cette vigilance fouineuse, voyeuse, finit par faire sortir de cette bûche qu’elle était auparavant une manière d’être humain. Au grand étonnement des voisins, Crescenz devint tout à coup sociable, elle parlait à d’autres servantes, plaisantait lourdement avec le facteur, participait au caquetage des marchandes ; et même un soir, les lumières étant éteintes dans la cour, les bonnes d’en face entendirent un bourdonnement bizarre venant de sa fenêtre ordinairement muette : Crescenz fredonnait, d’une voix maladroite et grinçante, un de ces chants alpins que les vachères entonnent le soir dans la montagne. De ses lèvres inexpertes, la mélodie s’échappait péniblement, déformée, heurtée, avec un son fêlé ; et pourtant elle avait quelque chose d’exotique et d’étrangement touchant. Pour la première fois depuis son enfance, Crescenz essayait de chanter, et c’était émouvant d’entendre ces sons trébuchants qui, du fond obscur des années ensevelies, remontaient avec difficulté vers la lumière.

 

Le baron, cause involontaire de l’extraordinaire transformation de cette femme tombée sous son emprise, était celui qui s’en apercevait le moins, car qui se retourne jamais pour voir son ombre ? On la sent qui vous suit, fidèle et muette, ou qui vous devance parfois, comme un désir non encore conscient, mais il est bien rare qu’on s’arrête à ses contours grotesques et qu’on reconnaisse son moi dans cette caricature ! Le baron voyait seulement que Crescenz était toujours prête à le servir, que sa discrétion était entière et qu’il pouvait compter sur elle jusqu’au sacrifice. Et c’était son mutisme et la distance qu’elle savait garder dans toutes les situations délicates qu’il appréciait tout particulièrement ; parfois, il lui adressait distraitement quelques paroles aimables, comme on caresse un chien, plaisantait avec elle de temps en temps, lui pinçait le bout de l’oreille ; ou encore il lui donnait un billet de banque ou un billet de théâtre qu’il tirait négligemment de la poche de son gilet, choses insignifiantes pour lui mais qui pour elle devenaient des reliques qu’elle conservait religieusement dans sa cassette. À la longue il prit l’habitude de penser tout haut devant elle et même de la charger de missions compliquées ; et plus il lui marquait sa confiance, plus elle s’efforçait, toute reconnaissante, d’être à la hauteur de sa tâche. Un instinct singulier se fit peu à peu jour en elle, de chien de chasse qui flaire, cherche et même devance, devine les désirs de son maître ; toute sa vie, ses désirs, ses besoins semblaient être passés de son propre corps dans celui de son maître, elle voyait tout avec ses yeux à lui, elle écoutait avec lui ; toutes les joies du baron, toutes ses conquêtes, elle en jouissait avec un enthousiasme presque vicieux. Elle rayonnait quand une nouvelle femme franchissait le seuil de la maison et paraissait déçue, et comme froissée dans son attente, quand il ne rentrait pas le soir en galante compagnie ; ses pensées jadis si engourdies déployaient une activité frénétique que jusque-là seuls ses bras avaient connue, cependant que dans ses yeux étincelait et brillait une lueur nouvelle, vigilante. Une créature humaine s’était éveillée dans la bête de somme fourbue d’autrefois – une créature têtue, fermée, rusée, inquiète, réfléchie et active, sournoise et dangereuse.

 

Et un jour que le baron rentrait plus tôt que d’habitude, il s’arrêta dans le couloir, étonné : n’était-ce pas, derrière la porte de la cuisine, l’éclat d’un rire gloussé par celle qui d’ordinaire était toujours muette ? Mais déjà Leporella se faufilait par la porte entrebâillée, s’essuyant les mains à son tablier, avec un air gêné et effronté à la fois :

« Monsieur nous excuserons, dit-elle,

laissant traîner son regard par terre, mais la fille du confiseur est là… une jolie p’tite… elle aimerait tant faire la connaissance de Monsieur. »

Le baron la regarda, surpris, sans savoir s’il devait s’indigner de son audacieuse familiarité ou s’amuser de sa complaisance d’entremetteuse. Finalement la curiosité masculine l’emporta :

« Fais-la voir un peu. »

La fille, une blonde et appétissante gamine de seize ans que Leporella avait attirée peu à peu à elle par des paroles flatteuses, sortit de la cuisine, les joues empourprées et avec un petit rire embarrassé, poussée et encouragée par la servante ; elle se tourna gauchement devant l’élégant monsieur qu’elle avait en effet souvent observé du magasin d’en face avec une admiration quasi enfantine. Le baron la trouva jolie et lui proposa de prendre le thé avec lui dans sa chambre. Ne sachant trop ce qu’elle devait faire, la petite se tourna vers Crescenz. Mais celle-ci, avec un empressement marqué, était déjà rentrée dans la cuisine. Il ne restait plus à la jeune fille attirée dans cette aventure qu’à accepter, rougissante, excitée et curieuse, la dangereuse invitation.

 

Mais la nature ne brûle pas les étapes. Si sous l’emprise d’une passion obscure et perverse un certain déclenchement de l’intelligence s’était produit chez cet être lourd et obtus, cette pensée toute neuve, mais limitée, ne dépassait pas chez Crescenz l’occasion du moment, restant par là apparentée à l’instinct borné des animaux. Complètement obsédée par le désir de servir en esclave le maître aimé, Crescenz avait tout à fait oublié la maîtresse absente. Le réveil fut d’autant plus terrible : ce fut pour elle une catastrophe inattendue lorsqu’un matin le baron, une lettre à la main, contrarié et de mauvaise humeur, lui annonça qu’elle devait tout mettre en ordre dans la maison et que sa femme rentrait du sanatorium le lendemain. Crescenz resta immobile, devint blême, la bouche ouverte d’effroi : la nouvelle s’était enfoncée en elle comme un poignard. Sans faire un mouvement, elle regardait droit devant elle comme si elle n’avait pas compris. Ses traits étaient à tel point décomposés que le baron se crut obligé de la calmer par une parole légère :

« Je crois que cela ne te fait pas plaisir non plus, Cenzi, pourtant que veux-tu, il n’y a rien à faire ! »

Mais déjà dans le visage pétrifié de Crescenz un mouvement s’ébauchait. Un spasme violent, comme venu des entrailles, rendait peu à peu cramoisies ses joues livides encore l’instant d’avant. Quelque chose montait lentement, aspiré par de puissants battements de cœur : sa gorge tremblait sous le terrible effort. Enfin ce fut là… sur ses lèvres, et, les dents serrées, elle siffla sourdement :

– Y’au… Y’aurait bien… quéqu’chose à faire. »

C’était parti avec la violence d’un coup mortel. Et sa figure se crispa si méchamment après cette décharge brutale, avec une si sombre énergie que le baron, étonné et effrayé, eut malgré lui un mouvement de recul. Mais déjà Crescenz s’était détournée et astiquait un mortier de cuivre avec une telle frénésie qu’on eût dit qu’elle allait s’y briser les doigts.

 

Avec le retour de l’épouse, la tempête recommença à souffler dans la maison, fit claquer les portes de plus belle, hurla de nouveau à travers toutes les pièces, balayant comme un courant d’air la chaude et confortable atmosphère des jours précédents. Soit que la malheureuse eût été renseignée par des racontars de voisins ou par des lettres anonymes sur l’inconduite éhontée de son mari, soit que celui-ci, n’ayant pu dissimuler son mécontentement de la voir rentrer, l’eût mal reçue et qu’elle en fût dépitée, toujours est-il que les deux mois de sanatorium semblaient avoir été sans effet sur ses nerfs tendus à se déchirer et que les crises de larmes alternaient avec les menaces et les scènes d’hystérie. Leurs relations devenaient de jour en jour plus insupportables. Quelques semaines encore, le baron affronta crânement l’assaut des reproches de sa femme grâce à sa courtoisie bien aguerrie, et lorsqu’elle le menaçait d’écrire chez elle et de le quitter, il évitait de lui répondre ou faisait tout ce qu’il pouvait pour la calmer. Mais cette indifférence froide et contrôlée ne faisait que porter à son comble l’énervement de cette femme qui se savait sans amis et sentait autour d’elle une animosité secrète.

 

Quant à Crescenz, elle s’était complètement murée dans son silence d’autrefois. Mais ce silence était devenu agressif et dangereux. Tout d’abord elle s’était obstinée à ne pas vouloir sortir de la cuisine à l’arrivée de sa maîtresse, puis quand enfin on l’appela, elle s’était refusée à la saluer. Les épaules en avant, semblant prête à foncer, elle était restée immobile, répondant sur un ton si hargneux à toutes les questions posées que la baronne, impatientée, s’était détournée ; au même instant, sans qu’elle s’en doutât, Crescenz lui plongeait dans le dos toute sa haine accumulée, dans un seul regard. Possessive comme elle l’était, Crescenz se sentait injustement frustrée par ce retour ; après avoir goûté aux joies d’une soumission fanatique et sans bornes dans laquelle elle avait mis toute sa passion et toute son âme, elle se voyait de nouveau reléguée à la cuisine et aux fourneaux, et privée de son gentil nom de Leporella ! Car devant sa femme, le baron se gardait prudemment de témoigner à Crescenz la moindre sympathie. Mais parfois, épuisé par les scènes violentes, il avait besoin de réconfort et d’épanchement, et il se glissait dans la cuisine, s’asseyait à côté d’elle sur un tabouret et soupirait : « Je n’en peux plus ! »

 

Ces instants où le maître adoré, sous le poids d’une tension trop forte, venait se réfugier chez elle étaient pour Leporella les plus heureux. Jamais elle ne se permettait une réponse ou un mot de consolation ; silencieuse et repliée sur elle-même, elle se contentait de lever parfois un regard attentif, compatissant et tourmenté vers son maître déchu à qui cette sympathie muette faisait du bien. Mais quand il avait quitté la cuisine, la crispation de fureur réapparaissait sur son front et ses lourdes mains s’abattaient sur la viande avec plus de force qu’il n’en fallait, ou bien elle passait sa colère sur les couverts et les casseroles en les récurant avec vigueur.

 

Dans l’atmosphère lourde et contenue de ce retour, l’orage finit par éclater. Au cours d’une scène particulièrement violente, le baron perdit patience et quitta soudain son rôle de petit garçon indifférent et soumis. « J’en ai assez », s’écria-t-il rageusement en faisant claquer derrière lui la porte du salon avec une force telle que les vitres de toutes les pièces en tremblèrent. Et bouillant de colère, le visage congestionné, il s’élança dans la cuisine où Crescenz vibrait comme un arc tendu : « Prépare-moi immédiatement ma valise et mon fusil ! Je pars à la chasse pour huit jours. Le diable même n’y tiendrait plus dans cet enfer : il faut y mettre fin. »

 

Crescenz le regarda, ravie : il était redevenu le maître ! Et en même temps qu’un rire rude s’échappait de sa gorge, elle prononça : « Môsieur a bien raison, il faut y mettre fin. » Frémissante de zèle, elle courut aussitôt d’une pièce à l’autre, rassemblant tout dans les armoires et sur les tables, et les nerfs de cette créature grossière vibraient et tremblaient d’impatience. Puis elle porta elle-même dans la voiture la valise et le fusil. Mais lorsque le baron s’apprêta à la remercier, son regard se replia, épouvanté, car sur les lèvres pincées de la servante rampait ce sourire sournois qui, chaque fois, l’effrayait. Quand il la voyait ainsi à l’affût, il ne pouvait s’empêcher de penser à la contraction de la bête qui se prépare à bondir. Mais déjà elle redevenait toute humilité, et avec une familiarité presque blessante murmurait d’une voix rauque : « Môsieur n’a qu’à faire bon voyage, surtout, j’m’en vas faire ce qu’y faut. »

 

Trois jours plus tard le baron fut rappelé de la chasse par un télégramme pressant. Son cousin l’attendait à la gare. Inquiet, il vit du premier coup d’œil qu’il avait dû se passer quelque chose de désagréable, car le cousin paraissait nerveux et agité. Après les lénifiantes circonlocutions d’usage, il apprit que sa femme avait été trouvée le matin, morte dans sa chambre envahie par le gaz de ville. Il fallait, hélas ! exclure tout accident, car on était au mois de mai et il y avait longtemps qu’on ne se servait plus du calorifère à gaz ; le fait que la malheureuse avait pris du véronal la veille prouvait d’ailleurs l’intention du suicide. Il y avait en outre le témoignage de Crescenz, la cuisinière, qui ce soir-là était la seule à n’être pas de sortie et qui avait entendu l’infortunée marcher la nuit dans l’antichambre, selon toute apparence pour ouvrir le compteur soigneusement fermé. En foi de quoi, le médecin légiste appelé sur les lieux avait déclaré lui aussi que l’accident n’était pas possible et dressé un procès-verbal concluant au suicide.

 

Le baron se mit à trembler. Aussitôt que son cousin eut fait mention du témoignage de Crescenz, il sentit soudain ses mains se refroidir : une pensée pénible, affreuse, s’empara de lui comme un malaise. Mais il repoussa cette sensation de désagréable fermentation et se laissa conduire à son domicile sans volonté. Le corps avait déjà été mis en bière, la famille l’attendait au salon, avec des mines sombres et hostiles : leurs condoléances furent froides comme la lame d’un poignard. Ils se crurent obligés d’appuyer, avec quelques sous-entendus accusateurs, sur le fait qu’il n’y avait malheureusement pas eu moyen d’étouffer le « scandale », parce que le matin la bonne s’était précipitée dans l’escalier en criant d’une voix aiguë : « Madame s’est suicidée. » Aussi avaient-ils commandé un enterrement très simple, car hélas ! – la lame aiguisée se tourna de nouveau vers lui – la curiosité du public avait déjà été désagréablement éveillée par divers racontars. Le baron, abattu, écoutait confusément ; malgré lui, à un moment donné, il leva les yeux vers la porte fermée de la chambre à coucher, mais lâchement, il les baissa aussitôt. Il essayait d’aller jusqu’au bout d’une pensée vague qui l’obsédait et le torturait, mais ces discours vides et haineux le troublaient. Pendant une demi-heure encore, la famille toute en noir tourna autour de lui en jacassant, puis ils prirent congé l’un après l’autre. Il resta seul dans la pièce vide et à demi obscure, tremblant comme sous l’effet d’un choc, le front douloureux et les articulations brisées.

 

On frappa à la porte. Il tressaillit : « Entrez. » Aussitôt il entendit derrière lui un pas hésitant, un pas dur et glissant à la fois, qu’il connaissait bien. Il fut pris d’une subite terreur : il lui semblait que sa nuque était vissée et en même temps des frissons le parcouraient des tempes aux genoux. Il voulait se retourner, mais ses muscles s’y refusaient. Il était là, debout au milieu de la pièce, muet et tremblant, les bras pendants et raides, ayant parfaitement conscience de l’impression de lâcheté qui se dégageait de cette attitude de coupable. Mais tous ses efforts étaient vains : ses muscles ne lui obéissaient pas. C’est alors qu’il entendit derrière lui une voix tout à fait neutre, sèche et indifférente, prononcer : – Je voulais seulement demander à Monsieur s’il mangeait ici ou en ville. » Le baron tremblait de plus en plus. Sa poitrine se glaçait. Il lui fallut s’y reprendre à trois fois avant de pouvoir balbutier : – Je ne veux rien pour l’instant. » Alors le pas traînant sortit : il n’avait toujours pas le courage de se retourner. Et soudain cette rigidité se rompit : il se sentit secoué des pieds à la tête, spasme ou dégoût. D’un bond il s’élança vers la porte, tourna la clef en frémissant afin que ce pas détesté qui le poursuivait tel un spectre, ne revînt plus l’importuner. Alors il se jeta dans un fauteuil pour étouffer une pensée qu’il voulait écarter et qui pourtant ne cessait de monter en lui, froide et gluante comme une limace. Et cette pensée obsédante qu’il lui répugnait de considérer, cette pensée visqueuse et repoussante envahissait tout son être, sans qu’il pût s’en débarrasser ; elle ne le quitta point de toute sa nuit d’insomnie, ni les heures qui suivirent : elle resta même avec lui pendant l’enterrement, alors qu’il se tenait vêtu de noir et silencieux près du cercueil.

 

Le lendemain des obsèques le baron s’empressa de quitter la ville. Il ne pouvait plus supporter la vue de tous ces visages : dans leur sympathie ils avaient (ou du moins se l’imaginait-il) un regard singulièrement observateur, inquisiteur, qui le tourmentait. Et même les objets inanimés lui parlaient méchamment et semblaient l’accuser : tous les meubles de l’appartement, mais surtout ceux de la chambre à coucher où l’odeur douceâtre du gaz semblait encore flotter sur toutes choses, le repoussaient quand, malgré lui, il ne faisait qu’entrouvrir une porte. Mais son cauchemar le plus terrible, qu’il dormît ou fût éveillé, c’était l’insouciante et froide indifférence de son ex-confidente, qui vaquait dans la maison vide comme s’il ne s’était absolument rien passé. Depuis l’instant où, à la gare, son cousin avait prononcé son nom, il tremblait rien qu’à l’idée de la rencontrer. À peine entendait-il son pas, qu’il était pris d’une inquiétude nerveuse qui le portait à fuir : il ne pouvait plus voir, plus supporter sa démarche traînante, sa froideur et son impassibilité muette. Il était pris de dégoût rien qu’en pensant à elle, à sa voix grinçante, à ses cheveux gras, à son insensibilité sourde, animale, impitoyable, et dans sa colère il s’en voulait à lui-même de manquer de force pour briser d’un coup sec, comme une corde, ce lien qui l’étranglait. Il ne voyait donc qu’une issue : la fuite. Il fit ses malles en cachette, sans lui dire un mot, ne lui laissant qu’un court billet disant qu’il se rendait chez des amis en Carinthie.

 

Le baron resta absent tout l’été ; lorsqu’il fut rappelé d’urgence à Vienne pour régler la succession, il préféra s’y rendre secrètement et descendre à l’hôtel, sans aviser l’oiseau funèbre qui l’attendait dans l’appartement. Crescenz qui ne causait avec personne n’entendit pas parler de son passage. Figée sur sa chaise et sombre comme une chouette, elle passait ses journées dans la cuisine ; elle allait maintenant à l’église deux fois par semaine au lieu d’une, et pour l’entretien de la maison et le règlement des dépenses courantes, elle avait affaire à l’avocat du baron, car elle ne recevait jamais de ses nouvelles directement : il ne lui écrivait pas, et ne lui faisait rien dire. Son visage se racornissait, se durcissait de plus en plus, elle reprit son allure de bûche, et ne cessant d’attendre, elle resta des semaines entières dans un mystérieux état de léthargie.

 

Cependant à l’automne, des affaires urgentes empêchèrent le baron de prolonger plus longtemps ses vacances et il fut obligé de regagner son appartement. Sur le seuil de la maison, il s’arrêta, hésitant. Deux mois passés au milieu de bons amis lui avaient fait pour ainsi dire oublier bien des choses, mais maintenant qu’il allait revoir face à face celle qui était son cauchemar, sa complice peut-être, il était repris par les mêmes crampes oppressantes et les nausées de naguère. À chaque marche qu’il gravissait, en ralentissant toujours, une main invisible lui étreignait la gorge de plus en plus fort. Il lui fallut toute sa volonté pour forcer ses doigts ankylosés à tourner la clef dans la serrure.

 

À peine eut-elle entendu grincer la clef que Crescenz, surprise, bondit hors de la cuisine. Lorsqu’elle le vit, elle pâlit un instant, puis, comme pour baisser la tête, elle empoigna la valise qu’il avait déposée à ses pieds. Mais elle oublia de lui présenter ses salutations. Lui non plus n’ouvrit pas la bouche. Muette, elle porta la valise dans sa chambre ; muet il la suivit. Muet, il attendit en regardant par la fenêtre qu’elle eût quitté la pièce. Puis il s’empressa de fermer la porte à double tour.

Voilà comment elle fut saluée après des mois d’absence.

Crescenz attendait. Et le baron également attendait pour voir si cette affreuse crispation d’horreur qu’il ressentait à sa vue allait disparaître. Mais il n’en fut rien. Avant même de la voir, rien qu’à entendre son pas lent dans le couloir, le malaise s’emparait de lui. Il ne touchait pas au petit déjeuner, s’échappait en hâte tous les matins sans lui adresser la parole et restait absent jusqu’à une heure avancée de la nuit, rien que pour éviter sa présence. Pour les deux ou trois instructions qu’il fut obligé de lui donner, il le fit en détournant le visage. Rien qu’à respirer l’air de la même pièce que ce fantôme, il se sentait la gorge serrée.

 

Crescenz pendant ce temps passait sa journée sur son tabouret, dans un mutisme complet. Elle ne faisait plus de cuisine pour elle, tous les plats lui répugnaient et elle évitait tout le monde. Elle était là, l’œil craintif, attendant le premier coup de sifflet de son maître, tel un chien battu qui sait qu’il a commis une faute. Son esprit obtus ne saisissait pas exactement ce qui s’était passé ; mais que son seigneur et maître l’évitât et ne voulût plus de ses services, cela seul la touchait, et profondément.

 

Trois jours après le retour du baron, on sonna. Un homme aux cheveux gris, la figure soigneusement rasée, une valise à la main, attendait calmement devant la porte. Crescenz voulut l’éconduire. Mais l’homme insista, disant qu’il était le nouveau valet de chambre, que Monsieur lui avait dit de venir à dix heures et qu’elle devait l’annoncer. Crescenz devint livide, un instant elle resta là comme figée, la main en l’air, les doigts raides et écartés. Puis sa main retomba comme un oiseau sous une décharge de plomb : « Annoncez-vous, vous-même », dit-elle d’un ton bourru à l’homme étonné, puis elle s’enferma dans la cuisine en claquant la porte derrière elle.

 

Le domestique entra en fonctions. À partir de ce jour, le maître n’eut plus du tout besoin d’adresser la parole à Crescenz, tous les ordres qui lui étaient destinés passaient par le vieux et calme valet de chambre. Elle n’était pas informée de ce qui se produisait dans la maison, tout lui échappait, comme l’onde insaisissable et froide sur la pierre.

 

Cette situation oppressante dura quinze jours ; Crescenz en faisait une maladie. Sa figure était devenue tout à fait anguleuse et pointue, ses cheveux avaient subitement blanchi près des tempes. Ses mouvements s’appesantirent, se figèrent tout à fait. Elle continuait à se tenir assise comme une bûche sur son tabouret, le regard vide fixé sur la fenêtre vide ; mais quand elle travaillait, c’était dans un accès de rage et de fureur, comme pour faire violence. Au bout de ces deux semaines, le valet de chambre vint un jour trouver son maître dans son bureau ; à sa façon modeste d’attendre, le baron devina qu’il avait quelque chose de spécial à lui communiquer. Une fois déjà, le domestique s’était plaint des manières revêches de la « maritorne tyrolienne », comme il l’appelait avec mépris, et il avait proposé de la renvoyer. Mais comme désagréablement impressionné, le baron avait alors paru ne pas entendre sa suggestion. Tandis que le domestique s’était aussitôt éloigné en s’inclinant, cette fois-ci il persista dans son idée, et avec une grimace singulière, presque gênée, il finit par marmotter que Monsieur ne devait pas le trouver ridicule, mais que… il était bien forcé… oui, il ne pouvait pas faire autrement que d’avouer… qu’il avait peur d’elle. Cette fille taciturne et méchante était insupportable, et Monsieur ne savait certainement pas quelle personne dangereuse il avait dans sa maison.

 

Devant cette mise en garde, le baron ne put s’empêcher de tressaillir. Il demanda au domestique ce qu’il entendait par là et ce qu’il voulait dire. Celui-ci alors chercha à atténuer son affirmation ; il ne pouvait rien avancer de précis, déclara-t-il, mais il avait le sentiment que cette personne était une bête furieuse, qui pourrait facilement faire du mal à quelqu’un. La veille, lorsqu’il s’était tourné vers elle pour lui donner des instructions, il avait surpris un regard – on ne pouvait, il est vrai, rien affirmer sur la foi d’un regard – qui lui avait donné l’impression qu’elle voulait lui sauter à la gorge. Et depuis lors il la craignait, au point qu’il avait peur de toucher aux plats qu’elle préparait. « Monsieur le Baron ne sait pas, dit-il en terminant son rapport, combien cette personne est dangereuse. Elle ne parle pas, elle ne dit rien, mais je la crois capable de commettre un crime. » Le baron effrayé jeta un brusque regard sur l’accusateur. Avait-il entendu parler d’une chose précise ? Lui avait-on exprimé quelque soupçon ? Ses doigts se mirent à trembler et, vivement, il posa son cigare pour que les zigzags de la fumée ne trahissent pas la nervosité de ses mains. Mais sur la figure du vieil homme ne se lisait aucune arrière-pensée… Non, il ne pouvait rien savoir. Le baron hésita. Puis, tout à coup, s’armant de son propre désir, il dit : « Patiente encore. Mais si elle recommence à être désagréable avec toi, donne-lui ses huit jours de ma part. »

 

Le domestique s’inclina et le baron soulagé quitta la pièce. Chaque fois qu’il pensait à cette créature mystérieuse et redoutable, sa journée était gâchée. Le mieux serait, pensa-t-il, que cela eût lieu en son absence, pendant les fêtes de Noël par exemple – rien que l’idée de la délivrance entrevue lui faisait déjà du bien. Oui, pendant les fêtes de Noël ce sera le mieux, quand je serai parti, se répéta-t-il, comme pour s’approuver.

 

Mais le lendemain, à peine s’était-il retiré dans son bureau après le repas, que l’on frappait à la porte. Détachant machinalement les yeux de son journal, il grogna : « Entrez. – Aussitôt, le pas détesté, ce pas dur et traînant qui hantait ses rêves, heurta son oreille. Il fut effrayé : sur la maigre et noire silhouette branlait un visage osseux, desséché et livide, comme une tête de mort. Pourtant un peu de pitié se mêla vite à son effroi, lorsqu’il vit la misérable créature repliée sur elle-même s’arrêter humblement au bord du tapis. Pour cacher son embarras, il voulut prendre un air candide : « Eh bien ! qu’y a-t-il, Crescenz ? » fit-il. Mais il ne réussit pas à donner à ses paroles le ton affable et cordial qu’il aurait voulu ; malgré lui, la question semblait dure et malveillante.

 

Crescenz ne bougeait pas. Son regard s’enfonçait dans le tapis. Enfin elle bredouilla brusquement, comme on repousserait violemment quelque chose du pied : « Le valet de chambre m’avons donné mes huit jours. A dit que c’est sur les ordres de Môsieur. »

 

Le baron se leva, très gêné. Il n’avait pas pensé que cela irait si vite. Aussi se mit-il à lui répondre d’une façon vague et embarrassée, lui conseillant de ne pas prendre cela au tragique, de tâcher de s’entendre avec les autres domestiques, lui disant en somme tout ce qui lui passait par la tête.

Mais Crescenz restait immobile, les yeux collés au tapis, la tête rentrée dans les épaules, la nuque obstinément baissée. Elle entendait, sans les écouter, tous ces discours, n’attendant qu’une parole qui ne venait pas. Et lorsque, enfin, il se tut, lassé et un peu écœuré d’être obligé de faire ainsi le bonimenteur devant une servante, elle resta muette, butée. Puis elle fit, péniblement : – Je voulais seulement savoir si c’était bien Monsieur le Baron lui-même qu’ont chargé Anton de me renvoyer.

 

Elle avait dit cela durement, violemment, avec colère. Le baron en avait ressenti comme une secousse, tant ses nerfs étaient déjà irrités. Était-ce une menace ? Le provoquait-elle ? Subitement toute lâcheté, toute pitié s’évanouirent en lui. La haine, le dégoût accumulés depuis plusieurs semaines ne firent plus qu’un avec le désir d’en finir. Changeant complètement de ton il confirma d’un air indifférent, avec cette froideur administrative apprise naguère au ministère, qu’il avait en effet laissé au valet de chambre entière latitude de prendre toute disposition concernant son intérieur. Lui, personnellement, ne désirait que son bien à elle, et il était prêt à essayer de reconsidérer cette décision. Si cependant elle persistait à se montrer désagréable envers le valet de chambre, il se verrait obligé de renoncer à ses services.

 

Et sur ces derniers mots, ramassant toute son énergie, fermement décidé à ne se laisser influencer par aucune familiarité ou allusion secrète, il regarda fixement, résolument celle qui, croyait-il, le menaçait.

Mais le regard qu’à ce moment Crescenz leva timidement vers lui n’était que celui d’une bête blessée, qui juste devant elle, voit surgir la meute du fourré. – Merci… fit-elle d’une voix très faible, je m’en vais… je ne veux plus encombrer Monsieur…

 

Et lentement, sans se retourner, les épaules tombantes, elle sortit d’un pas raide et lourd, en traînant les pieds.

 

Le soir, lorsque le baron revint de l’Opéra et qu’il voulut prendre son courrier sur son bureau, il distingua un objet inconnu, de forme rectangulaire. Ayant allumé, il vit que c’était un coffret en bois sculpté à la manière paysanne. Il n’était pas fermé ; à côté de la liasse rectangulaire des billets de banque, se trouvaient bien rangées les menues choses que Crescenz tenait de lui : quelques cartes qu’il avait envoyées de la chasse, deux billets de théâtre, une bague en argent ; en outre, un instantané de Crescenz pris au Tyrol vingt ans plus tôt et où ses yeux, évidemment effrayés par l’éclair, avaient la même expression d’animal traqué qu’elle avait eue quelques heures plus tôt, en le quittant.

 

Quelque peu embarrassé, le baron mit le coffret de côté et sortit pour demander au domestique pourquoi les affaires de Crescenz se trouvaient sur son bureau.

Le valet de chambre se mit aussitôt à la recherche de son ennemie pour qu’elle lui fournît des explications.

Mais Crescenz n’était ni à la cuisine ni dans une autre pièce.

Et ce ne fut que le lendemain, lorsque l’on sut par la police qu’une quadragénaire s’était suicidée en se jetant dans le canal du Danube, que ni l’un ni l’autre n’eut plus à se demander où s’était enfuie Leporella.

 

FIN 

6 juin 2013

Paul Verlaine, sélection de poèmes

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Paul Verlaine, sélection de poèmes

 

 

Après trois ans

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.

Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin...
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent ; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.

Même j'ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
- Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.

 

 

Mon rêve familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

 

 

Soleils couchants

Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.

La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s'oublie
Aux soleils couchants.

Et d'étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants, sur les grèves,
Fantômes vermeils,

Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
A de grands soleils
Couchants sur les grèves.

 

 

Chanson d’automne

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

 

 

La chanson des ingénues

Nous sommes les Ingénues
Aux bandeaux plats, à l'œil bleu,
Qui vivons, presque inconnues,
Dans les romans qu'on lit peu.

Nous allons entrelacées,
Et le jour n'est pas plus pur
Que le fond de nos pensées,
Et nos rêves sont d'azur ;

Et nous courons par les prés
Et rions et babillons
Des aubes jusqu'aux vesprées,
Et chassons aux papillons ;

Et des chapeaux de bergères
Défendent notre fraîcheur,
Et nos robes — si légères —
Sont d'une extrême blancheur ;

Les Richelieux, les Caussades
Et les chevaliers Faublas
Nous prodiguent les œillades,
Les saluts et les « hélas ! »

Mais en vain, et leurs mimiques
Se viennent casser le nez
Devant les plis ironiques
De nos jupons détournés ;

Et notre candeur se raille
Des imaginations
De ces raseurs de muraille,
Bien que parfois nous sentions

Battre nos cœurs sous nos mantes
À des pensers clandestins,
En nous sachant les amantes
Futures des libertins.

 

 

Clair de lune

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.

 

 

 

À la promenade

Le ciel si pâle et les arbres si grêles
Semblent sourire à nos costumes clairs
Qui vont flottant légers avec des airs
De nonchalance et des mouvements d'ailes.

Et le vent doux ride l'humble bassin,
Et la lueur du soleil qu'atténue
L'ombre des bas tilleuls de l'avenue
Nous parvient bleue et mourante à dessein.

Trompeurs exquis et coquettes charmantes,
Cœurs tendres mais affranchis du serment,
Nous devisons délicieusement,
Et les amants lutinent les amantes.


De qui la main imperceptible sait
Parfois donner un souffle qu'on échange
Contre un baiser sur l'extrême phalange
Du petit doigt, et comme la chose est


Immensément excessive et farouche,
On est puni par un regard très sec,
Lequel contraste, au demeurant, avec
La moue assez clémente de la bouche.

 

 

 

Les Ingénus

Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
En sorte que, selon le terrain et le vent,
Parfois luisaient des bas de jambes, trop souvent
Interceptés ! - et nous aimions ce jeu de dupes.

Parfois aussi le dard d'un insecte jaloux
Inquiétait le col des belles sous les branches,
Et c'était des éclairs soudains de nuques blanches,
Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous.

Le soir tombait, un soir équivoque d'automne :
Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,
Que notre âme depuis ce temps tremble et s'étonne.

 

 

 

Colloque sentimental

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?

- Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

 

 

 

Il pleure dans mon cœur

Il pleut doucement sur la ville
(Arthur Rimbaud)

 

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !

 

 

 

Green

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.

J'arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encore de vos derniers baisers ;
Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.

 

 

 

Art poétique

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière des voiles,
C'est le grand jour tremblant de midi,
C'est, par un ciel d'automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L'Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l'Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

O qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.

 

 

 

Ecoutez la chanson bien douce

Ecoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire,
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d'eau sur de la mousse !

La voix vous fut connue (et chère ?)
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière,

Et dans les longs plis de son voile,
Qui palpite aux brises d'automne.
Cache et montre au cœur qui s'étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté c'est notre vie,
Que de la haine et de l'envie
Rien ne reste, la mort venue.

Elle parle aussi de la gloire
D'être simple sans plus attendre,
Et de noces d'or et du tendre
Bonheur d'une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n'est meilleur à l'âme
Que de faire une âme moins triste !

Elle est en peine et de passage,
L'âme qui souffre sans colère,
Et comme sa morale est claire !...
Ecoutez la chanson bien sage.

 

 

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6 juin 2013

Dino Buzzati, Pauvre petit garçon

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Nouvelle issue du recueil "Le K" :

 

Pauvre petit garçon

 

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                      Comme d'habitude, Mme Klara emmena son petit garçon, cinq ans, au jardin public, au bord du fleuve.

Il était environ trois heures. La saison n'était ni belle ni mauvaise, le soleil jouait à cache-cache et le vent soufflait de temps à autre, porté par le fleuve. On ne pouvait pas dire non plus de cet enfant qu'il était beau, au contraire, il était plutôt pitoyable même, maigrichon, souffreteux, blafard, presque vert, au point que ses camarades de jeu, pour se moquer de lui, l'appelaient Laitue.

Mais d'habitude les enfants au teint pâle ont en compensation d'immenses yeux noirs qui illuminent leur visage exsangue et lui donnent une expression pathétique. Ce n'était pas le cas de Dolfi ; il avait de petits yeux insignifiants qui vous regardaient sans aucune personnalité. Ce jour-là, le bambin surnommé Laitue avait un fusil tout neuf qui tirait même de petites cartouches, inoffensives bien sûr, mais c'était quand même un fusil !

Il ne se mit pas à jouer avec les autres enfants car d'ordinaire ils le tracassaient, alors il préférait rester tout seul dans son coin, même sans jouer. Parce que les animaux, qui ignorent la souffrance de la solitude sont capables de s'amuser tout seuls, mais l'homme au contraire n'y arrive pas et s'il tente de le faire, bien vite une angoisse encore plus forte s'empare de lui. Pourtant quand les autres gamins passaient devant lui, Dolfi épaulait son fusil et faisait semblant de tirer, mais sans animosité, c'était plutôt une invitation, comme s'il avait voulu leur dire :  « Tiens, tu vois, moi aussi aujourd'hui j'ai un fusil. Pourquoi est-ce que vous ne me demandez pas de jouer avec vous ?»

Les autres enfants éparpillés dans l'allée remarquèrent bien le nouveau fusil de Dolfi. C'était un jouet de quatre sous mais il était flambant neuf et puis il était différent des leurs et cela suffisait pour susciter leur curiosité et leur envie. L'un d'eux dit :

« Hé ! vous-autres ! vous avez vu la Laitue, le fusil qu'il a aujourd'hui ? »

Un autre dit : « La Laitue a apporté son fusil seulement pour nous le faire voir et nous faire bisquer mais il ne jouera pas avec nous. D'ailleurs il ne sait même pas jouer tout seul. La Laitue est un cochon. Et puis son fusil, c'est de la camelote !

«Il ne joue pas parce qu'il a peur de nous », dit un troisième.

Et celui qui avait parlé avant :« Peut-être, mais n'empêche que c'est un dégoûtant ! »

Mme Klara était assise sur un banc, occupée à tricoter, et le soleil la nimbait d'un halo. Son petit garçon était assis, bêtement désœuvré, à côté d’elle, il n'osait pas se risquer dans l'allée avec son fusil et il le manipulait avec maladresse. Il était environ trois heures et dans les arbres de nombreux oiseaux inconnus faisaient un tapage invraisemblable, signe peut-être que le crépuscule approchait.

« Allons, Dolfi, va jouer, l'encourageait Mme Klara, sans lever les yeux de son travail.

-Jouer avec qui ?

-Mais avec les autres petits garçons, voyons ! vous êtes tous amis, non ?

-Non, on n'est pas amis, disait Dolfi. Quand je vais jouer ils se moquent de moi.

-Tu dis cela parce qu'ils t'appellent Laitue ?

-Je veux pas qu'ils m'appellent Laitue !

-Pourtant moi je trouve que c'est un joli nom. A ta place, je ne me fâcherais pas pour si peu. »

 

Mais lui, obstiné :

« Je veux pas qu'on m'appelle Laitue ! »

Les autres enfants jouaient habituellement à la guerre et ce jour-là aussi, Dolfi avait tenté une fois de se joindre à eux, mais aussitôt ils l'avaient appelé Laitue et s'étaient mis à rire.

Ils étaient presque tous blonds, lui au contraire était brun, avec une petite mèche qui lui retombait sur le front en virgule. Les autres avaient de bonnes grosses jambes, lui au contraire avait de vraies flûtes maigres et grêles. Les autres couraient et sautaient comme des lapins, lui, avec sa meilleure volonté, ne réussissait pas à les suivre. Ils avaient des fusils, des sabres, des frondes, des arcs, des sarbacanes, des casques. Le fils de l'ingénieur Weiss avait même une cuirasse brillante comme celle des hussards.  

Les autres, qui avaient pourtant le même âge que lui, connaissaient une quantité de gros mots très énergiques et il n'osait pas les répéter. Ils étaient forts et lui si faible. Mais cette fois lui aussi était venu avec un fusil. C'est alors qu'après avoir tenu conciliabule les autres garçons s'approchèrent :

« Tu as un beau fusil, dit Max, le fils de l'ingénieur Weiss. Fais voir. »

Dolfi sans le lâcher laissa l'autre l'examiner.

« Pas mal », reconnut Max avec l'autorité d'un expert.

Il portait en bandoulière une carabine à air comprimé qui coûtait au moins vingt fois plus que le fusil. Dolfi en fut très flatté.

« Avec ce fusil, toi aussi tu peux faire la guerre, dit Walter en baissant les paupières avec condescendance.

-Mais oui, avec ce fusil, tu peux être capitaine », dit un troisième.

Et Dolfi les regardait émerveillé. Ils ne l'avaient pas encore appelé Laitue. Il commença à s'enhardir.

Alors ils lui expliquèrent comment ils allaient faire la guerre ce jour-là.

Il y avait l'armée du général Max qui occupait la montagne et il y avait l'armée du général Walter qui tenterait de forcer le passage. Les montagnes étaient en réalité deux talus herbeux recouverts de buissons ; et le passage était constitué par une petite allée en pente.

Dolfi fut affecté à l'armée de Walter avec le grade de capitaine. Et puis les deux formations se séparèrent, chacune allant préparer en secret ses propres plans de bataille.

 

Pour la première fois, Dolfi se vit prendre au sérieux par les autres garçons. Walter lui confia une mission de grande responsabilité : il commanderait l'avant-garde. Ils lui donnèrent comme escorte deux bambins à l'air sournois armés de fronde et ils l'expédièrent en tête de l'armée, avec l'ordre de sonder le passage.

Walter et les autres lui souriaient avec gentillesse. D'une façon presque excessive.

 

Alors Dolfi se dirigea vers la petite allée qui descendait en pente rapide.

Des deux côtés, les rives herbeuses avec leurs buissons. Il était clair que les ennemis, commandés par Max, avaient dû tendre une embuscade en se cachant derrière les arbres. Mais on n'apercevait rien de suspect.

« Hé ! capitaine Dolfi, pars immédiatement à l'attaque, les autres n'ont sûrement pas encore eu le temps d'arriver, ordonna Walter sur un ton confidentiel. Aussitôt que tu es 'arrivé en bas, nous accourons et nous y soutenons leur assaut. Mais toi, cours, cours le plus vite que tu peux, on ne sait jamais... »

Dolfi se retourna pour le regarder. Il remarqua que tant Walter que ses autres compagnons d'armes avaient un étrange sourire. Il eut un instant d'hésitation.

« Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.

-Allons, capitaine, à l'attaque!» intima le général.

Au même moment, de l'autre côté du fleuve invisible, passa une fanfare militaire. Les palpitations émouvantes de la trompette pénétrèrent comme un flot de vie dans le cœur de Dolfi qui serra fièrement son ridicule petit fusil et se sentit appelé par la gloire.

« À l'attaque, les enfants ! » cria-t-il, comme il n'aurait jamais eu le courage de le faire dans des conditions normales.

Et il se jeta en courant dans la petite allée en pente.

Au même moment un éclat de rire sauvage éclata derrière lui. Mais il n'eut pas le temps de se retourner. Il était déjà lancé et d'un seul coup il sentit son pied retenu. A dix centimètres du sol, ils avaient tendu une ficelle.

Il s'étala de tout son long par terre, se cognant douloureusement le nez. Le fusil lui échappa des mains. Un tumulte de cris et de coups se mêla aux échos ardents de la fanfare. Il essaya de se relever mais les ennemis débouchèrent des buissons et le bombardèrent de terrifiantes balles d'argile pétrie avec de l'eau. Un de ces projectiles le frappa en plein sur l'oreille le faisant trébucher de nouveau.

Alors ils sautèrent tous sur lui et le piétinèrent. Même Walter, son général, même ses compagnons d'armes !

« Tiens ! attrape, capitaine Laitue. »

Enfin il sentit que les autres s'enfuyaient, le son héroïque de la fanfare s'estompait au-delà du fleuve. Secoué par des sanglots désespérés il chercha tout autour de lui son fusil. Il le ramassa. Ce n'était plus qu'un tronçon de métal tordu. Quelqu'un avait fait sauter le canon, il ne pouvait plus servir à rien.

Avec cette douloureuse relique à la main, saignant du nez, les genoux couronnés, couvert de terre de la tête aux pieds, il alla retrouver sa maman dans l'allée.

«Mon Dieu ! Dolfi, qu'est-ce que tu as fait ? »

Elle ne lui demandait pas ce que les autres lui avaient fait mais ce qu'il avait fait, lui.

Instinctif dépit de la brave ménagère qui voit un vêtement complètement perdu. Mais il y avait aussi l'humiliation de la mère : quel pauvre homme deviendrait ce malheureux bambin ? Ouelle misérable destinée l'attendait ? Pourquoi n'avait-elle pas mis au monde, elle aussi, un de ces garçons blonds et robustes qui couraient dans le jardin? Pourquoi Dolfi restait-il si rachitique ? Pourquoi était-il toujours si pâle ? Pourquoi était-il si peu sympathique aux autres ? Pourquoi n'avait-il pas de sang dans les veines et se laissait-il toujours mener par les autres et conduire par le bout du nez ? Elle essaya d'imaginer son fils dans quinze vingt ans.

Elle aurait aimé se le représenter en uniforme, à la tête d'un escadron de cavalerie, ou donnant le bras à une superbe jeune fille, ou patron d'une belle boutique, ou officier de marine.

Mais elle n'y arrivait pas. Elle le voyait toujours assis un porte-plume à la main, avec de grandes feuilles de papier devant lui, penché sur le banc de l'école, penché sur la table de la maison, penché sur le bureau d'une étude poussiéreuse.

Un bureaucrate, un petit homme terne. Il serait toujours un pauvre diable, vaincu par 1a vie.

« Oh ! le pauvre petit ! » s'apitoya une jeune femme élégante qui parlait avec Mme Klara.

Et secouant la tête, elle caressa le visage défait de Dolfi.

Le garçon leva les yeux, reconnaissant, il essaya de sourire, et une sorte de lumière éclaira un bref instant son visage pâle. Il y avait toute l'amère solitude d'une créature fragile, innocente, humiliée, sans défense ; le désir désespéré d'un peu de consolation ; un sentiment pur, douloureux et très beau qu'il était impossible de définir.

Pendant un instant - et ce fut la dernière fois – il fut un petit garçon doux, tendre et malheureux qui ne comprenait pas et demandait au monde environnant un peu de bonté. Mais ce ne fut qu'un instant.

« Allons, Dolfi, viens te changer ! » fit la mère en colère, et elle le traîna énergiquement à la maison.

Alors le bambin se remit à sangloter à cœur fendre, son visage devint subitement laid, un rictus dur lui plissa la bouche.

« Oh ! ces enfants ! quelles histoires ils font pour un rien ! s'exclama l'autre dame agacée en les quittant.

Allons, au revoir, madame Hitler !»

 

Buzzati 300tYL

6 juin 2013

Pierre Grassou, Honoré de Balzac

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Honoré de Balzac

Pierre Grassou

 

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Au lieutenant-colonel d’artillerie Périollas,

Comme un témoignage de l’affectueuse estime de l’auteur, DE BALZAC.

 

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                    Toutes les fois que vous êtes sérieusement allé voir l’Exposition des ouvrages de sculpture et de peinture, comme elle a lieu depuis la Révolution de 1830, n’avez-vous pas été pris d’un sentiment d’inquiétude, d’ennui, de tristesse, à l’aspect des longues galeries encombrées ? Depuis 1830, le Salon n’existe plus. Une seconde fois, le Louvre a été pris d’assaut par le peuple des artistes qui s’y est maintenu. En offrant autrefois l’élite des œuvres d’art, le Salon emportait les plus grands honneurs pour les créations qui y étaient exposées. Parmi les deux cents tableaux choisis, le public choisissait encore : une couronne était décernée au chef-d’œuvre par des mains inconnues. Il s’élevait des discussions passionnées à propos d’une toile. Les injures prodiguées à Delacroix, à Ingres, n’ont pas moins servi leur renommée que les éloges et le fanatisme de leurs adhérents. Aujourd’hui, ni la foule ni la Critique ne se passionneront plus pour les produits de ce bazar. Obligées de faire le choix dont se chargeait autrefois le Jury d’examen, leur attention se lasse à ce travail ; et, quand il est achevé, l’Exposition se ferme.

Avant 1817, les tableaux admis ne dépassaient jamais les deux premières colonnes de la longue galerie où sont les œuvres des vieux maîtres, et cette année ils remplirent tout cet espace, au grand étonnement du public. Le Genre historique, le Genre proprement dit, les tableaux de chevalet, le Paysage, les Fleurs, les Animaux, et l’Aquarelle, ces huit spécialités ne sauraient offrir plus de vingt tableaux dignes des regards du public, qui ne peut accorder son attention à une plus grande quantité d’œuvres. Plus le nombre des artistes allait croissant, plus le Jury d’admission devait se montrer difficile. Tout fut perdu dès que le Salon se continua dans la Galerie. Le Salon devait rester un lieu déterminé, restreint, de proportions inflexibles, où chaque Genre exposait ses chefs d’œuvre. Une expérience de dix ans a prouvé la bonté de l’ancienne institution. Au lieu d’un tournoi, vous avez une émeute ; au lieu d’une Exposition glorieuse, vous avez un tumultueux bazar ; au lieu du choix, vous avez la totalité.

 

Qu’arrive-t-il ? Le grand artiste y perd. Le Café Turc, les Enfants à la fontaine, le Supplice des crochets, et le Joseph de Decamps eussent plus profité à sa gloire, tous quatre dans le grand Salon, exposés avec les cent bons tableaux de cette année, que ses vingt toiles perdues parmi trois mille œuvres, confondues dans six galeries. Par une étrange bizarrerie, depuis que la porte s’ouvre à tout le monde, on parle des génies méconnus. Quand, douze années auparavant, la Courtisane de Ingres et celles de Sigalon, la Méduse de Géricault, le Massacre de Scio de Delacroix, le Baptême d’Henri IV par Eugène Deveria, admis par des célébrités taxées de jalousie, apprenaient au monde, malgré les dénégations de la Critique, l’existence de palettes jeunes et ardentes, il ne s’élevait aucune plainte.

Maintenant que le moindre gâcheur de toile peut envoyer son œuvre, il n’est question que de gens incompris. Là où il n’y a plus jugement, il n’y a plus de chose jugée. Quoi que fassent les artistes, ils reviendront à l’examen qui recommande leurs œuvres aux admirations de la foule pour laquelle ils travaillent : sans le choix de l’Académie, il n’y aura plus de Salon, et sans Salon l’Art peut périr.

 

Depuis que le livret est devenu un gros livre, il s’y produit bien des noms qui restent dans leur obscurité, malgré la liste de dix ou douze tableaux qui les accompagne. Parmi ces noms, le plus inconnu peut-être est celui d’un artiste nommé Pierre Grassou, venu de Fougères, appelé plus simplement Fougères dans le monde artiste, qui tient aujourd’hui beaucoup de place au soleil, et qui suggère les amères réflexions par lesquelles commence l’esquisse de sa vie, applicable à quelques autres individus de la Tribu des Artistes.

 

En 1832, Fougères demeurait rue de Navarin, au quatrième étage d’une de ces maisons étroites et hautes qui ressemblent à l’obélisque de Luxor, qui ont une allée, un petit escalier obscur à tournants dangereux, qui ne comportent pas plus de trois fenêtres à chaque étage, et à l’intérieur desquelles se trouve une cour, ou, pour parler plus exactement, un puits carré. Au-dessus des trois ou quatre pièces de l’appartement occupé par Grassou de Fougères s’étendait son atelier, qui avait vue sur Montmartre. L’atelier peint en fond de briques, le carreau soigneusement mis en couleur brune et frotté, chaque chaise munie d’un petit tapis bordé, le canapé, simple d’ailleurs, mais propre comme celui de la chambre à coucher d’une épicière, là, tout dénotait la vie méticuleuse des petits esprits et le soin d’un homme pauvre. Il y avait une commode pour serrer les effets d’atelier, une table à déjeuner, un buffet, un secrétaire, enfin les ustensiles nécessaires aux peintres, tous rangés et propres.

Le poêle participait à ce système de soin hollandais, d’autant plus visible que la lumière pure et peu changeante du nord inondait de son jour net et froid cette immense pièce. Fougères, simple peintre de Genre, n’a pas besoin des machines énormes qui ruinent les peintres d’Histoire, il ne s’est jamais reconnu de facultés assez complètes pour aborder la haute peinture, il s’en tenait encore au Chevalet. Au commencement du mois de décembre de cette année, époque à laquelle les bourgeois de Paris conçoivent périodiquement l’idée burlesque de perpétuer leur figure, déjà bien encombrante par elle-même, Pierre Grassou, levé de bonne heure, préparait sa palette, allumait son poêle, mangeait une flûte trempée dans du lait, et attendait, pour travailler, que le dégel de ses carreaux laissât passer le jour.

Il faisait sec et beau.

En ce moment, l’artiste qui mangeait avec cet air patient et résigné qui dit tant de choses, reconnut le pas d’un homme qui avait eu sur sa vie l’influence que ces sortes de gens ont sur celle de presque tous les artistes, d’Élias Magus, un marchand de tableaux, l’usurier des toiles.

 

En effet Élias Magus surprit le peintre au moment où, dans cet atelier si propre, il allait se mettre à l’ouvrage.

– Comment vous va, vieux coquin ? lui dit le peintre.

Fougères avait eu la croix, Élias lui achetait ses tableaux deux ou trois cents francs, il se donnait des airs très artistes.

– Le commerce va mal, répondit Élias. Vous avez tous des prétentions, vous parlez maintenant de deux cents francs dès que vous avez mis pour six sous de couleur sur une toile... Mais vous êtes un brave garçon, vous ! Vous êtes un homme d’ordre, et je viens vous apporter une bonne

affaire.

– Timeo Danaos et dona ferentes, dit Fougères. Savez-vous le latin ?

– Non.

– Eh ! bien, cela veut dire que les Grecs ne proposent pas de bonnes affaires aux Troyens sans y gagner quelque chose. Autrefois ils disaient : Prenez mon cheval ! Aujourd’hui nous disons : Prenez mon ours... Que voulez-vous, Ulysse-Lageingeole-Élias Magus ?

Ces paroles donnent la mesure de la douceur et de l’esprit avec lesquels Fougères employait ce que les peintres appellent les charges d’atelier.

– Je ne dis pas que vous ne me ferez pas deux tableaux gratis.

– Oh ! oh !

– Je vous laisse le maître, je ne les demande pas. Vous êtes un honnête artiste.

– Au fait ?

– Hé ! bien, j’amène un père, une mère et une fille unique.

– Tous uniques !

– Ma foi, oui !... et dont les portraits sont à faire. Ces bourgeois, fous des arts, n’ont jamais osé s’aventurer dans un atelier. La fille a une dot de cent mille francs. Vous pouvez bien peindre ces gens-là ! ce sera peut-être pour vous des portraits de famille.

Ce vieux bois d’Allemagne, qui passe pour un homme et qui se nomme Élias Magus, s’interrompit pour rire d’un sourire sec dont les éclats épouvantèrent le peintre. Il crut entendre Méphistophélès parlant mariage.

– Les portraits sont payés cinq cents francs pièce, vous pouvez me faire trois tableaux.

– Mai-z-oui, dit gaiement Fougères.

– Et si vous épousez la fille, vous ne m’oublierez pas.

– Me marier, moi ? s’écria Pierre Grassou, moi qui ai l’habitude de me coucher tout seul, de me lever de bon matin, qui ai ma vie arrangée...

– Cent mille francs, dit Magus, et une fille douce, pleine de tons dorés comme un vrai Titien ! – Quelle est la position de ces gens-là ?

– Anciens négociants ; pour le moment, aimant les arts, ayant maison de campagne à Ville-d’Avray, et dix ou douze mille livres de rente.

– Quel commerce ont-ils fait ?

– Les bouteilles.

– Ne dites pas ce mot, il me semble entendre couper des bouchons, et mes dents s’agacent...

– Faut-il les amener ?

– Trois portraits, je les mettrai au Salon, je pourrai me lancer dans le portrait, eh ! bien, oui...

 

Le vieil Élias descendit pour aller chercher la famille Vervelle. Pour savoir à quel point la proposition allait agir sur le peintre, et quel effet devaient produire sur lui les sieur et dame Vervelle ornés de leur fille unique, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur la vie antérieure de Pierre Grassou de Fougères.

Élève, Fougères avait étudié le dessin chez Servin, qui passait dans le monde académique pour un grand dessinateur. Après, il était allé chez Schinner y surprendre les secrets de cette puissante et magnifique couleur qui distingue ce maître ; mais le maître, les élèves, tout y avait été discret, et Pierre n’y avait rien surpris.

De là, Fougères avait passé dans l’atelier de Gros, pour se familiariser avec cette partie de l’art nommée la Composition, mais la Composition fut sauvage et farouche pour lui.

Puis il avait essayé d’arracher à Sommervieux, à Drolling père, le mystère de leurs effets d’Intérieurs. Ces deux maîtres ne s’étaient rien laissé dérober.

Enfin, Fougères avait terminé son éducation chez Duval-Lecamus.

Durant ces études et ces différentes transformations, Fougères eut des mœurs tranquilles et rangées qui fournissaient matière aux railleries des différents ateliers où il séjournait, mais partout il désarma ses camarades par sa modestie, par une patience et une douceur d’agneau. Les Maîtres n’avaient aucune sympathie pour ce brave garçon, les Maîtres aiment les sujets brillants, les esprits excentriques, drolatiques, fougueux, ou sombres et profondément réfléchis, qui dénotent un talent futur. Tout en Fougères annonçait la médiocrité. Son surnom de Fougères, celui du peintre dans la pièce de l’Églantine, fut la source de mille avanies ; mais, par la force des choses, il accepta le nom de la Ville où il était né. Grassou de Fougères ressemblait à son nom. Grassouillet et d’une taille médiocre, il avait le teint fade, les yeux bruns, les cheveux noirs, le nez en trompette, une bouche assez large et les oreilles longues. Son air doux, passif et résigné relevait peu ces traits principaux de sa physionomie pleine de santé, mais sans action. Il ne devait être tourmenté ni par cette abondance de sang, ni par cette violence de pensée, ni par cette verve comique à laquelle se reconnaissent les grands artistes.

Ce jeune homme, né pour être un vertueux bourgeois, venu de son pays pour être commis chez un marchand de couleurs, originaire de Mayenne et parent éloigné des d’Orgemont, s’institua peintre par le fait de l’entêtement qui constitue le caractère breton. Ce qu’il souffrit, la manière dont il vécut pendant le temps de ses études, Dieu seul le sait. Il souffrit autant que souffrent les grands hommes quand ils sont traqués par la misère et chassés comme des bêtes fauves par la meute des gens médiocres et par la troupe des Vanités altérées de vengeance.

Dès qu’il se crut de force à voler de ses propres ailes, Fougères prit un atelier en haut de la rue des Martyrs, où il avait commencé à piocher. Il fit son début en 1819. Le premier tableau qu’il présenta au Jury pour l’Exposition du Louvre représentait une noce de village, assez péniblement copiée d’après le tableau de Greuze.

On refusa la toile.

Quand Fougères apprit la fatale décision, il ne tomba point dans ces fureurs ou dans ces accès d’amour-propre épileptique auxquels s’adonnent les esprits superbes, et qui se terminent quelquefois par des cartels envoyés au directeur ou au secrétaire du Musée, par des menaces d’assassinat. Fougères reprit tranquillement sa toile, l’enveloppa de son mouchoir, la rapporta dans son atelier en se jurant à lui-même de devenir un grand peintre. Il plaça sa toile sur son chevalet, et alla chez son ancien Maître, un homme d’un immense talent, chez Schinner, artiste doux et patient comme il était, et dont le succès avait été complet au dernier Salon : il le pria de venir critiquer l’œuvre rejetée. Le grand peintre quitta tout et vint.

Quand le pauvre Fougères l’eut mis face à face avec l’œuvre, Schinner, au premier coup d’œil, serra la main de Fougères.

– Tu es un brave garçon, tu as un cœur d’or, il ne faut pas te tromper. Écoute, tu tiens toutes les promesses que tu faisais à l’atelier. Quand on trouve ces choses-là au bout de sa brosse, mon bon Fougères, il vaut mieux laisser ses couleurs chez Brullon, et ne pas voler la toile aux autres. Rentre de bonne heure, mets un bonnet de coton, couche-toi sur les neuf heures ; va le matin, à dix heures, à quelque bureau où tu demanderas une place, et quitte les Arts.

– Mon ami, dit Fougères, ma toile a déjà été condamnée, et ce n’est pas l’arrêt que je demande, mais les motifs.

– Eh ! bien, tu fais gris et sombre, tu vois la Nature à travers un crêpe ; ton dessin est lourd, empâté ; ta composition est un pastiche de Greuze qui ne rachetait ses défauts que par les qualités qui te manquent.

En détaillant les fautes du tableau, Schinner vit sur la figure de Fougères une si profonde expression de tristesse qu’il l’emmena dîner et tâcha de le consoler.

Le lendemain, dès sept heures, Fougères était à son chevalet, retravaillant le tableau condamné ; il en réchauffait la couleur, il y faisait les corrections indiquées par Schinner, il replâtrait ses figures.

Puis, dégoûté de son tableau, il le porta chez Élias Magus. Élias Magus, espèce de Hollando-Belge-Flamand, avait trois raisons d’être ce qu’il devint : avare et riche. Venu de Bordeaux, il débutait alors à Paris, brocantait des tableaux et demeurait sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Fougères, qui comptait sur sa palette pour aller chez le boulanger, mangea très intrépidement du pain et des noix, ou du pain et du lait, ou du pain et des cerises, ou du pain et du fromage, selon les saisons. Élias Magus, à qui Pierre offrit sa première toile, la guigna longtemps, il en donna quinze francs.

– Avec quinze francs de recette par an et mille francs de dépense, dit Fougères en souriant, on ne va pas loin.

Élias Magus fit un geste, il se mordit les pouces en pensant qu’il aurait pu avoir le tableau pour cent sous. Pendant quelques jours, tous les matins, Fougères descendit de la rue des Martyrs, se cacha dans la foule sur le boulevard opposé à celui où était la boutique de Magus, et son œil plongeait sur son tableau qui n’attirait point les regards des passants.

Vers la fin de la semaine, le tableau disparut.

Fougères remonta le boulevard, se dirigea vers la boutique du brocanteur, il eut l’air de flâner. Le Juif était sur sa porte.

– Hé ! bien, vous avez vendu mon tableau ?

– Le voici, dit Magus j’y mets une bordure pour pouvoir l’offrir à quelqu’un qui croira se connaître en peinture.

Fougères n’osa plus revenir sur le Boulevard, il entreprit un nouveau tableau ; il resta deux mois à le faire en faisant des repas de souris, et se donnant un mal de galérien. Un soir, il alla jusque sur le Boulevard, ses pieds le portèrent fatalement jusqu’à la boutique de Magus, il ne vit son tableau nulle part.

– J’ai vendu votre tableau, dit le marchand à l’artiste.

– Et combien ? – Je suis rentré dans mes fonds avec un petit intérêt. Faites-moi des intérieurs flamands, une leçon d’anatomie, un paysage, je vous les paierai, dit Élias.

Fougères aurait serré Magus dans ses bras, il le regardait comme un père.

Il revint, la joie au cœur : le grand peintre Schinner s’était donc trompé ! Dans cette immense ville de Paris, il se trouvait des cœurs qui battaient à l’unisson de celui de Grassou, son talent était compris et apprécié.

Le pauvre garçon, à vingt-sept ans, avait l’innocence d’un jeune homme de seize ans. Un autre, un de ces artistes défiants et farouches, aurait remarqué l’air diabolique d’Élias Magus, il eût observé le frétillement des poils de sa barbe, l’ironie de sa moustache, le mouvement de ses épaules qui annonçait le contentement du Juif de Walter Scott fourbant un chrétien. Fougères se promena sur les Boulevards dans une joie qui donnait à sa figure une expression fière : il ressemblait à un Lycéen qui protège une femme.

Il rencontra Joseph Bridau, l’un de ses camarades, un de ces talents excentriques destinés à la gloire et au malheur. Joseph Bridau, qui avait quelques sous dans sa poche, selon son expression, emmena Fougères à l’opéra. Fougères ne vit pas le ballet, il n’entendit pas la musique, il concevait des tableaux, il peignait. Il quitta Joseph au milieu de la soirée, il courut chez lui faire des esquisses à la lampe, il inventa trente tableaux plein de réminiscences, il se crut un homme de génie.

Dès le lendemain, il acheta des couleurs, des toiles de plusieurs dimensions ; il installa du pain, du fromage sur sa table, il mit de l’eau dans une cruche, il fit une provision de bois pour son poêle ; puis, selon l’expression des ateliers, il piocha ses tableaux ; il eut quelques modèles, et Magus lui prêta des étoffes.

Après deux mois de réclusion, le Breton avait fini quatre tableaux. Il redemanda les conseils de Schinner, auquel il adjoignit Joseph Bridau. Les deux peintres virent dans ces toiles une servile imitation des paysages hollandais, des intérieurs de Metzu, et dans la quatrième une copie de la Leçon d’anatomie de Rembrandt.

– Toujours des pastiches, dit Schinner. Ah ! Fougères aura de la peine à être original.

– Tu devrais faire autre chose que de la peinture, dit Bridau.

– Quoi ? dit Fougères.

– Jette-toi dans la littérature.

Fougères baissa la tête à la façon des brebis quand il pleut ; il demanda, il obtint encore des conseils utiles, et retoucha ses tableaux avant de les porter à Élias. Élias paya chaque toile vingt-cinq francs. À ce prix, Fougères n’y gagnait rien, mais il ne perdait pas, eu égard à sa sobriété. Il fit quelques promenades, pour voir ce que devenaient ses tableaux, et eut une singulière hallucination. Ses toiles si peignées, si nettes, qui avaient la dureté de la tôle et le luisant des peintures sur porcelaine, étaient comme couvertes d’un brouillard, elles ressemblaient à de vieux tableaux.

Élias venait de sortir, Fougères ne put obtenir aucun renseignement sur ce phénomène. Il crut avoir mal vu. Le peintre rentra dans son atelier y faire de nouvelles vieilles toiles. Après sept ans de travaux continus, Fougères parvint à composer, à exécuter des tableaux passables. Il faisait aussi bien que tous les artistes du second ordre, Élias achetait, vendait tous les tableaux du pauvre Breton qui gagnait péniblement une centaine de louis par an, et ne dépensait pas plus de douze cents francs.

 

À l’Exposition de 1829, Léon de Lora, Schinner et Bridau, qui tous trois occupaient une grande place et se trouvaient à la tête du mouvement dans les Arts, furent pris de pitié pour la persistance, pour la pauvreté de leur vieux camarade ; et ils firent admettre à l’Exposition, dans le grand Salon, un tableau de Fougères.

Ce tableau, puissant d’intérêt, qui tenait de Vigneron pour le sentiment et du premier faire de Dubufe pour l’exécution, représentait un jeune homme à qui, dans l’intérieur d’une prison, l’on rasait les cheveux à la nuque. D’un côté un prêtre, de l’autre une vieille et une jeune femme en pleurs. Un greffier lisait un papier timbré. Sur une méchante table se voyait un repas auquel personne n’avait touché. Le jour venait à travers les barreaux d’une fenêtre élevée. Il y avait de quoi faire frémir les bourgeois, et les bourgeois frémissaient.

Fougères s’était inspiré tout bonnement du chef-d’œuvre de Gérard Dow : il avait retourné le groupe de la Femme hydropique vers la fenêtre, au lieu de le présenter de face. Il avait remplacé la mourante par le condamné : même pâleur, même regard, même appel à Dieu. Au lieu du médecin flamand, il avait peint la froide et officielle figure du greffier vêtu de noir ; mais il avait ajouté une vieille femme auprès de la jeune fille de Gérard Dow. Enfin la figure cruellement bonasse du bourreau dominait ce groupe. Ce plagiat, très habilement déguisé, ne fut point reconnu. Le livret contenait ceci : 

510. Grassou de Fougères (Pierre), rue de Navarin, 2. La toilette d’un chouan, condamné à mort en 1801.

 

Quoique médiocre, le tableau eut un prodigieux succès. La foule se forma tous les jours devant la toile à la mode, et Charles X s’y arrêta. MADAME, instruite de la vie patiente de ce pauvre Breton, s’enthousiasma pour le Breton. Le duc d’Orléans marchanda la toile. Les ecclésiastiques dirent à madame la Dauphine que le sujet était plein de bonnes pensées : il y régnait en effet un air religieux très satisfaisant. Monseigneur le Dauphin admira la poussière des carreaux, une grosse lourde faute, car Fougères avait répandu des teintes verdâtres qui annonçaient de l’humidité au bas des murs.

MADAME acheta le tableau mille francs, le Dauphin en commanda un autre. Charles X donna la croix au fils du paysan qui s’était jadis battu pour la cause royale en 1799.

Joseph Bridau, le grand peintre, ne fut pas décoré. Le Ministre de l’Intérieur commanda deux tableaux d’église à Fougères. Ce salon fut pour Pierre Grassou toute sa fortune, sa gloire, son avenir, sa vie. Inventer en toute chose, c’est vouloir mourir à petit feu ; copier, c’est vivre. Après avoir enfin découvert un filon plein d’or, Grassou de Fougères pratiqua la partie de cette cruelle maxime à laquelle la société doit ces infâmes médiocrités chargées d’élire aujourd’hui les supériorités dans toutes les classes sociales ; mais qui naturellement s’élisent elles-mêmes, et font une guerre acharnée aux vrais talents.

 

Le principe de l’Élection, appliqué à tout, est faux, la France en reviendra. Néanmoins, la modestie, la simplicité, la surprise du bon et doux Fougères, firent taire les récriminations et l’envie. D’ailleurs il eut pour lui les Grassou parvenus, solidaires des Grassou à venir. Quelques gens, émus par l’énergie d’un homme que rien n’avait découragé, parlaient du Dominiquin, et disaient : « Il faut récompenser la volonté dans les Arts ! Grassou n’a pas volé son succès ! voilà dix ans qu’il pioche, pauvre bonhomme ! »

Cette exclamation de pauvre bonhomme ! était pour la moitié dans les adhésions et les félicitations que recevait le peintre. La pitié élève autant de médiocrités que l’envie rabaisse de grands artistes.

Les journaux n’avaient pas épargné les critiques, mais le chevalier Fougères les digéra comme il digérait les conseils de ses amis, avec une patience angélique. Riche alors d’une quinzaine de mille francs bien péniblement gagnés, il meubla son appartement et son atelier rue de Navarin, il y fit le tableau demandé par monseigneur le Dauphin, et les deux tableaux d’église commandés par le Ministère, à jour fixe, avec une régularité désespérante pour la caisse du Ministère, habituée à d’autres façons.

Mais admirez le bonheur des gens qui ont de l’ordre ? S’il avait tardé, Grassou, surpris par la Révolution de Juillet, n’eût pas été payé.

À trente-sept ans, Fougères avait fabriqué pour Élias Magus environ deux cents tableaux complètement inconnus, mais à l’aide desquels il était parvenu à cette manière satisfaisante, à ce point d’exécution qui fait hausser les épaules à l’artiste, et que chérit la bourgeoisie.

Fougères était cher à ses amis par une rectitude d’idées, par une sécurité de sentiments, une obligeance parfaite, une grande loyauté ; s’ils n’avaient aucune estime pour la palette, ils aimaient l’homme qui la tenait.

– Quel malheur que Fougères ait le vice de la peinture ! se disaient ses camarades.

Néanmoins Grassou donnait des conseils excellents, semblable à ces feuilletonistes incapables d’écrire un livre, et qui savent très bien par où pèchent les livres ; mais il y avait entre les critiques littéraires et Fougères une différence : il était éminemment sensible aux beautés, il les reconnaissait, et ses conseils étaient empreints d’un sentiment de justice qui faisait accepter la justesse de ses remarques.

 

Depuis la Révolution de Juillet, Fougères présentait à chaque Exposition une dizaine de tableaux, parmi lesquels le Jury en admettait quatre ou cinq. Il vivait avec la plus rigide économie, et tout son domestique consistait dans une femme de ménage. Pour toute distraction, il visitait ses amis, il allait voir les objets d’arts, il se permettait quelques petits voyages en France, il projetait d’aller chercher des inspirations en Suisse. Ce détestable artiste était un excellent citoyen : il montait sa garde, allait aux revues, payait son loyer et ses consommations avec l’exactitude la plus bourgeoise. Ayant vécu dans le travail et dans la misère, il n’avait jamais eu le temps d’aimer. Jusqu’alors garçon et pauvre, il ne se souciait point de compliquer son existence si simple.

 

Incapable d’inventer une manière d’augmenter sa fortune, il portait tous les trois mois chez son notaire, Cardot, ses économies et ses gains du trimestre. Quand le notaire avait à Grassou mille écus, il les plaçait par première hypothèque, avec subrogation dans les droits de la femme, si l’emprunteur était marié, ou subrogation dans les droits du vendeur, si l’emprunteur avait un prix à payer. Le notaire touchait lui-même les intérêts et les joignait aux remises partielles faites par Grassou de Fougères. Le peintre attendait le fortuné moment où ses contrats arriveraient au chiffre imposant de deux mille francs de rente, pour se donner l’otium cum dignitate de l’artiste et faire des tableaux, oh ! mais des tableaux ! enfin de vrais tableaux ! des tableaux finis, chouettes, kox-noffs et chocnosoffs.

Son avenir, ses rêves de bonheur, le superlatif de ses espérances, voulez-vous le savoir ? c’était d’entrer à l’Institut et d’avoir la rosette des Officiers de la Légion d’Honneur ! S’asseoir à côté de Schinner et de Léon de Lora, arriver à l’Académie avant Bridau ! avoir une rosette à sa boutonnière !

Quel rêve ! Il n’y a que les gens médiocres pour penser à tout.

 

En entendant le bruit de plusieurs pas dans l’escalier, Fougères se rehaussa le toupet, boutonna sa veste de velours vert-bouteille, et ne fut pas médiocrement surpris de voir entrer une figure vulgairement appelée un melon dans les ateliers. Ce fruit surmontait une citrouille, vêtue de drap bleu, ornée d’un paquet de breloques tintinnabulant. Le melon soufflait comme un marsouin, la citrouille marchait sur des navets, improprement appelés des jambes. Un vrai peintre aurait fait ainsi la charge du petit marchand de bouteilles, et l’eût mis immédiatement à la porte en lui disant qu’il ne peignait pas les légumes. Fougères regarda la pratique sans rire, car monsieur Vervelle présentait un diamant de mille écus à sa chemise. Fougères regarda Magus et dit :

– Il y a gras ! en employant un mot d’argot, alors à la mode dans les ateliers.

En entendant ce mot, monsieur Vervelle fronça les sourcils. Ce bourgeois attirait à lui une autre complication de légumes dans la personne de sa femme et de sa fille. La femme avait sur la figure un acajou répandu, elle ressemblait à une noix de coco surmontée d’une tête et serrée par une ceinture. Elle pivotait sur ses pieds, sa robe était jaune, à raies noires. Elle produisait orgueilleusement des mitaines extravagantes sur des mains enflées comme les gants d’une enseigne. Les plumes du convoi de première classe flottaient sur un chapeau extravasé. Des dentelles paraient des épaules aussi bombées par derrière que par devant : ainsi la forme sphérique du coco était parfaite. Les pieds, du genre de ceux que les peintres appellent des abatis, étaient ornés d’un bourrelet de six lignes au-dessus du cuir verni des souliers. Comment les pieds y étaient-ils entrés ? On ne sait.

Suivait une jeune asperge, verte et jeune par sa robe, et qui montrait une petite tête couronnée d’une chevelure en bandeau, d’un jaune-carotte qu’un Romain eût adoré, des bras filamenteux, des taches de rousseur sur un teint assez blanc, des grands yeux innocents, à cils blancs, peu de sourcils, un chapeau de paille d’Italie avec deux honnêtes coques de satin bordé d’un liséré de

satin blanc, les mains vertueusement rouges, et les pieds de sa mère. Ces trois êtres avaient, en regardant l’atelier, un air de bonheur qui annonçait en eux un respectable enthousiasme pour les Arts.

– Et c’est vous, monsieur, qui allez faire nos ressemblances ? dit le père en prenant un petit air crâne.

– Oui, monsieur, répondit Grassou.

– Vervelle, il a la croix, dit tout bas la femme à son mari pendant que le peintre avait le dos tourné.

– Est-ce que j’aurais fait faire nos portraits par un artiste qui ne serait pas décoré ?... dit l’ancien marchand de bouchons.

Élias Magus salua la famille Vervelle et sortit, Grassou l’accompagna jusque sur le palier.

– Il n’y a que vous pour pêcher de pareilles boules.

– Cent mille francs de dot !

– Oui ; mais quelle famille !

– Trois cent mille francs d’espérances, maison rue Boucherat, et maison de campagne à Villed’Avray.

– Boucherat, bouteilles, bouchons, bouchés, débouchés, dit le peintre.

– Vous serez à l’abri du besoin pour le reste de vos jours, dit Élias.

Cette idée entra dans la tête de Pierre Grassou, comme la lumière du matin avait éclaté dans sa mansarde. En disposant le père de la jeune personne, il lui trouva bonne mine et admira cette face pleine de tons violents. La mère et la fille voltigèrent autour du peintre, en s’émerveillant de tous ses apprêts, il leur parut être un dieu.

Cette visible adoration plut à Fougères. Le veau d’or jeta sur cette famille son reflet fantastique. – Vous devez gagner un argent fou ? mais vous le dépensez comme vous le gagnez, dit la mère. – Non, madame, répondit le peintre, je ne le dépense pas, je n’ai pas le moyen de m’amuser. Mon notaire place mon argent, il sait mon compte, une fois l’argent chez lui, je n’y pense plus. – On me disait, à moi, s’écria le père Vervelle, que les artistes étaient tous paniers percés.

– Quel est votre notaire, s’il n’y a pas d’indiscrétion ? demanda madame Vervelle.

– Un brave garçon, tout rond, Cardot.

– Tiens ! tiens ! est-ce farce ! dit Vervelle, Cardot est le nôtre.

– Ne vous dérangez pas ! dit le peintre.

– Mais tiens-toi donc tranquille, Anténor, dit la femme, tu ferais manquer monsieur, et si tu le voyais travailler, tu comprendrais...

– Mon Dieu ! pourquoi ne m’avez-vous pas appris les Arts ? dit mademoiselle de Vervelle à ses parents.

– Virginie, s’écria la mère, une jeune personne ne doit pas apprendre certaines choses. Quand tu seras mariée... bien ! mais, jusque-là, tiens-toi tranquille.

Pendant cette première séance, la famille Vervelle se familiarisa presque avec l’honnête artiste. Elle dut revenir deux jours après. En sortant, le père et la mère dirent à Virginie d’aller devant eux ; mais malgré la distance, elle entendit ces mots dont le sens devait éveiller sa curiosité.

– Un homme décoré... trente-sept ans... un artiste qui a des commandes, qui place son argent chez notre notaire. Consultons Cardot ? Hein, s’appeler madame de Fougères !... ça n’a pas l’air d’être un méchant homme !... Tu me diras un commerçant ?.. mais un commerçant tant qu’il n’est pas retiré, vous ne savez pas ce que peut devenir votre fille ! tandis qu’un artiste économe... puis nous aimons les Arts... Enfin !...

 

Pierre Grassou, pendant que la famille Vervelle le discutait, discutait la famille Vervelle. Il lui fut impossible de demeurer en paix dans son atelier, il se promena sur le Boulevard, il y regardait les femmes rousses qui passaient ! Il se faisait les plus étranges raisonnements : l’or était le plus beau des métaux, la couleur jaune représentait l’or, les Romains aimaient les femmes rousses, et il devint Romain, etc. Après deux ans de mariage, quel homme s’occupe de la couleur de sa femme ? La beauté passe... mais la laideur reste !

L’argent est la moitié du bonheur. Le soir, en se couchant, le peintre trouvait déjà Virginie Vervelle charmante. Quand les trois Vervelle entrèrent le jour de la seconde séance, l’artiste les accueillit avec un aimable sourire.

Le scélérat avait fait sa barbe, il avait mis du linge blanc ; il s’était agréablement disposé les cheveux, il avait choisi un pantalon fort avantageux et des pantoufles rouges à la poulaine.

La famille répondit par un sourire aussi flatteur que celui de l’artiste, Virginie devint de la couleur de ses cheveux, baissa les yeux et détourna la tête, en regardant les études.

Pierre Grassou trouva ces petites minauderies ravissantes. Virginie avait de la grâce, elle ne tenait heureusement ni du père, ni de la mère ; mais de qui tenait-elle ?

– Ah ! j’y suis, se dit-il toujours, la mère aura eu un regard de son commerce.

Pendant la séance il y eut des escarmouches entre la famille et le peintre qui eut l’audace de trouver le père Vervelle spirituel. Cette flatterie fit entrer la famille au pas de charge dans le cœur de l’artiste, il donna l’un de ses croquis à Virginie, et une esquisse à la mère.

– Pour rien ? dirent-elles.

Pierre Grassou ne put s’empêcher de sourire.

– Il ne faut pas donner ainsi vos tableaux, c’est de l’argent, lui dit Vervelle.

À la troisième séance, le père Vervelle parla d’une belle galerie de tableaux qu’il avait à sa campagne de Ville-d’Avray : des Rubens, des Gérard-Dow, des Mieris, des Terburg, des Rembrandt, un Titien, des Paul Potter, etc.

– Monsieur Vervelle a fait des folies, dit fastueusement madame Vervelle, il a pour cent mille francs de tableaux.

– J’aime les Arts, reprit l’ancien marchand de bouteilles.

Quand le portrait de madame Vervelle fut commencé, celui du mari était presque achevé, l’enthousiasme de la famille ne connaissait alors plus de bornes.

Le notaire avait fait le plus grand éloge du peintre : Pierre Grassou était à ses yeux le plus honnête garçon de la terre, un des artistes les plus rangés qui d’ailleurs avait amassé trente-six mille francs ; ses jours de misère étaient passés, il allait par dix mille francs chaque année, il capitalisait les intérêts ; enfin il était incapable de rendre une femme malheureuse.

Cette dernière phrase fut d’un poids énorme dans la balance.

Les amis des Vervelle n’entendaient plus parler que du célèbre Fougères.

Le jour où Fougères entama le portrait de Virginie, il était in petto déjà le gendre de la famille Vervelle. Les trois Vervelle fleurissaient dans cet atelier qu’ils s’habituaient à considérer comme une de leurs résidences : il y avait pour eux un inexplicable attrait dans ce local propre, soigné, gentil, artiste. Abyssus abyssum, le bourgeois attire le bourgeois.

Vers la fin de la séance, l’escalier fut agité, la porte fut brutalement ouverte, et entra Joseph Bridau : il était à la tempête, il avait les cheveux au vent ; il montra sa grande figure ravagée, jeta partout les éclairs de son regard, tourna tout autour de l’atelier et revint à Grassou brusquement, en ramassant sa redingote sur la région gastrique, et tâchant, mais en vain, de la boutonner, le bouton s’étant évadé de sa capsule de drap.

– Le bois est cher, dit-il à Grassou.

– Ah !

– Les Anglais sont après moi. Tiens, tu peins ces choses-là ?

– Tais-toi donc !

– Ah ! oui !

La famille Vervelle, superlativement choquée par cette étrange apparition, passa de son rouge ordinaire au rouge-cerise des feux violents.

– Ça rapporte ! reprit Joseph. Y a-t-il aubert en fouillouse ?

– Te faut-il beaucoup ?

– Un billet de cinq cents... J’ai après moi un de ces négociants de la nature des dogues, qui, une fois qu’ils ont mordu, ne lâchent plus qu’il n’aient le morceau. Quelle race !

– Je vais t’écrire un mot pour mon notaire...

– Tu as donc un notaire ?

– Oui.

– Ca m’explique alors pourquoi tu fais encore les joues avec des tons roses, excellents pour des enseignes de parfumeur !

Grassou ne put s’empêcher de rougir, Virginie posait.

– Aborde donc la Nature comme elle est ? dit le grand peintre en continuant. Mademoiselle est rousse. Eh ! bien, est-ce un péché mortel ? Tout est magnifique en peinture. Mets-moi du cinabre sur ta palette, réchauffe-moi ces joues-là, piques-y leurs petites taches brunes, beurre-moi cela ? Veux-tu avoir plus d’esprit que la Nature ?

– Tiens, dit Fougères, prends ma place pendant que je vais écrire.

Vervelle roula jusqu’à la table et s’approcha de l’oreille de Grassou.

– Mais ce pacant*-là va tout gâter, dit le marchand.

– S’il voulait faire le portrait de votre Virginie, il vaudrait mille fois le mien, répondit Fougères indigné.

 

* rustre

 

En entendant ce mot, le bourgeois opéra doucement sa retraite vers sa femme stupéfaite de l’invasion de la bête féroce, et assez peu rassurée de la voir coopérant au portrait de sa fille.

– Tiens, suis ces indications, dit Bridau en rendant la palette et prenant le billet. Je ne te remercie pas ! je puis retourner au château de d’Arthez à qui je peins une salle à manger et où Léon de Lora fait les dessus de porte, des chefs d’œuvre. Viens nous voir !

Il s’en alla sans saluer, tant il en avait assez d’avoir regardé Virginie.

– Qui est cet homme, demanda madame Vervelle.

– Un grand artiste, répondit Grassou.

Un moment de silence.

– Êtes-vous bien sûr, dit Virginie, qu’il n’a pas porté malheur à mon portrait ? il m’a effrayée. – Il n’y a fait que du bien, répondit Grassou.

– Si c’est un grand artiste, j’aime mieux un grand artiste qui vous ressemble, dit madame Vervelle.

– Ah ! maman, monsieur est un bien plus grand peintre, il me fera tout entière, fit observer Virginie.

Les allures du Génie avaient ébouriffé ces bourgeois, si rangés. On entrait dans cette phase d’automne si agréablement nommée l’Été de la Saint-Martin. Ce fut avec la timidité du néophyte en présence d’un homme de génie que Vervelle risqua une invitation de venir à sa maison de campagne dimanche prochain : il savait combien peu d’attraits une famille bourgeoise offrait à un artiste.

– Vous autres ! dit-il, il vous faut des émotions ! des grands spectacles et des gens d’esprit ; mais il y aura de bons vins, et je compte sur ma galerie pour vous compenser l’ennui qu’un artiste comme vous pourra éprouver parmi des négociants.

Cette idolâtrie qui caressait exclusivement son amour-propre charma le pauvre Pierre Grassou, si peu accoutumé à recevoir de tels compliments. L’honnête artiste, cette infâme médiocrité, ce

cœur d’or, cette loyale vie, ce stupide dessinateur, ce brave garçon, décoré de l’Ordre royal de la Légion d’Honneur, se mit sous les armes pour aller jouir des derniers beaux jours de l’année, à Ville-d’Avray.

 

Le peintre vint modestement par la voiture publique, et ne put s’empêcher d’admirer le beau pavillon du marchand de bouteilles, jeté au milieu d’un parc de cinq arpents, au sommet de Ville-d’Avray, au plus beau point de vue. Épouser Virginie, c’était avoir cette belle villa quelque jour !

Il fut reçu par les Vervelle avec un enthousiasme, une joie, une bonhomie, une franche bêtise bourgeoise qui le confondirent.

Ce fut un jour de triomphe.

On promena le futur dans les allées couleur nankin qui avaient été ratissées comme elles devaient l’être pour un grand homme. Les arbres eux-mêmes avaient un air peigné, les gazons étaient fauchés. L’air pur de la campagne amenait des odeurs de cuisine infiniment réjouissantes. Tous, dans la maison, disaient : Nous avons un grand artiste. Le petit père Vervelle roulait comme une pomme dans son parc, la fille serpentait comme une anguille, et la mère suivait d’un pas noble et digne.

Ces trois êtres ne lâchèrent pas Grassou pendant sept heures.

 

Après le dîner, dont la durée égala la somptuosité, monsieur et madame Vervelle arrivèrent à leur grand coup de théâtre, à l’ouverture de la galerie illuminée par des lampes à effets calculés. Trois voisins, anciens commerçants, un oncle à succession, mandés pour l’ovation du grand artiste, une vieille demoiselle Vervelle et les convives suivirent Grassou dans la galerie, assez curieux d’avoir son opinion sur la fameuse galerie du petit père Vervelle, qui les assommait de la valeur fabuleuse de ses tableaux. Le marchand de bouteilles semblait avoir voulu lutter avec le roi Louis-Philippe et les galeries de Versailles.

Les tableaux magnifiquement encadrés avaient des étiquettes où se lisaient en lettres noires sur fond d’or :

 

RUBENS. Danses de faunes et de nymphes.

REMBRANDT. Intérieur d’une salle de dissection.

Le docteur Tromp faisant sa leçon à ses élèves.

 

Il y avait cent cinquante tableaux tous vernis, époussetés, quelques-uns étaient couverts de rideaux verts qui ne se tiraient pas en présence des jeunes personnes.

L’artiste resta les bras cassés, la bouche béante, sans parole sur les lèvres, en reconnaissant la moitié de ses tableaux dans cette galerie : il était Rubens, Paul Potter, Mieris, Metzu, Gérard Dow ! il était à lui seul vingt grands maîtres.

– Qu’avez-vous ? vous pâlissez !

– Ma fille, un verre d’eau, s’écria la mère Vervelle.

Le peintre prit le père Vervelle par le bouton de son habit, et l’emmena dans un coin, sous prétexte de voir un Murillo. Les tableaux espagnols étaient alors à la mode.

– Vous avez acheté vos tableaux chez Élie Magus ?

– Oui, tous originaux !

– Entre nous, combien vous a-t-il vendu ceux que je vais vous désigner ?

Tous deux, ils firent le tour de la galerie. Les convives furent émerveillés du sérieux avec lequel l’artiste procédait en compagnie de son hôte à l’examen des chefs-d’œuvre.

– Trois mille francs ! dit à voix basse Vervelle en arrivant au dernier ; mais je dis quarante mille francs !

– Quarante mille francs un Titien ? reprit à hante voix l’artiste, mais ce serait pour rien.

– Quand je vous le disais, j’ai pour cent mille écus de tableaux, s’écria Vervelle.

– J’ai fait tous ces tableaux-là, lui dit à l’oreille Pierre Grassou, je ne les ai pas vendus tous ensemble plus de dix mille francs...

– Prouvez-le-moi, dit le marchand de bouteilles, et je double la dot de ma fille, car alors vous êtes Rubens, Rembrandt, Terburg, Titien !

– Et Magus est un fameux marchand de tableaux ! dit le peintre qui s’expliqua l’air vieux de ses tableaux et l’utilité des sujets que lui demandait le brocanteur.

 

Loin de perdre dans l’estime de son admirateur, monsieur de Fougères, car la famille persistait à nommer ainsi Pierre Grassou, grandit si bien, qu’il fit gratis les portraits de la famille, et les offrit naturellement à son beau-père, à sa belle-mère et à sa femme.

 

Aujourd’hui, Pierre Grassou, qui ne manque pas une seule Exposition, passe pour un des bons peintres de portraits. Il gagne une douzaine de mille francs par an, et gâte pour cinq cents francs de toiles. Sa femme a eu six mille francs de rentes en dot, il vit avec son beau-père et sa belle-mère. Les Vervelle et les Grassou, qui s’entendent à merveille, ont voiture et sont les plus heureuses gens du monde.

Pierre Grassou ne sort pas d’un cercle bourgeois où il est considéré comme un des plus grands artistes de l’époque ; et il ne se dessine pas un portrait de famille, entre la barrière du Trône et la rue du Temple, qui ne se fasse chez lui, qui ne se paie au moins cinq cents francs. Comme il s’est très bien montré dans les émeutes du 12 mai, il a été nommé Officier de la Légion d’Honneur. Il est chef de bataillon dans la Garde nationale.

Le Musée de Versailles n’a pas pu se dispenser de commander une bataille à un si excellent citoyen. Madame de Fougères adore son époux à qui elle a donné deux enfants. Ce peintre, bon père et bon époux, ne peut cependant pas ôter de son cœur une fatale pensée : les artistes se moquent de lui, son nom est un terme de mépris dans les ateliers, les feuilletons ne s’occupent pas de ses ouvrages.

Mais il travaille toujours, et il se porte à l’Académie, où il entrera.

Puis, vengeance qui lui dilate le cœur ! il achète des tableaux aux peintres célèbres quand ils sont gênés, et il remplace les croûtes de la galerie de Ville-d’Avray par de vrais chefs-d’œuvre, qui ne sont pas de lui. On connaît des médiocrités plus taquines et plus méchantes que celle de Pierre Grassou qui, d’ailleurs, est d’une bienfaisance anonyme et d’une obligeance parfaite.

 

 

 FIN

 

Paris, décembre 1839.

 

6 juin 2013

Pierre de Ronsard, sélection de poèmes

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Pierre de Ronsard, sélection de poèmes

 

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Marie levez-vous

 

Marie, levez-vous, ma jeune paresseuse :
Jà la gaie alouette au ciel a fredonné,
Et jà le rossignol doucement jargonné,
Dessus l’épine assis, sa complainte amoureuse.

Sus ! debout ! allons voir l’herbelette perleuse,
Et votre beau rosier de boutons couronné,
Et vos œillets mignons auxquels aviez donné,
Hier au soir de l’eau, d’une main si soigneuse.

Harsoir en vous couchant vous jurâtes vos yeux
D’être plus tôt que moi ce matin éveillée :
Mais le dormir de l’Aube, aux filles gracieux,

Vous tient d’un doux sommeil encor les yeux sillée.
Çà ! çà ! que je les baise et votre beau tétin,
Cent fois, pour vous apprendre à vous lever matin.

 

 

 

Comme on voit sur la branche

 

Comme on voit sur la branche au mois de may la rose,
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose;

La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,
Embasmant les jardins et les arbres d’odeur;
Mais battue, ou de pluye, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt, feuille à feuille desclose.

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendres tu reposes.

Pour obsèques reçoy mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de laict, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif et mort, ton corps ne soit que roses.

 

 

 

Tay toy, babillarde Arondelle

 

Tay toy, babillarde Arondelle,

 Ou bien, je plumeray ton aile

 Si je t'empongne, ou d'un couteau

 Je te couperay la languette,

 Qui matin sans repos caquette

 Et m'estourdit tout le cerveau.

 Je te preste ma cheminée,

 Pour chanter toute la journée,

 De soir, de nuict, quand tu voudras.

 Mais au matin ne me reveille,

 Et ne m'oste quand je sommeille

 Ma Cassandre d'entre mes bras.

 

 

 

Prends cette rose

 

Prends cette rose, aimable comme toi

Qui sers de rose aux roses les plus belles,

Qui sert de fleur aux fleurs les plus nouvelles,

Dont la senteur me ravit tout de moi.

 

Prends cette rose, et ensemble reçois

Dedans ton sein mon cœur qui n’a point d’ailes,

Il est constant, et cent plaies cruelles

N’ont empêché qu’il ne gardât sa foi.

 

La rose et moi différons d’une chose

Un soleil voit naître et mourir la rose,

Mille soleils ont vu naître m’amour.

 

Ah ! je voudrais que telle amour éclose

Dedans mon cœur qui jamais ne repose,

Comme une fleur, ne m’eût duré qu’un jour.

 

 

 

Quand vous serez bien vieille

 

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.

Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre et fantôme sans os :
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos :
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

 

 

 

Je vous envoye un bouquet

 

Je vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies;
Qui ne les eût à ce vêpre cueillies
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu'elles soient fleuries
En peu de temps cherront toutes flétries
Et, comme fleurs, périront tout soudain.

Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame,
Las ! le temps, non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame ;

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle :
Pour ce aimez-moi, cependant qu'êtes belle.

 

 

 

Je veux lire en trois jours

 

Je veus lire en trois jours l'Iliade d'Homere,
Et pour-ce, Corydon, ferme bien l'huis sur moy.
Si rien me vient troubler, je t'asseure ma foy
Tu sentiras combien pesante est ma colere.

Je ne veus seulement que nostre chambriere
Vienne faire mon lit, ton compagnon, ny toy,
Je veus trois jours entiers demeurer à requoy,
Pour follastrer apres une sepmaine entiere.

Mais si quelqu'un venoit de la part de Cassandre,
Ouvre lui tost la porte, et ne le fais attendre,
Soudain entre en ma chambre, et me vien accoustrer.

Je veus tant seulement à luy seul me monstrer :
Au reste, si un Dieu vouloit pour moy descendre
Du ciel, ferme la porte, et ne le laisse entrer.

 

 

 

Mignonne allons voir

 

A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautez laissé cheoir !
Ô vrayment marastre Nature,
Puis qu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.

 

 

 

Quand je suis vingt ou trente mois

 

Quand je suis vingt ou trente mois
Sans retourner en Vendômois,
Plein de pensées vagabondes,
Plein d'un remords et d'un souci,
Aux rochers je me plains ainsi,
Aux bois, aux antres et aux ondes.

Rochers, bien que soyez âgés
De trois mil ans, vous ne changez
Jamais ni d'état ni de forme ;
Mais toujours ma jeunesse fuit,
Et la vieillesse qui me suit,
De jeune en vieillard me transforme.

Bois, bien que perdiez tous les ans
En l'hiver vos cheveux plaisants,
L'an d'après qui se renouvelle,
Renouvelle aussi votre chef ;
Mais le mien ne peut derechef
R'avoir sa perruque nouvelle.

Antres, je me suis vu chez vous
Avoir jadis verts les genoux,
Le corps habile, et la main bonne ;
Mais ores j'ai le corps plus dur,
Et les genoux, que n'est le mur
Qui froidement vous environne.

Ondes, sans fin vous promenez
Et vous menez et ramenez
Vos flots d'un cours qui ne séjourne ;
Et moi sans faire long séjour
Je m'en vais, de nuit et de jour,
Au lieu d'où plus on ne retourne.

Si est-ce que je ne voudrois
Avoir été rocher ou bois
Pour avoir la peau plus épaisse,
Et vaincre le temps emplumé ;
Car ainsi dur je n'eusse aimé
Toi qui m'as fait vieillir, Maîtresse.

 

 

 

Bel aubépin

 

Bel aubépin verdissant,

fleurissant

Le long de ce beau rivage,

Tu es vêtu jusqu'au bas

Des longs bras

D'une lambruche sauvage.

Deux camps de rouges fourmis

Se sont mis

En garnison sous ta souche,

Dans les pertuis de ton tronc

Tout du long

Les avettes ont leur couche.

Le gentil rossignolet

Nouvelet,

Avecques sa bien-aimée,

Pour ses amours alléger

Vient loger

Tous les ans en ta ramée,

Dans laquelle il fait son nid,

Bien garni

De laine et de fine soie,

Où ses petits écloront,

Qui seront

De mes mains la douce proie.

Or, vis, gentil aubépin,

Vis sans fin,

Vis sans que jamais tonnerre,

Ou la cognée, ou les vents,

Ou les temps

Te puissent ruer par terre.

 

 

 

Contre les bucherons de la forest de Gastine

Elégie



Quiconque aura premier la main embesongnée
A te couper, forest, d'une dure congnée,
Qu'il puisse s'enferrer de son propre baston,
Et sente en l'estomac la faim d'Erisichton,
Qui coupa de Cerés le Chesne venerable
Et qui gourmand de tout, de tout insatiable,
Les bœufs et les moutons de sa mère esgorgea,
Puis pressé de la faim, soy-mesme se mangea :
Ainsi puisse engloutir ses rentes et sa terre,
Et se devore après par les dents de la guerre.

Qu'il puisse pour vanger le sang de nos forests,
Tousjours nouveaux emprunts sur nouveaux interests
Devoir à l'usurier, et qu'en fin il consomme
Tout son bien à payer la principale somme.

Que tousjours sans repos ne face en son cerveau
Que tramer pour-neant quelque dessein nouveau,
Porté d'impatience et de fureur diverse,
Et de mauvais conseil qui les hommes renverse.

Escoute, Bucheron (arreste un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,
Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce ?
Sacrilege meurdrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts, et de destresses
Merites-tu, meschant, pour tuer des Déesses ?

Forest, haute maison des oiseaux bocagers,
Plus le Cerf solitaire et les Chevreuls legers
Ne paistront sous ton ombre, et ta verte criniere
Plus du Soleil d'Esté ne rompra la lumiere.

Plus l'amoureux Pasteur sur un tronq adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous persé,
Son mastin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l'ardeur de sa belle Janette :
Tout deviendra muet : Echo sera sans voix :
Tu deviendras campagne, et en lieu de tes bois,
Dont l'ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue :
Tu perdras ton silence, et haletans d'effroy
Ny Satyres ny Pans ne viendront plus chez toy.

Adieu vieille forest, le jouët de Zephyre,
Où premier j'accorday les langues de ma lyre,
Où premier j'entendi les fleches resonner
D'Apollon, qui me vint tout le coeur estonner :
Où premier admirant la belle Calliope,
Je devins amoureux de sa neuvaine trope,
Quand sa main sur le front cent roses me jetta,
Et de son propre laict Euterpe m'allaita.

Adieu vieille forest, adieu testes sacrées,
De tableaux et de fleurs autrefois honorées,
Maintenant le desdain des passans alterez,
Qui bruslez en Esté des rayons etherez,
Sans plus trouver le frais de tes douces verdures,
Accusent vos meurtriers, et leur disent injures.

Adieu Chesnes, couronne aux vaillans citoyens,
Arbres de Jupiter, germes Dodonéens,
Qui premiers aux humains donnastes à repaistre,
Peuples vrayment ingrats, qui n'ont sceu recognoistre
Les biens receus de vous, peuples vraiment grossiers,
De massacrer ainsi nos peres nourriciers.

Que l'homme est malheureux qui au monde se fie !
Ô Dieux, que véritable est la Philosophie,
Qui dit que toute chose à la fin perira,
Et qu'en changeant de forme une autre vestira :
De Tempé la vallée un jour sera montagne,
Et la cyme d'Athos une large campagne,
Neptune quelquefois de blé sera couvert.
La matiere demeure, et la forme se perd.

 

 

 

Le nuage ou l'yvrongne

 

Un soir, le jour de Sainct-Martin,
Thenot, au milieu du festin,
Ayant déjà mille verrées
D'un gozier large dévorées,
Ayant gloutement avalé
Sans mascher maint jambon salé,
Ayant rongé mille saucisses,
Mille pastez tous pleins d'espices,
Ayant maint flacon rehumé,
Et mangé maint brezil fumé,
Hors des mains lui coula sa coupe ;
Puis, bégayant devers la troupe,
Et d'un geste tout furieux
Tournant la prunelle des yeux,
Pour mieux digérer son vinage,
Sur le banc pencha son visage. 

Ja, ja commençoit à ronfler,
A nariner, à renifler,
Quand deux flacons cheuz contre terre,
Pesle-mesle avecques un verre,
Vindrent reveiller à demy
Thenot sur le banc endormy,
Thenot donc, qui demy s'eveille,
Frottant son front et son oreille,
Et s'alongeant deux ou trois fois,
En sursault jetta ceste voix : 

Il est jour, que dit l'Aloüette,
Non est non, non, dit la fillette ;
Ha là là là là là là là,
Je voy deçà, je voy delà,
Je voy mille bestes cornuës,
Mille marmotz dedans les nuës :
De l'une sort un grand taureau,
Sur l'autre sautille un chevreau ;
L'une a les cornes d'un Satyre,
Et du ventre de l'autre tire
Un crocodile mille tours,

Je voy des villes et des tours,
J'en voy de rouges et de vertes,
Voy-les là ! je les voy couvertes
De sucres et de poix confis.
J'en voy de morts, j'en voy de vifs,
J'en voy, voyez les donc! qui semblent
Aux blez qui soubz la bize tremble. 

J'avise un camp de Nains armez,
J'en voy qui ne sont point formez,
Tronquez de cuisses et de jambes,
Et si ont les yeux comme flambes
Au creux de l’estomac assis :
J'en voy cinquante, j'en voy six
Qui sont sans ventre, et si ont teste
Effroyable d'une grand' creste,

Voicy deux nuages tout plains
De Mores, qui n'ont point de mains
Ny de corps, et ont les visages
Semblables à des chats sauvages :
Les uns portent des pieds de chèvre
Et les autres n'ont qu'une lèvre
Qui seule barbotte, et dedans
Ils n'ont ny mâchoires, ny dens. 

J'en voy de barbus comme hermites,
Je voy les combats des Lapithes,
J'en voy tout hérissez de peaux,
J'entr'avise mille troupeaux
De singes qui d'un tour de jouë
D'en hault aux hommes font la mouë,
Je voy, je voy parmi les flots,
D'une Baleine le grand dos. 

Et ses espines qui paroissent,
Comme en l'eau deux roches qui croissent ;
Un y galope un grand destrier
Sans bride, selle ny estrier.
L'un talonne à peine une vache,
L'autre, dessus un asne, tâche
De vouloir jallir d'un plein sault
Sur un qui manie un crapault.
L'un va tardif, l'autre galope
L'un s'élance dessus la crope
D'un Centaure tout débridé ;
Et l'autre, d'un Géant guidé,
Portant au front une sonnette,
Par l'air chevauche à la genette ;
L'un sur le dos se charge un veau,
L'autre en sa main tient un marteau ; 
L'un d'une mine renfrongnée
Arme son poing d'une cougnée ;
L'un porte un dard, l'autre un trident,
Et l'autre un tison tout ardent.

Les uns sont montez sus des gruës,
Et les autres sus des tortuës
Vont à la chasse avec les Dieux ;
Je voy le bon Père joyeux
Qui se transforme en cent nouvelles ;
J'en voy qui n'ont point de cervelles,
Et font un amas nompareil,
Pour vouloir battre le Soleil
Et pour l'enclorre en la caverne 
Ou de Saint Patrice, ou d'Averne ;
Je voy sa Sœur qui le défend,
Je voy tout le ciel qui se fend,
Et la terre qui se crevace,
Et le chaos qui les menace.

Je voy cent mille Satyreaux,
Ayans les ergots de Chevreaux,
Faire peur à mille Naïades.
Je voy la dance des Dryades
Parmy les foretz trepigner,
Et maintenant se repeigner
Au fond des plus tiedes vallées,
Ores a tresses avalées,
Ores gentement en un rond,
Ores à flocons sur le front,
Puis se baigner dans les fonteines. 

Las ! ces nuës de grelle pleines
Me prédisent que Jupiter
Se veut contre moy dépiter :
Bré, bré, bré, bré ! voicy la foudre,
Craq, craq, craq ! n'oyez-vous découdre
Le ventre d'un nuau ? J'ai veu,
J'ay veu, craq, craq ! j'ay veu le feu,
J'ay veu l'orage, et le Tonnerre,
Tout mort, me brise contre terre. 

A tant, cest ivrongne Thenot,
De peur qu'il eut, ne dit plus mot,
Pensant vrayment que la tempeste
Luy avoit foudroyé la teste. 

 

 

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6 juin 2013

Le chef d’œuvre inconnu, Honoré de Balzac

balzac 680copie

 

Honoré de Balzac

Le chef d’œuvre inconnu

 

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À un Lord

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1845.

 

 

I

Gillette

 

                             Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins, à Paris. Après avoir assez longtemps marché dans cette rue avec l’irrésolution d’un amant qui n’ose se présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu’elle soit, il finit par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître François PORBUS était en son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les degrés, et s’arrêta de marche en marche, comme quelque courtisan de fraîche date, inquiet de l’accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il demeura pendant un moment sur le palier, incertain s’il prendrait le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l’atelier où travaillait sans doute le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens par Marie de Médicis. Le jeune homme éprouvait cette sensation profonde qui a dû faire vibrer le cœur des grands artistes quand, au fort de la jeunesse et de leur amour pour l’art, ils ont abordé un homme de génie ou quelque chef d’œuvre. Il existe dans tous les sentiments humains une fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours faiblissant jusqu’à ce que le bonheur ne soit plus qu’un souvenir et la gloire un mensonge. Parmi ces émotions fragiles, rien ne ressemble à l’amour comme la jeune passion d’un artiste commençant le délicieux supplice de sa destinée de gloire et de malheur, passion pleine d’audace et de timidité, de croyances vagues et de découragements certains. À celui qui léger d’argent, qui adolescent de génie, n’a pas vivement palpité en se présentant devant un maître, il manquera toujours une corde dans le cœur, je ne sais quelle touche de pinceau, un sentiment dans l’œuvre, une certaine expression de poésie. Si quelques fanfarons bouffis d’eux-mêmes croient trop tôt à l’avenir, ils ne sont gens d’esprit que pour les sots. À ce compte, le jeune inconnu paraissait avoir un vrai mérite, si le talent doit se mesurer sur cette timidité première, sur cette pudeur indéfinissable que les gens promis à la gloire savent perdre dans l’exercice de leur art, comme les jolies femmes perdent la leur dans le manège de la coquetterie. L’habitude du triomphe amoindrit le doute, et la pudeur est un doute peut-être.

Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le pauvre néophyte ne serait pas entré chez le peintre auquel nous devons l’admirable portrait de Henri IV, sans un secours extraordinaire que lui envoya le hasard. Un vieillard vint à monter l’escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de sa démarche, le jeune homme devina dans ce personnage ou le protecteur ou l’ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l’examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d’une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l’âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme. Le visage était d’ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l’âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l’âme et le corps. Les yeux n’avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile, entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne d’or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l’escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre. Le vieillard jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité, frappa trois coups à la porte, et dit à un homme valétudinaire, âgé de quarante ans environ, qui vint ouvrir :

– Bonjour, maître.

Porbus s’inclina respectueusement, il laissa entrer le jeune homme en le croyant amené par le vieillard et s’inquiéta d’autant moins de lui que le néophyte demeura sous le charme que doivent éprouver les peintres-nés à l’aspect du premier atelier qu’ils voient et où se révèlent quelques-uns des procédés matériels de l’art. Un vitrage ouvert dans la voûte éclairait l’atelier de maître Porbus. Concentré sur une toile accrochée au chevalet, et qui n’était encore touchée que de trois ou quatre traits blancs, le jour n’atteignait pas jusqu’aux noires profondeurs des angles de cette vaste pièce ; mais quelques reflets égarés allumaient dans cette ombre rousse une paillette argentée au ventre d’une cuirasse de reître suspendue à la muraille, rayaient d’un brusque sillon de lumière la corniche sculptée et cirée d’un antique dressoir chargé de vaisselles curieuses, ou piquaient de points éclatants la trame grenue de quelques vieux rideaux de brocart d’or aux grands plis cassés, jetés là comme modèles. Des écorchés de plâtre, des fragments et des torses de déesses antiques, amoureusement polis par les baisers des siècles, jonchaient les tablettes et les consoles. D’innombrables ébauches, des études aux trois crayons, à la sanguine ou à la plume, couvraient les murs jusqu’au plafond. Des boîtes à couleurs, des bouteilles d’huile et d’essence, des escabeaux renversés ne laissaient qu’un étroit chemin pour arriver sous l’auréole que projetait la haute verrière dont les rayons tombaient à plein sur la pâle figure de Porbus et sur le crâne d’ivoire de l’homme singulier. L’attention du jeune homme fut bientôt exclusivement acquise à un tableau qui, par ce temps de trouble et de révolutions, était déjà devenu célèbre, et que visitaient quelques-uns de ces entêtés auxquels on doit la conservation du feu sacré pendant les jours mauvais. Cette belle page représentait une Marie égyptienne se disposant à payer le passage du bateau. Ce chef-d’œuvre, destiné à Marie de Médicis, fut vendu par elle aux jours de sa misère.

– Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais dix écus d’or au-delà du prix que donne la reine ; mais aller sur ses brisées ?... du diable !

– Vous la trouvez bien ?

– Heu ! heu ! fit le vieillard, bien ?... oui et non. Ta bonne femme n’est pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie ! Vous colorez ce linéament avec un ton de chair fait d’avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que l’autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu !... Prrr ! Il ne suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de fautes de langue ! Regarde ta sainte, Porbus ? Au premier aspect, elle semble admirable mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent ; cependant tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement observée ; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d’une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s’entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c’est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans tes mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste.

– Mais pourquoi, mon cher maître ? dit respectueusement Porbus au vieillard tandis que le jeune homme avait peine à réprimer une forte envie de le battre.

– Ah ! voilà, dit le petit vieillard. Tu as flotté indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Durer et Paul Véronèse. Certes c’était là une magnifique ambition ! Mais qu’est-il arrivé ? Tu n’as eu ni le charme sévère de la sécheresse, ni les décevantes magies du clair-obscur. Dans cet endroit, comme un bronze en fusion qui crève son trop faible moule, la riche et blonde couleur du Titien a fait éclater le maigre contour d’Albrecht Durer où tu l’avais coulée. Ailleurs, le linéament a résisté et contenu les magnifiques débordements de la palette vénitienne. Ta figure n’est ni parfaitement dessinée, ni parfaitement peinte, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision. Si tu ne te sentais pas assez fort pour fondre ensemble au feu de ton génie les deux manières rivales, il fallait opter franchement entre l’une ou l’autre, afin d’obtenir l’unité qui simule une des conditions de la vie. Tu n’es vrai que dans les milieux, tes contours sont faux, ne s’enveloppent pas et ne promettent rien par derrière. Il y a de la vérité ici, dit le vieillard en montrant la poitrine de la sainte.

– Puis, ici, reprit-il en indiquant le point où sur le tableau finissait l’épaule.

– Mais là, fit-il en revenant au milieu de la gorge, tout est faux. N’analysons rien, ce serait faire ton désespoir.

Le vieillard s’assit sur une escabelle, se tint la tête dans les mains et resta muet.

– Maître, lui dit Porbus, j’ai cependant bien étudié sur le nu cette gorge ; mais, pour notre malheur, il est des effets vrais dans la nature qui ne sont plus probables sur la toile...

– La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! bien, essaie de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres.

Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie, et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous y pensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous ne descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d’amour et de persévérance dans ses détours et dans ses fuites. La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l’épier, la presser et l’enlacer étroitement pour la forcer à se rendre. La Forme est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le Protée de la fable, ce n’est qu’après de longs combats qu’on peut la contraindre à se montrer sous son véritable aspect ; vous autres ! vous vous contentez de la première apparence qu’elle vous livre, ou tout au plus de la seconde, ou de la troisième ; ce n’est pas ainsi qu’agissent les victorieux lutteurs ! Ces peintres invaincus ne se laissent pas tromper à tous ces faux-fuyants, ils persévèrent jusqu’à ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit.

Ainsi a procédé Raphaël, dit le vieillard en ôtant son bonnet de velours noir pour exprimer le respect que lui inspirait le roi de l’art, sa grande supériorité vient du sens intime qui, chez lui, semble vouloir briser la Forme. La Forme est, dans ses figures, ce qu’elle est chez nous, un truchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poésie. Toute figure est un monde, un portrait dont le modèle est apparu dans une vision sublime, teint de lumière, désigné par une voix intérieure, dépouillé par un doigt céleste qui a montré, dans le passé de toute une vie, les sources de l’expression. Vous faites à vos femmes de belles robes de chair, de belles draperies de cheveux, mais où est le sang qui engendre le calme ou la passion et qui cause des effets particuliers. Ta sainte est une femme brune, mais ceci, mon pauvre Porbus, est d’une blonde ! Vos figures sont alors de pâles fantômes colorés que vous nous promenez devant les yeux, et vous appelez cela de la peinture et de l’art. Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à une femme qu’à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de n’être plus obligés d’écrire à côté de vos figures, currus venustus ou pulcher homo, comme les premiers peintres, vous vous imaginez être des artistes merveilleux !

Ha ! ha ! vous n’y êtes pas encore, mes braves compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien des toiles avant d’arriver. Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sa jupe ainsi, ses yeux s’alanguissent et se fondent avec cet air de douceur résignée, l’ombre palpitante des cils flotte ainsi sur les joues ! C’est cela, et ce n’est pas cela. Qu’y manque-t-il ? un rien, mais ce rien est tout. Vous avez l’apparence de la vie, mais vous n’exprimez pas son trop-plein qui déborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l’enveloppe ; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise. En partant du point extrême où vous arrivez, on ferait peut-être d’excellente peinture ; mais vous vous lassez trop vite.

Le vulgaire admire, et le vrai connaisseur sourit. Ô Mabuse, ô mon maître, ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi !

– À cela près, reprit-il, cette toile vaut mieux que les peintures de ce faquin de Rubens avec ses montagnes de viandes flamandes, saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses, et son tapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment et dessin, les trois parties essentielles de l’Art.

– Mais cette sainte est sublime, bon homme ! s’écria d’une voix forte le jeune homme en sortant d’une rêverie profonde. Ces deux figures, celle de la sainte et celle du batelier, ont une finesse d’intention ignorée des peintres italiens, je n’en sais pas un seul qui eût inventé l’indécision du batelier.

– Ce petit drôle est-il à vous ? demanda Porbus au vieillard.

– Hélas ! maître, pardonnez à ma hardiesse, répondit le néophyte en rougissant. Je suis inconnu, barbouilleur d’instinct, et arrivé depuis peu dans cette ville, source de toute science.

– À l’œuvre ! lui dit Porbus en lui présentant un crayon rouge et une feuille de papier. L’inconnu copia lestement la Marie au trait.

– Oh ! oh ! s’écria le vieillard. Votre nom ?

Le jeune homme écrivit au bas Nicolas Poussin.

– Voilà qui n’est pas mal pour un commençant, dit le singulier personnage qui discourait si follement. Je vois que l’on peut parler peinture devant toi. Je ne te blâme pas d’avoir admiré la sainte de Porbus. C’est un chef d’œuvre pour tout le monde, et les initiés aux plus profonds arcanes de l’art peuvent seuls découvrir en quoi elle pèche. Mais puisque tu es digne de la leçon, et capable de comprendre, je vais te faire voir combien peu de chose il faudrait pour compléter cette œuvre. Sois tout œil et tout attention, une pareille occasion de t’instruire ne se représentera peut-être jamais. Ta palette, Porbus ?

 

Porbus alla chercher palette et pinceaux. Le petit vieillard retroussa ses manches avec un mouvement de brusquerie convulsive, passa son pouce dans la palette diaprée et chargée de tons que Porbus lui tendait ; il lui arracha des mains plutôt qu’il ne les prit une poignée de brosses de toutes dimensions, et sa barbe taillée en pointe se remua soudain par des efforts menaçants qui exprimaient le prurit d’une amoureuse fantaisie. Tout en chargeant son pinceau de couleur, il grommelait entre ses dents :

– Voici des tons bons à jeter par la fenêtre avec celui qui les a composés, ils sont d’une crudité et d’une fausseté révoltantes, comment peindre avec cela ?

Puis il trempait avec une vivacité fébrile la pointe de la brosse dans les différents tas de couleurs dont il parcourait quelquefois la gamme entière plus rapidement qu’un organiste de cathédrale ne parcourt l’étendue de son clavier à l’Ô Filii de Pâques.

Porbus et Poussin se tenaient immobiles chacun d’un côté de la toile, plongés dans la plus véhémente contemplation.

– Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner, vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse ! Regarde comme cette draperie voltige à présent et comme on comprend que la brise la soulève ! Auparavant elle avait l’air d’une toile empesée et soutenue par des épingles. Remarques-tu comme le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine rend bien la grasse souplesse d’une peau de jeune fille, et comme le ton mélangé de brun-rouge et d’ocre calciné réchauffe la grise froideur de cette grande ombre où le sang se figeait au lieu de courir. Jeune homme, jeune homme, ce que je te montre là, aucun maître ne pourrait te l’enseigner. Mabuse seul possédait le secret de donner de la vie aux figures. Mabuse n’a eu qu’un élève, qui est moi. Je n’en ai pas eu, et je suis vieux ! Tu as assez d’intelligence pour deviner le reste, par ce que je te laisse entrevoir.

 

Tout en parlant, l’étrange vieillard touchait à toutes les parties du tableau : ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si à propos qu’on aurait dit une nouvelle peinture, mais une peinture trempée de lumière. Il travaillait avec une ardeur si passionnée que la sueur se perla sur son front dépouillé ; il allait si rapidement par de petits mouvements si impatients, si saccadés, que pour le jeune Poussin il semblait qu’il y eût dans le corps de ce bizarre personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré de l’homme. L’éclat surnaturel des yeux, les convulsions qui semblaient l’effet d’une résistance donnaient à cette idée un semblant de vérité qui devait agir sur une jeune imagination. Le vieillard allait disant :

– Paf, paf, paf ! Voilà comment cela se beurre, jeune homme ! Venez, mes petites touches, faites-moi roussir ce ton glacial ! Allons donc ! Pon ! pon ! pon ! disait-il en réchauffant les parties où il avait signalé un défaut de vie, en faisant disparaître par quelques plaques de couleur les différences de tempérament, et rétablissant l’unité de ton que voulait une ardente Égyptienne.

– Vois-tu, petit, il n’y a que le dernier coup de pinceau qui compte. Porbus en a donné cent, moi je n’en donne qu’un. Personne ne nous sait gré de ce qui est dessous. Sache bien cela !

Enfin ce démon s’arrêta, et se tournant vers Porbus et Poussin muets d’admiration, il leur dit : – Cela ne vaut pas encore ma Belle Noiseuse, cependant on pourrait mettre son nom au bas d’une pareille œuvre. Oui, je la signerais, ajouta-t-il en se levant pour prendre un miroir dans lequel il la regarda.

– Maintenant, allons déjeuner, dit-il. Venez tous deux à mon logis. J’ai du jambon fumé, du bon vin ! Hé ! hé ! malgré le malheur des temps, nous causerons peinture ! Nous sommes de force. Voici un petit bonhomme, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Nicolas Poussin, qui a de la facilité. Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de sa ceinture une bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d’or, et les lui montrant :

– J’achète ton dessin, dit-il.

– Prends, dit Porbus à Poussin en le voyant tressaillir et rougir de honte, car ce jeune adepte avait la fierté du pauvre. Prends donc, il a dans son escarcelle la rançon de deux rois !

Tous trois, ils descendirent de l’atelier et cheminèrent en devisant sur les arts, jusqu’à une belle maison de bois, située près du pont Saint Michel, et dont les ornements, le heurtoir, les encadrements de croisées, les arabesques émerveillèrent Poussin. Le peintre en espérance se trouva tout à coup dans une salle basse, devant un bon feu, près d’une table chargée de mets appétissants, et par un bonheur inouï, dans la compagnie de deux grands artistes pleins de bonhomie.

– Jeune homme lui dit Porbus en le voyant ébahi devant un tableau, ne regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir. C’était l’Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers le retinrent si longtemps.

Cette figure offrait, en effet, une telle puissance de réalité, que Nicolas Poussin commença dès ce moment à comprendre le véritable sens des confuses paroles dites par le vieillard. Celui-ci regardait le tableau d’un air satisfait, mais sans enthousiasme, et semblait dire : « J’ai fait mieux ! »

– Il y a de la vie, dit-il, mon pauvre maître s’y est surpassé ; mais il manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L’homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons, n’y sont pas. Puis il n’y a encore là qu’un homme ! Or le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains de Dieu, devait avoir quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il n’était pas ivre.

Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avec une inquiète curiosité. Il s’approcha de celui-ci comme pour lui demander le nom de leur hôte ; mais le peintre se mit un doigt sur les lèvres d’un air de mystère, et le jeune homme, vivement intéressé, garda le silence, espérant que tôt ou tard quelque mot lui permettrait de deviner le nom de son hôte, dont la richesse et les talents étaient suffisamment attestés par le respect que Porbus lui témoignait, et par les merveilles entassées dans cette salle. Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un magnifique portrait de femme, s’écria :

– Quel beau Giorgion !

– Non ! répondit le vieillard, vous voyez un de mes premiers barbouillages !

– Tudieu ! je suis donc chez le dieu de la peinture, dit naïvement le Poussin.

Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis longtemps avec cet éloge.

– Maître Frenhofer ! dit Porbus, ne sauriez-vous faire venir un peu de votre bon vin du Rhin pour moi ?

– Deux pipes, répondit le vieillard. Une pour m’acquitter du plaisir que j’ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, et l’autre comme un présent d’amitié.

– Ah ! si je n’étais pas toujours souffrant, reprit Porbus, et si vous vouliez me laisser voir votre Belle Noiseuse, je pourrais faire quelque peinture haute, large et profonde, où les figures seraient de grandeur naturelle.

– Montrer mon œuvre, s’écria le vieillard tout ému. Non, non, je dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j’ai cru avoir fini. Ses yeux me semblaient humides, sa chair était agitée. Les tresses de ses cheveux remuaient. Elle respirait ! Quoique j’aie trouvé le moyen de réaliser sur une toile plate le relief et la rondeur de la nature, ce matin, au jour, j’ai reconnu mon erreur. Ah ! pour arriver à ce résultat glorieux, j’ai étudié à fond les grands maîtres du coloris, j’ai analysé et soulevé couche par couche les tableaux de Titien, ce roi de la lumière, j’ai, comme ce peintre souverain, ébauché ma figure dans un ton clair avec une pâte souple et nourrie, car l’ombre n’est qu’un accident, retiens cela, petit.

Puis je suis revenu sur mon œuvre, et au moyen de demi-teintes et de glacis dont je diminuais de plus en plus la transparence, j’ai rendu les ombres les plus vigoureuses et jusqu’aux noirs les plus fouillés ; car les ombres des peintres ordinaires sont d’une autre nature que leurs tons éclairés ; c’est du bois, de l’airain, c’est tout ce que vous voudrez, excepté de la chair dans l’ombre. On sent que si leur figure changeait de position, les places ombrées ne se nettoieraient pas et ne deviendraient pas lumineuses. J’ai évité ce défaut où beaucoup d’entre les plus illustres sont tombés, et chez moi la blancheur se révèle sous l’opacité de l’ombre la plus soutenue ! Comme une foule d’ignorants qui s’imaginent dessiner correctement parce qu’ils font un trait soigneusement ébarbé, je n’ai pas marqué sèchement les bords extérieurs de ma figure et fait ressortir jusqu’au moindre détail anatomique, car le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela, les sculpteurs peuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas !

Ne riez pas, jeune homme ! Quelque singulier que vous paraisse ce mot, vous en comprendrez quelque jour les raisons. La ligne est le moyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets ; mais il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du milieu où elles sont, la distribution du jour donne seule l’apparence au corps ! Aussi, n’ai-je pas arrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l’on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds. De près, ce travail semble cotonneux et paraît manquer de précision, mais à deux pas, tout se raffermit, s’arrête et se détache ; le corps tourne, les formes deviennent saillantes, l’on sent l’air circuler tout autour.

Cependant je ne suis pas encore content, j’ai des doutes. Peut-être faudrait-il ne pas dessiner un seul trait, et vaudrait-il mieux attaquer une figure par le milieu en s’attachant d’abord aux saillies les plus éclairées, pour passer ensuite aux portions les plus sombres. N’est-ce pas ainsi que procède le soleil, ce divin peintre de l’univers. Oh ! nature, nature ! qui jamais t’a surprise dans tes fuites ! Tenez, le trop de science, de même que l’ignorance, arrive à une négation. Je doute de mon œuvre ! Le vieillard fit une pause, puis il reprit :

– Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais que sont dix petites années quand il s’agit de lutter avec la nature ? Nous ignorons le temps qu’employa le seigneur Pygmalion pour faire la seule statue qui ait marché !

Le vieillard tomba dans une rêverie profonde, et resta les yeux fixes en jouant machinalement avec son couteau.

– Le voilà en conversation avec son esprit, dit Porbus à voix basse.

À ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’une inexplicable curiosité d’artiste. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu pour lui plus qu’un homme, lui apparut comme un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. Il réveillait mille idées confuses en l’âme. Le phénomène moral de cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu’on ne peut traduire l’émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie au cœur de l’exilé.

Le mépris que ce vieil homme affectait d’exprimer pour les belles tentatives de l’art, sa richesse, ses manières, les déférences de Porbus pour lui, cette œuvre tenue si long temps secrète, œuvre de patience, œuvre de génie sans doute, s’il fallait en croire la tête de vierge que le jeune Poussin avait si franchement admirée, et qui belle encore, même près de l’Adam de Mabuse, attestait le faire impérial d’un des princes de l’art ; tout en ce vieillard allait au-delà des bornes de la nature humaine.

Ce que la riche imagination de Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible en voyant cet être surnaturel, était une complète image de la nature artiste, de cette nature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés, et qui trop souvent en abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et même quelques amateurs, à travers mille routes pierreuses, où, pour eux, il n’y a rien ; tandis que folâtre en ses fantaisies, cette fille aux ailes blanches y découvre des épopées, des châteaux, des œuvres d’art. Nature moqueuse et bonne, féconde et pauvre ! Ainsi, pour l’enthousiaste Poussin, ce vieillard était devenu, par une transfiguration subite, l’Art lui-même, l’art avec ses secrets, ses fougues et ses rêveries.

– Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m’a manqué jusqu’à présent de rencontrer une femme irréprochable, un corps dont les contours soient d’une beauté parfaite, et dont la carnation... Mais où est-elle vivante, dit-il en s’interrompant, cette introuvable Vénus des anciens, si souvent cherchée, et de qui nous rencontrons à peine quelques beautés éparses ? Oh ! pour voir un moment, une seule fois, la nature divine, complète, l’idéal enfin, je donnerais toute ma fortune, mais j’irais te chercher dans tes limbes, beauté céleste ! Comme Orphée, je descendrais dans l’enfer de l’art pour en ramener la vie.

– Nous pouvons partir d’ici, dit Porbus à Poussin, il ne nous entend plus, ne nous voit plus !

– Allons à son atelier, répondit le jeune homme émerveillé.

– Oh ! le vieux reître a su en défendre l’entrée. Ses trésors sont trop bien gardés pour que nous puissions y arriver. Je n’ai pas attendu votre avis et votre fantaisie pour tenter l’assaut du mystère.

– Il y a donc un mystère ?

– Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse ait voulu faire. Devenu son ami, son sauveur, son père, Frenhofer a sacrifié la plus grande partie de ses trésors à satisfaire les passions de Mabuse ; en échange, Mabuse lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel, mais dont il possédait si bien le faire, qu’un jour, ayant vendu et bu le damas à fleurs avec lequel il devait s’habiller à l’entrée de Charles Quint, il accompagna son maître avec un vêtement de papier peint en damas. L’éclat particulier de l’étoffe portée par Mabuse surprit l’empereur, qui, voulant en faire compliment au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie.

Frenhofer est un homme passionné pour notre art, qui voit plus haut et plus loin que les autres peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne ; mais, à force de recherches, il est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches. Dans ses moments de désespoir, il prétend que le dessin n’existe pas et qu’on ne peut rendre avec des traits que des figures géométriques ; ce qui est au-delà du vrai, puisque avec le trait et le noir, qui n’est pas une couleur, on peut faire une figure ; ce qui prouve que notre art est, comme la nature, composé d’une infinité d’éléments : le dessin donne un squelette, la couleur est la vie, mais la vie sans le squelette est une chose plus incomplète que le squelette sans la vie. Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout ceci, c’est que la pratique et l’observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre sublime, il a eu le malheur de naître riche, ce qui lui a permis de divaguer, ne l’imitez pas ! Travaillez ! les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main.

– Nous y pénétrerons, s’écria Poussin n’écoutant plus Porbus et ne doutant plus de rien.

Porbus sourit à l’enthousiasme du jeune inconnu, et le quitta en l’invitant à venir le voir.

 

Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la Harpe, et dépassa sans s’en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé. Montant avec une inquiète promptitude son misérable escalier, il parvint à une chambre haute, située sous une toiture en colombage, naïve et légère couverture des maisons du vieux Paris. Près de l’unique et sombre fenêtre de cette chambre, il vit une jeune fille qui, au bruit de la porte, se dressa soudain par un mouvement d’amour ; elle avait reconnu le peintre à la manière dont il avait attaqué le loquet.

– Qu’as-tu ? lui dit-elle.

– J’ai, j’ai, s’écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis senti peintre ! J’avais douté de moi jusqu’à présent, mais ce matin j’ai cru en moi-même ! Je puis être un grand homme ! Va, Gillette, nous serons riches, heureux ! Il y a de l’or dans ces pinceaux.

Mais il se tut soudain. Sa figure grave et vigoureuse perdit son expression de joie quand il compara l’immensité de ses espérances à la médiocrité de ses ressources. Les murs étaient couverts de simples papiers chargés d’esquisses au crayon. Il ne possédait pas quatre toiles propres. Les couleurs avaient alors un haut prix, et le pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue. Au sein de cette misère, il possédait et ressentait d’incroyables richesses de cœur, et la surabondance d’un génie dévorant.

Amené à Paris par un gentilhomme de ses amis, ou peut-être par son propre talent, il y avait rencontré soudain une maîtresse, une de ces âmes nobles et généreuses qui viennent souffrir près d’un grand homme, en épousent les misères et s’efforcent de comprendre leurs caprices ; forte pour la misère et l’amour, comme d’autres sont intrépides à porter le luxe, à faire parader leur insensibilité.

Le sourire errant sur les lèvres de Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l’éclat du ciel. Le soleil ne brillait pas toujours, tandis qu’elle était toujours là, recueillie dans sa passion, attachée à son bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui débordait dans l’amour avant de s’emparer de l’art.

– Écoute, Gillette, viens.

L’obéissante et joyeuse fille sauta sur les genoux du peintre. Elle était toute grâce, toute beauté, jolie comme un printemps, parée de toutes les richesses féminines et les éclairant par le feu d’une belle âme.

– Ô Dieu ! s’écria-t-il, je n’oserai jamais lui dire...

– Un secret ? reprit-elle, je veux le savoir.

Le Poussin resta rêveur.

– Parle donc.

– Gillette ! pauvre cœur aimé !

– Oh ! tu veux quelque chose de moi ?

– Oui.

– Si tu désires que je pose encore devant toi comme l’autre jour, reprit-elle d’un petit air boudeur, je n’y consentirai plus jamais, car, dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses plus à moi, et cependant tu me regardes.

– Aimerais-tu mieux me voir copiant une autre femme ?

– Peut-être, dit-elle, si elle était bien laide.

– Eh ! bien, reprit Poussin d’un ton sérieux, si pour ma gloire à venir, si pour me faire grand peintre, il fallait aller poser chez un autre ?

– Tu veux m’éprouver, dit-elle. Tu sais bien que je n’irais pas. Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme en homme qui succombe à une joie ou à une douleur trop forte pour son âme. – Écoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de son pourpoint usé, je t’ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi ; mais je ne t’ai jamais promis, moi vivante, de renoncer à mon amour. – Y renoncer ? s’écria Poussin.

– Si je me montrais ainsi à un autre, tu ne m’aimerais plus. Et, moi-même, je me trouverais indigne de toi. Obéir à tes caprices, n’est-ce pas chose naturelle et simple ? Malgré moi, je suis heureuse, et même fière de faire ta chère volonté. Mais pour un autre ! fi donc.

– Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à ses genoux. J’aime mieux être aimé que glorieux. Pour moi, tu es plus belle que la fortune et les honneurs. Va, jette mes pinceaux, brûle ces esquisses. Je me suis trompé. Ma vocation, c’est de t’aimer. Je ne suis pas peintre, je suis amoureux. Périssent et l’art et tous ses secrets !

Elle l’admirait, heureuse, charmée ! Elle régnait, elle sentait instinctivement que les arts étaient oubliés pour elle, et jetés à ses pieds comme un grain d’encens.

– Ce n’est pourtant qu’un vieillard, reprit Poussin. Il ne pourra voir que la femme en toi. Tu es si parfaite !

– Il faut bien aimer, s’écria-t-elle, prête à sacrifier ses scrupules d’amour pour récompenser son amant de tous les sacrifices qu’il lui faisait. Mais, reprit-elle, ce serait me perdre. Ah ! me perdre pour toi. Oui, cela est bien beau ! Mais tu m’oublieras. Oh ! quelle mauvaise pensée as-tu donc eue là !

– Je l’ai eue et je t’aime, dit-il avec une sorte de contrition ; mais je suis donc un infâme.

– Consultons le père Hardouin ? dit-elle.

– Oh, non ! Que ce soit un secret entre nous deux.

– Eh ! bien, j’irai ; mais ne sois pas là, dit-elle. Reste à la porte, armé de ta dague ; si je crie, entre et tue le peintre.

Ne voyant plus que son art, le Poussin pressa Gillette dans ses bras.

– Il ne m’aime plus ! pensa Gillette quand elle se trouva seule. Elle se repentait déjà de sa résolution. Mais elle fut bientôt en proie à une épouvante plus cruelle que son repentir, elle s’efforça de chasser une pensée affreuse qui s’élevait dans son cœur.

Elle croyait aimer déjà moins le peintre en le soupçonnant moins estimable qu’auparavant.

 

 

 

II

Catherine Lescault

Trois mois après la rencontre du Poussin et de Porbus, celui-ci vint voir maître Frenhofer.

Le vieillard était alors en proie à l’un de ces découragements profonds et spontanés dont la cause est, s’il faut en croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur ou quelque empâtement des hypochondres ; et, suivant les spiritualistes, dans l’imperfection de notre nature morale. Le bonhomme s’était purement et simplement fatigué à parachever son mystérieux tableau. Il était languissamment assis, dans une vaste chaire de chêne sculpté, garnie de cuir noir ; et, sans quitter son attitude mélancolique, il lança sur Porbus le regard d’un homme qui s’était établi dans son ennui.

– Eh ! bien, maître, lui dit Porbus, l’outremer que vous êtes allé chercher à Bruges était-il mauvais, est-ce que vous n’avez pas su broyer notre nouveau blanc, votre huile est-elle méchante, ou les pinceaux rétifs ?

– Hélas ! s’écria le vieillard, j’ai cru pendant un moment que mon œuvre était accomplie ; mais je me suis, certes, trompé dans quelques détails, et je ne serai tranquille qu’après avoir éclairci mes doutes. Je me décide à voyager et vais aller en Turquie, en Grèce, en Asie pour y chercher un modèle et comparer mon tableau à diverses natures. Peut-être ai-je là-haut, reprit-il en laissant échapper un sourire de contentement, la nature elle-même. Parfois, j’ai quasi peur qu’un souffle ne me réveille cette femme et qu’elle ne disparaisse. Puis il se leva tout à coup, comme pour partir.

– Oh ! oh ! répondit Porbus, j’arrive à temps pour vous éviter la dépense et les fatigues du voyage.

– Comment ? demanda Frenhofer étonné.

– Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l’incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s’il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile.

Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite.

– Comment ! s’écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon épouse ? déchirer le voile sous lequel j’ai chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution ! Voilà dix ans que je vis avec cette femme, elle est à moi, à moi seul, elle m’aime. Ne m’a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? Elle a une âme, l’âme dont je l’ai douée. Elle rougirait si d’autres yeux que les miens s’arrêtaient sur elle. La faire voir ! Mais quel est le mari, l’amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur ? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n’y mets pas toute ton âme, tu ne vends aux courtisans que des mannequins coloriés. Ma peinture n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue. La poésie et les femmes ne se livrent nues qu’à leurs amants ! Possédons-nous le modèle de Raphaël, l’Angélique de l’Arioste, la Béatrix du Dante ? Non ! nous n’en voyons que les Formes. Eh ! bien, l’œuvre que je tiens là-haut sous mes verrous est une exception dans notre art. Ce n’est pas une toile, c’est une femme ! une femme avec laquelle je pleure, je ris, je cause et pense. Veux-tu que tout à coup je quitte un bonheur de dix années comme on jette un manteau ? Que tout à coup je cesse d’être père, amant et Dieu. Cette femme n’est pas une créature, c’est une création. Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors, je lui donnerai des tableaux du Corrège, de Michel Ange, du Titien, je baiserai la marque de ses pas dans la poussière ; mais en faire mon rival ? Honte à moi ! Ha ! ha ! je suis plus amant encore que je ne suis peintre. Oui, j’aurai la force de brûler ma Belle Noiseuse à mon dernier soupir ; mais lui faire supporter le regard d’un homme, d’un jeune homme, d’un peintre ? non, non ! Je tuerais le lendemain celui qui l’aurait souillée d’un regard ! Je te tuerais à l’instant, toi, mon ami, si tu ne la saluais pas à genoux ! Veux-tu maintenant que je soumette mon idole aux froids regards et aux stupides critiques des imbéciles ? Ah ! l’amour est un mystère, il n’a de vie qu’au fond des cœurs, et tout est perdu quand un homme dit même à son ami :

– Voilà celle que j’aime !

Le vieillard semblait être redevenu jeune ; ses yeux avaient de l’éclat et de la vie ; ses joues pâles étaient nuancées d’un rouge vif, et ses mains tremblaient.

Porbus, étonné de la violence passionnée avec laquelle ces paroles furent dites, ne savait que répondre à un sentiment aussi neuf que profond.

Frenhofer était-il raisonnable ou fou ? Se trouvait-il subjugué par une fantaisie d’artiste, ou les idées qu’il avait exprimées procédaient-elles de ce fanatisme inexprimable produit en nous par le long enfantement d’une grande œuvre ? Pouvait-on jamais espérer de transiger avec cette passion bizarre ? En proie à toutes ces pensées, Porbus dit au vieillard :

– Mais n’est-ce pas femme pour femme ? Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos regards ? – Quelle maîtresse, répondit Frenhofer. Elle le trahira tôt ou tard. La mienne me sera toujours fidèle !

– Eh ! bien, reprit Porbus, n’en parlons plus. Mais avant que vous ne trouviez, même en Asie, une femme aussi belle, aussi parfaite que celle dont je parle, vous mourrez peut-être sans avoir achevé votre tableau.

– Oh ! il est fini, dit Frenhofer. Qui le verrait, croirait apercevoir une femme couchée sur un lit de velours, sous des courtines. Près d’elle un trépied d’or exhale des parfums. Tu serais tenté de prendre le gland des cordons qui retiennent les rideaux, et il te semblerait voir le sein de Catherine Lescault, une belle courtisane appelée la Belle Noiseuse, rendre le mouvement de sa respiration. Cependant, je voudrais bien être certain...

– Va donc en Asie, répondit Porbus en apercevant une sorte d’hésitation dans le regard de Frenhofer.

Et Porbus fit quelques pas vers la porte de la salle.

 

En ce moment, Gillette et Nicolas Poussin étaient arrivés près du logis de Frenhofer. Quand la jeune fille fut sur le point d’y entrer, elle quitta le bras du peintre, et se recula comme si elle eût été saisie par quelque soudain pressentiment.

– Mais que viens-je donc faire ici, demanda-telle à son amant d’un son de voix profond et en le regardant d’un œil fixe.

– Gillette, je t’ai laissée maîtresse et veux t’obéir en tout. Tu es ma conscience et ma gloire. Reviens au logis, je serai plus heureux, peut-être, que si tu...

– Suis-je à moi quand tu me parles ainsi ? Oh ! non, je ne suis plus qu’une enfant.

– Allons, ajouta-t-elle en paraissant faire un violent effort, si notre amour périt, et si je mets dans mon cœur un long regret, ta célébrité ne sera-t-elle pas le prix de mon obéissance à tes désirs ? Entrons, ce sera vivre encore que d’être toujours comme un souvenir dans ta palette. En ouvrant la porte de la maison, les deux amants se rencontrèrent avec Porbus qui, surpris par la beauté de Gillette dont les yeux étaient alors pleins de larmes, la saisit toute tremblante, et l’amenant devant le vieillard :

– Tenez, dit-il, ne vaut-elle pas tous les chefs-d’œuvre du monde ?

Frenhofer tressaillit.

Gillette était là, dans l’attitude naïve et simple d’une jeune Géorgienne innocente et peureuse, ravie et présentée par des brigands à quelque marchand d’esclaves. Une pudique rougeur colorait son visage, elle baissait les yeux, ses mains étaient pendantes à ses côtés, ses forces semblaient l’abandonner, et des larmes protestaient contre la violence faite à sa pudeur.

En ce moment, Poussin, au désespoir d’avoir sorti ce beau trésor de son grenier, se maudit lui-même. Il devint plus amant qu’artiste, et mille scrupules lui torturèrent le cœur quand il vit l’œil rajeuni du vieillard, qui, par une habitude de peintre, déshabilla, pour ainsi dire, cette jeune fille en en devinant les formes les plus secrètes.

Il revint alors à la féroce jalousie du véritable amour.

– Gillette, partons ! s’écria-t-il.

À cet accent, à ce cri, sa maîtresse joyeuse leva les yeux sur lui, le vit, et courut dans ses bras. – Ah ! tu m’aimes donc, répondit-elle en fondant en larmes.

Après avoir eu l’énergie de taire sa souffrance, elle manquait de force pour cacher son bonheur. – Oh ! laissez-la-moi pendant un moment, dit le vieux peintre, et vous la comparerez à ma Catherine. Oui, j’y consens. Il y avait encore de l’amour dans le cri de Frenhofer. Il semblait avoir de la coquetterie pour son semblant de femme, et jouir par avance du triomphe que la beauté de sa vierge allait remporter sur celle d’une vraie jeune fille.

– Ne le laissez pas se dédire, s’écria Porbus en frappant sur l’épaule de Poussin. Les fruits de l’amour passent vite, ceux de l’art sont immortels.

– Pour lui, répondit Gillette en regardant attentivement le Poussin et Porbus, ne suis-je donc pas plus qu’une femme ?

Elle leva la tête avec fierté ; mais quand, après avoir jeté un coup d’œil étincelant à Frenhofer, elle vit son amant occupé à contempler de nouveau le portrait qu’il avait pris naguère pour un Giorgion :

– Ah ! dit-elle, montons ! Il ne m’a jamais regardée ainsi.

– Vieillard, reprit Poussin tiré de sa méditation par la voix de Gillette, vois cette épée, je la plongerai dans ton cœur au premier mot de plainte que prononcera cette jeune fille, je mettrai le feu à ta maison, et personne n’en sortira. Comprends-tu ?

Nicolas Poussin était sombre, et sa parole fut terrible. Cette attitude et surtout le geste du jeune peintre consolèrent Gillette qui lui pardonna presque de la sacrifier à la peinture et à son glorieux avenir.

Porbus et Poussin restèrent à la porte de l’atelier, se regardant l’un l’autre en silence. Si, d’abord, le peintre de la Marie égyptienne se permit quelques exclamations : – Ah ! elle se déshabille, il lui dit de se mettre au jour ! Il la compare ! Bientôt il se tut à l’aspect du Poussin dont le visage était profondément triste ; et, quoique les vieux peintres n’aient plus de ces scrupules si petits en présence de l’art, il les admira tant ils étaient naïfs et jolis. Le jeune homme avait la main sur la garde de sa dague et l’oreille presque collée à la porte. Tous deux, dans l’ombre et debout, ressemblaient ainsi à deux conspirateurs attendant l’heure de frapper un tyran.

– Entrez, entrez, leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une rivale à Catherine Lescault la belle courtisane.

En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d’un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s’arrêtèrent tout d’abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d’admiration.

– Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c’est une toile que j’ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d’eux.

À ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l’apercevoir.

– Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d’amour.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l’air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l’air qui nous environne. Où est l’art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d’une jeune fille. N’ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N’est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l’atmosphère comme les poissons dans l’eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l’accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?... Mais elle a respiré, je crois !... Ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l’adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.

– Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.

– Non. Et vous ?

– Rien. Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la lumière, en tombant d’aplomb sur la toile qu’il leur montrait, n’en neutralisait pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et se levant tour à tour.

– Oui, oui, c’est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin voici mes couleurs, mes pinceaux. Et il s’empara d’une brosse qu’il leur présenta par un mouvement naïf.

– Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture.

– Nous nous trompons, voyez !... reprit Porbus.

En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce pied apparaissait là comme le torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée.

– Il y a une femme là-dessous, s’écria Porbus en faisant remarquer à Poussin les courbes de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposées en croyant perfectionner sa peinture.

Les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à s’expliquer, mais vaguement, l’extase dans laquelle il vivait.

– Il est de bonne foi, dit Porbus.

– Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi, de la foi dans l’art, et vivre pendant longtemps avec son œuvre pour produire une création semblable. Quelques-unes de ces ombres m’ont coûté bien des travaux. Tenez, il y a là sur sa joue, au-dessous des yeux, une légère pénombre qui, si vous l’observez dans la nature, vous paraîtra presque intraduisible. Eh ! bien, croyez-vous qu’elle ne m’ait pas coûté des peines inouïes à reproduire ? Mais aussi, mon cher Porbus, regarde attentivement mon travail, et tu comprendras mieux ce que je te disais sur la manière de traiter le modelé et les contours. Regarde la lumière du sein, et vois comme, par une suite de touches et de rehauts fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la véritable lumière et à la combiner avec la blancheur luisante des tons éclairés ; et comme, par un travail contraire, en effaçant les saillies et le grain de la pâte, j’ai pu, à force de caresser le contour de ma figure, noyé dans la demi-teinte, ôter jusqu’à l’idée de dessin et de moyens artificiels, et lui donner l’aspect et la rondeur même de la nature. Approchez, vous verrez mieux ce travail. De loin, il disparaît. Tenez ! Là il est, je crois, très remarquable.

Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de couleur claire.

Porbus frappa sur l’épaule du vieillard en se tournant vers Poussin :

– Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre ? dit-il.

– Il est encore plus poète que peintre, répondit gravement Poussin.

– Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre.

– Et, de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin.

– Combien de jouissances sur ce morceau de toile ! s’écria Porbus.

Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire.

– Mais, tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin.

– Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant tour à tour les deux peintes et son prétendu tableau.

– Qu’avez-vous fait ! répondit Porbus à Poussin.

Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit :

– Tu ne vois rien, manant ! maheustre ! bélître ! bardache ! Pourquoi donc es-tu monté ici ?

– Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre, est-ce que, vous aussi, vous vous joueriez de moi ? Répondez ! Je suis votre ami, dites, aurais-je donc gâté mon tableau ?

Porbus, indécis, n’osa rien dire ; mais l’anxiété peinte sur la physionomie blanche du vieillard était si cruelle, qu’il montra la toile en disant :

– Voyez !

Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela.

– Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans !

Il s’assit et pleura.

– Je suis donc un imbécile, un fou ! je n’ai donc ni talent, ni capacité, je ne suis plus qu’un homme riche qui, en marchant, ne fait que marcher ! Je n’aurai donc rien produit !

Il contempla sa toile à travers ses larmes, il se releva tout à coup avec fierté, et jeta sur les deux peintres un regard étincelant.

– Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des jaloux qui voulez me faire croire qu’elle est gâtée pour me la voler ! Moi, je la vois ! cria-t-il, elle est merveilleusement belle.

En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette, oubliée dans un coin.

– Qu’as-tu, mon ange ? lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.

– Tue-moi ! dit-elle. Je serais une infâme de t’aimer encore, car je te méprise. Je t’admire, et tu me fais horreur. Je t’aime et je crois que je te hais déjà.

Pendant que Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa Catherine d’une serge verte, avec la sérieuse tranquillité d’un joaillier qui ferme ses tiroirs en se croyant en compagnie d’adroits larrons. Il jeta sur les deux peintres un regard profondément sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit silencieusement à la porte de son atelier, avec une promptitude convulsive. Puis, il leur dit sur le seuil de son logis :

– Adieu, mes petits amis.

Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus inquiet, revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles.

 

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Paris, février 1832.

 

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